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Full text of "Études critiques sur l'histoire de la littérature française"

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ETUDES    CRITIQUES 

SUR    L'HISTOIRE    DE    LA 

LITTÉRATURE    FRANÇAISE 


Brunetièbe.  —  Études  critiques  (7«  série).  1 


A    LA   MÊME    LIBRAIRIE 


OUVRAGES    DU    MÊME    AUTEUR 


Études    critiques    sur    l'histoire   de   la.   littérature    française.    Huit 
volumes  qui  se  vendent  séparément.  Chaque  vol.,  petit  in-8,  broché.        10  fr. 

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Racine.  —  Montesquieu.  —  Voltaire.  —  La  littérature  française  sous  le 
premier  Empire.  Un  vol.  10  fr.     » 

II.  —  Les  Précieuses.  —  Bossuet  et  Fénelon.  —  Massillon.  —  Marivaux.  —  La 
direction  de  la  librairie  sous  Malesheibes.  —  Galiani.  —  Diderot.  —  Le  théâtre 
de  la  Kévolution.  Un  vol.  JO  fr.     » 

m.  —  Descaries.  —  Pascal.  —  Le  Sage.  —  Marivaux.  —  Prévost.  —  Voltaire  et 
Rousseau.  —  Classiques  et  romantiques.  Un  vol.     ^  •  10  fr.     ■• 

IV.  —  Alexandre  Hardy.  —  Le  roman  français  au  xvii"  siècle.  —  Pascal.  —  .lan- 
sénistes  et  Cartésiens.  —  La  philosophie  de  Molière.  —  Montesquieu.  —  Voltaire. 

—  Rousseau.  —  Les  romans  de  Mme  de  Staël.  Va  vol.  10  fr.     « 
V.  —  La   réforme  de   Malherbe  et  l'évolution   des    j);<''l'"cs.   —  La  philosophie  de 

Bossuet.  —  La  critique  de  Bayle.  —  La  formation  de  l'idée  de  progrès.  — 
Le  caractère  essentiel  de  la  littérature  française.  Un  vol.  10  fr.    ■■ 

VI.  —  La  doctrine  évolutive  et  l'Histoire  de  la  littérature.  —  Les  fabliaux  du 
moyen  âge  et  l'origine  des  contes.  —  Un  précurseur  de  la  pléiade  :  MauNce 
Sci've.  —  Corneille.  —  L'e8théti(|ue  de  Boileau.  —  Bossuet.  —  Les  Mémoires 
d'un  homme  heureux.  -Classique  ou  romantique?  André  Chénier.  — Le  cosmo- 
politisme et  la  littérature  nationale.  Un  vol.  10  fr.  >■ 
VIL  —  Un  épisode  de  la  vie  de   Ronsard.   —  Vaugelas   et  la  tlié"vie  de  l'usage. 

—  Jean  de  la  Fontaine.  — La  langue  de  Molière.  —  La  Bibliothè(|ue  de  Bossuet.  — 
L'évolution  d'un  genre:  La  tragédie.  —  L'évolution  d'un  poète  :  Victor  Hugo.— 
La  litlirature  européenne  au  xix»  siècle.  —  Appendice.  Un  vol.  10  fr.     » 

VllI.  —  Une  nouvelle  éditiim  de  Montaigne.  —  La  maladie  du  burlesque.  —  Les 
époques  de  la  comédie  de  Molière.  —  L'éloquence  de  Bourdaloue.  —  L'Orient 
dans  la  littérature  française.  —  Les  transl'ornialions  de  la  langue  française  au 
xviii»  siècle.  —  Joseph  de  Maislre  et  son  livre  »  du  Pape  ».  Un  vol.        10  fr.    » 

Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 

L'ÉVOLUTION      DES     GSNKES     DANS     l'hISTOIRE     DE      LA    LITTERATURE. 

Un  volume,  petit  in-S",  broché 10  fr. 

L'ÉVOLUTION      DE     LA     POÉSIE     LYRIQUE     EN     FRANCE    AU     XIX"    SIÈCLE. 

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Les  époques  du  théâtre  français  (1636-1850).   Un  volume,  petit 

in-h",  broché 10  fr. 

Victor  Hugo.    Doux  volumes  in-16,  brochés 11  fr.  50 

Études  sur  le  dix-huiiièmk  siècle.  Un  volume  in-16,  broché  .  5  fr.  75 
Bossuet,  avec  une  préface  do  V.  Giraud.  Un  volume  in-16,  broché.     5  fr.  75 


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Giraud  (Vielcjr),  les  Maîtres  de  l'Heure  1'»  série  [Ferdinand  lirunelière). 
'.V  édition.  Un  volume  in-16,  broché 5  fr.  75 

—  Maîtres  d'autiikfois  et  d'aujouhhiiui  [Ferdinand  nrnnelièrc),  2°  ëdi- 
lion.   Un  vol.    in-16,  broché 5  fr.  75 


Coulommiers.  Imp.  Paul  BKODAHD. 


BIBLIOTHÈQUE   DE    LITTÉRATURE 


FERDINAND     BRUNETIERE 

DE  L'ACADÉMIE  FRANÇAISE 

ÉTUDES  CRITIQUES 

SUR      L'  H  I  S  T  O  I  R  E      DE      LA 

LITTÉRATURE   FRANÇAISE 


SEPTIÈME      SÉRIE 


UN    EPISODE    DE    LA    VIE    DE    RONSARD 


VAUGELAS  ET  LA  THÉORIE   DE   L'USAGE    —    JEAN    DE  LA   FONTAINE 
LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE        —        LA    BIBLIOTHÈQUE    DE     BOSSUET 

L'ÉVOLUTION    DE    LA    TRAGÉDIE      

L'ÉVOLUTION     LITTÉRAIRE      DÉ     VICTOR     HUGO       


LA  LITTÉRATURE  EUROPEENNE  AU  XIX»  SIÈCLE  —  HONORÉ  DE  BALZAC 


QUATRIÈME     ÉDITION 


LIBRAIRIE     HACHETTE 

79.    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN      PARIS 
1922 


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Tous  droit»  de  traduction,  de  reproduction 
et  dadaptalion  réservés  pour   tous   pays. 


ETUDES  CRITIQUES 

SUR   L'HISTOIRE   DE   LA 

LITTÉRATURE  FRANÇAISE 


UN   EPISODE 

DE 

LA   VIE   DE   RONSARD 


I 


Dans  l'ample  collection  des  Œuvres  de  P.  de  Ron- 
sard^ gentilhomme  Vandomois,  —  j'ai  dû  récemment 
étudier  d'assez  près  une  dizaine  de  pièces,  formant 
ensemble  quelques  milliers  de  vers,  bien  connues  sous 
le  nom  de  Discours  des  Misères  de  ce  temps,  et  dont 
l'intérêt  historique  n'a  d'égal  que  la  très  grande 
importance  littéraire.  Les  contemporains  du  poète 
en  ont  fait  presque  autant  de  cas  que  de  ses  Amours 
ou  de  ses  Odes;  et,  en  1623,  Claude  Garnier  les 
mettait  encore,  —  dans  cette  monumentale  édition 
des  Œuvres  que  l'on  pourrait  appeler  le  vrai  tom- 


2  ETUDES   CRITIQUES. 

beau  du  poète  ',  —  «  au  premier  rang  de  tout  ce  que 
feu  M.  de  Ronsard  avait  jamais  fait  voir  au  jour  ». 
Ronsard  lui-même,  dans  plusieurs  éditions  qu'il  a 
données  de  son  vivant,  et  notamment  dans  l'in-quarto 
de  1567,  comme  dans  le  magnifique  in-folio  de  1584  -, 
a  voulu  que  les  Discours  des  Misères  de  ce  temps  termi- 
nassent la  série  de  ses  poèmes,  et  ainsi,  que  le  lecteur 
(jui  le  lirait  jusqu'au  bout  demeurât  sous  l'impression 
de  ces  quelques  pièces.  Elles  étaient  évidemment  pour 
lui  sa  «  profession  de  foi  »  :  on  serait  tenté  de  dire 
son  ((  testament  »  politique.  Et,  au  point  de  vue 
proprement  et  uniquement  littéraire,  si  nous  ajoutons 
après  cela  qu'elles  sont  presque  les  premières  où  le 
IjTique  ambitieux  des  Odes  soit  descendu  de  son 
Olympe  pour  reprendre  contact  avec  les  réalités  de 
son  temps,  on  aura  peine  à  s'expliquer  que  les 
Discours  des  Misères  de  ce  temps,  quoique  générale- 
ment cités  avec  honneur  dans  la  plupart  de  nos  his- 
toires de  la  littérature,  y  tiennent  pourtant  si  peu  de 
place  ^.  Le  Ronsard  qui  sert  de  modèle  au  portrait 
qu'on  en  trace  est  toujours  et  surtout  le  Ronsard  des 


1.  Parce  que  la  réputation  de  Ronsard  est  demeurée  comme 
ensevelie  sous  le  poids  de  ces  deux  in-folios,  et  que,  pendant 
plus  de  deux  cents  ans,  on  n'a  plus  donné,  —  si  ce  n'est  en  1029 
et  en  dix  petits  volumes,  —  d'édition  de  ses  OEiwres  comptâtes. 

2.  L'édition  de  Ififi?  est  la  première  que  Ronsard  ait  donnée 
sous  le  lilre  d'OEuvres,  et  l'édition  de  ii.>84  est  la  dernière  qu'il 
ait  lui-même  revue. 

3.  Sainte-Beuve  lui-même,  dans  son  Tahleau  de  la  poésie 
française  —  et  dans  le  Clioix  de  poésies  de  Ronsard  dont  il  l'avait 
fait  suivre  dans  les  premières  éditions — n'a  donné  des  Discours 
qu'une  idée  beaucoui)  trop  sommaire. 

.le  crois  pouvoir  en  dire  autant  des  (juelques  pajj^es  que 
M.  Ch.  Lenienl  leur  a  consacrées  dans  son  livre  sur  ta  Satire 
au  XV'I'  siècte,  Poris,  ISUO,  Haclictle. 


UN  ÉPISODE   DE   LA   VIE   DE   RONSARD.  3 

Sonnets  et  des  Odes;  plus  rarement  celui  des  Hymnes, 
qui  n'est  cependant  ni  moins  grand  ni  moins  original  ; 
*t  jamais  ou  presque  jamais  celui  des  Discours,  qui 
est  encore  un  autre  Ronsard.  C'est  précisément  ce 
Ronsard  que  je  voudrais  faire  mieux  connaître,  en 
m'appJiquant  à  montrer  quel  «  citoyen  »  ce  poète,  cet 
artiste,  cet  incomparable  inventeur  de  rythmes, 
d'images  et  de  mythes,  est  devenu  dès  qu'il  l'a 
voulu,  ou  plutôt,  et  pour  mieux  dire,  dès  que  les 
circonstances  l'ont  exigé. 

Je  réunis  ici,  sous  le  titre  général  de  Discours  des 
Misères  de  ce  temps  : 

1°  L'Élégie  à  Guillaume  des  Autels,  poète  et  juris- 
consulte excellent; 

2"  \J Elégie  à  Loys  des  Masures,  Tournisien. 

Ces  deux  Élégies,  qui  portent  dans  quelques  éditions 
le  titre  de  Discours,  n'ont  paru  pour  la  première  fois 
qu'en  1562,  —  ou  du  moins  on  n'en  connaît  pas, 
jusqu'ici,  d'édition  qui  soit  antérieure,  —  mais  elles 
sont  certainement  de  1560.  C'est  ce  qui  résulte  des 
allusions  qu'elles  contiennent  au  «  tumulte  d'Am- 
boise  »  :  le  roi  qui  faillit  en  être  victime  était  Fran- 
çois II;  il  vivait  encore  au  moment  où  Ronsard 
écrivait;  et  on  sait  qu'il  mourut  au  mois  de  décem- 
bre 1560. 

3°  Discours  des  Misères  de  ce  temps,  à  la  Royne  mère, 
Catheriiie  de  Médicis; 

4*^  Continuation  du  Discours  des  Misères  de  ce  temps} 

5°  Institution  pour  Vadolescence  du  roi  très  chrétien, 
Charles  7Z*  de  ce  nom. 

C'est  dans  cet  ordre  que  toutes  les  éditions  ont  rangé 
ces  trois  pièces,  mais  il  se  pourrait,  néanmoins,  que 


4  ÉTUDES   CRITIQUES - 

la  troisième  fût  la  première  en  date,  et  antérieure  au 
commencement  des  guerres  de  religion-  Je  la  placerais 
Tolontiers  en  1561,  c'est-à-dire  au  lendemain  même 
de  ravènement  de  Charles  IX.  La  seconde  est  certai- 
nement postérieure  au  massacre  de  Vassy  (mars  1562). 
Et  la  Coniinuahon  du  Discours^  —  si  du  moins  on  peut 
s'autoriser  d'un  vers  où  il  est  question  de  ces  pistolets 
protestants,  ((  qui  tirent  par  derrière  »,  —  doit  avoir 
sui\i  de  très  près  l'assassinat  du  duc  de  Guise  par 
Poltrot  de  Méré  (février  1563). 

Q"  Réponse  de  P.  de  Ronsard  aux  injures  et  calomnies 
de  je  ne  sais  quels  prédicans,  et  ministres  de  Genève. 

Ronsard,  dans  le  précédent  Discours,  ne  s'était 
exprimé,  on  le  verra  tout  à  l'heure,  qu'en  termes  assez 
généraux,  et  on  lui  avait  répondu,  selon  l'antique 
usage,  qui  n'est  pas  tout  à  fait  perdu,  en  incriminant 
grossièrement  ses  mœurs  et  sa  vie.  On  lui  avait  aussi 
reproché  sa  surdité.  Un  de  ses  disciples  naguère  le 
plus  aimés,  Jacques  Grévin,  —  auteur  d'un  Jules 
César  qui  est  l'une  de  nos  premières  tragédies  clas- 
siques, —  s'était  particulièrement  signalé  par  la  vio- 
lence de  son  invective,  et,  dans  une  pièce  intitulée 
le  Temple  de  Ronsard,  il  avait  feint  un  ((  temple  » 
dont  les  murs  étaient  ornés  de  tableaux  représentant 
les  ((  vices  ))  du  poète.  11  s'était  adjoint,  pour 
cette  belle  entreprise,  un  certain  Florent  Chresticn. 
M.  Lenient,  tout  heureux  et  tout  aise,  nous  dit  à  ce 
propos  :  «  On  devine  tout  ce  que  la  malice  et  la 
passion  pouvaient  inspirer  à  deux  hommes  d'esprit.  » 
Non!  on  «  ne  le  devine  pas!  »  Mais,  quand  on  essaie 
de  s'en  rendre  compte,  on  trouve  qu'elles  ne  leur  ont 
rien  inspiré  que  d'imr»ossiLle  à  transcrire  honnête 


UN    EPISODE   DE   LA   VIE   DE   RONSARD.  5 

ment'.  La  liéponse  aux  injures  et  calomnies,  etc., 
—  dont  le  titre  est  devenu  dans  les  éditions  ulté- 
rieures :  Réponse  à  quelque  ministre, —  est  la  réplique 
éloquente  et  indignée  de  Ronsard  aux  grossièretés 
de  Grévin. 

Elle  est  datée  de  1363,  et  elle  est  très  longue,  ne 
comptant  guère  moins  de  douze  cents  vers.  Je  ne 
crois  pas  que  nulle  part  ailleurs  Ronsard  ait  plus 
magnifiquement  ni  plus  orgueilleusement  parlé  de 
lui  même,  et  du  rôle  qu'il  avait  dès  lors  conscience 
d'avoir  joué  dans  l'histoire  littéraire  de  son  temps. 
«  Tu  ne  le  peux  nier  »,  dit-il  à  son  détracteur  : 

Tu  ne  le  peux  nier  :  car  de  ma  plénitude 
Vous  êtes  tous  remplis;  je  suis  seul  votre  étude; 
Vous  êtes  tous  issus  de  la  grandeur  de  moi  ; 
Vous  êtes  mes  sujets,  et  je  suis  votre  loi. 
Vous  êtes  mes  ruisseaux,  je  suis  votre  fontaine, 
Et  plus  vous  m'épuisez,  plus  ma  fertile  veine 
Repoussant  le  sabion,  jette  une  source  d'eaux 
D'un  surgeon  éternel  pour  vous  autres  ruisseaux... 

Nulle  part  non  plus  il  ne  nous  a  laissé  plus  de  ren- 
seignements, plus  particuliers  ni  plus  confidentiels, 
sur  lui  même,  sur  ses  goiits,  sur  sa  manière  de  vivre, 
sur  l'emploi  quotidien  de  son  temps  : 

...  Si  l'après-dînée  est  plaisante  et  sereine, 
Je  m'en  vais  promener  tantôt  parmi  la  plaine, 
Tantôt  en  un  village,  et  tantôt  en  un  bois, 
Et  tantôt  par  les  lieux  solitaires  et  cois. 
J'aime  fort  les  jardins  qui  sentent  le  sauvage; 
J'aime  le  flot  de  l'eau  qui  gazouillé  au  rivage; 

1.  Sur  la  part  de  Grévin  dans  ce  poème,  voyez  un  livre  récent: 
Jacques  Grévin,  par  M.  Lucien  Pinvert,  Paris,  1809,  Fonte- 
moing. 


6  ETUDES   CRITIQUES. 

Là,  devisant  sur  l'herbe  avec  un  mien  ami, 
Je  me  suis  par  les  fleurs  bien  souvent  endormi, 
A  l'ombrage  d'un  saule,  ou,  lisant  dans  un  livre, 
J'ai  cherché  le  moyen  de  me  faire  revivre  '. 

Et  nulle  part,  enfin,  il  n'a  mieux  caractérisé  la 
nature  de  ce  «  beau  désordre  »,  dont  Boileau  devait 
parler  un  jour  dans  son  Art  poétique^  mais  sans 
renlcndre  peut-être  aussi  bien  que  Ronsard  : 

En  l'art  de  poésie,  un  art  il  ne  faut  pas 

Tel  qu'ont  les  prédicans,  qui  suivent  pas  à  pas 

Leur  sermon  su  par  cœur,  et  tel  qu'il  faut  en  prose, 

Où  toujours  Vorateur  suit  le  fil  d'une  chose. 

Les  poètes  gaillards  ont  artifice  à  part; 

Ils  ont  un  art  caché  qui  ne  semble  pas  art 

Aux  versificateurs-,  d'autant  qu'il  se  promène 

D'une  libre  contrainte  où  la  iMuse  le  mène. 

7°  Remontrance  au  peuple  de  France. 

Cette  pièce,  comme  la  précédente,  est  datée  de  1;)()3. 
Il  en  faut  rapprocher  une  autre  pièce  : 

8°  A  Catherine  de  Médicis,  datée  de  1564,  et  qui  l'ait 
partie  du  recueil  intitulé  :  Le  Bocage  royal  (n,  2)  -. 

9"  Prière  pour  la  victoire,  datée  de  1659,  avant  Mon- 
contour. 

10°  L'Hydre  défait,  et  enfin  : 

11°  Ullijmne  du  mi  Henri  III,  roi  de  France,  pour 
la  bataille  de  M oncon tour. 


1.  L'intérêt  de  ces  renseignements  n'a  pas  échappé  à  la  perspi- 
cacité de  Sainte-Beuve,  qui  en  a  tiré  i)arli  dans  la  Vie  de  lUm- 
sard  qu'il  a  iriise  en  tète  de  son  Choix  de  l'oésiesde  Ronsard,  lui 
y  joignant  VlUé/jie  XX,  on  aura  le  sommaire  d'une  biographie 
du  poète  [tar  lui-même. 

2.  J'entends  dans  l'édition  de  1584,  car  six  ans  auparavant, 
dans  l'édition  de  ITiTS,  elle  fait  encore  partie  du  recueil  des 
Elé(jies.  La  date  certaine  est  donnée  par  celle  du  voyage  ro)'al 
auciuel  touli!  la  pièce  n'est  qu'une  longue  allusion. 


UN   EPISODE   DE   LA   VIE   DE   RO.VSARD.  ~ 

Cette  dernière  pièce  fait  aujourd'hui  partie  du  pre- 
mier livre  des  f/yjvnes,  et  rarement  Ronsard  a  mieux 
manié  le  rythme  élégant,  difficile,  et  entraînant,  qu'il 
avait  choisi  ce  jour  là  pour  chanter  son  prince  : 

Tel  qu'un  petit  aigle  sort 

Fier  et  fort 
Dessous  l'aile  de  sa  mère, 
Et,  d'ongles  crochus  et  longs, 

Aux  dragons 
Fait  guerre  en  sortant  de  l'aire; 
Tel  qu'un  jeune  lionneau, 

Tout  nouveau  » 

Quittant  caverne  et  bocage, 
Pour  premier  combat  assaut, 

D'un  cœur  haut 
Quelque  grand  taureau  sauvage, 


II  a  tranché  le  lien 

Gordien, 
Pour  nos  bonnes  destinées; 
Il  a  coupé  le  licol 

Qui  au  col 
Nous  pendait  dès  huit  années. 
Il  a  d'un  glaive  tranchant 

Au  méchant 
Coupé  la  force  et  l'audace, 
Il  a  des  ennemis  morts 

Les  grands  corps 
Fait  tomber  dessus  la  place.... 


Nous  ne  jouerons  pas  ici  le  mauvais  tour  à  notre 
honnête  et  cher  Boileau  de  rapprocher  de  ces  vers 
quelques  strophes  de  son  Ode  sm-  la  prise  de  Narnur. 


II 


Quelles  taisons  ont  donc  poussé  ce  poète,  ce  dilet- 
tante, cet  ami  des  doctes  et  nobles  loisirs,  à  prendre 


8  ETUDES   CRITIQUES. 

ainsi  parti  dans  les  querelles  religieuses?  Nous  pou- 
vons le  dire  hardiment  :  il  n'a  vu  tout  d'abord  dans 
la  guerre  civile  que  l'horreur  de  cette  division  de  la 
patrie  contre  elle-même;  et,  catholique  jusqu'alors 
plutôt  tiède  ou  indilTérent,  c'est  son  patriotisme  qui 
l'a  rangé  dans  le  camp  qu'il  a  choisi  ;  je  ne  vois  pas 
pourquoi  j'hésiterais  à  dire  :  son  nationalisme . 

On  nous  répète,  à  ce  propos,  depuis  une  centaine 
d'années,  et  on  voudrait  nous  faire  croire,  que  le 
patriotisme,  tel  que  nous  l'entendons,  —  ou  tel  (jne 
nous  l'entendions,  il  n'y  a  pas  longtemps,  —  ne  date- 
rait en  France  que  de  la  révolution.  C'est  bien  le  plus 
insolent  mensonge!  Ne  remontons  pas  au  delà  du 
temps  de  Ronsard  :  la  seconde  pièce  qu'il  ait  pubHée, 
en  1549,  —  un  an  avant  ses  Odes,  et  trois  ans  avant 
ses  Amours,  —  est  un  Hijmnc  à  la  France,  qu'il  a 
retranché  plus  tard  du  recueil  de  ses  Œuvres,  parce 
qu'il  n'y  avait  pas  assez  rigoureusement  observé 
l'allernance  des  rimes  masculines  et  féminines,  et 
dont  le  mouvement  est  imité  du  passage  des  Géor- 
r/iffues  :  Salve,  magna  parens  frugum,  etc.,  mais  dont 
riiis[)iration  est  déjà  celle  du  plus  ardent  patriotisme  : 

Je  te  saluo,  d  terre  plantureuse, 
Heureuse  en  i)euple  et  en  princes  lieureuse, 
Moi,  ton  poète,  ayant  premier  osé 
Avoir  Ion  los  en  rime  composé. 

Notez  là-dessus  (ju'il  connait  lui,  Honsard,  los 
«  cstranges  provinces  »;  qu'il  a  visité,  qu'il  a  même 
quelque  temps  habité  l'Angleterre,  ou  l'Ecosse,  pour 
parler  plus  exactement,  en  qualité  de  page  de  Mario 
de  Lorraine,  femme  de  Jacques  V,  mère  de  .M.irie 
Stuart;  rAllemngnc,  en  (|nalité  de  secrétaire  de  Lazare 


UN   EPISODE   DE   LA    VIE   DE   RONSARD.  0 

de  Baïf,  ambassadeur  de  France  à  la  diète  de  Spire; 

^et  le  Piémont,  au  service  du  seigneur  de  Langey. 
Notez  encore  que,  ce  qu'il  célèbre  de  la  France,  autant 
dire  que  c'en  est  tout  :  le  climat,  la  fertilité,  l'indus- 

i  trieuse  activité,  le  commerce,  l'industrie,  les  cités. 

Qui  comptera  l'exercite  des  nues, 
Grosse  de  gresle  et  de  pluyes  menues, 


Il  comptera  de  la  France  les  ports. 
Et  les  cités,  les  villes  et  les  forts  *. 


Et  notez  enfin  que,  s'il  termine  par  l'éloge  en 
quelque  sorte  obligatoire  du  roi,  ce  qu'il  aime  dans  le 
roi,  c'est  le 

Roi  qui  doit  seul,  par  l'elTort  de  sa  lance, 
Rendre  l'Espagne  esclave  de  la  France; 
Et  qui  naguère  a  l'Anglais  abattu, 
Pour  premier  prix  de  sa  jeune  vertu. 

On  retrouverait  d'ailleurs  les  mêmes  sentiments 
dans  le  beau  sonnet  de  Joachim  du  Bellay  : 

France,  mère  des  arts,    .    .     •     • 

qu'il  écrivait  à  Rome,  au  milieu  des  splendeurs  de  la 
Renaissance,  et  encore  dans  les  vers  oîi  il  célébrait  la 
reprise  de  Calais,  lo58.  N'est  ce  pas  aussi  bien  du  Bellay 
qui  passe  pour  avoir  introduit  dans  notre  langue  le 


1.  Il  a  d'ailleurs  repris  le  même  thème  dans  une  admirable 
Églogue,  qui  est  l'un  de  ses  chefs-d'œuvre,  1.567,  et  dont  André 
Chénier,  longtemps  après,  semble  bien  s'être  inspiré  dans  son 
Hymne  à  la  France. 

Soleil,  source  de  feu,  haute  merveille  ronde, 
Soleil,  l'âme,  l'esprit,  l'œil,  la  beauté  du  monde, 
Tu  as  beau  t' éveiller  de  bon  matin,  et  choir 
Bien  tard  dedans  la  mer,  tu  ne  saurais  rien  voir 
Plus  grand  que  notre  France... 


10  ÉTUDES   CRITIQUES. 

mot  même  de  «  patrie  »?  à  qui  du  luoins  les  pédants 
do  sou  temps  l'ont  reproché  comme  uu  fâcheux  néolo- 
gisme? «  Qui  a  pays  n'a  que  faire  de  patrie  »,  lui 
disait-on;  et  on  lui  en  donnait  cette  raison  assez  sur- 
prenante que.  Pays  venant  du  grec,  il  était  inutile 
d'emprunter  Patrie  au  latin.  ^Iais  Ronsard  était  digne 
de  le  comprendre,  et  c'est  pour  cela  que,  dans  son 
Eli'gie  à  Loys  des  Masures,  il  a  voulu  associer  le  com- 
pagnon des  rêves  de  sa  jeunesse  à  la  révolte  de  son 
patriotisme  indigné  : 

L'autre  jour  en  dormant,  comme  une  vraie  idole, 
Qui  deçà,  qui  delà,  au  gré  du  vent  s'envole, 
M'aijparul  du  Bellay 

Tout  au  rebours  de  ce  qu'on  a  cru  trop  longtemps, 
la  l'Iéiade,  —  je  me  propose  de  le  montrer  plus  ample- 
ment quelque  jour,  —  n'a  point  du  tout  essayé  de 
parler  ni  parlé  «  grec  et  latin  »  en  français  ;  et,  pour 
ce  qui  est  des  sentiments,  il  faut  savoir  qu'aucuns 
poètes  ni  prosateurs,  depuis  elle,  n'en  ont  exprimé 
dans  notre  langue  de  plus  nationaux  que  les  siens. 

Croyons-en  seulement  Ronsard,  et  dès  le  début  de 
son  Discours  des  Misères  de  ce  temps  : 

Ha!  ([ue  diront  là-bas,  sous  leurs  tombes  poudreuses, 
De  tant  de  vaillants  ilois  les  Ames  généreuses. 
Que  dira  JMiaramond  !  Clodion  etClovis! 
Nos  Pépins!  nos  Martels!  nos  Charles!  nos  Loys! 
Qui  de  leur  propre  sang,  à  tous  périls  de  guerre. 
Ont  acquis  à  leurs  fils  une  si  belle  terre? 
Que  diront  tant  de  ducs  et  tant  d'hommes  guerriers 
Qui  sont  morts  d'une  plaie  au  combat  les  premiers 
Kt  pour  France  ont  soullert  tant  de  périls  extrêmes, 
La  voyant  aujourd'liui  détruire  par  xu;/  mesincs? 
Ils  se  repentiront  d'avoir  tant  travaillé, 
Assailli,  défendu,  guerroyé,  bataillé 
Pour  un  peuple  mutin  divisé  dp  courage, 
Qui  perd  en  ne  jouant  un  si  bel  liéritaye. 


UN   ÉPISODE    DE    LA    VIE    DE   RONSARD.  11 

Héritage  opulent,  que  toi,  peuple  qui  bois 
La  Tamise  albionne;  et  toi,  More,  qui  vois 
Tomber  le  cliariotdu  soleil  sur  ta  tête; 
Et  toi,  race  Gothique,  aux  armes  toujours  prête. 
Qui  sens  la  froide  bise  en  tes  cheveux  venter, 
Par  armes  n'aviez  su  ni  froisser  ni  dompter. 

Ne  sont-ce  pas  là  d'admirables  vers,  —  que  je  n'ai 
garde,  pour  le  moment,  de  préférer  ou  même  de 
comparer  aux  vers  plus  connus  et  partout  cités  : 

Mignonne,  allons  voir  si  la  rose.     .    . 

et: 

Quand  vous  serez  bien  vieille,  au  soir,  à  la  chandelle... 

mais  qui  en  diffèrent;  qui  nous  donnent  une  tout 
autre  idée  du  poète;  qui  nous  montrent  un  autre 
homme  en  lui  que  l'épicurien  voluptueux  et  mélan- 
colique auquel  il  semble  que  la  légende  ait  réduit  tout 
son  personnage? 

Entendez-le  encore,  dans  la  Continuation  du  Dis- 
cours  : 

De  Bèze,  je  te  prie,  écoute  ma  parole... 

La  terre  qu'aujourd'hui  tu  remplis  toute  d'armes. 


Ce  n'est  pas  une  terre  allemande  ou  gothique. 
Ni  une  région  tartare  ni  scythique, 
C'est  celle  où  tu  naquis,  qui  douce  te  reçut 
Alors  qu'à  Vézelay  ta  m^re  te  conçut; 
Celle  qui  Va  nourri  ;  et  qui  t'a  fait  apprendre 
La  science  et  les  arts  dès  ta  jeunesse  tendre 
Pour  lui  faire  service  et  pour  en  bien  user; 
Et  non  comme  tu  fais,  afin  d'en  abuser... 

Je  ne  pense  pas  qu'il  puisse  y  avoir  ici  l'ombre 
d'une  hésitation  sur  la  nature  des  sentiments  qui 
animent  le  poète.  Son  patriotisme  s'y  montre  pur  de 


12  ÉTUDES   CRITIQUES. 

tout  alliage.  La  France  qu'il  aime,  — et  dont  il  parle 
avec  un  accent  aussi  vif  et  aussi  passionné  qu'il  ait 
jamais  fait  de  sa  fîère  Cassandre  ou  de  sa  douce 
Marie,  —  c'est  «  celle  qui  l'a  nourri...  pour  qu'un 
jour  il  lui  fît  service  »;  et  ce  qui  n'entre  pas  dans  son 
esprit,  ce  qui  lui  paraît,  comme  il  ledit  textuellement, 
Kun  monstre  »,  c'est  que,  sous  quelque  prétexte  que 
ce  soit,  un  Français  se  révolte,  s'arme  et  combatte 
contre  cette  mère.  Son  «  loyalisme  »  ou  son  «  roya- 
lisme »,  comme  on  voudra  l'appeler,  ne  vient  qu'en- 
suite. Il  est  Français  d'abord;  et,  il  est  temps  main- 
tenant de  dire  quelque  chose  de  plus  :  parce  qu'il  est 
Français,  c'est  peut-être  aussi  pour  cela  qu'il  est, 
comme  on  va  le  voir,  si  résolument  catholique. 

Remarquez  toutefois  qu'en  se  déclarant  hautement 
catholique,  il  ne  méconnaît  point  du  tout  le  nombre 
ni  l'énormité  des  abus  qui  se  sont  glissés  dans  l'Eglise. 
Il  l'avoue  sans  difficulté  dans  son  Elégie  à  Guillaume 
des  Autels.  l'Eglise  a  failli  : 

.     .     .     .     Car,  depuis  saint  Grégoire, 

Nul  pontife  romain  dont  le  nom  soit  notoire 

En  chaire  ne  prescha... 

l'Église  a  failli,  et  sans  doute, 

Il  ne  faut  s'étonner,  chrétiens,  si  la  nacelle 
Du  bon  pasteur  saint  l'icrro  on  ce  monde  chancelle, 
Puis(iuo  les  ignorants,  les  enfants  de  (juinzo  ans, 
Je  ne  sais  ([ucls  muguets,  je  ne  sais  (|uels  iilaisants 
Ont  les  biens  do  rKglise,  et  (|uo  les  bonélices 
Se  vendent  par  argent,  ainsi  que  les  offices... 

l'Eglise  a  failli,  et  c'est  un  scandale,  elle. 

Qui  fut  jadis  fondée  en  humhlosso  d'esprit. 

En  toute  patience,  en  toute  obéissance, 

Sans  argent  ni  crédit,  sans  force  ni  puissance, 


UN    EPISODE   DE   LA    VIE   DE   RONSARD.  13 

De  la  voir  aujourd'hui  riche,  grasse  et  hautaine, 
Toute  pleine  d'ccus,  de  rente  et  de  domaine, 
Ses  ministres  enflés  et  ses  Papes  encor 
Pompeusement  vêtus  de  soie  et  de  drap  d'or. 

Aussi,  nous  dit-il,  peu  s'en  est  fallu  qu'il  ne  pen- 
chât lui-même  du  côté  de  la  réforme  : 

J'ay  autrefois  goûté,  quand  j"élais  jeune  d'âge, 
Du  miel  empoisonné  de  votre  doux  breuvage  ! 

Et  les  novateurs  n'ont  rien  négligé  pour  l'entraîner 
plus  avant!  Jaloux  de  l'avoir  avec  eux,  comme  autre- 
fois Marot,  ils  l'ont  pris  par  son  faible,  et  ils  ont 
essayé  de  lui  faire  discrètement  entendre  quel  surcroît 
de  réputation  et  de  gloire  il  ne  pourrait  manquer 
d'acquérir,  en  se  rangeant  de  leur  parti.  Mais  il  n'a 
point  voulu 

.     .     .     .    de  ces  noms  qui  sont  finis  en  ots 
Goths,  Cagots,  Austrogots,  Visgots  et  Huguenots! 

Et  quand,  alors,  s'interrogeant  lui-même  et  faisant 
son  examen  de  conscience,  il  a  cherché  les  raisons  de 
sa  résistance  instinctive  à  l'appel  des  réformés,  il  les 
a  trouvées,  non  pas  en  poète  ou  en  orateur,  en  décla- 
mateur,  mais  en  penseur,  et,  j'oserai  le  dire,  presque 
en  théologien. 

Le  respect' de  la  tradition,  voilà  son  premier  argu- 
ment : 

De  tant  de  nouveautés  je  ne  suis  curieux. 
Il  me  plaît  d'imilor  le  train  de  mes  aïeux 
Et  crois  qu'en  Paradis  ils  vivent  à  leur  aise, 
Encor  qu'ils  n'aient  suivi  ni  Calvin  ni  de  Béze, 

Ainsi  s'exprime-t-il  dans  sa  Remontrance  au  peuple 
de  France.  Et  il  avait  déjà  donné,  dans  son  Élégie  à 
Guillaume  des  Autels,  en  fort  bon  termes,  très  clairs, 

BnuNKTitiiE.  —  l'ituiles  critiijiies  1,7''  série).  2 


14  ÉTUDES    CRITIQUES. 

le  vrai  motif,  le  motif  raisonné  de  ce  respect  (lu'il 
((  lui  plaît  ))  de  témoigner  pour  la  tradition.  G  est  (|uo, 
dit-il,  si  nous  tombons  d'accord  avec  les  prolestants 
qu'il  existe  et  qu'il  a  toujours  existe  une  «  Eglise  de 
Dieu  )),  —  et  comment  les  protestants  n'en  convien- 
draient-ils pas,  à  moins  denier  l'Evangile?  —  nous  ne 
saurions  admettre  que  cette  Eglise  ait  «  erré  »,  ni 
qu'elle  soit  demeurée  cachée  pendant  des  siècles,  ni 
qu'elle  ait  enfin  attendu  à  se  retrouver  la  venue  de 
Luther,  des  Zwingle,  et  des  Calvin.  Les  protestants, 
en  vérité,  sont  trop  impertinents  ou  trop  naïfs! 

Ils  faillenl,  de  penser  que  tous  soient  avcup:Iés, 
Que  seuls  ils  ont  des  yeux,  que  seuls  ils  sont  régies, 
Et  que  nous,  fourvoyés,  ensuivons  la  doctrine 
Humaine  et  corrompue,  au  lieu  de  la  divine. 
Ils  faillent  de  penser  qu'à  I^ulher  seulement 
Dieu  se  soit  apparu;  et,  généralement, 
Que,  depuis  neuf  cents  ans,  l'Éplisc  est  dépravée; 
Du  vin  d'hypocrisie  à  longs  traits  abreuvée; 
Et  que  le  seul  écrit  d'un  Bucère  vaut  mieux 
D'un  Zwingle,  d'un  Calvin,  homme  séditieux. 
Que  l'accord  de  rj']glise,  et  les  statuts  de  mille 
Docteurs  poussés  de  Dieu,  convoqués  au  Concile. 
Que  faudrait-il  de  Dieu  désormais  esjjérer, 
Si  lui,  doux  et  clément,  avait  soulferl  errer 
Si  longtemps  son  Eglise? 

Ces  vers  ne  font  pas  peu  d'Iiouucui'  à  la  iuMU'Ira- 
lion  de  Ronsard.  II  a  parfaitement  vu,  —  il  a  mieux 
vu  que  Calvin,  peut-être,  —  oii  tendait  la  réforme,  je 
veux  dire  ù  l'entière  émancipation  du  sens  individuel, 
dont  le  dernier  terme  est  l'hypertrophie  du  Moi;  et 
rien  ne  l'a  choqué  davantage  que  ce  (|u'ou  pour- 
rait appeler  l'insolence  intellectuelle  des  premiers 
r(!'formés. 

.     .     .     Les  doclcurs  de  i-.es  sectes  nouvelles, 
Comme  si  ri'>s|)ril  Saint  avait  usé  ses  ailes 


UN    EPISODE    DE   LA   VIE    DE    RONSARD.  15 

A  s'appuyer  sur  eux, 

Sans  que  honte  ou  verfiop:ne  en  leur  cœur  trouve  trace, 

Parlent  profondément  dos  mystères  de  Dieu. 

Ils  sont  ses  conseillers,  ils  sont  ses  secrétaires, 

Ils  savent  ses  avis,  ils  savent  ses  affaires, 

Ils  ont  la  clef  du  ciel  et  y  entrent  tout  seuls. 

Et  qui  veut  y  entrer,  il  faut  parler  à  eux  '. 

Et  il  a  vu  encore  quelque  chose  de  plus!  Il  s'est 
rendu  compte  que  l'esprit  de  la  réforme,  avec  sa  ten- 
dance au  rationalisme,  ne  pouvait  manquer,  logique- 
ment, d'aboutir  à  la  destruction  de  toute  religion 
positive.  Une  religion  rationnelle  n'est  pas  une 
religion!  Ou,  en  d'autres  termes  encore,  et  si  l'on  veut 
s'entendre  quand  on  parle,  il  n'y  a  pas,  il  ne  saurait 
y  avoir,  il  n'y  a  jamais  eu  de  religion  sans  mystères. 
Le  mystère  est  logiquement,  nécessairement  enve- 
loppé, compris  et  affirmé  dans  la  notion,  dans  la 
définition  même  de  la  religion.  Toute  religion  implique 
l'existence  et  la  réalité  de  ce  que  nous  avons  depuis 
lors  appelé  l'inconnaissable,  et,  dans  toute  religion, 
((  la  reconnaissance  de  cet  inconnaissable  »,  si  je 
puis  ainsi  dire,  est  le  commencement  même  de  la- 
foi.  C'est  ce  que  Ronsard  a  compris,  et  c'est  ce 
qu'il  a  exprimé  en  beaux  vers,  d'une  plénitude  de 
sens  et  d'une  lucidité  admirables. 

Il  fait  bon  disputer  des  choses  naturelles. 

Des  foudres  et  des  vents,  des  neiges  et  des  grêles. 

Mais  non  pas  de  la  foi,  dont  il  ne  faut  douter. 

Tout  homme  qui  voudra  soigneusement  s'eji(|uerre 
De  quoi  Dieu  fit  le  ciel,  les  ondes  et  la  terre. 


1.  Il  est  intéressant  de  noter  au  passage  qu'on  ne  prononçait 
pas  plus  alors  1'/  dans  seuls  que  Vs  dans  /?/,«;  et  c'était  la  règle 
des  pluriels,  que  Ton  prononçait  les  pluriés. 


16  ETUDES  CRITIQUES. 

Du  scrponl  qui  parla,  de  la  pomme  d'Adam, 
D'une  femino  en  du  sel,  de  l'àno  à  l'-nlnnin, 
Des  miracles  de  Mojse,  et  de  toutes  les  choses 
Qui  sont  dedans  la  Bible  étrangement  encloses, 
Il  y  perdra  l'esprit  :  (■(ti-  Dieu  qui  est  caché 
Ne  veut  que  son  secret  soit  ainsi  rrchercké... 

Gomment  pourrions-nous  bien,  avec  nos  petits  yeux. 

Connaître  clairement  les  mystères  des  cieux, 

Quand  nous  ne  savons  pas  régir  nos  républiciues, 

Mi  même  gouverner  nos  choses  domestiques? 

Quand  nous  ne  connaissons  la  moindre  herbe  des  prés? 

Quand  nous  ne  voyons  pas  ce  qui  est  à  nos  pies? 

On  a  sans  doute  reconnu  l'argument  sur  le(|uel 
Pascal,  cent  ans  plus  tard,  insistera  si  fort  dans  ses 
Pensées;  et  voici  maintenant,  àtxnsXa^Contlnunlwu  du 
Discours  des  Misères  de  ce  temps,  Targumont  que 
Bossuet  développera  dans  son  Histoire  des  Varialions  : 

Les  apùlrcs  jadis  prêchaient  tout  d'un  accord. 
Entre  vous  aujourd'hui  ne  règne  que  discord  : 
Les  uns  sont  Zwingliens,  les  autres  Lutliéristes, 
Les  autres  Puritains,  Quinlins',  Anahaplistes, 
Les  autres  de  Calvin  vont  adorant  les  pas; 
L'un  est  prédestiné  et  l'autre  ne  l'est  pas, 
l^t  l'autre  eniage  après  l'erreur  Muncérienne. 
Et  bientôt  s'ouvrira  l'école  Bézienne! 
Si  bien  que  ce  Luther,  lequel  était  premier, 
Chassé  par  les  nouveaux,  est  presque  le  dernier, 
Et  sa  secte,  qui  fut  de  tant  d'hommes  garnie, 
Est  la  moindre  de  neuf  (jui  sont  en  Germanie. 


1.  Les  Quintins,  du  nom  de  l'un  des  chefs  do  la  secte,  sont 
ceux  que  l'on  appelait  plus  communément  LUierlins,  dans  le 
langagi!  du  temps,  et  contre  qui  Calvin  a  écrit  le  fameux  et 
curieux  pamphlet  :  Contre  In  secte  furieuse  et  phnntaHiijiie  des 
Libertins. 

Il  ne  faut  d'ailleurs  les  confondre  ni  avec  les  Libertins  de 
Genève,  contre  lesquels  le  mémo  Calvin  eut  tant  à  lutter;  ni  avec 
les  Liljertins  de  la  lin  du  xvT  siècle,  lesquels  ne  seront  autres  que 
les  premiers  de  nos  Libres  l'enseurs. 


UN   ÉPISODE   DE   LA    VIE   DE   RONSARD.  17 

Vous  devriez  pour  le  moins,  avant  que  nous  troubler, 
Être  ensemble  d'accord  sans  vous  désassembler  : 
Car  Christ  n'est  pas  un  Dieu  de  noise  ni  discorde. 
Christ  n'est  que  charité,  qu'amour  et  que  concorde, 
Et  mollirez  clairement  par  la  division 
Que  Dieu  n^est  pas  l'auteur  de  voire  opinion. 

Encore  une  fois,  ce  sont  là  des  raisons,  des  raisons 
de  controversiste  et  de  théologien,  non  de  poète,  et 
ne  conviendra-ton  pas  qu'elles  méritaient  d'être 
mises  ou  remises  en  lumière?  La  question  de  savoir 
si,  et  dans  quelle  mesure,  un  Marot,  un  Rabelais,  ' 
une  Marguerite  de  Navarre  ont  incliné  vers  le  protes- 
tantisme a  suscité  toute  «  une  littérature  »  ;  et  je  saisis 
ici  l'occasion  de  le  dire,  l'esprit  de  parti  les  a  faits 
tous  les  trois,  dans  nos  histoires,  beaucoup  plus  «  pro- 
testants ))  qu'ils  ne  furent.  Ils  n'ont  pas  été  de  très 
ardents  catholiques,  mais  on  se  trompe  fort  de  voir 
en  eux  de  fervents  huguenots.  Ronsard,  lui,  ne  s'est 
pas  caché  d'être  «  cat\jOlique  »,  et  il  en  a  su,  il  en  a 
dit  clairement  les  raisons.  C'est  ce  que  je  montrerais 
plus  amplement  encore,  si  je  ne  craignais  de  multi- 
plier les  citations.  Il  a  voulu  s'expliquer  sur  (c  la  jus- 
tification par  la  foi  )),  et  il  a  voulu  s'expliquer  sur  la 
«  présence  réelle  »  : 

Le  soir  que  tu  donnais  à  ta  suite  ton  corps, 


Tu  as  dit  sirpplement,  d'un  parle^net  et  franc  : 
Prenant  le  pain  et  vin  :  c'est  cy  mon  coars  et  sang, 
Non  signe  de  mon  corps  :  toutefois  ces  ministres, 
Ces  "nouveaux  défroqués,  apostats  et  bélistres 
Démentant  ton  parler,  disent  que  tu  rêvais, 
Et  que  tu  n'entendais  les  mots  que  tu  disais... 

En  vérité,  de  tous  les  arguments  qui  vont  pendant 
cent  cinquante  ans  défrayer  la  controverse,  ou  peut 
dire,    non    seulement    que    Ronsard    n'en    a   laissé 


18  ÉTUDES   CRITIQUES. 

échapper  pas  un,  mais,  de  plus,  que  tous  on  presque 
tous,  il  les  a,  dans  ses  vers,  ramenés  et  réduils  à  ce 
qu'ils  avaient  d'essentiel.  Telle  est  encore  l'opposition 
qu'il  établit,  et  sur  laquelle  il  revient  à  cinq  ou  six 
reprises,  entre  les  doctrines  «  pacifiques  »  de  la 
réforme,  et  la  conduite  «  belliqueuse  »  ou  «  sédi- 
tieuse ))  des  réformés. 

Eh  quoi  !  brûler  maisons,  piller  et  brigander, 

Tuer,  assassiner,  on  force  commander, 

N'obéir  plus  au:v  R'iis,  amasser  des  armées, 

Appelez-vous  cela  Eglises  réformées? 

Jésus,  que  seulement  vous  confessez  ici 

De  bouche  et  non  de  cœur,  ne  faisait  pas  ainsi; 

Et  saint  Paul  en  preschant  n'avait  pour  toutes  armes 

Sinon  l'humilité,  les  jeîines  et  les  larmes; 

Et  ies  Pères  martyrs,  aux  plus  dures  saisons 

Ues  tyrans,  ne  s'armaient  sinon  que  d'oraisons. 

Nous  avons  souligné  dans  ce  passage  l'hémistiche  : 
N'obéir  plus  aux  Rois.  Pour  bien  entendre  quelle 
était  alors  toute  la  force  de  cette  raison,  il  ne  faudrait 
que  se  reporter  au  passage  de  Y  Institution  chrétienne 
où  Calvin  a  éloqucmment  paraphrasé,  commenté, 
défendu  la  parole  :  Omnis  potestas  a  Dec.  On  sait 
d'ailleurs  que  l'Institution  n'a  été  expressément  com- 
posée, dans  l'origine,  que  pour  mettre  les  réformés  a 
l'abri  de  tout  reproche  de  rébellion  contre  l'aulorib'' 
(lu  prince.  Mais  quel^fues  ennemis  de  Ronsard  ne  s'en 
Bonlpas  moins  emparés  de  son  ((  royalisme  »  ou  de 
sou  «  loyalisme  »,  pour  transformer  le  poète  en  cour- 
tisan, pis  encore,  eu  clii'iii  besoigneux  ou  intéress() 
{U'<.  (îuises,  et  ainsi  n"im[)iil(M'  l'ardeur  de  son  catho- 
licisme qu'à  des  motifs  assez  bas.  C'est  la  bonne  foi 
qu'on  a  vue  briller  i\r  loiil  l(  nips  dans  toutes  les 
polémiques,  et  il   n'y  a  pas  lieu  tic  s'en  étonner!  Je 


UN   ÉPISODE   DE   LA    VIE   DE    RONSARD.  i9 

me  bornerai  donc  à  faire  observer  que  Ronsard  ne 
devait  pas  moins,  —  et  il  en  est  lui-même  convenu 
dans  ses  Discours  des  Misères  de  ce  temps,  —  aux  Ciià 
tillon,   le   cardinal   et   l'amiral,   et  à  Condi',   qu'aux 
(iuises. 

Prince  très  magnanime  et  courlois  île  nature, 

dit-il  à  Condé,  sur  la  fin  de  la  Remontrance  au  peuple 
de  France, 

Ne  soyez  oiïensé  voyant  cette  écriture? 
Je  vous  honore  et  prise,  et  êtes  le  Seigneur 
Auquel  j'ai  désiré  plus  de  biens  et  d'honneurs 
Comme  votre  "sujet,  ayant  pris  ma  naissance, 
Où  le  Roi  votre  frère  '  avait  toute  puissance; 
Mais  Famour  du  pays,  et  de  ses  lois  aussi, 
Et  de  la  vérité,  me  fait  parler  ainsi. 

J'ajouterai  qu'une  des  causes  qui  ont  le  plus  con- 
tribué à  la  prolongation  des  guerres  civiles  du  siècle 
a  été  la  longue  indécision  de  Catherine  de  Médicis 
entre  catholiques  et  protestants.  Personne,  en  1564, 
ne  pouvait  savoir  de  quel  côté  finirait  par  pencher  la 
balance.  Cinq  ans  plus  tard,  on  ne  le  discernait  pas 
encore  très  clairement;  et  Ronsard  lui-même  donnait 
cette  explication  de  s'être  trouvé  presque  seul  à  célé- 
brer Moncontour  : 

Encore  qu'un  tel  acte  honoré  de  bonheur 
Eût  besoin  de  trouver  un  superbe  sonneur, 
Qui  d'un  bruit  héroïque  eût  enflé  les  trompettes. 
Si  est-ce  que  la  voix  des  plus  braves  poètes 
De  peur  fut  enrouée,  et  le  vent  de  leur  sein 
Ne  sortit  pour  enfler  la  trompette  d'airain, 
Chacun  craignant  sa  vie  en  saison  si  douteuse! 


1.  Antoine  de  Bourbon,  roi  de  Navarre  et  duc  de  Vendôme.  On 
se  rappellera  que  Ronsard  s'honorait  d'être  Vendômois. 


20  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Et,  après  cela,  pour  tout  dire,  si  l'on  veut  que  le 
cliarme  do  Marie  Stuart  ait  retenu  et  fixé  Ronsard 
dans  les  liens  des  Guises  et  dans  le  parti  de  la  (^lom', 
on  ne  verra  sans  doute  rien  là  qui  ne  convienne  à  un 
poète  et  à  un  artiste.  Car,  à  qui  pardonnerait  on 
d'avoir  confondu  la  vérité  avec  la  beauté  ? 

Ce  quil  est  encore  plus  vrai  de  dire,  —  et  qui  ne 
convient  pas  moins  au  poète  des  Odes  et  des  Hyiunes^ 
—  c'est  qu'il  a  eu  peur  du  [)urilanismc  dont  les  doc- 
trines des  réformés  mena^-aient  les  mœurs  françaises. 
11  ne  s'est  pas  expliqué  très  clairement  sur  ce  point; 
et,  à  bien  y  song'er,  ce  n'en  était  pas  le  lieu,  dans  ses 
Discours  sur  les  Misères  de  ce  temps.  S'il  arrive  aux 
lois  mêmes  de  se  taire  parmi  le  tumulte  des  armes, 
à  plus  forte  raison  n'est-ce  point  alors  le  moment 
de  déplorer  ((  la  retraite  des  Muscs  ».  Mais  il  est 
permis  de  la  regretter,  dans  son  cœur!  Et  que  Ron- 
sard l'ait  regrettée,  comme  aussi  les  plaisirs  de  Cour 
dont  s'accompagnait  la  présence  de  la  a  docte  troupe  », 
c'est  ce  que  nous  montrent  quelques  vers  de  la  pièce 
du  Bocage  Royal  que  nous  avons  jointe  aux  Discours. 
Catherine  de  Médicis  parcourait  alors  la  France,  avec 
le  jeune  Charles  IX  et  le  duc  d'Alençon,  et  le  poète  la 
suppliait  de  mettre  un  terme  à  cette  longue  absence 
pour  enfin  rentrer  dans  «  sa  Tuilerie  au  bâtiment 
superbe  »,  ou  dans  quelqu'un  de  ses  châteaux  royaux  : 

Quand  verrons-nous 
s'écri.'iit-il, 

qu('li|iic  liiiiriitii  rimivonii. 
Quand  verrons-nous,  i)ar  loul  FoiiUiiiiclilcaii, 
Do  cliainbri!  en  fliamlirc  aller  les  mascarades? 
Quand  ouïrons  ii.ais  au  malin  les  uubàdcs 


UN   ÉPISODE   DE   LA   VIE   DE   RONSARD.  21 

De  divers  luths  mariés  à  la  voix, 
Et  les  cornets,  les  fifres,  les  hautbois, 
Les  tambourins,  violons,  épinettes. 
Sonner  ensemble  avecque  les  trompettes? 
Quand  verrons-nous  comme  balle  voler 
Par  artifice  un  grand  feu  dedans  l'air? 
Quand  verrons-nous,  sur  le  haut  d'une  scène, 
Quelque  Janin  i  ayant  la  joue  pleine 
Ou  de  farine  ou  d'encre,  et  qui  dira 
Quelque  bon  mot  qui  vous  réjouira... 

Il  y  a  longtemps  qu'on  l'a  dit,  et  non  pas  sans 
raison  :  avec  tous  ses  défauts,  toutes  ses  tares,  cette 
race  des  Valois  n'en  a  pas  moins  été,  comme  celle  des 
Médicis,  une  race  éminemment  artiste;  et  on  peut,  à 
quelques  égards,  si  l'on  le  veut,  s'indigner,  mais  non 
pas  s'étonner,  que  les  artistes  lui  en  aient  témoigné 
de  la  reconnaissance.  Ils  savaient  aussi  ce  que  Calvin 
pensait  d'eux,  et  ils  pouvaient  voir  ce  que  sa  disci- 
pline tyran  nique  avait  fait  de  Genève,  On  voulait 
pouvoir  jouer  librement  au  trictrac,  et  porter,  au 
besoin,  des  chausses  déchiquetées  !  Et,  Français  en 
même  temps  qu'artistes,  se  trompaient-ils  entière- 
ment quand,  après  avoir  vu  François  I"  et  Henri  II 
faire  en  somme  de  la  patrie  française  la  première 
puissance  de  l'Europe,  ils  reprochaient  aux  protes- 
tants d'ayoir  comprom.is  sa  fortune? 

Las!  faut-il,  ô  destin,  que  le  sceptre  français 
Que  le  fier  Allemand,  l'Espagnol  et  l'Anglais 
N'a  su  jamais  froisser,  tombe  sous  la  puissance 
Du  peuple  qui  devait  lui  rendre  obéiéi?ance! 
Sceptre  qui  fut  jadis  tant  craint  de  toutes  parts, 

Sceptre  qui  fut  jadis  la  terreur  des  Barbares! 

Bref,  par  tout  l'univers  tant  craint  et  redouté, 
Faut-il  que  par  les  siens  lui-même  il  soit  dompté! 

1.  «  Janin,  excellent  farceur  de  son  temps  »,  dit  une  noie  du 
savant  Marcassus. 


22  ÉTUDES    CRITIQUES. 


III 


Nous  ne  saurions  quitter  les  Discours  des  Misères  do 
cp  iern/is  sans  dire  (jnelques  mots  de  leur  slgnilication 
ou  de  leur  A'aleur  littéraire.  Le  bon  Henri  Martiii  a 
écrit,  dans  son  Histoire  de  France  (t.  IX,  p.  10  et  11)  : 
((  Tout  en  reconnaissant  aujourd'hui  la  valeur  litté- 
raire de  Ronsard  et  de  quelques-uns  de  ses  acolytes, 
on  ne  peut  cependant  admettre  leurs  images  sur  cette 
voie  sacrée  de  la  tradition  nationale  que  bordent  les 
monuments  de  nos  grands  artistes.  Ils  n'appar- 
tiennent pas  à  la  vraie  Fi'ance,  à  cette  Gaule  française, 
dont  ils  étouffent  la  naïveté  primesautière  sous  leur 
roideur  et  leur  emphase  :  exclusivement  préoccupés 
de  la  forme,  affectant  une  égoïste  indifférence  pour 
tout  ce  qui  fait  la  vraie  grandeur  de  V homme,  pour  les 
problèmes  qui  bouleversaient  leur  siècle,  ils  man- 
quèrent cette  forme  qu'ils  cherchaient  avec  tant  de 
passion,  et  ne  comprirent  pas  que  les  grands  senti- 
ments font  les  grands  styles.  »  Naïf  Henri  Martin  ! 
Evidemment  il  n'avait  pas  lu  les  Discours  des  Misères 
de  ce  temps;  et,  au  contraire,  on  vient  de  le  voir,  ni 
«  les  problèmes  qui  bouleversaient  son  siècle  »,  ni 
rien  de  «  ce  qui  fait  la  vraie  grandeur  de  l'homme  » 
n'a  été  indifférent  à  Ronsard.  S'il  n'a  pas  cru,  —  et 
heureusement,  —  que  la  fonction  du  poète  fût  celle 
(lu  moraliste,  ou  du  controversiste,  ou  du  pamphlé- 
taiie,  il  ne  s'est  point  tenu  du  tout  à  l'écart  des  ({ucs- 
tions  qui  agitaient  son  temps;  et,  quand  il  l'a  fallu, 
nul,  au  contraire,  on  l'a  pu  voir,  ne  s'est  expliqué 
plus  franchement  et  plus  hardiment.  Que  ne  reproche- 


UN   ÉPISODE   DE   LA   VIE   DF    RONSARD.  2  J 

ton  aussi  à  Jean  Goujon  ou  à  Germain  Pilon  de 
n'avoir  pas  été  Calvin  ou  Théodore  de  Bèze?  Non 
omnis  fert  omnia  tellus.  Etrange  effet  de  l'esprit  de 
parti!  le  grand  poète  qu'on  accuse  de  n'avoir  pas 
(c  appartenu  à  la  vraie  France  »,  c'est  celui  qui,  du 
premier  jour,  a  éloquemment  protesté  contre  l'appel 
que  les  Bèze  ou  les  Coligny  ne  craignaient  pas 
d'adresser  à  l'Allemand  et  à  l'Anglais!  Mais,  si  les 
protestants,  comme  il  disait  lui-même,  avaient  eu  son 
patriotisme, 

Les  reîtres,  en  laissant  le  rivage  du  Rhin, 
Comme  frelons  armés  n'eussent  bu  notre  vin. 
Je  me  plains  de  bien  peu!  ils  n'eussent  brigandée 
La  France  qui  s'était  en  deux  parts  débandée 

Ni  les  blonds  nourrissons  de  la  froide  Angleterre, 
N'eussent  passé  la  mer,  achetant  notre  terre. 

Et  puisque,  en  revanche,  rien  n'a  paru  plus  ((  fran- 
çais »  ni  plus  naturel  à  d'autres  ;  puisque,  au  yeux  de 
quelques  historiens,  ceux-là  «  n'appartiennent  pas  à 
la  vraie  France  »  qui  ont  tressailli  d'orgueil  et  de  joie 
nationale  à  la  reprise  de  Calais,  mais  ceux-ci  sont  les 
vrais  patriotes  qui  ont  vendu  le  Havre  à  l'Anglais,  il 
importerait  encore,  po..r  ce  seul  motif,  de  remettre  en 
lumière  les  Discours  des  Misères  de  ce  temps. 

Il  y  en  a  d'autres  raisons,  plus  littéraires.  On  sait 
assez,  depuis  Sainte-Beuve,  que  ni  les  Sonnets  do 
Ronsard,  ni  ses  Odes  même,  ni  peut-être  surtout  ses 
H\pnnes  n'ont  mérité  le  reproche  qu'on  leur  fait 
encore  quelquefois  d'avoir  été  comme  étrangers  à 
notre  ((  tradition  nationale  »  ou  «  gauloise  »  ;  et,  au 
contraire,  on  pourrait  montrer  qu'ils  ont  fixé  la  tra- 
dition classique.  Je  ne  connais  guère  de  plus  beaux 


2i  ETUDES   CRITIQUES. 

sonnets  que  ceux  de  Ronsard;  et  quant  à  ses  Hymnes, 
—  c'est  M.  Emile  Faguet  qui  en  faisait  tout  récem- 
ment la  remarque,  —  ni  Vigny,  ni  Hugo,  ni  Leconle 
de  Lisle  n'ont  peut  être  écrit  de  plus  beaux  «  Frag- 
ments épiques  ».  Mais,  si,  d'ailleurs,  on  préférait  peut- 
être  un  Ronsard  moins  inspiré  de  l'antiquité;  dont  le 
style,  moins  savant,  ne  fût  pas  pour  cela  d'une 
moindre  qualité;  qui  fût  égal  dans  la  grande  satire 
à  ce  qu'il  est  dans  l'Hymne  ou  dans  le  Sonnet,  on 
le  trouverait  dans  les  Discours  des  Misères  de  ce 
temps. 

C'est  ce  que  le  lecteur  aura  pu  voir  chemin  faisant, 
et  rien  ne  serait  plus  facile  que  d'en  multiplier  les 
exemples.  Citons  seulement,  en  l'abrégeant,  la  belle 
prière  qui  termine  le  Discours  des  Misères  de  ce  temps  : 

0  Dieu  qui  de  là-haut  nous  envoyas  ton  fils 
Et  la  paix  éternelle  avecque  nous  tu  fis, 
Donne,  je  te  supply,  que  cette  Reine  Mère, 
Puisse  de  ces  deux  camjis  apaiser  la  colère; 
Donne-moi  de  rechef  (]uo  son  sceptre  puissant 
Soit  nialpré  le  discord  en  armes  lioiirissanl; 
Donne  (jue  la  fureur  d'une  f^ucrn»  hailiarc; 
Aille  bien  loin  de  France  au  rivapt; tarlaie; 
Donne  que  nos  couteaux,  de  sanj;-  humain  lâches, 
Soient  dans  un  magasin  pour  jamais  allachés. 

Ou  hicn,  ô  Seigneur  Dieu,  si  h's  cruels  destins 
Nous  veulent  saccager  par  la  main  des  mutins, 
Donne  que  hors  des  i)oings  échappe  ralumelie 
De  ceux  qui  soutiendront  la  mauvaise  ()uerelle; 
Donne  que  les  serpens  des  hideuses  fureurs 
Agitent  leurs  cerveaux  de  paniciues  terreurs; 
Donne  qu'en  plein  midi  le  jour  leur  semhie  trouble; 
Donne  que  pour  un  coup  ils  en  sentent  un  double; 
Donne  (jue  la  poussière  entre  dedans  leurs  yeux; 
D'un  éclat  de  tonnerre  arme  ta  main  aux  cicux. 
Kl,  f)i)ur  punition,  élance  sur  leur  tète. 
Et  non  sur  les  rucliers,  les  coups  de  la  tempête. 


UN    EPISODE    DE   LA   VIE   DE   RONSARD.  2d 

11  ne  faut  pas  nous  y  méprendre!  près  de  cent  ans 
avant  Corneille,  ce  sont  là  ce  qu'on  appelle  des 
accents  cornéliens;  et  quelques  familiarités  d'expres- 
sion que  l'on  pourrait  relever  aisément  dans  ces  vers  • 
n'y  sont  plus  nombreuses,  ni  plus  choquantes  que 
dans  Le  Cid  ou  dans  Polyeucte.  C'est  encore  ce  qui 
fait  l'intérêt  des  Discours  des  Misères  de  ce  temps.  Non 
seulement  c'est  d'eux,  —  et  non  pas,  comme  on  la 
voulu,  des  Épttres  du  coq  à  Vâne  de  Marot,  ou  du 
Poète  Courtisan  de  Joachim  du  Bellay,  —  qu'est  née 
la  satire  politique  et  morale,  mais  c'est  en  eux  et 
par  eux  que  notre  poésie  est  devenue  éloquence. 

Si  l'on  ne  savait  pas,  avant  les  Odes,  de  quelle 
diversité  de  rythmes  la  langue  française  était  capable, 
on  ne  se  doutait  pas,  avant  les  Discours  des  Misères  de 
ce  temjjs,  qu'elle  pût  jamais  atteindre  à  cette  hauteur 
d'éloquence.  Encore  moins  l'eût  on  crue  propre  à 
traiter  les  matières  qu'y  débrouille  Ronsard,  et  dont 
à  peine  aperçoit-on,  sous  la  facilité  de  son  style,  la 
singulière  difficulté.  Cependant,  si  grande  que  fût 
cette  difficulté,  ni  l'ampleur  du  souffle  de  Ronsard, 
ni  la  liberté  de  ses  mouvements,  ni  l'abondance  de 
son  invention  verbale,  ni  la  précision  de  son  langage 
ne  s'en  est  trouvée  gênée.  Et,  —  parce  que  ce  sont 
bien  des  Discours;  —  parce  que  Ronsard,  tout  en  se 
souvenant  de  ses  «  modèles  »,  ne  les  a  nulle  part  plus 
librement  imités;  —  parce  qu'il  s'y  est  moins  pro- 
posé d'étonner  ou  de  se  faire  admirer  que  de  con- 
vaincre et  d'agir;  — ^ parce  qu'enfin,  en  les  écrivant,  il 
a  sans  doute  fait  œuvre  d'artiste,  mais  bien  plus 
encore  d'homme  et  de  citoyen,  de  chrétien  et  de  Fran- 
çais, c'est  pour  cela  que  les  Discours  des  Misères  de 


26  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ce  temps  sont  une  date  considérable  dans  l'histoire  de 
notre  littérature  La  langue  française  y  a  pris  con- 
science de  son  pouvoir  de  propagande;  et  c'est  de  ce 
jour  que  notre  poésie,  sans  renoncer  à  s'inspirer  des 
Anciens  ou  des  Italiens,  se  proposant  désormais 
d'être  quelque  chose  de  plus  qu'une  volupté  de 
Toreille  ou  un  jeu  de  dilettante,  s'est  définitivement 
orientée  dans  la  direction  où  elle  devait  rencontrer 
ses  chefs-d'œuvre.  Relisons  les  Discours  des  3Iisè)'es 
de  ce  temps! 

15  mai  lOOU. 


VAUGELAS 


ET 


LA   THEORIE  DE   L'USAGE 


C'est  une  fortune"  assez  singulière,  et,  en  vérité, 
presque  unique  en  son  genre,  que  celle  de  Vau- 
gelas.  Nous  n'avons  de  lui  qu'un  livre  de  Remarques 
sio'  la  langue  française  et  une  traduction  de  Quinte- 
Curce;  on  ne  les  lit  ni  l'un  ni  l'autre;  et  cependant  il 
n'y  a  guère,  dans  toute  notre  histoire  littéraire,  de 
nom  plus  connu  que  le  sien,  ni  d'œuvre  dont  on  se 
fasse,  en  somme,  une  plus  juste  idée.  Le  doit-il  peut- 
être  à  Molière,  qui  l'a  malicieusement  niché  dans  un 
coin  de  ses  Femmes  savantes?  Et,  en  effet,  que  de 
Français,  même  instruits,  ne  connaissent  Alexis  de 
Tocqueville  que  parles  plaisanteries  du  Monde  oh  l'un 
s'ennuie]  Mais  il  le  doit  surtout  à  ce  que  son  nom  de 
Vaugelas  est,  si  je  l'ose  dire,  à  peine  un  nom 
d'homme,  et  plutôt  un  symbole  ou,  —  si  peut-être 
on  trouvait  ce  mot  de  «  symbole  »  bien  poétique  pour 
un  grammairien,  —  Texpression  abrégée,  le  résumé  de 
tout  ce  qu'ont  tenté,  entre  1610  et  16oU'  pour  épurer, 


28  ETUDES   CRITIQUES. 

pour  perfectionner,  pour  fixer  notre  langue,  Malherbe 
en  vers,  Balzac  dans  ses  Lettres  ou  dans  ses  Entre- 
tiens, les  Précieuses  dans  la  société  aristocratique,  et 
Richelieu  lui-même  par  l'institution  de  l'Académie 
française. 

Il  y  a  joint  cet  autre  mérite,  —  car  c'en  est  toujours 
un,  —  de  paraître  en  son  temps.  Ses  Remarques  sont 
datées  de  1647.  L'époque  est  justement  celle  d'une 
transformation  profonde,  ou,  si  l'on  le  veut,  d'une 
modification  essentielle  de  la  langue  française.  Et, 
assurément,  d'autres  que  Vaugelas,  dans  le  même 
temps  que  lui,  ont  travaillé  comme  lui,  avec  lui,  à 
cette  transformation  :  Chapelain ,  par  exemple,  et 
Ménage,  et  Patru,  dont  nous  avons  d'intéressantes 
Remarques^  additionnelles  à  celles  de  son  ami.  Mais 
Patru,  Ménage  et  Chapelain  ont  fait  beaucoup  d'autres 
choses,  —  qu'ils  eussent  d'ailleurs  aussi  bien  fait  de 
ne  pas  faire,  pour  ce  qu'elles  leur  ont  rapporté  d'hon- 
neur, à  commencer  par  la  Pucellel  —  Vaugelas, 
lui,  s'est  renfermé  dans  la  tâche  étroite  qu'il  s'était 
assignée.  Sa  traduction  de  Quinte-Curce  elle-même 
n'était,  à  ses  yeux,  qu'une  «  démonstration  »  ou  une 
«  illustration  ))  je  n'ai  garde  de  dire  des  règles,  mais 
au  moins  des  conseils  qu'il  avait  proposés  dans  ses 
Remarques.  Ni  poète,  -ni  bel  esprit,  Vaugelas  n'a 
voulu  être  qu'un  curieux  de  beau  langage,  un  guide 
plutôt  qu'un  maître  de  l'art  de  parler  et  d'écrire,  un 
sage  et  prudent  conseiller,  mais  non  pas  un  tyran  de 
la  langue.  Et  pour  toutes  ces  raisons,  c'est  justice 
que  le  nom  de  ce  mélancolique  Savoyard  demeure 
inséparable  d'une  transformation  dont  il  a  été  l'ouvrier 
le  plus   désintéressé,  et  qu'il   continue,  dans   notre 


VAUGELAS  ET  LA  THEORIE  DE  L'USAGE.      20 

histoire  littéraire,  de  rappeler  le  souvenir  du  plus 
grand  efïort,  et  le  plus  heureux,  qu'on  ait  peut-être 
jamais  fait,  en  aucun  temps  et  chez  aucun  peuple, 
pour  donner  à  une  langue  les  qualités  que  Ton  voulait 
qu'elle  eût. 

I 

Car,  on  ne  croyait  pas,  en  ce  temps  là,  que  les 
langues  fussent  des  a  organismes  »,  dont  le  dévelop- 
pement ou  la  fortune  littéraire  ne  dépendrait  à  aucun 
degré  de  l'action  ou  de  la  volonté  de  ceux  qui  les 
parlent  ou  qui  les  écrivent;  et,  au  contraire,  on  pro- 
fessait, non  seulement  qu'il  appartient  aux  écrivains 
de  régler  l'usage  d'une  langue,  mais  encore  qu'en 
sachant  s'y  prendre,  on  peut  lui  donner  ou  lui  com- 
muniquer les  qualités  qu'elle  n'a  pas. 

Je  ne  discute  aujourd'hui  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces 
opinions.  J'incline  seulement  à  penser  que,  si  nous 
ne  pouvons  pas  faire  d'une  langue  absolument  tout 
ce  que  nous  voulons,  ce  qui  est  assez  évident,  il  ne 
s'ensuit  pas  que  nous  n'en  puissions  cependant  rien 
faire.  Dans  la  mesure  où  la  langue  n'est  qu'un  instru- 
ment tel  quel  de  communication  ou  d'échange  des 
besoins  plutôt  que  des  idées  —  comme  le  hottentot, 
par  exemple,  ou  le  maori,  —  il  est  possible,  il  est 
même  vraisemblable  qu'elle  se  développe  en  son  cours 
sous  la  double  influence  des  circonstances  du  dehors 
et  des  lois  plus  intérieures  qui  constituent  ce  qu'on  en 
appelle  le  génie.  Mais,  dans  la  mesure  où  on  la  consi- 
dère et  où  on  la  traite  comme  une  «  œuvre  d'art  », 
nous  pouvons,  en  nous  y  appliquant,  lui  faire  subir 

BnuNETituE.  —  Études  critiques  {7''  série).  3 


30  ÉTUDES   CRITIQUES. 

toutes  les  transformations  qui  ne  sont  pas  incompa- 
tibles avec  les  exigences  de  ce  génie  lui-même;  et 
l'histoire  littéraire  de  notre  langue  française  en 
pourrait  toute  seule  servir  de  preuve.  A  vrai  dire, 
nous  avons  voulu,  quelqu'un  a  voulu  presque  tous  les 
changements  qui,  de  la  langue  de  Ronsard  et  de  Mon- 
taigne, en  ont  fait  la  langue  de  Malherbe  et  de  Pascal; 
on  les  a  voulus  avant  de  les  réaliser,  —  ce  qui  n'est 
pas  vrai,  comme  on  le  sait,  de  tous  les  changements  ; 
—  et  on  a  su  non  seulement  qu'on  les  voulait,  mais 
pour  quelles  raisons  on  les  voulait,  dont  la  principale 
était  politique  autant  que  littéraire,  s'il  ne  s'agissait 
de  rien  de  moins  que  de  substituer  la  langue  française 
dans  les  droits  ou  privilèges  des  langues  de  l'anti- 
quité. Nous  ferons  observer,  à  ce  propos,  que  les 
Remarques  de  Vaugelas  sont  de  1647,  et  c'est  en  1648, 
pour  la  première  l'ois,  que  la  langue  française  est 
devenue  la  langue  de  l'usage  diplomatique. 

C'est  ce  que  le  savant,  très  savant  auteur  de  V His- 
toire de  la  langue  française,  M.  F.  Brunot,  semble 
avoir  tout  à  fait  oublié  ou  perdu  de  vue  dans  les  pages 
qu'il  a  consacrées  à  Vaugelas,  et  qu'on  pourra  lire  au , 
tome  quatrième  de  la  grande  Histoire  de  la  Littéra- 
ture française  publiée  sous  la  direction  de  M.  Petit  de 
Julleville.  Nous  saisissons  volontiers  cette  occasion  de 
louer  le  dessein  de  M.  F.  Brunot.  Quelques  objections 
que  soulève  telle  ou  telle  partie  de  son  Histoire  de  la 
Lanrjue  française,  nous  n'avions  pas  d'histoire  de  la 
langue  française;  et  M.  F.  Brunot  nous  en  a  donné 
une.  Il  en  a  tracé  le  plan  et  rempli  quelques-unes  dos 
parties.  Mais,  s'il  ne  reproche  rien  tant  à  Vaugelas  (|uo 
de  n'avoir  pas  observé  dans  ses  Remarques  les  prin- 


VAUGELAS    ET    LA   TflEOUIE    DE    L'USAGE.  31 

cipes  de  la  méthode  historique,  il  y  en  a  un  premier 
motif,  qui  est  qu'au  temps  de  Vaugelas  on  ne  se 
formait  qu'une  idée  très  imprécise  de  la  méthode 
historique;  et  j'estime,  après  cela,  qu'au  nom  de  !a 
méthode  historique,  on  ne  saurait  se  méprend ro 
davantage  sur  la  signification,  le  caractère,  et  la  porte  e 
de  son  œuvre. 

Vaugelas  n'a  prétendu  faire  œuvre  ni  de  philologue, 
ni  môme  d'historien  de  la  langue,  tout  au  contraire  de 
Ménage,  par  exemple,  et  de  l'Académie  française, 
dans  la  première  édition  de  son  Diciiomiaire^  colle 
de  16,94,  où  les  mots  sont  classés  par  «  racines  »,  au 
lieu  de  l'être,  comme  depuis,  selon  l'agréable  et  chan 
géante  diversité  du  désordre  alphabétique.  Il  n"a  même 
pas  prétendu  faireœuvre  de  grammairien.  Mais,  tout  en 
faisant  œuvre  d'observateur  ou  de  témoin  de  i'usnge, 
il  s'est  en  même  temps  proposé  de  faire  œuvre  d'art 
ou  d'artiste,  pour  mieux  dire,  et  s'il  lui  arrive  quel- 
quefois de  rechercher  l'origine  d'une  locution,  ou  d'en 
effleurer  l'histoire,  ou  de  discuter  les  explications 
qu'on  en  donne,  ce  n'est  jamais,  comme  on  disait 
alors,  de  «  dessein  principal  et  formé  ».  Il  ne  veut 
faire  étalage  ni  d'érudition  ni  de  «  science  ».  Il  n'a 
point  de  système  apparent  ni  de  doctrine  extérieure. 
11  observe,  il  constate;  et  il  approuve,  ou  il  condamne. 
Il  examine  en  «  honnête  homme  »  les  doutes  qui  se 
sont  élevés,  qui  s'élèvent  tous  les  jours  sur  la  langue. 
Soit,  par  exemple,  les  mots  Terroir^  Terrain,  Territoire. 
Ils  ont,  dit-il,  la  même  origine;  mais,  qu'ils  viennent 
de  Chaillot,  d'Auteuil  ou  de  Pontoise,  ce  n'est  pas  là 
le  point,  ni  son  affaire;  et  ce  qu'il  s'agit  uniquement 
de  savoir,  c'est  en  quels  cas  on  doit  user,  pour  bien 


32  ÉTUDES   CRITIQUES. 

parler,  de  TerrUoirc^  de  Terrain  ou  de  Terroir.  Vaii- 
gelas  eût-il  d'ailleurs  mieux  fait  d'étudier  l'emploi  de 
ces  trois  mots  dans  l'histoire?  Je  croirais  plutôt  que, 
n'ayant  pas  en  son  temps  les  moyens  de  le  faire,  il  a 
donc  bien  fait  de  ne  pas  le  faire.  Que  reste-t-il  aujour- 
d'hui des  Étxjmologies  de  Ménage?  Vaugelas,  mieux 
avisé,  n'a  voulu  être,  n'a  d'abord  été  que  le  greflier 
du  bel  usage  ou  de  «  l'écriture  artiste  »  de  son  temps, 
si  je  l'ose  dire;  et  c'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  nous 
faut  nous  placer  d'abord,  si  nous  voulons  nous  faire 
une  juste  idée  de  ses  Remarques. 


II 


On  connaît  sa  théorie  de  l'Usage,  et  on  sait  aussi 
qu'il  ne  l'a  pas  inventée. 

USUSy 

Quem  pênes  arbilriuni  est,  et  jus,  et  norma  loquendi  : 

le  vers  d'Horace  est  dans  toutes  les  mémoires.  Mais 
qu'est-ce  que  l'usage?  et  en  quoi  consiste-t-il?  En 
fait,  nous  y  soumettons-nous,  et,  en  droit,  devons- 
nous  toujours  nous  y  soumettre?  Quels  sont  d'ailleurs 
les  signes  visibles  et  comme  les  marques  de  sa  sou- 
veraineté? Ce  sont  autant  de  questions  sur  lesquelles, 
si  on  le  voulait,  il  y  aurait  de  quoi  parler  longtemps. 
Malherbe  invoquait,  nous  dit-on,  en  matière  d'usage, 
l'autorité  des  a  crocheteurs  du  Port  au  Foin  »  ;  et  il  faut 
d'ailleurs  avouer  que  nous  ne  nous  en  douterions 
guère  à  lire  ses  Odos,  ni  même  ses  Lettres.  Les  «  cro- 
cheteurs du  Port  au  Foin  »  font-ils  vraiment  l'usage? 
çh  en  ce  cas,  pourquoi  n'écrivait  il  pas,  lui,  Malherbe, 


VAUGELAS  ET  LA  THÉORIE  DE  L'USAGE.      33 

une  estatue  ou  un  collidor?  Si  l'usage  est  par  hasard, 
—  et  c'est  un  hasard  fréquent,  —  contradictoire  à 
l'ét^^mologie,  à  la  logique,  et  au  bon  sens,  devrons- 
nous  pourtant  nous  y  conformer?  et,  supposé  que 
tout  le  monde  prît  le  parti  d'écrire  désormais  :  Agir 
dans  un  but  ou  Emby^asser  une  carrière^  ces  expres- 
sions en  deviendront-elles  pour  cela  d'une  meilleure 
langue?  Qui  sera  encore  juge  de  l'usage?  et  chacun 
de  nous  ne  reconnaîtra-t-il  finalement  que  le  sien? 
Car  l'usage  de  l'un  n'est  pas  celui  de  l'autre,  et  jusque 
dans  une  Académie,  «  notre  usage  »  dépend  de  notre 
origine,  de  notre  éducation  première,  de  l'objet  de  nos 
études,  du  monde  où  nous  avons  fréquenté.  L'usage 
de  Marseille  n'est  pas  non  plus  celui  de  Lille,  et  celui 
des  '  auteurs  dramatiques  n'est  pas  toujours  l'usage 
des  historiens  ou  des  philologues.  Quelle  part  enfin 
faudra-t-il  faire  à  l'argot  dans  l'usage,  je  ne  dis  pas 
bien  entendu  l'argot  des  voleurs  et  des  filles,  mais 
celui  des  professions?  et  s'il  est  courant,  dans  les 
ateliers,  pour  parler  d'une  toile  ou  d'une  statuette 
exécutées  sans  étude,  préparation  ni  modèle,  de  dire 
«  qu'elles  sont  faites  de  chic  »,  donnerons-nous  à 
cette  locution,  qui  ne  veut  rien  dire  au  fond,  droit  de 
cité  dans  la  langue?  On  ne  nous  apprend  donc  rien, 
ou  peu  de  chose,  quand  on  dit  de  l'usage  qu'il  est  le 
«  maître  des  langues  »,  et  il  ne  reste  après  cela  qu'à 
définir  l'usage  lui-même.  C'est  ce  que  Vaugelas  a 
essayé  de  faire,  et,  comme,  en  général,  on  n'a  retenu 
des  caractères  qu'il  assigne  à  l'usage  que  le  plus 
apparent,  je  voudrais  aujourd'hui  chercher  à  travers 
ses  Remarques  s'il  n'y  en  a  peut-être  pas  d'autres, 
et  de  plus  importants  h  mettre  en  lumières 


34  ÉTUDES   CRITIQUES. 

l^ir  exemple,  et  en  premier  lieu,  l'usage,  aux  yeux 
(le  Vaugelas,  doit  être  ((  national  »  ;  et  j'entends  par  là 
que  ses  Remarques  ne  tiennent  ni  ne  veulent  ordinai- 
rement tenir  compte  de  Tétymologie  grecque  et  latine, 
ou  de  l'influence  de  l'espagnol  et  de  l'italien.  Fran- 
çais,  nous  avons  notre  langue  à  nous,  qui,  sans 
doute,  n'est  pas  tout  ce  qu'elle  pourrait  être,  —  et 
d'autres  langues  ont  d'autres  qualités,  —  mais  enfin 
dont  le  génie  n'est  qu'à  elle;  qui  ne  se  doit  donc 
rendre  serve  ou  vassale  d'aucune  autre;  et  dont  la 
perfection  ne  se  réalisera  que  par  ses  moj^ens  propres 
et  particuliers.  C'est  ce  que  nous  exprimerons  dune 
manière  plus  brève  en  disant  qu'aucun  grammairien 
français  n'a  peut-être  eu  plus  que  Vaugelas  le  sens  du 
«  gallicisme  »;  et  aussi  bien,  n'est-ce  pas  ce  qu'il 
déclare  lui-même,  quand  il  nous  fait  soigneusement 
observer  que  son  dessein  n'est  pas  de  redire  ce  que 
les  grammaires  françaises  apprennent  aux  étrangers, 
mais  de  rcmar(|uer  «  en  que  Les  Français  même  les 
plus  polis  et  les  plus  savants  en  leur  langue  peuvent 
ignorer?  »  Nous  voilà  dûment  avertis.  Ce  que  l'on 
trouve  dans  les  grammaires  françaises,  il  l'y  laisse, 
lui,  Vaugelas,  et  les  étrangers  ou  les  écoliers  iront  l'y 
chercher-  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  français  en  français, 
et  que  des  Français  même  peuvent  ne  pas  savoir,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  u  intraduisible  »  ou  de  plus  «  incom- 
municable »,  tel  est  l'objet  de  ses  liemarques;  et  il  ne 
les  a  réunies  qu'à  cette  intention. 

On  aime  donc  l'entendre  dire,  sur  la  locution  s'at- 
TAQUKR  A  quelqu'un  :  ((  Cetto  façon  de  parler  :  S'atta- 
quer à  (/urlqu'uii,  est  très  étrange  et  très  française 
tout  oiiseniijii',  car  il  est  bien  plus  élégant  de  dire 


VAUGELAS  ET  LA  THÉOBIE  DE  L'USAGE.      35 

s'attaquer  à  quelqu'un  qu'attaquer  quelqu'un.  Ce  sont 
de  ces  phrases  dont  nous  avons  parlé  ailleurs,  qui  ne 
veulent  pas  être  épluchées,  parce  qu'elles  n'auraient 
point  de  sens,  ou  même  sembleraient  en  avoir  un 
tout  contraire  à  celui  qu'elles  expriment,  mais  qui, 
bien  loin  d'être  moins  bonnes,  en  sont  beaucoup  plus 
excellentes.  »  Thomas  Corneille  et  l'Académie,  .dans 
leiars  additions  aux  Remarques  de  Vaugelas,  lui  font 
ici  une  mauvaise  chicane.  Ils  prétendent  que  s'atta- 
quer à  quelqu'un  ne  veut  pas  dire  la  même  chose 
qu'attaquer  quelqu'un,  ce  qui  est  certain;  et  ils  en 
concluent  qu'on  ne  peut  donc  pas  dire  que  l'un  soit 
plus  élégant  que  l'autre,  puisqu'ils  ne  sont  pas  com- 
parables. «  S'attaquer  à  quelqu'un  marque  le  senti- 
ment qui  nous  fait  entreprendre  d'attaquer  une  per- 
sonne plus  considérable  et  plus  puissante  que  nous; 
attaquer  quelqu'un  signifie  l'action  même.  »  Ils  n'ont 
pas  compris  Vaugelas.  S'attaquer  à  quelqu'un  ne  veut 
pas  toujours  signifier  qu'on  «  entreprenne  d'attaquer 
une  personne  plus  puissante  ou  plus  considérable  )), 
et  la  preuve  en  est  que  l'on  dira  fort  bien  :  «  C'est  une 
lâcheté  de  s'attaquer  à  plu-s  faible  que  soi  »;  on  le 
dira  même  plus  élégamment  que  :  «  C'est  une  lâcheté 
d'attaquer  plus  faible  que  soi.  ))  Ne  dira-ton  pas 
encore,  presque  indifféremment  quant  au  sens  : 
«  Attaquer  les  préjugés  »  ou  «  S'attaquer  aux  pré- 
jugés? »  Vaugelas  prétend  que  le  second  est  plus 
élégant  que  le  premier;  et  je  crois  qu'il  a  raison, 
j'en  suis  même  sûr.  Mais  ce  qu'il  y  a  d'intéres- 
sant dans  sa  Remarque,  et  que  ni  l'Académie,  ni 
Thomas  Corneille  ne  semblent  y  avoir  aperçu,  c'est 
toute  une  théorie  du  «  gallicisme  »  qui  s'y  dessine, 


36  ÉTUDES   CRITIQUES. 

et,  à  cet  égard,  tous  les  termes  en  doivent  être 
exactement  pesés. 

Et,  en  effet,  un  a  gallicisme  »,  un  «  latinisme  »,  un 
hellénisme  »,  sont  précisément  ce  que  dit  Vaugelas  : 
des  façons  de  parler  tout  ensemble  très  grecques,  très 
latines,  très  françaises,  —  et  «  très  étranges  ».  11  sufût, 
pour  le  bien  voir,  d'essayer  de  tourner  le  gallicisme 
en  latin  ou  le  latinisme  en  français.  On  s'aperçoit 
alors  «  qu'ils  n'ont  point  de  sens  »,  à  inoins  qu'ils  ne 
semblent  «  en  avoir  un  tout  contraire  à  celui  qu'ils 
expriment  ».  Les  étymologistes  en  sont  surpris  et  les 
grammairiens,  les  grammairiens  logiciens,  ceux  de 
l'école  de  Condillac  et  de  Dumarsais,  en  demeurent 
confondus!  C'est  que  ces  sortes  d'expressions  «  ne 
veulent  pas  être  épluchées  »,  —  Vaugelas  ici  joint 
l'exemple  au  précepte,  —  et  ni  la  logique,  ni  l'histoire 
môme  n'en  rendent  compte.  Elles  sont  parce  qu'elles 
sont;  et  quand  on  l'a  constaté,  c'est  à  peu  près  tout 
ce  qu'on  en  peut  dire.  Mais  «  bien  loin  d'être  moins 
bonnes,  elles  en  sont  beaucoup  plus  excellentes  »,  — 
admirons  ce  superlatif!  — et  surtout  elles  en  sont 
plus  françaises.  Car,  n'ayant  pas  d'équivalents  et  ne 
pouvant  être  rendues  en  aucune  langue  ((  au  pied  de 
la  lettre  »,  elles  sont  du  fond,  du,  en  un  certain  sens, 
le  fond  de  la  langue  française,  et  en  elles  et  par  elles 
s'exprime,  si  l'on  pouvait  user  de  ce  gros  mot,  qui 
n'est  point  de  la  langue  de  Vaugelas,  «  la  mentalité  » 
nationale. 

Elles  sont  telles  fiu(>,  si  l'on  en  voulait  faire  «  l'ana- 
tomie  »,  selon  que  ((  les  mots  sonnent  »,  —  remar- 
quez en  passant  le  peu  de  solici  que  Vaugelas  prend 
de  ((  suivre  »  ses  métaphores,  —  on  n'en  tirerait  rieii 


VAUGELAS  ET  LA  THÉORIE  DE  L'USAGE.      37 

qu'incohérence  et  contradiction.  Ce  n'en  sont  pas 
moins  celles,  —  il  y  revient  encore  dans  une  autre 
Ihmarque^  —  «  qui  sont  ordinairement  les  plus  belles 
et  qui  ont  le  plus  de  grâce  )).  Ne  nous  privons  donc 
pas  d'en  user.  Quintilien  disait  :  Aliud  est  latine,  alhul 
est  grammatice  loqui.  Vaugelas  reprend  à  son  compte 
le  mot  de  Quintilien.  Nous  ne  parlons  jamais  mieux 
qu'en  usant  de  ces  expressions  qui  nous  appartien- 
nent en  propre,  qu'on  ne  «  démarque  »  point,  dont 
on  oserait  presque  dire  qu'elles  sont  belles  de  n'être 
point  «  raisonnées  ».  Ce  n'est  pas  un  mince  mérite  à 
Vaugelas  que  de  l'avoir  vu  si  nettement.  Il  y  a  un 
usage  «  national  »,  qui  ne  consiste  évidemment  pas 
dans  l'emploi  systématique  et  continu  du  a  galli- 
cisme »,  mais  dont  le  ((  gallicisme  »  est  en  quelque 
sorte  la  mesure  ou  le  juge.  Et  cela  ne  veut  pas  dire 
que,  si  l'occasion  s'offre  à  nous  de  faire  d'heureux  ou 
d'habiles  emprunts  à  d'autres  langues,  nous  nous  on 
priverons!  Non!  nous  continuerons  de  nous  aider  du 
grec  et  du  latiti,  de  l'espagnol  et  de  l'italien,  de  l'an- 
glais et  de  l'allemand,  quand  il  y  aura  lieu.  Mais,  en 
nous  en  aidant,  nous  tâcherons  de  nous  inspirer  du 
génie  de  notre  langue,  et  le  gallicisme  nous  en  ser- 
vira de  moyen  ou  de  mesure.  Ainsi  la  langue  se  déve- 
loppera, s'enrichira,  se  perfectionnera  dans  le  sens  de 
ses  aptitudes.  Elle  se  proposera  d'abord  d'être  a  fran- 
çaise »,  et  les  qualités  qu'elle  s'efforcera  d'acquérir, 
pour  autant  qu'elles  lui  manquent  encore,  ce  seront 
les  qualités  de  clarté,  de  netteté,  de  «  naïveté  »,  — 
nous  dirions  aujourd'hui  de  «  naturel  »,  —  et  de 
sociabilité,  qui  sont  excellemment  les  qualiiés  «  fran- 
çaises ». 


38  ÉTIDES   CRITIQUES. 


III 


Mais  ce  n'est  pas  tout,  et  si  l'usag-e  ne  se  détermine, 
en  tant  que  purement  ((  français  »,  que  du  dedans, 
Vaugelas  estime  que,  de  plus,  il  ne  doit  se  déterminer 
que  par  rapport  au  présent,  et  que,  «  national  » 
d'abord,  il  doit  être  en  second  lieu  ce  qu'on  pourrait 
appeler  «  actuel  »  :  signatum  pnesente  nota.  Quelques 
années  auparavant,  quand  l'Académie  française, 
dressant  le  plan  de  son  Dictionnaire,  avait  commencé 
par  établir  la  liste  des  «  autorités  »  qui  feraient  loi 
pour  elle,  elle  n'était  pas  remontée  pour  la  pros(;  au 
delà  d'Amyot,  mais  elle  était  remontée  ix)ur  les  vers 
au  delà  de  Ronsard,  et  jusqu'à  Clément  Marot.  Ni 
Marot,  ni  même  Amyot,  qu'au  surplus  il  estime,  no 
sont  des  «  autorités  »  pour  Vaugelas,  ou,  si  l'on  aime 
mieux,  ce  sont  des  autorités  trop  lointaines,  et  il  n'en 
admet  que  de  contemporaines.  On  lit,  dans  son  article 
sur  le  mot  de  poitrine  :  «  PoiVn'ne  est  condamné,  dans 
la  prose,  comme  dans  les  vers,  pour  une  raison  aussi 
injuste  que  ridicule,  parce  que,  disent-ils,  —  et  je  ne 
sais  qui  sont  ces  Ils,  — on  dit  'poitrine  de  veau....  j'ar 
cette  même  raison,  il  s'ensuivrait  qu'il  faudrait  con- 
damner tous  les  noms  des  clioscs  qui  sont  communes 
aux  hommes  et  aux  bestes,  et  que  l'on  ne  pourrait  pas 
dire  la  teste  d'un  homme,  à  cause  que  l'on  dit  >nir 
teste  de  venu...  »  Mais  quelle  conclusion  tire-t-il  de  là? 
Qu'en  dépit  de  ce  que  disent  les  //.v,  nous  coulinnerons 
d'user  librement  du  mot  poitrine?  Pas  le  moins  du 
monde!  Mais,  tout  au  contraire,  et  quelque»  injuste» 


VACGELAS  ET  LA  THEORIE  DE  L'L'SAGE.      39 

OU  ((  ridicule  »  que  soit  en  ce  cas  le  «  bel  usage  », 
nous  devrons  cependant  nous  y  conformer.  Car,  «  ces 
raisons-là,  très  impertinentes  pour  supprimer  un  mot, 
ne  laissent  pas  d'en  empêcher  Cubage,  et,  l'usage  du 
mot  cessant,  le  mot  vient  à  s'abolir  peu  à  peu,  parce 
que  l'usage  est  comme  l'âme  et  la  vie  des  mots.  »  Il 
dit  encore,  dans  sa  Remarque,  sur  voire  mesme  : 
((  J'avoue  que  ce  terme  est  comme  nécessaire  en  plu- 
sieurs rencontres,  et  qu'il  a  tant  de  force  pour 
imprimer  ce  à  quoi  on  l'emploie  ordinairement,  que 
nous  n'en  avons  point  d'autre  à  mettre  en  sa  place 
qui  fasse  le  même  effet.  »  Mais  quoi!  «  On  ne  le  dit 
plus  à  la  Cour,  et  tous  ceux  qui  écrivent  purement 
n'oseraient  en  user.  »  Et,  en  conséquence,  de  décider 
que  ((  l'pn  a  beau  se  plaindre  de  l'injustice  de  cet 
usage,  il  ne  faut  pas  laisser  de  s'y  soumettre.  »  Évi- 
demment, dans  ces  exemples,  et  dans  vingt  autres 
qu'on  pourrait  y  joindre,  l'usage,  aux  yeux  de  l'au- 
teur des  Remarques,  c'est  l'usage  de  fait,  l'usage  du 
jour,  ou,  si  l'on  le  veut,  c'est  l'actualité.  Il  va  plus 
loin  encore,  et,  quand  l'usage  est  démontré  «  cer- 
tain )),  il  lui  donne  raison,  non  seulement  contre  la 
logique  ou  contre  l'histoire,  mais  contre  «  la  gram- 
maire et  la  règle  ».  «  On  demande  s'il  faut  dire  :  «  Je 
n'ai  fait  que  sortir  de  la  chambre,  et  j'ai  trouvé  une 
partie  du  pain  mangé  »  ou  <(  j'ai  trouvé  une  partie 
du  pain  mangée  ».  Cette  question  ayant  été  agitée  en 
fort  bonne  compagnie,  et  de  personnes  fort  savantes 
en  la  langue,  tous  sont  demeurés  d'accord  que,  selon 
la  grammaire  ordinaire,  il  faut  dire  :  une  partie  du 
pain  mangée  et  non  pas  mangé.  Mais  la  plupart  ont 
soutenu  que  l'Usage,  —  c'est  Vaugelas  qui  met  un 


40  ÉTUDES   CRITIQUES. 

grand  U  —  disait  :  une  partie  du  pain  mangé  et  non 
pas  mangée;  et  que,  l'Usage  le  voulant  ainsi,  il  n'élait 
plus  question  de  grammaire  ni  de  règle.  » 

On  ne  saurait  donc  lui  reprocher,  à  lui,  Vaugclas, 
personnellement,  d'avoir  «  appauvri  la  langue  »,  et 
si,  de  son  temps,  comme  il  le  constate  quelque  part, 
la  moitié  des  locutions  d'Amyot  était  tombée  en 
désuétude,  la  faute  n'en  est  vraiment  pas  à  lui.  Car, 
si  l'usage  ((  actuel  »  est  ce  qu'il  est,  que  voulez-vous, 
lui,  Vaugelas,  qu'il  y  fasse?  Et,  son  dessein  n"étant 
que  de  le  constater,  quelles  raisons  a-t-il  de  le  com- 
battre? On  aurait  tort  également  de  se  le  représenter 
comme  un  «  tyran  des  mots  et  des  syllabes  »,  sous  la 
figure  d'un  Malherbe,  ou  môme  sous  les  traits  d'un 
Boilcau.  «  Il  n'y  a  point  de  locutions,  aime-t  il  à  dire 
et  à  redire,  qui  aient  si  bonne  grâce  en  toutes  sortes 
de  langues  que  celles  que  l'Usage  a  établies  contre  la 
règle,  et  qui  ont  comme  secoué  le  joug  de  la  grammaire .  » 
On  ne  saurait  être  plus  explicite;  et  de  là,  rien  ne 
serait  plus  aisé,  si  l'on  le  voulait,  que  de  déduire  une 
théorie  de  l'incorreclion  de  génie.  Mais  précisément, 
parce  qu'il  a,  si  l'on  le  veut,  le  préjugé  de  l'usage, 
Vaugclas  n'a  aucun  des  autres  préjugés  qui  olîus- 
qucnt  l'esprit  de  la  plupart  des  grammaires.  C'est 
Ménage  qui  «  pédantisc  »;  c'est  Chapelain  qui  ratio- 
cine; c'étiait  Malherbe  qui  tranchait,  qui  légiférait,  cl 
qui  promulguait.  Mais  c'est  Vaugclas  (jui  est 
((  moderne  »,  et  on  vient  de  le  voir,  mais  on  le  va 
voir  bien  mieux  encore,  dans  les  endroits  de  ses 
liernnrques  où  il  parle  de  l'autorité  des  femmes  en 
MiatitTC  (le  langage  cUle  sLyle. 


VAUGELAS  ET  LA  THEORIE  DE  L'USAGE.      41 


IV 

Qu'il  y  mette  quelque  complaisance,  à  peine  a-t-on 
besoin  de  le  dire.  Il  est  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  et 
«  l'incomparable  Arthénice  »  a  eu  des  courtisans  plus 
brillants,  elle  n'en  a  pas  eu  de  plus  assidu  que  Vau- 
gelas.  Que  cette  complaisance  passe  même  quelque- 
fois les  bornes,  on  n'en  saurait  disconvenir,  et  on  le 
voudrait,  quoique  galant,  souvent  plus  ferme  sur  les 
principes.  Il  écrit,  par  exemple,  sur  le  mot  ouvrage  : 
«  Soit  que  l'on  se  serve  de  ce  mot  pour  signifier 
quelque  production  de  l'esprit,  ou  de  la  main,  ou  de 
la  nature,  ou  de  la  fortune,  il  est  toujours  masculin, 
comme  :  a  II  a  composé  un  long  ouvrage,  un  ouvrage 
exquis,  c'est  le  plus  bel  ouvrage  de  la  nature,  c'est  un 
pur  ouvrage  de  la  fortune-,  »  et  il  ajoute  :  «  Mais  les 
femmes,  parlant  de  leur  ouvrag-e,  le  font  toujours 
féminin,  et  disent  :  Vo'ilà  une  belle  ouvrage,  mon 
ouvrage  ri  est  pas  faite.  Il  semble  qu'il  leur  doit  être 
permis  de  nommer  comme  elles  veulent  ce  qui  n'est 
que  de  leur  usage.  »  En  vérité,  c'est  trop  de  galan- 
terie! L'Académie  française,  plus  sévère,  n'a  point  de 
ces  complaisances,  et  elle  décide  sèchement  :  «  Les 
femmes  qui  disent  une  belle  ouvrage  font  une  faute. 
Il  n'est  point  permis  de  faire  ce  mot  féminin.  »  Mais 
Vaugelas,  même  en  flattant,  sait  bien  ce  qu'il  veut 
dire,  et  il  l'explique  admirablement,  dans  un  article 
que  je  voudrais  pouvoir  reproduire  tout  entier,  et 
auquel  il  a  donné  pour  titre  :  «  Que,  dans  les  doutes 
de  la  langue,  il  vaut  mieux,  pour  l'ordinaire,  consulter 


42  ETUDES    CRITIQUES. 

lus  feninK's  et  ceux  qui  n'ont  point  étudié^  que  ceux  qui 
sont  bien  savants  en  la  Langue  grecque  et  en  la  latine.  » 
Ici  encore,  on  le  voit  bien,  c'est  toute  une  théorie  qu'il 
ébauche;  c'est  le  contraire  d'une  boutade  ou  d'un 
paradoxe  qui  lui  échapperait;  et  c'est  l'endroit  par  où 
la  tliéorie  de  l'usage  «  actuel  »  se  rattache  à  celle  de 
l'usage  «  national  ». 

Ecoutons-le  plutôt  :  «  Douter  d'un  mot  ou  d'une 
phrase  dans  la  langue,  n'est  autre  chose  que  douter 
de  l'usage  de  ce  mot  ou  de  cette  phrase,  tellement  que 
ceux  qui  nous  peuvent  mieux  éclaircir  de  cet  usage 
sont  ceux  que  nous  devons  plutôt  consulter  dans 
cette  sorte  de  doutes.  Or  est-il  que  les  personnes  qui 
parlent  bien  français  et  qui  n'ont  point  étudié  seront 
des  témoins  de  l'usage  beaucoup  plus  fidèles  et  beau- 
coup plus  croyables  que  ceux  qui  savent  la  langue 
grecque  et  la  latine,  parce  que  les  premiers,  ne  con- 
naissant point  d'autre  langue  que  la  leur,  quand  on 
vient  à  leur  proposer  quelque  doute  de  la  langue, 
vont  droit  à  ce  qu'ils  ont  accoutume  de  dire  ou  d'en- 
tendre dire,  et  qui  est  proprement  l'usage.  Au  lieu 
que  ceux  qui  possèdent  plusieurs  langues,  particu- 
lièrement la  Grecque  et  la  Latine,  corrompent  souvent 
leur  langue  naturelle  par  le  commerce  des  étrangers, 
ou  bien  ont  l'esprit  partagé  sur  les  doutes  qu'on  leur 
propose  par  les  différents  usages  des  autres  langues, 
qu'ils  confondent  quelquefois,  ne  se  souvenant  pas 
qu'il  n'y  a  pas  de  conséquence  à  tirer  d'une  langue  à 
l'autre.  » 

Je  l'avoue  :  la  force  et  la  simplicité  de  ces  raisons 
me  touchent.  Si  c'est  avoir  «  plusieurs  âmes  »  (|ue  de 
savoir  plusieurs  langues,  ces  âmes  «  se  confoiidcnt  » 


VAUGELAS  ET  LA  THÉORIE  DE  L'USAGE.      43 

parfois  ou,  si  je  l'ose  dire,  «  s'embrouillent  »  les  unes 
dans  les  autres,  et  on  les  entend  qui  parlent  anglais 
ou  allemand  en  français.  Mais  ceux  qui  ne  sauraient 
s'empêcher  de  partager  l'avis  de  Vaugelas,  évidem- 
ment ce  sont  ceux  qui  se  donnent  de  nos  Jours  pour 
les  ennemis  du  latin  ou  du  grec;  et  je  ne  doute  pas 
que  ses  arguments  ne  leur  paraissent  décisifs.  Plus 
tard,  au  xvm''  siècle,  on  dira  joliment  d'une  femme 
illustre.  M™''  Geoffrin,  —  si  j'ai  bonne  mémoire,  — 
qu'elle  a  respectait  dans  son  ignorance  le  principe  actif 
de  son  originalité  )).  En  matière  de  langage,  le  paradoxe 
n'en  est  pas  un.  Nous  louons  quelquefois  nos  grands 
écrivains  d'avoir,  comme  nous  disons,  réintégré  tel 
ou  tel  mot  dans  la  propriété  de  son  acception  latine! 
C'est  un  éloge  qu'on  pourrait  tourner  assez  aisément 
en  critique.  Parce  que  le  latin  disait  :  servire  Deo,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  que  nous  disions  en  français  : 
servir  à  Dieu  et  non  servir  Dieu.  La  question  est-elle 
douteuse?  Consultons  sur  ce  point  ceux  qui  ne  savent 
point  le  latin  :  ils  nous  seront  les  plus  sûrs  témoins 
de  l'usage  «  actuel  »  et  «  français  ».  Mais,  de  plus,  si 
ce  sont  des  femmes,  et  qu'elles  soient,  comme  femmes, 
plus  sensibles  que  des  hommes,  et  surtout  que  les 
philologues  ou  les  grammairiens,  à  toutes  les  exi- 
gences de  la  conversation  polie,  elles  deviendront  alors 
les  témoins  et  la  mesure,  non  seulement  de  l'usage 
«  actuel  »  et  purement  «  français  »,  mais  encore  du 
bon  ou  du  bel  usage,  et  ici,  nous  arrivons  à  la  plus 
connue  des  théories  de  Vaugelas. 


H  ÉTUDES   CRITIQUES. 


C'est  «  le  peuple  »  qui  passe  aujourd'hui  pour  le 
maître  de  l'usage  ou  de  la  langue,  et  nous  avons  déjà 
dit  qu'au  temps  de  Vaugelas,  telle  semble  bien  avoir 
été  l'opinion  de  Malherbe.  C'était  aussi  celle  des  sati- 
riques de  l'école  de  Mathurin  Régnier.  Vayigelas  ne  la 
partage  point.  «  Le  peuple,  écrit-il  textuellement, 
n'est  le  ^naître  que  du  mauvais  usage ,  et  le  bon  usage 
est  le  maître  de  notre  langue  ;  »  et  c'est  lui  qui  sou- 
ligne. Et,  à  l'usage  populaire,  il  oppose,  après  l'usage 
des  femmes,  l'usage  de  la  Cour  et  l'usage  des  bons 
auteurs,  ou  encore,  et  d'un  seul  mot,  ce  que  nous 
pouvons  appeler  l'usage  ((  aristocratique  )). 

Je  dis  :  «  l'usage  aristocratique  ».  Mais  il  faut  bien 
s'entendre  sur  ce  point.  L'usage  «  aristocratique  », 
pour  Vaugelas,  ce  n'est  pas  l'usage  «  de  la  Cour  »  en 
tant  que  «  Cour  »,  ou  du  moins,  ce  que  la  Cour  est 
pour  lui,  ce  n'est  pas  le  Roi,  ni  les  courtisans,  la 
source  des  faveurs  et  le  rendez-vous  des  ambitions, 
c'est  le  lieu  de  France  où  toutes  les  provinces,  toutes 
les  professions,  et  tous  les  pédantismes,  viennent 
comme  s'épurer  et  se  dépouiller  de  leur  marque  origi- 
nelle. La  Cour,  c'est  le  lieu  où  le  mousquetaire  se 
défait  du  langage  des  camps,  le  magistrat  du  jargon 
(iu  Pahiis,  Vadius  lui-même  et  Trissotin,  si  par  hasard 
ils  y  sont  admis,  du  langage  de  l'école;  c'est  le  lion 
où  le  Gascon  et  le  Normand,  le  Provençal  et  le  Breton, 
l'Auvergnat  et  le  Lorrain,  perdent,  avec  leur  accent 
de  terroir,  les  locutions  qui  sentent  leur  province; 


VAUGELAS  ET  LA  THEORFE  DE  L'USAGE.      45 

c'est  le  lieu  où  chacun  ne  se  pique  en  parlant  que 
d'être  aussitôt  compris  de  tout  le  monde,  et  ne  vise 
quà  la  louange  d'avoir  parlé  «  en  honnête  homme  ». 
Et  déjà,  si  l'on  s'en  tenait  là,  ce  qu'il  faudrait  repro- 
cher à  l'usage  «  aristocratique  »,  tel  que  Vaugelas  le 
conçoit,  ce  ne  serait  pas  d'être  l'usage  d'une  coterie, 
mais,  au  contraire  et  par  définition,  ce  serait  de  tendre 
à  «  l'universalité  ».  L'hôtel  de  Rambouillet  était  peut- 
être  une  coterie  :  la  Cour  de  Louis  XIII  et  d'Anne 
d'Autriche  n'en  était  plus  une.  On  en  voit  là  raison. 
C'est  que,  depuis  la  politique  et  la  guerre  jusqu'aux 
arts  et  jusqu'à  la  galanterie,  il  n'était  rien  qui  ne  fit 
l'objet  des  entretiens  de  la  Cour;  et  je  ne  vois  guère 
de  «  réalité  »  que  l'on  n'essayât  d'y  traduire  dans 
cette  langue  «  universelle  »  et  a  aristocratique  ». 
L'usage  de  la  Cour,  par  définition,  s'étendait  à  tout 
ce  qui  peut  tomber  dans  la  conversation  commune; 
et  c'est  comme  si  l'on  disait  qu'aucune  partie  de  la 
vie  humaine  n'y  pouvait  donc  être  soustraite. 

A  plus  forte  raison,  l'usage  des  bons  auteurs,  s'il  y  a 
sans  doute  de  «bons  auteurs  »,  dans  tous  les  genres, — 
poésie,  théâtre,  histoire,  philosophie,  critique,  érudi- 
tion, théologie,  grammaire  même,  —  et  qu'ainsi  la 
matière  de  la  littérature  ne  soit  ni  moins  étendue,  ni 
moins  diverse  que  la  matière  de  l'existence.  Et  ici, 
dans  les  Remarques,  nous  voyons  poindre  ce  carac- 
tère qui  bientôt  deviendra  l'un  des  plus  notables  de 
notre  littérature  classique.  Il  y  aura  de  ((  bons 
auteurs  »  en  tout  genre,  parce  qu'il  s'établira  dans 
tous  les  genres  une  manière  d'écrire  conforme  au  bon 
usage;  et  un  Mémoire  de  Colbert  ou  \n\Q  Instruction 
de  Louvois  seront  de  la   «  littérature-»  presque  au 

Brunetière.  —  Études  critiques  (7«  série).  4 


46  ÉTUDES   CRITIQUE?. 

même  titi'p  qu'une  Iragcdie  de  Corneille  ou  qu'une 
Provinciale  de  Pascal. 

Ce  sera  précisément  un  effet  de  cette  conception  du 
bon  usage.  11  sera  «  bon  »  de  sa  diversité,  de  sa  sou- 
plesse et  de  sa  clarté.  On  pourra  tout  dire  «  littéraire- 
ment »,  sans  qu'il  en  coûte  rien  à  la  précision  des 
choses.  Et,  sans  compter  que  cet  usage  «  aristocra- 
tique »  sera  toujours  préservé  du  vague  par  ce  qu'il 
s'y  mêlera  d'  «  actui;!  »  et  de  «  français  »,  il  le  sera  de 
l'immobilité  parce  qu'il  conservera  de  vivant.  Le  pas- 
sage est  encore  à  citer  :  «  Qu'on  ne  m'allègue  pas,  — 
dit  Vaugelas  en  défendant  une  phrase  de  Coëffeteau,  — 
qu'on  ne  m'allègue  pas  qu'aux  langues  vivantes,  non 
plus  qu'aux  mortes,  il  n'est  pas  permis  d'inventer  de 
nouvelles  façons  de  parler,  et  qu'il  faut  suivre  celles 
que  l'Usage  a  établies,  car  cela  ne  s'entend  que  des 
mots...  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  d'une  phrase  entière, 
(]ui,  étant  toute  composée  de  mots  connus  et  entendus, 
peut  être  toute  nouvelle,  et  néanmoins  fort  intelli- 
gible, de  sorte  quun  excellcul  et  judicieux  écricain 
peul  invente)'  de  nouvelles  façons  de  parler  qui  seront 
reçues  d'abord....  » 

Tel  est  bien  le  vrai  mojen  d'enrichissement  des 
langues,  et  celui  (|ui  leur  permet  de  suivre,  à  quel- 
ques années  près,  le  mouvement  ou  le  progrès  des 
idées.  S'il  faut  des  mots  nouveaux,  on  ne  les  rejettera 
pas  systématiquement,  mais  on  prendra  garde  qu'ils 
aient  toujours  une  signification  propre  et  précise,  qui 
ne  fasse  double  emploi  avec  aucun  autre  mot  de  la 
langue;  et  on  se  souviendra  d'ailleurs  que  la  richesse 
d'une  langue  ne  consiste  pas  tant,  à  vi-ai  dire,  dans 
l'étendue  de  son  vocabulaire  ou  dajis  l'abondance  de 


VAUGELAS    ET    LA    THÉORIE    DE    L'USAGE.  4  7 

sa  synonymie,  que  dans  la  liberté  de  son  tour  et  dans 
la  souplesse  avec  laquelle  elle  associe  «  d'une  façon 
toute  nouvelle  »,  des  mots  «  connus  et  entendus  ». 
Les  mots  nouveaux  doivent  correspondre  à  des  a  réa- 
lités »  nouvelles;  et,  par  exemple,  si  l'on  possède 
celui  de  Fonder  on  n'a  pas  besoin  du  mot  Baser  pour 
ne  signifier  rien  d'autre  ni  de  plus.  Aussi  bien,  la 
plupart  du  temps,  beaucoup  de  mots  nouveaux  ne 
sont-ils  que  le  produit  d'une  espèce  d'embarras,  d'im- 
puissance où  nous  sommes  de  dire,  avec  les  mots  de 
l'usage,  tout  ce  que  nous  voudrions  dire.  Et,  pour 
ceux  qui  s'engendrent  du  désir  ou  de  l'affectation  de 
n'être  pas  entendus  de  tout  le  monde,  ils  vont  préci- 
sément à  rencontre  de  l'objet  même  du  langage.  Mais 
la  liberté  qu'il  faut  que  l'on  maintienne,  et  la  seule 
qui  importe,  parce  que,  du  même  coup  qu'elle  assure 
le  caractère  ((  national  »  d'une  langue,  elle  lui  permet 
en  tout  temps  de  suivre  le  progrès  a  actuel  »,  c'est 
celle  de  la  construction  ;  et,  pour  en  faire  en  passant 
la  remarque,  je  ne  sache  rien  qui  distingue  plus  pro- 
fondément le  style  du  xvni^  siècle  français  de  celui  du 
xvii^  siècle. 


VI 


Pour  s'en  rendre  compte,  il  suffit  de  noter  un  der- 
nier caractère  que  Vaugelas  assigne  au  bon  usage,  et 
qui  est  d'être  conforme  à  l'usage  «  parlé  ».  Il  ne  faut 
pas,  dit  une  leçon  encore  trop  répandue,  à  mon  gré, 
jusque  dans  nos  écoles,  il  ne  faut  pas  écrire  comme 
l'on  parle.  Vaugelas  a  enseigné  précisément  le  con- 


48  ÊïUDES   CRITIQUES. 

traire.  «  La  idIus  grande  erreur  en  matière  d'écrire  est 
de  croire,  a-t-il  dit,  qu'il  ne  faut  pas  écru^e  comme  Von 
parle.  Ils  s'imaginent,  que,  quand  on  se  sert  de 
phrases  usitées,  et  qu'on  a  accoutumé  d'entendre,  le 
langage  en  est  bas  et  fort  éloigné  du  bon  style.  Mais 
leur  opinion  est  tellement  opposée  à  la  vérité  que,  non- 
seulement  en  notre  langue,  mais  en  toutes  les  lan- 
gues du  monde,  on  ne  saurait  bien  parler  ni  bien 
écrire  qu'avec  les  phrases  usitées  et  la  diction  qui  a 
cours  parmi  les  honnêtes  gens  et  qui  se  trouve  dans 
les  bons  auteurs.  »  Et  voilà  un  Vaugelas  qui  ne 
laisse  pas  d'être  assez  différent  du  pédant  morose  et 
prétentieux  dont  se  réclame  Bélise  dans  les  Femmes 
savanles.  Mais  Molière,  on  le  sait,  n'était  pas  scrupu- 
leux sur  la  qualité  de  ses  plaisanteries,  et  pourvu 
qu'il  fît  rire,  sa  verve  un  peu  grossière  ne  se  souciait 
guère  de  considérer  aux  dépens  de  qui  ni  de  quoi. 
Satirique  ingrat!  dont  le  style  ne  se  justifie  contre 
les  critiques  des  difficiles,  depuis  Fénelon  jusqu'à 
Edmond  Scherer,  que  par  le  principe  de  Vaugelas; 
et  que  les  pédants  ne  taxent  d'incorrection  que  pour 
avoir  écrit  comme  on  parlait  de  son  temps,  et  non 
pas  comme  on  fait  depuis  que  les  Dumarsais,  les  Con- 
diilac,  les  Lhomond  et  les  Cbapsal  y  ont  passé. 
Tandis  qu'au  contraire,  il  n'y  a  pas  de  principe  dont 
Vaugelas,  dans  ses  Remarques,  se  montre  plus  con- 
vaincu, et  je  n'en  veux  pour  témoignage  que  cette 
phrase  de  la  Préface  :  «  La  parole  qui  se' prononce  est 
la  première  en  ordre  et  en  dignité,  puisque  celle  qui 
est  écrite  nesl  que  son  image,  euiume  l'autre  est  l'imarie 
de  la  pensée.  »  N'est-ce  pas  comme  s'il  disait  (|iio  la 
sincérité  ou,  selon  son  mot,  la  naïveté  de  la  pensée 


VAUGELAS  ET  LA  ÏHÉoniE  DE  L'USAGE.      49 

s'altère,  s'évanouit  à  vouloir  s'exprimer  par  une  trop 
savante  reclierche?  et,  au  fait,  ne  l'a-t-il  pas  dit  quand 
il  a  ccr'd  que  «  la  naïveté  est  capable  de  couvrir  beau- 
coup de  défauts  et  mômed'empocber  que  ce  soient  des 
défauts?  » 

C'est  ce  qu'il  ne  faut  jamais  oublier  quand  on  parle 
de  nos  grands  écrivains  du  xvii*^  siècle  :  Corneille  et 
Molière,  Pascal  et  Bossuet,  La  Fontaine,  et  Racine 
même.  Ils  ont  écrit  coitime  on  parlait,  tout  autour 
d'eux;  comme  écrivait,  non  loin  d'eux,  Mme  de 
Sévigné;  comme  écrira,  longtemps  après  eux,  le  duc 
de  Saint-Simon;  et  c'est  pourquoi  Voltaire,  qui  est 
d'une  autre  école,  dira  d'eux  tous,  tant  qu'ils  sont, 
qu'ils  «  ne  doivent  être  lus  qu'avec  précaution  sous 
le  rapport  du  langage  ».  Et,  en  effet,  c'est  que  Vol- 
taire, s'il  n'enfile  pas  encore  ses  manchettes  de  den- 
telle, s'habille  cependant  pour  écrire.  Il  lui  arrive 
souvent  d'improiviser,  je  ne  dis  pas  le  contraire,  mais, 
avant  d'improviser,  et  pour  improviser,  il  se  met 
dans  «  l'état  littéraire  ».  Vaugelas  a  précisément 
essayé  de  persuader  à  ses  contemporains  qu'il  n'y  a 
pas  «  d'état  littéraire  »;  et  en  vérité,  de  nos  jours 
même,  je  ne  sache  guère  de  leçon  pliis  utile. 

Car,  si  nous  la  suivions,  et  si  nous  tâchions  de 
nous  y  conformer,  c'est  le  plus  sûr  moyen,  le  seul 
peut-être  qu'il  y  ait  en  écrivant  d'être  «  naturel  »,  ou, 
si  l'on  veut  encore,  c'est  le  seul  moyen  que  l'on  con- 
naisse d'écrire  en  «  honnête  homme  »  et  non  pas  en 
((  auteur  ».  Parler  la  langue  de  tout  le  monde,  mais 
la  parler  comme  personne,  tel  pourrait  donc  être  le 
résumé  de  l'enseignement  de  Vaugelas.  ((  Actuel  ))  et 
purement  «  français  »;  «  aristocratique  »,  dans  le 


50  ÉTUDES   CRITIQUES. 

sens  que  nous  avons  essayé  de  définir;  et  «  parlé  », 
le  bon  usage,  le  bel  usage  n'a  rien  de  mystérieux,  ni 
de  cabalistique,  ni  seulement  de  très  éloigné  de 
l'usage  commun,  et  il  n'en  est,  à  vrai  dire,  ([ue  l'épu- 
ration. C'est  pourquoi  ce  ne  sont  point  les  pédants, 
ni  même  les  érudits  ou  les  grammairiens  qui  en 
détiennent  la  science  ou  l'art.  Mais  ce  n'est  pas  non 
plus  le  peuple.  Ce  sont  les  «  gens  du  monde  »,  ceux 
qui  n'ont  point  d'  «  enseigne  »,  comme  dira  bientôt 
Pascal;  et,  quoi  qu'ils  veuillent  exprimer  de  neuf,  ce 
sont  ceux  qui,  bien  loin  d'étaler  la  nouveauté  de  leur 
pensée,  se  donneraient  plutôt  le  délicat  plaisir  de 
dissimuler  ce  quelle  a  de  plus  original,  en  n'employant 
à  la  traduire  que  les  mots  du  commun  usage. 


VII 


Nous  comprenons,  s'il  en  est  ainsi,  le  succès  des 
Itemurc/ues  de  Vaugelas  et  la  longue  autorité  qu'elles 
ont  exercée  dans  l'histoire  de  la  langue.  Elles  ont, 
comme  nous  le  disions,  paru  justement  à  leur  heure, 
et  sa  théorie  de  l'usage  a  concili(''  deux  tendances  qui, 
jusqu'alors,  avaient  semblé  plutôt  se  contrarier  et  se 
combattre  :  celle  qui  ne  voulait  voir  dans  la  langue 
qu'un  instrument  d'échange  ou  tlo  conmiunicalion 
des  idées,  et  celle  dont  l'ambition  était  d'en  faire  une 
œuvre  d'art.  Nous  avons  essayé  de  dire  comment  et 
par.  ([liels  moyens  la  conciliation  s'était  faite.  l*]n 
■donnant  au  bon  usage  pour  premier  caractère  d'être 
«  national  »  et  d'être  «  actuel  »,  les  ftemarques,  l'ont 
émanci[)é  de  la  double  influence  de  l'imitation  élran- 


VAUGELAS  ET  LA  THEORIE  DE  L'USAGE.      51 

gère  et  de  la  tradition  gréco-latine.  On  sait  assez  de 
quel  poids  l'une  et  l'autre  avaient  pesé,  pour  ainsi 
dire,  sur  la  langue  de  la  Pléiade,  bi  l'on  ne  le  savait 
pas  ou  qu'on  l'eût  oublié,  il  suffirait  de  relire  les  Dia- 
logues d'Henri  Estienne  sur  le  Langage  français  ita- 
lianisé, ou  encore  de  rappeler  qu'après  Vaugelas  lui- 
même,  en  1676,  l'académicien  Charpentier  devra 
composer  tout  un  livre,  pour  établir,  contre  les  lati- 
niseurs  de  son  temps,  l'Excellence  de  la  langue 
française. 

En  second  lieu,  s'il  fallait  épurer  le  courant  de  la 
langue  de  tout  ce  que  les  parlors  provinciaux  ou 
techniques  y  mêlaient  d'un  peu  bourbeux,  et,  non 
pas  sacrifier,  mais  réduire  à  l'unité,  ou  comme  on 
disait  alors,  à  «  l'universel  )),  ce  que  les  jargons  ou 
patois  avaient  de  trop  local  ou  de  trop  particulier, 
c'est  encore  ce  qu'ont  opéré  les  Remarques  de  Vau- 
gelas. Voici,  sur  cet  article,  un  curieux  passage  des 
Remarques  :  «  C'est  une  faute  familière  à  toutes  les 
provinces  qui  sont  de  la  Loire,  de  dire  :  quel  mérite 
que  l'on  ait,  il  faut  être  heureux,  au  lieu  de  dire  : 
quelque  guérite  que  Von  ait.  Ceux  du  Languedoc,  après 
avoir  été  plusieurs  années  à  Paris,  ne  sauraient  s'em- 
pêcher de  dire  :  vous  languissez,  pour  :  vous  vous 
ennuyez.  De  même,  un  Bourguignon  qui  aura  été 
toute  sa  vie  à  la  cour,  aura  bien  de  la  peine  à  ne  pas 
dire  sortir  pour  partir,  comme  :  Je  sortis  de  Paris  un 
tel  jour  pour  aller  à  Dijon,  au  lieu  de  '.je  partis  de 
Paris,  et  :  il  est  sorti,  pour  il  est  parti.  C'est  ainsi 
que  les  Normands  ne  peuvent  se  défaire  de  leur  rester 
pour  demeurer,  comme  :  Je  resterai  ici  tout  l'été,  pour 
dire  :  de  demeurerai...  »  Malherbe,  gentilhomme  nor- 


52  ÉTUDES   CRITIQUES. 

mand,  s'était  proposé  de  «  dégasconner  »  la  Cour  :  on 
pourrait  dire  que  Vaugelas  s'est  proposé  de  la 
«  déprovincialiser  »,  et  il  semble  qu'il  y  ait  réussi. 

Mais  on  voulait  encore  que  cette  langue,  ainsi 
épurée,  et  rendue  à  l'indépendance  de  son  génie 
naturel,  se  fît  capable  d'exprimer  des  «  clartés  de 
tout  ))  d'une  manière  intelligible  à  tous!  Nous  avons 
essayé  de  montrer  comment  Vaugelas  avait  satisfait 
à  cette  exigence  par  sa  théorie  de  l'usage  «  aristocra- 
tique ))  ou  de  Cour,  et  c'est  le  moment  ici  de  rappeler 
à  ceux  qui  la  lui  reprochent  le  couplet  de  Clitandre  : 

Permettez-nous,  Messieurs  nos  savans,  de  vous  dire, 
Avec  tout  le  respect  que  ce  nom  nous  inspire, 
Que  vous  feriez  tort  bien,  vos  confrères  et  vous, 
De  parler  de  la  Cour  d'un  ton  un  peu  plus  doux; 
Qu'à  la  bien  prendre  au  fond,  elle  n'est  pas  si  bote 
Que  vous  autres,  Messieurs;  vous  vous  mettez  en  tète 
Qu'elle  a  du  sens  commun  pour  se  connaître  à  tout; 
Que  chez  elle  on  se  peut  former  quelque  bon  goût; 
Et  que  l'esprit  du  monde  y  v;yit,  sans  flatterie, 
Tout  le  savoir  obscur  de  la  pédanterie. 

Et  si  l'on  voulait  enlin  qu'en  s'appliquant  à  tout, 
—  c'est-à-dire  qu'en  exposant  les  théorèmes  de  la 
Géomélrie  de  Descartes,  aussi  bien  qu'en  discutant 
avec  Arnauld  ou  Pascal  sur  la  matière  de  la  ((  Grâce 
efficace  »  ou  «  suffisante  »,  —  celte  langue  demeurât 
parfaitement  naturelle,  il  n'y  en  avait  pas  de  meil- 
leur moyen,  nous  lavons  dit,  que  celui  qu'avait 
tonseillé  Vaugelas  en  proposant  de  faire  de  l'usage 
((  parlé  »  le  juge  de  lusage  écrit. 

Que  l'on  ne  nous  parle  donc  plus  des  «  lois  de  Vau- 
gelas »;  Vaugelas  n'a  point  posé  ni  proposé  de  lois;  il 
a  exprimé  des  opinions,  il  a  constaté  des  faits,  cl  il  a 
donné    des    conseils.   Que    valent    aujourd'hui    ces 


VAUGELAS   ET   LA   THÉORIE   DE   L'USAGE.  33 

conseils?  et  que  subsiste-t-il  de  la  théorie  de  l'usage? 
Evidemment  je  devrais  le  savoir,  ayant  l'honneur  de 
faire  partie  de  l'Académie  française,  et  même  de  la 
commission  du  Dictionnaire  de  1'  «  usage  ».  Et  je  le 
sais,  peut-être,  mais  je  n'en  suis  pas  moins  un  peu 
embarrassé  de  le  dire!  Car,  ni  l'Elysée  ni  le  Parlement 
ne  sont  «  la  Cour  »,  et,  comme  citoyen,  je  ne  le 
regrette  pas!  mais,  comme  grammairien  et  comme 
lexicographe,  je  ne  vois  plus  très  bien  où,  en  quel  lieu 
de  France  est  l'usage  «  aristocratique  »  ni  seulement 
((  le  bon  usage  ».  Je  sais  bien  où  est  le  «  mauvais  »; 
je  ne  sais  plus  où  est  le  ((  bon  »  ;  et,  par  un  phénomène 
étrange,  il  arrive  que,  pour  me  faire  une  idée  du 
((  bon  »,  ce  n'est  pas  assez,  ce  ne  serait  même  rien  tjue 
de  prendre  le  contraire  du  «  mauvais  ».  La  décision 
et  l'empire  en  passeront -ils  un  jour  aux  «  bons 
auteurs  »?  Ce  sera  donc  alors,  quand  nous  tomberons 
d'accord  du  catalogue  des  «  bons  auteurs  »,  et  ce  jour 
est  encore  éloigné  ! 

Ce  que  l'on  peut  cependant  retenir  de  la  doctrine  de 
Vaugelas  c'est  que  le  «  peuple  »,  ainsi  qu'il  l'enten- 
dait, ne  saurait  être  le  «  maître  »  de  l'usage  ni  de  la 
langue,  pas  plus  qu'il  ne  l'est  des  idées.  Les  philo- 
logues et  les  grammairiens  ne  sauraient  davantage  y 
prétendre  :  on  la  bien  vu  quand  ils  ont  essayé  de 
réformer  l'orthographe  et  la  syntaxe.  Ce  n'est  pas 
d'une  «  réforme  »  que  la  syntaxe  aurait  besoin,  mais 
d'une  «  contre-réformation  »,  je  veux  dire  de  la  sup- 
pression des  règles  qui  ont  rendu  Molière  incorrect  et 
La  Fontaine  irrégulier;  et  j'espère  qu'ils  ne  le  seront 
pas  toujours .  Nous  pouvons  encore  garder  de 
Vaugelas  sa  théorie  du  gallicisme  et  croire,  avec  lui, 


S4  ÉTUDES   CRITIQUES. 

qu'une  langue  ne  se  développe  utilement,  et  ne 
«  s'enrichit  »,  à  vrai  dire,  que  dans  le  sens  de  ses 
((  directions  »  naturelles.  Nous  pouvons  croire  aussi, 
et  je  le  crois  fermement  pour  ma  part,  que,  toutes  les 
fois  que  l'usage  «  écrit  »  se  trouve  en  danger  de  dégé- 
nérer, —  comme  nous  l'avons  vu  au  temps  du  roman- 
tisme et  du  naturalisme,  —  en  un  galimatias  dont 
quelques  initiés  gardent  seuls  l'intelligence,  on  ne 
le  sauvera  de  lui-même  qu'en  le  ramenant  au  naturel 
de  r  ((  usage  parlé  ».  L'écriture,  quelque  sens  que  l'on 
donne  au  mot,  ne  sera  toujours  qu'une  imitation  de  la 
parole.  Mais,  après  tout,  si  j'ai  voulu  parler  de  Vau- 
gelas  et  de  ses  Remarques^  il  s'agissait  bien  moins 
d'en  tirer  des  leçons  que  d'esquisser  un  chapitre  de 
l'histoire  de  notre  langue.  Le  nom  de  Vaugclas 
demeure  un  nom  considérable,  et  son  livre  un  livre 
«  essentiel  ».  J'en  ai  voulu  montrer  les  raisons,  et 
qu'elles  étaient  inséparables,  tant  de  la  définition  que 
de  la  formation  du  style  classique.  C'est  le  fondement 
indestructible  de  sa  réputation.  On  parle,  et  avec 
raison,  de  rinfluence  de  Malherbe,  et  de  celle  de 
Balzac  :  l'influence  de  Vaugclas  n'a  pas  été  moins 
active,  et,  comme  écrivains,  ni  Pascal,  ni  Bossuet,  ni 
Molière,  ni  Racine  ne  seraient  sans  lui  tout  ce  qu'ils 
sont.  Et,  pour  ce  seul  motif,  quand  on  ne  lirait  plus 
ses  Remarques^  —  et  j'ai  déjà  dit  qu'on  ne  les  lisait 
guère,  —  il  faudra  toujours  lui  faire  sa  place  dans 
l'histoire  littéraire  de  notre  xvir  siècle,  et  quand  je 
dis  toujours,  je  veux  dire  aus.si  longtemps  que  le 
xvii"  siècle  lui-même  continuera  d'être  le  centre  de 
notre  histoire  littéraire. 

V  décembre  l'JUl. 


JEAi>;    DE   LA   FONTAINE 


I 


Il  nai-iuit  le  7  ou  le  8  juillet  1621  à  Château-Thierry, 
où  son  père  exerçait  les  fonctions  de  «  maître  parti- 
culier des  eaux  et  forêts  ».  On  ne  sait  trop  comment 
ni  d'où  lui  vint  l'idée,  quand  il  eut  tant  bien  que  mal 
terminé  ses  premières  études,  d'entrer  à  l'Oratoire,  et 
jamais  homme  ne  se  trompa  sans  doute  plus  étrange- 
ment sur  la  nature  de  sa  vocation.  Mais  ce  qui  est 
bien  plus  étrange  encore,  c'est  qu'il  ne  semble  pas 
qu'il  ait  reconnu  lui-même  son  erreur,  et  il  fallut 
qu'on  le  priât  de  «  se  retirer  »  de  la  docte  congréga- 
tion :  il  n'avait  pas  tout  à  fait  vingt  trois  ans.  Il  fit 
alors  son  droit,  comme  Boileau,  comme  Molière,  puis 
il  revint  se  fixer  à  Château  Thierry,  où  son  père,  qui 
songeait  .à  lui  assurer  la  succession  de  sa  charge  de 
'«  niaitre  des  eaux  et  forêts  »,  commença  par  le  marier, 
en  1647,  avec  une  jeune  fille  de  quinze  ans,  Marie, 
fille  de  Guillaume  Héricart,  «  conseiller  du  Roi,  lieu- 
tenant civil  et  criminel  à  la  Ferté-Milon  ».  C'était  une 


o6  ÉTUDES   CRITIQUES. 

autre  erreur;  et,  pas  plus  que  pour  les  devoirs  de  la 
vie  religieuse,  Jean  n'était  fait  pour  les  obligations 
de  la  vie  conjugale.  Aussj  l'accord  ne  dura-t-il  guère 
entre  les  deux  époux.  La  naissance  même  d'un  fils, 
en  1653,  ne  changea  rien  à  l'humeur  romanesque  et 
désordonnée  de  Mlle  de  la  Fontaine,  —  la  femme  du 
monde  qui  paraît  avoir  été  le  moins  faite  pour  fixer 
un  mari  volage,  —  non  plus  qu'à  l'insouciance  natu- 
relle du  père,  qui  ne  devait  jamais  s'occuper  du 
((  marmot  »;  et  à  la  suite  d'une  séparation  de  biens, 
quittant  sa  femme  et  Chàtcau-ïhierry,  il  vint  tenter 
à  Paris  la  fortune  littéraire.  C'est  du  moins  ce  qui 
semble  résulter  de  la  publication  de  son  premier 
ouvrage  :  une  traduction,  ou,  comme  nous  dirions  de 
nos  jours,  une  «  adaptation  »  de  Y  Eunuque  de  Térence, 
qui  fut  représentée  deux  ou  trois  fois  peut  être,  et  qui 
parut  en  1654.  Les  curieux  de  détails  plus  abondants 
ou  plus  précis  sur  la  première  jeunesse,  et  sur  le 
ménage  de  La  Fontaine,  en  trouveront  plus  qu'on 
n'en  voudrait  dans  l'ouvrage  classique  de  Walckenaer  : 
Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Jean  de  La 
Fontaine,  et  dans  l'excellente  Notice  que  M.  Paul 
Mesnard  a  écrite  plus  récemment  pour  le  La  Fontaine 
de  la  collection  des  Grands  Ecrivains  de  la  France. 

Il  serait  plus  intéressant  de  s'enquérir  comment 
s'éveilla  son  génie  de  poète,  si  les  recherches  de  ce 
genre  n'étaient  pas  toujours  un  peu  arbitraires,  et, 
même  quand  elles  semblent  avoir  abouti,  toujours 
assez  vaines.  Grand  amateur  de  romans,  —  c'est  lui  qui 
nous  l'apprend  dans  une  jolie  ballade,  —  nous  savons 
que  Jean  de  La  F'ontaine  a  lu  et  relu  d'Urfc,  Gomber- 
ville  et  La  Calprenède  :  iAslréc,  Polexandre  et  Cleo- 


JEAN   DE   LA   FONTAINE.  57 

pâtre;  le  Grand  Ci/riis  et  la  Clélie  aussi,  de  Madeleine 
de  Scudéri;  mais  quoi!  Boileau  les  a  lus  comme  lui! 
On  conte  encore  qu'ayant  entendu  réciter  par  hasard 
les  s'tances  de  Malherbe  sur  la  Mort  de  Henri  le  Grand, 
l'émulation  de  faire  à  son  tour  des  vers  l'aurait  brus- 
quement éclairé  sur  sa  vraie  vocation,  mais  ce  n'est 
là  qu'une  légende;  et,  n'eùt-il  jamais  entendu  réciter 
de  Malherbe,  on  peut  croire  qu'il  fût  néanmoins 
devenu  La  Fontaine.  Bornons-nous  donc  à  dire  que, 
comme  tout  le  monde,  il  subit  l'influence  des  idées  ou 
des  goûts  littéraires  de  son  temps,  et  la  preuve  en 
est  dans  ses  premiers  essais,  qui  tiennent  moins  de 
•Malherbe  ou  d'aucun  romancier  que  de  Voiture  et  de 
son  école.  «  Je  vous  présente,  écrivait-il  déjà  dans 
V Avertissement  de  son  Eunuque^  une  des  plus  belles 
productions  de  cette  Vénus  africaine,  dont  tous  les 
gens  d'esprit  sont  amoureux.  »  En  fait,  l'auteur  futur 
des  Contes  et  des  Fables  a  commencé  par  être  «  pré- 
cieux »,  comme  tout  le  monde  l'était  encore  aux 
environs  de  1655,  avant  que  Pascal  et  Molière  eussent 
paru;  et  telle  Ode  anacréontique  à  Mme  la  surinten- 
danie  (1658)  «  sur  ce  qu'elle  était  accouchée  avant 
terme,  en  carrosse,  en  revenant  de  Toulouse  »,  est 
précisément  du  genre  de  ces  petites  pièces  que  Voi- 
ture excellait  à  trousser  :  Sur  Mlle  de  Bourbon,  qui 
avait  pris  médecine,  ou  A  la  louange  du  soulier  d'une 
dame.  Il  est  ((  précieux  »  dans  son  Adonis,  où  l'on 
dirait  qu'il  a  voulu,  pour  obéir  au  goût  du  jour, 
s'exercer  dans  le  poème  «  héro'ique  »  (1658),  et  rien 
n'est  plus  intéressant  que  d'en  comparer  la  préciosité 
plutôt  froide  et  la  couleur  conventionnelle,  avec  le 
colorie  si  chaud  et  la  préciosité  voluptueuse  de  l'Adonis 


58  ÉTUDES    CRITIQUES. 

de  Shakespeare  '.  11  est  «  précieux  »  dans  le  So»r/e  de 
Vaux  (1660),  où  d'ailleurs,  si  l'on  a  relevé  quelques 
vers  exquis,  cela  prouve  uniquement  que  la  préciosité, 
quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  n'est  pas  toujours  mépri- 
sable. Tels  sont  ces  vers,  souvent  cités,  où  il  a  peint 
la  Nuit, 

Par  de  calmes  vapeurs  mollement  soiileiiue, 
La  tête  sur  son  bras,  et  son  bras  sur  la  nue. 
Laissant  tomber  des  fleurs... 

L'Albane  ou  les  Carrache  ont-ils  rien  fait  de  plus 
gracieux?  Et  n'ayant  rien  enfin  du  tempérament 
d'un  lutteur,  ni  même  d'un  véritable  satirique,  il 
demeurera  «  précieux  »  aussi  longtemps  que  la  mode 
y  sera,  c'est-à  dire  jusqu'à  ce  que  les  Précieuses  ridi- 
cules de  Molière  et  les  Satires  de  Boilcau  soient 
venues  substituer  au  goût  du  joli,  de  l'élégant,  et  du 
rare,  le  goût  du  vrai,  du  simple,  et  du  grand. 

Toutes  les  pièces  que  nous  venons  de  rappeler,  et 
quelques  autres  encore,  —  parmi  lesquelles  nous 
citerons  ses  premières  Epllres,  II,  III  et  IV,  qui 
tiennent  du  genre  de  Marot,  avec  autant  d'esprit  et 
infiniment  plus  de  charme,  —  ont  été  composées  pour 
le  surintendant  Fouquet,  dont  La  Fontaine  était 
devenu,  en  1657,  l'un  des  poètes  à  gages.  G  est  ici, 
comme  on  le  sait,  et  comme  il  faut  bien  pourtant 
qu'on  le  rappelle,  un  des  côtés  les  plus  déplaisants  de 
son  personnage.  Sans  aucune  ambition  de  pouvoir 
ni  d'argent,  ce  qui  sans  doute  est  louable,  l^a  Fontaine 
a  toujours  vécu  aux  dépens  de  quelqu'un,  ce  qui  l'est 

1.  C'est  ûavi's,  V Adonis  que  se  trouve  le  vers  devenu  proverbial  : 
Kt  la  grâce,  plus  belle  encor  que  la  beauti!, 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  59 

moins;  et  on  le  verra,  dans  ses  dernières  années,  se 
laisser  entretenir  par  une  jeune  maîtresse.  Aucun  de 
nos  grands  écrivains  n'a  manqué  plus  complètement 
de  sens  moral,  à  cet  égard,  de  délicatesse  ou  de 
dignité.  Et  assurément  ce  sont  là  de  grands  mots, 
qu'on  ne  saurait  employer  sans  un  peu  de  ridicule! 
Mais  il  s'agit  de  l'auteur  des  Fables,  qui  est  aussi 
celui  des  Contes^  et  par  conséquent  la  connaissance 
de  certains  détails  de  sa  vie  n'est  pas  indifférente  au 
jugement  qu'il  faut  porter  de  sa  morale.  Du  moins, 
en  acceptant  ou  en  sollicitant  les  bienfaits  de  Fouquet, 
doit-on  dire  de  La  Fontaine  qu'il  ne  fit  qu'imiter  les 
hommes  de  lettres  ses  contemporains.  Ils  étaient  tous, 
ou  presque  tous,  de  la  clientèle  ou  de  la  domesticité 
de  quelque  grand  seigneur,  à  moins  que  ce  ne  fût  do 
quelque  traitant.  Et  ce  qui  achève  peut  être  de 
l'excuser,  c'est  la  reconnaissance  qu  il  garda  toujours 
à  son  protecteur  tombé  dans  la  disgrâce.  L'Élégie 
aux  injmphes  de  Vaux  (1661)  en  est  l'éloquent  témoi- 
gnage, et,  puisqu'il  arrive  quelquefois  qu'une  bonne 
action  ne  nuise  pas  à  son  auteur,  on  est  bien  aise 
que  cette  Élégie  soit  un  des  bons  ouvrages  de  La  Fon- 
taine. 

On  ne  connaît  que  trop  les  jeux  de  la  Fortune, 

Ses  trompeuses  faveurs,  ses  appas  inconstants, 

Mais  on  ne  les  connaît  que  quand  il  n'est  plus  temps, 

Lorsque  sur  cette  mer  on  vogue  à  pleines  voiles, 

Il  est  bien  malaisé  de  régler  ses  désirs, 

Le  plus  sage  s'endort  sur  la  foi  des  zéphyrs... 

C'est  le  vrai  La  Fontaine  qui  se  dégage  ici  de  lui- 
même.  Et  pourquoi  ne  dirions-nous  pas  qu'en  le 
touchant  indirectement,  la  disgrâce  de  Fouquet 
l'obligea  peut  être  de  réfléchir  sur  quelques  vérités 


60  ÉTUDES   CRITIQUES. 

d'expcrieiicc  qu'il  n'avait  guère  accoutumé  de  méditer? 
Le  maliieur  des  autres  peut  aussi  nous  servir  d'école. 
Il  convient  d'ajouter  que,  trois  ou  quatre  mois  aupa- 
ravant, la  représentation  des  Fâcheux  de  Molière,  sur 
le  théâtre  de  Vaux  (17  août  1661),  lui  avait  ouvert  les 
yeux  d'une  autre  manière  encore,  en  lui  enseignant  le 
prix  du  naturel,  — qui  n'est  peut-être  que  le  sérieux 
dans  l'observation. 

Plaute  n'est  plus  qu'un  plat  boull'ou, 
Et  jamais  il  ne  fit  si  bon 
Se  trouver  à  la  Comédie, 
Car  ne  pensez  pas  qu'on  y  rie 
De  maint  trait  jadis  admiré, 

Et  bon  IN  UXO  Tli.Ml'ORE. 

Nous  avons  changé  de  méthode, 
Jodclct  n'est  plus  à  la  mode. 
Et  maintenant,  il  ne  faut  pas 
Quitter  la  nature  d'un  pas. 

Si  connus  que  soient  ces  vers  d'une  lettre  de 
La  Fontaine  à  son  ami  Maucroix,  nous  ne  pouvions 
ici  nous  dispenser  de  les  rappeler.  Ils  sont,  en  effet, 
caractéristiques  d'une  révolution  qui  s'opérait  alors, 
dans  tous  les  genres  à  la  fois,  contre  l'idée  même  que 
la  précédente  génération  s'était  formée  de  l'art,  et 
l'imitation  de  la  nature  en  redevenait  le  premier 
principe,  ce  qu'elle  n'est,  pour  le  dire  en  passant,  ni 
toujours  ni  nécessairement.  11  y  a  des  arts  qui  ne  sont 
pas  «  d'imitation  »,  et  on  connaît  des  écoles  entières, 
et  de  grandes  écoles,  qui  n'ont  observé  la  nature  que 
pour  la  modifier.  Ces  petits  vers  marquent,  de  plus, 
avec  précision,  l'époque  des  premiers  rapports  de 
La  Fontaine  avec  Molière;  —  pour  Racine,  La  Fontaine 
le  connaissait  de  la  Ferté  Milon,  les  lléricart  étant 
même  alliés  des  Racine;  —  et  enlin  ce  sont  ces  vers 


JEAN    DE   LA   FONTAINE.  61 

qui  divisent  pour  ainsi  dire  en  deux  l'iiistoire  dos 
Œuvres  de  La  Fontaine,'  tout  ce  qui  les  précède 
n'ayant  qu'une  assez  mince  valeur  en  comparaison  de 
ce  qui  les  a  suivis.  Il  afait  quarante  et  un  ans,  et  il 
n'avait  écrit  ni  le  premier  de  ses  Contes  ni  la  première 
de  ses  Fables. 

Ce  furent  les  Contes  qui  parurent  d'abord,  dont 
trois  recueils,  contenant  ensemble  vingt  quatre  contes 
et  quelques  uns  des  plus  agréables,  se  succédèrent 
en  1663, 1666  et  4667.  Une  circonstance  particulière 
attira  sur  eux  l'attention  publique.  Un  M.  de  Bouil- 
lon, —  qui  avait  fait  partie,  comme  La  Fontaine  lui- 
même,  de  la  maison  de  la  duchesse  d'Orléans, 
douairière,  veuve  de  Gaston,  —  avait  donné,  l'année 
précédente,  une  imitation  en  vers  du  Joconde  de 
l'Arioste.  Lorsque  La  Fontaine,  à  son  tour,  fit 
paraître  la  sienne,  une  discussion  s'engagea  sur  le 
point  de  savoir  à  laquelle  des  deux  on  devait  donner 
la  préférence,  et  peu  s'en  fallut  que  l'on  ne  vît  renaître 
les  temps  de  la  grande  querelle  des  JobeUns  et  des 
Vranistes.  Mais  les  dames  y  prirent  moins  de  part, 
sans  doute.  La  dispute  se  termina  par  un  jugement 
de  Boileau,  tout  jeune  et  encore  à  peu  près  inconnu, 
qui  n'hésita  pas  plus,  avec  sa  sûreté  de  goùl,  à  se 
ranger  du  côté  de  La  Fontaine  qu'il  n'avait  hésité, 
deux  ou  trois  ans  plus  tôt,  à  se  ranger  du  côté  de 
Molière;  et  ce  fut  l'origine  de  leur  liaison  com- 
mune. Mais,  indépendamment  de  cette  circonstance, 
Joconde  lui-même,  Richard  Minutolo,  lOraison  de 
saint  Julien,  la  Fiancée  du  roi  de  Garbe,  —  l'un  des 
chefs-d'œuvre  de  l'art  de  conter  qu'il  y  ait  dans 
aucune  langue,  —  avaient  de  quoi  plaire  asse?  aux 

Brunetière.  —  Etudes  fritiiiuos  Cî''  série).  l> 


62  ÉTLDES    ClilTIQUES. 

lecteurs  de  1665.  Ni  Boiloau  ne  se  piquait  alors  de 
jansénisme,  ni  Racine,  qui  criblait  de  ses  épigrammes 
ses  anciens  maîtres  de  Port -Royal;  et  Molière  sans 
doute  encore  moins.  Louis  ^TlV  passait  de  La  Vallière 
à  Montespan  et  faisait  jouer  Tartuffe.  S'il  eût  lu  c,es 
premiers  Contes  et  qu'il  s'en  fût  montré  choqué,  on  lui 
eût  fait  aisément  entendre  qu'ils  n'avaient  rien  de 
plus  «  immoral  »,  ou  de  plus  dangereux  que  Vffepta- 
méron  de  la  reine  de  Navarre,  et,  d'ailleurs,  en  le  lui 
faisant  entendre,  on  l'eût  trompé.  Le  sujet  des  Contes 
de  La  Fontaine  est  généralement  «  indécent  »  ;  et  sa 
manière,  qui  n'a  rien  d'ordurier,  si  l'on  veut,  ni 
d'obscène,  est  proprement  ce  que  l'on  appelle  «  gra- 
veleuse ».  Ce  que  Boccace  ou  Marguerite  se  sont 
contentés  d'indiquer  en  passant,  —  voyez  le  conte  du 
Faucon,  par  exemple,  —  La  Fontaine,  lui,  s'y  attarde, 
y  insiste,  et  sa  grande  malice  est  de  tourner  autour 
de  la  chose  ou  du  mot  sans  jamais  les  écrire. 

Aussi  les  Contes,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  sont-ils 
un  mauvais  livre,  un  livre  à  garder  sous  clef  dans  les 
bibliothèques  lorsque  l'on  est,  pour  quelque  raison, 
obligé  de  les  posséder;  et  si  peut-être  en  cela  môme 
on  dit  qu'ils  sont  vraiment  gaulois,  ce  sera  donc  tant 
pis  pour  l'esprit  gaulois  !  Mais  on  aura  dit  vrai,  et  on 
aura  du  même  coup  rappelé  la  dernière  et  principale 
raison  de  leur  succès.  A  une  époque  où,  de  même 
qu'aujourd'hui  nos  dilettantes  sont  lassés  d'entendre 
louer  les  «  littératures  du  Nord  »,  ainsi  les  lecteurs 
étaient  fatigués  de  tant  (liniilations  de  l'espagnol  ou 
(le  l'italien,  beaucoup  d'entre  eux  virent  dans  les 
Cnnti's  ce  (|ue  nous  a|)[)ellcrions  ((  un  retour  à  la  tra- 
liliuu   nationale  ».   Ils   y  reconnurent  la   veine  de 


JEAN    DE    LA   FONTAINE.  63 

Rabelais  traitée  dans  le  goût  de  Marot  —  Maître 
François  et  Maître  Clément  ;  —  les  sujets  ordinaires  de 
nos  anciens  fabliaux;  l'accent  de  nos  vieux  trouvères; 
et  en  y  applaudissant,  il  leur  sembla  qu'ils  s'applau 
dissaient  de  s'être  retrouvés  eux-mêmes.  Qu'on  se 
rappelle  à  ce  propos  la  violente  invective  de  Boileau. 
non  pas  dans  son  Art  poétique^  mais  dans  sa  première 
Satire  : 

Qui  pourrait  aujourd'hui,  sans  un  juste  mépris, 
Voir  l'Italie  en  France  et  Rome  dans  Paris... 

Voir  le  Tibre,  à  grands  Ilots,  se  mêler  dans  la  Seine 
Et  traîner  dans  Paris  ses  monies,  ses  farceurs, 
Sa  langue,  ses  poisons,  ses  crimes  et  ses  mœurs! 

Notre  littérature  aspirait  à  se  nationaliser.  La  Fon- 
taine profita  certainement  de  cette  réaction  du  goût 
gaulois  ou  français  contre  l'influence  italienne.  Et 
c'est  ainsi  qu'à  leur  façon,  qui  n'est  pas  d'ailleurs 
la  plus  chaste,  ni  la  meilleure,  la  Fiancée  du  roi  de 
Garbe  ou  Joconde  sont  bien  du  même  temps  que  les 
Satires  ou  l'École  des  femmes;  non  seulement  du 
même  temps,  mais  de  la  même  inspiration;  et  qu'ils 
trahissent,  comme  on  le  va  voir,  chacun  en  son  genre, 
une  même  conception  ou  une  même  idée  de  l'art  et  de 
la  vie. 

Furent-ils  écrits,  comme  on  l'a  prétendu,  sur  le 
désir  ou  l'invitation  de  la  jeune  duchesse  de  Bouillon, 
Marie-Anne  Mancini,  nièce  de  Mazarin?  Elle  était  très 
jeune  encore,  et  quelle  que  fût  sa  rare  précocité,  nous 
n'osons  croire  qu'à  seize  ans  elle  se  montrât  déjà 
curieuse  de  distractions  si  libertines.  Ce  que  nous 
savons  seulement,  c'est  que,  pendant  un  séjour  qu'elle 
fit  à  Château-Thierry,  —  pour  y  prendre  possession 


64  ETUDES   CRITIQUES. 

du  duché  que  le  duc  son  mari  venait  de  recevoir  en 
écliange  du  duché  de  Bouillon,  —  elle  y  connut  La 
Fontaine,  dont  elle  devait  demeurer  longtemps  la 
protectrice.  C'est  par  elle  aussi,  selon  toute  probabi- 
lité, qu'il  connut  Hortense,  duchesse  de  Mazarin,  et 
qu'il  entra,  de  loin,  à  travers  la  Manche,  en  relations 
avec  Saint-Evremond.  Les  «  Mazarines  »,  comme  on 
les  appelait,  aimaient  les  gens  de  lettres,  et  La  Fon- 
taine n'était  pas  homme  à  s'effaroucher  de  la  liberté 
de  leurs  mœurs.  Femmes  de  goût  d'ailleurs,  il  serait 
beau  pour  elles  de  lui  avoir  inspiré  la  première  idée 
de  ses  Fables.  Les  six  premiers  livres  des  Fables 
parurent  en  effet  en  KîGH,  et,  pour  l'honneur  du  goût 
français,  ils  ne  furent  pas  moins  favorablement 
accueillis  que  les  Contes,  dont  on  peut  dire  (ju'ils  ont 
tous  les  mérites  et  aucun  des  défauts.  Mais  ils  avaient 
d'autres  qualités  encore,  qui  leur  sont  propres,  et 
assez  caractérisées  pour  que,  sans  attendre  davantage, 
nous  nous  y  arrêtions  et  qu'à  ce  propos  nous  tâchions 
de  définir  le  génie  du  poète.  Si  nous  ne  saurions  avoir 
la  prétention  d'apprendre  à  personne  qu'il  n'y  en  a 
guère  de  plus  original  dans  l'histoire  entière  de  notre 
littérature,  nous  pouvons  cependant  essayer  d'en 
reconnaître  les  traits  essentiels.  Et  s'il  semble  d'abord 
qu'il  fasse  exception  au  xvii"  siècle,  qu'il  y  soit  comme 
en  dehors,  et  pour  ainsi  parler,  comme  en  marge  des 
grands  courants  de  son  temps,  nous  poilvons  essayer 
de  montrer  que  ce  n'est  là  qu'une  apparence. 


JEAN    DE   LA   FONTAINE.  65 


II 


En  premier  lieu,  son  œuvre  est  d'un  artiste  ;  —  et  il 
est  vrai  que  ce  premier  trait  le  distingue  assez  pro- 
fondément de  Corneille  et  de  Molière,  qui  font  tou- 
jours passer  quelque  préoccupation  philosophique  ou 
morale  avant  le  souci  de  l'art  pur,  qui  ont  des  iiif en- 
tions, qui  soutiennent  des  thèses,  qui  songent  d'ahord 
à  la  glorification  de  la  volonté,  comme  dans  Rodognne, 
ou  à  la  justification  de  la  nature,  comme  dansl'Ecole 
des  femmes;  mais  il  ne  distingue  essentiellement  La 
Fontaine  ni  de  Boileau  ni  surtout  de  Racine.  Je  ne 
vois  pas  au  moins  d'intention  dans  le  Lutrin,  si  ce 
n'est  celle  d'égayer  le  grave  Lamoignon  ',  et  je  n'en 
trouve  d'autre  dans  Bajazet  que  celle  de  faire  une 
belle  tragédie.  Point  de  thèse,  non  plus,  dans  Andro- 
maque  ou  dans  le  Repas  Ridicule,  «  Si  les  accidents 
du  monde,  —  a  dit  quelque  part  un  de  nos  contempo- 
rains, —  vous  apparaissent,  dès  qu'ils  sont  perçus, 
comme  transposés  pour  l'emploi  d'une  illusion  à 
décrire,  tellement  que  toutes  les  choses,  y  compris 
votre  existence,  ne  vous  semblent  pas  avoir  d'autre 
utilité  »,  c'est  ce  qu'on  appelle  être  artiste;  et  c'est 
bien  le  cas  de  La  Fontaine;  mais  c'a  été  aussi,  — 
dans  leur  jeunesse  au  moins,  —  le  cas  de  Racine  et 

1.  On  pourrait  dire,  à  la  vérité,  qu'il  y  en  a  une  autre,  qui  est 
d'opposer  la  vraie  manière  de  traiter  le  comique  à  la  manière 
«  en  grotesque  »  des  Scarron  ou  des  Saint-Amant,  mais  c'est 
encore  une  intention  littéraire,  ou  une  intention  d'art,  dont  on 
conviendra  qu'elle  n'a  rien  de  commun  avec  la  prétention  de 
moraliser  ou  d'instruire. 


66  ÉTUDES   CRITIQUES. 

celui  de  Boileau,  Pour  eux,  comme  pour  La  Fontaine, 
la  vie  n'a  d'abord  été  qu'un  spectacle,  à  l'infinie 
diversité  duquel  ils  ont  pris  le  même  genre  d'intérêt 
qu'un  peintre  à  la  combinaison  perpétuellement  chan- 
geante des  couleurs  et  des  lignes.  Seulement,  et  tandis 
qu'à  mesure  qu'ils  avançaient  en  âge,  ils  réfléchis- 
saient, et  se  donnaient  à  eux-mêmes  un  autre  objet 
que  de  se  complaire  en  leur  virtuosité,  l'auteur  des 
Fables,  lui,  ne  changeait  pas,  et,  au  contraire,  prenant 
son  parti,  «  de  s'en  aller  comme  il  était  venu  »,  l'art 
s'emparait  de  lui,  l'occupait,  l'absorbait,  et  le  retenait 
tout  entier. 

C'est  sans  doute  par  là  qu'il  convient  d'expliquer 
son  insouciance  légendaire,  son  égo'isme,  —  qu'on 
n'aurait  pas  le  courage  de  lui  reprocher  s'il  n'avait  nui 
qu'à  lui,  —  l'irrégularité  fâcheuse  et  le  manque  de 
dignité  de  son  existence.  La  Fontaine  suit  en  tout  et 
toujours  son  caprice,  et  son  caprice  est  d'un  épicurien, 
mais  en  même  temps  d'un  artiste.  Ni  mari,  ni  père, 
ni  citoyen,  ni  fonctionnaire,  ni  magistrat,  ni  médecin, 
ni  quoi  que  ce  soit,  enfin,  d'étiqueté  ou  de  classe,  sa 
profession  est  de  «  porter  des  fables  »  —  selon  le 
mot  si  souvent  cité  de  Mme  Cornuel,  —  comme  un 
«  pommier  porte  des  pommes  ».  Jamais  homme  ne 
songea  moins  à  faire  son  chemin  dans  le  monde  ni 
se  montra  plus  indifférent  aux  ambitions  ordinaires 
de  ses  semblables.  Il  ne  se  mêle  à  la  société  qu'autant 
qu'il  le  faut  pour  en  jouir,  mais  en  en  jouissant  il 
l'observe,  et  comme  il  l'observe  du  dehors,  elle  n'est 
à  vrai  dire  pour  lui  que  la  matière  de  son  art.  C'est  ce 
qui  explique  également  le  caractère  de  sa  satire,  ou, 
pour  mieux  parler,  c'est  ce  qui  explique  la  méprise  de 


JEAN    DE    LA    FONTAIAE.  67 

ceux  qui  veulent  voir  autre  chose  en  lui  que  le  peintre 
involontaire  des  mœurs  de  son  temps.  Car,  aucune 
intention  chez  lui  «  de  corriger  les  mœurs  »,  ou  de 
réformer  le  monde;  aucun  propos  ni  de  prêcher,  ni 
même,  je  le  dirai,  de  plaider  seulement.  Les  hommes 
sont  grossiers  et  les  femmes  ont  d'autres  défauts; 
les  grands  sont  tyranniques  et  les  petits  sont  plats; 
les  misérables  sont  timides  et  les  riches  sont  imper- 
tinents; les  courtisans  sont  vils  et  les  rois  sont 
cruels  : 

Mais  son  esprit  au  fond  n'est  pas  plus  offensé 
De  voir  un  iiomnie  fourbe,  injuste,  intéressé 
Que  de  voir  des  vautours  affamés  de  carnage, 
Des  singes  malfaisans  et  des  loups  pleins  de  rage... 

C'est  qu'il  les  observe,  il  ne  les  juge  pas  :  il  les  peint 
tels  qu'ils  sont  ou  tels  qu'il  croit  les  voir,  il  ne  s'en 
moque  point.  Ou  plutôt,  il  s'en  moque  si  peu  qu'il 
serait  fâché  qu'on  les  lui  changeât,  et  moins  «  affamés 
de  carnage  »  ou  moins  «  malfaisants  »,  singes  et  loups 
renards  et  lions,  serpents  et  ours,  il  les  trouverait 
moins  intéressants,  comme  étant  moins  caractérisés. 
Point  de  vue  d'artiste  encore,  qui  ne  se  soucie  pas  des 
choses  ni  des  êtres  en  eux-mêmes,  mais  uniquement 
du  rapport  qu'ils  peuvent  avoir  avec  son  art,  du 
«  profit  qu'il  en  peut  tirer  pour  sa  consommation 
personnelle  »,  —  c'est  un  mot  de  Flaubert,  —  de 
l'intérêt  ou  de  la  nouveauté  de  la  peinture  qu'on  en 
peut  faire.  N'est-ce  pas  aussi  ce  qui  explique  le  liber- 
tinage de  ses  Conles  et  la  facilité  de  sa  morale  cou- 
rante? Les  choses  sont  ce  qu'elles  sont,  et  même  ce 
qu'elles  doivent  être.  Indignons- nous,  ne  nous  indi- 
gnons pas,  ni  notre  indignation,  ni  notre  approbation 


68  ÉTUDES   CRITIQUES. 

n'en  changent  la  nature.  Qui  sait  d'ailleurs,  à  ce 
qu'elles  fussent  autres,  ce  que  nous  gagnerions? 
Mais,  si  je  voulais  insister  sur  ce  point,  il  y  aurait 
trop  à  dire;  et  je  me  bornerai  à  faire  observer  que, 
la  morale  ayant  voulu  que  la  matière  habituelle  de 
ses  Contes  ne' fût  pas  tout  à  fait  une  matière  «  comme 
une  autre  »,  la  grande  immoralité  de  La  Fontaine 
est  de  ravoir  traitée  «  comme  une  autre  ». 

Je  ne  rappelle  aussi  qu'en  passant,  —  et  en  renvoyant 
pour  le  détail  aux  innombrables  commentateurs  de 
ses  Fables,  —  quel  artiste  il  a  été  dans  le  choix  de  ses 
rythmes  et  de  ses  mots.  «  Faites-vous  envoyer  les 
Fables dcLa  Fontaine,  écrit  à  Bussy  MmedeSévigné, 
elles  sont  divines.  On  croit  d'abord  en  distinguer 
quelques-unes,  et  à  force  de  les  relire  on  les  trouve 
toutes  bonnes.  C'est  une  manière  de  narrer  et  un 
style  à  quoi  l'on  ne  s'accoutume  point.  »  Mais  c'est 
surtout  une  manière  de  peindre  qui,  pour  différer  de 
celle  de  ses  contemporains,  ne  procède  pas  moins  des 
mêmes  principes,  chez  La  Fontaine,  que  chez  Racine 
et  que  chez  Boilegiu.  Laissons  Boileau,  qui,  dans  son 
Lutrin  môme,  est  trop  au-dessous  de  La  Fontaine. 
Mais  Racine  n'a  pas  été  moins  artiste  en  ce  sens,  je 
veux  dire  à  la  fois  moins  scrupuleux  ni  moins  heu- 
reux. Si  La  Fontaine  a  connu  a  le  pouvoir  d'un  mot 
mis  en  sa  place  »,  et  s'il  a  fait,  lui  aussi,  consister  le 
chef-d'œuvre  de  l'art  «  à  faire  quelque  chose  de  rien  », 
il  n'y  a  ni  plus  ni  moins  réussi  que  Racine,  et,  pour 
y  réussir,  il  ne  s'est  donné  .ni  plus  ni  moins  de 
peine.  Ils  n'ont  pas  attache  moins  de  prix  l'un  que 
l'autre  à  la  perfection  de  la  forme.  La  différence  entre 
eux  n'est  peut  être,  à  cet  égard,  que  la  différence  des 


JEAN    DE   LA   FONTAINE.  69 

genres  dans  lesquels  ils  se  sont  exercés,  à  moins 
encore  que  ce  ne  soit  une  différence  d'éducation  pre- 
mière. Mais,  de  même  qu'ils  étaient  tous  les  deux  de 
la  même  province,  ils  sont  bien  tous  les  deux  aussi 
de  la  même  école  littéraire;  —  et  c'est  ce  que  j'expri- 
merai d'un  mot  en  disant  que,  comme  l'œuvre  de 
Racine,  et  autant  que  d'un  artiste,  l'œuvre  de  La  Fon- 
taine est  en  second  lieu  d'un  naturaliste. 

Remarquons  tout  de  suite  que,  s'il  se  sépare  en 
ce  point  de  Racine  et  de  Boileau,  naturalistes  en  art, 
eux  aussi,  mais  jansénistes  en  morale,  il  se  rapproche 
de  Molière,  dont  la  philosophie,  comme  la  sienne,  — 
et  si  le  mot  n'est  pas  un  peu  pédantesque  pour  eux,  — 
est  une  philosophie  de  la  nature.  C'est  également  la 
philosophie  de  Montaigne  ou  de  Rabelais,  et  le  con- 
traire de  celle  de  Pascal  ou  de  Bossuet.  Avec  Rabelais 
et  avec  Molière,  La  Fontaine  a  toujours  pensé  que 
«  gens  libères,  biens  nés,  bien  instruits,  conversants 
en  compagnies  honnêtes,  ont  par  nature  un  instinct 
et  aiguillon  qui  les  pousse  à  faits  vertueux  et  les  relire 
de  vice»;  et  nous  pouvons  bien  dire  ici  que,  si  la  valeur 
d'une  morale  se  prouve  par  la  manière  dont  on  vit, 
il  n'y  en  a  guère  de  plus  égoïste,  ou  de  plus  antiso- 
ciale, que  celle  dont  cette  croyance  est  en  quelque 
sorte  le  premier  fondement.  On  le  montrerait  aisément 
si  c'en  était  le  lieu.  Mais  quand  nous  disons  que 
l'œuvre  de  La  Fontaine  est  d'un  naturaliste,  c'estautre 
chose  que  nous  voulons  dire;  nous  ne  parlons  pas  de 
sa  morale  en  ce  chapitre,  mais  de  son  art;  et  il  n'est 
question  que  de  l'écrivain. 

Naturalisle,  il  l'est  donc  d'abord  en  ce  sens  que,  nul 
en  son  temps  na  jjIus  fidèlement  que  lui  reproduit  ou 


70  ÉTLDES   CRITIQUES. 

reflété  la  nature  ;  et  c'est  ce  qui  le  distingue,  non  seu- 
lement de  Racine  ou  de  Boileau,  mais  de  l'auteur 
môme  de  V Ecole  des  femmes  et  du  Malade  imaginaire. 
Quelle  que  soit  en  efïet  la  tendance  des  autres  vers 
le  naturalisme,  —  ou,  pour  parler  peut-être  plus 
clairement,  —  vers  l'imitation  de  la  nature,  ils  sont 
gênés  dans  la  liberté  de  leur  observation  par  les 
préjugés  de  leur  éducation  ;  par  leur  désir  de  plaire  au 
public  ou  de  faire  leur  cour  au  roi;  par  les  exigences 
mêmes  de  leur  genre.  Il  y  a  des  «  réalités  »  dont 
Molière  n'oserait  placer  la  représentation  trop  fidèle 
sous  les  yeux  des  spectateurs,  et  qu'aussi  bien  la 
pudeur  collective  des  foules  n'admettrait  pas  qu'il  lui 
imposât.  Pour  l'auteur  à' Andromaque  et  de  Phèdre, 
quelque  hardiesse  dont  il  ait  fait  preuve  dans  la  pein 
ture  de  la  passion,  ce  sont  les  lois  essentielles,  c'est 
la  définition  même  de  la  tragédie  qui  l'empêchent  de 
franchir  la  limite  où  l'expression  du  sentiment  se 
changerait,  comme  dans  le  mélodrame,  en  une  nota- 
tion de  la  sensation.  Et  il  n'est  pas  jusqu'à  Boileau 
qui  ne  soit  «  contraint  »  dans  la  satire,  par  l'obligation 
où  il  est  d'opposer  les  leçons  de  la  morale  à  la  pratique 
des  vices  qu'il  dénonce.  La  Fontaine  est  plus  libre, 
beaucoup  plus  libre,  et  la  fidélité  de  ses  peintures  en 
devient  aussitôt  plus  grande.  Non  seulement  les 
sujets  de  ses  Contes,  —  infiniment  moins  réels  d'ail- 
leurs et  bien  plus  imaginés  que  les  sujets  de  ses  Fables, 
—  mais  les  sujets  de  ses  Fables  aussi  l'autorisent 
presijue  à  tout  peindre  ou  du  moins  à  tout  indicjucr. 
Une  grenouille  ou  une  fourmi,  qu'à  peine  Molière- ou 
Boileau  se  permettraient  ils  de  nommer,  sont  tout 
aussi  dignes  pour  lui  de  sa  curiosité  que  les  hommes 


JEAN   DE    LA   FONTAINE.  71 

eux  mêmes.  Il  faut  bien  qu'on  le  lui  passe,  puisque 
c'est  la  condition  même  de  la  Fable; et,  aussitôt,  cette 
autre  conséquence  en  résulte  :  quil  y  a  donc  dans  son 
œuvre  une  plus  grande  part  de  nature  enclose,  décrite^ 
et  rendue  que  dans  celle  de  ses  émules. 

L'homme  d'abord  s'y  retrouve  tout  entier,  non  seu- 
lement l'homme  vrai,  —  celui  dont  Racine  et  Molière 
n'ont  représenté  que  les  passions  ou  les  vices,  —  mais 
l'homme  réel  :  paysan,  bourgeois,  gentilhomme,  le 
laboureur,  la  laitière,  le  meunier,  le  médecin,  le  juge, 
le  prêtre,  le  banquier,  —  que  sais-je  encore  ?  —  l'homme 
extérieur,  que  le  costume  de  sa  profession  ou  les 
déformations  de  son  métier  caractérisent,  et  non  plus 
celui  dont  le  théâtre,  ou  le  roman  même,  ont  dû  com- 
mencer par  altérer  ou  par  supprimer  quelques  traits 
pour  en  faire  d'autant  ressortir  les  autres.  A  côlé 
de  l'homme,  les  animaux  tiennent  leur  personnage 
—  carnassiers,  ruminants,  oiseaux,  serpents,  pois- 
sons —  toute  une  «  ménagerie  »  dont  on  méconnaîtrait 
étrangement  la  pittoresque  diversité  si  l'on  n'y  voulait 
voir,  comme  dans  les  animaux  du  Roman  de  lienart, 
que  des  abstractions,  des  types  allégoriques,  et,  pour 
ainsi  parler,  les  «  masques  »  de  nos  défauts  ou  de  nos 
ridicules.  Le  fabuliste  a-t-il  d'ailleurs  décrit  fidèle- 
ment les  mœurs  des  espèces,  et  ses  lapins  sont-ils  de 
vrais  lapins  ?  C'est  ce  que  l'on  a  cru  devoir  aigrement 
contester;  et  on  a  sans  peine  établi  qu'en  effet  Dau- 
benton  ou  Cuvier  furent  des  descripteurs  plus  exacts. 
Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  pour  ce  que 
chacun  de  nous  en  peut  voir,  il  a  observé  les  animaux 
au'il  met  en  scène;  et  l'intérêt  de  ses  observations  a 
passé  dans  ses  vers;  et  ce  qui  est  encore  plus  vrai, 


72  ÉTUDES   CRITIQUES. 

c'est  qu'en  faisant  entrer  toute  cette  a  ménagerie  » 
daus  ses  Fables,  elles  sont  vraiment  devenues,  sinon 
notre  ((  épopée  nationale  »  du  moins  la  véritable  et 
la  seule  «  épopée  animale  ».  On  sait  encore  qu'avec 
les  animaux,  c'est  la  nature  extérieure  aussi,  ce  sont 
les  astres  et  c'est  le  brin  d'herbe,  ce  sont  les  eaux,  ce 
sont  les  arbres,  qu'il  a  fait  entrer  dans  son  œuvre, 
c'est  le  paysage,  en  un  mot,  qu'il  a  introduit  dans  la 
littérature  de  son  temps.  Et  s'il  y  manque  après  cela 
quelque  chose,  —  la  passion,  par  exemple,  en  dépit 
des  Deux  Pigeons,  et  l'éloquence,  en  dépit  du  Paysan 
du  Danube,  —  toujours  est-il  que  son  œuvre  demeure 
la  plus  diverse  que  nous  ait  léguée  le  xvn"  siècle. 

C'est  ce  qu'on  peut  exprimer  d'une  autre  manière 
encore,  en  disant  que  :  pour  représenter  selon  son 
ampleur  cette  nature  plus  diverse,  il  a  dû  donner  à  son 
vocabulaire  une  ampleur  correspondante,  et  c'est  ce 
qui  achève  de  caractériser  le  naturalisme  de  son  œuvre. 
Ne  reculant  pas  devant  la  familiarité  des  spectacles, 
il  ne  recule  pas  non  plus  devant  les  moyens  de  la 
rendre,  et  la  richesse  de  son  vocabulaire  n'en  est 
égalée  que  par  la  diversité.  Il  prend  ses  mots  partout, 
et  la  distinction  du  style  «  noble  »  et  du  style  «  fami 
lier  »  lui  est  inconnue.  Selon  le  besoin  ou  l'occasion, 
il  passe  de  l'un  à  l'autre  avec  la  même  aisance  et  il 
remplit  tout  l'cntre-deux.  Il  a  d'ailleurs  la  phrase 
aussi  libre  en  son  tour,  et,  — il  le  faut  quelquefois,  — 
aussi  «  incorrecte  »  que  l'exige  le  désir  d'être  immé- 
diatement compris  ou  entendu  de  tout  le  monde.  Sa 
langue  est  celle  que  l'on  parle  à  Paris  comme  à  Ver- 
sailles, et  sa  syntaxe  n'a  (ju'une  règle,  ou  un  principe, 
qui  est  de  conformer  le  mouvement  du  style  au  mou- 


JEAN   DE   LA   FONTAINE.  73 

vemeiit  de  la  pensée.  Et  à  la  vérité,  ce  principe  est 
bien  aussi  celui  de  Molière,  de  Racine  et  de  Boileau, 
mais  comme  La  Fontaine  a  peint  plus  de  choses, 
l'application. d'un  même  principe  aboutit  dans  son 
œuvre  à  des  effets  plus  variés.  C'est  en  ce  sens  encore 
qu'il  est  naturaliste,  non  seulement  naturel,  et  de 
tous  nos  grands  écrivains  c'est  pourquoi,  comme  on 
l'a  dit,  il  est  le  plus  populaire. 

C'est  qu'en  effet,  comme  la  nature,  étant  très  simple 
en  apparence,  il  est  très  profond,  et,  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  les  enfants  le  comprennent  et  le  goûtent,  mais 
la  philosophie  trouve  son  compte  aussi  dans  ses  vers. 
Dirai-je  qu'on  reconnaît  à  ce  signe  les  vrais  et  grands 
naturalistes?  Mais  si  je  voulais  en  donner  les  raisons, 
il  y  faudrait  trop  de  temps  et  de  place.  Contentons- 
nous  donc  de  faire  observer  qu'ayant  la  ressemblance 
d'un  «  portrait  »,  son  œuvre  en  a  l'intérêt,  qui  est 
d'équivaloir  à  l'original  et  au  besoin  de  le  suppléer. 
Nous  en  connaissons  même  qui  sont  plus  «  vrais  » 
que  leurs  originaux.  C'est  ce  qui  explique  en  passant 
que  tant  de  naturalistes  soient  eux-mêmes  inférieurs 
à  leur  œuvre.  Ils  n'ont  pas  su  ce  qu'ils  y  mettaient, 
et,  au  fait,  beaucoup  d'entre  eux  n'y  ont  mis  que  leur 
habileté  de  main  !  Mais  cette  habileté  de  main  était 
extraordinaire,  et  rien  qu'en  peignant  la  nature,  ils  en 
ont,  comme  sans  le  savoir,  exprimé  toute  la  profondeur. 
Hâtons-nous  ici  de  dire  cependant  que  si  la  remarque 
est  vraie  de  La  Fontaine  et  qu'ainsi  nous  puissions  lui 
prêter  bien  des  intentions  qu'il  n'a  pas  eues,  mais  qui 
n'en  sont  pas  moins  dans  son  œuvre,  c'est  qu'un  der- 
nier trait  s'ajoute  en  lui  aux  deux  autres,  et  qu'au- 
tant ({n'arliste  et  que  naturaliste,  il  a  éié  poète. 


74  ÉTUDES   CRITIQUES. 

De  dire  qu'il  l'est  par  le  don  de  l'expression  pitto- 
resque ou  plastique,  —  ut  pictura  poesis,  —  ce  n'en 
serait  rien  dire  que  l'on  ne  sache;  et  d'ailleurs  ni 
Racine,  je  pense,  ni  Boileau  même  n'ont  manqué  de 
ce  don.  N'est-ce  pas  ce  que  l'on  oublie  encore  quand 
on  met  La  Fontaine  comme  à  part,  et  pour  ainsi 
parler,  en  dehors  du  chœur  des  écrivains  'de  son 
temps?  Racine  est  plein  de  ces  vers  «  qui  peignent  ». 
Mais  ils  ne  peignent  pas  les  mêmes  choses.  Comme 
l'auteur  des  Fables,  l'auteur  d'Andromaque  ou  de 
Phèdre  excelle  à  ces  évocations  qui  sont  le  triomphe 
de  la  magie  du  poète;  mais,  pour  y  réussir,  il  semble 
qu'il  ait  besoin  de  l'éloignement  de  la  distance  ou  du 
temps.  La  Fontaine,  au  contraire,  n'a  besoin  que  des 
événements  de  la  vie  journalière,  et  c'est  encore,  si 
l'on  veut,  un  trait  de  son  naturalisme,  mais  c'est  déjà 
quelque  chose  de  plus,  puisqu'il  nous  montre  dans  la 
nature  ce  que  sans  lui  nous  n'y  aurions  pas  vu.  Il 
s'y  ajoute,  selon  l'expression  célèbre;  et  en  s'y  ajou- 
tant, il  l'éclairé  d'une  lumière  nouvelle.  Ou  plutôt 
encore,  s'il  y  a,  comme  je  le  croirais,  jusque  dans  nos 
occupations  les  plus  familières,  une  poésie  secrète  ou 
intime,  que  nous  n'y  saurions  pas  découvrir  nous- 
mêmes,  mais  qu'il  suffit  (|u'on  nous  montre  pour  que 
nous  la  reconnaissions,  c'est  cette  poésie  que  La  Fon- 
taine en  a  su  tirer. 

Il  est  poète  encore  d'une  autre  manière,  —  plus 
voisine  de  nous,  mais  non  pas  nouvelle  en  notre 
langue,  ni  seulement  unique  en  son  siècle,  —  s'il 
intervient  volontiers  de  sa  personne  dans  son  œuvre, 
et  si,  ce  que  nous  savons  de  ses  erreurs  mêmes, 
comme  de  celles  de  Villon  autrefois,  ou  de  Musset  de 


JEAN   DE   LA   FONTAINE.  75 

nos  jours,  c'est  à  lui  que  nous  le  devons.  Je  dirais  à 
cet  ég-ard  que,  seul  de  son  temps,  il  s'est  publiquement 
«  confessé  »,  si  je  ne  songeais  fort  à  propos  que  son 
temps  est  le  temps  aussi  de  la  littérature  des  Mémoires. 
Il  est  vrai  que  dans  les  Mémoires  on  y  confesse  les 
autres  plus  volontiers  que  soi  même .  Mais  nous 
connaissons  les  goûts  de  La  Fontaine,  nous  savons 
ce  qu'il  aime  et  ce  qu'il  n'aime  pas;  sans  fausse  honte 
et  sans  affectation,  c'est  lui  qui  nous  fait  les  honneurs 
de  lui-même  ;  il  nous  a  dit  ses  maladies  ;  et  son  mobi- 
lier même  a  trouvé  place  dans  ses  vers. 

Un  clavecin  chez  moi  !  Ce  meuble  vous  étonne, 
Que  direz-vous  si  je  vous  donne 
Une  Ghloris  de  qui  la  voix 
y  joindra  ses  sons  quelquefois! 

Ainsi  s'écrie-t-il  quelque  part,  et  déjà  c'est  l'accent 
de  Musset!  Dans  ses  Contes,  dans  ses  Fables,  il  se 
commente  lui-même;  il  laisse  ou  il  a  l'air  de  laisser 
échapper  des  aveux;  il  explique  ses  personnages,  et 
et  en  prend  occasion  de  faire  sur  soi  des  retours  ;  il 
s'admoneste,  il  se  gourmande,  il  s'accuse,  il  se  repent; 
ou  bien  encore  il  s'analyse,  il  se  décrit  : 

Volupté,  volupté,  qui  fus  jadis  maîtresse 

Du  plus  bel  esprit  de  la  Grèce, 
Ne  me  dédaigne  pas,  viens-t'en  loger  chez  moi, 

Tu  n'y  seras  pas  sans  emploi. 
J'aime  le  jeu,  l'amour,  les  livres,  la  musique, 
La  ville  et  la  campagne,  enfin  tout;  il  n'est  rien 

Qui  ne  me  soit  souverain  bien, 
Jusqu'au  sombre  plaisir  d'un  cœur  mélancolique! 

Le  ton,  ici,  s'élève  jusqu'au  lyrisme;  et  puisque  de 
nos  jours  ce  mot  de  lyrisme  est  devenu  synonyme  de 
poésie  même,  c'est  assez  dire  ce  que  nous  aimons  dans 


76  ÉTUDES   CRITIQUES. 

La  Fontaine,  et  qu'en  effet,  nous  ne  retrouvons,  à  ce 
coup,  ni  chez  Boileau,  ni  chez  Molière,  ni  chez  Racine. 
On  n'y  retrouve  pas  non  plus,  sauf  cependant  dans 
Amphitryon  ou  dans  les  chœurs  à'Esther  et  d'Alhalie, 
ce  vers  libre  dont  les  sinuosités, 

Les  retours  sur  ses  pas,  les  malices,  les  tours, 
Et  le  change  et  cent  stratagèmes, 

reproduisent  ou  imitent  si  bien  le  mouvement  de  la 
pensée  qu'il  semble  qu'on  la  saisisse  à  sa  naissance 
même  : 

Amans,  heureux  amans,  voulez-vous  voyager? 

Que  ce  soit  aux  rives  prochaines, 
Soyez-vous  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau, 

Toujours  divers,  toujours  nouveau, 
Tenez-vous  lieu  de  tout,  comptez  pour  rien  le  reste. 

Et  c'est  encore  du  lyrisme,  si,  cette  liberté  du  rythme 
éloignant  de  nous  toute  idée  d'artifice  ou  d'ap|)rcL, 
le  poète  y  laisse  donc  passer  ce  qu'il  y  a  de  plus 
intime  et  de  plus  personnel  en  lui.  Quelque  poétique 
qu'il  soit,  l'alexandrin  de  Racine  semble  toujours 
tendre  vers  la  prose  oratoire,  comme  veT's  sa  limite 
naturelle,  mais  au  contraire,  le  vers  libre  de  La  Fon- 
taine garde  toujours,  juscpie  dans  l'expression  des 
plus  humbles  détails  de  la  vie,  on  ne  sait  quoi  d'ailé. 

Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  tout  dire 
Il  n'y  a  pas  dans  notre  langue  do  vers  plus  harmo- 
nieux que  ces  «  vers  inégaux  »;  il  n'y  en  a  pas  dont 
les  accords  éveillent  plus  de  résonances;  il  n'y  en  a 
pas  de  plus  suggestifs.  Sans  doute,  on  peut  citer 
quelques  vers  de  Racine  : 

Ariane,  ma  sœur,  de  quel  amour  blessée. 
Vous  mouiiiles  aux  bords  où  vous  lûtes  laissée; 


JEAN   DE   LA   FONTAINE.  77 

OU  le  vers  célèbre  de  Bérénice  : 

Dans  l'Orient  désert  quel  devint  mon  ennui  1 

Mais  il  ne  font  pas  rêver,  comme  ceux  de  La  Fon- 
taine, et  à  peine  ont-ils  donné  l'essor  à  l'imagination, 
qu'ils  le  répriment  et  qu'ils  le  bornent.  Ceux  de  La 
Fontaine  propagent  en  nous  comme  une  ondulation 
de  sensations  infinies.  Un  vers  comme  celui-ci  : 

Sur  les  humides  bords  des  royaumes  du  vent 

ou  comme  cet  autre  : 

Quand  les  tièdes  zéphyrs  ont  l'hcrhe  rajeunie, 

n'évoquent  pas  seulement  pour  nos  yeux  tout  un 
paysage  :  ils  servent  d'origine  ou  de  prétexte  à  une 
succession  d'états  d'âme,  mélancolie  d'automne  ou 
gaieté  printanière,  tristesse  vague  ou  joie  sans  cause; 
—  et  n'est-ce  pas  le  grand  charme  de  la  poésie  1 


III 


La  publication  des  six  premiers  livres  des  Fables 
fut  suivie  de  près,  en  1669,  de  celle  d'Adonis,  et  de 
celle  de  Psyché  en  1671.  C'est  dans  la  préface,  ou, 
plus  exactement,  c'est  dans  le  Prologue  de  ce  dernier 
ouvrage  que  La  Fontaine  s'est  représenté  sous  le 
nom  caractéristique  de  Polyphile  (ami  de  toutes 
choses),  visitant  la  «  ménagerie  »  de  Versailles,  en 
compagnie  de  Gélaste  (Molière),  d'Acanthe  (Racine) 
et  d'Ariste  (Boileau).  «  Ce  qui  leur  plut  davantage, 
y  lit  on,  ce  furent  les  demoiselles  de  Numidie  et  cer- 

BRUNETiÈnE.  —  Études  critiques  (7''  série).  0 


78  ÉTUDES   CRITIQUES. 

tains  oiseaux  pêcheurs  qui  ont  un  bec  extrêmement 
long-,  avec  une  peau  au-dessous,  qui  leur  sert  de 
poche,  l^eur  plumage  est  blanc,  mais  d'un  blanc  plus 
clair  (p!P  celui  des  cygnes;  même  de  près  il  parait 
carné  et  tire  sur  la  couleur  de  rose  vers  In  racine.  On 
ne  peut  rien  voir  de  plus  beau.  C'est  une  espèce  de 
cormorans.  »  Voilà  quelques  lignes  qui  suffisent  à 
prouver  le  scrupule  ou  la  minutie  même  de  La  Fon- 
taine dans  l'observation,  —  quand  le  sujet  l'intéres- 
sait. 

Aux  Amours  de  Psyché  succédèrent  un  recueil 
nouveau  de  Contes,  en  1671,  puis,  en  1673,  le  Porme 
sur  la  captivité  de  saint  Malc.  C'est  une  sorte  de 
((  pensum  »  que  MM.  de  Port-Royal,  comme  on  les 
appelait,  crurent  devoir  imposer  à  l'auteur  des  Cor- 
deliers  de  Catalogne  et  deMazet  de  Lamporecchio.  Une 
velléité  lui  était  venue  de  se  convertir,  —  pour  plaire 
sans  doute  à  son  ami  Boileau  !  Mais  elle  ne  dura 
guère,  et,  dès  l'année  suivante  (1674),  il  publiait  la 
quatrième  partie  de  ses  Contes.  11  travaillait  en  même 
temps  aux  cinq  derniers  livres  de  ses  Fables  (VII,  VIII, 
IX,  X  et  XI),  qui  paraissaient  en  1678,  sous  les  aus- 
pices de  Mme  de  Montesjian,  à  qui  le  recueil  est  dédié. 
Un  court  Avertissement  du  poète  précisait  assez  heu- 
reusement la  difïércnce  qu'il  avait  voulu  mettre  entre 
ces  cinq  nouveaux  livres  oUcs  six  promi(M's.  Il  y  avait, 
disait-il,  «  usé  plus  .sobrement  des  traits  familiers 
qu'il  avait  semés  dans  les  autres  avec  assez  d'abon- 
dance »  ;  en  même  tem[)s  qu'il  avait  «  tâché  d'y  mettre 
toute  la  diversitc'' dont  il  était  capable  ));--cl  il  y  avait 
n'-Nssi.  Ti'l  fut  au  moins  l'avis  des  bons  juges. 

Nous   ne  dirons  rien   après  cela  du   Poème  sur  le 


JEAN   DE   LA   FONTAINE.  79 

Quinquina,  composé  à  la  demande  de  la  duchesse  de 
Bouillon,  et  publié  en  1682.  C'est  un  pensum  d'un 
autre  genre,  mais  dont  le  poète,  en  dépit  de  toute  sa 
souplesse,  ne  s'est  pas  tiré  beaucoup  plus  heureuse 
ment  que  du  Poème  de  la  captivité  de  saint  Malr,  et 
si  nous  ne  savions  pas  qu'il  est  de  lui,  nous  ne  le 
croirions  Jamais.  Nous  en  faisons  la  remarque  avec 
intention.  Nul  exemple,  en  effet,  à  moins  que  ce  ne 
soit  celui  de  la  Mclicerte  de  Molière,  ne  saurait  mieux 
prouver  à  quel  point  un  écrivain  de  génie  peut  tomber 
au-dessous  de  lui-même,  et  ([uels  dangers  on  court, 
avec  de  certains  érudits,  quand  on  prétend  décider 
de  l'authenticité  de  ses  ouvrages  d'après  le  caractère 
de  son  style. 

Nulle  liqueur  au  quina  n'est  contraire. 
L'onde  insipide  et  la  ccrvoise  aiiière 
Tout  s'en  imbibe  :  il  nous  permet  d'user 
D'une  boisson  en  tisane  apprêtée 


Même  on  pourrait  ne  le  pas  infuser; 
L'extrait  suffit  :  préférez  l'autre  voie, 
C'est  la  plus  sûre,  et  Bacchus  vous  envoie 
De  pleins  vaisseaux  d'un  jus  délicieux, 
Autre  antidote,  autre  bienfait  des  cieux. 

C'est  sur  ces  entrefaites  qu'une  place  étant  devenue 
vacante  à  l'Académie  française  par  la  mort  de  Col- 
bert  (1683),  La  Fontaine  se  mit  sur  les  rangs.  Il  fut 
élu,  contre  Boileau,  sur  le  nom  de  qui  les  adversaires 
de  La  Fontaine,  comme  l'on  dit,  se  comptèrent.  Mais 
le  roi,  qui  n'aimait  ni  l'auteur  ni  son  œuvre  ^  ou  du 
moins  ses  Contes  —  refusa  ou  différa  de  donner  au 
choix  de  l'Académie  l'approbation  qui  le  rendait  seule 
définitif;  il  fallut  attendre  une  autre  vacance;  elle  ne 
se   produisit  qu'en  1684;    et  c'est  alors    seulement, 


80  ÉTUDES   CRITIQUES. 

quand  Boileau  eut  été  nommé,  que  Louis  XIV  ratifia 
l'élection  du  fabuliste.  «  Vous  pouvez  recevoir  inces- 
samment La  Fontaine,  dit-il  au  directeur  de  l'Aca- 
démie, il  a  promis  d'être  sage.  »  Le  premier  gage  de 
sa  sagesse  fut  le  Discours  à  Mme  de  La  Sablière  (1684), 
qu'il  lut  en  séance  publique,  le  jour  même  de  sa 
réception.  Mais,  hélas I  le  second  fut  la  publication 
d'un  dernier  recueil  de  Contes  :  c'est  celui  où  figurent 
pour  la  première  fois  les  Aveux  it^ discrets  et  le  Fleuve 
Scamandre. 

Heureux  encore  s'il  n'eût  rien  fait  de  pis  !  Mais 
depuis  qu'il  était  passé  de  la  protection  de  la 
duchesse  d'Orléans,  —  la  duchesse  douairière,  femme 
de  Gaston,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  Mme  Hen- 
riette, —  sous  la  protection  de  la  duchesse  de 
Bouillon;  et,  [quand  la  duchesse  de  Bouillon  se  fut 
trouvée  compromise  dans  la  mémorable  affaire  des 
poisons,]  sous  la  protection  de  Mme  de  La  Sablière, 
si  sa  manière  de  vivre  avait  jadis  manqué  de  dignité, 
elle  manquait  maintenant  de  décence.  N'eût-il  f;iit 
que  mettre  la  main  aux  comédies  de  Champmcsié 
{Hagotiti,  1084;  le  Florentin^  1685;  la  Coupe  cnchaulée, 
1688),  ce  serait  déjà  trop  pour  sa  gloire;  et,  puisque 
l'occasion  s'en  oITre,  nous  ne  saurions  trop  rcgretlcr 
que  la  Comédie- Française,  quand  elle  joue  par  hasard 
celte  dernière  pièce,  nous  la  donne  sous  le  nom  de 
La  Fontaine.  Mais  d'autant  plus  libre  dans  ses  mœurs 
qu'il  était  plus  gêné  dans  ses  affaires,  et  d'autant 
plus  insouciant  de  l'opinion  qu'il  prenait  plus  d'an- 
nées, son  existence  n'était  plus  que  celle  d'un  para- 
site. Lorsque  Mme  de  La  Sablière,  cruellement  aban- 
donnée par  le  brillant  marquis   de  La  Fare,  se  fut 


JEAN   DE  LA   FONTAINE.  81 

retirée  aux  Incurables,  La  Fontaine  n'en  continua  pas 
moins  de  faire  la  dél^auche  avec  La  Fare  et  de  vivre 
sous  le  toit  de  Mme  de  La  Sablière.  Quand  Mme  de  La 
Sablière  fut  morte  et  qu'il  lui  fallut  chercher  un  autre 
asile,  il  accepta  sans  plus  de  façons  celui  que  lui 
offrait  la  belle  Mme  d'Hervart.  Il  fréquentait  en  même 
temps  cette  société  des  Vendôme,  où  l'on  peut  dire 
sans  exagération,  qu'en  plein  règne  de  Louis  XIV  — 
et  de  Mme  de  Maintenon,  —  l'esprit  du  xvm'^  siècle 
préludait  à  ses  prochaines  hardiesses  :  son  excellent 
biographe,  M.  Paul  Mesnard,  constate,  avec  un  peu 
de  naïveté  peut-être,  que  le  bonhomme  n'était  pas 
le  pire  de  la  bande.  Et  il  faisait  enfin  la  connais- 
sance de  Mme  Ulrich,  la  dernière  de  ses  faiblesses, 
l'inspiratrice  aussi  de  ses  derniers  Contes  et  les  plus 
licencieux.  Une  de  leurs  lettres  nous  renseigne  assez 
sur  la  nature  de  leur  liaison.  «  J'accepte,  Madame, 
lui  écrivait  La  Fontaine,  au  mois  d'octobre  1688, 
j'accepte  vos  perdrix,  votre  vin  de  Champagne,  et 
vos  poulardes...  J'accepte  aussi  une  chambre  chez 
M.  le  marquis  de  Sablé,  —  c'était  un  autre  des  amants 
de  la  dame,  —  j'accepte  encore...  Et  en  un  mot 
j'accepte  tout  ce  qui  me  donne  bien  du  plaisir... 
Mais  j'en  viens  toujours  à  ce  diable  de  mari,  qui 
est  pourtant  un  fort  honnête  homme...  Ne  nous 
laissons  pas  surprendre...  Evitons  cela,  je  vous  en 
prie,  si  nous  le  pouvons...  »  Pourquoi  faut-il  que, 
d'un  autre  côté,  les  notes  de  police  du  lieutenant 
d'Argenson  ne  nous  renseignent  qu'avec  trop  de  pré- 
cision sur  la  personne  de  Mme  Ulrich?  La  dernière 
maîtresse  de  La  Fontaine  devait  finir  par  échouer  a 
THôpital  général. 


82  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Réussit-il  à  lui  échapper?  On  sait  du  moins  que 
vers  la  fin  de  l'année  1692,  étant  tombé  dangereu- 
sement malade,  sa  maladie,  qui  fut  longue,  et  dont  il 
eut  beaucoup  de  peine  à  se  remettre,  l'engagea  dans 
de  sérieuses  réllcxions.  Le  confesseur  que  lui  envoya 
le  curé  de  Saint-Roch  exigea  de  lui  la  rétractation- ou 
le  désaveu  du  livre  «  infâme  »,  de  ses  Contes^  et,  après 
un  long  combat,  La  Fontaine  y  consentit.  Il  se  remit; 
—  pour  célébrer  dans  une  lettre  au  chevalier  de  Sil- 
lery  la  victoire  de  Steinkerque  (1692)  et  pour  achever 
en  quelque  manière  de  régler  ses  affaires  poétiques 
par  la  publication  du  dernier  livre  de  ses  Fables,  le 
douzième,  dont  quelques  morceaux  avaient  déjà  paru, 
mais  qu'il  compléta  et  qu'il  adjoignit  aux  onze  autres. 
Avons-nous  besoin  de  dire  qu'on  y  sent  la  fatigue? 
Il  s'occupait  en  même  temps  de  dévotes  paraphrases  : 
«  J'espère  que  nous  attraperons  tous  deux  les  quatre- 
vingts  ans  —  écrivait  il  à  son  ami  Maucroix  —  et  que 
j'aurai  le  temps  d'achever  mes  hymnes...  Donne-moi 
ton  avis  sur  le  Dies  Irœ,  dies  illa  que  je  t'ai  envoyé.  )) 
Mais  on  hésite  sur  la  question  de  savoir  si  des  Stances 
sur  la  souinission  que  Von  doit  à  Dieu  sont  de  lui  ou 
de  Pavillon.  Si  Mme  Ulrich  les  lui  attribuait,  Mathieu 
Marais  les  donne  à  Pavillon,  et  nous  ne  croyons  pas 
qu(^  des  vers  comme  ceux-ci  suffisent  à  terminer  le 
débat. 

Cl•ui^s-lu  (luo  le  |)I<iisir  (|u'(!n  loulo  lii  nature 

Le  ^)^('llli(>^  l'Uio  a  r(''j)aiHlii, 

FùL  un  i)i('f,M'  (jif  il  a  londu 

Pour  suriircndic  la  CréaUiri;? 

Non,  non,  Ions  les  biens  (iiic  lu  vois 
Te  viennent  d'une  main  et  lro[)  iHinnc  et  trop  saj^o; 
y'il  en  est  un  ddnl  ses  divines  lois 

Ne  le  peiiuetlent  jias  l'usage, 


JEAN    DE    LA    FONTAINE.  83 

Kxniiiine-le  bien,  ce  plaisir  j)r(Hf'n(Ju, 

Dont  l'appât  tâche  à  te  séduire, 
Et  tu  verras,  ingrat,  qu'il  ne  t'est  défendu 

Que  parce  qu'il  pourrait  te  nuiru 

Mais  il  faut  citer  tout  entière  sa  dernière  lettre  à 
Maucroix,  dont  l'accent  de  sincérité  a  quelque  chose 
de  singulièrement  éloquent  :  ((  Tu  te  trompes,  mon 
cher  ami,  s'il  est  bien  vrai,  comme  M.  de  Soissons  me 
l'a  dit,  —  Fabio  Brulart  de  Sillery,  évêque  de  Sois- 
sons,  —  que  tu  me  croies  plus  malade  d'esprit  que 
de  corps.  Il  me  l'a  dit  pour  tâcher  de  m'inspirer  du 
courage,  mais  ce  n'est  pas  de  quoi  je  manque.  Je  t'as- 
sure que  le  meilleur  de  tes  amis  n'a  plus  à  compter 
sur  quinze  jours  de  vie.  Voilà  deux  mois  que  je  ne 
sors  point,  si  ce  n'est  pour  aller  un  peu  à  l'Académie, 
afin  que  cela  m'amuse.  Hier,  comme  j'en  revenais,  il 
me  prit,  au  milieu  de  la  rue  du  Chantre,  une  si  grande 
-faiblesse,  que  je  crus  véritablement  mourir.  0  mon 
cher,  mourir  n'est  rien,  mais  songes-tu  que  je  vais 
comparaître  devant  Dieu?  Tu  sais  comme  j'ai  vécu. 
Avant  que  tu  reçoives  ce  billet,  les  portes  de  l'éternité 
seront  peut  être  ouvertes  pour  moi.  »  La  lettre  est 
datée  du  10  février  1695.  La  Fontaine  mourut  deux 
mois  plus  tard,  le  13  avril  1G95,  dans  sa  chambre  de 
l'hôtel  d'Hervart,  rue  Plâtrièrc,  —  c'est  aujourd'hui 
la  rucJean  Jacques  Rousseau.  Ilétaitâgéde  soixante- 
treize  ans  et  neuf  mois. 

{Grande  Encyclopédie.) 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE 


«  Il  n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le  jargon  et 
d'écrire  purement  »  :  ainsi  s'exprimait  La  Bruyère, 
en  1689,  quinze  ou  seize  ans  après  la  mort  de  Molière, 
et,  —  si  l'on  fait  attention  quelles  étaient  alors  les  fré- 
quentations du  maître  d'histoire  du  duc  de  Bourbon  : 
Malézieu,  Boileau,  Racine,  Bossuet,  Fénelon  peut- 
être,  —  ce  jugement  si  sévère  ne  doit  pas  être  consi- 
déré comme  le  sien  seulement,  mais  comme  celui  de 
tout  un  petit  cercle  de  délicats.  Quelques  années  plus 
tard,  en  1697,  dans  l'article  Poquelin  de  son  grand 
Dictionnaire,  Bayle  disait,  de  son  côté,  qui  était  le 
côté  de  Hollande  :  «  Il  [Molière]  avait  une  facilité 
incroyable  à  faire  des  vers,  mais  il  se  donnait  trop 
de  liberté  d'inventer  de  nouveaux  termes  et  de  nou- 
velles expressions  "Ml  lui  échappait  même  fort  souvent 
des  barbarismes.  »  Et,  en  1713  enfin,  dans  sa  Lettre 
sur  les  Occupations  de  V Académie  française,  Fénelon, 
un  Fénelon  désabusé  pourtant  et  détaché  de  bien  des 
choses,  mais  non  pas  de  celles  de  l'esprit,  enchéris- 
sant sur  La  Bruyère  et  sur  Bayle,  disait  à  son  tour  : 


86  ÉTUDES   CRITIQUES. 

«  Encore  une  fois  je  le  trouve  grand,  —  c'est  toujours 
Molière,  —  mais  ne  puis  je  pas  parler  en  toute  liberté 
sur  ses  défauts?  En  pensant  bien  il  parle  souvent 
mal;  il  se  sert  des  phrases  les  plus  forcées  et  les 
moins  naturelles.  Térence  dit  en  quatre  mots,  avec  la 
plus  élégante  simplicité,  ce  cjue  celui  ci  ne  dit  qu'avec 
une  multitude  de  métaphores  qui  approchent  du  gali- 
matias. J'aime  bien  mieux  sa  prose  que  ses  vers.  Par 
exemple  V Avare  est  moins  mal  écrit  que  les  pièces  qui 
sont  en  vers...  Mais  en  général,  il  me  paraît,  jusque 
dans  sa  prose,  ne  parler  point  assez  simplement  pour 
exprimer  toutes  les  passions.  »  Ces  citations  peuvent 
suffire;  et,  n'ayant  point  d'ailleurs  souvenance  que 
personne  au  xviii''  siècle  ait  protesté  formellement 
contre  l'opinion  de  Fénelon,  de  La  Bruyère,  et  de 
Bayle',  nous  pouvons  en  conclure  que,  d'une  manière 
générale,  les  contemporains  et  les  successeurs  de 
Molière,  tout  en  rendant  hommage  à  son  génie,  ont 
jugé  qu'il  «  écrivait  mal»;  —  ou  tout  au  moins  qu'il 
«  n'écrivait  pas  bien  ». 

Ce  n'est  donc  pas,  comme  il  s'en  vantait,  une 
((  hérésie  littéraire  »,  qu'Edmond  Scherer  a  soutenue 
de  nos  jours,  ni  surtout  lancée  dans  la  circulation, 
quand,  après  une  lecture  de  Molière,  et  plus  particu 
lièrement  du  Misanthrope,  il  s'avisa  de  dire,  voilà 
seize  ans  passés,  en  une  phrase  elle-même  assez 
étrange  et  d'un  style  douteux,  que  «  Molière,  avec  des 
qualités  de  fond  qui  dominaient  tout,  était  d'ailleurs 
aussi  mauvais  écrivain  qu'on  le  puisse  être  ».  Les 
Moliéristes,  à  cette  occasion,  se  fâchèrent  tout  rouge, 

1.  Cf.  cependant  Voltaire  :  Siècle  de  Louis  XIV. 


LA   LANGUE    DE   MOLIERE.  87 

le-i  uns  en  prose  et  les  autres  en  vers.  On  renvoya 
Scherer  à  Genève.  Celui-ci,  qui  sans  doute  no  l'avait 
jamais  vu.  le  traita  de  : 

...  Vadius  au  large  ventre 
Gonllé  de  bière  d'outre-Rhin. 

Un  autre  lui  apprit  que,  si  Molière  était  «  inégal  », 
c'était  par  là  qu'on  devait  principalement  l'admirer, 
((  l'inégalité  étant  la  pierre  de  touche  du  génie  »!  Les 
plus  polis  discutèrent  quelques  uns  des  exemples  que 
Scherer  avait  produits  à  l'appui  de  son  opinion.  On 
feignit,  au  surplus,  de  croire  qu'il  était  le  premier  qui 
eût  osé  parler  du  style  de  Molière  avec  cette  irrévé- 
rence. Et,  finalement,  on  n'oublia  que  d'examiner  les 
raisons  que  lui  môme,  et  avant  lui  Fénelon,  Bayle  et 
La  Bruyère  pouvaient  bien  avoir  eues  d'être  de  leur 
opinion. 

C'est  précisément  ce  que  je  voudrais  faire. 

La  publication  des  trois  volumes  de  M.  Ch.  Livet  : 
Lexique  de  la  Langue  de  Molière  comparée  à  celle  des 
écrivains  de  son  temps,  en  est  une  bonne  occasion.  J'y 
joindrai  la  traduction  d'un  livre  sur  la  Syntaxe  fran- 
çaise du  XVII"  siècle,  dont  je  ne  sais,  en  passant,  s'il 
nous  faut  nous  réjouir  ou  nous  attrister  que  l'auteur, 
M.  A.  Haase,  soit  un  Allemand,  et  la  traductrice, 
Mlle  Obert,  une  Russe.  Et,  comme  il  faut  bien  qu'il  y 
ait  des  questions  de  principes  engagées  dans  le  procès 
qu'on  fait  au  style  de  Molière,  nous  tâcherons  de  les 
reconnaître  et  de  les  mettre  en  lumière.  Car  pourquoi 
ne  fait-on  pas  du  style  de  Racine  ou  de  celui  de  La 
Fontaine  des  critiques  analogues?  C'est  que  celles  que 
l'on  fait  du  style  de  Molière  sont,  à  vrai  dire,  plus 
que  grammaticales;  elles  mènent  à  des  considérations 


88  ÉTUDES   CRITIQUES, 

de  philologie,  d'histoire,  d'esthétique;  il  y  va  de  ce 
qu'on  appelle  le  ((  pouvoir  du  style»;  et,  puisque 
d'ailleurs  aucune  critique  de  ce  genre,  ou  même  d'un 
-  autre,  n'empêchera  Molière  d'être  tout  ce  qu'il  est, 
c'est  ce  qu'il  y  a  d'intéressant  à  montrer. 


i 


J'ai  cité  La  Bruyère  d'après  la  quatrième  édition  de 
ses  Caractères^  et,  en  efîet,  c'est  la  première  où  l'on 
trouve  son  jugement  sur  le  style  de  Molière  :  «  11 
n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le  jargon...  et 
d'écrire  purement.  »  Qu'était  ce  donc  po\ir  La  Bruyère 
qu'  «  écrire  purement  »?  C'était  sans  doute,  et  avant 
tout,  pour  lui  comme  un  peu  pour  tout  le  monde, 
écrire  «  correctement  »;  et,  il  faut  bien  l'avouer, 
Molière,  même  dans  ses  chefs-d'œuvre,  n'a  pas  tou- 
jours écrit  correctement.  Je  ne  parle  pas  ici  de  pré- 
tendues incorrections  qui  ne  sont  devenues  telles  que 
depuis  lui,  sans  que  d'ailleurs  on  sache  pourquoi,  sur 
l'autorité  de  quel  grammairien  ou  de  quel  commenta- 
teur. Je  me  rappelle  que  Génin,  dans  son  Lexique 
comparé  de  la  Langue  de  Molière,  a  noté  d'incorrec- 
tion ce  vers  de  l'École  des  femmes  : 

L'air  dont  je  vous  ai  vu  lui  jelor  cotte  pierre.... 

C'est  Arnolphe  qui  parle  à  Agnès,  et  il  faudrait 
donc  avoir  écrit,  dit  Génin  :.«  L'air  dont  je  vous  ai 
vue....  »  Génin  s'est  trompé.  L'usage  était  libre  au 
xvii"  sirrje  et,  en  prose  comme  en  vers,  on  accordait 
ou  on    n'accordait  pas  le  participe.  M.  llaase  [Cf.  p. 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  8Ô 

223,  224,  225]  en  donne  de  nombreux  exemples.  Mais 
le  plus  démonstratif  de  tous,  parce  qu'il  en  est  le  plus 
authentique,  est  sans  doute  celui-ci,  que  j'emprunte 
à  l'édition  originale  de  l'Instruction  sur  les  états 
d'oraison.  On  avait  imprimé  dans  lé  texte  :  «  Faites- 
moi,  Seigneur,  oublier  les  mauvais  fruits  de  ces 
mauvaises  racines  que  j'ai  vues  [veues]  autrefois 
germer  dans  le  lieu  saint.  »  Et  Bossuet  fait  un  erra- 
tum tout  exprès  pour  nous  dire  :  «  Au  lieu  de  vues, 
lisez  vu.  »  Nombre  d'incorrections  que  l'on  reproche 
à  Molière  sont  ainsi  «  la  correction  ))  môme  de  la 
langue  de  son  temps.  Voltaire,  dans  son  Commentaire, 
en  a  reproché  d'analogues  à  Corneille,  et  Condorcet, 
pour  peu  qu'on  l'en  eût  pressé,  se  fût  chargé  d'en 
montrer  plus  de  dix  dans  Pascal.  Mais,  en  réalité,  ce 
n'est  pas  du  tout  une  incorrection  que  d'écrire,  par 
exemple  :  «  Si  je  n'étais  sûre  que  ma  mère  était  hon- 
nête femme,  je  dirais  que  ce  serait  quelque  petit  frère 
qu'elle  m'aurait  donné  depuis  le  trépas  de  mon  père  » 
{Mal.  imag.,  III,  8);  et,  au  contraire,  c'est  nous  cfui 
écrivons  mal  quand  nous  écrivons  autrement.  Ce  n'en 
est  pas  non  plus  une  que  de  dire  : 

Je  m'en  vais  te  bailler  une  comparaison 
Afin  de  concevoir  la  chose  davantage. 

{École  des  femmes,  II,  3.) 

c'est-à  dire  :  «  afin  que  tu  conçoives  »  ;  ou  encore  : 
«  Votre  Majesté  a  beau  dire,  et  MM.  les  prélats  ont 
beau  donner  leur  jugement,  ma  comédie,  sans  l'avoir 
vue,  est  diabolique  »  [Placet  au  lioi),  c'est  à-dire  «  sans 
que  ceux  qui  la  décrient  l'aient  vue  )).  Et  à  peine 
est-ce  une  incorrection  de  dire  avec  Maître  Jacques  : 
((  Vos  chevaux,  comment  voudriez-vous  qu'ils  traînas- 


90  ÉTUDES   CRITIQUES. 

sent  un  carrosse,  quils  ne  peuvent  pas  se  traîner 
eux-mêmes.  »  [Avare,  III,  1.) 

11  est  vrai  qu'il  y  en  a  d'autres,  et  de  plus  graves, 
comme  dans  ces  quatre  vers  de  l'École  des  femmes 
(I,  6)  où  Horace  dépeint  Agnès  à  Arnolphe  : 

Simple,  à  la  vérité,  par  Terreur  sans  seconde 
D'un  homme  rjui  la  cache  au  commerce  du  monde, 
Mais  qui  dans  l'ignorance  où  l'on  veut  l'asservir 
Fait  briller  des  attraits  capables  de  ravir.  • 

Le  premier  qui  se  rapporte  à  Arnolphe  lui-même, 
—  qu'Horace,  ainsi  qu'on  sait,  ne  connaît  pas  encore, 
à  ce  moment  de  l'action,  pour  le  tuteur  d'Agnès,  — 
et  le  second  qui  à  Agnès.  Voici  un  autre  exemple. 
C'est  Elmire  qui  s'adresse  à  Tartuffe,  dans  la  grande 
scène  du  IV"  acte  : 

Qu'est-ce  que  celte  instance  a  dû  vous  faire  entendre 
Qîie  l'intérêt  qu'en  vous  on  s'avise  de  prendre. 
Et  l'ennui  qic^on  aurait  que  ce  nœud  qu'on  résout... 
Vînt  partager  du  moins  un  cœur  que  l'on  veut  tout? 

Ce  n'est  pas  l'enchevêtrement  des  conjonctions  qu» 
est  incorrect,  ni  lourd,  dans  ces  vers;  et  Sainte  Bcuve 
a  même  ingénieusement  montré,  —  trop  ingénieuse- 
ment peut-être,  —  quel  parti,  dans  la  situation  très 
scabreuse  d'Elmire,  une  actrice  habile  pouvait  tirer 
de  l'embarras  de  la  phrase  : 

Qu'est-ce  que...  celle  instance  a  dû  \()ns  faire  entcMidrc 

Que...  l'intérêt...  qu'en  vous  on  s'avise  de  prendre, 

Et  l'onnui...  qu'on  aurait...  que...  ce  nouid  (lu'on  résout... 

Mais...  le  mot  d"  «  instance»  n'exprime  ici  qnr  d"iiii(^ 
manière  un  peu  vague  ce  qul'^linire  veut  ilire;  mais... 
les  deux  un  qui  se  l'cnconlicnl  v[  se  conlr.'irient  dans 
le -troisième  vers    ne  se   rapportent    pa.s    au   mèiiio 


LA   LANGUE    DE    MOLIÈRE.  9i 

sujet,  —  «  l'ennui  qu'on  aurait  »,  c'est  Elmire;  «  ce 
nœud  qu'on  résout  »,  c'est  Orgon;  — et  mais  enfin... 
(c  résoudre  un  nœud  »  ce  n'est  pas  former  ou  conclure 
un  projet  de  mariage,  et  au  contraire  ne  peut-on  dire 
qu'en  bon  français,  ce  serait  plutôt  le  rompre?  Recon- 
naissons le  donc  :  si  la  pureté  du  style  s'entend  de  la 
correction,  et  la  correction  de  la  parfaite  régularité, 
nous  n'irons  pas  jusqu'à  dire  avec  le  jeune  Vauvenar- 
gues,  c(  qu'il  y  a  peu  d'écrivains  moins  corrects  et 
moins  purs  que  Molière  »;  mais  les  incorrections  sont 
nombreuses  dans  son  œuvre,  dans  sa  prose  comme 
dans  ses  vers,  et  sans  en  excepter  même  celles  de  ses 
pièces  que,  comme  son  Tartuffe,  il  a  eu  tout  le  temps, 
entre  1664  et  1669,  de  revoir  à  loisir. 

Les  chevilles  aussi  y  abondent,  le  remplissage,  et 
ce  que  Malherbe  appelait  familièrement  la  ((  bourre  » 
dans  les  vers  de  Ronsard  : 

Vous  savez  mieux  que  moi,  quels  (jue  soient  nos  efforts, 
Que  Targeut  est  la  clef  de  tous  les  grands  ressorts. 

(École  des  femmes,  I,  6.) 

OU  encore  : 

C'est  être  bien  coiffé,  bien  préienu  de  lui 
Que  de  nous  démentir  sur  le  lait  d'aujourd'hui. 

[Tartu/fe,  IV,  3.) 

ou  encore  : 

Et  n'allez  pas  quitter,  de  quoi  que  l'o7i  vous  somme, 
Le  nom  que,  dans  la  Cour,  vous  avez  d'honnête  homme. 

(MisanUirope,  I,  2.) 

ou  encore  : 

Pour  moi,  je  ne  tiens  pas,  quelque  effet  qu'on  suppose. 
Que  la  science  soit  pour  gâter  quelque  chose. 

{Femmes  savantes,  IV,  3.) 


92  ÉTUDES  CRITIQUES. 

Je  sais  ce  que  l'on  répond  :  que  ces  prétendues 
«  chevilles  »  ne  laissent  pas,  après  tout,  d'ajouter 
quelque  petite  chose  -au  sens;  que  Molière,  comme 
Boileau,  comme  Racine,  et  généralement  comme  tous 
nos  classiques,  «  fait  le  second  vers  avant  le  premier  »; 
qu"il  écrit  vite,  qu'à  peine  se  rclit-il  ;  et  qu'en  tout 
cas  on  ne  vit  jamais  de  correcteur  d'épreuves  plus 
négligent.  J'ajouterai,  si  l'on  le  veut,  que,  lorsqu'il 
écrit  en  prose,  il  écrit  plus  vite  encore,  et  cela  s'induit 
de  la  quantité  de  a  vers  blancs  »  dont  la  prose  de 
V Avare  ou  de  don  Juan  est  semée  : 

Et  qui  vit  sans  tabac  est  indigne  de  vivre... 
Ce  serait  un  chapitre  à  durer  jusqu'au  soir... 
La  beauté  me  ravit  partout  où  je  la  trouve... 
Le  plaisir  de  l'amour  est  dans  le  changement... 

ou  encore  : 

Le  ladre  est  resté  ferme  à  toutes  mes  attaques... 
Je  vous  commets  au  soin  de  nettoyer  partout... 
11  n'est  si  pauvre  esprit  (jui  n'en  fît  bien  autant... 
Je  ne  vous  dirai  point  qu'ils  sont  sur  la  litière... 

Il  semble  ici  qu'on  surprenne  Molière  dans  le  tra- 
vail de  la  composition  :  il  trouve  d'abord  un  vers  et 
demi  : 

On  sait  que  ce  pied-plat... 

Par  de  sales  emplois  s'est  poussé  dans  le  monde, 

et,  quand  il  en  a  le  temps,  une  cheville  lui  donne  \a 
rime  : 

On  sait  que  ce  pied-plat,  digtie  qu'on  le  confonde, 
Par  de  sales  emplois  s'est  poussé  dans  le  monde*." 

{Miaanlhrope,  1,  1.; 

ou  bien  : 

Le  ciel... 

Pour  dilïérens  emplois  nous  fabrique  en  naissant. 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  93 

et  Molière  d'ajouter  : 

Le  ciel,  dont  nous  voyons  que  l'ordre  est  tout-puissant, 
Pour  difTérens  emplois  nous  fabrique  en  naissant. 

{Femmes  savantes,  I,  1.) 

Mais  toutes  ces  justifications  n'empêclient  pas  les 
cheyilles  d'être  des  «  chevilles  ));  et  si  la  pureté  du 
style  consiste  sans  doute  pour  une  part  dans  sa  lim- 
pidité, —  c'est-à-dire  dans  l'absence  d'inutilités  qui  en 
troublent  le  cours,  —  nous  comprenons  ce  que  La 
Bruyère  a  voulu  dire,  et  pourquoi  Fénelon  préférait 
la  prose  de  Molière  à  ses  vers. 

C'est  également  ce  que  voulait  dire  Bayle.  Il  repro- 
chait à  Molière  «  de  s'être  donné  trop  de  liberté  d'in- 
venter de  nouveaux  termes  et  de  nouvelles  expres- 
sions ));  et,  au  fait,  nous  voyons  par  le  Lexique  de 
M.  Livet  que  personne,  avant  ni  depuis  Molière,  ne 
s'est -servi  du  mot  de  rapatriage,  par  exemple,  ou  de 
celui  de  tabler,  dans  le  sens  de  s'attabler  : 

Faites  trêve,  Messieurs,  à  toutes  vos  sur|>rises, 
Et  pleins  de  joie  allez  tabler  jusqu'à  demain. 

{Amphitryon^  III,  5.) 

A-t-il  aussi  peut-être  inventé  les  mots  de  goguenar- 
deries  et  de  pimpesouée?  «  Voilà  une  belle  mijaurée, 
une  pimpesouée  bien  bâtie;  »  {Bourg,  gentilh.,  III,  9.) 
le  mot  d' exhilarant?  les  expressions  assez  inaccoutu- 
mées de  cachemenls  de  visage,  de  détournements  ou  de 
baissements  de  tête?  Elles  n'ont  d'ailleurs  pas  fait  for- 
tune; et,  en  dépit  de  lui,  nous  ne  disons  pas  davan 
tage  des  ((  visites  muguettcs  »,  ni  une  «  ondée  ùa  coups 
de  bâton  ».  [Fourb.  de  Scapin,  lll,  2.)  Nous  ne  disons 
pas  non  plus 

Et,  d'uie  stade  loin  il  sent  son  grand  irionaivjue. 

iMélictrle,  I,  3.) 

BRUNETitRE.  —  Etudes  critiiiiies  {!■•  série).  7 


94  ÉTUDES  CRITIQUES. 

iMais  ce  ne  sont  pas  précisément  là  ce  que  Bayle 
appelait  les  «  barbarismes  »  de  Molière,  et,  à  cet  égard, 
la  note  (E)  de  l'article  Poquelin  vaut  la  peine  qu'on 
la  cite.  La  voici  tout  entière  : 

((  //  lui  échappait...  des  barbarismes.,.  J'en  pourrais 
marquer  cent  exemples;  mais  je  me  bornerai  à  deux 
que  je  tire  d'une  pièce  que  l'on  a  mise  à  la  tête  de  ses 
œuvres  dans  quelques  éditions.  C'est  un  remercie- 
ment au  Roi;  il  y  donne  un  tour  merveilleux,  et  peut- 
être  n'a-t-il  rien  fait  de  meilleur  en  matière  de  petits 
ouvrages.  Considérez  bien  ces  quatre  vers  :  il  s'adresse 
à  sa  Muse  : 

A'^ous  pourriez  aisément  l'étendre,  [votre  compliment] 
Et  parler  des  transports  qu'en  vous  font  éclater 
Les  surprenans  bienfaits  ([ue,  sans  les  mériter, 
Sa  libérale  main  sur  vous  daigne  répandre. 

((  Cela  veut  dire,  selon  le  sens  de  l'auteur,  que  sa 
Muse  avait  reçu  de  grands  bienfaits,  encore  qu'elle  ne 
les  méritât  point;  mais  selon  la  grammaire,  cola 
signifie  (ju'encore  que  le  Roi  ne  méritât  point  ces 
bienfaits,  il  ne  laissait  pas  de  les  répandre  sur  la 
Muse  de  Molière.  C'est  donc  s'expliquer  barbarement. 
Voici  l'autre  exemple  : 

Les  Muses  sont  de  grandes  itroiiictleuses 
Et  comme  vos  sœurs  les  causeuses, 
Vous  ne  manqueriez  pas  sans  doute  par  le  bec. 

«  Le  sens  de  l'auteur  est  que  sa  Muse  ressemblerait 
à  ses  sœurs,  qui  ont  beaucoup  de  babil;  mais  selon  la 
grammaire  cela  signifie  clairement  et  uniquement 
f(uclle  ne  manquerait  pas  de  caquet,  comme  les 
autres  Muses  en  manquent.  Remarquez  bien  (iiic,  par 
barbarisme^  je  n'entends  pas  des  expressions  ou  des 


LA  LANGUE   DE   MOLIÈRE.  95 

paroles  tirées  des  autres  langues,  et  inconnues  à  la 
française  :  j'entends  un  arrangement  qui  choque  les 
règles  et  que  nos  bons  grammairiens  regardent 
comme  barbare. 

«  On  voit  dans  le  même  poème  marquis  repoussable  ; 
terme  barbare.  On  y  voit  prévenant  amas;  autre  terme 
barbare  :  car  le  mot  prévenant  nest  en  usage  qu'au 
figuré,  et  ne  signifie  pas  un  homme  qui  a  passé  devant 
d'autres.  )) 

Il  est  vrai  que  cette  «  note  »  soulève  une  petite  dif- 
ficulté. La  première  édition  du  Dictionnaire  de  Bayle 
est  de  1697,  et  on  lit  bien  dans  la  neuvième  édition 
des  Caractères^  qui  est  de  1696  :  «  Il  n'a  manqué  à 
Molière  que  d'éviter  le  jargon  et  le  barbarisme,  et 
d'écrire  purement  »,  mais  dans  les  cinq  éditions  pré- 
cédentes, 1689-1695,  La  Bruyère  s'était  contenté  de 
mettre  :  «  Il  n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le 
jargon  et  d'écrire  purement  ».  Bayle,  qui  était  à  l'afïùt 
de  toutes  les  nouveautés,  a-t-il  remarqué  l'addition, 
et  a-t-il  voulu  dans  sa  note  en  préciser  le  sens?  et  la 
Bruyère  avait-il  voulu,  lui,  se  conformer  à  l'autorité 
de  l'Académie,  dont  il  était,  et  qui  venait  tout  juste- 
ment, en  1694,  de  définir  ainsi  le  barbarisme  :  ((  Faute 
qu'on  fait  contre  la  pureté  de  la  langue,  en  se  servant 
de  mauvais  mots  ou  de  mauvaises  phrases?  »  Mais  je 
croirais  plutôt  qu'y  ayant  deux  espèces  de  fautes 
contre  «  la  pureté  de  la  langue  »,  l'une  qui  consiste  à 
n'en  pas  observer  scrupuleusement  toutes  les  règles; 
et  l'autre  à  en  altérer  ou  à  en  obscurcir  la  clarté  de 
diverses  manières,  —  par  de  nouvelles  expressions, 
qu'on  essaie  de  mettre  en  usage  au  hasard  de  ce  qu'il 
en  adviendra,  —  c'est  la  première  qu'en  l'appelant 


96  ETUDES   CRITIQUES. 

barbarisme,  La  Bruyère  a  cherché  à  distinguer  expres- 
sément de  la  seconde,  qu'il  a  nommée  du  nom  de 
jargon. 

Mon  Dieu!  je  n'avons  pas  (Hugué  comme  vous 
Et  je  parlons  tout  droit  comme  on  parle  ciicux  nous... 
{Femmes  savantes,  H,  6.) 

dit  Martine  dans  les  Femmes  savantes;  et  je  sais  bien 
que  Bclise  s'écrie  :  «  Quel  solécisme  horrible!  »  mais, 
pour  La  Bruyère  «  solécisme  »  ou  «  barbarisme  », 
comme  pour  Bayle,  c'est  tout  un;  et  le  «  jargon  » 
qu'il  a  voulu  que  l'on  ne  confondît  ni  avec  l'un  ni 
avec  l'autre  est  autre  chose  encore. 

On  persiste  à  l'entendre  du  langage  que  Molière  a 
mis  dans  la  bouche  de  Martine  elle-même,  de  quel- 
ques-uns de  ses  valets  ou  de  ses  grotesques,  de  ses 
paysans,  le  Lucas  de  George  Dandin,  la  Mathurine 
de  Don  Juan;  et  on  l'a  aussi  entendu  des  patois,  du 
haut  allemand  ou  du  languedocien,  que  baragouinent 
Scapin  dans  les  Fourberies,  ou  Ncrinc  dans  Poiirceau- 
gnac.  C'est  justement  ce  que  la  Bruyère  s'était  efforcé 
d'éviter.  Le  a  jargon  »  qu'il  se  plaint  que  Molière  ait 
trop  souvent  employé,  c'est  le  jargon  précieux;  c'est 
le  langage  conventionnel  de  la  galanterie  de  son 
temps;  c'est  une  espèce  d'affectation  et  de  mauvais 
goût  dont  Molière  n'a  jamais  pu  se  défaire  entière- 
ment. Relisez,  par  exemple,  les  premières  scènes  de 
VAvaj^e,  où  sans  doute  on  ne  prétendra  pas  que 
Molière  ait  voulu  tourner  en  ridicule  Elise  ni  Volère  : 
«  Vous  repentez  vous  de  cet  engagement,  dit  Valère, 
où  mes  feux  ont  pu  vous  contraindre  »,  et  il  ajoute  : 
((  Ne  m'assassinez  point  par  les  sensibles  coups  d'un 
toupçon  outrageux.    »   Et,  du  même   ton,    Elise   lui 


LA   LANGUE   DE   MOLIERE.  97 

répond  :  «  Oui,  Valère,  je  liens  voire  cœur  iiuvipalih? 
de  m'abuser;  je  crois  que  vous  m'aimez  d'un  vérilable 
amour...  et  je  retranche  mon  chagrin  aux  appréhen- 
sions du  blâme  qu'on  pourra  me  donner.  »  Y  a-t  il  rien 
de  moins  naturel?  Voyez  encore  ces  vers  de  V Amphi- 
tryon, que  cependant  on  est  convenu  de  trouver 
mieux  écrit  que  les  autres  pièces  en  vers  : 

Votre  amant,  de  vos  vœux  jaloux  au  dernier  point, 
Souhaite  qu'à  lui  seul  votre  cœur  s'abandonne; 

Il  veuf  de  pure  source  obtenir  vos  ardeurs, 
El  ne  veul  rien  tenir  des  nreuds  de  l'/iyménée. 
Rien  d'un  fâcheux  devoir  qui  fait  agir  les  cœurs, 
El  par  qui,  tous  les  jours,  des  plus. chères  faveurs 
La  douceur  est  empoisonnée. 

{Amphilri/on,  1,  3.) 

,  II  n'y  a  presque  rien  de  plus  fade  dans  les  opéras  de 
Quinault,  qu'au  surplus  la  critique  du  xviii^  siècle  a 
mis  presque  au  même  rang  que  les  tragédies  de 
Racine  ou  les  comédies  de  Molière  ^  Et  vainement 
dira-ton  que  Jupiter  s'amuse  ici  d'Alcmène  et  de  lui- 
même!  On  ne  fera  pas  qu'ailleurs,  et  comme  ici, 
Molière  ne  soit  plein  de  ces  gentillesses.  J'ai  même 


1.  11  n'est  pas  d'ailleurs  douteux  que  Quinault  ait  manié  ce 
style  de  la  galanterie  d'alors  avec  une  habileté  rare  : 

Vous  juriez  autrefois  que  cette  onde  rebelle 
Se  ferait  vers  sa  source  une  route  nouvelle 
Plutôt  qu'on  ne  verrait  votre  cœur  dégagé  : 
Voyez  couler  ces  flots  dans  cette  vaste  plaine, 
C'est  le  même  penchant  qui  toujours  les  entraîne 
Leur  cours  ne  change  point  et  vous  avez  changé. 

Il  n'y  a  guère  de  style  plus  «  coulant  >>  que  celui  de  Quinault, 
dans  les  bons  endroits;  et,  par  une  afflnité  qui  mérite  qu'on  la 
signale,  peu  de  poètes  ont  tiré  plus  volontiers  leurs  comparai- 
sons de  ce  qu'il  y  a  dans  la  nature  de  mouvant  et  de  fluide. 

Mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  écrive  »  mieux  »  que  Molière. 


98  ETUDES   CRITIQUES. 

pensé  parfois  sur  ce  propos  que,  s'il  s'était  moqué  si 
cruellement  de  la  préciosité,  c'est  qu'il  en  tenait;  et  il 
le  savait!  Nous  nous  acharnons  souvent  dans  la  satire 
aux  défauts  qui  sont  précisément  les  nôtres,  ou  qui 
le  seraient,  si  nous  n'y  prenions  garde  ;  et  que  servi- 
rait d'être  Molière  si  l'on  ne  poursuivait  ses  propres 
vices...  dans  la  personne  des  autres? 

Restent  enfin  le  «  galimalias  »,  et  cette  «  multitude 
de  métaphores  »,  qui  feraient,  au  dire  de  Fénelon,  un 
si  choquant  contraste  avec  «  l'élégante  simplicité  »  de 
Térence.  Et  nous  convenons  qu'on  n'a  jamais,  dans 
aucune  langue,  écrit  plus  élégamment  que  Térence, 
ni  plus  simplement,  tandis  qu'aucun  grand  écrivain 
n'est  plus  abondant  que  Molière  en  métaphores  d'ail- 
leurs inutiles,  et  n'y  met  moins  d'élégance  ou  de 
choix.  Voici  quelques  vers  franchement  détestables  : 

Ne  vous  y  fiez  pas,  il  aura  dos  ressorts 
Pour  donner  contre  vous  raiso7i  à  ses  efforts, 
Et,  sur  7>wiiis  que  cela,  le  poids  d'une  cabale, 
Embairasse  les  gens  dans  un  fâcheux  dédale. 

{Tartuffe,  V,  3.) 

Mais  cette  prose  est-elle  beaucoup  meilleure  :  «  Les 
applaudissements  me  touchent,  et  je  tiens  que  dans 
tous  les  beaux  arts  c'est  un  supplice  assez  fâcheux 
que  de  se  produire  à  des  sots,  que  d'essuyer  sur  des 
compositions  les  barbaries  r/'iin  sliipide...  Il  y  a  plaisir, 
ne  m'en  parlez  point,  à  travailler  pour  des  personnes 
qui  soient  capables  de  sentir  les  délicatesses  d'un  ait... 
et  qui  sachent,  par  de  chalouillanles  approbuliotis, 
vous  régaler  de  votre  travail?  »  {/Jourgeois  gentil- 
homme.) Et  ce  ne  sont  pas  là,  —  on  le  sait,  ou  du 
moins  on  peut  s'en  convaincre  aisément,  — ce  ne  sont 


LA   LANGUE   DE  MOLIÈRE.  99 

p-ns  de  ces  passages  artificieusement  choisis,  dont  on 
aurait  peine  à  retrouver  les  semblables!  Non!  mais  il 
s'agit  bien  d'une  manière  d'écrire  habituelle  à  Molière  : 

Non,  non,  il  n'est  point  d'âme  un  peu  bien  située 

Qui  veuille  d'une  estime  ainsi  prostituée, 

El  la  plus  glorieuse  a  des  régals  peu  chers 

Dès  qu'on  voit  qu'on  nous  mêle  avec  tout  l'univers. 

{Misanthrope,  I,  1.) 

Le  premier  de  ces  deux  on,  c'est  nous,  et  le  second 
c'est  les  autres  :  nous  avons  vu  que  cette  faute  était 
ordinaire  à  Molière.  ((  Avoir  des  régals  peu  chers  », 
n'est  pas  d'une  meilleure  langue  que  le  fameux  «  Et 
nous  berce  un  temps  notre  ennui  »,  du  sonnet 
d'Oronte,  et  la  métaphore  est  assurément  moins  jolie. 
S'il  n'est  pas  douteux  que  «  la  plus  glorieuse  »  se  rap- 
porte, selon  le  sens,  à  «  estime  »,  c'est  à  âme  que  la 
grammaire  le  rejoindrait  naturellement.  Une  «  âme 
un  peu  bien  située  »  n'a  jamais  été  synonyme  d'  «  un 
cœur  bien  placé  ».  Tous  les  défauts  du  style  de 
Molière  sont  réunis  dans  ces  quatre  vers.  Considérons 
encore  ces  quelques  lignes  de  ï Avare  :  a  Je  n'aurais 
rien  à  craindre,  dit  Elise  à  Valère,  si  tout  le  monde 
vous  voyait  des  yeux  dont  je  vous  vois,  et  je  trouve 
en  votre  personne  de  quoi  avoir  raison  aux  choses  que  je 
fais  pour  vous.  Mon  cœur,  pour  sa  défense,  a  tout  votre 
mérite,  appuyé  du  secours  d\ine  reconnaissance  ou  le 
Ciel  m'engage  envers  vous.  »  «  Avoir  raison  aux  choses 
que  l'on  fait  »  est  une  locution  barbare,  que  des  locu- 
tions analogues,  si  l'on  s'évertuait,  comme  M.  Livet 
dans  son  Lexique,  à  en  chercher,  et  qu'on  en  trouvât, 
n'excuseraient  point.  «  Mon  cœur,  pour  sa  défense  », 
est  amphibologique,  si  ce  n'est  nullement  du  «  mérite  » 


100  ETUDES   CRITIQUES. 

de  Valèrc  ou  de  son  propre  penchant,  à  elle,  qu'Élise 
ici  songe  à  ((  se  défendre  »,  mais  du  jugement  que  le 
monçlc  fera  du  choix  de  son  «  cœur  ».  Le  ((  secours 
d'une  reconnaissance  où  le  Ciel  engage  Elise  envers 
Valère  »,  ce  «  secours  »  appuyant  ce  «  mérite  »,  et  ce 
«  mérite  »  suffisant  à  «  la  défense  de  ce  cœur  »  sont 
du  pur  galimatias.  Combien  d'autres  exemples  ne 
pourrait-on  pas  apporter  !  Des  «  naturels  rétifs  »  qui 
se  ((  raidissent  contre  le  droit  chemin  de  la  raison  »; 
les  ((  malheureux  restes  d'une  succession  déchirée  », 
un  «  monstre  plein  d'effroi  »  que  l'on  s'est  formé 

De  l'affront  que  nous  fait  un  manquement  de  foi; 

une  «  pleine  droiture  »  «  où  l'on  se  renferme  »;  de 
((  molles  complaisances  »  qui 

Donnent  de  l'encens  à  nos  extravagances... 

il  semble  qu'il  y  ait  là  de  quoi  justifier  toutes  les  cri- 
ti(|ucs.  Boileau  lui-même,  —  bon  écrivain  d'ailleurs, 
mais  qui  n'est  pas  d'ordinaire  ce  qu'on  appelle  heu- 
reux en  métaphores,  —  n'en  a  pas  de  plus  surpre- 
nantes. 

Je  voudrais  de  bon  cœur  qu'on  pût,  entre  vous  deux. 
De  quelque  ombre  de  paix  racommnder  le.i  tiœuds. 

{Tarlu/re,  V,  .3.) 

«  Raccommoder  les  nœuds  d'une  ombre  de  paix  », 
quel  éclat  de  rire  si  c'était  quelqu'un  de  nos  journa- 
listes qui  s'avisât  de  réconcilier  en  ces  termes  deux 
adversaires  politiques!  Et  il  est  possible  que  tout  cela 
soit  comme  entraîné  dans  la  rapidité  du  discours,  ou 
sauvé  par  la  vérité  de  l'imitation  des  carn(Uères  et  par 
la  force  des  situations,  mais  il  est  ceilain  (|ue  cela 
est;  il  est  certain  que  cette  prose,  que  ces  vers  sont 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  101 

bien  de  Molière;  et  il  est  certain  qu'on  ne  les  trouve 
pas  seulement  dans  les  pièces  de  sa  jeunesse,  le  Dépil 
amoureux  oU  l'École  des  maris,  et  dans  ses  farces, 
Monsieur  de  PourceaUgnac  ou  Scapin,  mais  dans  ses 
chefs-d'œuvre^  dans  V École  des  femmes  et  dans  7V;r 
tu/fë^  dans  le  Misanthrope  et  dans  l'Avare,  dans  Dun 
Juan  et  dans  les  Femmes  savantes. 

«  C'est,  dit-on,  qu'il  improvise  »;  et,  en  effet,  il  Ira 
vaille  vite,  beaucoup  plus  vite  que  Boileau.  plus  vile 
que  Racine;  —  à  peine  plus  vite  cependant  que  Cor- 
neille. Sept  Ou  huit  ans  ont  suffi  à  Corneille,  de  1640 
à  1647,  pour  composer  presque  tous  ses  chefs- 
d'œuvre  :  Horace,  Cinna,  Polyeucle,  le  Menteur,  la 
Mort  de  Pompée,  la  Suite  du  Menteur,  Théodore, 
Rodogune  et  Héraclius.  Aussi  bien  Molière  l'a-t  il  dit 
lui-même  : 

...  le  temps  ne  fait  rien  à  l'afTaire; 

et  il  n'a  pas  eu  moins  de  cinq  ans,  de  1664  à  1669, 
pour  corriger,  revoir  et  achever  spn  Tartuffe,  s'il  l'eût 
voulu,  et  qu'il  l'eût  pu.  En  revanche,  l'une  de  ses 
pièces  qui  passe  pour  être  des  «  mieux  écrites  w  est 
son  Amfhilryon,  et  c'est  une  de  celles  qu'il  a  com- 
posées le  plus  rapidement.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que 
l'explication,  que  la  raison  des  incorrections  ou  des 
négligences  qu'on  lui  reproche,  de  son  galimatias  ou 
de  ses  barbarismes,  est  ailleurs?  Mettons  à  part  son 
jargon,  qu'il  eût  aisément  évité,  s'il  n'avait  cru  devoir 
quelquefois  se  guinder  pour  plaire  aux  beaux  esprits 
et  à  la  Cour.  Les  défauts  du  style  de  Molière  ne  sont 
pas  seulement  le  revers  ou  la  rançon  de  ses  qualités, 
ils  en  sont  la  condition  même.  Il  eût  écrit  moins  bieii, 


J02  ÉTUDES   CRITIQUES. 

s'il  avait  mieux  écrit.  Et  ceux  qui  l'ont  Jugé  si  sévère- 
ment se  sont  jugés  eux-mêmes,  pour  l'avoir  prétendu 
juger  à  leur  mesure,  au  lieu  de  la  sienne,  ou  plutôt 
encore  pour  avoir  méconnu  le  vrai  caractère  de  son 
style,  l'objet  de  sa  «  rhétorique  »,  et  les  exigences  pre- 
mières de  la  représentation  ou  de  la  peinture  de  la  vie. 


II 


L'une  des  premières  leçons  que  donnent  encore  nos 
rhétoriques,  c'est  qu'il  ne  faudrait  pas  écrire  comme 
l'on  parle,  et  assurément  elles  ont  raison,  —  si  l'on 
parle  mal.  Mais,  si  l'on  parle  bien,  quel  motif  aurait- 
on  d'écrire  autrement  qu'on  ne  parle?  On  ne  pensait 
pas,  du  temps  de  Molière,  qu'il  pût  y  en  avoir;  et, 
tout  au  contraire,  non  seulement  avec  les  précieuses, 
avec  Voiture  et  avec  Balzac,  mais  avec  Vaugelas  en 
personne,  on  estimait  généralement  que  ((  la  parole 
qui  se  prononce  est  la  première  en  ordre  et  en  dignité, 
puisque  celle  qui  est  écrite  n'est  que  son  im;ige, 
comme  l'autre  est  l'image  de  la  pensée  ».  A  la  vérité, 
cette  opinion,  que  j'emprunte  à  la  célèbre  Préface  des 
Remarques  sur  la  Langue  française^  était  relativement 
nouvelle  aux  environs  de  1040,  —  les  Remarques  sont 
de  1047,  —  et  il  semble  bien  que  les  écrivains  du 
siècle  précédent,  Rabelais,  Ronsard  surtout,  Mon- 
taigne, se  fussent  plus  souciés  de  la  «  ligure  »  (pie  du 
son  ou  de  la  «  musique  »  des  mots.  Ils  étaient  de  la 
famille  des  visuels  :  ce  sont  ceux  qui  voient  leur 
phrase  écrite  plutôt  qu'ils  ne  l'entendent  parlée.  Mais, 
sous  l'iniluence  de  diverses  causes,  —  telles  que  le 


LA    LANGUE   DE   MOLIERE.  103 

développement  de  l'esprit  de  cour  ou  de  conversa- 
tion ;  telles  que  la  nature  des  modèles  qu'on  imite,  ^ 
et  qui  de  Grecs  sont  devenus  uniquement  Latins; 
telles  encore  que  la  fortune  des  «  genres  communs  », 
éloquence  de  la  chaire  et  théâtre,  —  voici,  qu'entre 
1610  et  1640,  presque  tous  nos  écrivains  deviennent 
ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui  des  auditifs,  et  leur 
style  un  style  oratoire. 

C'est  ce  qu'il  faut  bien  savoir,  si  nous  leur  voulons 
être  équitables,  c'est-à-dire  les  juger  sur  ce  qu'ils  ont 
eux-mêmes  voulu  faire,  et  d'après  leurs  propres  prin- 
cipes. Ils  n'écrivent  point  pour  être  lus,  mais  pour 
être  entendus.  Ils  ne  racontent  point,  ni  même 
n'exposent  ou  ne  raisonnent  :  ils  discourent.  Ils  ne 
se  soucient  pas  d'être  pittoresques  ou  colorés,  mais 
éloquents.  L'arrangement  de  leur  phrase  n'est  point 
calculé  ni  destiné  pour  les  yeux,  mais  pour  l'oreille. 
Lisez  Cassaigne,  à  ce  propos,  dans  la  Préface  qu'il  a 
mise  aux  Œuvres  de  Monsieur  de  Balzac,  ou  encore 
Godeau,  dans  son  Discours  sur  les  Œuvres  de  Mon- 
sieur de  Malherbe.  L'un  et  l'autre  ils  ne  louent  de  rien 
tant  leur  auteur  que  d'avoir  découvert  et  fixé  a  les 
nombres  »,  en  français,  Balzac  ceux  de  l'éloquence,  et 
Malherbe  ceux  de  la  poésie.  Sans  le  nombre,  c'est-à- 
dire  sans  l'harmonie,  écrit  Godeau,  «  il  n'y  a  point  de 
pensées  qui  ne  dégoûtent  incontinent  »  ;  et  le  grand 
mérite  de  Balzac,  aux  yeux  de  Cassaigne,  c'est 
«  d'avoir  montré  que  l'éloquence  doit  avoir  ses 
accords,  aussi  bien  que  la  musique  ».  Ces  citations 
sont  textuelles.  Mais  ce  n'est  pas  assez  de  dire  que  la 
langue  du  xvii®  siècle,  en  général,  est  «  oratoire  »  : 
cela  est  évident  des  Sermons  de'Bossuet  ou  des  Provin- 


104  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ciales  de  Pascal.  Ce  n'est  ])as  non  plus  assez  de  dire 
que  les  «  comédies  de  Molière  sont  faites  avant  tout 
pour  être  jouées  »,  et  il  en  faut  dire  autant  des  tragé- 
dies de  Racine  on  de  Corneille.  11  faut  encore  aller 
plus  loin;  et  il  faut  poser  comme  fait  que  le  caractère 
le  plus  général  du  style  classique,  de  1636  à  1690,  a 
été  d'être  un  style  parlé. 

Je  ne  dis  pas  «  périodique  »,  après  ou  d'après 
Taine,  et  je  ne  dis  pas  non  plus  «  organique  »,  avec 
Scherer.  J'ai  appris  à  me  défier  de  ce  mot  ((  d'orga- 
nique »,  sous  lequel  personne  encore  n'a  su  dire  clai- 
rement ce  qu'il  entendait,  s'il  n'y  mellait  qu'une 
métaphore,  ou  s'il  attribuait  à  la  ((  phrase  »  je  ne 
sais  quelle  vie  naturelle  et  indépendante.  D'un  autre 
côté,  le  mot  de  «  périodique  »  suppose  un  arrange- 
ment de  parties,  des  artifices  et  des  apprêts,  un 
balancement,  une  pondération,  un  équilibre,  qu'on 
pourra  bien  trouver  dans  Voiture  ou  dans  Balzac,  — 
et  plus  tard  dans  Fléchier  ou  dans  Massillon,  qui 
sont,  eux,  vraiment  des  rhéteurs,  —  mais  non  pas 
du  tout  dans  Bossuet  ni  dans  Pascal,  et  encore  bien 
moins  dans  La  Fontaine  ou  dans  Molière.  Le  vrai 
style  parlé  se  définit  plus  simplement,  plus  naïve- 
ment. Il  essaie  d'imiter  ou  de  reproduire  le  jaillisse- 
ment môme  de  la  parole,  lorsqu'on  fait  parler  les 
autres,  comme  font  Racine  ou  Molière,  et,  quaiul  on 
parle  soi  môme,  pour  sbli  compte  et  en  Son  nom, 
comme  Bossuet  et  comme  Pascal,  la  génération  de  la 
pensée.  La  pensée  se  présente  à  nous  totale  cl  indi- 
vise, confuse  et  indéterminée,  embarrassée,  si  je  puis 
ainsi  dire,  de  contrepensées  qui  la  complètent  ou  qui 
la  restreignent.  Si,  pour  l'exprimer,  nous  commen- 


LA   LANGUE   DE   MOLIERE.  lOB 

çons  par  la  décomposer,  et  qu'ensuite  nous  la  recom- 
posions au  moyen  du  langage,  nous  en  avons  fait 
l'analyse;  et  c'est  le  style  écrit.  Mais,  au  lieu  de  la 
décomposer,  si  l'on  se  propose  d'en  reproduire  les 
accidents  eux-mêmes,  et  ainsi  de  conserver  à  la  parole 
qui  la  rend  je  ne  sais  quel  air  d'improvisation,  c'est 
le  style  parlé.  Tel  est  le  style  de  Pascal  :  «  Le  nez  de 
Cléopâtre,  s'il  eût  été  plus  court,  toute  la  face  de  la 
terre  aurait  changé....  »  Tel  est  le  stylc.de  Bossuet  : 
«  Nous  lisons  dans  l'histoire  sainte,  c'est  au  premier 
livre  d'Esdras,  que,  lorsque  ce  grand  prophète  eut 
rebâti  le  temple  de  Jérusalem,  que  l'armée  assyrienne 
avait  détruit,  le  peuple,  mêlant  ensemble  le  triste 
ressouvenir  de  sa  ruine  et  la  joie  d'un  si  heureux 
rétablissement,  une  partie  poussait  en  l'air  des 
accents  lugubres,  l'autre  faisait  retentir  des  chants 
d'allégresse....  »  C'est  le  mouvement  môme  de 
la  pensée,  et  il  semble  qu'on  la  voie  naître  sur  les 
lèvres  de  l'orateur.  Tel  est  aussi  le  style  de  Molière, 
et,  de  cette  conception  du  style,  résultent  aussitôt 
quelques  particularités  à  faire  dresser  les  cheveux 
sur  les  tètes  des  maîtres  d'école,  mais  qui  ne  sont 
point  du  tout  pour  cela  des  incorrections. 

C'est  ainsi  que  Molière  est  plein  de  tournures  elli- 
ptiques, imitées  de  la  liberté  de  la  conversation,  et  du 
genre  de  celles  que  Bayle,  on  l'a  vu,  n'a  pas  craint  d'ap- 
peler des  «  barbarismes  ».  Reprenons  un  des  exem- 
ples que  nous  en  avons  donnés  :  a  Ma  comédie,  écrit 
Molière,  sans  lavoir  vue,  est  diabolique.  »  En  quoi 
consiste  ici  l'incorrection?  Il  serait  vraiment  difficile 
de  le  dire!  Et  cependant,  après  Bayle,  Sainte-Beuve 
l'a    notée  quelque   part  comme  telle,  dans  un  coin 


106  ÉTUDES  CRITIQUES. 

de  son  Port-Royal.  Autant  vaut  reprocher  à  Racine 
d'avoir  commis  un  solécisme  dans  le  vers  fameux 

(VAndroniaque  : 

Je  t'aimais  inconstant,  qu'aurais-je  fait,  fidèle? 

Si  l'on  ne  l'oserait  plus  aujourd'hui,  nous  ne 
reprocherons  donc  pas  davantage  à  Molière  d'avoir 
mis  cette  phrase  dans  la  bouche  de  don  Juan,  parlant 
aux  frères  de  son  Elvire  :  «  Oui,  je  suis  don  Juan 
lui-même,  et  Vavaniage  du  nombre  [que  vous  avez  sur 
moi]  ne  m'obligera  pas  à  vouloir  déguiser  mon  nom.  » 
Toute  autre  tournure,  moins  elliptique,  serait  moins 
rapide,  et  surtout  moins  ((  parlée  »  :  don  Juan  raison- 
nerait, il  ne  «  causerait  »  plus.  Oui,  dit  Horace  à 
Arnolphe, 

Oui,  mon  père  m'en  parle,  et  qu'il  est  revenu, 
Comme  s'il  devait  m'ôtre  entièrement  connu. 

{Ecole  des  femmes,  I,  6.) 

Que  gagnerions-nous  à  ce  que  Molière  eût  écrit  : 
((  Oui^  mon  père  m'en  parle  et  [à  (;c  qu'il  m'en  dit  par 
ailleurs,  il  njoulc]  qu'il  est  revenu;  »  et  qui  ne  voit 
ce  que  la  vivacité  du  dialogue  y  perdrait?  Voici  encore 
deux  vers  des  /ù;mmes  savantes  : 

Faites,  faites  paraître  uni;  àine  moins  cinnmune 
A  braver,  comme  moi,  les  traits  de  la  fortune. 

{Femmes  savantes,  V,  4.) 

Hlen  iiélait  plus  aisé  que  d'écrire  : 

En  brav'uit,  comme  moi... 

ou  encore  : 

El  bravez,  comme  moi,  les  traits  de  la  Corlune. 

Pourquoi   Molière  ne  l'a-t  il   pas   fait?  Et  si  l'on 


LA   LANGUE   DE   MOLIERE.  107 

répond  encore,  puisque  enfin  on  n'a  guère  fait  jus- 
qu'ici d'autre  réponse  :  «  C'est  qu'il  improvisait  )),  je 
réponds  à  mon  tour  :  a  Oui;  et  en  improvisant,  il 
écoutait  son  personnage;  il  entendait  parler  Phila- 
minte;  il  écrivait  sous  la  dictée  du  modèle  qu'il  avait 
devant  lui.  »  Les  exemples  abonderaient  de  ces 
((  incorrections  »  qui  en  sont,  si  l'on  le  veut,  pour  les 
yeux,  mais  non  pas  pour  l'oreille.  Les  dialogues  sont 
faits  pour  être  parlés,  comme  les  sermons  pour  être 
((  prononcés  ));  je  dirais  volontiers  comme  les  lettres, 
celles  de  Mme  de  Sévigné,  par  exemple,  étaient  faites 
pour  être  «  lues  à  haute  voix  )),  en  famille  ou  dans  le 
cercle  de  ses  amis.  Ils  y  reconnaissaient  la  vivacité 
primesautière  de  sa  conversation;  et  un  excès  de 
régularité  les  eût  au  contraire  choqués.  Pareillement 
Molière,  et  pareillement  tous  leurs  contemporains,  ou 
presque  tous,  La  Fontaine  entre  autres,  jusque  dans 
ses  Fables,  et  Racine,  et  Boileau  lui-même. 

On  l'oublie  encore  quand  on  reproche  à  Molière, 
comme  l'a  fait  Scherer,  de  «  cheviller  abominable- 
ment »,  et  que  d'ailleurs  on  en  donne  pour  exemple 
ces  deux  vers  du  Misanthrope  : 

Serait-il  à  propos,  et  de  la  bienséance, 

De  dire  à  mille  gens  tout  ce  que  d'eux  on  pense! 

(Misanthrope,  I,  1.) 

Il  n'est  peut  être  pas  a  de  la  bienséance  »,  observait 
à  ce  propos  un  critique  malicieux,  que  je  reproche, 
moi  jeune  homme,  à  un  homme  d'âge  comme 
M.  Scherer,  l'excès  ou  l'erreur  de  sa  sévérité,  mais  cela 
est  pourtant  «  à  propos  ))  ;  et  la  remarque  suffit  à 
prouver  qu'il  n'y  a  donc  pas  de  pléonasme  ou  de  che- 


108  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ville  dans  les  deux  vers  qu'on  incrimine.  Mais  quand 
on  en  citerait  d'autres,  et  de  mieux  choisis  : 

Pour  moi  je  ne  tiens  pas,  quelque  effet  qu'on  suppose, 
Que  la  science  soit  pour  gâter  quelque  chose; 

{Femmes  savantes,  IV,  3.) 

on  pourrait  encore  discuter,  dire  que  la  cheville  n'en 
est  pas  une,  qu'elle  ajoute  quelque  chose  au  sens;  et 
surtout  on  pourrait  dire,  il  faudrait  même  dire  que 
des  vers  conçus  et  faits  eux-mêmes  pour  être  «  dits  » 
sur  le  théâtre,  ne  sauraient  aller  à  leur  but  sans 
donner  un  peu  de  relâche  à  l'attention  du  spectateur 
et  à  la  continuité  du  débit  de  l'acteur. 

Je  veux  donc  qu'il  y  ait  de  la  «  bourre  »  dans  les 
vers  de  Molière,  mais  on  remarquera  qu'il  y  en  a 
aussi  dans  sa  prose,  et  s'il  n'y  en  avait  pas,  nous 
aurions  presque  le  droit  de  nous  en  plaindre.  11  faut 
des  temps  d'arrêt  dans  la  conversation;  la  parole  ne 
suit  pas  immédiatement  la  pensée;  un  style  non  seu- 
lement concis  et  ramassé,  mais  trop  dense,  fatigue-" 
rait  promptement  l'interlocuteur. 

Perse  en  ses  vers  obscurs,  mais  serrés  et  pressants, 
Affecla  d'enfermer  moins  de  mots  que  de  sens; 

aussi  est-il  Perse,  et  ses  vers  ne  manquent  ils  de 
rien  tant  que  de  naturel.  Il  n'est  pas  conforme  à  la 
réalité,  même  en  prose,  que  tous  les  mots  aient  le 
même  intérêt  ou,  pour  ainsi  parler,  la  même  préten- 
tention.  «  Quoi  quon  die  »  a  du  bon,  le^t^oi  qu'on  die 
du  Trissotin,  et  Molière  s'en  moque,  mais  il  y  a  plaisir 
à  le  voir  en  user. 

Et  enfin  tout  le  mal,  qi/.oii/ue  le  monde  f/lose, 
^'cst  que  dans  la  la^on  de  recevoir  la  chose, 

(École  (les  /erntnes,  IV',  8.) 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  109 

OU  encore  : 

Sorlirai-jc  pour  lui,  quelque  éclat  dont  il  brille. 
De  la  pudeur  du  sexe  et  du  devoir  de  fille? 

{Tarta/fe,  II,  3.) 

et  encore  : 

Et  je  ne  vois  rien  là,  si  f  en  puis  raisonner, 
Qui  blesse  la  pensée,  et  fasse  frissonner. 

{Femmes  savantes,  I,  I.) 

Toutes  ces  «  chevilles  »,  manifestement,  soubgent 
l'attention  de  l'auditeur.  Elles  nous  donnent  le  temps 
de  respirer.  Je  ne  sais  si  l'on  ne  pourrait  ajouter 
qu'elles  règlent  la  diction  de  l'acteur.  A  tout  le  moins 
l'avertissent-elles  de  la  monotonie  de  notre  alexan- 
drin. Elles  l'obligent  à  changer  de  ton.  Elles  le  ramè- 
nent au  naturel.  Elles  rapprochent  encore  le  discours 
do  l'allure  de  la  conversation.  Il  n'a  pas  l'air  étudié, 
calculé,  compassé.  Grâce  à  ces  chevilles,  le  person- 
nage n'apporte  point  sa  phrase  toute  faite;  il  ne  la 
récite  point  comme  venant  de  son  auteur,  mais  de  son 
fond,  à  lui,  qui  parle;  il  la  cherche  en  notre  présence, 
devant  nous,  et  la  trouve  à  peine  avant  nous,  presque 
en  même  temps  que  nous.  Et,  puisque  rien  n'est  plus 
«  précieux  »  que  de  vouloir  faire  un  sort  à  chaque 
mot,  on  conçoit  que  rien  n'ait  répugné  davantage  au 
grand  ennemi  de  la  préciosité. 

Ce  qui  est  encore  moins  naturel,  aux  yeux  de 
.Molière  et  de  la  plupart  des  honnêtes  gens  de  son 
temps,  c'est  de  suivre  ses  métaphores.  Ils  ne  vont  pas 
tout  à  fait  aussi  loin  que  ce  prince  de  Conti,  qui  pré- 
tendait qu'encore  vaut-il  mieux  dire:  «Je  suis  crotte... 
comme  une  horloge  »,  que  de  rester  court  sur  une 
comparaison.  C'était  se  donner  un  peu  trop  de  liberté. 

Brunetière.  —  Études  critiques  (7«  série).  8 


110  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Ce  qui  est  toutefois  certain,  c'est  que  ces  métapliores 
incohérentes,  —  qui  amusent  tant  nos  journalistes, 
sous  la  plume  de  leurs  confrères,  —  ne  sont  point,  au 
xvii'=  siècle,,  pour  arrêter  les  meilleurs  écrivains.  En 
voulez  vous,  de  qui?  de  Corneille,  dans  son  Menteur? 

Ce  malheureux  jaloux  s'est  blessé  le  cerveau 
D'un  festin  qu'hier  soir  on  m'a  donné  sur  l'eau. 

En  voulez-vous  de  Mme  de  Sévigné?  Elle  déplore  la 
mort  de  l'archevêque  d'Arles,  et  elle  écrit  :  «  11  n'y  a 
point  d'esprits  ni  de  cœurs  sur  ce  moule;  ce  sont  des 
sortes  de  métaux  qui  ont  été  altérés  par  la  corruption 
du  temps;  enfin  il  n'y  en  a  plus  de  cette  vieille  roche.  » 
Que  si  d'ailleurs  on  préférait  un  exemple  de  Bossuet, 
il  y  en  a,  comme  celui-ci,  que  j'emprunte  au  VI^  Aver- 
tissement aux  protestants  :  «  Pour  voir  jusqu'où  peut 
aller  le  travers  cVune  tête  qui  ne  sait  pas  modérer  son 
feu,  il  faut  considérer  sur  quoi  le  pasteur  se  fonde;  «et 
nous  lisons  encore,  où  cela,  dans  les  Sermoiis,  ou 
dans  les  traités  que  Bossuet  n'a  pas  revus?  Non! 
mais  dans  VOraison  funèbre  d' Henrielte  de  France  : 
((  C'est  en  cette  sorte  que  les  esprits  une  fois  émus, 
tombant  de  ruines  en  ruines,  se  sont  divisés  en  tant  de 
sectes.  )) 

Les  annotateurs,  commentateurs  et  critiques,  un 
peu  embarrassés,  se  donnent  ici  beaucoup  de  peine; 
ils  s'évertuent  pour  chercher  à  Bossuet  ou  à  Corneille 
des  justifications  lointaines  et  subtiles.  Mais  il  n'y  en 
a  qu'une  qui  serve,  et  ils  se  tireraient  bien  plus  com- 
modément d'embarras  sils  se  souvenaient  ({ue,  de 
faire  ilrn  UK-laphores  (jui  se  suivent,  c'esl  jusIcniiMit 
un  des  caractères  les  moins  douteux  de  lu  ])récio.silé 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  IH 

du  style.  Et  que  font,  je  vous  prie,  Catlios  ou  Madelon, 
quand  elles  disent  à  Mascarille  :  «  De  grâce,  contentez 
un  peu  Tenvie  que  ce  fauteuil  a  de  vous  embrasser?  » 
Elles  suivent  leur  métaphore,  puisqu'on  dit  très  bien 
«  les  bras  d'un  fauteuil  ».  Pareillement,  Trissotin, 
dans  le  couplet  célèbre  : 

Pour  cette  qrandn  faim  qu'à  mes  yeux  on  expose, 

Un  plat  seul  de  huit  vers  me  semble  peu  de  chose, 

Et  je  pense  ([u'ici  je  ne  ferai  pas  mal 

De  joindre  à  répigramme  ou  bien  au  madrigal 

Le  raqoùt  d'un  sonnet,  ([ui,  chez  une  princesse 

A  passé  pour  avoir  quel'/ue  délicatcssse. 

Il  est  de  sel  ullii/iie  assaisonné  partout 

Et  vous  le  trouverez,  je  crois,  d'assez  bon  goût. 

On  ne  peut  mieux  suivre  sa  métaphore,  ni  d'ail- 
leurs être  plus  ridicule.  Lisez  là-dessus  Mme  de 
Lambert,  Fontenelle,  Marivaux,  Montesquieu  lui- 
même,  jusque  dans  son  Esprit  des  Lois.  Il  n'y  a  pas 
de  caractère  plus  significatif  de  la  préciosité;  et,  en 
tant  que  la  préciosité  n'est  qu'un  vice  du  langage, 
rien  n'en  explique  mieux  la  nature,  en  même  temps 
que  les  raisons  profondes  que  Molière  a  eues  de  la 
combattre. 

On  pourrait  dire  en  un  certain  sens  que  nous  ne 
parlons  que  par  métaphore;  et,  assurément,  de  tous 
les  moyens  que  l'on  sache  d'enrichir  une  langue, 
s'il  y  en  a  de  plus  apparents,  de  plus  matériels  en 
quelque  sorte,  il  n'en  est  pas  de  plus  légitime,  ou  de 
plus  conforme  à^l'évolution  naturelle  du  langage  que 
la  métaphore.  Mais  le  malheur  est  aussi  qu'il  n'y  en 
ait  pas  de  plus  ingénieux.  On  cherche  entre  les  objets 
des  rapports  nouveaux,  des  rapports  subtils,  des 
rapports  cachés;  on  en  découvre;  cela  conduit  à  en 


112  ETUDES   CRITIQUES. 

chercher  d'autres;  et,  insensiblement,  une  manière  de 
parler  s'introduit,  qui,  de  singulière,  ne  tarde  pas  à 
devenir  bizarre,  et,  de  bizarre,  incompréhensible. 
Qu'on  appelle  donc  un  miroir  «  le  conseiller  des 
Grâces  »,  il  n'y  a  rien  là  qui  nous  étonne  et  nous  n'y 
voyons  qu'une  façon  de  dire  un  peu  apprêtée.  Mais 
au  lieu  de  dire  :  «  Approchez  nous  ce  fauteuil  )),  si 
l'on  dit  :  «  Voiturez-nous  ici  les  commodités  de  la 
conversation  »,  voilà  qui  est  d'un  goût  douteux,  et 
nous  comprenons  que  Molière  n'ait  pas  pu  supporter 
ce  jargon. 

C'est  qu'en  premier  lieu,  selon  son  expression. 

Ce  style  figuré,  dont  on  fait  vanité, 
Sort  du  bon  caractère  et  de  la  vérité. 

On  ne  parle  pas  naturellement  comme  cela.  Il  faut  s'y 
être  étudié.  D'un  divertissement,  la  conversation 
deviendrait  une  fatigue,  ou  plutôt  un  su[)plice,  si  l'on 
était  obligé  de  la  soutenir  sur  ce  ton.  Le  style  «  pré- 
cieux »  est  d'autant  plus  éloigné  du  style  «  naturel  » 
qu'il  est  plus  différent  du  vrai  style  «  parlé  ».  On  dit  : 
«  Nicole,  apporte-moi  mes  pantoufles  et  mon  bonnet 
de  nuit;  »  et  on  peut  avoir  des  raisons  de  ne  pas  le 
dire,  mais  on  n'en  a  jamais  de  le  dire  autrement. 
((  Vous  voulez  dire,  Acis,  qu'il  fait  froid  »  ;  dites  :  il 
fait  froid  »;  et  ainsi  diront,  —  pas  toujours,  mais 
généralement,  —  La  Bruyère  après  MoUère,et  Vollaire 
après  La  Bruyère.  Tout  le  reste  ne  sera  que  «  jeux  dû 
mots,  qu'affectation  pure  ».  C'est  pourquoi  nous  ne 
nous  embarrasserons  pas  de  suivre  nos  métaphores; 
nous  ne  verrons  pas  dans  la  régularité  de  nos  com- 
paraisons la  grande  règle  du  style;  et  si,  par  hasard, 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  113 

nous  en  étions  tentés,  il  nous  suffira  de  songer  à  la 
nature  de  la  comparaison  et  de  la  métaphore. 

C'est  probablement  ce  qu'aura  fait  Molière,  et,  en  y 
songeant,  il  se  sera  sans  doute  aperçu  que  toute 
métaphore  et  toute  comparaison  n'étaient  vraies  que 
jusqu'à  un  certain  point.  Deux  objets  peuvent  avoir 
un,  deux,  trois  caractères  de  communs,  mais  quelque 
ressemblance  que  Ton  découvre  entre  eux,  ils  ne  sont 
pas  identiques,  puisqu'ils  continuent  d'être  deux. 
C'est  ce  que  n'ont  pas  va  les  précieuses,  et  c'est  ce 
que  Molière  a  parfaitement  su.  Toute  comparaison 
n'est  bonne  qu'autant  qu'on  ne  la  pousse  point,  et 
rien  ne  la  rend  plus  mauvaise,  n'en  fait  mieux 
ressortir  l'artifice  ou  la  fausseté,  que  de  vouloir  la 
suivre  trop  loin.  Elle  ne  sert  plus  alors  d'éclaircisse- 
ment ou  d'illustration  à  la  pensée,  mais  elle  l'obscurcit. 
Et  ce  n'est  plus  seulement  le  style  qui  en  est  gâté, 
mais  la  nature  elle  même  des  choses  qui  s'en  trouve 
faussée.  C'est  encore  ce  que  Molière,  étant  Molière, 
n'a  pas  pu  ne  pas  voir.  «  Comparaison  n'est  pas 
raison  »,  dit  un  commun  proverbe,  et  précisément 
c'est  cela  qu'il  veut  dire.  Une  comparaison  ou  une 
métaphore  ne  nous  rendent  compte  de  rien.  Elles 
ornent  le  discours,  mais  elles  n'en  sauraient  faire  le 
fond.  Nous  les  indiquerons  donc,  et  nous  ne  les  déve- 
lopperons pas.  Mais  surtout  nous  ne  les  suivrons 
point!  Si  l'imitation  de  la  nature  est  l'objet  ou  l'un 
des  objets  de  l'art,  nous  comprendrons  que  l'applica- 
tion que  nous  mettrons  à  suivre  nos  métaphores, 
nous  détournerait  de  notre  but.  Et  nous  comprendrons 
enfin  que,  dans  la  mesure  où  les  langues  s'enrichissent 
par  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  fructification  natu- 


114  ÉTUDES   CRITIQUES. 

relie  des  môlai)horcs,  c'est  justement  à  une  condition, 
qui  est,  qu'à  un  moment  donné,  elles  cessent  d'être 
des  métaphores. 

C'est  ce  que  Molière  a  encore  très  bien  vu.  Prenons 
ces  deux  vers,  souvent  cités,  du  Misanthrope  : 

Le  poids  de  sa  grimace,  où  brille  l'artifice, 
Renverse  le  bon  droit  et  tourne  la  justice. 

Je  consens  qu'ils  soient  assez  mal  écrits.  Mais 
pourquoi  sont-ils  mal  écrits?  Précisément  parce  que 
ces  expressions  métaphoriques  de  «  Poids  )),  de 
((  Briller  »,  de  a  Renverser  »  sont  encore  métapho- 
riques, ou,  si  l'on  veut,  n'ont  pas  encore  été,  ne  sont 
pas  môme  aujourd'hui  suffisamment  dépouillées  de 
leur  sens  premier,  propre  et  concret.  Le  «  poids  » 
d'une  grimace,  aujourd'hui  même,  n'est  pas  tout  à 
fait  synonyme  de  «  l'effet  que  produit  une  grimace  », 
ni  «  renverser  »  le  bon  droit,  de  le  «  violer  »  on  d'en 
«  triompher  ».  Mais  le  principe  est  juste;  et,  sous 
prétexte  que  dans  pecunia  on  retrouve  toujours  pecus, 
ce  serait  sans  doute  un  pédantisme  de  n'en  vouloir 
user  que  dans  les  phrases  où  l'on  pourrait  faire 
entrer...  un  bœuf.  C'est  une  erreur  où  tombent  souvent 
les  étymologistcs,  avec  leur  manière  de  voir  sous 
tous  les  mots  les  mots  dont  ils  dérivent.  Il  n'y  aurait 
plus  moyen  d'écrire  ni  de  parler  si  nous  continuions 
de  parler  grec  ou  latin  en  français.  Les  comparaisons 
n'enrichissent  vraiment  les  langues  qu'à  la  condition 
de  ?'abréger  d'abord  en  métaphores,  qui  sont  des  com- 
paraisons dont  on  n'exprime  que  l'un  des  deux 
termes;  et,  de  figurées  ou  de  concrètes,  ces  méta- 
phores, à  leur  tour,  doivent  devenir  abstraites;  ou, 


LA    LANGUE   DE    MOLIÈRE.  115 

si  l'on  veut,  et  en  rapprochant  l'évolution  de  la  parole 
de  celle  de  l'écriture,  elles  doivent,  de  «  représenta- 
tives »,  devenir  d'abord  «  hiéroglyphiques  »,  et 
d'  ((  hiéroglyphiques  »,  finalement,  ce  qu'on  appelle 
((  idéographiques  ». 

Est-ce  à  dire,  après  cela,  que  le  galimatias  de 
Molière  se  justifie  toujours  par  ces  motifs  ou  s'excuse 
toujours  par  ces  observations?  Non,  sans  doute,  et 
nous  l'avons  dit  nous-même assez  clairement.  Il  ny  a 
pas  non  plus  d'observation,  et  encore  moins  de 
théorie  grammaticale,  ou  philologique,  qui  puisse 
excuser  ou  justifier  ces  quatre  vers  dHugo  : 

Quand  notre  âme,  en  rêvant,  descend  dans  nos  entrailles, 
Complant  dans  notice  cœur  qu'enfin  la  glace  atteint, 
Coninie  on  compte  les  morts  sur  un  champ  de  batailles, 
Chaque  douleur  tombée  et  chaque  songe  éteint. 

C'est  ici  la  part  de  la  faiblesse  humaine  !  et,  dans 
aucune  langue  peut  être  on  n'est  plus  exigeant  qu'en 
français,  sinon  sur  la  qualité,  du  moins  sur  la  réalité 
de  l'image.  Mais  que,  pour  toutes  les  raisons  que 
nous  avons  dites,  Molière  ait  affecté  d'éviter,  et,  en 
l'évitant,  de  railler,  par  l'exemple  qu'il  donnait  du 
contraire,  un  vice  de  langage  qui  était  à  ses  yeux  le 
plus  caractéristique  de  la  préciosité  du  discours,  c'est 
ce  que  l'on  peut,  je  crois,  affirmer.  11  y  a  certainement 
de  l'intention,  dans  sa  manière  de  ne  pas  suivre  ses 
métaphores. 

Mon  cœur  aura  bâti  sur  ses  attraits  naissans, 
Et  cru  la  mitonner  pour  moi  durant  treize  ans... 

{École  des  femmes,  IV,  1.) 

On  ne  nous  fera  pas  croire  que  Molière,  s'il  l'eût 
voulu,  n'eût  pas  pu  ((  accorder  »  ces  métaphores  entre 


116  ÉTUDES   CRITIQUES, 

elles.  Et  on  pourra  d'ailleurs  prétendre  qu'il  eût  donc 
mieux  fait,  en  ce  cas,  de  le  faire,  mais  on  aura  du 
moins  rapporté  son  a  galimatias  »  à  son  principe. 
Quand  il  n'enferme  pas  sa  pensée  dans  un  de  ces  vers' 
devenus  proverbes  : 

Il  est  de  faux  dévots  ainsi  que  de  faux  braves; 

{Tartii/fe,  I,  5,) 

Molière  tourne,  pour  ainsi  dire,  autour  d'elle;  il  en 
exprime,  à  la  façon  de  Montaigne,  —  par  des  compa- 
raisons, non  pas  «  suivies  »  mais  «  successives  »,  — 
les  difîérens  aspects  ou  encore  les  divers  degrés 
d'approximation.  Ainsi  Pascal  :  «  Trois  degrés  (Célrint- 
lion  vers  le  pôle  renversent  la  jurisprudence.  Un 
méridien  décide  de  la  vérité...  le  droit  a  ses  époques... 
l'entrée  de  Saturne  au  Lion  nous  inarque  iorigine 
d'un  tel  crime...  Vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur 
au  delà.  »  Et  Bossuet,  à  son  tour  :  a  Multipliez  vos 
jours,  comme  les  cerfs...  Durez  autant  que  ces  grands 
chênes...  entassez  dans  cet  espace,  honneurs,  richesses, 
plaisirs,  que  vous  profitera  cet  amas...  que  vous  servira 
d'avoir  tant  écrit  dans  ce  livre...  puisque  enfin  une 
seule  rature  doit  tout  effacer.  »  Encore  Pascal  n'est  il 
qu'un  écrivain,  et  Bossuet  un  orateur;  mais  Molière, 
de  plus,  est  auteur  dramatique,  et  ces  sautes  inat- 
tendues de  métaphores,  si  je  puis  ainsi  parler,  qui  lui 
servent,  d'une  manière  générale,  à  nous  donner 
l'impression  du  naturel  même,  lui  servent  donc,  de 
plus,  par  une  conséquence  nécessaire,  à  produire  des 
cffcls  parfois  très  comiques  ;  elles  lui  servent  à  carac- 
tériser des  personnages  qui  ne  sauraient  tous  parler 
1q  même  langue;  et  elles  lui  servent  enfin  à  nous  pro- 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  117 

curer  cette  sensation  de  vie  qui  est  la  grande  marque 
de  son  style. 

Alexandre  Dumas  fils,  dans  une  de  ses  Préfaces, 
discutant  cette  question  de  la  langue  de  Molière,  s'est 
demandé  si  quelques-unes  de  ces  incorrections  ne 
seraient  peut-être  pas  en  littérature  la  condition  même 
de  la  vie?  Il  a  eu  raison  de  poser  la  question,  et 
en  un  certain  sens,  toute  la  controverse  du  natu- 
ralisme et  de  l'idéalisme  dans  l'art  ne  roule  que  sur 
ce  point.  L'idéal  ne  s'atteint  qu'au  prix  de  quelques 
sacrifices,  ou  de  quelques  partis  pris,  et  ce  qu'on 
sacrifie  pour  l'atteindre,  il  semble  bien  que  ce  soit  un 
peu  de  la  vie,  quand  surtout  cet  idéal  ne  s'élève  pas 
au  dessus  de  la  simple  correction.  On  lit  dans  une 
lettre  de  Mme  de  Sévigné  :  «  Mme  de  Brissac  avait 
aujourd'hui  la  colique;  elle  était  au  lit,  belle  et  coifïéo 
à  coiffer  tout  le  monde  :  Je  voudrais  que  vous  eussiez 
vu  ce  qu'elle  faisait  de  ses  douleurs,  et  l'usage  qu'elle 
faisait  de  ses  yeux,  et  des  cris,  et  des  bras,  et  des 
mains  qui  traînaient  sur  sa  couverture,  et  les  situa- 
tions, et  la  compassion  qu'elle  voulait  qu'on  en  eût 
(21  mai  1676).  »  Qui  ne  voit  ici  ce  que  la  vérité,  la 
vivacité,  la  vie  de  ce  petit  tableau  perdraient  à  la  froi- 
deur d'une  exacte  correction? 

Mais  disons  quelque  chose  de  plus.  Il  y  a  deux  ou 
trois  écrivains,  dans  l'histoire  de  notre  littérature, 
qui  ont  eu  ce  don  de  la  vie  et  qui  l'ont  eu,  comme 
l'on  dit,  éminemment.  C'est  Balzac,  en  notre  temps, 
Honoré  de  Balzac,  le  romancier  de  la  Comédie  humaine, 
dont  l'œuvre  nous  apparaît  tous  les  jours  plus  vivante, 
en  dépit  ou  peut-être  à  cause  de  ses  défauts,  qui  furent 
ceux  de  toute  une  époque,  et  ainsi  qui  donnent  à  ses 


il8  ÉTUDES  CRITIQUES. 

romans  cette  valeur  documentaire  dont  nous  sommes 
aujourd'hui  si  curieux;  —  c'est  Saint  Simon,  au 
siècle  précédent,  qui  a  réalisé,  lui,  ce  miracle  d'animer, 
de  faire  vivre  ce  qu'il  y  a  de  moins  intéressant  au 
monde,  les  intrigues  de  cour,  et  de  communiquer  à 
tout  ce  qu'il  touche  l'espèce  de  lièvre  dont  il  est  cons- 
tamment agité  ;  —  et  c'est  Molière  enfin  au  xvii"  siècle. 
On  en  convient,  on  le  reconnaît  :  Arnolphe  et  Tar- 
tuffe, Agnès  et  Célimène,  Alceste,  Orgon,  Chrysale, 
nous  n'avons  point  àja  scène  de  personnages  plus 
vivants,  de  même  que  nous  n'avons  point  de  récit  ou 
de  tableau,  j'ose  dire  plus  «  grouillant  »,  que  celui  de 
la  mort  du  grand  Dauphin,  si  ce  n'est  telle  ou  telle 
description  de  Balzac.  Mais,  justement,  chose  assez 
singulière!  il  n'y  a  point  de  grands  écrivains  dont  on 
ait  critiqué  plus  continûment  ni  plus  sévèrement  le 
style  et,  il  faut  le  dire,  avec  plus  de  raison  ou  d'appa- 
rence de  raison.  Quel  est  donc  ce  mystère,  ou  plutôt 
ce  problème?  J'avoue  que  je  n'en  saurais  donner  l'ex- 
plication. La  grammaire,  «  qui  sait  ré^'enter  jusqu'aux 
rois  »,  serait-elle  incompatible  avec  la  vérité  de  l'ob- 
servation de  la  vie?  Voilà  qui  ferait  trop  de  plaisir 
aux  mauvais  écrivains.  Mais,  quelle  (|uc  soit  la  cause, 
tel  est  le  fait  :  ni  Balzac,  ni  Saint-Simon,  ni  Molière 
ne  sont  toujours  corrects,  mais  ils  sont  toujours 
vivants.  Il  se  pourrait  donc  qu'entre  l'irrégularité  de 
leur  style  et  l'intensité  de  vie  que  nous  aimons  dans 
IiHH"  œuvre,  il  y  eût  (juolquc  relation  mystérieuse.  Et 
je  laisse  à  de  plus  heureux  d'en  trouver  la  formule, 
mais  de  cette  relation,  <(uand  il  s'agit  d'apprécier  le 
style  de  Molière,  il  serait  difficile  de  ne  pas  tenir 
quelque  compte. 


LA    LANGLE    DE    MOLIÈRE.  119 

Il  le  serait  également  d'oublier  que  tous  ses  person- 
nages ne  sauraient  parler  la  même  langue,  Alceste 
ou  Célimène  s'exprimer  comme  Martine  ou  George 
Dandin,  et  que,* si  cela  est  assez  évident  quand  ce 
sont  ses  «  valets  »  ou  ses  (f  paysans  »  que  l'on  entend, 
cela  l'est  moins,  mais  n'est  pas  moins  vrai,  quand  ce 
sont  ses  «  femmes  savantes  »,  ou  ses  «  bourgeois  », 
ou  ses  «  gentilshommes  ».  Lui  reprocherons-nous 
d'avoir  parlé  quelque  part  d'un  a  vin  à  sève  veloutée, 
armé  d'un  vert  qui  ri  est  point  trop  commandant!  » 
Évidemment,  c'était  le  jargon  des  gourmets  de  l'é- 
poque. Nous  avons  rappelé  quelques  phrases  du 
maître  de  musique  dans  le  Bourgeois  gentilhomme  : 
((  Les  applaudissements  me  touchent,  et  je  tiens  que 
dans  tous  les  beaux-arts  c'est  un  supplice  assez  fâcheux 
que  de  se  produire  à  des  sots  et  d'essuyer  sur  des  com- 
positions la  barbarie  d'un  stupide....  »  Il  est  clair  ici 
que  le  maître  de  musique  s'écoute  et  prend  plaisir  à 
s'écouter  parler.  Son  galimatias  fait  un  trait  de  son 
caractère.  Pareillement  Trissotin  dans  les  Femmes 
savantes,  et  Bélise,  et  Philaminte,  et  Armande.  Carac- 
térisés comme  le  sont  les  personnages  de  Molière, 
c'est  à  eux,  c'est  à  leur  caractère,  à  leur  condition,  à 
leur  situation  qu'il  faut  demander  la  raison  d'une 
bizarrerie  de  langage  qui  est  quelquefois  la  leur.  Il  y 
a  dans  Arnolphe  un  mélange  de  sottise  naturelle  et 
de  contentement  de  soi-même,  il  y  a  de  la  finesse  et 
de  la  prétention  ;  et  il  y  a  dans  Tartuffe  du  calcul  et 
de  la  maladresse,  il  y  a  de  l'hypocrisie  et  il  y  a  de  la 
grossièreté.  Si  de  toutes  ces  nuances  on  retrouve,  et 
on  doit  retrouver  quelque  chose  dans  la  manière  dont 
ils  parlent.  InrLcuterons-nous  au  «  style  de  Molière  »  ce 


120  ÉTUDES   CRITIQUES. 

qui  est  caractéristique  des  personnages?  «  Et  com- 
ment voulez  vous  qu'ils  traînent  votre  carrosse,  dit 
Maître  Jacques  dans  VAvare,  qu'ils  ne  peuvent  pas  se 
traîner  eux-mêmes?  »  Supposé  que  ce  soit  une  incor- 
rection, nous  voyons  aisément  qu'elle  est  voulue  : 
Maître  Jacques  est  «  peuple  »  et  parle  donc  comme  le 
«  peuple  ».  Et  c'est  ainsi  qu'il  pourrait  y  avoir  quelque 
ironie  —  par  fidélité  de  ressemblance  —  jusque  dans  le 
langage  que  Molière  prête  à  ses  Valère  et  à  ses  Clitandre. 
Encore  une  fois,  c'est  qu'il  écoute  parler  ses  per- 
sonnages, au  lieu  de  leur  imposer,  comme  feront  ses 
successeurs,  sa  manière,  à  lui,  de  parler  :  sa  gaîté 
légère  et  cynique  de  viveur,  comme  Regnard  ;  sa 
froideur  d'ironiste,  comme  Lesage;  ou  sa  subtilité  de 
psychologue  et  ses  recherches  de  précieux  comme 
Marivaux.  Il  n'intervient  pas  en  auteur  dans  leurs 
discours,  et,  pour  me  servir  d'une  expression  qu'il 
aime,  son  Alceste  ou  son  Philinte  ne  sont  point  les 
((  truchements  »  de  ses  opinions,  mais  des  leurs.  C'est 
une  condition  du  genre.  La  fidélité  de  l'imitation  est 
le  premier  mérite,  le  mérite  essentiel  de  la  représenta- 
tion de  la  vie;  et,  sans  doute,  on  peut  se  proposer  de 
faire  entrer  autre  chose  dans  une  comédie,  mais  à 
peine  la  gloriole  d'avoir  «  bien  écrit  ».  Le  Dhlrail, 
Tarcaret.,  le  Glorieux,  le  Méchant,  sont  des  comédies 
assez  bien  écrites,  qui  font  honneur  à  leurs  jiuteurs, 
mais  qui  peut-être  en  font  moins  à  la  scène  française, 
et  dont  la  froideur  pourrait  venir  d'être  précisément 
trop  bien  écrites. 

En  tout  cas,  on  ne  saurait  nier  qu'elles  en  soient 
moins  comiques,  —  sinon  moins  «  satiriques  »,  —  et 
précisément  encore,  Molière  n'est  pas  un  satirique. 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  121 

mais  un  comique.  Si  la  différence  est  difficile  à  préciser, 
elle  n'en  est  pas  moins  considérable,  et  Voltaire,  par 
exemple,  en  est  une  preuve,  qui  a  si  bien  manié  la 
satire,  mais  dont  les  comédies,  l'Enfant  prodigue  ou 
Nanine,  sont  si  médiocres.  Est-ce  aussi  parce  qu'elles 
sont  bien  écrites?  On  n'oserait  le  dire,  et  ce{>endant, 
expérience  faite,  on  y  relèverait  moins  de  prétendues 
incorrections,  d'apparent  embarras  du  discours,  de 
«  lourdeur  »,  et  moins  de  métaphores  hasardées  que 
dans  celles  de  Molière.  C'est  qu'il  y  a  justement  des 
((  embarras  »  et  au  besoin  des  «  incorrections  »,  il  y 
a  même  un  «  galimatias  »  où  se  peignent  les  carac- 
tères; et  J'entends  ici  non  les  caractères  généraux, 
l'hypocrite  ou  l'avare,  mais  Harpagon  ou  Tartuffe  en 
personne,  tels  que  leur  vice,  mais  aussi  tels  que  leur 
condition,  leur  origine,  leur  manière  de  vivre  et  tout 
ce  qui  constitue  leur  individualité  les  a  faits.  Eux 
aussi,  c'est  de  tout  cela  qu'ils  sont  comiques,  de  la 
naïveté  même  avec  laquelle  ils  le  laissent  voir,  de  la 
façon  dont  ils  se  trahissent  eux-mêmes  dans  leurs 
discours.  N'est-ce  pas  peut-être  ce  qui  a  échappé  à 
quelques  critiques  du  style  de  Molière?  et,  jusque 
dans  sa  manière  d'écrire,  si  la  vie  qui  est,  comme  on 
l'a  dit,  ((  une  comédie  pour  ceux  qui  pensent  »  est  au 
contraire  «  une  tragédie  pour  ceux  qui  sentent  »,  ne 
serait-ce  pas,  à  vrai  dire,  le  comique  et  la  comédie 
même  qui  leur  déplairait?  La  distinction  des  «  genres  » 
n'est  pas  arbitraire  dans  l'histoire  de  la  littérature  ou 
de  l'art,  et  elle  se  fonde  sur  d'autres  caractères,  qu'on 
pourrait  énumérer,  mais  sur  aucun  plus  profondé- 
ment ni,  pour  ainsi  parler,  plus  éternellement  que  sur 
la  diversité  des  familles  d'esprit. 


122  ÉTUDES   CRITIQUES. 

III 

Que  penserons-nous  donc  de  la  langue  et  du  5tyle 
de  Molière?  de  sa  langue  d'abord,  et  de  son  style 
ensuite;  car  ce  sont  deux  choses,  qu'on  a  tort  de  con- 
fondre, ou  du  moins  d'envelopper  dans  le  même 
jugement.  Sa  langue  est  celle  de  son  temps,  —  un 
peu  archaïque  peut  être,  —  mais  la  langue  bourgeoise, 
non  la  langue  aristocratique  ni  la  langue  philoso- 
phique ou  théologique;  la  langue  de  Paris,  celle  des 
Halles  et  du  Palais,  non  de  Port-Royal  ou  de  la  Cour; 
la  langue  de  Boileau,  non  celle  de  Voiture,  ni  même 
de  Malherbe  ou  de  Corneille,  et  encore  moins  la  langue 
de  Pascal  ou  de  Bossuet,  qui  sont  de  «  robe  ))  ou 
même  d'église.  Molière,  né  bourgeois,  est  avant  tout 
de  sa  condition,  et  il  l'est  demeuré  jusqu'au  bout. 
Aussi  les  caractères  de  cette  langue  sont-ils  les  carae 
tères  du  genre  d'esprit  et  de  la  façon  de  vivre,  de 
sentir  ou  de  penser  qu'elle  traduit.  Les  mots  en  sont 
pleins,  énergiques,  un  peu  lourds;  l'allure  en  est 
habituellement  ironique  ou  moqueuse;  la  métaphore 
y  rapetisse,  elle  y  rabaisse,  elle  y  ridicuUse  volontiers 
ce  qu'elle  exprime.  On  a  le  droit,  aussi,  de  la  trouver 
vulgaire,  et,  en  effet,  du  fond  de  ces  existences 
médiocres,  où  ne  s'agitent  généralement  que  des 
préoccupations  assez  mesquines,  comment  ramène- 
rait-elle rien  de  très  noble  ou  de  très  généreux?  Mais, 
en  revanche,  elle  a  les  qualités  de  ses  défauts  :  la  santé, 
la  franchise,  le  naturel,  et,  —  dans  les  clioses  qui 
sont  de  son  domaine,  —  le  poids,  l'autorité,  la  force. 

El  ce  que  le  soldat,  dans  son  devoir  instruit, 
Montre  d'obéissance  au  chef  qui  le  conduit, 


LA   LANGUE   DE   MOLIÈRE.  123 

Le  valet  à  son  maître,  un  enfant  à  son  père, 
A  son  supérieur  le  moindre  petit  frère, 
N'approche  point  encor  de  la  docilité, 
Et  de  l'obéissance,  et  de  l'humilité, 
E.  du  profond  respect  où  la  femme  doit  être, 
Pour  son  mari,  son  chef,  son  seigneur  et  son  maître. 
{École  des  femmes,  III,  2.) 


Voilà  vraiment  du  Molière,  du  bon  Molière,  du 
meilleur  Molière,  du  vrai  fils  de  Jean  Poqiielin.  Pre- 
nons encore  le  ((  couplet  »  de  la  Flèche,  dans  l'Avare  : 
«  Le  seigneur  Harpagon  est,  de  tous  les  humains, 
l'humain  le  moins  humain,  le  mortel  de  tous  les 
mortels  le  plus  dur  et  le  plus  serré...,  »  ou  relisons 
George  Dandin.  On  ne  saurait  parler  plus  «  bour- 
geois )),  et  tout  ce  qui  manque  ou  tout  ce  qu'on  vou- 
drait à  Molière  quand  il  écrit  son  Garde  de  Navarre, 
il  l'a  dans  ces  peintures  de  la  réalité  moyenne.  Ainsi 
Boileau  n'a  rien  écrit  de  mieux  que  certains  vers  de 
son  Lutrin,  où  les  sentiments  qu'il  prête  à  ses  person 
nages,  n'ayant  rien  que  d'assez  vulgaire,  trouvent 
leur  expression  accomplie  dans  sa  langue  de  tous  les 
jours,  au  vocabulaire,  au  timbre,  à  l'accent  de  laquelle 
il  est  fait  dès  l'enfance. 

Étant  un  peu  vulgaire,  il  n'est  pas  étonnant  que 
cette  langue  soit  un  peu  ((  prosaïque  »  ;  et,  sans 
doute,  c'est  pourquoi  Fénelon,  qui  était  un  bel  esprit, 
préférait  la  prose  de  Molière  à  ses  vers.  Il  la  trouvait 
plus  naturelle.  C'était  avoir  le  nez  bien  fin,  eût-on  pu 
lui  répondre.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on 
aimerait  mieux  que  des  vers  prosaïques  ne  fussent 
point  des  vers  ;  et  notons-le,  en  passant,  c'est  pour 
cette  raison  qu'à  mesure  que  la  comédie  se  rappro- 
chait d'une  imitation  plus  fidèle  de  la  vie  commune, 


124  ÉTUDES  CRITIQUES. 

on  l'a  écrite  plus  rarement  en  vers.  On  en  pourrait 
donner  d'autres  raisons,  mais  celle  ci  est  la  principale. 
Si,  dans  ce  vers  de  V École  des  femmes  : 

Vos  chemises  de  nuit  et  vos  coiiïcs  sont  faites, 

ou  dans  ces  deux  vers  de  Tarin /fe  : 

Et  fort  dévotement  il  mangea  doux  perdrix 
Avec  une  moitié  de  gigot  en  hachis, 

l'intention  comique  n'était  pas  marquée  fortement,  et 
le  trait  de  caractère  accusé,  tout  le  monde  voit  bien 
que  ce  seraient  à  peine  des  vers.  On  ne  peut  pas  tout 
dire  en  vers  ;  le  vers  ne  se  plie  pas  à  l'expression  de 
certains  détails:  ce  qu'il  y  a  de  chantant  et  de  lyrique 
en  lui  proteste  contre  leur  prosaïsme.  C'est  pourquoi, 
dans  la  prose  de  Molière,  notre  admiration  se  trouve 
plus  au  large,  et  comme  celle  de  Fénelon,  elle  n'est 
pas  plus  vive,  mais  elle  est  plus  libre.  Ou  encore,  et 
en  d'autres  termes,  quand  une  langue  est  déjà  pro- 
saïque de  nature,  le  vers  en  accuse  la  lourdeur,  et 
c'est  ce  qui  arrive  fréquemment  à  Molière.  C'est  ce 
qu'on  verra  bien  si  l'on  compare  sa  langue  à  celle  de 
La  Fontaine,  qui  est  poète,  qui  l'est  dans  ses  Fables, 
et  même  dans  ses  Contes,  où  pourtant  on  ne  dira 
point  qu'il  soit  préoccupé  de  sentiments  très  nobles. 
Mais  le  fond  de  sa  langue  n'est  point  «  prosaïque  )); 
il  l'a  épurée,  raffinée  à  l'école  des  précieuses;  et,  pour 
ce  seul  motif,  on  ne  croirait  pas  qu'il  enseigne,  ou  à 
peu  près,  la  môme  philosophie  que  Molière.  On  remar- 
quera d'ailleurs  qu'aux  yeux  des  grammairiens,  la 
langue  de  La  Fontaine,  plus  poétique,  n'est  pas  plus 
((  pure  »  que  celle  de  Molière,  et  qu'elle  est  pleine  de 


LA  LANCL'E  DE  MOLILHE.  I2a 

CCS  irrégularités  notées  d'incorrection  par  la  logique 

un  peu  pédantesque  du  xvnr  siècle. 

Et  le  prosaïsme  ou  la  vulgarité  «  bourgeoise  »  de  la 

langue  de  Molière,  s'ils  ne  sont  pas  aggravés,  sont  du 

moins  empêchés  de  s'élever  au  dessus  d'eux-mêmes 

par  les  exigences  de  la  comédie.  Car  la  vraie  comédie, 

celle  qui  se  propose,  non  pas  précisément  de  corriger 

les  mœurs,  mais  d'en   ridiculiser  les  excès,  et  je  ne 

veux  pas  dire  d'instruire,  ni   d'agir,  mais  pourtant 

d'obliger  les   spectateurs   à   quelque  réflexion,  cette 

comédie,  qui  est  celle  de  Molière,  et  dont  le  caractère 

confine  souvent  à  celui  du  drame,  ne  saurait  être  une 

école  de  beaux  sentiments.  Est-ce  peut  être  pour  cela 

que  Molière,  qui  a   su  faire  admirablenient  parler 

Dorine  ou  Mme  Jourdain,  —  sans  rien  dire  de  Bélise 

ou  de  Philaminte,  qui  sont  des  ridicules,  —  n'a  su 

au  contraire  faire  parler  ni  ses  amoureux  ni  ses  jeunes 

filles?  On  souffre  d'entendre  l'Angélique  du  Malade 

imaginaire  s'exprimer  en  ces  termes  :  «  Est-il  rien  de 

plus  fâcheux  que  la  contrainte  où  on  me  tient,  qui 

bouche   tout   le   commerce  aux  doux  empressements 

que  notre  mutuelle   ardeur   nous   inspire?   »   Cotte 

enfant-là  parle  comme  son  père,  et  ce  serait  bien  fait 

qu'elle  épousât  Thomas   Diafoirus!  On   n'aime   pas 

beaucoup  non  plus  entendre  Henriette  dire  à  sa  sœur, 

dans  les  Femmes  savantes  : 

De  grâce,  souffrez-moi,  par  un  peu  de  bonté, 

Des  bassesses  à  qui  vous  devez  la  clarté  ; 

Et  ne  supprimez  point,  voulant  qu'on  vous  seconde, 

Quelque  petit  savant  qui  veut  venir  au.  monde. 

([''emmes  savantes,  I,  i.) 

Une  jeune  fille  fait-elle  de  ces  plaisanteries?  N'est- 
elle  pas  trop  raisonnable  aussi,  d'une  raison  qui  n'est 

BiiuxETiÈHE.  —  l'Jtudes  critir|iios  Ci"  série).  9 


126  ÉTUDES  cniTinuES. 

pas  de  son  âge,   quand  elle  dit  à  Clitandre,  qu'eue 
aime  : 

Rien  n'use  tant  Tardeur  de  ce  nœud  qui  nous  lie 
Ouo  los  ràcheux  besoins  des  choses  de  la  vie, 
l'A  \'un  en  vient  souvent  à  s'accuser  tous  deux 
De  tous  les  noirs  chagrins  qui  suivent  de  tels  feux. 

•  {Femmes  savantes,  Y,  5.) 

Et  voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  entendu  répéUr 
trop  souvent  : 

Qu'on  vit  de  bonne  soupe... 

Mais  ce  qui  excuse  ici  Molière,  c'est  qu'après  tout 
la  délicatesse  des  sentiments,  ou  la  grâce,  n'ont  guère 
de  place  dans  la  comédie,  et  encore  bien  moins  l'élé- 
vation, la  tendresse,  la  générosité,  l'héroïsme  ou  le 
sacrifice.  La  comédie,  telle  que  l'a  conçue  Molière,  est 
généralement,  nécessairement  dure  à  ses  personnages, 
qui  sont  l'incarnation  de  nos  ridicules  ou  de  nos 
vices,  et  elle  ne  l'est  au  nom  d'aucun  principe  supé- 
rieur de  morale,  mais  des  exigences  delà  vie  commune. 
Ce  qui  condamne  Arnolphe,  c'est  qu'il  faut  des 
«  époux  assortis  »,  et  il  ne  convient  pas  que  nous 
épousions  celle  dont  nous  pourrions  être  le  père.  Ce 
qui  condamne  Alcestc,  c'est  la  continuité  de  sa  mau- 
vaise humeur,  et  la  vie  ne  serait  pas  «  tenable  »  si 
nous  n'avions  parmi  nous  quelques  Philinte  ou  quel- 
ques Célimène.  Et  ce  qui  condamne  Harpagon,  c'est 
la  laideur  de  son  avarice,  l'argent  n'ayant  de  prix 
qu'autant  qu'on  en  use  et  qu'on  l'applique  à  se  rendre 
la  vie  plus  facile  ou  plus  douce.  Mais  rien  de  tout 
cela  ne  prête  beaucoup  à  l'éloquence,  ni  n'achemine 
l'esprit  vers  les  hauteurs.  Nous  sommes  ici  vraimci;* 
dans  ce  qu'on  appelle,  par  métaphore,  la  prose  de 


LA    LANGUE    Di:    MOLIÈRE.  127 

l'existence.  La  comédie  qui  nous  en  dégagerait  sorti- 
rait elle-même  de  la  réalité,  deviendrait  romanesque 
ou  sentimentale,  ne  serait  plus  la  représentation  de 
vie.  Nous  y  demeurons  donc.  Il  faut  qu'à  cette  réalité 
la  langue  s'accommode  et  s'accorde.  Et  ainsi,  à  toutes 
les  raisons  qui  s'unissaient  pour  imposer  à  la  langue 
de  Molière  les  caractères  qui  sont  les  siens,  cette  autre 
raison  s'ajoute  qu'il  n'eût  pu  s'en  émanciper  qu'au 
grand  dommage  du  caractère  même  de  son  œuvre. 

C'est  pourquoi,  nous  dirons  maintenant  de  son 
((  style  ))  qu'il  n'est  pas  sans  défauts,  mais  ces  défauts 
ne  l'empêchent  point  d'être  unique  en  son  genre,  et 
dans  notre  histoire  littéraire,  pour  des  qualités  qui 
tiennent  étroitement  à  ces  défauts  mêmes.  Je  ne  parle 
pas  de  la  gaîté,  qui  en  jaillit,  à  la  rencontre,  comme 
d'une  source  inépuisable!  «  Cet  homme-là  ferait  rire 
des  pierres  »;  et  voilà  tantôt  deux  cent  cinquante  ans 
que  nous  nous  amusons,  comme  d'un  carnaval,  de 
son  Malade  imaginaire,  qui  est  à  vrai  dire  la  plus 
navrante  des  bouffonneries.  Mais  son  style  a  le  naturel, 
il  a  l'ampleur,  il  a  la  force,  il  a  la  fantaisie,  la  fan- 
taisie caricaturale,  énorme,  inattendue;  et  il  manque 
de  grâce  ou  de  délicatesse,  mais  il  a  la  profondeur.  Et 
je  n'ai  pas  besoin  de  relever,  de  commenter  et  de 
justifier  tous  ces  mots  l'un  après  l'autre.  Mais  plutôt 
je  noterai  que,  s'ils  sont  justes,  Molière  aura  toujours 
des  critiques  de  son  style,  parce  qu'il  y  aura  toujours 
plusieurs  sortes  de  gens  pour  concevoir  l'art  d'écrire 
autrement  que  lui. 

Des  grammairiens  d'abord,  et  j'entends  ici  par  ce 
mot,  non  point  les  philologues,  mais  tous  ceux  qui 
pensent,  mondains  d'ailleurs  ou   pédants,  que  l'art 


128  ÉTUDES  CRITIQUES. 

d'écrire  et  debiqn  écrire  se  réduit  à  des  règles  certaines. 
Je  ne  répondrais  pas  que  ce  n'eût  pas  été,  de  notre 
temps,  le  cas  d'Edmond  Scherer,  ou  celui  de  Bayle 
au  XVII''  siècle.  Qu'ont-ils  en  eiïet  voulu  dire,  Bayle 
avec  ses  o  nouveaux  termes  »  et  ses  «  barbarismes  )), 
et  Scherer  quand  il  n'a  pas  craint  d'appeler  Molière 
un  ((  aussi  mauvais  écrivain  qu'on  le  puisse  être,  avec 
des  qualités  de  fond  qui  dominenttout  ))?Tout bonne- 
ment que  le  style  de  Molière  n'était  pas  conforme 
aux  règles  de  leur  rhétorique.  Je  crains  seulement 
qu'ils  n'aient  pas  songé  que  ces  règles  n'affectaient 
que  le  dehors  du  style,  si  je  puis  ainsi  dire,  l'obser- 
vation de  quelques  usages,  les  fantaisies  de  la  mode, 
et  nullement  le  fond.  A  moins  encore  qu'ils  n'aient 
cru  que  le  style  s'appliquait  du  dehors  sur  la  pensée, 
comme  une  sorte  de  vêtement  qui  ne  ferait  pas  corps 
avec  elle,  et  qu'ainsi,  de  même  qu'un  Antinous  ou 
une  Vénus  peuvent  être  fort  mal  habillés,  de  même, 
en  parlant  mal,  on  peut  cependant  bien  penser.  Il 
n'y  a  guère  d'erreur  plus  fâcheuse,  et,  finalement, 
dans  l'histoire  de  notre  littérature  nationale,  il  n'y  en 
a  pas  qui  ait  contribué  davantage  à  énerver  la  prose 
elle  même  du  xviii"  siècle  finissant.  Tout  le  monde 
«  écrivant  bien  »,  personne  alors  n'écrit  bien,  et  ni 
les  vers  de  l'abbé  Delille  ne  se  distinguent  de  ceux  de 
Lebrun,  ni  les  mots  de  Fiivarol  de  ceux  de  Cliamfort, 
ni  une  page  de  Marmontel  d'une  page  de  Laharpe. 
Mais,  au  contraire,  on  ne  saurait  se  lasser  de  redire 
que  l'art  d'écrire  et  l'art  de  penser  n'en  font  qu'un; 
et  on  le  sait  bien;  et  en  le  redisant  je  n'ai  pas  la  pré- 
tention de  rien  apprendre  à  personne!  mais,  en  fait, 
on  juge  du  style  comme  si  l'on  ne  le  savait  i)oint,  et 


LA   LANGUE    DE   MOLIÈRE,  129 

aussi  longtemps  qu'on  en  jugera  de  la  sorte,  il  se 
trouvera  des  critiques  pour  redire  du  style  de  Molière 
ce  que  Bayle  et  Schei-er  en  ont  dit. 

Il  se  trouvera  aussi  des  «  délicats  »,  ou  des  ((  dédai- 
gneux »,  comme  Vauvenargues  et  comme  Fénelon, 
qui,  sans  toujours  s'en  rendre  compte,  n'aimeront 
pas  dans  le  style  de  Molière  la  qualité  même  d'esprit, 
la  nature  de  génie,  et  la  philosophie  dont  ce  style  est 
l'expression.  Telle  était  déjà  l'opinion  de  l'auteur  des 
Satires,  devenu  celui  de  l'Ar/  poétique,  et,  d'homme 
de  lettres  ou  de  basochien,  homme  de  cour.  Et,  en 
effet,  il  n'y  a  presque  point  une  plaisanterie  de 
Molière,  au  moins  dans  ses  grandes  pièces,  qui  n'in- 
sinue toute  sa  philosophie.  Nous  la  retrouvons  jusque 
dans  ses  farces,  et  son  Malade  imaginaire  ou  son 
Médecin  malgré  lui  ne  sont  que  des  apologies  de  la 
nature.  II  est  permis  dé  ne  pas  aimer  cette  philoso- 
phie, et  plus  d'une  fois,  pour  notre  part,  nous  avons 
usé  largement  de  la  permission.  Mais  alors,  au  lieu 
de  dire,  comme  Fénelon,  «  qu'en  pensant  bien  il  parle 
souvent  mal  »,  on  dirait  peut-être,  avec  plus  de  jus- 
tice et  d'impartialité,  qu'en  parlaiit  comme  il  pense, 
Molière  pense  souvent  mal.  C'est' sa  pensée  qu'en  ce 
cas  nous  n'aimons  point;  mais  étant  ce  qu'elle  est,  il 
faut  bien  convenir  qu'on  ne  saurait  l'exprimer  plus 
clairement  que  lui,  ni  surtout^ d'une  manière  qui 
s'enfonce  oii  se  grave  plus  profondément  dans  la 
mémoire.  Il  y  'avait,  après  cela,  dans  le  style  de 
Molière,  nous  l'avons  vu,  quelque  chose  de  populaire 
ou  de  bourgeois,  qui  ne  pouvait  manquer  de  déplaire 
à  l'esprit  très  distingué,  hautain,  et  souverainement 
aristocratique  de  Fénelon.  C'est  encore  une  des  rai- 


130  ÉTUDES  CRITIQUES. 

sons  de  sa  sévérité.  Il  le  trouvait,  —  et  c'était  aussi 
l'opinion  de  Boileau,  — 

...  trop  ami  du  peuple  en  ses  doctes  peintures; 

non  sans  motif  d'ailleurs,  au  sens  où  l'un  et  l'autre 
entendaient  ce  mot  de  «  peuple  »;  et  puisque,  sans 
doute,  il  y  aura  toujours  de  tels  esprits,  et  que  même 
il  sera  bon  qu'il  y  en  ait,  —  parce  qu'il  faut  aimer 
«  le  peuple  »  mais  non  pas  toujours  le  suivre,  ni  le 
croire  toujours  infaillible,  —  il  y  aura  donc  toujours 
aussi  d'excellents  juges  pour  adresser  au  style  de 
Molière  les  critiques  de  Fénelon. 

Et  enfin  il  y  en  aura  pour  renouveler  contre  lui  les 
critiques  de  La  Bruyère,  s'il  y  aura  toujours  parmi 
nous  des  stylistes  :  on  veut  dire  de  curieux  artisans 
de  mots,  qui  ne  se  contenteront  pas  de  traiter  le  lan- 
gage comme  une  œuvre  d'art,  mais  qui  attacheront 
moins  de  prix  au  fond  des  choses  qu'à  la  manière  de 
les  dire.  Evidemment,  si  Molière  nous  donne  une 
leçon,  ce  n'est  pas  celle-là!  Nulle  préoccupation  ne 
lui  a  été  plus  étrangère,  ou  plutôt,  quand  il  a  paru 
quelquefois  s'en  laisser  toucher,  comme  dans  son 
Garde  de  Navarre,  c'est  justement  alors  qu'il  a  peut 
être  le  moins  bien  écrit.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  on 
ait  non  plus  de  moins  familière  à  Pascal  ou  à  Bos- 
suet.  Quand  on  croit  avoir  quelque  chose  d'essentiel 
à  dire,  on  ne  demande  aux  mots  que  de  nous  aider  à 
le  dire;  on  ne  joue  pas  d'eux  comme  d'un  instru- 
ment; on  ne  les  fait  pas  uniquement  ou  princi]»ale 
ment  servir  à  la  manifestation  de  sa  propre  virluosilé. 
Pour  tous  ceux  qui  conçoivent  le  style  de  celte 
manière,  —  et  ils  sont  nombreux,  depuis  Ronsard, 


LA    LANGUE    DE   MOLIERE.  131 

en  passant  par  Voiture  et  par  nos  romantiques, 
jusqu'à  nos  Parnassiens,  —  le  style  de  Molière  en  sa 
rudesse,  on  serait  tenté  de  dire  avec  un  de  ses  per- 
sonnages, en  sa  beauté  rudanière,  semblera  toujours 
manquer  d'un  dernier  degré  d'achèvement  ou  d'art. 
Ils  n'y  trouveront  aucune  de  ces  recherches  qui 
constituent  pour  eux  le  travail  môme  et  le  triomphe 
du  style.  Et  comme  il  nous  faut  pourtant  de  ces  «  sty- 
listes »  ;  comme  ce  sont  eux  qui  peut  être  empêchent  les 
langues  humaines  de  dégénérer  en  une  pure  algèbre; 
comme  il  est  vrai  enfin  qu'une  langue  est  une  œuvre 
d'art  et  qu'on  a  donc  toujours  le  droit  de  la  traiter 
comme  telle,  il  y  aura  donc  toujours  des  juges,  et 
de  bons  juges,  pour  critiquer  dans  le  style  de  Molière, 
je  ne  veux  pas  dire  son  «  jargon  »  et  ses  «  barba- 
rismes »,  ni  même  ses  «  négligences  »,  mais  la  liberté 
de  son  allure,  et  je  ne  sais  quelle  insouciance  bour- 
geoise, ou  même  utilitaire,  de  tout  ce  qui  n'a  pour 
objet  que  de  caresser  agréablement  l'oreille,  d'amuser 
l'esprit,  ou  de  surprendre  la  curiosité. 

En  revanche,  il  aura  pour  lui,  non  seulement  les 
Moliéristes,  —  les  «  Moliéristes  »  sont  des  dévots  ou 
des  ((  maçons  »,  des  francs-maçons,  dans  l'admiration 
desquels  il  n'entre  pas  un  atome  de  critique,  —  mais 
tout  ce  qu'il  y  aura  toujours  en  France  de  Gaulois.  Et 
peut-être  ceux-ci  n'admireront-ils  pas  toujours  en  lui 
ce  qu'il  a  de  meilleur.  Ils  feront,  eux  aussi,  la  confu- 
sion que  nous  disions  des  idées  ou  de  la  philosophie 
de  Molière  avec  son  style.  Ils  n'admettront  pas  qu'il 
y  ait  rien  à  reprendre  ou  à  critiquer  dans  des  pièces 
qui,  comme  Tartuffe  ou  les  Femmes  savantes,  font  si 
bien  les  affaires  de  leurs  préjugés  ou  de  leurs  pas- 


132  ETUDES  CRITIQUES. 

sions  :  passions  hériditaires,  ou  du  moins  hérilccs 
des  conteurs  de  nos  vieux  fabliaux,  et  préjugés  passés 
dans  le  >sang  de  la  race!  Mais  de  plus  libéraux,  qui 
sauront  distinguer  et  choisir,  tout  en  refusant  d'ac- 
cepter la  philosophie  de  Molière,  et,  en  la  combattant 
au  besoin,  reconnaîtront  que,  si  jamais  une  manière 
d'écrire  fut  analogue,  adéquate,  adhérente  à  une 
manière  de  penser,  c'est  celle  de  Molière.  Et  si  par 
hasard  quelque  Moliériste  trouvait  cet  éloge  un  peu 
mince,  je  le  prierai  de  considérer  qu'entre  toutes  les 
qualités  qui  font  le  grand  écrivain,  il  n'y  en  a  pas  de 
plus  rare,  ni,  dans  quelque  genre  que  ce  soit,  qui  en 
fasse  un  représentant  plus  éminent  de  ce  genre,  que 
celle  qui  con.siste  à  dire  constamment  tout  ce  que 
l'on  veut  dire;  et  à  le  dire  précisément  avec  l'exacte 
portée,  la  résonance,  pour  ainsi  parler;  et  dans  les 
termes  qu'on  l'a  voulu  dire.  On  écrit  déjà  fort  bien 
quand  on  en  dit  à  j)eu  près  la  moitié. 

Ifi  (!('-ccmluv  IS'.)8. 


LA  BIBLIOTHÈQUE  DE  BOSSUET 


Le  lundi  3  décembre  1742,  à  Paris,  dans  «  une  dos 
salles  du  couvent  des  RR.  PP.  Augustins  »,  on  ven- 
dait la  bibliothèque  de  «  Messieurs  Bossuet,  anciens 
évêques  de  Meaux  et  de  Troyes  ».  Nous  avons  le 
catalogue  de  cette  vente,  une  plaquette  de  104  pages, 
imprimée  pour  les  libraires  Gandouin,  Piget  et  Barois 
fils.  Si  l'on  est  bien  aise  d'apprendre,  par  un  article  de 
VInvcntaire  dressé  les  13-20  mars  1673,  au  lendemain 
du  décès  de  Molière,  que  l'auteur  des  Femmes,  savantes 
possédait  le  «  gros  Plutarque  »  où  Chrysale  met  ses 
rabats;  et  s'il  est  sans  doute  intéressant,  pour  l'his- 
toire de  la  littérature  et  de  l'art,  de  découvrir  un 
Vasari  dans  la  bibliothèque  de  Boilcau  '  ;  il  ne  saurait 
l'être  moins  de  feuilleter  le  catalogue  de  la  biblio- 
llicque  de  «  Messieurs  Bossuet  »;  et  il  est  surprenant 
que  personne,  à  notre  connaissance  du  moins,  ne 
s'en  soit  encore  avisé.  11  s'agit  en  effet  d'une  biblio- 


i.  N°  251  de  l'inventaire  :  «'  Hem,  un  paquet  de  9  volumes 
in-4°,  dont  Vasari,  et  un  volume  de  figures.  »  (Bulletin  de  ta 
Société  de  V fiistoire  de  Paris,  septembre-octobre  1889.) 


134  ÉTCDES   CRITIQUES. 

ilièque  assez  importante,  —  qui  ne  formait  pas  moins 
de  5  000  à  6  000  volumes,  sous  1  457  numéros,  —  et 
nous  serions  vraiment  bien  malheureux  si  nous  ne 
réussissions  à  en  tirer  des  renseignements  utiles  sur 
quelques  parties  de  l'œuvre  de  l'évéque  de  Meaux. 

Car,  pour  l'évéque  de  Troyes,  —  celui  que  Joseph  de 
Maistre  a  quelque  part  appelé  «  le  petit  neveu  d'un 
grand  homme  »,  —  nous  le  connaissons,  et,  le  con- 
naissant, nous  pouvons  tenir  pour  certain  qu'il 
n'aura  pas  ajouté  grand'chose  à  la  bibliothèque  de 
son  oncle.  Le  calomnierons-nous  si  nous  le  soup- 
çonnons cependant  d'y  avoir  introduit  des  poèmes 
;comme  VOrlando  furioso,  deréditiondeLyou,  1651,  ou 
Il  Decameron^  di  Messer  Giovanni  /Joccaccio,  de  l'édi- 
tion d'Amsterdam,  1065?  Bossuct  ne  doit  jamais  avoir 
éprouvé  la  tentation  ou  la  curiosité  de  lire  le  /iasiiic 
ni  la  Fiancée  du  roi  de  Garhe.  Nous  ne  nous  figurons 
pas  non  plus  le  grand  orateur  des  Oraisons  funèbres 
faisant  l'acquisition  des  Satires  de  Salvator  Rosa,  en 
ita]i(Mi.  Mais,  tandis  que  le  futur  évoque  de  Troyes, 
n'étant  alors  que  l'abbé  Bossuet,  représentait  son 
oncle  à  Rome,  et  y  poursuivait  en  son  nom  la  con- 
damnation du  quiétisme,  nous  pouvons  supposer 
qu'avec  le  goût  de  la  vie  facile,  qui  était  en  ce  temps- 
là  celle  de  Rome,  il  y  aura  pris  aussi  quelque  teinture 
de  littérature  italienne;  et  ainsi  s'explique,  dans  la 
bibliothèque  de  «  Messieurs  Bossuet  »,  la  présence  des 
livres  dont  on  vient  de  rappeler  les  titres.  Il  n'y  en  a 
guère  plus  d'une  douzaine  de  cette  nature,  doiil  les 
l)lus  curieux  à  signaler  seraient,  après  ceux  que  l'on 
vient  de  citer,  VAdo)ie,  du  cavalier  Marin,  Amsterdam. 
1078;  et  l'Enéide  travestie,  du  signor  Giovanni  Bat- 


LA    BIBLIOTHÈQUE   DE   ROSSUET.  135 

tista  Lalli,  Venise,  1G33.  Ce  travestissement  de 
V Enéide  a  précédé,  comme  on  voit,. ceux  de  Scarron 
et  des  frères  Perrault. 

Mais  si  l'on  peut  ainsi  faire  assez  aisément,  dans  la 
bibliothèque  de  «  Messieurs  Bossuet  »,  le  départ  des 
livres  de  l'oncle  et  de  ceux  du  neveu,  il  est  plus  diffi- 
cile et  plus  délicat  de  dire  si  les  libraires  Gandouin, 
l^iget  et  Barois  n'ont  pas  mêlé,  parmi  ces  1 457  numéros, 
quelques  livres  de  leur  fonds  ou  d'une  autre  biblio- 
thèque. C'est  ce  qu'on  voit  faire  parfois  aux  libraires 
chargés  d'une  vente;  ils  en  profitent  pour  écouler  les 
plus  invendables  de  leurs  invendus  ;  et  comme,  après 
tout,  ce  n'est  pas  en  vue  de  l'histoire  littéraire  qu'ils 
rédigent  leur  Catalogue,  on  ne  peut  pas  très  sévèrement 
leur  reprocher  cette  supercherie.  On  voit  du  moins 
quel  en  peut-être,  en  un  cas  donné,  le  danger.  Mais 
pourquoi,  sans  en  avoir  aucune  preuve,  mettrions 
nous  en  doute  la  probité  professionnelle  de  Barois 
fils  ou  de  Pierre  Gandouin?  Ce  qu'en  tout  cas  nous 
pouvons  dire,  et  ce  qui  est  une  sorte  de  garantie,  c'est 
que  la  disposition  du  Catalogue  des  livres  de  la  biblio- 
tlièque  de  Messieurs  Bossuet  est  conforme,  jusque  dans 
le  détail,  au  classement  réel  de  la  bibliothèque  de 
l'évêquede  Meaux. 

C'est  dans  le  programme  d'un  Cours  de  théologie, 
rédigé  par  Bossuet  lui-même,  —  à  l'époque,  peut  être, 
où  il  s'occupait  avec  Fleury  de  la  réforme  des  éludes^ 
ecclésiastiques,  — que  nous  trouvons  l'indication  de 
ce  classement  :  Bibliothecie  ordviandx  séries.  Les 
livres  y  sont  distribués  par  grandeur  de  format  :  les 
in-folios  d'abord,  les  in  quartes  ensuite,  et  finalement 
cl  ensemble,  ou  en  tas.  les  in  octavos  et  les  in  dcjuze. 


136  ÉTUDES   CIUTIQUES. 

Cotte  distribution  se  retrouve  dans  le  CaUdorjur  de 
lîarois  et  Gandouin  :  in  folios  du  numéro  1  au 
numéro 575,  inclusivement;  in-quartos,  de  57G  à  O.'li); 
ci  in-octayos  et  in-douze  de  900  à  1  457.  On  y  retrouve 
éi^alemcnt  dans  chaque  classe,  in  unaquaquc  classe^ 
l'ordre  suivant  : 

1°   BlBLlA    ET    BIBLlOnUM    INTEllPHETES  ; 

2°  Patres;  a.  Grivci;  h.  Latbii; 
S"  TiiEOLOGi;  a.  Scholastici ;  h.  Murales;  c.  J'ulcmici 
et  Helerodoxi; 

4°  CONCIO.NATORES  ; 

5°   lus   :   a.   Canonicuiii  ;  b.    Civile;  c.    Gailicum; 
d.  Externum; 
6"  PuiLOSOPUi; 
7°  Oratores; 
8°  POET.E  ; 

9"  puilologi; 

10*'  Grammatici; 

1 1"  lliSTORiA  :  a.  Eccli'siastica  ;  b.  Grxca  ;  c  Romaun  ; 
d.  Bijzanlina;  e.  Gallica;  f.  Exlerna; 

12"  CiiKONOLOGT,  seu  Ilistoruc  universales,  et 

13"  Geugraimji.  Voilà  de  l'ordre,  assurément,  et 
voilà  t!e  la  piécision!  il  n'y  a  rien  de  semblable  dans 
le  catalogue  ou  plutôt  linventairc  des  livres- de  Hoi- 
leau,  [)ar  exemple,  tel  que  l'ont  dressé,  ((  le  lundi 
23  mars  1711  »,  les  sieurs  Barbe,  huissier  présent,  et 
Nicolas  Caillou,  libraiic  à  l'ai-is  '. 

On  ne  se  propose  j)oint  ici  de  parcourir  l'une  après 
l'autre  toutes  les  divisions  (jue  l'on  vient  d'énuméi-ei-, 

1.  C'est  d'ailleurs  la  rlassilicilinri  lialiitiicllc  du  Icnips,  cl 
aussi  lU'  la  sifrnalorait-on  pas,  sans  sa  ciuni'idciii'o  avec  la  itiécH 
qui  (lyure  dans  la  colleclion  des  Œuvres  de  Uossuel. 


La   BIBLIOTHEQUE   DE   BOSSUET.  137 

et  autant  vaudrait  reproduire  purement  et  simple- 
ment le  ((  Catalogue  des  Livres  de  Messieurs  Bossuet  ». 
Mais  puisqu'il  s'agit  du  précepteur  du  Dauphin,  fils 
de  Louis  XIV,  ou  encore  de  Tliomme  dont  Désiré 
Nisard  a  si  bien  dit  qu'il  représentait  au  xvii"  siècle 
«  l'alliance  des  deux  antiquités  »,  on  aimera  savoir 
avant  tout  quels  classiques  latins  et  grecs  figuraient 
dans  sa  bibliothèque.  C'était  donc,  en  suivant  les 
divisions  du  catalogue,  où  les  Orateurs^  même  pro- 
fanes, et  nous  pourrions  en  faire  la  remarque,  ont  en 
quelque  manière  le  pas  sur  les  Poêle.';  :  Démosthcne,  en 
deux  éditions,  Paris,  1570,  et  Bâle,  1572;  Homère^  en 
trois  éditions,  —  plus  un  exemplaire  de  la  traduction 
de  Mme  Dacier,  1711,  hommage  probable  de  la  tra- 
ductrice à  l'abbé  Bossuet;  —  Eschyle^  Sophocle,  Euri- 
pide, Aristophane,  Pin'iare,en  grec;  Anacréoyi,  Sapho, 
Bion,  Moschus,  en  français,  1684  et  i^^Çt;  Platon,  grec- 
latin,  ex  interpretatione  Johannis  Serrani,  édition  de 
Paris,  1578,  chez  Henri  Esticnne;  Aristote,  en  deux 
éditions  :  celle  des  Aide,  Venise,  1495,  et  celle  de  Guil- 
laume Duval,  Paris,  1619;  Jamblique,  Diogène  Laërce^ 
Athénée,  Lucien.  Il  va  sans  dire  que  les  historiens, 
Hérodote  et  Thucydide,  Polybe  et  Plutarque  y  figurent 
aussi,  mais  ailleurs,  dans  une  autre  section,  et  classés 
au  titre  de  l'Histoire  grecque.  Pareillement  Xénophon, 
Arrien,  Pausanias.  Ajoutons-y  le  recueil  des  frag- 
ments des  poètes  grecs  :  Poetas  Grseci  reteres  carmin is 
heroici  scriptores,  1606,  Aureliœ  AUobrogum;  deux 
éditions  de  l'Anthologie,  l'une  in-folio  :  Anihologia 
Epigrammatum  cum  annotationibus  J.  Brodsei,  Franc- 
fort, 1600,  et  l'autre  in-quarto  :  Florilegium  diver- 
sorum  Epigramniatun  in  seplc.m   libris  divisum,  sans 


138  ÉTUDES   CRITIQUES. 

autre  indicalion,  au  catalogue,  de  lieu,  de  date  ou 
d'éditeur.  Quant  aux  classiques  latins,  nous  aurions 
plus  vite  fait  de  dire  quels  sont  ceux  qui  ne  se  trou- 
vent pas  dans  la  bibliothèque  de  Bossuet.  Il  a  trois  ou 
quatre  éditions  de  Cicéron,  dont  celle  de  Robert 
Estienne,  Paris,  lo30,  et  celle,  des  Elzevirs,  Ams- 
terdam, 1642;  il  en  a  quatre  de  Virgile,  et  quatre 
également  d'Horace  :  celle  de  Lambin,  1605,  celle  des 
Elzevirs,  1626,  celle  de  Jean  Bond,  16o0,  et  enfin  une 
édition  variorum,  de  Hollande,  1658.  Il  a  encore  un 
Corpus  omnium  veterum  PoeUirum  Lafinorum,  Genève, 
1627;  il  a  un  Claudien  et  il  a  un  Aasonc-,  il  a  plu- 
sieurs Florus  et  plusieurs  Suétone.  Serons-nous  bien 
téméraires  si,  de  là,  nous  tirons  cette  conclusion, 
qu'il  a  lu  ses  «  classiques  »,  non  seulement  en  ama- 
tiuu'  ou  en  lettré,  mais  en  érudit,  pour  ne  pas  dire  en 
philologue,  avec  le  souci  de  se  faire,  de  la  diversité 
des  commentaires  ou  de  la  multiplicité  des  «  leçons  » 
un  moyen  de  serrer  les  textes  de  plus  près?  Car, 
d'ailleurs,  il  ne  semble  pas  avoir  été  fort  curituix  de 
ce  qu'on  appelle  en  librairie  la  condition  des  livres  : 
licllcs  et  rares  éditions,  riches  reliures,  ce  luxe  de 
bibliophilie  semble  lui  être  tout  à  fait  étranger;  et 
alors,  pourquoi  quatre  éditions  de  Cicéron  ou  d'Horace, 
et  justement  les  plus  réputées? 

A  plus  forte  raison,  ce  môme  souci  de  l'exactitude 
et  de  la  précision  l'a-t-il  dû  porter  dans  l'étude  des 
Livres  Saints;  et,  en  effet,  à  défaut  de  tout  autre 
témoignage,  c'est  ce  que  suffit  à  prouver  le  catalogue 
de  sa  bibliothèque.  Cet  orateur,  —  puisque  aussi 
bien  l'un  des  grands  reproches  qu'on  lui  fasse  est  de 
n'avoir  été  que  le  plus  grand  de  nos   orateurs;  et 


LA    BIBLIOTHÈQL'E    DE    BOSSLET.  139 

Renan,  par  exemple,  qui  lui-même  parlait  fort  mal, 
ne  laissait  pas  échapper  une  occasion  de  s'en  glorifier 
aux  dépens  de  Bossuet,  —  cet  orateur  a  été  un  théo- 
logien et  un  critique.  Sans  doute,  il  ne  l'a  pas  été  à 
la  manière  de  Richard  Simon,  par  exemple;  et,  du 
moment  que  le  Concile  de  Trente  avait  déclaré  la 
Vulgate  authentique  en  tout  ce  qui  touche  la  foi  et 
les  mœurs,  —  pro  authentica  habeahn\  et  ut  netno 
illam  rejkere  quovis  prœtextu  audeat  vel  prœsumnt^ 
—  Bossuet  n'a  pas  cru  qu'aucune  exégèse  pût  se  pro- 
poser, en  ce  qui  touche  les  mœurs  et  la  foi,  de  cor- 
riger la  Vulgate  au  moyen  de  la  version  des  Septante 
ou  des  originaux  hébraïques  *.  Mais  qu'il  ait  d'ailleurs 
été  curieux  des  moindres  variantes,  ce  qui  est  le  propre 
du  philologue,  et  de  la  raison  de  ces  variantes,  ce 
qui  est  le  propre  du  critique,  on  ne  saurait  guère  le 
contester;  et,  nous  le  répétons,  le  catalogue  de  sa 
bibliothèque  en  est  la  preuve. 

Par  exemple,  il  ne  possède  pas  moins  de  vingt  édi- 
tions de  la  Bible,  en  toutes  les  langues  et  de  toutes 
les  provenances,  catholique  ou  protestante.  Il  a  la 
grande  Po/(/^/o»e  d'Angleterre,  donnée  à  Londres,  par 
Walton,  en  1657.  Il  a  deux  Bibles  hébraïques,  l'une 
in  folio,  de  l'édition  d'Elias  Hutter,  Hambourg,  1603;  et 
l'autre  en  deux  volumes  in-octavo  (n°  960  du  Cata- 
logue) dont  son  catalogue  ne  donne  d'ailleurs  ni  le  lieu 
d'impression  ni  la  date.  Il  possède  jusqu'à  trois  édi- 
tions des  Septante.  Et  il  en  a  quatre  de  la  Vulgate, 
sans  compter  la  Bible  de  Robert  Estienne  "  et  une  autre 

1.  Voyez  à  ce  sujet  le  livre  intéressant  et  hardi  de  M.  Margival 
sur  Itichard  Simo?7. 

2.  C'est  le  n"  4   du   catalogue,  et  il  est  ainsi   décrit  :   Biblia 


140  ÉTUDES   CRITIQUES. 

éclilion  latine  :  Biblia  sacra^  cum  glossa  ordinarla  Nie. 
Lirani,  Douai,  1617.  Il  a  aussi  des  éditions  ou  tra- 
ductions françaises,  parmi  lesquelles  nous  citerons  : 
La  Sainte  Bible  sur  la  version  de  Genève,  par  Samuel 
et  Henri  Desmarets,  Amsterdam,  Elzevir,  1669  ',  et  la 
Bible,  dite  de  Sacy,  en  deux  éditions,  Paris,  1699, 
32  volumes  in-8°;  et  Paris,  1700, 16  vol.  in  12.  Et  il  a 
enfin  des  éditions  anglaises,  datées  de  Cambridge, 
1665,  et  une  Sainte  Bible  en  allemand,  Amsterdam, 
1684,  in^".  Est  ce  une  édition  de  la  version  de  Luther? 
Si  toutes  ces  éditions,  comme  je  le  crois,  ont  fait 
partie  de  la  Bibliothèque  de  Bossuet,  apparemment  il 
a  dû  s'en  servir.  Si  quelques-unes  d'entre  elles, 
comme  la  Bible  de  Sacy,  ont  pu  lui  être  offertes  en 
hommage  par  MM.  de  Port-Royal,  ce  ne  sont  pas  les 
éditeurs  anglais  de  la  l'oh/glolle  de  Wallon  qui  ont 
pu  lui  offrir  la  leur,  en  1637,  quand  à  peine  commen- 
çait-il d'être  connu  dans  les  chaires  de  Paris.  Et  pour 
peu  que  l'on  se  rappelle  ici  la  nature  des  controverses 
qu'il  a  soutenues,  ne  voit  on  pas  comment,  par 
quelles  raisons,  s'explique  la  présence  de  toutes  ces 
éditions  dans  sa  bibliothèque?  Ajoutez-y  de  nom 
breuses  éditions  de  telle  ou  telle  partie  de  la  Bible,  du 
Livre  des  Psaumes,  par  exemple,  et  les  gloses  de  tous 
les  commentateurs,  —  interprètes,  —  orthodoxes  ou 


Lntina,  Parisiis,  apud  Robcrlum  Stephanum,  1640,  marociuin 
vert. 

Je  suppose  que  1640  est  mis  là  par  erreur  pour  1540,  <iui  est 
clïï'otivomont  la  date  d'une  des  éditions  de  la  Bible  d'Henri 
i'islicnno.  (Cf.  A.  Renouard,  Annales  de  V Imprimerie  desËsliennc, 
p.  48  cl  49.) 

1.  Voyez  Alphonse  Willems,  Les  Elzevier,  llisloire  et  Annales 
typographiques,  n"  1402. 


LA   BIBLIOTHÈQUE   DE   BOSSl'ET.  141 

hétérodoxes,  catholiques,  juifs  ou  protestants,  y  com- 
pris Louis  Capelle,  Spinosa  et  Richard  Simon. 

J'ai  tâché  de  montrer  ailleurs,  dans  une  étude  sur 
la  Philosophie  de  Bossuet,  comment  et  en  quoi  la 
deuxième  partie  de  son  Discours  sur  Vhistoire  univer- 
selle était  une  apologie,  contre  Spinosa  ',  du  rapport  des 
Testaments  et  du  caractère  miraculeux  de  l'histoiredu 
peuple  de  Dieu.  N'est-il  pas  intéressant,  à  ce  propos, 
de  trouver  le  Traité  théologico-polilique  duns  la  biblio- 
thèque de  Bossuet  :  Tractatus  thcologico  polilicus,  auc- 
tore  Spinoza,  Hamburgi,  1670,  Kunrath  (n°  638  du 
catalogue)?!!  possédait  aussi  V Éthique  (n°()G(î),  Opus 
posthumum  Benedicli  de  Spinoza,  —  et  même  en 
manuscrit,  nous  dit  expressément  le  catalogue,  —  et 
en  effet  l'édition  originale  de  l'Éthique  n'a  pas  pour 
titre  Opus  posthumum  Benedicti  de  Spinoza,  mais  bien 
((  B.  d.  S.  Opéra  posthuma  ».  Spinosa  étant  mort  en 
1677,  à  la  fin  du  mois  de  février,  faut-il  croire  que 
Bossuet  fût  tellement  attentif  à  l'œuvre  du  philosophe 
que  de  n'avoir  pu  prendre  patience  jusqu'à  la  publi- 
cation du  livre?  On  n'oserait  l'affirmer  que  si  l'on  con- 
naissait la  date  précise  de  la  publication  des  Opéra 
posthuma,  qui  ont  paru  en  1677,  il  est  vrai,  mais  à 


1.  M.  Margival,  à  ce  propos,  dans  le  livre  que  j'ai  cité,  me 
reproche  vivement  d'avoir  rapproché  la  «  critique  »  ou  V  «  exé- 
gèse »  de  Spinosa,  de  celle  de  Richard  Simon,  et  il  veut  bien 
m'apprendre  qu'elles  n'ont  entre  elles  aucun  rapport.  Il  se 
trompe;  et  l'analogie  que  j'ai  voulu  mettre  en  lumière  entre  le 
Traité  théologico-potilique  et  YHistoire  critique  de  V Ancien  Tes- 
tament, est  celle  qui  consiste  à  s'être  proposé  de  ■•  rahaltre  »,  si  je 
puis  ainsi  dire,  l'histoire  du  peuple  de  Dieu  sur  le  plan  des 
autres  histoires.  Traiter  ta  Bible  comme  l'Iliade  ou  comme  le 
Ramayana,  voilà  le  dessein  commun  et  fondamental,  voilà  le 
point  de  départ  de  tous  les  exégètes  :  Spinosa  en  fut  le  premier. 

Brunetière.  —  Études  critiques  (7''  série).  10 


142  ÉTUDES   CRITIQUES. 

quel  moment  de  l'année?  Il  serait  encore  intéressant 
de  rechercher,  à  ce  propos,  comment  Bossuet  a  connu 
Spinosa?si  quelque  Spanheim,  par  exemple,  à  moins 
que  ce  ne  soit  le  prince  de  Gondé,  lui  a  signalé  le  pen- 
seur d'Amsterdam,  ou  si  c'est  lui-même  Bossuet.  qui. 
dans  l'auteur  du  Troiié  thrologico-poUlique,  a  discerne 
d'abord  le  plus  dangereux  peut-être  de  ses  adversaires? 
Mais  l'examen  de  cette  question  nous  entraînerait 
sans  doute  un  peu  loin  du  catalogue  de  sa  biblio- 
thèque; et  tout  ce  qu'il  nous  importait  ici  de  noter, 
c'est  la  preuve  de  fait  qu'aucun  des  progrès  de  la  cri- 
tique de  son  temps  n'a  laissé  Bossuet  indiiïérent.  On 
répète  encore  trop  souvent  le  contraire,  et,  supposé 
que  l'on  ne  diminuât  point  ainsi  la  portée  de  son 
((  exégèse  »,  toujours  est-il  qu'à  tout  le  moins  on  en 
altère  la  signification. 

On  pense  bien,  après  cela,  que  si  les  hétérodoxes  ont 
leur  place  dans  sa  bibliothèque,  les  orthodoxes  y  ont 
aussi  la  leur.  Et  en  L'Iîet  on  y  trouve  non  seulement 
tous  les  Pères,  les  Chrysostome  et  les  Athanase^  les 
Jérôme  et  les  Augu.st.i)i,  dont  il  possède  les  deux 
grandes  éditions  :  celle  de  Louvain,  1586  [ou  des  théo- 
logiens de  Louvain],  en  onze  volumes  in-folio;  et 
celle  des  Bénédictins,  en  huit  volumes,  l\^ris,  1670; 
mais  la  plupart  aussi  des  grands  scolastiques  :  Saint 
Thomas,  de  l'édition  d'Anvers,  1612;  Saint  Donaven- 
ture,  de  l'édition  de  Lyon,  Ki'U);  Dans  Scot,  de  l'édi- 
tion de  Lyon,  1639.  Il  possède  encore  les  Suat^ez,  les 
Petau,  les  Thomassin.  Et,  à  la  vérité,  je  ne  sais  s'il 
les  a  tous  lus,  ni  comment  il  les  a  lus,  —  c'est  la 
question  qu'on  pose  volontiers  à  tous  ceux  que  l'on 
voit  entourés  de  beaucoup  de  livres,  et  il  n'y  en  a  guère 


LA    BIBLIOTHÈQUE    DE   BOSSUET.  143 

de  plus  sotte!  —  mais  qu'il  ait  tenu  à  les  posséder;  à 
les  avoir  là,  comme  on  dit,  sous  la  main;  à  pouvoir 
en  toute  occasion  se  reporter  aux  sources,  c'est  ce 
qu'il  est  utile  de  constater.  Qui  scit  ubi  scientia  sit,  a- 
t-on  dit,  ille  est.  proximus  habenti  :  c'est  le  principe 
qui  préside  à  la  formation  de  toutes  les  bibliothèques 
de  travail.  Une  bibliothèque  de  travail  est  comme  un 
Dictionnaire  élargi,  développé  jusqu'aux  proportions 
de  quinze  ou  vingt  mille  articles  dont  chacun  forme 
un  ouvrage  entier.  On  en  lit  quelques-uns,  ce  qui 
s'appelle  «  lire  »  :  on  consulte  les  autres  et  selon  besoin 
qu'on  en  a.  La  bibliothèque  de  Bossuet  était  une 
bibliothèque  de  travail;  et,  naturellement,  avec  tous 
ces  secours,  il  a  pu  d'ailleurs  se  tromper,  en  plus 
d'une  occasion,  mais  ce  qu'on  peut  le  moins  lui 
reprocher,  c'est  d'avoir  cru  que  l'éloquence  fût  capable 
de  remplacer  les  raisons  ou  de  suppléer  la  critique. 
Avec  le  catalogue  de  sa  bibliothèque  sous  les  yeux, 
nous  pouvons  l'affirmer,  —  et  rien  ne  le  distingue 
plus  expressément  de  Pascal  dont  l'éducation  pre- 
mière fut  celle  du  mathématicien,  —  il  s'est  toujours 
efforcé  de  mettre  dans  toutes  les  questions  ce  que 
l'étendue  de  l'information,  la  connaissance  person- 
nelle des  textes,  et  une  critique  judicieuse  y  peu- 
vent introduire  de  lumière,  d'exactitude  et  de  pré- 
cision. 

C'est  ce  que  l'on  achèvera  de  croire,  avec  et  comme 
nous,  si  l'on  fait  attention  au  nombre  et  à  la  qualité  des 
livres  d'histoire  qui  figurent  dans  sa  bibliothèque.  Le 
catalogue  en  est  effectivement  plus  instructif  encore 
que  le  plan  qu'on  a  vu  qu'il  en  avait  tracé;  les  subdivi- 
sions en  sont  plus  nombreuses,  la  classification  plus 


144  ÉTUDES   CRITIQUES. 

remarquable.  Par  exemple,  une  première  section 
(lin  folios  est  consacrée  à  VHlstoire  ecclésiastique. 
Vient  ensuite  une  seconde  section  pour  l'Histoire  des 
ordres  religieux,  et  une  troisième  pour  les  Vies  des 
saints.  Une  quatrième  section  est  consacrée  à  V Histoire 
f/recque,  une  cinquième  à  VHisloire  romaine,  une 
sixième  à  l'Histoire  bi/zantine,  dont  le  premier  numéro 
[n°  429]  est  le  Corpus  hislorix  hizantinse,  Parisiis,  e 
Typographia  regia,  1648  et  années  suivantes,  en 
23  volumes.  Notons  ici,  pour  compléter  l'histoire 
ancienne,  une  dernière  section  de  numismatique  : 
Huberli  Goltzii  IVundsmata,  Bruges,  15(53;  et  d'é[>i- 
graphie,  Jani  Gruteri  Inscript iones  Romanx,  16K). 
L'histoire  moderne  est  subdivisée  de  la  manière  que 
voici  :  1"  Histoire  cf  Italie  ;  2"  Histoire  de  France,  his- 
toire générale  d'abord,  et  histoire  des  provinces  et  des 
villes;  3°  Histoire  d'Allemagne;  4°  Histoire  des  Pro- 
vinces Belgiques;  o°  Histoire  d^Fspague;  6"  Histoire  des 
Pays  du  Nord,  et  enfin  7"  Histoire  de  l'Asie  et  de 
l'Afrique.  Il  n'y  a  de  section  pour  l'Histoire  d'Angle- 
terre que  dans  la  classe  des  in  octavos  et  des  indou/.o, 
et  la  section  ne  comprend  que  quatre  numéros,  dont 
les  Annales  Rerum  Anglicarum  et  Hibernicarum,  de 
Camden;  Leyde,  1627;  et  la  Rerum,  Scoticarum  his- 
toria,  de  Buchanan,  Edimbourg,  1643.  En  revanche, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer  qu'indépendam- 
ment des  ouvrages  d'Adrien  de  Valois  et  des  histoires 
générales  de  Belleforest,  de  Du  Haillan,  Scipion  Du- 
pleix,  Mézeray  et  Cordemoy,  —  cette  dernière  en  grand 
papier  et  reliée  en  maroquin  rouge,  —  nous  trouvons 
dans  sa  bibliothèque  les  histoires  particulières  de 
presque  tous  les  rois  de  France  de  la  race  des  .Valois, 


LA   BIBLIOTHÈQUE   DE   BOSSUET.  145 

et  presque  tout  ce  qu'il  y  avait  de  Mémoires  publics  de 
son  temps. 

Il  possède  encore  quelques  ouvrages  d'astronomie, 
d'histoire  naturelle,  de  médecine,  de  philosophie.  Ce 
sont  vraisemblablement  ceux  qui  lui  ont  servi  pour 
l'éducation  du  Dauphin,  et,  en  particulier,  pour  la  com- 
position de  son  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de 
soi-même.  J'y  remarque  le  dialogue  de  Syslemdte  Mimdi, 
de  Galilée,  sous  la  date  de  1641  ;  et  les  Ohservations 
et  réflexions  de  Cassini,  sur  la  Comète  de  1680,  celle 
qui  a  donné  lieu,  comme  on  sait,  mais  dans  un  tout 
autre  genre,  aux  observations  et  réflexions  de  Bayle. 
Notons  également,  dans  sa  bibliothèque,  l'abondance 
des  chronographes  et  des  annalistes,  le  Chrûnicus 
Canon  Fgyptiacus,  Hebraïcus,  Grxcui,  de  Marsham, 
Londres,  1672;  et  les  deux  volumes  de  l'Histoire  uni- 
verselle d'Aboul-Farage^  traduite  en  latin  par  Edouard 
Pocock,  Oxford,  1663.  Les  deux  derniers  livres  de  cet 
ouvrage  étant  consacrés  à  l'histoire  des  Arabes  et  à 
celle  des  Mongols,  on  en  pourrait  tirer  la  conséquence 
que  Bossuet  a  eu  ses  raisons  de  ne  pas  parler  de 
l'Orient  dans  son  Discours  sur  V histoire  universelle,  et 
si  d'ailleurs  nous  ne  le  savions  par  un  passage  de 
la  seconde  Instruction  pastorale  sur  les  promesses  de 
V  Église  :  «  Allez  donc  chicaner  saint  Pierre  et  Jésus- 
Christ,  dit-il,  et  alléguez-leur  la  Chine,  comme  vous 
faites  sans  cesse,  et  si  vous  voulez  les  terres  australes, 
pour  leur  disputer  la  prédication  écoutée  par  toute  la 
terre  :  tout  le  monde,  malgré  vous,  entendra  toujours 
ce  langage  populaire  qui  explique  par  toute  la  terre 
le  monde  connu,  et  dans.ce  monde  connu,  une  partie 
considérable  et  éclatante  de  ce  grand  tout.  )>  C'est  à 


146  ÉTUDES   CRITIQUES. 

peu  près  ce  qu'a  voulu  dire  de  nos  jours  Ernest  Renan 
quand  il  a  écrit,  dans  la  Préface  de  son  Histoire  iCIs- 
raèl,  qu'il  n'y  avait  au  monde  que  trois  histoires  de 
((  premier  intérêt  »,  lesquelles  sont  l'hébraïque,  la 
grecque  et  la  romaine.  On  trouve  enfin,  après  cela, 
dans  la  bibliothèque  de  Bossuet,  assez  d'ouvrages 
d'histoire  naturelle,  d'anatomie  ou  de  botanique  pour 
que  les  rédacteurs  du  Catalogue  en  aient  cru  devoir 
faire  une  section  spéciale,  mais  elle  ne  contient  rien 
qui  soit  particulièrement  intéressant- 

11  en  est  autrement  de  la  section  des  Dictionnaires, 
au  nombre  desquels  nous  signalerons  le  Thésaurus 
linguœ  grxcse,  d'Henri  Estienne,  de  l'édition  de  1572; 
le  Lexique  grec-latin,  de  Scapula,  de  l'édition  de 
Lyon,  1663;  les  deux  Glossaires  de  Du  Gange  :  ad 
scrip tores  médise  et  infimx  Grœcilatis  et  ad  script  ores 
médise  et  infimse  Latinitatis  ;  un  Dictionnaire  anglais  ; 
un  Dictionnaire  espagnol-,  et,  en  fait  de  Dictionnaires 
français,  deux  éditions  de  celui  de  Furetière;  le  Dic- 
tionnaire Etymologique  de  Ménage;  et  le  Dictionnaire 
de  V Académie. 

Celui  ci,  tout  naturellement,  nous  fait  penser  aux 
écrivains  contemporains  de  Bossuet,  et  il  faut  dire  ici 
tout  de  suite  que  le  peu  qu'on  trouve  de  leurs  œuvres 
dans  cette  grande  bibliothèque,  si  complète  à  de  cer- 
tains égards,  nous  permet  de  croire  :  premièrement, 
que  les  libraires  chargés  delà  vente  n'y  ont  pas  intro- 
duit trop  de  livres  de  leur  fonds;  et,  en  second  lieu, 
nous  explique  la  sévérité  peut-être  excessive  avec 
l;i([uelle  ce  grand  écrivain,  —  dans  plusieurs  de  ses 
Strrmons  et  dans  une  page  bien  ct)nnue  de  son  Traité 
Je  la  concupiscence,  —  a  parlé  des  «  gens  de  lettres  ». 


LA   BIBLIOTHÈQUE    DE   BOSSUET.  147 

Pascal  même  et  Calvin  l'ont  à  peine  fait  plus  dure- 
ment. Bossuet  possède  donc  les  Œuvres  de  Dcscaiies, 
qui  relèvent  de  la  science  ou  de  la  philosophie  plutôt 
que  de  la  «  littérature  »,  et  il  possède  les  Œuvres  de 
M.  de  Molière,  de  l'édition  de  1682  [la  date  ici  a  son 
importance];  mais  il  ne  possède  ni  celles  de  Cor- 
neille, ni  celles  de  Racine,  ni  les  Fables  de  La  Fon- 
taine, ni,  sauf  erreur,  les  Caractères  de  La  Bruyère, 
ni  même  les  Pensées  de  Pascal.  Pascal  n'est  repré- 
senté, dans  la  bibliothèque  de  Bossuet,  que  par  ses 
Provinciales  et  par  son  Traité  de  l'équilibre  des 
liqueurs.  Supposerons-nous  là-dessus  que,  comme 
il  arrive  assez  fréquemment,  les  ayants-droit  de 
l'évêque  de  Troyes  auront  retiré  de  la  vente  ce  que 
la  bibliothèque  de  «  Messieurs  Bossuet  »  pouvait  con- 
tenir d'intéressant  pour  des  «  gens  du  monde  »  ?  Il 
se  peut  !  et  le  Catalogue  d'une  bibliothèque  ne  saurait 
évidemment  nous  inspiret  la  même  confiance  qu'un 
Inventaire.  Cependant  nous  y  rencontrons  deux  édi- 
tions de  Boileau,  celle  de  1674  et  celle  de  1701,  qui,  à 
leur  valeur  propre,  devaient  joindre  celle  d'être  des 
envois  d'auteur,  comme  aussi  bien  les  trois  premiers 
volumes  des  Parallèles  de  Charles  Perrault.  On  en 
peut  dire  autant  de  Y  Histoire  des  oracles,  de  Fonte- 
nelle,  et  du  Traité  de  la  satire,  de  l'abbé  de  Villiers. 
Si  nous  ajoutons  à  ces  quelques  livres,  égarés  parmi 
tant  d'historiens  et  de  théologiens,  la  Madeleine  au 
désert  de  la  Sainte- Baume  de  Provence,  Lyon,  1694; 
les  Bergeries,  de  M.  Malherbe,  Paris,  in  octavo,  sans 
date  indiquée  au  catalogue,  n°  1316,  —  de  telle  sorte 
que  nous  ne  saurions  dire  s'il  s'agit  des  Bergeries,  de 
Racan,  ou  des  Poésies  de  Malherbe;  —  le  Clovis,  de 


148  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Desmarets  dj  Saint-Sorlin;  le  Recueil  des  Œuvres 
poétiques,  de  Bertaut;  les  Œuvres  de  Balzac,  en  deux 
volumes  in-folio,  de  la  grande  édition  de  1665;  et,  je 
ne  sais  enfin  par  quel  hasard,  le  Vergier  d'honneur, 
d'Octavien  de  Saint-Gelais,  en  caractères  gothiques, 
n"  788,  nous  aurons  fait  la  part  de  la  littérature  fran- 
çaise dans  la  bibliothèque  de  a  Messieurs  Bossuet  ». 
Elle  n'est  pas  très  considérable,  on  le  voit,  et  il  est 
vrai  que  je  n'y  compte  pas  les  Dialogues  posthumes 
du,sieur  de  la  Bruyère  sur  le  Quiétisme,  non  plus  que 
le  Traité  de  morale^  de  MaleJjranchc.  Je  n'y  compte 
pas  davantage  un  exemplaire  des  Sermons  de  Bour- 
daloue,  au  millésime  de  1707.  Bossuet,  à  cette  date, 
étant  mort  depuis  déjà  trois  ans. 

On  a  dit,  —  et  le  mot  a  fait  fortune,  grâce  à  une 
fausse  interprétation,  laquelle  même  est  un  vrai 
contre-sens,  —  «  qu'un  paysage  était  un  état  d'àme  »  ; 
on  peut  dire,  avec  bien  plus  de  vérité,  qu'une  biblio- 
thèque est  ((  un  état  d'esprit  ou  une  forme  d'in- 
telligence ».  Les  livres  que  nous  possédons,  et  la 
manière  dont  ils  sont  classés,  sont  révélateurs,  non 
seulement  de  nos  goûts,  mais  de  notre  profession, 
et  de  la  manière  dont  nous  la  pratiquons.  Il  nous  a 
semblé  intéressant,  quoique  d'ailleurs  un  peu  hasar 
deux,  de  chercher,  dans  la  composition  et  dans  la 
disposition  de  la  bibliothèque  de  Bossuet,  quelques 
renseignements  sur  la  préparation  ou,  comme  ondil 
aujourd'hui,  sur  les  dessous  de  son  œuvre.  Evidemmcu  l 
cette  bibliothèque  était  une  bibliothèque  de  travail,  où 
à  peine  trouve-t-on  quelques  volumes  reliés  en  maro- 
quin;, et  nous  serions  heureux  si  ce  que  nous  en 
avons  dit  réussissait  à   déranger  quelques-unes  des 


LA   BIBLIOTHÈQUE   DE   BOSSUET.  149 

idées  que  l'on  s'est  formées  sur  Bossuet  et  sur  sa 
manière  de  travailler.  M.  Alfred  Rébelliau,  dans  son 
beau  livre  sur  Bossuet,  historien  du  Protestantisme,  en 
remontant  aux  sources  où  Bossuet  a  puisé,  nous  a 
montré  qu'il  y  avait  eu  dans  le  grand  orateur  un 
véritable  historien.  Nous  aurions  pu  montrer  égale- 
ment qu'en  écrivant  sa  Politique  tirée  des  propres 
paroles  de  V Écriture  sainte,  Bossuet  avait  eu  sous  les 
yeux,  sans  compter  l'ouvrage  du  père  A.  Contzen  : 
Polificorum  libri  decem,  Cologne,  1639,  les  ouvrages 
de  Grotius,  de  Spinosa,  de  Hobbes,  et  Tutte  le  opère 
di  Nicolo  Machiavelli.  N'est-ce  pas  comme  si  nous 
disions  qu'en  dépit  de  ce  que  l'on  répète,  l'emporte- 
ment naturel  de  son  éloquence  n'a  Jamais  étouffé 
chez  lui  les  scrupules  du  critique,  la  patience  du 
chercheur,  et  la  conscience  de  l'érudit?  Mais  c'est 
comme  encore  si  nous  disions  que,  jusqu'à  son  der- 
nier jour  il  n'a  cessé  de  vouloir  s'instruire,  et  que 
personne  moins  que  lui  n'a  vécu  d'idées  toutes  faites. 
On  ne  rassemble  pas  1 500  ou  2  000  in-folios  pour  ne 
pas  s'en  servir;  on  n'a  pas  vingt  ou  vingt-cinq  édi- 
tions de  la  Bible  pour  n'en  lire  ou  n'en  pratiquer 
ordinairement  qu'une  seule;  et  on  n'a  pas  la  préten- 
tion de  vivre  de  son  fond  quand  on  réunit  autour  de 
soi,  comme  Bossuet,  tout  ce  qui  peut  servir  à  fortifier 
quelquefois  nos  opinions,  mais  aussi  et  plus  souvent 
à  les  contredire,  et  donc  à  les  modifier. 

1"  avril  1901 


L'ÉVOLUTION   D'UN   GENRE 
LA   TRAGÉDIE 


Ce  n'est  pas  un  chapitre  dans  un  recueil  d'Essais, 
c'est  tout  un  livre,  et  un  gros  livre,  que  l'on  pourrait 
ou  qu'il  faudrait  consacrer  à  l'histoire  de  la  Tragédie 
dans  la  littérature  universelle,  si  surtout  on  y  vou- 
lait joindre  l'examen  et  la  discussion  des  questions 
de  toute  nature  qui  forment,  à  vrai  dire,  une  partie 
de  cette  histoire  même.  C'est  ainsi  qu'une  histoire  de 
la  tragédie  grecque  se  distinguerait  à  peine,  si  l'on 
en  croyait  quelques  critiques,  d'une  histoire  du  sen- 
timent religieux  en  Grèce;  et  le  moyen  d'entendre 
l'histoire  de  la  tragédie  française,  si  l'on  ne  commence 
jiar  en  rattacher  les  diverses  fortunes  à  toute  l'histoire 
de  notre  ((  Ancien  régime  »?  Obligés  que  nous  sommes 
ici  de  nous  restreindre,  nous  ne  pourrons  guère,  dans 
ce  court  essai,  qu'effleurer  en  passant  quelques-unes 
de  ces  questions,  les  moins  particuhères,  et  nous  ne 
donnerons  de  l'histoire  de  la  tragédie  qu'une  esquisse 
tout  à  fait  insuffisante.  Nous  tâcherons  du  moins  de 
faire  qu'on  y  reconnaisse,  pour  ainsi  parler,  le  schéma 


152  ÉTUDES   CRITIQUES. 

de  l'histoire  ou  de  l'évolution  d'un  genre,  et,  de  telle 
manière,  que  tout  ce  que  nous  ne  dirons  pas  et  que 
l'on  pouri-ait  dire,  le  lecteur  en  aperçoive  clairement, 
dans  ce  que  nous  dirons,  les  points  de  rencontre, 
d'insertion  et  d'attache. 


I 


A  cet  effet,  il  faut  commencer  par  distinguer 
expressément  la  Trarjédie  de  tout  ce  qui  n'est  pas 
elle,  et  notamment  du  Drame,  dont  elle  n'est  qu'une 
espèce  ou  une  sorte,  une  forme  entre  beaucoup 
d'autres,  la  plus  haute  ou  la  plus  idéale  :  nous  vou- 
lons dire  la  plus  dégagée  de  toute  préoccupation  d'être 
une  irtlitation  de  la  réalité.  Le  grand  Corneille  difa 
un  jour  que  «  le  sujet  d'une  belle  tragédie  doit  n'être 
pas  vraisemblable  »,  et  il  l'entendra  d'une  manière 
que  nous  essaierons  d'expliquer.  Mais  déjà,  ce  que 
nous  pouvons  avancer,  c'est  que,  de  toutes  les  formes 
du  drame,  la  tragédie  est  la  moins  réaliste,  en  un 
certain  sens  la  plus  symbolique,  et,  à  ce  titre,  dans 
ses  chefs-d'œuvre,  la  moins  contingente  ou  la  plus 
voisine  de  l'absolue  beauté,  par  la  noblesse  première 
de  son  inspiration,  par  la  sévérité  de  ses  lignes,  et 
par  la  profondeur  de  sa  signification. 

Le  drame,  en  général,  c'est  Vaclion,  c'est  l'imitation 
de  la  vie  médiocre  et  douloureuse;  c'est  une  représen- 
tation de  la  volonté  de  l'homme  en  conflit  avec  les 
puissances  mystérieuses  ou  les  forces  naturelles  qui 
nous  limitent  et  nous  rapetissent;  c'est  l'un  de  nous 
jeté  tout  vivant  sur  la  scène  pour  y  lutter  contre  la 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       ioS 

fatalité,  contre  la  loi  sociale,  contre  un  de  ses  sem- 
blables, contre  soi-même  au  besoin,  contre  les  ambi- 

q 

tions,  les  intérêts,  les  préjugés,  la  sottise,  la  malveil- 
lance de  ceux  qui  l'entourent;  et  de  là,  le  drame 
proprement  dit,  VOthello  de  Shakspeare  ou  VEgmont 
de  Gœthe;  —  de  là,  le  drame  bourgeois,  la  pièce  à 
thèse,  la  comédie  réformatrice;  —  de  là,  la  comédie 
d^intrigue  :  le  Barbier  de  Séville  ou  Mariage  de  Figaro; 
—  de  là,  le  drame  passionnel,  romantique  et  lyrique, 
VHernani  d'Hugo,  VAntony  de  Dumas;  —  de  là 
encore,  la  comédie,  la  haute  comédie,  celle  de  Molière, 
ï École  des  femmes  ou  Tartuffe  ;  —  de  là,  la  comédie 
satirique  ou  politique,  les  Nuées  d'Aristophane  ou  ses 
Chevaliers;  —  la  comédie  romanesque.  Beaucoup  de 
bruit  pour  rien,  où  la  lutte  ne  s'engage  qu'avec  le 
hasard  des  circonstances,  celle  dont  l'épigraphe  pour- 
rait être  le  mot  de  Figaro  :  «  Pourquoi  ces  choses  et 
non  d'autres?  »  —  et  de  là  enfin,  le  vaudeville  ou  la 
farce,  quand  le  conflit  ne  s'établit  qu'entre  les  pré- 
tentions de  la  sottise  et  la  résistance  de  la  vulgarité  : 
le  Plus  heureux  des  trois  ou  Célimare  le  bien-aimé. 

Mais,  s'il  n'y  a  pas  de  tragédie  sans  action,  ni  par 
conséquent  qui  ne  soit  du  drame  à  cet  égard,  —  dans 
le  sens  étymologique  plutôt  que  dans  le  sens  litté- 
raire du  mot  —  la  Tragédie  n'en  diffère  pas  moins 
du  Drame  en  général,  et  ne  s'en  élève  pas  moins 
au-dessus  de  toutes  les  formes  qu'on  vient  d'énu- 
mérer  un  peu  pêle-mêle,  par  sa  tendance  à  réaliser 
sous  un  aspect  d'éternité  tous  les  sujets  dont  elle  fait 
sa  matière.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  que,  pour 
atteindre  son  but,  elle  se  soit  de  tout  temps  astreinte 
à  des  règles  ou  conditions  d'art  extrêmement  sévères, 


*54  ÉTUDES   CRITIQUES. 

étroites  mùme,  si  l'on  le  veut,  ou  à  tout  le  moins 
rigoureuses.  Ne  savons-nous  pas  bien  qu'en  aucun 
art  la  difficulté  vaincue  ou  surmontée  n'est  un  mince 
mérite?  et  rien  n'est  plus  facile  que  d'en  apercevoir 
les  raisons. 

...  L'œuvre  sort  plus  belle 
D'une  forme  au  travail 

Rebelle, 
Vers,  marbre,  onyx,  émail; 

et  il  suffît  qu'au  lieu  d'être,  comme  on  le  croit,  ou 
comme  on  le  dit  trop  volontiers,  une  laborieuse  et 
jalouse  invention  des  pédants,  les  difficultés  qui,  sous 
ce  nom  de  règ-les,  s'imposent  à  l'artiste,  soient  tirées 
de  la  nature  des  choses.  On  va  voir,  chemin  faisant, 
que  c'est  le  cas  de  la  tragédie. 

Elle  est  née  en  Grèce,  où  d'abord,  et  pendant  long 
temps,  à  ce  que  l'on  conte,  elle  n'aurait  été  qu'une 
forme  un  peu  plus  développée  du  dithyrambe,  lequel 
n'était  lui-mèmo  à  son  origine  que  le  chant  liturgi(iue 
dont  s'accompagnait  la  célébration  des  Dionysies  ou 
Fêtes  solennelles  de  Bacchus.  Le  dilhijnnnhe  était 
chanté  par  des  chœurs  de  satyres,  qu'on  appelait 
Tpaytxo-',  —  du  mot  Tpâyo;,  ùoiic,  —  a  causc  de  ((  l'exté- 
rieur à  demi-sauvage  et  bestial  »  des  choreutcs  ou 
exécutants.  Les  historiens  de  la  littérature  grecque, 
et  en  particulier,  les  plus  récents  d'entre  eux, 
MAL  Alfred  et  Maurice  Croisct,  dans  leur  belle  llis- 
toire  ',  insistent  à  ce  propos  sur  le  caractère  populaire 
et  môme  licencieux  des  Dionysies  en  général,  ce  qui 


1.  llisloire  de  la  littérature  grecque,  par  Alfred  et  Maurice 
Croisct,  t.  111,  p.  30  et  sqq. 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       155 

ne  les  empêche  pas.  un  peu  plus  loin,  d'écrire  que 
«  la  tragédie  en  Grèce  est  une  des  formes  du  culte 
public  »;  et,  qu'issue  «  d'un  des  rites  de  la  religion 
dionysiaque,  elle  resta,  pendant  toute  la  période 
classique,  un  hommage  rendu  par  la  cité  à  un  de 
ses  Dieux  ».  Il  semble  qu'il  y  ait  là  quelque  exagé- 
ration dans  les  termes,  ou  plutôt  quelque  confu- 
sion. La  «  religion  dionysiaque  »  était-elle  vraiment 
une  «  religion  »?  et  peut-on  dire  que  la  manière  qu'on 
avait  de  la  célébrer  fût  vraiment  une  forme  a  du  culte 
public  »?  Nous  n'oserions  en  répondre.  Ces  mots 
mômes  de  Culte  et  de  Religion  ne  sont  pas  grecs,  ou 
le  sont  à  peine;  et  quand  on  en  fait  usage  pour  carac- 
tériser des  fêtes  comme  les  Dionysies  ou  les  Panathé- 
nées, je  crains  toujours  que  l'on  ne  crée,  sans  le  vou- 
loir, une  espèce  d'équivoque.  On  commence  par 
parler  de  la  «  religion  de  Bacchus  »  dans  le  sens  oîi 
l'entendaient  les  Grecs,  et,  constatant  alors  que  la 
tragédie  en  est  sortie,  on  parle  du  caractère  «  reli- 
gieux »  qu'elle  aurait  toujours  conservé  en  Grèce. 
Mais,  —  et  sans  faire  observer  pour  le  moment  qu'elle 
ne  l'a  pas  toujours  conservé,  ce  caractère,  —  il  est 
évident  que  l'on  donne  dans  le  second  cas  au  mot  de 
((  religieux  »  un  sens  très  différent  de  celui  qu'il  avait 
pour  les  Grecs,  et  c'est  précisément  ici  la  confusion. 
((  Religieuse  » ,  la  tragédie  grecque  l'est  assurément 
dans  son  origine,  en  tant  que  la  naissance  en  remonte 
à  la  célébration  des  Dionysies,  mais  elle  a  prompte- 
ment  perdu  le  souvenir  de  cette  origine.  C'est  même  en 
le  perdant,  que,  d'une  orgie  populaire,  elle  est  devenue 
le  plus  noble  des  genres  littéraires.  Et  ce  que  l'on  peut 
trouver  de  «  religieux  »  dans  la  tragédie  d'Eschyle  ou 


156  ÉTUDES  CRITIQUES. 

de  Sophocle  ne  semble  plus  rien  avoir  de  commun,  ou 
peu  de  chose,  avec  l'intention  «  d'un  hommage  rendu 
par  la  cité  à  l'un  de  ses  Dieux  ». 

La  tragédie,  informe  et  grossière  en  naissant, 

N'était  qu'un  simple  chœur,  où  chacun,  en  dansant, 

Et,  du  Dieu  des  raisins  entonnant  les  hiuanges, 

S'efforçait  d'attirer  de  fertiles  vendanges. 

Et  le  vin  et  la  joie  éveillant  les  esprits. 

Du  plus  hahile  chantre  un  bouc  était  le  prix. 

L'étymologie  que  propose  ici  Boileau  ne  paraît  pas 
être  la  bonne,  mais  ses  vers,  inspirés  au  surplus 
d'Horace,  n'en  contiennent  pas  moins  sur  les  com- 
mencements de  la  tragédie  plus  d'humaine  vérité  que 
n'en  ont  depuis  lui  découverte  les  recherches  minu- 
tieuses et  contradictoires  de  l'érudition.  Nous  en 
dirons  autant  de  ceux  qui  suivent  : 

Thespis  fut  le  premier  qui,  barbouillé  de  lie, 
Promena  par  les  bourgs  cette  heureuse  folie, 
Et,  d'acteurs  mal  ornés  chargeant  un  lonibereau. 
Amusa  les  passants  d'un  spectacle  nouveau. 

On  doute  seulement  aujourd'hui  si  Tln^spis  «  pro- 
mena la  tragédie  par  les  bourgs  »;  et  on  doit  ajouter 
que,  s'il  commença  peut-être  par  en  «  amuser  les 
passants  »,  à  la  manière  de  nos  forains,  les  représen- 
tations tragiques  ne  tardèrent  pas  à  prendre  une 
forme  plus  stable,  plus  régulière,  et  finalement 
«  officielle  ».  La  tragédie  grecque  n'a  jamais  été  un 
spectacle  comme  les  nôtres,  qui  se  donnât  en  tout 
temps  ni  partout;  on  ne  l'a  toujours  jouée  qu'en  des 
circonstances  particulières  et  définies,  notamment 
aux  fêles  de  Bacchus,  —  Dionysies  des  champs, 
Lénéennes,  Grandes  Dionysies;  —  et,  de  très  bonne 


L'ÉVOLUTION    d'un   GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.  157 

heure  enfin,  l'esprit  grec,  vaniteux  et  avide  de  distinc- 
tions, l'a  soumise  au  système  ou,  comme  nous  dirions, 
au  régime  des  concours.  Les  partisans  de  la  «  liberté 
de  l'art  »,  —  qu'il  faut  soigneusement  éviter  de  con- 
fondre avec  la  «  liberté  dans  l'art  »,  —  auront  sans 
doute  quelque  peine  à  en  prendre  leur  parti  !  Mais  il  en 
faut  bien  convenir  :  VAgamemnon,  VŒdipe  roi,  \Jphi- 
_(7e/(i>sont  del'  «  art  officiel  »,  si  jamais  il  y  en  eut.  Elles 
sont  aussi  de  1'  «  art  moral  »,  non  seulement  de  fait, 
mais  d'intention,  de  «  dessein  principal  et  formé  ».  La 
«  virtuosité  »,  l'indifférence  au  contenu  de  la  parole, 
ne  s'insinuera  que  plus  tard,  beaucoup  plus  tard,  et 
pour  l'altérer,  dans  la  composition  du  génie  grec 
Bossuet,  avec  la  lucidité  de  son  coup  d'oeil,  ne  s'est 
pas  trompé  quand,  dans  une  phrase  de  son  Discours 
sur  l'histoire  universelle,  il  a  loué  les  Eschyle  et  les 
Sophocle  d'avoir  travaillé  au  perfectionnement  de  la 
vie  civile.  Je  crois,  en  vérité,  qu'il  eût  pu  dire 
«  civique»'.  Et  ainsi,  dans  l'histoire  de  toutes  les 
littératures,  il  n'y  a  rien  qui  soit  au  dessus  de  ces 
chefs  d'œuvre  inspires  à  leurs  auteurs  par  l'émulation 
de  triompher  d'un  rival;  par  l'ardeur  de  mériter  une 
récompense  d'État  ;  et  par  le  désir  d'être  «  utiles  »  à 
leurs  concitoyens! 

On  trouvera,  dans  l'Histoire  de  la  littérature  g^^ecque 
de  MM.  Alfred  et  Maurice  Croiset,  —  que  nous  suivons 
dans  tout  cet  exposé,  —  de  nombreux  renseignements 


1.  Citons  textuellement  la  phrase  :  «  Homère,  et  tant  d'autres 
poètes,  dont  les  ouvrages  ne  sont  pas  moins  graves  qu'ils  sont 
agréables,  ne  célèbrent  que  les  arts  utiles  à  la  vie  humaine,  ne 
respirent  que  le  bien  public,  la  patrie,  la  société,  et  celte  admi- 
rable civilité  que  nous  avons  expliquée.  »  (III,  ch.  5.) 

BRUNETii.nE.  —  Éludes  critiques  (T"-  série).  H 


158  ÉTUDES   CRITIQUES. 

sur  l'organisation  matérielle  des  représentations  tra- 
giques, sur  la  disposition  de  la  scène,  sur  la  nature 
du  décor,  sur  les  masques  de  théâtre,  etc.,  avec  une 
très  fine  et  très  heureuse  notation  des  conséquences 
qui  en  sont  résultées  pour  la  constitution  intérieure 
de  la  tragédie  grecque.  La  fonction  crée- 1  elle  quelque- 
fois son  organe?  C'est  un  beau  sujet  de  controverse 
entre  évolutionnistes.  Mais  ce  qui  n'est  pas  douteux, 
c'est  que  la  nature  de  l'organe  a  détermine  »  ou 
«  conditionne  ))  celle  de  la  fonction.  On  joue  nécessai- 
rement sous  le  masque  d'une  autre  façon  qu'à  visage 
découvert,  et  cette  autre  façon  de  jouer  exige  néces 
sairement  une  psychologie  qui  lui  soit  appropriée  : 
sommaire,  générale  et  typique.  C'est  pourquoi,  dans 
une  histoire  de  la  tragédie  grecque,  on  devra  toujours 
donner  une  place  considérable,  et  la  première  en 
ordre,  ou  en  date,  à  ces  questions  d'organisation 
matérielle  du  théâtre.  De  l'examen  d'une  coquille,  un 
naturaliste  qui  connaît  son  affaire  sait  induire 
jusqu'aux  mœurs  de  l'animal  qui  l'habitait  dans  les 
temps  antédiluviens.  La  connaissance  du  dehors 
mène  à  celle  du  dedans.  Si  nous  voulons  nous  former 
de  la  tragédie  grecque  une  idée  complètement  fausse, 
nous  n'avons  qu'à  la  voir  jouer  dans  les  conditions 
où  se  jouent  nos  tragédies  modernes.  Cette  idée  est 
peut-être  plus  fausse  encore,  plus  éloignée  de  la 
réalité,  quand  les  acteurs  de  la  Comédie  Française 
nous  représentent  V Œdipe  roi  de  Sophocle  sur  le 
théâtre  d'Orange.  Nous  n'avons  (|u'un  moyen  de  la 
rectîlicr,  qui  est  de  nous  pénétrer,  si  nous  le  pouvons, 
des  conditions  tnatérielles  d('  la  i'e[)i-és(Mi(ation  drama- 
tique en  Grèce,  et,  quand  nous  y  aurons  réussi,  nous 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       159 

étudierons  alors,  plus  diligemment  qu'on  ne  l'a  fait, 
la  réaction  de  ces  conditions  mêmes  sur  la  constitution 
de  la  tragédie.  Le  théâtre,  en  général,  est  une  adapta- 
tion des  sujets  de  son  choix  à  des  conditions  exté- 
rieures strictement  définies,  qui  peuvent  bien  varier 
avec  le  temps,  mais  dont  la  rigueur  s'exerce  sur  toute 
une  période  historique,  et  va  jusqu'à  déterminer, 
sans  que  les  auteurs  en  aient  toujours  conscience,  le 
choix  même  des  sujets. 

D'autres  conditions ,  moins  matérielles ,  sinon 
moins  extérieures,  ont  agi  sur  la  forme  de  la  tragédie 
grecque  :  telle  est,  au  premier  rang,  la  fonction  du 
chœur,  et  aucun  exemple  n'est  plus  démonstratif  de 
ce  qu'il  y  a,  dans  un  genre  littéraire  bien  caractérisé, 
de  force  interne  qui  l'achemine  vers  la  réalisation  de 
sa  propre  et  pleine  nature.  «  C'est  le  chœur,  dit  à  ce 
propos  M.  Maurice  Groiset,  qui  eut  dans  la  tragédie 
primitive  le  principal  rôle.  L'acteur,  créé  par  Thespis, 
ne  venait  d'abord  qu'au  second  rang.  Par-  une  série 
de  changements,  ce  rapport  primitif  finit  par  être 
complètement  interverti.  La  personnalité  du  chœur 
alla  toujours  en  s'efïaçant  à  mesure  que  son  impor- 
tance diminuait:  et,  au  contraire,  celle  de  l'acteur, 
attirant  de  plus  en  plus  l'intérêt,  se  subdivisa  d'abord 
en  plusieurs  rôles,  puis,  dans  chacun  de  ces  rôles, 
elle  prit  chaque  jour  plus  de  variété.  » 

La  raison  n'en  est  pas  difficile  à  donner.  La  présence 
du  chœur,  c'était,  dans  la  tragédie  grecque,  le  sou- 
venir de  sa  première  origine,  et,  pour  ainsi  parler,  sa 
marque  de  naissance.  Mais  c'était  aussi  le  lyrisme,  et, 
pour  aussi  lo-ngtemps  que  le  lyrisme  persisterait  dans 
la  forme  tragique,  celle-ci  ne  pouvait  atteindre  la  plé- 


IGO  ÉTUDES   CRITIQUES. 

iiitiule,  ni  par  conséquent  la  perfection  de  son  genre. 
Car  le  lyrique  et  le  dramatique  s'opposent  contradic- 
toirement  l'un  à  l'autre,  ou,  si  je  puis  ainsi  dire, 
s'empêchent  l'un  l'autre  d'exister,  et  surtout  de  se 
développer.  Expression  et  triomphe  de  la  personnalité 
du  poète,  le  lyrisme  interpose  toujours  entre  l'acteur 
et  le  spectateur  un  personnage  étranger  à  l'action. 
L'action  proprement  dite  en  est  arrêtée,  suspendue  ou 
ralentie.  Quelque  opinion  que  le  chœur  exprime,  elle 
est  extérieure  à  l'action  de  la  tragédie.  Le  poète 
reparaît  toujours  dans  les  lamentations  ou  dans  les 
rétlexions  qu'il  lui  prête.  Uohjectivité  du  sujet  en  est 
gravement  atteinte,  quand  elle  n'est  pas  tout  à  fait 
détruite.  Nous  n'avons  plus  sous  les  yeux  les  événe- 
ments eux-mêmes,  mais  le  reflet  des  événements  dans 
l'imagination  du  poète.  C'est  pour  ce  motif  que,  «  le 
principe  d'action  qui  était  dans  la  tragédie  se  déga- 
geant de  plus  en  plus,  il  a  fallu  de  toute  nécessité 
qu'elle  sacrifiât  ceux  de  ses  éléments  qui  étaient 
impropres  à  l'action  ».  Nous  verrons  plus  loin,  dans 
des  conditions  tout  à  fait  différentes,  le  même  phéno- 
mène se  reproduire,  et  la  tragédie  française,  deux 
mille  ans  après  la  grecque,  travailler  obscurément, 
pour  achever  de  se  constituer,  à  l'élimination  des 
mêmes  éléments  lyriques. 

Un  dernier  pas  restait  à  faire,  et,  après  s'être  en 
quelque  manière  purgée  de  l'élément  lyrique,  dont  la 
persistance  embarrassait  son  dévieloppemenl,  il  fallait 
que  la  tragédie  grecque  se  libérât  de  ce  qu'elle  avait 
ei\f  ore,  à  ses  débuts,  de  trop  voisin  de  répopée.  il  est 
arrivé  deux  ou  trois  fois  aux  Grecs  de  s'essayer  dans 
la  tragédie   historique.   Un  prédécesseur  d'Eschyle, 


L'ÉVOLUTION    d'un   GENRE  :    LA   TRAGEDIE.  161 

Phrynichos,  fils  de  Polyphrasmpn,  était  l'auteur  d'une 
Prise  de  Milet,  dont  Hérodote  nous  a  conté  qu'elle  fit 
fondre  les  Athéniens  en  larmes;  et  l'on  sait  que  les 
Perses  d'Eschyle  nous  ont  été  conservés.  Il  semble 
aussi  qu'il  y  ait  eu  des  tragédies  de  pure  invention, 
et  peut-être  Aristote  songeait-il  à  la  variété  de  ces 
essais  successifs  quand  il  écrivait  dans  sa  Poétique 
[IV,  3]  «  qu'après  s'être  hasardée  dans  plusieurs 
directions,  la  tragédie  se  fixa,  ÈTuaucaTo,  lorsqu'elle  eut 
enfin  reconnu  sa  véritable  nature  ».  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que  la  matière  habituelle,  et  on  pourrait 
dire  classique,  de  la  tragédie  grecque,  est  épique,  étant 
légendaire,  et  tout  entière,  ou  à  bien  peu  d'exceptions 
près,  empruntée  d'Homère,  et  de  ses  continuateurs, 
les  poètes  des  Nostoi  ou  Retours .  On  appelait  de 
ce  nom  générique  les- poèmes  dont  le  sujet  était  le 
récit  des  aventures  des  héros  de  la  guerre  de  Troie 
à  la  recherche  de  leur  patrie.  L'Odyssée  en  était 
le  principal.  Mais  toutes  les  aventures  ne  sont  pas  • 
«  dramatiques  »,  ni  surtout  «  tragiques  »,  et  quelques- 
unes  de  celles  d'Ulysse  même  en  peuvent  servir  de 
preuve!  Il  y  faut  certaines  conditions.  Quelles  sont 
ces  conditions?  C'est  ce  que  nous  allons  discerner  en 
suivant  l'évolution,  non  plus  théorique  ou  conjectu- 
rale, mais  historique,  de  la  tragédie  grecque. 

Passons  donc  rapidement  sur  les  successeurs  immé- 
diats de  Thespis  :  Chœrilus  d'Athènes,  qui  vivait  au 
temps  de  la  64'  Olympiade  (524-521)  et  dont  on  place 
la  mort  aux  environs  de  480;  Pratinas  de  Phlionte, 
de  qui  tout  ce  que  nous  savons,  c'est  qu'il  concourut 
avec  Eschyle  et  Chœrilus  dans  la  70'  Olympiade  (500 
497)  et  Phrynichos  d'Athènes,  dont  nous  avons  déjà 


162  ÉTLDES   CRITIQUES. 

cité  le  nom.  Nous  connaissons  les  titres  de  neuf  d(>s 
pièces  de  ce  dernier  :  les  Egyptiens^  Alcée,  Antée  ou 
les  Lihijens^  les  Banaïdes,  la  Prise  de Milcl^lcs Femmes 
de  Pleuron,  Tantale,  Troïlos  et  les  Pliéniciennes.  On 
lui  attribuait  l'introduction  des  rôles  de  femmes  dans 
-lintrigue  tragique,  et,  —  quoi  qu'il  en  soit  de  la 
réalité  du  fait,  —  la  légende  ou  le  symbole,  si  c'eii  est 
un,  quand  on  le  rapproche  du  genre  d'émotion  senti- 
mentale excité  par  la  Prise  de  iMilet,  pourrait  servir  à 
indiquer  la  nature  de  son  talent.  C'était  vraisembla- 
blement un  talent  d'élégiaque,  et  ses  tragédies,  toutes 
lyriques  encore,  étaient  un  peu  pauvres  d'action, 
mais  riches  de  poésie,  de  pathétique,  et  de  mélodie. 

C'est  à  ce  moment  que  parut  Eschyle,  fils  d'Eupho 
rion,  natif  d'Eleusis,  près  d'Athènes  (o2o-45G),  le 
premier  des  grands  tragiques  grecs,  et  on  n'ose  dire 
le  plus  grand,  mais  assurément  le  plus  «  religieux  », 
dont  la  gravité  ressemble  à  celle  d'un  mage  ou  d'un 
hiérophante,  et  celui  des  trois  qui  a  élevé  le  plus  haut 
la  dignité  de  son  art.  Son  œuvre  entière  ne  comprenait 
pas  moins  de  quatre-vingts  ou  quatre-vingt  dix  pièces; 
il  nous  en  est  parvenu  sept,  qui  sont  :  les  Suppliantes, 
les  Perses,  les  Sept  contre  Thèbcs,  Prométhée  enchaîné, 
Agamemnon,  les  Choéphores  et  les  Evménides.  Ces 
trois  dernières,  formant  ensemble  ce  que  les  Grecs 
appelaient  une  «  trilogie  »,  sont  quelquefois  enve- 
loppées sous  le  nom  commun  de  l'Orestic.  «  Les  Sup- 
pliantes paraissent  la  plus  ancienne  des  pièces  qui 
viennent  d'être  nommées'.  »  Les  Perses  sont  de  M'I. 
Et  si  Ton  admet  entin  que  l'Orestie  a  été  jouée  en  4o8, 

1.  A.  cl  M.  Crois.'t,  III,  p.  i:2. 


L'ÉVOLUTiON    D'CN    GliNRE  :    LA   TRAGÉDIE.  163 

—  c'est  à-dire  deux  ans  avant  la  mort  du  poète,  —  il 
devient  intéressant  de  suivre,  au  moyen  de  la  chro- 
nologie de  son  œuvre  incomplète,  le  progrès  de  sa 
«  manière  »,  et  celui  delà  tragédie  elle-même  vers  la 
perfection  de  son  genre. 

Si,  en  effet,  les  Suppliantes  ne  sont  guère  qu'une 
élégie  dramatique,  il  y  a,  en  revanche,  dans  VOrcsùc, 
autant  d'action  qu'il  en  fallait  pour  défrayer  toutes 
les  tragédies  dont  la  famille  des  Atrides  a  fourni 
depuis  lui  le  sujet.  <(  De  toutes  les  pièces  d'Eschyle, 
nous  dit  M.  Maurice  Croiset,  les  Choéphores  sont  celle 
qui  répond  le  mieux  à  l'idée  que  nous  nous  faisons 
de  la  tragédie.  »  Ne  pourrait  on  le  prétendre  égale- 
ment de  VAgamemnon,  sinon  des  Fuménides?  C'est 
sans  doute  aussi  dans  cette  trilogie  mémorable,  dont 
il  faut  dire  qu'elle  est  une  des  grandes  choses  de  l'es- 
prit humain,  que  nous  pouvons  le  mieux  saisir,  à 
cause  de  l'ampleur  de  développement  que  la  liaison 
des  trois  pièces  y  donne  à  la  pensée  du  poète,  la  «  phi- 
losophie d'Eschyle  ».  Ebauchée  dans  les  ombres  ou 
dans  la  nuit  du  crime,  et  comme  asservie  dans  VA(ja- 
viemnon  à  toute  Ja  «  puissance  des  ténèbres  »,  la  tra- 
gédie, avec  les  Euménides,  s'achève  dans  la  lumière, 
et  arrache  l'homme  à  la  fatalité  que  faisaient  peser 
sur  lui  l'hérédité  du  crime,  la  jalousie  des  dieux,  et 
limplacabilité  du  destin.  Emancipation  et  illumi 
nation  progressives,  c'est  sous  une  autre  forme,  moins 
symbolique,  plus  humaine,  moins  éloignée  de  la  vie 
commune,  l'idée  qui  circulait  dans  le  Prométhée 
enchaîné,  ou  pour  mieux  dire  encore,  la  «  leçon  »  qui 
s'en  dégageait.  Loin  de  nous  les  dieux  barbares  et 
sanguinaires  que  s'était  forgés  la  primitive  humanité! 


164  ÉTUDES  CRITIQUES. 

S'ils  existent,  nous  avons  en  nous  de  quoi  braver 
leur  Némésis,  et,  s'ils  n'existent  pas,  c'est  l'homme 
qui  deviendra  quelque  jour  à  lui-même  son  dieu!  Et 
cela  sans  doute  est  «  religieux  »  en  un  certain  sens, 
quoiqu'en  un  certain  autre  sens  on  fût  tenté  d'y  voir 
la  formule  même  de  «  l'irréligion  »;  mais  ce  qu'il 
nous  paraît  un  peu  plus  difficile  d'y  retrouver,  c'est 
la  célébration  d'un  «  rite  de  la  religion  dionysiaque  ». 
Disons  donc  plutôt  que,  dès  le  temps  d'Eschyle,  la 
tragédie  s'est  comme  détachée  de  ses  anciennes  ori- 
gines; il  a  coupé  le  cordon  ombilical;  quelque  émo- 
tion de  terreur  ou  de  pitié  que  nous  communique  le 
drame,  elle  est  devenue  tout  humaine;  et,  déjà,  la 
volonté  du  héros,  rien  qu'en  s'érigeant  contre  la 
puissance  mystérieuse  des  choses,  a  comme  obligé  la 
fatalité  de  reculer  à  l'arrière-plan  de  la  vie. 

On  le  voit  mieux  encore  dans  la  tragédie  de 
Sophocle,  fils  de  Sophillos,  né  à  Coloneen  497  ou  495, 
et  mort  en  405,  plus  que  nonagénaire.  De  cent  trente 
ou  cent  vingt-cinq  pièces  qu'il  avait,  dit-on,  com- 
posées, —  j'avoue  que  ces  chiffres  m'étonnent  tou- 
jours, et  j'ai  peine  à  concevoir  qu'un  Sophocle  même 
ait  pu  donner  tous  les  ans,  pendant  soixante  ans, 
deux  Anligone  ou  deux  Œdipe  à  Colone  par  an!  — 
la  jalousie  du  temps  ne  nous  en  a  conservé  que  sept  : 
Ajax,  Philoctèle,  Éleclre,  les  Trachinknnea,  Œdipe 
roi,  Anligone  et  Œdipe  à  Colone.  La  plus  ancienne 
est  Ajax,  qui  doit  être  antérieure  à  440,  et  la  plus 
récente,  qui  en  est  séparée  par  plus  d'un  demi-siècle, 
puisqu'elle  ne  fut  jouée  qu'après  la  mort  du  poète, 
est  Œdipe  à  Cohnie.  Agé  qu'il  était  de  i)lus  de  quatre- 
vingt-cinq  ou  six  ans  quand  il  l'écrivit,  —  car  nous 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       165 

savons  que  son  Philoctèie,  qui  précède  Œdipe  à 
Colorie,  est  de  409,  —  on  ne  s'étonnera  pas  que  ce  soit 
la  ((  moins  dramatique  »  de  ses  tragédies  :  Anligone, 
Electre,  Œdipe  roi  en  sont  les  plus  caractéristiques. 
Une  comparaison  de  VŒdipe  roi  de  Sophocle  avec 
VAgamemnon  d'Eschyle  ferait  bien  ressortir  la  diffé- 
rence du  génie  des  poètes,  et  d'autant  mieux  qu'après 
ou  avec  celle  des  Atrides,  il  n'y  a  guère,  dans  la 
légende  grecque,  de  famille  plus  tragique  que  celle 
des  Labdacides.  Cependant  on  ne  respire  point  dans 
la  tragédie  de  Sophocle  l'atmosphère  d'horreur  si 
caractéristique  de  la  tragédie  d'Eschyle;  on  n'y 
éprouve  point,  quelque  dramatique  et  pressante  que 
soit  l'intrigue,  la  même  sensation  d'oppression  ;  et, 
dans  le  court  intervalle  de  vingt  cinq  ou  trente  ans 
peut-être  qui  les  sépare,  «  on  sent  qu'on  a  changé  de 
cieux  ».  C'est  aussi  bien  le  caractère  du  théâtre  de 
Sophocle,  tel  que  nous  pouvons  le  déduire  de  ses  pièces 
et  du  témoignage  de  l'antiquité  tout  entière.  Quelque 
chose  de  sombre  planait  encore  sur  tout  le  théâtre 
d'Eschyle  ;  l'aspect  général  en  avait  je  ne  sais  quoi  de 
«  cyclopéen  »  et  de  démesuré  :  le  théâtre  de  Sophocle 
est  ((  lumineux  »  et  baigne,  pour  ainsi  parler,  dans  la 
clarté  légère  du  ciel  attique.  Une  impression  d'apai- 
sement s'en  dégage,  et  rien,  dans  l'art  grec  tout  entier, 
si  ce  n'est  quelque  statue  de  la  famille  de  la  Vénus  de 
Milo,  ne  donne  mieux  l'idée  de  la  perfection  dans  la 
mesure.  Le  style,  plus  simple,  moins  épique,  voisin, 
dans  sa  discrète  élégance,  de  la  prose  l'a  plus  unie; 
les  caractères,  moins  sommaires,  moins  entiers, 
d'une  psychologie  plus  analytique,  plus  fine,  plus 
subtile;  la  conception  même  du  drame,  moins  homo- 


166  ÉTUDES   CRITIQUES. 

gène  peut  cire,  mais  plus  libre  et  plus  variée,  tout  y 
concourt  au  même  effet.  L'humanité  d'Eschyle,  — 
ses  Prométliée,  ses  Agamemnon,  ses  Clytemnestre, — 
était  encore  héroïque,  au  sens  grec  du  mot,  plus 
éloignée  de  nous  et  de  la  douceur  môme  des  mœurs 
de  son  temps  :  celle  de  Sophocle,  —  son  Antigone, 
son  Electre,  son  OEdipe,  —  s'est  rapprochée  de  la 
nôtre.  Elle  n'en  diffère  déjà  plus  que  par  la  noblesse 
instinctive,  naturelle,  des  sentiments  ou  des  atti- 
tudes; mais  elle  est  toute  pénétrée  de  vie;  et,  s'il  est 
vrai  que  tout  mouvement  s'y  range  ou  s'y  contraigne 
encore  et  s'y  gouverne  sous  la  loi  de  la  beauté,  le 
voici,  sous  la  forme  de  la  passion,  qui  s'accélère,  se 
précipite,  et  qui  fait  triomphalement  son  entrée  ou 
son  invasion  dans  l'art  grec  avec  la  tragédie  d'Euri- 
pide. 

Nous  avons  d'Euripide,  fils  de  Mnésarchidès,  né  à 
Salamine  en  480  et  mort  en  40G,  dix  sept  tragédies  et 
un  drame  satyriquc.  Le  drame  satyrique,  le  Cyclope, 
est  précieux,  comme  étant  le  seul  monument  qui  nous 
reste  du  genre.  Les  dix-sept  tragédies  sont  :  Alccsle, 
Médéc,  fJippolyle,  les  Troyennes,  Hélène,  Oresle,  /phi- 
génie  à  Aulis,  les  Bacchantes,  Andromaque,  Bécube, 
/'Electre,  tes  Héraclides,  la  Folie  d'Hercule,  les  Sup- 
pliantes, Iphigénie  en  7'auride,  Ion,  et  les  Phéni- 
ciennes. A  peine  est-il  besoin  d'ajouter  que  ces  dix  sept 
tragédies  ne  représentent  que  la  moindre  partie  de 
l'œuvre  d'Euripide,  et  les  catalogues  ne  lui  attribuent 
pas  moins  de  quatre-vingt  douze  pièces.  On  ne  peut 
à  ce  propos  s'empêcher  de  faire  deux  observations  : 
la  |)remière  que,  selon  le  mot  d'Arislotc,  la  tragédie 
grec<jue  a  tourné   tout   entière   autour  de    trois  ou 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       167 

quatre  familles;  et  la  seconde  que,  ui  le  vieil  Eschyle, 
ni  Sophocle,  ni  Euripide  ne  semblent  s'être  souciés 
qu'un  autre  eût  traité  avant  eux  les  sujets  de  leur 
choix.  C'est  qu'en  effet  les  contraintes  qui  s'impo- 
saient à  la  tragédie  grecque  ne  lui  permettaient  pas, 
comme  le  permettra  plus  tard  à  Shakspeare  ou  à  Lope 
de  Vega  la  liberté  du  drame,  de  choisir  presque  indif- 
féremment toute  espèce  de  sujet.  Et,  si  nous  infîistons 
sur  ce  point,  —  sans  parler  de  l'intérêt  qu'il  offre  pour 
la  théorie  de  la  véritable  invention,  —  c'est  que  rien 
n'a  contribué  davantage  à  différencier  insensiblement 
la  matière  proprement  tragique  de  la  matière  épique 
et  de  la  matière  lyrique. 

En  un  certain  sens,  et  du  moment  qu'elle  a  existé, 
ou  que  l'on  en  admet  l'existence,  la  réalité  s'impose 
tout  entière  à  l'inspiration  du  poète  épique,  et  s'il 
raconte  le  retour  d'Ulysse,  il  n'a  pas  le  droit,  en  un 
certain  sens,  d'omettre  aucun  des  épisodes,  —  Circé, 
Nausicaa,  le  Cyclope  ou  les  Lestrygons,  —  ni,  dans  le 
récit  de  ces  épisodes,  aucune  des  circonstances  qui 
ont  contrarié  le  retour  d'Ulysse.  Nous  attendons  de 
lui  le  récit  de  tout  ce  qui  est  arrivé.  Des  considérations 
de  goût  ou  d'opportunité  peuvent  d'ailleurs  intervenir 
et  le  dissuader  de  mettre  en  œuvre  telle  ou  telle 
partie  de  son  sujet,  mais  ces  considérations  n'ont  rien 
de  «  contraignant  »;  elles  ne  dépendent  que  du 
caprice,  ou,  comme  on  dit,  du  tempérament  du  con- 
teur, et  elles  ne  s'engendrent  point  de  la  constitution 
même  de  l'épopée.  D'un  autre  côté,  dans  un  autre 
genre,  le  poète  lyrique  est  maître  de  son  développe 
ment,  dans  rélégic  comme  dans  l'ode,  qu'il  chante 
ses  amours  ou  qu'il  célèbre  le  vainqueur  des  jeux. 


168  ÉTUDES   CRITIQUES. 

On  no  lui  demande  que  d'être  lui-même,  et  quelque 
sujet  qu'il  traite,  ce  qu'il  lui  plaira  d  en  dire  n'a 
point  de  bornes  «  naturelles  »,  ou  n'en  trouve  que 
dans  l'ampleur  même  de  son  inspiration  :  nous  lui 
permettons  d'ensevelir  une  maîtresse  aimée  dans  une 
épitaphe  de  six  vers,  ou,  s'il  le  préfère,  de  la  pleurer 
dans  tout  un  long  poème.  Mais  il  faut  à  la  tragédie 
des  sujets  qui  «  entrent  en  forme  »,  si  je  puis  ainsi 
parler,  et  quand  une  fois  on  les  a  ciioisis,  ni  le  poète 
n'est  plus  maître  du  développement  à  leur  donner,  ni 
toutes  les  circonstances  n'en  répondent  toujours  aux 
exigences  du  théâtre.  Pour  être  «  dramatique  »,  un 
sujet  ne  doit  pas  seulement  s'adapter  aux  conditions 
matérielles  delà  scène,  —  et  encore  y  fallait-il  joindre 
en  Grèce  les  conditions  du  concours,  —  mais  de  plus 
et  surtout  il  doit  se  développer  conformément  à  sa 
propre  constitution;  et  c'est  pourcjuGÎ  des  aventures 
extrêmement  romanesques  se  trouvent  quelquefois 
n'être  nullement  dramatiques.  Telles  sont  précisémtMit 
la  plupart  de  celles  d'Ulysse  dans  VOdysséc.  Mais, 
de  «  dramatique  »  pour  devenir  vraiment  «  tra- 
gique »,  il  faut  encore  qu'un  sujet,  horrible  ou  san- 
glant en  soi,  comme  celui  d'Agamemuon  ou  d'Œdipe 
roi,  ne  soit  pas  incapable  do  revêtir  (luohjuo  noblesse, 
de  même  ou  à  peu  près  qu'un  mouvement  ne  devient 
sculptural  que  dans  l'imperceptible  instant  de  son  pas- 
sage à  l'état  statique.  Ce  sont  toutes  ces  raisons  ((ui, 
en  (irècc,  ont  comme  obligé  les  grands  tragiques  à 
reprendre  l'un  après  l'autre  les  mêmes  sujets,  et  quand, 
pour  les  renouveler,  ils  ont  voulu,  tel  Euripide,  y 
introduire  la  passion,  ils  l'y  ont  introduite,  mais, 
avec  elle  et  on   même  temps,  ils  y  ont  introduit  ic 


L'ÉVOLUTION    D'UN    GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.         169 

Fiiouvement  qui  «  déplace  les  lig-nes  »,  et,  en  les  dépla- 
çant, devait  faire  à  la  longue  évoluer  la  tragédie  vers 
le  mélodrame. 

Aristotc  a  quelque  pari  appelé  Euripide  le  plus 
tragique  des  tragiques  :  il  en  est  aussi  le  plus  moderne, 
et  le  plus  voisin  de  nous.  M.  Maurice  Croiset  le 
nomme  a  un  destructeur  dillusions  »,  et,  en  effet, 
dans  son  œuvre,  il  semble  bien  que  la  tragédie 
grecque  ait  perdu  désormais  tout  souvenir  de  son 
caractère  «  religieux  ».  Oserons-nous,  à  notre  tour, 
nous  permettre  l'anachronisme?  11  y  a,  en  vérité, 
quelque  chose  de  «  voltairien  »  dans  l'inspiration 
philosophique  du  théâtre  d'Euripide,  et  nous  avons 
de  lui  des  tirades  qui  semblent  annoncer  l'Œdipe  du 
jeune  Arouet  : 

Nos  prêtres  ne  sont  point  ce  qu'un  vain  peuple  pense, 
Notre  crédulité  fait  toute  leur  science; 

ou  encore  ; 

Qu'eussé-je  été  sans  lui?  Rien  que  le  fils  d'un  roi. 

Signaler  celte  analogie,  c'est  in,diquer  le  principal 
défaut  ou  le  plus  apparent  du  théâtre  d'Euripide. 
Génie  mobile  et  capricieux,  —  on  serait  tenté  de  dire 
fantasque,  — il  est  venu  troubler  l'harmonieux  équi- 
libre de  la  tragédie  sophocléenne.  Ses  pièces  ne  sont 
pas  liées,  ni  môme  toujours  composées.  Elles  sont 
pleines  d'épisodes  et  de  digressions.  Elles  sont  pleines 
aussi  de  «  surprises  »,  «  de  méprises  »  et  de  «  recon- 
naissances »,  qui  sont  toujours  des  moyens  bien 
vulgaires.  Peut-être  l'étaient-ils  moins  en  Grèce! 
■  Mais  sa  sensibiUté  profonde,  mêlée  d'un  peu  de  misan- 
thropie, lui  a  permis,  en  revanche,  de  faire  entrer  dans 


170  ÉTUDES  CRITIQUIiS. 

la  lia;Jilie  grecque  une  quantité  d'émotion,  si  l'on 
peut  ainsi  dire,  inconnue  avant  lui.  Il  est  «  pathé 
tique  »;  et  quand  ce  n'est  pas  lui  qui,  comme  tel  de 
nos  romantiques,  souffre  ou  s'exalte  par  la  bouche  de 
ses  personnages,  on  sent  bien  que,  sous  leur  masque 
légendaire,  si  ce  ne  sont  pas  encore  des  aventures, 
ce  sont  au  moins  les  sentiments  de  la  vie  commune 
qu'il  aime  à  mettre  en  scène. 

Le  dernier  pas  était  fait.  En  moins  de  cent  ans,  la 
tragédie  grecque  avait  donné  ses  chefs-d'œuvre  et, 
par  eux,  épuisé  la  fécondité  de  sa  propre  notion.  Il 
ne  nous  reste  rien  ou  presque  rien  des  successeurs 
d'Euripide  :  Aristarque.  Néophron,  Ion  de  Ghios,  _ 
Acheos,  Agathon,  Théodecte,  Chérémon,  d'autres 
encore  dont  les  noms  seuls  nous  sont  parvenus, 
Aristote  nous  dit  du  dernier,  dans  sa  /ihi'Iorh/uc 
[III,  12],  «  que  ses  œuvres  étaient  plutôt  faites  pour 
être  lues  que  pour  être  représentées  ».  Nous  incHne 
rions  à  croire  qu'on  en  pourrait  dire  autant  de  tous 
les  autres.  Le  même  Aristote  loue  encore,  dans  sa 
Poétique  [IX,  1],  la  Fleur  d'Agathon,  «  où  tout,  dit  il, 
est  d'invention,  les  choses  et  les  noms,  et  qui  n'en 
est  pas  moins  agréable  ».  Nous  le  voulons  bien!  mais, 
et  nous  en  avons  indiqué  quelques-unes  des  raisons, 
sur  Icsfjuelles  nous  reviendrons  plus  loin,  une  tra 
gédie  ((  toute  d'invention  »  n'est  pas  une  trag(''(lie. 

La  vérité,  quoi  qu'on  en  pense  et  quoi  qu'en  disent 
certains  critiques,  par  complaisance  pour  les  auteurs, 
—  et  aussi  parce  qu'on  n'aime  pas  vivre  en  des  temps 
liauvres  de  chefs-d'œuvre,  —  la  vérité,  c'est  que  les 
genres  s'r'[)uis('nl  :  et  il  ne  faut  pas  dire  (|u'après  les 
Eschyle     les   Sophocle,   les    Euripide,    s'il   naissait 


L'ÉVOLUTION    D'UN    GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.  171 

d'autres  Euripides,  d'autres  Sophocles,  et  d'autres 
Eschyles,  on  verrait  renaître  avec  eux  des  Iphigénie, 
des  Œdipe  à  Colone  et  des  Agamemnon,  mais  il  faut 
dire  que  l'épuisement  du  genre  les  empêcherait  d'en 
écrire,  et  ils  seraient  autre  chose,  et  de  plus  grands 
poètes,  si  l'on  veut,  mais  non  pas  des  tragiques. 
Pendant  quatre  ou  cinq  siècles  qu'a  encore  après  eux 
duré  la  littérature  grecque,  il  n'est  pas  du  tout 
prouvé,  ni  même  probable  qu'il  ne  soit  né  des  poètes 
qui,  en  d'autres  conditions,  eussent  été  Euripide, 
Sophocle  ou  Eschyle,  mais  ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'aucun  ne  l'a  été,  et,  au  rebours  de  ce  que  l'on  croit, 
la  cause  en  est  que  les  conditions  extérieures  sont 
demeurées  trop  semblables  pour  eux.  Ni  les  genres  en 
particulier,  ni  l'art  en  général  ne  se  renouvellent 
d'eux-mêmes  ou  de  leur  fonds,  et  l'intervention  du 
génie,  si  quelquefois,  très  rarement,  elle  contrarie 
l'évolution  d'un  genre,  s'y  insère,  le  plus  souvent, 
pour  la  hâter  en  s'y  adaptant.  C'est  la  civilisation 
tout  entière  qui  doit  être  renouvelée,  dans  son  prin- 
cipe et  dans  sa  forme,  pour  que  l'art  se  renouvelle  et 
que  les  anciens  genres,  dans  un  milieu  nouveau  lui- 
même,  recommencent  à  vivre  d'une  vie  vraiment 
féconde.  L'histoire  de  la  tragédie  grecque  nous  en  est 
un  exemple  ;  l'histoire  de  la  tragédie  française  nous 
en  servira  tout  à  l'heure  d'un  second. 


II 


Il  semble  a  priori  que  la  civilisation  romaine  eût 
dû  constituer  ce  «  milieu  »  favorable  à  une  renais- 


172  -  ETUDES   CRITIQUES. 

sance  de  l'art  tragique;  et,  de  fait,  pour  nous  autres, 
modernes,  des  sujets  comme  celui  cVHorace  ou  de 
In  Mort  de  Pompée,  s'ils  sont  d'un  autre  ordre,  ne 
nous  paraissent  assurément  pas  moins  «  dignes  du 
cothurne  »  que  le  sujet  de  Philoctèle  ou  celui  d'An- 
dromaque.  L'histoire  de  Rome  est  pleine  de  traits  d'un 
héroïsme  féroce,  et,  sans  doute,  on  ne  serait  pas 
embarrassé  de  découvrir  plus  d'une  convenance  entre 
les  exigences  de  l'art  tragique  et  les  traits  essentiels 
du  génie  latin.  Cependant  la  tragédie  n'a  pas  fait  for- 
tune dans  l'antique  Italie,  et,  au  contraire,  pendant 
longtemps,  la  critique  moderne  a  pu  se  demander, 
rechercher,  et  même  trouver  les  raisons  de  cette  indif- 
férence. De  cnusis  neglectx  a  Romanis  tragsedix  :  c'est 
le  titre  d'une  dissertation  allemande  datée  de  i789;  et 
cinquante  ans  plus  tard,  dans  ses  /iiudes  sur  les  poêles 
latins  de  la  décadence  (1834),  Désiré  Nisard  établissait 
fort  doctement  que,  «  s'il  n'y  avait  pas  eu,  à  propre- 
ment parler,  de  tragédie  romaine  »,  c'était  d'abord 
qu'on  n'en  connaissait  point  chez  les  Romains,  et 
c'était,  en  second  lieu,  qu'il  ne  pouvait  pas  y  en  avoir 
eu.  Mais  un  jeune  et  brillant  professeur  de  l'Uni- 
versité de  Fribourg,  M.  Gustave  Michaut,  dans  un 
excellent  livre  sur  le  Génie  latin,  s'est  inscrit  en  faux, 
tout  récemment,  contre  les  conclusions  de  Nisard,  et 
s'est  efforcé  de  prouver,  non  seulement  qu'il  y  avait 
eu  «  une  tragédie  romaine  »,  mais  encore  que  cette 
tragédie,  —  dont  il  ne  nous  reste  que  des  fragments 
et  des  titres  de  pièces,  —  si  peut-être,  si  certainement 
elle  n'avait  pas  égalé  la  tragédie  grecque,  n'était  pas 
indigne  d'être  mise  ou  moins  en  comparaison  avec  la 
comédie  de  Piaule  et  de  Tércnce. 


L'ÉVOLUTION    D'UN   GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.  113 

Pour  l'établir,  il  a  invoqué  les  noms  de  Liviiis 
Andronicus,  de  Naevius,  d'Ennius,  de  Pacuvius, 
d'Accius;  et  ce  sont,  en  effet,  dans  l'histoire  de  la 
littérature  latine,  des  noms  considérables.  Il  a  rap- 
pelé, fort  à  propos,  de  quels  applaudissements  le 
public  romain  avait  accueilli  leurs  chefs-d'œuvre.  Et 
il  a  très  bien  montré  que  la  tragédie  latine,  quoique 
n'ayant  en  général  traité,  comme  la  comédie,  que 
des  sujets  grecs,  eût  pu  les  marquer  d'une  empreinte 
originale  et  nationale.  Mais  ce  qu'il  n'a  pas  prouvé, 
c'est  que  les  Ennius  ou  les  Accius  eussent  en  effet 
marqué  ces  sujets  de  cette  empreinte,  et  je  conviens 
d'ailleurs  qu'en  l'absence  des  textes,  il  ne  lui  était 
pas  facile  de  le  faire.  Nous  sommes  donc  fondés  à 
dire  qu'en  dépit  des  titres  et  des  noms  qu'on  apporte, 
«  il  n'y  a  pas  à  proprement  parler  de  tragédie; 
romaine  ».  Les  Romains  se  sont  exercés  dans  la 
tragédie,  et  nous  pouvons  admettre,  si  l'on  le  veut, 
qu'ils  y  aient  brillamment  réussi,  mais  il  n'y  a  pas 
de  tragédie  latine.  Ou,  en  d'autres  termes  encore,  on 
ne  saurait  trouver  une  conception  de  la  tragédie  qui 
sôit  propre  à  Naevius  ou  à  Pacuvius.  La  langue  seule 
de  leurs  pièces  fut  latine,  tout  le  reste  en  était  grec. 
Ils  n'ont  été  dans  la  tragédie  que  les  imitateurs  de 
leurs  maîtres.  Je  crois  bien  que  ni  les  Allemands, 
dans  leurs  dissertations,  ni  Désiré  Nisard  n'ont  voulu 
dire  autre  chose. 

Ce  qui  m'engage  particulièrement  à  le  croire,  c'est 
que  Nisard  Fa  dit  en  songeant  à  Sénèque,  dont  il 
avait,  comme  nous,  les  neuf  ou  dix  tragédies  sous  les 
yeux,  et  avec  l'intention  d'expliquer  par  des  raisons 
de  doctrine  le  peu  de  cas  qu'il  en  faisait.  Si  les  uagédies 

Brunetière.  —  Études  critiques  (7*  série).  H 


174  ÉTUDES   CRITIQUES. 

de  Sénèque,  —  sa  froade,  son  Tlnjcsle,  son  Hercule 
furieux,  son  Œdipe,  sa  Médce,  sa  Tliébaide,  son  Aga- 
memnon,  son  Hercule  mourant,  son  Hippolyle  (la 
dixième  est  une  Octavie),  —  toutes  empruntées  de  la  lé- 
gende grecque,  ne  sont  que  des  déclamations  rythmées, 
c'est  que  telle  était,  nous  dit  Nisard,  la  tradition  du 
génie  latin  en  matière  d'art  tragique,  et  je  crains,  -7- 
pour  l'honneur  ou  la  gloire  des  lettres  latines,  —  que 
Nisard,  tout  compté,  n'ait  raison.  Il  a  seulement  trop 
déprécié  Sénèque,  ou  du.  moins  il  ne  lui  a  pas  tenu 
compte  de  l'influence  qu'il  devait  un  jour  exercer,  et 
il  n'a  pas  reconnu  les  raisons  de  cette  influence. 
Sénèque,  dans  l'histoire  de  la  littérature  latine,  et 
Plutarque,  dans  l'histoire  de  la  littérature  grecque, 
sont  les  deux  premiers  écrivains  que  l'on  puisse 
considérer  comme  cosmopolites,  citoyens  du  monde 
autant  que  de  Cordoue  et  de  Chéronée,  voire  de 
Rome,  et,  pour  cette  raison  môme,  prédestinés  à 
devenir,  dans  l'Europe  de  la  Renaissance,  les  modèles 
des  Français  aussi  bien  que  des  Espagnols,  et  des 
Anglais  comme  des  Italiens'. 

Mais,  avant  d'en  venir  aux  temps  de  la  Renais- 
sance, faut  il  essayer  de  ressaisir  au  moyen  âge 
quelque  trace  de  la  tragédie?  La  question  revient  à 
celle  de  savoir  si  l'évolution  des  Mystères  fait  ou  non 
partie  de  l'histoire  de  la  tragédie.  Historiquement  et 
en  fait,  on  peut  répondre  hordimcut  que  non.  H  y  a 
solution  de  continuité  dans  la  chaîne  des  temps.  Les 
auteurs  de  nos  Mystères  n'ont  rien  hérité  des  Latins 
et  des  Grecs,  de  Pacuvius  ni  de  So])liocle,  et  j'ajoute, 

1.  Voyez  sur  ce  point  :  A.-W.  Wnnl,  A  liistory  of  Englisfi 
dramatic  Lileralwe;  Londres,  2°  éd.,  18U9. 


L'ÉVOLUTION   d'un    GENRE  :    LA    TIÎAGÉUIE.  175 

sans  tarder  davantage,  qu'ils  n'ont  préparé  ni  le 
drame  de  Shakspeare,  ni  la  tragédie  de  Racine.  Je 
serai  moins  affirmatif  on  ce  qui  regarde  le  drame 
espagnol,  et  il  se  pourrait,  —  je  n'ai  pas  examin('!  la 
question,  —  que  la  tradition  des  Mystères  eût  eu  sa 
part  d'innuence  dans  la  conception  des  aulos  sacra- 
incnlal's  de  Calderon  et  de  Lope  de  Vega.  Mais,  théo- 
riquement, si  les  Mystères  sont  nés  à  l'ombre  de 
l'autel  ;  s'ils  n'ont  d'abord,  et  même  longtemps,  été 
qu'un  prolongement  ou  presque  une  fonction  du 
culte;  et  enfin,  s'ils  se  sont  comme  profanés  en  deve- 
nant sur  leur  déclin  la  caricature  ou  la  dérision  d'eux- 
mêmes,  on  ne  saurait  nier  que  la  connaissance  de 
leur  évolution,  par  les  nombreux  et  curieux  rappro- 
chements qu'elle  suggère,  ait  jeté  de  nos  jours  une 
vive  clarté  sur  les  origines  de  la  tragédie  grecque. 

C'est  toutefois  à  la  condition  que  l'on  ne  s'exagère 
pas  la  valeur  de  ces  rapprochements.  Si  les  origines 
de  nos  Mystères  et  de  la  tragédie  grecque  ont  ceci  de 
commun  qu'elles  sont  également  «  religieuses  »,  on 
a  vu  plus  haut  que  ce.mot  de  «  religion  »  n'avait  pas 
tout  à  fait  le  môme  sens  en  grec  et  dans  nos  langues 
de  TEurope  moderne.  Et  puis,  et  surtout,  tandis  qu'il 
est  bien  vrai  que  la  tragédie  grecque,  et  la  comédie 
même,  se  sont  primitivement  engendrées  du  dithy- 
rambe, et  de  la  célébration  des  fêtes  de  Bacchus,  il  y 
a  vraiment  quelque  abus  à  parler  des  origines  «  catho- 
liques ))  du  théâtre  moderne  '.  Les  historiens  de  la  lit- 
térature grecque  nous  ont  paru  trop  appuyer  sur  ce 
que  la  tragédie  de  Sophocle  et  d'Euripide  aurait  con- 

1.  Voyez  Marius  Sepet  :  les  Origines  calholiques  du  théâtre 
moderne,  Paris,  liJOl. 


176  ÉTUDES   CRITIQUES. 

serve  de  «  religieux  »  ;  mais,  de  leur  côté,  les  histo- 
riens des  Mijatères  insistent  trop  sur  les  analogies  loin- 
taines de  quelques  épisodes  de  nos  Mijstères  avec 
(juelques  pièces  de  notre  théâtre  profane.  Ici  encore, 
comme  plus  haut,  il  y  a  solution  de  continuité  dans  la 
chaîne  des  temps.  Ni  on  ne  peut  rattacher  l'évolution 
des  Mystères  à  l'histoire  de  la  tragédie  ancienne,  ni  on 
ne  peut  rattacher  l'histoire  de  la  tragédie  moderne  à 
l'évolution  des  Mystères.  Mais,  au  contraire,  et  pour 
achever  la  démonstration,  il  n'y  a  rien  de  plus  facile 
que  de  relier  l'évolution  de  la  tragédie  moderne  à 
l'évolution  de  la  tragédie  grecque. 

Le  rattachement  se  fait  par  l'intermédiaire  des  deux 
écrivains  dont  nous  avons  dit  deux  mots  tout  à 
l'heure  :  l'auteur  des  Vies  parallèles  et  Sénèque  le  tra- 
gique. Nous  les  avons  appelés  les  premiers  des  cos- 
mopolites :  un  autre  nom  de  leur  cosmopolitisme  est 
celui  d'universalité.  On  peut  dire  d'eux,  en  vérité, 
mais  surtout  de  leurs  œuvres,  qu'elles  ne  sont  d'aucun 
temps  ni  d'aucun  pays,  du  moins  quand  on  ne  se 
pique  pas  d'en  approfondir  la  nature,  et  c'est  pour 
cela  qu'en  empruntant  à  Plutarque,  bien  plutôt 
qu'aux  tragiques  grecs,  la  matière  de  sa  tragédie, 
toute  l'Europe  de  la  Renaissance  en  a  imité  la  forme 
de  Sénèque.  Seulement,  et  après  avoir  traduit  ou 
adapté  Sénèque  tout  entier,  tandis  que  l'Angleterre  et 
l'Espagne  se  libéraient  de  son  influence,  pour  tendre, 
de  tout  l'efïort  de  leur  génie,  vers  une  architecture 
plus  libre  et  tout  autre  du  drame,  où  la  poussée  ne 
s'exerce  plus  du  tout  aux  mêmes  points,  l'Italie  et  la 
France  la  subissaient  docilement,  et  remontaient  par 
elle,  à  mesure  des  progrès  de  l'érudition,  jus(}u'à  la 


L  ÉVOLUTION   D'UN   GENUE  :    LA   TRAGEDIE.  177 

tragédie  grecque,  dont  elles  s'appropriaient  lentement 
ce  que  l'esprit  moderne  en  pouvait  accepter,  s'assi- 
miler, et  transformer  en  soi. 

On  pourrait  dire  de  la  tragédie  italienne  ce  que 
Nisard  a  dit  de  la  tragédie  romaine  :  elle  n'existe  pas! 
Je  trouve  à  ce  propos,  dans  une  intéressante  histoire 
de  la  littérature  italienne,  —  la  plus  «  nationaliste  », 
la  plus  passionnée,  et,  si  je  ne  me  trompe,  la  plus 
répandue  de  toutes,  —  celle  de  Luigi  Settombrini,  les 
lignes  que  voici  :  ((  Le  xv"  siècle  na  pas  vu  naître 
moins  d'un  millier  de  drames,  d'après  le  calcul  d'Al- 
laci,  et,  de  1500  à  1734,  Riccoboni  n'en  a  pas  compté 
moins  de  cinq  mille.  On  en  a  tant  écrit  depuis  lors, 
que,  si  l'on  en  faisait  aujourd'hui  la  somme,  on  en 
trouverait  plus  du  double,  et  tout  cela  joint  ensemble 
n'irait  guère  à  moins  d'une  vingtaine  de  mille.  On 
entend  cependant  répéter,  et  par  des  gens  qui  le 
croient,  que  les  Italiens  n'ont  pas  de  drame  national, 
comme  si  l'art  d'un  peuple  jjouvait  représenter  autre 
chose  que  sa  vie  nationale^..,  »  Et  voilà  un  argument 
dont  personne  avant  le  fougueux  professeur  ne  s'était 
avisé!  «  L'art  d'un  peuple  ne  peut  représenter  autre 
chose  que  sa  vie  nationale;  »  et  donc,  pour  qu'il  y 
ait  une  sculpture  américaine,  par  exemple,  ou  une 
architecture  portugaise,  il  suffira  que  les  squares  de 
Saint-Louis  ou  de  Bufïalo  soient  ornés  de  statues, 
comme  il  suffit  qu'à  Lisbonne  ou  à  Coimbre,  on 
n'habite  pas  en  plein  air^!  Mais  nous  n'avons  après 


1.  Luigi  SeUembrini,  Lezioni  di  Leileratura  Ualiana,  Naples, 
1894,  t.  II,  p.  109,  16=  éd. 

2.  Je  ne  nie  pas  qu'il  y  ait  des  ■<  sculpteurs  «  américains  et  des 
«  architectes  >•  portugais. 


178  ÉrUDES   CRITIQUES. 

cela  qu'à  tourner  quelques  pages  el  nous  lisons  ces 
mots  :  «  Le  xv!"  siècle  fut  sceptique,  et  c'est  pour  cette 
raison  qu'il  n'eut  point  de  tragédies,  la  passion  étant 
l'àme  de  la  tragédie.  La  Sophonis/je,  la  Rosemondc, 
l'Orbecche,  la  Canace  ne  sont  que  des  exercices  de 
collège.  Et,  depuis  le  xvf  siècle,  nous  n'en  avons  pas 
eu  davantage...  jusqu'à  l'apparition  d'Alfîcri,  notre 
grand  tragique'  ».  C'est  précisément  ce  que  nous 
voulons  dire  quand  nous  disons  qu'il  n'y  a  pas  plus 
de  «  tragédie  italienne  »  que  de  «  tragédie  latine  », 
rien  de  plus,  ni  de  moins.  Laissons  donc  de  côté  ces 
((  milliers  de  drames  »,  dont  il  n'y  en  a  presque  pas  un, 
je  ne  dis  pas  qui  ait  franchi  les  frontières  de  son  pays 
d'origine  pour  devenir  vraiment  européen,  mais 
qu'admirent  sincèrement  les  critiques  italiens  eux- 
mêmes.  L'influence  italienne  au  xvi'-  siècle  s'est 
exercée  en  littérature  par  des  humanistes,  par  des 
poètes  comiques  et  satiriques,  par  des  Novellieri  sur 
tout.  Mais  la  Sophonisbe  de  ïrissino  est  peut-être  la 
seule  tragédie  dont  on  puisse  ressaisir  l'action  sur 
une  littérature  étrangère.  Et,  à  vrai  dire,  il  n'y  a  de 
comparable  à  l'évolution  de  la  tragédie  grectiue  (|ue 
celle  de  notre  tragédie  française. 


III 


On  peut  la  diviser  en  trois  époques,  dont  la  pre- 
mière s'étend  des  origines,  que  l'on  datcgénérahMiicnt 
de  la  Cléopàlre  de  Jodcllc  (lii.'ii)  pour  la   prolonger 


1.  ScLleiiibrini,  t.  H,  p.  122. 


L'ÉVOLUTION    d'un   GENRE  :    LA  TRAGÉDIE.         179 

jusqu'à  l'apparition  du  Cid,  en  1636  ou  1637  ;  —  la 
seconde,  qui  va  du  Cid  jusqu'à  la  Phèdre  de  Racine 
(1677);  —  et  la  troisième,  qui  s  étend  de  la  Phèdre  de 
Racine  jusqu'au  triomphe  du  drame  romantique, 
entre  les  années  1827  et  1830*.  Je  voudrais  essayer  de 
montrer  à  la  fois  le  lien  qui  relie  ces  trois  époques 
l'une  à  l'autre,  et  les  dilïérences  qui  les  distinguent. 
Ces  différences  et  ce  lien  consistent  en  ceci  qu'après 
s'être  constituée,  dans  sa  seconde  époque,  par  l'élimi- 
nation successive  de  tous  les  éléments  qui  l'avaient, 
dans  la  première,  empêchée  d'atteindre  sa  vraie 
nature,  selon  l'expression  d'Aristote,  —  rov  aÙTf|Ç  cpûcr'.v, 

—  la  tragédie  française,  dans  la  troisième,  voit  com- 
mencer, s'accélérer,  et  s'achever  son  déclin  par  la 
réintroduction  successive  en  elle  de  tout  ce  qu'elle 
avait  éliminé. 

Imitée  de  la  tragédie  de  Sénèque,  dont  les  carac- 
tères sont  pour  ainsi  codifiés  et  consacrés  en  force  de 
loi  dans  la  Poétique  de  J.-C.  Scaliger  (1561),  la  tra- 
gédie française  n'est  d'abord,  comme  celle  de  Sénèque 
en  latin,  qu'un  exercice  de  collège,  destinée  la  lecture 
plutôt  qu'à  la  représentation;  conçu,  par  suite,  en 
dehors  ou  indépendamment  de  toute  exigence  propre 
ment  scénique;  et,  par   suite   aussi,  traité,  comme 

1.  La  première  de  ces  trois  époques  a  été  bien  étudiée  par 
M.  Emile  Faguet,  dans  son  livre  sur  la  Tragédie  française  au 
XF/'  siècle  (Paris,  1883);  par  M.  Eugène  Rigal,  dans  son  livre 
SUT  Alexandre  Hardy  (Paris,  1889),  —  essentiel  pour  tout  ce  qui 
touche  à  l'organisation  matérielle  du  théâtre  entre  1580  et  1640; 

—  et  par  M.  Gustave  Lanson,  dans  son  Corneille  (Paris,  1898). 
On  y  peut  joindre  utilement  le  livre  déjà  plus  ancien  de 
M.  Gaston  Bizos  :  Éltide  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Jeaji  de  Mairet 
(Paris,  1877),  et,  en  allemand,  le  livre  de  A.  Ebert  :  Entwicke- 
lungsgeschichte  der  /'ranzôsischeîi  Tragôdie  {Golh&,  1856). 


180  ÉTUDES  CRITIQUES. 

d'ailleurs  il  convenait  à  des  disciples  de  Ronsard, 
selon  le  mode  lyrique.  C'est  ce  que  l'on  voit  très  bien 
dans  les  tragédies  de  Jacques  Grévin,  de  Jean  de  La 
Péruse,  des  frères  de  La  Taille  et  surtout  dans  celles 
de  Robert  Garnier,  dans  sa  Porcie  (1o(j8),  dans  son 
Hippohjle,  dans  ses  Juives  (1583),  son  chef-d'œuvre, 
où  les  chœurs  tiennent  plus  de  place  que  l'action,  et, 
d'une  manière  générale,  où  les  grandes  scènes  de 
l'histoire,  dont  le  poète  sent  confusément  la  force  dra- 
matique, ne  lui  servent  que  d'un  prétexte  ou  d'une 
occasion  à  se  procurer  des  impressions  personnelles, 
qu'il  essaie  de  communiquer  comme  telles  à  ses  lec- 
teurs. Pareillement  encore  Antoine  de  Moncrestien, 
dont  on  a  pu  dire  que  les  six  tragédies,  —  et  la 
Marie  Shiarl  (1600)  en  particulier,  —  n'étaient  que 
des  élégies  dialoguées.  On  a  d'ailleurs  eu  tort  de  voir, 
dans  cette  forme  première  et  comme  rudimentaire  de 
notre  tragédie  classique,  la  promesse  et  comme  les 
prémices  d'une  aulrc  forme  de  tragédie'.  Mais  c'est 
bien  elle!  on  la  reconnaît,  avec  sa  tendance  oratoire 
en  puissance  de  son  lyrisme,  et  telle  qu'elle  pouvait 
être,  aussi  longtemps  qu'inspirée  des  sources  anti- 
ques, mal  connues,  et  surtout  mal  classées,  elle  ne  se 
proposerait  pas  de  s'éprouver  ((  aux  chandelles  ». 

C'est  avec  Alexandre  Hardy  que  cette  préoccui)a- 
tion  commence  d'apparaître.  ((  Comédien  de  cam 
pagne  »,  ainsi  qu'on  les  appelait  alors,  et  «  nouveau 
ïliespis  »,  —  pour  ceux  qui  aiment  ces  rapproche- 
ments, —  si  celui  ci  n'a  pas  composé,  prétend  on, 
moins  de  cinq  ou  six  cents  pièces,  dont  il  ne  nous  en 

1.  Vdvp/ sur  ce  sujet  (i.  l,.iiis()ii,  dans  son  Corneille, 


L'ÉVOLUTION   D'UN   GKNRE  :    LA   TRAGÉDIE.  181 

reste  heureusement  que  trente-quatre,  il  les  a  faites 
pour  être  jouées;  et,  de  là,  pour  lui,  la  double  néces- 
sité :  premièrement,  de  faire  des  pièces  qui  fussent 
efïeclivement  ((  jouables  »;  et  secondement,  et  pour 
cela,  de  donner  à  l'intrigue  une  qualité  d'intérêt 
propre  à  soutenir  la  curiosité.  Le  moyen  qu'il  en, prit 
fut  de  mêler  le  romanesque  au  dramatique,  et  c'est  ce 
qu'on  appelle  la  tragi-comédie. 

La  tragi-comédie  a  entravé  pendant  plus  de  trente 
ans  le  développement  de  la  tragédie  française,  à  peu 
près  comme,  dans  la  nature,  les  espèces  ou  les  genres 
se  gênent  d'autant  plus  qu'étant  plus  voisins,  la  con- 
currence est  entre  eux  plus  continuelle  et  plus  âpre. 
Qu'est-ce  en  effet  que  la  tragi-comédie?  Ce  n'est  pas 
du  tout,  dans  l'histoire  du  théâtre  français,  et  comme 
son  nom  semblerait  l'indiquer,  une  composition  dra- 
matique oîi  le  tragique  et  le  comique,  s'aidant  l'un 
l'autre,  et  se  faisant  valoir  par  leur  contraste  môme, 
alterneraient  pour  le  divertissement  du  spectateur.  Ce 
n'est  pas  davantage,  —  en  dépit  du  Cid,  auquel  Cor- 
neille a  donné  d'abord  le  titre  de  tragi-comédie,  — 
une  tragédie  qui  finirait  bien  ;  dont  le  dénouement, 
au  lieu  d'être  sanglant,  serait  heureux;  et,  par 
exemple,  une  Orestie  qui  se  terminerait  par  des 
noces.  On  approcherait  un  peu  plus  de  la  vérité  de  sa 
définition,  si  l'on  disait  qu'elle  diffère  de  la  tragédie 
par  la  qualité  des  personnes;  et  qu'ainsi,  n'y  ayant 
de  tragédie  que  de  palais  ou  de  cour,  des  aven- 
tures privées  sont  la  matière  propre  de  la  tragi- 
comédie.  Mais  de-s  «  aventures  privées  »,  ce  sont 
des  aventures  qui  ne  sont  pas  en  quelque  sorte 
u  authentiquées  »  par  l'histoire,  du  moins  au  su  de 


182  ÉTUDES   CRITIQUES. 

tous,  et  ce  sont  des  aventures  qui  n'ont  pas  d'existence 
publique,  ni  certaine.  Ce  sont  aussi  des  aventures 
dont  l'enchaînement  n'a  rien  de  nécessaire.  Et  ce  sont 
donc  encore  des  aventures  que  le  poète  reste  maître 
d'arranger,  de  combiner,  de  compliquer,  d'enche- 
vêtrer, de  développer  à  son  gré.  La  liberté,  c'est  son 
domaine,  et  aussi  son  moyen.  Tragique  peut-être  en 
tout  le  reste,  et  au  besoin  non  moins  sanglante  en 
ses  péripéties,  la  tragi-comédie  nous  apparaît,  de  ce 
point  de  vue,  comme  une  tragédie  qui  prétendrait  se 
soustraire  aux  contraintes  ou  aux  conditions  d'où 
dépend  justement  sa  grandeur.  Elle  en  serait  une 
contrefaçon,  à  moins  qu'on  ne  l'en  considère  comme 
une  grossière  ébauche.  Et  c'est  ce  qui  explique  entre 
les  deux  formes  rivales  et  adverses  la  vivacité  de 
la  lutte.  Elles  ne  pouvaient  pas  coexister;  il  fallait 
que  l'une  triomphât  de  l'autre;  et  tandis  qu'ailleurs, 
en  Espagne  ou  en  Angleterre,  la  tragi-comédie  l'em- 
portait, il  est  bien  puéril  de  regretter  que  nos  Cor- 
neille et  nos  Racine  ne  soient  pas  des  Shakspeare, 
puisque  la  tragédie  française  n'est  en  quelque  sorte 
née  que  de  la  défaite  de  la  irngi-comrdie.  A  qui  profi- 
terait-il, et  à  quoi,  que  Raphaël  ne  fût  qu'une  espèce 
de  Rembrandt,  et  Roniljrandt,  si  je  l'ose  dire,  une 
sorte  de  Raphaël? 

Les  péripéties  du  combat  sont  intéressantes  à  suivre 
dans  le  théâtre  de  Jean  de  Mairet,  dans  sa  Virginie, 
dans  sa  Sophoniabe^  dans  son  Grand  et  dernier 
Soliman;  dans  le  théâtre  de  Jean  de  Rotrou,  dans  son 
Saint-Genest  ou  dans  son  Wenceslas;  dans  les  tra- 
gédies encore  de  IMerre  du  Ryer.  Du  Ryer,  Rotrou, 
Mairet,  ce  sont,  comme  l'on  sait,  autant  de  prédéces- 


L'ÉVOLUTION    D'UN    GENRE  :    LA    TRAGÉDIE.  183 

seurs  ou  de  contemporains  de  Corneille,  et  il  est  vrai 
que,  de  leurs  tragédies,  les  deux  plus  vantées,  le 
Saini-Genest  et  le  Wenceslas,  datent  respectivement 
de  1645  et  de  1647,  neuf  et  dix  ans  après  le  Cid. 
Mais  elles  n'en  relèvent  pas  moins  d'une  poétique 
antérieure  à  celle  de  Corneille,  et  précisément  cette 
poétique  est  celle  de  la  tragi-comédie.  Ni  Mairet,  ni 
Rotrou,  —  ni  ce  Tristan  l'Hermite  dont  on  a  voulu 
récemment  faire  «  un  précurseur  de  Racine  '  »,  —  n'ont 
connu,  je  ne  dir,  pas-  les  ressources,  mais  l'objet  de 
leur  art;  ils  en  ont  rejeté  les  contraintes,  sans  se 
douter  que  ces  contraintes,  y  compris  celle  des  trois 
unités,  faisaient  l'une  des  conditions  de  l'impression 
tragique;  ils  ont  littéralement  «  prostitué  »  l'histoire, 
comme  Rotrou,  dans  son  Wenceslas,  à  des  inventions 
de  leur  cru,  dont  elle  n'est  que  le  passeport  ou  l'en- 
seigne mensongère.  Ou  inversement,  quand  ils  ont 
prclendu,  comme  du  Ryer,  l'imiter  de  plus  près,  ils 
n'y  ont  pas  su  distinguer  le  dramatique  du  simple 
héroïque,  —  voyez  à  cet  égard  le  Scéoole  (Mucius  Sce- 
vola)  et  demandez-vous  ce  qu'il  y  a  de  dramatique  à 
étendre  sa  main  au-dessus  d'un  brasier  ardent?  —  et 
ils  n'ont  abouti  qu'à  des  espèces  de  chroniques  dia- 
loguées.  Le  problème,  si  l'on  ose  ainsi  dire,  était  de 
fondre  ensemble  cet  instinct  de  grandeur  qui  pous- 
sait le  poète  à  chercher  ses  sujets  dans  les  annales 
héroïques  de  l'humanité,  avec  ce  genre  d'intérêt  qui 
consiste,  pour  une  large  part,  dans  l'inattendu  de 
l'intrigue.  C'est  Pierre  Corneille,  avec  le  Cid,  qui  y  a 
réussi  le  premier. 

1.   Tristan  L'Hermile,  sieur  du  Soiier,  par  M.  N.  Bernardin, 
Paris,  1895. 


184  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Mais,  avant  d'aborder  ccllo  seconde  période,  il  est 
indispensable  de  dire  quelques  mots  de  ee  qui  allait 
devenir,  —  en  dépit  de  quelques  tentatives  para- 
doxales ou  avortées,  —  le  principal  ressort  de  cette 
tragédie  :  je  veux  parler  de  l'emploi  des  passions  de 
l'amour. 

Car  de  ces  passions  la  sensible  peinture 

Est  pour  aller  au  cœur  la  route  la  plus  sûre; 

et,  si  précisément  elles  ne  jouent  dans  la  tragédie 
grecque,  même  dans  celle  d'Euripide,  qu'un  rôle  tout 
à  fait  secondaire,  la  manière  un  peu  dédaigneuse  dont 
Corneille  en  a  parlé  n'empêche  pas  que,  leur  étant 
lui-même  néanmoins  redevable  de  son  Cid,  de  son 
Polyeucle  et  de  sa  Rodogune,  il  ne  leur  doive  donc  le 
meilleur  de  sa  gloire,  et  notre  tragédie  classique  sa 
principale  originalité. 

Nous  ne  remonterons  pas  pour  cela  jusqu'aux 
Itotiians  de  la  Tohle  ronde,  —  quoique  d'ailleurs  il  fût 
assez  piquant  d'y  montrer  une  origine  du  théâtre 
moderne,  moins  ((  catholique  »,  mais  bien  plus  cer- 
taine, que  celle  qu'on  lui  attribue  quand  on  veut  le 
rattacher  aux  Mystères.  Il  y  a  certainement  plus  de 
rapports  entre  une  tragédie  de  Racine  et  Trislcm  et 
Jseult  qu'entre  le  Polyeucle  de  Corneille  et  un  Mystère 
du  moyen  âge.  Mais  nous  nous  contenterons  de 
rappeler  qu'entre  1610  et  1650,  c'est  à-dire  dans  le 
temps  même  de  la  lutte  la  plus  vive  de  la  tragédie  et 
de  la  tragi-comédie,  aucun  livre  n'a  exercé  plus 
d'influence,  une  influence  plus  universelle  et  plus 
profonde,  que  VAstrée  d'Honoré  d'Urfé,  où,  —  j'en 
copie  le  titre  complet,  —  par  plusieurs   histoires  et 


L'ÉVOLUTION   d'un   GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.  185 

SOUS  personnes  de  bergers^  et  d'autres,  étaient  déduits 
les  divers  effets  de  Vhonnêtc  amitié.  Or,  si  l'on  n'ignore 
pas  qu'entre  1610  et  1650,  c'est  par  douzaines  que  l'on 
a  tiré  de  l'Astrée  «  pastorales  »  et  «  tragi  comédies  », 
on  n'a  peut  être  pas  assez  remarqué  que,  dans  aucun 
livre,  certainement,  les  passions  de  l'amour  n'avaient 
été  mieux  analysées,  d'une  manière  à  la  fois  plus 
forte  en  sa  langueur,  plus  fine  ou  plus  subtile,  ni 
mieux  représentées  dans  leur  infinie  variété. 
Emile  Montégut,  cependant,  en  avait  averti  les 
historiens  de  la  littérature.  C'est  môme  la  raison  du 
succès,  non  seulement  national,  mais  vraiment 
européen,  du  livre  d'Honoré  d'Urfé;  c'est  la  raison  de 
la  complaisance  avec  laquelle  toute  une  société  sembla 
vouloir  y  conformer  ses  mœurs;  et  c'est  la  raison 
aussi  de  la  supériorité  qu'il  garde,  en  son  vieux 
style,  tendre  et  diffus,  sur  tant  de  romans  qui  en 
sont  depuis  lors  issus  sans  le  savoir,  jusques  et  y 
compris  ceux  de  Mme  Sand.  On  remarquera  d'ail- 
leurs que  la  filiation  n'est  pas  douteuse,  par  la  Diana 
de  Montemayor  et  les  Arcadies,  de  VAstrée  aux 
Amadis  et  des  Amadis  aux  romans  de  la  Table  ronde. 
Que  fallait-il  cependant,  de  romanesques  encore  que 
sont  dans  VAstrée  les  peintures  des  passions  de 
l'amour,  ou  parfois  même  de  vraiment  dramatiques, 
que  fallait-il  pour  les  rendre  tragiques!  \\  fallait  s'aper- 
cevoir, premièrement,  que  les  passions  de  l'amour 
sont  à  la  fois  les  plus  «  générales  »  et  les  plus  «  par- 
ticulières »  de  toutes.  Beaucoup  de  nos  semblables 
ont  vécu  sans  connaître  l'ambition.  Il  y  en  a  bien 
peu  qui  n'aient  connu  l'amour;  et,  de  chacun  de 
ceux  qu'il  a  touchés,  un  grand  amour  a  comme  dégagé 


1S6  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ce  qui  le  différencie  le  plus  de  ses  semblables.  Rodrigue 
n'aime  pas  comme  Polyeucte,  ni  Roxane  comme  Iphi 
génie,  et  c'est  précisément  dans  leur  manière  d'aimer 
que  se  traduit  avec  le  plus  d'évidence  la  différence  de 
leurs  tempéraments.  En  second  lieu,  il  fallait  s'aper- 
cevoir que  les  passions  de  l'amour  sont  de  toutes,  et 
à  la  fois,  les  plus  «  capricieuses  »  et  cependant  les 
plus  u  fatales  »  :  «  fatales  »  en  leur  cours,  «  capri- 
cieuses ))  en  leur  principe.  Sait-on  jamais  pour-, 
quoi  l'on  aime?  Et  le  plus  héro'ique  effort  de  la 
volonté  contre  l'amour  n'aboutit  généralement  qu'à 
la  mort  :  ((  L'amour  est  fort  comme  la  mort  ». 
Et,  en  troisième  lieu,  il  fallait  s'apercevoir  qu'étant 
les  plus  ((  douces  »  de  toutes,  les  passions  de  l'amour 
sont  Dïi  même  temps  les  plus  «  inquiétantes  »;  je 
veux  dire  celles  d'où  s'engendrent  les  agitations  les 
plus  vives,  les  angoisses  les  plus  cruelles,  les  haines 
aussi,  quelquefois,  les  plus  inexpiables,  et  les  cata- 
strophes les  plus  douloureuses.  Après  cela,  pour  les 
rendre  dignes  de  la  tragédie,  il  n'y  avait  plus, 
l'histoire  aidant  et  la  légende,  qu'à  faire  dépendre  du 
caprice  des  passions  de  l'amour  les  plus  grands  intérêts 
et  les  plus  généraux  de  l'humanité  :  «  le  nez  de  Çléo- 
pâlre,  s'il  eût  été  plus  court!  »  C'est  ce  que  Corneille 
et  Racine  ont  fait,  chacun  à  sa  manière,  et  il  est 
possible  que  leur  tragédie  ne  ressemble  que  de  loin  à 
la  tragédie  grecque,  mais  c'est  bien  la  tragédie,  et 
nous  y  retrouvons  les  éléments  constitutifs  de 
l'impression  tragique  :  horreur  et  pitié,  grandeur  et 
vinjonce,  dignité  des  personnes,  majesté  du  décor, 
falnlilé  de  l'action,  A^^m^sv'.s  des  dieux  ou  delà  fortune, 
Soumission    au  sujet  (conçu,  comme   toujours,  plus 


L'ÉVOLUTION    D'UN    GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.  187 

grand,  plus  important  que  le  poète),  leçon  de  l'his- 
toire; et,  pour  envelopper  tout  cela,  cet  air  de  noblesse 
dont  on  ne  contracte  l'usage  que  dans  la  familiarité 
des  grands  spectacles  et  des  grandes  pensées. 

Corneille  et  Racine  remplissent  à  eux  seuls  la 
seconde  période  de  l'histoire  de  notre  tragédie,  et,  si 
l'on  s'étonnait  qu'elle  ait  à  peine  duré  cinquante  ans. 
nous  ferons  observer  qu'il  ne  s'est  guère  écoulé  plus 
de  temps  entre  les  débuts  d'Eschyle  et  le  déclin 
d'Euripide.  Aussi  bien  n'y  a-t-il  qu'un  point  de  per- 
fection dans  l'art,  comme  il  n'y  en  a  qu'un  de 
maturité  dans  la  nature,  et  on  n'a  pas  plus  tôt  achevé 
l'ascension  d'un  sommet  qu'il  faut  déjà  redescendre  la 
pente.  Nous  ne  séjournons  jamais  longtemps  sur  les 
hauts  lieux!  Encore  cette  perfection  n'est  elle  pas  tou- 
jours égale  à  elle-même,  et  non  seulement  il  y  a  une 
«  évolution  »  du  génie  de  Corneille,  que  nous  avons 
essayé  de  retracer  ailleurs  \  comme  il  y  a  une  évolu- 
tion du  génie  de  Racine,  mais,  de  1636  à  4617,  — 
c'est-à-dire  du  CùI  à  Phèdre,  —  il  y  a  une  histoire 
intérieure,  une  histoire  «  successive  »,  une  lente  trans- 
formation de  la  tragédie  française  ;  et  peut-être  est  il 
plus  utile  d'essayer  de  la  caractériser  que  de  recom- 
mencer une  fois  de  plus  le  parallèle  de  Racine  et  de 
Corneille. 

Considérons  donc  et,  si  nous  le  pouvons,  remet- 
tons-nous ensemble  sous  les  yeux  cinq  dates  et  cinq 
pièces  qui  marquent  à  noîre  avis  les  phases  principales 
de  cette  évolution  :  ce  sont  le  Cid  (1636),  Polyeucte 
(1641),    fîodogune    (1645),    Andromaque    (1667),    et 

1.  Voyez  Études  critu^ues,  \°  série. 


188  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Phèdre  (1677).  Libre  d'ailleurs  à  chacun  de  préférer 
Rodogune  ou  d'aimer  mieux  Andromaquel  Nous  ne 
donnons  point  ici  de  rangs,  ni  ne  prétendons  exprimer 
d'opinion  personnelle;  nous  tâchons  seulement  de 
nous  rendre  compte  en  quoi,  comment,  par  lesquels  de 
leurs  caractères,  ces  chefs-d'œuvre  se  distinguent 
entre  eux;  et  de  quel  ((  mouvement  »  de  leur  genre  ils 
peuvent  ainsi  nous  servir  de  témoins. 

Par  le  choix  du  sujet,  qui  est,  selon  l'expression  du 
poète  lui-même,  «  hors  de  l'ordre  commun  »;  par  la 
place  qu'y  tiennent  encore  les  circonstances  exté- 
rieures, telles  que  l'arrivée  très  arbitraire  des  Maures  ; 
par  la  manière  dont  l'amour  s'y  exprime,  avec  la 
casuistique  disputeuse,  raisonneuse,  et  précieuse  de 
son  temps,  plus  oratoire  que  psychologique;  et  par 
la  part  enfin  qu'il  semble  bien  que  Corneille  lui- 
même  prenne  à  la  fortune  de  ses  personnages,  le  Cid 
relève  encore  de  la  poétique  de  la  tragi  comédie. 

Polyeucte,  en  dépit  de  la  condition  particulière  et 
privée  des  personnages,  est  déjà  plus  voisin  de  la 
pure  tragédie  :  il  y  toucherait  même,  si  le  rôle  de 
Sévère,  —  ou  plutôt  la  manière  assez  gauche  dont 
Sévère  se  trouve  mêlé  tout  à  fait  arbitrairement  à 
l'intrigue,  —  ne  s'écartait  un  peu  de  ce  «  nécessaire  » 
qui,  cependant,  d'après  Corneille,  doit  différencier  le 
((  dramatique  »  d'avec  le  «  romanesque  ». 

Mais  Rodor/iine,  qui  est  celle  de  ses  œuvres  que  le 
poète  mettait  au-dessus  de  toutes  les  autres,  pour  des 
raisons  qu'il  a  données  dans  son  Examen  de  la  pièce, 
est  vraiment  le  modèle,  sinon  le  chef-d'œuvre,  —  il  y 
a  une  nuance,  —  de  la  tragédie  cornélienne.  /iodof/Kue 
est  vraiment   l'apothéose   de  cette   voloulé    ([iii    ne 


l'évolution  d'l'N  genre:  la  tragédie.        180 

s'efforçait  qu'à  contre-cœur,  dans  le  Cid,  de  combattre 
l'amour  que  Rodrigue  et  Chimène  éprouvaient  l'un 
pour  l'autre,  et  que,  môme  dans  Puhjeucte,  on  pouvait 
soupçonner  de  n'avoir  pas  de  grands  ni  de  très  dou- 
loureux combats  à  soutenir  contre  la  passion.  Au 
contraire,  dans  lîodogune,  on  doit  dire  qu'elle  apparaît 
vraiment  souveraine,  maîtresse  des  autres  comme 
elle  l'est  d'elle  même,  prête  à  tout  et  à  la  mort  même, 
plutôt  que  de  se  renoncer.  A  quoi,  si  Ton  ajoute 
qu'aucune  intervention  du  dehors  ne  vient  troubler 
ici  la  réaction  des  données  de  l'intrigue  les  unes  sur 
les  autres,  et  que  le  drame  s'y  joue  en  champ  clos,  on 
comprendra  sans  doute  la  prédilection  de  l'auteur 
pour  sa  Rodogune,  et  le  rang  tout  à  fait  éminent 
qu'elle  occupe  dans  l'histoire  de  notre  tragédie  fran- 
çaise. 

Andromaque  peut  le  lui  disputer,  et,  en  effet,  de 
bons  juges  ont  pensé  que,  si  Racine,  par  la  suite, 
s'était  dépassé  plus  d'une  fois,  il  n'avait  jamais  mieux 
fait,  ni  «  plus  fort  ))  q\i  Andromaque .  Mais  déjà  la 
fatalité  passionnelle  s'y  montre  plus  puissante  que  la 
volonté,  ou  plutôt,  et  tandis  que  dans  Rodogune  la 
volonté  se  faisait  l'instrument  conscient  de  la  passion, 
ici,  c'est  la  passion  qui  s'efforce  à  transformer  en 
actes  de  sa  volonté  les  impulsions  qui  la  guident  vers 
son  assouvissement. 

Il  veut  tout  ce  qu'il  fait,  —  et  s'il  m'épouse,  il  m'aime  : 

c'est  un  vers  célèbre  (ï Andromaque .  Les  personnages 
de  Rodogune  «  faisaient  tout  ce  qu'ils  voulaient  »  ;  les 
personnages  à' Andromaque,  eux,  «  veulent  tout  ce 
qu'ils  font  »  et,  au  point  de  vue  des  résultats,  il  se 

Bkunetiére.  —  Etudes  criiiques  (l'-  série"'.  13 


190  ÉTUDES   CIUTIQUES. 

peut  que  ce  soit  la  même  chose;  le  destin,  plus  ioH 
que  Cléopàtre,  l'est  aussi  que  Pyrrhus;  mais,  au  point 
de  vue  de  la  psjxhologie,  c'est  exactement  le  contraire. 
La  volonté  l'emportait  dans  le  théâtre  de  Corneille  sur 
la  fatalité  passionnelle  ;  elle  y  était  réputée  d'essence 
plus  noble;  la  fatalité  passionnelle  l'emporte  sur  la 
volonté  dans  le  théâtre  de  Racine,  et  elle  y  devient  le 
ressort  essentiel  de  l'émotion  tragique.  Ce  qui  était 
((  tragique  »  pour  Corneille,  c'était  le  spectacle  d'une 
volonté  se  brisant  contre  les  circonstances  ;  et  ce  qui 
l'est  pour  Racine,  c'est  le  spectacle  d'une  volonté 
empêchée  d'être  par  la  passion. 

Avec  un  peu  d'indécision  encore,  et  de  flottement, 
n'est-ce  pas  là  tout  Bajdzel,  mais  surtout  n'est-ce  pas 
là  toute  Phèdre?  L'évolution  est  accomplie.  Qua  data 
porta  ruunt!  Il  n'y  a  plus  dans  Phèdre,  selon  le  mot 
d'un  vieil  auteur,  qu'  «  un  cas  humain  représenté  au 
vif  )),  choisi  par  le  poète  à  cause  de  ce  qu'il  a  d'  «  ex- 
traordinaire )),  quoiqu'en  un  autre  sens  que  l'en- 
tendait Corneille;  toute  l'action  s'y  subordonne  à  ce 
que  l'on  pourrait  appeler  «  Tanatomie  »  de  ce  cas;  et, 
à  la  faveur  de  ce  déplacement  de  l'équilibre  des  par- 
tics,  voici  que  rentre  dans  la  notion  de  la  tragédie 
tout  ce  que  pour  la  constituer  on  en  avait  éliminé 
d'exceptionnel,  de  contingent,  et  de  romanesque. 

11  est  vrai  que,  bien  plus  encore  que  l'exemple  de 
Racine,  dans  le  môme  temps  et  dans  le  même  sens, 
un  autre  exemple  a  contribué  à  la  déformation  de 
l'idéal  tragique  :  c'est  celui  de  Philippe  Quinault, 
avec  ses  Opéras, 

Etions  CCS  lieux  communs  do  morale  lubrique, 
Que  Lulli  réchauiïait  des  suns  do  sa  musique. 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       191 

Il  ne  faut  pas  mépriser  les  Opéras  de  Quinault,  et  je 
crains  que  nos  historiens  de  la  littérature  ne  les  aient 
trop  négligés.  Ils  ont  une  valeur  littéraire  certaine, 
mais  ils  ont  surtout  une  valeur  historique;  et  on 
aurait  peine  à  comprendre  sans  eux  comment  la  tra- 
gédie de  Racine  est  devenue  si  promptement  la  tra- 
gédie de  Campistron,  de  Longepierre,  de  Crébillon  et 
de  Voltaire. 

Grâce,  en  effet,  à  la  nouveauté  de  l'alliance  de  la 
musique  et  de  la  poésie,  —  et  aussi  grâce  aux  décors 
—  l'opéra,  qui  d'ailleurs  traitait  à  ses  débuts  les 
mêmes  sujets  que  la  tragédie,  a  plus  que  balancé,  à 
dater  de  1675  ou  1680,  la  popularité  de  la  tragédie. 
La  forme,  moins  sévère  et  plus  insinuante,  en  était 
accessible  à  un  public  plus  nombreux;  on  y  goûtait 
un  plaisir  plus  vif;  l'intelligence  et  surtout  la  jouis- 
sance en  exigeaient  moins  d'application.  J'ai  fait 
observer  quelque  part  que,  tandis  qjc  pour  rendre  la 
force  des  passions  de  l'amour  les  comparaisons  de 
Racine  étaient  tirées  du  «  feu  »,  celles  de  Quinault  le 
sont  généralement  de  l'  «  eau  »  : 


Notre  hymen  ne  déplaît  qu'à  votre  cœur  volage, 
Répondez-moi  de  vous,  je  vous  réponds  des  dieux. 
Vous  juriez  autrefois  que  cette  onde  rebelle 
Se  ferait  vers  sa  source  une  route  nouvelle 
Plus  tôt  qu'on  ne  verrait  votre  cœur  dégagé; 
Voyez  couler  ces  flots  dans  cette  vaste  plaine, 
C'est  le  même  penchant  qui  toujours  les  entraine. 
Leur  cours  ne  change  point,  et  vous  avez  changé. 


Ce  caractère  «  fluide  »  de  la  poésie  de  Quinault  ex- 
prime assez  bien  la  nature  de  la  transformation  dont 
nous  nous  efforçons  de  donner  une  idée.  De  la  ira- 


192  ÉTUDES   CRIT.IQUES. 

gédie  de  Racine  à  l'opéra  de  Quinault,  on  pourrait 
croire,  en  apparence,  que  rien  ou  presque  rien  n'a 
cliangé,  mais  les  contours  de  tout  se  sont  comme 
adoucis,  atténués,  effacés,  et  la  substance  du  drame 
dissipée  dans  l'inconsistance  de  la  forme.  C'est  ainsi 
que  d'une  passion  tragique,  l'amour,  par  exemple, 
est  devenu  désormais  on  ne  saurait  dire  quoi  de  banal 
ou  de  quelconque,  une  galanterie  fade,  «  qui  n'a  point 
de  saveur  particulière  »,  partout  et  toujours  identique 
à  soi  même,  en  tout  sujet  comme  en  tout  personnage, 
en  tout  sexe,  en  tout  âge,  et  dont  les  moindres  mou- 
vements sont  réglés  par  un  code  ou  plutôt  par  une  éti- 
quette dont  il  ne  se  départira  plus,  tout  un  siècle  durant, 
sans  se  faire  accuser  de  prétention  et  de  bizarrerie. 

On  entrevoit  les  conséquences  de  cette  seule  trans- 
formation. Elles  vont  maintenant  se  développer  pen- 
dant la  troisième  période,  et  vainement,  par  tous  les 
moyens,  s'effor::ra-t-on  de  rendre  un  peu  de  vie,  je 
ne  veux  pas  dire  au  cadavre,  mais  au  fantôme  de  la 
tragédie  !  ce  sont  ces  moyens  mêmes,  dont  le  choix 
ne  sera  dicté  par  aucune  exigence  d'art,  mais  par  le 
seul  besoin 

D'inventer  du  nouveau,  n'en  fùt-il  plus  au  monde! 

qui  vont  achever  sa  ruine.  Il  y  a  mieux,  ou  pis 
encore!  et  chaque  pas  qu'on  va  faire,  cent  ans  durant, 
vers  la  décadence,  on  le  prendra  pour  un  progrès. 
L**  seul  qui  ail  vu  clair,  c'est  le  sévère  Boileau, 
qaand  on  lui  demandait  ce  qu'il  pensait  d' A  liée  et 
Tliyesle  (1704)  à  moins  que  ce  ne  soit  de  RIik  lamisle 
et  Zcnobie  (1708)  et  qu'il  répondait  durement  :  «  En 
vérité,    les   Pradon    et   les   Coras,  dont    nous   nous 


L'ÉVOLUTION   D'UN   GENRE  :    LA   TKAGÉDIE.  193 

sommes  si  fort  moqués  au  temps   de  ma  jeunesse, 
étaient  des  aigles  auprès  de  ces  gens-là.  » 

Nous  ne  préférons  aujourd'hui  Crébillon  à  Pradon 
-  que  comme  on  préfère  un  genre  de  supplice  à  un  autre; 
et  encore,  Crébillon  m'est-il  personnellement  plus 
odieux  de  tout  ce  qu'qn  a  fait,  en  notre  siècle  même, 
pour  essayer  de  lui  conserver  un  reste  de  réputation. 
Ses  tragédies,  —  qui  faisaient  entrer  le  président  de 
Montesquieu  «  dans  les  transports  des  Bacchantes  »,  — 
ne  sont,  avec  leur  complication  d'intrigue,  et  avec  les 
méprises,  les  surprises,  et  les  reconnaissances  qui  en 
forment  les  ressorts  habituels,  ne  sont,  de  leur  vrai 
nom,  et  avant  l'invention  de  la  chose,  que  de  vulgaires 
mélodrames.  Ou,  si  l'on  veut  encore,  et,  avec  une  affec- 
tation de  grandeur  qui  n'aboutit  qu'à  l'enflure,  comme 
leur  étalage  de  force  n'aboutit  qu'à  l'horreur  inutile, 
elles  nous  rappellent  la  tragi-comédie  de  Rotrou,  le 
Wenceslns  ou  le  Saint-Genest.  Certes,  on  sent  bien 
que  Corneille  et  Racine  ont  passé  par  là  :  Crébillon 
les  imite  ou  les  copie  sans  vergogne.  C'est  son  métier 
de  faire  des  pièces  comme  un  autre  ferait  des  pen- 
dules. Mais  relisons  là-dessus  Wenceslas  ou  Saint- 
Genest;  c'est  ici  la  même  confusion  du  dramatique 
et  du  ramanesque-,  ce  sont  les  mêmes  inventions; 
c'est  la  même  incuriosité  de  tout  ce  qui  s'appelle 
des  noms  de  style,  de  psychologie,  et  de  vérité 
dans  l'art.  La  tragédie  est  ramenée  par  les  œuvres 
de  ce  bonhomme,  comme  qui  dirait  à  ses  premiers 
débuts;  et,  non  seulement,  de  ses  illustres  prédé- 
cesseurs, il  n'a  pas  retenu  les  leçons,  mais  s'il  les 
avait  systématiquement  dédaignées,  on  ne  voit  pas 
en  quoi  ses  prétendues  tragédies  différeraient  d'elles- 


194  ETUDES   CRITIQUES. 

mêmes.  Le  style  en    serait-il  plus  archaïque  peut- 
être? 

Les  tragédies  de  Voltaire,  qui  lui  succède,  son 
Œdipe  (1718),  sa  Zaïre  (1732),  son  Ahire  (1736),  son 
J/a/^omei (1741),  saMérope  (1743),  sa  SémiraDiis  (1748), 
son  Orphelin  de  la  C/ime"  (1755),  son  Tancrède  (1760), 
ne  sont  guère  moins  romanesques  que  celles  de  Crc- 
billon,  et  elles  ne  sont  pas  assurément  plus  lyriques, 
mais  les  meilleures,  ou  les  moins  mauvaises,  en  sont 
gâtées  par  les  leçons  de  toute  nature  que  le  philosophe 
y  mêle.  Il  faut  cependant  avouer  que  beaucoup  des 
qualités  qui  sont  celles  d'un  «  dramaturge  »,  —  d'un 
Scribe  ou  d'un  Dumas  père,  —  Voltaire  les  a  eues  ;  et 
notamment  le  goût  ou  la  passion  de  son  art'.  Sa 
sensibilité,  très  mobile,  très  diverse,  mais  réelle,  et 
plus  profonde  ou  moins  superficielle  qu'on  ne  le  croit 
d'ordinaire,  —  nous  dirions  aujourd'hui  plus  impul 
sivc,  —  l'a  bien  servi  dans  Zaïre,  dans  Alzire,  dans 
i Orphelin  de  la  Chine ^  dans  Tancrède.  Tous  les 
moyens  que  le  désir  de  plaire  à  ses  contemporains  et 
de  s'en  faire  applaudir  peut  suggérer  à  un  habile 
homme,  il  les  a  tour  à  tour  employés  ou  affectés  au 
renouvellement  de  la  tragédie.  Il  a  essayé,  timide- 
ment, subrepticement,  mais  le  premier  pourtant, 
d'acclimater  Shakspeare  en  France.  Il  est  sorti  du 
cercle  magique  où  l'imitation  de  la  Grèce  et  de  Rome 
avait  comme  emprisonné  cent  ans  nos  auteurs  dra- 
matiques, et  il  est  allé  ciiercher  des  sujets  jus(|u'en 
Chine.    Étant   l'auteur   de  la   J/enriade,   il  a   cru    se 

1.  Voyez  Alexandre  Vinet,  Littérature  française  au XVIII' siècle; 
Emile  Desclianel,  le  Théâtre  de  Voltaire,  Paris,  1886;  H.  Lion, 
/es  Tragédies  de  Voltaire,  Paris,  18'JG. 


L'ÉVOLUTION    d'un   GENRE  :    LA   TRAGÉDIE.  195 

devoir  à  lui  même  de  traiter  des  motifs  plus  ou  moins 
((  nationaux  ».  Il  a  d'ailleurs  fait  école  en  tout,  et  sans 
lui,  sans  son  exemple,  nous  n'aurions  ni  le  Siège  de 
Calais  (1765)  de  De  Belloy,  ni  la  Veuve  du  Malabar 
(1770)  de  Lemierre,  ni  les  adaptations  un  peu  caricatu- 
rales que  le  bon  Ducis  a  faites  de  Shakspeare  à  la  scène 
française.  Mais  nous  nous  en  passerions!  Et  ce  qu'il 
n'a  pas  vu,  c'est  que  ces  «  innovations  »  n'en  étaient 
point,  et  qu'avant  Racine,  avant  Corneille,  on  avait 
essayé  de  tout  ce  qu'il  proposait  après  eux.  C'était  de 
parti  pris  et  de  propos  délibéré  que  l'on  avait  écarté 
les  sujets  «  nationaux  »  et  «  modernes  »,  turcs  et 
chinois,  anglais  et  espagnols,  comme  ne  rendant 
pas  à  la  scène  les  effets  que  Ton  demandait  à  la  tra- 
gédie. Mais  surtout  ce  qu'il  n'a  pas  su,  c'est  l'art  de 
s'aliéner  de  lui-même,  de  laisser,  pour  ainsi  parler, 
ses  sujets  vivre  et  marcher  devant  lui,  «  s'objectiver  », 
se  développer  d'eux-mêmes  selon  leur  constitution. 
Rien  de  moins  organique,  et,  par  conséquent,  rien 
de  plus  composite  que  ses  tragédies.  Est-ce  peut-être 
l'unique  ressemblance  qu'elles  aient  avec  la  tragi- 
comédie  du  commencement  du  xvii'=  siècle?  En  tout 
cas,  c'en  est  une;  et  par  là  encore  la  tragédie  finis- 
sante se  trouve  ramenée  presque  à  ses  origines. 
N'est-ce  pas  comme  si  l'on  disait  que  l'esprit  de  Vol- 
taire, le  goût  du  théâtre,  la  complicité  de  l'opinion 
publique,  le  talent  des  acteurs  —  celui  d'un  Lekain 
ou  celui  d'une  Clairon  —  rien  de  tout  cela  ne  pouvait 
prévaloir  contre  l'épuisement  du  genre?  et  Voltaire 
lui-même  l'a  constaté  mélancoliquement,  dans  une 
page  bien  connue  de  son  Siècle  de  Louis  XIV  : 

«  Quiconque  approfondit  la  théorie  des  arts  pure- 


196  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ment  de  génie  doit  savoir,  s"il  a  quelque  génie  lui- 
même,  que...  CCS  grands  traits  naturels  qui  appar- 
tiennent à  ces  arts,  et  qui  conviennent  à  la  nation 
pour  laquelle  on  travaille,  les  sujets  et  les  embellisse- 
ments propres  aux  sujets  ont  des  bornes  bien  plus 
resserrées  qu'on  ne  pense...  Il  ne  faut  pas  croire  que 
les  grandes  passions  tragiques  et  les  grands  senti- 
ments puissent  se  varier  à  l'infini  d'une  manière 
neuve  et  frappante.  Tout  a  ses  bornes...  On  est  réduit 
à  imiter  ou  à  s'égarer.  Un  nombre  suffisant  de  fables 
étant  composé  par  un  La  Fontaine,  tout  ce  qu'on  y 
ajoute  rentre  dans  la  même  morale,  et  presque  dans 
les  mêmes  aventures.  Ainsi  donc  le  génie  n'a  qu'un 
siècle,  après  quoi  il  faut  qu'il  dégénère.  »  Après  l'évo- 
lution de  la  tragédie  grecque,  c'est  ce  que  tend  à 
prouver  l'évolution  de  la  tragédie  française. 

Par  malheur,  c'est  justement  ce  que  les  contempo- 
rains de  ces  sortes  de  «  dégénérescences  »  ne  veulent 
pas  croire,  et  encore  bien  moins  ceux  qui  en  sont 
comme  les  ouvriers.  La  tragédie  française  n'a  pas 
mis  beaucoup  moins  de  cent  vingt-cinq  ans  à  mourir, 
et  l'exemple  de  Voltaire  n'a  découragé  personne.  Ses 
succès,  —  car  il  a  réussi,  et  ni  Racine  ni  Corneille 
n'ont  été  plus  applaudis  que  lui,  —  ses  succès  donc 
ont  engendré  La  Harpe,  et  les  succès  de  La  Harpe  ont 
engendré  Lemercier.  On  a  continué  de  faire  des  tra- 
gédies parce  qu'on  en  avait  fait;  parce  que  le  plaisir 
de  l'émotion  dramatique  était  devenu  comme  un  élé- 
ment delà  vie  nationale,  ou  du  moins  parisienne; 
parce  qu'indépendamment  de  tout  souci  d'art,  on 
aura  toujours  vingt  excellentes  raisons,  surtout  en 
France,   et  h    Paris,   d'entretenir    des  théâtres.   La 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.       197 

duperie  est  de  croire  que  le  tliéâtre  soit  nécessaire- 
ment de  «  la  littérature  »  ou  de  «  l'art,  et  que  Demjs  le 
Tt/mn  ou  les  Bannécides,  parce  que  leurs  auteurs  les 
ont  appelés  du  nom  de  «  tragédies  »,  aient  quoi  que 
ce  soit  de  commun  avec  Andromague  ou  Pohjeucle. 
Ce  n'en  sont  même  plus  des  contrefaçons,  mais 

Gn  ne  sait  quoi  d'informe  et  qui  n'a  pas  de  nom, 

des  aventures  inutiles  et  des  événements  quelconques, 
des  gens  qui  se  démènent  pour  faire  valoir  leur  «  beau 
physique  »,  un  vain  bruit  de  paroles,  et  sous  tout 
cela,  rien  de  «  vécu  »  ni  de  ((  senti  »,  ni  de  «  pensé  », 
ni  par  conséquent  de  sincère!  Ainsi  finit  la  tragédie, 
dans  l'impuissance  et  dans  le  ridicule,  avec  le 
Charles  IX  de  Chénicr,  avec  le  Christophe  Colomb  de 
Népomucène  Lemercicr,  avec  le  Tippoo  Saïb  de  M.  de 
Jouy;  —  et  ici  pourrait  s'en  arrêter  l'histoire,  si  les 
Itahens  n'y  réclamaient  une  place  pour  l'œuvre  et 
pour  le  nom  de  Vittorio  Alfieri. 

Je  n'ose  en  vérité  ni  la  lui  donner,  ni  la  lui  refuser  : 
ni  la  lui  refuser,  quand  je  vois  la  place  que  tiennent 
ses  tragédies  dans  les  histoires  de  la  littérature  ita- 
lienne; ni  la  lui  donner,  quand  j'entends  dire  de  lui 
pour  le  louer  :  «  qu'aucun  auteur  tragique  n'a  sans 
doute  jamais  eu  tant  d'importance  politique  ni  n'a 
plus  fait  pour  réveiller  le  sentiment  natiiDnal.  *  »  La 
critique  italienne  au  xix'  siècle  a  fait  en  général  œuvre 
de  patriotisme-  plutôt  que  de  littérature,  et,  pour  ce 
motif,  on  ne  peut  jamais  se  fier  entièrement  à  elle. 
11  faudrait  maintenant  étudier  Alfieri  de  plus  près. 

1.  Settembrini,  Lezioni,  t.  III,  f*.  213. 


198  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Mais,  en  altendant,  ce  que  nous  pouvons  dire,  c'est 
qu'aucune  de  ses  tragédies  n'a  conquis  dans  l'histoire 
de  la  littérature  européenne  un  rang  qui  légalo  aux 
tragédies  de  Racine  ou  de  Corneille,  et  à  plus  forte 
raison  de  Sophocle  ou  d'Eschyle.  On  nous  permettra 
donc  de  ne  pas  insister  davantage. 

A  plus  forte  raison  ne  rappellerons-nous  que  pour 
mémoire,  comme  l'on  dit,  les  tentatives  plus  ou 
moins  heureuses  que  l'on  a  faites  au  xix*^  siècle,  en 
France,  et  depuis  le  romantisme,  pour  rendre  à  la 
tragédie  quelque  chose  de  son  antique  splendeur  éva- 
nouie. On  conte  ce  mot  de  l'auteur  de  Louis  .Yf,  des 
Vêpres  siciliennes,  et  des  Enfants  (V Edouard  :  a  Ce 
n'est  pas  bon,  disait  Casimir  Delavigne,  en  parlant 
de  Marion  Delorme  ou  du  Roi  s  amuse,  ce  que  fait  ce 
diable  d'Hugo,  mais  cela  empêche  de  trouver  bon  ce 
que  je  fais.  »  Il  avait  raison.  Quoi  que  l'on  pense  du 
drame  romantique,  — et,  sans  y  regarder  aujourd'Iiui 
de  plus  près,  j'entends  ce  drame  dont  on  peut  dire 
qu'il  procède  plutôt  de  la  poétique  de  Shakspcare,  si 
mal  que  d'ailleurs  on  l'ait  souvent  comprise,  —  le 
drame  des  Dumas  et  des  Hugo,  qui  n'a  ni  égalé,  ni 
remplacé  la  tragédie,  nous  en  a  depuis  tantôt  cent 
ans  comme  enlevé  le  sens.  Une  preuve  en  est  que  Ton 
ait  pu  parler  sérieusement  du  «  romantisme  des  clas- 
siques ».  Comme  si  les  deux  mots,  tians  l'histoire  et 
dans  l'art,  n'exprimaient  pas  précisément  des  con- 
ceptions oppo.sées,  adverses,  et  contradictoires  de 
l'art  et  de  la  vie!  Quoi  d'étounant,  en  ces  conditions, 
qu'aux  environs  de  1843,  dans  une  atmosphère  sur- 
saturée, pour  ainsi  dire,  de  romantisme,  la  tentative 
d'un    l*()iis;u(l    n'ait     pu     linalcmcnt   (pTavortor.    Ni 


l'évolution  d'un  genre  :  la  tragédie.  199 
Lucrèce,  en  effet,  ni  Charlotte  Corday,  ni  le  Lion 
amoureux  ne  sont  des  tragédies,  mais  tout  au  plus 
des  tragi-comédies,  qui  valent  ce  qu'elles  valent,  cest- 
à  dire  assez  peu  de  chose,  et  François  Ponsard  a  pu 
d'ailleurs  avoir  toutes  sortes  de  mérites,  excepté  celui 
de  comprendre  la  nature  du  «  genre  »  qu'il  prétendait 
ressusciter. 

Concluons  donc  que  le  monde  n'a  connu,  dans 
l'histoire  entière  de  la  littérature,  que  deux  formes  de 
tragédie  :  la  grecque  et  la  française,  de  même  qu'il 
na  connu  que  deux  formes  de  drame  :  l'anglais  et 
l'espagnol,  celui  de  Shakspeare  et  celui  de  Calderon, 
dont  le  drame  allemand,  comme  notre  drame  roman- 
tique, ne  sont  proprement  que  des  transcriptions, 
dans  leurs  meilleures  œuvres,  et,  dans  les  autres,  des 
défigurations.  Il  resterait  maintenant  à  examiner  les 
rapports  du  drame  et  de  la  tragédie  et  à  faire  la  com- 
paraison de  la  tragédie  française  avec  la  grecque. 
Mais  la  première  de  ces  questions  n'exigerait  pas 
moins  d'un  autre  chapitre,  et,  pour  la  seconde,  elle 
sortirait  du  plan  tout  historique  où  nous  avons  voulu 
nous  enfermer  pour  parler  de  la  tragédie.  Si  instruc- 
tive que  puisse  cire  une  telle  comparaison,  elle  éclai- 
rerait moins  l'histoire  de  la  tragédie  que  celle  du 
génie  grec  ou  du  génie  français.  On  ajoutera  que,  tout 
en  tenant  compte,  et  nous  l'avons  fait,  des  origines 
antiques  de  la  tragédie  française,  il  importe  à  l'idée 
qu'on  s'en  forme  de  ne  pas  recommencer  à  perpé- 
tuité la  dissertation  de  Schlegel  sur  la  Phèdre  d'Euri- 
pide et  celle  de  Racine;  et  c'est  un  singulier  moyen 
de  goûter  Racine  et  Corneille  que  de  ne  les  goûter, 
si  je  puis  ainsi  dire,  qw'en  fonction  de  la  tragédie 


200  ÉTUDES   CRITIQUES. 

grecque.  Tout  imitée  quelle  soit  en  apparence  de  la 
tragédie  grecque,  et  toute  pleine  de  réminiscences 
d'Euripide  ou  d'Eschyle,  la  tragédie  française  en 
a-t  elle  donc  été  moins  «  française  »,  moins  «  natio- 
nale »,  et  à  ce  titre  moins  «  originale  »?  C'est  tout  ce 
qu'il  était  intéressant  de  savoir.  Nous  avons  dit,  à 
cet  égard,  quelle  était  l'opinion  de  la  critique  univer- 
selle. La  tragédie  française,  dans  l'histoire  de  la  litté- 
rature européenne,  est  une  création  propre  du  génie 
français  ;  il  n'y  a  pas  de  noms,  daits  nos  annales  lit- 
téraires, qui  soient  au-dessus  de  ceux  de  Racine  et 
de  Corneille  ;  liodogunc  et  Polyeucte,  Andromaque  et 
Phèdre  sont  marquées  du  signe  des  œuvres  destinées 
à  l'éternité;  et  si  jamais  —  ce  que  Dieu  ne  veuille!  — 
la  littérature  française  devait  subir,  par  l'injure  des 
hommes  ou  du  temps,  la  mutilation  que  la  romaine 
et  la  grecque  ont  subie,  il  suffirait  encore  que  notre 
tragédie  y  eût  échappé  pour  porter,  devant  une  huma-' 
nité  nouvelle,  un  témoignage  impérissable  de  ce  qu'il 
y  eut  déplus  noble,  de  plus  héroïque,  et  do  ])liis  rare 
dans  le  génie  français. 

1"'  novembre  l'JUl. 


L'EVOLUTION   D'UN   POETE 
VICTOR   HUGO 


En  dehors  de  ton  le  opinion  et  môme  de  toute 
impression  personnelles,  comme  si  je  ne  connaissais 
rien  de  l'homme  qu'il  fut,  ni  de  son  histoire,  ni  de 
celle  de  son  temps,  et  quà  la  manière  du  naturaliste 
ou  du  physicien,  je  n'eusse  jamais  vu  dans  son  œuvre 
qu'un  «  phénomène  »  à  définir  ou  à  caractériser,  je 
voudrais  retracer,  très  brièvement,  dans  ces  quelques 
pages,  ((  l'évolution  littéraire  de  Victor  Hugo  ». 

«  Oratoire  »  donc,  à  ses  premiers  débuts,  dans  ses 
Odes  et  Ballades,  purement  oratoire,  avec  des  rimes 
au  bout  des  lignes  inégales,  et  apparenté  de  plus  près 
à  celui  d'un  rhéteur  que  d'un  poète,  le  génie  de 
Victor  Hugo  est  devenu  promptement  «  lyrique  »  sous 
l'inspiration  des  circonstances,  et  l'est  demeuré,  prin- 
cipalement ou  exclusivement,  jusque  dans  les  pre- 
miers drames  et  ses  premiers  romans.  Hernani  n'est 
qu'un  duo  d'amour;  et,  de  quelque  façon  que  l'on 
définisse  le  «  lyrisme  »,  s'il  y  a  sans  doute  un  roman 
lyrique»  c'est  Notre-Dame  de  Paris.  Pareillement,  les 


202  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Oi^ientales  (1829),  les  Feuilles  d'Automne  (1831),  les 
Chants  du  Crépuscule  {ISS6),  les  Voix  intérieures  {18Z1) , 
les  Rayons  et  les  Ombres  (1840),  le  premier  volume  des 
Contemplations,  sont  encore  des  recueils  purement 
lyriques.  Ils  le  sont,  si  le  lyrisme  consiste,  pour  une 
part,  dans  l'expression,  dans  l'expansion,  dans  l'éta- 
lage de  la  personnalité  du  poète;  —  ils  ne  le  sont  pas 
moins,  si  le  lyrisme  consiste,  pour  une  autre  part, 
comme  le  croyait  Gœthe,  à  s'inspirer  de  la  circons- 
tance, afin  d'en  dégager  ce  que  1'  «  actualité  »  contient 
souvent  de  poésie  latente;  —  ils  le  sont  encore,  et  ils 
le  sont  surtout,  si  nous  remontons  jusqu'aux  origines 
mêmes  du  lyrisme,  et  que,  conformément  à  l'étymo- 
logiedu  mot,  nous  le  définissions  comme  l'alliance  ou 
l'intime  union  de  la  poésie  et  de  la  musique. 

J'insiste  un  peu  sur  ce  dernier  point. 

Sainte-Beuve  a  écrit,  dans  une  page  malheureuse 
de  ses  Nouveaux  Lundis  :  «  'L'Ode  n'a  plus  aujour- 
d'hui de  destination,  d'occasion  présente,  de  point 
d'appui  dans  la  société.  Née  pour  être  chantée,  si  bien 
que  son  nom  est  sijnonyme  de  chant,  elle  n'est  plus 
qu'imnrimée.  Le  poète  qui  se  consacre  à  l'Ode  est  un 
chanteur  qui  consent  à  se  passer  d'auditoire  actuel  et 
d'amphithéâtre  :  VOde  est  une  pièce  qui  n'a  plus  de 
représentation  pratique....  »  On  voit  par  ces  lignes, 
datées  de  1859,  que  le  temps  n'avait  pas  adouci 
les  rancunes  lointaines  du  critique,  ni  les  regrets 
inapaisés  du  «  poète  mort  jeune  »;  et,  à  ral)ri  de  la 
théorie  de  ïOde  grecque  et  du  nom  vénéré  de  Pindare, 
qu'il  invoque  dans  les  lignes  qui  précèdent,  Sainte- 
Beuve  n'a  fait  là  qu'épancher  sa  bile.  Mais  ne  saurait- 
on  chanter  qu'en  «  chœur  »  ou  dans  l'amphithéâtre? 


L'ÉVOLUTION    d'un    POÈTE  :    VICTOR    HUGO.  203 

et,  s'il  faut  qu'après  trois  mille  ans  le  nom  de  l'Ode 
soit  toujours  «  synonyme  de  chant  »,  n'y  a-t-il  donc 
pas  des  chants  intérieurs?  C'est  ce  que  Sainte-Beuve 
avait  oublié.  Les  genres  «  évoluent  »,  comme  aussi 
bien  toute  chose  en  ce  monde,  et  on  ne  meurt  pas 
d'avoir  évolué,  puisque  au  contraire  on  en  vit.  Si 
l'Ode  grecque  était  une  chose,  et  que  l'Ode  moderne 
en  fût  une  autre,  nous  ne  devrions  pas  éprouver 
plus  de  scrupules  à  nommer  du  même  nom  les 
Pythiques  et  les  Orientales,  que  nous  n'en  éprou 
vons  couramment  à  nommer  du  nom  de  Roman  des 
œuvres  aussi  différentes  entre  elles  que  Flore  et  Blan- 
chefleur,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  Madame  Bovanj. 
Mais  ce  qu'il  faut  dire  ici  de  plus,  c'est  que,  «  si  le 
nom  d'Ode  est  synonyme  de  chant  »,  la  poésie  d'Hugo 
est  ((  chantante  »  de  la  profondeur  de  son  inspiration  ; 
et,  à  notre  tour,  nous  prenons  ce  mot  d'inspiration 
dans  son  sens  étymologique.  Elle  est  «  lyrique  »  de  la 
liberté,  de  la  souplesse,  de  la  variété  de  son  mouve- 
ment; et  on  sait  que  le  mouvement  est  l'élément  spé- 
cifique du  beau  musical.  Elle  est  «  musicale  »  de 
l'ampleur,  de  la  richesse,  de  la  diversité  de  son 
orchestration  ;  et  j'entends  par  là  les  harmonies  qui 
amplifient,  qui  diversifient,  qui  soutiennent,  qui 
renforcent,  qui  élargissent  jusqu'à  l'infini  le  thème 
initial  du  chant  intérieur.  On  en  trouvera  un  admi- 
rable exemple  dans  une  des  plus  belles  pièce  des  Con- 
templations, intitulée  Les  Mages  : 

Pourquoi  donc  faites-vous  des  prêtres, 
Quand  vous  en  avez  parmi  vous... 

Dégageons-nous  ici    de   nos   habitudes    purement 


204  ÉTUDES   CRITIQUES. 

françaises,  qui  sont  de  confondre  volontiers  l'esthé- 
tique du  vers  avec  celle  de  la  prose.  Carlyle  a  dit,  en 
parlant  de  l'auteur  de  la  Divine  Comédie  :  «  La  signi- 
fication de  Chant,  va  loin  et  profondément.  Qui  est-ce 
qui,  en  mots  logiques,  exprimera  l'effet  que  la 
musi(]ue  produit  sur  nous?  Une  sorte  d'inarticulée  et 
insondable  parole,  qui  nous  amène  au  bord  Je  l'Infini, 
et  nous  y  laisse  quelques  moments  plonger  le  regard.  » 
Voici  quelques  vers  des  Mages  qui  pourraient  presque 
passer  pour  une  traduction  de  ces  lignes  de  Carlyle  : 

Nous  vivons,  debout  à  l'entrée 
De  la  mort,  gouiïre  illimité, 
Nus,  tremblans,  la  chair  pénétrée 
Du  frisson  de  l'énormité; 
Nos  morts  sont  dans  cette  marée, 
Nous  entendons,  foule  égarée. 
Dont  le  vent  souffle  le  flambeau, 
Sans  voir  de  voiles  ni  de  rames, 
Le  bruit  que  font  ces  vagues  d'àmes 
Sous  la  falaise  du  tombeau... 

Mais,  à  vrai  dire,  —  s'il  nous  était  permis  ici  de 
multiplier  les  exemples,  —  il  n'y  a  presque  pas  un 
des  effets  que  notre  sensibilité  demande  à  la  musique, 
dont  nous  ne  rencontrions  l'équivalent  ou  l'analogue 
dans  l'œuvre  de  Victor  Hugo.  C'est  en  cela  surtout 
qu'il  est  lyrique.  Et,  à  Dieu  ne  plaise  que  nous  médi- 
sions de  Pindare!  mais  VOde  moderne,  en  tant  que 
((  synonyme  de  chant  »,  n'a  rien  à  envier  à  VOde 
grecque,  et  si  l'on  veut  d'ailleurs,  avec  Sainte-Beuve, 
que  ce  soit  une  espèce  de  miracle,  c'est  donc  Victor 
Hugo  qui  l'aura  réalisé. 

Elle  n'a  rien  non  plus  à  lui  envier  pour  la  spliMideur 
des  images,  mais  rapporterons-nous  au  génie  lyrique 
d'Hugo  l'intensité  de  sa  vision  pittoresque  : 


L'ÉVOLUTION   d'un   POÈTE  :    VICTOR   HUGO.  205 

On  entendait  gémir  le  semoun  meurtrier 
Et  sur  les  cailloux  blancs  les  écailles  crier 

Sous  le  ventre  des  crocodiles. 
Les  obélisques  gris  s'élançaient  d'un  seul  jet, 
Gomme  une  peau  de  tigre  au  couchant  s'allongeait 

Le  Nil  jaune,  tacheté  d'îles. 

OU  encore  :  -»  . 

La  morne  Palenquè  gît  dans  les  marais  verts. 
A  peine  entre  ses  blocs,  d'herbe  haute  couverts, 

Entend-on  le  lézard  qui  bouge. 
Ses  murs  sont  obstrués  d'arbres  au  fruit  vermeil 
Où  volent,  tout  moirés  par  l'ombre  et  le  soleil 

De  beaux  oiseaux  de  cuivre  rouge? 

Ce  que  l'es  tableaux  de  ce  genre,  qui  abondent,  on 
le  sait,  dès  l'époque  des  Orientales,  dans  l'œuvre  de 
Victor  Hugo,  ont  de  plus  remarquable,  ce  n'est  pas,  on 
le  sait  aussi,  d'être  «ressemblants».  S'ils  l'étaient,  ce 
serait  une  rencontre,  un  effet  surprenant  du  hasard. 
Exceptons-en  quelque  croquis  d'Espagne  :  de  la  plu- 
part de  ces  tableaux,  Victor  Hugo  n'a  Jamais  vu  les 
originaux.  Ses  paysages,  comme  ses  chants,  lui  sont 
«  intérieurs  »;  ils  s'évoquent  pour  lui  du  fond  de  son 
imagination  ébranlée  par  ces  noms  d'Egypte  ou 
d'Assyrie,  d'Amérique,  et  c'est-à-dire,  si  l'on  le  veut, 
qu'en  tant  que  «  personnelles  »,  ses  descriptions 
demeurent  bien  «  lyriques  »  à  ce  titre. 

Mais  on  ne  dessine  qu'avec  des  hgnes,  on  ne  peint 
qu'avec  des  couleurs,  ou  des  valeurs,  et  le  paysage 
intérieur  ne  naît  à  la  réalité  qu'en  s'extériorisant.  La 
personnalité  d'Hugo  tend  donc  ainsi  à  se  dégager 
d'elle-même.  Elle  use  ici,  pour  s'exprimer,  de  moyens 
qui  ne  sont  pas  précisément  d'elle,  qu'elle  ne  tire  pas 
de  son  fond,  qu'elle  emprunte  au  dehors.  En  se  mani- 
festant, elle  se  limite;  elle  «  s'oppose  »  en  se  posant; 

Brunetière.  —  Études  critiques    7     série  .  i-i 


206  ÉTUDES   CRITIQUES. 

elle  s'objective  en  se  projetant.  Le  génie  du  poète, 
jusqu'alors  purement  lyrique,  change  de  nature,  et, 
comme  enfin  personne  de  nous  ne  saurait  éternelle- 
ment se  nourrir  de  sa  propre  substance,  voici  que,  de 
((  lyrique  »,  et  par  l'intermédiaire  de  la  couleur  locale, 
il  s'efforce  à  devenir  «  dramatique  ». 

Je  dis  :  qu'il  «  s'y  efforce  »  ;  et,  en  effet,  avant  d'être 
autre  chose,  le  théâtre  de  Victor  Hugo  est  l'œuvre  ou 
la  créature  de  sa  volonté.  Parce  qu'en  Franco,  depuis 
le  Cid,  c'est  le  théâtre  qui  est  en  possession  de 
donner  la  popularité  ;  parce  que  les  batailles  littéraires, 
depuis  les  Précieuses  ridicules,  ne  se  gagnent,  ou  ne 
se  perdent,  qu'au  théâtre;  et  parce  qu'enfin,  pour  ces 
raisons  et  d'autres  encore,  le  romantisme,  aux  envi- 
rons de  1827,  c'était  avant  tout  l'insurrection  contre 
la  tragédie  classique,  Victor  Hugo  a  donc  fait  du 
théâtre.  Mais,  après  en  avoir  fait  quinze  ans,  de  1827 
à  1843,  de  la  Préface  de  Cromivell  aux  Burgravcs,  il  a 
cessé  tout  d'un  coup  d'en  faire,  et,  quarante  ans 
durant,  de  1843  à  1885,  il  s'en  est  entièrement  désin- 
téressé. C'est  ce  qui  est  sans  exemple  dans  l'histoire 
de  l'art  dramatique!  Un  auteur  dramatique  l'est 
ordinairement.  —  et  obstinément,  —  jusqu'à  son 
dernier  jour,  que  d'ailleurs  il  ait  nom  Eugène  Scribe 
ou  So[)liocle!  Et  on  donnera  de  ce  désintéressement 
d'Hugo  les  explications  ou  les  motifs  que  l'on  voudra. 
Mais  il  n'y  a  qu'un  mot  qui  serve  :  Hugo  n'avait  pas 
le  ((  don  »  du  théâtre;  il  s'en  doutait;  et  la  consé- 
quence en  est  que,  ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant 
dans  son  œuvre  dramatique,  de  vraiment  rare  et  sin- 
gnlior,  c'est  le  condjat  que  le  lyrique  y  livre,  en 
i|iir|iiiir  surte  contre  lui-même,  pour  s'cmpaier  et  se 


l'évolution  d'un  poète  :  VICTOII  HUGO.        207 

rendre  maître  des  moyens  d'un  art  qui  n'était  pas  le 
sien. 

Allons  plus  loin,  et  disons  que,  si  le  théâtre  en 
général  n'est  autre  chose  que  le  lieu  du  déploiement 
de  l'humaine  volonté,  s'attaquant  aux  ohstacles  que 
le  destin,  la  fortune  ou  les  circonstances  lui  opposent, 
rien  n'est  plus  dramatique,  dans  le  théâtre  de  Victor 
Hugo,  que  ce  long  effort  du  poète  pour  se  «  déperson- 
naliser ».  Tous  les  moyens  lui  en  sont  bons,  et  il  les 
emploie  tour  à  tour.  Son  imagination  a  simprègne 
delà  couleur  des  temps  »,  et  de  Londres  à  Saragosse, 
de  Paris  à  Ferrare,  de  Madrid  aux  bords  du  Rhin, 
pour  en  imprégner  la  nôtre,  il  fatigue  à  son  service 
l'art  du  décorateur  et  celui  du  costumier...  Les  res- 
sorts du  mélodrame  s'enchevêtrent  dans  ses  combi- 
naisons aux  ((  ficelles  »  du  vaudeville,  et  quand  ce 
n'est  pas  Alexandre  Dumas,  son  rival  du  boulevard* 
c'est  Scudéri,  c'est  Scarron  qu'il  imite.  Rien  ne  res- 
semble tant  à  dom  Japhet  d'Arménie  que  le  quatrième 
acte  de  Ruy  Blas....  Et  encore,  l'intérêt  qu'il  sent  bien 
que  nous  ne  saurions  prendre  à  l'invraisemblance  des 
situations  qu'il  nous  présente,  il  essaie  de  le  mettre 
dans  l'appel  que  ses  personnages  adressent  aux  pas- 
sions révolutionnaires....  Inutiles  efforts!  dans  le 
décor  de  Lucrèce  Borgia  ou  de  Marie  Tudor,  sous  le 
masque  ou  par  la  bouche  de  Didier,  de  Triboulet,  de 
Ruy  Blas  ou  de  Job,  c'est  lui,  toujours  lui,  lui  partout 
qui  reparaît,  et  les  élégies  que  soupirent  doua  Sol  dans 
Hernani  ou  Regina  dans  les  Burgraves  ne  seraient 
pas  déplacées  dans  ses  recueils  lyriques.  Mais  préci- 
sément, de  tant  d'efforts  qullfait  et  que  nous  suivons 
d'acte  en  acte  avec  moins  d'émotion,  il  est  vrai,  que 


208  ÉTUDES   CRITIQUES. 

de  curiosité,  son  drame  s'anime,  il  s'échauffe,  il  se 
meut,  et,  quand  le  vers  est  là  pour  achever  de  le  sou- 
tenir, l'illusion  dramatique  opère.  Une  volonté  se 
déploie,  dont  nous  subissons  le  pouvoir,  mais  c'est 
celle  du  poète.  Si  ses  personnages  ne  sont,  comme  le 
dit  Hernani  de  lui-même,  que  des  «  forces  qui  vont  », 
il  en  est  une,  lui,  Victor  Hugo,  qui  nous  entraîne 
avec  elle  vers  le  dénouement  de  son  drame.  Et  non 
seulement,  ainsi  que  nous  le  disions,  cest  ce  qu'il  y  a 
de  plus  dramatique  dans  le  théâtre  de  Victor  Hugo, 
mais  nous  pouvons  maintenant  le  dire,  c'est  ce  qu'on 
y  doit  voir  d'uniquement  dramatique.  Car,  s'il  a  d'ail- 
leurs le  sentiment  de  la  diversité  des  époques,  —  et, 
en  dépit  de  quelques  chicanes,  c'est  ce  qu'on  montre- 
rait aisément  dans  ses  drames  \  —  la  «  couleur 
locale  »  n'a  rien  en  soi  de  proprement  ou  d'essentiel- 
lement dramatique,  et  on  en  pourrait  dire  autant  de 
la  force  ou  de  la  grandeur  des  situations.  Les  I>nr- 
gravcs  en  serviraient  au  besoin  de  preuve,  qui  sont,  à 
la  lecture,  l'un  des  meilleurs  drames  d'Hugo,  mais 
non  pas,  j'en  ai  peur,  à  la  représentation!  et  ce  point 
décide  tout. 

Que  s'cst-il  donc  passé,  de  1838  à  1843,  je  ne  dis  pas 
dans  la  vie  du  poète,  mais  au  dedans  de  lui,  et,  pout 
ainsi  parler,  dans  les  profondeurs  inconscientes  de 
son  génie?  Je  crois  qu'il  a  senti  qu'il  faisait  fausse 
l'oute  en  s'obstinantà  poursuivre  le  succès  du  théâtre. 


1.  J'ai  plusieurs  l'ois  insisté,  —  et  nolauunontcn  rendant  coniple 
autrefois  du  Victoi'  Hurjo  de  M.  Edmond  JJiré,  —  sur  les  rap- 
])orls  du  sujet  de  Ruy  Blas  avec  riiistoirc  auUicnlir|ue  de  don 
Fernan  de  Vaienzuela.  Il  y  a  aussi  l'aventure  d'un  certain  Albe- 
runi... 


L'ÉVOLUTION    d'un   POÈTE  :    VICTOR    HUGO.  209 

Mais,  si  le  passage  est  toujours  difficile  du  «  lyrique  » 
au  «  dramatique  »,  il  l'est  moins  de  l'ode  à  l'épopée, 
et  Hugo  s'en  est  rendu  compte,  et  c'est  pourquoi,  de 
leur  vrai  nom,  les  Burgraves  sont  du  drame  «  épique  ». 
«  Poser  devant  tous  et  rendre  visible  à  la  foule  cette 
grande  échelle  morale  de  la  dégradation  des  races  qui 
devrait  être  éternellement  l'exemple  vivant  dressé  aux 
yeux  de  tous  les  hommes  »,  —  l'idée  maîtresse  des  Bur- 
graves, telle  que  Victor  Hugo  la  développe  dans  sa  pré- 
face, était  contradictoire  à  la  notion  même  du  théâtre. 
Job,  «  burgrave  de  Heppenhefï  »,  Magnus,  fils  de  Job, 
Hatto,  fils' de  Magnus,  et  Gorlois,  fils  de  Hatto,  on  ne 
figure  pas  aisément  quatre  générations  d'hommes  à  la 
scène.  On  ne  les  engage  pas  aisément,  quelque  liberté 
qu'on  se  donne  quant  au  temps  et  quant  aux  lieux, 
dans  une  action  commune.  Mais  ce  qui  n'est  pas  facile 
à  «  figurer  »  sur  la  scène  l'est  à  «  exposer  »  dans  le 
temps.  La  chronologie,  dont  le  théâtre  n'a  jamais 
accepté  la  contrainte,  est  le  support  ou  la  matière 
même  de  l'histoire.  Ce  qui  s'engendre  et  ce  qui  sort 
l'un  de  l'autre,  successivement,  voilà  proprement 
son  domaine.  «  Dégradation  »  ou  «  progrès  »,  on  n'a 
peut-être  inventé  l'histoire  que  pour  en  «  dresser 
l'échelle  ».  Et  si  l'histoire,  traitée  par  un  poète,  c'est 
le  «  roman  »  ou  «  l'épopée  »,  lesquels  eux-mêmes  ne 
font  qu'un,  voilà  comment,  de  faussement  ou  d'arti- 
ficiellement ((  dramatique  »,  le  génie  de  Victor  Hugo 
est  devenu  finalement  «  épique  ». 

On  a  pu  croire  un  moment  qu'il  redevenait  pure- 
ment lyrique  :  c'est  à  l'époque  de  la  publication  des 
Ghâliments  (1852)  et  des  Contemplations  (1856).  La 
satire,  quand  elle  est   «  poétique  »,    n'est  en  effet 


210  ÉTUDES   CRITIQUES. 

qu'une  espèce  ou  une  variété  du  lyrisme;  et  tous  les 
.satiriques  ne  sont  pas  des  lyriques,  parce  qu'ils  ne 
sont  pas  tous  poètes,  mais  on  ne  connaît  guère  de 
lyrique  ou  d'élégiaque,  —  sans  même  en  excepter 
Lamartine,  —  qui  n'ait  admirablement  réussi  dans  la 
satire.  Aussi  bien  Hugo  l'avait-il  prouvé  dès  ses 
débuts,  dans  ses  premières  Orfes,  et  des  pièces  telles 
que  Quiberon^  ou  les  Vierges  de  Verdun,  sont  «  sati- 
riques »  au  môme  titre  que  rExpialion,  par  exemple, 
ou  tOhéissance  passive  : 

Sous  des  murs  entourés  de  cohortes  sanglantes 

Siège  le  sombre  tribunal; 
L'accusateur  se  lève,  et  ses  lèvres  tremblantes 

S'agitent  d'un  rire  infernal. 
C'est  Tainville;  on  le  voit,  au  nom  de  la  patrie, 
Convier  aux  Forfaits  cette  horde  flétrie 

D'assassins,  juges  à  leur  tour; 

Le  besoin  du  sang  le  tourmente 
Et  sa  voix  homicide,  à  la  hache  fumante 

Désigne  lestâtes  du  jour. 

Quant  aux  Contemplations,  elles  contiennent,  il  est 
vrai,  {|uclques-unes  des  inspirations  les  plus  lyriques 
du  poète,  —  ainsi  les  Mages,  que  nous  citions  plus 
haut  —  mais  les  trois  quarts  du  recueil  sont  antérieurs 
à  1848,  et  tandis  qu'Hugo  le  complétait,  p')ur  ainsi  dire, 
à  temps  perdu,  les  deux  œuvres  qui  l'occupaient  étaient 
déjà  ses  Misérables,  qui  devaient  paraître  en  18G2,  et 
sa  Légende  des  siècles  (1859,  1877,  1883).  Si  nous  rele- 
vons ces  trois  dernières  dates,  c'est  afin  qu'on  voie 
bien,  dans  la  dernière  partie  de  la  carrière  de  Victor 
Hugo,  la  continuité  de  la  veine  épique.  Et  nous  ne 
séparons  pas  les  Misérables  de  la  Légende  des  siècles, 
parce  que,  non  seulement  le  roman  et  le  poème  pro- 
cèdent bien  l'un  et  l'autre   de  la   môme  inspiialion 


l'évolution  d'un  poète  :  VICTOR  HUGO.        211 

littéraire  ou  philosophique,  mais  on  montrerait  sans 
peine  qu'ils  ne  diffèrent,  en  somme,  l'un  de  l'autre  que 
comme  la  représentation  du  présent  diffère  de  celle  du 
passé. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  poète  lyrique  ne  s'y 
retrouve  toujours.  La  puissante,  l'envahissante  per- 
sonnalité d'Hugo  n'a  jamais  réussi  à  s'abstraire  com- 
plètement d'aucune  de  ses  œuvres!  Même  elle  s'est 
accrue,  durant  son  long  exil,  de  l'énergie  de  ses 
colères,  et  comme  aggravée  du  poids  de  ses  médita- 
tions solitaires.  Ni  dans  les  Misérubles,  ni  môme  dans 
la  Légende  il  n'a  pu  résister  au  besoin  de  se  mettre 
en  scène,  d'intervenir  fréquemment  de  sa  personne  ; 
et,  dans  les  épisodes  qu'il  empruntait  à  l'histoire, 
pour  les  illustrer,  de  chercher  et  de  nous  présenter 
(les  ((  leçons  »  autant  que  des  <(  tableaux  ».  INIais  c'est 
déjà  là,  comme  on  le  voit,  une  tout  autre  manière  de 
manifester  sa  personnalité.  C'est  autre  chose  de  ne 
faire  servir  l'histoire,  comme  dans  Marie  Tudor  ou 
dans  le  Roi  s'amuse,  qu'à  l'expression  de  ses  passions 
ou  de  ses  rancunes,  et  autre  chose  de  l'utiliser,  comme 
dans  la  Rose  de  l" Infante,  ce  «  Velasquez  »,  ou  dans  le 
Satyre,  ce  «  Carrache  »,  à  l'expression  d'une  philoso- 
phie. Si  c'est  d'ailleurs  une  opinion  «  personnelle  »  à 
Victor  Hugo  : 

Qu'un  pourceau  secouru  pèse  un  monde  égorgé, 

ce  n'est  plus  là  ce  qu'on  appelle  étaler  son  Moi  dans  son 
œuvre.  Et  enfin,  —  ce  qui  est  proprement  «  épique  », 
—  les  fragments  sont  nombreux,  dans  les  Misérables 
et  dans  la  Légende,  comme  par  exemple  Booz  endormi, 
ou  le  Mariage  de  Roland,  dont  le  choix  ne  semble  avoir 


212  ÉTUDES  CRITIQUES. 

été  vraiment  déterminé  que  par  la  suggestion  ou  u  le 
frisson  »  de  ce  qu'ils  contenaient  pour  Victor  Hugo  de 
poésie,  d'intérêt  humain,  de  beauté.  Le  lyrisme  domi- 
nait dans  les  Chants  du  Crépuscule  ou  dans  les  Voix 
intérieures,  dont  le  titre  est  à  lui  seul  une  assez  claire 
indication.  Mais,  dans  la  Légende  comme  dans  les 
Misérables,  le  poète  subordonne  sa  personne  à  quelque 
chose  qui  la  dépasse,  non  sibi  res,  sed  se  rébus...  son 
imagination  s'astreint  à  quelque  imitation  de  la  réa- 
lité, qui  en  règle  donc  le  caprice;  il  s'efï'orce  en  un 
mot  d'être  «  vrai  »;  et  si  d'ailleurs  il  demeure  tou- 
jours lui-même,  c'est  à  peu  près  dans  la  mesure,  où, 
quand  on  est  Homère,  on  ne  saurait  devenir  Virgile, 
ni  le  Tasse  quand  on  est  Milton. 

D'autres  traits,  encore,  apparaissent,  et  achèvent 
de  caractériser  la  transformation  du  génie  du  poète. 
S'il  éprouve,  au  déclin  de  sa  maturité,  le  besoin  de 
((  chanter  »,  il  écrit  ses  Chansons  des  rues  et  des  bois 
(1865),  qu'on  eût  jadis  appelées  ses  Folâtrenes  ou  ses 
Galles  : 

Sachez  qu'hier  de  ma  lucarne 
J'ai  vu,  j'ai  couvert  de  clins  d'yeux 
Une  fille  <|ui  dans  la  .Marne, 
Lavait  des  tordions  radieux... 

Voyez  toutefois  qu'il  en  forme  un  recueil  à  part  et 
qu'il  ne  mélange  plus  les  goures,  ni  surtout  les  mèlres 
ou  les  rythmes.  Dans  les  Chansons  elles-mêmes,  déjà, 
le  vers  impair  de  sept,  ou  le  vers  léger  de  huit  syl- 
labes, et,  dans  la  Lé<io.nde  des  siècles,  la  mélopée  sou- 
tenue de  l'alexandrin  ont  remplacé  cette  variété  de 
coml)iiiaisons  proprement  musicales  où  se  complaisait 
autrefois  le  poète  des  Orientales  et  des  Feuilles  d'au- 


l'évolution  d'un  poète  :  victor  hugo.       213 

tomne,  La  continuité  du  mouvement  épique,  à  peine 
interrompue,  de  loin  en  loin,  par  quelques  accidents 
métriques,  se  déroule  majestueusement,  à  la  manière 
d'un  grand  fleuve  dont  le  cours,  en  sa  rapidité,  serait 
pourtant  insensible  à  l'œil,  et  remplace,  dans  la 
Légende,  la  savante  irrégularité,  les  brusques  arrêts, 
les  ((  remous  »  imprévus,  l'allure  capricieuse  du  mou- 
vement lyrique.  On  se  sent  comme  porté  sur  des  eaux 
tranquilles  et  profondes  à  travers  les  plaines  de  la 
légende  et  de  l'histoire.  Chose  remarquable!  si  quel- 
ques pièces,  par  leur  figure  extérieure,  nous  rappel- 
lent les  combinaisons  d'autrefois,  c'est  que,  comme  le 
Retour  de  V E mpereur,  elles  sont  de  ce  temps-là  même 
(1840)  ;  ou,  comme  dans  V Epopée  du  ver,  c'est  qu'ayant 
quelque  chose  à  nous  dire  de  «  personnel  »,  le  poète 
sort  un  moment  de  son  rôle  de  témoin  des  temps 
pour  redevenir  l'interprète  de  soi-même'.  C'est  aussi 
qu'il  s'inspire  de  la  circonstance  ou  de  l'occasion. 
Mais,  d'une  manière  générale,  il  est  au-dessus  ou  en 
dehors  de  la  circonstance  ;  les  «  choses  accomplies  », 
celles  que  la  fortune  ou  la  Providence  ont  sauvées  du 
naufrage  de  tout  ce  qui  les  entourait  autrefois  et 
fixées  dans  la  mémoire  des  hommes,  sont  désormais  les 
seules  qui  sollicitent,  qui  émeuvent,  qui  exaltent  son 
imagination;  il  vit  dans  le  passé  et  dans  la  pensée, 

1.  La  critique  n'est  souvent  que  l'art  de  lire  :  je  signale  donc 
ici,  pour  ne  1  avoir  jamais  vu  citer,  un  passage  de  l'Épopée  du 
ver  : 

Amant  désespéré  qui  frappes  à  ma  porte, 
Redemandant  ton  bien  et  ta  maîtresse  morte 
Et  la  chair  de  ta  chair... 

La  comparaison  en  est  instructive  avec  une  pièce  fameuse  de 
Baudelaire,  dont  il  se  pourrait  bien  que  Victor  Hugo  se  fût  ins- 
piré. 


214  ÉTUDES  CRITIQUES. 

«  presque  absent  de  son  corps  »,  pour  user  de  l'une 
de  ses  expressions;  et  ceci  encore  est  de  I'  «  épopée  )). 
Ce  qui  n'en  est  pas  moins,  c'est  la  manière  dont 
tout  est  grandi  dans  la  Légende,  rendu  légendaire  au 
vrai  sens  du  mot,  et  immobilisé 

Dons  quelque  attitude  éternelle 
De  génie  et  de  majesté... 

Souvenons-nous  à  ce  propos  que  la  poésie  «  épique  » 
s'est  appelée  jadis  «  bérou[uc  »;  et,  de  tous  les  traits 
qui  peuvent  la  définir  dans  l'œuvre  de  Victor  Hugo, 
rendons-nous  compte  qu'il  n'y  en  a  ni  déplus  signifi- 
catif, ni  de  plus  profondément  marqué,  que  ce  carac- 
tère d'héroïsme.  Les  choses  mêmes  y  sont  comme 
pénétrées  de  grandeur,  et  d'une  grandeur  plus  qu'hu- 
maine, élargies  ou  amplifiées  jusqu'à  des  proportions 
(jni  n'en  changent  point  ni  n'en  altèrent  la  nature, 
mais  seulement  le  rapport  ordinaire  avec  la  médiocrité 
de  nos  sens.  A  quoi  maintenant,  si  nous  ajoutons 
([u 'elles  sont  en  même  temps,  et  par  cela  môme, 
((  symbolisées  »,  ou  chargées  de  plus  de  signification 
quelles  n'en  auraient  si  le  poète  ne  les  avait  intérieu- 
rement animées  du  frisson  qu'il  éprouve  lui-même  en 
présence  du  mystère,  il  ne  nous  manquera  plus  qu'un 
seul  des  caractères  de  l'épopée.  C'est  celui  qui  la  d(''finit 
aux  époques  primitives,  ou  du  moins  très  lointaines, 
dans  l'Inde,  par  exemple,  ou  en  Grèce,  et  plus  i)rès  de 
nous  en  Allemagne,  comme  étant  le  souvenir  idéalisé 
d'un  conflit  sanglant  de  races  ou  de  civilisations 
ennemies.  Et  parce  que  ce  caractère  est  aussi  celui  qui 
sert  à  lier  les  épisodes  successifs  d'une  Iliade,  ou  d'un 
Hamàyaîia,  c'est  peut  être  pour  cela  que  la  Légende 


L'ÉVOLUTION   D'UN   POÈTE    :    VICTOR   HUGO.  2ir) 

des  siècles  n'est  pas  une  épopée,  mais  un  recueil  do 
fragments  épiques. 

Car,  pour  le  «  merveilleux  »  dont  nos  Poélicjucs  fai 
saient  autrefois  l'âme  de  l'épopée,  il  y  est,  nous 
venons  de  le  dire,  ni  «  païen  »  ni  «  chrétien  »,  mais 
dans  cette  intensité  de  vie  sourdo  et  cachée  que  l'ima- 
gination du  poète  communique  aux  choses  en  s'y 
mêlant  lui-même;  dans  cet  universel  animisme  ou 
plutôt  dans  ce  panthéisme  qui  est  la  philosophie 
d'Hugo;  et  enfin  il  est  dans  ces  inspirations  :  Pleine 
mer,  Plein  ciel,  la  Trompette  du  Jugement,  que  j'ai 
cru  pouvoir  qualifier  d'  ((  apocalyptiques  ». 

Je  vis  dans  la  nuée  un  clairon  monstrueux 


Il  gisait,  sur  la  brume  insondable  (jui  Ircmblc 
Hors  du  monde,  au  delà  de  tout  ce  ([ui  ressemble 
A  la  forme  de  quoi  que  ce  soit... 

Je  m'arrêterai  sur  cette  citation.  Des  œuvres  qui 
ont  suivi,  de  VAne,  de  Religions  et  Religion,  des 
Quatre  Vents  de  l'Esprit ,  de  La  dernière  Gerbe,'  que 
j'énumère  comme  à  l'aventure,  je  répéterais  volontiers, 
en  toute  autre  occasion,  le  mot  de  l'historien  :  Quœ 
secuta  sunt  defleri  magis  quam  narrari  possunt!  Elles 
n'ajoutent  rien  à  la  gloire  du  grand  poète,  et  on  ne 
saurait  assez  admirer  qu'elles  n'en  aient  rien  retran- 
ché. C'est  qu'on  l'y  retrouve  de  loin  en  loin;  et 
l'abondance  de  son  invention  verbale  y  fait  quelque- 
fois merveille.  Mais,  du  reste,  son  évolution  y 
apparaît  terminée,  ce  qui  n'est  pas  étonnant,  s'il  est 
alors  plus  que  septuagénaire,  et  tout  au  plus  pour- 
rait-on dire  que  le  rhéteur  de  ses  débats  y  reparaît. 
Le  phénomène  est  ordinaire;  —  et,  chez  les  hommes 


216  ÉTUDES   CRITIQUES. 

en  vue,  les  privilèges  de  la  vieillesse  ne  leur  servent 
souvent  qu'à  remettre  en  liberté  les  défauts  qu'en 
d'autres  temps  le  désir  du  succès,  les  intérêts  de  leur 
ambition,  certaines  convenances,  et  une  volonté  plus 
maîtresse  d'elle-même  avaient  réussi  à  contenir.  J'en 
dirais  davantage  à  ce  propos  si  je  n'avais  voulu,  dans 
celte  esquisse,  me  borner  à  parler  de  l'évolution  litté- 
raire d'Hugo. 

Ni  sur  les  Odes  en  effet  eu  sur  les  Orientales,  ni  sur 
/hiy  Blas  ou  les  /iuvgraves,  ni  sur  les  Misérables  ou  la 
Légende  des  siècles^  je  n'ai,  —  je  le  répète,  —  dans  les 
pages  qui  précèdent,  essayé  de  formuler  un  jugement 
ou  d'exprimer  une  opinion  personnelle  :  je  me  suis 
efforcé  d'expliquer,  non  pas  même  comment  et  par 
quel  lien  logique,  mais  comment,  en  fait,  et  dans  le 
temps,  ou  si  l'on  le  veut  encore ,  dans  la  carrière 
successive  d'Hugo,  toutes  ses  œuvres  se  rattacliaient 
aux  phases  progressives  d'une  évolution  continue. 
On  a  ici  le  moyen  de  les  ((  situer  ».  H  est  d'ailleurs 
bien  évident,  et  à  peine  ai  je  besoin  de  le  dire,  qu'on 
ne  saurait  diviser  ni  cette  carrière,  ni  donc  cette 
Aîuvre,  en  compartiments  étanchcs;  et  c'est  même 
pour  cette  raison  qu'en  parlant  de  l'inspiration 
«  épique  »  d'Hugo,  j'ai  eu  soii\  d'indiquer  ce  qu'on  y 
peut  reconnaître  encore  de  «  lyrique  »,  tout  de  même 
qu'en  parlant  de  4on  «  lyrisme  »,  j'ai  tâché  de 
montrer  ce  que  l'intensité  de  la  «  couleur  locale  »  y 
mettait,  ou  y  promettait  déjà  et  de  prochainement 
((  épique  ».  Le  Houel  d'Omphale,  qui  faisait  partie  des 
Contemplai  lot)  s,  est  déjà  un  morceau  de  la  Léffende 
des  siècles,  un  bas-relicf  antique,  ou  un  vase  grec,  des 
figures  en  noir  sur  un  fond  d'ocre  rouge.  Aussi  bien 


l'évolution  d'un  poète  :  victor  hugo.       217 

ne  saurait  on  réduire  quoi  que  ce  soit  d  humain  à  des 
lignes  rigides,  et  moins  encore  qu'autre  chose  l'évolu- 
tion toujours  un  peu  capricieuse  du  génie  d'un  grand 
poète.  C'est  pourquoi  le  Feu  du  Ciel,  la  première 
pièce  des  Orientales,  est  déjà  de  l'épopée  ;  mais  Plein 
Ciel  est  encore  une  ode,  et  môme  une  ode  «  pinda- 
rique  »,  si  le  point  de  départ  et  le  t^ième  en  est  la 
conquête  de  l'espace  infini  par  le  génie  de  l'iiomme. 

Galnip,  il  monte  où  jamais  nuage  n'est  monté; 
Il  plane,  à  la  hauteur  de  la  sérénité, 

Devant  la  vision  des  sphères; 
Elles  sont  là.  faisant  le  mystère  éclatant, 
Chacune  l'eu  d'un  goulîre,  et  toutes  constatant 

Les  énigmes  par  des  lumières... 

Andromède  étincelle,  Orion  resplendit. 
L'essaim  prodigieux  des  Pléiades  grandit; 

Sirius  ouvre  son  cratère  ; 
.    Arcturus,  oiseau  d'or,  scintille  dans  son  nid; 
Le  Scorpion  hideux  fait  cahrer  au  Zénith 

Le  poitrail  bleu  du  Sagittaire  '. 

Cette  poésie,  in.spirée  des  progrès  de  l'aérostation, 
vaut  bien  celle  des  Jeux  Olympiques  :  «  L'eau  est  une 
bonne  chose!....  »  Mais  quelque  mélange  qu'il  y  ait, 
et  quelque  apparente  confusion  qu'il  en  résulte  aux 
points  de  rencontre,  ou  de  passage  de  l'une  à  l'autre 
inspiration,  ce  qui  n'en  demeure  pas  moins  vrai, 
c'est  que  le  génie  de  Victor  Hugo  a  évolué  de  ÏOde  au 
Drame  et  du  Brame  h  V Épopée,  ou  encore,  et,  avec 
plus  de  précision,  il  a  évolué  de  l'Ode  à  ï Épopée  par 
l'intermédiaire  du  Drame.  C'est  ce  qui  explique  à  la 


1.  Comparez  à  cette  belle  pièce  de  l'iem  Ciel,  le  Zenith,  de 
M.  Sully-Prud homme,  et  surtout  quelques  passages  de  sou 
poème  du  Bonheur. 


218  ÉTUDES  CRITIQUES. 

fois  ce  quil  y  a  de  successif  dans  l'ensemble  de  son 
œuvre,  et  le  mouvement  progressif  dont  elle  est 
animée;  c'est  ce  qui  explique  ce  que  certaines  parties 
en  trahissent,  comme  son  théâtre,  d'incertitude  ou 
d'hésitation,  sous  Taffectation  de  la  force;  c'est  aussi 
ce  qui  en  explique  l'unité  profonde,  et  je  dirais,  si  je 
l'osais,  ((  l'homogénéité  »  dans  l'infinie  variété. 

Et  c'est  ce  qui  en  fait  aussi  la  grandeur.  Chacun  de 
nous  en  particulier,  pour  son  usage  ou  pour  son 
plaisir,  a  le  droit  de  «  préférer  ))  à  Hugo  tel  ou  tel  de 
ceux  qui  furent,  de  1822  à  4860,  ses  rivaux  de  gloire 
et  de  popularité,  —  c'est  affaire  de  goût,  de  tempéra- 
ment ou  d'éducation,  peut-être  et  surtout  d'âge!  — 
mais  on  ne  saurait  les  lui  ((  comparer  ».  Car  il  a  seul 
possédé,  selon  le  mot  de  Baudelaire,  non  seulement 
la  grandeur,  mais  aussi  l'universalité,  si  jamais, 
comme  on  vient  de  le  dire,  inspiration  de  poète  ne  fut 
en  notre  langue  plus  ((  une  )),  et  cependant  plus 
«  variée  ».  Je  ne  connais  en  français  ni  d'élégie 
d'amour  plus  éloquente  que  ta  IVislesse  d^Olipiijjio,  ni 
d'ode  plus  triomphale  que  le  Iklour  de  U Empereur. 
C'est  celle  qui  commence  par  les  vers  : 

Après  la  (Icniicrc  halaillc, 
Quand  forinidahlcs  et  béants 
Si.x  cents  canons  sous  la  mitraille 
Eurent  écrasé  les  géans, 
Dans  ces  jours  où,  caisson  (jui  roule, 
Blessés,  chevaux,  fuyaient  en  foule. 
Où  l'on  vit  clioir  l'aigle  indompté, 
Kt  dans  le  bruit  et  la  fumée, 
Sous  l'écroulenieiit  d'une  armée, 
Plier  Paris  épouvanté... 

Qucifjues  (h'fauls  que  l'on  puisse  relever  dans  /?«?/ 
Jiliis  ou  dans  IJcrmuii,  les  drames  dliugo  sont  déjà, 


L  EVOLUTION   D  UN    POETE    :    VICTOR    HUGO.  219 

fie  tout  le  théâtre  romantique,  et  sans  en  excepter 
celui  du  vieux  Dumas,  —  depuis  que  son  fils  n'est 
plus  là  pour  nous  en  imposer  Tadmiration, —  les  seuls 
monuments  qui  subsistent.  Ni  le  regret  de  l'entant 
passionnément  chérie  n'a  jamais  pleuré  de  larmes 
plus  douloureuses  que  dans  la  troisième  partie  des 
Contemplations  :  Pauca  ineic,  ni  le  poète  n'a  plus 
orgueilleusement  revendiqué  sa  mission  de  penseur 
ou  de  «  puiseur  d'ombre  »,  que  dans  les  vers  inspirés 
des  Mages.  Les  Châtiments^  —  que  je  tiens  d'ailleurs 
pour  une  mauvaise  action,  —  n'en  sont  pas  moins, 
hélas!  un  beau  livre,  tout  enflammé  de  colère,  tout 
resplendissant  de  bile,  et  le  chef-d'œuvre  de  la  satire  : 
satire  lyrique  dans  VObéissance  passive,  satire  épique 
dans  l'Expiation. 

Il  neigeait.  On  était  vaincu  par  sa  conquête. 
Pour  la  première  fois  l'aigle  baissait  la  tète. 


Il  neigeait.  L'àpre  hiver  fondait  on  avalanche. 
Après  la  plaine  blanche  une  autre  pleine  blanche, 

Il  neigeait,  il  neigeait  toujours... 

C'est  Louis  Veuillot  qui,  si  je  ne  me  trompe,  a 
quelque  part  appelé  les  Chansons  des  rues  et  des  bois 
«  le  plus  bel  animal  de  la  langue  française  »,  et  on  ne 
saurait  plus  justement  ni  plus  spirituellement  carac- 
tériser ce  qu'elles  respirent  de  naturelle  et  d'ardente 
sensualité.  Nous  venons  enfin  de  tâcher  de  dire  quelle 
inoubliable  impression  d  épopée  laissait  après  soi  la 
Légende  des  siècles^  et,  par  delà  l'épopée,  quelle  sensa- 
tion d'apocalypse,  qui  nous  emporte,  avec  le  poète, 
sur  les  ailes  de  la  chimère,  hors  du  nombre  et  hors 
des  temps.  Mais  n'est-ce  pas  comme  si  nous  disions 


â20  ÉTUDES   CRITIQUES. 

que,  dans  quelque  direction  que  se  soit  essayée  la 
poésie  française  du  siècle  qui  vient  de  finir,  et  môme 
dans  celles  qu'elle  n'a  point  tentées,  on  y  rencontre 
partout  Hugo;  que,  de  la  poésie  la  plus  familière,  la 
plus  humble,  celle  des  Pauvres  gens,  presque  voisine 
de  la  prose,  à  la  poésie  la  plus  haute  ou  même  la  plus 
philosophique,  il  a  rempli  «  tout  rentre-doux  »;  et 
que,  dans  tous  les  genres,  ayant  fait  preuve  de  la 
môme  souveraine  maîtrise  ou  de  la  môme  inégalable 
virtuosité,  toute  l'histoire  de  la  poésie  française, 
depuis  cent  ans,  se  rattacherait  donc,  si  Ton  le 
voulait,  à  l'étude  approfondie  de  son  œuvre  ou  plutôt, 
et  déjà,  s'y  trouve  ramassée? 

C'est  évidemment  en  ce  sens  que,  de  môme  que 
l'on  a  nommé  le  xviii''  siècle  du  nom  de  Voltaire,  on 
a  proposé  de  nommer  le  xix'^'  siècle  du  nom  de 
Victor  Hugo.  Et,  à  la  vérité,  c'est  trop  dire: 
Victor  Hugo  est  demeuré  trop  étranger,  tro[)  indiffé- 
rent à  trop  de  choses  de  son  temps  !  Mais  ce  que  l'on 
peut  dire,  et  si  nous  ne  voulons  parler  que  de  poésie 
ou  de  littérature,  c'est  que  révolution  d'aucun  de  ses 
contemporains  n'est  plus  représentative,  ou  ne  l'est 
autant  que  la  sienne,  de  l'évolution  de  la  pensée  du 
siècle.  Elle  en  est  l'abrégé  ou  le  raccourci.  Comme  son 
siècle,  avec  son  siècle,  plus  naturellement  que  per- 
sonne en  son  siècle,  il  a  évolué  du  suhjeclifh  V objectif, 
—  puisqu'il  en  faut  enfin  venir  à  ces  grands  mots,  — 
du  romantisme  au  naturalisme,  de  l'égoïste  expression 
(le  lui-même  à  la  représentation  large  de  la  réalité. 
Et  j'entends  bien,  je  sais  bien  que,  pas  plus  d'ailleurs 
que  V'oltaire,  il  n'a  toujours  donné  le  signal  du  mou- 
vement! D'autres  l'ont  précédé  dans  la  plui)art  de  ses 


l'évolution  d'un  poète  :  VICTOR  HUGO.        221 

voies.  Les  Méditations  sont  antérieures  aux  Odes  et 
Ballades,  V Allemagne  à  la  Préface  de  Cromwell,  les 
romans  de  Walter  Scott  à  Notre-Dame  de  Paris  et  le 
Juif  Errant  aux  Misérables . . .  Mais  c'est  ce  qui 
n'importe  guère!  Car  il  n'est  pas  vrai,  quoi  qu'on  en 
ait  pu  dire,  que  «  les  novateurs  tiennent  le  premier 
rang  dans  la  mémoire  des  hommes  »  ou  du  moins  il 
faut  s'entendre  sur  ce  nom  de  novateur.  En  littérature 
comme  en  art,  les  idées  n'appartiennent  pas  à  celui 
qui  les  a  «  trouvées  »  ou  «  inventées  »,  mais  à  celui 
qui  en  a  fixé  l'expression  décisive,  adéquate,  et  défi- 
nitive. Tel  est  le  cas  de  Victor  Hugo.  Et  puisque 
d'ailleurs  l'évolution  des  idées  littéraires  du  xix*"  siècle 
n'apparaît  nulle  part  plus  évidemment  que  dans  son 
œuvre  et  ne  s'y  dessine  avec  plus  de  clarté;  puisque 
ces  idées  n'ont  pas  rencontré  d'interprète  plus  élo- 
quent ou  plus  inspiré;  puisque  la  manière  dont  il  a 
su  se  les  approprier  a  comme  anéanti  jusqu'au  sou- 
venir de  ceux  qui  peut-être  les  avaient  jetées  les 
premiers  dans  la  circulation,  c'est  donc  à  lui  désor- 
mais qu'en  appartiendra  la  gloire. 

Et  s'il  n'en  reste  qu'un,  il  sera  celui-là! 

1"  mars  1902. 


Bkunetière.  —  Études  critiques  {1'^  série).  15 


LA  XITTERATURE   EUROPEENNE 
AU  XIX-^  SIÈCLE 


Quand  on  ne  jugerait  de  l'importance  du  xix«  siècle 
dans  l'histoire  universelle  de  la  littérature  que  par 
l'abondance  et  la  diversité  de  sa  production,  aucun 
siècle,  assurément,  ne  pourrait  rivaliser  avec  lui.  Au 
lieu  de  l'abondance  et  de  la  diversité,  si  l'on-  ne 
regardait  qu'à  la  qualité  des  œuvres,  il  soutiendrait 
encore  la  comparaison*  des  plus  fameux,  et  ni  la 
France  de  Louis  XIV,  ni  l'Angleterre  d'Elisabeth,  ni 
l'Italie  des  Médicis,  ni,  dans  l'antiquité,  la  Rome 
d'Auguste  ou  l'Athènes  de  Périclès  n'ont  connu  de 
plus  grands  poètes  que  les  Gœthe  et  les  Schiller,  les 
Byron  et  les  Shelley,  les  Lamartine  et  les  Hugo.  En 
ont-elles  connu  déplus  parfaits,  peut-être,  ou  de  plus 
classiques  :  on  veut  dire  déplus  dignes  de  servir  éter- 
nellement de  modèles?  C'est  une  question  1  mais  elles 
n'en  ont  pas  connu  de  plus  grands.  Que  dirons-nous 
encore  de  tant  d'historiens  et  de  tant  de  critiques? 
Et  enfin,  si  depuis  cent  ans  le  roman,  dans  nos 
«  inventaires  »,  a  remplacé  l'épopée,  —  le  roman  des 


224  ÉTUDES  CRITIQUES. 

Walter  Scott  et  des  Dickens,  des  Balzac  et  des  George 
Sand,  des  Tolstoï  et  des  Dostoïevsky,  —  qui  niera 
qu'il  l'ait  égalée  plus  d'une  fois?  Mais,  après  l'abon- 
dance et  la  qualité  des  œuvres,  s'attachera  ton  peut- 
être  à  ce  qu'on  en  pourrait  appeler  la  signification 
historique  profonde?  Il  faut  convenir  alors  que,  depuis 
l'époque  de  la  plus  lointaine  Renaissance,  aucun 
siècle  n'aura  vu  s'opérer  une  transformation  plus 
radicale  de  la  notion  même  de  l'œuvre  littéraire,  de 
son  objet  ou  de  sa  destination,  et  conséquemment  des 
moyens  de  la  réaliser.  Comment  s'est  accomplie  cette 
transformation,  c'est  ce  qu'on  se  propose  ici  de  recher- 
cher, et  non  pas  de  retracer  un  «  tableau  »  de  la  litté- 
rature européenne  au  xix"  siècle,  —  ce  qui  demande- 
rait tout  un  livre,  et  un  gros  livre,  —  mais  de  suivre 
et  de  dessiner  la  courbe  de  son  évolution. 


I 

LE  MOUVEMENT   DES   IDÉES   LITTÉRAIRES 

J'ai  dit  :  «  Depuis  l'époque  de  la  plus  lointaine 
Renaissance  »;  et,  en  effet,  dans  l'Europe  entière,  avec 
des  moyens  et  sous  des  noms  différents  ou  semblables, 
ce  que  la  littérature  de  notre  siècle  a  été  tout  d'abord, 
—  et  délibérément,  résolument,  de  dessein  principal 
et  formé,  —  c'est  une  réaction  contre  cet  idéal  clas- 
sique, dont  les  Pétrarque  et  les  Boccace,  ((  les  pre- 
miers des  modernes  »,  avaient  jadis,  en  des  temps  très 
anciens,  déterminé  l'objet.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de 
définir  cet  idéal,  ni  de  rappeler  quelles  résistances, 
avant  d'établir  souverainement  son  empire,  il  avait 


LA   LITTERATURE   EUROPEENNE   AU    XLK^   SIECLE.      225 

rencontrées;  et  on  se  contentera  de  noter  que,  n'en 
ayant  nulle  part  éprouvé  de  plus  vives,  ni  de  plus 
justifiées  qu'en  Angleterre  et  en  Espagne,  il  les  avait 
finalement  surmontées.  C'était  vers  le  commence- 
ment du  xviii^  siècle.  Les  xVUemands,  eux,  plus 
dociles,  en  avaient  accepté  bien  plus  tôt  le  principe, 
en  tant  qu'il  consistait  dans  l'imitation  des  modèles 
antiques,  vus,  depuis  Louis  XIII,  au  travers  des 
modèles  français;  et  on  doit  même  dire  que,  le  peu  de 
champ  que  V Art  poétique  de  Boileau  laissait  encore  à 
l'imagination  ou  à  la  sensibilité  du  poète,  c'était 
l'illustre  Gottschedt  qui  l'avait  supprimé.  D'une 
manière  générale  —  et  en  faisant  les  exceptions  qu'il 
faut  toujours  faire,  —  il  régnait  donc,  dans  l'Europe 
entière,  à  la  veille  de  la  Révolution  française,  une 
façon  de  penser  ou  de  sentir  commune.  De  Londres 
à  Saint-Pétersbourg,  où  la  littérature  russe  commen- 
çait à  sortir  de  l'enfance,  et  de  Paris  à  Naples,  où  l'on 
ne  jurait  alors  que  par  nos  «  philosophes  »,  on  con- 
cevait à  peu  près  d'une  même  manière  l'objet,  le  rôle, 
et  la  fonction  de  la  littérature.  C'était  à  peine  si  quel- 
ques indisciplinés,  dont  le  plus  redoutable  était  Les- 
siiîg,  osaient  demander  qu'on  les  débarrassât  des  Grecs 
et  des  Romains.  Ou  plutôt,  et  tout  en  travaillant  à 
s'en  débarrasser,  c'est  à  peine  si  l'on  peut  dire  qu'ils 
eussent  conscience  de  leurs  desseins;  et,  en  tout  cas, 
ni  leur  réputation,  ni  leur  autorité  n'avaient  franchi 
les  bornes  de  leur  propre  pays,  n'avaient  reçu  la  con- 
sécration de  l'étranger,  n'étaient,  en  un  mot,  devenues 
((  européennes  ». 

Est  ce  un  honneur,  ou  une  gloire,  d'avoir  secoué 
le  joug  du  classicisme?  Cest  donc  à  nous.  Français, 


226  ÉTUDES    CRITIQUES. 

qu'il  appartient  de  les  revendiquer,  si,  de  cette  réac- 
tion, ce  sont  deux  livres  français  qui  ont  donné  le 
sig-nal  :  la  Littérature,  de  Mme  de  Staël  (^1800)  et  le  Génie 
du  Christianisme  (ISOl)  de  Chateaubriand.  A  l'idéal 
païen,  dont  s'étaient  systématiquement  inspirés  les 
écrivains  de  l'âge  classique,  —  et  aussi  les  acteurs  du 
drame  révolutionnaire,  Camille  Desmoulins  ou  Saint- 
Just.  —  le  second  de  ces  deux  livres  opposait  l'idéal 
chrétien  ;  et  aux  modèles  grecs  et  latins,  sans  en  mécon- 
naître pour  cela  ni  la  grandeur  ni  la  perfection,  le 
premier  proposait  de  joindre  désormais,  sinon  de 
substituer,  les  maîtres  des  «  littératures  du  Nord  ». 
Les  survivants  du  xviir  siècle,  les  héritiers  des  Encyclo- 
pédistes, ceux  que  Napoléon  appelait  les  idéologues, 
—  et  ils  étaient  nombreux  encore,  et  ils  étaient  puis- 
sants, —  essayèrent  bien  de  résister.  Mais  ils  n'étaient 
pas  de  force!  Aucun  d'eux,  aucun  Ginguené  ni  aucun 
Daunou  n'avait  le  grand  style  de  Chateaubriand,  ou 
cette  abondance  d'idées  perpétuellement  jaillissantes, 
qui  est  le  trait  caractéristique  du  talent  de  Mme  de 
Staël.  Ils  n'avaient  pas  non  plus  l'opinion,  ni  môme 
le  pouvoir  avec  eux  Si  Napoléon  n'aimait  ni  Mme  de 
Staël  vA  Chateaubriand,  il  avait  encore  moins  de 
sympathie  pour  les  idéologues,  dont  on  serait  tenté 
de  croire,  en  vérité,  qu'il  n'avait  fait  dos  «  sénateurs  » 
qu'atin  de  les  mieux  surveiller  ou  de  les  annuler;  et 
il  y  avait  réussi.  C'est  pour(|uoi,  de  la  littérature  pro- 
prement dite,  la  réaction  n'avait  pas  tardé  à  s'éteiulre 
aux  idées  qui  commandent  toujours  la  littérnlure 
elle-même;  et  ce  fut  bientôt  la  «  pensée  »  tout  entière 
du  xvur  siècle  qui  .se  trouva  remise  en  question.  On 
ne  saurait  en  cITét  tro[)  ijisister  sur  ce  iioiiit  (\ucn 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU    XIX^    SIÈCLE.       227 

Angleterre  et  en  Allemagne,  comme  en  France  et 
comme  en  Italie,  la  réaction  a  été  phiIosophi(|iie 
autant  que  littéraire,  et  qu'ainsi  le  mouvement  roman- 
tique dans  l'Europe  entière,  a  été  connexe  et  solidaire 
d'un  retour  à  l'idée  religieuse.  Les  principaux  repré- 
sentants en  sont  Wordsworth  et  Goleridge  en  Angle 
terre,  —  ce  Goleridge  dont  Carlyle  a  si  bien  dit  qu'il 
passait  auprès  de  toute  une  jeunesse  «  pour  connaître 
le  sublime  secret  de  croire  par  la  raison  ce  que  l'enten- 
dement avait  été  obligé  de  rejeter  comme  incroyable  »  ; 
—  Frédéric  Schlegel,  Gorres,  Novalis,  Glément  Rren- 
tano  en  Allemagne;  et  en  France,  Bonald,  Jose[)h  de 
Maistre,  Lamennais,  Lamartine  et  Hugo  :  nous 
parlons  ici  du  premier  Victor  Hugo,  celui  qui  se 
confessait  à  l'abbé  de  Lamennais,  et  qui  écrivait  dans 
la  préface  de  ses  Odes  et-  Ballades  que  Tbistoire  de 
riiumanité  n'offre  d'intérêt  ou  de  sens  que  «  vue  du 
haut  des  idées  monarchiques  et  religieuses  ». 

Gependant  la  réaction  n'en  pouvait  demeurer  là. 
S'il  y  a,  en  effet,  plus  d'une  opposition,  et  même  plus 
d'une  contradiction  entre  l'esprit  du  xviir  siècle  et 
celui  du  grand  siècle  qui  l'avait  précédé,  il  y  a  aussi 
quelques  rapports,  et  rien,  certes,  n'est  plus  différent 
de  la  pensée  de  Pascal  et  de  Malebranche  que  celle 
de  Voltaire!  mais  ce  même  Voltaire  n'a  pas  conçu 
l'épopée  ni  la  tragédie  d'une  façon  qui  diffère  beau- 
coup de  celle  de  Racine  et  de  Boileau.  G'est  seulement 
son  vers  qui  n'a  ni  la  plénitude  ou  la  fermeté  de  celui 
de  Boileau,  ni  la  grâce,  et  la  force,  et  le  charme  de 
celui  de  Racine.  La  fJenriade,  sauf  en  un  point,  est  tout 
à  fait  conforme  aux  prescriptions  de  ÏArt  poétique; 
et,  si  ce  n'était  que  Racine  en  est  absent,  Zaïre  pourrait 


228  ÉTUDES   CRITIQUES. 

passer  pour  une  tragédie  assez  racinienne.  Mais  ces 
distinctions  n'en  sont  point  pour  les  étrangers,  et,  au 
contraire,  ces  analogies  superficielles  les  frappent. 
Il  était  donc  difficile  ou  plutôt  impossible  qu'une 
réaction  dirigée  contre  l'esprit  du  xviii"  siècle  n'attei- 
gnît pas  tôt  ou  tard  la  poétique,  ou,  comme  on  dirait 
aujourd'hui,  l'esthétique  du  siècle  précédent,  et  que, 
sous  prétexte  de  secouer  le  joug  du  classicisme,  l'Eu- 
rope entière,  à  l'exception  de  l'Italie,  n'en  fît  pas 
consister  le  principal  effort  à  se  libérer  de  l'influence 
française.  Il  y  avait  trop  longtemps  qu'elle  régnait! 
La  Révolution,  en  isolant  du  reste  du  monde,  pen- 
dant dix  ans  au  moins,  la  France  lisante  et  pen- 
sante, et  les  guerres  de  l'Empire,  en  se  terminant  par 
Waterloo,  favorisèrent  naturellement  le  succès  de  cet 
effort.  Et  l'influence  anglaise  en  proflta  d'autant. 

On  attribue  communément  à  l'influence  allemande 
ce  que  nous  rendons  ici  d'importance  à  l'influence 
anglaise;  et  u  l'école  de  Coppet  »,  —  Mme  de  Staël, 
elle-même,  et  d'abord,  avec  son  livre  de  l'Allemagne^ 
Benjamin  Constant,  les  Schlegel,  Fauriel  encore 
dans  ses  premiers  travaux,  —  n'a  rien  négligé  pour 
en  répandre  et  pour  en  accréditer  l'idée.  On  peut 
ajiHiter,  d'autre  i)art,  qu'Anglais  ou  Allemands,  ce 
sont,  après  tout,  des  Germains,  et  qu'en  un  certain 
sens  il  su f lit  (fue  la  réaction  contre  le  classicisme  se 
I)résente  à  l'iiistoire  comme  une  revanche  du  génie 
g(!rrnanique  sur  le  génie  latin.  Nous  le  croyons  aussi; 
et  il  n'est  évidemment  question  pour  la  critique  ni 
d'exercer,  après  cent  cinquante  ans,  des  re|)rrsaillcs 
contre  Lessing,  ni  de  rabaisser  le  génie  de  (îœthe  ou 
de  Schiller,  ni  de  contester  l'influence  de  Kant.  Mais 


LA   LITTÉRATURE   EUROPEENNE    AU    XIX^   SIÈCLE,      229 

il  faut  pourtant  distinguer  les  époques,  et  on  verra 
dans  un  instant  tout  l'intérêt  de  la  distinction.  En 
fait,  on  ne  connaissait  hors  d'Allemagne  ni  Kant,  ni 
Gœthe,  ni  Lessing  —  puisque  à  peine  étaient-ils  nés 
—  que  déjà  l'influence  anglaise  avait  commencé  de  se 
faire  sentir  en  France.  Rappellerons-nous  à  ce  propos 
l'injurieuse  violence  que  Voltaire,  après  lui  avoir 
autrefois  servi  comme  d'introducteur,  et  l'avoir  môme 
quelque  peu  pillé,  n'en  avait  pas  moins  déployée 
contre  Shakspeare  ?  On  en  accuse  quelquefois  la 
«  timidité  de  son  goût  ».  Mais  je  croirais  plutôt 
qu'étant  ce  qu'il  était,  —  a  conservateur  en  tout, 
sauf  en  religion  »,  —  il  avait  instinctivement  reconnu 
dans  la  liberté  du  drame  shakspearien  une  redoutable 
menace  pour  la  discipline  savante  et  compassée  qui 
était  celle  de  la  tragédie  française;  une  conception  de 
l'art  ennemie  de  la  sienne;  une  interprétation  ou  une 
représentation  de  la  vie  contradictoire  à  celle  de  l'idéal 
classique.  Et  ce  qui  prouverait  qu'en  ce  cas  il" avait 
bien  vu,  c'est  que,  dans  le  même  temps,  vers  le  milieu 
du  xvm^  siècle,  non  seulement  l'fiuteur  de  la  Drama- 
turgie de  Hambourg  se  servait  de  Shakspeare  à  la  fois 
contre  Voltaire,  et  Racine,  et  Corneille,  mais  encore 
il  est  permis  de  dire  que  le  contact  de  la  littérature 
anglaise  éveillait  de  leur  longue  torpeur  la  littérature 
et  l'esprit  allemands.  Les  origines  de  la  littérature 
allemande  moderne  ne  sont  en  vérité  ni  suisses  ni 
souabes  :  elles  sont  anglaises.  Il  faut  le  savoir  pour 
la  bien  comprendre  elle-même.  Mais  il  faut  encore  et 
surtout  le  savoir  pour  faire  sa  juste  place  à  l'influence 
anglaise  dans  la  formation  de  l'esprit  européen  de 
nos  Jours.  Et,  à  l'exception  d'un  ou  deux  caractères,  — 


230  ÉTIDES    CRITIQUES. 

tels  que.  par  exemple,  le  goût  déraisonne  de  la  spé- 
culation métaphysique,  —  il  iaut  savoir  que  tous  les 
traits  qu'on  assigne  ta  l'esprit  ou  au  génie  germa- 
niques ont  commencé  par  être  anglais  avant  d'être 
allemands. 

Ce  sont  les  Anglais  qui  sont  allés  chercher  les  pre- 
miers, dans  leurs  plus  anciennes  traditions,  et  pour 
ainsi  parler,  dans  la  nuit  de  leur  moj^en  âge,  les 
sources  d'inspiration  que  les  humanistes  delà  renais- 
sance avaient  uniquement  bornées  aux  souvenirs  de 
la  Grèce  et  de  Rome.  Ils  sont  encore,  dans  l'histoire 
des  littératures  modernes,  les  «  premiers  poètes  de  la 
nature  »,  comme  les  Hollandais  en  avaient  été  les 
premiers  peintres.  Leur  poésie  s'est  inspirée  la  pre- 
mière, —  et  même  chez  leurs  «  classiques  »,  chez  un 
Dryden,  chez  un  l^ope,  —  de  ces  incidents  de  la  «  vie 
présente  ».  qui,  s'ils  font  quelquefois,  à  la  vérité,  le 
prosaïsme  des  Lieder  de  Gœthe,  en  font,  plus  souvent 
encore,  le  charme  subtil  et  pénétrant.  A  l'homme 
((  universel  »  de  la  renaissance  et  de  l'âge  classique, 
à  cet  homme  normal  et  abstrait,  dont  on  a  si  bien  dit 
qu'il  était  plus  facile  de  le  connaître  que  les  hommes 
en  particulier,  ce  sont  les  Anglais,  c'est  un  Kiilianlson 
dans  sa  Clarisse  Harloivc^  c'est  un  Fielding  dans  son 
Tom  Jones,  et  non  pas  les  .Allemands,  qui  ont  opposé 
les  premiers  l'homme  «  local  »,  pour  ainsi  parler, 
individuel  et  déterminé,  qui  ne  ressemble  (|u'à  lui- 
jnême,  et  à  lui  seul,  ou  tout  au  i)lus  à  ceux  de  son 
village,  de  sa  famille,  de  sa  génération.  Les  premiers, 
ils  ont  vraiment  mêle  la  littérature  à  la  vii^  active,  à 
la  vie  quotidienne,  à  la  vie  praliqu(\  cl  fait  ainsi  de 
l'homme  de  lettres,  d'un  Addison  du  d'un  Sw  ill,  un 


LA    LITTÉRATURE    EUROPÉENNE    AU    XIX"    SIÈCLE.       231 

quasi-personnage  dans  l'Etat.  Et  tandis  qu'enfin  par- 
tout ailleurs,  et  jusque  dans  ï Emile  ou  dans  VHéloise 
d'un  Rousseau,  la  littérature  n'était  qu'un  ornement 
ou  un  agrément,  une  fonction  de  la  vie  sociale,  ce 
sont  eux,  les  Anglais,  qui,  par  un  Wordsworth,  par 
un  Byron,  par  un  Slielley,  par  un  Keats,  ont  permis 
à  l'écrivain  de  n'en  faire  qu'une  manifestation  de  sa 
sensibilité  personnelle,  sans  égard  aux  sentiments 
des  autres,  et  au  contraire  pour  exprimer  les  raisons, 
bonnes  ou  mauvaises,  mais  siennes,  qu'il  avait  de  se 
distinguer  et  de  se  séparer  des  autres.  Où  sont,  et 
quelles  sont,  en  comparaison  de  tant  de  nouveautés, 
celles  que  nous  devons  à  l'influence  allemande? 

Que  si  maintenant,  de  tous  ces  traits,  nous  nous 
demandons  quel  est  le  plus  caractéristique  ou  le  plus 
«  anglais  »,  nous  n'en  saurions  douter,  c'est  le  der- 
nier qu'on  vient  de  dire;  et,  par  une  remarquable 
coïncidence,  il  n'en  est  pas  qui  soit  plus  caractéris- 
tique de  tout  ce  qui  s'enveloppe  sous  le  nom  de  roman- 
tisme. Je  n'en  vois  pas  non  plus  qui  soit  plus  con- 
traire à  l'idéal  classique.  On  a  donné  beaucoup  de 
définitions  du  romantisme, "et  on  l'a  lui-même  carac- 
térisé tour  à  tour  par  les  moins  essentiels  de  ses.traits. 
Mais,  quels  qu'ils  soient  et  de  quelque  nom  qu'on  les 
nomme,  ils  se  ramènent  tous  à  deux,  qui  sont  :  exté- 
rieurement, son  opposition  à  l'idéal  classique;  et 
intérieurement,  l'émancipation  du  Moi  de  l'écrivain. 
Tandis  que  l'idéal  classique  ne  se  concevait  et  ne  se 
formulait  qu'en  fonction  du  public,  l'idéal  romantique 
n'a  de  raison  d'être  ou  d'existence  même  qu'en  fonc- 
tion ou  plutôt,  et  à  vrai  dire,  dans  la  manifestation 
de  la  personnalité  du  poète  ou  de  l'écrivain.  Aucun 


232  ÉTUDES   CRITIQUES. 

souci  de  plaire  et  encore  moins  d'instruire;  il  ne  s'agit 
que  d'être  soi.  «  Je  ne  suis  rien,  a  dit  quelque  part 
Wordsworth,  si  je  ne  suis  pas  un  maître,  un  profes- 
seur, un  instituteur  :  a  tcacher  »;  mais  il  eût  dit 
encore  avec  plus  de  vérité  :  «  Si  je  ne  suis  pas  moi, 
je  ne  suis  rien.  »  Ce  qui  importe,  ce  n'est  ni  la  vérité 
de  ce  que  dit  le  poète,  ni  sa  beauté,  ni  son  utilité, 
mais  son  originalité;  et  l'originalité  n'en  est  faite 
que  de  ce  qu'il  y  met  de  lui-même;  et  si  ce  qu'il  y 
met  de  lui  ne  ressemble  à  personne,  c'est  alors  vrai- 
ment qu'il  est  poète.  «  Le  monde,  a  dit  un  moraliste, 
regarde  toujours  vis-à-vis;  moy,  je  replie  ma  vue  au 
dedans,  je  la  plante,  je  l'amuse  là.  Chacun  regarde 
devant  soy;  moy,  je  regarde  devant  moy,  je  n'ay 
affaire  qu'à  moy;  je  me  considère  sans  cesse,  je  me 
contreroUe,  je  me  goûte.  Les  autres  vont  toujours 
ailleurs,  s'ils  y  pensent  bien;  ils  vont  toujours  avant. 
Moy,  je  me  roule  en  moi-même.  »  Ces  paroles  de 
Montaigne  pourraient  être  aussi  bien  de  Byron  ou  de 
Shelley.  En  tout  cas,  je  n'en  sache  pas  qui  résument 
plus  heureusement  ce  qu'il  y  a  d'essentiel  dans  le 
romantisme.  On  n'écrit  point  pour  se  faire  lire,  mais 
à  cause  d'un  besoin  qu'on  éprouve  de  penser  ou  de 
sentir  tout  haut;  de  se  ((  répandre  »  ou  de  «  s'épan- 
cher »;  de  prendre  en  écrivant  conscience  de  soi- 
même,  et  d'apprendre  aux  autres  hommes  en  combien 
de  manières  nous  différons  d'eux.  Encore  une  fois,  si 
c'est  le  contraire  de  l'idéal  classique,  —  et  on  en  trou- 
verait la  preuve  dans  le  mot  de  Pascal  sur  Montaigne  : 
((  Le  sot  projet  qu'il  a  eu  de  se  peindre!  »  —  il  n'y  a 
rien  de  plus  romantique.  Mais  qu'y  a-t-il  aussi  de 
plus  anglais?  La  littérature  anglaise  est  une  litlé- 


LA   LITTÉRATURE   EUROPEENNE   AU    XiX«  SIÈCLE.      233 

rature  profondément,  foncièrement,  essentiellement 
individualiste;  et  si  la  nation,  prise  en  gros,  ne  l'est 
pas  plus  qu'une  autre,  ou  si  même  il  n'y  en  a  pas  qui 
jiit  mieux  connu  tout  le  pouvoir  de  l'association,  c'est 
donc  aussi  pour  cela  qu'au  sens  propre  ou  étymolo- 
gique du  mot,  on  n'en  citerait,  je  crois,  pas  une,  dont 
les  grands  écrivains  et  les  grands  poètes  soient  en 
général  plus  eccentrics,  et  quand  il  le  faut,  jusqu'à  la 
bizarrerie. 

On  ne  saurait  nier  aujourd'hui  qu'entre  1830  et 
1840,  cet  individualisme,  s'il  avait  contre  lui  toute 
l'autorité  de  la  tradition  classique,  eût  en  revanche 
pour  lui  tout  ce  que  cette  autorité  avait  contraint  de 
naturelles  impatiences,  méconnu  de  droits  légitimes, 
et  entravé  de  libertés  nécessaires.  Je  me  sers  ici 
d'expressions  que  j'emprunte  au  vocabulaire  de  la 
politique,  pour  mieux  indiquer  ou  souligner  le  carac- 
tère d'étrange  violence  qu'on  vit  prendre  un  moment 
aux  luttes  littéraires.  C'est  qu'aussi  bien,  sans  l'avoir 
voulu,  les  maîtres  du  classicisme  en  étaient  devenus 
proprement  les  tyrans.  On  avait  extrait  de  leurs 
œuvres  des  règles,  ou  des  «  règlements  »,  en  dehors 
desquels  on  n'admettait  pas  qu'il  y  eût  de  beauté 
littéraire,  et  des  grammairiens  ou  des  rhéteurs,  de 
l'espèce  de  Gottschedt  ou  de  Népomucène  Lemercier, 
s'en  étaient  constitués  les  vigilants  et  inflexibles 
gendarmes.  «  Où  sont  vos  papiers?  »  c'était  la  pre- 
mière question  qu'on  posait  au  poète.  Une  tragédie 
parfaite  devait  répondre  à  vingt-six  conditions,  pas 
une  de  plus  ni  de  moins,  et  selon  qu'elle  n'en  réali- 
sait que  vingt-cinq  ou  vingt-quatre,  elle  descendait 
d'un  au  deux  degrés  dans  l'estime  des  a  bons  juges  )). 


234  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Evidemment,  on  ne  pouvait  pas  se  délivrer  de  l'excès 
de  cette  tyrannie  sans  un  peu  de  violence,  et  parmi 
tous  les  moyens  qu'on  en  pouvait  choisir,  l'émanci- 
paiion  de  la  personnalité  de  l'écrivain,  qui  en  était  le 
plus  sûr,  en  était  aussi  le  plus  doux.  A  ceux  (|ui  pré- 
tendaient administrer  la  littérature  comme  on  faisait 
delà  grande  voirie,  Técrivain  répondait  en  se  retirant 
de  la  circulation  publique,  et  en  se  retranchant  dans 
son  for  intérieur,  ou,  plus  poétiquement,  dans  «  sa 
tour  divoire  ».  Qu'y  avait-il  de  plus  simple  et  de  plus 
naturel? 

Mais  ce  qui  est  théoriquement  le  plus  naturel  du 
monde,  ne  Test  pas  toujours  en  pratique  ou  dans  la 
réalité.  S'il  y  a  des  genres,  des  formes  littéraires,  tels 
que  la  poésie  lyrique,  par  exemple,  et  tels  que  les 
Confessions  ou  les  Mémoires,  qui  souffrent  l'expan- 
sion du  Moi,  qui  ne  la  souffrent  pas  seulement,  mais 
qui  l'exigent,  comme  n'ayant  à  vrai  dire  de  raison 
d'être  que  par  elle,  —  qu'est-ce  en  effet  que  des  con- 
fessions dont  l'auteur  ne  se  «  confesserait  »  pas?  — 
Il  y  a  d'autres  genres  qui  ne  supportent  pas  long- 
temps cet  clalage  :  ainsi  le  roman,  ou  même  jamais  ni 
du  tout  :  ainsi  l'histoire  ou  le  théâtre.  Plus  prc)in[)le- 
ment  encore  dût-on  s'apercevoir  que  ce  lier  isolement 
de  l'écrivain  ou  du  poète,  s'il  avait  jadis  été  possible, 
en  des  temps  éloignés,  ne  l'était  plus  dans  les  condi- 
tions de  la  vie  moderne  et  contemporaine.  Un  grand 
seigneur  de  lettres,  comme  Hyron,  ou  le  pensionnaire 
d  un  principicule  allemand,  comme  Cioniie,  peuvent 
bien,  de  notre  temps,  soutenir  cette  alliludc  haulaine; 
et,  à  l'autre  cxtrémil(''  de  réclielle  sociale,  on  la 
permet  encore  à  un  Hurns  ou  à  un  Sholley,  à  un 


LA    LITTÉIIATUIÎE    EUROPEENNE   AU    -XIX"    SIÈCLE.       235 

Verlniiic,  quand   toutefois   ils    ne   meurent    pas    d'y 
avoir    voulu    persister.    Mais    la    plujiart   des   écri- 


vains 


Disons  un  peu  crûment  les  choses,  et  ne  craif^nons 
pas  de  faire  dans  l'histoire  des  idées  une  place  aux 
considérations  de  l'ordre  matériel.  Depuis  que  les 
écrivains  sont  devenus  des  «  professionnels  »,  et 
(|u'ils  ne  sauraient  réussir,  —  je  ne  dis  pas  à  faire 
fortune,  mais  à  vivre  et  à  se  faire  une  réputation,  — 
qu'autant  qu'ils  se  donnent  tout  entiers  à  leur  pro- 
fession, l'abondance  et  la  régularité  de  la  production 
sont  devenues  le  principal  de  leurs  moyens  de  succès; 
et  qu'est-ce  qu'un  homme  tout  seul  peut  tirer  de  la 
perpétuelle  contemplation  de  soi-même?  Hélas!  il  y 
a  vraiment  trop  peu  de  sensations  originales,  quoi 
qu'on  en  ait  pu  dire;  et,  dans  la  quantité  de  la  pro- 
duction poétique  du  siècle,  on  est  surpris,  on  est 
humilié,  tout  au  rebours  de  ce  qu'on  nous  promet- 
tait, de  voir  en  combien  de  manières  un  homme  res- 
semble aux  autres  hommes!  Autre  découverte  que 
les  romantiques  ne  pouvaient  manquer  de  faire  à 
leurs  dépens.  Mais  comment  encore  ne  se  fussent  ils 
pas  aperçus  que  c'était  prendre  mal  son. temps  que  de 
vouloir  ((  s'isoler  »,  dans  un  siècle  dont  les  tendances, 
à  mesure  qu'il  déroulait  son  cours,  devenaient  de  jour 
en  jour  plus  «  sociales  »,  en  devenant  plus  démocra- 
tiques? Des  formes  nouvelles  de  misère  ou  de  souf- 
france étaient  certes  plus  dignes  d'intérêt  que  les 
vulgaires  aventures  d'un  ambitieux  déçu  ou  d'un 
amant  trompé.  Et  puis,  quand  toutes  ces  causes  réu- 
nies n'auraient  pas  été  de  nature  à  provoquer  une 
réaction   contre    l'individualisme   romantique,    il   y 


236  ÉTUDES   CRITIQUES. 

aurait  suffi  d'une  dernière;   —  qui  vaut  la    peine 
qu'on  y  insiste  un  peu. 

Le  principe  ou  le  fondement  d'une  poétique  indivi- 
dualiste, c'est  la  conviction,  plus  ou  moins  raisonnée, 
mais  intime,  qu'aucun  homme  n'est  tenu  de  sou- 
mettre son  jugement  à  celui  d'un  autre  homme  : 
lYulUus  addictus  jurare  in  vetba  magistri.  Ce  que  les 
uns  approuvent  ou  admirent,  d'autres  le  blâment  ou 
le  critiquent.  Les  mêmes  objets  excitent  en  nous  des 
mouvements  différents.  Celui-ci  ne  peut  souffrir 
Horace,  et  celui-là  en  fait  ses  délices.  Byron  mettait 
Pope  au-dessus  de  Shakspeare,  il  l'affectait  du  moins; 
et  Lamartine  n'a  vu  dans  La  Fontaine  que  le  conteur 
des  Oies  du  Frère  Philippe  ou  de  Mazel  de  Lnmporec- 
chio.  Ajoutez  à  cela  que  l'éducation  première,  l'expé- 
rience de  la  vie,  viennent  encore  diversifier  et,  en  le 
diversifiant,  aggraver  ce  que  déjà  la  nature  avait  mis 
de  différence  entre  les  hommes.  Un  colonel  de  cava- 
lerie ne  voit  pas  les  choses  du  même  œil  qu'un  négo- 
ciant de  la  Cité  de  Londres;  un  politicien  de  New- 
York  n'envisage  pas  les  questions  du  même  point  de 
vue  qu'un  prélat  romain.  Comment  donc  dispute- 
rait-on «  des  couleurs  et  des  goûts  »  ?  Comment  y 
aurait-il  un  bon  et  un  mauvais  goût?  Et  comment, 
.enfin,  quelque  expression  de  moi-môme  qui  m'échappe, 
oserait-on  m'en  reprendre  ou  s'en  montrerait  on  scan- 
dalisé? Chacun  de  nous  est  la  mesure  des  choses,  et 
n'ayant  que  lui  pour  témoin  authentique  et  irrécu- 
sable de  ses  impressions,  n'en  reconnaîtra  donc  aussi 
que  lui-même  pour  juge.  Vers  le  milieu  du  xvni"  siècle, 
la  critique  de  Hume  et  celle  de  Kant  avaient  accrédité 
philosophiquement  ces  paradoxes;  Hegel  était  ensuite 


LA   LITTERATURE   EUROPÉENNE  AU   XlX^   SIÈCLE.      237 

venu  avec  son  «  identité  des  contradictoires  »  ;  et  les 
formules  mêmes  de  l'incertitude  et  du  doute  avaient 
été  posées  comme  lois  de  l'esprit.  On  est  bien  obligé 
de  parler  de  ces  choses  à  propos  de  littérature, 
puisque,  de  nos  jours  môme,  un  Taine,  dans  ses  der- 
nières années,  a  sans  doute  pu  réussir  à  se  dégager  du 
réseau  de  ces  sophismes,  mais  un  Scherer  et  un  Renan 
y  sont  demeurés  embarrassés. 

Les  progrès  de  la  science  eussent  dû  pourtant  lus 
éclairer,  et,  non  seulement  la  nature  de  ces  progrès, 
mais  la  nature  aussi  des  méthodes  qui  les  avaient 
procurés.  Ce  que  les  progrès  de  la  science  avaient 
effectivement  établi,  c'est,  en  premier  lieu,  qu'il 
existe  quelque  chose  en  dehors  de  nous  ;  et  c'est,  en 
second  lieu,  que,  si  notre  connaissance  du  monde 
est  relative  de  la  constitution  de  l'esprit  humain, 
cette  relativité  ne  peut  ni  ne  doit  s'entendre  de  l'in- 
dividu, mais  de  l'espèce  entière.  II  y  a  des  lois  do 
l'esprit;  et  peut-être  la  réalité  se  déforme-t-elle  en  s'y 
accommodant,  mais  la  déformation  est  la  môme  pour 
tous;  et,  conséquemment,  il  y  a  un  juge  de  la  qualité 
de  nos  impressions,  qui  est  la  vérité  scientifiquement 
démontrée.  «  II  faut  donc  disputer  des  goûts!  »  De 
deux  impressions  qui  s'opposent  ou  qui  se  contra- 
rient, non  seulement  on  ne  peut  pas  dire  qu'elles 
s'équivalent,  et  que  chacun  de  nous  ait  le  droit  de 
garder  la  sienne,  mais  il  y  en  a  forcément  une  de 
fausse  et  une  de  vraie.  Laquelle  est  la  fausse  et 
laquelle  est  la  vraie? C'est  ce  qu'on  ne  peut  pas  tou- 
jours décider,  et  surtout  lorsqu'il  s'agit  des  plus 
délicates  et  des  plus  complexes,  mais  on  peut  esjiérer 
d'y  réussir  un  jour.  Tel  est  précisément  l'objet  de 

Bruxetière.  —  Études  critiques  (7*  série).  1<) 


238  ÉTUDES   CRITIQUES. 

la  critique,  son  objet  final  et  suprême,  qui  la  fuira 
d'ailleurs,  qui  reculera  devant  elle  à  mesure  (ju'ellc 
en  ap])rochera,  mais  qui  n'en  est  pas  pour  cela 
moins  précis  et  moins  déterminé.  Nous  ne  sau- 
rons jamais  non  plus  ce  t|ue  c'est  (jue  la  vie,  ni  ce 
que  c'est  que  la  matière,  et  cejjendant  cela  n'em- 
pêche ni  la  physiologie  ni  la  physique  d'être  des 
sciences  ! 

C'est  ce  que  Ton  comprit  aux  environs  de  1840, 
—  disons,  pour  être  plus  exact,  entre  1840  et  ISoO 
ou  1855,  —  et  le  imturalisme  allait  sortir  de  \h.  Car 
on  en  a  donné  bien  des  définitions,  comme  du 
romantisme,  et  qui  toutes,  ou  presque  toutes,  elles 
aussi,  contiennent  leur  part  de  vérité,  mais  il  y  en 
a  une  de  plus  générale  que  les  autres,  et  c'est  celle 
qui  le  fait  consister  dans  ce  que  l'on  a  nommé  «  la 
soumission  de  l'écrivain  ou  de  l'artiste  à  son  objet  ». 
Le  naturalisme  est  la  représentation  de  la  nature, 
et,  pour  apprendre  à  voir  la  nature,  notre  premier 
souci  doit  être  de  nous  défendre  de  nous-mêmes. 
Il  ne  faut  donc  pas  nous  faire  une  originalité  de 
notre  impuissance,  et  si  nous  voyons  mal,  nous 
n'avons  qu'à  tâcher  de  mieux  voir.  L'observation 
et  la  réflexion  nous  ont  été  données  pour  cela.  La 
première  qualité  qu'on  exige  d'une  «  représenta- 
tion »,  et  d'un  ((  j)ortrait  »,  c'est  d'être  ressem- 
blant. Une  discussion  s'élève-t-ellc  sur  l;i  iiciclité  de 
la  ressemblance  ou  sur  la  valeur  de  la  représenta- 
tion? Qu'on  fasse  venir  l'original!  Nous  l'avous  là, 
dans  la  nature,  tout  près  de  nous,  et' comme  qui 
dirait  à  la  portée  de  notre  main  ou  de  notre  voix. 
Et  ne  nous  répondez  pas  avec  le  poète  qui,  de  tous 


LA   LITTERATURE   EUROPEENNE   AU    XIX  .  SIECLE.       239 

les  romantiques,  a  mis  de  lui-même  le  plus  dans  son 
œuvre  : 

Le  cœur  humain  de  qui?  le  cœur  humain  de  quoi"? 
-   Quand  le  diable  y  serait,  j'ai  mon  cœur  humain,  moi! 

La  question  est  précisément  dç  savoir  si  «  vous  avez 
un  cœur  humain^  vous  »;  et  ce  n'est  pas  vous  qui  la 
déciderez.  Vous  pouvez  être  un  «  anormal  ».  Et  ce 
n'est  pas  nous, non  plus  qui  en  jugerons,  mais  ce 
sera  la  vérité  de  la  nature  et  de  l'histoire.  Qui  croirait 
que  la  terre  tourne,  s'il  n'en  consultait  que  ses  sens 
et  pendant  combien  de  siècles  les  hommes  n'en  ont- 
ils  rien  cru?  Les  juges  de  Galilée  étaient  des  hommes 
qui  s'imaginaient  avoir  «  leur  œil  humain  ». 

Favorisées  par  les  circonstances,  et  notamment  par 
ce  que  Ton  pourrait  appeler  l'échec  de  la  politique 
romantique  en  1848,  propagées  à  la  fois  en  France, 
en  Angleterre  et  en  Russie,  —  l'Allemagne  et  l'Italie 
étaient  alors  occupées  d'autres  soins,  —  par  les  phi- 
losophes, qu'elles  réconciliaient  avec  le  sens  commun  ; 
par  les  critiques,  dont  elles  grandissaient  le  rôle  en  le 
précisant;  acceptées  par  les  romanciers,  un  Tour- 
guenef,  une  George  Eliot,  un  Flaubert,  qu'elles  invi- 
taient à  étendre  le  champ  de  leur  observation;  reçues 
enfin  par  les  poètes  eux-mêmes,  tels  qu'un  Gautier 
ou  un  Leconte  de  Liste,  ces  idées  ne  pouvaient 
manquer  de  triompher  tôt  ou  tard  de  l'idéal  roman- 
tique épuisé.  Mais  comme  les  raisons  pour  lesquelles 
on  les  avait  accueillies  n'étaient  pas  toujours  les 
mêmes,  —  et  que  si,  par  exemple,  un  Flaubert  n'était 
pas  moins  hostile  à  Musset  que  George  Eliot  à  Byron, 
ce  n'était  pas  tout  à  fait  pour  les  mêmes  motifs,  —  il 


240  ÉTUDES   CRITIQUES. 

se  produisit  dès  l'origine  une  division  parmi  les  natu- 
ralistes, une  déviation  de  la  doctrine;  et,  en  Franco, 
plus  particulièrement,  les  progrès  en  furent  arrêtes 
ou  interrompus  un  moment  par  ceux  de  la  doctrine 
de  «  l'art  pour  Fart  ». 

C'était  une  théorie  de  peintre;  et,  au  fait,  il  ne 
semble  pas  que  l'on  puisse  demander  à  un  peintre 
autre  chose  que  de  bien  peindre.  Il  n'y  a  point,  à  vrai 
dire,  de  «  pensées  ))  dans  les  Madones  de  Raphaël,  ou 
dans  les  portraits  de  Rembrandt,  et  ce  n'en  sont  pas 
moins  de  purs  chefs-d'œuvre  :  j'entends  ici  des 
œuvres  qui  remplissent  diversement,  mais  également 
toute  la  notion  de  l'art  de  peindre.  On  voit  d'ailleurs 
comment  la  théorie  se  rattachait  au  naturalisme. 
Quand  on  fait  de  l'imitation  de  la  nature  non  seule- 
ment le  principe  et  la  condition,  mais  encore  l'objet 
ou  la  loi  de  l'art,  c'est  la  fidélité  seule  de  l'imitation, 
et  par  conséquent  c'est  la  qualité  seule  de  l'exécution 
([ui  juge  l'artiste  et  le  met  à  son  rang  parmi  ses 
émules.  De  deux  portraits  également  ressemblants, 
le  meilleur  est  évidemment  le  mieux  peint,  et  le 
mieux  peint,  c'est  celui  dont  le  peintre  a  le  mieux 
prouvé  la  pleine  possession  des  moyens  de  son  art. 
Cette  possession  des  moyens  de  l'art  devient  à  son 
tour  le  moyen  le  plus  sûr  d'atteindre  la  vérité  de  la 
ressemblance,  et  bien  loin  de  se  contredire,  la  théorie 
de  l'art  pour  l'art  et  la  doctrine  naturaliste  peuvent 
ou  même  doivent  se  prêter  l'une  à  l'autre  un  mutuel 
appui.  On  a  donc  dit  une  sottise  (juand  on  îi  prétendu 
que  ces  trois  mots  «  l'art  pour  l'art  »  étaient  absolu- 
ment vides  de  sens,  et  celui  qui  l'a  dit  (c'est  Dumas 
llls)  eût  peut  être  mieux  fait  d'en  prendre  pour  lui- 


LA    LITTÉRATURE    EUROPÉENNE   AU    XIX*    SIÈCLE.       241 

môme  ce  qu'ils  contiennent  d'utile  enseignement.  Il 
y  a  manière  d'entendre  la  théorie  de  l'art  pour  l'art,  et 
elle  n'a  pas  d'ailleurs  la  même  valeur  en  littérature 
qu'en  peinture,  si  la  littérature  est  quelque  chose  de 
plus  qu'un  art  d'imitation.  Mais  on  ne  saurait  pour- 
tant la  condamner  sans  appel;  et  Te  grand  service 
qu'elle  rendit,  même  à  la  littérature,  entre  les  années 
I80O  et  1870,  fût  de  rappeler  les  artistes  au  senti- 
ment du  pouvoir  et  de  la  vertu  de  la  forme. 

Le  malheur  était,  d'un  autre  côté,  qu'en  faisant  de 
l'art  une  espèce  de  «  sacerdoce  »,  elle  retournait  au 
romantisme,  et  ainsi  elle  restituait  à  l'artiste  ou  au 
poète  ce  que  le  naturalisme  avait  voulu  lui  enlever, 
c'est  à-dire  le  droit  de  subordonner  le  monde  à  la  con- 
ception qu'il  s'était  formée  de  la  poésie  ou  de  l'art. 
Même  elle  lui  permettait  de  prendre  à  l'égard  du 
public  ou  de  la  «  foule  »,  une  attitude  plus  orgueilleuse 
ou  plus  intransigeante  encore,  et  de  se  retrancher 
dans  une  solitude  plus  farouche.  Car  tandis  que  les 
romantiques  n'en  revendiquaient  le  droit  qu'au  titre 
de  leur  sensibilité  personnelle  et  de  l'impossibilité  oîi 
ils  se  disaient  de  sortir  d'eux-mêmes,  les  théoriciens 
de  l'art  pour  l'art  se  réclamaient,  eux,  de  leur  théorie 
même,  et  de  ce  qu'il  y  avait  dans  sa  pratique  ou  dans 
son  enseignement  de  plus  impersonnel  et  de  plus 
objectif.  Ils  se  trouvaient,  en  outre,  amenés  de  la 
sorte  à  faire  de  l'art  une  «  cabale  »,  dont  les  savants 
secrets  ne  sauraient  jamais  appartenir  qu'à  de  rares 
initiés,  qu'ils  eussent  volontiers,  comme  Hugo, 
nommés  du  nom  de  «  Mages  ».  D'une  différence  de 
degré  que  les  romantiques,  et  avant  eux  les  classi- 
ques, avaient  mise  entre  la  foule  et  l'élite,  mais  une 


S42  ÉTUDES   CRITIQUES.     ' 

élite  assez  nombreuse  encore,  les  théoriciens  de  Tnrt 
pour  l'art  prétendaient  faire  une  différence  de  nature 
ou  d'essence,  et  n'admettaient  qu'eux-mêmes  à  former 
cette  élite.  S'ils  consentaient  parfois  à  descendre  de 
leurs  nuages,  et,  comme  on  dit  familièrement,  à 
prendre  langue  parmi  les  hommes,  ce  n'était  que 
pour  faire  sentir  les  traits  d'un  dédain  olj^mpien  à 
quiconque  se  souciait  d'autre  chose  au  monde  que  de 
broyer  des  couleurs  ou  de  cadencer  des  phrases.  On 
les  voyait  s'enorgueillir  de  n'être  pas  compris,  et 
trouver,  dans  l'accueil  plus  froid  ou  plus  indifférent 
que  l'opinion  faisait  à  leurs  œuvres,  une  raison  de 
persévérer  dans  leurs  erreurs,  au  besoin  même  de  les 
aggraver.  Et  finalement,  à  mesure  qu'ils  faisaient 
consister  le  tout  de  l'art  dans  l'application  des  pro- 
cédés d'une  rhétorique  plus  conventionnelle  et  plus 
arbitraire,  à  mesure  aussi  devenaient-ils  plus  étran- 
gers à  la  vie  de  leur  temps.  On  ne  saurait,  sans  le 
plus  grand  danger  pour  lui-même,  couper  l'art  de  ses 
communications  avec  la  vie,  —  nous  disons  bien  la  vie 
commune,  la  vie  journalière,  la  vie  de  tout  le  inonde, 
—  et  non  seulement  quand  on  y  tâche,  on  s'expose, 
ou  plutôt  on  expose  l'art  lui-même  au  juste  reproche 
d'immoralité,  mais  encore  on  en  dessèche  et  on  en 
tarit  l'inspiration  jusque  dans  ses  sources. 

Nous  venons  d'écrire  le  mot  à' immoralité,  et,  sans 
nous  engager  dans  la  très  difficile  question  des  rap- 
ports de  l'art  avec  la  morale,  il  nous  faut  pourtant 
constater  que  la  grande  erreur  des  théoriciens  de  l'art 
pour  l'art  a  été  de  vouloir  séparer  l'art  d'avec  la 
morale  encore  plus  profondément  que  d'avec  la  vie 
même.  Ils  s'autorisaient  en  ce  point  de  l'exemple  de 


LA    LITTÉRATURE   EUROPEENNE  AU   XIX'^  SIÈCLE,      243 

la  nature,  qu'on  ne  voit  pas,  disaient-ils,  qui  se  soucie 
de  morale,  et  que,  par  suite,  on  n'imite  plus,  mais 
on  la  déforme  ou  on  laltère,  dès  qu'on  prétend  la 
moraliser.  Ils  oubliaient  seulement  que,  si  nous  ne 
sommes  point  les  maîtres  de  la  nature,  toute  notre 
dignité  d'hommes  ne  consiste  qu'à  nous  émanciper 
de  la  tyrannie  de  ses  lois,  et  qu'il  serait  donc  inadmis- 
sible que  l'art  eût  pour  fonction  ou  pour  objet  de 
nous  y  rengager.  Quelle  est  d'ailleurs  cette  nature 
qu'il  s'agit  d'imiter?  Sans  doute  ce  n'est  pas  la  nature 
extérieure!  Quelques  poètes  ont  pu  rivaliser  de  coloris 
ou  d'éclat  avec  des  peintres,  mais  pour  l'auteur  dra- 
matique, pour  le  romancier,  pour  l'historien,  la 
«  nature  »  c'est  la  vie  humaine;  et  qu'est-ce  que  la 
vie,  sinon  le  support,  le  sujet,  la  matière  de  la  mora- 
lité? De  la  façon  que  nous  sommes  faits,  et  que  nous 
vivons,  depuis  qu'il  y  a  des  hommes,  il  ne  peut  pas 
s'établir  entre  deux  êtres  humains,  quels  qu'ils 
soient,  de  relations  qui  ne  relèvent  de  la  morale.  Nous 
ne  pouvons  pas  prendre  une  résolution  qui  n'implique 
de  la  morale.  Et  si,  pour  ma  part,  je  ne  crois  pas 
«  qu'un  degré  d'élévation  vers  le  pôle  change  toute  la 
morale  »,  tout  le  monde  sait  bien  que  d'un  temps 
ou  d'un  pays  à  un  autre,  il  n'y  a  rien  qui  diffère 
plus  que  l'application  des  lois  de  la  morale  à  la  vie 
quotidienne.  Vouloir  faire  abstraction  de  la  morale, 
dans  la  représentation  de  la  vie,  c'est  donc  à  vrai  dire 
mutiler  le  modèle  que  l'on  se  proposait  d'imiter,  et 
le  mutiler  très  arbitrairement.  Il  est  infiniment 
regrettable,  pour  eux,  —  et  encore  davantage  pour 
nous,  Français,  —  que  nos  naturalistes,  en  général, 
ne  l'aient  pas  compris. 


244  ÉTL'DFS   CRITIQUES. 

On  le  rei^rotlora  d'autant  plus,  que  d'autres,  plus 
avisés  ou  mieux  inspirés,  l'allaient  comprendre  ou 
l'avaient  depuis  longtemps  compris,  et,  une  fois 
encore,  la  direction  des  grands  courants  littéraires, 
—  un  moment  ressaisie,  de  1830  à  1870,  —  allait 
nous  échapper  de  nouveau.  C'étaient  des  Anglais,  des 
romanciers  comme  Dickens  ou  comme  George  Eliot; 
des  poètes  comme  Elisabeth  Browning;  des  philo- 
sophes et  des  esthéticiens,  Carlyle.  Stuart  Mill,  et 
celui  d'eux  tous  qui  peut-être  a  exercé,  quoique  le 
moins  connu  au  dehors,  le  plus  d'influence  sur  la 
pensée  anglaise  contemporaine,  je  veux  dire  John 
Ruskin,  l'auteur  de  tant  d'écrits  aux  titres  énigma- 
tiques,  Fors  clavigera,  Aratra  Penlelici,  mais  dont  la 
forme  bizarre  et  comme  provocante  enferme  tant  de 
significations  ou  de  «  suggestions  ».  Quelques  années 
s'écoulaient  encore,  et  le  roman  russe,  dont  on  peut 
dire  qu'il  n'avait  pas  jusque-là  dépassé  ses  frontières, 
faisait  triomphalement,  avec  Tolstoï  et  Dostoïevsky, 
son  entrée  dans  la  littérature  européenne.  Certaine- 
taint'ment,  c'était  bien  aussi  dil  romancier  russe 
qu'Ivan  Tourguenef,  mais  je  ne  sais  comment  il 
semblait  qu'en  se  fixant  parmi  nous  il  fût  devenu  un 
romancier  français.  Et  rien  n'était  moins  vrai!  Il 
n'avait  pas  cessé  d'être  un  fils  de  sa  race!  Mais  la 
fortune  a  de  ces  caprices,  et  les  Russes  pourront  pré- 
férer Tourguenef  à  Tolslo'ï  et  Gogol  ou  Pouchkine  à 
tous  deux,  il  n'en  demeurera  pas  moins  vrai  que 
c'est  par  Tolstoï  et  Dostoïevsky  que  l'Ame  slave  est 
entrée  en  communication  avec  la  littérature  ecD- 
péeiine.  il  en  faut  dire  autant  de  «  l'àme  Scandinave  )). 
Ce  sont  les  Itevenants,  Maison  de  Poupée,  le  Canard 


LA   LITTÉRATURE    EUROPÉENNE   AU    XIX°    SIÈCLE.       245 

sauvage  qui  l'ont  révélée  à  TEurope  avec  le  nom 
d'Henrik  Ibsen.  Et,  grâce  à  eux  tous,  mais  peut- 
être  surtout  aux  derniers,  il  semble  que,  pour  le 
moment,  la  littérature  ait  été  libérée  des  lipns  où  la 
retenait  la  théorie  de  l'art  pour  Tart.  Elle  l'a  été  éga- 
lement de  ce  qu'il  y  avait  dans  le  naturalisme  de  plus 
inacceptable;  —  et  c'était  son  impassibilité. 

Si  diverses  que  puissent  être  l'inspiration  d'un 
Tolstoï  et  celle  d'un  Ruskin,  leurs  œuvres  ne  laissent 
pas,  en  effet,  d'avoir  quelques  traits  de  communs,  et 
ce  sont  les  plus  généreux.  Elles  ne  sont  pas  à  elles- 
mêmes  leur  but;  et,  après  cela,  je  ne  répondrais  pas 
qu'en  les  écrivant  leurs  auteurs  n'aient  point  prétendu 
à  la  gloire  «  d'avoir  bien  écrit  ».  mais  ils  ont  eu 
d'abord  la  prétention  ou  l'intention  de  ((  bien  penser», 
et  surtout  celle  d'agir.  Leur  inspiration  est  sociale;  et 
tous  ensemble,  Norvégiens,  Russes  ou  Anglais,  en 
même  temps  qu'œuvre  d'artistes,  ils  ont  voulu  faire 
œuvre  d'hommes,  œuvre  utile,  œuvre  morale,  et  tra- 
vailler au  ((  perfectionnement  de  la  vie  civile  ».  L'un 
des  poèmes  les  plus  populaires  d'Elisabeth  Browning 
est  son  appel  à  l'humanité  «  en  faveur  des  enfants 
employés  dans  les  manufactures  »;  et  tel  drame 
d'Ibsen  n'est  autre  chose  qu'une  prédication  contre 
l'alcoolisme.  Dira-t-on  peut-être  là-dessus  que,  si  l'on 
ne  saurait  employer  trop  d'ardeur  en  de  semblables 
combats,  il  ne  semble'  pas  nécessaire  d'y  dépenser 
tant  de  talent?  Il  y  a  aussi  des  moyens  trop  faciles 
d'émouvoir  de  pitié,  d'indignation,  ou  de  colère  les 
imaginations  des  hommes,  et  Dickens  ou  Dostoïevsky 
en  ont  plus  d'une  fois  abusé.  Jamais  non  plus, 
...  Iphigénie,  en  Aulide  immolée, 


246  ÉTUDES    CRITIQUES. 

lie  fît  verser  autant  de  pleurs  que  la  Case  de  VOncle 
Tom;  mais  le  roman  d'Henriette  Beecher  Stowe  est-il 
liien  un  roman;  est-il  môme  de  la  «  littérature  »?  On 
peut  se  poser  la  question.  Si  les  naturalistes  français, 
en  général,  ont  eu  le  tort  d'exclure  la  morale  de  la 
représentation  de  la  vie,  les  naturalistes  anglais, 
russes  ou  Scandinaves,  ont  eu  celui  de  souvent  con- 
fondre la  notion  de  l'art  avec  celle  de  l'utile.  Et  certes, 
Tutile  et  le  beau  ne  sont  point  inconciliables  ou 
incompatibles!  Ils  ne  le  sont  pas  plus  que  ne  le  sont 
ensemble  l'art  décoratif,  ou  industriel,  et  ce  que  l'on 
appelle  pompeusement  «  le  grand  art  ».  Mais  il  faut 
pourtant  prendre  garde  à  ne  point  les  confondre;  et 
surtout  il  ne  faut  pas  croire,  par  un  effet  contraire  de 
la  même  erreur  de  principe,  que  l'un  dispense  de 
l'autre,  ou,  en  d'autres  termes  encore,  qu'une  œuvre 
soit  assez  morale  dès  qu'elle  est  belle,  ou  assez  belle 
dès  qu'elle  est  morale. 

Nous  sera-t-11  permis  seulement  d'ajouter  que,  de 
ces  deux  erreurs,  si  l'une  est  moins  grave,  et  moins 
dangereuse  que  l'autre,  c'est  assurément  la  seconde? 
On  sait  qu'après  de  longues  hésitations,  —  qui  sont 
l'honneur  d'une  critique,  à  son  origine,  résolument 
ou  systématiquement  naturaliste,  —  c'est  à  cette  con- 
clusion que  Taine  avait  fini  par  aboutir.  Le  degré  de 
bienfaisance  du  caractère  que  les  œuvres  expriment 
était  devenu  pour  lui  le  juge,  ou,  comme  on  dit,  le 
critérium  de  leur  valeur  d'art.  Et  si  nous  le  rappelons 
ici,  ce  n'est  pas,  on  vient  de  le  voir,  que  nous  parta- 
gions entièrement  son  opinion  sur  ce  point,  mais  c'est 
que  son  exemple  n'est  pas  la  moindre  «  illustration  » 
de  la  réalité  du  mouvement  que  nous  venons   d'es- 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU    XIX'   SIÈCLE.      247 

saycr  de  décrire.  Nous  y  reviendrons  tout  à  l'heure, 
et  quand,  auparavant,  nous  aurons  essayé  d'indiquer, 
d'une  manière  incomplète  et  sommaire,  quelle  trans- 
formation des  «  Genres  »  ou  des  «  Espèces  »  littéraires 
n  été  la  conséquence  de  ce  même  mouvement. 


II 

l'évolution   des   genres. 

Sera-t-on  très  surpris  si  je  dis  qu'entre  toutes  ces 
transformations,  l'une  des  plus  significatives  et  des 
plus  regrettables  est  celle  que  le  genre  dramatique  a 
subie?  Aucun  genre,  à  n'en  croire  du  moins  que  les 
apparences,  n'a  été  plus  fécond  en  ce  siècle,  ne  l'est 
encore  de  nos  jours,  et  nous.  Français,  en  particulier, 
nous  n'avons  point  de  titre  littéraire  dont  nous  fas- 
sions plus  de  bruit  que  de  la  «  continuité  de  notre 
production  dramatique  ».  Etilest  bien  vrai  que  ce  sont 
nos  vaudevilles  et  ce  sont  nos  mélodrames  qui  amu- 
sent tous  les  soirs  le  public  de  Londres  et.de  Saint- 
Pétersbourg.  Les  étrangers,  pour  se  former  au  style 
de  la  conversation,  apprennent  généralement  le  fran- 
çais dans  le  répertoire  des  deux  Eugène,  Scribe  et 
Labiche,  et,  je  dois  l'avouer,  rien  ne  m'a  davantage 
étonné  que. de  voir  la  singulière  estime  où  les  tiennent 
les  x\méricains.  Il  y  a  aussi  des  Parisiens  qui  ne  con- 
naissent de  la  littérature  française,  avec  le  roman- 
feuilleton,  que  ce  que  vingt  théâtres  leur  en  ofïreut 
quotidiennement.  Toute  une  population,  dont  les 
acteurs  de  tout  ordre  ne  font  que  la  moindre  partie, 


2i8  ETUDES    CRITIQUES. 

—  costumiers,  machinistes,  allumeurs  de  quinquels, 
marchands  de  programmes,  ouvreuses,  figurantes, 
mères  d'actrices,  habilleuses,  —  ne  vit  que  du  théâtre, 
pour  le  théâtre,  et  par  le  théâtre.  Aucune  indii,stric 
littéraire  ne  produit,  quand  on  y  réussit,  de  plus  gros 
bénéfices.  Aucun  genre  de  succès  n'a  plus  de  retentis- 
sement, ne  donne  du  jour  au  lendemain  plus  de  gloire 
ou  de  notoriété,  de  popularité  même,  qu'un  succès  de 
théâtre.  Le  besoin  du  journal  n'est  pas  plus  répandu, 
plus  universel,  je  dirai  même  plus  impérieux  pour 
une  foule  de  nos  contemporains,  que  celui  de  l'opé- 
rette ou  du  café-concert.  L'éducation  bourgeoise  de 
nos  jeunes  filles  se  complète,  elle  se  perfectionne, 
elle  se  «  couronne  »  par  quelques  couplets  de  Miss 
IJehjelt  ou  de  Joséphine  vendue  par  ses  sœurs...  Mais, 
en  dépit  de  tout  cela,  si  l'on  y  veut  regarder  de  plus 
près,  il  est  aisé  de  voir  que  la  littérature  dramatique 
n'a  rien  produit  de  nos  jours  que  Ton  puisse  com- 
parer, fût-ce  de  loin,  à  l'œuvre  immortelle  de  Racine, 
de  Molière,  de  Corneille,  de  Calderon,  de  Lope  de 
Vega,  de  Shakspeare,  de  Sophocle  ou  d'Eschyle.  Où 
sont  seulement  notre  Zaïre  et  notre  Barbier  de 
Séville?  Les  drames  de  Schiller  sont-ils  très  supé- 
rieurs h  nos  tragédies  de  second  ordre?  Ceux  de 
Byron  sont-ils  des  drames?  Si  les  Italiens  voient  dans 
Alfieri  le  «  créateur  de  leur  tragédie  nationale  »,  peut- 
on  dire  qu'il  existe  une  tragédie  italienne?  Que  reste- 
il  du  Carmarjnola  de  Manzoni,  qu'une  u  lettre  sur  les 
trois  unités  »?  et,  pour  le  faire  court,  chez  nous, 
comme  en  Angleterre  et  comme  en  Allemagne,  le 
romantisme  et  le  naturalisme  n'ont-ils  pas  échoué, 
l'un   a[)rès   l'autre,  et  diversement,  mais  complète- 


LA    LITTERATURE    EUROPÉENNE   AU    XIX*    SIÈCLE-       24(1 

ment,  à  produire  une  œuvre  de  théâtre  qui  ne  fût  pas 
la  contrefaçon  ou  le  mélange  hybride  du  drame  sliak- 
spearien  et  de  la  tragédie  classique? 

Quelques-unes  de  ces  œuvres  surnageront-elles? 
quelques  drames  de  Schiller,  sa  Marie  Stuart  ou  son 
Guillaume  7'ell?  ou  le  Faust  de  Gœthe?  ou  les  Deux 
/^o5can'deByron?ou  VHcrnamQiXe.  liuy  B las  d'Hugo'? 
On  ne  le  saura  que  dans  une  centaines  d'années! 
J'aurais  presque  plus  de  confiance  dans  la  durée  de  ce 
Théâlre,  où  Musset,  s'inspirant  à  la  fois  du  Songe 
d'une  nuit  d'été  et  du  Jeu  de  V Amour  et  du  Hasard,  a 
mêlé,  sinon  fondu  toujours  intimement  ensemble, 
quelque  chose  de  la  psychologie  maniérée  de  Mari- 
vaux et  du  caprice  poétique  de  Shakspcare  r  Andréa 
del  Sarto,  On  ne  badine  pas  avec  l'amour,  Fantasio,  les 
Caprices  de  Marianne.  Au  reste,  on  célébrera  toujours 
des  gloires  dramatiques  locales  ou  nationales;  et,  dans 
toutes  les  histoires  de  la  littérature  contemporaine,  on 
continuera  de  consacrer  un  chapitre  au  théâlre.  Nous 
y  mettrons,  nous,  à  des  rangs  difïérents,  et  pour  des 
mérites  assez  inégaux,  Eugène  Scribe  et  le  «  père 
Dumas  »,  deux  des  inventeurs  les  plus  abondants  qu'il 
y  ait  eu  depuis  les  temps  lointains  d'Alexandre 
Hardy  et  de  Lope  de  Vega,  Victor  Hugo,  Fran- 
çois Ponsard  et  Emile  Augier,  le  fils  Dumas  et  Vic- 
torien Sardou,  Henri  Meilhac,  Ludovic  Halévy,  peut- 
être  Eugène  Labiche,  l'auteur  des  Corbeaux  et  celui 
de  la  Fille  de  Roland;  et  sans  doute  ce  ne  seront 
ni  les  Anglais,  avec  Edward  Bulwer-Lytton,  She- 
ridan  Knowles,  ou  Douglas  Jerrold,  ni  les  Italiens, 
avec  Manzoni.  Eduardo  Fabri.  Giambattista  Niccolini, 
Gherardi  délia  Testa,  Pietro  Cossa,  qui  nous  le  dispu- 


2o0  ÉTUDES   CRITIQUES. 

torout  pour  la  fécondité,  la  valeur  marchande,  ou 
môme  la  qualité  littéraire  de  la  production.  Ce  seraieni 
plutôt  les  Allemands,  avec  Zacharias  Werner,  Kot 
^ebue,  Henri  de  Kleist,  Frédéric  Hebbel,  et  dans  ces 
derniers  temps  un  Gérard  Hauptmann  ;  —  avec  Henrik 
Ibsen,  que  sans  doute  l'Allemagne  a  bien  quoique  droit 
de  revendiquer;  —  et  enfin  avec  Richard  Wagner, 
qu'il  est  temps,  en  vérité,  de  considérer  comme 
auteur  dramatique  autant  que  comme  compositeur  de 
musique;  Wagner,  à  qui  nous  devons,  dans  son  Cré- 
puscule des  Dieux  ou  dans  son  Parsifal,  ce  que  le 
théâtre  du  xix*  siècle  a  certainement  produit  de  plus 
original,  on  serait  tenté  de  dire  d'  «  uniquement  » 
original;  et  Wagner  dont  l'influence  ne  s'est  pas 
moins  exercée  sur  le  mouvement  général  des  idées 
que  sur  celui  de  tous  les  arts  et  de  la  musique  en 
particulier.  On  notera  d'ailleurs  qu'avec  un  ou  deux 
de  nos  auteurs  dramatiques,  —  et  qui  ne  sont  pas 
ceux  dont  l'opinion  fait,  en  France,  le  plus  de  cas, 
—  Ibsen  et  W^agner  sont  les  seuls  dont  on  puisse 
dire  dès  à  présent  qu'ils  aient  pris  place  dans  l'his- 
toire de  la  littérature  européenne. 

Il  n'est  pas  difficile  d'expliquer,  comment  dirons- 
nous?  cette  décadence,  ou  cet  abaissement  d'un  genre 
dont-il  se  peut  bien  que  les  chefs-d'œuvre  soient  le 
dernier  effort  de  l'esprit  humain,  mais,  —  et  c'est  là 
sa  grande  faiblesse!  —  qui  n'a  rien  de  naturellement 
ni  de  nécessairement  littéraire.  Une  ode,  une  élégie, 
un  roman,  un  essai  même  dans  le  genre  de  ceux  de  Car- 
lylc  ou  de  Taino,  d'Emcrson  ou  de  Macaulay,  ne  sont 
rien  s'ils  ne  sont  pas  de  la  «  littérature  »,  mais  un  vau- 
deville ou   un   mélodrame  peuvent  parfaitement  se 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU   XIX''  SIÈCLE.      2S1 

passer  d'en  être.  Le  répertoire  de  Scribe  et  de  Dumas, 
des  deux  Dumas,  eu  sont  d'assez  remarquables  exem- 
ples :  la  Tour  de  Nesle  ou  l'Etrangère  ne  sont  pas  de  la 
((  littérature  ».  Et  il  est  vrai  qullernan/  ou  les  Bar- 
graves  en  sont,  mais,  en  revanche,  ils  ne  sont  point 
du  théâtre.  D'un  autre  côté,  si  l'idéal  romantique  ne 
consiste  en  rien  tant  que  dans  la  manifestation  ou 
dans  l'étalage  du  Moi,  c'est  justement  ce  genre  de 
littérature  que  l'art  dramatique  excuse,  comporte,  et 
supporte  le  moins.  Nous  ne  nous  enfermons  point, 
quatre  ou  cinq  heures  durant,  à  quinze  ou  dix-huit 
cents,  dans  une  salle  de  spectacle,  pour  y  entendre 
un  auteur,  avec  entr'actes  et  décors,  nous  conter 
indiscrètement  ses  affaires  personnelles.  Que  si 
d'ailleurs  il  y  a  des  «  formes  »  qui  s'imposent  ainsi  à 
la  manifestation  de  la  sensibilité  personnelle  de 
l'écrivain,  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  sont  pas  en  quelque 
sorte  moins  «  commandées  »  par  la  fidélité  de  l'obser- 
vation; et  c'est  pourquoi  le  naturalisme  a  échoué 
jusqu'ici  au  théâtre.  Il  ne  pourrait  y  réussir  qu'en 
retournant  jusqu'à  Molière  ou  jusqu'à  Shakspeare, 
et  au  point  de  vue  du  théâtre,  c'est  ce  que  nos  drama- 
turges appelleraient  retourner  à  l'enfance  de  l'art.  Et 
puis,  et  enfin,  parmi  les  conclusions  de  la  critique  et 
de  l'histoire  générale  des  littératures,  s'il  en  est  une 
que  l'on  puisse  tenir  pour  établie,  c'est  qu'en  raison 
de  la  faiblesse  humaine,  propter  egestatem  natwx, 
tous  les  genres  ne  sauraient  s'épanouir  à  la  fois  ;  et, 
de  même  que  dans  la  nature,  il  convient  d'ajouter 
que,  plus  ils  sont  voisins,  plus  la  concurrence  étant 
âpre  et  violente  entre  eux,  plus  ils  se  nuisent.  L'épa- 
nouissement   du    roman ,   dans    le   siècle   où    nous 


2S2  ÉTUDES   CRITIQUES. 

sommes,  a  comme  étouffé  la  iloraison  dramatique. 
Mais  un  autre  genre  a  d'abord  profité  de  ce  que 
perdait  le  dramatique  :  c'est  le  lyrique;  et  la  compen- 
sation est  assurément  de  prix,  si  l'on  peut  dire  en 
toute  assurance  que  jamais  le  monde,  en  aucun 
temps,  pas  môme  au  temps  de  Pindare  ou  de  Simo- 
nide,  n'avait  entendu  retentir  de  plus  beaux  cris 
d'amour  ou  do  détresse,  de  désespoir  ou  d'orgueil, 
d'enthousiasme  ou  de  colère,  ni  vraiment  connu 
jusqu'à  nous  ce  qu'une  seule  voix  peut  éveiller  on 
propager  d'émotion  dans  les  cœurs.  C'était  sans  doute 
une  conséquence  de  Témancipation  du  Moi!  Car  le 
lyrisme,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  ce  n'est  ni  la 
splendeur  de  Timagination,  ni  la  vérité  des  peintures, 
ni  l'intensité  de  l'émotion,  toutes  qualités  qui  se 
retrouvent  aussi  bien,  ou  du  moins  qui  peuvent  se 
retrouver  dans  l'épopée,  par  exemple,  ou  dans  le 
discours  public,  —  celui  qu'on  adressait  du  haut  de 
la  tribune  aux  Grecs  et  aux  Pujmains  assemblés,  dU 
celui  (|ui  du  haut  de  la  chaire  chrétienne  lemuait,  en 
y  tombant,  dans  l'àme  des  foules,  ce  qu'elle  contient 
de  plus  obscur  et  de  plus  mystérieux,  —  mais  le 
lyrisme,  c'est  la  poésie  «  personnelle  m;  c'est  la  mani- 
festation de  la  sensibilité  du  poète;  c'est  l'expression 
par  la  parole,  par  le  rythme,  et  par  l'accent,  do  ce 
qu'il  y  a  de  plus  intime  et  de  plus  profond  en  lui.  Il 
y  avait,  nous  l'avons  déj<à  dit,  quelque  deux  cent  cin- 
quante ans  au  moins,  que  cette  sensibililé  frémissait 
d'être  contenue,  qu'elle  s'en  indignait  môme,  et 
qu'elle  saccroissait  de  son  indignation,  quand,  au 
commencement  de  ce  siècle,  le  romantisme  vint  la 
libérer  de  celte  longue  contrainte.  On  la  vit  alors 


LA    LITTÉRATURE    EUROPÉENNE    AU    XLX"    SIÈCLE.       253 

s'épancher  ou  plutôt  se  déborder  dans  tous  les  sens,  de 
toutes  parts,  dans  toute  l'Europe,  en  France  comme 
en  Angleterre,  en  Italie  comme  en  Allemagne;  et  là 
même  où  s'ajoutait  à  la  joie  d'être  enfin  délivrée  la 
colère  d'avoir  été  si  longternps  comprimée,  c'est  là, 
par  une  conséquence  assez  naturelle  encore,  qu'on 
allait  la  voir  engendrer  quelques-uns  de  ses  plus 
rares  chefs-d'œuvre  :  le  Don  Juan  de  Byron,  par 
exemple,  ou  YAlastor  de  Shelley. 

L'art  de  la  description  classique,  ou  pour  mieux 
dire,  la  man^ière  même  de  sentir  la  nature  et  l'his- 
toire, en  ont  été  renouvelés  tout  d'abord,  et  les 
Lakisles  anglais  —  parmi  lesquels  on  nous  permettra 
de  ranger  aussi  leurs  précurseurs,  Crabbe,  Cowper  et 
Burns  —  en  sont  les  premiers  interprètes.  El,  aussi 
bien,  si,  comme  nous  le  disions,  le  lyrisme  est  findi- 
vidualisme,  n'est-ce  pas  en  Angleterre  qu'on  devait 
le  voir  d'abord  renaître?  Le  poète  de  V Excursion, 
Wordsworth,  et  celui  de  Don  Juan,  Byron,  ne  se  res- 
semblent qu'en  ce  point,  mais  ils  se  ressemblent! 
Peu  leur  importe  le  sujet  de  leurs  «  poèmes  )),  et  ce 
sont  uniquement  leurs  impressions  qu'il  nous 
content.  La  fable  et  l'intrigue,  l'histoire  et  la  nature 
ne  leur  servent  que  d'un  prétexte  à  s'exprimer  eux- 
mêmes,  et  ils  s'expriment  très  diversement,  mais  ils 
n'expriment  toujours  qu'eux-mêmes.  Est-ce  bien 
aussi  le  cas  de  Coleridge  et  de  Shelley,  de  Southey  et 
de  Keats?  Je  m'en  remets  aux  Anglais  de  nous  le 
dire  avec  plus  d'assurance.  En  tous  cas,  c'est  chez 
nous  celui  de  Lamartine  et  d'Hugo,  dans  leurs  Medi- 
ialions  ou  dans^  leurs  Odes  et  fiallades,  dans  leurs 
Harmonies,    dans    leurs    Feuilles    d'Automne.    Et    il 

Brunetière.  —  Études  critiaues  [1"  série).  *' 


254  ETUDES   ClilTlQUES. 

semble  bien  que  ce  serait,  en  Allemagne,  le  cas  de 
Kôrner  et  de  Rùckert,  on,  en  Italie,  celui  dUgo  Fos- 
colo,  de  Manzoni,  de  Lcopardi,  si  les  circonstances 
n  on  avaient  fait  avant  tout  des  ((  patriotes  ».  On 
pourrait  dire,  sans  jouer  sur  les  mots,  que  le  carac- 
tère qu'ils  ont  tous  en  commun,  c'est  de  ne  vouloir 
avoir,  et  de  n'avoir  effectivement  aucun  caractère  com- 
mun. Chacun  d'eux  affecte  sa  manière  à  lui  de  sentir 
la  nature  et  l'histoire,  d'en  être  «  impressionné  »,  et 
chacun  d'eux  sa  manière  d'associer,  de  combiner  ses 
impressions,  de  les  traduire  en  ses  vers  selon  la  loi 
de  son  rythme  intérieur.  Ils  n'ont  pas  d'ailleurs  eu  la 
même  éducation,  ni  fait  de  la  vie  la  même  expé- 
rience. Elle  a  été  dure  à  Leopardi,  et  dure,  mais 
d'une  autre  manière,  à  Shelley  :  elle  a  été  plus  douce 
à  Lamartine  et  à  Byron.  L'un  est  surtout  un  «  élé- 
giaque  »,  et  l'autre  un  «  satirique  ».  Ils  n'ont  aimé  ni 
les  mêmes  aspects  de  la  nature,  ni  les  mômes  aspects 
de  Ihumanité.  Je  les  crois  encore,  comme  écrivains, 
très  inégaux  entre  eux,  très  différents  surtout;  et, 
pour  ne  parler  que  de  nos  Français,  il  n'y  a  rien 
de  commun,  ou  plutôt  rien  ne  s'oppose  davantage 
l'un  à  l'autre  et  ne  contraste  plus  absolument  que 
la  fluidité  naturelle  de  Lamartine  et  la  dureté  mar- 
telée d'Hugo.  Leur  rhétorique,  non  plus,  n'est  pas 
de  la  même  école  :  les  Méditations  procèdent  de 
Parny  et  de  GhênedoUé;  les  Odes  et  Ballades  de 
J.-B.  Rousseau  et  de  Lebrun.  Mais  leur  poésie  à  tous 
est  essentiellement  subjective,  donc  personnelle.  Elle 
l'est  de  parti  pris  autant  que  par  nature  ;  et,  quel 
que  soit  l'objet  qu'ils  imitent  dans  leurs  vers,  ce 
n'est  pas  lui  qui  les  intéresse  en  lui,  ni  ce  qu'il  est 


LA   LITTÉRATURE    EUROPÉENNE   AU    XIX"^  SIÈCLE.      255 

en  soi,  mais  les  sensations  qu'il  éveille  en  eux.  C'est 
ce  qu'il  faut  dire  également  des  romantiques  alle- 
mands, de  Novalis  ou  de  Brentano,  lesquels  toute- 
fois, —  comme  en  Angleterre  l'auteur  de  Lalla- 
liookh,  ou  comme  celui  d'^7oa  en  France,  — marquant 
pour  ainsi  dire  le  temps  et  préparent  une  transforma-- 
tion  nouvelle  du  lyrisme. 

Mais  la  transformation  ne  s'opérera  pas  avant  que 
ceux  qu'on  pourrait  appeler  les  enfants  perdus  de 
l'école  se  soient  comme  aventurés  et  fourvoyés 

Jusqu'au  fond  désolé  du  gouffre  intérieur. 

Car,  après  tout,  et  dès  qu'il  écrit,  on  n'a  pas  vu 
d'homme  qui  ne  se  crût  et  qui  ne  fût  en  droit  de  se 
croire  aussi  intéressant  qu'un  autre  :  c'est  l'événe- 
ment qui  en  décide,  et  l'événement  ici  c'est  l'œuvre. 
C'est  donc  pourquoi,  entre  1830  et  1840,  la  littéra- 
■'ture  s'encombre  de  ((  confessions  »,  non  seulement 
en  vers,  mais  en  prose,  et.  dans  toutes  les  langues, 
d'  ((  aveux  »  qu'on,  ne  demandait  point,  ou  de  «  con- 
fidences »  dont  il  y  en  a  bien  jusqu'à  deux  ou  trois 
qui  nous  intéressent  encore  :  ce  sont  celles  que  nous 
ont  laissées  Leopardi,  Alfred  de  Musset,  et  Henri 
Heine.  Le  caractère  original  en  est  d'être  directes, 
sans  interposition  de  personnes  fictives  ou  de  masques, 
tels  qu'étaient  encore  le  Childe-Harold  de  Byron  ou 
rOlympio  d'Hugo.  C'est  le  sentiment  à  l'état  pur, 
pour  ainsi  parler  :  c'est  un  cœur  d'homme  ouvert  et 
mis  à  nu  devant  nous.  Les  Byron  et  les  Hugo  nous 
dissimulaient  encore  quelque  chose  de  leurs  misères, 
et  je  ne  sais  quelle  pudeur  arrêtait  ou  suspendait  les 
derniers  aveux  sur  leurs  lèvres.  Ceux  ci  se  livrent  à 


2Sr)  ÉTUDES   CRITIQUES. 

nous  tout  entiers;  ils  étalent  sous  nos  yeux  tous 
leurs  maux;  ils  se  complaisent  à  en  irriter  publit|ue- 
mciit  l'aiguillon.  Et  comme  le  mal  de  l'un,  Léopanli. 
c'est  la  nature;  le  mal  de  l'autre,  Musset,  c'est 
l'amour;  et  le  troisième,  Heine,  c'est  le  doute,  leurs 
vers,  participant  de  l'éternité  de  leur  mal  et  de  sa 
généralité,  demeureront  sans  doute,  et  à  jamais,  la 
plus  poignante  expression  que  Ton  ait  donnée  :  en 
allemand,  de  l'impuissance  de  croire;  en  français,  du 
dégoût  d'aimer;  et  en  italien,  de  l'horreur  de  vivre. 
C'est  la  forme  aiguë  du  lyrisme,  au  delà  de  laquelle 
si  l'on  voulait  aller,  on  sombrerait  dans  la  folie,  à 
moins  que  ce  ne  fût,  comme  quelques-uns,  dans  la 
niaiserie;  et  la  beauté  de  cette  poésie  se  résume  dans 
les  deux  vers  : 

Les  plus  désespérés  sont  les  chants  les  plus  lieaux, 
Et  j'en  sais  d'immortels  qui  sont  de  juirs  sanglots! 

Mais  quoi!  les  sanglots  les  plus  purs  ont  bientôt 
fait  d'importuner  ceux  qu'ils  n'émeuvent  point,  et  ni 
ceux  qu'ils  émeuvent,  ni  surtout  ceux  qu'ils  secouent 
ne  sauraient  supporter  longtemps  l'intensité  des 
émotions  qu'on  les  appelle  à  partager.  Personnelle  à 
ce  degré,  la  manifestation  de  la  sensibilité  du  poète, 
qui  n'est  plus  déjà  pour  lui  (|u"uue  occasion  de  souf- 
frances, devient  aisément  pour  le  lecteur,  pour  le 
[)ulj[ic,  un  motif  de  s'en  détourner.  On  n'aime  point, 
non  plus,  cette  manière,  en  faisant  ai)pel  à  notre 
pitié,  d'accaparer  notre  attention.  On  ne  la  supporte 
pas  longtemps.  Onini.s  crcatura  wgoniicil.  Et  nous 
aussi,  nous  avons  soulfcrt!  Il  semble  donc  à  chacun 
de  nous  (|uc  le  i)uètc  empiète  sur  nolri;  pcrsonnalitc, 


LA    LITTKRATLRE   EUROPEENNE   AU    XIX''  SIECLE.      257 

quand  encore  il  n'offense  pas  notre  amour-propre  et 
notre  vanité.  On  lui  demande  d'autres  chants,  d'un 
autre  caractère,  plus  détachés  de  la  préoccupation  de 
lui  même,  des  thèmes  plus  généraux,  que  d'ailleurs  on 
lui  laisse  toute  liberté  de  diversifier.  Il  se  décide  à 
nous  les  donner;  le  lyrisme  redevient  épique,  philo- 
sophique, symbolique;  et  c'est  ce  que  l'on  voit  se 
produire  aux  environs  de  Tannée  1860. 

Elisabeth  Browning  en  Angleterre,  Robert  Brow- 
ning, Tennyson  —  le  Tennyson  des  Idxjlles  du  Roi;  — 
et  en  France,  Alfred  de  Vigny,  Leconte  de  Liste,  et  à  sa 
suite-tous  ceux  qu'on  a  nommés  du  nom  de  Parnas- 
siens; Victor  Hugo,  le  Victor  Hugo  de  la  Légende  des 
Siècles^  sont  les  ouvriers  de  cette  transformation.  Fai- 
sons une  place  parmi  eux  à  Théophile  Gautier,  et,  si 
l'on  le  veut,  au  poète  des  Fleurs  du  Mal,  Charles  Bau- 
delaire, pour  l'influence  qu'il  a  exercée  sur  la  forma- 
tion du  Symbolisme.  Rapprochons-en  les  préraphaé- 
lites, au  nombre  desquels  il  y  a  d'abord  eu  plus  de 
peintres  que  de  poètes  ;  et  nommons  encore  ici  Richard 
Wagner,  dont  l'action,  nous  l'avons  dit,  et  c'est  le 
moment  de  le  répéter,  n'a  pas  eu  moins  de  consé- 
quences en  poésie  qu'en  musique.  Ce  sont  là  des 
noms  bien  divers;  et  certes  leurs  œuvres  éveillent 
dans  nos  mémoires  à  tous  des  souvenirs  bien  diffé- 
rents. Quel  rapport  y  a-t-il  des  fleurs  du  Mal  aux 
Idylles  du  Rov^  de  tant  de  dépravation  à  tant  de 
noblesse?  ou  di'Aurora  Leigh  à  Émaux  et  Camées'}  Et 
cependant  regardez-y  de  plus  près;  comparez  plus 
attentivement  un  drame  de  Wagner,  un  poème  de 
Leconte  de  Liste,  antique  ou  barbare,  un  tableau  de 
Burne-Jones  ou  d'Alma  Tadéma  :  n'ont-ils  pas  ceci, 


258  ÉTUDES   CRITIQUES. 

premièrement,  de  commun,  qu'ils  cherchent  tous  le 
motif  ou  le  mobile  de  leur  inspiration  en  dehors 
d'eux,  je  veux  dire  dans  les  choses,  et  généralement 
dans  les  choses  du  passé,  dans  l'histoire,  et,  de  pré- 
férence encore,  dans  la  légende?  La  matière  des 
Idijlles- du  Roi  n'est-ce  pas  celle  de  Tristan  et  YseuU? 
Ne  retrouverait-on  pas  TO?-  du  Bhin  dans  la  Légende 
des  Siècles?  La  représentation  du  «  vrai  m  n'a  plus 
leurs  «  impressions  ))  pour  mesure. 

Les  formes,  les  couleurs  et  les  sons  se  répondent! 

Ils  ne  sont  tous  que  l'écho  de  ces  sons,  le  miroir  de 
ces  couleurs,  les  observateurs  de  ces  formes;  et  ils 
s'ingénient  tous  à  en  démêler  les  «  correspondances  ». 
N'ont-ils  pas  tous  aussi  le  respect,  on  pourrait  dire  la 
superstition  du  style  ;  et  le  mystère  des  mots  n'exerce- 
t-^il  pas  sur  eux  tous  la  même  irrésistible  attraction? 
On  en  a  vu  qui  les  ont  traités,  ces  mots,  comme  des 
pierres  précieuses,  des  améthystes  ou  des  émeraudes, 
et  qui  ne  se  sont  proposé  d'autre  objet  que  de  les 
assortir  ou  de  les  sertir  dans  le  resplendissement 
d'une  parure.  Et  d'autres  ont  poussé  plus  avant,  ont 
vu  ou  entrevu,  sous  le  mystère  des  mots,  celui  des 
choses,  ont  essayé  de  l'atteindre;  et  le  symbolisme 
est  né  de  là.  Si  ce  serait  assurément  exagérer  de  dire 
qu'il  y  ait  un  sens  ésotérique  ou  caché  dans  le  Ptirsi/'al 
ou  dans  la  Légende  des  Siècles,  on  ne  peut  refuser 
d'y  reconnaître  quelque  chose  d'ultérieur  à  la  pre- 
mière impression  qu'on  en  reçoit.  C'est  ce  qui  est 
évident  dans  les  Destinées  d'Alfred  de  Vigny.  Une 
pensée  philosophique,  une  intention  sociale  s'y  cuve 
loj)pc  d'une   forme  i)l.'ish'(|ue.   Les    condiliuiis  de  la 


LA  LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU    XTX"  SIÈCLE.     259 

poésie  ont  changé.  L'œuvre  de  quelques  attardés,  — 
comme  ce  Verlaine  dont  on  a  fait  trop  de  bruit,  —  ne 
représente  plus  que  les  convulsions  du  romantisme 
expirant.  Ce  n'est  plus  assez  de  sentir;  on  exige  main- 
tenant du  poète  qu'il  «  sache  »,  et  qu'il  «  observe  », 
et  qu'il  «  pense  ».  On  exige  aussi  qu'il  rentre,  par 
quelque  moyen  que  ce  soit,  mais  qu'il  rentre  dans  la 
vie  commune;  et,  quelque  division  qu'il  y  ait  d'ail- 
leurs entre  les  écoles  nationales  ou  locales,  —  Par- 
nassiens contre  Romantiques,  Symbolistes  contre 
Parnassiens,  —  l'unité  s'est  désormais  faite  sur  la 
conception  du  lyrisme  et  sur  celle  même  de  la  poésie. 
Le  lyrisme,  c'est  la  réfraction  de  l'univers  au  travers 
d'une  âme  de  poète;  et  la  poésie,  c'est  l'art  ou  le  don 
d'exprimer  avec  une  clarté  personnelle  ce  qu'il  y  a  de 
mystère  dans  l'univers,  dans  l'homme,  et  dans  l'his- 
toire. 

L'évolution  de  l'histoire  et  de  la  critique  n'a  pas 
beaucoup  différé  de  celle  de  la  poésie  lyrique,  mutaiis 
mutandis,  et  cela  peut  bien  d'abord  étonner,  mais  il 
suffit  d'y  réfléchir,  et  rien  ne  s'explique  plus  aisément 
que  ce  parallélisme.  N'était-ce  pas  en  effet  les  mêmes 
causes  qui,  sous  le  règne  du  classicisme,  avaient 
gêné  la  liberté  de  l'historien  et  celle  du  poète,  et  con- 
séquemment  obscurci,  dénaturé,  et  altéré  la  notion 
de  l'un  et  l'autre  genre?  Les  grandes  actions  de 
l'histoire  étant  seules  considérées  comme  dignes  de 
la  scène  tragique,  une  réciprocité  s'était  établie,  qui 
consistait  à  ne  retenir  comme  dignes  de  fixer  l'atten- 
tion de  l'histoire  que  les  actions  capables  de  fournir 
elles-mêmes  le  sujet  d'une  tragédie.  Si  l'obligation 
qu'on  imposait  au  poète  était  d'autre  part,  et  avant 


260  ÉTUDES   CRITIQUES. 

tout,  de  ne  pas  intervenir  de  sa  personne  dans  son 
œuvre,  celle  qu'on  imposait  à  Thistorien  était  de  ne 
voir  et  surtout  de  ne  montrer  dans  ses  récits  que 
riiomme  «  universel  ».  Ni  l'un  ni  l'autre,  ils  n'avaient 
le  droit  de  s'attarder  aux  détails  ou  aux  particularités, 

—  qu'on  appelait  familièrement,  c'est  un  mot  de  Vol- 
taire, «  une  vermine  qui  ronge  les  grands  ouvrages  ))  ; 

—  mais  leur  devoir  à  tous  deux,  historien  ou  poète, 
était  de  résumer,  de  choisir  pour  résumer,  et,  en  choi- 
sissant, d'abstraire  ou  de  généraliser.  Il  était  donc  tout 
naturel  que  l'émancipation  de  l'histoire  fût  à  peu  près 
contemporaine  de  celle  de  la  poésie  lyrique,  et  c'est 
aussi  ce  qui  est  arrivé.  Si  l'on  a  pu  dire  de  Garlyle  en 
Angleterre  et  de  iMichelet  en  France  qu'ils  étaient  des 
{(  poètes  en  prose  »,  il  n'y  a  pas  eu  là  de  hasard.  On 
a  pu  également  rapprocher  le  dessein  de  Leconte  de 
Lisle,  —  en  ses  Poèmes  barbares,  —  de  celui  d'Ernest 
Renan  dans  ses  premiers  écrits,  ses  Études  d'histoire 
religieuse  ou  son  Histoire  comparée  des  langues  sémi- 
tiques. Et  que  dirions-nous  enfin,  si  nous  le  voulions, 
de  tant  d'Allemands  et  d'Italiens,  pour  qui  le  lyrisme 
et  l'histoire,  faisant  fonction  alternativement  l'un  de 
l'autre,  n'ont  tour  à  tour  été  :  le  lyrisme,  qu'un 
moyen  d'exalter  le  patriotisme  unitaire;  et  l'histoire, 
un  prétexte  à  entretenir  et  à  fomenter  le  principe  de 
cette  exaltation? 

Nous  n'avons  pas,  dans  cette  étude,  à  caractériser 
les  progrès  de  l'histoire  au  xix''  siècle,  et  d'autres  que 
nous  l'auront  fait  dans  ce  tableau  d'Un  siècle.  Ils 
auront  sans  doute  montré  comment,  d'une  monotone 
et  fastidieuse  énumération  de  récils  de  batailles  ot 
d'analyses  de  traites  de  paix,  entremêlée  parfois  de 


LA    LITTÉRATURE   EUROPEENNE   AU    XIX"   SIÈCLE.      261 

considérations  pliilosophiques,  l'acquisition  d'un  sens 
nouveau,  celui  de  la  diversité  des  époques,  a  premiè- 
rement transformé  l'histoire  en  un  art,  dont  la  grande 
ambition,  rivalisant  avec  celle  de  la  peinture  même, 
a  été  de  nous  rendre  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la 
couleur  et  la  physionomie  des  temps.  Ils  auront 
montré  comment,  en  raison  de  l'identité  de  l'espèce 
humaine  mieux  et  plus  largement  comprise,  l'histoire 
du  plus  lointain  passé,  celle  de  la  Grèce  dans  l'ou- 
vrage monumental  de  Grote,  ou  celle  de  Rome  dans 
l'Histoire  de  Mommsen,  ou  celle  enfin  d'Israël  dans 
la  dernière  œuvre  de  Renan,  s'était  en  quelque  sorte 
éclairée  des  lueurs  imprévues  qu'y  jette  le  spectacle 
des  choses  contemporaines.  Et  sans  doute  enfin  ils 
auront  montré  comment,  à  la  faveur  de  quels  progrès 
de  l'érudition,  l'histoire  générale  s'était  compliquée, 
mais  enrichie  aussi,  de  la  contribution  ou  de  ra[)port 
des  histoires  particulières,  —  histoire  des  religions  et 
histoire  des  langues,  histoire  des  institutions  et  his- 
toire des  mœurs,  histoire  de  la  littérature  et  histoire 
de  l'art,  —  pour  devenir  ainsi  la  vivante  représenta- 
tion des  accroissements  ou  des  pertes  de  l'esprit 
humain,  et  de  l'avancement  ou  du  recul  de  la  civili- 
sation elle-même.  Aussi  bien  n'est  ce  pas  seulement 
de  la  littérature  que  relève  l'histoire.  Elle  plaît  et  elle 
instruit,  selon  le  mot  d'un  ancien,  sans  avoir  besoin 
d'être  «  littéraire  :  »  Historia  quoque  modo  scripta, 
semper  legitur.  Les  savants  Bénédictins  qui,  vers  le 
milieu  du  dix-huitième  siècle,  ayant  conçu  le  projet  de 
\ Histoire  littéraire  de  la  France^  en  commencèrent 
l'exécution  sans  autrement  se  soucier  des  railleries  de 
Voltaire,  n'étaient  point  des  «  écrivains  »;  et  des 


262  ÉTUDES    CRITIQUES. 

publications  telles  que  celles  d'un  du  Gange  ou  du 
Corpus  Inscriptionum  graecarum,  qui  ne  sont  point  do 
la  «  littérature  »,  sont  assurément  de  Thistoire.  Mais 
en  maintenant  la  distinction,  il  y  a  moyen  de  la 
tourner,  et  la  critique,  telle  que  l'a  conçue  le  siècle 
qui  vient  de  finir,  étant  devenue  l'âme  de  Thistoire, 
nous  pouvons,  nous  devons  même  ici  retracer  de  son 
évolution  l'esquisse  que  nous  ne  saurions  donner  des 
progrès  de  l'histoire. 

La  critique  a  commencé,  dans  les  leçons  de  Laharpe, 
de  Marie-Joseph  Chénier,  de  Népomucène  Lemercier, 
ou  encore  dans  V Histoire  de  la  Llllérature  italienne, 
de  Ginguené,  par  être  purement  littéraire.  Ghateau- 
briand,  Mme  de  Staël,  dans  Corinne,  dans  son  Aile 
magne,  et  à  sa  suite,  Benjamin  Gonstant,  Sismondi, 
Fauriel,  les  deux  Schlegel,  Auguste-Guillaume  et  Fré- 
déric, celui-ci  notamment  dans  son  Histoire  de  la  Lit- 
téralure,  puis,  la  fondation  de  V Edinburgh  et  de  la 
Quarterly  Review,  en  Angleterre,  et  quelques  années 
plus  tard,  en  France,  la  fondation  de  la  /ieviie  des  Deux- 
Mondes,  lui  faisaient  faire  un  pas  considérable,  en  la 
rendant  de  locale,  pour  ainsi  parler,  ou  de  strictement 
nationale  «  comparative  »,  historique  de  grammaticale, 
et  de  dogmatique  enfin  ou  de  raisonneuse,  explica- 
tive ou  exégétique.  Avant  de  juger,  il  s'agissait  désor- 
mais de  comprendre,  et  l'écrivain  n'avait  plus  unique- 
ment, comme  naguère,  à  répondre  de  son  style,  mais 
de  ses  idées,  et  non  seulement  de  ses  idées  littéraires 
ou  philosophiques,  mais  encore  et  même  surtout  de 
ses  idées  politiques.  Là  était  le  défaut  de  la  concep- 
tion; et  on  ne  le  voit  que  trop  dans  les  leçons  de 
Villcmain  sur  La  liUrralure  française  au  A'  VI Jl"  siècle. 


LA    LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU    XLX"  SIÈCLE.      203 

Elles  sont  d'un  rhéteur,  mais  d'un  rhélour  animé  de 
passions  politiques  très  vives,  qui  voulait  devenir 
ministre,  et  la  littérature  y  tient  donc  moins  de  place 
ou  à  peine  autant  que  la  politique.  C'est  aussi  ce  que 
l'on  peut  dire  de  la  critique  du  Globe.  Pour  tous  ces 
Dubois  et  tous  ces  Rémusat,  quelque  enseigne  qu'ils 
affichent,  .classique  ou  romantique,  la  littérature 
n'est  que  l'apprentissage  de  la  politique,  et  ce  qu'ils 
admirent  de  Shakspeare,  c'est  le  «  concitoyen  »  de 
Pitt  et  de  Fox,  de  Sheridan  et  de  Burke,  de  Canning 
et  de  Gastlereagh.  Les  Essais  de  Macaulay  sont  le 
chef-d'œuvçé  de  ce  genre  de  critique;  et  qu'il  y  soit 
parlé  de  Dante  ou  de  Machiavel,  de  Frédéric  II  ou  de 
Mirabeau,  de  Dryden  ou  de  Samuel  Johnson,  ce  que 
Macaulay  se  demande  avant  tout  c'est  le  parti  que  de 
ce  qu'il  va  dire  pourront  tirer  les  wighs  ou  les  tories. 
Si  ce  défaut  ou  ce  parti  pris  ne  se  compensait  pas,  et 
heureusement,  chez  lui,  par  de  rares  qualités,  dont 
les  plus  éminentes  sont  le  goût  qu'il  a  de  la  précision 
ou  de  l'exactitude,  l'ampleur  de  son  imagination  ora- 
toire, et,  en  bon  Anglais,  sa  constante  préoccupation 
des  questions  morales,  il  ne  serait  qu'un  simple  Ville- 
main.  C'est  pourquoi  Jes  romantiques,  tant  en 
Angleterre  qu'en  France  ou  en  Allemagne,  s'éloignent 
de  ce  genre  de  critique,  et,  plus  désintéressés,  ils  fon- 
dent une  critique  dont  le  caractère  est  de  n'en  pas 
avoir,  la  critique  subjective  ou  impressionniste  :  on 
veut  dire  une  critique  qui  n'est,  selon  le  mot  du  poète, 
que  le  «  papier-journal  »  ou  le  mémorandum  do  leurs 
impressions  de  lecture.  La  première  manière  de 
Sainte  Beuve,  le  Sainte-Beuve  des  Premiers  Lundis^ 
des  Portraits  littéraires,  des  Portraits  contemporains 


264  ÉTUDES   CRITIQUES. 

en  est  un  excellent  modèle,  et  les  Essais  de  Charles 
Lamb  en  sont  l'exagération.  «  Jamais  homme,  a-t-on 
dit  de  celui-ci,  ne  fut  plus  complètement  dénué  du  sens 
critique;  il  a  des  sympathies  et  des  antipathies;  les 
livres  sont  ses  amis  ou  ses  ennemis.  »  Et,  en  eiïot,  c'est 
précisément  là  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  de 
la  critique  romantique.  Les  romantiques,  en  critique, 
ont  eu  des  sympathies  ou  des  antipathies;  les  livres 
ou  les  hommes  ont  été  leurs  ennemis  ou  leurs  amis  ; 
et  ils  les  ont  traités  les  uns  et  les  autres  comme  tels, 
du  droit  de  leur  humour,  et,  s'il  faut  être  franc,  sans 
aucune  intention  ni  le  moindre  souci  de  justice  ou 
d'impartialité. 

Une  pareille  façon  d'entendre  ou  de  dénaturer  la 
critique  ne  pouvait  avoir  de  durée  que  celle  d'une 
bataille  littéraire,  et  aussi  la  voit-on  bientôt  changer 
de  caractère,  je  ne  dis  pas  dans  les  écrits  d'un  Nisard 
ou  d'un  Saint-Marc  Girardin,  —  ce  sont  là  des  noms 
français,  nullement  européens,  —  mais  dans  le  Port- 
Royal  de  Sainte-Beuve  lui-même.  Qu'y  a-t-il  de  nou- 
veau dans  le  Porl-Ii())/al  de  Sainte-Beuve?  Ceci,  que 
les  œuvres  de  la  littérature  et  le  mouvement  de  la 
pensée  n'y  sont  plus  étudiés  en  eux-mêmes,  ni  sur- 
tout pour  le  plaisir  personnel  ou  pour  l'instruction 
générale  qu'ils  procurent,  mais  comme  des  ((  docu- 
ments »,  dont  le  grand  intérêt  est  de  nous  ai)pr(Mi(lrc 
en  combien  de  manières  un  homme  peut  diiîérer  des 
autres,  et  particulièrement  de  celui  (jui  lui  ressemble 
le  plus.  L'objet  de  la  critique  devient  alors  de  carac- 
tériser des  «  individualités  »,  ou  encore,  et  selon  le 
mot  du  critique  lui  même,  d'ébaucher  «  l'hisloire 
naturelle  des  esprits  ».  C'est  également  ce  que  s'est 


LA   LITTÉRATUUE    EUROPEENNE   AU    XIX^  SIÈCLE.      26S 

proposé  Thomas  Carlyle  dans  ses  Essais,  et  surtout 
clans  ses  leçons  célèbres  sur  Le  Culte  des  Héros.  Au 
fond,  —  car,  dans  la  forme,  rien  ne  diffère  plus  de  la 
manière  apocalyptique  de  Carlyle  que  la  manière 
savante,  souvent  perfide  et  toujours  contournée  de 
Sainte-Beuve,  —  la  différence  ne  consiste  qu'en  ce 
que  Carlyle  généralise  davantage  et  ne  s'attache, 
pour  les  étudier,  qu'aux  «  individualités  »  qu'il  con- 
sidère ou  qu'il  pose,  un  peu  arbitrairement,  comme 
typiques.  Restons  dans  l'histoire  naturelle,  puisque 
aussi  bien  nous  sommes  destinés  à  ne  plus  en  sortir  : 
c'est  en  eux-mêmes  et  comme  tels  que  Sainte-Beuve 
étudie  les  individus;  Carlyle  y  voit,  lui,  des  repré- 
sentants de  leur  espèce  ou  de  leur  genre;  et  ce  qui 
l'intéresse  dans  le  lion  ou  dans  le  chat,  c'est  propre- 
ment le  féhn.  Emerson  fait  un  pas  de  plus,  dans  ses 
Représentative  M  en,  qu'on  a  traduits  ou  retraduits  en 
notre  langue  sous  le  titre  de  Les  Surhumains  ;  et  cet 
équivalent  est  assez  heureusement  trouvé.  Lés  grands 
hommes  dont  il  fait  ses  héros  sont  en  effet  de  ceux 
qui  passent  la  mesure  commune,  mais  qui  ne  la  pas- 
sent d'ailleurs  qu'en  la  réalisant  plus  pleinement.  Ils 
sont  en  acte  ce  que  les  autres  hommes  ne  sont  la 
plupart  qu'en  puissance;  et  n'est-ce  pas  comme  si 
l'on  disait  qu'au  dessus  du  genre  ou  de  l'espèce,  les 
héros  d'Emerson  sont  les  représentants  de  la  famille 
ou  du  type?  C'est  ainsi  qu^entre  1830  et  1850,  une 
critique  romantique  encore,  impressionniste  et 
subjective  à  beaucoup  d'égards,  s'objective;  et,  à  ce 
degré  de  développement,  rencontrant  les  idées  hégé- 
liennes, celles  qu'Hegel  lui-même  avait  exprimées 
dans  son  Esthétique,  ou  après  lui  quelques-uns  de 


266  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ses  disciples,  —  dont  le  plus  «  littéraire  »  est  Karl 
Rosenkranz,  —  une  transformation  nouvelle  résulte 
de  cette  rencontre  même. 

Trois  hommes  entre  tous  y  ont  contribué,  qui  sont 
trois  Français  :  Ernest  Renan,  Hippolyte  Taine  et 
Edmond  Schercr.  On  doit  à  celui-ci,  le  moins  «  écri- 
vain »  des  trois,  une  des  plus  belles  études  qu'on  ait 
jamais  faites,  en  aucune  langue,  sur  Hegel  et  VHégé- 
lianisme.  Les  deux  autres  sont  deux  grands  artistes, 
à  qui  nous  devons  quelques-unes  des  plus  belles 
pages  de  la  prose  française  au  xiv"  siècle  :  à  Renan, 
les  plus  séduisantes,  on  serait  tenté  de  dire  les  plus 
platoniciennes;  et  à  Taine,  les  plus  vigoureuses  (nous 
ne  disons  pas  les  plus  éloquentes,  elles  manquent 
trop  souvent  de  «  nombre  »)  et  les  plus  colorées. 

Mais  ce  qu'ils  ont  tous  les  trois  essayé  de  faire,  et 
oîi  leur  grand  honneur  est  de  n'avoir  pas  entièrement 
échoué,  c'a  été  de  soustraire  les  choses  littéraires  aux 
variations  du  jugement  individuel,  et  pour  cela  de 
fonder  l'esthétique  sur  les  résultats  de  la  philologie 
et  de  l'exégèse,  de  la  physiologie  et  de  l'histoire  natu- 
relle, de  l'ethnographie  et  de  la  psychologie  compa 
réos.  Leurs  chefs  d'œuvre  en  ce  genre  sont,  de  Renan, 
V  Histoire  générale  des  Langues  sémitiques  ou  ses 
Études  d'Histoire  religieuse,  et  de  Taine,  V Histoire  de 
la  littérature  anglaise  ou  la  Philosophie  de  l'Art.  On 
voit  clairement  dans  ce-<lernier  ouvrage  comment,  de 
la  considération  de  l'individu,  ou  du  représentative 
man,  la  critique  s'est  trouvée  amenée  à  «  sérier  »  dans 
l'histoire  ces  individus  représentatifs;  à  se  demander 
de  quoi  ils  étaient  représentatifs;  à  s'aviser  quaiifaiit 
que  d'eux-mêmes  ils  l'étaient  de  toutes  les  inlluences 


LA   LITTÉUATURE   EUROPÉENNE   AU   XIX'=   SIÈCLE.      207 

qui  avaient  agi  sur  eux  comme  sur  leurs  contempo- 
rains inconnus;  à  diminuer  leur  personnalité  delà 
somme  de  ces  influences,  quand  ils  ne  l'ont  pas 
réduite  à  n'être  elle  même  que  cette  simple  somme, 
le  total  de  ces  grandes  ((  pressions  environnantes  » 
qui  sont  la  race,  le  milieu,  le  moment;  et  finalement 
à  conclure  que  le  génie  même  ou  le  talent,  en  littéra- 
ture et  en  art,  ne  sont  que  des  produits  «  comme  le 
vitriol  et  le  sucre  »,  c'est  à-dire  des  choses  complexes 
que  l'analyse  peut  espérer  de  résoudre  en  leurs  élé- 
ments. Qu'il  y  ait  beaucoup  à  dire  contre  cette 
manière  de  concevoir  la  critique,  ce  n'est  pas  aujour- 
d'hui le  point;  mais  on  n'en  saurait  méconnaître,  en 
tout  cas,  ni  la  beauté,  ni  la  grandeur,  et  certaine- 
ment Taine  et  Renan  lui  doivent  une  partie  de  leurs 
qualités  d'écrivains.  Ce  qui  n'est  pas  plus  douteux, 
c'est  la  fortune  qu'elle  a  faite  ;  et  la  belle  Histoire  de 
la  littérature  italienne  de  Francesco  de  Sanctis  ou  le 
livre  de  M.  George  Brandes,  le  critique  danois,  sur 
les  Grands  courants  de  la  Littérature  européenne-  au 
XIX^  siècle,  procèdent  également  de  leur  méthode  et 
de  leurs  exemples.  Mais,  depuis  quelques  années,  il 
semble  que  leur  autorité  décline,  et  tandis  qu'à  leur 
ambition  de  fonder  la  critique  sur  des  bases  scienti- 
fiques ou  quasi  scientifiques  s'opposait,  —  indépen- 
damment de  beaucoup  et  de  très  fortes  objections,  — 
une  espèce  de  dilettantisme,  qui  n'est  à  vrai  dire  que 
du  scepticisme,  on  voyait  d'autre  part  une  sorte  de 
critique  «  sociologique  »  ou  «  sociale  »  gagner  tous  les 
jours  du  terrain  sur  cette  critique  trop  désintéressée 
de  la  valeur  morale  des  œuvres  de  la  littérature  et  de 
l'art.  Les  livres  ont  des  conséquences  :  les  tableaux 


268  ÉTUDES   CRITIQUES. 

aussi  peuvent  en  avoir;  et  il  est  vrai  que  Taine  s'en 
était  douté,  l'avait  compris  sur  la  fin  de  ses  jours, 
mais  nous  l'avons  dit  plus  haut,  si  jamais  la  trans- 
formation s'achève,  le  nom  qui  sans  doute  y  devra 
demeurer  attaché,  c'est  celui  de  John  Ruskin. 

On  a  cru  pouvoir  dire  du  naturalisme  qu'il  n'était, 
en  un  certain  sens,  qu'une  application  de  la  critique 
à  des  genres  d'écrire  qui  n'avaient  jusqu'à  lui  relevé 
que  de  l'imagination,  et  la  définition  est  évidemment 
trop  étroite.  Elle  n'exprime  qu'un  seul  des  aspects  du 
naturalisme.  Mais  ce  n'en  est  pas  le  moins  intéres- 
sant, et  d'aucun  genre  la  formule  ne  sjest  trouvée 
plus  vraie  que  du  roman.  On  sait  qu'il  y  a  peu  de 
romans  «  classiques  »;  et  mettant  à  part  ceux  de 
Rabelais  et  de  Cervantes,  qui  tiennent  encore  de 
l'épopée  plutôt  que  du  roman,  on  ne  voit  guère  à 
nommer  que  le  roman  picaresque  des  Espagnols, 
aboutissant  chez  nous  au  Gil  filas  de  Lesage;  et  le 
roman  anglais  du  xvni"  siècle,  celui  de  Daniel  de  Foë, 
de  Richardson,  et  surtout  de  Fielding.  Faut  il  y 
ajouter  la  Manon  Lescaut  de  l'abbé  Prévost?  h' Héloise 
est  d'un  autre  ordre,  et  on  ne  sait,  à  vrai  dire,  de  quel 
nom  l'appeler.  C'est  qu'en  ce  temps-là,  et  même  en 
Angleterre,  le  théâtre  attirait  à  lui  tout  ce  qu'il  y 
avait  d'ambitions  littéraires,  et,  pour  ainsi  parler,  de 
talents  disponibles.  Mais,  inversement,  avec  une 
plasticité  que  l'on  ne  se  doutait  pas  que  le  roman 
possédât,  nous  l'avons  vu  dans  notre  siècle  s'enrichir 
à  son  tour  de  ce  que  le  théâtre  laissait  échapper  de 
son  ancien  pouvoir,  et,  insensiblement,  s'adapter  à 
toutes  les  exigences  de  l'esprit  contemporain.  On 
s'étonne  (piclquefois  de  la  fécondité  du  roman  con- 


LA    LITTERATURE   EUROPEENNE   AU   XIX«  SIÈCLE.      2G9 

temporain,  et  on  affecte  même  de  s'en  indigner. 
L'étonnement  est  justifié,  mais  l'indignation  porte  à 
faux.  II  n'est  rien  qu'on  ne  puisse  faire  dire  au 
roman;  le  roman  est  devenu  le  genre  universel;  et, 
pourquoi  ne  le  dirions-nous  pas?  de  tous  les  moyens 
qu'il  y  ait  de  mettre  à  la  portée  des  foules  les  diffi- 
ciles problèmes  dont  s'inquiète  l'âme  contemporaine, 
il  est  aujourd'hui  le  plus  puissant  peut-être,  parce 
qu'il  est  le  plus  séduisant. 

Le  Werther  de  Gœthe,  et  les  Confessions  de  Rous- 
seau, où  la- vérité  s'entremêle  de  tant  de  fiction,  et 
même  de  mensonge,  l'avaient  orienté,  dès  la  fin  du 
xviir  siècle,  dans  la  direction  du  romantisme  pro- 
chain; et,  chronologiquement,  il  est  à  noter  qu'avant 
les  poètes,  ce  sont  les  romanciers  qui  ont  reconquis 
le  droit  de  nous  entretenir  ouvertement  d'eux-mêmes. 
Qu'est-ce,  en  effet,  que  VAtala,  que  le  René  de  Cha- 
teaubriand? la  Delphine,  la  Corinne  de  Mme  de 
Staël?  XOberman  de  Senancour?  le  Jacopo  Ortis  d'Ugo 
Foscolo?  ÏAdolphe  de  Benjamin  Constant?  Ce  sont 
des  romans  «  personnels  »,  dont  l'auteur  est  lui-même 
le  héros,  sous  un  déguisement  plus  ou  moins  trans- 
parent; et  ce  sont  aussi  des  romans  lyriques.  Les 
moyens  lyriques  y  abondent  :  l'exclamation,  la 
digression  byronienne,  l'apostrophe,  la  prosopopée, 
la  «  méditation  »,  les  cris  de  révolte  ou  de  désespoir, 
sans  parler  des  couplets  entiers  où  bientôt  les  poètes 
n'auront  plus  que  des  rimes  à  mettre.  Si  la  princi- 
pale différence  est  qu'en  s'y  confessant  on  y  confesse 
aussi  les  autres,  c'est  qu'il  n'y  a  point  de  roman  à 
un  seul  personnage  :  les  nécessités  du  genre  en 
exigent  au  moins  deux.  Mais,  nous  ne  saurions  nous 

Bruneiière.  —  Études  critiques  (7''  séricj.  IB 


270  ÉTUDES   CRITIQUES. 

y  méprendre  :  Oberman,  ou  René  ne  sont  que  la  mani- 
festation de  la  sensibilité  personnelle  de  Senancour 
ou  de  Chateaubriand.  Leur  observation,  tout  inté- 
rieure, est  étroitement  circonscrite  à  eux.  Et  ce  qu'ils 
exposent  ou  ce  qu'ils  étalent  uniquement  d'eux,  ce 
n'est  pas,  "naturellement,  ce  qui  fait  qu'ils  ressemblent 
à  nous,  ((  la  forme  de  l'humaine  condition  »,  mais, 
tout  au  contraire,  c'est  ce  qu'ils  croient  avoir  décou- 
vert en  eux  d'original  et  d'unique.  «  Je  ne  suis  fait 
comme  aucun  de  ceuxque  j'ai  vus;  j'ose  croire  n'être 
fait  comme  aucun  de  ceux  qui  existent.  »  C'est  la 
première  phrase  des  Confessions  de  Rousseau.  Elle 
pourrait  servir  d'épigraphe  à  tous  les  romans  dont 
nous  venons  de  rappeler  les  titres.  C'est  également 
la  devise  que  l'on  pourrait  inscrire  au  frontispice 
d'indiana,  de  Volupté,  de  la  Confession  d'un  Enfant 
du  Siècle. 

Mais,  déjà,  sous  l'influence  de  Walter  Scott  et  de 
Manzoni,  dont  les  Fiancés  demeurent  sans  doute  un 
des  chefs-d'œuvre  du  genre,  le  romantisme  épiqii(> 
ou  narratif  cherchait  une  expression  plus  objective 
de  lui  môme  dans  la  ((  résurrection  du  passé  »;  et  le 
succès  du  roman  historique  avait  commencé  de  con- 
trarier le  développement  du  roman  personnel.  Rien 
de  plus  naturel  en  Allemagne  et  en  Italie,  où  l'on 
sentait  bien  qu'on  dépit  du  cosmopolitisme  de  Gœthe, 
il  n'y  avait  de  véritable  liberté  pour  l'individu  ((u'aii 
sein  d'une  «  patrie  »  commune.  Et  de  là  les  romans 
de  Novalis  ou  d'Achim  d'Arnira,  Henri  d'Ofterdingen 
et  les  Gardiens  de  la  Couronne,  ceux  de  Massimo 
d'Azeglio  ou  de  Domenico  Guerazzi  :  Etlore  Fiera- 
viosca  et  Béatrice  Cenci.  C'était,  en  Italie,  disent  les 


LA    LITTÉRATURE    EUROPÉENNE   AU    XIX*   SIÈCLE.      271 

historiens  de  la  littérature  italienne,  «  autant  d'instru- 
ments d'agitation  ou  de  lutte  contre  l'étranger  ))  ;  et, 
en  Allemagne,  c'était  l'évocation  de  ce  passé  féodal 
qui,  de  leurs  divisions  de  l'heure  présente,  reportait 
les  Allemands  au  souvenir  de  leur  antique  unité.  Il 
y  avait  bien  aussi  quelque  chose  de  ce  patriotisme 
local  dans  la  complaisance  de  Walter  Scott  pour  les 
«  sujets  »  écossais  :  Waverley,  Itob  Roy,  les  Puritains 
d'Ecosse,  la  Prison  d'Edimbourg,  mais  l'intention  en 
était  déjà  plus  désintéressée.  Elle  l'était  presque 
également  dans  le  Cinq-Mars  d'Alfred  de  Vign3% 
dans  le  Charles IX àe.  Prosper  Mérimée,  dans  la  Notre- 
Dame  de  Paris  de  Victor  Hugo.  Les  uns  et  les  autres, 
c'était  bien  pour  lui-même,  par  goût  et  par  amour 
de  la  ((  couleur  locale  »  qu'ils  faisaient  ainsi  revivre 
le  passé.  Pareillement  Edward  Bulwer  Lytton  dans 
le  Dernier  des  Barons.  Et  les  uns  et  les  autres,  sans 
le  savoir,  —  à  l'exception  de  Mérimée  peut  être,  — 
ils  préparaient  ainsi  la  fortune  du  roman  «  réaliste  ». 
Car,  le  présent  serait  un  jour  du  «  passé  ))  pour 
quelqu'un,  et  tant  de  détails,  qu'on  avait  jusqu'alors 
exclus  du  roman  sous  prétexte  de  vulgarité,  s'ils 
étaient  cependant  nécessaires  dans  un  récit  du  temps 
de  Charles  IX  ou  de  Warwick,  comment  ou  pourquoi 
ne  le  seraient  ils  pas,  ou  le  seraient-ils  moins,  dans 
un  roman  du  temps  de  Louis-Philippe  ou  de  la  reine 
Victoria?  C'est  ce  que  personne  n'a  mieux  vu  que 
notre  Balzac,  et  la  transition  du  roman  historique  au 
roman  réaliste  ne  s'aperçoit  pas  seulement,  elle  se 
laisse  comme  toucher  au  doigt  dans  quelques-uns 
de  ses  plus  beaux  romans  :  Les  Chouans,  par  exemple, 
ou  Une  ténébreuse  affaire. 


272  ÉTUDES   CRITIQUES. 

C'est  tout  un  livre  quil  faudrait  écrire,  et  un  gros 
livre,  si  l'on  voulait  retracer  l'évolution  du  roman 
réaliste,  —  ou  du  roman  de  mœurs,  pour  l'appeler 
d'un  nom  plus  général;  —  et  nous  voulons  désigner 
par  là  l'espèce  de  roman  qui  se  propose  d'être  6n  tout 
temps  l'histoire  de  la  vie  contemporaine.  «  L'histoire, 
a  t  on  dit,  est  du  roman  qui  a  été,  le  roman  est  de 
l'histoire  qui  aurait  pu  être.  »  Ce  n'est  pas  assez  dire  : 
le  roman  de  Balzac,  de  Flaubert,  des  Concourt,  de 
Zola,  de  Daudet,  de  Maupassant  en  France;  le  roman 
de  Thackeray,  de  Dickens,  de  Charlotte  l'rontë,  de 
Mrs  Gaskell,  de  George  Eliot  en  Angleterre;  et  le 
roman  enfin  de  Gogol,  de  Tourguenef,  de  Dostoïevsky, 
de  Tolstoï  en  Russie,  ne  s'est  pas  contenté  de  pouvoir 
être  de  l'histoire;  il  en  a  été,  à  son  heure,  il  s'est 
proposé  d'en  être;  et  dès  à  présent,  on  peut  bien 
affirmer  que  nulle  part  l'historien  de  l'avenir  ne 
trouvera,  sur  la  structure  intime  de  la  société  con- 
temporaine, de  plus  nombreux  et  de  plus  curieux 
documents.  On  remarquera  que  nous  ne  disons  pas 
de  plus  authentiques  ni  de  plus  fidèles!  Il  faudra  dis- 
tinguer. Tant  d'écrivains,  si  différents  de  race,  d'édu- 
cation, de  talent,  n'ont  pas  vu  ni  pu  voir  la  réalité  du 
même  œil,  l'ont  déformée  sans  doute,  celui-ci  dans 
un  sens,  celui-là  dans  un  autre,  et  aucun  d'eux  n'en 
a  égale  l'infinie  complexité.  Il  y  aura  toujours  dans 
la  réalité  plus  de  choses  que  n'en  saurait  saisir  ou 
fixer  l'art  d'un  seul  homme.  C'est  ainsi  que  tout  ce 
qui  s'appelle  du  nom  d'élégance  ou  do  distinction  a 
généralement  échap|)é  au  nalnralismc.  et  les  «  du- 
chesses »  de  Balzac  ne  niaiii|nrnl  de  rien  lanl  (|iio 
d'ai'isluiTalie.   Chose    phis   (•(lange!    il    est   sounciiI 


LA   LITTÉRATURE   EUROPEENNE   AU    XIX''  SIÈCLE.     273 

arrivé  que  le  «  naturel  »  fit  absolument  défaut  dans 
le  «  naturalisme  »,  et  par  conséquent  l'aisance,  la 
facilité,  la  grâce.  Avec  cela,  si  le  naturalisme  anglais, 
français  ou  russe,  ne  laisse  pas  d'avoir  quelques  traits 
de  communs,  —  et  ce  sont  les  plus  essentiels,  sinon 
toujours  les  plus  apparents,  —  il  ne  laisse  pas  aussi 
d'en  avoir  d'assez  différents.  Le  naturalisme  français 
a  traité  d'un  peu  haut  ses  modèles,  avec  dureté  sou- 
vent, et  des  préoccupations  d'art  l'ont  détourné  plus 
d'une  fois  de  l'exacte  imitation  de  la  réalité.  Il  a 
«  corrigé  ))  ce  qu'il  copiait,  et  généralement  c'a  été 
pour  l'enlaidir.  Le  naturalisme  anglais,  débordant 
d'intentions  morales  et  humanitaires,  chez  Dickens, 
chez  George  Eliot,  et  même  chez  Thackeray,  a  sou- 
vent confondu  l'art  avec  la  morale,  et  n'a  point  tou- 
jours suffisamment  compensé  cette  disposition  pré- 
dicante  par  sa  tendance  native  à  la  caricature.  Et  le 
naturalisme  russe,  ironique  chez  Gogol,  morbide  et 
révolutionnaire  chez  Dostoïevsky,  est  devenu  mys- 
tique et  humanitaire  chez  Tolstoï.  Il  s'est  aussi  trop 
facilement  complu  aux  moyens  du  mélodrame  et  du 
roman-feuilleton.  Et,  nécessairement,  la  réalité  s'en  est 
trouvée,  comme  nous  le  disions,  déformée  d'autant. 
Mais  il  n'en  demeure  pas  moins  vrai  que,  de  toutes 
les  formes  de  la  littérature,  ou  peut  être  de  l'art,  — 
et  de  même  qu'aucune  n'avait  été  plus  caractéristique 
de  la  première  moitié  du  xix"  siècle  que  la  poésie 
lyrique,  —  ainsi  le  roman  naturaliste  aura,  dans  la 
seconde,  été  la  plus  significative.  Il  y  a  des  chances 
pour  que  le  roman  naturaliste  soit  un  jour,  dans 
l'histoire  de  la  civilisation  moderne,  quelque  chose 
d'aussi  considérable  que  la  peinture  hollandaise,  avec 


274  ÉTUDES   CRITIQUES. 

laijucllc,  chemin  faisant,  on  aura  vu  qu'il  offrait  plus 
d'une  ressemblance.  D  autres  auront  été  nos  Floren- 
tins ou  nos  Vénitiens;  les  Balzac  et  les  Flaubert,  les 
Dickens  et  les  Eliot,  les  Tolstoï  et  les  Dostoïevsky, 
seront  nos  Frans  Hais,  nos  Mieris  ou  nos  Terburg,  et 
même  nos  Rembrandt. 

Mais  l'imitation  de  la  nature,  qui  est  sans  doute  le 
commencement  de  l'art,  n'en  saurait  être  le  terme, 
ni  peut-être  le  principal  objet,  puisqu'on  sait  bien 
qu'il  y  a  des  arts  qui  ne  sont  point  d'imitation.  C'est 
pourquoi  le  roman  naturaliste,  après  avoir  un  moment 
triomphé  de  toutes  les  espèces  de  romans  qui  lui 
avaient  fait  concurrence,  n'a  pu  cependant  les  étouffer, 
ni  les  empêcher  par  conséquent  de  renaître.  Au  sur- 
plus, en  quelque  genre  qu'il  se  soit  une  fois  produit 
des  œuvres  maîtresses,  elles  font  partie  de  l'histoire 
de  l'art,  sinon  de  la  nature  même;  elles  vivent  comme 
«  modèles»;  et  il  se  trouve  toujours  quelqu'un  pour 
essayer  de  les  reproduire.  Ni  le  roman  historique,  ni 
surtout  le  roman  «  personnel  »  ne  sont  donc  morts 
du  triomphe  du  naturalisme,  et,  l'oserons-nous  dire, 
en  parlant  d'un  vivant?  le  Mariage  de  Loti  ou  le 
Roman  d'un  Spalii  ne  sont  pas  au-dessous  d'Atala. 
Dans  ce  genre  du  roman  personnel,  on  rapprochera 
des  romans  de  Loti  ceux  de  M.  Gabriel  d'Annunzio  : 
VEnfa^it  de  Volupté,  Vlnnocent,  le  Triomphe  de.  la 
Mort.  Et  la  fortune  du  roman  naturaliste  n'a  pas 
non  plus  entièrement  prévalu  contre  celle  du  roman 
psychologique,  tel  que  l'ont  conçu  et  traité  George 
Saiid  elle-même,  Octave  Feuillet,  Victor  Cherbuliez, 
ch(!Z  nous,  George  Eliot  aussi,  Mcrcdith  en  Angle- 
terre; et,  plus  près  de  nous,  sous  une  inlluencc  où 


LA    LITTKRATURE    ECROPftP.NNF,    AU    XIX"   SIÈCLE.      27o 

Dalzac  et  Stendhal  paraissent  avoir  également  cuii- 
couru,  M.  Paul  Bourget,  raiiteur  de  Mensonges,  du 
Disciple  et  à' Un  cœur  de  femme.  On  conçoit  d'ailleurs 
aisément  qu'il  ne  soit  difficile  ni  au  roman  natura- 
liste d'être  en  même  temps  psychologique  [et  c'est  le 
cas  de  Middlemarch  ou  de  Daniel  Deronda],  ni  au 
roman  psychologique  d'être  en  même  temps  natura- 
liste [et  c'est  le  cas  au  moins  des  premiers  romans  de 
M.  Paul  Bourget].  L'observation  naturaliste  va  du 
dehors  en  dedans,  l'observation  psychologique  du 
dedans  en  dehors.  L'une  s'attache  ou  s'arrête  à  ce 
qui  se  voit,  et  l'autre  essaie  de  saisir  et  de  préciser  ce 
qui  ne  se  voit  pas.  Le  naturaliste  s'intéresse  aux  actes, 
le  psychologue  aux  mobiles  des  actes.  Ajoutons  que 
le  premier  s'intéresse  plutôt  aux  cas  généraux  ou 
typiques,  et  le  second  aux  cas  singuliers  ou  rares. 
Mais,  que  l'on  étudie  les  actions  des  hommes  dans 
leurs  effets,  comme  le  naturaliste,  ou  dans  leurs 
causes,  comme  le  psychologue,  il  faut  toujours  bien 
que  l'on  finisse  par  se  rencontrer,  et  ce  terrain  où 
l'on  se  rencontre  est  proprement  le  domaine  du 
roman  psychologique. 

On  a  fait  cependant  un  pas  encore,  depuis  quelques 
années.  «  Tout  fait,  écrivait  Emerson,  a,  par  un  de 
ses  côtés,  rapport  à  la  sensation,  et,  par  l'autre,  à  la 
morale.  »  C'est  ce  que  les  romanciers  ont  compris,  et 
de  là,  l'invasion  des  questions  morales  dans  le  roman. 
Il  est  curieux,  à  ce  propos,  d'observer  la  part  que  les 
femmes  ont  prise  à  cette  transformation.  Mme  de 
Staël  avait  commencé,  si  du  moins  on  ne  saurait  nier 
que  Delphine  et  Corinne  soient  ce  que  nous  appel- 
lerions aujourd'hui  des  romans  «  féministes  ».  George 


276  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Saiid  l'a  suivie,  en  qui  la  critique  russe  est  unanime 
à  reconnaître  l'inspiratrice  de  la  «  religion  de  la  souf- 
france humaine  »  :  je  parle  ici  de  l'élève  de  Lamennais, 
de  Pierre  Leroux,  de  Michel  de  Bourges.  Charlotte 
Brontë,  George  Eliot,  Elisabeth  Gaskell,  sont  venues 
à  leur  tour,  avec  Jane  Eyre,  Marij  Barton,  Daniel 
Deronda;  et  je  ne  dis  rien  de  Mrs  Beechcr  Stowe  ou 
de  Miss  Cummins.  Aujourd'hui,  c'est  Mrs  Humphry 
Ward,  qui,  dans  son  Robert  Ehmere,  dans  son  David 
Grieve,  dans  sa  Marcella,  ne  craint  pas  d'aborder 
les  plus  graves  problèmes  de  l'heure  présente.  Citons 
à  côté  d'elle  Miss  Olive  Schreiner,  et,  en  Italie, 
Mme  Mathilde  Serao,  ou  encore,  en  Espagne, 
Mme  Émilia  Pardo  Bazan.  En  vérité,  ne  pourrait-on 
pas  dire  qu'avec  leur  superbe  et  inconscient  dédain 
des  théories  littéraires,  ou  plus  généralement  de  tout 
ce  que  les  mandarins  d'Occident  enveloppent  sous  le 
nom  de  «  secrets  de  l'art  »,  mais  surtout  grâce  à  la 
pitié  dont  leur  sexe  s'émeut  au  spectacle  des  misères 
humaines,  ce  sont  les  femmes  —  femmes  d'Angle- 
terre, femmes  de  France,  femmes  d'Italie,  femmes 
aussi  du  Nord  Scandinave,  —  qui  ont  révélé  au  roman 
naturaliste  sa  portée  sociale?  L'examen  un  peu  appro- 
fondi des  questions  sociales  semble  encore  incompa- 
tible avec  les  exigences  de  l'art,  mais  nous  ne  doutons 
pas  qu'on  ne  puisse  finir  un  jour  par  les  concilier, 
puisque  déjà  quelques-unes  d'entre  elles  y  ont  presque 
réussi.  Et  soyons  sûrs  que,  cette  tendance  étant  d'ac- 
cord avec  les  tendances  du  siècle  qui  finit,  et  qui  hono- 
rent singulièrement  sa  fin,  on  ne  peut  ni  donner  aux 
romanciers  un  meilleur  conseil  que  d'y  persévérer,  ni 
d'ailleurs  un  conseil  qui  leur  soit  plus  agréable. 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU    XIX«  SIÈCLE.     277 

On  peut  également  le  donner  aux  derniers  «  litté- 
rateurs »  dont  il  nous  reste  quelques  mots  à  dire,  et 
ce  sont  les  orateurs.  Au  barreau,  à  la  tribune,  dans 
la  chaire  chrétienne,  lEurope  moderne  en  a  connu  de 
très  grands,  et  parmi  ces  derniers,  je  ne  crois  pas 
qu'aucun  Anglais  m'en  démente,  si  je  mets  à  part  et 
au-dessus  des  autres  le  cardinal  New  ma  n.  Mais  je  ne 
sais  comment  il  se  fait  que,  de  tant  d'orateurs,  on 
n'en  trouve  qu'un  bien  petit  nombre  qui  soutiennent 
l'épreuve  de  la  lecture;  et  on  ne  pourrait  mieux  com- 
prendre qu'en  essayant  de  relire  aujourd'hui  les  dis- 
cours les  plus  vantés  d'un  Lacordaire  ou  d'un  Berryer, 
ce  qu'il  y  a  de  physique  et,  si  je  l'ose  dire,  de  cir- 
constanciel dans  l'éloquence.  Il  y  a  plus  de  fond,  et 
surtout  d'émotion  communicative,  dans  quelques-uns 
deceuxdeMontalembert.  Villemain  a  beaucoup  loué, 
dans  le  temps,  ceux  de  lord  Ghatham,  et  Macaulay 
ceux  de  Sheridan  ou  de  Burke,  mais  ils  appartiennent 
tous  les  trois  au  dernier  siècle.  Les  discours  de  Glad- 
stone et  de  Disraeli,  —  lesquels  furent  cependant  des 
professionnels  de  lettres  —  ne  sont  guère  divertissants 
à  lire.  L'historien  qui  compulsera  ceux  du  comte  de 
Gavour  ou  du  prince  de  Bismarck  n'y  cherchera  point 
de  beautés  littéraires.  Oserai-je  ajouter  que  les  «  décla- 
mations »  de  don  Emilio  Gastelar,  qui  étincellent  de 
ce  genre  de  beautés,  suffiraient  à  nous  dégoûter  d'une 
pareille  recherche?  On  ne  voit  nulle  part  mieux  que 
dans  la  collection  de  ces  Discours  ce  qu'il  y  a  de  con- 
tradictoire entre  les  sonorités  creuses  d'une  certaine 
éloquence,  très  musicale  d'ailleurs,  et  les  exigences 
pratiques,  ou  réalistes,  pour  ainsi  parler,  de  la  poli- 
tique moderne. 


278  ÉTUDES  CRITIQUES. 

C'est  la  grande  rai^^on  qui  a  dépossédé  l'éloquence 
de  son  ancien  empire,  et  qui  Ta  comme  dépouillée 
de  sa  valeur  littéraire.  On  notera  du  reste,  à  ce  sujet, 
que  l'éloquence  a  toujours  été  rare,  —  presque  aussi 
rare  ou  plus  rare  que  Fa  poésie,  disait  déjà  Cicéron 
dans  son  De  Oralore,  —  et  nous  en  trouvons  une 
preuve  dans  ce  fait  que  chez  nous,  en  France,  où 
pourtant  la  tendance  de  la  littérature  a  été  si  long- 
temps ((  oratoire  »,  c'est  à  peine  si,  de  tant  d'orateurs 
qui  ont  porté  la  parole  du  haut  de  la  chaire  chré- 
tienne, nous  en  avons  retenu  jusqu'à  trois  :  Bossuet, 
Bourdaloue,  Massillon.  Telle  est  aussi  bien  la  destinée 
de  quelques  genres  dont  les  titres  et  l'utilité  sont,  à 
vrai  dire,  indépendants  de  leur  valeur  littéraire.  Ni 
on  ne  prêche,  ni  on  ne  plaide,  ni  on  ne  prononce  un 
discours  politique  à  dessein  de  faire  de  la  «  littéra- 
ture ».  La  préoccupation  d'art  est  là  tout  à  fait  secon- 
daire, accessoire  même,  et  le  grand  reproche  qu'avec 
et  après  Nisard  on  fasse  chez  nous  à  Massillon,  c'est 
précisément  que  cette  préoccupation,  trop  visible 
dans  ses  Sermons,  les  gâte.  Fléchier,  chez  lequel  elle 
est  tout  à  fait  apparente,  n'est  absolument  qu'un 
rhéteur.  C'est  qu'aussi  bien,  le  souci  de  plaire,  qui 
est  inséparable  du  dessein  littéraire,  serait  dé|)lacé 
dans  la  chaire  chrétienne,  inconvenant  et  profane. 
Il  ne  l'est  guère  moins  à  la  tribune  ou  au  barreau, 
quoique  d'une  autre  manière  et  pour  d'autres  motifs. 
Ni  les  prétoires  ni  les  Chambres  ne  sont  des  Aca 
démies,  et  le  langage  y  dépend  des  nécessités  de  l'ac- 
tion. C'est  encore  un  motif  qui  explicpie,  non  pas 
précisément  la  décadence,  mais  la  ((  dénaliiration  » 
de  runcicnnc  éloquence.   D'un  art   qu'elle   était  au 


LA   LITTÉRATURE   EURO!'i:i:.\.\E    AL'    MX'"   S:i;CLr..      279 

commencement  du  siècle,  elle  est  devenue  une  arme, 
et  la  vraie  beauté  d'une  arme  n'est  pas  dans  sa 
richesse  ou  dans  son  élégance,  mais  dans  la  qualité 
de  sa  trempe  ou  la  longueur  de  sa  portée.  Et  dira-t  on, 
par  hasard,  qu'il  en  était  ainsi  chez  les  anciens,  où, 
l'éloquence  étant  bien  plus  que  chez  nous  maîtresse 
des  affaires,  cela  n'a  point  cependant  empêché  les 
Démosthène  et  les  Cicéron  d'égaler  en  réputation  lit- 
téraire les  Thucydide  et  les  Lucrèce?  Mais  nous  nous 
contenterons  de  répondre  comme  pour  nos  grands 
prédicateurs  :  «  Combien  y  a-t-il  eu  de  Cicérons  ou 
de  Démosthènes?  »  Et  les  anciens  n'avaient,  d'autre 
part,  ni  l'imprimerie,  ni  la  presse,  ni  le  livre,  —  ni 
le  journal. 

De  même  qu'en  effet,  tout  ce  que  le  théâtre  a  perdu 
de  notre  temps,  ce  n'est  pas  assez  de  dire  que  le 
roman  l'a  gagné,  mais  il  faut  dire  que  le  théâtre  l'a 
perdu  précisément  parce  que  le  roman  le  gagnait, 
ainsi  l'éloquence  a  perdu  de  son  pouvoir,  de  son 
crédit,  de  son  action  tout  ce  que  gagnait  le  journal. 
Or,  et  encore  une  fois,  à  moins  dune  rencontre  quasi 
miraculeuse,  il  y  a  rarement  place,  dans  le  dévelop- 
pement d'une  grande  littérature,  pour  tous  les  genres 
ensemble.  L'éloquence  ne  crée  plus  aujourd'hui, 
comme  jadis,  de  «  mouvements  d'opinion  »,  et  le 
journalisme  l'a  réduite  à  ne  pouvoir  plus  que  décider 
des  résolutions.  Un  orateur  peut  encore  exciter  ou 
remuer  des  passions;  il  ne  peut  pas  les  «  entretenir  », 
et  ce  rôle  est  celui  de  la  presse.  Dans  ces  conditions, 
et  tout  en  conservant  des  occasions  de  s'exercer,  l'élo- 
quence a  perdu  un  peu  de  cette  universelle  faveur, 
sans  la  complicité  de  laquelle  aucun  genre  littéraire 


280  ÉTUDES   CRITIQUES. 

ne  donne  tout  ce  que  comporterait  sa  vraie  définition. 
C'est  le  journaliste  qui  est  de  nos  jours  l'orateur,  et 
l'on  voit  bien  ce  que  l'éloquence  a  perdu  à  cette  trans- 
formation, mais  de  savoir  et  de  dire  ce  que  la  littéra- 
ture y  a  gagné,  c'est  une  autre  question.  Nous  nous 
félicitons  de  n'avoir  pas  à  la  traiter  ici. 

III 

l'orientation   des   tendances. 

De  ces  indications  sommaires,  et  surtout  incom- 
plètes, pouvons-nous  dégager  quelques  vues  d'avenir, 
sans  nous  donner  le  ridicule  de  prophétiser?  «  Il  faut 
désormais  avoir  l'esprit  européen  »,  écrivait  Mme  de 
Staël,  voici  tantôt  cent  ans  :  elle  dirait  aujourd'hui 
qu'il  faut  l'avoir  «  mondial  ».  Si  ce  n'était  sans  doute 
qu'un  rêve,  est-il  à  la  veille  de  se  réaliser,  et  souhai- 
terons nous  qu'il  se  réalise?  Toute  considération  d'un 
autre  ordre  mise  à  part,  souhailcrons-nous  que  la 
((  littérature  »,  dans  son  intérêt  même,  dans  l'intérêt 
de  son  développement,  tâche  à  se  dépouiller  de  ce 
qu'elle  a  encore  de  français  en  France,  d'anglais  en 
Angleterre?  et,  au  cours  du  siècle  qui  s'achève,  quels 
progrès  a-t-elle  faits  dans  ce  sens? 

On  pourrait  presque  nier  qu'elle  en  ait  fait  aucun, 
si  le  même  siècle  qui  semble,  à  de  certains  égards, 
avoir  été  le  siècle  du  cosmopolitisme,  aura  été  le  siècle 
des  nationalités.  Je  ne  parle  toujours,  on  l'entend 
bien,  ([n'au  ]>niiit  de  vue  de  la  «  littérature  ».  Le 
romantisme,  —  en  tant  que  réaction  contre  le  classi- 
cisme et  l'humanisme  de  la  renaissance  italienne,  — ■ 


LA   LITTÉRATURE    EUROPÉENNE   AU    XL\*  SIÈCLE.      281 

s'est  caractérisé,  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  plus 
particulièrement,  comme  un  retour  au  moyen  âge,  et, 
par  delà  le  mojen  âge,  aux  origines,  ou  du  moins  à 
ce  que  l'on  croyait  les  plus  lointaines  origines  de  la 
race  :  il  suffît,  à  ce  propos,  de  rappeler  le  succès  des 
Anciennes  Ballades  de  Percy,  celui  dé  l'Ossiaw  de  Mac- 
pherson,  et  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  renais- 
sance des  Nibelungen.  Lesérudits  sont  venus  ensuite, 
un  Jacob  Grimm  ou  un  Lachmann,  qui,  parmi 
cette  recherche  ou  cette  curiosité  des  origines,  ont 
essayé  de  définir  en  soi  la  «  mentalité  »  germanique 
ou  anglo-saxonne,  et,  naturellement,  pour  la  définir, 
n'en  ont  retenu  que  les  traits  les  plus  originaux.  Les 
nôtres,  de  leur  côté,  faisaient  le  même  travail.  Mais, 
érudits  ou  critiques,  ils  étaient  plus  embarrassés.  Car, 
pour  des  Anglais,  sacrifier  Congreve  et  Wicberloy, 
Pope  et  Dryden,  à  Shakspeare,  à  Spcnser,  à  Cliauccr, 
c'était  premièrement  faire  justice;  et  c'était,  en  second 
lieu,  secouer  l'influence  étrangère.  Pareillement,  pour 
des  Allemands,  retourner  à  leur  moyen  âge,  c'était 
libérer  ou  épurer  le  génie  national  de  ce  que  tant  de 
mélanges  y  avaient  introduit  d'étranger.  xMais  nous, 
Français,  nous  ne  pouvions  pas  estimer  les  Mystères 
au-dessus  de  la  tragédie  de  Racine,  ou  préférer  à 
Molière  l'auteur  anonyme  de  la  Farce  de  Paihelin  ;  et, 
au  contraire,  de  rompre  avec  le  classicisme,  les  mieux 
informés,  comme  Sainte-Beuve,  se  rendaient  compte 
qu'en  somme,  c'était  rompre  avec  les  traditions  qui 
jadis  avaient  assuré  le  règne  européen  de  la  littéra- 
ture française.  C'est  pourquoi,  tandis  que  nous  hési- 
tions, et  que  nous  flottions,  pour  ainsi  parler,  de 
Malherbe  à  Ronsard  et  de  Ronsard  à  la  Chanson  de 


282  ÉTCDES   CRITIQUES. 

Roland,  les  littératures  étrangères,  —  l'allemande, 
l'anglaise,  l'italienne  même,  qui,  par  delà  le  siècle 
des  humanistes,  pouvait  remonter  jusqu'au  siècle 
de  Dante,  —  se  «  nationalisaient  »  tous  les  jours 
davantage.  On  se  repliait,  on  se  concentrait  sur  soi- 
même.  Autorisée  par  les  conclusions  des  érudits,  des 
philologues,  des  grammairiens,  la  critique  enseignait 
que  la  «  littérature  »,  étant  l'expression  de  ce  qu'il  y 
a  de  plus  intime  dans  le  génie  des  grands  peuples,  un 
grand  peuple  y  devait  donc  demeurer  plus  étroite- 
mont  attaché  qu'à  pas  un  de  ses  souvenirs  ou  à  pas 
une  de  ses  traditions.  Sa  littérature  était  sa  cons- 
cience. «  Le  roi  Shakspcare,  comme  disait  Carlyle, 
était  le  lien  du  Saxonnat.  »  C'était  lui,  de  New  York 
à  Paramatta,  qui  maintenait  l'Anglais  dans  sa  men- 
talité. Et,  pour  cette  raison,  ses  défauts  eux  mêmes, 
s'il  en  a,  —  je  veux  dire  Shakspeare,  —  devenant 
autant  de  qualités,  la  première  des  vertus  qu'on  exi- 
geait d'un  écrivain  anglais  ou  allemand,  ce  n'était 
plus  de  bien  écrire  et  de  bien  penser,  mais  de  penser 
d'une  manière  vraiment  «  germanique  »  ou  «  anglo- 
saxonne  ».  Et  qu'était  ce  que  penser  d'une  manière 
vraiment  anglo-saxonne  ou  germ.mique?  Les  vicissi- 
tudes de  l'iiistoire  avaient  fait  qu'au  dél)nt  de  notre 
siècle,  c'était  penser  de  la  manière  la  moins  française 
[)Ossiblc,  —  et,  plus  généralement,  de  la  manière  la 
moins  latine. 

Une  autre  cause  n'a  pas  moins  contribué  à  déve- 
lopper cet  esprit  de  u  nationalisme  »;  et  c'est  celle 
dont  on  ne  voit  nulle  pcft-t  mieux  rinfluence  que  dans 
l'histoire  de  la  littérature  italienne  contcmi)oraine. 
De  1796  à  18(J0,  ou  même  à  1870,  ce  que  les  ItaHens 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU    X1X°   SIÈCLE.     283 

ont  exigé  de  leurs  écrivains  —  et  je  ne  dis  pas  de  leurs 
publicistes,  ou  de  leurs  orateurs,  ou  de  leurs  journa- 
listes, mais  je  dis  de  leurs  poètes  ou  de  leurs  roman- 
ciers —  ça  été  à  peu  près  uniquement  de  se  consacrer 
au  Risorgimento .  J'ouvre  au  hasard  une  histoire  de  la 
littérature,  et  j'y  cherche  quel  est  aux  yeux  de  la 
critique  italienne  le  grand  titre  de  gloire  d'Ugo  Fos- 
colo  :  c'est,  en  écrivant  son  poème  fameux  des  Tom- 
beaux (/  Sepolcri),  d'avoir  éveillé,  dans  l'âme 
somnolente  des  Italiens  de  1806,  le  ressouvenir  de 
leurs  morts- illustres,  et  ainsi  travaillé  à  la  régéné- 
ration nationale.  Tournons  la  page  :  connaissez-vous 
G.  Giusti?  Sa  gloire,  qu'on  entretient  dans  les  écoles, 
est  d'avoir  fait  de  la  satire,  un  mezzo  di  comballi- 
mento  contro  le  signorie  italiane  e  l'oppressione  stra- 
niera,  de  même  que  le  principal  mérite  de  Gabriel 
Rossetti  est  d'avoir  travaillé  par  ses  chants  à  l'indé- 
pendance et  à  la  liberté  de  l'Italie.  Pareillement, 
quelle  est  la  valeur  des  romans  historiques  de 
Massimo  d'Azeglio,  de  son  Etlore  Fieramosca  ou  de 
son  Niccolô  deLapi?  Ils  ont  renouvelé  dans  la 
mémoire  des  Italiens  le  souvenir  de  deux  glorieux 
faits  d'armes.  Et  de  ceux  de  Domenico  Guerrazzi? 
Furono  strumenti  d'agitazione  e  di  combaltimenio 
contro  gli  stranieri;  voilà  ce  qu'il  faut  penser  de  sa 
Battaglia  di  Benevento  ou  de  son  Assedio  di  Fivenze. 
Mais  encore,  que  nous  dira-t-on  du  théâtre,  et,  par 
exemple,  des  tragédies  d'Eduardo  Fabbri!  On  nous 
en  dira  qu'elles  sont  pleines  «  d'ardeur  patriotique  », 
et  que  d'ailleurs  Fabbri  «  a  pris  sa  part  de  tous  les 
mouvements  politiques  qui  ont  eu  lieu  de  4815  à 
1849  ».  Et  si  nous  sommes  curieux  de  savoir  quel  est 


284  ÉTUDES   CRITIQUES. 

le  solitle-fondcment  do  la  réputation  de  Giambattista 
Niccolini,  c'est  que  dans  son  théâtre  :  Si  fece  bandi- 
torc  di  politica  unitaria  e  antipapalc.  On  le  voit,  c'est 
un  parti  pris,  c'est  un  système,  ou  plutôt  et  mieux 
encore,  c'est  là  reconnaissance  de  ce  -que  la  «  littéra- 
ture» italienne  a  fait  pour  la  grandeur,  pour  la  gloire, 
pour  la  continuité  de  la  patrie.  La  littérature  italienne 
a  maintenu,  sous  la  domination  étrangère,  ce  que 
l'on  pourrait  appeler  l'identité  de  l'àme  italienne.  Et 
on  pense  bien  qu'elle  ne  l'a  point  fait,  malgré  les 
apparences,  en  se  mettant  à  la  remorque  des  littéra- 
tures étrangères,  mais  au  contraire,  et  plutôt,  en  se 
retranchant  les  communications  qu'elle  avait  entre- 
tenues depuis  quatre  ou  cinq  cents  ans  avec  elles. 

On  peut  aller  plus  loin  encore;  et,  en  effet,  dans  la 
seconde  moitié  de  ce  siècle,  ne  semble-t-il  pas  que  la 
«  littérature)) ait  intell(!ctucllement  créé  la  nationalité 
({  Scandinave  »?  Suédois,  Norvégiens  et  Danois,  sans 
doute,  il  leur  a  paru  que  la  littérature  «européenne  )), 
allemande  ou  française,  italienne  ou  ang-laise , 
n'exprimait  que  très  imparfaitement  ce  qu'ils 
sentaient  s'ag'iter  en  eux  de  particulièrement  «  Scan- 
dinave )).  Les  Ibsen  et  les  Biurnson  avaient  quelque 
chose  à  dire  qu'ils  estimaient  que  les  George  Sand  ou 
les  Dickens  n'avaient  point  dit.  Ils  l'ont  voulu  dire, 
ils  l'ont  dit:  leurs  compatriotes  se  sont  reconnus  dans 
la  manière  dont  ils  le  disaionl.  Avertis  do  leurs  ([ua- 
lib'-s  nationales,  ils  se  sont  oITorcos  de  les  dégager  dp 
tout  alliage  exotiffuo,  et  dans  la  mesure  où  ils  y  ont 
réussi,  c'est  dans  cette  mesure  qu'il  existe  une  iittéra- 
tui'o,  et,  ((  intolleclnellomont  )),  une  mentalité  ou  une 
nationalité  Scandinave.  On  en  peut  dire  autant,  je 


LA   LITTÉRATURK   EUROPEENNE   AU    XIX''   SIÈCLE.      28S 

crois,  de  la  littérature  ou  de  la  nationalité  russe;  et, 
sans  exagération,  il  est  permis  d'ajouter,  qu'en  ce  sens, 
les  Pierre  le  Grand  et  les  Catherine  n'ont  pas  fait 
plus  pour  la  Russie  que  les  Tolstoï  et  les  Dostoïevsky. 
Mais  ces  motifs  sont-ils  suffisants  pour  nous  faire 
douter  de  1'  a  européanisation  »  de  la  culture,  et,  si 
puissants  qu'ils  soient,  dautres  motifs  ne  les  contre- 
balancent-ils point,  qui  seraient  capables  de  remporter 
un  jour?  «  Il  est  vrai,  dira  ton,  que  les  littératures 
nationales  ont  essayé  dans  ce  siècle  de  se  concentrer 
sur  elles-mêmes  et  de  diriger  leur  développement 
dans  le  sens  de  leurs  traditions,  mais  cela  même 
n'est-il  pas  une  preuve  de  leur  pénétration  réciproque 
et  de  la  crainte  qu'elles  ont  ressentie  de  perdre  ainsi 
les  plus  originales  de  leurs  qualités  natives?  Elles 
ont  cherché  précisément  dans  l'exagération  de  leur 
nationalisme  un  moyen  de  résister  et  comme  de  se 
raidir  contre  la  tendance  qui  les  entraînait  au  cosmo- 
politisme. Mais  un  drame  d'Ibsen  difîère-t-il  autant 
qu'on  le  dit  d'un  roman  de  Tolstoï,  Un  ennemi  du 
peuple  de  la  Sonate  à  Kreutzer^  et  les  romans  de 
Dickens  n'ont  ils  pas  trouvé  presque  autant  de 
lecteurs  à  Paris  que  ceux  de  M.  Paul  Bourget  ou  de 
Pierre  Loti  à  New  York?  D'un  autre  côté,  la  meilleure 
histoire  que  l'on  ait  de  la  Renaissance  italienne  est 
d'un  Anglais,  John  Addington  Simonds;  et  nous 
avons  en  français  plus  d'un  livre  sur  Voltaire^  sur 
Rousseau,  sur  Diderot,  mais  peut  être  pas  un  qui 
vaille  ceux  de  Strauss,  de  Rosenkranz,  de  M.  John 
Morley.  Le  poète  anglais  Dante  Gabriel  Rossetti,  et 
son  frère,  qui  est  un  critique  distingue,  en  anglais, 
sont  les  fils  d'un  Italien.  En  revanche,  nest-ce  pas  la 

BnuNETiÈRE.  —  Études  critiques  (T""  série).  19 


286  ÉTUDES   CRITIQUES. 

France,  par  la  voix  de  iM.  de  Vogué,  qui  a  presque 
révélé,  à  Tltalie  elle-même,  l'auteur  de  l'Innocent  et 
du  Trioï)i))hp.  de  la  mort,  et  au  monde  entier  les  noms 
de  Tolstoï  et  de  Dostoïevsky?  La  publication  du 
Roman  russe  est  une  des  dates  littéraires  de  cette  fin 
de  siècle. 

«  A  plus  forte  raison,  et  au  lieu  de  la  «  littérature  » 
en  particulier,  si  l'on  considère  la  «  culture  »  en 
général,  cette  pénétration  des  nationalités  les  unes 
par  les  autres  apparaîtra- 1 -elle  active,  continue  et 
irrésistible.  On  ne  parle  pas  ici  de  l'internationalisme 
scientifique  ou  industriel,  ni  du  cosmopolitisme  de 
l'argent  ou  des  intérêts  ouvriers.  Mais  la  pbilosophie 
d'Auguste  Comte  n'a  pas  fait  moins  de  prosélytes  en 
Angleterre,  en  Allemagne,  en  Russie,  ou  plus  loin 
encore  du  lieu  de  son  origine,  aux  États-Unis  ou  au 
Brésil,  qu'en  France  même.  La  musique  de  Wagner 
n'est  pas  moins  «  mondiale  »;  et,  depuis  quelques 
années,  c'est  une  question  de  savoir  si  par  hasard  on 
ne  l'exécuterait  pas  mieux  ou  aussi  bien  à  Boston 
qu'à  Bayreuth.  Voyez  encore  se  répandre,  et  gagner 
tous  les  jours  de  nouveaux  adeptes  cette  esthétique 
de  John  Ruskin,  que  l'on  eût  crue,  qu'il  y  a  vingt  ans 
on  croyait  encore  si  britannique?  La  «  littérature  » 
échappera  telle  seule  à  linlluence  de  ces  grands 
courants  d'idées?  et  plutôt  le  romantisme,  le  réalisme, 
le  naturalisme,  n'ont-ils  pas  été  des  mouvements 
européens,  à  l'écart  desquels  on  ne  voit  pas  qu'aucune 
littérature  ni  qu'aucun  écrivain  eût  pu  se  tenir  et  se 
soit  effectivement  tenus?  Chateaubriand,  Byron  , 
Pouciikine,  ne  sont-ils  pas  des  contemporains?  et 
pareillement,  à  trente  ou  quarante  uns  de  distance, 


LA    LITÏKRATLRE    KLP.OPÉENNE    AU    XIX''   SIÈCLE.      287 

l'auteur  d'Arfam  Bedc,  celui  do  Madame  Bovary,  et 
celui  àWnna  Karénine?  Y ewi- on  préciser  davantage? 
Toute  l'Europe  littéraire  n'a-t-elle  pas  été  un  moment 
byronienne,  et  pareillement,  ne  ivagnérise-i-eWQ  pas, 
ne  ^o/sfoïs(?-t-elle  pas  aujourd'hui  tout  entière?  A 
moins  donc  que  les  frontières  ne  se  hérissent  de 
douanes  littéraires,  comme  elles  le  sont  en  ce  moment 
de  baïonnettes  et  de  canons,  ce  qui  est  commencé 
s'achèvera,  et  le  cosmopolitisme  intellectuel  passera 
son  niveau  sur  les  différences  «  nationales  ».  La  fonc- 
tion sociale  de  la  «  littérature  »  changera  de  nature, 
et  au  lieu  d'entretenir  les  traditions  qui  divisent, 
parce  qu'elles  ne  sont  nées  que  de  la  nécessité  de 
«  s'opposer  pour  se  poser  »,  elle  n'empruntera  de 
chacune  d'elles,  et  n'en  retiendra,  pour  le  confondre 
dans  une  vivante  universalité,  que  le  meilleur,  le  plus 
original,  et  le  plus  pur.  » 

Nous  répondons  que  ce  serait  la  fin  de  toute  litté- 
rature; et,  en  effet,  en  littérature,  si  c'est  la  nature 
des  idées  qui  importe,  c'est  aussi,  et  surtout,  la  qua- 
lité de  lexpression  qu'on  en  donne,  a  La  grande  puis- 
sance géniale,  dirait-on  presque,  consiste  à  n'être  pas 
original  du  tout,  à  être  une  parfaite  réceptivité;  à 
laisser  les  autres  faire  tout  et  à  souffrir  que  Vesprit 
de  l'heure  passe  sajis  obstruction  à  travers  la  pensée.  » 
Ainsi  s'exprime  encore  Emerson,  et  c'est  presque  le 
début  de  son  Essai  sur  Shakspeare.  11  a  raison.  Mais 
qu'est-ce  qu'il  appelle  ici  «  l'esprit  de  l'heure  »? 
C'est  ce  que  la  critique  appelle  d'un  autre  nom, 
moins  mystique,  sinon  plus  clair,  le  génie  de  la 
race,  du  milieu,  du  moment;  et  c'est  tout  ce  qu'une 
tradition  nationale  a  pour  ainsi  dire  préparé  de  maté- 


288  ÉTUDES   CRITIQUES. 

riaux  à  Shakspearc.  Assurément,  —  et  il  faut  bien  le 
dire,  puisqu'on  semble  quelquefois  Toublier,  —  ce 
qu'il  y  a  de  plus  shakspearien  dans  Shakspearc,  c'est 
lui!  Mais  il  y  a  pourtant  aussi  quelque  chose  d'an- 
glais, et  ce  quelque  chose  d'anglais  n'est  pas  ce  qui 
distingue  le  moins  profondément  ses  Amants  de 
Vérone  de  ceux  de  Bandello  ou  de  Luigi  da  Porta, 
Dante  ne  serait  pas  Dante,  s'il  n'était  Italien;  Cer- 
vantes ne  serait  pas  Cervantes,  s'il  n'était  Espagnol. 
Et  de  quoi  ce  a  génie  national  »  est-il  fait?  On  ne 
saurait  le  dire  avec  une  entière  précision,  et  nous 
devons  toujours  bien  prendre  garde,  en  le  définis- 
sant, de  réseA^er  le  droit  et  le  pouvoir  qu'un  Dante 
ou  un  Shakspearc  auront  toujours  de  le  modifier,  en 
y  ajoutant  leur  génie  propre.  Même  ils  ne  sont  encore 
Dante  et  Shakspeare  qu'à  cette  condition.  Mais  qui 
niera  cependant  que  ce  génie  national  ne  dépende,  et 
peut-être  pour  la  plus  gr'^ndd  part,  d'une  langue 
dont  le  développement,  déterminé  par  «  les  airs,  les 
eaux  et  les  lieux  »,  ait  jiinsi  reflété  dans  son  cours 
les  images  de  la  terre  natale;  d'une  langue  parlée  par 
les  ancêtres,  et  ainsi  chargée  par  eux  d'un  sens  tra- 
ditionnel dont  l'intelligence  échappe  à  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  balbutiée  dès  l'enfance  et  comprise  avant 
de  la  balbutier;  d'une  langue  enfin  illustrée  par  ses 
maîtres,  et  ainsi  proposée  par  eux  à  l'émulation  de 
tous  ceux  qui  s'essaient  à  l'écrire  après  eux?  Que 
resterait  il  de  Shakspeare  et  de  Dante,  s'ils  avaient 
écrit  en  latin?  et  l'on  sait  que,  comme  Pétrarque, 
Dante  en  fut  un  moment  tenté.  L'existence  des 
génies  nationaux  est  indispensable  à  l'existence,  nous 
ne  disons  pas  des  littératures  nationales,  cela  serait 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU   XIK^  SIÈCLE.     289 

trop  évident,  mais  de  «  la  littérature  ».  Il  n'y  a  de 
littérature  que  des  idées  générales,  et,  à  cet  égard,  il 
faut  donc  souhaiter  que,  d'une  extrémité  de  l'Europe 
à  l'autre,  les  mêmes  idées  générales  s'établissent, 
puisque  aussi  bien  elles  sont  censées  être  l'expression 
de  la  vérité.  Mais  il  faut  souhaiter  d'autre  part  que  la 
traduction  en  soit  continuellement  diversifiée  par 
((  l'esprit  de  l'heure  »  ;  et  l'esprit  de  l'heure,  nous  le 
répétons,  c'est  le  génie  de  la  race,  ou  mieux  encore, 
pour  éviter  toute  confusion,  c'est  le  génie  national. 
Sous  cette  réserve  unique,  il  sera  permis  de  se  féli- 
citer que,  dans  notre  fin  de  siècle,  la  «  littérature  » 
ait  cessé  d'être  un  divertissement,  et  nous  voulons 
nous  flatter  de  l'espoir  qu'elle  ne  le  redeviendra  pas. 
Sans  doute,  il  y  aura  toujours  des  amuseurs  vul- 
gaires, des  vaudevillistes,  des  fabricants,  des  produc- 
teurs à  la  grosse  de  romans-feuilletons  ou  de  chan- 
sons de  café-concert,  il  y  aura  des  «  chroniqueurs  ». 
Mais  ils  se  déclasseront;  ils  cesseront  d'appartenir 
à  la  ((  littérature  ))  :  on  ne  mettra  plus  de  Labiche 
dans  les  Académies,  on  ne  fera  plus  aux  Héranger  de 
funérailles  nationales.  Leur  valeur  ne  sera  plus 
qu'une  valeur  de  commerce  :  ils  a  divertiront  »  leurs 
contemporains  de  même  que  d'autres  les  abreuvent. 
Leur  genre  de  talent  ne  sera  pas  estimé  au-dessus  de 
celui  d'un  bon  cuisinier,  et  ils  seront,  s'ils  le  veulent, 
des  «  artistes  »  à  leur  manière  :  ils  ne  seront  pas  des 
écrivains.  Car,  ni  l'indépendance  que  l'homme  de 
lettres  a  conquise  en  s'émancipant  à  jamais  de  la 
protection  du  grand  seigneur  ou  du  traitant;  ni  les 
exigences  d'un  public  avide  d'instruction ,  ou  pour 
mieux  dire,  d'informations  sur  toutes  choses;  ni  le 


290  ÉTUDES  CRITIQUES. 

pouvoir  nouveau  dont  les  circonstances  ont  investi 
la  ((  littérature  »  en  en  faisant  ce  que  nous  appelions 
tout  à  l'heure  une  arme  au  lieu  irun  art,  ne  permet- 
tront à  l'écrivain  de  se  dérober  aux  responsabilités 
qui  résultent  pour  lui  de  tant  de  changements  ou  de 
modifications  sociales.  Elles  ne  lui  permettront  pas 
davantage  de  s'isoler  dans  un  orgueilleux  dédain  de 
l'opinion;  et,  s'il  afïecte  la  prétention  de  n'écrire  que 
pour  une  élite,  il  en  sera  puni,  je  ne  dis  pas  par  l'in- 
différence  de  l'opinion,  qui  est  une  chose  après  tout 
secondaire  et  même  dont  il  est  permis  de  s'honorer 
quelquefois,  mais  parla  stérilisation,  pour  ainsi  parler, 
de  son  propre  effort,  et  l'infécondité  de  son  œuvre.  Il 
ne  sera  donc  pas  un  amuseur,  mais  il  ne  sera  pas  non 
plus  un  dikttanlc.  11  n'aura  plus  le  droit,  qu'il  s'était 
arrogé,  de  cueillir  la  fleur  de  tout  pour  la  seule  volupté 
d'en  respirer  le  parfum.  On  ne  l'estimera  qu'en  raison 
de  l'utilité  de  sa  fonction  sociale,  et  il  protestera,  s'il 
le  veut,  du  haut  de  sa  tour  d'ivoire,  contre  cette  concep- 
tion bassement  utilitaire  de  la  littérature,  mais  on  ne 
l'écoutera  pas,  on  ne  l'entendra  seulement  point.  Ou, 
si  par  hasard  on  l'écoute,  on  lui  répondra  que,  de 
toutes  les  formes  de  l'aristocratie,  l'aristocratie  Intel 
lectuelle  est,  en  principe,  la  plus  injustifiable,  et,  en 
fait,  la  plus  dangereuse,  toutes  les  fois  qu'au  lieu  de 
s'cmploj'er  elle  même  à  éclairer  l'âme  obscure  des 
foules,  elle  abuse  d'une  supériorité  qui  n'est  duc 
qu'au  liasard,  —  comme  la  voix  du  ténor  ou  la 
vigueur  du  portefaix,  —  pour  aggraver  la  différence 
qu'il  y  a  d'elle  au  reste  de  l'humanité. 

Est  ce  à  (liref|uc  nous  marcliions  vers  la  ((  sociali- 
salimi  I)  de  l.'i  liUiTahu'c;?  (îl  nous,  l*'ran(,'ais,  en  parti- 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE    AU   X1X«  SIÈCLE.      291 

culicr,  v'ers  une  ((  socialisation  »  croissante,  si,  comme 
je  l'ai  fait  voir  plus  dune  fois,  notre  littérature  a 
toujours  été,  de  toutes  les  littératures  de  1  Europe 
rnodorne,  la  plus  sociale  et  la  plus  humaine?  Je  le 
crois;  et  ce  qui  me  le  fait  croire,  indépendamment  de 
quelques  autres  raisons,  c'est  que,  de  ces  mêmes  litté- 
ratures, la  plus  préoccupée  désormais  des  questions 
morales  ou  sociales  est  précisément  celle  qui  long- 
temps a  été  de  toutes  la  plus  «  individualiste  »  :  on 
entend  bien  que  je  veux  parler  de  la  littérature 
anglaise.  Se  rappelle  t-on  les  cruelles  railleries  de 
Bryon  contre  Wordsworth?  Elles  n'ont  pu  faire, 
cependant,  que  Wordsworth  ne  triomphât  de  Byron. 
((  La  poésie,  écrivait  Elisabeth  Browing  en  1844,  a 
été  pour  moi  une  chose  aussi  sérieuse  que  la  vie  elle- 
même,  et  la  vie  a  été  pour  moi  une  chose  sérieuse. 
Jamais  je  n'ai  commis  l'erreur  de  voir  dans  le  plaisir 
l'objet  de  la  poésie.  »  George  Eliot  écrivait  à  son  tour 
en  1856  :  «  Honneur  et  respect  à  la  perfection  divine 
de  la  forme!  Recherchons-la  autant  que  possible  chez 
les  hommes,  chez  les  femmes,  dans  nos  jardins  et  dans 
nos  demeures.  Mais  sachons  aimer  aussi  cette  beauté 
qui  ne  réside  point  dans  les  secrets  de  la  proportion, 
mais  dans  ceux  d'une  profonde  sympathie  humaine.  )) 
Elle  ajoutait  et  elle  précisait  :  «  Il  se  trouve  tant  de 
gens  communs  et  grossiers,  dont  l'histoire  n'offre 
aucune  infortune  sentimentalement  pittoresque!  Il 
est  nécessaire  que  nous  nous  rappelions  leur  exis- 
tence, car  nous  pourrions  autrement  en  venir  à  les 
laisser  tout  à  fait  en  dehors  de  notre  religion  et  de 
nutre  philosophie,  et  établir  des  théories  si  élevées 
qu'elles   ne  s'adapteraient   qu'à   un   monde    excep- 


292  ÉTUDES    CRITIQUES. 

tionnel.  »  Et  de  qui  donc  enfin,  de  quel  autre  Anglais 
résumait-on  ainsi  tout  récemment  la  doctrine  :  «  Tant 
que  des  êtres  humains  peuvent  avoir  encore  faim  et 
froid  dans  le  pays  qui  nous  eptoure,  non  seulement 
il  n'y  a  pas  d'art  possible,  mais  il  n'est  pas  possible 
de  discuter  que  la  splendeur  du  vêtement  ou  du 
mobilier  soit  un  crime?  »  Quel  est-il,  ce  barbare,  ou 
cet  iconoclaste,  qui  a  osé  dire  :  ((  Mieux  vaut  cent  fois 
laisser  s'eiïriter  les  marbres  de  Phidias,  et  se  faner  les 
couleurs  des  femmes  de  Léonard  que  de  voir  se  flétrir 
les  traits  des  femmes  vivantes  et  se  remplir  de  larmes 
les  yeux  des  enfants  qui  pourraient  vivre  si  la  misère 
ne  les  pâlissait  déjà  de  la  couleur  des  tombeaux?  » 
Quel  est-il?  et  si,  par  hasard,  prophète  ou  apôtre  de 
lart,  il  s'appelait  John  Ruskin,  et  qu'il  eût  fondé  la 
((  religion  de  la  beauté  »,  ne  faudrait-il  pas  convenir 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  change  dans  l'Angleterre 
des  économistes?  Une  pitié  s'est  emparée  d'elle,  qu'on 
peut  dire  qu'elle  avait  désapi)rise  depuis  le  temps  de 
Shakspeare,  et,  chose  inattendue!  de  cette  pitié  même, 
qu'on  eût  pu  croire  inesthétique,  se  sont  inspirées 
quelques-unes  des  œuvres  dart  dont  nos  voisins  sont 
le  plus  justement  fiers  :  Aurora  Leigh,  Adam  Bedo^ 
et  celles  de  cette  école  de  peinture,  plus  «  ruskiiiicnno  » 
encore  que  ])réraphaélite.  N'y  a  t  il  pas  là  de  (juoi 
donner  à  réfléchir? 

Mais  quel  cours  la  réflexion  ne  prcndra-t  elle  pas, 
presque  nécessairement,  si  l'on  observe  que,  vers  le 
même  temps,  le  théâtre  français,  sous  rinflucnce 
d'Alexandre  Dumas,  le  roman  russe  avec  Tolsto'i'  (>t 
JJostoievsky,  et,  dirai  je  le  théâtre?  mais  plutôt  la 
p(!nsée  Scandinave,  avec  Ibsen  et  Biurnson,  tendaient 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU   XTX^  SIÈCLE.      293 

justement  au  même  but?  Ce  n'étaient  plus  ici  les 
questions  «  morales  »,  mais,  à  proprement  parler, 
c'étaient  les  questions  «  économiques  »,  ou,  mieux 
encore,  les  questions  a  sociales  ))  qui  envahissaient  la 
littérature  d'imagination.  Le  naturalisme,  dégagé  de 
toute  intention  grossière,  le  naturalisme,  ramené  de 
de  son  attitude  provocante  et  paradoxale  à  la  fidèle 
imitation  de  la  réalité,  mais  de  la  réalité  tout  entière, 
avait  fait  ce  miracle.  Et  on  pouvait  bien  encore  épi- 
loguer,  diviser,  distinguer!  On  pouvait  reprocher  à 
l'un  que  ses  personnages  n'étaient  que  des  abstrac- 
tions laborieusement  personnifiées  !  On  pouvait  faire  à 
l'autre  un  grief  de  ce  que  la  vie  de  ses  foules  débor- 
dait le  cadre  de  son  roman.  On  ne  pouvait  con- 
tester ni  que  La  femme  de  Claude  ou  Un  ennemi  du 
Peuple  fussent  du  théâtre,  ni  qu'il  y  eût  peu  de  romans 
qu'on  pût  mettre  au-dessus  à' Anna  Karénine.  La 
preuve  est  donc  faite  que  ni  le  théâtre,  ni  le  roman  ne 
sont  incapables  d'aborder  les  questions  sociales.  Il  y 
faudra  seulement  plus  de  talent  et  plus  d'art.  Qui- 
conque aura  la  très  haute  ambition  de  traiter,  au 
théâtre  ou  dans  le  roman,  les  questions  sociales,  il 
faudra  seulement  qu'il  y  apporte,  avec  l'entière  pos- 
session des  moyens  de  son  art,  une  expérience  person- 
nelle, une  expérience  étendue,  et  une  expérience  rai- 
sonnée  de  la  vie.  Le  nombre  des  «  littérateurs  »  en 
sera  peut-être  diminué,  mais  la  dignité  de  la  «  litté- 
rature »  s'en  accroîtra  d'autant,  et  davantage  encore 
l'efficacité  de  son  action. 

Parvenue  à  ce  point  de  son  développement,  la 
((  littérature  s'apercevra-t-elle  alors  que,  si  «  les  ques- 
tions sociales  »  sont  des  «  questions  morales  »,  elles 


294  ÉTUDES   CRITIQUES. 

sont  aussi  des  «  questions  religieuses  »?  On  peut 
l'espérer,  puisque  Emile  Zola  lui-même  a  dû  finir 
par  s'en  apercevoir.  Il  n'est  pas  le  seul;  et  l'on  sait 
{{uelle  place  occupe  la  question  religieuse  dans  les 
romans  de  Tolstoï,  dans  sa  pensée  surtout;  et  quelle 
est  la  signification  du  dernier  roman  de  Mrs  lîum- 
phry  Ward,  Hclbeck  de  Bannisdale,  si  elle  n'est  pas 
religieuse?  Ai  je  besoin  encore  de  rappeler  le  Mlddle- 
march,  le  Daniel  Deronda  de  George  Eliot?  ou,  vers 
le  même  temps,  l'œuvre  presque  entière  d'un  Octave 
Feuillet,  depuis  Sibylle  jusqu'à  la  Mortel 

Aussi  bien,  —  et  sans  doute,  je  ne  saurais  mieux 
terminer  cette  étude,  —  la  fin  du  siècle,  sous  ce  rap- 
port, n'aura  t  elle  fait  que  répondre  à  ses  commence- 
ments. On  l'a  pu  croire  agité  d'autres  soins,  et,  en 
effet,  il  l'a  été.  Mais  si  la  question  religieuse  n'a  pas 
toujours  été  la  première  ou  la  plus  évidente  de  ses 
préoccupations,  elle  en  a  été  certainement  la  plus 
constante,  et  disons,  si  on  le  veut,  par  instants,  la 
plus  sourde,  mais  en  revanche  la  plus  angoissante. 
C'est  en  France,  particulièrement,  dans  le  pays  de 
Voltaire  et  de  Montaigne,  qu'on  le  peut  bien  voir,  ou 
du  moins  qu'on  le  verrait  le  mieux,  si  nous  avions  ici 
le  loisir  de  le  montrer.  Le  premier  grand  livre  du 
siècle,  c'est  le  Génie  du  Christianisme,  et  le  Génie  du 
Christianisme,  qu'est-ce  autre  chose  qu'une  réfutation 
de  tout  ce  que  le  siècle  précédent  avait  entassé  de 
sophismes  pour  écraser  sous  eux  l'idée  religieuse? 
Lamennais  vient  ensuite  avec  son  Essai  sur  V Indiffé- 
rence, et,  presque  en  môme  temps,  l'homme  que 
j'aime  à  nommer  le  théologien  laïque  de  la  Providence, 
Joseph   de   Maistre,   avec  son   livre  du   Pape  et  ses 


LA   LITTÉRATURE   EUROPÉENNE   AU   XIX®  SIÈCLE.      295 

Soirées  de  Saint-Pétersbourg .  On  leur  dispute  àprc- 
ment  le  terrain  qu'ils  ont  regagné,  mais,  jusque  dans 
le  camp  de  leurs  adversaires,  c'est  à  fonder  une  reli- 
gion nouvelle,  dont  l'autorité  se  substitue  à  l'ancienne, 
que  s'emploient  des  esprits  aussi  différents  que  ceux 
de  Victor  Cousin,  d'Auguste  Comte  et  de  Pierre 
Leroux.  C'est  du  point  de  vue  religieux  qu'Alexandre 
Vinet  écrit  son  Histoire  de  la  littérature  française  et 
Sainte-Beuve  son  Port-Royal;  et  que  resterait-il  de 
Michelet  lui  même,  oud'Edgard  Quinet  surtout,  s'ils 
ne  s'étaient  à  peu  près  constamment  inspirés  de  la 
haine  de  la  religion?  Les  érudits  entrent  alors  en 
ligne  :  Eugène  Burnouf,  le  plus  grand  de  tous,  dont 
la  gloire  est  d'avoir  fondé  Ihistoire  des  religions,  avec 
son  Introduction  à  l'Histoire  du  bouddhisme;  et  les 
hébraïsants  ou  les  arabisants,  sur  les  traces  de  leur 
maître  Sylvestre  de  Sacy,  dont  le  principal  ouvrage 
est,  en  deux  gros  volumes,  un  Exposé  de  la  Religion 
des  Druses.  Les  romanciers,  comme  Balzac,  ne  laissent 
échapper  aucune  occasion  d'affirmer  l'intransigeance 
de  leur  catholicisme,  à  moins  que,  comme  George 
Sand,  ils  n'opposent  à  la  religion  du  Christ  les  espé- 
rances confuses  du  socialisme  humanitaire.  Les 
poètes  eux-mêmes  prennent  parti,  Lamartine,  dans 
son  Jocelyn,  ou  Vigny  dans  ses  Destinées:  et  les  his 
toriens,  à  plus  forte  raison.  Puis,  ce  sont  les  savants 
qui  surviennent,  jusqu'à  ce  que  les  critiques,  Renan 
et  Taine  en  tête,  le  premier  avec  son  Histoire  des 
Origines  du  Christianisme,  et  le  second  dans  l'en- 
semble de  ses  premiers  écrits,  opérant  la  synthèse 
des  apports  successifs  de  la  science,  de  l'érudition  et 
de  la  littérature,  posent,  pour  ainsi  dire,  le  problème 


296  ÉTUDES   CRITIQUES. 

religieux  avec  un  retentissement  dont  l'écho  dure 
encore.  Est-il  rien  de  plus  saisissant  et  de  plus  ins- 
tructif? En  vain  a-t-on  voulu  écarter  la  question  : 
elle  est  revenue;  nous  n'avons  pas  pu,  nous  non  plus, 
l'éviter;  et  ceux  qui  viendront  après  nous  ne  lévite- 
teront  pas  plus  que  nous.  Et,  dès  à  présent,  ne  nous 
faut-il  pas  les  en  féliciter,  s'il  n'y  en  a  pas,  pour  tout 
homme  qui  pense,  de  plus  importante,  ni  de  plus 
«  personnelle  »  ;  s'il  n'y  en  a  pas  dont  la  méditation  soit 
une  meilleure  école,  même  au  point  de  vue  purement 
humain,  pour  l'intelligence;  et  s'il  n'y  en  a  pas 
enfin,  pour  en  revenir  au  point  de  vue  particulier  de 
la  présente  étude,  dont  la  préoccupation,  évidente  ou 
cachée,  donne  à  la  «  littérature  »  plus  de  sens,  de 
profondeur,  et  de  portée? 

i"  décembre  18*)!). 


APPENDICE 

HONORÉ  DE  BALZAC 


Mesdames,  Messieurs, 

En  1858,  moins  de  dix  ans  après  sa  mort,  quand  la 
postérité  commençait  à  peine  pour  lui,  le  grand  homme 
dont  nous  célébrons  aujourd'hui  le  centenaire  a  été  si 
bien  loué  par  Taine,  dans  un  Essai  devenu  classique,  qu'en 
vérité  j'ai  d'abord  éprouvé  quelque  embarras,  ou  même 
quelque  scrupule,'  à  l'idée  seule  de  reparler  après  lui 
d'Honoré  de  Balzac.  S'il  y  a  jamais  eu  quelque  chose  de 
«  définitif  »  en  critique,  il  semble  que  ce  soit  la  péné- 
trante analyse  que  Taine  a  donnée  du  génie  de  Balzac,  et 
quelle  utilité  de  refaire  ce  qui  a  été  si  bien  fait?  Mais,  sans 
avoir  cette  prétention,  j'ai  songé.  Messieurs,  que  plus  de 
quarante  ans  s'étaient  écoulés  depuis  lors,  et,  vous  ne 
l'ignorez  pas,  c'est  le  propre  des  grandes  œuvres  que  de 
s'enrichir  avec  le  temps  d'une  signification  nouvelle.  Il  y 
a,  dans  la  comédie  de  Molière,  des  choses  que  les  plus 
pénétrants  de  ses  contemporains  n'y  ont  point  vues;  que 
peut-être  n'a-t-il  pas  su  lui-même  qu'il  y  mettait;  et  c'est 
pour  cela  qu'il  est  Molière,  et  c'est  même  ce  que  l'on  veut 
dire  quand  on  dit  que  sa  comédie  vit  toujours.  Ainsi  du 
roman  de  Balzac.  Il  vit...  et  cela  veut  dire  qu'il  n'a  point 
cessé  d'évoluer  ou  de  se  développer.  On  ne  voyait  guère, 

1.  Conférence  faite  à  Tours,  le  7  mai  1899. 


298  ÉTUDES   CRITIQUES. 

au  temps  de  Taine,  dans  Utie  ténébreuse  affaire,  que  le 
chef-d'œuvre  du  roman  judiciaire;  et  nous,  Messieurs, 
nous  y  voyons  un  document  historique  d'une  incompa- 
rable valeur.  On  ne  voyait,  dans  les  Paysans,  qu'une 
«  scène  de  la  vie  de  campagne  »,  admirable  d'observation 
dans  la  crudité  de  son  réalisme;  et  nous  y  voyons,  nous, 
une  élude  «sociologique  »  dont  à  peine  osons-nous  sonder 
toute  l'inquiétante  profondeur.  Combien  d'autres  exemples 
encore!  Et  on  voyait  bien  enfin  ce  qu'il  y  a  d'ampleur 
dans  la  conception  de  la  Comédie  humaine,  —  et  nul,  cer- 
tainement, ne  l'a  mieux  montré  que  Taine,  —  mais  nous 
en  voyons,  de  plus,  nous,  aujourd'hui,  le  caractère  vrai- 
ment scientifique  ;  et  nous  y  i^econnaissons  l'une  des 
grande  œuvres  du  siècle  qui  finit.  C'est,  Messieurs,  cet 
élargissement  de  l'œuvre  de  Balzac  que  je  voudrais 
essayer  de  vous  montrer.  On  ne  refera  pas  le  bel  Essai 
de  Taine,  mais  on  peut  se  proposer,  en  quelque  manière, 
de  le  continuer  ou  de  le  prolonger.  J'ai  pensé  qu'un 
pareil  dessein  s'accorderait  mieux  avec  la  solennité  de  ce 
jour  qu'une  conférence  où,  pour  la  vingtième  fois,  je 
vous  aurais  raconté  la  vie  de  Balzac,  son  éducation,  ses 
débuts  dans  la  vie,  ses  entreprises  industrielles,  les  anec- 
dotes que  vous  connaissez,  sa  grande  querelle  avec 
Sainte-Beuve,  son  roman  avec  «  l'étrangère  »  qui  est 
devenue  Mme  de  Balzac...  Il  n'y  a  décidément  que  les 
écrivains  du  second  ou  du  troisième  ordre  dont  la  per- 
sonne soit  plus  intéressante  que  leurs  œuvres;  et  Honoré 
de  Balzac  est  bien,  lui,  du  premier. 


I 

Voulez-vous  me  permettre,  aussi,  pour  la  même  x'aison, 
parce  qu'il  est  du  premier  rang,  —  et  qu'à  ce  titre  non 
seulement  ses  défauts  disparaissent  ou  s'absorbent  dans  le 
rayonnement  de  ses  qualités,  mais  ils  entrent  dans  la 
composition  de  ces  qualités  mêmes,  —  voulez-vous  donc 
me  permettre,  avant  tout,  d'écarter  de  lui  deux  rejiroches, 
qui  sont  celui  d'avo:;  mal  écrit,  et  le  reproche  d'immo- 
ralité? 

Lui   reprocher    d'avoir    mal    écrit,    comme   o"   l»   fait 


APPENDICE.  299 

encore,  et  comme  je  l'ai  fait  moi-même,  il  y  a  bien  des 
années,  quand  j'étais  jeune,  c'est.  Messieurs,  se  rap- 
porter à  une  conception  du  style,  un  peu  étroite  et  un 
peu  abstraite,  qu'on  pourrait  définir  par  le  mot  fameux 
de  Winckelmann  :  «  La  beauté  parfaite  est  comme  l'eau 
pure,  qui  n'a  point  de  saveur  particulière  ».  Elle  date  du 
temps  où  l'Apollon  du  Belvédère,  avec  ses  formes  idéales 
ou  plutôt  théoriques,  et  surtout  dépouillées  de  tout  accent 
individuel  ou  caractéristique,  passait  pour  le  chef-d'œuvre 
de  l'art.  Et  il  est  d'ailleurs  certain,  Messieurs,  que  de 
bonne  eau  est  bonne  quand  elle  est  bien  pure,  —  ce  qui 
veut  dire,  vous  le  savez,  parfaitement  insipide.  Il  est 
certain  qu'en  littérature,  ou  tout  au  moins  eh  prose,  on 
éprouve  un  vif  plaisir,  très  naturel  et  très  légitime,  à  voir 
se  dessiner  sous  la  transparence  des  mots  les  contours 
précis  de  l'idée.  Dirai-je  que  nous  sommes  devenus  plus 
exigeants  depuis  lors?  En  tout  cas,  dans  le  roman  comme 
au  théâtre,  nous  nous  sommes  aperçus  que  le  style  ne 
consistait  essentiellement  ni  dans  une  correction  dont  le 
mérite,  en  somme,  ne  va  pas  au  delà  de  savoir  mettre 
l'orthographe;  ni  dans  une  facilité,  dans  une  abondance, 
dans  un  flux  de  discours  qui  finissent  —  ainsi  la  prose  de 
George  Sand  —  par  donner  la  sensation  de  la  monotonie; 
ni  dans  cette  écriture  artiste  qui  a  fait  le  désespoir  de 
Flaubert,  mais  peut-être  et  uniquement  dans  le  don  de 
faire  vivant.  Ou  plutôt  encore  :  faire  vivant,  voilà,  Mes- 
sieurs, ce  que  l'artiste  moderne  se  propose  avant  tout? 
C'est  là-dessus  que  nous  le  jugeons;  c'est  ce  qui  assure, 
en  dépit  des  maîtres  d'école,  la  durée  de  son  œuvre;  et, 
en  ce  sens.  Messieurs,  le  style,  tel  que  les  grammairiens 
l'entendent,  n'est  et  ne  doit  être  qu'un  moyen. 

J'aime  à  citer  d'illustres  exemples  à  l'appui  de  ce  para- 
doxe; et  n'est-il  pas  bien  curieux  qu'avec  Balzac  il  n'y  ait 
pas  de  grands  écrivains  qu'on  ait  plus  aigrement  chicanés 
sur  leur  style  que  Molière  et  que  Saint-Simon?  C'est  que 
leur  manière  d'écrire  n'a,  en  effet,  rien  de  commun  avec 
celle  de  Dangeau  ou  de  Casimir  Delavigne.  Et  pourquoi 
n'a-t-elle  rien  de  commun  avec  cette  autre  manière  ? 
C'est,  Messieurs,  que  Saint-Simon  et  Molière,  comme 
Balzac,  travaillent  d'après  le  modèle  vivant,  ou  encore,  — 
car  il  faut  faire  sa  part  à  l'imagination  dans  leur  œuvre, 


300  ÉTUDES   CRITIQUES. 

et  ils  ne  sont  point  de  minutieux  ou  de  pointilleux 
réalistes,  —  leur  objet,  selon  le  mot  de  Balzac,  est  de 
«  faire  concurrence  à  l'état  civil  »  ;  et  on  n'y  réussit  point 
en  pesant  des  syllabes;  en  assortissant  des  mots  comme 
on  ferait  les  morceaux  d'une  mosaïque,  les  laines  d'une 
tapisserie;  ou  en  mesurant  d'harmonieuses  cadences.  La 
vie  est  quelque  chose  de  mêlé,  je  ne  vois  pas  pourquoi  je 
ne  dirais  pas  quelque  chose  de  trouble.  Elle  est  le  mouve- 
ment qui  «  dérange  les  lignes  ».  Elle  est  confusion, 
désordre,  illogisme,  irrégularité.  Rien  n'est  plus  divers, 
et  rien  n'est  plus  complexe.  On  l'altère  en  la  simplifiant; 
on  l'éteint  en  la  fixant.  Changer,  muer,  évoluer,  c'en  est 
la  définition  même.  On  ne  la  saisit  un  moment,  on  ne 
nous  en  donne  l'imitation,  l'image,  la  sensation  qu'en  se 
faisant  soi-même  aussi  changeant,  pour  ainsi  dire,  aussi 
souple,  aussi  ondoyant  qu'elle.  C'est  ce  que  Molière,  Saint- 
Simon,  et  Balzac  ont  essayé  de  faire.  C'est  ce  mérite 
érainent  que  Sainte-Beuve,  —  qui  n'aimait  guère  Balzac, 
vous  le  savez,  —  a  pourtant  loué  quand  il  a  parlé  quelque 
part  de  ce  style  «  d'une  corruption  délicieuse,  tout  asia- 
tique, comme  diraient  nos  maîtres,  plus  brisé  par  place  et 
vins  amolli  que  te  corps  d'un  mime  antique  ».  C'est  aussi 
l'idée  que  nous  pouvons  opposer  hardiment  à  toutes  les 
critiques  que  l'on  a  faites  ou  que  l'on  fera  du  style  de 
Balzac.  Mais  nous  n'accepterons  pas  ce  mot  de  corruption, 
quand  bien  même  on  le  relèverait  par  l'épithète  de 
«  délicieuse  »,  ne  sachant  pas  d'ailleurs  ce  que  c'est 
qu'une  «  corruption  délicieuse  »;  et  au  contraii'e,  nous 
dirons  que  ce  que  Sainte-Beuve  appelait  de  ce  nom,  c'était, 
Messieurs,  par  une  étrange  méprise,  l'edort  même  de 
Balzac  vers  la  représentation  fidèle  de  la  vie. 

Cela,  Messieurs,  est  tellement  vrai  que,  savez-vous  quand 
Balzac  écrit  mal?  C'est  justement  quand  il  s'applique  et 
(ju'il  veut  bien  écrire;  c'est  quand  il  veut  faire  des  effets 
de  style.  La  même  aventure  est,  jadis,  arrivée  à  Molière 
dans  son  Dom  Garde  de  Navarre,  que  je  serais  tenté  d'ap- 
peler sou  Lys  dans  la  vallée.  «  El  moi  aussi,  si  je  le  vou 
lais,  je  serais  un  styliste!  »  Oui  bien,  c'est  quand  Balza 
s'abandonne  à  cette  tentation  de  «  l'écriture  artiste  » 
qu'il  s'expose  ou  qu'il  s'olfre  aux  chicanes  des  puristes. 
Et  la  raison  en  est  bien  simple  :  c'est  qu'il  songe  moins 


APPENDICE.  301 

alors  à  son  sujet  qu'à  lui-même;  c'est  qu'il  se  soucie 
moins  de  faire  vivant  que  de  faire  éloquent,  spirituel, 
poétique;  c'est  qu'il  se  pique  de  rivaliser  avec  Sainte- 
Beuve  ou  avec  George  Sand.  Qui  donc  a  dit  que  «  le  bon 
style  n'était  que  l'art  de  se  faire  entendre  )>?  C'est  Taine, 
si  je  ne  me  trompe,  —  et  en  effet,  pour  un  philosophe  ou 
pour  un  grammairien,  c'est  peut-être  le  tout  du  style. 
Mais,  pour  l'auteur  dramatique  ou  pour  le  romancier,  si 
c'est  d'abord  cela,  c'est  autre  chose  encore.  Nous  lui 
demandons  de  nous  persuader  de  la  réalité  de  ses  fictions; 
et  il  n'en  a  de  moyens  que  de  commencer  lui-même 
par  y  croire;  et  il  n'y  peut  parvenir  que  dans  la  mesure 
où  il  se  dépouille  de  lui-même  pour  vivre  uniquement  de 
la  vie  de  ses  personnages. 

C'est  également  cette  constante  préoccupation  de  repré- 
senter la  vie  qui  défend  Balzac  du  reproche  d'immoralité. 
Non  pas  qu'il  ne  doive  l'avoir  quelquefois  mérité,  puisque 
enfin,  on  le  lui  a  si  souvent  adressé,  même  depuis  qu'il  est 
mort;  et  comment  se  serait-on  tout  à  fait  trompé  sur  ce 
point?  Mais  encore  faut-il  distinguer  et  surtout  préciser. 
Tous  les  vices  qui  sont  les  nôtres,  depuis  l'avarice  épique 
du  bonhomme  Grandit  jusqu'à  la  "dissolution  du  baron 
Hulot,  il-est  donc  certain  que  Balzac  les  a  peints  de  traits 
inimitables.  Il  est  possible  également  qu'il  y  ait  dans  son 
œuvre  quelques  scènes  d'une  touche  presque  libertine,  — 
et,  naturellement,  je  ne  vdus  les  indiquerai  pas.  Mais 
veut-on  peut-être  qu'il  ait  trop  complaisamment  admiré, 
dans  un  soudard  comme  son  Philippe  Bridau,  dans  un 
vautour  comme  son  baron  de  Nucingen,  dans  un  faiseur 
comme  son  Rastignac,  ou  dans  un  scélérat  comme  son 
Vautrin,  le  spectacle  de  la  force  ou  l'épanouissement  de 
la  volonté?  Prenons  garde,  en  ce  cas,  que  Corneille  lui- 
même  n'échappei-ait  pas  à  ce  reproche.  Le  théâtre  de 
Corneille,  comme  le  roman  de  Balzac,  est  plein  d'illustres 
scélérats. 

Mais  plutôt.  Messieurs,  disons  que,  si  Balzac  ne  s'est 
jamais  attardé  sans  raison  à  la  peinture  du  vice;  si, 
surtout,  il  l'a  toujours  nommé  par  son  nom;  s'il  ne  s'est 
pas  mépris,  que  je  sache,  à  la  qualité  de  ses  personnages 
et  de  leurs  actions;  s'il  n'a,  enfin,  jamais  admis  que  son 
art  fût  «  un  jeu  »,  disons  alors  qu'ayant   donné   pour 

CHUNETitnE.  —  Études  critiques  (7°  série).  20 


3P2  ÉTUDES   CRITIQUES. 

objet  à  son  art  la  représentation  de  la  vie,  il  n'est  ni  plus 
ni  moins  immoral  que  la  vie  elle-même. 

Car  la  vie  est  la  vie,  "et  nous  nous  elTorçons  bien  de  la 
moraliser,  mais  depuis  si.x  mille  ans  l'histoire  est  là  pour 
nous  montrer,  —  l'histoire  et  le  spectacle  des  mœurs  con- 
temporaines, —  que  nous  sommes  encore  éloignés  d'y  avoir 
réussi.  Nous  plaignons-nous,  Messieurs,  que  l'histoire  soit 
l'histoire,  et  lui  demandons-nous  de  refaire  une  virginité 
aux  l'ompadour  ou  aux  du  Harry?  Mais,  ce  que  nous  per- 
mettons à  l'historien,  le  dénierons-nous  donc  au  roman- 
cier? Ce  serait,  sans  doute,  une  étrange  prétention!  Ce 
que  nous  demandons  d'abord  à  l'historien,  c'est  d'être 
véridique  :  pourquoi  le  romancier  serait-il  tenu  de  mentir? 
La  connaissance  qui,  de  tout  temps,  nous  importe  le  plus, 
c'est  celle  de  nous-mêmes,  de  nos  semblables,  de  ceux 
qui  nous  entourent,  du  vaste  monde  où  nous  n'occupons 
qu'un  point  imperceptible  de  l'espace  et  de  la  durée.  Qui 
sont  ces  gens  que  nous  coudoyons?  où  courent-ils  avec 
tant  de  hâte?  à  quels  travaux  ou  à  quels  plaisirs?  Qu'ont- 
ils  qui  diiïère  de  nous,  et  qu'ont-ils  de  commun  avec 
nous?  Quels  sont  les  mobiles  qui  les  font  agir?  Qu'est-ce 
qu'ils  aiment,  et  qu'est-ce  qu'ils  n'aiment  pas?  Que  pen- 
sent-ils de  nous,  et  que  pensons-nous  d'eux?  Où  est  la 
raison  de  tant  de  fortunes,  l'explication  de  tant  de  chutes, 
l'origine  de  tant  de  crimes,  la  cause  de  tant  de  vices,  disons 
aussi  de  tant  de  vertus?  De  nous  le  dire.  Messieurs,  ou 
plutôt  de  nous  le  faire  voir,  c'est  le  propre  du  roman,  tel 
que  l'a  conçu  Balzac  et  tel  qu'il  l'a  réalisé.  Mais  comment 
voudrait-on  qu'il  l'eût  pu,  si  son  droit  ne  s'était  étendu, 
jjour  ainsi  parler,  à  la  totalité  de  la  vie  de  son  temps? 
Contestons  donc  à  Balzac,  si  nous  l'osons,  le  droit  d'avoir 
traité  le  roman  comme  une  représentation  de  la  vie!  Mais. 
si  nous  ne  l'osons  pas,  ne  parlons  pas  d'immoralité.  Si 
l'œuvre  de  Balzac  était  moins  ressemblante  à  la  vie, 
quelques  parties  en  pourraient  être  accusées  d'immoralité, 
et  encore,  Messieurs,  dirais-je  que,  dans  son  ensemble, 
elle  en  est  pourtant  justifiée  par  la  préoccu|iation 
sociale  dont  elle  témoigne. 

Empressons-nous,  au  surplus,  d'ajouter  que  la  corrup- 
tion, le  vice,  le  crime  tiennent  assurément  leur  jilace 
daub  cette  œuvre,  mais  lu  vertu  y   tiiMil  aussi  la  sienne. 


APPENDICE.  303 

J'ai  dit  deux  mois  du  baron  Hulot,  mais  sa  femme  est 
une  héroïne  d'affection,  de  dévouement  et  de  sacrifice. 
J'ai  nommé  Grandet,  mais  oîi  trouverons-nous  deux 
figures  moins  «  idéalisées  »,  je  veux  dire  plus  «  réelles  », 
et  plus  pures  cependant  ou  plus  nobles,  que  celles  de  sa 
femme  et  de  sa  fille?  Non,  tout  convaincu  qu'il  fût  de 
la  perversité  foncière  de  la  nature  humaine,  Balzac  n'a 
point  commis  cette  erreur  de  n'en  voir  dans  la  vie  que 
le  lamentable  épanouissement.  De  douces,  d'aimables,  de 
touchantes  apparitions  illuminent  de  leur  clarté  la  noir- 
ceur de  ses  drames.  Il  y  a  des  «  Cordelia  »  parmi  ses 
Reganes  et  ses  Gonerils.  Vous  en  savez  les  noms.  Elles 
s'appellent  Eugénie  Grandet,  Ursule  Mirouet,  Laurence 
de  Cinq-Cygne.  Dans  le  vaste  tableau  de  la  société  de  son 
temps  que  nous  a  légué  Balzac,  rien  n'eût  manqué,  si  la 
mort  n'eût  brutalement  "  interrompu  son  œuvre.  C'est 
pourquoi,  tel  qu'il  est,  de  ce  tableau,  vivant  en  toutes  ses 
parties,  mais  plus  achevé,  définitif  en  quelques-unes,  et  à 
peine  indiqué  en  d'autres,  on  a  pu  dire  avec  raison  — 
c'est  encore  Taine,  —  qu'après  ou  avec  l'œuvre  de  Shak- 
speare  et  de  Saint-Simon,  celle  de  Balzac  «  était  sans 
doute  le  plus  grand  magasin  de  documents  que  nous 
ayons  sur  la  nature  humaine  ».  Je  voudrais.  Messieurs, 
si  je  le  pouvais,  préciser  encore  davantage,  et  tâcher  de 
vous  dire  quelle  est  la  valeur  et  le  prix  de  ces  «  docu- 
ments ». 


II 

Ce  sont,  en  premier  lieu,  des  «  docuiiieals  historiques  », 
et,  si  nous  voulons  bien  enteudi'e  la  portée  de  ce  mot,  il 
nous  faut  nous  souvenir  de  l'admiration  de  Balzac  pour 
Walter  Scott.  11  écrivait  à  Mme  Hanska,  le  20  janvier  1838  : 
«  Auprès  de  Walter  Scott,  lord  Byron  n'est  rien  ou  presque 
rien...  Scott  grandira  encore,  quand  Byron  sera  oublié, 
je  parle  de  Byron  traduit,  car  le  poète  original  restera, 
ne  serait-ce  que  pour  sa  forme  et  son  souille  puissant. 
Le  cerveau  de  Byron  n'a  jamais  eu  d'empreinte  que  celle 
de  sa  personnalité,  tandis  que  le  monde  entier  a  posé 
devant  le  génie  créateur  de  Walter  Scott,  et  s'y  est  pour 


304  ÉTUDES   GUITIQUES. 

ainsi  dire  miré.  »  —  Et,  à  la  vérité,  je  ne  sais  ce  que  les 
Anglais  d'aujourd'hui  pensent  de  ce  jugement,  mais  ce 
qui  m'a  toujours  étonné,  c'est  que  quelques-uns  dos 
admirateurs  de  Balzac  s'en  fussent  étonnés.  L'ambition 
première  de  Balzac  a  été  de  marcher  sur  les  traces  de 
Walter  Scott;  et  cette  ambition,  d'autres  que  lui  l'ont 
eue,  de  vos  compatriotes  ou  de  vos  voisins  —  l'auteur  des 
Récits  mérovingiens  et  l'auteur  de  Cinq-Mars  —  pour  les 
mêmes  raisons  que  lui.  Entre  1815  et  1830,  on  a  vu,  Mes- 
sieurs, dans  les  romans  de  Walter  Scott,  depuis  son 
Ivanhoé  jusqu'à  son  Rob  Roy,  des  représentations  ou 
plutôt  des  «  résurrections  »  du  passé,  plus  vraies  que 
l'histoire  même,  d'une  vérité  plus  intime  et  plus  générale 
à  la  fois.  C'est  cette  vérité,  ce  genre  de  vérité,  si  difficile 
à  saisir,  que  Balzac  s'est  proposé  d'exprimer  dans  son 
œuvre;  et,  à  cet  égard,  je  ne  trouve  pas  qu'on  lui  ait 
rendu  complètement  justice. 

Prenons,  par  exemple,  ses  Chouans,  qui  sont  l'un  de 
ses  premiers  ouvrages,  ou  du  moins  l'un  de  ceux  qu'il  a 
voulu  sauver  du  naufrage  de  ses  œuvres  de  jeunesse.  Je 
doute,  Messieurs,  que  jamais,  dans  aucune  histoire  «  offi- 
cielle »,  on  ait  tracé  des  guerres  civiles  de  la  Révolution 
une  image  pluf:  saisissante,  qu'on  en  ait  fait  aucun  récit 
dont  la  psychologie  nous  donne  une  sensation  plus  con- 
forme à  la  vérjté.  Voici  encore  Une  ténébreuse  affaire,  qui 
n'est  pas  le  plus  connu  des  romans  de  Balzac,  mais  qui 
n'en  est  pas  moins  l'un  des  plus  achevés.  Tous  les  docu- 
ments que  l'on  a  mis  au  jour  depuis  quelques  années  sur 
l'époque  du  Consulat  sont  venus  confirmer  ce  qu'il  y  avait 
de  souvenir  et  de  divination  mêlés  dans  celle  peinture 
de  l'état  des  partis,  des  esprits  et  des  mœurs,  à  la  veille 
de  la  proclamation  de  l'Empire.  Et,  dans  la  littérature 
napoléonienne  elle-même,  je  ne  connais  rien  de  plus 
impérial  que  l'audience  donnée  par  l'empereur  à  Mme  de 
Cinq-Cygne  sur  le  champ  de  bataille  d'Iéna.  Mais,  quand 
leur  «  Dieu  »  leur  a  manqué,  voulez-vous  savoir  ce  que 
sont  devenus,  dans  les  jirovinces  et  à  Paris,  sous  le  gou- 
vernement de  la  Restauratitm,  ces  soldats  (lUc  tant 
d'années  de  guerre,  brusquement  closes  par  la  ruine 
de  leurs  espérances,  avaient  transformés  en  soudards? 
Ouvrez  Un  Ménage  de  garçon,  et  admirez-y  les  étonnantes 


APPENDICE.  30b 

figures  de  Maxence  Gilet  el,  de  Philippe  Bridau.  Et  voici 
maintenant,  alTrontés  les  uns  aux  autres,  dans  la  Cousine 
Belle,  les  Hulolet  les  Crevel,  les  derniers  débris  des 
gâindes  administrations  de  l'Empire  et  le  bourgeois  cen- 
sitaire de  la  Monarchie  de  Juillet.  Comme  ils  ressemblent, 
Messieurs,  à  ceux  que  nous  avons  connus!  Quelle  vérité! 
Quel  relief!  Quelle  fidélité  jusque  dans  la  caricature! 
Ainsi,  Messieurs,  de  même  que  dans  une  galerie,  défilent 
devant  nous  trois  ou  quatre  générations  de  nos  pères, 
fixées  pour  nous  dans  leurs  traits  essentiels,  résumées 
avec  cet  art  qui  n'appartient  qu'aux  grands  peintres,  — 
et  me  demanderez-vous  si  j'en  garantis  la  ressemblance? 
Oui,  je  le  veux  bien,  et  pour  deux  raisons  :  la  première, 
c'est  que  dans  la  Comédie  de  Balzac  ces  trois  ou  quatre 
générations  n'ont  qu'à  peine  quelques  traits  de  commun, 
elles  ne  se  ressemblent  point  entre  elles,  on  les  distingue; 
et  la  seconde,  c'est  que  l'œil  ne  saisit  pas  seulement  ces 
différences,  mais  l'esprit  en  suit  la  genèse,  et  on  voit 
comment  ces  enfants  sont  sortis  de  ces  pères. 

Notons  un  autre  elfet  de  •cette  manière  de  concevoir  le 
roman.  Ce  qui  nous  intéresse  presque  le  moins,  dans  la 
vie  de  tous  les  jours,  et  à  quoi  nous  prêtons  la  moindre 
attention,  la  plus  distraite,  c'est  précisément  ce  qui  en 
caractérise  la  physionomie.  Nous  laissons  aux  journaux 
de  modes  la  description  des  élégances  mondaines;  et, 
sans  doute,  nous  ne  sommes  pas  indifférents  à  la  qualité 
des  mets  que  l'on  sert  sur  nos  tables,  mais  nous  n'en 
faisons  pas  l'objet  habituel  de  nos  conversations.  Cela 
même  est  de  bon  goût  :  on  n'examine  point  de  trop  près 
l'argenterie  des  maisons  où  l'on  dîne  :  on  ne  tâte  pas  non 
plus  les  habits,  pour  voir,  comme  Tartuffe,  «si  l'étoffe  en 
est  moelleuse  ».  Il  en  est  autrement  en  histoire,  et,  depuis 
une  centaine  d'années,  songez-y  bien.  Messieurs,  rien  ne 
nous  intéresse  davantage  que  ces  détails  qui  différencient 
extérieurement  les  époques.  La  description  d'un  costume 
ou  d'un  mobilier  fait  partie  du  décor  ou  de  la  couleur 
historique,  et,  à  la  vérité,  nous  commettons  parfois  de 
singuliers  anachronismes,  mais  nous  ne  saurions  aujour- 
d'hui nous  représenter  Hamlet  en  perruque,  ni  Phèdre 
ou  Bérénice  en  grand  habit  à  la  française.  Et,  si  ces 
détails  ont  leur  intéîêt;  si  ce  sont  eux  qui  localisent,  qui 


300  ÉTUDES    CRITIQUES. 

particularisent,  qui  diiïérencient  les  sentiments  par  les 
mœurs;  si  ce  sont  eux,  enfin,  que  nous  goûtons  dans 
l'histoire, qu'attendons-nous  donc  à  les  observer  dès  main- 
tenant; et  l'intérêt  qu'on  croirait  qu'ils  n'ont  pas,  ne 
sommes-nous  pas  assurés  qu'ils  l'auront  certainement 
un  jour?  C'est  ainsi,  Messieurs,  que  les  «  documents  his- 
toriques »  deviennent  ce  que  nous  avons  appelé  des  «  docu- 
ments naturalistes  »,  et,  en  effet,  c'est  un  second  carac- 
tère des  romans  de  Balzac.  Les  romans  de  Balzac  sont 
des  romans  «  naturalistes  »  ou  «  réalistes  ». 

Entendons-nous  bien  sur  ce  point  :  cela  ne  veut  pas 
dire  qu'ils  soient  des  romans  pessimistes,  et,  au  contraire, 
dans  beaucoup  d'enli^e  eux,  ni  la  sympathie,  ni  la  senti- 
mentalité ne  font  défaut,  ni  même  «  la  religion  de  la 
souffrance  humaine  ».  Voyez  plutôt  Le  Médecin  de  cam- 
pagne ou  Le  Curé  de  village.  Gela  ne  signifie  pas  non  plus 
que  l'imagination  n'y  aurait  point  de  part  :  aucun  des 
contemporains  de  Balzac  n'a  eu  plus  d'imagination  que 
lui,  ni  une  imagination  parfois  plus  romantique,  déme- 
surée, fumeuse  et  magnifique.  Mais  on  veut  dire.  Mes- 
sieurs, que,  même  quand  il  imagine  ou  qu'il  invente,  le 
détail  précis  et  concret,  pittoresque  et  représentatif 
abonde  dans  son  œuvre.  Paysages,  descriptions  de  lieux 
ou  de  villes,  de  mobiliers  et  de  costumes,  inventaires, 
comptes  notariés,  généalogies,  particularités  physiolo- 
giques de  ses  personnages,  Balzac  n'a  rien  négligé,  rien 
oublié,  rien  omis  de  ce  qui  peut  donner  à  ses  fictions  de 
l'air  de  la  réalité.  Il  excelle  encore,  par  de  brèves  indi- 
dications,  à  noter  ces  rapports  subtils  qui  font  d'un  indi- 
vidu le  vrai  fils  de  son  père,  l'enfant  de  sa  province,  une 
image  abrégée,  un  résumé  des  mœurs  et  de  l'esprit  de 
son  temps;  et  tout  cela.  Messieurs,  grâce  à  lui,  nous  est 
devenu  familier,  si  même  on  ne  doit  dire  que  ses  imita- 
teurs en  ont  étrangement  abusé;  niais  justement,  etavant 
lui,  c'était  ce  qui  mantiuait  au  roman.  Les  romans  de 
Balzac  sont  des  romans  «  réalistes  »  ou  «  naturalistes  », 
exactement  dans  la  mesure  oîi  ils  diffèrent  de  Volupté,  de 
V'alentine,  d'Indiana,  de  Delijhine,  d'Adolphe,  de  M(ni07i  Les- 
caut, do  La  Princesse  de  Clèves.  On  n'y  vit  plus  dans  un 
monde  idéal  ou  idéalisé  par  la  suppression  de  tous  ces 
détails  réputés  jusqu'alors  vu]fiaires,\nais  qui  sont  cepen- 


APPENDICE.  307 

dant  la  matière  de  la  vie  de  tous  les  jours.  On  y  mange, 
on  y  boit,  on  y  dort.  Il  y  a  des  chambres  meublées.  Les 
personnages  n'y  sont  pas  des  types,  mais  des  individus, 
engagés  comme  nous  dans  une  condition,  dans  un  métier, 
dqns  une  profession,  et,  —  ce  qui  achève  de  les  distin- 
guer des  héros  du  roman  classique,  —  ils  peuvent  Jjien 
être  amoureux,  puisque  aussi  bien  n'y  a-t-il  pas  de  roman 
sans  amour,  mais  il  font  cependant  autre  chose  que 
l'amour,  et  c'est  encore  en  cela  qu'ils  sont  «  réalistes  ». 
Bien  qu'en  effet.  Messieurs,  les  passions  de  l'amour  ne 
laissent  pas  de  répondre  à  des  réalités  très  réelles,  un 
écrivain  qui  se  respecte  lui-même  ne  peut  pas  se  passer 
de  les  <v  idéaliser  ».  Elles  ne  sont  pas  non  plus  les  seuls 
ressorts  qui  meuvent  les  hommes,  et  cependant  c'est  ce 
qu'on  croirxiit,  à  lire  la  plupart  de  nos  romanciers.  Je  dis 
la  plupart,  car  il  faut  faire  une  exception  pour  l'auteur 
de  Gil  Blas  et  du  Diable  boiteux.  Et  comme  enfin  on  a  cru 
longtemps  que,  dans  le  roman  ou  au  théàlre,  l'amour 
n'était  rien  s'il  n'était  tout,  —  l'amour,  ou  la  diversité 
des  commerces  que  l'on  désigne  sous  ce  nom,  —  il  en  est 
résulté  que  tous  les  romans  d'amour  sont  des  romans 
«  idéalistes  ».  Balzac  a  vu  plus  largement  et  plus  profon- 
dément. On  ne  vit  pas  d'amour,  et  le  loisir  d'aimer  n'ap- 
partient en  ce  monde  qu'à  de  rares  privilégiés.  Nous  avons 
tous,  non  pas,  si  vous  le  voulez,  notre  fortune  à  faire, 
mais  des  intérêts  à  calculer.  En  d'autres  termes  encore, 
la  question  d'argent,  que  l'on  pouvait  affecter  de  dédai- 
gner dans  des  sociétés  aristocratiques,  est  devenue,  Mes- 
sieurs, la  grande  question  de  nos  modernes  démocraties,  et 
c'est  ce  que  Balzac,  contemporain  de  cette  transformation 
sociale,  a  parfaitement  vu.  Ses  débuts  chez  le  procureur, 
les  difficultés  qu'il  avait  rencontrées  dans  la  vie,  le  maté- 
rialisme de  son  tempérament,  l'impatience  avec  laquelle 
il  supportait  cette  domination  de  l'argent,  tout  a  con- 
tribué à  lui  ouvrir  les  yeux.  Il  s'est  rendu  compte  qu'au- 
tour de  lui,  ni  l'amour,  ni  la  gloire  n'étaient  désormais 
la  grande  idole,  mais  l'argent,  et  que  les  plus  grands 
efforts  de  ses  contemporains  ne  tendaient  qu'à  se  le  pro- 
curer. Il  a  donc  fait  de  l'argent  un  des  grands  moteurs 
de  sa  Comédie  humaine,  et  c'est  encore  en  ce  sens,  à  ce 
titre,  que  ses  romans  sont  des  romans  réalistes. 


308  ÉTUDES   CBITIQUES. 

Oui,  réalistes  en  ce  sens,  et  non  seulement  parce  que 
les  préoccupations  d'argent  ont  toujours  quelque  chose 
d'un  peu  bas,  mais  parce  que  l'on  ne  saurait  traiter  la 
question  d'argent  sans  la  lier  à  une  foule  d'autres,  et 
notamment  à  celle  des  moyens  de  faille  fortune.  Comment 
fait-on  fortune?  Il  y  en  a,  sans  doute,  autant  de  moyens 
qu'il  y  a  de  sources  de  richesses  :  l'économie  sordide, 
l'usure,  l'agriculture,  l'industrie,  le  commerce,  la  spécu 
lat.ion,  la  finance;  et  il  faut  que  le  romancier  les  con- 
naisse, qu'il  en  ait  étudié  le  mécanisme,  et  les  répercus- 
sions, et  vous  en  voyez  aussitôt  la  conséquence.  Des 
sujets  tout  neufs,  dont  assurément  ni  l'auteur  de  Manon 
Lescaut,  ni  celui  d'Adolphe  ne  se  seraient  avisés,  s'offrent 
au  romancier,  et  nous  sommes  surpris  de  nous  intéresser 
aux  opérations  du  père  Grandet,  aux  inventions  chi- 
miques de  César  Birotteau,  aux  placements  usuraires  du 
terrible  Gobseck.  Des  hommes  nouveaux,  de  nouvelles 
«  conditions  »  s'introduisent  avec  ces  questions,  des  gens 
d'afTaires,  des  notaires,  des  banquiers,  des  avoués,  des 
huissiers,  des  agents  de  change.  11  faut  leur  faire  parler 
leur  langage,  ou,  comme  on  dirait  mieux,  leur  argot.  S'ils 
persistaient  à  se  servir  de  la  langue  de  Voltaire  ou  de 
Condillac,  ils  ne  s'entendraient  point,  et  nous  ne  saurions 
d'eux  rien  que  de  superficiel.  Un  commandement  est  un 
commandement,  et  il  n'y  a  pas  deux  mots  pour  exprimer 
r  «  endossement  »  d'un  billet.  On  ne  connaît  pas  non 
plus  de  périphrase  qui  ne  fût  ridicule  pour  éviter  de 
nommer  une  «  pâte  épilatoire  ».  Mais  ce  mélange  de 
tous  les  argots,  ce  contact  de  tous  les  métiers,  cette 
mise  en  œuvre  de  toutes  les  conditions  des  hommes,  ces 
descriptions  technologiques,  n'est-ce  pas  encore  ce  qui 
rend  le  roman  de  Balzac  si  ressemblant  à  la  vie?  Nous 
sommes  de  plain-pied  avec  ses  personnages:  nous  les 
reconnaissons  pour  les  avoir  coudoyés  dans  la  rue;  nous 
avons  eu  nous-mêmes  des  rapports  avec  la  plupart  d'entre 
eux  ;  et  enfin.  Messieurs,  ce  n'est  pas  seulement  «  l'au- 
teur »  qui  a  disparu,  c'est  «  l'homme  »  môme,  pour  nous 
laisser  face  à  face  avec  la  réalité. 

C'est  encore  par  où  les  romans  de  Balzac  sont  des 
romans  «  réalistes».  Si  Balzac  acu  certainement  ses  idées 
h  lui,  politiques,  religieuses,  pliik)sopliiqui's  ou  littéraires, 


APPENDICE.  309 

s'il  les  a  bruyamment  exprimées,  et  môme  dans  ses 
romans,  on  peut  dire  cependant,  Messieurs,  il  faut  dire 
qu'elles  n'ont  jamais  réagi  ni  sur  le  choix  de  ses  intri- 
gues, ni  sur  celui  de  ses  personnages.  C'est  ce  qui  le  dis- 
tingue des  romantiques.  En  ce  sens,  il  n'a  rien  mis  de 
lui-même,  de  sa  personne,  dans  son  œuvre.  Son  observa- 
tion est  toujours  impersonnelle,  et  son  art  toujours  désin- 
téi'essé.  La  valeur  en  est  extérieure  à  lui-même,  «  objec- 
tive »,  comme  disent  les  philosophes,  «  sociologique  », 
dirions-nous  aujourd'hui.  Et,  après  cela,  quand  il  a  eu 
ridée  de  relier  tous  ses  romans  ensemble,  d'en  faire  non 
seulement  une  succession  d'épisodes  continués,  expliqués 
et  complétés  les  uns  par  les  autres,  mais  le  tableau  com- 
plet de  la  société  de  son  temps,  c'est  alors  que,  s'il  avait 
oublié  quelque  trait  caractéristique,  il  a  bien  fallu  qu'il 
s'en  aperçût;  la  nature  de  son  œuvre  lui  est  apparue  plus 
nettement  à  lui-même;  il  a  compris  que  sa  fonction  litté- 
raire était  dans  son  désintéressement  d'observateur;  et 
c'est  alors  qu'en  vérité  son  œuvre  est  devenue  ce  qu'on 
peut  appeler  un  «  document  scientifique  ». 

Seul,  en  effet,  ou  presque  seul  de  ses  contemporains 
—  j'entends  les  écrivains  :  poètes,  romanciers,  auteurs 
dramatiques,  philosophes  même  et  historiens,  —  Balzac 
n'est  pas  demeuré  indifférent  au  mouvement  scientifique 
de  son  siècle.  Rappelez-vous  son  César  Birotleau,  par 
exemple,  ou  La  Recherche  de  Vabsolu,  mais  rappelez-vous 
surtout  l'éloge  que,  dans  l'Avant-Propos  de  la  Comédie 
humaine,  il  fait  d'Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire.  Je  veux 
dire  que,  l'un  des  premiers,  et  par  une  curieuse  rencontre, 
dans  le  même  temps  qu'Auguste  Comte,  le  fondateur  du 
positivisme,  Balzac  a  entrevu  l'avenir  des  sciences  natu- 
relles, des  sciences  biologiques,  et  la  révolution  qu'elles 
étaient  en  train  d'accomplir  dans  le  domaine  de  la 
pensée.  Ce  n'est  là  ni  son  moindre  mérite,  Messieurs,  ni 
sa  moindre  originalité,  qu'on  apprécie  surtout  quand  on 
compare  l'intelligente  curiosité  dont  ils  témoignent  à  la 
monumentale  ignorance  des  George  Sand  ou  des  Victor 
Hugo.  «  Scientifiques  »  déjà  par  la  nature  de  l'observa- 
tion et  le  désintéressement  ou  l'impartialité  de  l'observa- 
teur, les  romans  de  Balzac  le  sont  encore  par  les  préoc- 
cupations dont  ils  portent  la  trace.  Vous  savez  qu'ils  le 


310  ETUDES   CRITIQUES. 

sont  aussi  par  la  nature  de  l'idée  générale  qui  leur  sert 
de  lien. 

Il  faut  ici  le. citer  textuellement;  «  Pénétré  de  ce  sys- 
tème (celui  de  Geoffroy  Saint-Hilaire),  je  vis,  dit-il,  que 
la  société  ressemblait  à  la  nature.  La  société  ne  fait-elle 
pas  de  l'homme,  suivant  les  milieux  oîi  son  action  se 
déploie,  autant  d'hommes  différents  qu'il  y  a  de  variétés 
en  zoologie?  Les  différences  entre  un  soldat,  un  ouvrier, 
un  administrateur,  un  avocat,  un  oisif,  un  savant,  un 
homme  d'État,  un  commerçant,  un  marin,  un  poète,  un 
pauvre,  un  prêtre,  sont,  quoique  plus  difficiles  à  saisir, 
aussi  considérables  que  celles  qui  distinguent  le  loup,  le 
lion,  l'âne,  le  corbeau,  le  requin,  le  veau  marin,  labrebis. 
11  a  donc  existé  de  tout  temps  des  espèces  sociales, 
comme  il  y  a  des  espèces  zoologiques,  et  si  Buffon  a  fait 
un  magnifique  ouvrage  en  essayant  de  représenter  dans 
un  livre  l'ensemble  de  la  zoologie,  n'y  a-t-il  pas  une 
œuvre  de  ce  genre  à  faire  pour  la  société?  »  Il  y  a  bien. 
Messieurs,  quelque  confusion  dans  cette  page,  et  il  y  a 
aussi  quelque  exagération.  On  peut  douter  que,  d'un 
((  administrateur  »  cà  un  «  oisif  »,  la  différence  soit  la 
même  et  de  la  même  nature  que  du  «  veau  marin  «  au 
«  corbeau  ».  Rien  n'est  plus  facile  que  de  faire  un  «  oisif  » 
avec  un  «  administrateur  »,  mais  il  n'est  pas  prouvé  que 
le  temps  môme  puisse  aisément  tirer  une  brebis  d'un  veau 
marin.  Balzac  lui-même  a  dû.  le  reconnaître,  et  il  est  con- 
venu que  les  «  espèces  sociales  »  n'avaient  pas  tout  à  fait 
la  même  fixité  que  les  «  espèces  zoologiqucs  ».  Mais,  ce 
qui  importe  ici,  c'est  l'intention;  c'est  l'idée  générale, 
c'est  l'ambition  nettement  déclarée  de  faire  du  roman 
r  «  histoire  naturelle  »  de  l'homme  civilisé.  Et,  à  cet 
égard,  il  est  certain  qu'on  pourrait  classer  les  person- 
nages de  Balzac  dans  des  catégories  analogues  à  celles  de 
la  zoologie,  depuis  les  «  infiniment  petits  »  qxù  travail- 
lent dans  l'ombre,  comme  ses  campagnards,  son  Tonsard 
et  son  père  Fourchon,  à  modifier,  sans  le  savoir,  la  struc- 
ture même  de  la  société,  jusqu'aux  grands  fauves,  de  l'es- 
pèce de  ses  Nucingen,de  ses  Vautrin,  de  ses  Rastignac  et 
de  ses  Bridau. 

Ce  que,  d'ailleurs,  cette  idée  jteut  valoir  en  elle-même, 
et  s'il  n'y  a  pas  toujours  des  inconvénients   ou  même 


APPENDICE.  311 

quelques  dangers  à  souder  ainsi  l'histoire  de  l'homme  et 
celle  de  l'animal,  c'est  une  autre  question,  que  je  ne 
résoudrais  pas,  quant  à  moi,  comme  Balzac.  Mais  je  ne 
crois  pas  que  ce  soit  aujourd'hui  le  moment  de  l'exa- 
miner. Il  suffit  qu'elle  ait  donné  à  l'œuvre  de  Balzac  ce 
caractère  d'unité  qui  la  distingue  si  profondément  de 
l'œuvre  de  tous  les  autres  romanciers.  Par  l'intention  qui 
les  anime,  et  qui  les  animait  avant  même  qu'il  eût  conçu 
le  plan  de  sa  Comédie  humaine,  il  suffit  que  les  romans  de 
Balzac  soient  vraiment,  ainsi  que  nous  le  disions,  des 
u  documents  scientifiques  )>.  L'historien  peut  les  con- 
sulter :  il  y  trouvera  ce  qui  n'est  point  dans  les  histoires, 
je  veux  dire  les  raisons  en  quelque  sorte  individuelles  des 
transformations  sociales.  Le  philosophe  y  peut  recourir  : 
il  y  trouvera  posés  quelques-uns  des  problèmes  qui,  de 
tout  temps,  ont  inquiété  l'intelligence  humaine.  Le  socio- 
logue devra  les  méditer.  Et,  privilège  insigne,  ceux  d'entre 
nous.  Mesdames  et  Messieurs,  qui  ne  se  piqueront  d'être 
ni  des  sociologues,  ni  des  philosophes,  ni  des  historiens, 
y  trouveront,  plus  vif  peut-être  que  nulle  part  ailleurs,  ce 
genre  de  distraction,  d'agrément  et  de  satisfaction  qu'on 
demande  au  roman. 


III 

Voulez-vous,  maintenant,  que  nous  nous  résumions, 
et,  cinquante  ans  après  sa  mqrt—  ce  qui  est,  sans  doute, 
un  assez  long  espace  de  temps,  —  voulez-vous,  Messieurs, 
que  nous  tâchions  de  lui  faire  sa  place  dans  l'histoire  de 
la  littérature  ou  de  la  pensée  de  ce  siècle  qui  va  finir?  Ce 
n'est  pas  qu'après  tout  ses  contemporains  la  lui  aient 
trop  ûprement  disputée,  et  je  n'en  veux  pour  preuve  que 
le  discours  prononcé  par  Victor  Hugo  sur  «  la  tombe  de 
l'auteur  de  la  Comédie  humaine  ».  Les  contemporains  n'ont 
pas  méconnu  le  génie  de  Balzac.  Mais,  naturellement,  s'ils 
en  ont  reconnu  la  puissance,  ils  en  ont  connu  moins 
clairement  la  nature.  C'est,  en  effet,  je  vous  le  disais,  le  ■ 
propre  des  œuvres  fortes  et  durables  qu'on  n'en  saurait 
apercevoir  d'abord  la  profondeur  et  la  portée.  Le  temps 
est  un  grand  maître,  comme  dit  le  proverbe,  et  on  ne 


312  ■   ÉTUDES  CRITIQUES. 

voyait  pas,  on  ne  pouvait  pas  voir,  il  y  a  un  demi-siècle, 
toute  l'importance  de  l'œuvre  et  du  rôle  de  Ralzac. 

C'est  ainsi  qu'on  le  prenait  encore  pour  un  romantique, 
et  non  seulement  il  n'y  a  rien  de  plus  faux,  mais,  au 
contraire,  si  quelqu'un,  tout  en  louant  généreusement  les 
maîtres,  a  réagi  contre  le  romantisme,  c'est  Balzac.  Au 
roman  personnel,  de  l'espèce  de  René,  de  Delphine, 
d'Adolphe,  d'fndiana,  de  la  Confession  d'un  enfant  du  siècle, 
de  Volupté,  de  Graziella,  dont  le  romancier  lui-même  est 
le  seul  héros,  autour  de  qui  gravitent,  comme  des  étoiles 
du  dernier  rang,  ceux  qu'il  appelle  ses  bourreaux  et  qui 
furent  généralement  ses  victimes,  à  ce  roman  personnel, 
égoïste,  et  d'ailleurs  si  semblable  à  lui-même,  Balzac, 
Messieurs,  a  substitué  le  roman  des  autres.  Aux  subtilités, 
et  d'ailleurs  à  l'insignifiance  habituelle  d'une  psychologie 
qui  renfermait  son  observation  tout  entière  dans  le 
«  Moi  »,  dans  un  «  Moi  »  toujours  plus  intéressant  et  plus 
beau  que  nature,  Balzac  a  substitué  l'observation  du 
dehors,  la  seule  dont  puisse  vraiment  s'enrichir  notre 
expérience,  toujours  trop  courte  par  quelque  endroit,  et 
la  seule,  en  conséquence,  d'où  nous  tirions  quelque  con- 
naissance des  réalités  de  la  vie.  Et,  à  l'art  individuel, 
fondé  sur  des  impressions  dont  l'artiste  se  croit  le  seul 
'uge,  il  a  substitué  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'art 
social,  j'entends  cet  art  dont  chacun  de  nous  est  appelé  à 
juger  la  valeur.  C'est  là  même  ce  qui  a  transformé,  du 
tout  au  tout,  du  pour  au  contre,  la  littérature  du  siècle 
qui  finit,  et,  d'une  manière  un  peu  symbolique,  on  pour- 
rait dire  que,  si  le  grand  nom  de  Victor  Hugo  résume 
les  nouveautés,  les  aspirations  et  l'esthétique  du  roman- 
tisme, le  nom  de  Balzac,  lui,  domine,  a  dominé  le  mou- 
vement du  contre-romantisme.  Vous  étonnerez-vous  peut- 
être  du  rapprochement?  Mais  je  ne  crains  pas  d'avancer 
qu'à  cet  égard  Auguste  Comte  a  seul  fait  plus  ou  autant 
(jue  lui. 

Son  influence,  à  cet  égard,  s'est  étendue  jusqu'à  la  cri- 
tique, et  Taine,  l'auteur  de  l'éloquent  Essai  que  je  vous 
rappelais  tout  au  di'biit  de  ce  discours,  procède  autant  de 
lîalzac  que  d'aucun  de  ses  maîtres,  que  de  Spinosa,  di; 
Hegel  et  d'Auguste  Comte.  Comme  Balzac,  ce  sont  les 
Espèces  Ultéraircs  que  Taine  a  tenté  de  définir  dans  ses 


APPENDICE.  313 

premiers  écrits,  et,  comme  Balzac,  dans  les  derniers,  ce 
sont  les  Espèces  sociales.  Il  s'en  inspire  également  quand 
il  fonde  la  théorie  de  la  Race,  du  Milieu,  du  Moment.  Et,  — 
j'ai  eu  soin  de  vous  mettre  le  texte  sous  les  yeux,  —  qui 
s'est  encore  avisé  de  souder  l'histoire  naturelle  et  celle  de 
l'humanité  si  ce  n'est  Balzac,  dans  1'  «  Avant-Propos  »  de 
la  Comédie  humaine?  Il  y  a  mieux;  et  peut-être  est-ce  là, 
Messieurs,  qu'il  faut  voir  la  vraie  raison  de  la  brouille 
intellectuelle  de  Balzac  et  de  Sainte-Beuve.  Vous  savez 
qu'ils  se  sont  piqués,  pour  des  raisons  de  peu  d'impor- 
tance, d'être  souverainement  injustes  l'un  pour  l'autre. 
Mais  la  vraie  raison  est  ailleurs  :  ils  se  proposaient,  en 
réalité,  le  même  but;  les  Espèces  sociales  de  Balzac  étaient 
les  Familles  d'esprit  de  Sainte-Beuve;  il  y  a,  dans  les  Por- 
traits littéraires  ou  contemporains,  autant  de  physiologie 
que  dans  les  romans  de  Balzac  ;  leurs  moyens  seuls  diffé- 
raient; ceux  de  Balzac  étaient  de  la  synthèse,  ceux  de 
Sainte-Beuve  étaient  de  l'analyse  ;  l'un  était  le  Guvier, 
l'autre  était  le  Geoffroy  Saint-Hilaire  de  l'histoire  naturelle 
psychologique  ;  et,  se  disputant  ainsi  le  même  public, 
comment  voudriez-vous  qu'ils  se  fussent  entendus?  Ils 
sont  de  ceux  que  la  postérité  peut  et  doit  réconcilier  dans 
la  mort.  Le  service  qu'ils  nous  ont  rendu  est,  au  fond,  de 
la  même  nature,  et  la  critique,  telle  qu'ils  l'ont  conçue, 
n'est  pas,  à  mon  avis  du  moins,  toute  la  critique,  mais 
elle  est  et  elle  demeurera  la  base  de  toute  critique. 

Ai-je  besoin  de  vous  dire,  après  cela,  quelle  influence 
il  a  exercée  sur  l'évolution  du  roman  contemporain? 
Combien  d'abord  il  en  a  élargi  le  domaine,  agrandi, 
précisé,  formulé  la  définition?  Quel  essor  il  lui  a  donné? 
Comment  il  l'a  égalé  à  la  totalité  de  la  représentation  de 
la  vie?  Le  droit  qu'il  lui  a  conquis  de  traiter  toutes  les 
questions?  La  variété  de  formes  dont  il  l'a  enfin  rendu 
capable?  On  ne  voit  généralement  en  lui,  on  a  affecté  de 
ne  voir  que  l'ancêtre  du  naturalisme,  et  il  l'est  certaine- 
ment :  j'ai  tâché  de  vous  en  indiquer  les  raisons.  Mais, 
Messieurs,  soyons  moins  exclusifs.  Reconnaissons  que, 
dans  tous  les  romans  du  genre  qu'on  appelle  «  intime  » 
ou  (c  psychologique»,  il  y  a  comme  un  ressouvenir  du  Lys 
clans  la  vallée.  Reconnaissons  qu'il  y  en  a  de  la  Cousine 
Bette   ou  d'Eugénie    Grandet   dans  tous   les  romans  qui 


314  ÉTUDES   CRITIQUES. 

se  donnent  comme  des  «  éludes  de  caractères  ■>.  Que  dis-je! 
Messieurs,  reconnaissons  que  la  généalogie  de  tous  les 
romans  de  police  ou  judiciaires,  des  romans  à  la  Ponson 
du  Terrail  ou  à  la  Gaboriau,  remonte  à.  la  Dernière  incar- 
nation de  Vautrin.  Et  tranchons  le  mot,  sans  balancer  ou 
tarder  davantage!  Il  n'y  a,  dans  l'histoire  de  nos  genres 
littéraires,  qu'une  domination  qui  se  soit  exercée  avec  la 
même  universalité  que  celle  de  Balzac,  et  c'est  celle  de 
Molière. 

Qu'est-ce  à  dire.  Messieurs,  et,  sans  nous  embarrasser 
de  faire  ici  un  parallèle  en  rè'gle,  comment  l'entendrons- 
nous?  Quelques  mots  y  pourront  suffire.  Molière,  en 
quinze  ans  de  temps,  s'est  tellement  emparé  du  domaine 
entier  de  la  comédie  ;  il  en  a  pris,  sans  presque  en  avoir 
l'air,  une  telle  et  si  durable  possession,  et  jusque  dans 
ses  ébauches,  il  a,  pour  ainsi  parler,  tellement  enfoncé 
son  empreinte,  que,  pendant  plus  de  deux  cents  ans,  non 
seulement  en  France,  mais  en  Europe,  une  comédie  n'a 
été  jugée  bonne  et  n'a  semblé  mériter  de  durer  qu'autant 
qu'elle  approchait  de  la  comédie  de  Molière.  Ainsi  notre 
Balzac!  Cinquante  ans  après  sa  mort,  nous  n'avons  pas 
secoué  son  influence.  Avec  tous  ses  défauts  —  car  il  en 
a  eu,  —  Balzac  demeure  le  modèle  et  le  maître.  Sa 
mort  n'a  point  épuisé  son  pouvoir  créateur.  Et  qui  de 
nous,  Messieurs,  ne  s'en  féliciterait,  si  nous  avons 
quelque  droit  d'être  fiers  du  prestige  que  le  roman  fran- 
çais continue  depuis  lors  d'exercer  dans  le  monde? 

Parlerai-je  maintenant  du  théâtre?  et  qui  ne  sait  que, 
si  les  Augier,  les  Dumas,  et  peut-être  même  un  Labiche, 
ont  ressuscité  la  comédie  de  Molière,  ou  plutôt  ont  enfin 
réussi  à  s'en  émanciper,  c'est  grâce  à  Balzac  et  avec  ses 
moyens?  Qu'est-ce  que  le  Mariage  cfOlympe'!  mais  sur- 
tout les  Lionnes  pauvres,  sinon  des  sujets  de  Balzac?  et 
qu'est-ce  <iue  Maître  Gucrin'!  J'ose  en  dire  autant  du 
Demi-Monde,  et  encore  de  la  Question  d'argent.  .Mais,  Mes- 
sieurs, je  n'en  finirais  pas  si  je  voulais  prolonger  l'énu- 
mération,  et,  puisque  aussi  bien  je  commence  à  craindre 
d'être  un  peu  long,  je  ne  veux  ajouter  (juc  quelques 
mots  encore  et  j'aurai  terminé. 

Si  Ion  en  croyait  cerlains  critiques,  ce  ne  serait  donc 
pas  sf'ulrment  sur  la  littérature  que  se  serait  exercée 


APPENDICE.  315 

l'influence  de  Balzac,  maU  aussi  sur  les  mœurs,  et  non 
moins  profondément.  Deux  ou  trois  générations  de  jeunes 
gens  se  seraient  modelées  sur  les  héros  de  la  ComéfUe 
humaine,  auraient  non  seulement  appris,  mais  «  étudié  >:• 
la  vie  dans  les  romans  de  Balzac,  se  seraient  proposé  de 
réaliser  le  rêve  de  ses  Raslignac  et  de  ses  de  Âlarsay. 
Peut-être  est-ce  beaucoup  dire,  et,  en  le  disant,  on  veut 
louer  Balzac,  mais  je  ne  sais  si  ce  n'est  pas  plutôt  lui 
faire  tort  de  toute  une  part  de  son  génie.  Songeons,  en 
effet,  que  Balzac  n'a  point  inventé  Raslignac,  il  ne  l'a  pas 
imaginé;  il  Fa  copié;  et  nous  savons  quel  en  était  le  vrai 
nom.  Pareillement,  ses  gens  de  lettres,  ses  Canalis,  d'Ar- 
thez,  Nathan,  Blondet,  Lousteau,  et  pareillement  ses 
financiers.  Ils  existaient  avant  lui,  et  avant  lui  aussi  les 
appétits  plus  ou  moins  nouveaux,  les  ambitions  modernes, 
les  «  moyens  de  parvenir  »,  les  vices  et  même  les  vertus 
dont  ils  sont  les  représentants  dans  son  œuvre.  Avant 
lui,  ou  de  son  temps,  ils  occupaient  déjà  le  devant  de  la 
scène,  et  l'exemple  de  leur  fortune  suffisait,  avant  Balzac, 
à  leur  créer  des  imitateurs  en  foule.  Mais,  comme  Balzac 
avait  le  don  de  la  vie,  comme  son  génie  a  consisté  pour 
une  part  à  se  placer  au  centre,  à  la  rencontre,  au  con- 
fluent des  grands  courants  d'idées  de  son  temps,  comme 
sa  curiosité  toujours  en  éveil  les  a  remontés  pour 
en  démêler  l'origine,  il  est  arrivé,  Messieurs,  que  la 
Comédie  humaine  s'est  ainsi  trouvée  pre.sque  plus  vraie, 
plus  évidemment  vraie,  dix  ans,  quinze  ans,  vingt  ans 
après  Balzac,  qu'au  temps  même  où  il  la  publiait.  Je  me 
rappelle  avoir  entendu  désigner,  en  histoire  naturelle, 
sous  le  nom  de  Types  prophétiques,  des  êtres  ou  même 
des  espèces  entières  qui  étaient  comme  l'ébauche  ou  l'es- 
quisse de  leur  achèvement  ou  de  leur  perfection  future. 
La  Comédie  humaine  est  une  galerie  de  Type^  prophéti- 
liques.  De  toute  une  humanité  qui  ne  devait  atteindre 
son  développement  qu'après  lui,  Balzac  a  tracé  les  linéa- 
ments. Et,  de  quel  nom  les  nommerai-je?  Ce  ne  sont  pas 
les  Balzaciens  qui  ont  pris  Balzac  pour  un  professeur 
d  énergie  ou  d'intrigue,  mais,  depuis  Balzac,  certaines 
formes  d'intrigues  se  sont  développées,  et  une  certaine 
espèce  d'énergie,  que  représentent  ceux  que  nous  sommes 
lentes  d'appeler  les  Balzaciens.  Vous  ne  penserez  pas, 


316  ÉTUDES   CRITIQUES. 

Messieurs,  que,  de  s'exprimer  ainsi,  ce  soit  «  diminuer  » 
Balzac.  Et,  au  contraire,  vous  y  verrez  le  témoignage  de 
toute  mon  admiration,  si,  de  tous  les  privilèges  du  génie, 
c'en  est  un,  sans  doute,  que  d'éclairer  de  son  flambeau 
les  obscurités  du  passé,  et  c'en  est  un  autre  que  de 
débrouiller  la  confusion  du  présent,  mais  le  plus  beau 
sans  doute,  et  le  plus  rare,  est  d'anticiper,  comme 
Balzac,  sur  l'avenir. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


Un  ki'isode  de  la  vie  de  Ronsard 1 

VaUGEI.AS  et    la  TllÉORIK  DE   l'uSAOE -1 

Jean  de  La  Fontaine ''^ 

La  lanooe  de  Molière S5 

La  bibliothèque  de  Bossuet 1 3:5 

L'ÉVOLUTION  d'un  Genre.  La  tragédie lui 

L'ÉVOLUTION  d'un  PoÈTE.  VlCTOH  Huoo -01 

La  T.ITTÉKATUHE   EUHOI'ÉENNE   AU    XIX'    Sll.r.l.i; i'I'^ 

AiM'ENDiCB  :  Honore  de  Ual/.ac 2'J7 


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CuloMiiniers.  —  Imp.  Paul  BllODAHD.  —  4-8  .'S.p 


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G.£.STECHEPT^Co, 
I  ALFRED  HAFNER) 
NEW  YORK 


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