n .
^•1
rv-i
^ '^s^-
'vJa^T .
'«^>^".,]t .
m
^fc^
rr^-^, /
^^ '^ :^-
) ,^-^^r
ETUDES CRITIQUES
SUR L'HISTOIRE DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
Brunetièbe. — Études critiques (7« série). 1
A LA MÊME LIBRAIRIE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Études critiques sur l'histoire de la. littérature française. Huit
volumes qui se vendent séparément. Chaque vol., petit in-8, broché. 10 fr.
I. — La littérature française au moyen âge. — Pascai. — Molière. -
Racine. — Montesquieu. — Voltaire. — La littérature française sous le
premier Empire. Un vol. 10 fr. »
II. — Les Précieuses. — Bossuet et Fénelon. — Massillon. — Marivaux. — La
direction de la librairie sous Malesheibes. — Galiani. — Diderot. — Le théâtre
de la Kévolution. Un vol. JO fr. »
m. — Descaries. — Pascal. — Le Sage. — Marivaux. — Prévost. — Voltaire et
Rousseau. — Classiques et romantiques. Un vol. ^ • 10 fr. ■•
IV. — Alexandre Hardy. — Le roman français au xvii" siècle. — Pascal. — .lan-
sénistes et Cartésiens. — La philosophie de Molière. — Montesquieu. — Voltaire.
— Rousseau. — Les romans de Mme de Staël. Va vol. 10 fr. «
V. — La réforme de Malherbe et l'évolution des j);<''l'"cs. — La philosophie de
Bossuet. — La critique de Bayle. — La formation de l'idée de progrès. —
Le caractère essentiel de la littérature française. Un vol. 10 fr. ■■
VI. — La doctrine évolutive et l'Histoire de la littérature. — Les fabliaux du
moyen âge et l'origine des contes. — Un précurseur de la pléiade : MauNce
Sci've. — Corneille. — L'e8théti(|ue de Boileau. — Bossuet. — Les Mémoires
d'un homme heureux. -Classique ou romantique? André Chénier. — Le cosmo-
politisme et la littérature nationale. Un vol. 10 fr. >■
VIL — Un épisode de la vie de Ronsard. — Vaugelas et la tlié"vie de l'usage.
— Jean de la Fontaine. — La langue de Molière. — La Bibliothè(|ue de Bossuet. —
L'évolution d'un genre: La tragédie. — L'évolution d'un poète : Victor Hugo.—
La litlirature européenne au xix» siècle. — Appendice. Un vol. 10 fr. »
VllI. — Une nouvelle éditiim de Montaigne. — La maladie du burlesque. — Les
époques de la comédie de Molière. — L'éloquence de Bourdaloue. — L'Orient
dans la littérature française. — Les transl'ornialions de la langue française au
xviii» siècle. — Joseph de Maislre et son livre » du Pape ». Un vol. 10 fr. »
Ouvrage couronné par l'Académie française.
L'ÉVOLUTION DES GSNKES DANS l'hISTOIRE DE LA LITTERATURE.
Un volume, petit in-S", broché 10 fr.
L'ÉVOLUTION DE LA POÉSIE LYRIQUE EN FRANCE AU XIX" SIÈCLE.
Deux volumes, petit in-S", brochés 20 fr.
Les époques du théâtre français (1636-1850). Un volume, petit
in-h", broché 10 fr.
Victor Hugo. Doux volumes in-16, brochés 11 fr. 50
Études sur le dix-huiiièmk siècle. Un volume in-16, broché . 5 fr. 75
Bossuet, avec une préface do V. Giraud. Un volume in-16, broché. 5 fr. 75
Faguet (Emile), de l'Académie française, l'erdinand JIruneticre. Un
v.)liime m 16, broché 1 fr.
Giraud (Vielcjr), les Maîtres de l'Heure 1'» série [Ferdinand lirunelière).
'.V édition. Un volume in-16, broché 5 fr. 75
— Maîtres d'autiikfois et d'aujouhhiiui [Ferdinand nrnnelièrc), 2° ëdi-
lion. Un vol. in-16, broché 5 fr. 75
Coulommiers. Imp. Paul BKODAHD.
BIBLIOTHÈQUE DE LITTÉRATURE
FERDINAND BRUNETIERE
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
ÉTUDES CRITIQUES
SUR L' H I S T O I R E DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
SEPTIÈME SÉRIE
UN EPISODE DE LA VIE DE RONSARD
VAUGELAS ET LA THÉORIE DE L'USAGE — JEAN DE LA FONTAINE
LA LANGUE DE MOLIÈRE — LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSUET
L'ÉVOLUTION DE LA TRAGÉDIE
L'ÉVOLUTION LITTÉRAIRE DÉ VICTOR HUGO
LA LITTÉRATURE EUROPEENNE AU XIX» SIÈCLE — HONORÉ DE BALZAC
QUATRIÈME ÉDITION
LIBRAIRIE HACHETTE
79. BOULEVARD SAINT-GERMAIN PARIS
1922
fQ
Tous droit» de traduction, de reproduction
et dadaptalion réservés pour tous pays.
ETUDES CRITIQUES
SUR L'HISTOIRE DE LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE
UN EPISODE
DE
LA VIE DE RONSARD
I
Dans l'ample collection des Œuvres de P. de Ron-
sard^ gentilhomme Vandomois, — j'ai dû récemment
étudier d'assez près une dizaine de pièces, formant
ensemble quelques milliers de vers, bien connues sous
le nom de Discours des Misères de ce temps, et dont
l'intérêt historique n'a d'égal que la très grande
importance littéraire. Les contemporains du poète
en ont fait presque autant de cas que de ses Amours
ou de ses Odes; et, en 1623, Claude Garnier les
mettait encore, — dans cette monumentale édition
des Œuvres que l'on pourrait appeler le vrai tom-
2 ETUDES CRITIQUES.
beau du poète ', — « au premier rang de tout ce que
feu M. de Ronsard avait jamais fait voir au jour ».
Ronsard lui-même, dans plusieurs éditions qu'il a
données de son vivant, et notamment dans l'in-quarto
de 1567, comme dans le magnifique in-folio de 1584 -,
a voulu que les Discours des Misères de ce temps termi-
nassent la série de ses poèmes, et ainsi, que le lecteur
(jui le lirait jusqu'au bout demeurât sous l'impression
de ces quelques pièces. Elles étaient évidemment pour
lui sa « profession de foi » : on serait tenté de dire
son (( testament » politique. Et, au point de vue
proprement et uniquement littéraire, si nous ajoutons
après cela qu'elles sont presque les premières où le
IjTique ambitieux des Odes soit descendu de son
Olympe pour reprendre contact avec les réalités de
son temps, on aura peine à s'expliquer que les
Discours des Misères de ce temps, quoique générale-
ment cités avec honneur dans la plupart de nos his-
toires de la littérature, y tiennent pourtant si peu de
place ^. Le Ronsard qui sert de modèle au portrait
qu'on en trace est toujours et surtout le Ronsard des
1. Parce que la réputation de Ronsard est demeurée comme
ensevelie sous le poids de ces deux in-folios, et que, pendant
plus de deux cents ans, on n'a plus donné, — si ce n'est en 1029
et en dix petits volumes, — d'édition de ses OEiwres comptâtes.
2. L'édition de Ififi? est la première que Ronsard ait donnée
sous le lilre d'OEuvres, et l'édition de ii.>84 est la dernière qu'il
ait lui-même revue.
3. Sainte-Beuve lui-même, dans son Tahleau de la poésie
française — et dans le Clioix de poésies de Ronsard dont il l'avait
fait suivre dans les premières éditions — n'a donné des Discours
qu'une idée beaucoui) trop sommaire.
.le crois pouvoir en dire autant des (juelques pajj^es que
M. Ch. Lenienl leur a consacrées dans son livre sur ta Satire
au XV'I' siècte, Poris, ISUO, Haclictle.
UN ÉPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 3
Sonnets et des Odes; plus rarement celui des Hymnes,
qui n'est cependant ni moins grand ni moins original ;
*t jamais ou presque jamais celui des Discours, qui
est encore un autre Ronsard. C'est précisément ce
Ronsard que je voudrais faire mieux connaître, en
m'appJiquant à montrer quel « citoyen » ce poète, cet
artiste, cet incomparable inventeur de rythmes,
d'images et de mythes, est devenu dès qu'il l'a
voulu, ou plutôt, et pour mieux dire, dès que les
circonstances l'ont exigé.
Je réunis ici, sous le titre général de Discours des
Misères de ce temps :
1° L'Élégie à Guillaume des Autels, poète et juris-
consulte excellent;
2" \J Elégie à Loys des Masures, Tournisien.
Ces deux Élégies, qui portent dans quelques éditions
le titre de Discours, n'ont paru pour la première fois
qu'en 1562, — ou du moins on n'en connaît pas,
jusqu'ici, d'édition qui soit antérieure, — mais elles
sont certainement de 1560. C'est ce qui résulte des
allusions qu'elles contiennent au « tumulte d'Am-
boise » : le roi qui faillit en être victime était Fran-
çois II; il vivait encore au moment où Ronsard
écrivait; et on sait qu'il mourut au mois de décem-
bre 1560.
3° Discours des Misères de ce temps, à la Royne mère,
Catheriiie de Médicis;
4*^ Continuation du Discours des Misères de ce temps}
5° Institution pour Vadolescence du roi très chrétien,
Charles 7Z* de ce nom.
C'est dans cet ordre que toutes les éditions ont rangé
ces trois pièces, mais il se pourrait, néanmoins, que
4 ÉTUDES CRITIQUES -
la troisième fût la première en date, et antérieure au
commencement des guerres de religion- Je la placerais
Tolontiers en 1561, c'est-à-dire au lendemain même
de ravènement de Charles IX. La seconde est certai-
nement postérieure au massacre de Vassy (mars 1562).
Et la Coniinuahon du Discours^ — si du moins on peut
s'autoriser d'un vers où il est question de ces pistolets
protestants, (( qui tirent par derrière », — doit avoir
sui\i de très près l'assassinat du duc de Guise par
Poltrot de Méré (février 1563).
Q" Réponse de P. de Ronsard aux injures et calomnies
de je ne sais quels prédicans, et ministres de Genève.
Ronsard, dans le précédent Discours, ne s'était
exprimé, on le verra tout à l'heure, qu'en termes assez
généraux, et on lui avait répondu, selon l'antique
usage, qui n'est pas tout à fait perdu, en incriminant
grossièrement ses mœurs et sa vie. On lui avait aussi
reproché sa surdité. Un de ses disciples naguère le
plus aimés, Jacques Grévin, — auteur d'un Jules
César qui est l'une de nos premières tragédies clas-
siques, — s'était particulièrement signalé par la vio-
lence de son invective, et, dans une pièce intitulée
le Temple de Ronsard, il avait feint un (( temple »
dont les murs étaient ornés de tableaux représentant
les (( vices )) du poète. 11 s'était adjoint, pour
cette belle entreprise, un certain Florent Chresticn.
M. Lenient, tout heureux et tout aise, nous dit à ce
propos : « On devine tout ce que la malice et la
passion pouvaient inspirer à deux hommes d'esprit. »
Non! on « ne le devine pas! » Mais, quand on essaie
de s'en rendre compte, on trouve qu'elles ne leur ont
rien inspiré que d'imr»ossiLle à transcrire honnête
UN EPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 5
ment'. La liéponse aux injures et calomnies, etc.,
— dont le titre est devenu dans les éditions ulté-
rieures : Réponse à quelque ministre, — est la réplique
éloquente et indignée de Ronsard aux grossièretés
de Grévin.
Elle est datée de 1363, et elle est très longue, ne
comptant guère moins de douze cents vers. Je ne
crois pas que nulle part ailleurs Ronsard ait plus
magnifiquement ni plus orgueilleusement parlé de
lui même, et du rôle qu'il avait dès lors conscience
d'avoir joué dans l'histoire littéraire de son temps.
« Tu ne le peux nier », dit-il à son détracteur :
Tu ne le peux nier : car de ma plénitude
Vous êtes tous remplis; je suis seul votre étude;
Vous êtes tous issus de la grandeur de moi ;
Vous êtes mes sujets, et je suis votre loi.
Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre fontaine,
Et plus vous m'épuisez, plus ma fertile veine
Repoussant le sabion, jette une source d'eaux
D'un surgeon éternel pour vous autres ruisseaux...
Nulle part non plus il ne nous a laissé plus de ren-
seignements, plus particuliers ni plus confidentiels,
sur lui même, sur ses goiits, sur sa manière de vivre,
sur l'emploi quotidien de son temps :
... Si l'après-dînée est plaisante et sereine,
Je m'en vais promener tantôt parmi la plaine,
Tantôt en un village, et tantôt en un bois,
Et tantôt par les lieux solitaires et cois.
J'aime fort les jardins qui sentent le sauvage;
J'aime le flot de l'eau qui gazouillé au rivage;
1. Sur la part de Grévin dans ce poème, voyez un livre récent:
Jacques Grévin, par M. Lucien Pinvert, Paris, 1809, Fonte-
moing.
6 ETUDES CRITIQUES.
Là, devisant sur l'herbe avec un mien ami,
Je me suis par les fleurs bien souvent endormi,
A l'ombrage d'un saule, ou, lisant dans un livre,
J'ai cherché le moyen de me faire revivre '.
Et nulle part, enfin, il n'a mieux caractérisé la
nature de ce « beau désordre », dont Boileau devait
parler un jour dans son Art poétique^ mais sans
renlcndre peut-être aussi bien que Ronsard :
En l'art de poésie, un art il ne faut pas
Tel qu'ont les prédicans, qui suivent pas à pas
Leur sermon su par cœur, et tel qu'il faut en prose,
Où toujours Vorateur suit le fil d'une chose.
Les poètes gaillards ont artifice à part;
Ils ont un art caché qui ne semble pas art
Aux versificateurs-, d'autant qu'il se promène
D'une libre contrainte où la iMuse le mène.
7° Remontrance au peuple de France.
Cette pièce, comme la précédente, est datée de 1;)()3.
Il en faut rapprocher une autre pièce :
8° A Catherine de Médicis, datée de 1564, et qui l'ait
partie du recueil intitulé : Le Bocage royal (n, 2) -.
9" Prière pour la victoire, datée de 1659, avant Mon-
contour.
10° L'Hydre défait, et enfin :
11° Ullijmne du mi Henri III, roi de France, pour
la bataille de M oncon tour.
1. L'intérêt de ces renseignements n'a pas échappé à la perspi-
cacité de Sainte-Beuve, qui en a tiré i)arli dans la Vie de lUm-
sard qu'il a iriise en tète de son Choix de l'oésiesde Ronsard, lui
y joignant VlUé/jie XX, on aura le sommaire d'une biographie
du poète [tar lui-même.
2. J'entends dans l'édition de 1584, car six ans auparavant,
dans l'édition de ITiTS, elle fait encore partie du recueil des
Elé(jies. La date certaine est donnée par celle du voyage ro)'al
auciuel touli! la pièce n'est qu'une longue allusion.
UN EPISODE DE LA VIE DE RO.VSARD. ~
Cette dernière pièce fait aujourd'hui partie du pre-
mier livre des f/yjvnes, et rarement Ronsard a mieux
manié le rythme élégant, difficile, et entraînant, qu'il
avait choisi ce jour là pour chanter son prince :
Tel qu'un petit aigle sort
Fier et fort
Dessous l'aile de sa mère,
Et, d'ongles crochus et longs,
Aux dragons
Fait guerre en sortant de l'aire;
Tel qu'un jeune lionneau,
Tout nouveau »
Quittant caverne et bocage,
Pour premier combat assaut,
D'un cœur haut
Quelque grand taureau sauvage,
II a tranché le lien
Gordien,
Pour nos bonnes destinées;
Il a coupé le licol
Qui au col
Nous pendait dès huit années.
Il a d'un glaive tranchant
Au méchant
Coupé la force et l'audace,
Il a des ennemis morts
Les grands corps
Fait tomber dessus la place....
Nous ne jouerons pas ici le mauvais tour à notre
honnête et cher Boileau de rapprocher de ces vers
quelques strophes de son Ode sm- la prise de Narnur.
II
Quelles taisons ont donc poussé ce poète, ce dilet-
tante, cet ami des doctes et nobles loisirs, à prendre
8 ETUDES CRITIQUES.
ainsi parti dans les querelles religieuses? Nous pou-
vons le dire hardiment : il n'a vu tout d'abord dans
la guerre civile que l'horreur de cette division de la
patrie contre elle-même; et, catholique jusqu'alors
plutôt tiède ou indilTérent, c'est son patriotisme qui
l'a rangé dans le camp qu'il a choisi ; je ne vois pas
pourquoi j'hésiterais à dire : son nationalisme .
On nous répète, à ce propos, depuis une centaine
d'années, et on voudrait nous faire croire, que le
patriotisme, tel que nous l'entendons, — ou tel (jne
nous l'entendions, il n'y a pas longtemps, — ne date-
rait en France que de la révolution. C'est bien le plus
insolent mensonge! Ne remontons pas au delà du
temps de Ronsard : la seconde pièce qu'il ait pubHée,
en 1549, — un an avant ses Odes, et trois ans avant
ses Amours, — est un Hijmnc à la France, qu'il a
retranché plus tard du recueil de ses Œuvres, parce
qu'il n'y avait pas assez rigoureusement observé
l'allernance des rimes masculines et féminines, et
dont le mouvement est imité du passage des Géor-
r/iffues : Salve, magna parens frugum, etc., mais dont
riiis[)iration est déjà celle du plus ardent patriotisme :
Je te saluo, d terre plantureuse,
Heureuse en i)euple et en princes lieureuse,
Moi, ton poète, ayant premier osé
Avoir Ion los en rime composé.
Notez là-dessus (ju'il connait lui, Honsard, los
« cstranges provinces »; qu'il a visité, qu'il a même
quelque temps habité l'Angleterre, ou l'Ecosse, pour
parler plus exactement, en qualité de page de Mario
de Lorraine, femme de Jacques V, mère de .M.irie
Stuart; rAllemngnc, en (|nalité de secrétaire de Lazare
UN EPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 0
de Baïf, ambassadeur de France à la diète de Spire;
^et le Piémont, au service du seigneur de Langey.
Notez encore que, ce qu'il célèbre de la France, autant
dire que c'en est tout : le climat, la fertilité, l'indus-
i trieuse activité, le commerce, l'industrie, les cités.
Qui comptera l'exercite des nues,
Grosse de gresle et de pluyes menues,
Il comptera de la France les ports.
Et les cités, les villes et les forts *.
Et notez enfin que, s'il termine par l'éloge en
quelque sorte obligatoire du roi, ce qu'il aime dans le
roi, c'est le
Roi qui doit seul, par l'elTort de sa lance,
Rendre l'Espagne esclave de la France;
Et qui naguère a l'Anglais abattu,
Pour premier prix de sa jeune vertu.
On retrouverait d'ailleurs les mêmes sentiments
dans le beau sonnet de Joachim du Bellay :
France, mère des arts, . . • •
qu'il écrivait à Rome, au milieu des splendeurs de la
Renaissance, et encore dans les vers oîi il célébrait la
reprise de Calais, lo58. N'est ce pas aussi bien du Bellay
qui passe pour avoir introduit dans notre langue le
1. Il a d'ailleurs repris le même thème dans une admirable
Églogue, qui est l'un de ses chefs-d'œuvre, 1.567, et dont André
Chénier, longtemps après, semble bien s'être inspiré dans son
Hymne à la France.
Soleil, source de feu, haute merveille ronde,
Soleil, l'âme, l'esprit, l'œil, la beauté du monde,
Tu as beau t' éveiller de bon matin, et choir
Bien tard dedans la mer, tu ne saurais rien voir
Plus grand que notre France...
10 ÉTUDES CRITIQUES.
mot même de « patrie »? à qui du luoins les pédants
do sou temps l'ont reproché comme uu fâcheux néolo-
gisme? « Qui a pays n'a que faire de patrie », lui
disait-on; et on lui en donnait cette raison assez sur-
prenante que. Pays venant du grec, il était inutile
d'emprunter Patrie au latin. ^Iais Ronsard était digne
de le comprendre, et c'est pour cela que, dans son
Eli'gie à Loys des Masures, il a voulu associer le com-
pagnon des rêves de sa jeunesse à la révolte de son
patriotisme indigné :
L'autre jour en dormant, comme une vraie idole,
Qui deçà, qui delà, au gré du vent s'envole,
M'aijparul du Bellay
Tout au rebours de ce qu'on a cru trop longtemps,
la l'Iéiade, — je me propose de le montrer plus ample-
ment quelque jour, — n'a point du tout essayé de
parler ni parlé « grec et latin » en français ; et, pour
ce qui est des sentiments, il faut savoir qu'aucuns
poètes ni prosateurs, depuis elle, n'en ont exprimé
dans notre langue de plus nationaux que les siens.
Croyons-en seulement Ronsard, et dès le début de
son Discours des Misères de ce temps :
Ha! ([ue diront là-bas, sous leurs tombes poudreuses,
De tant de vaillants ilois les Ames généreuses.
Que dira JMiaramond ! Clodion etClovis!
Nos Pépins! nos Martels! nos Charles! nos Loys!
Qui de leur propre sang, à tous périls de guerre.
Ont acquis à leurs fils une si belle terre?
Que diront tant de ducs et tant d'hommes guerriers
Qui sont morts d'une plaie au combat les premiers
Kt pour France ont soullert tant de périls extrêmes,
La voyant aujourd'liui détruire par xu;/ mesincs?
Ils se repentiront d'avoir tant travaillé,
Assailli, défendu, guerroyé, bataillé
Pour un peuple mutin divisé dp courage,
Qui perd en ne jouant un si bel liéritaye.
UN ÉPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 11
Héritage opulent, que toi, peuple qui bois
La Tamise albionne; et toi, More, qui vois
Tomber le cliariotdu soleil sur ta tête;
Et toi, race Gothique, aux armes toujours prête.
Qui sens la froide bise en tes cheveux venter,
Par armes n'aviez su ni froisser ni dompter.
Ne sont-ce pas là d'admirables vers, — que je n'ai
garde, pour le moment, de préférer ou même de
comparer aux vers plus connus et partout cités :
Mignonne, allons voir si la rose. . .
et:
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle...
mais qui en diffèrent; qui nous donnent une tout
autre idée du poète; qui nous montrent un autre
homme en lui que l'épicurien voluptueux et mélan-
colique auquel il semble que la légende ait réduit tout
son personnage?
Entendez-le encore, dans la Continuation du Dis-
cours :
De Bèze, je te prie, écoute ma parole...
La terre qu'aujourd'hui tu remplis toute d'armes.
Ce n'est pas une terre allemande ou gothique.
Ni une région tartare ni scythique,
C'est celle où tu naquis, qui douce te reçut
Alors qu'à Vézelay ta m^re te conçut;
Celle qui Va nourri ; et qui t'a fait apprendre
La science et les arts dès ta jeunesse tendre
Pour lui faire service et pour en bien user;
Et non comme tu fais, afin d'en abuser...
Je ne pense pas qu'il puisse y avoir ici l'ombre
d'une hésitation sur la nature des sentiments qui
animent le poète. Son patriotisme s'y montre pur de
12 ÉTUDES CRITIQUES.
tout alliage. La France qu'il aime, — et dont il parle
avec un accent aussi vif et aussi passionné qu'il ait
jamais fait de sa fîère Cassandre ou de sa douce
Marie, — c'est « celle qui l'a nourri... pour qu'un
jour il lui fît service »; et ce qui n'entre pas dans son
esprit, ce qui lui paraît, comme il ledit textuellement,
Kun monstre », c'est que, sous quelque prétexte que
ce soit, un Français se révolte, s'arme et combatte
contre cette mère. Son « loyalisme » ou son « roya-
lisme », comme on voudra l'appeler, ne vient qu'en-
suite. Il est Français d'abord; et, il est temps main-
tenant de dire quelque chose de plus : parce qu'il est
Français, c'est peut-être aussi pour cela qu'il est,
comme on va le voir, si résolument catholique.
Remarquez toutefois qu'en se déclarant hautement
catholique, il ne méconnaît point du tout le nombre
ni l'énormité des abus qui se sont glissés dans l'Eglise.
Il l'avoue sans difficulté dans son Elégie à Guillaume
des Autels. l'Eglise a failli :
. . . . Car, depuis saint Grégoire,
Nul pontife romain dont le nom soit notoire
En chaire ne prescha...
l'Église a failli, et sans doute,
Il ne faut s'étonner, chrétiens, si la nacelle
Du bon pasteur saint l'icrro on ce monde chancelle,
Puis(iuo les ignorants, les enfants de (juinzo ans,
Je ne sais ([ucls muguets, je ne sais (|uels iilaisants
Ont les biens do rKglise, et (|uo les bonélices
Se vendent par argent, ainsi que les offices...
l'Eglise a failli, et c'est un scandale, elle.
Qui fut jadis fondée en humhlosso d'esprit.
En toute patience, en toute obéissance,
Sans argent ni crédit, sans force ni puissance,
UN EPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 13
De la voir aujourd'hui riche, grasse et hautaine,
Toute pleine d'ccus, de rente et de domaine,
Ses ministres enflés et ses Papes encor
Pompeusement vêtus de soie et de drap d'or.
Aussi, nous dit-il, peu s'en est fallu qu'il ne pen-
chât lui-même du côté de la réforme :
J'ay autrefois goûté, quand j"élais jeune d'âge,
Du miel empoisonné de votre doux breuvage !
Et les novateurs n'ont rien négligé pour l'entraîner
plus avant! Jaloux de l'avoir avec eux, comme autre-
fois Marot, ils l'ont pris par son faible, et ils ont
essayé de lui faire discrètement entendre quel surcroît
de réputation et de gloire il ne pourrait manquer
d'acquérir, en se rangeant de leur parti. Mais il n'a
point voulu
. . . . de ces noms qui sont finis en ots
Goths, Cagots, Austrogots, Visgots et Huguenots!
Et quand, alors, s'interrogeant lui-même et faisant
son examen de conscience, il a cherché les raisons de
sa résistance instinctive à l'appel des réformés, il les
a trouvées, non pas en poète ou en orateur, en décla-
mateur, mais en penseur, et, j'oserai le dire, presque
en théologien.
Le respect' de la tradition, voilà son premier argu-
ment :
De tant de nouveautés je ne suis curieux.
Il me plaît d'imilor le train de mes aïeux
Et crois qu'en Paradis ils vivent à leur aise,
Encor qu'ils n'aient suivi ni Calvin ni de Béze,
Ainsi s'exprime-t-il dans sa Remontrance au peuple
de France. Et il avait déjà donné, dans son Élégie à
Guillaume des Autels, en fort bon termes, très clairs,
BnuNKTitiiE. — l'ituiles critiijiies 1,7'' série). 2
14 ÉTUDES CRITIQUES.
le vrai motif, le motif raisonné de ce respect (lu'il
(( lui plaît )) de témoigner pour la tradition. G est (|uo,
dit-il, si nous tombons d'accord avec les prolestants
qu'il existe et qu'il a toujours existe une « Eglise de
Dieu )), — et comment les protestants n'en convien-
draient-ils pas, à moins denier l'Evangile? — nous ne
saurions admettre que cette Eglise ait « erré », ni
qu'elle soit demeurée cachée pendant des siècles, ni
qu'elle ait enfin attendu à se retrouver la venue de
Luther, des Zwingle, et des Calvin. Les protestants,
en vérité, sont trop impertinents ou trop naïfs!
Ils faillenl, de penser que tous soient avcup:Iés,
Que seuls ils ont des yeux, que seuls ils sont régies,
Et que nous, fourvoyés, ensuivons la doctrine
Humaine et corrompue, au lieu de la divine.
Ils faillent de penser qu'à I^ulher seulement
Dieu se soit apparu; et, généralement,
Que, depuis neuf cents ans, l'Éplisc est dépravée;
Du vin d'hypocrisie à longs traits abreuvée;
Et que le seul écrit d'un Bucère vaut mieux
D'un Zwingle, d'un Calvin, homme séditieux.
Que l'accord de rj']glise, et les statuts de mille
Docteurs poussés de Dieu, convoqués au Concile.
Que faudrait-il de Dieu désormais esjjérer,
Si lui, doux et clément, avait soulferl errer
Si longtemps son Eglise?
Ces vers ne font pas peu d'Iiouucui' à la iuMU'Ira-
lion de Ronsard. II a parfaitement vu, — il a mieux
vu que Calvin, peut-être, — oii tendait la réforme, je
veux dire ù l'entière émancipation du sens individuel,
dont le dernier terme est l'hypertrophie du Moi; et
rien ne l'a choqué davantage que ce (|u'ou pour-
rait appeler l'insolence intellectuelle des premiers
r(!'formés.
. . . Les doclcurs de i-.es sectes nouvelles,
Comme si ri'>s|)ril Saint avait usé ses ailes
UN EPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 15
A s'appuyer sur eux,
Sans que honte ou verfiop:ne en leur cœur trouve trace,
Parlent profondément dos mystères de Dieu.
Ils sont ses conseillers, ils sont ses secrétaires,
Ils savent ses avis, ils savent ses affaires,
Ils ont la clef du ciel et y entrent tout seuls.
Et qui veut y entrer, il faut parler à eux '.
Et il a vu encore quelque chose de plus! Il s'est
rendu compte que l'esprit de la réforme, avec sa ten-
dance au rationalisme, ne pouvait manquer, logique-
ment, d'aboutir à la destruction de toute religion
positive. Une religion rationnelle n'est pas une
religion! Ou, en d'autres termes encore, et si l'on veut
s'entendre quand on parle, il n'y a pas, il ne saurait
y avoir, il n'y a jamais eu de religion sans mystères.
Le mystère est logiquement, nécessairement enve-
loppé, compris et affirmé dans la notion, dans la
définition même de la religion. Toute religion implique
l'existence et la réalité de ce que nous avons depuis
lors appelé l'inconnaissable, et, dans toute religion,
(( la reconnaissance de cet inconnaissable », si je
puis ainsi dire, est le commencement même de la-
foi. C'est ce que Ronsard a compris, et c'est ce
qu'il a exprimé en beaux vers, d'une plénitude de
sens et d'une lucidité admirables.
Il fait bon disputer des choses naturelles.
Des foudres et des vents, des neiges et des grêles.
Mais non pas de la foi, dont il ne faut douter.
Tout homme qui voudra soigneusement s'eji(|uerre
De quoi Dieu fit le ciel, les ondes et la terre.
1. Il est intéressant de noter au passage qu'on ne prononçait
pas plus alors 1'/ dans seuls que Vs dans /?/,«; et c'était la règle
des pluriels, que Ton prononçait les pluriés.
16 ETUDES CRITIQUES.
Du scrponl qui parla, de la pomme d'Adam,
D'une femino en du sel, de l'àno à l'-nlnnin,
Des miracles de Mojse, et de toutes les choses
Qui sont dedans la Bible étrangement encloses,
Il y perdra l'esprit : (■(ti- Dieu qui est caché
Ne veut que son secret soit ainsi rrchercké...
Gomment pourrions-nous bien, avec nos petits yeux.
Connaître clairement les mystères des cieux,
Quand nous ne savons pas régir nos républiciues,
Mi même gouverner nos choses domestiques?
Quand nous ne connaissons la moindre herbe des prés?
Quand nous ne voyons pas ce qui est à nos pies?
On a sans doute reconnu l'argument sur le(|uel
Pascal, cent ans plus tard, insistera si fort dans ses
Pensées; et voici maintenant, àtxnsXa^Contlnunlwu du
Discours des Misères de ce temps, Targumont que
Bossuet développera dans son Histoire des Varialions :
Les apùlrcs jadis prêchaient tout d'un accord.
Entre vous aujourd'hui ne règne que discord :
Les uns sont Zwingliens, les autres Lutliéristes,
Les autres Puritains, Quinlins', Anahaplistes,
Les autres de Calvin vont adorant les pas;
L'un est prédestiné et l'autre ne l'est pas,
l^t l'autre eniage après l'erreur Muncérienne.
Et bientôt s'ouvrira l'école Bézienne!
Si bien que ce Luther, lequel était premier,
Chassé par les nouveaux, est presque le dernier,
Et sa secte, qui fut de tant d'hommes garnie,
Est la moindre de neuf (jui sont en Germanie.
1. Les Quintins, du nom de l'un des chefs do la secte, sont
ceux que l'on appelait plus communément LUierlins, dans le
langagi! du temps, et contre qui Calvin a écrit le fameux et
curieux pamphlet : Contre In secte furieuse et phnntaHiijiie des
Libertins.
Il ne faut d'ailleurs les confondre ni avec les Libertins de
Genève, contre lesquels le mémo Calvin eut tant à lutter; ni avec
les Liljertins de la lin du xvT siècle, lesquels ne seront autres que
les premiers de nos Libres l'enseurs.
UN ÉPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 17
Vous devriez pour le moins, avant que nous troubler,
Être ensemble d'accord sans vous désassembler :
Car Christ n'est pas un Dieu de noise ni discorde.
Christ n'est que charité, qu'amour et que concorde,
Et mollirez clairement par la division
Que Dieu n^est pas l'auteur de voire opinion.
Encore une fois, ce sont là des raisons, des raisons
de controversiste et de théologien, non de poète, et
ne conviendra-ton pas qu'elles méritaient d'être
mises ou remises en lumière? La question de savoir
si, et dans quelle mesure, un Marot, un Rabelais, '
une Marguerite de Navarre ont incliné vers le protes-
tantisme a suscité toute « une littérature » ; et je saisis
ici l'occasion de le dire, l'esprit de parti les a faits
tous les trois, dans nos histoires, beaucoup plus « pro-
testants )) qu'ils ne furent. Ils n'ont pas été de très
ardents catholiques, mais on se trompe fort de voir
en eux de fervents huguenots. Ronsard, lui, ne s'est
pas caché d'être « cat\jOlique », et il en a su, il en a
dit clairement les raisons. C'est ce que je montrerais
plus amplement encore, si je ne craignais de multi-
plier les citations. Il a voulu s'expliquer sur (c la jus-
tification par la foi )), et il a voulu s'expliquer sur la
« présence réelle » :
Le soir que tu donnais à ta suite ton corps,
Tu as dit sirpplement, d'un parle^net et franc :
Prenant le pain et vin : c'est cy mon coars et sang,
Non signe de mon corps : toutefois ces ministres,
Ces "nouveaux défroqués, apostats et bélistres
Démentant ton parler, disent que tu rêvais,
Et que tu n'entendais les mots que tu disais...
En vérité, de tous les arguments qui vont pendant
cent cinquante ans défrayer la controverse, ou peut
dire, non seulement que Ronsard n'en a laissé
18 ÉTUDES CRITIQUES.
échapper pas un, mais, de plus, que tous on presque
tous, il les a, dans ses vers, ramenés et réduils à ce
qu'ils avaient d'essentiel. Telle est encore l'opposition
qu'il établit, et sur laquelle il revient à cinq ou six
reprises, entre les doctrines « pacifiques » de la
réforme, et la conduite « belliqueuse » ou « sédi-
tieuse )) des réformés.
Eh quoi ! brûler maisons, piller et brigander,
Tuer, assassiner, on force commander,
N'obéir plus au:v R'iis, amasser des armées,
Appelez-vous cela Eglises réformées?
Jésus, que seulement vous confessez ici
De bouche et non de cœur, ne faisait pas ainsi;
Et saint Paul en preschant n'avait pour toutes armes
Sinon l'humilité, les jeîines et les larmes;
Et ies Pères martyrs, aux plus dures saisons
Ues tyrans, ne s'armaient sinon que d'oraisons.
Nous avons souligné dans ce passage l'hémistiche :
N'obéir plus aux Rois. Pour bien entendre quelle
était alors toute la force de cette raison, il ne faudrait
que se reporter au passage de Y Institution chrétienne
où Calvin a éloqucmment paraphrasé, commenté,
défendu la parole : Omnis potestas a Dec. On sait
d'ailleurs que l'Institution n'a été expressément com-
posée, dans l'origine, que pour mettre les réformés a
l'abri de tout reproche de rébellion contre l'aulorib''
(lu prince. Mais quel^fues ennemis de Ronsard ne s'en
Bonlpas moins emparés de son (( royalisme » ou de
sou « loyalisme », pour transformer le poète en cour-
tisan, pis encore, eu clii'iii besoigneux ou intéress()
{U'<. (îuises, et ainsi n"im[)iil(M' l'ardeur de son catho-
licisme qu'à des motifs assez bas. C'est la bonne foi
qu'on a vue briller i\r loiil l( nips dans toutes les
polémiques, et il n'y a pas lieu tic s'en étonner! Je
UN ÉPISODE DE LA VIE DE RONSARD. i9
me bornerai donc à faire observer que Ronsard ne
devait pas moins, — et il en est lui-même convenu
dans ses Discours des Misères de ce temps, — aux Ciià
tillon, le cardinal et l'amiral, et à Condi', qu'aux
(iuises.
Prince très magnanime et courlois île nature,
dit-il à Condé, sur la fin de la Remontrance au peuple
de France,
Ne soyez oiïensé voyant cette écriture?
Je vous honore et prise, et êtes le Seigneur
Auquel j'ai désiré plus de biens et d'honneurs
Comme votre "sujet, ayant pris ma naissance,
Où le Roi votre frère ' avait toute puissance;
Mais Famour du pays, et de ses lois aussi,
Et de la vérité, me fait parler ainsi.
J'ajouterai qu'une des causes qui ont le plus con-
tribué à la prolongation des guerres civiles du siècle
a été la longue indécision de Catherine de Médicis
entre catholiques et protestants. Personne, en 1564,
ne pouvait savoir de quel côté finirait par pencher la
balance. Cinq ans plus tard, on ne le discernait pas
encore très clairement; et Ronsard lui-même donnait
cette explication de s'être trouvé presque seul à célé-
brer Moncontour :
Encore qu'un tel acte honoré de bonheur
Eût besoin de trouver un superbe sonneur,
Qui d'un bruit héroïque eût enflé les trompettes.
Si est-ce que la voix des plus braves poètes
De peur fut enrouée, et le vent de leur sein
Ne sortit pour enfler la trompette d'airain,
Chacun craignant sa vie en saison si douteuse!
1. Antoine de Bourbon, roi de Navarre et duc de Vendôme. On
se rappellera que Ronsard s'honorait d'être Vendômois.
20 ÉTUDES CRITIQUES.
Et, après cela, pour tout dire, si l'on veut que le
cliarme do Marie Stuart ait retenu et fixé Ronsard
dans les liens des Guises et dans le parti de la (^lom',
on ne verra sans doute rien là qui ne convienne à un
poète et à un artiste. Car, à qui pardonnerait on
d'avoir confondu la vérité avec la beauté ?
Ce quil est encore plus vrai de dire, — et qui ne
convient pas moins au poète des Odes et des Hyiunes^
— c'est qu'il a eu peur du [)urilanismc dont les doc-
trines des réformés mena^-aient les mœurs françaises.
11 ne s'est pas expliqué très clairement sur ce point;
et, à bien y song'er, ce n'en était pas le lieu, dans ses
Discours sur les Misères de ce temps. S'il arrive aux
lois mêmes de se taire parmi le tumulte des armes,
à plus forte raison n'est-ce point alors le moment
de déplorer (( la retraite des Muscs ». Mais il est
permis de la regretter, dans son cœur! Et que Ron-
sard l'ait regrettée, comme aussi les plaisirs de Cour
dont s'accompagnait la présence de la a docte troupe »,
c'est ce que nous montrent quelques vers de la pièce
du Bocage Royal que nous avons jointe aux Discours.
Catherine de Médicis parcourait alors la France, avec
le jeune Charles IX et le duc d'Alençon, et le poète la
suppliait de mettre un terme à cette longue absence
pour enfin rentrer dans « sa Tuilerie au bâtiment
superbe », ou dans quelqu'un de ses châteaux royaux :
Quand verrons-nous
s'écri.'iit-il,
qu('li|iic liiiiriitii rimivonii.
Quand verrons-nous, i)ar loul FoiiUiiiiclilcaii,
Do cliainbri! en fliamlirc aller les mascarades?
Quand ouïrons ii.ais au malin les uubàdcs
UN ÉPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 21
De divers luths mariés à la voix,
Et les cornets, les fifres, les hautbois,
Les tambourins, violons, épinettes.
Sonner ensemble avecque les trompettes?
Quand verrons-nous comme balle voler
Par artifice un grand feu dedans l'air?
Quand verrons-nous, sur le haut d'une scène,
Quelque Janin i ayant la joue pleine
Ou de farine ou d'encre, et qui dira
Quelque bon mot qui vous réjouira...
Il y a longtemps qu'on l'a dit, et non pas sans
raison : avec tous ses défauts, toutes ses tares, cette
race des Valois n'en a pas moins été, comme celle des
Médicis, une race éminemment artiste; et on peut, à
quelques égards, si l'on le veut, s'indigner, mais non
pas s'étonner, que les artistes lui en aient témoigné
de la reconnaissance. Ils savaient aussi ce que Calvin
pensait d'eux, et ils pouvaient voir ce que sa disci-
pline tyran nique avait fait de Genève, On voulait
pouvoir jouer librement au trictrac, et porter, au
besoin, des chausses déchiquetées ! Et, Français en
même temps qu'artistes, se trompaient-ils entière-
ment quand, après avoir vu François I" et Henri II
faire en somme de la patrie française la première
puissance de l'Europe, ils reprochaient aux protes-
tants d'ayoir comprom.is sa fortune?
Las! faut-il, ô destin, que le sceptre français
Que le fier Allemand, l'Espagnol et l'Anglais
N'a su jamais froisser, tombe sous la puissance
Du peuple qui devait lui rendre obéiéi?ance!
Sceptre qui fut jadis tant craint de toutes parts,
Sceptre qui fut jadis la terreur des Barbares!
Bref, par tout l'univers tant craint et redouté,
Faut-il que par les siens lui-même il soit dompté!
1. « Janin, excellent farceur de son temps », dit une noie du
savant Marcassus.
22 ÉTUDES CRITIQUES.
III
Nous ne saurions quitter les Discours des Misères do
cp iern/is sans dire (jnelques mots de leur slgnilication
ou de leur A'aleur littéraire. Le bon Henri Martiii a
écrit, dans son Histoire de France (t. IX, p. 10 et 11) :
(( Tout en reconnaissant aujourd'hui la valeur litté-
raire de Ronsard et de quelques-uns de ses acolytes,
on ne peut cependant admettre leurs images sur cette
voie sacrée de la tradition nationale que bordent les
monuments de nos grands artistes. Ils n'appar-
tiennent pas à la vraie Fi'ance, à cette Gaule française,
dont ils étouffent la naïveté primesautière sous leur
roideur et leur emphase : exclusivement préoccupés
de la forme, affectant une égoïste indifférence pour
tout ce qui fait la vraie grandeur de V homme, pour les
problèmes qui bouleversaient leur siècle, ils man-
quèrent cette forme qu'ils cherchaient avec tant de
passion, et ne comprirent pas que les grands senti-
ments font les grands styles. » Naïf Henri Martin !
Evidemment il n'avait pas lu les Discours des Misères
de ce temps; et, au contraire, on vient de le voir, ni
« les problèmes qui bouleversaient son siècle », ni
rien de « ce qui fait la vraie grandeur de l'homme »
n'a été indifférent à Ronsard. S'il n'a pas cru, — et
heureusement, — que la fonction du poète fût celle
(lu moraliste, ou du controversiste, ou du pamphlé-
taiie, il ne s'est point tenu du tout à l'écart des ({ucs-
tions qui agitaient son temps; et, quand il l'a fallu,
nul, au contraire, on l'a pu voir, ne s'est expliqué
plus franchement et plus hardiment. Que ne reproche-
UN ÉPISODE DE LA VIE DF RONSARD. 2 J
ton aussi à Jean Goujon ou à Germain Pilon de
n'avoir pas été Calvin ou Théodore de Bèze? Non
omnis fert omnia tellus. Etrange effet de l'esprit de
parti! le grand poète qu'on accuse de n'avoir pas
(c appartenu à la vraie France », c'est celui qui, du
premier jour, a éloquemment protesté contre l'appel
que les Bèze ou les Coligny ne craignaient pas
d'adresser à l'Allemand et à l'Anglais! Mais, si les
protestants, comme il disait lui-même, avaient eu son
patriotisme,
Les reîtres, en laissant le rivage du Rhin,
Comme frelons armés n'eussent bu notre vin.
Je me plains de bien peu! ils n'eussent brigandée
La France qui s'était en deux parts débandée
Ni les blonds nourrissons de la froide Angleterre,
N'eussent passé la mer, achetant notre terre.
Et puisque, en revanche, rien n'a paru plus (( fran-
çais » ni plus naturel à d'autres ; puisque, au yeux de
quelques historiens, ceux-là « n'appartiennent pas à
la vraie France » qui ont tressailli d'orgueil et de joie
nationale à la reprise de Calais, mais ceux-ci sont les
vrais patriotes qui ont vendu le Havre à l'Anglais, il
importerait encore, po..r ce seul motif, de remettre en
lumière les Discours des Misères de ce temps.
Il y en a d'autres raisons, plus littéraires. On sait
assez, depuis Sainte-Beuve, que ni les Sonnets do
Ronsard, ni ses Odes même, ni peut-être surtout ses
H\pnnes n'ont mérité le reproche qu'on leur fait
encore quelquefois d'avoir été comme étrangers à
notre (( tradition nationale » ou « gauloise » ; et, au
contraire, on pourrait montrer qu'ils ont fixé la tra-
dition classique. Je ne connais guère de plus beaux
2i ETUDES CRITIQUES.
sonnets que ceux de Ronsard; et quant à ses Hymnes,
— c'est M. Emile Faguet qui en faisait tout récem-
ment la remarque, — ni Vigny, ni Hugo, ni Leconle
de Lisle n'ont peut être écrit de plus beaux « Frag-
ments épiques ». Mais, si, d'ailleurs, on préférait peut-
être un Ronsard moins inspiré de l'antiquité; dont le
style, moins savant, ne fût pas pour cela d'une
moindre qualité; qui fût égal dans la grande satire
à ce qu'il est dans l'Hymne ou dans le Sonnet, on
le trouverait dans les Discours des Misères de ce
temps.
C'est ce que le lecteur aura pu voir chemin faisant,
et rien ne serait plus facile que d'en multiplier les
exemples. Citons seulement, en l'abrégeant, la belle
prière qui termine le Discours des Misères de ce temps :
0 Dieu qui de là-haut nous envoyas ton fils
Et la paix éternelle avecque nous tu fis,
Donne, je te supply, que cette Reine Mère,
Puisse de ces deux camjis apaiser la colère;
Donne-moi de rechef (]uo son sceptre puissant
Soit nialpré le discord en armes lioiirissanl;
Donne (jue la fureur d'une f^ucrn» hailiarc;
Aille bien loin de France au rivapt; tarlaie;
Donne que nos couteaux, de sanj;- humain lâches,
Soient dans un magasin pour jamais allachés.
Ou hicn, ô Seigneur Dieu, si h's cruels destins
Nous veulent saccager par la main des mutins,
Donne que hors des i)oings échappe ralumelie
De ceux qui soutiendront la mauvaise ()uerelle;
Donne que les serpens des hideuses fureurs
Agitent leurs cerveaux de paniciues terreurs;
Donne qu'en plein midi le jour leur semhie trouble;
Donne que pour un coup ils en sentent un double;
Donne (jue la poussière entre dedans leurs yeux;
D'un éclat de tonnerre arme ta main aux cicux.
Kl, f)i)ur punition, élance sur leur tète.
Et non sur les rucliers, les coups de la tempête.
UN EPISODE DE LA VIE DE RONSARD. 2d
11 ne faut pas nous y méprendre! près de cent ans
avant Corneille, ce sont là ce qu'on appelle des
accents cornéliens; et quelques familiarités d'expres-
sion que l'on pourrait relever aisément dans ces vers •
n'y sont plus nombreuses, ni plus choquantes que
dans Le Cid ou dans Polyeucte. C'est encore ce qui
fait l'intérêt des Discours des Misères de ce temps. Non
seulement c'est d'eux, — et non pas, comme on la
voulu, des Épttres du coq à Vâne de Marot, ou du
Poète Courtisan de Joachim du Bellay, — qu'est née
la satire politique et morale, mais c'est en eux et
par eux que notre poésie est devenue éloquence.
Si l'on ne savait pas, avant les Odes, de quelle
diversité de rythmes la langue française était capable,
on ne se doutait pas, avant les Discours des Misères de
ce temjjs, qu'elle pût jamais atteindre à cette hauteur
d'éloquence. Encore moins l'eût on crue propre à
traiter les matières qu'y débrouille Ronsard, et dont
à peine aperçoit-on, sous la facilité de son style, la
singulière difficulté. Cependant, si grande que fût
cette difficulté, ni l'ampleur du souffle de Ronsard,
ni la liberté de ses mouvements, ni l'abondance de
son invention verbale, ni la précision de son langage
ne s'en est trouvée gênée. Et, — parce que ce sont
bien des Discours; — parce que Ronsard, tout en se
souvenant de ses « modèles », ne les a nulle part plus
librement imités; — parce qu'il s'y est moins pro-
posé d'étonner ou de se faire admirer que de con-
vaincre et d'agir; — ^ parce qu'enfin, en les écrivant, il
a sans doute fait œuvre d'artiste, mais bien plus
encore d'homme et de citoyen, de chrétien et de Fran-
çais, c'est pour cela que les Discours des Misères de
26 ÉTUDES CRITIQUES.
ce temps sont une date considérable dans l'histoire de
notre littérature La langue française y a pris con-
science de son pouvoir de propagande; et c'est de ce
jour que notre poésie, sans renoncer à s'inspirer des
Anciens ou des Italiens, se proposant désormais
d'être quelque chose de plus qu'une volupté de
Toreille ou un jeu de dilettante, s'est définitivement
orientée dans la direction où elle devait rencontrer
ses chefs-d'œuvre. Relisons les Discours des 3Iisè)'es
de ce temps!
15 mai lOOU.
VAUGELAS
ET
LA THEORIE DE L'USAGE
C'est une fortune" assez singulière, et, en vérité,
presque unique en son genre, que celle de Vau-
gelas. Nous n'avons de lui qu'un livre de Remarques
sio' la langue française et une traduction de Quinte-
Curce; on ne les lit ni l'un ni l'autre; et cependant il
n'y a guère, dans toute notre histoire littéraire, de
nom plus connu que le sien, ni d'œuvre dont on se
fasse, en somme, une plus juste idée. Le doit-il peut-
être à Molière, qui l'a malicieusement niché dans un
coin de ses Femmes savantes? Et, en effet, que de
Français, même instruits, ne connaissent Alexis de
Tocqueville que parles plaisanteries du Monde oh l'un
s'ennuie] Mais il le doit surtout à ce que son nom de
Vaugelas est, si je l'ose dire, à peine un nom
d'homme, et plutôt un symbole ou, — si peut-être
on trouvait ce mot de « symbole » bien poétique pour
un grammairien, — Texpression abrégée, le résumé de
tout ce qu'ont tenté, entre 1610 et 16oU' pour épurer,
28 ETUDES CRITIQUES.
pour perfectionner, pour fixer notre langue, Malherbe
en vers, Balzac dans ses Lettres ou dans ses Entre-
tiens, les Précieuses dans la société aristocratique, et
Richelieu lui-même par l'institution de l'Académie
française.
Il y a joint cet autre mérite, — car c'en est toujours
un, — de paraître en son temps. Ses Remarques sont
datées de 1647. L'époque est justement celle d'une
transformation profonde, ou, si l'on le veut, d'une
modification essentielle de la langue française. Et,
assurément, d'autres que Vaugelas, dans le même
temps que lui, ont travaillé comme lui, avec lui, à
cette transformation : Chapelain , par exemple, et
Ménage, et Patru, dont nous avons d'intéressantes
Remarques^ additionnelles à celles de son ami. Mais
Patru, Ménage et Chapelain ont fait beaucoup d'autres
choses, — qu'ils eussent d'ailleurs aussi bien fait de
ne pas faire, pour ce qu'elles leur ont rapporté d'hon-
neur, à commencer par la Pucellel — Vaugelas,
lui, s'est renfermé dans la tâche étroite qu'il s'était
assignée. Sa traduction de Quinte-Curce elle-même
n'était, à ses yeux, qu'une « démonstration » ou une
« illustration )) je n'ai garde de dire des règles, mais
au moins des conseils qu'il avait proposés dans ses
Remarques. Ni poète, -ni bel esprit, Vaugelas n'a
voulu être qu'un curieux de beau langage, un guide
plutôt qu'un maître de l'art de parler et d'écrire, un
sage et prudent conseiller, mais non pas un tyran de
la langue. Et pour toutes ces raisons, c'est justice
que le nom de ce mélancolique Savoyard demeure
inséparable d'une transformation dont il a été l'ouvrier
le plus désintéressé, et qu'il continue, dans notre
VAUGELAS ET LA THEORIE DE L'USAGE. 20
histoire littéraire, de rappeler le souvenir du plus
grand efïort, et le plus heureux, qu'on ait peut-être
jamais fait, en aucun temps et chez aucun peuple,
pour donner à une langue les qualités que Ton voulait
qu'elle eût.
I
Car, on ne croyait pas, en ce temps là, que les
langues fussent des a organismes », dont le dévelop-
pement ou la fortune littéraire ne dépendrait à aucun
degré de l'action ou de la volonté de ceux qui les
parlent ou qui les écrivent; et, au contraire, on pro-
fessait, non seulement qu'il appartient aux écrivains
de régler l'usage d'une langue, mais encore qu'en
sachant s'y prendre, on peut lui donner ou lui com-
muniquer les qualités qu'elle n'a pas.
Je ne discute aujourd'hui ni l'une ni l'autre de ces
opinions. J'incline seulement à penser que, si nous
ne pouvons pas faire d'une langue absolument tout
ce que nous voulons, ce qui est assez évident, il ne
s'ensuit pas que nous n'en puissions cependant rien
faire. Dans la mesure où la langue n'est qu'un instru-
ment tel quel de communication ou d'échange des
besoins plutôt que des idées — comme le hottentot,
par exemple, ou le maori, — il est possible, il est
même vraisemblable qu'elle se développe en son cours
sous la double influence des circonstances du dehors
et des lois plus intérieures qui constituent ce qu'on en
appelle le génie. Mais, dans la mesure où on la consi-
dère et où on la traite comme une « œuvre d'art »,
nous pouvons, en nous y appliquant, lui faire subir
BnuNETituE. — Études critiques {7'' série). 3
30 ÉTUDES CRITIQUES.
toutes les transformations qui ne sont pas incompa-
tibles avec les exigences de ce génie lui-même; et
l'histoire littéraire de notre langue française en
pourrait toute seule servir de preuve. A vrai dire,
nous avons voulu, quelqu'un a voulu presque tous les
changements qui, de la langue de Ronsard et de Mon-
taigne, en ont fait la langue de Malherbe et de Pascal;
on les a voulus avant de les réaliser, — ce qui n'est
pas vrai, comme on le sait, de tous les changements ;
— et on a su non seulement qu'on les voulait, mais
pour quelles raisons on les voulait, dont la principale
était politique autant que littéraire, s'il ne s'agissait
de rien de moins que de substituer la langue française
dans les droits ou privilèges des langues de l'anti-
quité. Nous ferons observer, à ce propos, que les
Remarques de Vaugelas sont de 1647, et c'est en 1648,
pour la première l'ois, que la langue française est
devenue la langue de l'usage diplomatique.
C'est ce que le savant, très savant auteur de V His-
toire de la langue française, M. F. Brunot, semble
avoir tout à fait oublié ou perdu de vue dans les pages
qu'il a consacrées à Vaugelas, et qu'on pourra lire au ,
tome quatrième de la grande Histoire de la Littéra-
ture française publiée sous la direction de M. Petit de
Julleville. Nous saisissons volontiers cette occasion de
louer le dessein de M. F. Brunot. Quelques objections
que soulève telle ou telle partie de son Histoire de la
Lanrjue française, nous n'avions pas d'histoire de la
langue française; et M. F. Brunot nous en a donné
une. Il en a tracé le plan et rempli quelques-unes dos
parties. Mais, s'il ne reproche rien tant à Vaugelas (|uo
de n'avoir pas observé dans ses Remarques les prin-
VAUGELAS ET LA TflEOUIE DE L'USAGE. 31
cipes de la méthode historique, il y en a un premier
motif, qui est qu'au temps de Vaugelas on ne se
formait qu'une idée très imprécise de la méthode
historique; et j'estime, après cela, qu'au nom de !a
méthode historique, on ne saurait se méprend ro
davantage sur la signification, le caractère, et la porte e
de son œuvre.
Vaugelas n'a prétendu faire œuvre ni de philologue,
ni môme d'historien de la langue, tout au contraire de
Ménage, par exemple, et de l'Académie française,
dans la première édition de son Diciiomiaire^ colle
de 16,94, où les mots sont classés par « racines », au
lieu de l'être, comme depuis, selon l'agréable et chan
géante diversité du désordre alphabétique. Il n"a même
pas prétendu faireœuvre de grammairien. Mais, tout en
faisant œuvre d'observateur ou de témoin de i'usnge,
il s'est en même temps proposé de faire œuvre d'art
ou d'artiste, pour mieux dire, et s'il lui arrive quel-
quefois de rechercher l'origine d'une locution, ou d'en
effleurer l'histoire, ou de discuter les explications
qu'on en donne, ce n'est jamais, comme on disait
alors, de « dessein principal et formé ». Il ne veut
faire étalage ni d'érudition ni de « science ». Il n'a
point de système apparent ni de doctrine extérieure.
11 observe, il constate; et il approuve, ou il condamne.
Il examine en « honnête homme » les doutes qui se
sont élevés, qui s'élèvent tous les jours sur la langue.
Soit, par exemple, les mots Terroir^ Terrain, Territoire.
Ils ont, dit-il, la même origine; mais, qu'ils viennent
de Chaillot, d'Auteuil ou de Pontoise, ce n'est pas là
le point, ni son affaire; et ce qu'il s'agit uniquement
de savoir, c'est en quels cas on doit user, pour bien
32 ÉTUDES CRITIQUES.
parler, de TerrUoirc^ de Terrain ou de Terroir. Vaii-
gelas eût-il d'ailleurs mieux fait d'étudier l'emploi de
ces trois mots dans l'histoire? Je croirais plutôt que,
n'ayant pas en son temps les moyens de le faire, il a
donc bien fait de ne pas le faire. Que reste-t-il aujour-
d'hui des Étxjmologies de Ménage? Vaugelas, mieux
avisé, n'a voulu être, n'a d'abord été que le greflier
du bel usage ou de « l'écriture artiste » de son temps,
si je l'ose dire; et c'est à ce point de vue qu'il nous
faut nous placer d'abord, si nous voulons nous faire
une juste idée de ses Remarques.
II
On connaît sa théorie de l'Usage, et on sait aussi
qu'il ne l'a pas inventée.
USUSy
Quem pênes arbilriuni est, et jus, et norma loquendi :
le vers d'Horace est dans toutes les mémoires. Mais
qu'est-ce que l'usage? et en quoi consiste-t-il? En
fait, nous y soumettons-nous, et, en droit, devons-
nous toujours nous y soumettre? Quels sont d'ailleurs
les signes visibles et comme les marques de sa sou-
veraineté? Ce sont autant de questions sur lesquelles,
si on le voulait, il y aurait de quoi parler longtemps.
Malherbe invoquait, nous dit-on, en matière d'usage,
l'autorité des a crocheteurs du Port au Foin » ; et il faut
d'ailleurs avouer que nous ne nous en douterions
guère à lire ses Odos, ni même ses Lettres. Les « cro-
cheteurs du Port au Foin » font-ils vraiment l'usage?
çh en ce cas, pourquoi n'écrivait il pas, lui, Malherbe,
VAUGELAS ET LA THÉORIE DE L'USAGE. 33
une estatue ou un collidor? Si l'usage est par hasard,
— et c'est un hasard fréquent, — contradictoire à
l'ét^^mologie, à la logique, et au bon sens, devrons-
nous pourtant nous y conformer? et, supposé que
tout le monde prît le parti d'écrire désormais : Agir
dans un but ou Emby^asser une carrière^ ces expres-
sions en deviendront-elles pour cela d'une meilleure
langue? Qui sera encore juge de l'usage? et chacun
de nous ne reconnaîtra-t-il finalement que le sien?
Car l'usage de l'un n'est pas celui de l'autre, et jusque
dans une Académie, « notre usage » dépend de notre
origine, de notre éducation première, de l'objet de nos
études, du monde où nous avons fréquenté. L'usage
de Marseille n'est pas non plus celui de Lille, et celui
des ' auteurs dramatiques n'est pas toujours l'usage
des historiens ou des philologues. Quelle part enfin
faudra-t-il faire à l'argot dans l'usage, je ne dis pas
bien entendu l'argot des voleurs et des filles, mais
celui des professions? et s'il est courant, dans les
ateliers, pour parler d'une toile ou d'une statuette
exécutées sans étude, préparation ni modèle, de dire
« qu'elles sont faites de chic », donnerons-nous à
cette locution, qui ne veut rien dire au fond, droit de
cité dans la langue? On ne nous apprend donc rien,
ou peu de chose, quand on dit de l'usage qu'il est le
« maître des langues », et il ne reste après cela qu'à
définir l'usage lui-même. C'est ce que Vaugelas a
essayé de faire, et, comme, en général, on n'a retenu
des caractères qu'il assigne à l'usage que le plus
apparent, je voudrais aujourd'hui chercher à travers
ses Remarques s'il n'y en a peut-être pas d'autres,
et de plus importants h mettre en lumières
34 ÉTUDES CRITIQUES.
l^ir exemple, et en premier lieu, l'usage, aux yeux
(le Vaugelas, doit être (( national » ; et j'entends par là
que ses Remarques ne tiennent ni ne veulent ordinai-
rement tenir compte de Tétymologie grecque et latine,
ou de l'influence de l'espagnol et de l'italien. Fran-
çais, nous avons notre langue à nous, qui, sans
doute, n'est pas tout ce qu'elle pourrait être, — et
d'autres langues ont d'autres qualités, — mais enfin
dont le génie n'est qu'à elle; qui ne se doit donc
rendre serve ou vassale d'aucune autre; et dont la
perfection ne se réalisera que par ses moj^ens propres
et particuliers. C'est ce que nous exprimerons dune
manière plus brève en disant qu'aucun grammairien
français n'a peut-être eu plus que Vaugelas le sens du
« gallicisme »; et aussi bien, n'est-ce pas ce qu'il
déclare lui-même, quand il nous fait soigneusement
observer que son dessein n'est pas de redire ce que
les grammaires françaises apprennent aux étrangers,
mais de rcmar(|uer « en que Les Français même les
plus polis et les plus savants en leur langue peuvent
ignorer? » Nous voilà dûment avertis. Ce que l'on
trouve dans les grammaires françaises, il l'y laisse,
lui, Vaugelas, et les étrangers ou les écoliers iront l'y
chercher- Mais ce qu'il y a de plus français en français,
et que des Français même peuvent ne pas savoir, ce
qu'il y a de plus u intraduisible » ou de plus « incom-
municable », tel est l'objet de ses liemarques; et il ne
les a réunies qu'à cette intention.
On aime donc l'entendre dire, sur la locution s'at-
TAQUKR A quelqu'un : (( Cetto façon de parler : S'atta-
quer à (/urlqu'uii, est très étrange et très française
tout oiiseniijii', car il est bien plus élégant de dire
VAUGELAS ET LA THÉOBIE DE L'USAGE. 35
s'attaquer à quelqu'un qu'attaquer quelqu'un. Ce sont
de ces phrases dont nous avons parlé ailleurs, qui ne
veulent pas être épluchées, parce qu'elles n'auraient
point de sens, ou même sembleraient en avoir un
tout contraire à celui qu'elles expriment, mais qui,
bien loin d'être moins bonnes, en sont beaucoup plus
excellentes. » Thomas Corneille et l'Académie, .dans
leiars additions aux Remarques de Vaugelas, lui font
ici une mauvaise chicane. Ils prétendent que s'atta-
quer à quelqu'un ne veut pas dire la même chose
qu'attaquer quelqu'un, ce qui est certain; et ils en
concluent qu'on ne peut donc pas dire que l'un soit
plus élégant que l'autre, puisqu'ils ne sont pas com-
parables. « S'attaquer à quelqu'un marque le senti-
ment qui nous fait entreprendre d'attaquer une per-
sonne plus considérable et plus puissante que nous;
attaquer quelqu'un signifie l'action même. » Ils n'ont
pas compris Vaugelas. S'attaquer à quelqu'un ne veut
pas toujours signifier qu'on « entreprenne d'attaquer
une personne plus puissante ou plus considérable )),
et la preuve en est que l'on dira fort bien : « C'est une
lâcheté de s'attaquer à plu-s faible que soi »; on le
dira même plus élégamment que : « C'est une lâcheté
d'attaquer plus faible que soi. )) Ne dira-ton pas
encore, presque indifféremment quant au sens :
« Attaquer les préjugés » ou « S'attaquer aux pré-
jugés? » Vaugelas prétend que le second est plus
élégant que le premier; et je crois qu'il a raison,
j'en suis même sûr. Mais ce qu'il y a d'intéres-
sant dans sa Remarque, et que ni l'Académie, ni
Thomas Corneille ne semblent y avoir aperçu, c'est
toute une théorie du « gallicisme » qui s'y dessine,
36 ÉTUDES CRITIQUES.
et, à cet égard, tous les termes en doivent être
exactement pesés.
Et, en effet, un a gallicisme », un « latinisme », un
hellénisme », sont précisément ce que dit Vaugelas :
des façons de parler tout ensemble très grecques, très
latines, très françaises, — et « très étranges ». 11 sufût,
pour le bien voir, d'essayer de tourner le gallicisme
en latin ou le latinisme en français. On s'aperçoit
alors « qu'ils n'ont point de sens », à inoins qu'ils ne
semblent « en avoir un tout contraire à celui qu'ils
expriment ». Les étymologistes en sont surpris et les
grammairiens, les grammairiens logiciens, ceux de
l'école de Condillac et de Dumarsais, en demeurent
confondus! C'est que ces sortes d'expressions « ne
veulent pas être épluchées », — Vaugelas ici joint
l'exemple au précepte, — et ni la logique, ni l'histoire
môme n'en rendent compte. Elles sont parce qu'elles
sont; et quand on l'a constaté, c'est à peu près tout
ce qu'on en peut dire. Mais « bien loin d'être moins
bonnes, elles en sont beaucoup plus excellentes », —
admirons ce superlatif! — et surtout elles en sont
plus françaises. Car, n'ayant pas d'équivalents et ne
pouvant être rendues en aucune langue (( au pied de
la lettre », elles sont du fond, du, en un certain sens,
le fond de la langue française, et en elles et par elles
s'exprime, si l'on pouvait user de ce gros mot, qui
n'est point de la langue de Vaugelas, « la mentalité »
nationale.
Elles sont telles fiu(>, si l'on en voulait faire « l'ana-
tomie », selon que (( les mots sonnent », — remar-
quez en passant le peu de solici que Vaugelas prend
de (( suivre » ses métaphores, — on n'en tirerait rieii
VAUGELAS ET LA THÉORIE DE L'USAGE. 37
qu'incohérence et contradiction. Ce n'en sont pas
moins celles, — il y revient encore dans une autre
Ihmarque^ — « qui sont ordinairement les plus belles
et qui ont le plus de grâce )). Ne nous privons donc
pas d'en user. Quintilien disait : Aliud est latine, alhul
est grammatice loqui. Vaugelas reprend à son compte
le mot de Quintilien. Nous ne parlons jamais mieux
qu'en usant de ces expressions qui nous appartien-
nent en propre, qu'on ne « démarque » point, dont
on oserait presque dire qu'elles sont belles de n'être
point « raisonnées ». Ce n'est pas un mince mérite à
Vaugelas que de l'avoir vu si nettement. Il y a un
usage « national », qui ne consiste évidemment pas
dans l'emploi systématique et continu du a galli-
cisme », mais dont le (( gallicisme » est en quelque
sorte la mesure ou le juge. Et cela ne veut pas dire
que, si l'occasion s'offre à nous de faire d'heureux ou
d'habiles emprunts à d'autres langues, nous nous on
priverons! Non! nous continuerons de nous aider du
grec et du latiti, de l'espagnol et de l'italien, de l'an-
glais et de l'allemand, quand il y aura lieu. Mais, en
nous en aidant, nous tâcherons de nous inspirer du
génie de notre langue, et le gallicisme nous en ser-
vira de moyen ou de mesure. Ainsi la langue se déve-
loppera, s'enrichira, se perfectionnera dans le sens de
ses aptitudes. Elle se proposera d'abord d'être a fran-
çaise », et les qualités qu'elle s'efforcera d'acquérir,
pour autant qu'elles lui manquent encore, ce seront
les qualités de clarté, de netteté, de « naïveté », —
nous dirions aujourd'hui de « naturel », — et de
sociabilité, qui sont excellemment les qualiiés « fran-
çaises ».
38 ÉTIDES CRITIQUES.
III
Mais ce n'est pas tout, et si l'usag-e ne se détermine,
en tant que purement (( français », que du dedans,
Vaugelas estime que, de plus, il ne doit se déterminer
que par rapport au présent, et que, « national »
d'abord, il doit être en second lieu ce qu'on pourrait
appeler « actuel » : signatum pnesente nota. Quelques
années auparavant, quand l'Académie française,
dressant le plan de son Dictionnaire, avait commencé
par établir la liste des « autorités » qui feraient loi
pour elle, elle n'était pas remontée pour la pros(; au
delà d'Amyot, mais elle était remontée ix)ur les vers
au delà de Ronsard, et jusqu'à Clément Marot. Ni
Marot, ni même Amyot, qu'au surplus il estime, no
sont des « autorités » pour Vaugelas, ou, si l'on aime
mieux, ce sont des autorités trop lointaines, et il n'en
admet que de contemporaines. On lit, dans son article
sur le mot de poitrine : « PoiVn'ne est condamné, dans
la prose, comme dans les vers, pour une raison aussi
injuste que ridicule, parce que, disent-ils, — et je ne
sais qui sont ces Ils, — on dit 'poitrine de veau.... j'ar
cette même raison, il s'ensuivrait qu'il faudrait con-
damner tous les noms des clioscs qui sont communes
aux hommes et aux bestes, et que l'on ne pourrait pas
dire la teste d'un homme, à cause que l'on dit >nir
teste de venu... » Mais quelle conclusion tire-t-il de là?
Qu'en dépit de ce que disent les //.v, nous coulinnerons
d'user librement du mot poitrine? Pas le moins du
monde! Mais, tout au contraire, et quelque» injuste»
VACGELAS ET LA THEORIE DE L'L'SAGE. 39
OU (( ridicule » que soit en ce cas le « bel usage »,
nous devrons cependant nous y conformer. Car, « ces
raisons-là, très impertinentes pour supprimer un mot,
ne laissent pas d'en empêcher Cubage, et, l'usage du
mot cessant, le mot vient à s'abolir peu à peu, parce
que l'usage est comme l'âme et la vie des mots. » Il
dit encore, dans sa Remarque, sur voire mesme :
(( J'avoue que ce terme est comme nécessaire en plu-
sieurs rencontres, et qu'il a tant de force pour
imprimer ce à quoi on l'emploie ordinairement, que
nous n'en avons point d'autre à mettre en sa place
qui fasse le même effet. » Mais quoi! « On ne le dit
plus à la Cour, et tous ceux qui écrivent purement
n'oseraient en user. » Et, en conséquence, de décider
que (( l'pn a beau se plaindre de l'injustice de cet
usage, il ne faut pas laisser de s'y soumettre. » Évi-
demment, dans ces exemples, et dans vingt autres
qu'on pourrait y joindre, l'usage, aux yeux de l'au-
teur des Remarques, c'est l'usage de fait, l'usage du
jour, ou, si l'on le veut, c'est l'actualité. Il va plus
loin encore, et, quand l'usage est démontré « cer-
tain )), il lui donne raison, non seulement contre la
logique ou contre l'histoire, mais contre « la gram-
maire et la règle ». « On demande s'il faut dire : « Je
n'ai fait que sortir de la chambre, et j'ai trouvé une
partie du pain mangé » ou <( j'ai trouvé une partie
du pain mangée ». Cette question ayant été agitée en
fort bonne compagnie, et de personnes fort savantes
en la langue, tous sont demeurés d'accord que, selon
la grammaire ordinaire, il faut dire : une partie du
pain mangée et non pas mangé. Mais la plupart ont
soutenu que l'Usage, — c'est Vaugelas qui met un
40 ÉTUDES CRITIQUES.
grand U — disait : une partie du pain mangé et non
pas mangée; et que, l'Usage le voulant ainsi, il n'élait
plus question de grammaire ni de règle. »
On ne saurait donc lui reprocher, à lui, Vaugclas,
personnellement, d'avoir « appauvri la langue », et
si, de son temps, comme il le constate quelque part,
la moitié des locutions d'Amyot était tombée en
désuétude, la faute n'en est vraiment pas à lui. Car,
si l'usage (( actuel » est ce qu'il est, que voulez-vous,
lui, Vaugelas, qu'il y fasse? Et, son dessein n"étant
que de le constater, quelles raisons a-t-il de le com-
battre? On aurait tort également de se le représenter
comme un « tyran des mots et des syllabes », sous la
figure d'un Malherbe, ou môme sous les traits d'un
Boilcau. « Il n'y a point de locutions, aime-t il à dire
et à redire, qui aient si bonne grâce en toutes sortes
de langues que celles que l'Usage a établies contre la
règle, et qui ont comme secoué le joug de la grammaire . »
On ne saurait être plus explicite; et de là, rien ne
serait plus aisé, si l'on le voulait, que de déduire une
théorie de l'incorreclion de génie. Mais précisément,
parce qu'il a, si l'on le veut, le préjugé de l'usage,
Vaugclas n'a aucun des autres préjugés qui olîus-
qucnt l'esprit de la plupart des grammaires. C'est
Ménage qui « pédantisc »; c'est Chapelain qui ratio-
cine; c'étiait Malherbe qui tranchait, qui légiférait, cl
qui promulguait. Mais c'est Vaugclas (jui est
(( moderne », et on vient de le voir, mais on le va
voir bien mieux encore, dans les endroits de ses
liernnrques où il parle de l'autorité des femmes en
MiatitTC (le langage cUle sLyle.
VAUGELAS ET LA THEORIE DE L'USAGE. 41
IV
Qu'il y mette quelque complaisance, à peine a-t-on
besoin de le dire. Il est de l'hôtel de Rambouillet, et
« l'incomparable Arthénice » a eu des courtisans plus
brillants, elle n'en a pas eu de plus assidu que Vau-
gelas. Que cette complaisance passe même quelque-
fois les bornes, on n'en saurait disconvenir, et on le
voudrait, quoique galant, souvent plus ferme sur les
principes. Il écrit, par exemple, sur le mot ouvrage :
« Soit que l'on se serve de ce mot pour signifier
quelque production de l'esprit, ou de la main, ou de
la nature, ou de la fortune, il est toujours masculin,
comme : a II a composé un long ouvrage, un ouvrage
exquis, c'est le plus bel ouvrage de la nature, c'est un
pur ouvrage de la fortune-, » et il ajoute : « Mais les
femmes, parlant de leur ouvrag-e, le font toujours
féminin, et disent : Vo'ilà une belle ouvrage, mon
ouvrage ri est pas faite. Il semble qu'il leur doit être
permis de nommer comme elles veulent ce qui n'est
que de leur usage. » En vérité, c'est trop de galan-
terie! L'Académie française, plus sévère, n'a point de
ces complaisances, et elle décide sèchement : « Les
femmes qui disent une belle ouvrage font une faute.
Il n'est point permis de faire ce mot féminin. » Mais
Vaugelas, même en flattant, sait bien ce qu'il veut
dire, et il l'explique admirablement, dans un article
que je voudrais pouvoir reproduire tout entier, et
auquel il a donné pour titre : « Que, dans les doutes
de la langue, il vaut mieux, pour l'ordinaire, consulter
42 ETUDES CRITIQUES.
lus feninK's et ceux qui n'ont point étudié^ que ceux qui
sont bien savants en la Langue grecque et en la latine. »
Ici encore, on le voit bien, c'est toute une théorie qu'il
ébauche; c'est le contraire d'une boutade ou d'un
paradoxe qui lui échapperait; et c'est l'endroit par où
la tliéorie de l'usage « actuel » se rattache à celle de
l'usage « national ».
Ecoutons-le plutôt : « Douter d'un mot ou d'une
phrase dans la langue, n'est autre chose que douter
de l'usage de ce mot ou de cette phrase, tellement que
ceux qui nous peuvent mieux éclaircir de cet usage
sont ceux que nous devons plutôt consulter dans
cette sorte de doutes. Or est-il que les personnes qui
parlent bien français et qui n'ont point étudié seront
des témoins de l'usage beaucoup plus fidèles et beau-
coup plus croyables que ceux qui savent la langue
grecque et la latine, parce que les premiers, ne con-
naissant point d'autre langue que la leur, quand on
vient à leur proposer quelque doute de la langue,
vont droit à ce qu'ils ont accoutume de dire ou d'en-
tendre dire, et qui est proprement l'usage. Au lieu
que ceux qui possèdent plusieurs langues, particu-
lièrement la Grecque et la Latine, corrompent souvent
leur langue naturelle par le commerce des étrangers,
ou bien ont l'esprit partagé sur les doutes qu'on leur
propose par les différents usages des autres langues,
qu'ils confondent quelquefois, ne se souvenant pas
qu'il n'y a pas de conséquence à tirer d'une langue à
l'autre. »
Je l'avoue : la force et la simplicité de ces raisons
me touchent. Si c'est avoir « plusieurs âmes » (|ue de
savoir plusieurs langues, ces âmes « se confoiidcnt »
VAUGELAS ET LA THÉORIE DE L'USAGE. 43
parfois ou, si je l'ose dire, « s'embrouillent » les unes
dans les autres, et on les entend qui parlent anglais
ou allemand en français. Mais ceux qui ne sauraient
s'empêcher de partager l'avis de Vaugelas, évidem-
ment ce sont ceux qui se donnent de nos Jours pour
les ennemis du latin ou du grec; et je ne doute pas
que ses arguments ne leur paraissent décisifs. Plus
tard, au xvm'' siècle, on dira joliment d'une femme
illustre. M™'' Geoffrin, — si j'ai bonne mémoire, —
qu'elle a respectait dans son ignorance le principe actif
de son originalité )). En matière de langage, le paradoxe
n'en est pas un. Nous louons quelquefois nos grands
écrivains d'avoir, comme nous disons, réintégré tel
ou tel mot dans la propriété de son acception latine!
C'est un éloge qu'on pourrait tourner assez aisément
en critique. Parce que le latin disait : servire Deo, ce
n'est pas une raison pour que nous disions en français :
servir à Dieu et non servir Dieu. La question est-elle
douteuse? Consultons sur ce point ceux qui ne savent
point le latin : ils nous seront les plus sûrs témoins
de l'usage « actuel » et « français ». Mais, de plus, si
ce sont des femmes, et qu'elles soient, comme femmes,
plus sensibles que des hommes, et surtout que les
philologues ou les grammairiens, à toutes les exi-
gences de la conversation polie, elles deviendront alors
les témoins et la mesure, non seulement de l'usage
« actuel » et purement « français », mais encore du
bon ou du bel usage, et ici, nous arrivons à la plus
connue des théories de Vaugelas.
H ÉTUDES CRITIQUES.
C'est « le peuple » qui passe aujourd'hui pour le
maître de l'usage ou de la langue, et nous avons déjà
dit qu'au temps de Vaugelas, telle semble bien avoir
été l'opinion de Malherbe. C'était aussi celle des sati-
riques de l'école de Mathurin Régnier. Vayigelas ne la
partage point. « Le peuple, écrit-il textuellement,
n'est le ^naître que du mauvais usage , et le bon usage
est le maître de notre langue ; » et c'est lui qui sou-
ligne. Et, à l'usage populaire, il oppose, après l'usage
des femmes, l'usage de la Cour et l'usage des bons
auteurs, ou encore, et d'un seul mot, ce que nous
pouvons appeler l'usage (( aristocratique )).
Je dis : « l'usage aristocratique ». Mais il faut bien
s'entendre sur ce point. L'usage « aristocratique »,
pour Vaugelas, ce n'est pas l'usage « de la Cour » en
tant que « Cour », ou du moins, ce que la Cour est
pour lui, ce n'est pas le Roi, ni les courtisans, la
source des faveurs et le rendez-vous des ambitions,
c'est le lieu de France où toutes les provinces, toutes
les professions, et tous les pédantismes, viennent
comme s'épurer et se dépouiller de leur marque origi-
nelle. La Cour, c'est le lieu où le mousquetaire se
défait du langage des camps, le magistrat du jargon
(iu Pahiis, Vadius lui-même et Trissotin, si par hasard
ils y sont admis, du langage de l'école; c'est le lion
où le Gascon et le Normand, le Provençal et le Breton,
l'Auvergnat et le Lorrain, perdent, avec leur accent
de terroir, les locutions qui sentent leur province;
VAUGELAS ET LA THEORFE DE L'USAGE. 45
c'est le lieu où chacun ne se pique en parlant que
d'être aussitôt compris de tout le monde, et ne vise
quà la louange d'avoir parlé « en honnête homme ».
Et déjà, si l'on s'en tenait là, ce qu'il faudrait repro-
cher à l'usage « aristocratique », tel que Vaugelas le
conçoit, ce ne serait pas d'être l'usage d'une coterie,
mais, au contraire et par définition, ce serait de tendre
à « l'universalité ». L'hôtel de Rambouillet était peut-
être une coterie : la Cour de Louis XIII et d'Anne
d'Autriche n'en était plus une. On en voit là raison.
C'est que, depuis la politique et la guerre jusqu'aux
arts et jusqu'à la galanterie, il n'était rien qui ne fit
l'objet des entretiens de la Cour; et je ne vois guère
de « réalité » que l'on n'essayât d'y traduire dans
cette langue « universelle » et a aristocratique ».
L'usage de la Cour, par définition, s'étendait à tout
ce qui peut tomber dans la conversation commune;
et c'est comme si l'on disait qu'aucune partie de la
vie humaine n'y pouvait donc être soustraite.
A plus forte raison, l'usage des bons auteurs, s'il y a
sans doute de «bons auteurs », dans tous les genres, —
poésie, théâtre, histoire, philosophie, critique, érudi-
tion, théologie, grammaire même, — et qu'ainsi la
matière de la littérature ne soit ni moins étendue, ni
moins diverse que la matière de l'existence. Et ici,
dans les Remarques, nous voyons poindre ce carac-
tère qui bientôt deviendra l'un des plus notables de
notre littérature classique. Il y aura de (( bons
auteurs » en tout genre, parce qu'il s'établira dans
tous les genres une manière d'écrire conforme au bon
usage; et un Mémoire de Colbert ou \n\Q Instruction
de Louvois seront de la « littérature-» presque au
Brunetière. — Études critiques (7« série). 4
46 ÉTUDES CRITIQUE?.
même titi'p qu'une Iragcdie de Corneille ou qu'une
Provinciale de Pascal.
Ce sera précisément un effet de cette conception du
bon usage. 11 sera « bon » de sa diversité, de sa sou-
plesse et de sa clarté. On pourra tout dire « littéraire-
ment », sans qu'il en coûte rien à la précision des
choses. Et, sans compter que cet usage « aristocra-
tique » sera toujours préservé du vague par ce qu'il
s'y mêlera d' « actui;! » et de « français », il le sera de
l'immobilité parce qu'il conservera de vivant. Le pas-
sage est encore à citer : « Qu'on ne m'allègue pas, —
dit Vaugelas en défendant une phrase de Coëffeteau, —
qu'on ne m'allègue pas qu'aux langues vivantes, non
plus qu'aux mortes, il n'est pas permis d'inventer de
nouvelles façons de parler, et qu'il faut suivre celles
que l'Usage a établies, car cela ne s'entend que des
mots... Mais il n'en est pas ainsi d'une phrase entière,
(]ui, étant toute composée de mots connus et entendus,
peut être toute nouvelle, et néanmoins fort intelli-
gible, de sorte quun excellcul et judicieux écricain
peul invente)' de nouvelles façons de parler qui seront
reçues d'abord.... »
Tel est bien le vrai mojen d'enrichissement des
langues, et celui (|ui leur permet de suivre, à quel-
ques années près, le mouvement ou le progrès des
idées. S'il faut des mots nouveaux, on ne les rejettera
pas systématiquement, mais on prendra garde qu'ils
aient toujours une signification propre et précise, qui
ne fasse double emploi avec aucun autre mot de la
langue; et on se souviendra d'ailleurs que la richesse
d'une langue ne consiste pas tant, à vi-ai dire, dans
l'étendue de son vocabulaire ou dajis l'abondance de
VAUGELAS ET LA THÉORIE DE L'USAGE. 4 7
sa synonymie, que dans la liberté de son tour et dans
la souplesse avec laquelle elle associe « d'une façon
toute nouvelle », des mots « connus et entendus ».
Les mots nouveaux doivent correspondre à des a réa-
lités » nouvelles; et, par exemple, si l'on possède
celui de Fonder on n'a pas besoin du mot Baser pour
ne signifier rien d'autre ni de plus. Aussi bien, la
plupart du temps, beaucoup de mots nouveaux ne
sont-ils que le produit d'une espèce d'embarras, d'im-
puissance où nous sommes de dire, avec les mots de
l'usage, tout ce que nous voudrions dire. Et, pour
ceux qui s'engendrent du désir ou de l'affectation de
n'être pas entendus de tout le monde, ils vont préci-
sément à rencontre de l'objet même du langage. Mais
la liberté qu'il faut que l'on maintienne, et la seule
qui importe, parce que, du même coup qu'elle assure
le caractère (( national » d'une langue, elle lui permet
en tout temps de suivre le progrès a actuel », c'est
celle de la construction ; et, pour en faire en passant
la remarque, je ne sache rien qui distingue plus pro-
fondément le style du xvni^ siècle français de celui du
xvii^ siècle.
VI
Pour s'en rendre compte, il suffit de noter un der-
nier caractère que Vaugelas assigne au bon usage, et
qui est d'être conforme à l'usage « parlé ». Il ne faut
pas, dit une leçon encore trop répandue, à mon gré,
jusque dans nos écoles, il ne faut pas écrire comme
l'on parle. Vaugelas a enseigné précisément le con-
48 ÊïUDES CRITIQUES.
traire. « La idIus grande erreur en matière d'écrire est
de croire, a-t-il dit, qu'il ne faut pas écru^e comme Von
parle. Ils s'imaginent, que, quand on se sert de
phrases usitées, et qu'on a accoutumé d'entendre, le
langage en est bas et fort éloigné du bon style. Mais
leur opinion est tellement opposée à la vérité que, non-
seulement en notre langue, mais en toutes les lan-
gues du monde, on ne saurait bien parler ni bien
écrire qu'avec les phrases usitées et la diction qui a
cours parmi les honnêtes gens et qui se trouve dans
les bons auteurs. » Et voilà un Vaugelas qui ne
laisse pas d'être assez différent du pédant morose et
prétentieux dont se réclame Bélise dans les Femmes
savanles. Mais Molière, on le sait, n'était pas scrupu-
leux sur la qualité de ses plaisanteries, et pourvu
qu'il fît rire, sa verve un peu grossière ne se souciait
guère de considérer aux dépens de qui ni de quoi.
Satirique ingrat! dont le style ne se justifie contre
les critiques des difficiles, depuis Fénelon jusqu'à
Edmond Scherer, que par le principe de Vaugelas;
et que les pédants ne taxent d'incorrection que pour
avoir écrit comme on parlait de son temps, et non
pas comme on fait depuis que les Dumarsais, les Con-
diilac, les Lhomond et les Cbapsal y ont passé.
Tandis qu'au contraire, il n'y a pas de principe dont
Vaugelas, dans ses Remarques, se montre plus con-
vaincu, et je n'en veux pour témoignage que cette
phrase de la Préface : « La parole qui se' prononce est
la première en ordre et en dignité, puisque celle qui
est écrite nesl que son image, euiume l'autre est l'imarie
de la pensée. » N'est-ce pas comme s'il disait (|iio la
sincérité ou, selon son mot, la naïveté de la pensée
VAUGELAS ET LA ÏHÉoniE DE L'USAGE. 49
s'altère, s'évanouit à vouloir s'exprimer par une trop
savante reclierche? et, au fait, ne l'a-t-il pas dit quand
il a ccr'd que « la naïveté est capable de couvrir beau-
coup de défauts et mômed'empocber que ce soient des
défauts? »
C'est ce qu'il ne faut jamais oublier quand on parle
de nos grands écrivains du xvii*^ siècle : Corneille et
Molière, Pascal et Bossuet, La Fontaine, et Racine
même. Ils ont écrit coitime on parlait, tout autour
d'eux; comme écrivait, non loin d'eux, Mme de
Sévigné; comme écrira, longtemps après eux, le duc
de Saint-Simon; et c'est pourquoi Voltaire, qui est
d'une autre école, dira d'eux tous, tant qu'ils sont,
qu'ils « ne doivent être lus qu'avec précaution sous
le rapport du langage ». Et, en effet, c'est que Vol-
taire, s'il n'enfile pas encore ses manchettes de den-
telle, s'habille cependant pour écrire. Il lui arrive
souvent d'improiviser, je ne dis pas le contraire, mais,
avant d'improviser, et pour improviser, il se met
dans « l'état littéraire ». Vaugelas a précisément
essayé de persuader à ses contemporains qu'il n'y a
pas « d'état littéraire »; et en vérité, de nos jours
même, je ne sache guère de leçon pliis utile.
Car, si nous la suivions, et si nous tâchions de
nous y conformer, c'est le plus sûr moyen, le seul
peut-être qu'il y ait en écrivant d'être « naturel », ou,
si l'on veut encore, c'est le seul moyen que l'on con-
naisse d'écrire en « honnête homme » et non pas en
(( auteur ». Parler la langue de tout le monde, mais
la parler comme personne, tel pourrait donc être le
résumé de l'enseignement de Vaugelas. (( Actuel )) et
purement « français »; « aristocratique », dans le
50 ÉTUDES CRITIQUES.
sens que nous avons essayé de définir; et « parlé »,
le bon usage, le bel usage n'a rien de mystérieux, ni
de cabalistique, ni seulement de très éloigné de
l'usage commun, et il n'en est, à vrai dire, ([ue l'épu-
ration. C'est pourquoi ce ne sont point les pédants,
ni même les érudits ou les grammairiens qui en
détiennent la science ou l'art. Mais ce n'est pas non
plus le peuple. Ce sont les « gens du monde », ceux
qui n'ont point d' « enseigne », comme dira bientôt
Pascal; et, quoi qu'ils veuillent exprimer de neuf, ce
sont ceux qui, bien loin d'étaler la nouveauté de leur
pensée, se donneraient plutôt le délicat plaisir de
dissimuler ce quelle a de plus original, en n'employant
à la traduire que les mots du commun usage.
VII
Nous comprenons, s'il en est ainsi, le succès des
Itemurc/ues de Vaugelas et la longue autorité qu'elles
ont exercée dans l'histoire de la langue. Elles ont,
comme nous le disions, paru justement à leur heure,
et sa théorie de l'usage a concili('' deux tendances qui,
jusqu'alors, avaient semblé plutôt se contrarier et se
combattre : celle qui ne voulait voir dans la langue
qu'un instrument d'échange ou tlo conmiunicalion
des idées, et celle dont l'ambition était d'en faire une
œuvre d'art. Nous avons essayé de dire comment et
par. ([liels moyens la conciliation s'était faite. l*]n
■donnant au bon usage pour premier caractère d'être
« national » et d'être « actuel », les ftemarques, l'ont
émanci[)é de la double influence de l'imitation élran-
VAUGELAS ET LA THEORIE DE L'USAGE. 51
gère et de la tradition gréco-latine. On sait assez de
quel poids l'une et l'autre avaient pesé, pour ainsi
dire, sur la langue de la Pléiade, bi l'on ne le savait
pas ou qu'on l'eût oublié, il suffirait de relire les Dia-
logues d'Henri Estienne sur le Langage français ita-
lianisé, ou encore de rappeler qu'après Vaugelas lui-
même, en 1676, l'académicien Charpentier devra
composer tout un livre, pour établir, contre les lati-
niseurs de son temps, l'Excellence de la langue
française.
En second lieu, s'il fallait épurer le courant de la
langue de tout ce que les parlors provinciaux ou
techniques y mêlaient d'un peu bourbeux, et, non
pas sacrifier, mais réduire à l'unité, ou comme on
disait alors, à « l'universel )), ce que les jargons ou
patois avaient de trop local ou de trop particulier,
c'est encore ce qu'ont opéré les Remarques de Vau-
gelas. Voici, sur cet article, un curieux passage des
Remarques : « C'est une faute familière à toutes les
provinces qui sont de la Loire, de dire : quel mérite
que l'on ait, il faut être heureux, au lieu de dire :
quelque guérite que Von ait. Ceux du Languedoc, après
avoir été plusieurs années à Paris, ne sauraient s'em-
pêcher de dire : vous languissez, pour : vous vous
ennuyez. De même, un Bourguignon qui aura été
toute sa vie à la cour, aura bien de la peine à ne pas
dire sortir pour partir, comme : Je sortis de Paris un
tel jour pour aller à Dijon, au lieu de '.je partis de
Paris, et : il est sorti, pour il est parti. C'est ainsi
que les Normands ne peuvent se défaire de leur rester
pour demeurer, comme : Je resterai ici tout l'été, pour
dire : de demeurerai... » Malherbe, gentilhomme nor-
52 ÉTUDES CRITIQUES.
mand, s'était proposé de « dégasconner » la Cour : on
pourrait dire que Vaugelas s'est proposé de la
« déprovincialiser », et il semble qu'il y ait réussi.
Mais on voulait encore que cette langue, ainsi
épurée, et rendue à l'indépendance de son génie
naturel, se fît capable d'exprimer des « clartés de
tout )) d'une manière intelligible à tous! Nous avons
essayé de montrer comment Vaugelas avait satisfait
à cette exigence par sa théorie de l'usage « aristocra-
tique )) ou de Cour, et c'est le moment ici de rappeler
à ceux qui la lui reprochent le couplet de Clitandre :
Permettez-nous, Messieurs nos savans, de vous dire,
Avec tout le respect que ce nom nous inspire,
Que vous feriez tort bien, vos confrères et vous,
De parler de la Cour d'un ton un peu plus doux;
Qu'à la bien prendre au fond, elle n'est pas si bote
Que vous autres, Messieurs; vous vous mettez en tète
Qu'elle a du sens commun pour se connaître à tout;
Que chez elle on se peut former quelque bon goût;
Et que l'esprit du monde y v;yit, sans flatterie,
Tout le savoir obscur de la pédanterie.
Et si l'on voulait enlin qu'en s'appliquant à tout,
— c'est-à-dire qu'en exposant les théorèmes de la
Géomélrie de Descartes, aussi bien qu'en discutant
avec Arnauld ou Pascal sur la matière de la (( Grâce
efficace » ou « suffisante », — celte langue demeurât
parfaitement naturelle, il n'y en avait pas de meil-
leur moyen, nous lavons dit, que celui qu'avait
tonseillé Vaugelas en proposant de faire de l'usage
(( parlé » le juge de lusage écrit.
Que l'on ne nous parle donc plus des « lois de Vau-
gelas »; Vaugelas n'a point posé ni proposé de lois; il
a exprimé des opinions, il a constaté des faits, cl il a
donné des conseils. Que valent aujourd'hui ces
VAUGELAS ET LA THÉORIE DE L'USAGE. 33
conseils? et que subsiste-t-il de la théorie de l'usage?
Evidemment je devrais le savoir, ayant l'honneur de
faire partie de l'Académie française, et même de la
commission du Dictionnaire de 1' « usage ». Et je le
sais, peut-être, mais je n'en suis pas moins un peu
embarrassé de le dire! Car, ni l'Elysée ni le Parlement
ne sont « la Cour », et, comme citoyen, je ne le
regrette pas! mais, comme grammairien et comme
lexicographe, je ne vois plus très bien où, en quel lieu
de France est l'usage « aristocratique » ni seulement
(( le bon usage ». Je sais bien où est le « mauvais »;
je ne sais plus où est le (( bon » ; et, par un phénomène
étrange, il arrive que, pour me faire une idée du
(( bon », ce n'est pas assez, ce ne serait même rien tjue
de prendre le contraire du « mauvais ». La décision
et l'empire en passeront -ils un jour aux « bons
auteurs »? Ce sera donc alors, quand nous tomberons
d'accord du catalogue des « bons auteurs », et ce jour
est encore éloigné !
Ce que l'on peut cependant retenir de la doctrine de
Vaugelas c'est que le « peuple », ainsi qu'il l'enten-
dait, ne saurait être le « maître » de l'usage ni de la
langue, pas plus qu'il ne l'est des idées. Les philo-
logues et les grammairiens ne sauraient davantage y
prétendre : on la bien vu quand ils ont essayé de
réformer l'orthographe et la syntaxe. Ce n'est pas
d'une « réforme » que la syntaxe aurait besoin, mais
d'une « contre-réformation », je veux dire de la sup-
pression des règles qui ont rendu Molière incorrect et
La Fontaine irrégulier; et j'espère qu'ils ne le seront
pas toujours . Nous pouvons encore garder de
Vaugelas sa théorie du gallicisme et croire, avec lui,
S4 ÉTUDES CRITIQUES.
qu'une langue ne se développe utilement, et ne
« s'enrichit », à vrai dire, que dans le sens de ses
(( directions » naturelles. Nous pouvons croire aussi,
et je le crois fermement pour ma part, que, toutes les
fois que l'usage « écrit » se trouve en danger de dégé-
nérer, — comme nous l'avons vu au temps du roman-
tisme et du naturalisme, — en un galimatias dont
quelques initiés gardent seuls l'intelligence, on ne
le sauvera de lui-même qu'en le ramenant au naturel
de r (( usage parlé ». L'écriture, quelque sens que l'on
donne au mot, ne sera toujours qu'une imitation de la
parole. Mais, après tout, si j'ai voulu parler de Vau-
gelas et de ses Remarques^ il s'agissait bien moins
d'en tirer des leçons que d'esquisser un chapitre de
l'histoire de notre langue. Le nom de Vaugclas
demeure un nom considérable, et son livre un livre
« essentiel ». J'en ai voulu montrer les raisons, et
qu'elles étaient inséparables, tant de la définition que
de la formation du style classique. C'est le fondement
indestructible de sa réputation. On parle, et avec
raison, de rinfluence de Malherbe, et de celle de
Balzac : l'influence de Vaugclas n'a pas été moins
active, et, comme écrivains, ni Pascal, ni Bossuet, ni
Molière, ni Racine ne seraient sans lui tout ce qu'ils
sont. Et, pour ce seul motif, quand on ne lirait plus
ses Remarques^ — et j'ai déjà dit qu'on ne les lisait
guère, — il faudra toujours lui faire sa place dans
l'histoire littéraire de notre xvir siècle, et quand je
dis toujours, je veux dire aus.si longtemps que le
xvii" siècle lui-même continuera d'être le centre de
notre histoire littéraire.
V décembre l'JUl.
JEAi>; DE LA FONTAINE
I
Il nai-iuit le 7 ou le 8 juillet 1621 à Château-Thierry,
où son père exerçait les fonctions de « maître parti-
culier des eaux et forêts ». On ne sait trop comment
ni d'où lui vint l'idée, quand il eut tant bien que mal
terminé ses premières études, d'entrer à l'Oratoire, et
jamais homme ne se trompa sans doute plus étrange-
ment sur la nature de sa vocation. Mais ce qui est
bien plus étrange encore, c'est qu'il ne semble pas
qu'il ait reconnu lui-même son erreur, et il fallut
qu'on le priât de « se retirer » de la docte congréga-
tion : il n'avait pas tout à fait vingt trois ans. Il fit
alors son droit, comme Boileau, comme Molière, puis
il revint se fixer à Château Thierry, où son père, qui
songeait .à lui assurer la succession de sa charge de
'« niaitre des eaux et forêts », commença par le marier,
en 1647, avec une jeune fille de quinze ans, Marie,
fille de Guillaume Héricart, « conseiller du Roi, lieu-
tenant civil et criminel à la Ferté-Milon ». C'était une
o6 ÉTUDES CRITIQUES.
autre erreur; et, pas plus que pour les devoirs de la
vie religieuse, Jean n'était fait pour les obligations
de la vie conjugale. Aussj l'accord ne dura-t-il guère
entre les deux époux. La naissance même d'un fils,
en 1653, ne changea rien à l'humeur romanesque et
désordonnée de Mlle de la Fontaine, — la femme du
monde qui paraît avoir été le moins faite pour fixer
un mari volage, — non plus qu'à l'insouciance natu-
relle du père, qui ne devait jamais s'occuper du
(( marmot »; et à la suite d'une séparation de biens,
quittant sa femme et Chàtcau-ïhierry, il vint tenter
à Paris la fortune littéraire. C'est du moins ce qui
semble résulter de la publication de son premier
ouvrage : une traduction, ou, comme nous dirions de
nos jours, une « adaptation » de Y Eunuque de Térence,
qui fut représentée deux ou trois fois peut être, et qui
parut en 1654. Les curieux de détails plus abondants
ou plus précis sur la première jeunesse, et sur le
ménage de La Fontaine, en trouveront plus qu'on
n'en voudrait dans l'ouvrage classique de Walckenaer :
Histoire de la vie et des ouvrages de Jean de La
Fontaine, et dans l'excellente Notice que M. Paul
Mesnard a écrite plus récemment pour le La Fontaine
de la collection des Grands Ecrivains de la France.
Il serait plus intéressant de s'enquérir comment
s'éveilla son génie de poète, si les recherches de ce
genre n'étaient pas toujours un peu arbitraires, et,
même quand elles semblent avoir abouti, toujours
assez vaines. Grand amateur de romans, — c'est lui qui
nous l'apprend dans une jolie ballade, — nous savons
que Jean de La F'ontaine a lu et relu d'Urfc, Gomber-
ville et La Calprenède : iAslréc, Polexandre et Cleo-
JEAN DE LA FONTAINE. 57
pâtre; le Grand Ci/riis et la Clélie aussi, de Madeleine
de Scudéri; mais quoi! Boileau les a lus comme lui!
On conte encore qu'ayant entendu réciter par hasard
les s'tances de Malherbe sur la Mort de Henri le Grand,
l'émulation de faire à son tour des vers l'aurait brus-
quement éclairé sur sa vraie vocation, mais ce n'est
là qu'une légende; et, n'eùt-il jamais entendu réciter
de Malherbe, on peut croire qu'il fût néanmoins
devenu La Fontaine. Bornons-nous donc à dire que,
comme tout le monde, il subit l'influence des idées ou
des goûts littéraires de son temps, et la preuve en
est dans ses premiers essais, qui tiennent moins de
•Malherbe ou d'aucun romancier que de Voiture et de
son école. « Je vous présente, écrivait-il déjà dans
V Avertissement de son Eunuque^ une des plus belles
productions de cette Vénus africaine, dont tous les
gens d'esprit sont amoureux. » En fait, l'auteur futur
des Contes et des Fables a commencé par être « pré-
cieux », comme tout le monde l'était encore aux
environs de 1655, avant que Pascal et Molière eussent
paru; et telle Ode anacréontique à Mme la surinten-
danie (1658) « sur ce qu'elle était accouchée avant
terme, en carrosse, en revenant de Toulouse », est
précisément du genre de ces petites pièces que Voi-
ture excellait à trousser : Sur Mlle de Bourbon, qui
avait pris médecine, ou A la louange du soulier d'une
dame. Il est (( précieux » dans son Adonis, où l'on
dirait qu'il a voulu, pour obéir au goût du jour,
s'exercer dans le poème « héro'ique » (1658), et rien
n'est plus intéressant que d'en comparer la préciosité
plutôt froide et la couleur conventionnelle, avec le
colorie si chaud et la préciosité voluptueuse de l'Adonis
58 ÉTUDES CRITIQUES.
de Shakespeare '. 11 est « précieux » dans le So»r/e de
Vaux (1660), où d'ailleurs, si l'on a relevé quelques
vers exquis, cela prouve uniquement que la préciosité,
quoi qu'on en ait pu dire, n'est pas toujours mépri-
sable. Tels sont ces vers, souvent cités, où il a peint
la Nuit,
Par de calmes vapeurs mollement soiileiiue,
La tête sur son bras, et son bras sur la nue.
Laissant tomber des fleurs...
L'Albane ou les Carrache ont-ils rien fait de plus
gracieux? Et n'ayant rien enfin du tempérament
d'un lutteur, ni même d'un véritable satirique, il
demeurera « précieux » aussi longtemps que la mode
y sera, c'est-à dire jusqu'à ce que les Précieuses ridi-
cules de Molière et les Satires de Boilcau soient
venues substituer au goût du joli, de l'élégant, et du
rare, le goût du vrai, du simple, et du grand.
Toutes les pièces que nous venons de rappeler, et
quelques autres encore, — parmi lesquelles nous
citerons ses premières Epllres, II, III et IV, qui
tiennent du genre de Marot, avec autant d'esprit et
infiniment plus de charme, — ont été composées pour
le surintendant Fouquet, dont La Fontaine était
devenu, en 1657, l'un des poètes à gages. G est ici,
comme on le sait, et comme il faut bien pourtant
qu'on le rappelle, un des côtés les plus déplaisants de
son personnage. Sans aucune ambition de pouvoir
ni d'argent, ce qui sans doute est louable, l^a Fontaine
a toujours vécu aux dépens de quelqu'un, ce qui l'est
1. C'est ûavi's, V Adonis que se trouve le vers devenu proverbial :
Kt la grâce, plus belle encor que la beauti!,
JEAN DE LA FONTAINE. 59
moins; et on le verra, dans ses dernières années, se
laisser entretenir par une jeune maîtresse. Aucun de
nos grands écrivains n'a manqué plus complètement
de sens moral, à cet égard, de délicatesse ou de
dignité. Et assurément ce sont là de grands mots,
qu'on ne saurait employer sans un peu de ridicule!
Mais il s'agit de l'auteur des Fables, qui est aussi
celui des Contes^ et par conséquent la connaissance
de certains détails de sa vie n'est pas indifférente au
jugement qu'il faut porter de sa morale. Du moins,
en acceptant ou en sollicitant les bienfaits de Fouquet,
doit-on dire de La Fontaine qu'il ne fit qu'imiter les
hommes de lettres ses contemporains. Ils étaient tous,
ou presque tous, de la clientèle ou de la domesticité
de quelque grand seigneur, à moins que ce ne fût do
quelque traitant. Et ce qui achève peut être de
l'excuser, c'est la reconnaissance qu il garda toujours
à son protecteur tombé dans la disgrâce. L'Élégie
aux injmphes de Vaux (1661) en est l'éloquent témoi-
gnage, et, puisqu'il arrive quelquefois qu'une bonne
action ne nuise pas à son auteur, on est bien aise
que cette Élégie soit un des bons ouvrages de La Fon-
taine.
On ne connaît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants,
Mais on ne les connaît que quand il n'est plus temps,
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs,
Le plus sage s'endort sur la foi des zéphyrs...
C'est le vrai La Fontaine qui se dégage ici de lui-
même. Et pourquoi ne dirions-nous pas qu'en le
touchant indirectement, la disgrâce de Fouquet
l'obligea peut être de réfléchir sur quelques vérités
60 ÉTUDES CRITIQUES.
d'expcrieiicc qu'il n'avait guère accoutumé de méditer?
Le maliieur des autres peut aussi nous servir d'école.
Il convient d'ajouter que, trois ou quatre mois aupa-
ravant, la représentation des Fâcheux de Molière, sur
le théâtre de Vaux (17 août 1661), lui avait ouvert les
yeux d'une autre manière encore, en lui enseignant le
prix du naturel, — qui n'est peut-être que le sérieux
dans l'observation.
Plaute n'est plus qu'un plat boull'ou,
Et jamais il ne fit si bon
Se trouver à la Comédie,
Car ne pensez pas qu'on y rie
De maint trait jadis admiré,
Et bon IN UXO Tli.Ml'ORE.
Nous avons changé de méthode,
Jodclct n'est plus à la mode.
Et maintenant, il ne faut pas
Quitter la nature d'un pas.
Si connus que soient ces vers d'une lettre de
La Fontaine à son ami Maucroix, nous ne pouvions
ici nous dispenser de les rappeler. Ils sont, en effet,
caractéristiques d'une révolution qui s'opérait alors,
dans tous les genres à la fois, contre l'idée même que
la précédente génération s'était formée de l'art, et
l'imitation de la nature en redevenait le premier
principe, ce qu'elle n'est, pour le dire en passant, ni
toujours ni nécessairement. 11 y a des arts qui ne sont
pas « d'imitation », et on connaît des écoles entières,
et de grandes écoles, qui n'ont observé la nature que
pour la modifier. Ces petits vers marquent, de plus,
avec précision, l'époque des premiers rapports de
La Fontaine avec Molière; — pour Racine, La Fontaine
le connaissait de la Ferté Milon, les lléricart étant
même alliés des Racine; — et enlin ce sont ces vers
JEAN DE LA FONTAINE. 61
qui divisent pour ainsi dire en deux l'iiistoire dos
Œuvres de La Fontaine,' tout ce qui les précède
n'ayant qu'une assez mince valeur en comparaison de
ce qui les a suivis. Il afait quarante et un ans, et il
n'avait écrit ni le premier de ses Contes ni la première
de ses Fables.
Ce furent les Contes qui parurent d'abord, dont
trois recueils, contenant ensemble vingt quatre contes
et quelques uns des plus agréables, se succédèrent
en 1663, 1666 et 4667. Une circonstance particulière
attira sur eux l'attention publique. Un M. de Bouil-
lon, — qui avait fait partie, comme La Fontaine lui-
même, de la maison de la duchesse d'Orléans,
douairière, veuve de Gaston, — avait donné, l'année
précédente, une imitation en vers du Joconde de
l'Arioste. Lorsque La Fontaine, à son tour, fit
paraître la sienne, une discussion s'engagea sur le
point de savoir à laquelle des deux on devait donner
la préférence, et peu s'en fallut que l'on ne vît renaître
les temps de la grande querelle des JobeUns et des
Vranistes. Mais les dames y prirent moins de part,
sans doute. La dispute se termina par un jugement
de Boileau, tout jeune et encore à peu près inconnu,
qui n'hésita pas plus, avec sa sûreté de goùl, à se
ranger du côté de La Fontaine qu'il n'avait hésité,
deux ou trois ans plus tôt, à se ranger du côté de
Molière; et ce fut l'origine de leur liaison com-
mune. Mais, indépendamment de cette circonstance,
Joconde lui-même, Richard Minutolo, lOraison de
saint Julien, la Fiancée du roi de Garbe, — l'un des
chefs-d'œuvre de l'art de conter qu'il y ait dans
aucune langue, — avaient de quoi plaire asse? aux
Brunetière. — Etudes fritiiiuos Cî'' série). l>
62 ÉTLDES ClilTIQUES.
lecteurs de 1665. Ni Boiloau ne se piquait alors de
jansénisme, ni Racine, qui criblait de ses épigrammes
ses anciens maîtres de Port -Royal; et Molière sans
doute encore moins. Louis ^TlV passait de La Vallière
à Montespan et faisait jouer Tartuffe. S'il eût lu c,es
premiers Contes et qu'il s'en fût montré choqué, on lui
eût fait aisément entendre qu'ils n'avaient rien de
plus « immoral », ou de plus dangereux que Vffepta-
méron de la reine de Navarre, et, d'ailleurs, en le lui
faisant entendre, on l'eût trompé. Le sujet des Contes
de La Fontaine est généralement « indécent » ; et sa
manière, qui n'a rien d'ordurier, si l'on veut, ni
d'obscène, est proprement ce que l'on appelle « gra-
veleuse ». Ce que Boccace ou Marguerite se sont
contentés d'indiquer en passant, — voyez le conte du
Faucon, par exemple, — La Fontaine, lui, s'y attarde,
y insiste, et sa grande malice est de tourner autour
de la chose ou du mot sans jamais les écrire.
Aussi les Contes, quoi qu'on en ait pu dire, sont-ils
un mauvais livre, un livre à garder sous clef dans les
bibliothèques lorsque l'on est, pour quelque raison,
obligé de les posséder; et si peut-être en cela môme
on dit qu'ils sont vraiment gaulois, ce sera donc tant
pis pour l'esprit gaulois ! Mais on aura dit vrai, et on
aura du même coup rappelé la dernière et principale
raison de leur succès. A une époque où, de même
qu'aujourd'hui nos dilettantes sont lassés d'entendre
louer les « littératures du Nord », ainsi les lecteurs
étaient fatigués de tant (liniilations de l'espagnol ou
(le l'italien, beaucoup d'entre eux virent dans les
Cnnti's ce (|ue nous a|)[)ellcrions (( un retour à la tra-
liliuu nationale ». Ils y reconnurent la veine de
JEAN DE LA FONTAINE. 63
Rabelais traitée dans le goût de Marot — Maître
François et Maître Clément ; — les sujets ordinaires de
nos anciens fabliaux; l'accent de nos vieux trouvères;
et en y applaudissant, il leur sembla qu'ils s'applau
dissaient de s'être retrouvés eux-mêmes. Qu'on se
rappelle à ce propos la violente invective de Boileau.
non pas dans son Art poétique^ mais dans sa première
Satire :
Qui pourrait aujourd'hui, sans un juste mépris,
Voir l'Italie en France et Rome dans Paris...
Voir le Tibre, à grands Ilots, se mêler dans la Seine
Et traîner dans Paris ses monies, ses farceurs,
Sa langue, ses poisons, ses crimes et ses mœurs!
Notre littérature aspirait à se nationaliser. La Fon-
taine profita certainement de cette réaction du goût
gaulois ou français contre l'influence italienne. Et
c'est ainsi qu'à leur façon, qui n'est pas d'ailleurs
la plus chaste, ni la meilleure, la Fiancée du roi de
Garbe ou Joconde sont bien du même temps que les
Satires ou l'École des femmes; non seulement du
même temps, mais de la même inspiration; et qu'ils
trahissent, comme on le va voir, chacun en son genre,
une même conception ou une même idée de l'art et de
la vie.
Furent-ils écrits, comme on l'a prétendu, sur le
désir ou l'invitation de la jeune duchesse de Bouillon,
Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin? Elle était très
jeune encore, et quelle que fût sa rare précocité, nous
n'osons croire qu'à seize ans elle se montrât déjà
curieuse de distractions si libertines. Ce que nous
savons seulement, c'est que, pendant un séjour qu'elle
fit à Château-Thierry, — pour y prendre possession
64 ETUDES CRITIQUES.
du duché que le duc son mari venait de recevoir en
écliange du duché de Bouillon, — elle y connut La
Fontaine, dont elle devait demeurer longtemps la
protectrice. C'est par elle aussi, selon toute probabi-
lité, qu'il connut Hortense, duchesse de Mazarin, et
qu'il entra, de loin, à travers la Manche, en relations
avec Saint-Evremond. Les « Mazarines », comme on
les appelait, aimaient les gens de lettres, et La Fon-
taine n'était pas homme à s'effaroucher de la liberté
de leurs mœurs. Femmes de goût d'ailleurs, il serait
beau pour elles de lui avoir inspiré la première idée
de ses Fables. Les six premiers livres des Fables
parurent en effet en KîGH, et, pour l'honneur du goût
français, ils ne furent pas moins favorablement
accueillis que les Contes, dont on peut dire (ju'ils ont
tous les mérites et aucun des défauts. Mais ils avaient
d'autres qualités encore, qui leur sont propres, et
assez caractérisées pour que, sans attendre davantage,
nous nous y arrêtions et qu'à ce propos nous tâchions
de définir le génie du poète. Si nous ne saurions avoir
la prétention d'apprendre à personne qu'il n'y en a
guère de plus original dans l'histoire entière de notre
littérature, nous pouvons cependant essayer d'en
reconnaître les traits essentiels. Et s'il semble d'abord
qu'il fasse exception au xvii" siècle, qu'il y soit comme
en dehors, et pour ainsi parler, comme en marge des
grands courants de son temps, nous poilvons essayer
de montrer que ce n'est là qu'une apparence.
JEAN DE LA FONTAINE. 65
II
En premier lieu, son œuvre est d'un artiste ; — et il
est vrai que ce premier trait le distingue assez pro-
fondément de Corneille et de Molière, qui font tou-
jours passer quelque préoccupation philosophique ou
morale avant le souci de l'art pur, qui ont des iiif en-
tions, qui soutiennent des thèses, qui songent d'ahord
à la glorification de la volonté, comme dans Rodognne,
ou à la justification de la nature, comme dansl'Ecole
des femmes; mais il ne distingue essentiellement La
Fontaine ni de Boileau ni surtout de Racine. Je ne
vois pas au moins d'intention dans le Lutrin, si ce
n'est celle d'égayer le grave Lamoignon ', et je n'en
trouve d'autre dans Bajazet que celle de faire une
belle tragédie. Point de thèse, non plus, dans Andro-
maque ou dans le Repas Ridicule, « Si les accidents
du monde, — a dit quelque part un de nos contempo-
rains, — vous apparaissent, dès qu'ils sont perçus,
comme transposés pour l'emploi d'une illusion à
décrire, tellement que toutes les choses, y compris
votre existence, ne vous semblent pas avoir d'autre
utilité », c'est ce qu'on appelle être artiste; et c'est
bien le cas de La Fontaine; mais c'a été aussi, —
dans leur jeunesse au moins, — le cas de Racine et
1. On pourrait dire, à la vérité, qu'il y en a une autre, qui est
d'opposer la vraie manière de traiter le comique à la manière
« en grotesque » des Scarron ou des Saint-Amant, mais c'est
encore une intention littéraire, ou une intention d'art, dont on
conviendra qu'elle n'a rien de commun avec la prétention de
moraliser ou d'instruire.
66 ÉTUDES CRITIQUES.
celui de Boileau, Pour eux, comme pour La Fontaine,
la vie n'a d'abord été qu'un spectacle, à l'infinie
diversité duquel ils ont pris le même genre d'intérêt
qu'un peintre à la combinaison perpétuellement chan-
geante des couleurs et des lignes. Seulement, et tandis
qu'à mesure qu'ils avançaient en âge, ils réfléchis-
saient, et se donnaient à eux-mêmes un autre objet
que de se complaire en leur virtuosité, l'auteur des
Fables, lui, ne changeait pas, et, au contraire, prenant
son parti, « de s'en aller comme il était venu », l'art
s'emparait de lui, l'occupait, l'absorbait, et le retenait
tout entier.
C'est sans doute par là qu'il convient d'expliquer
son insouciance légendaire, son égo'isme, — qu'on
n'aurait pas le courage de lui reprocher s'il n'avait nui
qu'à lui, — l'irrégularité fâcheuse et le manque de
dignité de son existence. La Fontaine suit en tout et
toujours son caprice, et son caprice est d'un épicurien,
mais en même temps d'un artiste. Ni mari, ni père,
ni citoyen, ni fonctionnaire, ni magistrat, ni médecin,
ni quoi que ce soit, enfin, d'étiqueté ou de classe, sa
profession est de « porter des fables » — selon le
mot si souvent cité de Mme Cornuel, — comme un
« pommier porte des pommes ». Jamais homme ne
songea moins à faire son chemin dans le monde ni
se montra plus indifférent aux ambitions ordinaires
de ses semblables. Il ne se mêle à la société qu'autant
qu'il le faut pour en jouir, mais en en jouissant il
l'observe, et comme il l'observe du dehors, elle n'est
à vrai dire pour lui que la matière de son art. C'est ce
qui explique également le caractère de sa satire, ou,
pour mieux parler, c'est ce qui explique la méprise de
JEAN DE LA FONTAIAE. 67
ceux qui veulent voir autre chose en lui que le peintre
involontaire des mœurs de son temps. Car, aucune
intention chez lui « de corriger les mœurs », ou de
réformer le monde; aucun propos ni de prêcher, ni
même, je le dirai, de plaider seulement. Les hommes
sont grossiers et les femmes ont d'autres défauts;
les grands sont tyranniques et les petits sont plats;
les misérables sont timides et les riches sont imper-
tinents; les courtisans sont vils et les rois sont
cruels :
Mais son esprit au fond n'est pas plus offensé
De voir un iiomnie fourbe, injuste, intéressé
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisans et des loups pleins de rage...
C'est qu'il les observe, il ne les juge pas : il les peint
tels qu'ils sont ou tels qu'il croit les voir, il ne s'en
moque point. Ou plutôt, il s'en moque si peu qu'il
serait fâché qu'on les lui changeât, et moins « affamés
de carnage » ou moins « malfaisants », singes et loups
renards et lions, serpents et ours, il les trouverait
moins intéressants, comme étant moins caractérisés.
Point de vue d'artiste encore, qui ne se soucie pas des
choses ni des êtres en eux-mêmes, mais uniquement
du rapport qu'ils peuvent avoir avec son art, du
« profit qu'il en peut tirer pour sa consommation
personnelle », — c'est un mot de Flaubert, — de
l'intérêt ou de la nouveauté de la peinture qu'on en
peut faire. N'est-ce pas aussi ce qui explique le liber-
tinage de ses Conles et la facilité de sa morale cou-
rante? Les choses sont ce qu'elles sont, et même ce
qu'elles doivent être. Indignons- nous, ne nous indi-
gnons pas, ni notre indignation, ni notre approbation
68 ÉTUDES CRITIQUES.
n'en changent la nature. Qui sait d'ailleurs, à ce
qu'elles fussent autres, ce que nous gagnerions?
Mais, si je voulais insister sur ce point, il y aurait
trop à dire; et je me bornerai à faire observer que,
la morale ayant voulu que la matière habituelle de
ses Contes ne' fût pas tout à fait une matière « comme
une autre », la grande immoralité de La Fontaine
est de ravoir traitée « comme une autre ».
Je ne rappelle aussi qu'en passant, — et en renvoyant
pour le détail aux innombrables commentateurs de
ses Fables, — quel artiste il a été dans le choix de ses
rythmes et de ses mots. « Faites-vous envoyer les
Fables dcLa Fontaine, écrit à Bussy MmedeSévigné,
elles sont divines. On croit d'abord en distinguer
quelques-unes, et à force de les relire on les trouve
toutes bonnes. C'est une manière de narrer et un
style à quoi l'on ne s'accoutume point. » Mais c'est
surtout une manière de peindre qui, pour différer de
celle de ses contemporains, ne procède pas moins des
mêmes principes, chez La Fontaine, que chez Racine
et que chez Boilegiu. Laissons Boileau, qui, dans son
Lutrin môme, est trop au-dessous de La Fontaine.
Mais Racine n'a pas été moins artiste en ce sens, je
veux dire à la fois moins scrupuleux ni moins heu-
reux. Si La Fontaine a connu a le pouvoir d'un mot
mis en sa place », et s'il a fait, lui aussi, consister le
chef-d'œuvre de l'art « à faire quelque chose de rien »,
il n'y a ni plus ni moins réussi que Racine, et, pour
y réussir, il ne s'est donné .ni plus ni moins de
peine. Ils n'ont pas attache moins de prix l'un que
l'autre à la perfection de la forme. La différence entre
eux n'est peut être, à cet égard, que la différence des
JEAN DE LA FONTAINE. 69
genres dans lesquels ils se sont exercés, à moins
encore que ce ne soit une différence d'éducation pre-
mière. Mais, de même qu'ils étaient tous les deux de
la même province, ils sont bien tous les deux aussi
de la même école littéraire; — et c'est ce que j'expri-
merai d'un mot en disant que, comme l'œuvre de
Racine, et autant que d'un artiste, l'œuvre de La Fon-
taine est en second lieu d'un naturaliste.
Remarquons tout de suite que, s'il se sépare en
ce point de Racine et de Boileau, naturalistes en art,
eux aussi, mais jansénistes en morale, il se rapproche
de Molière, dont la philosophie, comme la sienne, —
et si le mot n'est pas un peu pédantesque pour eux, —
est une philosophie de la nature. C'est également la
philosophie de Montaigne ou de Rabelais, et le con-
traire de celle de Pascal ou de Bossuet. Avec Rabelais
et avec Molière, La Fontaine a toujours pensé que
« gens libères, biens nés, bien instruits, conversants
en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct
et aiguillon qui les pousse à faits vertueux et les relire
de vice»; et nous pouvons bien dire ici que, si la valeur
d'une morale se prouve par la manière dont on vit,
il n'y en a guère de plus égoïste, ou de plus antiso-
ciale, que celle dont cette croyance est en quelque
sorte le premier fondement. On le montrerait aisément
si c'en était le lieu. Mais quand nous disons que
l'œuvre de La Fontaine est d'un naturaliste, c'estautre
chose que nous voulons dire; nous ne parlons pas de
sa morale en ce chapitre, mais de son art; et il n'est
question que de l'écrivain.
Naturalisle, il l'est donc d'abord en ce sens que, nul
en son temps na jjIus fidèlement que lui reproduit ou
70 ÉTLDES CRITIQUES.
reflété la nature ; et c'est ce qui le distingue, non seu-
lement de Racine ou de Boileau, mais de l'auteur
môme de V Ecole des femmes et du Malade imaginaire.
Quelle que soit en efïet la tendance des autres vers
le naturalisme, — ou, pour parler peut-être plus
clairement, — vers l'imitation de la nature, ils sont
gênés dans la liberté de leur observation par les
préjugés de leur éducation ; par leur désir de plaire au
public ou de faire leur cour au roi; par les exigences
mêmes de leur genre. Il y a des « réalités » dont
Molière n'oserait placer la représentation trop fidèle
sous les yeux des spectateurs, et qu'aussi bien la
pudeur collective des foules n'admettrait pas qu'il lui
imposât. Pour l'auteur à' Andromaque et de Phèdre,
quelque hardiesse dont il ait fait preuve dans la pein
ture de la passion, ce sont les lois essentielles, c'est
la définition même de la tragédie qui l'empêchent de
franchir la limite où l'expression du sentiment se
changerait, comme dans le mélodrame, en une nota-
tion de la sensation. Et il n'est pas jusqu'à Boileau
qui ne soit « contraint » dans la satire, par l'obligation
où il est d'opposer les leçons de la morale à la pratique
des vices qu'il dénonce. La Fontaine est plus libre,
beaucoup plus libre, et la fidélité de ses peintures en
devient aussitôt plus grande. Non seulement les
sujets de ses Contes, — infiniment moins réels d'ail-
leurs et bien plus imaginés que les sujets de ses Fables,
— mais les sujets de ses Fables aussi l'autorisent
presijue à tout peindre ou du moins à tout indicjucr.
Une grenouille ou une fourmi, qu'à peine Molière- ou
Boileau se permettraient ils de nommer, sont tout
aussi dignes pour lui de sa curiosité que les hommes
JEAN DE LA FONTAINE. 71
eux mêmes. Il faut bien qu'on le lui passe, puisque
c'est la condition même de la Fable; et, aussitôt, cette
autre conséquence en résulte : quil y a donc dans son
œuvre une plus grande part de nature enclose, décrite^
et rendue que dans celle de ses émules.
L'homme d'abord s'y retrouve tout entier, non seu-
lement l'homme vrai, — celui dont Racine et Molière
n'ont représenté que les passions ou les vices, — mais
l'homme réel : paysan, bourgeois, gentilhomme, le
laboureur, la laitière, le meunier, le médecin, le juge,
le prêtre, le banquier, — que sais-je encore ? — l'homme
extérieur, que le costume de sa profession ou les
déformations de son métier caractérisent, et non plus
celui dont le théâtre, ou le roman même, ont dû com-
mencer par altérer ou par supprimer quelques traits
pour en faire d'autant ressortir les autres. A côlé
de l'homme, les animaux tiennent leur personnage
— carnassiers, ruminants, oiseaux, serpents, pois-
sons — toute une « ménagerie » dont on méconnaîtrait
étrangement la pittoresque diversité si l'on n'y voulait
voir, comme dans les animaux du Roman de lienart,
que des abstractions, des types allégoriques, et, pour
ainsi parler, les « masques » de nos défauts ou de nos
ridicules. Le fabuliste a-t-il d'ailleurs décrit fidèle-
ment les mœurs des espèces, et ses lapins sont-ils de
vrais lapins ? C'est ce que l'on a cru devoir aigrement
contester; et on a sans peine établi qu'en effet Dau-
benton ou Cuvier furent des descripteurs plus exacts.
Mais il n'en est pas moins vrai que, pour ce que
chacun de nous en peut voir, il a observé les animaux
au'il met en scène; et l'intérêt de ses observations a
passé dans ses vers; et ce qui est encore plus vrai,
72 ÉTUDES CRITIQUES.
c'est qu'en faisant entrer toute cette a ménagerie »
daus ses Fables, elles sont vraiment devenues, sinon
notre (( épopée nationale » du moins la véritable et
la seule « épopée animale ». On sait encore qu'avec
les animaux, c'est la nature extérieure aussi, ce sont
les astres et c'est le brin d'herbe, ce sont les eaux, ce
sont les arbres, qu'il a fait entrer dans son œuvre,
c'est le paysage, en un mot, qu'il a introduit dans la
littérature de son temps. Et s'il y manque après cela
quelque chose, — la passion, par exemple, en dépit
des Deux Pigeons, et l'éloquence, en dépit du Paysan
du Danube, — toujours est-il que son œuvre demeure
la plus diverse que nous ait léguée le xvn" siècle.
C'est ce qu'on peut exprimer d'une autre manière
encore, en disant que : pour représenter selon son
ampleur cette nature plus diverse, il a dû donner à son
vocabulaire une ampleur correspondante, et c'est ce
qui achève de caractériser le naturalisme de son œuvre.
Ne reculant pas devant la familiarité des spectacles,
il ne recule pas non plus devant les moyens de la
rendre, et la richesse de son vocabulaire n'en est
égalée que par la diversité. Il prend ses mots partout,
et la distinction du style « noble » et du style « fami
lier » lui est inconnue. Selon le besoin ou l'occasion,
il passe de l'un à l'autre avec la même aisance et il
remplit tout l'cntre-deux. Il a d'ailleurs la phrase
aussi libre en son tour, et, — il le faut quelquefois, —
aussi « incorrecte » que l'exige le désir d'être immé-
diatement compris ou entendu de tout le monde. Sa
langue est celle que l'on parle à Paris comme à Ver-
sailles, et sa syntaxe n'a (ju'une règle, ou un principe,
qui est de conformer le mouvement du style au mou-
JEAN DE LA FONTAINE. 73
vemeiit de la pensée. Et à la vérité, ce principe est
bien aussi celui de Molière, de Racine et de Boileau,
mais comme La Fontaine a peint plus de choses,
l'application. d'un même principe aboutit dans son
œuvre à des effets plus variés. C'est en ce sens encore
qu'il est naturaliste, non seulement naturel, et de
tous nos grands écrivains c'est pourquoi, comme on
l'a dit, il est le plus populaire.
C'est qu'en effet, comme la nature, étant très simple
en apparence, il est très profond, et, quoi qu'on en
ait dit, les enfants le comprennent et le goûtent, mais
la philosophie trouve son compte aussi dans ses vers.
Dirai-je qu'on reconnaît à ce signe les vrais et grands
naturalistes? Mais si je voulais en donner les raisons,
il y faudrait trop de temps et de place. Contentons-
nous donc de faire observer qu'ayant la ressemblance
d'un « portrait », son œuvre en a l'intérêt, qui est
d'équivaloir à l'original et au besoin de le suppléer.
Nous en connaissons même qui sont plus « vrais »
que leurs originaux. C'est ce qui explique en passant
que tant de naturalistes soient eux-mêmes inférieurs
à leur œuvre. Ils n'ont pas su ce qu'ils y mettaient,
et, au fait, beaucoup d'entre eux n'y ont mis que leur
habileté de main ! Mais cette habileté de main était
extraordinaire, et rien qu'en peignant la nature, ils en
ont, comme sans le savoir, exprimé toute la profondeur.
Hâtons-nous ici de dire cependant que si la remarque
est vraie de La Fontaine et qu'ainsi nous puissions lui
prêter bien des intentions qu'il n'a pas eues, mais qui
n'en sont pas moins dans son œuvre, c'est qu'un der-
nier trait s'ajoute en lui aux deux autres, et qu'au-
tant ({n'arliste et que naturaliste, il a éié poète.
74 ÉTUDES CRITIQUES.
De dire qu'il l'est par le don de l'expression pitto-
resque ou plastique, — ut pictura poesis, — ce n'en
serait rien dire que l'on ne sache; et d'ailleurs ni
Racine, je pense, ni Boileau même n'ont manqué de
ce don. N'est-ce pas ce que l'on oublie encore quand
on met La Fontaine comme à part, et pour ainsi
parler, en dehors du chœur des écrivains 'de son
temps? Racine est plein de ces vers « qui peignent ».
Mais ils ne peignent pas les mêmes choses. Comme
l'auteur des Fables, l'auteur d'Andromaque ou de
Phèdre excelle à ces évocations qui sont le triomphe
de la magie du poète; mais, pour y réussir, il semble
qu'il ait besoin de l'éloignement de la distance ou du
temps. La Fontaine, au contraire, n'a besoin que des
événements de la vie journalière, et c'est encore, si
l'on veut, un trait de son naturalisme, mais c'est déjà
quelque chose de plus, puisqu'il nous montre dans la
nature ce que sans lui nous n'y aurions pas vu. Il
s'y ajoute, selon l'expression célèbre; et en s'y ajou-
tant, il l'éclairé d'une lumière nouvelle. Ou plutôt
encore, s'il y a, comme je le croirais, jusque dans nos
occupations les plus familières, une poésie secrète ou
intime, que nous n'y saurions pas découvrir nous-
mêmes, mais qu'il suffit (|u'on nous montre pour que
nous la reconnaissions, c'est cette poésie que La Fon-
taine en a su tirer.
Il est poète encore d'une autre manière, — plus
voisine de nous, mais non pas nouvelle en notre
langue, ni seulement unique en son siècle, — s'il
intervient volontiers de sa personne dans son œuvre,
et si, ce que nous savons de ses erreurs mêmes,
comme de celles de Villon autrefois, ou de Musset de
JEAN DE LA FONTAINE. 75
nos jours, c'est à lui que nous le devons. Je dirais à
cet ég-ard que, seul de son temps, il s'est publiquement
« confessé », si je ne songeais fort à propos que son
temps est le temps aussi de la littérature des Mémoires.
Il est vrai que dans les Mémoires on y confesse les
autres plus volontiers que soi même . Mais nous
connaissons les goûts de La Fontaine, nous savons
ce qu'il aime et ce qu'il n'aime pas; sans fausse honte
et sans affectation, c'est lui qui nous fait les honneurs
de lui-même ; il nous a dit ses maladies ; et son mobi-
lier même a trouvé place dans ses vers.
Un clavecin chez moi ! Ce meuble vous étonne,
Que direz-vous si je vous donne
Une Ghloris de qui la voix
y joindra ses sons quelquefois!
Ainsi s'écrie-t-il quelque part, et déjà c'est l'accent
de Musset! Dans ses Contes, dans ses Fables, il se
commente lui-même; il laisse ou il a l'air de laisser
échapper des aveux; il explique ses personnages, et
et en prend occasion de faire sur soi des retours ; il
s'admoneste, il se gourmande, il s'accuse, il se repent;
ou bien encore il s'analyse, il se décrit :
Volupté, volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi,
Tu n'y seras pas sans emploi.
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique!
Le ton, ici, s'élève jusqu'au lyrisme; et puisque de
nos jours ce mot de lyrisme est devenu synonyme de
poésie même, c'est assez dire ce que nous aimons dans
76 ÉTUDES CRITIQUES.
La Fontaine, et qu'en effet, nous ne retrouvons, à ce
coup, ni chez Boileau, ni chez Molière, ni chez Racine.
On n'y retrouve pas non plus, sauf cependant dans
Amphitryon ou dans les chœurs à'Esther et d'Alhalie,
ce vers libre dont les sinuosités,
Les retours sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change et cent stratagèmes,
reproduisent ou imitent si bien le mouvement de la
pensée qu'il semble qu'on la saisisse à sa naissance
même :
Amans, heureux amans, voulez-vous voyager?
Que ce soit aux rives prochaines,
Soyez-vous l'un à l'autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau,
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
Et c'est encore du lyrisme, si, cette liberté du rythme
éloignant de nous toute idée d'artifice ou d'ap|)rcL,
le poète y laisse donc passer ce qu'il y a de plus
intime et de plus personnel en lui. Quelque poétique
qu'il soit, l'alexandrin de Racine semble toujours
tendre vers la prose oratoire, comme veT's sa limite
naturelle, mais au contraire, le vers libre de La Fon-
taine garde toujours, juscpie dans l'expression des
plus humbles détails de la vie, on ne sait quoi d'ailé.
Nous n'en finirions pas si nous voulions tout dire
Il n'y a pas dans notre langue do vers plus harmo-
nieux que ces « vers inégaux »; il n'y en a pas dont
les accords éveillent plus de résonances; il n'y en a
pas de plus suggestifs. Sans doute, on peut citer
quelques vers de Racine :
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée.
Vous mouiiiles aux bords où vous lûtes laissée;
JEAN DE LA FONTAINE. 77
OU le vers célèbre de Bérénice :
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui 1
Mais il ne font pas rêver, comme ceux de La Fon-
taine, et à peine ont-ils donné l'essor à l'imagination,
qu'ils le répriment et qu'ils le bornent. Ceux de La
Fontaine propagent en nous comme une ondulation
de sensations infinies. Un vers comme celui-ci :
Sur les humides bords des royaumes du vent
ou comme cet autre :
Quand les tièdes zéphyrs ont l'hcrhe rajeunie,
n'évoquent pas seulement pour nos yeux tout un
paysage : ils servent d'origine ou de prétexte à une
succession d'états d'âme, mélancolie d'automne ou
gaieté printanière, tristesse vague ou joie sans cause;
— et n'est-ce pas le grand charme de la poésie 1
III
La publication des six premiers livres des Fables
fut suivie de près, en 1669, de celle d'Adonis, et de
celle de Psyché en 1671. C'est dans la préface, ou,
plus exactement, c'est dans le Prologue de ce dernier
ouvrage que La Fontaine s'est représenté sous le
nom caractéristique de Polyphile (ami de toutes
choses), visitant la « ménagerie » de Versailles, en
compagnie de Gélaste (Molière), d'Acanthe (Racine)
et d'Ariste (Boileau). « Ce qui leur plut davantage,
y lit on, ce furent les demoiselles de Numidie et cer-
BRUNETiÈnE. — Études critiques (7'' série). 0
78 ÉTUDES CRITIQUES.
tains oiseaux pêcheurs qui ont un bec extrêmement
long-, avec une peau au-dessous, qui leur sert de
poche, l^eur plumage est blanc, mais d'un blanc plus
clair (p!P celui des cygnes; même de près il parait
carné et tire sur la couleur de rose vers In racine. On
ne peut rien voir de plus beau. C'est une espèce de
cormorans. » Voilà quelques lignes qui suffisent à
prouver le scrupule ou la minutie même de La Fon-
taine dans l'observation, — quand le sujet l'intéres-
sait.
Aux Amours de Psyché succédèrent un recueil
nouveau de Contes, en 1671, puis, en 1673, le Porme
sur la captivité de saint Malc. C'est une sorte de
(( pensum » que MM. de Port-Royal, comme on les
appelait, crurent devoir imposer à l'auteur des Cor-
deliers de Catalogne et deMazet de Lamporecchio. Une
velléité lui était venue de se convertir, — pour plaire
sans doute à son ami Boileau ! Mais elle ne dura
guère, et, dès l'année suivante (1674), il publiait la
quatrième partie de ses Contes. 11 travaillait en même
temps aux cinq derniers livres de ses Fables (VII, VIII,
IX, X et XI), qui paraissaient en 1678, sous les aus-
pices de Mme de Montesjian, à qui le recueil est dédié.
Un court Avertissement du poète précisait assez heu-
reusement la difïércnce qu'il avait voulu mettre entre
ces cinq nouveaux livres oUcs six promi(M's. Il y avait,
disait-il, « usé plus .sobrement des traits familiers
qu'il avait semés dans les autres avec assez d'abon-
dance » ; en même tem[)s qu'il avait « tâché d'y mettre
toute la diversitc'' dont il était capable ));--cl il y avait
n'-Nssi. Ti'l fut au moins l'avis des bons juges.
Nous ne dirons rien après cela du Poème sur le
JEAN DE LA FONTAINE. 79
Quinquina, composé à la demande de la duchesse de
Bouillon, et publié en 1682. C'est un pensum d'un
autre genre, mais dont le poète, en dépit de toute sa
souplesse, ne s'est pas tiré beaucoup plus heureuse
ment que du Poème de la captivité de saint Malr, et
si nous ne savions pas qu'il est de lui, nous ne le
croirions Jamais. Nous en faisons la remarque avec
intention. Nul exemple, en effet, à moins que ce ne
soit celui de la Mclicerte de Molière, ne saurait mieux
prouver à quel point un écrivain de génie peut tomber
au-dessous de lui-même, et ([uels dangers on court,
avec de certains érudits, quand on prétend décider
de l'authenticité de ses ouvrages d'après le caractère
de son style.
Nulle liqueur au quina n'est contraire.
L'onde insipide et la ccrvoise aiiière
Tout s'en imbibe : il nous permet d'user
D'une boisson en tisane apprêtée
Même on pourrait ne le pas infuser;
L'extrait suffit : préférez l'autre voie,
C'est la plus sûre, et Bacchus vous envoie
De pleins vaisseaux d'un jus délicieux,
Autre antidote, autre bienfait des cieux.
C'est sur ces entrefaites qu'une place étant devenue
vacante à l'Académie française par la mort de Col-
bert (1683), La Fontaine se mit sur les rangs. Il fut
élu, contre Boileau, sur le nom de qui les adversaires
de La Fontaine, comme l'on dit, se comptèrent. Mais
le roi, qui n'aimait ni l'auteur ni son œuvre ^ ou du
moins ses Contes — refusa ou différa de donner au
choix de l'Académie l'approbation qui le rendait seule
définitif; il fallut attendre une autre vacance; elle ne
se produisit qu'en 1684; et c'est alors seulement,
80 ÉTUDES CRITIQUES.
quand Boileau eut été nommé, que Louis XIV ratifia
l'élection du fabuliste. « Vous pouvez recevoir inces-
samment La Fontaine, dit-il au directeur de l'Aca-
démie, il a promis d'être sage. » Le premier gage de
sa sagesse fut le Discours à Mme de La Sablière (1684),
qu'il lut en séance publique, le jour même de sa
réception. Mais, hélas I le second fut la publication
d'un dernier recueil de Contes : c'est celui où figurent
pour la première fois les Aveux it^ discrets et le Fleuve
Scamandre.
Heureux encore s'il n'eût rien fait de pis ! Mais
depuis qu'il était passé de la protection de la
duchesse d'Orléans, — la duchesse douairière, femme
de Gaston, qu'il ne faut pas confondre avec Mme Hen-
riette, — sous la protection de la duchesse de
Bouillon; et, [quand la duchesse de Bouillon se fut
trouvée compromise dans la mémorable affaire des
poisons,] sous la protection de Mme de La Sablière,
si sa manière de vivre avait jadis manqué de dignité,
elle manquait maintenant de décence. N'eût-il f;iit
que mettre la main aux comédies de Champmcsié
{Hagotiti, 1084; le Florentin^ 1685; la Coupe cnchaulée,
1688), ce serait déjà trop pour sa gloire; et, puisque
l'occasion s'en oITre, nous ne saurions trop rcgretlcr
que la Comédie- Française, quand elle joue par hasard
celte dernière pièce, nous la donne sous le nom de
La Fontaine. Mais d'autant plus libre dans ses mœurs
qu'il était plus gêné dans ses affaires, et d'autant
plus insouciant de l'opinion qu'il prenait plus d'an-
nées, son existence n'était plus que celle d'un para-
site. Lorsque Mme de La Sablière, cruellement aban-
donnée par le brillant marquis de La Fare, se fut
JEAN DE LA FONTAINE. 81
retirée aux Incurables, La Fontaine n'en continua pas
moins de faire la dél^auche avec La Fare et de vivre
sous le toit de Mme de La Sablière. Quand Mme de La
Sablière fut morte et qu'il lui fallut chercher un autre
asile, il accepta sans plus de façons celui que lui
offrait la belle Mme d'Hervart. Il fréquentait en même
temps cette société des Vendôme, où l'on peut dire
sans exagération, qu'en plein règne de Louis XIV —
et de Mme de Maintenon, — l'esprit du xvm'^ siècle
préludait à ses prochaines hardiesses : son excellent
biographe, M. Paul Mesnard, constate, avec un peu
de naïveté peut-être, que le bonhomme n'était pas
le pire de la bande. Et il faisait enfin la connais-
sance de Mme Ulrich, la dernière de ses faiblesses,
l'inspiratrice aussi de ses derniers Contes et les plus
licencieux. Une de leurs lettres nous renseigne assez
sur la nature de leur liaison. « J'accepte, Madame,
lui écrivait La Fontaine, au mois d'octobre 1688,
j'accepte vos perdrix, votre vin de Champagne, et
vos poulardes... J'accepte aussi une chambre chez
M. le marquis de Sablé, — c'était un autre des amants
de la dame, — j'accepte encore... Et en un mot
j'accepte tout ce qui me donne bien du plaisir...
Mais j'en viens toujours à ce diable de mari, qui
est pourtant un fort honnête homme... Ne nous
laissons pas surprendre... Evitons cela, je vous en
prie, si nous le pouvons... » Pourquoi faut-il que,
d'un autre côté, les notes de police du lieutenant
d'Argenson ne nous renseignent qu'avec trop de pré-
cision sur la personne de Mme Ulrich? La dernière
maîtresse de La Fontaine devait finir par échouer a
THôpital général.
82 ÉTUDES CRITIQUES.
Réussit-il à lui échapper? On sait du moins que
vers la fin de l'année 1692, étant tombé dangereu-
sement malade, sa maladie, qui fut longue, et dont il
eut beaucoup de peine à se remettre, l'engagea dans
de sérieuses réllcxions. Le confesseur que lui envoya
le curé de Saint-Roch exigea de lui la rétractation- ou
le désaveu du livre « infâme », de ses Contes^ et, après
un long combat, La Fontaine y consentit. Il se remit;
— pour célébrer dans une lettre au chevalier de Sil-
lery la victoire de Steinkerque (1692) et pour achever
en quelque manière de régler ses affaires poétiques
par la publication du dernier livre de ses Fables, le
douzième, dont quelques morceaux avaient déjà paru,
mais qu'il compléta et qu'il adjoignit aux onze autres.
Avons-nous besoin de dire qu'on y sent la fatigue?
Il s'occupait en même temps de dévotes paraphrases :
« J'espère que nous attraperons tous deux les quatre-
vingts ans — écrivait il à son ami Maucroix — et que
j'aurai le temps d'achever mes hymnes... Donne-moi
ton avis sur le Dies Irœ, dies illa que je t'ai envoyé. ))
Mais on hésite sur la question de savoir si des Stances
sur la souinission que Von doit à Dieu sont de lui ou
de Pavillon. Si Mme Ulrich les lui attribuait, Mathieu
Marais les donne à Pavillon, et nous ne croyons pas
qu(^ des vers comme ceux-ci suffisent à terminer le
débat.
Cl•ui^s-lu (luo le |)I<iisir (|u'(!n loulo lii nature
Le ^)^('llli(>^ l'Uio a r(''j)aiHlii,
FùL un i)i('f,M' (jif il a londu
Pour suriircndic la CréaUiri;?
Non, non, Ions les biens (iiic lu vois
Te viennent d'une main et lro[) iHinnc et trop saj^o;
y'il en est un ddnl ses divines lois
Ne le peiiuetlent jias l'usage,
JEAN DE LA FONTAINE. 83
Kxniiiine-le bien, ce plaisir j)r(Hf'n(Ju,
Dont l'appât tâche à te séduire,
Et tu verras, ingrat, qu'il ne t'est défendu
Que parce qu'il pourrait te nuiru
Mais il faut citer tout entière sa dernière lettre à
Maucroix, dont l'accent de sincérité a quelque chose
de singulièrement éloquent : (( Tu te trompes, mon
cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de Soissons me
l'a dit, — Fabio Brulart de Sillery, évêque de Sois-
sons, — que tu me croies plus malade d'esprit que
de corps. Il me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du
courage, mais ce n'est pas de quoi je manque. Je t'as-
sure que le meilleur de tes amis n'a plus à compter
sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne
sors point, si ce n'est pour aller un peu à l'Académie,
afin que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il
me prit, au milieu de la rue du Chantre, une si grande
-faiblesse, que je crus véritablement mourir. 0 mon
cher, mourir n'est rien, mais songes-tu que je vais
comparaître devant Dieu? Tu sais comme j'ai vécu.
Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l'éternité
seront peut être ouvertes pour moi. » La lettre est
datée du 10 février 1695. La Fontaine mourut deux
mois plus tard, le 13 avril 1G95, dans sa chambre de
l'hôtel d'Hervart, rue Plâtrièrc, — c'est aujourd'hui
la rucJean Jacques Rousseau. Ilétaitâgéde soixante-
treize ans et neuf mois.
{Grande Encyclopédie.)
LA LANGUE DE MOLIÈRE
« Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et
d'écrire purement » : ainsi s'exprimait La Bruyère,
en 1689, quinze ou seize ans après la mort de Molière,
et, — si l'on fait attention quelles étaient alors les fré-
quentations du maître d'histoire du duc de Bourbon :
Malézieu, Boileau, Racine, Bossuet, Fénelon peut-
être, — ce jugement si sévère ne doit pas être consi-
déré comme le sien seulement, mais comme celui de
tout un petit cercle de délicats. Quelques années plus
tard, en 1697, dans l'article Poquelin de son grand
Dictionnaire, Bayle disait, de son côté, qui était le
côté de Hollande : « Il [Molière] avait une facilité
incroyable à faire des vers, mais il se donnait trop
de liberté d'inventer de nouveaux termes et de nou-
velles expressions "Ml lui échappait même fort souvent
des barbarismes. » Et, en 1713 enfin, dans sa Lettre
sur les Occupations de V Académie française, Fénelon,
un Fénelon désabusé pourtant et détaché de bien des
choses, mais non pas de celles de l'esprit, enchéris-
sant sur La Bruyère et sur Bayle, disait à son tour :
86 ÉTUDES CRITIQUES.
« Encore une fois je le trouve grand, — c'est toujours
Molière, — mais ne puis je pas parler en toute liberté
sur ses défauts? En pensant bien il parle souvent
mal; il se sert des phrases les plus forcées et les
moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la
plus élégante simplicité, ce cjue celui ci ne dit qu'avec
une multitude de métaphores qui approchent du gali-
matias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par
exemple V Avare est moins mal écrit que les pièces qui
sont en vers... Mais en général, il me paraît, jusque
dans sa prose, ne parler point assez simplement pour
exprimer toutes les passions. » Ces citations peuvent
suffire; et, n'ayant point d'ailleurs souvenance que
personne au xviii'' siècle ait protesté formellement
contre l'opinion de Fénelon, de La Bruyère, et de
Bayle', nous pouvons en conclure que, d'une manière
générale, les contemporains et les successeurs de
Molière, tout en rendant hommage à son génie, ont
jugé qu'il « écrivait mal»; — ou tout au moins qu'il
« n'écrivait pas bien ».
Ce n'est donc pas, comme il s'en vantait, une
(( hérésie littéraire », qu'Edmond Scherer a soutenue
de nos jours, ni surtout lancée dans la circulation,
quand, après une lecture de Molière, et plus particu
lièrement du Misanthrope, il s'avisa de dire, voilà
seize ans passés, en une phrase elle-même assez
étrange et d'un style douteux, que « Molière, avec des
qualités de fond qui dominaient tout, était d'ailleurs
aussi mauvais écrivain qu'on le puisse être ». Les
Moliéristes, à cette occasion, se fâchèrent tout rouge,
1. Cf. cependant Voltaire : Siècle de Louis XIV.
LA LANGUE DE MOLIERE. 87
le-i uns en prose et les autres en vers. On renvoya
Scherer à Genève. Celui-ci, qui sans doute no l'avait
jamais vu. le traita de :
... Vadius au large ventre
Gonllé de bière d'outre-Rhin.
Un autre lui apprit que, si Molière était « inégal »,
c'était par là qu'on devait principalement l'admirer,
(( l'inégalité étant la pierre de touche du génie »! Les
plus polis discutèrent quelques uns des exemples que
Scherer avait produits à l'appui de son opinion. On
feignit, au surplus, de croire qu'il était le premier qui
eût osé parler du style de Molière avec cette irrévé-
rence. Et, finalement, on n'oublia que d'examiner les
raisons que lui môme, et avant lui Fénelon, Bayle et
La Bruyère pouvaient bien avoir eues d'être de leur
opinion.
C'est précisément ce que je voudrais faire.
La publication des trois volumes de M. Ch. Livet :
Lexique de la Langue de Molière comparée à celle des
écrivains de son temps, en est une bonne occasion. J'y
joindrai la traduction d'un livre sur la Syntaxe fran-
çaise du XVII" siècle, dont je ne sais, en passant, s'il
nous faut nous réjouir ou nous attrister que l'auteur,
M. A. Haase, soit un Allemand, et la traductrice,
Mlle Obert, une Russe. Et, comme il faut bien qu'il y
ait des questions de principes engagées dans le procès
qu'on fait au style de Molière, nous tâcherons de les
reconnaître et de les mettre en lumière. Car pourquoi
ne fait-on pas du style de Racine ou de celui de La
Fontaine des critiques analogues? C'est que celles que
l'on fait du style de Molière sont, à vrai dire, plus
que grammaticales; elles mènent à des considérations
88 ÉTUDES CRITIQUES,
de philologie, d'histoire, d'esthétique; il y va de ce
qu'on appelle le (( pouvoir du style»; et, puisque
d'ailleurs aucune critique de ce genre, ou même d'un
- autre, n'empêchera Molière d'être tout ce qu'il est,
c'est ce qu'il y a d'intéressant à montrer.
i
J'ai cité La Bruyère d'après la quatrième édition de
ses Caractères^ et, en efîet, c'est la première où l'on
trouve son jugement sur le style de Molière : « 11
n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon... et
d'écrire purement. » Qu'était ce donc po\ir La Bruyère
qu' « écrire purement »? C'était sans doute, et avant
tout, pour lui comme un peu pour tout le monde,
écrire « correctement »; et, il faut bien l'avouer,
Molière, même dans ses chefs-d'œuvre, n'a pas tou-
jours écrit correctement. Je ne parle pas ici de pré-
tendues incorrections qui ne sont devenues telles que
depuis lui, sans que d'ailleurs on sache pourquoi, sur
l'autorité de quel grammairien ou de quel commenta-
teur. Je me rappelle que Génin, dans son Lexique
comparé de la Langue de Molière, a noté d'incorrec-
tion ce vers de l'École des femmes :
L'air dont je vous ai vu lui jelor cotte pierre....
C'est Arnolphe qui parle à Agnès, et il faudrait
donc avoir écrit, dit Génin :.« L'air dont je vous ai
vue.... » Génin s'est trompé. L'usage était libre au
xvii" sirrje et, en prose comme en vers, on accordait
ou on n'accordait pas le participe. M. llaase [Cf. p.
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 8Ô
223, 224, 225] en donne de nombreux exemples. Mais
le plus démonstratif de tous, parce qu'il en est le plus
authentique, est sans doute celui-ci, que j'emprunte
à l'édition originale de l'Instruction sur les états
d'oraison. On avait imprimé dans lé texte : « Faites-
moi, Seigneur, oublier les mauvais fruits de ces
mauvaises racines que j'ai vues [veues] autrefois
germer dans le lieu saint. » Et Bossuet fait un erra-
tum tout exprès pour nous dire : « Au lieu de vues,
lisez vu. » Nombre d'incorrections que l'on reproche
à Molière sont ainsi « la correction )) môme de la
langue de son temps. Voltaire, dans son Commentaire,
en a reproché d'analogues à Corneille, et Condorcet,
pour peu qu'on l'en eût pressé, se fût chargé d'en
montrer plus de dix dans Pascal. Mais, en réalité, ce
n'est pas du tout une incorrection que d'écrire, par
exemple : « Si je n'étais sûre que ma mère était hon-
nête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère
qu'elle m'aurait donné depuis le trépas de mon père »
{Mal. imag., III, 8); et, au contraire, c'est nous cfui
écrivons mal quand nous écrivons autrement. Ce n'en
est pas non plus une que de dire :
Je m'en vais te bailler une comparaison
Afin de concevoir la chose davantage.
{École des femmes, II, 3.)
c'est-à dire : « afin que tu conçoives » ; ou encore :
« Votre Majesté a beau dire, et MM. les prélats ont
beau donner leur jugement, ma comédie, sans l'avoir
vue, est diabolique » [Placet au lioi), c'est à-dire « sans
que ceux qui la décrient l'aient vue )). Et à peine
est-ce une incorrection de dire avec Maître Jacques :
(( Vos chevaux, comment voudriez-vous qu'ils traînas-
90 ÉTUDES CRITIQUES.
sent un carrosse, quils ne peuvent pas se traîner
eux-mêmes. » [Avare, III, 1.)
11 est vrai qu'il y en a d'autres, et de plus graves,
comme dans ces quatre vers de l'École des femmes
(I, 6) où Horace dépeint Agnès à Arnolphe :
Simple, à la vérité, par Terreur sans seconde
D'un homme rjui la cache au commerce du monde,
Mais qui dans l'ignorance où l'on veut l'asservir
Fait briller des attraits capables de ravir. •
Le premier qui se rapporte à Arnolphe lui-même,
— qu'Horace, ainsi qu'on sait, ne connaît pas encore,
à ce moment de l'action, pour le tuteur d'Agnès, —
et le second qui à Agnès. Voici un autre exemple.
C'est Elmire qui s'adresse à Tartuffe, dans la grande
scène du IV" acte :
Qu'est-ce que celte instance a dû vous faire entendre
Qîie l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre.
Et l'ennui qic^on aurait que ce nœud qu'on résout...
Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout?
Ce n'est pas l'enchevêtrement des conjonctions qu»
est incorrect, ni lourd, dans ces vers; et Sainte Bcuve
a même ingénieusement montré, — trop ingénieuse-
ment peut-être, — quel parti, dans la situation très
scabreuse d'Elmire, une actrice habile pouvait tirer
de l'embarras de la phrase :
Qu'est-ce que... celle instance a dû \()ns faire entcMidrc
Que... l'intérêt... qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'onnui... qu'on aurait... que... ce nouid (lu'on résout...
Mais... le mot d" « instance» n'exprime ici qnr d"iiii(^
manière un peu vague ce qul'^linire veut ilire; mais...
les deux un qui se l'cnconlicnl v[ se conlr.'irient dans
le -troisième vers ne se rapportent pa.s au mèiiio
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 9i
sujet, — « l'ennui qu'on aurait », c'est Elmire; « ce
nœud qu'on résout », c'est Orgon; — et mais enfin...
(c résoudre un nœud » ce n'est pas former ou conclure
un projet de mariage, et au contraire ne peut-on dire
qu'en bon français, ce serait plutôt le rompre? Recon-
naissons le donc : si la pureté du style s'entend de la
correction, et la correction de la parfaite régularité,
nous n'irons pas jusqu'à dire avec le jeune Vauvenar-
gues, c( qu'il y a peu d'écrivains moins corrects et
moins purs que Molière »; mais les incorrections sont
nombreuses dans son œuvre, dans sa prose comme
dans ses vers, et sans en excepter même celles de ses
pièces que, comme son Tartuffe, il a eu tout le temps,
entre 1664 et 1669, de revoir à loisir.
Les chevilles aussi y abondent, le remplissage, et
ce que Malherbe appelait familièrement la (( bourre »
dans les vers de Ronsard :
Vous savez mieux que moi, quels (jue soient nos efforts,
Que Targeut est la clef de tous les grands ressorts.
(École des femmes, I, 6.)
OU encore :
C'est être bien coiffé, bien préienu de lui
Que de nous démentir sur le lait d'aujourd'hui.
[Tartu/fe, IV, 3.)
ou encore :
Et n'allez pas quitter, de quoi que l'o7i vous somme,
Le nom que, dans la Cour, vous avez d'honnête homme.
(MisanUirope, I, 2.)
ou encore :
Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose.
Que la science soit pour gâter quelque chose.
{Femmes savantes, IV, 3.)
92 ÉTUDES CRITIQUES.
Je sais ce que l'on répond : que ces prétendues
« chevilles » ne laissent pas, après tout, d'ajouter
quelque petite chose -au sens; que Molière, comme
Boileau, comme Racine, et généralement comme tous
nos classiques, « fait le second vers avant le premier »;
qu"il écrit vite, qu'à peine se rclit-il ; et qu'en tout
cas on ne vit jamais de correcteur d'épreuves plus
négligent. J'ajouterai, si l'on le veut, que, lorsqu'il
écrit en prose, il écrit plus vite encore, et cela s'induit
de la quantité de a vers blancs » dont la prose de
V Avare ou de don Juan est semée :
Et qui vit sans tabac est indigne de vivre...
Ce serait un chapitre à durer jusqu'au soir...
La beauté me ravit partout où je la trouve...
Le plaisir de l'amour est dans le changement...
ou encore :
Le ladre est resté ferme à toutes mes attaques...
Je vous commets au soin de nettoyer partout...
11 n'est si pauvre esprit (jui n'en fît bien autant...
Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière...
Il semble ici qu'on surprenne Molière dans le tra-
vail de la composition : il trouve d'abord un vers et
demi :
On sait que ce pied-plat...
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
et, quand il en a le temps, une cheville lui donne \a
rime :
On sait que ce pied-plat, digtie qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde*."
{Miaanlhrope, 1, 1.;
ou bien :
Le ciel...
Pour dilïérens emplois nous fabrique en naissant.
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 93
et Molière d'ajouter :
Le ciel, dont nous voyons que l'ordre est tout-puissant,
Pour difTérens emplois nous fabrique en naissant.
{Femmes savantes, I, 1.)
Mais toutes ces justifications n'empêclient pas les
cheyilles d'être des « chevilles )); et si la pureté du
style consiste sans doute pour une part dans sa lim-
pidité, — c'est-à-dire dans l'absence d'inutilités qui en
troublent le cours, — nous comprenons ce que La
Bruyère a voulu dire, et pourquoi Fénelon préférait
la prose de Molière à ses vers.
C'est également ce que voulait dire Bayle. Il repro-
chait à Molière « de s'être donné trop de liberté d'in-
venter de nouveaux termes et de nouvelles expres-
sions )); et, au fait, nous voyons par le Lexique de
M. Livet que personne, avant ni depuis Molière, ne
s'est -servi du mot de rapatriage, par exemple, ou de
celui de tabler, dans le sens de s'attabler :
Faites trêve, Messieurs, à toutes vos sur|>rises,
Et pleins de joie allez tabler jusqu'à demain.
{Amphitryon^ III, 5.)
A-t-il aussi peut-être inventé les mots de goguenar-
deries et de pimpesouée? « Voilà une belle mijaurée,
une pimpesouée bien bâtie; » {Bourg, gentilh., III, 9.)
le mot d' exhilarant? les expressions assez inaccoutu-
mées de cachemenls de visage, de détournements ou de
baissements de tête? Elles n'ont d'ailleurs pas fait for-
tune; et, en dépit de lui, nous ne disons pas davan
tage des (( visites muguettcs », ni une « ondée ùa coups
de bâton ». [Fourb. de Scapin, lll, 2.) Nous ne disons
pas non plus
Et, d'uie stade loin il sent son grand irionaivjue.
iMélictrle, I, 3.)
BRUNETitRE. — Etudes critiiiiies {!■• série). 7
94 ÉTUDES CRITIQUES.
iMais ce ne sont pas précisément là ce que Bayle
appelait les « barbarismes » de Molière, et, à cet égard,
la note (E) de l'article Poquelin vaut la peine qu'on
la cite. La voici tout entière :
(( // lui échappait... des barbarismes.,. J'en pourrais
marquer cent exemples; mais je me bornerai à deux
que je tire d'une pièce que l'on a mise à la tête de ses
œuvres dans quelques éditions. C'est un remercie-
ment au Roi; il y donne un tour merveilleux, et peut-
être n'a-t-il rien fait de meilleur en matière de petits
ouvrages. Considérez bien ces quatre vers : il s'adresse
à sa Muse :
A'^ous pourriez aisément l'étendre, [votre compliment]
Et parler des transports qu'en vous font éclater
Les surprenans bienfaits ([ue, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre.
(( Cela veut dire, selon le sens de l'auteur, que sa
Muse avait reçu de grands bienfaits, encore qu'elle ne
les méritât point; mais selon la grammaire, cola
signifie (ju'encore que le Roi ne méritât point ces
bienfaits, il ne laissait pas de les répandre sur la
Muse de Molière. C'est donc s'expliquer barbarement.
Voici l'autre exemple :
Les Muses sont de grandes itroiiictleuses
Et comme vos sœurs les causeuses,
Vous ne manqueriez pas sans doute par le bec.
« Le sens de l'auteur est que sa Muse ressemblerait
à ses sœurs, qui ont beaucoup de babil; mais selon la
grammaire cela signifie clairement et uniquement
f(uclle ne manquerait pas de caquet, comme les
autres Muses en manquent. Remarquez bien (iiic, par
barbarisme^ je n'entends pas des expressions ou des
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 95
paroles tirées des autres langues, et inconnues à la
française : j'entends un arrangement qui choque les
règles et que nos bons grammairiens regardent
comme barbare.
« On voit dans le même poème marquis repoussable ;
terme barbare. On y voit prévenant amas; autre terme
barbare : car le mot prévenant nest en usage qu'au
figuré, et ne signifie pas un homme qui a passé devant
d'autres. ))
Il est vrai que cette « note » soulève une petite dif-
ficulté. La première édition du Dictionnaire de Bayle
est de 1697, et on lit bien dans la neuvième édition
des Caractères^ qui est de 1696 : « Il n'a manqué à
Molière que d'éviter le jargon et le barbarisme, et
d'écrire purement », mais dans les cinq éditions pré-
cédentes, 1689-1695, La Bruyère s'était contenté de
mettre : « Il n'a manqué à Molière que d'éviter le
jargon et d'écrire purement ». Bayle, qui était à l'afïùt
de toutes les nouveautés, a-t-il remarqué l'addition,
et a-t-il voulu dans sa note en préciser le sens? et la
Bruyère avait-il voulu, lui, se conformer à l'autorité
de l'Académie, dont il était, et qui venait tout juste-
ment, en 1694, de définir ainsi le barbarisme : (( Faute
qu'on fait contre la pureté de la langue, en se servant
de mauvais mots ou de mauvaises phrases? » Mais je
croirais plutôt qu'y ayant deux espèces de fautes
contre « la pureté de la langue », l'une qui consiste à
n'en pas observer scrupuleusement toutes les règles;
et l'autre à en altérer ou à en obscurcir la clarté de
diverses manières, — par de nouvelles expressions,
qu'on essaie de mettre en usage au hasard de ce qu'il
en adviendra, — c'est la première qu'en l'appelant
96 ETUDES CRITIQUES.
barbarisme, La Bruyère a cherché à distinguer expres-
sément de la seconde, qu'il a nommée du nom de
jargon.
Mon Dieu! je n'avons pas (Hugué comme vous
Et je parlons tout droit comme on parle ciicux nous...
{Femmes savantes, H, 6.)
dit Martine dans les Femmes savantes; et je sais bien
que Bclise s'écrie : « Quel solécisme horrible! » mais,
pour La Bruyère « solécisme » ou « barbarisme »,
comme pour Bayle, c'est tout un; et le « jargon »
qu'il a voulu que l'on ne confondît ni avec l'un ni
avec l'autre est autre chose encore.
On persiste à l'entendre du langage que Molière a
mis dans la bouche de Martine elle-même, de quel-
ques-uns de ses valets ou de ses grotesques, de ses
paysans, le Lucas de George Dandin, la Mathurine
de Don Juan; et on l'a aussi entendu des patois, du
haut allemand ou du languedocien, que baragouinent
Scapin dans les Fourberies, ou Ncrinc dans Poiirceau-
gnac. C'est justement ce que la Bruyère s'était efforcé
d'éviter. Le a jargon » qu'il se plaint que Molière ait
trop souvent employé, c'est le jargon précieux; c'est
le langage conventionnel de la galanterie de son
temps; c'est une espèce d'affectation et de mauvais
goût dont Molière n'a jamais pu se défaire entière-
ment. Relisez, par exemple, les premières scènes de
VAvaj^e, où sans doute on ne prétendra pas que
Molière ait voulu tourner en ridicule Elise ni Volère :
« Vous repentez vous de cet engagement, dit Valère,
où mes feux ont pu vous contraindre », et il ajoute :
(( Ne m'assassinez point par les sensibles coups d'un
toupçon outrageux. » Et, du même ton, Elise lui
LA LANGUE DE MOLIERE. 97
répond : « Oui, Valère, je liens voire cœur iiuvipalih?
de m'abuser; je crois que vous m'aimez d'un vérilable
amour... et je retranche mon chagrin aux appréhen-
sions du blâme qu'on pourra me donner. » Y a-t il rien
de moins naturel? Voyez encore ces vers de V Amphi-
tryon, que cependant on est convenu de trouver
mieux écrit que les autres pièces en vers :
Votre amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu'à lui seul votre cœur s'abandonne;
Il veuf de pure source obtenir vos ardeurs,
El ne veul rien tenir des nreuds de l'/iyménée.
Rien d'un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
El par qui, tous les jours, des plus. chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
{Amphilri/on, 1, 3.)
, II n'y a presque rien de plus fade dans les opéras de
Quinault, qu'au surplus la critique du xviii^ siècle a
mis presque au même rang que les tragédies de
Racine ou les comédies de Molière ^ Et vainement
dira-ton que Jupiter s'amuse ici d'Alcmène et de lui-
même! On ne fera pas qu'ailleurs, et comme ici,
Molière ne soit plein de ces gentillesses. J'ai même
1. 11 n'est pas d'ailleurs douteux que Quinault ait manié ce
style de la galanterie d'alors avec une habileté rare :
Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se ferait vers sa source une route nouvelle
Plutôt qu'on ne verrait votre cœur dégagé :
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
C'est le même penchant qui toujours les entraîne
Leur cours ne change point et vous avez changé.
Il n'y a guère de style plus « coulant >> que celui de Quinault,
dans les bons endroits; et, par une afflnité qui mérite qu'on la
signale, peu de poètes ont tiré plus volontiers leurs comparai-
sons de ce qu'il y a dans la nature de mouvant et de fluide.
Mais cela ne veut pas dire qu'il écrive » mieux » que Molière.
98 ETUDES CRITIQUES.
pensé parfois sur ce propos que, s'il s'était moqué si
cruellement de la préciosité, c'est qu'il en tenait; et il
le savait! Nous nous acharnons souvent dans la satire
aux défauts qui sont précisément les nôtres, ou qui
le seraient, si nous n'y prenions garde ; et que servi-
rait d'être Molière si l'on ne poursuivait ses propres
vices... dans la personne des autres?
Restent enfin le « galimalias », et cette « multitude
de métaphores », qui feraient, au dire de Fénelon, un
si choquant contraste avec « l'élégante simplicité » de
Térence. Et nous convenons qu'on n'a jamais, dans
aucune langue, écrit plus élégamment que Térence,
ni plus simplement, tandis qu'aucun grand écrivain
n'est plus abondant que Molière en métaphores d'ail-
leurs inutiles, et n'y met moins d'élégance ou de
choix. Voici quelques vers franchement détestables :
Ne vous y fiez pas, il aura dos ressorts
Pour donner contre vous raiso7i à ses efforts,
Et, sur 7>wiiis que cela, le poids d'une cabale,
Embairasse les gens dans un fâcheux dédale.
{Tartuffe, V, 3.)
Mais cette prose est-elle beaucoup meilleure : « Les
applaudissements me touchent, et je tiens que dans
tous les beaux arts c'est un supplice assez fâcheux
que de se produire à des sots, que d'essuyer sur des
compositions les barbaries r/'iin sliipide... Il y a plaisir,
ne m'en parlez point, à travailler pour des personnes
qui soient capables de sentir les délicatesses d'un ait...
et qui sachent, par de chalouillanles approbuliotis,
vous régaler de votre travail? » {/Jourgeois gentil-
homme.) Et ce ne sont pas là, — on le sait, ou du
moins on peut s'en convaincre aisément, — ce ne sont
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 99
p-ns de ces passages artificieusement choisis, dont on
aurait peine à retrouver les semblables! Non! mais il
s'agit bien d'une manière d'écrire habituelle à Molière :
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée,
El la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers.
{Misanthrope, I, 1.)
Le premier de ces deux on, c'est nous, et le second
c'est les autres : nous avons vu que cette faute était
ordinaire à Molière. (( Avoir des régals peu chers »,
n'est pas d'une meilleure langue que le fameux « Et
nous berce un temps notre ennui », du sonnet
d'Oronte, et la métaphore est assurément moins jolie.
S'il n'est pas douteux que « la plus glorieuse » se rap-
porte, selon le sens, à « estime », c'est à âme que la
grammaire le rejoindrait naturellement. Une « âme
un peu bien située » n'a jamais été synonyme d' « un
cœur bien placé ». Tous les défauts du style de
Molière sont réunis dans ces quatre vers. Considérons
encore ces quelques lignes de ï Avare : a Je n'aurais
rien à craindre, dit Elise à Valère, si tout le monde
vous voyait des yeux dont je vous vois, et je trouve
en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je
fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre
mérite, appuyé du secours d\ine reconnaissance ou le
Ciel m'engage envers vous. » « Avoir raison aux choses
que l'on fait » est une locution barbare, que des locu-
tions analogues, si l'on s'évertuait, comme M. Livet
dans son Lexique, à en chercher, et qu'on en trouvât,
n'excuseraient point. « Mon cœur, pour sa défense »,
est amphibologique, si ce n'est nullement du « mérite »
100 ETUDES CRITIQUES.
de Valèrc ou de son propre penchant, à elle, qu'Élise
ici songe à (( se défendre », mais du jugement que le
monçlc fera du choix de son « cœur ». Le (( secours
d'une reconnaissance où le Ciel engage Elise envers
Valère », ce « secours » appuyant ce « mérite », et ce
« mérite » suffisant à « la défense de ce cœur » sont
du pur galimatias. Combien d'autres exemples ne
pourrait-on pas apporter ! Des « naturels rétifs » qui
se (( raidissent contre le droit chemin de la raison »;
les (( malheureux restes d'une succession déchirée »,
un « monstre plein d'effroi » que l'on s'est formé
De l'affront que nous fait un manquement de foi;
une « pleine droiture » « où l'on se renferme »; de
(( molles complaisances » qui
Donnent de l'encens à nos extravagances...
il semble qu'il y ait là de quoi justifier toutes les cri-
ti(|ucs. Boileau lui-même, — bon écrivain d'ailleurs,
mais qui n'est pas d'ordinaire ce qu'on appelle heu-
reux en métaphores, — n'en a pas de plus surpre-
nantes.
Je voudrais de bon cœur qu'on pût, entre vous deux.
De quelque ombre de paix racommnder le.i tiœuds.
{Tarlu/re, V, .3.)
« Raccommoder les nœuds d'une ombre de paix »,
quel éclat de rire si c'était quelqu'un de nos journa-
listes qui s'avisât de réconcilier en ces termes deux
adversaires politiques! Et il est possible que tout cela
soit comme entraîné dans la rapidité du discours, ou
sauvé par la vérité de l'imitation des carn(Uères et par
la force des situations, mais il est ceilain (|ue cela
est; il est certain que cette prose, que ces vers sont
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 101
bien de Molière; et il est certain qu'on ne les trouve
pas seulement dans les pièces de sa jeunesse, le Dépil
amoureux oU l'École des maris, et dans ses farces,
Monsieur de PourceaUgnac ou Scapin, mais dans ses
chefs-d'œuvre^ dans V École des femmes et dans 7V;r
tu/fë^ dans le Misanthrope et dans l'Avare, dans Dun
Juan et dans les Femmes savantes.
« C'est, dit-on, qu'il improvise »; et, en effet, il Ira
vaille vite, beaucoup plus vite que Boileau. plus vile
que Racine; — à peine plus vite cependant que Cor-
neille. Sept Ou huit ans ont suffi à Corneille, de 1640
à 1647, pour composer presque tous ses chefs-
d'œuvre : Horace, Cinna, Polyeucle, le Menteur, la
Mort de Pompée, la Suite du Menteur, Théodore,
Rodogune et Héraclius. Aussi bien Molière l'a-t il dit
lui-même :
... le temps ne fait rien à l'afTaire;
et il n'a pas eu moins de cinq ans, de 1664 à 1669,
pour corriger, revoir et achever spn Tartuffe, s'il l'eût
voulu, et qu'il l'eût pu. En revanche, l'une de ses
pièces qui passe pour être des « mieux écrites w est
son Amfhilryon, et c'est une de celles qu'il a com-
posées le plus rapidement. Qu'est-ce à dire, sinon que
l'explication, que la raison des incorrections ou des
négligences qu'on lui reproche, de son galimatias ou
de ses barbarismes, est ailleurs? Mettons à part son
jargon, qu'il eût aisément évité, s'il n'avait cru devoir
quelquefois se guinder pour plaire aux beaux esprits
et à la Cour. Les défauts du style de Molière ne sont
pas seulement le revers ou la rançon de ses qualités,
ils en sont la condition même. Il eût écrit moins bieii,
J02 ÉTUDES CRITIQUES.
s'il avait mieux écrit. Et ceux qui l'ont Jugé si sévère-
ment se sont jugés eux-mêmes, pour l'avoir prétendu
juger à leur mesure, au lieu de la sienne, ou plutôt
encore pour avoir méconnu le vrai caractère de son
style, l'objet de sa « rhétorique », et les exigences pre-
mières de la représentation ou de la peinture de la vie.
II
L'une des premières leçons que donnent encore nos
rhétoriques, c'est qu'il ne faudrait pas écrire comme
l'on parle, et assurément elles ont raison, — si l'on
parle mal. Mais, si l'on parle bien, quel motif aurait-
on d'écrire autrement qu'on ne parle? On ne pensait
pas, du temps de Molière, qu'il pût y en avoir; et,
tout au contraire, non seulement avec les précieuses,
avec Voiture et avec Balzac, mais avec Vaugelas en
personne, on estimait généralement que (( la parole
qui se prononce est la première en ordre et en dignité,
puisque celle qui est écrite n'est que son im;ige,
comme l'autre est l'image de la pensée ». A la vérité,
cette opinion, que j'emprunte à la célèbre Préface des
Remarques sur la Langue française^ était relativement
nouvelle aux environs de 1040, — les Remarques sont
de 1047, — et il semble bien que les écrivains du
siècle précédent, Rabelais, Ronsard surtout, Mon-
taigne, se fussent plus souciés de la « ligure » (pie du
son ou de la « musique » des mots. Ils étaient de la
famille des visuels : ce sont ceux qui voient leur
phrase écrite plutôt qu'ils ne l'entendent parlée. Mais,
sous l'iniluence de diverses causes, — telles que le
LA LANGUE DE MOLIERE. 103
développement de l'esprit de cour ou de conversa-
tion ; telles que la nature des modèles qu'on imite, ^
et qui de Grecs sont devenus uniquement Latins;
telles encore que la fortune des « genres communs »,
éloquence de la chaire et théâtre, — voici, qu'entre
1610 et 1640, presque tous nos écrivains deviennent
ce que l'on appelle aujourd'hui des auditifs, et leur
style un style oratoire.
C'est ce qu'il faut bien savoir, si nous leur voulons
être équitables, c'est-à-dire les juger sur ce qu'ils ont
eux-mêmes voulu faire, et d'après leurs propres prin-
cipes. Ils n'écrivent point pour être lus, mais pour
être entendus. Ils ne racontent point, ni même
n'exposent ou ne raisonnent : ils discourent. Ils ne
se soucient pas d'être pittoresques ou colorés, mais
éloquents. L'arrangement de leur phrase n'est point
calculé ni destiné pour les yeux, mais pour l'oreille.
Lisez Cassaigne, à ce propos, dans la Préface qu'il a
mise aux Œuvres de Monsieur de Balzac, ou encore
Godeau, dans son Discours sur les Œuvres de Mon-
sieur de Malherbe. L'un et l'autre ils ne louent de rien
tant leur auteur que d'avoir découvert et fixé a les
nombres », en français, Balzac ceux de l'éloquence, et
Malherbe ceux de la poésie. Sans le nombre, c'est-à-
dire sans l'harmonie, écrit Godeau, « il n'y a point de
pensées qui ne dégoûtent incontinent » ; et le grand
mérite de Balzac, aux yeux de Cassaigne, c'est
« d'avoir montré que l'éloquence doit avoir ses
accords, aussi bien que la musique ». Ces citations
sont textuelles. Mais ce n'est pas assez de dire que la
langue du xvii® siècle, en général, est « oratoire » :
cela est évident des Sermons de'Bossuet ou des Provin-
104 ÉTUDES CRITIQUES.
ciales de Pascal. Ce n'est ])as non plus assez de dire
que les « comédies de Molière sont faites avant tout
pour être jouées », et il en faut dire autant des tragé-
dies de Racine on de Corneille. 11 faut encore aller
plus loin; et il faut poser comme fait que le caractère
le plus général du style classique, de 1636 à 1690, a
été d'être un style parlé.
Je ne dis pas « périodique », après ou d'après
Taine, et je ne dis pas non plus « organique », avec
Scherer. J'ai appris à me défier de ce mot (( d'orga-
nique », sous lequel personne encore n'a su dire clai-
rement ce qu'il entendait, s'il n'y mellait qu'une
métaphore, ou s'il attribuait à la (( phrase » je ne
sais quelle vie naturelle et indépendante. D'un autre
côté, le mot de « périodique » suppose un arrange-
ment de parties, des artifices et des apprêts, un
balancement, une pondération, un équilibre, qu'on
pourra bien trouver dans Voiture ou dans Balzac, —
et plus tard dans Fléchier ou dans Massillon, qui
sont, eux, vraiment des rhéteurs, — mais non pas
du tout dans Bossuet ni dans Pascal, et encore bien
moins dans La Fontaine ou dans Molière. Le vrai
style parlé se définit plus simplement, plus naïve-
ment. Il essaie d'imiter ou de reproduire le jaillisse-
ment môme de la parole, lorsqu'on fait parler les
autres, comme font Racine ou Molière, et, quaiul on
parle soi môme, pour sbli compte et en Son nom,
comme Bossuet et comme Pascal, la génération de la
pensée. La pensée se présente à nous totale cl indi-
vise, confuse et indéterminée, embarrassée, si je puis
ainsi dire, de contrepensées qui la complètent ou qui
la restreignent. Si, pour l'exprimer, nous commen-
LA LANGUE DE MOLIERE. lOB
çons par la décomposer, et qu'ensuite nous la recom-
posions au moyen du langage, nous en avons fait
l'analyse; et c'est le style écrit. Mais, au lieu de la
décomposer, si l'on se propose d'en reproduire les
accidents eux-mêmes, et ainsi de conserver à la parole
qui la rend je ne sais quel air d'improvisation, c'est
le style parlé. Tel est le style de Pascal : « Le nez de
Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la
terre aurait changé.... » Tel est le stylc.de Bossuet :
« Nous lisons dans l'histoire sainte, c'est au premier
livre d'Esdras, que, lorsque ce grand prophète eut
rebâti le temple de Jérusalem, que l'armée assyrienne
avait détruit, le peuple, mêlant ensemble le triste
ressouvenir de sa ruine et la joie d'un si heureux
rétablissement, une partie poussait en l'air des
accents lugubres, l'autre faisait retentir des chants
d'allégresse.... » C'est le mouvement môme de
la pensée, et il semble qu'on la voie naître sur les
lèvres de l'orateur. Tel est aussi le style de Molière,
et, de cette conception du style, résultent aussitôt
quelques particularités à faire dresser les cheveux
sur les tètes des maîtres d'école, mais qui ne sont
point du tout pour cela des incorrections.
C'est ainsi que Molière est plein de tournures elli-
ptiques, imitées de la liberté de la conversation, et du
genre de celles que Bayle, on l'a vu, n'a pas craint d'ap-
peler des « barbarismes ». Reprenons un des exem-
ples que nous en avons donnés : a Ma comédie, écrit
Molière, sans lavoir vue, est diabolique. » En quoi
consiste ici l'incorrection? Il serait vraiment difficile
de le dire! Et cependant, après Bayle, Sainte-Beuve
l'a notée quelque part comme telle, dans un coin
106 ÉTUDES CRITIQUES.
de son Port-Royal. Autant vaut reprocher à Racine
d'avoir commis un solécisme dans le vers fameux
(VAndroniaque :
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait, fidèle?
Si l'on ne l'oserait plus aujourd'hui, nous ne
reprocherons donc pas davantage à Molière d'avoir
mis cette phrase dans la bouche de don Juan, parlant
aux frères de son Elvire : « Oui, je suis don Juan
lui-même, et Vavaniage du nombre [que vous avez sur
moi] ne m'obligera pas à vouloir déguiser mon nom. »
Toute autre tournure, moins elliptique, serait moins
rapide, et surtout moins (( parlée » : don Juan raison-
nerait, il ne « causerait » plus. Oui, dit Horace à
Arnolphe,
Oui, mon père m'en parle, et qu'il est revenu,
Comme s'il devait m'ôtre entièrement connu.
{Ecole des femmes, I, 6.)
Que gagnerions-nous à ce que Molière eût écrit :
(( Oui^ mon père m'en parle et [à (;c qu'il m'en dit par
ailleurs, il njoulc] qu'il est revenu; » et qui ne voit
ce que la vivacité du dialogue y perdrait? Voici encore
deux vers des /ù;mmes savantes :
Faites, faites paraître uni; àine moins cinnmune
A braver, comme moi, les traits de la fortune.
{Femmes savantes, V, 4.)
Hlen iiélait plus aisé que d'écrire :
En brav'uit, comme moi...
ou encore :
El bravez, comme moi, les traits de la Corlune.
Pourquoi Molière ne l'a-t il pas fait? Et si l'on
LA LANGUE DE MOLIERE. 107
répond encore, puisque enfin on n'a guère fait jus-
qu'ici d'autre réponse : « C'est qu'il improvisait )), je
réponds à mon tour : a Oui; et en improvisant, il
écoutait son personnage; il entendait parler Phila-
minte; il écrivait sous la dictée du modèle qu'il avait
devant lui. » Les exemples abonderaient de ces
(( incorrections » qui en sont, si l'on le veut, pour les
yeux, mais non pas pour l'oreille. Les dialogues sont
faits pour être parlés, comme les sermons pour être
(( prononcés )); je dirais volontiers comme les lettres,
celles de Mme de Sévigné, par exemple, étaient faites
pour être « lues à haute voix )), en famille ou dans le
cercle de ses amis. Ils y reconnaissaient la vivacité
primesautière de sa conversation; et un excès de
régularité les eût au contraire choqués. Pareillement
Molière, et pareillement tous leurs contemporains, ou
presque tous, La Fontaine entre autres, jusque dans
ses Fables, et Racine, et Boileau lui-même.
On l'oublie encore quand on reproche à Molière,
comme l'a fait Scherer, de « cheviller abominable-
ment », et que d'ailleurs on en donne pour exemple
ces deux vers du Misanthrope :
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense!
(Misanthrope, I, 1.)
Il n'est peut être pas a de la bienséance », observait
à ce propos un critique malicieux, que je reproche,
moi jeune homme, à un homme d'âge comme
M. Scherer, l'excès ou l'erreur de sa sévérité, mais cela
est pourtant « à propos )) ; et la remarque suffit à
prouver qu'il n'y a donc pas de pléonasme ou de che-
108 ÉTUDES CRITIQUES.
ville dans les deux vers qu'on incrimine. Mais quand
on en citerait d'autres, et de mieux choisis :
Pour moi je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose;
{Femmes savantes, IV, 3.)
on pourrait encore discuter, dire que la cheville n'en
est pas une, qu'elle ajoute quelque chose au sens; et
surtout on pourrait dire, il faudrait même dire que
des vers conçus et faits eux-mêmes pour être « dits »
sur le théâtre, ne sauraient aller à leur but sans
donner un peu de relâche à l'attention du spectateur
et à la continuité du débit de l'acteur.
Je veux donc qu'il y ait de la « bourre » dans les
vers de Molière, mais on remarquera qu'il y en a
aussi dans sa prose, et s'il n'y en avait pas, nous
aurions presque le droit de nous en plaindre. 11 faut
des temps d'arrêt dans la conversation; la parole ne
suit pas immédiatement la pensée; un style non seu-
lement concis et ramassé, mais trop dense, fatigue-"
rait promptement l'interlocuteur.
Perse en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
Affecla d'enfermer moins de mots que de sens;
aussi est-il Perse, et ses vers ne manquent ils de
rien tant que de naturel. Il n'est pas conforme à la
réalité, même en prose, que tous les mots aient le
même intérêt ou, pour ainsi parler, la même préten-
tention. « Quoi quon die » a du bon, le^t^oi qu'on die
du Trissotin, et Molière s'en moque, mais il y a plaisir
à le voir en user.
Et enfin tout le mal, qi/.oii/ue le monde f/lose,
^'cst que dans la la^on de recevoir la chose,
(École (les /erntnes, IV', 8.)
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 109
OU encore :
Sorlirai-jc pour lui, quelque éclat dont il brille.
De la pudeur du sexe et du devoir de fille?
{Tarta/fe, II, 3.)
et encore :
Et je ne vois rien là, si f en puis raisonner,
Qui blesse la pensée, et fasse frissonner.
{Femmes savantes, I, I.)
Toutes ces « chevilles », manifestement, soubgent
l'attention de l'auditeur. Elles nous donnent le temps
de respirer. Je ne sais si l'on ne pourrait ajouter
qu'elles règlent la diction de l'acteur. A tout le moins
l'avertissent-elles de la monotonie de notre alexan-
drin. Elles l'obligent à changer de ton. Elles le ramè-
nent au naturel. Elles rapprochent encore le discours
do l'allure de la conversation. Il n'a pas l'air étudié,
calculé, compassé. Grâce à ces chevilles, le person-
nage n'apporte point sa phrase toute faite; il ne la
récite point comme venant de son auteur, mais de son
fond, à lui, qui parle; il la cherche en notre présence,
devant nous, et la trouve à peine avant nous, presque
en même temps que nous. Et, puisque rien n'est plus
« précieux » que de vouloir faire un sort à chaque
mot, on conçoit que rien n'ait répugné davantage au
grand ennemi de la préciosité.
Ce qui est encore moins naturel, aux yeux de
.Molière et de la plupart des honnêtes gens de son
temps, c'est de suivre ses métaphores. Ils ne vont pas
tout à fait aussi loin que ce prince de Conti, qui pré-
tendait qu'encore vaut-il mieux dire: «Je suis crotte...
comme une horloge », que de rester court sur une
comparaison. C'était se donner un peu trop de liberté.
Brunetière. — Études critiques (7« série). 8
110 ÉTUDES CRITIQUES.
Ce qui est toutefois certain, c'est que ces métapliores
incohérentes, — qui amusent tant nos journalistes,
sous la plume de leurs confrères, — ne sont point, au
xvii'= siècle,, pour arrêter les meilleurs écrivains. En
voulez vous, de qui? de Corneille, dans son Menteur?
Ce malheureux jaloux s'est blessé le cerveau
D'un festin qu'hier soir on m'a donné sur l'eau.
En voulez-vous de Mme de Sévigné? Elle déplore la
mort de l'archevêque d'Arles, et elle écrit : « 11 n'y a
point d'esprits ni de cœurs sur ce moule; ce sont des
sortes de métaux qui ont été altérés par la corruption
du temps; enfin il n'y en a plus de cette vieille roche. »
Que si d'ailleurs on préférait un exemple de Bossuet,
il y en a, comme celui-ci, que j'emprunte au VI^ Aver-
tissement aux protestants : « Pour voir jusqu'où peut
aller le travers cVune tête qui ne sait pas modérer son
feu, il faut considérer sur quoi le pasteur se fonde; «et
nous lisons encore, où cela, dans les Sermoiis, ou
dans les traités que Bossuet n'a pas revus? Non!
mais dans VOraison funèbre d' Henrielte de France :
(( C'est en cette sorte que les esprits une fois émus,
tombant de ruines en ruines, se sont divisés en tant de
sectes. ))
Les annotateurs, commentateurs et critiques, un
peu embarrassés, se donnent ici beaucoup de peine;
ils s'évertuent pour chercher à Bossuet ou à Corneille
des justifications lointaines et subtiles. Mais il n'y en
a qu'une qui serve, et ils se tireraient bien plus com-
modément d'embarras sils se souvenaient ({ue, de
faire ilrn UK-laphores (jui se suivent, c'esl jusIcniiMit
un des caractères les moins douteux de lu ])récio.silé
LA LANGUE DE MOLIÈRE. IH
du style. Et que font, je vous prie, Catlios ou Madelon,
quand elles disent à Mascarille : « De grâce, contentez
un peu Tenvie que ce fauteuil a de vous embrasser? »
Elles suivent leur métaphore, puisqu'on dit très bien
« les bras d'un fauteuil ». Pareillement, Trissotin,
dans le couplet célèbre :
Pour cette qrandn faim qu'à mes yeux on expose,
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense ([u'ici je ne ferai pas mal
De joindre à répigramme ou bien au madrigal
Le raqoùt d'un sonnet, ([ui, chez une princesse
A passé pour avoir quel'/ue délicatcssse.
Il est de sel ullii/iie assaisonné partout
Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.
On ne peut mieux suivre sa métaphore, ni d'ail-
leurs être plus ridicule. Lisez là-dessus Mme de
Lambert, Fontenelle, Marivaux, Montesquieu lui-
même, jusque dans son Esprit des Lois. Il n'y a pas
de caractère plus significatif de la préciosité; et, en
tant que la préciosité n'est qu'un vice du langage,
rien n'en explique mieux la nature, en même temps
que les raisons profondes que Molière a eues de la
combattre.
On pourrait dire en un certain sens que nous ne
parlons que par métaphore; et, assurément, de tous
les moyens que l'on sache d'enrichir une langue,
s'il y en a de plus apparents, de plus matériels en
quelque sorte, il n'en est pas de plus légitime, ou de
plus conforme à^l'évolution naturelle du langage que
la métaphore. Mais le malheur est aussi qu'il n'y en
ait pas de plus ingénieux. On cherche entre les objets
des rapports nouveaux, des rapports subtils, des
rapports cachés; on en découvre; cela conduit à en
112 ETUDES CRITIQUES.
chercher d'autres; et, insensiblement, une manière de
parler s'introduit, qui, de singulière, ne tarde pas à
devenir bizarre, et, de bizarre, incompréhensible.
Qu'on appelle donc un miroir « le conseiller des
Grâces », il n'y a rien là qui nous étonne et nous n'y
voyons qu'une façon de dire un peu apprêtée. Mais
au lieu de dire : « Approchez nous ce fauteuil )), si
l'on dit : « Voiturez-nous ici les commodités de la
conversation », voilà qui est d'un goût douteux, et
nous comprenons que Molière n'ait pas pu supporter
ce jargon.
C'est qu'en premier lieu, selon son expression.
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité.
On ne parle pas naturellement comme cela. Il faut s'y
être étudié. D'un divertissement, la conversation
deviendrait une fatigue, ou plutôt un su[)plice, si l'on
était obligé de la soutenir sur ce ton. Le style « pré-
cieux » est d'autant plus éloigné du style « naturel »
qu'il est plus différent du vrai style « parlé ». On dit :
« Nicole, apporte-moi mes pantoufles et mon bonnet
de nuit; » et on peut avoir des raisons de ne pas le
dire, mais on n'en a jamais de le dire autrement.
(( Vous voulez dire, Acis, qu'il fait froid » ; dites : il
fait froid »; et ainsi diront, — pas toujours, mais
généralement, — La Bruyère après MoUère,et Vollaire
après La Bruyère. Tout le reste ne sera que « jeux dû
mots, qu'affectation pure ». C'est pourquoi nous ne
nous embarrasserons pas de suivre nos métaphores;
nous ne verrons pas dans la régularité de nos com-
paraisons la grande règle du style; et si, par hasard,
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 113
nous en étions tentés, il nous suffira de songer à la
nature de la comparaison et de la métaphore.
C'est probablement ce qu'aura fait Molière, et, en y
songeant, il se sera sans doute aperçu que toute
métaphore et toute comparaison n'étaient vraies que
jusqu'à un certain point. Deux objets peuvent avoir
un, deux, trois caractères de communs, mais quelque
ressemblance que Ton découvre entre eux, ils ne sont
pas identiques, puisqu'ils continuent d'être deux.
C'est ce que n'ont pas va les précieuses, et c'est ce
que Molière a parfaitement su. Toute comparaison
n'est bonne qu'autant qu'on ne la pousse point, et
rien ne la rend plus mauvaise, n'en fait mieux
ressortir l'artifice ou la fausseté, que de vouloir la
suivre trop loin. Elle ne sert plus alors d'éclaircisse-
ment ou d'illustration à la pensée, mais elle l'obscurcit.
Et ce n'est plus seulement le style qui en est gâté,
mais la nature elle même des choses qui s'en trouve
faussée. C'est encore ce que Molière, étant Molière,
n'a pas pu ne pas voir. « Comparaison n'est pas
raison », dit un commun proverbe, et précisément
c'est cela qu'il veut dire. Une comparaison ou une
métaphore ne nous rendent compte de rien. Elles
ornent le discours, mais elles n'en sauraient faire le
fond. Nous les indiquerons donc, et nous ne les déve-
lopperons pas. Mais surtout nous ne les suivrons
point! Si l'imitation de la nature est l'objet ou l'un
des objets de l'art, nous comprendrons que l'applica-
tion que nous mettrons à suivre nos métaphores,
nous détournerait de notre but. Et nous comprendrons
enfin que, dans la mesure où les langues s'enrichissent
par ce que l'on pourrait appeler la fructification natu-
114 ÉTUDES CRITIQUES.
relie des môlai)horcs, c'est justement à une condition,
qui est, qu'à un moment donné, elles cessent d'être
des métaphores.
C'est ce que Molière a encore très bien vu. Prenons
ces deux vers, souvent cités, du Misanthrope :
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice,
Renverse le bon droit et tourne la justice.
Je consens qu'ils soient assez mal écrits. Mais
pourquoi sont-ils mal écrits? Précisément parce que
ces expressions métaphoriques de « Poids )), de
(( Briller », de a Renverser » sont encore métapho-
riques, ou, si l'on veut, n'ont pas encore été, ne sont
pas môme aujourd'hui suffisamment dépouillées de
leur sens premier, propre et concret. Le « poids »
d'une grimace, aujourd'hui même, n'est pas tout à
fait synonyme de « l'effet que produit une grimace »,
ni « renverser » le bon droit, de le « violer » on d'en
« triompher ». Mais le principe est juste; et, sous
prétexte que dans pecunia on retrouve toujours pecus,
ce serait sans doute un pédantisme de n'en vouloir
user que dans les phrases où l'on pourrait faire
entrer... un bœuf. C'est une erreur où tombent souvent
les étymologistcs, avec leur manière de voir sous
tous les mots les mots dont ils dérivent. Il n'y aurait
plus moyen d'écrire ni de parler si nous continuions
de parler grec ou latin en français. Les comparaisons
n'enrichissent vraiment les langues qu'à la condition
de ?'abréger d'abord en métaphores, qui sont des com-
paraisons dont on n'exprime que l'un des deux
termes; et, de figurées ou de concrètes, ces méta-
phores, à leur tour, doivent devenir abstraites; ou,
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 115
si l'on veut, et en rapprochant l'évolution de la parole
de celle de l'écriture, elles doivent, de « représenta-
tives », devenir d'abord « hiéroglyphiques », et
d' (( hiéroglyphiques », finalement, ce qu'on appelle
(( idéographiques ».
Est-ce à dire, après cela, que le galimatias de
Molière se justifie toujours par ces motifs ou s'excuse
toujours par ces observations? Non, sans doute, et
nous l'avons dit nous-même assez clairement. Il ny a
pas non plus d'observation, et encore moins de
théorie grammaticale, ou philologique, qui puisse
excuser ou justifier ces quatre vers dHugo :
Quand notre âme, en rêvant, descend dans nos entrailles,
Complant dans notice cœur qu'enfin la glace atteint,
Coninie on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint.
C'est ici la part de la faiblesse humaine ! et, dans
aucune langue peut être on n'est plus exigeant qu'en
français, sinon sur la qualité, du moins sur la réalité
de l'image. Mais que, pour toutes les raisons que
nous avons dites, Molière ait affecté d'éviter, et, en
l'évitant, de railler, par l'exemple qu'il donnait du
contraire, un vice de langage qui était à ses yeux le
plus caractéristique de la préciosité du discours, c'est
ce que l'on peut, je crois, affirmer. 11 y a certainement
de l'intention, dans sa manière de ne pas suivre ses
métaphores.
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissans,
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans...
{École des femmes, IV, 1.)
On ne nous fera pas croire que Molière, s'il l'eût
voulu, n'eût pas pu (( accorder » ces métaphores entre
116 ÉTUDES CRITIQUES,
elles. Et on pourra d'ailleurs prétendre qu'il eût donc
mieux fait, en ce cas, de le faire, mais on aura du
moins rapporté son a galimatias » à son principe.
Quand il n'enferme pas sa pensée dans un de ces vers'
devenus proverbes :
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves;
{Tartii/fe, I, 5,)
Molière tourne, pour ainsi dire, autour d'elle; il en
exprime, à la façon de Montaigne, — par des compa-
raisons, non pas « suivies » mais « successives », —
les difîérens aspects ou encore les divers degrés
d'approximation. Ainsi Pascal : « Trois degrés (Célrint-
lion vers le pôle renversent la jurisprudence. Un
méridien décide de la vérité... le droit a ses époques...
l'entrée de Saturne au Lion nous inarque iorigine
d'un tel crime... Vérité en deçà des Pyrénées, erreur
au delà. » Et Bossuet, à son tour : a Multipliez vos
jours, comme les cerfs... Durez autant que ces grands
chênes... entassez dans cet espace, honneurs, richesses,
plaisirs, que vous profitera cet amas... que vous servira
d'avoir tant écrit dans ce livre... puisque enfin une
seule rature doit tout effacer. » Encore Pascal n'est il
qu'un écrivain, et Bossuet un orateur; mais Molière,
de plus, est auteur dramatique, et ces sautes inat-
tendues de métaphores, si je puis ainsi parler, qui lui
servent, d'une manière générale, à nous donner
l'impression du naturel même, lui servent donc, de
plus, par une conséquence nécessaire, à produire des
cffcls parfois très comiques ; elles lui servent à carac-
tériser des personnages qui ne sauraient tous parler
1q même langue; et elles lui servent enfin à nous pro-
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 117
curer cette sensation de vie qui est la grande marque
de son style.
Alexandre Dumas fils, dans une de ses Préfaces,
discutant cette question de la langue de Molière, s'est
demandé si quelques-unes de ces incorrections ne
seraient peut-être pas en littérature la condition même
de la vie? Il a eu raison de poser la question, et
en un certain sens, toute la controverse du natu-
ralisme et de l'idéalisme dans l'art ne roule que sur
ce point. L'idéal ne s'atteint qu'au prix de quelques
sacrifices, ou de quelques partis pris, et ce qu'on
sacrifie pour l'atteindre, il semble bien que ce soit un
peu de la vie, quand surtout cet idéal ne s'élève pas
au dessus de la simple correction. On lit dans une
lettre de Mme de Sévigné : « Mme de Brissac avait
aujourd'hui la colique; elle était au lit, belle et coifïéo
à coiffer tout le monde : Je voudrais que vous eussiez
vu ce qu'elle faisait de ses douleurs, et l'usage qu'elle
faisait de ses yeux, et des cris, et des bras, et des
mains qui traînaient sur sa couverture, et les situa-
tions, et la compassion qu'elle voulait qu'on en eût
(21 mai 1676). » Qui ne voit ici ce que la vérité, la
vivacité, la vie de ce petit tableau perdraient à la froi-
deur d'une exacte correction?
Mais disons quelque chose de plus. Il y a deux ou
trois écrivains, dans l'histoire de notre littérature,
qui ont eu ce don de la vie et qui l'ont eu, comme
l'on dit, éminemment. C'est Balzac, en notre temps,
Honoré de Balzac, le romancier de la Comédie humaine,
dont l'œuvre nous apparaît tous les jours plus vivante,
en dépit ou peut-être à cause de ses défauts, qui furent
ceux de toute une époque, et ainsi qui donnent à ses
il8 ÉTUDES CRITIQUES.
romans cette valeur documentaire dont nous sommes
aujourd'hui si curieux; — c'est Saint Simon, au
siècle précédent, qui a réalisé, lui, ce miracle d'animer,
de faire vivre ce qu'il y a de moins intéressant au
monde, les intrigues de cour, et de communiquer à
tout ce qu'il touche l'espèce de lièvre dont il est cons-
tamment agité ; — et c'est Molière enfin au xvii" siècle.
On en convient, on le reconnaît : Arnolphe et Tar-
tuffe, Agnès et Célimène, Alceste, Orgon, Chrysale,
nous n'avons point àja scène de personnages plus
vivants, de même que nous n'avons point de récit ou
de tableau, j'ose dire plus « grouillant », que celui de
la mort du grand Dauphin, si ce n'est telle ou telle
description de Balzac. Mais, justement, chose assez
singulière! il n'y a point de grands écrivains dont on
ait critiqué plus continûment ni plus sévèrement le
style et, il faut le dire, avec plus de raison ou d'appa-
rence de raison. Quel est donc ce mystère, ou plutôt
ce problème? J'avoue que je n'en saurais donner l'ex-
plication. La grammaire, « qui sait ré^'enter jusqu'aux
rois », serait-elle incompatible avec la vérité de l'ob-
servation de la vie? Voilà qui ferait trop de plaisir
aux mauvais écrivains. Mais, quelle (|uc soit la cause,
tel est le fait : ni Balzac, ni Saint-Simon, ni Molière
ne sont toujours corrects, mais ils sont toujours
vivants. Il se pourrait donc qu'entre l'irrégularité de
leur style et l'intensité de vie que nous aimons dans
IiHH" œuvre, il y eût (juolquc relation mystérieuse. Et
je laisse à de plus heureux d'en trouver la formule,
mais de cette relation, <(uand il s'agit d'apprécier le
style de Molière, il serait difficile de ne pas tenir
quelque compte.
LA LANGLE DE MOLIÈRE. 119
Il le serait également d'oublier que tous ses person-
nages ne sauraient parler la même langue, Alceste
ou Célimène s'exprimer comme Martine ou George
Dandin, et que,* si cela est assez évident quand ce
sont ses « valets » ou ses (f paysans » que l'on entend,
cela l'est moins, mais n'est pas moins vrai, quand ce
sont ses « femmes savantes », ou ses « bourgeois »,
ou ses « gentilshommes ». Lui reprocherons-nous
d'avoir parlé quelque part d'un a vin à sève veloutée,
armé d'un vert qui ri est point trop commandant! »
Évidemment, c'était le jargon des gourmets de l'é-
poque. Nous avons rappelé quelques phrases du
maître de musique dans le Bourgeois gentilhomme :
(( Les applaudissements me touchent, et je tiens que
dans tous les beaux-arts c'est un supplice assez fâcheux
que de se produire à des sots et d'essuyer sur des com-
positions la barbarie d'un stupide.... » Il est clair ici
que le maître de musique s'écoute et prend plaisir à
s'écouter parler. Son galimatias fait un trait de son
caractère. Pareillement Trissotin dans les Femmes
savantes, et Bélise, et Philaminte, et Armande. Carac-
térisés comme le sont les personnages de Molière,
c'est à eux, c'est à leur caractère, à leur condition, à
leur situation qu'il faut demander la raison d'une
bizarrerie de langage qui est quelquefois la leur. Il y
a dans Arnolphe un mélange de sottise naturelle et
de contentement de soi-même, il y a de la finesse et
de la prétention ; et il y a dans Tartuffe du calcul et
de la maladresse, il y a de l'hypocrisie et il y a de la
grossièreté. Si de toutes ces nuances on retrouve, et
on doit retrouver quelque chose dans la manière dont
ils parlent. InrLcuterons-nous au « style de Molière » ce
120 ÉTUDES CRITIQUES.
qui est caractéristique des personnages? « Et com-
ment voulez vous qu'ils traînent votre carrosse, dit
Maître Jacques dans VAvare, qu'ils ne peuvent pas se
traîner eux-mêmes? » Supposé que ce soit une incor-
rection, nous voyons aisément qu'elle est voulue :
Maître Jacques est « peuple » et parle donc comme le
« peuple ». Et c'est ainsi qu'il pourrait y avoir quelque
ironie — par fidélité de ressemblance — jusque dans le
langage que Molière prête à ses Valère et à ses Clitandre.
Encore une fois, c'est qu'il écoute parler ses per-
sonnages, au lieu de leur imposer, comme feront ses
successeurs, sa manière, à lui, de parler : sa gaîté
légère et cynique de viveur, comme Regnard ; sa
froideur d'ironiste, comme Lesage; ou sa subtilité de
psychologue et ses recherches de précieux comme
Marivaux. Il n'intervient pas en auteur dans leurs
discours, et, pour me servir d'une expression qu'il
aime, son Alceste ou son Philinte ne sont point les
(( truchements » de ses opinions, mais des leurs. C'est
une condition du genre. La fidélité de l'imitation est
le premier mérite, le mérite essentiel de la représenta-
tion de la vie; et, sans doute, on peut se proposer de
faire entrer autre chose dans une comédie, mais à
peine la gloriole d'avoir « bien écrit ». Le Dhlrail,
Tarcaret., le Glorieux, le Méchant, sont des comédies
assez bien écrites, qui font honneur à leurs jiuteurs,
mais qui peut-être en font moins à la scène française,
et dont la froideur pourrait venir d'être précisément
trop bien écrites.
En tout cas, on ne saurait nier qu'elles en soient
moins comiques, — sinon moins « satiriques », — et
précisément encore, Molière n'est pas un satirique.
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 121
mais un comique. Si la différence est difficile à préciser,
elle n'en est pas moins considérable, et Voltaire, par
exemple, en est une preuve, qui a si bien manié la
satire, mais dont les comédies, l'Enfant prodigue ou
Nanine, sont si médiocres. Est-ce aussi parce qu'elles
sont bien écrites? On n'oserait le dire, et ce{>endant,
expérience faite, on y relèverait moins de prétendues
incorrections, d'apparent embarras du discours, de
« lourdeur », et moins de métaphores hasardées que
dans celles de Molière. C'est qu'il y a justement des
(( embarras » et au besoin des « incorrections », il y
a même un « galimatias » où se peignent les carac-
tères; et J'entends ici non les caractères généraux,
l'hypocrite ou l'avare, mais Harpagon ou Tartuffe en
personne, tels que leur vice, mais aussi tels que leur
condition, leur origine, leur manière de vivre et tout
ce qui constitue leur individualité les a faits. Eux
aussi, c'est de tout cela qu'ils sont comiques, de la
naïveté même avec laquelle ils le laissent voir, de la
façon dont ils se trahissent eux-mêmes dans leurs
discours. N'est-ce pas peut-être ce qui a échappé à
quelques critiques du style de Molière? et, jusque
dans sa manière d'écrire, si la vie qui est, comme on
l'a dit, (( une comédie pour ceux qui pensent » est au
contraire « une tragédie pour ceux qui sentent », ne
serait-ce pas, à vrai dire, le comique et la comédie
même qui leur déplairait? La distinction des « genres »
n'est pas arbitraire dans l'histoire de la littérature ou
de l'art, et elle se fonde sur d'autres caractères, qu'on
pourrait énumérer, mais sur aucun plus profondé-
ment ni, pour ainsi parler, plus éternellement que sur
la diversité des familles d'esprit.
122 ÉTUDES CRITIQUES.
III
Que penserons-nous donc de la langue et du 5tyle
de Molière? de sa langue d'abord, et de son style
ensuite; car ce sont deux choses, qu'on a tort de con-
fondre, ou du moins d'envelopper dans le même
jugement. Sa langue est celle de son temps, — un
peu archaïque peut être, — mais la langue bourgeoise,
non la langue aristocratique ni la langue philoso-
phique ou théologique; la langue de Paris, celle des
Halles et du Palais, non de Port-Royal ou de la Cour;
la langue de Boileau, non celle de Voiture, ni même
de Malherbe ou de Corneille, et encore moins la langue
de Pascal ou de Bossuet, qui sont de « robe )) ou
même d'église. Molière, né bourgeois, est avant tout
de sa condition, et il l'est demeuré jusqu'au bout.
Aussi les caractères de cette langue sont-ils les carae
tères du genre d'esprit et de la façon de vivre, de
sentir ou de penser qu'elle traduit. Les mots en sont
pleins, énergiques, un peu lourds; l'allure en est
habituellement ironique ou moqueuse; la métaphore
y rapetisse, elle y rabaisse, elle y ridicuUse volontiers
ce qu'elle exprime. On a le droit, aussi, de la trouver
vulgaire, et, en effet, du fond de ces existences
médiocres, où ne s'agitent généralement que des
préoccupations assez mesquines, comment ramène-
rait-elle rien de très noble ou de très généreux? Mais,
en revanche, elle a les qualités de ses défauts : la santé,
la franchise, le naturel, et, — dans les clioses qui
sont de son domaine, — le poids, l'autorité, la force.
El ce que le soldat, dans son devoir instruit,
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 123
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N'approche point encor de la docilité,
Et de l'obéissance, et de l'humilité,
E. du profond respect où la femme doit être,
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
{École des femmes, III, 2.)
Voilà vraiment du Molière, du bon Molière, du
meilleur Molière, du vrai fils de Jean Poqiielin. Pre-
nons encore le (( couplet » de la Flèche, dans l'Avare :
« Le seigneur Harpagon est, de tous les humains,
l'humain le moins humain, le mortel de tous les
mortels le plus dur et le plus serré..., » ou relisons
George Dandin. On ne saurait parler plus « bour-
geois )), et tout ce qui manque ou tout ce qu'on vou-
drait à Molière quand il écrit son Garde de Navarre,
il l'a dans ces peintures de la réalité moyenne. Ainsi
Boileau n'a rien écrit de mieux que certains vers de
son Lutrin, où les sentiments qu'il prête à ses person
nages, n'ayant rien que d'assez vulgaire, trouvent
leur expression accomplie dans sa langue de tous les
jours, au vocabulaire, au timbre, à l'accent de laquelle
il est fait dès l'enfance.
Étant un peu vulgaire, il n'est pas étonnant que
cette langue soit un peu (( prosaïque » ; et, sans
doute, c'est pourquoi Fénelon, qui était un bel esprit,
préférait la prose de Molière à ses vers. Il la trouvait
plus naturelle. C'était avoir le nez bien fin, eût-on pu
lui répondre. Mais ce qui est certain, c'est qu'on
aimerait mieux que des vers prosaïques ne fussent
point des vers ; et notons-le, en passant, c'est pour
cette raison qu'à mesure que la comédie se rappro-
chait d'une imitation plus fidèle de la vie commune,
124 ÉTUDES CRITIQUES.
on l'a écrite plus rarement en vers. On en pourrait
donner d'autres raisons, mais celle ci est la principale.
Si, dans ce vers de V École des femmes :
Vos chemises de nuit et vos coiiïcs sont faites,
ou dans ces deux vers de Tarin /fe :
Et fort dévotement il mangea doux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis,
l'intention comique n'était pas marquée fortement, et
le trait de caractère accusé, tout le monde voit bien
que ce seraient à peine des vers. On ne peut pas tout
dire en vers ; le vers ne se plie pas à l'expression de
certains détails: ce qu'il y a de chantant et de lyrique
en lui proteste contre leur prosaïsme. C'est pourquoi,
dans la prose de Molière, notre admiration se trouve
plus au large, et comme celle de Fénelon, elle n'est
pas plus vive, mais elle est plus libre. Ou encore, et
en d'autres termes, quand une langue est déjà pro-
saïque de nature, le vers en accuse la lourdeur, et
c'est ce qui arrive fréquemment à Molière. C'est ce
qu'on verra bien si l'on compare sa langue à celle de
La Fontaine, qui est poète, qui l'est dans ses Fables,
et même dans ses Contes, où pourtant on ne dira
point qu'il soit préoccupé de sentiments très nobles.
Mais le fond de sa langue n'est point « prosaïque ));
il l'a épurée, raffinée à l'école des précieuses; et, pour
ce seul motif, on ne croirait pas qu'il enseigne, ou à
peu près, la môme philosophie que Molière. On remar-
quera d'ailleurs qu'aux yeux des grammairiens, la
langue de La Fontaine, plus poétique, n'est pas plus
(( pure » que celle de Molière, et qu'elle est pleine de
LA LANCL'E DE MOLILHE. I2a
CCS irrégularités notées d'incorrection par la logique
un peu pédantesque du xvnr siècle.
Et le prosaïsme ou la vulgarité « bourgeoise » de la
langue de Molière, s'ils ne sont pas aggravés, sont du
moins empêchés de s'élever au dessus d'eux-mêmes
par les exigences de la comédie. Car la vraie comédie,
celle qui se propose, non pas précisément de corriger
les mœurs, mais d'en ridiculiser les excès, et je ne
veux pas dire d'instruire, ni d'agir, mais pourtant
d'obliger les spectateurs à quelque réflexion, cette
comédie, qui est celle de Molière, et dont le caractère
confine souvent à celui du drame, ne saurait être une
école de beaux sentiments. Est-ce peut être pour cela
que Molière, qui a su faire admirablenient parler
Dorine ou Mme Jourdain, — sans rien dire de Bélise
ou de Philaminte, qui sont des ridicules, — n'a su
au contraire faire parler ni ses amoureux ni ses jeunes
filles? On souffre d'entendre l'Angélique du Malade
imaginaire s'exprimer en ces termes : « Est-il rien de
plus fâcheux que la contrainte où on me tient, qui
bouche tout le commerce aux doux empressements
que notre mutuelle ardeur nous inspire? » Cotte
enfant-là parle comme son père, et ce serait bien fait
qu'elle épousât Thomas Diafoirus! On n'aime pas
beaucoup non plus entendre Henriette dire à sa sœur,
dans les Femmes savantes :
De grâce, souffrez-moi, par un peu de bonté,
Des bassesses à qui vous devez la clarté ;
Et ne supprimez point, voulant qu'on vous seconde,
Quelque petit savant qui veut venir au. monde.
([''emmes savantes, I, i.)
Une jeune fille fait-elle de ces plaisanteries? N'est-
elle pas trop raisonnable aussi, d'une raison qui n'est
BiiuxETiÈHE. — l'Jtudes critir|iios Ci" série). 9
126 ÉTUDES cniTinuES.
pas de son âge, quand elle dit à Clitandre, qu'eue
aime :
Rien n'use tant Tardeur de ce nœud qui nous lie
Ouo los ràcheux besoins des choses de la vie,
l'A \'un en vient souvent à s'accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.
• {Femmes savantes, Y, 5.)
Et voilà ce que c'est que d'avoir entendu répéUr
trop souvent :
Qu'on vit de bonne soupe...
Mais ce qui excuse ici Molière, c'est qu'après tout
la délicatesse des sentiments, ou la grâce, n'ont guère
de place dans la comédie, et encore bien moins l'élé-
vation, la tendresse, la générosité, l'héroïsme ou le
sacrifice. La comédie, telle que l'a conçue Molière, est
généralement, nécessairement dure à ses personnages,
qui sont l'incarnation de nos ridicules ou de nos
vices, et elle ne l'est au nom d'aucun principe supé-
rieur de morale, mais des exigences delà vie commune.
Ce qui condamne Arnolphe, c'est qu'il faut des
« époux assortis », et il ne convient pas que nous
épousions celle dont nous pourrions être le père. Ce
qui condamne Alcestc, c'est la continuité de sa mau-
vaise humeur, et la vie ne serait pas « tenable » si
nous n'avions parmi nous quelques Philinte ou quel-
ques Célimène. Et ce qui condamne Harpagon, c'est
la laideur de son avarice, l'argent n'ayant de prix
qu'autant qu'on en use et qu'on l'applique à se rendre
la vie plus facile ou plus douce. Mais rien de tout
cela ne prête beaucoup à l'éloquence, ni n'achemine
l'esprit vers les hauteurs. Nous sommes ici vraimci;*
dans ce qu'on appelle, par métaphore, la prose de
LA LANGUE Di: MOLIÈRE. 127
l'existence. La comédie qui nous en dégagerait sorti-
rait elle-même de la réalité, deviendrait romanesque
ou sentimentale, ne serait plus la représentation de
vie. Nous y demeurons donc. Il faut qu'à cette réalité
la langue s'accommode et s'accorde. Et ainsi, à toutes
les raisons qui s'unissaient pour imposer à la langue
de Molière les caractères qui sont les siens, cette autre
raison s'ajoute qu'il n'eût pu s'en émanciper qu'au
grand dommage du caractère même de son œuvre.
C'est pourquoi, nous dirons maintenant de son
(( style )) qu'il n'est pas sans défauts, mais ces défauts
ne l'empêchent point d'être unique en son genre, et
dans notre histoire littéraire, pour des qualités qui
tiennent étroitement à ces défauts mêmes. Je ne parle
pas de la gaîté, qui en jaillit, à la rencontre, comme
d'une source inépuisable! « Cet homme-là ferait rire
des pierres »; et voilà tantôt deux cent cinquante ans
que nous nous amusons, comme d'un carnaval, de
son Malade imaginaire, qui est à vrai dire la plus
navrante des bouffonneries. Mais son style a le naturel,
il a l'ampleur, il a la force, il a la fantaisie, la fan-
taisie caricaturale, énorme, inattendue; et il manque
de grâce ou de délicatesse, mais il a la profondeur. Et
je n'ai pas besoin de relever, de commenter et de
justifier tous ces mots l'un après l'autre. Mais plutôt
je noterai que, s'ils sont justes, Molière aura toujours
des critiques de son style, parce qu'il y aura toujours
plusieurs sortes de gens pour concevoir l'art d'écrire
autrement que lui.
Des grammairiens d'abord, et j'entends ici par ce
mot, non point les philologues, mais tous ceux qui
pensent, mondains d'ailleurs ou pédants, que l'art
128 ÉTUDES CRITIQUES.
d'écrire et debiqn écrire se réduit à des règles certaines.
Je ne répondrais pas que ce n'eût pas été, de notre
temps, le cas d'Edmond Scherer, ou celui de Bayle
au XVII'' siècle. Qu'ont-ils en eiïet voulu dire, Bayle
avec ses o nouveaux termes » et ses « barbarismes )),
et Scherer quand il n'a pas craint d'appeler Molière
un (( aussi mauvais écrivain qu'on le puisse être, avec
des qualités de fond qui dominenttout ))?Tout bonne-
ment que le style de Molière n'était pas conforme
aux règles de leur rhétorique. Je crains seulement
qu'ils n'aient pas songé que ces règles n'affectaient
que le dehors du style, si je puis ainsi dire, l'obser-
vation de quelques usages, les fantaisies de la mode,
et nullement le fond. A moins encore qu'ils n'aient
cru que le style s'appliquait du dehors sur la pensée,
comme une sorte de vêtement qui ne ferait pas corps
avec elle, et qu'ainsi, de même qu'un Antinous ou
une Vénus peuvent être fort mal habillés, de même,
en parlant mal, on peut cependant bien penser. Il
n'y a guère d'erreur plus fâcheuse, et, finalement,
dans l'histoire de notre littérature nationale, il n'y en
a pas qui ait contribué davantage à énerver la prose
elle même du xviii" siècle finissant. Tout le monde
« écrivant bien », personne alors n'écrit bien, et ni
les vers de l'abbé Delille ne se distinguent de ceux de
Lebrun, ni les mots de Fiivarol de ceux de Cliamfort,
ni une page de Marmontel d'une page de Laharpe.
Mais, au contraire, on ne saurait se lasser de redire
que l'art d'écrire et l'art de penser n'en font qu'un;
et on le sait bien; et en le redisant je n'ai pas la pré-
tention de rien apprendre à personne! mais, en fait,
on juge du style comme si l'on ne le savait i)oint, et
LA LANGUE DE MOLIÈRE, 129
aussi longtemps qu'on en jugera de la sorte, il se
trouvera des critiques pour redire du style de Molière
ce que Bayle et Schei-er en ont dit.
Il se trouvera aussi des « délicats », ou des (( dédai-
gneux », comme Vauvenargues et comme Fénelon,
qui, sans toujours s'en rendre compte, n'aimeront
pas dans le style de Molière la qualité même d'esprit,
la nature de génie, et la philosophie dont ce style est
l'expression. Telle était déjà l'opinion de l'auteur des
Satires, devenu celui de l'Ar/ poétique, et, d'homme
de lettres ou de basochien, homme de cour. Et, en
effet, il n'y a presque point une plaisanterie de
Molière, au moins dans ses grandes pièces, qui n'in-
sinue toute sa philosophie. Nous la retrouvons jusque
dans ses farces, et son Malade imaginaire ou son
Médecin malgré lui ne sont que des apologies de la
nature. II est permis dé ne pas aimer cette philoso-
phie, et plus d'une fois, pour notre part, nous avons
usé largement de la permission. Mais alors, au lieu
de dire, comme Fénelon, « qu'en pensant bien il parle
souvent mal », on dirait peut-être, avec plus de jus-
tice et d'impartialité, qu'en parlaiit comme il pense,
Molière pense souvent mal. C'est' sa pensée qu'en ce
cas nous n'aimons point; mais étant ce qu'elle est, il
faut bien convenir qu'on ne saurait l'exprimer plus
clairement que lui, ni surtout^ d'une manière qui
s'enfonce oii se grave plus profondément dans la
mémoire. Il y 'avait, après cela, dans le style de
Molière, nous l'avons vu, quelque chose de populaire
ou de bourgeois, qui ne pouvait manquer de déplaire
à l'esprit très distingué, hautain, et souverainement
aristocratique de Fénelon. C'est encore une des rai-
130 ÉTUDES CRITIQUES.
sons de sa sévérité. Il le trouvait, — et c'était aussi
l'opinion de Boileau, —
... trop ami du peuple en ses doctes peintures;
non sans motif d'ailleurs, au sens où l'un et l'autre
entendaient ce mot de « peuple »; et puisque, sans
doute, il y aura toujours de tels esprits, et que même
il sera bon qu'il y en ait, — parce qu'il faut aimer
« le peuple » mais non pas toujours le suivre, ni le
croire toujours infaillible, — il y aura donc toujours
aussi d'excellents juges pour adresser au style de
Molière les critiques de Fénelon.
Et enfin il y en aura pour renouveler contre lui les
critiques de La Bruyère, s'il y aura toujours parmi
nous des stylistes : on veut dire de curieux artisans
de mots, qui ne se contenteront pas de traiter le lan-
gage comme une œuvre d'art, mais qui attacheront
moins de prix au fond des choses qu'à la manière de
les dire. Evidemment, si Molière nous donne une
leçon, ce n'est pas celle-là! Nulle préoccupation ne
lui a été plus étrangère, ou plutôt, quand il a paru
quelquefois s'en laisser toucher, comme dans son
Garde de Navarre, c'est justement alors qu'il a peut
être le moins bien écrit. Je ne pense pas qu'il y on
ait non plus de moins familière à Pascal ou à Bos-
suet. Quand on croit avoir quelque chose d'essentiel
à dire, on ne demande aux mots que de nous aider à
le dire; on ne joue pas d'eux comme d'un instru-
ment; on ne les fait pas uniquement ou princi]»ale
ment servir à la manifestation de sa propre virluosilé.
Pour tous ceux qui conçoivent le style de celte
manière, — et ils sont nombreux, depuis Ronsard,
LA LANGUE DE MOLIERE. 131
en passant par Voiture et par nos romantiques,
jusqu'à nos Parnassiens, — le style de Molière en sa
rudesse, on serait tenté de dire avec un de ses per-
sonnages, en sa beauté rudanière, semblera toujours
manquer d'un dernier degré d'achèvement ou d'art.
Ils n'y trouveront aucune de ces recherches qui
constituent pour eux le travail môme et le triomphe
du style. Et comme il nous faut pourtant de ces « sty-
listes » ; comme ce sont eux qui peut être empêchent les
langues humaines de dégénérer en une pure algèbre;
comme il est vrai enfin qu'une langue est une œuvre
d'art et qu'on a donc toujours le droit de la traiter
comme telle, il y aura donc toujours des juges, et
de bons juges, pour critiquer dans le style de Molière,
je ne veux pas dire son « jargon » et ses « barba-
rismes », ni même ses « négligences », mais la liberté
de son allure, et je ne sais quelle insouciance bour-
geoise, ou même utilitaire, de tout ce qui n'a pour
objet que de caresser agréablement l'oreille, d'amuser
l'esprit, ou de surprendre la curiosité.
En revanche, il aura pour lui, non seulement les
Moliéristes, — les « Moliéristes » sont des dévots ou
des (( maçons », des francs-maçons, dans l'admiration
desquels il n'entre pas un atome de critique, — mais
tout ce qu'il y aura toujours en France de Gaulois. Et
peut-être ceux-ci n'admireront-ils pas toujours en lui
ce qu'il a de meilleur. Ils feront, eux aussi, la confu-
sion que nous disions des idées ou de la philosophie
de Molière avec son style. Ils n'admettront pas qu'il
y ait rien à reprendre ou à critiquer dans des pièces
qui, comme Tartuffe ou les Femmes savantes, font si
bien les affaires de leurs préjugés ou de leurs pas-
132 ETUDES CRITIQUES.
sions : passions hériditaires, ou du moins hérilccs
des conteurs de nos vieux fabliaux, et préjugés passés
dans le >sang de la race! Mais de plus libéraux, qui
sauront distinguer et choisir, tout en refusant d'ac-
cepter la philosophie de Molière, et, en la combattant
au besoin, reconnaîtront que, si jamais une manière
d'écrire fut analogue, adéquate, adhérente à une
manière de penser, c'est celle de Molière. Et si par
hasard quelque Moliériste trouvait cet éloge un peu
mince, je le prierai de considérer qu'entre toutes les
qualités qui font le grand écrivain, il n'y en a pas de
plus rare, ni, dans quelque genre que ce soit, qui en
fasse un représentant plus éminent de ce genre, que
celle qui con.siste à dire constamment tout ce que
l'on veut dire; et à le dire précisément avec l'exacte
portée, la résonance, pour ainsi parler; et dans les
termes qu'on l'a voulu dire. On écrit déjà fort bien
quand on en dit à j)eu près la moitié.
Ifi (!('-ccmluv IS'.)8.
LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSUET
Le lundi 3 décembre 1742, à Paris, dans « une dos
salles du couvent des RR. PP. Augustins », on ven-
dait la bibliothèque de « Messieurs Bossuet, anciens
évêques de Meaux et de Troyes ». Nous avons le
catalogue de cette vente, une plaquette de 104 pages,
imprimée pour les libraires Gandouin, Piget et Barois
fils. Si l'on est bien aise d'apprendre, par un article de
VInvcntaire dressé les 13-20 mars 1673, au lendemain
du décès de Molière, que l'auteur des Femmes, savantes
possédait le « gros Plutarque » où Chrysale met ses
rabats; et s'il est sans doute intéressant, pour l'his-
toire de la littérature et de l'art, de découvrir un
Vasari dans la bibliothèque de Boilcau ' ; il ne saurait
l'être moins de feuilleter le catalogue de la biblio-
llicque de « Messieurs Bossuet »; et il est surprenant
que personne, à notre connaissance du moins, ne
s'en soit encore avisé. 11 s'agit en effet d'une biblio-
i. N° 251 de l'inventaire : «' Hem, un paquet de 9 volumes
in-4°, dont Vasari, et un volume de figures. » (Bulletin de ta
Société de V fiistoire de Paris, septembre-octobre 1889.)
134 ÉTCDES CRITIQUES.
ilièque assez importante, — qui ne formait pas moins
de 5 000 à 6 000 volumes, sous 1 457 numéros, — et
nous serions vraiment bien malheureux si nous ne
réussissions à en tirer des renseignements utiles sur
quelques parties de l'œuvre de l'évéque de Meaux.
Car, pour l'évéque de Troyes, — celui que Joseph de
Maistre a quelque part appelé « le petit neveu d'un
grand homme », — nous le connaissons, et, le con-
naissant, nous pouvons tenir pour certain qu'il
n'aura pas ajouté grand'chose à la bibliothèque de
son oncle. Le calomnierons-nous si nous le soup-
çonnons cependant d'y avoir introduit des poèmes
;comme VOrlando furioso, deréditiondeLyou, 1651, ou
Il Decameron^ di Messer Giovanni /Joccaccio, de l'édi-
tion d'Amsterdam, 1065? Bossuct ne doit jamais avoir
éprouvé la tentation ou la curiosité de lire le /iasiiic
ni la Fiancée du roi de Garhe. Nous ne nous figurons
pas non plus le grand orateur des Oraisons funèbres
faisant l'acquisition des Satires de Salvator Rosa, en
ita]i(Mi. Mais, tandis que le futur évoque de Troyes,
n'étant alors que l'abbé Bossuet, représentait son
oncle à Rome, et y poursuivait en son nom la con-
damnation du quiétisme, nous pouvons supposer
qu'avec le goût de la vie facile, qui était en ce temps-
là celle de Rome, il y aura pris aussi quelque teinture
de littérature italienne; et ainsi s'explique, dans la
bibliothèque de « Messieurs Bossuet », la présence des
livres dont on vient de rappeler les titres. Il n'y en a
guère plus d'une douzaine de cette nature, doiil les
l)lus curieux à signaler seraient, après ceux que l'on
vient de citer, VAdo)ie, du cavalier Marin, Amsterdam.
1078; et l'Enéide travestie, du signor Giovanni Bat-
LA BIBLIOTHÈQUE DE ROSSUET. 135
tista Lalli, Venise, 1G33. Ce travestissement de
V Enéide a précédé, comme on voit,. ceux de Scarron
et des frères Perrault.
Mais si l'on peut ainsi faire assez aisément, dans la
bibliothèque de « Messieurs Bossuet », le départ des
livres de l'oncle et de ceux du neveu, il est plus diffi-
cile et plus délicat de dire si les libraires Gandouin,
l^iget et Barois n'ont pas mêlé, parmi ces 1 457 numéros,
quelques livres de leur fonds ou d'une autre biblio-
thèque. C'est ce qu'on voit faire parfois aux libraires
chargés d'une vente; ils en profitent pour écouler les
plus invendables de leurs invendus ; et comme, après
tout, ce n'est pas en vue de l'histoire littéraire qu'ils
rédigent leur Catalogue, on ne peut pas très sévèrement
leur reprocher cette supercherie. On voit du moins
quel en peut-être, en un cas donné, le danger. Mais
pourquoi, sans en avoir aucune preuve, mettrions
nous en doute la probité professionnelle de Barois
fils ou de Pierre Gandouin? Ce qu'en tout cas nous
pouvons dire, et ce qui est une sorte de garantie, c'est
que la disposition du Catalogue des livres de la biblio-
tlièque de Messieurs Bossuet est conforme, jusque dans
le détail, au classement réel de la bibliothèque de
l'évêquede Meaux.
C'est dans le programme d'un Cours de théologie,
rédigé par Bossuet lui-même, — à l'époque, peut être,
où il s'occupait avec Fleury de la réforme des éludes^
ecclésiastiques, — que nous trouvons l'indication de
ce classement : Bibliothecie ordviandx séries. Les
livres y sont distribués par grandeur de format : les
in-folios d'abord, les in quartes ensuite, et finalement
cl ensemble, ou en tas. les in octavos et les in dcjuze.
136 ÉTUDES CIUTIQUES.
Cotte distribution se retrouve dans le CaUdorjur de
lîarois et Gandouin : in folios du numéro 1 au
numéro 575, inclusivement; in-quartos, de 57G à O.'li);
ci in-octayos et in-douze de 900 à 1 457. On y retrouve
éi^alemcnt dans chaque classe, in unaquaquc classe^
l'ordre suivant :
1° BlBLlA ET BIBLlOnUM INTEllPHETES ;
2° Patres; a. Grivci; h. Latbii;
S" TiiEOLOGi; a. Scholastici ; h. Murales; c. J'ulcmici
et Helerodoxi;
4° CONCIO.NATORES ;
5° lus : a. Canonicuiii ; b. Civile; c. Gailicum;
d. Externum;
6" PuiLOSOPUi;
7° Oratores;
8° POET.E ;
9" puilologi;
10*' Grammatici;
1 1" lliSTORiA : a. Eccli'siastica ; b. Grxca ; c Romaun ;
d. Bijzanlina; e. Gallica; f. Exlerna;
12" CiiKONOLOGT, seu Ilistoruc universales, et
13" Geugraimji. Voilà de l'ordre, assurément, et
voilà t!e la piécision! il n'y a rien de semblable dans
le catalogue ou plutôt linventairc des livres- de Hoi-
leau, [)ar exemple, tel que l'ont dressé, (( le lundi
23 mars 1711 », les sieurs Barbe, huissier présent, et
Nicolas Caillou, libraiic à l'ai-is '.
On ne se propose j)oint ici de parcourir l'une après
l'autre toutes les divisions (jue l'on vient d'énuméi-ei-,
1. C'est d'ailleurs la rlassilicilinri lialiitiicllc du Icnips, cl
aussi lU' la sifrnalorait-on pas, sans sa ciuni'idciii'o avec la itiécH
qui (lyure dans la colleclion des Œuvres de Uossuel.
La BIBLIOTHEQUE DE BOSSUET. 137
et autant vaudrait reproduire purement et simple-
ment le (( Catalogue des Livres de Messieurs Bossuet ».
Mais puisqu'il s'agit du précepteur du Dauphin, fils
de Louis XIV, ou encore de Tliomme dont Désiré
Nisard a si bien dit qu'il représentait au xvii" siècle
« l'alliance des deux antiquités », on aimera savoir
avant tout quels classiques latins et grecs figuraient
dans sa bibliothèque. C'était donc, en suivant les
divisions du catalogue, où les Orateurs^ même pro-
fanes, et nous pourrions en faire la remarque, ont en
quelque manière le pas sur les Poêle.'; : Démosthcne, en
deux éditions, Paris, 1570, et Bâle, 1572; Homère^ en
trois éditions, — plus un exemplaire de la traduction
de Mme Dacier, 1711, hommage probable de la tra-
ductrice à l'abbé Bossuet; — Eschyle^ Sophocle, Euri-
pide, Aristophane, Pin'iare,en grec; Anacréoyi, Sapho,
Bion, Moschus, en français, 1684 et i^^Çt; Platon, grec-
latin, ex interpretatione Johannis Serrani, édition de
Paris, 1578, chez Henri Esticnne; Aristote, en deux
éditions : celle des Aide, Venise, 1495, et celle de Guil-
laume Duval, Paris, 1619; Jamblique, Diogène Laërce^
Athénée, Lucien. Il va sans dire que les historiens,
Hérodote et Thucydide, Polybe et Plutarque y figurent
aussi, mais ailleurs, dans une autre section, et classés
au titre de l'Histoire grecque. Pareillement Xénophon,
Arrien, Pausanias. Ajoutons-y le recueil des frag-
ments des poètes grecs : Poetas Grseci reteres carmin is
heroici scriptores, 1606, Aureliœ AUobrogum; deux
éditions de l'Anthologie, l'une in-folio : Anihologia
Epigrammatum cum annotationibus J. Brodsei, Franc-
fort, 1600, et l'autre in-quarto : Florilegium diver-
sorum Epigramniatun in seplc.m libris divisum, sans
138 ÉTUDES CRITIQUES.
autre indicalion, au catalogue, de lieu, de date ou
d'éditeur. Quant aux classiques latins, nous aurions
plus vite fait de dire quels sont ceux qui ne se trou-
vent pas dans la bibliothèque de Bossuet. Il a trois ou
quatre éditions de Cicéron, dont celle de Robert
Estienne, Paris, lo30, et celle, des Elzevirs, Ams-
terdam, 1642; il en a quatre de Virgile, et quatre
également d'Horace : celle de Lambin, 1605, celle des
Elzevirs, 1626, celle de Jean Bond, 16o0, et enfin une
édition variorum, de Hollande, 1658. Il a encore un
Corpus omnium veterum PoeUirum Lafinorum, Genève,
1627; il a un Claudien et il a un Aasonc-, il a plu-
sieurs Florus et plusieurs Suétone. Serons-nous bien
téméraires si, de là, nous tirons cette conclusion,
qu'il a lu ses « classiques », non seulement en ama-
tiuu' ou en lettré, mais en érudit, pour ne pas dire en
philologue, avec le souci de se faire, de la diversité
des commentaires ou de la multiplicité des « leçons »
un moyen de serrer les textes de plus près? Car,
d'ailleurs, il ne semble pas avoir été fort curituix de
ce qu'on appelle en librairie la condition des livres :
licllcs et rares éditions, riches reliures, ce luxe de
bibliophilie semble lui être tout à fait étranger; et
alors, pourquoi quatre éditions de Cicéron ou d'Horace,
et justement les plus réputées?
A plus forte raison, ce môme souci de l'exactitude
et de la précision l'a-t-il dû porter dans l'étude des
Livres Saints; et, en effet, à défaut de tout autre
témoignage, c'est ce que suffit à prouver le catalogue
de sa bibliothèque. Cet orateur, — puisque aussi
bien l'un des grands reproches qu'on lui fasse est de
n'avoir été que le plus grand de nos orateurs; et
LA BIBLIOTHÈQL'E DE BOSSLET. 139
Renan, par exemple, qui lui-même parlait fort mal,
ne laissait pas échapper une occasion de s'en glorifier
aux dépens de Bossuet, — cet orateur a été un théo-
logien et un critique. Sans doute, il ne l'a pas été à
la manière de Richard Simon, par exemple; et, du
moment que le Concile de Trente avait déclaré la
Vulgate authentique en tout ce qui touche la foi et
les mœurs, — pro authentica habeahn\ et ut netno
illam rejkere quovis prœtextu audeat vel prœsumnt^
— Bossuet n'a pas cru qu'aucune exégèse pût se pro-
poser, en ce qui touche les mœurs et la foi, de cor-
riger la Vulgate au moyen de la version des Septante
ou des originaux hébraïques *. Mais qu'il ait d'ailleurs
été curieux des moindres variantes, ce qui est le propre
du philologue, et de la raison de ces variantes, ce
qui est le propre du critique, on ne saurait guère le
contester; et, nous le répétons, le catalogue de sa
bibliothèque en est la preuve.
Par exemple, il ne possède pas moins de vingt édi-
tions de la Bible, en toutes les langues et de toutes
les provenances, catholique ou protestante. Il a la
grande Po/(/^/o»e d'Angleterre, donnée à Londres, par
Walton, en 1657. Il a deux Bibles hébraïques, l'une
in folio, de l'édition d'Elias Hutter, Hambourg, 1603; et
l'autre en deux volumes in-octavo (n° 960 du Cata-
logue) dont son catalogue ne donne d'ailleurs ni le lieu
d'impression ni la date. Il possède jusqu'à trois édi-
tions des Septante. Et il en a quatre de la Vulgate,
sans compter la Bible de Robert Estienne " et une autre
1. Voyez à ce sujet le livre intéressant et hardi de M. Margival
sur Itichard Simo?7.
2. C'est le n" 4 du catalogue, et il est ainsi décrit : Biblia
140 ÉTUDES CRITIQUES.
éclilion latine : Biblia sacra^ cum glossa ordinarla Nie.
Lirani, Douai, 1617. Il a aussi des éditions ou tra-
ductions françaises, parmi lesquelles nous citerons :
La Sainte Bible sur la version de Genève, par Samuel
et Henri Desmarets, Amsterdam, Elzevir, 1669 ', et la
Bible, dite de Sacy, en deux éditions, Paris, 1699,
32 volumes in-8°; et Paris, 1700, 16 vol. in 12. Et il a
enfin des éditions anglaises, datées de Cambridge,
1665, et une Sainte Bible en allemand, Amsterdam,
1684, in^". Est ce une édition de la version de Luther?
Si toutes ces éditions, comme je le crois, ont fait
partie de la Bibliothèque de Bossuet, apparemment il
a dû s'en servir. Si quelques-unes d'entre elles,
comme la Bible de Sacy, ont pu lui être offertes en
hommage par MM. de Port-Royal, ce ne sont pas les
éditeurs anglais de la l'oh/glolle de Wallon qui ont
pu lui offrir la leur, en 1637, quand à peine commen-
çait-il d'être connu dans les chaires de Paris. Et pour
peu que l'on se rappelle ici la nature des controverses
qu'il a soutenues, ne voit on pas comment, par
quelles raisons, s'explique la présence de toutes ces
éditions dans sa bibliothèque? Ajoutez-y de nom
breuses éditions de telle ou telle partie de la Bible, du
Livre des Psaumes, par exemple, et les gloses de tous
les commentateurs, — interprètes, — orthodoxes ou
Lntina, Parisiis, apud Robcrlum Stephanum, 1640, marociuin
vert.
Je suppose que 1640 est mis là par erreur pour 1540, <iui est
clïï'otivomont la date d'une des éditions de la Bible d'Henri
i'islicnno. (Cf. A. Renouard, Annales de V Imprimerie desËsliennc,
p. 48 cl 49.)
1. Voyez Alphonse Willems, Les Elzevier, llisloire et Annales
typographiques, n" 1402.
LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSl'ET. 141
hétérodoxes, catholiques, juifs ou protestants, y com-
pris Louis Capelle, Spinosa et Richard Simon.
J'ai tâché de montrer ailleurs, dans une étude sur
la Philosophie de Bossuet, comment et en quoi la
deuxième partie de son Discours sur Vhistoire univer-
selle était une apologie, contre Spinosa ', du rapport des
Testaments et du caractère miraculeux de l'histoiredu
peuple de Dieu. N'est-il pas intéressant, à ce propos,
de trouver le Traité théologico-polilique duns la biblio-
thèque de Bossuet : Tractatus thcologico polilicus, auc-
tore Spinoza, Hamburgi, 1670, Kunrath (n° 638 du
catalogue)?!! possédait aussi V Éthique (n°()G(î), Opus
posthumum Benedicli de Spinoza, — et même en
manuscrit, nous dit expressément le catalogue, — et
en effet l'édition originale de l'Éthique n'a pas pour
titre Opus posthumum Benedicti de Spinoza, mais bien
(( B. d. S. Opéra posthuma ». Spinosa étant mort en
1677, à la fin du mois de février, faut-il croire que
Bossuet fût tellement attentif à l'œuvre du philosophe
que de n'avoir pu prendre patience jusqu'à la publi-
cation du livre? On n'oserait l'affirmer que si l'on con-
naissait la date précise de la publication des Opéra
posthuma, qui ont paru en 1677, il est vrai, mais à
1. M. Margival, à ce propos, dans le livre que j'ai cité, me
reproche vivement d'avoir rapproché la « critique » ou V « exé-
gèse » de Spinosa, de celle de Richard Simon, et il veut bien
m'apprendre qu'elles n'ont entre elles aucun rapport. Il se
trompe; et l'analogie que j'ai voulu mettre en lumière entre le
Traité théologico-potilique et YHistoire critique de V Ancien Tes-
tament, est celle qui consiste à s'être proposé de ■• rahaltre », si je
puis ainsi dire, l'histoire du peuple de Dieu sur le plan des
autres histoires. Traiter ta Bible comme l'Iliade ou comme le
Ramayana, voilà le dessein commun et fondamental, voilà le
point de départ de tous les exégètes : Spinosa en fut le premier.
Brunetière. — Études critiques (7'' série). 10
142 ÉTUDES CRITIQUES.
quel moment de l'année? Il serait encore intéressant
de rechercher, à ce propos, comment Bossuet a connu
Spinosa?si quelque Spanheim, par exemple, à moins
que ce ne soit le prince de Gondé, lui a signalé le pen-
seur d'Amsterdam, ou si c'est lui-même Bossuet. qui.
dans l'auteur du Troiié thrologico-poUlique, a discerne
d'abord le plus dangereux peut-être de ses adversaires?
Mais l'examen de cette question nous entraînerait
sans doute un peu loin du catalogue de sa biblio-
thèque; et tout ce qu'il nous importait ici de noter,
c'est la preuve de fait qu'aucun des progrès de la cri-
tique de son temps n'a laissé Bossuet indiiïérent. On
répète encore trop souvent le contraire, et, supposé
que l'on ne diminuât point ainsi la portée de son
(( exégèse », toujours est-il qu'à tout le moins on en
altère la signification.
On pense bien, après cela, que si les hétérodoxes ont
leur place dans sa bibliothèque, les orthodoxes y ont
aussi la leur. Et en L'Iîet on y trouve non seulement
tous les Pères, les Chrysostome et les Athanase^ les
Jérôme et les Augu.st.i)i, dont il possède les deux
grandes éditions : celle de Louvain, 1586 [ou des théo-
logiens de Louvain], en onze volumes in-folio; et
celle des Bénédictins, en huit volumes, l\^ris, 1670;
mais la plupart aussi des grands scolastiques : Saint
Thomas, de l'édition d'Anvers, 1612; Saint Donaven-
ture, de l'édition de Lyon, Ki'U); Dans Scot, de l'édi-
tion de Lyon, 1639. Il possède encore les Suat^ez, les
Petau, les Thomassin. Et, à la vérité, je ne sais s'il
les a tous lus, ni comment il les a lus, — c'est la
question qu'on pose volontiers à tous ceux que l'on
voit entourés de beaucoup de livres, et il n'y en a guère
LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSUET. 143
de plus sotte! — mais qu'il ait tenu à les posséder; à
les avoir là, comme on dit, sous la main; à pouvoir
en toute occasion se reporter aux sources, c'est ce
qu'il est utile de constater. Qui scit ubi scientia sit, a-
t-on dit, ille est. proximus habenti : c'est le principe
qui préside à la formation de toutes les bibliothèques
de travail. Une bibliothèque de travail est comme un
Dictionnaire élargi, développé jusqu'aux proportions
de quinze ou vingt mille articles dont chacun forme
un ouvrage entier. On en lit quelques-uns, ce qui
s'appelle « lire » : on consulte les autres et selon besoin
qu'on en a. La bibliothèque de Bossuet était une
bibliothèque de travail; et, naturellement, avec tous
ces secours, il a pu d'ailleurs se tromper, en plus
d'une occasion, mais ce qu'on peut le moins lui
reprocher, c'est d'avoir cru que l'éloquence fût capable
de remplacer les raisons ou de suppléer la critique.
Avec le catalogue de sa bibliothèque sous les yeux,
nous pouvons l'affirmer, — et rien ne le distingue
plus expressément de Pascal dont l'éducation pre-
mière fut celle du mathématicien, — il s'est toujours
efforcé de mettre dans toutes les questions ce que
l'étendue de l'information, la connaissance person-
nelle des textes, et une critique judicieuse y peu-
vent introduire de lumière, d'exactitude et de pré-
cision.
C'est ce que l'on achèvera de croire, avec et comme
nous, si l'on fait attention au nombre et à la qualité des
livres d'histoire qui figurent dans sa bibliothèque. Le
catalogue en est effectivement plus instructif encore
que le plan qu'on a vu qu'il en avait tracé; les subdivi-
sions en sont plus nombreuses, la classification plus
144 ÉTUDES CRITIQUES.
remarquable. Par exemple, une première section
(lin folios est consacrée à VHlstoire ecclésiastique.
Vient ensuite une seconde section pour l'Histoire des
ordres religieux, et une troisième pour les Vies des
saints. Une quatrième section est consacrée à V Histoire
f/recque, une cinquième à VHisloire romaine, une
sixième à l'Histoire bi/zantine, dont le premier numéro
[n° 429] est le Corpus hislorix hizantinse, Parisiis, e
Typographia regia, 1648 et années suivantes, en
23 volumes. Notons ici, pour compléter l'histoire
ancienne, une dernière section de numismatique :
Huberli Goltzii IVundsmata, Bruges, 15(53; et d'é[>i-
graphie, Jani Gruteri Inscript iones Romanx, 16K).
L'histoire moderne est subdivisée de la manière que
voici : 1" Histoire cf Italie ; 2" Histoire de France, his-
toire générale d'abord, et histoire des provinces et des
villes; 3° Histoire d'Allemagne; 4° Histoire des Pro-
vinces Belgiques; o° Histoire d^Fspague; 6" Histoire des
Pays du Nord, et enfin 7" Histoire de l'Asie et de
l'Afrique. Il n'y a de section pour l'Histoire d'Angle-
terre que dans la classe des in octavos et des indou/.o,
et la section ne comprend que quatre numéros, dont
les Annales Rerum Anglicarum et Hibernicarum, de
Camden; Leyde, 1627; et la Rerum, Scoticarum his-
toria, de Buchanan, Edimbourg, 1643. En revanche,
on ne peut s'empêcher de remarquer qu'indépendam-
ment des ouvrages d'Adrien de Valois et des histoires
générales de Belleforest, de Du Haillan, Scipion Du-
pleix, Mézeray et Cordemoy, — cette dernière en grand
papier et reliée en maroquin rouge, — nous trouvons
dans sa bibliothèque les histoires particulières de
presque tous les rois de France de la race des .Valois,
LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSUET. 145
et presque tout ce qu'il y avait de Mémoires publics de
son temps.
Il possède encore quelques ouvrages d'astronomie,
d'histoire naturelle, de médecine, de philosophie. Ce
sont vraisemblablement ceux qui lui ont servi pour
l'éducation du Dauphin, et, en particulier, pour la com-
position de son Traité de la connaissance de Dieu et de
soi-même. J'y remarque le dialogue de Syslemdte Mimdi,
de Galilée, sous la date de 1641 ; et les Ohservations
et réflexions de Cassini, sur la Comète de 1680, celle
qui a donné lieu, comme on sait, mais dans un tout
autre genre, aux observations et réflexions de Bayle.
Notons également, dans sa bibliothèque, l'abondance
des chronographes et des annalistes, le Chrûnicus
Canon Fgyptiacus, Hebraïcus, Grxcui, de Marsham,
Londres, 1672; et les deux volumes de l'Histoire uni-
verselle d'Aboul-Farage^ traduite en latin par Edouard
Pocock, Oxford, 1663. Les deux derniers livres de cet
ouvrage étant consacrés à l'histoire des Arabes et à
celle des Mongols, on en pourrait tirer la conséquence
que Bossuet a eu ses raisons de ne pas parler de
l'Orient dans son Discours sur V histoire universelle, et
si d'ailleurs nous ne le savions par un passage de
la seconde Instruction pastorale sur les promesses de
V Église : « Allez donc chicaner saint Pierre et Jésus-
Christ, dit-il, et alléguez-leur la Chine, comme vous
faites sans cesse, et si vous voulez les terres australes,
pour leur disputer la prédication écoutée par toute la
terre : tout le monde, malgré vous, entendra toujours
ce langage populaire qui explique par toute la terre
le monde connu, et dans.ce monde connu, une partie
considérable et éclatante de ce grand tout. )> C'est à
146 ÉTUDES CRITIQUES.
peu près ce qu'a voulu dire de nos jours Ernest Renan
quand il a écrit, dans la Préface de son Histoire iCIs-
raèl, qu'il n'y avait au monde que trois histoires de
(( premier intérêt », lesquelles sont l'hébraïque, la
grecque et la romaine. On trouve enfin, après cela,
dans la bibliothèque de Bossuet, assez d'ouvrages
d'histoire naturelle, d'anatomie ou de botanique pour
que les rédacteurs du Catalogue en aient cru devoir
faire une section spéciale, mais elle ne contient rien
qui soit particulièrement intéressant-
11 en est autrement de la section des Dictionnaires,
au nombre desquels nous signalerons le Thésaurus
linguœ grxcse, d'Henri Estienne, de l'édition de 1572;
le Lexique grec-latin, de Scapula, de l'édition de
Lyon, 1663; les deux Glossaires de Du Gange : ad
scrip tores médise et infimx Grœcilatis et ad script ores
médise et infimse Latinitatis ; un Dictionnaire anglais ;
un Dictionnaire espagnol-, et, en fait de Dictionnaires
français, deux éditions de celui de Furetière; le Dic-
tionnaire Etymologique de Ménage; et le Dictionnaire
de V Académie.
Celui ci, tout naturellement, nous fait penser aux
écrivains contemporains de Bossuet, et il faut dire ici
tout de suite que le peu qu'on trouve de leurs œuvres
dans cette grande bibliothèque, si complète à de cer-
tains égards, nous permet de croire : premièrement,
que les libraires chargés delà vente n'y ont pas intro-
duit trop de livres de leur fonds; et, en second lieu,
nous explique la sévérité peut-être excessive avec
l;i([uelle ce grand écrivain, — dans plusieurs de ses
Strrmons et dans une page bien ct)nnue de son Traité
Je la concupiscence, — a parlé des « gens de lettres ».
LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSUET. 147
Pascal même et Calvin l'ont à peine fait plus dure-
ment. Bossuet possède donc les Œuvres de Dcscaiies,
qui relèvent de la science ou de la philosophie plutôt
que de la « littérature », et il possède les Œuvres de
M. de Molière, de l'édition de 1682 [la date ici a son
importance]; mais il ne possède ni celles de Cor-
neille, ni celles de Racine, ni les Fables de La Fon-
taine, ni, sauf erreur, les Caractères de La Bruyère,
ni même les Pensées de Pascal. Pascal n'est repré-
senté, dans la bibliothèque de Bossuet, que par ses
Provinciales et par son Traité de l'équilibre des
liqueurs. Supposerons-nous là-dessus que, comme
il arrive assez fréquemment, les ayants-droit de
l'évêque de Troyes auront retiré de la vente ce que
la bibliothèque de « Messieurs Bossuet » pouvait con-
tenir d'intéressant pour des « gens du monde » ? Il
se peut ! et le Catalogue d'une bibliothèque ne saurait
évidemment nous inspiret la même confiance qu'un
Inventaire. Cependant nous y rencontrons deux édi-
tions de Boileau, celle de 1674 et celle de 1701, qui, à
leur valeur propre, devaient joindre celle d'être des
envois d'auteur, comme aussi bien les trois premiers
volumes des Parallèles de Charles Perrault. On en
peut dire autant de Y Histoire des oracles, de Fonte-
nelle, et du Traité de la satire, de l'abbé de Villiers.
Si nous ajoutons à ces quelques livres, égarés parmi
tant d'historiens et de théologiens, la Madeleine au
désert de la Sainte- Baume de Provence, Lyon, 1694;
les Bergeries, de M. Malherbe, Paris, in octavo, sans
date indiquée au catalogue, n° 1316, — de telle sorte
que nous ne saurions dire s'il s'agit des Bergeries, de
Racan, ou des Poésies de Malherbe; — le Clovis, de
148 ÉTUDES CRITIQUES.
Desmarets dj Saint-Sorlin; le Recueil des Œuvres
poétiques, de Bertaut; les Œuvres de Balzac, en deux
volumes in-folio, de la grande édition de 1665; et, je
ne sais enfin par quel hasard, le Vergier d'honneur,
d'Octavien de Saint-Gelais, en caractères gothiques,
n" 788, nous aurons fait la part de la littérature fran-
çaise dans la bibliothèque de a Messieurs Bossuet ».
Elle n'est pas très considérable, on le voit, et il est
vrai que je n'y compte pas les Dialogues posthumes
du,sieur de la Bruyère sur le Quiétisme, non plus que
le Traité de morale^ de MaleJjranchc. Je n'y compte
pas davantage un exemplaire des Sermons de Bour-
daloue, au millésime de 1707. Bossuet, à cette date,
étant mort depuis déjà trois ans.
On a dit, — et le mot a fait fortune, grâce à une
fausse interprétation, laquelle même est un vrai
contre-sens, — « qu'un paysage était un état d'àme » ;
on peut dire, avec bien plus de vérité, qu'une biblio-
thèque est (( un état d'esprit ou une forme d'in-
telligence ». Les livres que nous possédons, et la
manière dont ils sont classés, sont révélateurs, non
seulement de nos goûts, mais de notre profession,
et de la manière dont nous la pratiquons. Il nous a
semblé intéressant, quoique d'ailleurs un peu hasar
deux, de chercher, dans la composition et dans la
disposition de la bibliothèque de Bossuet, quelques
renseignements sur la préparation ou, comme ondil
aujourd'hui, sur les dessous de son œuvre. Evidemmcu l
cette bibliothèque était une bibliothèque de travail, où
à peine trouve-t-on quelques volumes reliés en maro-
quin;, et nous serions heureux si ce que nous en
avons dit réussissait à déranger quelques-unes des
LA BIBLIOTHÈQUE DE BOSSUET. 149
idées que l'on s'est formées sur Bossuet et sur sa
manière de travailler. M. Alfred Rébelliau, dans son
beau livre sur Bossuet, historien du Protestantisme, en
remontant aux sources où Bossuet a puisé, nous a
montré qu'il y avait eu dans le grand orateur un
véritable historien. Nous aurions pu montrer égale-
ment qu'en écrivant sa Politique tirée des propres
paroles de V Écriture sainte, Bossuet avait eu sous les
yeux, sans compter l'ouvrage du père A. Contzen :
Polificorum libri decem, Cologne, 1639, les ouvrages
de Grotius, de Spinosa, de Hobbes, et Tutte le opère
di Nicolo Machiavelli. N'est-ce pas comme si nous
disions qu'en dépit de ce que l'on répète, l'emporte-
ment naturel de son éloquence n'a Jamais étouffé
chez lui les scrupules du critique, la patience du
chercheur, et la conscience de l'érudit? Mais c'est
comme encore si nous disions que, jusqu'à son der-
nier jour il n'a cessé de vouloir s'instruire, et que
personne moins que lui n'a vécu d'idées toutes faites.
On ne rassemble pas 1 500 ou 2 000 in-folios pour ne
pas s'en servir; on n'a pas vingt ou vingt-cinq édi-
tions de la Bible pour n'en lire ou n'en pratiquer
ordinairement qu'une seule; et on n'a pas la préten-
tion de vivre de son fond quand on réunit autour de
soi, comme Bossuet, tout ce qui peut servir à fortifier
quelquefois nos opinions, mais aussi et plus souvent
à les contredire, et donc à les modifier.
1" avril 1901
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE
LA TRAGÉDIE
Ce n'est pas un chapitre dans un recueil d'Essais,
c'est tout un livre, et un gros livre, que l'on pourrait
ou qu'il faudrait consacrer à l'histoire de la Tragédie
dans la littérature universelle, si surtout on y vou-
lait joindre l'examen et la discussion des questions
de toute nature qui forment, à vrai dire, une partie
de cette histoire même. C'est ainsi qu'une histoire de
la tragédie grecque se distinguerait à peine, si l'on
en croyait quelques critiques, d'une histoire du sen-
timent religieux en Grèce; et le moyen d'entendre
l'histoire de la tragédie française, si l'on ne commence
jiar en rattacher les diverses fortunes à toute l'histoire
de notre (( Ancien régime »? Obligés que nous sommes
ici de nous restreindre, nous ne pourrons guère, dans
ce court essai, qu'effleurer en passant quelques-unes
de ces questions, les moins particuhères, et nous ne
donnerons de l'histoire de la tragédie qu'une esquisse
tout à fait insuffisante. Nous tâcherons du moins de
faire qu'on y reconnaisse, pour ainsi parler, le schéma
152 ÉTUDES CRITIQUES.
de l'histoire ou de l'évolution d'un genre, et, de telle
manière, que tout ce que nous ne dirons pas et que
l'on pouri-ait dire, le lecteur en aperçoive clairement,
dans ce que nous dirons, les points de rencontre,
d'insertion et d'attache.
I
A cet effet, il faut commencer par distinguer
expressément la Trarjédie de tout ce qui n'est pas
elle, et notamment du Drame, dont elle n'est qu'une
espèce ou une sorte, une forme entre beaucoup
d'autres, la plus haute ou la plus idéale : nous vou-
lons dire la plus dégagée de toute préoccupation d'être
une irtlitation de la réalité. Le grand Corneille difa
un jour que « le sujet d'une belle tragédie doit n'être
pas vraisemblable », et il l'entendra d'une manière
que nous essaierons d'expliquer. Mais déjà, ce que
nous pouvons avancer, c'est que, de toutes les formes
du drame, la tragédie est la moins réaliste, en un
certain sens la plus symbolique, et, à ce titre, dans
ses chefs-d'œuvre, la moins contingente ou la plus
voisine de l'absolue beauté, par la noblesse première
de son inspiration, par la sévérité de ses lignes, et
par la profondeur de sa signification.
Le drame, en général, c'est Vaclion, c'est l'imitation
de la vie médiocre et douloureuse; c'est une représen-
tation de la volonté de l'homme en conflit avec les
puissances mystérieuses ou les forces naturelles qui
nous limitent et nous rapetissent; c'est l'un de nous
jeté tout vivant sur la scène pour y lutter contre la
l'évolution d'un genre : la tragédie. ioS
fatalité, contre la loi sociale, contre un de ses sem-
blables, contre soi-même au besoin, contre les ambi-
q
tions, les intérêts, les préjugés, la sottise, la malveil-
lance de ceux qui l'entourent; et de là, le drame
proprement dit, VOthello de Shakspeare ou VEgmont
de Gœthe; — de là, le drame bourgeois, la pièce à
thèse, la comédie réformatrice; — de là, la comédie
d^intrigue : le Barbier de Séville ou Mariage de Figaro;
— de là, le drame passionnel, romantique et lyrique,
VHernani d'Hugo, VAntony de Dumas; — de là
encore, la comédie, la haute comédie, celle de Molière,
ï École des femmes ou Tartuffe ; — de là, la comédie
satirique ou politique, les Nuées d'Aristophane ou ses
Chevaliers; — la comédie romanesque. Beaucoup de
bruit pour rien, où la lutte ne s'engage qu'avec le
hasard des circonstances, celle dont l'épigraphe pour-
rait être le mot de Figaro : « Pourquoi ces choses et
non d'autres? » — et de là enfin, le vaudeville ou la
farce, quand le conflit ne s'établit qu'entre les pré-
tentions de la sottise et la résistance de la vulgarité :
le Plus heureux des trois ou Célimare le bien-aimé.
Mais, s'il n'y a pas de tragédie sans action, ni par
conséquent qui ne soit du drame à cet égard, — dans
le sens étymologique plutôt que dans le sens litté-
raire du mot — la Tragédie n'en diffère pas moins
du Drame en général, et ne s'en élève pas moins
au-dessus de toutes les formes qu'on vient d'énu-
mérer un peu pêle-mêle, par sa tendance à réaliser
sous un aspect d'éternité tous les sujets dont elle fait
sa matière. On ne s'étonnera donc pas que, pour
atteindre son but, elle se soit de tout temps astreinte
à des règles ou conditions d'art extrêmement sévères,
*54 ÉTUDES CRITIQUES.
étroites mùme, si l'on le veut, ou à tout le moins
rigoureuses. Ne savons-nous pas bien qu'en aucun
art la difficulté vaincue ou surmontée n'est un mince
mérite? et rien n'est plus facile que d'en apercevoir
les raisons.
... L'œuvre sort plus belle
D'une forme au travail
Rebelle,
Vers, marbre, onyx, émail;
et il suffît qu'au lieu d'être, comme on le croit, ou
comme on le dit trop volontiers, une laborieuse et
jalouse invention des pédants, les difficultés qui, sous
ce nom de règ-les, s'imposent à l'artiste, soient tirées
de la nature des choses. On va voir, chemin faisant,
que c'est le cas de la tragédie.
Elle est née en Grèce, où d'abord, et pendant long
temps, à ce que l'on conte, elle n'aurait été qu'une
forme un peu plus développée du dithyrambe, lequel
n'était lui-mèmo à son origine que le chant liturgi(iue
dont s'accompagnait la célébration des Dionysies ou
Fêtes solennelles de Bacchus. Le dilhijnnnhe était
chanté par des chœurs de satyres, qu'on appelait
Tpaytxo-', — du mot Tpâyo;, ùoiic, — a causc de (( l'exté-
rieur à demi-sauvage et bestial » des choreutcs ou
exécutants. Les historiens de la littérature grecque,
et en particulier, les plus récents d'entre eux,
MAL Alfred et Maurice Croisct, dans leur belle llis-
toire ', insistent à ce propos sur le caractère populaire
et môme licencieux des Dionysies en général, ce qui
1. llisloire de la littérature grecque, par Alfred et Maurice
Croisct, t. 111, p. 30 et sqq.
l'évolution d'un genre : la tragédie. 155
ne les empêche pas. un peu plus loin, d'écrire que
« la tragédie en Grèce est une des formes du culte
public »; et, qu'issue « d'un des rites de la religion
dionysiaque, elle resta, pendant toute la période
classique, un hommage rendu par la cité à un de
ses Dieux ». Il semble qu'il y ait là quelque exagé-
ration dans les termes, ou plutôt quelque confu-
sion. La « religion dionysiaque » était-elle vraiment
une « religion »? et peut-on dire que la manière qu'on
avait de la célébrer fût vraiment une forme a du culte
public »? Nous n'oserions en répondre. Ces mots
mômes de Culte et de Religion ne sont pas grecs, ou
le sont à peine; et quand on en fait usage pour carac-
tériser des fêtes comme les Dionysies ou les Panathé-
nées, je crains toujours que l'on ne crée, sans le vou-
loir, une espèce d'équivoque. On commence par
parler de la « religion de Bacchus » dans le sens oîi
l'entendaient les Grecs, et, constatant alors que la
tragédie en est sortie, on parle du caractère « reli-
gieux » qu'elle aurait toujours conservé en Grèce.
Mais, — et sans faire observer pour le moment qu'elle
ne l'a pas toujours conservé, ce caractère, — il est
évident que l'on donne dans le second cas au mot de
(( religieux » un sens très différent de celui qu'il avait
pour les Grecs, et c'est précisément ici la confusion.
(( Religieuse » , la tragédie grecque l'est assurément
dans son origine, en tant que la naissance en remonte
à la célébration des Dionysies, mais elle a prompte-
ment perdu le souvenir de cette origine. C'est même en
le perdant, que, d'une orgie populaire, elle est devenue
le plus noble des genres littéraires. Et ce que l'on peut
trouver de « religieux » dans la tragédie d'Eschyle ou
156 ÉTUDES CRITIQUES.
de Sophocle ne semble plus rien avoir de commun, ou
peu de chose, avec l'intention « d'un hommage rendu
par la cité à l'un de ses Dieux ».
La tragédie, informe et grossière en naissant,
N'était qu'un simple chœur, où chacun, en dansant,
Et, du Dieu des raisins entonnant les hiuanges,
S'efforçait d'attirer de fertiles vendanges.
Et le vin et la joie éveillant les esprits.
Du plus hahile chantre un bouc était le prix.
L'étymologie que propose ici Boileau ne paraît pas
être la bonne, mais ses vers, inspirés au surplus
d'Horace, n'en contiennent pas moins sur les com-
mencements de la tragédie plus d'humaine vérité que
n'en ont depuis lui découverte les recherches minu-
tieuses et contradictoires de l'érudition. Nous en
dirons autant de ceux qui suivent :
Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
Promena par les bourgs cette heureuse folie,
Et, d'acteurs mal ornés chargeant un lonibereau.
Amusa les passants d'un spectacle nouveau.
On doute seulement aujourd'hui si Tln^spis « pro-
mena la tragédie par les bourgs »; et on doit ajouter
que, s'il commença peut-être par en « amuser les
passants », à la manière de nos forains, les représen-
tations tragiques ne tardèrent pas à prendre une
forme plus stable, plus régulière, et finalement
« officielle ». La tragédie grecque n'a jamais été un
spectacle comme les nôtres, qui se donnât en tout
temps ni partout; on ne l'a toujours jouée qu'en des
circonstances particulières et définies, notamment
aux fêles de Bacchus, — Dionysies des champs,
Lénéennes, Grandes Dionysies; — et, de très bonne
L'ÉVOLUTION d'un GENRE : LA TRAGÉDIE. 157
heure enfin, l'esprit grec, vaniteux et avide de distinc-
tions, l'a soumise au système ou, comme nous dirions,
au régime des concours. Les partisans de la « liberté
de l'art », — qu'il faut soigneusement éviter de con-
fondre avec la « liberté dans l'art », — auront sans
doute quelque peine à en prendre leur parti ! Mais il en
faut bien convenir : VAgamemnon, VŒdipe roi, \Jphi-
_(7e/(i>sont del' « art officiel », si jamais il y en eut. Elles
sont aussi de 1' « art moral », non seulement de fait,
mais d'intention, de « dessein principal et formé ». La
« virtuosité », l'indifférence au contenu de la parole,
ne s'insinuera que plus tard, beaucoup plus tard, et
pour l'altérer, dans la composition du génie grec
Bossuet, avec la lucidité de son coup d'oeil, ne s'est
pas trompé quand, dans une phrase de son Discours
sur l'histoire universelle, il a loué les Eschyle et les
Sophocle d'avoir travaillé au perfectionnement de la
vie civile. Je crois, en vérité, qu'il eût pu dire
« civique»'. Et ainsi, dans l'histoire de toutes les
littératures, il n'y a rien qui soit au dessus de ces
chefs d'œuvre inspires à leurs auteurs par l'émulation
de triompher d'un rival; par l'ardeur de mériter une
récompense d'État ; et par le désir d'être « utiles » à
leurs concitoyens!
On trouvera, dans l'Histoire de la littérature g^^ecque
de MM. Alfred et Maurice Croiset, — que nous suivons
dans tout cet exposé, — de nombreux renseignements
1. Citons textuellement la phrase : « Homère, et tant d'autres
poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu'ils sont
agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne
respirent que le bien public, la patrie, la société, et celte admi-
rable civilité que nous avons expliquée. » (III, ch. 5.)
BRUNETii.nE. — Éludes critiques (T"- série). H
158 ÉTUDES CRITIQUES.
sur l'organisation matérielle des représentations tra-
giques, sur la disposition de la scène, sur la nature
du décor, sur les masques de théâtre, etc., avec une
très fine et très heureuse notation des conséquences
qui en sont résultées pour la constitution intérieure
de la tragédie grecque. La fonction crée- 1 elle quelque-
fois son organe? C'est un beau sujet de controverse
entre évolutionnistes. Mais ce qui n'est pas douteux,
c'est que la nature de l'organe a détermine » ou
« conditionne )) celle de la fonction. On joue nécessai-
rement sous le masque d'une autre façon qu'à visage
découvert, et cette autre façon de jouer exige néces
sairement une psychologie qui lui soit appropriée :
sommaire, générale et typique. C'est pourquoi, dans
une histoire de la tragédie grecque, on devra toujours
donner une place considérable, et la première en
ordre, ou en date, à ces questions d'organisation
matérielle du théâtre. De l'examen d'une coquille, un
naturaliste qui connaît son affaire sait induire
jusqu'aux mœurs de l'animal qui l'habitait dans les
temps antédiluviens. La connaissance du dehors
mène à celle du dedans. Si nous voulons nous former
de la tragédie grecque une idée complètement fausse,
nous n'avons qu'à la voir jouer dans les conditions
où se jouent nos tragédies modernes. Cette idée est
peut-être plus fausse encore, plus éloignée de la
réalité, quand les acteurs de la Comédie Française
nous représentent V Œdipe roi de Sophocle sur le
théâtre d'Orange. Nous n'avons (|u'un moyen de la
rectîlicr, qui est de nous pénétrer, si nous le pouvons,
des conditions tnatérielles d(' la i'e[)i-és(Mi(ation drama-
tique en Grèce, et, quand nous y aurons réussi, nous
l'évolution d'un genre : la tragédie. 159
étudierons alors, plus diligemment qu'on ne l'a fait,
la réaction de ces conditions mêmes sur la constitution
de la tragédie. Le théâtre, en général, est une adapta-
tion des sujets de son choix à des conditions exté-
rieures strictement définies, qui peuvent bien varier
avec le temps, mais dont la rigueur s'exerce sur toute
une période historique, et va jusqu'à déterminer,
sans que les auteurs en aient toujours conscience, le
choix même des sujets.
D'autres conditions , moins matérielles , sinon
moins extérieures, ont agi sur la forme de la tragédie
grecque : telle est, au premier rang, la fonction du
chœur, et aucun exemple n'est plus démonstratif de
ce qu'il y a, dans un genre littéraire bien caractérisé,
de force interne qui l'achemine vers la réalisation de
sa propre et pleine nature. « C'est le chœur, dit à ce
propos M. Maurice Groiset, qui eut dans la tragédie
primitive le principal rôle. L'acteur, créé par Thespis,
ne venait d'abord qu'au second rang. Par- une série
de changements, ce rapport primitif finit par être
complètement interverti. La personnalité du chœur
alla toujours en s'efïaçant à mesure que son impor-
tance diminuait: et, au contraire, celle de l'acteur,
attirant de plus en plus l'intérêt, se subdivisa d'abord
en plusieurs rôles, puis, dans chacun de ces rôles,
elle prit chaque jour plus de variété. »
La raison n'en est pas difficile à donner. La présence
du chœur, c'était, dans la tragédie grecque, le sou-
venir de sa première origine, et, pour ainsi parler, sa
marque de naissance. Mais c'était aussi le lyrisme, et,
pour aussi lo-ngtemps que le lyrisme persisterait dans
la forme tragique, celle-ci ne pouvait atteindre la plé-
IGO ÉTUDES CRITIQUES.
iiitiule, ni par conséquent la perfection de son genre.
Car le lyrique et le dramatique s'opposent contradic-
toirement l'un à l'autre, ou, si je puis ainsi dire,
s'empêchent l'un l'autre d'exister, et surtout de se
développer. Expression et triomphe de la personnalité
du poète, le lyrisme interpose toujours entre l'acteur
et le spectateur un personnage étranger à l'action.
L'action proprement dite en est arrêtée, suspendue ou
ralentie. Quelque opinion que le chœur exprime, elle
est extérieure à l'action de la tragédie. Le poète
reparaît toujours dans les lamentations ou dans les
rétlexions qu'il lui prête. Uohjectivité du sujet en est
gravement atteinte, quand elle n'est pas tout à fait
détruite. Nous n'avons plus sous les yeux les événe-
ments eux-mêmes, mais le reflet des événements dans
l'imagination du poète. C'est pour ce motif que, « le
principe d'action qui était dans la tragédie se déga-
geant de plus en plus, il a fallu de toute nécessité
qu'elle sacrifiât ceux de ses éléments qui étaient
impropres à l'action ». Nous verrons plus loin, dans
des conditions tout à fait différentes, le même phéno-
mène se reproduire, et la tragédie française, deux
mille ans après la grecque, travailler obscurément,
pour achever de se constituer, à l'élimination des
mêmes éléments lyriques.
Un dernier pas restait à faire, et, après s'être en
quelque manière purgée de l'élément lyrique, dont la
persistance embarrassait son dévieloppemenl, il fallait
que la tragédie grecque se libérât de ce qu'elle avait
ei\f ore, à ses débuts, de trop voisin de répopée. il est
arrivé deux ou trois fois aux Grecs de s'essayer dans
la tragédie historique. Un prédécesseur d'Eschyle,
L'ÉVOLUTION d'un GENRE : LA TRAGEDIE. 161
Phrynichos, fils de Polyphrasmpn, était l'auteur d'une
Prise de Milet, dont Hérodote nous a conté qu'elle fit
fondre les Athéniens en larmes; et l'on sait que les
Perses d'Eschyle nous ont été conservés. Il semble
aussi qu'il y ait eu des tragédies de pure invention,
et peut-être Aristote songeait-il à la variété de ces
essais successifs quand il écrivait dans sa Poétique
[IV, 3] « qu'après s'être hasardée dans plusieurs
directions, la tragédie se fixa, ÈTuaucaTo, lorsqu'elle eut
enfin reconnu sa véritable nature ». Ce qu'il y a de
certain, c'est que la matière habituelle, et on pourrait
dire classique, de la tragédie grecque, est épique, étant
légendaire, et tout entière, ou à bien peu d'exceptions
près, empruntée d'Homère, et de ses continuateurs,
les poètes des Nostoi ou Retours . On appelait de
ce nom générique les- poèmes dont le sujet était le
récit des aventures des héros de la guerre de Troie
à la recherche de leur patrie. L'Odyssée en était
le principal. Mais toutes les aventures ne sont pas •
« dramatiques », ni surtout « tragiques », et quelques-
unes de celles d'Ulysse même en peuvent servir de
preuve! Il y faut certaines conditions. Quelles sont
ces conditions? C'est ce que nous allons discerner en
suivant l'évolution, non plus théorique ou conjectu-
rale, mais historique, de la tragédie grecque.
Passons donc rapidement sur les successeurs immé-
diats de Thespis : Chœrilus d'Athènes, qui vivait au
temps de la 64' Olympiade (524-521) et dont on place
la mort aux environs de 480; Pratinas de Phlionte,
de qui tout ce que nous savons, c'est qu'il concourut
avec Eschyle et Chœrilus dans la 70' Olympiade (500
497) et Phrynichos d'Athènes, dont nous avons déjà
162 ÉTLDES CRITIQUES.
cité le nom. Nous connaissons les titres de neuf d(>s
pièces de ce dernier : les Egyptiens^ Alcée, Antée ou
les Lihijens^ les Banaïdes, la Prise de Milcl^lcs Femmes
de Pleuron, Tantale, Troïlos et les Pliéniciennes. On
lui attribuait l'introduction des rôles de femmes dans
-lintrigue tragique, et, — quoi qu'il en soit de la
réalité du fait, — la légende ou le symbole, si c'eii est
un, quand on le rapproche du genre d'émotion senti-
mentale excité par la Prise de iMilet, pourrait servir à
indiquer la nature de son talent. C'était vraisembla-
blement un talent d'élégiaque, et ses tragédies, toutes
lyriques encore, étaient un peu pauvres d'action,
mais riches de poésie, de pathétique, et de mélodie.
C'est à ce moment que parut Eschyle, fils d'Eupho
rion, natif d'Eleusis, près d'Athènes (o2o-45G), le
premier des grands tragiques grecs, et on n'ose dire
le plus grand, mais assurément le plus « religieux »,
dont la gravité ressemble à celle d'un mage ou d'un
hiérophante, et celui des trois qui a élevé le plus haut
la dignité de son art. Son œuvre entière ne comprenait
pas moins de quatre-vingts ou quatre-vingt dix pièces;
il nous en est parvenu sept, qui sont : les Suppliantes,
les Perses, les Sept contre Thèbcs, Prométhée enchaîné,
Agamemnon, les Choéphores et les Evménides. Ces
trois dernières, formant ensemble ce que les Grecs
appelaient une « trilogie », sont quelquefois enve-
loppées sous le nom commun de l'Orestic. « Les Sup-
pliantes paraissent la plus ancienne des pièces qui
viennent d'être nommées'. » Les Perses sont de M'I.
Et si Ton admet entin que l'Orestie a été jouée en 4o8,
1. A. cl M. Crois.'t, III, p. i:2.
L'ÉVOLUTiON D'CN GliNRE : LA TRAGÉDIE. 163
— c'est à-dire deux ans avant la mort du poète, — il
devient intéressant de suivre, au moyen de la chro-
nologie de son œuvre incomplète, le progrès de sa
« manière », et celui delà tragédie elle-même vers la
perfection de son genre.
Si, en effet, les Suppliantes ne sont guère qu'une
élégie dramatique, il y a, en revanche, dans VOrcsùc,
autant d'action qu'il en fallait pour défrayer toutes
les tragédies dont la famille des Atrides a fourni
depuis lui le sujet. <( De toutes les pièces d'Eschyle,
nous dit M. Maurice Croiset, les Choéphores sont celle
qui répond le mieux à l'idée que nous nous faisons
de la tragédie. » Ne pourrait on le prétendre égale-
ment de VAgamemnon, sinon des Fuménides? C'est
sans doute aussi dans cette trilogie mémorable, dont
il faut dire qu'elle est une des grandes choses de l'es-
prit humain, que nous pouvons le mieux saisir, à
cause de l'ampleur de développement que la liaison
des trois pièces y donne à la pensée du poète, la « phi-
losophie d'Eschyle ». Ebauchée dans les ombres ou
dans la nuit du crime, et comme asservie dans VA(ja-
viemnon à toute Ja « puissance des ténèbres », la tra-
gédie, avec les Euménides, s'achève dans la lumière,
et arrache l'homme à la fatalité que faisaient peser
sur lui l'hérédité du crime, la jalousie des dieux, et
limplacabilité du destin. Emancipation et illumi
nation progressives, c'est sous une autre forme, moins
symbolique, plus humaine, moins éloignée de la vie
commune, l'idée qui circulait dans le Prométhée
enchaîné, ou pour mieux dire encore, la « leçon » qui
s'en dégageait. Loin de nous les dieux barbares et
sanguinaires que s'était forgés la primitive humanité!
164 ÉTUDES CRITIQUES.
S'ils existent, nous avons en nous de quoi braver
leur Némésis, et, s'ils n'existent pas, c'est l'homme
qui deviendra quelque jour à lui-même son dieu! Et
cela sans doute est « religieux » en un certain sens,
quoiqu'en un certain autre sens on fût tenté d'y voir
la formule même de « l'irréligion »; mais ce qu'il
nous paraît un peu plus difficile d'y retrouver, c'est
la célébration d'un « rite de la religion dionysiaque ».
Disons donc plutôt que, dès le temps d'Eschyle, la
tragédie s'est comme détachée de ses anciennes ori-
gines; il a coupé le cordon ombilical; quelque émo-
tion de terreur ou de pitié que nous communique le
drame, elle est devenue tout humaine; et, déjà, la
volonté du héros, rien qu'en s'érigeant contre la
puissance mystérieuse des choses, a comme obligé la
fatalité de reculer à l'arrière-plan de la vie.
On le voit mieux encore dans la tragédie de
Sophocle, fils de Sophillos, né à Coloneen 497 ou 495,
et mort en 405, plus que nonagénaire. De cent trente
ou cent vingt-cinq pièces qu'il avait, dit-on, com-
posées, — j'avoue que ces chiffres m'étonnent tou-
jours, et j'ai peine à concevoir qu'un Sophocle même
ait pu donner tous les ans, pendant soixante ans,
deux Anligone ou deux Œdipe à Colone par an! —
la jalousie du temps ne nous en a conservé que sept :
Ajax, Philoctèle, Éleclre, les Trachinknnea, Œdipe
roi, Anligone et Œdipe à Colone. La plus ancienne
est Ajax, qui doit être antérieure à 440, et la plus
récente, qui en est séparée par plus d'un demi-siècle,
puisqu'elle ne fut jouée qu'après la mort du poète,
est Œdipe à Cohnie. Agé qu'il était de i)lus de quatre-
vingt-cinq ou six ans quand il l'écrivit, — car nous
l'évolution d'un genre : la tragédie. 165
savons que son Philoctèie, qui précède Œdipe à
Colorie, est de 409, — on ne s'étonnera pas que ce soit
la (( moins dramatique » de ses tragédies : Anligone,
Electre, Œdipe roi en sont les plus caractéristiques.
Une comparaison de VŒdipe roi de Sophocle avec
VAgamemnon d'Eschyle ferait bien ressortir la diffé-
rence du génie des poètes, et d'autant mieux qu'après
ou avec celle des Atrides, il n'y a guère, dans la
légende grecque, de famille plus tragique que celle
des Labdacides. Cependant on ne respire point dans
la tragédie de Sophocle l'atmosphère d'horreur si
caractéristique de la tragédie d'Eschyle; on n'y
éprouve point, quelque dramatique et pressante que
soit l'intrigue, la même sensation d'oppression ; et,
dans le court intervalle de vingt cinq ou trente ans
peut-être qui les sépare, « on sent qu'on a changé de
cieux ». C'est aussi bien le caractère du théâtre de
Sophocle, tel que nous pouvons le déduire de ses pièces
et du témoignage de l'antiquité tout entière. Quelque
chose de sombre planait encore sur tout le théâtre
d'Eschyle ; l'aspect général en avait je ne sais quoi de
« cyclopéen » et de démesuré : le théâtre de Sophocle
est (( lumineux » et baigne, pour ainsi parler, dans la
clarté légère du ciel attique. Une impression d'apai-
sement s'en dégage, et rien, dans l'art grec tout entier,
si ce n'est quelque statue de la famille de la Vénus de
Milo, ne donne mieux l'idée de la perfection dans la
mesure. Le style, plus simple, moins épique, voisin,
dans sa discrète élégance, de la prose l'a plus unie;
les caractères, moins sommaires, moins entiers,
d'une psychologie plus analytique, plus fine, plus
subtile; la conception même du drame, moins homo-
166 ÉTUDES CRITIQUES.
gène peut cire, mais plus libre et plus variée, tout y
concourt au même effet. L'humanité d'Eschyle, —
ses Prométliée, ses Agamemnon, ses Clytemnestre, —
était encore héroïque, au sens grec du mot, plus
éloignée de nous et de la douceur môme des mœurs
de son temps : celle de Sophocle, — son Antigone,
son Electre, son OEdipe, — s'est rapprochée de la
nôtre. Elle n'en diffère déjà plus que par la noblesse
instinctive, naturelle, des sentiments ou des atti-
tudes; mais elle est toute pénétrée de vie; et, s'il est
vrai que tout mouvement s'y range ou s'y contraigne
encore et s'y gouverne sous la loi de la beauté, le
voici, sous la forme de la passion, qui s'accélère, se
précipite, et qui fait triomphalement son entrée ou
son invasion dans l'art grec avec la tragédie d'Euri-
pide.
Nous avons d'Euripide, fils de Mnésarchidès, né à
Salamine en 480 et mort en 40G, dix sept tragédies et
un drame satyriquc. Le drame satyrique, le Cyclope,
est précieux, comme étant le seul monument qui nous
reste du genre. Les dix-sept tragédies sont : Alccsle,
Médéc, fJippolyle, les Troyennes, Hélène, Oresle, /phi-
génie à Aulis, les Bacchantes, Andromaque, Bécube,
/'Electre, tes Héraclides, la Folie d'Hercule, les Sup-
pliantes, Iphigénie en 7'auride, Ion, et les Phéni-
ciennes. A peine est-il besoin d'ajouter que ces dix sept
tragédies ne représentent que la moindre partie de
l'œuvre d'Euripide, et les catalogues ne lui attribuent
pas moins de quatre-vingt douze pièces. On ne peut
à ce propos s'empêcher de faire deux observations :
la |)remière que, selon le mot d'Arislotc, la tragédie
grec<jue a tourné tout entière autour de trois ou
l'évolution d'un genre : la tragédie. 167
quatre familles; et la seconde que, ui le vieil Eschyle,
ni Sophocle, ni Euripide ne semblent s'être souciés
qu'un autre eût traité avant eux les sujets de leur
choix. C'est qu'en effet les contraintes qui s'impo-
saient à la tragédie grecque ne lui permettaient pas,
comme le permettra plus tard à Shakspeare ou à Lope
de Vega la liberté du drame, de choisir presque indif-
féremment toute espèce de sujet. Et, si nous infîistons
sur ce point, — sans parler de l'intérêt qu'il offre pour
la théorie de la véritable invention, — c'est que rien
n'a contribué davantage à différencier insensiblement
la matière proprement tragique de la matière épique
et de la matière lyrique.
En un certain sens, et du moment qu'elle a existé,
ou que l'on en admet l'existence, la réalité s'impose
tout entière à l'inspiration du poète épique, et s'il
raconte le retour d'Ulysse, il n'a pas le droit, en un
certain sens, d'omettre aucun des épisodes, — Circé,
Nausicaa, le Cyclope ou les Lestrygons, — ni, dans le
récit de ces épisodes, aucune des circonstances qui
ont contrarié le retour d'Ulysse. Nous attendons de
lui le récit de tout ce qui est arrivé. Des considérations
de goût ou d'opportunité peuvent d'ailleurs intervenir
et le dissuader de mettre en œuvre telle ou telle
partie de son sujet, mais ces considérations n'ont rien
de « contraignant »; elles ne dépendent que du
caprice, ou, comme on dit, du tempérament du con-
teur, et elles ne s'engendrent point de la constitution
même de l'épopée. D'un autre côté, dans un autre
genre, le poète lyrique est maître de son développe
ment, dans rélégic comme dans l'ode, qu'il chante
ses amours ou qu'il célèbre le vainqueur des jeux.
168 ÉTUDES CRITIQUES.
On no lui demande que d'être lui-même, et quelque
sujet qu'il traite, ce qu'il lui plaira d en dire n'a
point de bornes « naturelles », ou n'en trouve que
dans l'ampleur même de son inspiration : nous lui
permettons d'ensevelir une maîtresse aimée dans une
épitaphe de six vers, ou, s'il le préfère, de la pleurer
dans tout un long poème. Mais il faut à la tragédie
des sujets qui « entrent en forme », si je puis ainsi
parler, et quand une fois on les a ciioisis, ni le poète
n'est plus maître du développement à leur donner, ni
toutes les circonstances n'en répondent toujours aux
exigences du théâtre. Pour être « dramatique », un
sujet ne doit pas seulement s'adapter aux conditions
matérielles delà scène, — et encore y fallait-il joindre
en Grèce les conditions du concours, — mais de plus
et surtout il doit se développer conformément à sa
propre constitution; et c'est pourcjuGÎ des aventures
extrêmement romanesques se trouvent quelquefois
n'être nullement dramatiques. Telles sont précisémtMit
la plupart de celles d'Ulysse dans VOdysséc. Mais,
de « dramatique » pour devenir vraiment « tra-
gique », il faut encore qu'un sujet, horrible ou san-
glant en soi, comme celui d'Agamemuon ou d'Œdipe
roi, ne soit pas incapable do revêtir (luohjuo noblesse,
de même ou à peu près qu'un mouvement ne devient
sculptural que dans l'imperceptible instant de son pas-
sage à l'état statique. Ce sont toutes ces raisons ((ui,
en (irècc, ont comme obligé les grands tragiques à
reprendre l'un après l'autre les mêmes sujets, et quand,
pour les renouveler, ils ont voulu, tel Euripide, y
introduire la passion, ils l'y ont introduite, mais,
avec elle et on même temps, ils y ont introduit ic
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE : LA TRAGÉDIE. 169
Fiiouvement qui « déplace les lig-nes », et, en les dépla-
çant, devait faire à la longue évoluer la tragédie vers
le mélodrame.
Aristotc a quelque pari appelé Euripide le plus
tragique des tragiques : il en est aussi le plus moderne,
et le plus voisin de nous. M. Maurice Croiset le
nomme a un destructeur dillusions », et, en effet,
dans son œuvre, il semble bien que la tragédie
grecque ait perdu désormais tout souvenir de son
caractère « religieux ». Oserons-nous, à notre tour,
nous permettre l'anachronisme? 11 y a, en vérité,
quelque chose de « voltairien » dans l'inspiration
philosophique du théâtre d'Euripide, et nous avons
de lui des tirades qui semblent annoncer l'Œdipe du
jeune Arouet :
Nos prêtres ne sont point ce qu'un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science;
ou encore ;
Qu'eussé-je été sans lui? Rien que le fils d'un roi.
Signaler celte analogie, c'est in,diquer le principal
défaut ou le plus apparent du théâtre d'Euripide.
Génie mobile et capricieux, — on serait tenté de dire
fantasque, — il est venu troubler l'harmonieux équi-
libre de la tragédie sophocléenne. Ses pièces ne sont
pas liées, ni môme toujours composées. Elles sont
pleines d'épisodes et de digressions. Elles sont pleines
aussi de « surprises », « de méprises » et de « recon-
naissances », qui sont toujours des moyens bien
vulgaires. Peut-être l'étaient-ils moins en Grèce!
■ Mais sa sensibiUté profonde, mêlée d'un peu de misan-
thropie, lui a permis, en revanche, de faire entrer dans
170 ÉTUDES CRITIQUIiS.
la lia;Jilie grecque une quantité d'émotion, si l'on
peut ainsi dire, inconnue avant lui. Il est « pathé
tique »; et quand ce n'est pas lui qui, comme tel de
nos romantiques, souffre ou s'exalte par la bouche de
ses personnages, on sent bien que, sous leur masque
légendaire, si ce ne sont pas encore des aventures,
ce sont au moins les sentiments de la vie commune
qu'il aime à mettre en scène.
Le dernier pas était fait. En moins de cent ans, la
tragédie grecque avait donné ses chefs-d'œuvre et,
par eux, épuisé la fécondité de sa propre notion. Il
ne nous reste rien ou presque rien des successeurs
d'Euripide : Aristarque. Néophron, Ion de Ghios, _
Acheos, Agathon, Théodecte, Chérémon, d'autres
encore dont les noms seuls nous sont parvenus,
Aristote nous dit du dernier, dans sa /ihi'Iorh/uc
[III, 12], « que ses œuvres étaient plutôt faites pour
être lues que pour être représentées ». Nous incHne
rions à croire qu'on en pourrait dire autant de tous
les autres. Le même Aristote loue encore, dans sa
Poétique [IX, 1], la Fleur d'Agathon, « où tout, dit il,
est d'invention, les choses et les noms, et qui n'en
est pas moins agréable ». Nous le voulons bien! mais,
et nous en avons indiqué quelques-unes des raisons,
sur Icsfjuelles nous reviendrons plus loin, une tra
gédie (( toute d'invention » n'est pas une trag(''(lie.
La vérité, quoi qu'on en pense et quoi qu'en disent
certains critiques, par complaisance pour les auteurs,
— et aussi parce qu'on n'aime pas vivre en des temps
liauvres de chefs-d'œuvre, — la vérité, c'est que les
genres s'r'[)uis('nl : et il ne faut pas dire (|u'après les
Eschyle les Sophocle, les Euripide, s'il naissait
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE : LA TRAGÉDIE. 171
d'autres Euripides, d'autres Sophocles, et d'autres
Eschyles, on verrait renaître avec eux des Iphigénie,
des Œdipe à Colone et des Agamemnon, mais il faut
dire que l'épuisement du genre les empêcherait d'en
écrire, et ils seraient autre chose, et de plus grands
poètes, si l'on veut, mais non pas des tragiques.
Pendant quatre ou cinq siècles qu'a encore après eux
duré la littérature grecque, il n'est pas du tout
prouvé, ni même probable qu'il ne soit né des poètes
qui, en d'autres conditions, eussent été Euripide,
Sophocle ou Eschyle, mais ce qui est certain, c'est
qu'aucun ne l'a été, et, au rebours de ce que l'on croit,
la cause en est que les conditions extérieures sont
demeurées trop semblables pour eux. Ni les genres en
particulier, ni l'art en général ne se renouvellent
d'eux-mêmes ou de leur fonds, et l'intervention du
génie, si quelquefois, très rarement, elle contrarie
l'évolution d'un genre, s'y insère, le plus souvent,
pour la hâter en s'y adaptant. C'est la civilisation
tout entière qui doit être renouvelée, dans son prin-
cipe et dans sa forme, pour que l'art se renouvelle et
que les anciens genres, dans un milieu nouveau lui-
même, recommencent à vivre d'une vie vraiment
féconde. L'histoire de la tragédie grecque nous en est
un exemple ; l'histoire de la tragédie française nous
en servira tout à l'heure d'un second.
II
Il semble a priori que la civilisation romaine eût
dû constituer ce « milieu » favorable à une renais-
172 - ETUDES CRITIQUES.
sance de l'art tragique; et, de fait, pour nous autres,
modernes, des sujets comme celui cVHorace ou de
In Mort de Pompée, s'ils sont d'un autre ordre, ne
nous paraissent assurément pas moins « dignes du
cothurne » que le sujet de Philoctèle ou celui d'An-
dromaque. L'histoire de Rome est pleine de traits d'un
héroïsme féroce, et, sans doute, on ne serait pas
embarrassé de découvrir plus d'une convenance entre
les exigences de l'art tragique et les traits essentiels
du génie latin. Cependant la tragédie n'a pas fait for-
tune dans l'antique Italie, et, au contraire, pendant
longtemps, la critique moderne a pu se demander,
rechercher, et même trouver les raisons de cette indif-
férence. De cnusis neglectx a Romanis tragsedix : c'est
le titre d'une dissertation allemande datée de i789; et
cinquante ans plus tard, dans ses /iiudes sur les poêles
latins de la décadence (1834), Désiré Nisard établissait
fort doctement que, « s'il n'y avait pas eu, à propre-
ment parler, de tragédie romaine », c'était d'abord
qu'on n'en connaissait point chez les Romains, et
c'était, en second lieu, qu'il ne pouvait pas y en avoir
eu. Mais un jeune et brillant professeur de l'Uni-
versité de Fribourg, M. Gustave Michaut, dans un
excellent livre sur le Génie latin, s'est inscrit en faux,
tout récemment, contre les conclusions de Nisard, et
s'est efforcé de prouver, non seulement qu'il y avait
eu « une tragédie romaine », mais encore que cette
tragédie, — dont il ne nous reste que des fragments
et des titres de pièces, — si peut-être, si certainement
elle n'avait pas égalé la tragédie grecque, n'était pas
indigne d'être mise ou moins en comparaison avec la
comédie de Piaule et de Tércnce.
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE : LA TRAGÉDIE. 113
Pour l'établir, il a invoqué les noms de Liviiis
Andronicus, de Naevius, d'Ennius, de Pacuvius,
d'Accius; et ce sont, en effet, dans l'histoire de la
littérature latine, des noms considérables. Il a rap-
pelé, fort à propos, de quels applaudissements le
public romain avait accueilli leurs chefs-d'œuvre. Et
il a très bien montré que la tragédie latine, quoique
n'ayant en général traité, comme la comédie, que
des sujets grecs, eût pu les marquer d'une empreinte
originale et nationale. Mais ce qu'il n'a pas prouvé,
c'est que les Ennius ou les Accius eussent en effet
marqué ces sujets de cette empreinte, et je conviens
d'ailleurs qu'en l'absence des textes, il ne lui était
pas facile de le faire. Nous sommes donc fondés à
dire qu'en dépit des titres et des noms qu'on apporte,
« il n'y a pas à proprement parler de tragédie;
romaine ». Les Romains se sont exercés dans la
tragédie, et nous pouvons admettre, si l'on le veut,
qu'ils y aient brillamment réussi, mais il n'y a pas
de tragédie latine. Ou, en d'autres termes encore, on
ne saurait trouver une conception de la tragédie qui
sôit propre à Naevius ou à Pacuvius. La langue seule
de leurs pièces fut latine, tout le reste en était grec.
Ils n'ont été dans la tragédie que les imitateurs de
leurs maîtres. Je crois bien que ni les Allemands,
dans leurs dissertations, ni Désiré Nisard n'ont voulu
dire autre chose.
Ce qui m'engage particulièrement à le croire, c'est
que Nisard Fa dit en songeant à Sénèque, dont il
avait, comme nous, les neuf ou dix tragédies sous les
yeux, et avec l'intention d'expliquer par des raisons
de doctrine le peu de cas qu'il en faisait. Si les uagédies
Brunetière. — Études critiques (7* série). H
174 ÉTUDES CRITIQUES.
de Sénèque, — sa froade, son Tlnjcsle, son Hercule
furieux, son Œdipe, sa Médce, sa Tliébaide, son Aga-
memnon, son Hercule mourant, son Hippolyle (la
dixième est une Octavie), — toutes empruntées de la lé-
gende grecque, ne sont que des déclamations rythmées,
c'est que telle était, nous dit Nisard, la tradition du
génie latin en matière d'art tragique, et je crains, -7-
pour l'honneur ou la gloire des lettres latines, — que
Nisard, tout compté, n'ait raison. Il a seulement trop
déprécié Sénèque, ou du. moins il ne lui a pas tenu
compte de l'influence qu'il devait un jour exercer, et
il n'a pas reconnu les raisons de cette influence.
Sénèque, dans l'histoire de la littérature latine, et
Plutarque, dans l'histoire de la littérature grecque,
sont les deux premiers écrivains que l'on puisse
considérer comme cosmopolites, citoyens du monde
autant que de Cordoue et de Chéronée, voire de
Rome, et, pour cette raison môme, prédestinés à
devenir, dans l'Europe de la Renaissance, les modèles
des Français aussi bien que des Espagnols, et des
Anglais comme des Italiens'.
Mais, avant d'en venir aux temps de la Renais-
sance, faut il essayer de ressaisir au moyen âge
quelque trace de la tragédie? La question revient à
celle de savoir si l'évolution des Mystères fait ou non
partie de l'histoire de la tragédie. Historiquement et
en fait, on peut répondre hordimcut que non. H y a
solution de continuité dans la chaîne des temps. Les
auteurs de nos Mystères n'ont rien hérité des Latins
et des Grecs, de Pacuvius ni de So])liocle, et j'ajoute,
1. Voyez sur ce point : A.-W. Wnnl, A liistory of Englisfi
dramatic Lileralwe; Londres, 2° éd., 18U9.
L'ÉVOLUTION d'un GENRE : LA TIÎAGÉUIE. 175
sans tarder davantage, qu'ils n'ont préparé ni le
drame de Shakspeare, ni la tragédie de Racine. Je
serai moins affirmatif on ce qui regarde le drame
espagnol, et il se pourrait, — je n'ai pas examin('! la
question, — que la tradition des Mystères eût eu sa
part d'innuence dans la conception des aulos sacra-
incnlal's de Calderon et de Lope de Vega. Mais, théo-
riquement, si les Mystères sont nés à l'ombre de
l'autel ; s'ils n'ont d'abord, et même longtemps, été
qu'un prolongement ou presque une fonction du
culte; et enfin, s'ils se sont comme profanés en deve-
nant sur leur déclin la caricature ou la dérision d'eux-
mêmes, on ne saurait nier que la connaissance de
leur évolution, par les nombreux et curieux rappro-
chements qu'elle suggère, ait jeté de nos jours une
vive clarté sur les origines de la tragédie grecque.
C'est toutefois à la condition que l'on ne s'exagère
pas la valeur de ces rapprochements. Si les origines
de nos Mystères et de la tragédie grecque ont ceci de
commun qu'elles sont également « religieuses », on
a vu plus haut que ce.mot de « religion » n'avait pas
tout à fait le môme sens en grec et dans nos langues
de TEurope moderne. Et puis, et surtout, tandis qu'il
est bien vrai que la tragédie grecque, et la comédie
même, se sont primitivement engendrées du dithy-
rambe, et de la célébration des fêtes de Bacchus, il y
a vraiment quelque abus à parler des origines « catho-
liques )) du théâtre moderne '. Les historiens de la lit-
térature grecque nous ont paru trop appuyer sur ce
que la tragédie de Sophocle et d'Euripide aurait con-
1. Voyez Marius Sepet : les Origines calholiques du théâtre
moderne, Paris, liJOl.
176 ÉTUDES CRITIQUES.
serve de « religieux » ; mais, de leur côté, les histo-
riens des Mijatères insistent trop sur les analogies loin-
taines de quelques épisodes de nos Mijstères avec
(juelques pièces de notre théâtre profane. Ici encore,
comme plus haut, il y a solution de continuité dans la
chaîne des temps. Ni on ne peut rattacher l'évolution
des Mystères à l'histoire de la tragédie ancienne, ni on
ne peut rattacher l'histoire de la tragédie moderne à
l'évolution des Mystères. Mais, au contraire, et pour
achever la démonstration, il n'y a rien de plus facile
que de relier l'évolution de la tragédie moderne à
l'évolution de la tragédie grecque.
Le rattachement se fait par l'intermédiaire des deux
écrivains dont nous avons dit deux mots tout à
l'heure : l'auteur des Vies parallèles et Sénèque le tra-
gique. Nous les avons appelés les premiers des cos-
mopolites : un autre nom de leur cosmopolitisme est
celui d'universalité. On peut dire d'eux, en vérité,
mais surtout de leurs œuvres, qu'elles ne sont d'aucun
temps ni d'aucun pays, du moins quand on ne se
pique pas d'en approfondir la nature, et c'est pour
cela qu'en empruntant à Plutarque, bien plutôt
qu'aux tragiques grecs, la matière de sa tragédie,
toute l'Europe de la Renaissance en a imité la forme
de Sénèque. Seulement, et après avoir traduit ou
adapté Sénèque tout entier, tandis que l'Angleterre et
l'Espagne se libéraient de son influence, pour tendre,
de tout l'efïort de leur génie, vers une architecture
plus libre et tout autre du drame, où la poussée ne
s'exerce plus du tout aux mêmes points, l'Italie et la
France la subissaient docilement, et remontaient par
elle, à mesure des progrès de l'érudition, jus(}u'à la
L ÉVOLUTION D'UN GENUE : LA TRAGEDIE. 177
tragédie grecque, dont elles s'appropriaient lentement
ce que l'esprit moderne en pouvait accepter, s'assi-
miler, et transformer en soi.
On pourrait dire de la tragédie italienne ce que
Nisard a dit de la tragédie romaine : elle n'existe pas!
Je trouve à ce propos, dans une intéressante histoire
de la littérature italienne, — la plus « nationaliste »,
la plus passionnée, et, si je ne me trompe, la plus
répandue de toutes, — celle de Luigi Settombrini, les
lignes que voici : (( Le xv" siècle na pas vu naître
moins d'un millier de drames, d'après le calcul d'Al-
laci, et, de 1500 à 1734, Riccoboni n'en a pas compté
moins de cinq mille. On en a tant écrit depuis lors,
que, si l'on en faisait aujourd'hui la somme, on en
trouverait plus du double, et tout cela joint ensemble
n'irait guère à moins d'une vingtaine de mille. On
entend cependant répéter, et par des gens qui le
croient, que les Italiens n'ont pas de drame national,
comme si l'art d'un peuple jjouvait représenter autre
chose que sa vie nationale^.., » Et voilà un argument
dont personne avant le fougueux professeur ne s'était
avisé! « L'art d'un peuple ne peut représenter autre
chose que sa vie nationale; » et donc, pour qu'il y
ait une sculpture américaine, par exemple, ou une
architecture portugaise, il suffira que les squares de
Saint-Louis ou de Bufïalo soient ornés de statues,
comme il suffit qu'à Lisbonne ou à Coimbre, on
n'habite pas en plein air^! Mais nous n'avons après
1. Luigi SeUembrini, Lezioni di Leileratura Ualiana, Naples,
1894, t. II, p. 109, 16= éd.
2. Je ne nie pas qu'il y ait des ■< sculpteurs « américains et des
« architectes >• portugais.
178 ÉrUDES CRITIQUES.
cela qu'à tourner quelques pages el nous lisons ces
mots : « Le xv!" siècle fut sceptique, et c'est pour cette
raison qu'il n'eut point de tragédies, la passion étant
l'àme de la tragédie. La Sophonis/je, la Rosemondc,
l'Orbecche, la Canace ne sont que des exercices de
collège. Et, depuis le xvf siècle, nous n'en avons pas
eu davantage... jusqu'à l'apparition d'Alfîcri, notre
grand tragique' ». C'est précisément ce que nous
voulons dire quand nous disons qu'il n'y a pas plus
de « tragédie italienne » que de « tragédie latine »,
rien de plus, ni de moins. Laissons donc de côté ces
(( milliers de drames », dont il n'y en a presque pas un,
je ne dis pas qui ait franchi les frontières de son pays
d'origine pour devenir vraiment européen, mais
qu'admirent sincèrement les critiques italiens eux-
mêmes. L'influence italienne au xvi'- siècle s'est
exercée en littérature par des humanistes, par des
poètes comiques et satiriques, par des Novellieri sur
tout. Mais la Sophonisbe de ïrissino est peut-être la
seule tragédie dont on puisse ressaisir l'action sur
une littérature étrangère. Et, à vrai dire, il n'y a de
comparable à l'évolution de la tragédie grectiue (|ue
celle de notre tragédie française.
III
On peut la diviser en trois époques, dont la pre-
mière s'étend des origines, que l'on datcgénérahMiicnt
de la Cléopàlre de Jodcllc (lii.'ii) pour la prolonger
1. ScLleiiibrini, t. H, p. 122.
L'ÉVOLUTION d'un GENRE : LA TRAGÉDIE. 179
jusqu'à l'apparition du Cid, en 1636 ou 1637 ; — la
seconde, qui va du Cid jusqu'à la Phèdre de Racine
(1677); — et la troisième, qui s étend de la Phèdre de
Racine jusqu'au triomphe du drame romantique,
entre les années 1827 et 1830*. Je voudrais essayer de
montrer à la fois le lien qui relie ces trois époques
l'une à l'autre, et les dilïérences qui les distinguent.
Ces différences et ce lien consistent en ceci qu'après
s'être constituée, dans sa seconde époque, par l'élimi-
nation successive de tous les éléments qui l'avaient,
dans la première, empêchée d'atteindre sa vraie
nature, selon l'expression d'Aristote, — rov aÙTf|Ç cpûcr'.v,
— la tragédie française, dans la troisième, voit com-
mencer, s'accélérer, et s'achever son déclin par la
réintroduction successive en elle de tout ce qu'elle
avait éliminé.
Imitée de la tragédie de Sénèque, dont les carac-
tères sont pour ainsi codifiés et consacrés en force de
loi dans la Poétique de J.-C. Scaliger (1561), la tra-
gédie française n'est d'abord, comme celle de Sénèque
en latin, qu'un exercice de collège, destinée la lecture
plutôt qu'à la représentation; conçu, par suite, en
dehors ou indépendamment de toute exigence propre
ment scénique; et, par suite aussi, traité, comme
1. La première de ces trois époques a été bien étudiée par
M. Emile Faguet, dans son livre sur la Tragédie française au
XF/' siècle (Paris, 1883); par M. Eugène Rigal, dans son livre
SUT Alexandre Hardy (Paris, 1889), — essentiel pour tout ce qui
touche à l'organisation matérielle du théâtre entre 1580 et 1640;
— et par M. Gustave Lanson, dans son Corneille (Paris, 1898).
On y peut joindre utilement le livre déjà plus ancien de
M. Gaston Bizos : Éltide sur la vie et les œuvres de Jeaji de Mairet
(Paris, 1877), et, en allemand, le livre de A. Ebert : Entwicke-
lungsgeschichte der /'ranzôsischeîi Tragôdie {Golh&, 1856).
180 ÉTUDES CRITIQUES.
d'ailleurs il convenait à des disciples de Ronsard,
selon le mode lyrique. C'est ce que l'on voit très bien
dans les tragédies de Jacques Grévin, de Jean de La
Péruse, des frères de La Taille et surtout dans celles
de Robert Garnier, dans sa Porcie (1o(j8), dans son
Hippohjle, dans ses Juives (1583), son chef-d'œuvre,
où les chœurs tiennent plus de place que l'action, et,
d'une manière générale, où les grandes scènes de
l'histoire, dont le poète sent confusément la force dra-
matique, ne lui servent que d'un prétexte ou d'une
occasion à se procurer des impressions personnelles,
qu'il essaie de communiquer comme telles à ses lec-
teurs. Pareillement encore Antoine de Moncrestien,
dont on a pu dire que les six tragédies, — et la
Marie Shiarl (1600) en particulier, — n'étaient que
des élégies dialoguées. On a d'ailleurs eu tort de voir,
dans cette forme première et comme rudimentaire de
notre tragédie classique, la promesse et comme les
prémices d'une aulrc forme de tragédie'. Mais c'est
bien elle! on la reconnaît, avec sa tendance oratoire
en puissance de son lyrisme, et telle qu'elle pouvait
être, aussi longtemps qu'inspirée des sources anti-
ques, mal connues, et surtout mal classées, elle ne se
proposerait pas de s'éprouver (( aux chandelles ».
C'est avec Alexandre Hardy que cette préoccui)a-
tion commence d'apparaître. (( Comédien de cam
pagne », ainsi qu'on les appelait alors, et « nouveau
ïliespis », — pour ceux qui aiment ces rapproche-
ments, — si celui ci n'a pas composé, prétend on,
moins de cinq ou six cents pièces, dont il ne nous en
1. Vdvp/ sur ce sujet (i. l,.iiis()ii, dans son Corneille,
L'ÉVOLUTION D'UN GKNRE : LA TRAGÉDIE. 181
reste heureusement que trente-quatre, il les a faites
pour être jouées; et, de là, pour lui, la double néces-
sité : premièrement, de faire des pièces qui fussent
efïeclivement (( jouables »; et secondement, et pour
cela, de donner à l'intrigue une qualité d'intérêt
propre à soutenir la curiosité. Le moyen qu'il en, prit
fut de mêler le romanesque au dramatique, et c'est ce
qu'on appelle la tragi-comédie.
La tragi-comédie a entravé pendant plus de trente
ans le développement de la tragédie française, à peu
près comme, dans la nature, les espèces ou les genres
se gênent d'autant plus qu'étant plus voisins, la con-
currence est entre eux plus continuelle et plus âpre.
Qu'est-ce en effet que la tragi-comédie? Ce n'est pas
du tout, dans l'histoire du théâtre français, et comme
son nom semblerait l'indiquer, une composition dra-
matique oîi le tragique et le comique, s'aidant l'un
l'autre, et se faisant valoir par leur contraste môme,
alterneraient pour le divertissement du spectateur. Ce
n'est pas davantage, — en dépit du Cid, auquel Cor-
neille a donné d'abord le titre de tragi-comédie, —
une tragédie qui finirait bien ; dont le dénouement,
au lieu d'être sanglant, serait heureux; et, par
exemple, une Orestie qui se terminerait par des
noces. On approcherait un peu plus de la vérité de sa
définition, si l'on disait qu'elle diffère de la tragédie
par la qualité des personnes; et qu'ainsi, n'y ayant
de tragédie que de palais ou de cour, des aven-
tures privées sont la matière propre de la tragi-
comédie. Mais de-s « aventures privées », ce sont
des aventures qui ne sont pas en quelque sorte
u authentiquées » par l'histoire, du moins au su de
182 ÉTUDES CRITIQUES.
tous, et ce sont des aventures qui n'ont pas d'existence
publique, ni certaine. Ce sont aussi des aventures
dont l'enchaînement n'a rien de nécessaire. Et ce sont
donc encore des aventures que le poète reste maître
d'arranger, de combiner, de compliquer, d'enche-
vêtrer, de développer à son gré. La liberté, c'est son
domaine, et aussi son moyen. Tragique peut-être en
tout le reste, et au besoin non moins sanglante en
ses péripéties, la tragi-comédie nous apparaît, de ce
point de vue, comme une tragédie qui prétendrait se
soustraire aux contraintes ou aux conditions d'où
dépend justement sa grandeur. Elle en serait une
contrefaçon, à moins qu'on ne l'en considère comme
une grossière ébauche. Et c'est ce qui explique entre
les deux formes rivales et adverses la vivacité de
la lutte. Elles ne pouvaient pas coexister; il fallait
que l'une triomphât de l'autre; et tandis qu'ailleurs,
en Espagne ou en Angleterre, la tragi-comédie l'em-
portait, il est bien puéril de regretter que nos Cor-
neille et nos Racine ne soient pas des Shakspeare,
puisque la tragédie française n'est en quelque sorte
née que de la défaite de la irngi-comrdie. A qui profi-
terait-il, et à quoi, que Raphaël ne fût qu'une espèce
de Rembrandt, et Roniljrandt, si je l'ose dire, une
sorte de Raphaël?
Les péripéties du combat sont intéressantes à suivre
dans le théâtre de Jean de Mairet, dans sa Virginie,
dans sa Sophoniabe^ dans son Grand et dernier
Soliman; dans le théâtre de Jean de Rotrou, dans son
Saint-Genest ou dans son Wenceslas; dans les tra-
gédies encore de IMerre du Ryer. Du Ryer, Rotrou,
Mairet, ce sont, comme l'on sait, autant de prédéces-
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE : LA TRAGÉDIE. 183
seurs ou de contemporains de Corneille, et il est vrai
que, de leurs tragédies, les deux plus vantées, le
Saini-Genest et le Wenceslas, datent respectivement
de 1645 et de 1647, neuf et dix ans après le Cid.
Mais elles n'en relèvent pas moins d'une poétique
antérieure à celle de Corneille, et précisément cette
poétique est celle de la tragi-comédie. Ni Mairet, ni
Rotrou, — ni ce Tristan l'Hermite dont on a voulu
récemment faire « un précurseur de Racine ' », — n'ont
connu, je ne dir, pas- les ressources, mais l'objet de
leur art; ils en ont rejeté les contraintes, sans se
douter que ces contraintes, y compris celle des trois
unités, faisaient l'une des conditions de l'impression
tragique; ils ont littéralement « prostitué » l'histoire,
comme Rotrou, dans son Wenceslas, à des inventions
de leur cru, dont elle n'est que le passeport ou l'en-
seigne mensongère. Ou inversement, quand ils ont
prclendu, comme du Ryer, l'imiter de plus près, ils
n'y ont pas su distinguer le dramatique du simple
héroïque, — voyez à cet égard le Scéoole (Mucius Sce-
vola) et demandez-vous ce qu'il y a de dramatique à
étendre sa main au-dessus d'un brasier ardent? — et
ils n'ont abouti qu'à des espèces de chroniques dia-
loguées. Le problème, si l'on ose ainsi dire, était de
fondre ensemble cet instinct de grandeur qui pous-
sait le poète à chercher ses sujets dans les annales
héroïques de l'humanité, avec ce genre d'intérêt qui
consiste, pour une large part, dans l'inattendu de
l'intrigue. C'est Pierre Corneille, avec le Cid, qui y a
réussi le premier.
1. Tristan L'Hermile, sieur du Soiier, par M. N. Bernardin,
Paris, 1895.
184 ÉTUDES CRITIQUES.
Mais, avant d'aborder ccllo seconde période, il est
indispensable de dire quelques mots de ee qui allait
devenir, — en dépit de quelques tentatives para-
doxales ou avortées, — le principal ressort de cette
tragédie : je veux parler de l'emploi des passions de
l'amour.
Car de ces passions la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre;
et, si précisément elles ne jouent dans la tragédie
grecque, même dans celle d'Euripide, qu'un rôle tout
à fait secondaire, la manière un peu dédaigneuse dont
Corneille en a parlé n'empêche pas que, leur étant
lui-même néanmoins redevable de son Cid, de son
Polyeucle et de sa Rodogune, il ne leur doive donc le
meilleur de sa gloire, et notre tragédie classique sa
principale originalité.
Nous ne remonterons pas pour cela jusqu'aux
Itotiians de la Tohle ronde, — quoique d'ailleurs il fût
assez piquant d'y montrer une origine du théâtre
moderne, moins (( catholique », mais bien plus cer-
taine, que celle qu'on lui attribue quand on veut le
rattacher aux Mystères. Il y a certainement plus de
rapports entre une tragédie de Racine et Trislcm et
Jseult qu'entre le Polyeucle de Corneille et un Mystère
du moyen âge. Mais nous nous contenterons de
rappeler qu'entre 1610 et 1650, c'est à-dire dans le
temps même de la lutte la plus vive de la tragédie et
de la tragi-comédie, aucun livre n'a exercé plus
d'influence, une influence plus universelle et plus
profonde, que VAstrée d'Honoré d'Urfé, où, — j'en
copie le titre complet, — par plusieurs histoires et
L'ÉVOLUTION d'un GENRE : LA TRAGÉDIE. 185
SOUS personnes de bergers^ et d'autres, étaient déduits
les divers effets de Vhonnêtc amitié. Or, si l'on n'ignore
pas qu'entre 1610 et 1650, c'est par douzaines que l'on
a tiré de l'Astrée « pastorales » et « tragi comédies »,
on n'a peut être pas assez remarqué que, dans aucun
livre, certainement, les passions de l'amour n'avaient
été mieux analysées, d'une manière à la fois plus
forte en sa langueur, plus fine ou plus subtile, ni
mieux représentées dans leur infinie variété.
Emile Montégut, cependant, en avait averti les
historiens de la littérature. C'est môme la raison du
succès, non seulement national, mais vraiment
européen, du livre d'Honoré d'Urfé; c'est la raison de
la complaisance avec laquelle toute une société sembla
vouloir y conformer ses mœurs; et c'est la raison
aussi de la supériorité qu'il garde, en son vieux
style, tendre et diffus, sur tant de romans qui en
sont depuis lors issus sans le savoir, jusques et y
compris ceux de Mme Sand. On remarquera d'ail-
leurs que la filiation n'est pas douteuse, par la Diana
de Montemayor et les Arcadies, de VAstrée aux
Amadis et des Amadis aux romans de la Table ronde.
Que fallait-il cependant, de romanesques encore que
sont dans VAstrée les peintures des passions de
l'amour, ou parfois même de vraiment dramatiques,
que fallait-il pour les rendre tragiques! \\ fallait s'aper-
cevoir, premièrement, que les passions de l'amour
sont à la fois les plus « générales » et les plus « par-
ticulières » de toutes. Beaucoup de nos semblables
ont vécu sans connaître l'ambition. Il y en a bien
peu qui n'aient connu l'amour; et, de chacun de
ceux qu'il a touchés, un grand amour a comme dégagé
1S6 ÉTUDES CRITIQUES.
ce qui le différencie le plus de ses semblables. Rodrigue
n'aime pas comme Polyeucte, ni Roxane comme Iphi
génie, et c'est précisément dans leur manière d'aimer
que se traduit avec le plus d'évidence la différence de
leurs tempéraments. En second lieu, il fallait s'aper-
cevoir que les passions de l'amour sont de toutes, et
à la fois, les plus « capricieuses » et cependant les
plus u fatales » : « fatales » en leur cours, « capri-
cieuses )) en leur principe. Sait-on jamais pour-,
quoi l'on aime? Et le plus héro'ique effort de la
volonté contre l'amour n'aboutit généralement qu'à
la mort : (( L'amour est fort comme la mort ».
Et, en troisième lieu, il fallait s'apercevoir qu'étant
les plus (( douces » de toutes, les passions de l'amour
sont Dïi même temps les plus « inquiétantes »; je
veux dire celles d'où s'engendrent les agitations les
plus vives, les angoisses les plus cruelles, les haines
aussi, quelquefois, les plus inexpiables, et les cata-
strophes les plus douloureuses. Après cela, pour les
rendre dignes de la tragédie, il n'y avait plus,
l'histoire aidant et la légende, qu'à faire dépendre du
caprice des passions de l'amour les plus grands intérêts
et les plus généraux de l'humanité : « le nez de Çléo-
pâlre, s'il eût été plus court! » C'est ce que Corneille
et Racine ont fait, chacun à sa manière, et il est
possible que leur tragédie ne ressemble que de loin à
la tragédie grecque, mais c'est bien la tragédie, et
nous y retrouvons les éléments constitutifs de
l'impression tragique : horreur et pitié, grandeur et
vinjonce, dignité des personnes, majesté du décor,
falnlilé de l'action, A^^m^sv'.s des dieux ou delà fortune,
Soumission au sujet (conçu, comme toujours, plus
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE : LA TRAGÉDIE. 187
grand, plus important que le poète), leçon de l'his-
toire; et, pour envelopper tout cela, cet air de noblesse
dont on ne contracte l'usage que dans la familiarité
des grands spectacles et des grandes pensées.
Corneille et Racine remplissent à eux seuls la
seconde période de l'histoire de notre tragédie, et, si
l'on s'étonnait qu'elle ait à peine duré cinquante ans.
nous ferons observer qu'il ne s'est guère écoulé plus
de temps entre les débuts d'Eschyle et le déclin
d'Euripide. Aussi bien n'y a-t-il qu'un point de per-
fection dans l'art, comme il n'y en a qu'un de
maturité dans la nature, et on n'a pas plus tôt achevé
l'ascension d'un sommet qu'il faut déjà redescendre la
pente. Nous ne séjournons jamais longtemps sur les
hauts lieux! Encore cette perfection n'est elle pas tou-
jours égale à elle-même, et non seulement il y a une
« évolution » du génie de Corneille, que nous avons
essayé de retracer ailleurs \ comme il y a une évolu-
tion du génie de Racine, mais, de 1636 à 4617, —
c'est-à-dire du CùI à Phèdre, — il y a une histoire
intérieure, une histoire « successive », une lente trans-
formation de la tragédie française ; et peut-être est il
plus utile d'essayer de la caractériser que de recom-
mencer une fois de plus le parallèle de Racine et de
Corneille.
Considérons donc et, si nous le pouvons, remet-
tons-nous ensemble sous les yeux cinq dates et cinq
pièces qui marquent à noîre avis les phases principales
de cette évolution : ce sont le Cid (1636), Polyeucte
(1641), fîodogune (1645), Andromaque (1667), et
1. Voyez Études critu^ues, \° série.
188 ÉTUDES CRITIQUES.
Phèdre (1677). Libre d'ailleurs à chacun de préférer
Rodogune ou d'aimer mieux Andromaquel Nous ne
donnons point ici de rangs, ni ne prétendons exprimer
d'opinion personnelle; nous tâchons seulement de
nous rendre compte en quoi, comment, par lesquels de
leurs caractères, ces chefs-d'œuvre se distinguent
entre eux; et de quel (( mouvement » de leur genre ils
peuvent ainsi nous servir de témoins.
Par le choix du sujet, qui est, selon l'expression du
poète lui-même, « hors de l'ordre commun »; par la
place qu'y tiennent encore les circonstances exté-
rieures, telles que l'arrivée très arbitraire des Maures ;
par la manière dont l'amour s'y exprime, avec la
casuistique disputeuse, raisonneuse, et précieuse de
son temps, plus oratoire que psychologique; et par
la part enfin qu'il semble bien que Corneille lui-
même prenne à la fortune de ses personnages, le Cid
relève encore de la poétique de la tragi comédie.
Polyeucte, en dépit de la condition particulière et
privée des personnages, est déjà plus voisin de la
pure tragédie : il y toucherait même, si le rôle de
Sévère, — ou plutôt la manière assez gauche dont
Sévère se trouve mêlé tout à fait arbitrairement à
l'intrigue, — ne s'écartait un peu de ce « nécessaire »
qui, cependant, d'après Corneille, doit différencier le
(( dramatique » d'avec le « romanesque ».
Mais Rodor/iine, qui est celle de ses œuvres que le
poète mettait au-dessus de toutes les autres, pour des
raisons qu'il a données dans son Examen de la pièce,
est vraiment le modèle, sinon le chef-d'œuvre, — il y
a une nuance, — de la tragédie cornélienne. /iodof/Kue
est vraiment l'apothéose de cette voloulé ([iii ne
l'évolution d'l'N genre: la tragédie. 180
s'efforçait qu'à contre-cœur, dans le Cid, de combattre
l'amour que Rodrigue et Chimène éprouvaient l'un
pour l'autre, et que, môme dans Puhjeucte, on pouvait
soupçonner de n'avoir pas de grands ni de très dou-
loureux combats à soutenir contre la passion. Au
contraire, dans lîodogune, on doit dire qu'elle apparaît
vraiment souveraine, maîtresse des autres comme
elle l'est d'elle même, prête à tout et à la mort même,
plutôt que de se renoncer. A quoi, si Ton ajoute
qu'aucune intervention du dehors ne vient troubler
ici la réaction des données de l'intrigue les unes sur
les autres, et que le drame s'y joue en champ clos, on
comprendra sans doute la prédilection de l'auteur
pour sa Rodogune, et le rang tout à fait éminent
qu'elle occupe dans l'histoire de notre tragédie fran-
çaise.
Andromaque peut le lui disputer, et, en effet, de
bons juges ont pensé que, si Racine, par la suite,
s'était dépassé plus d'une fois, il n'avait jamais mieux
fait, ni « plus fort )) q\i Andromaque . Mais déjà la
fatalité passionnelle s'y montre plus puissante que la
volonté, ou plutôt, et tandis que dans Rodogune la
volonté se faisait l'instrument conscient de la passion,
ici, c'est la passion qui s'efforce à transformer en
actes de sa volonté les impulsions qui la guident vers
son assouvissement.
Il veut tout ce qu'il fait, — et s'il m'épouse, il m'aime :
c'est un vers célèbre (ï Andromaque . Les personnages
de Rodogune « faisaient tout ce qu'ils voulaient » ; les
personnages à' Andromaque, eux, « veulent tout ce
qu'ils font » et, au point de vue des résultats, il se
Bkunetiére. — Etudes criiiques (l'- série"'. 13
190 ÉTUDES CIUTIQUES.
peut que ce soit la même chose; le destin, plus ioH
que Cléopàtre, l'est aussi que Pyrrhus; mais, au point
de vue de la psjxhologie, c'est exactement le contraire.
La volonté l'emportait dans le théâtre de Corneille sur
la fatalité passionnelle ; elle y était réputée d'essence
plus noble; la fatalité passionnelle l'emporte sur la
volonté dans le théâtre de Racine, et elle y devient le
ressort essentiel de l'émotion tragique. Ce qui était
(( tragique » pour Corneille, c'était le spectacle d'une
volonté se brisant contre les circonstances ; et ce qui
l'est pour Racine, c'est le spectacle d'une volonté
empêchée d'être par la passion.
Avec un peu d'indécision encore, et de flottement,
n'est-ce pas là tout Bajdzel, mais surtout n'est-ce pas
là toute Phèdre? L'évolution est accomplie. Qua data
porta ruunt! Il n'y a plus dans Phèdre, selon le mot
d'un vieil auteur, qu' « un cas humain représenté au
vif )), choisi par le poète à cause de ce qu'il a d' « ex-
traordinaire )), quoiqu'en un autre sens que l'en-
tendait Corneille; toute l'action s'y subordonne à ce
que l'on pourrait appeler « Tanatomie » de ce cas; et,
à la faveur de ce déplacement de l'équilibre des par-
tics, voici que rentre dans la notion de la tragédie
tout ce que pour la constituer on en avait éliminé
d'exceptionnel, de contingent, et de romanesque.
11 est vrai que, bien plus encore que l'exemple de
Racine, dans le môme temps et dans le même sens,
un autre exemple a contribué à la déformation de
l'idéal tragique : c'est celui de Philippe Quinault,
avec ses Opéras,
Etions CCS lieux communs do morale lubrique,
Que Lulli réchauiïait des suns do sa musique.
l'évolution d'un genre : la tragédie. 191
Il ne faut pas mépriser les Opéras de Quinault, et je
crains que nos historiens de la littérature ne les aient
trop négligés. Ils ont une valeur littéraire certaine,
mais ils ont surtout une valeur historique; et on
aurait peine à comprendre sans eux comment la tra-
gédie de Racine est devenue si promptement la tra-
gédie de Campistron, de Longepierre, de Crébillon et
de Voltaire.
Grâce, en effet, à la nouveauté de l'alliance de la
musique et de la poésie, — et aussi grâce aux décors
— l'opéra, qui d'ailleurs traitait à ses débuts les
mêmes sujets que la tragédie, a plus que balancé, à
dater de 1675 ou 1680, la popularité de la tragédie.
La forme, moins sévère et plus insinuante, en était
accessible à un public plus nombreux; on y goûtait
un plaisir plus vif; l'intelligence et surtout la jouis-
sance en exigeaient moins d'application. J'ai fait
observer quelque part que, tandis qjc pour rendre la
force des passions de l'amour les comparaisons de
Racine étaient tirées du « feu », celles de Quinault le
sont généralement de l' « eau » :
Notre hymen ne déplaît qu'à votre cœur volage,
Répondez-moi de vous, je vous réponds des dieux.
Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se ferait vers sa source une route nouvelle
Plus tôt qu'on ne verrait votre cœur dégagé;
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
C'est le même penchant qui toujours les entraine.
Leur cours ne change point, et vous avez changé.
Ce caractère « fluide » de la poésie de Quinault ex-
prime assez bien la nature de la transformation dont
nous nous efforçons de donner une idée. De la ira-
192 ÉTUDES CRIT.IQUES.
gédie de Racine à l'opéra de Quinault, on pourrait
croire, en apparence, que rien ou presque rien n'a
cliangé, mais les contours de tout se sont comme
adoucis, atténués, effacés, et la substance du drame
dissipée dans l'inconsistance de la forme. C'est ainsi
que d'une passion tragique, l'amour, par exemple,
est devenu désormais on ne saurait dire quoi de banal
ou de quelconque, une galanterie fade, « qui n'a point
de saveur particulière », partout et toujours identique
à soi même, en tout sujet comme en tout personnage,
en tout sexe, en tout âge, et dont les moindres mou-
vements sont réglés par un code ou plutôt par une éti-
quette dont il ne se départira plus, tout un siècle durant,
sans se faire accuser de prétention et de bizarrerie.
On entrevoit les conséquences de cette seule trans-
formation. Elles vont maintenant se développer pen-
dant la troisième période, et vainement, par tous les
moyens, s'effor::ra-t-on de rendre un peu de vie, je
ne veux pas dire au cadavre, mais au fantôme de la
tragédie ! ce sont ces moyens mêmes, dont le choix
ne sera dicté par aucune exigence d'art, mais par le
seul besoin
D'inventer du nouveau, n'en fùt-il plus au monde!
qui vont achever sa ruine. Il y a mieux, ou pis
encore! et chaque pas qu'on va faire, cent ans durant,
vers la décadence, on le prendra pour un progrès.
L** seul qui ail vu clair, c'est le sévère Boileau,
qaand on lui demandait ce qu'il pensait d' A liée et
Tliyesle (1704) à moins que ce ne soit de RIik lamisle
et Zcnobie (1708) et qu'il répondait durement : « En
vérité, les Pradon et les Coras, dont nous nous
L'ÉVOLUTION D'UN GENRE : LA TKAGÉDIE. 193
sommes si fort moqués au temps de ma jeunesse,
étaient des aigles auprès de ces gens-là. »
Nous ne préférons aujourd'hui Crébillon à Pradon
- que comme on préfère un genre de supplice à un autre;
et encore, Crébillon m'est-il personnellement plus
odieux de tout ce qu'qn a fait, en notre siècle même,
pour essayer de lui conserver un reste de réputation.
Ses tragédies, — qui faisaient entrer le président de
Montesquieu « dans les transports des Bacchantes », —
ne sont, avec leur complication d'intrigue, et avec les
méprises, les surprises, et les reconnaissances qui en
forment les ressorts habituels, ne sont, de leur vrai
nom, et avant l'invention de la chose, que de vulgaires
mélodrames. Ou, si l'on veut encore, et, avec une affec-
tation de grandeur qui n'aboutit qu'à l'enflure, comme
leur étalage de force n'aboutit qu'à l'horreur inutile,
elles nous rappellent la tragi-comédie de Rotrou, le
Wenceslns ou le Saint-Genest. Certes, on sent bien
que Corneille et Racine ont passé par là : Crébillon
les imite ou les copie sans vergogne. C'est son métier
de faire des pièces comme un autre ferait des pen-
dules. Mais relisons là-dessus Wenceslas ou Saint-
Genest; c'est ici la même confusion du dramatique
et du ramanesque-, ce sont les mêmes inventions;
c'est la même incuriosité de tout ce qui s'appelle
des noms de style, de psychologie, et de vérité
dans l'art. La tragédie est ramenée par les œuvres
de ce bonhomme, comme qui dirait à ses premiers
débuts; et, non seulement, de ses illustres prédé-
cesseurs, il n'a pas retenu les leçons, mais s'il les
avait systématiquement dédaignées, on ne voit pas
en quoi ses prétendues tragédies différeraient d'elles-
194 ETUDES CRITIQUES.
mêmes. Le style en serait-il plus archaïque peut-
être?
Les tragédies de Voltaire, qui lui succède, son
Œdipe (1718), sa Zaïre (1732), son Ahire (1736), son
J/a/^omei (1741), saMérope (1743), sa SémiraDiis (1748),
son Orphelin de la C/ime" (1755), son Tancrède (1760),
ne sont guère moins romanesques que celles de Crc-
billon, et elles ne sont pas assurément plus lyriques,
mais les meilleures, ou les moins mauvaises, en sont
gâtées par les leçons de toute nature que le philosophe
y mêle. Il faut cependant avouer que beaucoup des
qualités qui sont celles d'un « dramaturge », — d'un
Scribe ou d'un Dumas père, — Voltaire les a eues ; et
notamment le goût ou la passion de son art'. Sa
sensibilité, très mobile, très diverse, mais réelle, et
plus profonde ou moins superficielle qu'on ne le croit
d'ordinaire, — nous dirions aujourd'hui plus impul
sivc, — l'a bien servi dans Zaïre, dans Alzire, dans
i Orphelin de la Chine ^ dans Tancrède. Tous les
moyens que le désir de plaire à ses contemporains et
de s'en faire applaudir peut suggérer à un habile
homme, il les a tour à tour employés ou affectés au
renouvellement de la tragédie. Il a essayé, timide-
ment, subrepticement, mais le premier pourtant,
d'acclimater Shakspeare en France. Il est sorti du
cercle magique où l'imitation de la Grèce et de Rome
avait comme emprisonné cent ans nos auteurs dra-
matiques, et il est allé ciiercher des sujets jus(|u'en
Chine. Étant l'auteur de la J/enriade, il a cru se
1. Voyez Alexandre Vinet, Littérature française au XVIII' siècle;
Emile Desclianel, le Théâtre de Voltaire, Paris, 1886; H. Lion,
/es Tragédies de Voltaire, Paris, 18'JG.
L'ÉVOLUTION d'un GENRE : LA TRAGÉDIE. 195
devoir à lui même de traiter des motifs plus ou moins
(( nationaux ». Il a d'ailleurs fait école en tout, et sans
lui, sans son exemple, nous n'aurions ni le Siège de
Calais (1765) de De Belloy, ni la Veuve du Malabar
(1770) de Lemierre, ni les adaptations un peu caricatu-
rales que le bon Ducis a faites de Shakspeare à la scène
française. Mais nous nous en passerions! Et ce qu'il
n'a pas vu, c'est que ces « innovations » n'en étaient
point, et qu'avant Racine, avant Corneille, on avait
essayé de tout ce qu'il proposait après eux. C'était de
parti pris et de propos délibéré que l'on avait écarté
les sujets « nationaux » et « modernes », turcs et
chinois, anglais et espagnols, comme ne rendant
pas à la scène les effets que Ton demandait à la tra-
gédie. Mais surtout ce qu'il n'a pas su, c'est l'art de
s'aliéner de lui-même, de laisser, pour ainsi parler,
ses sujets vivre et marcher devant lui, « s'objectiver »,
se développer d'eux-mêmes selon leur constitution.
Rien de moins organique, et, par conséquent, rien
de plus composite que ses tragédies. Est-ce peut-être
l'unique ressemblance qu'elles aient avec la tragi-
comédie du commencement du xvii'= siècle? En tout
cas, c'en est une; et par là encore la tragédie finis-
sante se trouve ramenée presque à ses origines.
N'est-ce pas comme si l'on disait que l'esprit de Vol-
taire, le goût du théâtre, la complicité de l'opinion
publique, le talent des acteurs — celui d'un Lekain
ou celui d'une Clairon — rien de tout cela ne pouvait
prévaloir contre l'épuisement du genre? et Voltaire
lui-même l'a constaté mélancoliquement, dans une
page bien connue de son Siècle de Louis XIV :
« Quiconque approfondit la théorie des arts pure-
196 ÉTUDES CRITIQUES.
ment de génie doit savoir, s"il a quelque génie lui-
même, que... CCS grands traits naturels qui appar-
tiennent à ces arts, et qui conviennent à la nation
pour laquelle on travaille, les sujets et les embellisse-
ments propres aux sujets ont des bornes bien plus
resserrées qu'on ne pense... Il ne faut pas croire que
les grandes passions tragiques et les grands senti-
ments puissent se varier à l'infini d'une manière
neuve et frappante. Tout a ses bornes... On est réduit
à imiter ou à s'égarer. Un nombre suffisant de fables
étant composé par un La Fontaine, tout ce qu'on y
ajoute rentre dans la même morale, et presque dans
les mêmes aventures. Ainsi donc le génie n'a qu'un
siècle, après quoi il faut qu'il dégénère. » Après l'évo-
lution de la tragédie grecque, c'est ce que tend à
prouver l'évolution de la tragédie française.
Par malheur, c'est justement ce que les contempo-
rains de ces sortes de « dégénérescences » ne veulent
pas croire, et encore bien moins ceux qui en sont
comme les ouvriers. La tragédie française n'a pas
mis beaucoup moins de cent vingt-cinq ans à mourir,
et l'exemple de Voltaire n'a découragé personne. Ses
succès, — car il a réussi, et ni Racine ni Corneille
n'ont été plus applaudis que lui, — ses succès donc
ont engendré La Harpe, et les succès de La Harpe ont
engendré Lemercier. On a continué de faire des tra-
gédies parce qu'on en avait fait; parce que le plaisir
de l'émotion dramatique était devenu comme un élé-
ment delà vie nationale, ou du moins parisienne;
parce qu'indépendamment de tout souci d'art, on
aura toujours vingt excellentes raisons, surtout en
France, et h Paris, d'entretenir des théâtres. La
l'évolution d'un genre : la tragédie. 197
duperie est de croire que le tliéâtre soit nécessaire-
ment de « la littérature » ou de « l'art, et que Demjs le
Tt/mn ou les Bannécides, parce que leurs auteurs les
ont appelés du nom de « tragédies », aient quoi que
ce soit de commun avec Andromague ou Pohjeucle.
Ce n'en sont même plus des contrefaçons, mais
Gn ne sait quoi d'informe et qui n'a pas de nom,
des aventures inutiles et des événements quelconques,
des gens qui se démènent pour faire valoir leur « beau
physique », un vain bruit de paroles, et sous tout
cela, rien de « vécu » ni de (( senti », ni de « pensé »,
ni par conséquent de sincère! Ainsi finit la tragédie,
dans l'impuissance et dans le ridicule, avec le
Charles IX de Chénicr, avec le Christophe Colomb de
Népomucène Lemercicr, avec le Tippoo Saïb de M. de
Jouy; — et ici pourrait s'en arrêter l'histoire, si les
Itahens n'y réclamaient une place pour l'œuvre et
pour le nom de Vittorio Alfieri.
Je n'ose en vérité ni la lui donner, ni la lui refuser :
ni la lui refuser, quand je vois la place que tiennent
ses tragédies dans les histoires de la littérature ita-
lienne; ni la lui donner, quand j'entends dire de lui
pour le louer : « qu'aucun auteur tragique n'a sans
doute jamais eu tant d'importance politique ni n'a
plus fait pour réveiller le sentiment natiiDnal. * » La
critique italienne au xix' siècle a fait en général œuvre
de patriotisme- plutôt que de littérature, et, pour ce
motif, on ne peut jamais se fier entièrement à elle.
11 faudrait maintenant étudier Alfieri de plus près.
1. Settembrini, Lezioni, t. III, f*. 213.
198 ÉTUDES CRITIQUES.
Mais, en altendant, ce que nous pouvons dire, c'est
qu'aucune de ses tragédies n'a conquis dans l'histoire
de la littérature européenne un rang qui légalo aux
tragédies de Racine ou de Corneille, et à plus forte
raison de Sophocle ou d'Eschyle. On nous permettra
donc de ne pas insister davantage.
A plus forte raison ne rappellerons-nous que pour
mémoire, comme l'on dit, les tentatives plus ou
moins heureuses que l'on a faites au xix*^ siècle, en
France, et depuis le romantisme, pour rendre à la
tragédie quelque chose de son antique splendeur éva-
nouie. On conte ce mot de l'auteur de Louis .Yf, des
Vêpres siciliennes, et des Enfants (V Edouard : a Ce
n'est pas bon, disait Casimir Delavigne, en parlant
de Marion Delorme ou du Roi s amuse, ce que fait ce
diable d'Hugo, mais cela empêche de trouver bon ce
que je fais. » Il avait raison. Quoi que l'on pense du
drame romantique, — et, sans y regarder aujourd'Iiui
de plus près, j'entends ce drame dont on peut dire
qu'il procède plutôt de la poétique de Shakspcare, si
mal que d'ailleurs on l'ait souvent comprise, — le
drame des Dumas et des Hugo, qui n'a ni égalé, ni
remplacé la tragédie, nous en a depuis tantôt cent
ans comme enlevé le sens. Une preuve en est que Ton
ait pu parler sérieusement du « romantisme des clas-
siques ». Comme si les deux mots, tians l'histoire et
dans l'art, n'exprimaient pas précisément des con-
ceptions oppo.sées, adverses, et contradictoires de
l'art et de la vie! Quoi d'étounant, en ces conditions,
qu'aux environs de 1843, dans une atmosphère sur-
saturée, pour ainsi dire, de romantisme, la tentative
d'un l*()iis;u(l n'ait pu linalcmcnt (pTavortor. Ni
l'évolution d'un genre : la tragédie. 199
Lucrèce, en effet, ni Charlotte Corday, ni le Lion
amoureux ne sont des tragédies, mais tout au plus
des tragi-comédies, qui valent ce qu'elles valent, cest-
à dire assez peu de chose, et François Ponsard a pu
d'ailleurs avoir toutes sortes de mérites, excepté celui
de comprendre la nature du « genre » qu'il prétendait
ressusciter.
Concluons donc que le monde n'a connu, dans
l'histoire entière de la littérature, que deux formes de
tragédie : la grecque et la française, de même qu'il
na connu que deux formes de drame : l'anglais et
l'espagnol, celui de Shakspeare et celui de Calderon,
dont le drame allemand, comme notre drame roman-
tique, ne sont proprement que des transcriptions,
dans leurs meilleures œuvres, et, dans les autres, des
défigurations. Il resterait maintenant à examiner les
rapports du drame et de la tragédie et à faire la com-
paraison de la tragédie française avec la grecque.
Mais la première de ces questions n'exigerait pas
moins d'un autre chapitre, et, pour la seconde, elle
sortirait du plan tout historique où nous avons voulu
nous enfermer pour parler de la tragédie. Si instruc-
tive que puisse cire une telle comparaison, elle éclai-
rerait moins l'histoire de la tragédie que celle du
génie grec ou du génie français. On ajoutera que, tout
en tenant compte, et nous l'avons fait, des origines
antiques de la tragédie française, il importe à l'idée
qu'on s'en forme de ne pas recommencer à perpé-
tuité la dissertation de Schlegel sur la Phèdre d'Euri-
pide et celle de Racine; et c'est un singulier moyen
de goûter Racine et Corneille que de ne les goûter,
si je puis ainsi dire, qw'en fonction de la tragédie
200 ÉTUDES CRITIQUES.
grecque. Tout imitée quelle soit en apparence de la
tragédie grecque, et toute pleine de réminiscences
d'Euripide ou d'Eschyle, la tragédie française en
a-t elle donc été moins « française », moins « natio-
nale », et à ce titre moins « originale »? C'est tout ce
qu'il était intéressant de savoir. Nous avons dit, à
cet égard, quelle était l'opinion de la critique univer-
selle. La tragédie française, dans l'histoire de la litté-
rature européenne, est une création propre du génie
français ; il n'y a pas de noms, daits nos annales lit-
téraires, qui soient au-dessus de ceux de Racine et
de Corneille ; liodogunc et Polyeucte, Andromaque et
Phèdre sont marquées du signe des œuvres destinées
à l'éternité; et si jamais — ce que Dieu ne veuille! —
la littérature française devait subir, par l'injure des
hommes ou du temps, la mutilation que la romaine
et la grecque ont subie, il suffirait encore que notre
tragédie y eût échappé pour porter, devant une huma-'
nité nouvelle, un témoignage impérissable de ce qu'il
y eut déplus noble, de plus héroïque, et do ])liis rare
dans le génie français.
1"' novembre l'JUl.
L'EVOLUTION D'UN POETE
VICTOR HUGO
En dehors de ton le opinion et môme de toute
impression personnelles, comme si je ne connaissais
rien de l'homme qu'il fut, ni de son histoire, ni de
celle de son temps, et quà la manière du naturaliste
ou du physicien, je n'eusse jamais vu dans son œuvre
qu'un « phénomène » à définir ou à caractériser, je
voudrais retracer, très brièvement, dans ces quelques
pages, (( l'évolution littéraire de Victor Hugo ».
« Oratoire » donc, à ses premiers débuts, dans ses
Odes et Ballades, purement oratoire, avec des rimes
au bout des lignes inégales, et apparenté de plus près
à celui d'un rhéteur que d'un poète, le génie de
Victor Hugo est devenu promptement « lyrique » sous
l'inspiration des circonstances, et l'est demeuré, prin-
cipalement ou exclusivement, jusque dans les pre-
miers drames et ses premiers romans. Hernani n'est
qu'un duo d'amour; et, de quelque façon que l'on
définisse le « lyrisme », s'il y a sans doute un roman
lyrique» c'est Notre-Dame de Paris. Pareillement, les
202 ÉTUDES CRITIQUES.
Oi^ientales (1829), les Feuilles d'Automne (1831), les
Chants du Crépuscule {ISS6), les Voix intérieures {18Z1) ,
les Rayons et les Ombres (1840), le premier volume des
Contemplations, sont encore des recueils purement
lyriques. Ils le sont, si le lyrisme consiste, pour une
part, dans l'expression, dans l'expansion, dans l'éta-
lage de la personnalité du poète; — ils ne le sont pas
moins, si le lyrisme consiste, pour une autre part,
comme le croyait Gœthe, à s'inspirer de la circons-
tance, afin d'en dégager ce que 1' « actualité » contient
souvent de poésie latente; — ils le sont encore, et ils
le sont surtout, si nous remontons jusqu'aux origines
mêmes du lyrisme, et que, conformément à l'étymo-
logiedu mot, nous le définissions comme l'alliance ou
l'intime union de la poésie et de la musique.
J'insiste un peu sur ce dernier point.
Sainte-Beuve a écrit, dans une page malheureuse
de ses Nouveaux Lundis : « 'L'Ode n'a plus aujour-
d'hui de destination, d'occasion présente, de point
d'appui dans la société. Née pour être chantée, si bien
que son nom est sijnonyme de chant, elle n'est plus
qu'imnrimée. Le poète qui se consacre à l'Ode est un
chanteur qui consent à se passer d'auditoire actuel et
d'amphithéâtre : VOde est une pièce qui n'a plus de
représentation pratique.... » On voit par ces lignes,
datées de 1859, que le temps n'avait pas adouci
les rancunes lointaines du critique, ni les regrets
inapaisés du « poète mort jeune »; et, à ral)ri de la
théorie de ïOde grecque et du nom vénéré de Pindare,
qu'il invoque dans les lignes qui précèdent, Sainte-
Beuve n'a fait là qu'épancher sa bile. Mais ne saurait-
on chanter qu'en « chœur » ou dans l'amphithéâtre?
L'ÉVOLUTION d'un POÈTE : VICTOR HUGO. 203
et, s'il faut qu'après trois mille ans le nom de l'Ode
soit toujours « synonyme de chant », n'y a-t-il donc
pas des chants intérieurs? C'est ce que Sainte-Beuve
avait oublié. Les genres « évoluent », comme aussi
bien toute chose en ce monde, et on ne meurt pas
d'avoir évolué, puisque au contraire on en vit. Si
l'Ode grecque était une chose, et que l'Ode moderne
en fût une autre, nous ne devrions pas éprouver
plus de scrupules à nommer du même nom les
Pythiques et les Orientales, que nous n'en éprou
vons couramment à nommer du nom de Roman des
œuvres aussi différentes entre elles que Flore et Blan-
chefleur, d'une part, et, de l'autre, Madame Bovanj.
Mais ce qu'il faut dire ici de plus, c'est que, « si le
nom d'Ode est synonyme de chant », la poésie d'Hugo
est (( chantante » de la profondeur de son inspiration ;
et, à notre tour, nous prenons ce mot d'inspiration
dans son sens étymologique. Elle est « lyrique » de la
liberté, de la souplesse, de la variété de son mouve-
ment; et on sait que le mouvement est l'élément spé-
cifique du beau musical. Elle est « musicale » de
l'ampleur, de la richesse, de la diversité de son
orchestration ; et j'entends par là les harmonies qui
amplifient, qui diversifient, qui soutiennent, qui
renforcent, qui élargissent jusqu'à l'infini le thème
initial du chant intérieur. On en trouvera un admi-
rable exemple dans une des plus belles pièce des Con-
templations, intitulée Les Mages :
Pourquoi donc faites-vous des prêtres,
Quand vous en avez parmi vous...
Dégageons-nous ici de nos habitudes purement
204 ÉTUDES CRITIQUES.
françaises, qui sont de confondre volontiers l'esthé-
tique du vers avec celle de la prose. Carlyle a dit, en
parlant de l'auteur de la Divine Comédie : « La signi-
fication de Chant, va loin et profondément. Qui est-ce
qui, en mots logiques, exprimera l'effet que la
musi(]ue produit sur nous? Une sorte d'inarticulée et
insondable parole, qui nous amène au bord Je l'Infini,
et nous y laisse quelques moments plonger le regard. »
Voici quelques vers des Mages qui pourraient presque
passer pour une traduction de ces lignes de Carlyle :
Nous vivons, debout à l'entrée
De la mort, gouiïre illimité,
Nus, tremblans, la chair pénétrée
Du frisson de l'énormité;
Nos morts sont dans cette marée,
Nous entendons, foule égarée.
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d'àmes
Sous la falaise du tombeau...
Mais, à vrai dire, — s'il nous était permis ici de
multiplier les exemples, — il n'y a presque pas un
des effets que notre sensibilité demande à la musique,
dont nous ne rencontrions l'équivalent ou l'analogue
dans l'œuvre de Victor Hugo. C'est en cela surtout
qu'il est lyrique. Et, à Dieu ne plaise que nous médi-
sions de Pindare! mais VOde moderne, en tant que
(( synonyme de chant », n'a rien à envier à VOde
grecque, et si l'on veut d'ailleurs, avec Sainte-Beuve,
que ce soit une espèce de miracle, c'est donc Victor
Hugo qui l'aura réalisé.
Elle n'a rien non plus à lui envier pour la spliMideur
des images, mais rapporterons-nous au génie lyrique
d'Hugo l'intensité de sa vision pittoresque :
L'ÉVOLUTION d'un POÈTE : VICTOR HUGO. 205
On entendait gémir le semoun meurtrier
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles.
Les obélisques gris s'élançaient d'un seul jet,
Gomme une peau de tigre au couchant s'allongeait
Le Nil jaune, tacheté d'îles.
OU encore : -» .
La morne Palenquè gît dans les marais verts.
A peine entre ses blocs, d'herbe haute couverts,
Entend-on le lézard qui bouge.
Ses murs sont obstrués d'arbres au fruit vermeil
Où volent, tout moirés par l'ombre et le soleil
De beaux oiseaux de cuivre rouge?
Ce que l'es tableaux de ce genre, qui abondent, on
le sait, dès l'époque des Orientales, dans l'œuvre de
Victor Hugo, ont de plus remarquable, ce n'est pas, on
le sait aussi, d'être «ressemblants». S'ils l'étaient, ce
serait une rencontre, un effet surprenant du hasard.
Exceptons-en quelque croquis d'Espagne : de la plu-
part de ces tableaux, Victor Hugo n'a Jamais vu les
originaux. Ses paysages, comme ses chants, lui sont
« intérieurs »; ils s'évoquent pour lui du fond de son
imagination ébranlée par ces noms d'Egypte ou
d'Assyrie, d'Amérique, et c'est-à-dire, si l'on le veut,
qu'en tant que « personnelles », ses descriptions
demeurent bien « lyriques » à ce titre.
Mais on ne dessine qu'avec des hgnes, on ne peint
qu'avec des couleurs, ou des valeurs, et le paysage
intérieur ne naît à la réalité qu'en s'extériorisant. La
personnalité d'Hugo tend donc ainsi à se dégager
d'elle-même. Elle use ici, pour s'exprimer, de moyens
qui ne sont pas précisément d'elle, qu'elle ne tire pas
de son fond, qu'elle emprunte au dehors. En se mani-
festant, elle se limite; elle « s'oppose » en se posant;
Brunetière. — Études critiques 7 série . i-i
206 ÉTUDES CRITIQUES.
elle s'objective en se projetant. Le génie du poète,
jusqu'alors purement lyrique, change de nature, et,
comme enfin personne de nous ne saurait éternelle-
ment se nourrir de sa propre substance, voici que, de
(( lyrique », et par l'intermédiaire de la couleur locale,
il s'efforce à devenir « dramatique ».
Je dis : qu'il « s'y efforce » ; et, en effet, avant d'être
autre chose, le théâtre de Victor Hugo est l'œuvre ou
la créature de sa volonté. Parce qu'en Franco, depuis
le Cid, c'est le théâtre qui est en possession de
donner la popularité ; parce que les batailles littéraires,
depuis les Précieuses ridicules, ne se gagnent, ou ne
se perdent, qu'au théâtre; et parce qu'enfin, pour ces
raisons et d'autres encore, le romantisme, aux envi-
rons de 1827, c'était avant tout l'insurrection contre
la tragédie classique, Victor Hugo a donc fait du
théâtre. Mais, après en avoir fait quinze ans, de 1827
à 1843, de la Préface de Cromivell aux Burgravcs, il a
cessé tout d'un coup d'en faire, et, quarante ans
durant, de 1843 à 1885, il s'en est entièrement désin-
téressé. C'est ce qui est sans exemple dans l'histoire
de l'art dramatique! Un auteur dramatique l'est
ordinairement. — et obstinément, — jusqu'à son
dernier jour, que d'ailleurs il ait nom Eugène Scribe
ou So[)liocle! Et on donnera de ce désintéressement
d'Hugo les explications ou les motifs que l'on voudra.
Mais il n'y a qu'un mot qui serve : Hugo n'avait pas
le (( don » du théâtre; il s'en doutait; et la consé-
quence en est que, ce qu'il y a de plus intéressant
dans son œuvre dramatique, de vraiment rare et sin-
gnlior, c'est le condjat que le lyrique y livre, en
i|iir|iiiir surte contre lui-même, pour s'cmpaier et se
l'évolution d'un poète : VICTOII HUGO. 207
rendre maître des moyens d'un art qui n'était pas le
sien.
Allons plus loin, et disons que, si le théâtre en
général n'est autre chose que le lieu du déploiement
de l'humaine volonté, s'attaquant aux ohstacles que
le destin, la fortune ou les circonstances lui opposent,
rien n'est plus dramatique, dans le théâtre de Victor
Hugo, que ce long effort du poète pour se « déperson-
naliser ». Tous les moyens lui en sont bons, et il les
emploie tour à tour. Son imagination a simprègne
delà couleur des temps », et de Londres à Saragosse,
de Paris à Ferrare, de Madrid aux bords du Rhin,
pour en imprégner la nôtre, il fatigue à son service
l'art du décorateur et celui du costumier... Les res-
sorts du mélodrame s'enchevêtrent dans ses combi-
naisons aux (( ficelles » du vaudeville, et quand ce
n'est pas Alexandre Dumas, son rival du boulevard*
c'est Scudéri, c'est Scarron qu'il imite. Rien ne res-
semble tant à dom Japhet d'Arménie que le quatrième
acte de Ruy Blas.... Et encore, l'intérêt qu'il sent bien
que nous ne saurions prendre à l'invraisemblance des
situations qu'il nous présente, il essaie de le mettre
dans l'appel que ses personnages adressent aux pas-
sions révolutionnaires.... Inutiles efforts! dans le
décor de Lucrèce Borgia ou de Marie Tudor, sous le
masque ou par la bouche de Didier, de Triboulet, de
Ruy Blas ou de Job, c'est lui, toujours lui, lui partout
qui reparaît, et les élégies que soupirent doua Sol dans
Hernani ou Regina dans les Burgraves ne seraient
pas déplacées dans ses recueils lyriques. Mais préci-
sément, de tant d'efforts qullfait et que nous suivons
d'acte en acte avec moins d'émotion, il est vrai, que
208 ÉTUDES CRITIQUES.
de curiosité, son drame s'anime, il s'échauffe, il se
meut, et, quand le vers est là pour achever de le sou-
tenir, l'illusion dramatique opère. Une volonté se
déploie, dont nous subissons le pouvoir, mais c'est
celle du poète. Si ses personnages ne sont, comme le
dit Hernani de lui-même, que des « forces qui vont »,
il en est une, lui, Victor Hugo, qui nous entraîne
avec elle vers le dénouement de son drame. Et non
seulement, ainsi que nous le disions, cest ce qu'il y a
de plus dramatique dans le théâtre de Victor Hugo,
mais nous pouvons maintenant le dire, c'est ce qu'on
y doit voir d'uniquement dramatique. Car, s'il a d'ail-
leurs le sentiment de la diversité des époques, — et,
en dépit de quelques chicanes, c'est ce qu'on montre-
rait aisément dans ses drames \ — la « couleur
locale » n'a rien en soi de proprement ou d'essentiel-
lement dramatique, et on en pourrait dire autant de
la force ou de la grandeur des situations. Les I>nr-
gravcs en serviraient au besoin de preuve, qui sont, à
la lecture, l'un des meilleurs drames d'Hugo, mais
non pas, j'en ai peur, à la représentation! et ce point
décide tout.
Que s'cst-il donc passé, de 1838 à 1843, je ne dis pas
dans la vie du poète, mais au dedans de lui, et, pout
ainsi parler, dans les profondeurs inconscientes de
son génie? Je crois qu'il a senti qu'il faisait fausse
l'oute en s'obstinantà poursuivre le succès du théâtre.
1. J'ai plusieurs l'ois insisté, — et nolauunontcn rendant coniple
autrefois du Victoi' Hurjo de M. Edmond JJiré, — sur les rap-
])orls du sujet de Ruy Blas avec riiistoirc auUicnlir|ue de don
Fernan de Vaienzuela. Il y a aussi l'aventure d'un certain Albe-
runi...
L'ÉVOLUTION d'un POÈTE : VICTOR HUGO. 209
Mais, si le passage est toujours difficile du « lyrique »
au « dramatique », il l'est moins de l'ode à l'épopée,
et Hugo s'en est rendu compte, et c'est pourquoi, de
leur vrai nom, les Burgraves sont du drame « épique ».
« Poser devant tous et rendre visible à la foule cette
grande échelle morale de la dégradation des races qui
devrait être éternellement l'exemple vivant dressé aux
yeux de tous les hommes », — l'idée maîtresse des Bur-
graves, telle que Victor Hugo la développe dans sa pré-
face, était contradictoire à la notion même du théâtre.
Job, « burgrave de Heppenhefï », Magnus, fils de Job,
Hatto, fils' de Magnus, et Gorlois, fils de Hatto, on ne
figure pas aisément quatre générations d'hommes à la
scène. On ne les engage pas aisément, quelque liberté
qu'on se donne quant au temps et quant aux lieux,
dans une action commune. Mais ce qui n'est pas facile
à « figurer » sur la scène l'est à « exposer » dans le
temps. La chronologie, dont le théâtre n'a jamais
accepté la contrainte, est le support ou la matière
même de l'histoire. Ce qui s'engendre et ce qui sort
l'un de l'autre, successivement, voilà proprement
son domaine. « Dégradation » ou « progrès », on n'a
peut-être inventé l'histoire que pour en « dresser
l'échelle ». Et si l'histoire, traitée par un poète, c'est
le « roman » ou « l'épopée », lesquels eux-mêmes ne
font qu'un, voilà comment, de faussement ou d'arti-
ficiellement (( dramatique », le génie de Victor Hugo
est devenu finalement « épique ».
On a pu croire un moment qu'il redevenait pure-
ment lyrique : c'est à l'époque de la publication des
Ghâliments (1852) et des Contemplations (1856). La
satire, quand elle est « poétique », n'est en effet
210 ÉTUDES CRITIQUES.
qu'une espèce ou une variété du lyrisme; et tous les
.satiriques ne sont pas des lyriques, parce qu'ils ne
sont pas tous poètes, mais on ne connaît guère de
lyrique ou d'élégiaque, — sans même en excepter
Lamartine, — qui n'ait admirablement réussi dans la
satire. Aussi bien Hugo l'avait-il prouvé dès ses
débuts, dans ses premières Orfes, et des pièces telles
que Quiberon^ ou les Vierges de Verdun, sont « sati-
riques » au môme titre que rExpialion, par exemple,
ou tOhéissance passive :
Sous des murs entourés de cohortes sanglantes
Siège le sombre tribunal;
L'accusateur se lève, et ses lèvres tremblantes
S'agitent d'un rire infernal.
C'est Tainville; on le voit, au nom de la patrie,
Convier aux Forfaits cette horde flétrie
D'assassins, juges à leur tour;
Le besoin du sang le tourmente
Et sa voix homicide, à la hache fumante
Désigne lestâtes du jour.
Quant aux Contemplations, elles contiennent, il est
vrai, {|uclques-unes des inspirations les plus lyriques
du poète, — ainsi les Mages, que nous citions plus
haut — mais les trois quarts du recueil sont antérieurs
à 1848, et tandis qu'Hugo le complétait, p')ur ainsi dire,
à temps perdu, les deux œuvres qui l'occupaient étaient
déjà ses Misérables, qui devaient paraître en 18G2, et
sa Légende des siècles (1859, 1877, 1883). Si nous rele-
vons ces trois dernières dates, c'est afin qu'on voie
bien, dans la dernière partie de la carrière de Victor
Hugo, la continuité de la veine épique. Et nous ne
séparons pas les Misérables de la Légende des siècles,
parce que, non seulement le roman et le poème pro-
cèdent bien l'un et l'autre de la môme inspiialion
l'évolution d'un poète : VICTOR HUGO. 211
littéraire ou philosophique, mais on montrerait sans
peine qu'ils ne diffèrent, en somme, l'un de l'autre que
comme la représentation du présent diffère de celle du
passé.
Ce n'est pas à dire que le poète lyrique ne s'y
retrouve toujours. La puissante, l'envahissante per-
sonnalité d'Hugo n'a jamais réussi à s'abstraire com-
plètement d'aucune de ses œuvres! Même elle s'est
accrue, durant son long exil, de l'énergie de ses
colères, et comme aggravée du poids de ses médita-
tions solitaires. Ni dans les Misérubles, ni môme dans
la Légende il n'a pu résister au besoin de se mettre
en scène, d'intervenir fréquemment de sa personne ;
et, dans les épisodes qu'il empruntait à l'histoire,
pour les illustrer, de chercher et de nous présenter
(les (( leçons » autant que des <( tableaux ». INIais c'est
déjà là, comme on le voit, une tout autre manière de
manifester sa personnalité. C'est autre chose de ne
faire servir l'histoire, comme dans Marie Tudor ou
dans le Roi s'amuse, qu'à l'expression de ses passions
ou de ses rancunes, et autre chose de l'utiliser, comme
dans la Rose de l" Infante, ce « Velasquez », ou dans le
Satyre, ce « Carrache », à l'expression d'une philoso-
phie. Si c'est d'ailleurs une opinion « personnelle » à
Victor Hugo :
Qu'un pourceau secouru pèse un monde égorgé,
ce n'est plus là ce qu'on appelle étaler son Moi dans son
œuvre. Et enfin, — ce qui est proprement « épique »,
— les fragments sont nombreux, dans les Misérables
et dans la Légende, comme par exemple Booz endormi,
ou le Mariage de Roland, dont le choix ne semble avoir
212 ÉTUDES CRITIQUES.
été vraiment déterminé que par la suggestion ou u le
frisson » de ce qu'ils contenaient pour Victor Hugo de
poésie, d'intérêt humain, de beauté. Le lyrisme domi-
nait dans les Chants du Crépuscule ou dans les Voix
intérieures, dont le titre est à lui seul une assez claire
indication. Mais, dans la Légende comme dans les
Misérables, le poète subordonne sa personne à quelque
chose qui la dépasse, non sibi res, sed se rébus... son
imagination s'astreint à quelque imitation de la réa-
lité, qui en règle donc le caprice; il s'efï'orce en un
mot d'être « vrai »; et si d'ailleurs il demeure tou-
jours lui-même, c'est à peu près dans la mesure, où,
quand on est Homère, on ne saurait devenir Virgile,
ni le Tasse quand on est Milton.
D'autres traits, encore, apparaissent, et achèvent
de caractériser la transformation du génie du poète.
S'il éprouve, au déclin de sa maturité, le besoin de
(( chanter », il écrit ses Chansons des rues et des bois
(1865), qu'on eût jadis appelées ses Folâtrenes ou ses
Galles :
Sachez qu'hier de ma lucarne
J'ai vu, j'ai couvert de clins d'yeux
Une fille <|ui dans la .Marne,
Lavait des tordions radieux...
Voyez toutefois qu'il en forme un recueil à part et
qu'il ne mélange plus les goures, ni surtout les mèlres
ou les rythmes. Dans les Chansons elles-mêmes, déjà,
le vers impair de sept, ou le vers léger de huit syl-
labes, et, dans la Lé<io.nde des siècles, la mélopée sou-
tenue de l'alexandrin ont remplacé cette variété de
coml)iiiaisons proprement musicales où se complaisait
autrefois le poète des Orientales et des Feuilles d'au-
l'évolution d'un poète : victor hugo. 213
tomne, La continuité du mouvement épique, à peine
interrompue, de loin en loin, par quelques accidents
métriques, se déroule majestueusement, à la manière
d'un grand fleuve dont le cours, en sa rapidité, serait
pourtant insensible à l'œil, et remplace, dans la
Légende, la savante irrégularité, les brusques arrêts,
les (( remous » imprévus, l'allure capricieuse du mou-
vement lyrique. On se sent comme porté sur des eaux
tranquilles et profondes à travers les plaines de la
légende et de l'histoire. Chose remarquable! si quel-
ques pièces, par leur figure extérieure, nous rappel-
lent les combinaisons d'autrefois, c'est que, comme le
Retour de V E mpereur, elles sont de ce temps-là même
(1840) ; ou, comme dans V Epopée du ver, c'est qu'ayant
quelque chose à nous dire de « personnel », le poète
sort un moment de son rôle de témoin des temps
pour redevenir l'interprète de soi-même'. C'est aussi
qu'il s'inspire de la circonstance ou de l'occasion.
Mais, d'une manière générale, il est au-dessus ou en
dehors de la circonstance ; les « choses accomplies »,
celles que la fortune ou la Providence ont sauvées du
naufrage de tout ce qui les entourait autrefois et
fixées dans la mémoire des hommes, sont désormais les
seules qui sollicitent, qui émeuvent, qui exaltent son
imagination; il vit dans le passé et dans la pensée,
1. La critique n'est souvent que l'art de lire : je signale donc
ici, pour ne 1 avoir jamais vu citer, un passage de l'Épopée du
ver :
Amant désespéré qui frappes à ma porte,
Redemandant ton bien et ta maîtresse morte
Et la chair de ta chair...
La comparaison en est instructive avec une pièce fameuse de
Baudelaire, dont il se pourrait bien que Victor Hugo se fût ins-
piré.
214 ÉTUDES CRITIQUES.
« presque absent de son corps », pour user de l'une
de ses expressions; et ceci encore est de I' « épopée )).
Ce qui n'en est pas moins, c'est la manière dont
tout est grandi dans la Légende, rendu légendaire au
vrai sens du mot, et immobilisé
Dons quelque attitude éternelle
De génie et de majesté...
Souvenons-nous à ce propos que la poésie « épique »
s'est appelée jadis « bérou[uc »; et, de tous les traits
qui peuvent la définir dans l'œuvre de Victor Hugo,
rendons-nous compte qu'il n'y en a ni déplus signifi-
catif, ni de plus profondément marqué, que ce carac-
tère d'héroïsme. Les choses mêmes y sont comme
pénétrées de grandeur, et d'une grandeur plus qu'hu-
maine, élargies ou amplifiées jusqu'à des proportions
(jni n'en changent point ni n'en altèrent la nature,
mais seulement le rapport ordinaire avec la médiocrité
de nos sens. A quoi maintenant, si nous ajoutons
([u 'elles sont en même temps, et par cela môme,
(( symbolisées », ou chargées de plus de signification
quelles n'en auraient si le poète ne les avait intérieu-
rement animées du frisson qu'il éprouve lui-même en
présence du mystère, il ne nous manquera plus qu'un
seul des caractères de l'épopée. C'est celui qui la d(''finit
aux époques primitives, ou du moins très lointaines,
dans l'Inde, par exemple, ou en Grèce, et plus i)rès de
nous en Allemagne, comme étant le souvenir idéalisé
d'un conflit sanglant de races ou de civilisations
ennemies. Et parce que ce caractère est aussi celui qui
sert à lier les épisodes successifs d'une Iliade, ou d'un
Hamàyaîia, c'est peut être pour cela que la Légende
L'ÉVOLUTION D'UN POÈTE : VICTOR HUGO. 2ir)
des siècles n'est pas une épopée, mais un recueil do
fragments épiques.
Car, pour le « merveilleux » dont nos Poélicjucs fai
saient autrefois l'âme de l'épopée, il y est, nous
venons de le dire, ni « païen » ni « chrétien », mais
dans cette intensité de vie sourdo et cachée que l'ima-
gination du poète communique aux choses en s'y
mêlant lui-même; dans cet universel animisme ou
plutôt dans ce panthéisme qui est la philosophie
d'Hugo; et enfin il est dans ces inspirations : Pleine
mer, Plein ciel, la Trompette du Jugement, que j'ai
cru pouvoir qualifier d' (( apocalyptiques ».
Je vis dans la nuée un clairon monstrueux
Il gisait, sur la brume insondable (jui Ircmblc
Hors du monde, au delà de tout ce ([ui ressemble
A la forme de quoi que ce soit...
Je m'arrêterai sur cette citation. Des œuvres qui
ont suivi, de VAne, de Religions et Religion, des
Quatre Vents de l'Esprit , de La dernière Gerbe,' que
j'énumère comme à l'aventure, je répéterais volontiers,
en toute autre occasion, le mot de l'historien : Quœ
secuta sunt defleri magis quam narrari possunt! Elles
n'ajoutent rien à la gloire du grand poète, et on ne
saurait assez admirer qu'elles n'en aient rien retran-
ché. C'est qu'on l'y retrouve de loin en loin; et
l'abondance de son invention verbale y fait quelque-
fois merveille. Mais, du reste, son évolution y
apparaît terminée, ce qui n'est pas étonnant, s'il est
alors plus que septuagénaire, et tout au plus pour-
rait-on dire que le rhéteur de ses débats y reparaît.
Le phénomène est ordinaire; — et, chez les hommes
216 ÉTUDES CRITIQUES.
en vue, les privilèges de la vieillesse ne leur servent
souvent qu'à remettre en liberté les défauts qu'en
d'autres temps le désir du succès, les intérêts de leur
ambition, certaines convenances, et une volonté plus
maîtresse d'elle-même avaient réussi à contenir. J'en
dirais davantage à ce propos si je n'avais voulu, dans
celte esquisse, me borner à parler de l'évolution litté-
raire d'Hugo.
Ni sur les Odes en effet eu sur les Orientales, ni sur
/hiy Blas ou les /iuvgraves, ni sur les Misérables ou la
Légende des siècles^ je n'ai, — je le répète, — dans les
pages qui précèdent, essayé de formuler un jugement
ou d'exprimer une opinion personnelle : je me suis
efforcé d'expliquer, non pas même comment et par
quel lien logique, mais comment, en fait, et dans le
temps, ou si l'on le veut encore , dans la carrière
successive d'Hugo, toutes ses œuvres se rattacliaient
aux phases progressives d'une évolution continue.
On a ici le moyen de les (( situer ». H est d'ailleurs
bien évident, et à peine ai je besoin de le dire, qu'on
ne saurait diviser ni cette carrière, ni donc cette
Aîuvre, en compartiments étanchcs; et c'est même
pour cette raison qu'en parlant de l'inspiration
« épique » d'Hugo, j'ai eu soii\ d'indiquer ce qu'on y
peut reconnaître encore de « lyrique », tout de même
qu'en parlant de 4on « lyrisme », j'ai tâché de
montrer ce que l'intensité de la « couleur locale » y
mettait, ou y promettait déjà et de prochainement
(( épique ». Le Houel d'Omphale, qui faisait partie des
Contemplai lot) s, est déjà un morceau de la Léffende
des siècles, un bas-relicf antique, ou un vase grec, des
figures en noir sur un fond d'ocre rouge. Aussi bien
l'évolution d'un poète : victor hugo. 217
ne saurait on réduire quoi que ce soit d humain à des
lignes rigides, et moins encore qu'autre chose l'évolu-
tion toujours un peu capricieuse du génie d'un grand
poète. C'est pourquoi le Feu du Ciel, la première
pièce des Orientales, est déjà de l'épopée ; mais Plein
Ciel est encore une ode, et môme une ode « pinda-
rique », si le point de départ et le t^ième en est la
conquête de l'espace infini par le génie de l'iiomme.
Galnip, il monte où jamais nuage n'est monté;
Il plane, à la hauteur de la sérénité,
Devant la vision des sphères;
Elles sont là. faisant le mystère éclatant,
Chacune l'eu d'un goulîre, et toutes constatant
Les énigmes par des lumières...
Andromède étincelle, Orion resplendit.
L'essaim prodigieux des Pléiades grandit;
Sirius ouvre son cratère ;
. Arcturus, oiseau d'or, scintille dans son nid;
Le Scorpion hideux fait cahrer au Zénith
Le poitrail bleu du Sagittaire '.
Cette poésie, in.spirée des progrès de l'aérostation,
vaut bien celle des Jeux Olympiques : « L'eau est une
bonne chose!.... » Mais quelque mélange qu'il y ait,
et quelque apparente confusion qu'il en résulte aux
points de rencontre, ou de passage de l'une à l'autre
inspiration, ce qui n'en demeure pas moins vrai,
c'est que le génie de Victor Hugo a évolué de ÏOde au
Drame et du Brame h V Épopée, ou encore, et, avec
plus de précision, il a évolué de l'Ode à ï Épopée par
l'intermédiaire du Drame. C'est ce qui explique à la
1. Comparez à cette belle pièce de l'iem Ciel, le Zenith, de
M. Sully-Prud homme, et surtout quelques passages de sou
poème du Bonheur.
218 ÉTUDES CRITIQUES.
fois ce quil y a de successif dans l'ensemble de son
œuvre, et le mouvement progressif dont elle est
animée; c'est ce qui explique ce que certaines parties
en trahissent, comme son théâtre, d'incertitude ou
d'hésitation, sous Taffectation de la force; c'est aussi
ce qui en explique l'unité profonde, et je dirais, si je
l'osais, (( l'homogénéité » dans l'infinie variété.
Et c'est ce qui en fait aussi la grandeur. Chacun de
nous en particulier, pour son usage ou pour son
plaisir, a le droit de « préférer )) à Hugo tel ou tel de
ceux qui furent, de 1822 à 4860, ses rivaux de gloire
et de popularité, — c'est affaire de goût, de tempéra-
ment ou d'éducation, peut-être et surtout d'âge! —
mais on ne saurait les lui (( comparer ». Car il a seul
possédé, selon le mot de Baudelaire, non seulement
la grandeur, mais aussi l'universalité, si jamais,
comme on vient de le dire, inspiration de poète ne fut
en notre langue plus (( une )), et cependant plus
« variée ». Je ne connais en français ni d'élégie
d'amour plus éloquente que ta IVislesse d^Olipiijjio, ni
d'ode plus triomphale que le Iklour de U Empereur.
C'est celle qui commence par les vers :
Après la (Icniicrc halaillc,
Quand forinidahlcs et béants
Si.x cents canons sous la mitraille
Eurent écrasé les géans,
Dans ces jours où, caisson (jui roule,
Blessés, chevaux, fuyaient en foule.
Où l'on vit clioir l'aigle indompté,
Kt dans le bruit et la fumée,
Sous l'écroulenieiit d'une armée,
Plier Paris épouvanté...
Qucifjues (h'fauls que l'on puisse relever dans /?«?/
Jiliis ou dans IJcrmuii, les drames dliugo sont déjà,
L EVOLUTION D UN POETE : VICTOR HUGO. 219
fie tout le théâtre romantique, et sans en excepter
celui du vieux Dumas, — depuis que son fils n'est
plus là pour nous en imposer Tadmiration, — les seuls
monuments qui subsistent. Ni le regret de l'entant
passionnément chérie n'a jamais pleuré de larmes
plus douloureuses que dans la troisième partie des
Contemplations : Pauca ineic, ni le poète n'a plus
orgueilleusement revendiqué sa mission de penseur
ou de « puiseur d'ombre », que dans les vers inspirés
des Mages. Les Châtiments^ — que je tiens d'ailleurs
pour une mauvaise action, — n'en sont pas moins,
hélas! un beau livre, tout enflammé de colère, tout
resplendissant de bile, et le chef-d'œuvre de la satire :
satire lyrique dans VObéissance passive, satire épique
dans l'Expiation.
Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l'aigle baissait la tète.
Il neigeait. L'àpre hiver fondait on avalanche.
Après la plaine blanche une autre pleine blanche,
Il neigeait, il neigeait toujours...
C'est Louis Veuillot qui, si je ne me trompe, a
quelque part appelé les Chansons des rues et des bois
« le plus bel animal de la langue française », et on ne
saurait plus justement ni plus spirituellement carac-
tériser ce qu'elles respirent de naturelle et d'ardente
sensualité. Nous venons enfin de tâcher de dire quelle
inoubliable impression d épopée laissait après soi la
Légende des siècles^ et, par delà l'épopée, quelle sensa-
tion d'apocalypse, qui nous emporte, avec le poète,
sur les ailes de la chimère, hors du nombre et hors
des temps. Mais n'est-ce pas comme si nous disions
â20 ÉTUDES CRITIQUES.
que, dans quelque direction que se soit essayée la
poésie française du siècle qui vient de finir, et môme
dans celles qu'elle n'a point tentées, on y rencontre
partout Hugo; que, de la poésie la plus familière, la
plus humble, celle des Pauvres gens, presque voisine
de la prose, à la poésie la plus haute ou même la plus
philosophique, il a rempli « tout rentre-doux »; et
que, dans tous les genres, ayant fait preuve de la
môme souveraine maîtrise ou de la môme inégalable
virtuosité, toute l'histoire de la poésie française,
depuis cent ans, se rattacherait donc, si Ton le
voulait, à l'étude approfondie de son œuvre ou plutôt,
et déjà, s'y trouve ramassée?
C'est évidemment en ce sens que, de môme que
l'on a nommé le xviii'' siècle du nom de Voltaire, on
a proposé de nommer le xix'^' siècle du nom de
Victor Hugo. Et, à la vérité, c'est trop dire:
Victor Hugo est demeuré trop étranger, tro[) indiffé-
rent à trop de choses de son temps ! Mais ce que l'on
peut dire, et si nous ne voulons parler que de poésie
ou de littérature, c'est que révolution d'aucun de ses
contemporains n'est plus représentative, ou ne l'est
autant que la sienne, de l'évolution de la pensée du
siècle. Elle en est l'abrégé ou le raccourci. Comme son
siècle, avec son siècle, plus naturellement que per-
sonne en son siècle, il a évolué du suhjeclifh V objectif,
— puisqu'il en faut enfin venir à ces grands mots, —
du romantisme au naturalisme, de l'égoïste expression
(le lui-même à la représentation large de la réalité.
Et j'entends bien, je sais bien que, pas plus d'ailleurs
que V'oltaire, il n'a toujours donné le signal du mou-
vement! D'autres l'ont précédé dans la plui)art de ses
l'évolution d'un poète : VICTOR HUGO. 221
voies. Les Méditations sont antérieures aux Odes et
Ballades, V Allemagne à la Préface de Cromwell, les
romans de Walter Scott à Notre-Dame de Paris et le
Juif Errant aux Misérables . . . Mais c'est ce qui
n'importe guère! Car il n'est pas vrai, quoi qu'on en
ait pu dire, que « les novateurs tiennent le premier
rang dans la mémoire des hommes » ou du moins il
faut s'entendre sur ce nom de novateur. En littérature
comme en art, les idées n'appartiennent pas à celui
qui les a « trouvées » ou « inventées », mais à celui
qui en a fixé l'expression décisive, adéquate, et défi-
nitive. Tel est le cas de Victor Hugo. Et puisque
d'ailleurs l'évolution des idées littéraires du xix*" siècle
n'apparaît nulle part plus évidemment que dans son
œuvre et ne s'y dessine avec plus de clarté; puisque
ces idées n'ont pas rencontré d'interprète plus élo-
quent ou plus inspiré; puisque la manière dont il a
su se les approprier a comme anéanti jusqu'au sou-
venir de ceux qui peut-être les avaient jetées les
premiers dans la circulation, c'est donc à lui désor-
mais qu'en appartiendra la gloire.
Et s'il n'en reste qu'un, il sera celui-là!
1" mars 1902.
Bkunetière. — Études critiques {1'^ série). 15
LA XITTERATURE EUROPEENNE
AU XIX-^ SIÈCLE
Quand on ne jugerait de l'importance du xix« siècle
dans l'histoire universelle de la littérature que par
l'abondance et la diversité de sa production, aucun
siècle, assurément, ne pourrait rivaliser avec lui. Au
lieu de l'abondance et de la diversité, si l'on- ne
regardait qu'à la qualité des œuvres, il soutiendrait
encore la comparaison* des plus fameux, et ni la
France de Louis XIV, ni l'Angleterre d'Elisabeth, ni
l'Italie des Médicis, ni, dans l'antiquité, la Rome
d'Auguste ou l'Athènes de Périclès n'ont connu de
plus grands poètes que les Gœthe et les Schiller, les
Byron et les Shelley, les Lamartine et les Hugo. En
ont-elles connu déplus parfaits, peut-être, ou de plus
classiques : on veut dire déplus dignes de servir éter-
nellement de modèles? C'est une question 1 mais elles
n'en ont pas connu de plus grands. Que dirons-nous
encore de tant d'historiens et de tant de critiques?
Et enfin, si depuis cent ans le roman, dans nos
« inventaires », a remplacé l'épopée, — le roman des
224 ÉTUDES CRITIQUES.
Walter Scott et des Dickens, des Balzac et des George
Sand, des Tolstoï et des Dostoïevsky, — qui niera
qu'il l'ait égalée plus d'une fois? Mais, après l'abon-
dance et la qualité des œuvres, s'attachera ton peut-
être à ce qu'on en pourrait appeler la signification
historique profonde? Il faut convenir alors que, depuis
l'époque de la plus lointaine Renaissance, aucun
siècle n'aura vu s'opérer une transformation plus
radicale de la notion même de l'œuvre littéraire, de
son objet ou de sa destination, et conséquemment des
moyens de la réaliser. Comment s'est accomplie cette
transformation, c'est ce qu'on se propose ici de recher-
cher, et non pas de retracer un « tableau » de la litté-
rature européenne au xix" siècle, — ce qui demande-
rait tout un livre, et un gros livre, — mais de suivre
et de dessiner la courbe de son évolution.
I
LE MOUVEMENT DES IDÉES LITTÉRAIRES
J'ai dit : « Depuis l'époque de la plus lointaine
Renaissance »; et, en effet, dans l'Europe entière, avec
des moyens et sous des noms différents ou semblables,
ce que la littérature de notre siècle a été tout d'abord,
— et délibérément, résolument, de dessein principal
et formé, — c'est une réaction contre cet idéal clas-
sique, dont les Pétrarque et les Boccace, (( les pre-
miers des modernes », avaient jadis, en des temps très
anciens, déterminé l'objet. Ce n'est pas ici le lieu de
définir cet idéal, ni de rappeler quelles résistances,
avant d'établir souverainement son empire, il avait
LA LITTERATURE EUROPEENNE AU XLK^ SIECLE. 225
rencontrées; et on se contentera de noter que, n'en
ayant nulle part éprouvé de plus vives, ni de plus
justifiées qu'en Angleterre et en Espagne, il les avait
finalement surmontées. C'était vers le commence-
ment du xviii^ siècle. Les xVUemands, eux, plus
dociles, en avaient accepté bien plus tôt le principe,
en tant qu'il consistait dans l'imitation des modèles
antiques, vus, depuis Louis XIII, au travers des
modèles français; et on doit même dire que, le peu de
champ que V Art poétique de Boileau laissait encore à
l'imagination ou à la sensibilité du poète, c'était
l'illustre Gottschedt qui l'avait supprimé. D'une
manière générale — et en faisant les exceptions qu'il
faut toujours faire, — il régnait donc, dans l'Europe
entière, à la veille de la Révolution française, une
façon de penser ou de sentir commune. De Londres
à Saint-Pétersbourg, où la littérature russe commen-
çait à sortir de l'enfance, et de Paris à Naples, où l'on
ne jurait alors que par nos « philosophes », on con-
cevait à peu près d'une même manière l'objet, le rôle,
et la fonction de la littérature. C'était à peine si quel-
ques indisciplinés, dont le plus redoutable était Les-
siiîg, osaient demander qu'on les débarrassât des Grecs
et des Romains. Ou plutôt, et tout en travaillant à
s'en débarrasser, c'est à peine si l'on peut dire qu'ils
eussent conscience de leurs desseins; et, en tout cas,
ni leur réputation, ni leur autorité n'avaient franchi
les bornes de leur propre pays, n'avaient reçu la con-
sécration de l'étranger, n'étaient, en un mot, devenues
(( européennes ».
Est ce un honneur, ou une gloire, d'avoir secoué
le joug du classicisme? Cest donc à nous. Français,
226 ÉTUDES CRITIQUES.
qu'il appartient de les revendiquer, si, de cette réac-
tion, ce sont deux livres français qui ont donné le
sig-nal : la Littérature, de Mme de Staël (^1800) et le Génie
du Christianisme (ISOl) de Chateaubriand. A l'idéal
païen, dont s'étaient systématiquement inspirés les
écrivains de l'âge classique, — et aussi les acteurs du
drame révolutionnaire, Camille Desmoulins ou Saint-
Just. — le second de ces deux livres opposait l'idéal
chrétien ; et aux modèles grecs et latins, sans en mécon-
naître pour cela ni la grandeur ni la perfection, le
premier proposait de joindre désormais, sinon de
substituer, les maîtres des « littératures du Nord ».
Les survivants du xviir siècle, les héritiers des Encyclo-
pédistes, ceux que Napoléon appelait les idéologues,
— et ils étaient nombreux encore, et ils étaient puis-
sants, — essayèrent bien de résister. Mais ils n'étaient
pas de force! Aucun d'eux, aucun Ginguené ni aucun
Daunou n'avait le grand style de Chateaubriand, ou
cette abondance d'idées perpétuellement jaillissantes,
qui est le trait caractéristique du talent de Mme de
Staël. Ils n'avaient pas non plus l'opinion, ni môme
le pouvoir avec eux Si Napoléon n'aimait ni Mme de
Staël vA Chateaubriand, il avait encore moins de
sympathie pour les idéologues, dont on serait tenté
de croire, en vérité, qu'il n'avait fait dos « sénateurs »
qu'atin de les mieux surveiller ou de les annuler; et
il y avait réussi. C'est pour(|uoi, de la littérature pro-
prement dite, la réaction n'avait pas tardé à s'éteiulre
aux idées qui commandent toujours la littérnlure
elle-même; et ce fut bientôt la « pensée » tout entière
du xvur siècle qui .se trouva remise en question. On
ne saurait en cITét tro[) ijisister sur ce iioiiit (\ucn
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX^ SIÈCLE. 227
Angleterre et en Allemagne, comme en France et
comme en Italie, la réaction a été phiIosophi(|iie
autant que littéraire, et qu'ainsi le mouvement roman-
tique dans l'Europe entière, a été connexe et solidaire
d'un retour à l'idée religieuse. Les principaux repré-
sentants en sont Wordsworth et Goleridge en Angle
terre, — ce Goleridge dont Carlyle a si bien dit qu'il
passait auprès de toute une jeunesse « pour connaître
le sublime secret de croire par la raison ce que l'enten-
dement avait été obligé de rejeter comme incroyable » ;
— Frédéric Schlegel, Gorres, Novalis, Glément Rren-
tano en Allemagne; et en France, Bonald, Jose[)h de
Maistre, Lamennais, Lamartine et Hugo : nous
parlons ici du premier Victor Hugo, celui qui se
confessait à l'abbé de Lamennais, et qui écrivait dans
la préface de ses Odes et- Ballades que Tbistoire de
riiumanité n'offre d'intérêt ou de sens que « vue du
haut des idées monarchiques et religieuses ».
Gependant la réaction n'en pouvait demeurer là.
S'il y a, en effet, plus d'une opposition, et même plus
d'une contradiction entre l'esprit du xviir siècle et
celui du grand siècle qui l'avait précédé, il y a aussi
quelques rapports, et rien, certes, n'est plus différent
de la pensée de Pascal et de Malebranche que celle
de Voltaire! mais ce même Voltaire n'a pas conçu
l'épopée ni la tragédie d'une façon qui diffère beau-
coup de celle de Racine et de Boileau. G'est seulement
son vers qui n'a ni la plénitude ou la fermeté de celui
de Boileau, ni la grâce, et la force, et le charme de
celui de Racine. La fJenriade, sauf en un point, est tout
à fait conforme aux prescriptions de ÏArt poétique;
et, si ce n'était que Racine en est absent, Zaïre pourrait
228 ÉTUDES CRITIQUES.
passer pour une tragédie assez racinienne. Mais ces
distinctions n'en sont point pour les étrangers, et, au
contraire, ces analogies superficielles les frappent.
Il était donc difficile ou plutôt impossible qu'une
réaction dirigée contre l'esprit du xviii" siècle n'attei-
gnît pas tôt ou tard la poétique, ou, comme on dirait
aujourd'hui, l'esthétique du siècle précédent, et que,
sous prétexte de secouer le joug du classicisme, l'Eu-
rope entière, à l'exception de l'Italie, n'en fît pas
consister le principal effort à se libérer de l'influence
française. Il y avait trop longtemps qu'elle régnait!
La Révolution, en isolant du reste du monde, pen-
dant dix ans au moins, la France lisante et pen-
sante, et les guerres de l'Empire, en se terminant par
Waterloo, favorisèrent naturellement le succès de cet
effort. Et l'influence anglaise en proflta d'autant.
On attribue communément à l'influence allemande
ce que nous rendons ici d'importance à l'influence
anglaise; et u l'école de Coppet », — Mme de Staël,
elle-même, et d'abord, avec son livre de l'Allemagne^
Benjamin Constant, les Schlegel, Fauriel encore
dans ses premiers travaux, — n'a rien négligé pour
en répandre et pour en accréditer l'idée. On peut
ajiHiter, d'autre i)art, qu'Anglais ou Allemands, ce
sont, après tout, des Germains, et qu'en un certain
sens il su f lit (fue la réaction contre le classicisme se
I)résente à l'iiistoire comme une revanche du génie
g(!rrnanique sur le génie latin. Nous le croyons aussi;
et il n'est évidemment question pour la critique ni
d'exercer, après cent cinquante ans, des re|)rrsaillcs
contre Lessing, ni de rabaisser le génie de (îœthe ou
de Schiller, ni de contester l'influence de Kant. Mais
LA LITTÉRATURE EUROPEENNE AU XIX^ SIÈCLE, 229
il faut pourtant distinguer les époques, et on verra
dans un instant tout l'intérêt de la distinction. En
fait, on ne connaissait hors d'Allemagne ni Kant, ni
Gœthe, ni Lessing — puisque à peine étaient-ils nés
— que déjà l'influence anglaise avait commencé de se
faire sentir en France. Rappellerons-nous à ce propos
l'injurieuse violence que Voltaire, après lui avoir
autrefois servi comme d'introducteur, et l'avoir môme
quelque peu pillé, n'en avait pas moins déployée
contre Shakspeare ? On en accuse quelquefois la
« timidité de son goût ». Mais je croirais plutôt
qu'étant ce qu'il était, — a conservateur en tout,
sauf en religion », — il avait instinctivement reconnu
dans la liberté du drame shakspearien une redoutable
menace pour la discipline savante et compassée qui
était celle de la tragédie française; une conception de
l'art ennemie de la sienne; une interprétation ou une
représentation de la vie contradictoire à celle de l'idéal
classique. Et ce qui prouverait qu'en ce cas il" avait
bien vu, c'est que, dans le même temps, vers le milieu
du xvm^ siècle, non seulement l'fiuteur de la Drama-
turgie de Hambourg se servait de Shakspeare à la fois
contre Voltaire, et Racine, et Corneille, mais encore
il est permis de dire que le contact de la littérature
anglaise éveillait de leur longue torpeur la littérature
et l'esprit allemands. Les origines de la littérature
allemande moderne ne sont en vérité ni suisses ni
souabes : elles sont anglaises. Il faut le savoir pour
la bien comprendre elle-même. Mais il faut encore et
surtout le savoir pour faire sa juste place à l'influence
anglaise dans la formation de l'esprit européen de
nos Jours. Et, à l'exception d'un ou deux caractères, —
230 ÉTIDES CRITIQUES.
tels que. par exemple, le goût déraisonne de la spé-
culation métaphysique, — il iaut savoir que tous les
traits qu'on assigne ta l'esprit ou au génie germa-
niques ont commencé par être anglais avant d'être
allemands.
Ce sont les Anglais qui sont allés chercher les pre-
miers, dans leurs plus anciennes traditions, et pour
ainsi parler, dans la nuit de leur moj^en âge, les
sources d'inspiration que les humanistes delà renais-
sance avaient uniquement bornées aux souvenirs de
la Grèce et de Rome. Ils sont encore, dans l'histoire
des littératures modernes, les « premiers poètes de la
nature », comme les Hollandais en avaient été les
premiers peintres. Leur poésie s'est inspirée la pre-
mière, — et même chez leurs « classiques », chez un
Dryden, chez un l^ope, — de ces incidents de la « vie
présente ». qui, s'ils font quelquefois, à la vérité, le
prosaïsme des Lieder de Gœthe, en font, plus souvent
encore, le charme subtil et pénétrant. A l'homme
(( universel » de la renaissance et de l'âge classique,
à cet homme normal et abstrait, dont on a si bien dit
qu'il était plus facile de le connaître que les hommes
en particulier, ce sont les Anglais, c'est un Kiilianlson
dans sa Clarisse Harloivc^ c'est un Fielding dans son
Tom Jones, et non pas les .Allemands, qui ont opposé
les premiers l'homme « local », pour ainsi parler,
individuel et déterminé, qui ne ressemble (|u'à lui-
jnême, et à lui seul, ou tout au i)lus à ceux de son
village, de sa famille, de sa génération. Les premiers,
ils ont vraiment mêle la littérature à la vii^ active, à
la vie quotidienne, à la vie praliqu(\ cl fait ainsi de
l'homme de lettres, d'un Addison du d'un Sw ill, un
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX" SIÈCLE. 231
quasi-personnage dans l'Etat. Et tandis qu'enfin par-
tout ailleurs, et jusque dans ï Emile ou dans VHéloise
d'un Rousseau, la littérature n'était qu'un ornement
ou un agrément, une fonction de la vie sociale, ce
sont eux, les Anglais, qui, par un Wordsworth, par
un Byron, par un Slielley, par un Keats, ont permis
à l'écrivain de n'en faire qu'une manifestation de sa
sensibilité personnelle, sans égard aux sentiments
des autres, et au contraire pour exprimer les raisons,
bonnes ou mauvaises, mais siennes, qu'il avait de se
distinguer et de se séparer des autres. Où sont, et
quelles sont, en comparaison de tant de nouveautés,
celles que nous devons à l'influence allemande?
Que si maintenant, de tous ces traits, nous nous
demandons quel est le plus caractéristique ou le plus
« anglais », nous n'en saurions douter, c'est le der-
nier qu'on vient de dire; et, par une remarquable
coïncidence, il n'en est pas qui soit plus caractéris-
tique de tout ce qui s'enveloppe sous le nom de roman-
tisme. Je n'en vois pas non plus qui soit plus con-
traire à l'idéal classique. On a donné beaucoup de
définitions du romantisme, "et on l'a lui-même carac-
térisé tour à tour par les moins essentiels de ses.traits.
Mais, quels qu'ils soient et de quelque nom qu'on les
nomme, ils se ramènent tous à deux, qui sont : exté-
rieurement, son opposition à l'idéal classique; et
intérieurement, l'émancipation du Moi de l'écrivain.
Tandis que l'idéal classique ne se concevait et ne se
formulait qu'en fonction du public, l'idéal romantique
n'a de raison d'être ou d'existence même qu'en fonc-
tion ou plutôt, et à vrai dire, dans la manifestation
de la personnalité du poète ou de l'écrivain. Aucun
232 ÉTUDES CRITIQUES.
souci de plaire et encore moins d'instruire; il ne s'agit
que d'être soi. « Je ne suis rien, a dit quelque part
Wordsworth, si je ne suis pas un maître, un profes-
seur, un instituteur : a tcacher »; mais il eût dit
encore avec plus de vérité : « Si je ne suis pas moi,
je ne suis rien. » Ce qui importe, ce n'est ni la vérité
de ce que dit le poète, ni sa beauté, ni son utilité,
mais son originalité; et l'originalité n'en est faite
que de ce qu'il y met de lui-même; et si ce qu'il y
met de lui ne ressemble à personne, c'est alors vrai-
ment qu'il est poète. « Le monde, a dit un moraliste,
regarde toujours vis-à-vis; moy, je replie ma vue au
dedans, je la plante, je l'amuse là. Chacun regarde
devant soy; moy, je regarde devant moy, je n'ay
affaire qu'à moy; je me considère sans cesse, je me
contreroUe, je me goûte. Les autres vont toujours
ailleurs, s'ils y pensent bien; ils vont toujours avant.
Moy, je me roule en moi-même. » Ces paroles de
Montaigne pourraient être aussi bien de Byron ou de
Shelley. En tout cas, je n'en sache pas qui résument
plus heureusement ce qu'il y a d'essentiel dans le
romantisme. On n'écrit point pour se faire lire, mais
à cause d'un besoin qu'on éprouve de penser ou de
sentir tout haut; de se (( répandre » ou de « s'épan-
cher »; de prendre en écrivant conscience de soi-
même, et d'apprendre aux autres hommes en combien
de manières nous différons d'eux. Encore une fois, si
c'est le contraire de l'idéal classique, — et on en trou-
verait la preuve dans le mot de Pascal sur Montaigne :
(( Le sot projet qu'il a eu de se peindre! » — il n'y a
rien de plus romantique. Mais qu'y a-t-il aussi de
plus anglais? La littérature anglaise est une litlé-
LA LITTÉRATURE EUROPEENNE AU XiX« SIÈCLE. 233
rature profondément, foncièrement, essentiellement
individualiste; et si la nation, prise en gros, ne l'est
pas plus qu'une autre, ou si même il n'y en a pas qui
jiit mieux connu tout le pouvoir de l'association, c'est
donc aussi pour cela qu'au sens propre ou étymolo-
gique du mot, on n'en citerait, je crois, pas une, dont
les grands écrivains et les grands poètes soient en
général plus eccentrics, et quand il le faut, jusqu'à la
bizarrerie.
On ne saurait nier aujourd'hui qu'entre 1830 et
1840, cet individualisme, s'il avait contre lui toute
l'autorité de la tradition classique, eût en revanche
pour lui tout ce que cette autorité avait contraint de
naturelles impatiences, méconnu de droits légitimes,
et entravé de libertés nécessaires. Je me sers ici
d'expressions que j'emprunte au vocabulaire de la
politique, pour mieux indiquer ou souligner le carac-
tère d'étrange violence qu'on vit prendre un moment
aux luttes littéraires. C'est qu'aussi bien, sans l'avoir
voulu, les maîtres du classicisme en étaient devenus
proprement les tyrans. On avait extrait de leurs
œuvres des règles, ou des « règlements », en dehors
desquels on n'admettait pas qu'il y eût de beauté
littéraire, et des grammairiens ou des rhéteurs, de
l'espèce de Gottschedt ou de Népomucène Lemercier,
s'en étaient constitués les vigilants et inflexibles
gendarmes. « Où sont vos papiers? » c'était la pre-
mière question qu'on posait au poète. Une tragédie
parfaite devait répondre à vingt-six conditions, pas
une de plus ni de moins, et selon qu'elle n'en réali-
sait que vingt-cinq ou vingt-quatre, elle descendait
d'un au deux degrés dans l'estime des a bons juges )).
234 ÉTUDES CRITIQUES.
Evidemment, on ne pouvait pas se délivrer de l'excès
de cette tyrannie sans un peu de violence, et parmi
tous les moyens qu'on en pouvait choisir, l'émanci-
paiion de la personnalité de l'écrivain, qui en était le
plus sûr, en était aussi le plus doux. A ceux (|ui pré-
tendaient administrer la littérature comme on faisait
delà grande voirie, Técrivain répondait en se retirant
de la circulation publique, et en se retranchant dans
son for intérieur, ou, plus poétiquement, dans « sa
tour divoire ». Qu'y avait-il de plus simple et de plus
naturel?
Mais ce qui est théoriquement le plus naturel du
monde, ne Test pas toujours en pratique ou dans la
réalité. S'il y a des genres, des formes littéraires, tels
que la poésie lyrique, par exemple, et tels que les
Confessions ou les Mémoires, qui souffrent l'expan-
sion du Moi, qui ne la souffrent pas seulement, mais
qui l'exigent, comme n'ayant à vrai dire de raison
d'être que par elle, — qu'est-ce en effet que des con-
fessions dont l'auteur ne se « confesserait » pas? —
Il y a d'autres genres qui ne supportent pas long-
temps cet clalage : ainsi le roman, ou même jamais ni
du tout : ainsi l'histoire ou le théâtre. Plus prc)in[)le-
ment encore dût-on s'apercevoir que ce lier isolement
de l'écrivain ou du poète, s'il avait jadis été possible,
en des temps éloignés, ne l'était plus dans les condi-
tions de la vie moderne et contemporaine. Un grand
seigneur de lettres, comme Hyron, ou le pensionnaire
d un principicule allemand, comme Cioniie, peuvent
bien, de notre temps, soutenir cette alliludc haulaine;
et, à l'autre cxtrémil('' de réclielle sociale, on la
permet encore à un Hurns ou à un Sholley, à un
LA LITTÉIIATUIÎE EUROPEENNE AU -XIX" SIÈCLE. 235
Verlniiic, quand toutefois ils ne meurent pas d'y
avoir voulu persister. Mais la plujiart des écri-
vains
Disons un peu crûment les choses, et ne craif^nons
pas de faire dans l'histoire des idées une place aux
considérations de l'ordre matériel. Depuis que les
écrivains sont devenus des « professionnels », et
(|u'ils ne sauraient réussir, — je ne dis pas à faire
fortune, mais à vivre et à se faire une réputation, —
qu'autant qu'ils se donnent tout entiers à leur pro-
fession, l'abondance et la régularité de la production
sont devenues le principal de leurs moyens de succès;
et qu'est-ce qu'un homme tout seul peut tirer de la
perpétuelle contemplation de soi-même? Hélas! il y
a vraiment trop peu de sensations originales, quoi
qu'on en ait pu dire; et, dans la quantité de la pro-
duction poétique du siècle, on est surpris, on est
humilié, tout au rebours de ce qu'on nous promet-
tait, de voir en combien de manières un homme res-
semble aux autres hommes! Autre découverte que
les romantiques ne pouvaient manquer de faire à
leurs dépens. Mais comment encore ne se fussent ils
pas aperçus que c'était prendre mal son. temps que de
vouloir (( s'isoler », dans un siècle dont les tendances,
à mesure qu'il déroulait son cours, devenaient de jour
en jour plus « sociales », en devenant plus démocra-
tiques? Des formes nouvelles de misère ou de souf-
france étaient certes plus dignes d'intérêt que les
vulgaires aventures d'un ambitieux déçu ou d'un
amant trompé. Et puis, quand toutes ces causes réu-
nies n'auraient pas été de nature à provoquer une
réaction contre l'individualisme romantique, il y
236 ÉTUDES CRITIQUES.
aurait suffi d'une dernière; — qui vaut la peine
qu'on y insiste un peu.
Le principe ou le fondement d'une poétique indivi-
dualiste, c'est la conviction, plus ou moins raisonnée,
mais intime, qu'aucun homme n'est tenu de sou-
mettre son jugement à celui d'un autre homme :
lYulUus addictus jurare in vetba magistri. Ce que les
uns approuvent ou admirent, d'autres le blâment ou
le critiquent. Les mêmes objets excitent en nous des
mouvements différents. Celui-ci ne peut souffrir
Horace, et celui-là en fait ses délices. Byron mettait
Pope au-dessus de Shakspeare, il l'affectait du moins;
et Lamartine n'a vu dans La Fontaine que le conteur
des Oies du Frère Philippe ou de Mazel de Lnmporec-
chio. Ajoutez à cela que l'éducation première, l'expé-
rience de la vie, viennent encore diversifier et, en le
diversifiant, aggraver ce que déjà la nature avait mis
de différence entre les hommes. Un colonel de cava-
lerie ne voit pas les choses du même œil qu'un négo-
ciant de la Cité de Londres; un politicien de New-
York n'envisage pas les questions du même point de
vue qu'un prélat romain. Comment donc dispute-
rait-on « des couleurs et des goûts » ? Comment y
aurait-il un bon et un mauvais goût? Et comment,
.enfin, quelque expression de moi-môme qui m'échappe,
oserait-on m'en reprendre ou s'en montrerait on scan-
dalisé? Chacun de nous est la mesure des choses, et
n'ayant que lui pour témoin authentique et irrécu-
sable de ses impressions, n'en reconnaîtra donc aussi
que lui-même pour juge. Vers le milieu du xvni" siècle,
la critique de Hume et celle de Kant avaient accrédité
philosophiquement ces paradoxes; Hegel était ensuite
LA LITTERATURE EUROPÉENNE AU XlX^ SIÈCLE. 237
venu avec son « identité des contradictoires » ; et les
formules mêmes de l'incertitude et du doute avaient
été posées comme lois de l'esprit. On est bien obligé
de parler de ces choses à propos de littérature,
puisque, de nos jours môme, un Taine, dans ses der-
nières années, a sans doute pu réussir à se dégager du
réseau de ces sophismes, mais un Scherer et un Renan
y sont demeurés embarrassés.
Les progrès de la science eussent dû pourtant lus
éclairer, et, non seulement la nature de ces progrès,
mais la nature aussi des méthodes qui les avaient
procurés. Ce que les progrès de la science avaient
effectivement établi, c'est, en premier lieu, qu'il
existe quelque chose en dehors de nous ; et c'est, en
second lieu, que, si notre connaissance du monde
est relative de la constitution de l'esprit humain,
cette relativité ne peut ni ne doit s'entendre de l'in-
dividu, mais de l'espèce entière. II y a des lois do
l'esprit; et peut-être la réalité se déforme-t-elle en s'y
accommodant, mais la déformation est la môme pour
tous; et, conséquemment, il y a un juge de la qualité
de nos impressions, qui est la vérité scientifiquement
démontrée. « II faut donc disputer des goûts! » De
deux impressions qui s'opposent ou qui se contra-
rient, non seulement on ne peut pas dire qu'elles
s'équivalent, et que chacun de nous ait le droit de
garder la sienne, mais il y en a forcément une de
fausse et une de vraie. Laquelle est la fausse et
laquelle est la vraie? C'est ce qu'on ne peut pas tou-
jours décider, et surtout lorsqu'il s'agit des plus
délicates et des plus complexes, mais on peut esjiérer
d'y réussir un jour. Tel est précisément l'objet de
Bruxetière. — Études critiques (7* série). 1<)
238 ÉTUDES CRITIQUES.
la critique, son objet final et suprême, qui la fuira
d'ailleurs, qui reculera devant elle à mesure (ju'ellc
en ap])rochera, mais qui n'en est pas pour cela
moins précis et moins déterminé. Nous ne sau-
rons jamais non plus ce t|ue c'est (jue la vie, ni ce
que c'est que la matière, et cejjendant cela n'em-
pêche ni la physiologie ni la physique d'être des
sciences !
C'est ce que Ton comprit aux environs de 1840,
— disons, pour être plus exact, entre 1840 et ISoO
ou 1855, — et le imturalisme allait sortir de \h. Car
on en a donné bien des définitions, comme du
romantisme, et qui toutes, ou presque toutes, elles
aussi, contiennent leur part de vérité, mais il y en
a une de plus générale que les autres, et c'est celle
qui le fait consister dans ce que l'on a nommé « la
soumission de l'écrivain ou de l'artiste à son objet ».
Le naturalisme est la représentation de la nature,
et, pour apprendre à voir la nature, notre premier
souci doit être de nous défendre de nous-mêmes.
Il ne faut donc pas nous faire une originalité de
notre impuissance, et si nous voyons mal, nous
n'avons qu'à tâcher de mieux voir. L'observation
et la réflexion nous ont été données pour cela. La
première qualité qu'on exige d'une « représenta-
tion », et d'un (( j)ortrait », c'est d'être ressem-
blant. Une discussion s'élève-t-ellc sur l;i iiciclité de
la ressemblance ou sur la valeur de la représenta-
tion? Qu'on fasse venir l'original! Nous l'avous là,
dans la nature, tout près de nous, et' comme qui
dirait à la portée de notre main ou de notre voix.
Et ne nous répondez pas avec le poète qui, de tous
LA LITTERATURE EUROPEENNE AU XIX . SIECLE. 239
les romantiques, a mis de lui-même le plus dans son
œuvre :
Le cœur humain de qui? le cœur humain de quoi"?
- Quand le diable y serait, j'ai mon cœur humain, moi!
La question est précisément dç savoir si « vous avez
un cœur humain^ vous »; et ce n'est pas vous qui la
déciderez. Vous pouvez être un « anormal ». Et ce
n'est pas nous, non plus qui en jugerons, mais ce
sera la vérité de la nature et de l'histoire. Qui croirait
que la terre tourne, s'il n'en consultait que ses sens
et pendant combien de siècles les hommes n'en ont-
ils rien cru? Les juges de Galilée étaient des hommes
qui s'imaginaient avoir « leur œil humain ».
Favorisées par les circonstances, et notamment par
ce que Ton pourrait appeler l'échec de la politique
romantique en 1848, propagées à la fois en France,
en Angleterre et en Russie, — l'Allemagne et l'Italie
étaient alors occupées d'autres soins, — par les phi-
losophes, qu'elles réconciliaient avec le sens commun ;
par les critiques, dont elles grandissaient le rôle en le
précisant; acceptées par les romanciers, un Tour-
guenef, une George Eliot, un Flaubert, qu'elles invi-
taient à étendre le champ de leur observation; reçues
enfin par les poètes eux-mêmes, tels qu'un Gautier
ou un Leconte de Liste, ces idées ne pouvaient
manquer de triompher tôt ou tard de l'idéal roman-
tique épuisé. Mais comme les raisons pour lesquelles
on les avait accueillies n'étaient pas toujours les
mêmes, — et que si, par exemple, un Flaubert n'était
pas moins hostile à Musset que George Eliot à Byron,
ce n'était pas tout à fait pour les mêmes motifs, — il
240 ÉTUDES CRITIQUES.
se produisit dès l'origine une division parmi les natu-
ralistes, une déviation de la doctrine; et, en Franco,
plus particulièrement, les progrès en furent arrêtes
ou interrompus un moment par ceux de la doctrine
de « l'art pour Fart ».
C'était une théorie de peintre; et, au fait, il ne
semble pas que l'on puisse demander à un peintre
autre chose que de bien peindre. Il n'y a point, à vrai
dire, de « pensées )) dans les Madones de Raphaël, ou
dans les portraits de Rembrandt, et ce n'en sont pas
moins de purs chefs-d'œuvre : j'entends ici des
œuvres qui remplissent diversement, mais également
toute la notion de l'art de peindre. On voit d'ailleurs
comment la théorie se rattachait au naturalisme.
Quand on fait de l'imitation de la nature non seule-
ment le principe et la condition, mais encore l'objet
ou la loi de l'art, c'est la fidélité seule de l'imitation,
et par conséquent c'est la qualité seule de l'exécution
([ui juge l'artiste et le met à son rang parmi ses
émules. De deux portraits également ressemblants,
le meilleur est évidemment le mieux peint, et le
mieux peint, c'est celui dont le peintre a le mieux
prouvé la pleine possession des moyens de son art.
Cette possession des moyens de l'art devient à son
tour le moyen le plus sûr d'atteindre la vérité de la
ressemblance, et bien loin de se contredire, la théorie
de l'art pour l'art et la doctrine naturaliste peuvent
ou même doivent se prêter l'une à l'autre un mutuel
appui. On a donc dit une sottise (juand on îi prétendu
que ces trois mots « l'art pour l'art » étaient absolu-
ment vides de sens, et celui qui l'a dit (c'est Dumas
llls) eût peut être mieux fait d'en prendre pour lui-
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX* SIÈCLE. 241
môme ce qu'ils contiennent d'utile enseignement. Il
y a manière d'entendre la théorie de l'art pour l'art, et
elle n'a pas d'ailleurs la même valeur en littérature
qu'en peinture, si la littérature est quelque chose de
plus qu'un art d'imitation. Mais on ne saurait pour-
tant la condamner sans appel; et Te grand service
qu'elle rendit, même à la littérature, entre les années
I80O et 1870, fût de rappeler les artistes au senti-
ment du pouvoir et de la vertu de la forme.
Le malheur était, d'un autre côté, qu'en faisant de
l'art une espèce de « sacerdoce », elle retournait au
romantisme, et ainsi elle restituait à l'artiste ou au
poète ce que le naturalisme avait voulu lui enlever,
c'est à-dire le droit de subordonner le monde à la con-
ception qu'il s'était formée de la poésie ou de l'art.
Même elle lui permettait de prendre à l'égard du
public ou de la « foule », une attitude plus orgueilleuse
ou plus intransigeante encore, et de se retrancher
dans une solitude plus farouche. Car tandis que les
romantiques n'en revendiquaient le droit qu'au titre
de leur sensibilité personnelle et de l'impossibilité oîi
ils se disaient de sortir d'eux-mêmes, les théoriciens
de l'art pour l'art se réclamaient, eux, de leur théorie
même, et de ce qu'il y avait dans sa pratique ou dans
son enseignement de plus impersonnel et de plus
objectif. Ils se trouvaient, en outre, amenés de la
sorte à faire de l'art une « cabale », dont les savants
secrets ne sauraient jamais appartenir qu'à de rares
initiés, qu'ils eussent volontiers, comme Hugo,
nommés du nom de « Mages ». D'une différence de
degré que les romantiques, et avant eux les classi-
ques, avaient mise entre la foule et l'élite, mais une
S42 ÉTUDES CRITIQUES. '
élite assez nombreuse encore, les théoriciens de Tnrt
pour l'art prétendaient faire une différence de nature
ou d'essence, et n'admettaient qu'eux-mêmes à former
cette élite. S'ils consentaient parfois à descendre de
leurs nuages, et, comme on dit familièrement, à
prendre langue parmi les hommes, ce n'était que
pour faire sentir les traits d'un dédain olj^mpien à
quiconque se souciait d'autre chose au monde que de
broyer des couleurs ou de cadencer des phrases. On
les voyait s'enorgueillir de n'être pas compris, et
trouver, dans l'accueil plus froid ou plus indifférent
que l'opinion faisait à leurs œuvres, une raison de
persévérer dans leurs erreurs, au besoin même de les
aggraver. Et finalement, à mesure qu'ils faisaient
consister le tout de l'art dans l'application des pro-
cédés d'une rhétorique plus conventionnelle et plus
arbitraire, à mesure aussi devenaient-ils plus étran-
gers à la vie de leur temps. On ne saurait, sans le
plus grand danger pour lui-même, couper l'art de ses
communications avec la vie, — nous disons bien la vie
commune, la vie journalière, la vie de tout le inonde,
— et non seulement quand on y tâche, on s'expose,
ou plutôt on expose l'art lui-même au juste reproche
d'immoralité, mais encore on en dessèche et on en
tarit l'inspiration jusque dans ses sources.
Nous venons d'écrire le mot à' immoralité, et, sans
nous engager dans la très difficile question des rap-
ports de l'art avec la morale, il nous faut pourtant
constater que la grande erreur des théoriciens de l'art
pour l'art a été de vouloir séparer l'art d'avec la
morale encore plus profondément que d'avec la vie
même. Ils s'autorisaient en ce point de l'exemple de
LA LITTÉRATURE EUROPEENNE AU XIX'^ SIÈCLE, 243
la nature, qu'on ne voit pas, disaient-ils, qui se soucie
de morale, et que, par suite, on n'imite plus, mais
on la déforme ou on laltère, dès qu'on prétend la
moraliser. Ils oubliaient seulement que, si nous ne
sommes point les maîtres de la nature, toute notre
dignité d'hommes ne consiste qu'à nous émanciper
de la tyrannie de ses lois, et qu'il serait donc inadmis-
sible que l'art eût pour fonction ou pour objet de
nous y rengager. Quelle est d'ailleurs cette nature
qu'il s'agit d'imiter? Sans doute ce n'est pas la nature
extérieure! Quelques poètes ont pu rivaliser de coloris
ou d'éclat avec des peintres, mais pour l'auteur dra-
matique, pour le romancier, pour l'historien, la
« nature » c'est la vie humaine; et qu'est-ce que la
vie, sinon le support, le sujet, la matière de la mora-
lité? De la façon que nous sommes faits, et que nous
vivons, depuis qu'il y a des hommes, il ne peut pas
s'établir entre deux êtres humains, quels qu'ils
soient, de relations qui ne relèvent de la morale. Nous
ne pouvons pas prendre une résolution qui n'implique
de la morale. Et si, pour ma part, je ne crois pas
« qu'un degré d'élévation vers le pôle change toute la
morale », tout le monde sait bien que d'un temps
ou d'un pays à un autre, il n'y a rien qui diffère
plus que l'application des lois de la morale à la vie
quotidienne. Vouloir faire abstraction de la morale,
dans la représentation de la vie, c'est donc à vrai dire
mutiler le modèle que l'on se proposait d'imiter, et
le mutiler très arbitrairement. Il est infiniment
regrettable, pour eux, — et encore davantage pour
nous, Français, — que nos naturalistes, en général,
ne l'aient pas compris.
244 ÉTL'DFS CRITIQUES.
On le rei^rotlora d'autant plus, que d'autres, plus
avisés ou mieux inspirés, l'allaient comprendre ou
l'avaient depuis longtemps compris, et, une fois
encore, la direction des grands courants littéraires,
— un moment ressaisie, de 1830 à 1870, — allait
nous échapper de nouveau. C'étaient des Anglais, des
romanciers comme Dickens ou comme George Eliot;
des poètes comme Elisabeth Browning; des philo-
sophes et des esthéticiens, Carlyle. Stuart Mill, et
celui d'eux tous qui peut-être a exercé, quoique le
moins connu au dehors, le plus d'influence sur la
pensée anglaise contemporaine, je veux dire John
Ruskin, l'auteur de tant d'écrits aux titres énigma-
tiques, Fors clavigera, Aratra Penlelici, mais dont la
forme bizarre et comme provocante enferme tant de
significations ou de « suggestions ». Quelques années
s'écoulaient encore, et le roman russe, dont on peut
dire qu'il n'avait pas jusque-là dépassé ses frontières,
faisait triomphalement, avec Tolstoï et Dostoïevsky,
son entrée dans la littérature européenne. Certaine-
taint'ment, c'était bien aussi dil romancier russe
qu'Ivan Tourguenef, mais je ne sais comment il
semblait qu'en se fixant parmi nous il fût devenu un
romancier français. Et rien n'était moins vrai! Il
n'avait pas cessé d'être un fils de sa race! Mais la
fortune a de ces caprices, et les Russes pourront pré-
férer Tourguenef à Tolslo'ï et Gogol ou Pouchkine à
tous deux, il n'en demeurera pas moins vrai que
c'est par Tolstoï et Dostoïevsky que l'Ame slave est
entrée en communication avec la littérature ecD-
péeiine. il en faut dire autant de « l'àme Scandinave )).
Ce sont les Itevenants, Maison de Poupée, le Canard
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX° SIÈCLE. 245
sauvage qui l'ont révélée à TEurope avec le nom
d'Henrik Ibsen. Et, grâce à eux tous, mais peut-
être surtout aux derniers, il semble que, pour le
moment, la littérature ait été libérée des lipns où la
retenait la théorie de l'art pour Tart. Elle l'a été éga-
lement de ce qu'il y avait dans le naturalisme de plus
inacceptable; — et c'était son impassibilité.
Si diverses que puissent être l'inspiration d'un
Tolstoï et celle d'un Ruskin, leurs œuvres ne laissent
pas, en effet, d'avoir quelques traits de communs, et
ce sont les plus généreux. Elles ne sont pas à elles-
mêmes leur but; et, après cela, je ne répondrais pas
qu'en les écrivant leurs auteurs n'aient point prétendu
à la gloire « d'avoir bien écrit ». mais ils ont eu
d'abord la prétention ou l'intention de (( bien penser»,
et surtout celle d'agir. Leur inspiration est sociale; et
tous ensemble, Norvégiens, Russes ou Anglais, en
même temps qu'œuvre d'artistes, ils ont voulu faire
œuvre d'hommes, œuvre utile, œuvre morale, et tra-
vailler au (( perfectionnement de la vie civile ». L'un
des poèmes les plus populaires d'Elisabeth Browning
est son appel à l'humanité « en faveur des enfants
employés dans les manufactures »; et tel drame
d'Ibsen n'est autre chose qu'une prédication contre
l'alcoolisme. Dira-t-on peut-être là-dessus que, si l'on
ne saurait employer trop d'ardeur en de semblables
combats, il ne semble' pas nécessaire d'y dépenser
tant de talent? Il y a aussi des moyens trop faciles
d'émouvoir de pitié, d'indignation, ou de colère les
imaginations des hommes, et Dickens ou Dostoïevsky
en ont plus d'une fois abusé. Jamais non plus,
... Iphigénie, en Aulide immolée,
246 ÉTUDES CRITIQUES.
lie fît verser autant de pleurs que la Case de VOncle
Tom; mais le roman d'Henriette Beecher Stowe est-il
liien un roman; est-il môme de la « littérature »? On
peut se poser la question. Si les naturalistes français,
en général, ont eu le tort d'exclure la morale de la
représentation de la vie, les naturalistes anglais,
russes ou Scandinaves, ont eu celui de souvent con-
fondre la notion de l'art avec celle de l'utile. Et certes,
Tutile et le beau ne sont point inconciliables ou
incompatibles! Ils ne le sont pas plus que ne le sont
ensemble l'art décoratif, ou industriel, et ce que l'on
appelle pompeusement « le grand art ». Mais il faut
pourtant prendre garde à ne point les confondre; et
surtout il ne faut pas croire, par un effet contraire de
la même erreur de principe, que l'un dispense de
l'autre, ou, en d'autres termes encore, qu'une œuvre
soit assez morale dès qu'elle est belle, ou assez belle
dès qu'elle est morale.
Nous sera-t-11 permis seulement d'ajouter que, de
ces deux erreurs, si l'une est moins grave, et moins
dangereuse que l'autre, c'est assurément la seconde?
On sait qu'après de longues hésitations, — qui sont
l'honneur d'une critique, à son origine, résolument
ou systématiquement naturaliste, — c'est à cette con-
clusion que Taine avait fini par aboutir. Le degré de
bienfaisance du caractère que les œuvres expriment
était devenu pour lui le juge, ou, comme on dit, le
critérium de leur valeur d'art. Et si nous le rappelons
ici, ce n'est pas, on vient de le voir, que nous parta-
gions entièrement son opinion sur ce point, mais c'est
que son exemple n'est pas la moindre « illustration »
de la réalité du mouvement que nous venons d'es-
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX' SIÈCLE. 247
saycr de décrire. Nous y reviendrons tout à l'heure,
et quand, auparavant, nous aurons essayé d'indiquer,
d'une manière incomplète et sommaire, quelle trans-
formation des « Genres » ou des « Espèces » littéraires
n été la conséquence de ce même mouvement.
II
l'évolution des genres.
Sera-t-on très surpris si je dis qu'entre toutes ces
transformations, l'une des plus significatives et des
plus regrettables est celle que le genre dramatique a
subie? Aucun genre, à n'en croire du moins que les
apparences, n'a été plus fécond en ce siècle, ne l'est
encore de nos jours, et nous. Français, en particulier,
nous n'avons point de titre littéraire dont nous fas-
sions plus de bruit que de la « continuité de notre
production dramatique ». Etilest bien vrai que ce sont
nos vaudevilles et ce sont nos mélodrames qui amu-
sent tous les soirs le public de Londres et.de Saint-
Pétersbourg. Les étrangers, pour se former au style
de la conversation, apprennent généralement le fran-
çais dans le répertoire des deux Eugène, Scribe et
Labiche, et, je dois l'avouer, rien ne m'a davantage
étonné que. de voir la singulière estime où les tiennent
les x\méricains. Il y a aussi des Parisiens qui ne con-
naissent de la littérature française, avec le roman-
feuilleton, que ce que vingt théâtres leur en ofïreut
quotidiennement. Toute une population, dont les
acteurs de tout ordre ne font que la moindre partie,
2i8 ETUDES CRITIQUES.
— costumiers, machinistes, allumeurs de quinquels,
marchands de programmes, ouvreuses, figurantes,
mères d'actrices, habilleuses, — ne vit que du théâtre,
pour le théâtre, et par le théâtre. Aucune indii,stric
littéraire ne produit, quand on y réussit, de plus gros
bénéfices. Aucun genre de succès n'a plus de retentis-
sement, ne donne du jour au lendemain plus de gloire
ou de notoriété, de popularité même, qu'un succès de
théâtre. Le besoin du journal n'est pas plus répandu,
plus universel, je dirai même plus impérieux pour
une foule de nos contemporains, que celui de l'opé-
rette ou du café-concert. L'éducation bourgeoise de
nos jeunes filles se complète, elle se perfectionne,
elle se « couronne » par quelques couplets de Miss
IJehjelt ou de Joséphine vendue par ses sœurs... Mais,
en dépit de tout cela, si l'on y veut regarder de plus
près, il est aisé de voir que la littérature dramatique
n'a rien produit de nos jours que Ton puisse com-
parer, fût-ce de loin, à l'œuvre immortelle de Racine,
de Molière, de Corneille, de Calderon, de Lope de
Vega, de Shakspeare, de Sophocle ou d'Eschyle. Où
sont seulement notre Zaïre et notre Barbier de
Séville? Les drames de Schiller sont-ils très supé-
rieurs h nos tragédies de second ordre? Ceux de
Byron sont-ils des drames? Si les Italiens voient dans
Alfieri le « créateur de leur tragédie nationale », peut-
on dire qu'il existe une tragédie italienne? Que reste-
il du Carmarjnola de Manzoni, qu'une u lettre sur les
trois unités »? et, pour le faire court, chez nous,
comme en Angleterre et comme en Allemagne, le
romantisme et le naturalisme n'ont-ils pas échoué,
l'un a[)rès l'autre, et diversement, mais complète-
LA LITTERATURE EUROPÉENNE AU XIX* SIÈCLE- 24(1
ment, à produire une œuvre de théâtre qui ne fût pas
la contrefaçon ou le mélange hybride du drame sliak-
spearien et de la tragédie classique?
Quelques-unes de ces œuvres surnageront-elles?
quelques drames de Schiller, sa Marie Stuart ou son
Guillaume 7'ell? ou le Faust de Gœthe? ou les Deux
/^o5can'deByron?ou VHcrnamQiXe. liuy B las d'Hugo'?
On ne le saura que dans une centaines d'années!
J'aurais presque plus de confiance dans la durée de ce
Théâlre, où Musset, s'inspirant à la fois du Songe
d'une nuit d'été et du Jeu de V Amour et du Hasard, a
mêlé, sinon fondu toujours intimement ensemble,
quelque chose de la psychologie maniérée de Mari-
vaux et du caprice poétique de Shakspcare r Andréa
del Sarto, On ne badine pas avec l'amour, Fantasio, les
Caprices de Marianne. Au reste, on célébrera toujours
des gloires dramatiques locales ou nationales; et, dans
toutes les histoires de la littérature contemporaine, on
continuera de consacrer un chapitre au théâlre. Nous
y mettrons, nous, à des rangs difïérents, et pour des
mérites assez inégaux, Eugène Scribe et le « père
Dumas », deux des inventeurs les plus abondants qu'il
y ait eu depuis les temps lointains d'Alexandre
Hardy et de Lope de Vega, Victor Hugo, Fran-
çois Ponsard et Emile Augier, le fils Dumas et Vic-
torien Sardou, Henri Meilhac, Ludovic Halévy, peut-
être Eugène Labiche, l'auteur des Corbeaux et celui
de la Fille de Roland; et sans doute ce ne seront
ni les Anglais, avec Edward Bulwer-Lytton, She-
ridan Knowles, ou Douglas Jerrold, ni les Italiens,
avec Manzoni. Eduardo Fabri. Giambattista Niccolini,
Gherardi délia Testa, Pietro Cossa, qui nous le dispu-
2o0 ÉTUDES CRITIQUES.
torout pour la fécondité, la valeur marchande, ou
môme la qualité littéraire de la production. Ce seraieni
plutôt les Allemands, avec Zacharias Werner, Kot
^ebue, Henri de Kleist, Frédéric Hebbel, et dans ces
derniers temps un Gérard Hauptmann ; — avec Henrik
Ibsen, que sans doute l'Allemagne a bien quoique droit
de revendiquer; — et enfin avec Richard Wagner,
qu'il est temps, en vérité, de considérer comme
auteur dramatique autant que comme compositeur de
musique; Wagner, à qui nous devons, dans son Cré-
puscule des Dieux ou dans son Parsifal, ce que le
théâtre du xix* siècle a certainement produit de plus
original, on serait tenté de dire d' « uniquement »
original; et Wagner dont l'influence ne s'est pas
moins exercée sur le mouvement général des idées
que sur celui de tous les arts et de la musique en
particulier. On notera d'ailleurs qu'avec un ou deux
de nos auteurs dramatiques, — et qui ne sont pas
ceux dont l'opinion fait, en France, le plus de cas,
— Ibsen et W^agner sont les seuls dont on puisse
dire dès à présent qu'ils aient pris place dans l'his-
toire de la littérature européenne.
Il n'est pas difficile d'expliquer, comment dirons-
nous? cette décadence, ou cet abaissement d'un genre
dont-il se peut bien que les chefs-d'œuvre soient le
dernier effort de l'esprit humain, mais, — et c'est là
sa grande faiblesse! — qui n'a rien de naturellement
ni de nécessairement littéraire. Une ode, une élégie,
un roman, un essai même dans le genre de ceux de Car-
lylc ou de Taino, d'Emcrson ou de Macaulay, ne sont
rien s'ils ne sont pas de la « littérature », mais un vau-
deville ou un mélodrame peuvent parfaitement se
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX'' SIÈCLE. 2S1
passer d'en être. Le répertoire de Scribe et de Dumas,
des deux Dumas, eu sont d'assez remarquables exem-
ples : la Tour de Nesle ou l'Etrangère ne sont pas de la
(( littérature ». Et il est vrai qullernan/ ou les Bar-
graves en sont, mais, en revanche, ils ne sont point
du théâtre. D'un autre côté, si l'idéal romantique ne
consiste en rien tant que dans la manifestation ou
dans l'étalage du Moi, c'est justement ce genre de
littérature que l'art dramatique excuse, comporte, et
supporte le moins. Nous ne nous enfermons point,
quatre ou cinq heures durant, à quinze ou dix-huit
cents, dans une salle de spectacle, pour y entendre
un auteur, avec entr'actes et décors, nous conter
indiscrètement ses affaires personnelles. Que si
d'ailleurs il y a des « formes » qui s'imposent ainsi à
la manifestation de la sensibilité personnelle de
l'écrivain, il y en a d'autres qui ne sont pas en quelque
sorte moins « commandées » par la fidélité de l'obser-
vation; et c'est pourquoi le naturalisme a échoué
jusqu'ici au théâtre. Il ne pourrait y réussir qu'en
retournant jusqu'à Molière ou jusqu'à Shakspeare,
et au point de vue du théâtre, c'est ce que nos drama-
turges appelleraient retourner à l'enfance de l'art. Et
puis, et enfin, parmi les conclusions de la critique et
de l'histoire générale des littératures, s'il en est une
que l'on puisse tenir pour établie, c'est qu'en raison
de la faiblesse humaine, propter egestatem natwx,
tous les genres ne sauraient s'épanouir à la fois ; et,
de même que dans la nature, il convient d'ajouter
que, plus ils sont voisins, plus la concurrence étant
âpre et violente entre eux, plus ils se nuisent. L'épa-
nouissement du roman , dans le siècle où nous
2S2 ÉTUDES CRITIQUES.
sommes, a comme étouffé la iloraison dramatique.
Mais un autre genre a d'abord profité de ce que
perdait le dramatique : c'est le lyrique; et la compen-
sation est assurément de prix, si l'on peut dire en
toute assurance que jamais le monde, en aucun
temps, pas môme au temps de Pindare ou de Simo-
nide, n'avait entendu retentir de plus beaux cris
d'amour ou do détresse, de désespoir ou d'orgueil,
d'enthousiasme ou de colère, ni vraiment connu
jusqu'à nous ce qu'une seule voix peut éveiller on
propager d'émotion dans les cœurs. C'était sans doute
une conséquence de Témancipation du Moi! Car le
lyrisme, on ne saurait trop le répéter, ce n'est ni la
splendeur de Timagination, ni la vérité des peintures,
ni l'intensité de l'émotion, toutes qualités qui se
retrouvent aussi bien, ou du moins qui peuvent se
retrouver dans l'épopée, par exemple, ou dans le
discours public, — celui qu'on adressait du haut de
la tribune aux Grecs et aux Pujmains assemblés, dU
celui (|ui du haut de la chaire chrétienne lemuait, en
y tombant, dans l'àme des foules, ce qu'elle contient
de plus obscur et de plus mystérieux, — mais le
lyrisme, c'est la poésie « personnelle m; c'est la mani-
festation de la sensibilité du poète; c'est l'expression
par la parole, par le rythme, et par l'accent, do ce
qu'il y a de plus intime et de plus profond en lui. Il
y avait, nous l'avons déj<à dit, quelque deux cent cin-
quante ans au moins, que cette sensibililé frémissait
d'être contenue, qu'elle s'en indignait môme, et
qu'elle saccroissait de son indignation, quand, au
commencement de ce siècle, le romantisme vint la
libérer de celte longue contrainte. On la vit alors
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XLX" SIÈCLE. 253
s'épancher ou plutôt se déborder dans tous les sens, de
toutes parts, dans toute l'Europe, en France comme
en Angleterre, en Italie comme en Allemagne; et là
même où s'ajoutait à la joie d'être enfin délivrée la
colère d'avoir été si longternps comprimée, c'est là,
par une conséquence assez naturelle encore, qu'on
allait la voir engendrer quelques-uns de ses plus
rares chefs-d'œuvre : le Don Juan de Byron, par
exemple, ou YAlastor de Shelley.
L'art de la description classique, ou pour mieux
dire, la man^ière même de sentir la nature et l'his-
toire, en ont été renouvelés tout d'abord, et les
Lakisles anglais — parmi lesquels on nous permettra
de ranger aussi leurs précurseurs, Crabbe, Cowper et
Burns — en sont les premiers interprètes. El, aussi
bien, si, comme nous le disions, le lyrisme est findi-
vidualisme, n'est-ce pas en Angleterre qu'on devait
le voir d'abord renaître? Le poète de V Excursion,
Wordsworth, et celui de Don Juan, Byron, ne se res-
semblent qu'en ce point, mais ils se ressemblent!
Peu leur importe le sujet de leurs « poèmes )), et ce
sont uniquement leurs impressions qu'il nous
content. La fable et l'intrigue, l'histoire et la nature
ne leur servent que d'un prétexte à s'exprimer eux-
mêmes, et ils s'expriment très diversement, mais ils
n'expriment toujours qu'eux-mêmes. Est-ce bien
aussi le cas de Coleridge et de Shelley, de Southey et
de Keats? Je m'en remets aux Anglais de nous le
dire avec plus d'assurance. En tous cas, c'est chez
nous celui de Lamartine et d'Hugo, dans leurs Medi-
ialions ou dans^ leurs Odes et fiallades, dans leurs
Harmonies, dans leurs Feuilles d'Automne. Et il
Brunetière. — Études critiaues [1" série). *'
254 ETUDES ClilTlQUES.
semble bien que ce serait, en Allemagne, le cas de
Kôrner et de Rùckert, on, en Italie, celui dUgo Fos-
colo, de Manzoni, de Lcopardi, si les circonstances
n on avaient fait avant tout des (( patriotes ». On
pourrait dire, sans jouer sur les mots, que le carac-
tère qu'ils ont tous en commun, c'est de ne vouloir
avoir, et de n'avoir effectivement aucun caractère com-
mun. Chacun d'eux affecte sa manière à lui de sentir
la nature et l'histoire, d'en être « impressionné », et
chacun d'eux sa manière d'associer, de combiner ses
impressions, de les traduire en ses vers selon la loi
de son rythme intérieur. Ils n'ont pas d'ailleurs eu la
même éducation, ni fait de la vie la même expé-
rience. Elle a été dure à Leopardi, et dure, mais
d'une autre manière, à Shelley : elle a été plus douce
à Lamartine et à Byron. L'un est surtout un « élé-
giaque », et l'autre un « satirique ». Ils n'ont aimé ni
les mêmes aspects de la nature, ni les mômes aspects
de Ihumanité. Je les crois encore, comme écrivains,
très inégaux entre eux, très différents surtout; et,
pour ne parler que de nos Français, il n'y a rien
de commun, ou plutôt rien ne s'oppose davantage
l'un à l'autre et ne contraste plus absolument que
la fluidité naturelle de Lamartine et la dureté mar-
telée d'Hugo. Leur rhétorique, non plus, n'est pas
de la même école : les Méditations procèdent de
Parny et de GhênedoUé; les Odes et Ballades de
J.-B. Rousseau et de Lebrun. Mais leur poésie à tous
est essentiellement subjective, donc personnelle. Elle
l'est de parti pris autant que par nature ; et, quel
que soit l'objet qu'ils imitent dans leurs vers, ce
n'est pas lui qui les intéresse en lui, ni ce qu'il est
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX"^ SIÈCLE. 255
en soi, mais les sensations qu'il éveille en eux. C'est
ce qu'il faut dire également des romantiques alle-
mands, de Novalis ou de Brentano, lesquels toute-
fois, — comme en Angleterre l'auteur de Lalla-
liookh, ou comme celui d'^7oa en France, — marquant
pour ainsi dire le temps et préparent une transforma--
tion nouvelle du lyrisme.
Mais la transformation ne s'opérera pas avant que
ceux qu'on pourrait appeler les enfants perdus de
l'école se soient comme aventurés et fourvoyés
Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur.
Car, après tout, et dès qu'il écrit, on n'a pas vu
d'homme qui ne se crût et qui ne fût en droit de se
croire aussi intéressant qu'un autre : c'est l'événe-
ment qui en décide, et l'événement ici c'est l'œuvre.
C'est donc pourquoi, entre 1830 et 1840, la littéra-
■'ture s'encombre de (( confessions », non seulement
en vers, mais en prose, et. dans toutes les langues,
d' (( aveux » qu'on, ne demandait point, ou de « con-
fidences » dont il y en a bien jusqu'à deux ou trois
qui nous intéressent encore : ce sont celles que nous
ont laissées Leopardi, Alfred de Musset, et Henri
Heine. Le caractère original en est d'être directes,
sans interposition de personnes fictives ou de masques,
tels qu'étaient encore le Childe-Harold de Byron ou
rOlympio d'Hugo. C'est le sentiment à l'état pur,
pour ainsi parler : c'est un cœur d'homme ouvert et
mis à nu devant nous. Les Byron et les Hugo nous
dissimulaient encore quelque chose de leurs misères,
et je ne sais quelle pudeur arrêtait ou suspendait les
derniers aveux sur leurs lèvres. Ceux ci se livrent à
2Sr) ÉTUDES CRITIQUES.
nous tout entiers; ils étalent sous nos yeux tous
leurs maux; ils se complaisent à en irriter publit|ue-
mciit l'aiguillon. Et comme le mal de l'un, Léopanli.
c'est la nature; le mal de l'autre, Musset, c'est
l'amour; et le troisième, Heine, c'est le doute, leurs
vers, participant de l'éternité de leur mal et de sa
généralité, demeureront sans doute, et à jamais, la
plus poignante expression que Ton ait donnée : en
allemand, de l'impuissance de croire; en français, du
dégoût d'aimer; et en italien, de l'horreur de vivre.
C'est la forme aiguë du lyrisme, au delà de laquelle
si l'on voulait aller, on sombrerait dans la folie, à
moins que ce ne fût, comme quelques-uns, dans la
niaiserie; et la beauté de cette poésie se résume dans
les deux vers :
Les plus désespérés sont les chants les plus lieaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de juirs sanglots!
Mais quoi! les sanglots les plus purs ont bientôt
fait d'importuner ceux qu'ils n'émeuvent point, et ni
ceux qu'ils émeuvent, ni surtout ceux qu'ils secouent
ne sauraient supporter longtemps l'intensité des
émotions qu'on les appelle à partager. Personnelle à
ce degré, la manifestation de la sensibilité du poète,
qui n'est plus déjà pour lui (|u"uue occasion de souf-
frances, devient aisément pour le lecteur, pour le
[)ulj[ic, un motif de s'en détourner. On n'aime point,
non plus, cette manière, en faisant ai)pel à notre
pitié, d'accaparer notre attention. On ne la supporte
pas longtemps. Onini.s crcatura wgoniicil. Et nous
aussi, nous avons soulfcrt! Il semble donc à chacun
de nous (|uc le i)uètc empiète sur nolri; pcrsonnalitc,
LA LITTKRATLRE EUROPEENNE AU XIX'' SIECLE. 257
quand encore il n'offense pas notre amour-propre et
notre vanité. On lui demande d'autres chants, d'un
autre caractère, plus détachés de la préoccupation de
lui même, des thèmes plus généraux, que d'ailleurs on
lui laisse toute liberté de diversifier. Il se décide à
nous les donner; le lyrisme redevient épique, philo-
sophique, symbolique; et c'est ce que l'on voit se
produire aux environs de Tannée 1860.
Elisabeth Browning en Angleterre, Robert Brow-
ning, Tennyson — le Tennyson des Idxjlles du Roi; —
et en France, Alfred de Vigny, Leconte de Liste, et à sa
suite-tous ceux qu'on a nommés du nom de Parnas-
siens; Victor Hugo, le Victor Hugo de la Légende des
Siècles^ sont les ouvriers de cette transformation. Fai-
sons une place parmi eux à Théophile Gautier, et, si
l'on le veut, au poète des Fleurs du Mal, Charles Bau-
delaire, pour l'influence qu'il a exercée sur la forma-
tion du Symbolisme. Rapprochons-en les préraphaé-
lites, au nombre desquels il y a d'abord eu plus de
peintres que de poètes ; et nommons encore ici Richard
Wagner, dont l'action, nous l'avons dit, et c'est le
moment de le répéter, n'a pas eu moins de consé-
quences en poésie qu'en musique. Ce sont là des
noms bien divers; et certes leurs œuvres éveillent
dans nos mémoires à tous des souvenirs bien diffé-
rents. Quel rapport y a-t-il des fleurs du Mal aux
Idylles du Rov^ de tant de dépravation à tant de
noblesse? ou di'Aurora Leigh à Émaux et Camées'} Et
cependant regardez-y de plus près; comparez plus
attentivement un drame de Wagner, un poème de
Leconte de Liste, antique ou barbare, un tableau de
Burne-Jones ou d'Alma Tadéma : n'ont-ils pas ceci,
258 ÉTUDES CRITIQUES.
premièrement, de commun, qu'ils cherchent tous le
motif ou le mobile de leur inspiration en dehors
d'eux, je veux dire dans les choses, et généralement
dans les choses du passé, dans l'histoire, et, de pré-
férence encore, dans la légende? La matière des
Idijlles- du Roi n'est-ce pas celle de Tristan et YseuU?
Ne retrouverait-on pas TO?- du Bhin dans la Légende
des Siècles? La représentation du « vrai m n'a plus
leurs « impressions )) pour mesure.
Les formes, les couleurs et les sons se répondent!
Ils ne sont tous que l'écho de ces sons, le miroir de
ces couleurs, les observateurs de ces formes; et ils
s'ingénient tous à en démêler les « correspondances ».
N'ont-ils pas tous aussi le respect, on pourrait dire la
superstition du style ; et le mystère des mots n'exerce-
t-^il pas sur eux tous la même irrésistible attraction?
On en a vu qui les ont traités, ces mots, comme des
pierres précieuses, des améthystes ou des émeraudes,
et qui ne se sont proposé d'autre objet que de les
assortir ou de les sertir dans le resplendissement
d'une parure. Et d'autres ont poussé plus avant, ont
vu ou entrevu, sous le mystère des mots, celui des
choses, ont essayé de l'atteindre; et le symbolisme
est né de là. Si ce serait assurément exagérer de dire
qu'il y ait un sens ésotérique ou caché dans le Ptirsi/'al
ou dans la Légende des Siècles, on ne peut refuser
d'y reconnaître quelque chose d'ultérieur à la pre-
mière impression qu'on en reçoit. C'est ce qui est
évident dans les Destinées d'Alfred de Vigny. Une
pensée philosophique, une intention sociale s'y cuve
loj)pc d'une forme i)l.'ish'(|ue. Les condiliuiis de la
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XTX" SIÈCLE. 259
poésie ont changé. L'œuvre de quelques attardés, —
comme ce Verlaine dont on a fait trop de bruit, — ne
représente plus que les convulsions du romantisme
expirant. Ce n'est plus assez de sentir; on exige main-
tenant du poète qu'il « sache », et qu'il « observe »,
et qu'il « pense ». On exige aussi qu'il rentre, par
quelque moyen que ce soit, mais qu'il rentre dans la
vie commune; et, quelque division qu'il y ait d'ail-
leurs entre les écoles nationales ou locales, — Par-
nassiens contre Romantiques, Symbolistes contre
Parnassiens, — l'unité s'est désormais faite sur la
conception du lyrisme et sur celle même de la poésie.
Le lyrisme, c'est la réfraction de l'univers au travers
d'une âme de poète; et la poésie, c'est l'art ou le don
d'exprimer avec une clarté personnelle ce qu'il y a de
mystère dans l'univers, dans l'homme, et dans l'his-
toire.
L'évolution de l'histoire et de la critique n'a pas
beaucoup différé de celle de la poésie lyrique, mutaiis
mutandis, et cela peut bien d'abord étonner, mais il
suffit d'y réfléchir, et rien ne s'explique plus aisément
que ce parallélisme. N'était-ce pas en effet les mêmes
causes qui, sous le règne du classicisme, avaient
gêné la liberté de l'historien et celle du poète, et con-
séquemment obscurci, dénaturé, et altéré la notion
de l'un et l'autre genre? Les grandes actions de
l'histoire étant seules considérées comme dignes de
la scène tragique, une réciprocité s'était établie, qui
consistait à ne retenir comme dignes de fixer l'atten-
tion de l'histoire que les actions capables de fournir
elles-mêmes le sujet d'une tragédie. Si l'obligation
qu'on imposait au poète était d'autre part, et avant
260 ÉTUDES CRITIQUES.
tout, de ne pas intervenir de sa personne dans son
œuvre, celle qu'on imposait à Thistorien était de ne
voir et surtout de ne montrer dans ses récits que
riiomme « universel ». Ni l'un ni l'autre, ils n'avaient
le droit de s'attarder aux détails ou aux particularités,
— qu'on appelait familièrement, c'est un mot de Vol-
taire, « une vermine qui ronge les grands ouvrages )) ;
— mais leur devoir à tous deux, historien ou poète,
était de résumer, de choisir pour résumer, et, en choi-
sissant, d'abstraire ou de généraliser. Il était donc tout
naturel que l'émancipation de l'histoire fût à peu près
contemporaine de celle de la poésie lyrique, et c'est
aussi ce qui est arrivé. Si l'on a pu dire de Garlyle en
Angleterre et de iMichelet en France qu'ils étaient des
{( poètes en prose », il n'y a pas eu là de hasard. On
a pu également rapprocher le dessein de Leconte de
Lisle, — en ses Poèmes barbares, — de celui d'Ernest
Renan dans ses premiers écrits, ses Études d'histoire
religieuse ou son Histoire comparée des langues sémi-
tiques. Et que dirions-nous enfin, si nous le voulions,
de tant d'Allemands et d'Italiens, pour qui le lyrisme
et l'histoire, faisant fonction alternativement l'un de
l'autre, n'ont tour à tour été : le lyrisme, qu'un
moyen d'exalter le patriotisme unitaire; et l'histoire,
un prétexte à entretenir et à fomenter le principe de
cette exaltation?
Nous n'avons pas, dans cette étude, à caractériser
les progrès de l'histoire au xix'' siècle, et d'autres que
nous l'auront fait dans ce tableau d'Un siècle. Ils
auront sans doute montré comment, d'une monotone
et fastidieuse énumération de récils de batailles ot
d'analyses de traites de paix, entremêlée parfois de
LA LITTÉRATURE EUROPEENNE AU XIX" SIÈCLE. 261
considérations pliilosophiques, l'acquisition d'un sens
nouveau, celui de la diversité des époques, a premiè-
rement transformé l'histoire en un art, dont la grande
ambition, rivalisant avec celle de la peinture même,
a été de nous rendre ce que l'on pourrait appeler la
couleur et la physionomie des temps. Ils auront
montré comment, en raison de l'identité de l'espèce
humaine mieux et plus largement comprise, l'histoire
du plus lointain passé, celle de la Grèce dans l'ou-
vrage monumental de Grote, ou celle de Rome dans
l'Histoire de Mommsen, ou celle enfin d'Israël dans
la dernière œuvre de Renan, s'était en quelque sorte
éclairée des lueurs imprévues qu'y jette le spectacle
des choses contemporaines. Et sans doute enfin ils
auront montré comment, à la faveur de quels progrès
de l'érudition, l'histoire générale s'était compliquée,
mais enrichie aussi, de la contribution ou de ra[)port
des histoires particulières, — histoire des religions et
histoire des langues, histoire des institutions et his-
toire des mœurs, histoire de la littérature et histoire
de l'art, — pour devenir ainsi la vivante représenta-
tion des accroissements ou des pertes de l'esprit
humain, et de l'avancement ou du recul de la civili-
sation elle-même. Aussi bien n'est ce pas seulement
de la littérature que relève l'histoire. Elle plaît et elle
instruit, selon le mot d'un ancien, sans avoir besoin
d'être « littéraire : » Historia quoque modo scripta,
semper legitur. Les savants Bénédictins qui, vers le
milieu du dix-huitième siècle, ayant conçu le projet de
\ Histoire littéraire de la France^ en commencèrent
l'exécution sans autrement se soucier des railleries de
Voltaire, n'étaient point des « écrivains »; et des
262 ÉTUDES CRITIQUES.
publications telles que celles d'un du Gange ou du
Corpus Inscriptionum graecarum, qui ne sont point do
la « littérature », sont assurément de Thistoire. Mais
en maintenant la distinction, il y a moyen de la
tourner, et la critique, telle que l'a conçue le siècle
qui vient de finir, étant devenue l'âme de Thistoire,
nous pouvons, nous devons même ici retracer de son
évolution l'esquisse que nous ne saurions donner des
progrès de l'histoire.
La critique a commencé, dans les leçons de Laharpe,
de Marie-Joseph Chénier, de Népomucène Lemercier,
ou encore dans V Histoire de la Llllérature italienne,
de Ginguené, par être purement littéraire. Ghateau-
briand, Mme de Staël, dans Corinne, dans son Aile
magne, et à sa suite, Benjamin Gonstant, Sismondi,
Fauriel, les deux Schlegel, Auguste-Guillaume et Fré-
déric, celui-ci notamment dans son Histoire de la Lit-
téralure, puis, la fondation de V Edinburgh et de la
Quarterly Review, en Angleterre, et quelques années
plus tard, en France, la fondation de la /ieviie des Deux-
Mondes, lui faisaient faire un pas considérable, en la
rendant de locale, pour ainsi parler, ou de strictement
nationale « comparative », historique de grammaticale,
et de dogmatique enfin ou de raisonneuse, explica-
tive ou exégétique. Avant de juger, il s'agissait désor-
mais de comprendre, et l'écrivain n'avait plus unique-
ment, comme naguère, à répondre de son style, mais
de ses idées, et non seulement de ses idées littéraires
ou philosophiques, mais encore et même surtout de
ses idées politiques. Là était le défaut de la concep-
tion; et on ne le voit que trop dans les leçons de
Villcmain sur La liUrralure française au A' VI Jl" siècle.
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XLX" SIÈCLE. 203
Elles sont d'un rhéteur, mais d'un rhélour animé de
passions politiques très vives, qui voulait devenir
ministre, et la littérature y tient donc moins de place
ou à peine autant que la politique. C'est aussi ce que
l'on peut dire de la critique du Globe. Pour tous ces
Dubois et tous ces Rémusat, quelque enseigne qu'ils
affichent, .classique ou romantique, la littérature
n'est que l'apprentissage de la politique, et ce qu'ils
admirent de Shakspeare, c'est le « concitoyen » de
Pitt et de Fox, de Sheridan et de Burke, de Canning
et de Gastlereagh. Les Essais de Macaulay sont le
chef-d'œuvçé de ce genre de critique; et qu'il y soit
parlé de Dante ou de Machiavel, de Frédéric II ou de
Mirabeau, de Dryden ou de Samuel Johnson, ce que
Macaulay se demande avant tout c'est le parti que de
ce qu'il va dire pourront tirer les wighs ou les tories.
Si ce défaut ou ce parti pris ne se compensait pas, et
heureusement, chez lui, par de rares qualités, dont
les plus éminentes sont le goût qu'il a de la précision
ou de l'exactitude, l'ampleur de son imagination ora-
toire, et, en bon Anglais, sa constante préoccupation
des questions morales, il ne serait qu'un simple Ville-
main. C'est pourquoi Jes romantiques, tant en
Angleterre qu'en France ou en Allemagne, s'éloignent
de ce genre de critique, et, plus désintéressés, ils fon-
dent une critique dont le caractère est de n'en pas
avoir, la critique subjective ou impressionniste : on
veut dire une critique qui n'est, selon le mot du poète,
que le « papier-journal » ou le mémorandum do leurs
impressions de lecture. La première manière de
Sainte Beuve, le Sainte-Beuve des Premiers Lundis^
des Portraits littéraires, des Portraits contemporains
264 ÉTUDES CRITIQUES.
en est un excellent modèle, et les Essais de Charles
Lamb en sont l'exagération. « Jamais homme, a-t-on
dit de celui-ci, ne fut plus complètement dénué du sens
critique; il a des sympathies et des antipathies; les
livres sont ses amis ou ses ennemis. » Et, en eiïot, c'est
précisément là ce que nous appelons aujourd'hui de
la critique romantique. Les romantiques, en critique,
ont eu des sympathies ou des antipathies; les livres
ou les hommes ont été leurs ennemis ou leurs amis ;
et ils les ont traités les uns et les autres comme tels,
du droit de leur humour, et, s'il faut être franc, sans
aucune intention ni le moindre souci de justice ou
d'impartialité.
Une pareille façon d'entendre ou de dénaturer la
critique ne pouvait avoir de durée que celle d'une
bataille littéraire, et aussi la voit-on bientôt changer
de caractère, je ne dis pas dans les écrits d'un Nisard
ou d'un Saint-Marc Girardin, — ce sont là des noms
français, nullement européens, — mais dans le Port-
Royal de Sainte-Beuve lui-même. Qu'y a-t-il de nou-
veau dans le Porl-Ii())/al de Sainte-Beuve? Ceci, que
les œuvres de la littérature et le mouvement de la
pensée n'y sont plus étudiés en eux-mêmes, ni sur-
tout pour le plaisir personnel ou pour l'instruction
générale qu'ils procurent, mais comme des (( docu-
ments », dont le grand intérêt est de nous ai)pr(Mi(lrc
en combien de manières un homme peut diiîérer des
autres, et particulièrement de celui (jui lui ressemble
le plus. L'objet de la critique devient alors de carac-
tériser des « individualités », ou encore, et selon le
mot du critique lui même, d'ébaucher « l'hisloire
naturelle des esprits ». C'est également ce que s'est
LA LITTÉRATUUE EUROPEENNE AU XIX^ SIÈCLE. 26S
proposé Thomas Carlyle dans ses Essais, et surtout
clans ses leçons célèbres sur Le Culte des Héros. Au
fond, — car, dans la forme, rien ne diffère plus de la
manière apocalyptique de Carlyle que la manière
savante, souvent perfide et toujours contournée de
Sainte-Beuve, — la différence ne consiste qu'en ce
que Carlyle généralise davantage et ne s'attache,
pour les étudier, qu'aux « individualités » qu'il con-
sidère ou qu'il pose, un peu arbitrairement, comme
typiques. Restons dans l'histoire naturelle, puisque
aussi bien nous sommes destinés à ne plus en sortir :
c'est en eux-mêmes et comme tels que Sainte-Beuve
étudie les individus; Carlyle y voit, lui, des repré-
sentants de leur espèce ou de leur genre; et ce qui
l'intéresse dans le lion ou dans le chat, c'est propre-
ment le féhn. Emerson fait un pas de plus, dans ses
Représentative M en, qu'on a traduits ou retraduits en
notre langue sous le titre de Les Surhumains ; et cet
équivalent est assez heureusement trouvé. Lés grands
hommes dont il fait ses héros sont en effet de ceux
qui passent la mesure commune, mais qui ne la pas-
sent d'ailleurs qu'en la réalisant plus pleinement. Ils
sont en acte ce que les autres hommes ne sont la
plupart qu'en puissance; et n'est-ce pas comme si
l'on disait qu'au dessus du genre ou de l'espèce, les
héros d'Emerson sont les représentants de la famille
ou du type? C'est ainsi qu^entre 1830 et 1850, une
critique romantique encore, impressionniste et
subjective à beaucoup d'égards, s'objective; et, à ce
degré de développement, rencontrant les idées hégé-
liennes, celles qu'Hegel lui-même avait exprimées
dans son Esthétique, ou après lui quelques-uns de
266 ÉTUDES CRITIQUES.
ses disciples, — dont le plus « littéraire » est Karl
Rosenkranz, — une transformation nouvelle résulte
de cette rencontre même.
Trois hommes entre tous y ont contribué, qui sont
trois Français : Ernest Renan, Hippolyte Taine et
Edmond Schercr. On doit à celui-ci, le moins « écri-
vain » des trois, une des plus belles études qu'on ait
jamais faites, en aucune langue, sur Hegel et VHégé-
lianisme. Les deux autres sont deux grands artistes,
à qui nous devons quelques-unes des plus belles
pages de la prose française au xiv" siècle : à Renan,
les plus séduisantes, on serait tenté de dire les plus
platoniciennes; et à Taine, les plus vigoureuses (nous
ne disons pas les plus éloquentes, elles manquent
trop souvent de « nombre ») et les plus colorées.
Mais ce qu'ils ont tous les trois essayé de faire, et
oîi leur grand honneur est de n'avoir pas entièrement
échoué, c'a été de soustraire les choses littéraires aux
variations du jugement individuel, et pour cela de
fonder l'esthétique sur les résultats de la philologie
et de l'exégèse, de la physiologie et de l'histoire natu-
relle, de l'ethnographie et de la psychologie compa
réos. Leurs chefs d'œuvre en ce genre sont, de Renan,
V Histoire générale des Langues sémitiques ou ses
Études d'Histoire religieuse, et de Taine, V Histoire de
la littérature anglaise ou la Philosophie de l'Art. On
voit clairement dans ce-<lernier ouvrage comment, de
la considération de l'individu, ou du représentative
man, la critique s'est trouvée amenée à « sérier » dans
l'histoire ces individus représentatifs; à se demander
de quoi ils étaient représentatifs; à s'aviser quaiifaiit
que d'eux-mêmes ils l'étaient de toutes les inlluences
LA LITTÉUATURE EUROPÉENNE AU XIX'= SIÈCLE. 207
qui avaient agi sur eux comme sur leurs contempo-
rains inconnus; à diminuer leur personnalité delà
somme de ces influences, quand ils ne l'ont pas
réduite à n'être elle même que cette simple somme,
le total de ces grandes (( pressions environnantes »
qui sont la race, le milieu, le moment; et finalement
à conclure que le génie même ou le talent, en littéra-
ture et en art, ne sont que des produits « comme le
vitriol et le sucre », c'est à-dire des choses complexes
que l'analyse peut espérer de résoudre en leurs élé-
ments. Qu'il y ait beaucoup à dire contre cette
manière de concevoir la critique, ce n'est pas aujour-
d'hui le point; mais on n'en saurait méconnaître, en
tout cas, ni la beauté, ni la grandeur, et certaine-
ment Taine et Renan lui doivent une partie de leurs
qualités d'écrivains. Ce qui n'est pas plus douteux,
c'est la fortune qu'elle a faite ; et la belle Histoire de
la littérature italienne de Francesco de Sanctis ou le
livre de M. George Brandes, le critique danois, sur
les Grands courants de la Littérature européenne- au
XIX^ siècle, procèdent également de leur méthode et
de leurs exemples. Mais, depuis quelques années, il
semble que leur autorité décline, et tandis qu'à leur
ambition de fonder la critique sur des bases scienti-
fiques ou quasi scientifiques s'opposait, — indépen-
damment de beaucoup et de très fortes objections, —
une espèce de dilettantisme, qui n'est à vrai dire que
du scepticisme, on voyait d'autre part une sorte de
critique « sociologique » ou « sociale » gagner tous les
jours du terrain sur cette critique trop désintéressée
de la valeur morale des œuvres de la littérature et de
l'art. Les livres ont des conséquences : les tableaux
268 ÉTUDES CRITIQUES.
aussi peuvent en avoir; et il est vrai que Taine s'en
était douté, l'avait compris sur la fin de ses jours,
mais nous l'avons dit plus haut, si jamais la trans-
formation s'achève, le nom qui sans doute y devra
demeurer attaché, c'est celui de John Ruskin.
On a cru pouvoir dire du naturalisme qu'il n'était,
en un certain sens, qu'une application de la critique
à des genres d'écrire qui n'avaient jusqu'à lui relevé
que de l'imagination, et la définition est évidemment
trop étroite. Elle n'exprime qu'un seul des aspects du
naturalisme. Mais ce n'en est pas le moins intéres-
sant, et d'aucun genre la formule ne sjest trouvée
plus vraie que du roman. On sait qu'il y a peu de
romans « classiques »; et mettant à part ceux de
Rabelais et de Cervantes, qui tiennent encore de
l'épopée plutôt que du roman, on ne voit guère à
nommer que le roman picaresque des Espagnols,
aboutissant chez nous au Gil filas de Lesage; et le
roman anglais du xvni" siècle, celui de Daniel de Foë,
de Richardson, et surtout de Fielding. Faut il y
ajouter la Manon Lescaut de l'abbé Prévost? h' Héloise
est d'un autre ordre, et on ne sait, à vrai dire, de quel
nom l'appeler. C'est qu'en ce temps-là, et même en
Angleterre, le théâtre attirait à lui tout ce qu'il y
avait d'ambitions littéraires, et, pour ainsi parler, de
talents disponibles. Mais, inversement, avec une
plasticité que l'on ne se doutait pas que le roman
possédât, nous l'avons vu dans notre siècle s'enrichir
à son tour de ce que le théâtre laissait échapper de
son ancien pouvoir, et, insensiblement, s'adapter à
toutes les exigences de l'esprit contemporain. On
s'étonne (piclquefois de la fécondité du roman con-
LA LITTERATURE EUROPEENNE AU XIX« SIÈCLE. 2G9
temporain, et on affecte même de s'en indigner.
L'étonnement est justifié, mais l'indignation porte à
faux. II n'est rien qu'on ne puisse faire dire au
roman; le roman est devenu le genre universel; et,
pourquoi ne le dirions-nous pas? de tous les moyens
qu'il y ait de mettre à la portée des foules les diffi-
ciles problèmes dont s'inquiète l'âme contemporaine,
il est aujourd'hui le plus puissant peut-être, parce
qu'il est le plus séduisant.
Le Werther de Gœthe, et les Confessions de Rous-
seau, où la- vérité s'entremêle de tant de fiction, et
même de mensonge, l'avaient orienté, dès la fin du
xviir siècle, dans la direction du romantisme pro-
chain; et, chronologiquement, il est à noter qu'avant
les poètes, ce sont les romanciers qui ont reconquis
le droit de nous entretenir ouvertement d'eux-mêmes.
Qu'est-ce, en effet, que VAtala, que le René de Cha-
teaubriand? la Delphine, la Corinne de Mme de
Staël? XOberman de Senancour? le Jacopo Ortis d'Ugo
Foscolo? ÏAdolphe de Benjamin Constant? Ce sont
des romans « personnels », dont l'auteur est lui-même
le héros, sous un déguisement plus ou moins trans-
parent; et ce sont aussi des romans lyriques. Les
moyens lyriques y abondent : l'exclamation, la
digression byronienne, l'apostrophe, la prosopopée,
la « méditation », les cris de révolte ou de désespoir,
sans parler des couplets entiers où bientôt les poètes
n'auront plus que des rimes à mettre. Si la princi-
pale différence est qu'en s'y confessant on y confesse
aussi les autres, c'est qu'il n'y a point de roman à
un seul personnage : les nécessités du genre en
exigent au moins deux. Mais, nous ne saurions nous
Bruneiière. — Études critiques (7'' séricj. IB
270 ÉTUDES CRITIQUES.
y méprendre : Oberman, ou René ne sont que la mani-
festation de la sensibilité personnelle de Senancour
ou de Chateaubriand. Leur observation, tout inté-
rieure, est étroitement circonscrite à eux. Et ce qu'ils
exposent ou ce qu'ils étalent uniquement d'eux, ce
n'est pas, "naturellement, ce qui fait qu'ils ressemblent
à nous, (( la forme de l'humaine condition », mais,
tout au contraire, c'est ce qu'ils croient avoir décou-
vert en eux d'original et d'unique. « Je ne suis fait
comme aucun de ceuxque j'ai vus; j'ose croire n'être
fait comme aucun de ceux qui existent. » C'est la
première phrase des Confessions de Rousseau. Elle
pourrait servir d'épigraphe à tous les romans dont
nous venons de rappeler les titres. C'est également
la devise que l'on pourrait inscrire au frontispice
d'indiana, de Volupté, de la Confession d'un Enfant
du Siècle.
Mais, déjà, sous l'influence de Walter Scott et de
Manzoni, dont les Fiancés demeurent sans doute un
des chefs-d'œuvre du genre, le romantisme épiqii(>
ou narratif cherchait une expression plus objective
de lui môme dans la (( résurrection du passé »; et le
succès du roman historique avait commencé de con-
trarier le développement du roman personnel. Rien
de plus naturel en Allemagne et en Italie, où l'on
sentait bien qu'on dépit du cosmopolitisme de Gœthe,
il n'y avait de véritable liberté pour l'individu ((u'aii
sein d'une « patrie » commune. Et de là les romans
de Novalis ou d'Achim d'Arnira, Henri d'Ofterdingen
et les Gardiens de la Couronne, ceux de Massimo
d'Azeglio ou de Domenico Guerazzi : Etlore Fiera-
viosca et Béatrice Cenci. C'était, en Italie, disent les
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX* SIÈCLE. 271
historiens de la littérature italienne, « autant d'instru-
ments d'agitation ou de lutte contre l'étranger )) ; et,
en Allemagne, c'était l'évocation de ce passé féodal
qui, de leurs divisions de l'heure présente, reportait
les Allemands au souvenir de leur antique unité. Il
y avait bien aussi quelque chose de ce patriotisme
local dans la complaisance de Walter Scott pour les
« sujets » écossais : Waverley, Itob Roy, les Puritains
d'Ecosse, la Prison d'Edimbourg, mais l'intention en
était déjà plus désintéressée. Elle l'était presque
également dans le Cinq-Mars d'Alfred de Vign3%
dans le Charles IX àe. Prosper Mérimée, dans la Notre-
Dame de Paris de Victor Hugo. Les uns et les autres,
c'était bien pour lui-même, par goût et par amour
de la (( couleur locale » qu'ils faisaient ainsi revivre
le passé. Pareillement Edward Bulwer Lytton dans
le Dernier des Barons. Et les uns et les autres, sans
le savoir, — à l'exception de Mérimée peut être, —
ils préparaient ainsi la fortune du roman « réaliste ».
Car, le présent serait un jour du « passé )) pour
quelqu'un, et tant de détails, qu'on avait jusqu'alors
exclus du roman sous prétexte de vulgarité, s'ils
étaient cependant nécessaires dans un récit du temps
de Charles IX ou de Warwick, comment ou pourquoi
ne le seraient ils pas, ou le seraient-ils moins, dans
un roman du temps de Louis-Philippe ou de la reine
Victoria? C'est ce que personne n'a mieux vu que
notre Balzac, et la transition du roman historique au
roman réaliste ne s'aperçoit pas seulement, elle se
laisse comme toucher au doigt dans quelques-uns
de ses plus beaux romans : Les Chouans, par exemple,
ou Une ténébreuse affaire.
272 ÉTUDES CRITIQUES.
C'est tout un livre quil faudrait écrire, et un gros
livre, si l'on voulait retracer l'évolution du roman
réaliste, — ou du roman de mœurs, pour l'appeler
d'un nom plus général; — et nous voulons désigner
par là l'espèce de roman qui se propose d'être 6n tout
temps l'histoire de la vie contemporaine. « L'histoire,
a t on dit, est du roman qui a été, le roman est de
l'histoire qui aurait pu être. » Ce n'est pas assez dire :
le roman de Balzac, de Flaubert, des Concourt, de
Zola, de Daudet, de Maupassant en France; le roman
de Thackeray, de Dickens, de Charlotte l'rontë, de
Mrs Gaskell, de George Eliot en Angleterre; et le
roman enfin de Gogol, de Tourguenef, de Dostoïevsky,
de Tolstoï en Russie, ne s'est pas contenté de pouvoir
être de l'histoire; il en a été, à son heure, il s'est
proposé d'en être; et dès à présent, on peut bien
affirmer que nulle part l'historien de l'avenir ne
trouvera, sur la structure intime de la société con-
temporaine, de plus nombreux et de plus curieux
documents. On remarquera que nous ne disons pas
de plus authentiques ni de plus fidèles! Il faudra dis-
tinguer. Tant d'écrivains, si différents de race, d'édu-
cation, de talent, n'ont pas vu ni pu voir la réalité du
même œil, l'ont déformée sans doute, celui-ci dans
un sens, celui-là dans un autre, et aucun d'eux n'en
a égale l'infinie complexité. Il y aura toujours dans
la réalité plus de choses que n'en saurait saisir ou
fixer l'art d'un seul homme. C'est ainsi que tout ce
qui s'appelle du nom d'élégance ou do distinction a
généralement échap|)é au nalnralismc. et les « du-
chesses » de Balzac ne niaiii|nrnl de rien lanl (|iio
d'ai'isluiTalie. Chose phis (•(lange! il est sounciiI
LA LITTÉRATURE EUROPEENNE AU XIX'' SIÈCLE. 273
arrivé que le « naturel » fit absolument défaut dans
le « naturalisme », et par conséquent l'aisance, la
facilité, la grâce. Avec cela, si le naturalisme anglais,
français ou russe, ne laisse pas d'avoir quelques traits
de communs, — et ce sont les plus essentiels, sinon
toujours les plus apparents, — il ne laisse pas aussi
d'en avoir d'assez différents. Le naturalisme français
a traité d'un peu haut ses modèles, avec dureté sou-
vent, et des préoccupations d'art l'ont détourné plus
d'une fois de l'exacte imitation de la réalité. Il a
« corrigé )) ce qu'il copiait, et généralement c'a été
pour l'enlaidir. Le naturalisme anglais, débordant
d'intentions morales et humanitaires, chez Dickens,
chez George Eliot, et même chez Thackeray, a sou-
vent confondu l'art avec la morale, et n'a point tou-
jours suffisamment compensé cette disposition pré-
dicante par sa tendance native à la caricature. Et le
naturalisme russe, ironique chez Gogol, morbide et
révolutionnaire chez Dostoïevsky, est devenu mys-
tique et humanitaire chez Tolstoï. Il s'est aussi trop
facilement complu aux moyens du mélodrame et du
roman-feuilleton. Et, nécessairement, la réalité s'en est
trouvée, comme nous le disions, déformée d'autant.
Mais il n'en demeure pas moins vrai que, de toutes
les formes de la littérature, ou peut être de l'art, —
et de même qu'aucune n'avait été plus caractéristique
de la première moitié du xix" siècle que la poésie
lyrique, — ainsi le roman naturaliste aura, dans la
seconde, été la plus significative. Il y a des chances
pour que le roman naturaliste soit un jour, dans
l'histoire de la civilisation moderne, quelque chose
d'aussi considérable que la peinture hollandaise, avec
274 ÉTUDES CRITIQUES.
laijucllc, chemin faisant, on aura vu qu'il offrait plus
d'une ressemblance. D autres auront été nos Floren-
tins ou nos Vénitiens; les Balzac et les Flaubert, les
Dickens et les Eliot, les Tolstoï et les Dostoïevsky,
seront nos Frans Hais, nos Mieris ou nos Terburg, et
même nos Rembrandt.
Mais l'imitation de la nature, qui est sans doute le
commencement de l'art, n'en saurait être le terme,
ni peut-être le principal objet, puisqu'on sait bien
qu'il y a des arts qui ne sont point d'imitation. C'est
pourquoi le roman naturaliste, après avoir un moment
triomphé de toutes les espèces de romans qui lui
avaient fait concurrence, n'a pu cependant les étouffer,
ni les empêcher par conséquent de renaître. Au sur-
plus, en quelque genre qu'il se soit une fois produit
des œuvres maîtresses, elles font partie de l'histoire
de l'art, sinon de la nature même; elles vivent comme
« modèles»; et il se trouve toujours quelqu'un pour
essayer de les reproduire. Ni le roman historique, ni
surtout le roman « personnel » ne sont donc morts
du triomphe du naturalisme, et, l'oserons-nous dire,
en parlant d'un vivant? le Mariage de Loti ou le
Roman d'un Spalii ne sont pas au-dessous d'Atala.
Dans ce genre du roman personnel, on rapprochera
des romans de Loti ceux de M. Gabriel d'Annunzio :
VEnfa^it de Volupté, Vlnnocent, le Triomphe de. la
Mort. Et la fortune du roman naturaliste n'a pas
non plus entièrement prévalu contre celle du roman
psychologique, tel que l'ont conçu et traité George
Saiid elle-même, Octave Feuillet, Victor Cherbuliez,
ch(!Z nous, George Eliot aussi, Mcrcdith en Angle-
terre; et, plus près de nous, sous une inlluencc où
LA LITTKRATURE ECROPftP.NNF, AU XIX" SIÈCLE. 27o
Dalzac et Stendhal paraissent avoir également cuii-
couru, M. Paul Bourget, raiiteur de Mensonges, du
Disciple et à' Un cœur de femme. On conçoit d'ailleurs
aisément qu'il ne soit difficile ni au roman natura-
liste d'être en même temps psychologique [et c'est le
cas de Middlemarch ou de Daniel Deronda], ni au
roman psychologique d'être en même temps natura-
liste [et c'est le cas au moins des premiers romans de
M. Paul Bourget]. L'observation naturaliste va du
dehors en dedans, l'observation psychologique du
dedans en dehors. L'une s'attache ou s'arrête à ce
qui se voit, et l'autre essaie de saisir et de préciser ce
qui ne se voit pas. Le naturaliste s'intéresse aux actes,
le psychologue aux mobiles des actes. Ajoutons que
le premier s'intéresse plutôt aux cas généraux ou
typiques, et le second aux cas singuliers ou rares.
Mais, que l'on étudie les actions des hommes dans
leurs effets, comme le naturaliste, ou dans leurs
causes, comme le psychologue, il faut toujours bien
que l'on finisse par se rencontrer, et ce terrain où
l'on se rencontre est proprement le domaine du
roman psychologique.
On a fait cependant un pas encore, depuis quelques
années. « Tout fait, écrivait Emerson, a, par un de
ses côtés, rapport à la sensation, et, par l'autre, à la
morale. » C'est ce que les romanciers ont compris, et
de là, l'invasion des questions morales dans le roman.
Il est curieux, à ce propos, d'observer la part que les
femmes ont prise à cette transformation. Mme de
Staël avait commencé, si du moins on ne saurait nier
que Delphine et Corinne soient ce que nous appel-
lerions aujourd'hui des romans « féministes ». George
276 ÉTUDES CRITIQUES.
Saiid l'a suivie, en qui la critique russe est unanime
à reconnaître l'inspiratrice de la « religion de la souf-
france humaine » : je parle ici de l'élève de Lamennais,
de Pierre Leroux, de Michel de Bourges. Charlotte
Brontë, George Eliot, Elisabeth Gaskell, sont venues
à leur tour, avec Jane Eyre, Marij Barton, Daniel
Deronda; et je ne dis rien de Mrs Beechcr Stowe ou
de Miss Cummins. Aujourd'hui, c'est Mrs Humphry
Ward, qui, dans son Robert Ehmere, dans son David
Grieve, dans sa Marcella, ne craint pas d'aborder
les plus graves problèmes de l'heure présente. Citons
à côté d'elle Miss Olive Schreiner, et, en Italie,
Mme Mathilde Serao, ou encore, en Espagne,
Mme Émilia Pardo Bazan. En vérité, ne pourrait-on
pas dire qu'avec leur superbe et inconscient dédain
des théories littéraires, ou plus généralement de tout
ce que les mandarins d'Occident enveloppent sous le
nom de « secrets de l'art », mais surtout grâce à la
pitié dont leur sexe s'émeut au spectacle des misères
humaines, ce sont les femmes — femmes d'Angle-
terre, femmes de France, femmes d'Italie, femmes
aussi du Nord Scandinave, — qui ont révélé au roman
naturaliste sa portée sociale? L'examen un peu appro-
fondi des questions sociales semble encore incompa-
tible avec les exigences de l'art, mais nous ne doutons
pas qu'on ne puisse finir un jour par les concilier,
puisque déjà quelques-unes d'entre elles y ont presque
réussi. Et soyons sûrs que, cette tendance étant d'ac-
cord avec les tendances du siècle qui finit, et qui hono-
rent singulièrement sa fin, on ne peut ni donner aux
romanciers un meilleur conseil que d'y persévérer, ni
d'ailleurs un conseil qui leur soit plus agréable.
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX« SIÈCLE. 277
On peut également le donner aux derniers « litté-
rateurs » dont il nous reste quelques mots à dire, et
ce sont les orateurs. Au barreau, à la tribune, dans
la chaire chrétienne, lEurope moderne en a connu de
très grands, et parmi ces derniers, je ne crois pas
qu'aucun Anglais m'en démente, si je mets à part et
au-dessus des autres le cardinal New ma n. Mais je ne
sais comment il se fait que, de tant d'orateurs, on
n'en trouve qu'un bien petit nombre qui soutiennent
l'épreuve de la lecture; et on ne pourrait mieux com-
prendre qu'en essayant de relire aujourd'hui les dis-
cours les plus vantés d'un Lacordaire ou d'un Berryer,
ce qu'il y a de physique et, si je l'ose dire, de cir-
constanciel dans l'éloquence. Il y a plus de fond, et
surtout d'émotion communicative, dans quelques-uns
deceuxdeMontalembert. Villemain a beaucoup loué,
dans le temps, ceux de lord Ghatham, et Macaulay
ceux de Sheridan ou de Burke, mais ils appartiennent
tous les trois au dernier siècle. Les discours de Glad-
stone et de Disraeli, — lesquels furent cependant des
professionnels de lettres — ne sont guère divertissants
à lire. L'historien qui compulsera ceux du comte de
Gavour ou du prince de Bismarck n'y cherchera point
de beautés littéraires. Oserai-je ajouter que les « décla-
mations » de don Emilio Gastelar, qui étincellent de
ce genre de beautés, suffiraient à nous dégoûter d'une
pareille recherche? On ne voit nulle part mieux que
dans la collection de ces Discours ce qu'il y a de con-
tradictoire entre les sonorités creuses d'une certaine
éloquence, très musicale d'ailleurs, et les exigences
pratiques, ou réalistes, pour ainsi parler, de la poli-
tique moderne.
278 ÉTUDES CRITIQUES.
C'est la grande rai^^on qui a dépossédé l'éloquence
de son ancien empire, et qui Ta comme dépouillée
de sa valeur littéraire. On notera du reste, à ce sujet,
que l'éloquence a toujours été rare, — presque aussi
rare ou plus rare que Fa poésie, disait déjà Cicéron
dans son De Oralore, — et nous en trouvons une
preuve dans ce fait que chez nous, en France, où
pourtant la tendance de la littérature a été si long-
temps (( oratoire », c'est à peine si, de tant d'orateurs
qui ont porté la parole du haut de la chaire chré-
tienne, nous en avons retenu jusqu'à trois : Bossuet,
Bourdaloue, Massillon. Telle est aussi bien la destinée
de quelques genres dont les titres et l'utilité sont, à
vrai dire, indépendants de leur valeur littéraire. Ni
on ne prêche, ni on ne plaide, ni on ne prononce un
discours politique à dessein de faire de la « littéra-
ture ». La préoccupation d'art est là tout à fait secon-
daire, accessoire même, et le grand reproche qu'avec
et après Nisard on fasse chez nous à Massillon, c'est
précisément que cette préoccupation, trop visible
dans ses Sermons, les gâte. Fléchier, chez lequel elle
est tout à fait apparente, n'est absolument qu'un
rhéteur. C'est qu'aussi bien, le souci de plaire, qui
est inséparable du dessein littéraire, serait dé|)lacé
dans la chaire chrétienne, inconvenant et profane.
Il ne l'est guère moins à la tribune ou au barreau,
quoique d'une autre manière et pour d'autres motifs.
Ni les prétoires ni les Chambres ne sont des Aca
démies, et le langage y dépend des nécessités de l'ac-
tion. C'est encore un motif qui explicpie, non pas
précisément la décadence, mais la (( dénaliiration »
de runcicnnc éloquence. D'un art qu'elle était au
LA LITTÉRATURE EURO!'i:i:.\.\E AL' MX'" S:i;CLr.. 279
commencement du siècle, elle est devenue une arme,
et la vraie beauté d'une arme n'est pas dans sa
richesse ou dans son élégance, mais dans la qualité
de sa trempe ou la longueur de sa portée. Et dira-t on,
par hasard, qu'il en était ainsi chez les anciens, où,
l'éloquence étant bien plus que chez nous maîtresse
des affaires, cela n'a point cependant empêché les
Démosthène et les Cicéron d'égaler en réputation lit-
téraire les Thucydide et les Lucrèce? Mais nous nous
contenterons de répondre comme pour nos grands
prédicateurs : « Combien y a-t-il eu de Cicérons ou
de Démosthènes? » Et les anciens n'avaient, d'autre
part, ni l'imprimerie, ni la presse, ni le livre, — ni
le journal.
De même qu'en effet, tout ce que le théâtre a perdu
de notre temps, ce n'est pas assez de dire que le
roman l'a gagné, mais il faut dire que le théâtre l'a
perdu précisément parce que le roman le gagnait,
ainsi l'éloquence a perdu de son pouvoir, de son
crédit, de son action tout ce que gagnait le journal.
Or, et encore une fois, à moins dune rencontre quasi
miraculeuse, il y a rarement place, dans le dévelop-
pement d'une grande littérature, pour tous les genres
ensemble. L'éloquence ne crée plus aujourd'hui,
comme jadis, de « mouvements d'opinion », et le
journalisme l'a réduite à ne pouvoir plus que décider
des résolutions. Un orateur peut encore exciter ou
remuer des passions; il ne peut pas les « entretenir »,
et ce rôle est celui de la presse. Dans ces conditions,
et tout en conservant des occasions de s'exercer, l'élo-
quence a perdu un peu de cette universelle faveur,
sans la complicité de laquelle aucun genre littéraire
280 ÉTUDES CRITIQUES.
ne donne tout ce que comporterait sa vraie définition.
C'est le journaliste qui est de nos jours l'orateur, et
l'on voit bien ce que l'éloquence a perdu à cette trans-
formation, mais de savoir et de dire ce que la littéra-
ture y a gagné, c'est une autre question. Nous nous
félicitons de n'avoir pas à la traiter ici.
III
l'orientation des tendances.
De ces indications sommaires, et surtout incom-
plètes, pouvons-nous dégager quelques vues d'avenir,
sans nous donner le ridicule de prophétiser? « Il faut
désormais avoir l'esprit européen », écrivait Mme de
Staël, voici tantôt cent ans : elle dirait aujourd'hui
qu'il faut l'avoir « mondial ». Si ce n'était sans doute
qu'un rêve, est-il à la veille de se réaliser, et souhai-
terons nous qu'il se réalise? Toute considération d'un
autre ordre mise à part, souhailcrons-nous que la
(( littérature », dans son intérêt même, dans l'intérêt
de son développement, tâche à se dépouiller de ce
qu'elle a encore de français en France, d'anglais en
Angleterre? et, au cours du siècle qui s'achève, quels
progrès a-t-elle faits dans ce sens?
On pourrait presque nier qu'elle en ait fait aucun,
si le même siècle qui semble, à de certains égards,
avoir été le siècle du cosmopolitisme, aura été le siècle
des nationalités. Je ne parle toujours, on l'entend
bien, ([n'au ]>niiit de vue de la « littérature ». Le
romantisme, — en tant que réaction contre le classi-
cisme et l'humanisme de la renaissance italienne, — ■
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XL\* SIÈCLE. 281
s'est caractérisé, en Angleterre et en Allemagne, plus
particulièrement, comme un retour au moyen âge, et,
par delà le mojen âge, aux origines, ou du moins à
ce que l'on croyait les plus lointaines origines de la
race : il suffît, à ce propos, de rappeler le succès des
Anciennes Ballades de Percy, celui dé l'Ossiaw de Mac-
pherson, et ce que l'on pourrait appeler la renais-
sance des Nibelungen. Lesérudits sont venus ensuite,
un Jacob Grimm ou un Lachmann, qui, parmi
cette recherche ou cette curiosité des origines, ont
essayé de définir en soi la « mentalité » germanique
ou anglo-saxonne, et, naturellement, pour la définir,
n'en ont retenu que les traits les plus originaux. Les
nôtres, de leur côté, faisaient le même travail. Mais,
érudits ou critiques, ils étaient plus embarrassés. Car,
pour des Anglais, sacrifier Congreve et Wicberloy,
Pope et Dryden, à Shakspeare, à Spcnser, à Cliauccr,
c'était premièrement faire justice; et c'était, en second
lieu, secouer l'influence étrangère. Pareillement, pour
des Allemands, retourner à leur moyen âge, c'était
libérer ou épurer le génie national de ce que tant de
mélanges y avaient introduit d'étranger. xMais nous,
Français, nous ne pouvions pas estimer les Mystères
au-dessus de la tragédie de Racine, ou préférer à
Molière l'auteur anonyme de la Farce de Paihelin ; et,
au contraire, de rompre avec le classicisme, les mieux
informés, comme Sainte-Beuve, se rendaient compte
qu'en somme, c'était rompre avec les traditions qui
jadis avaient assuré le règne européen de la littéra-
ture française. C'est pourquoi, tandis que nous hési-
tions, et que nous flottions, pour ainsi parler, de
Malherbe à Ronsard et de Ronsard à la Chanson de
282 ÉTCDES CRITIQUES.
Roland, les littératures étrangères, — l'allemande,
l'anglaise, l'italienne même, qui, par delà le siècle
des humanistes, pouvait remonter jusqu'au siècle
de Dante, — se « nationalisaient » tous les jours
davantage. On se repliait, on se concentrait sur soi-
même. Autorisée par les conclusions des érudits, des
philologues, des grammairiens, la critique enseignait
que la « littérature », étant l'expression de ce qu'il y
a de plus intime dans le génie des grands peuples, un
grand peuple y devait donc demeurer plus étroite-
mont attaché qu'à pas un de ses souvenirs ou à pas
une de ses traditions. Sa littérature était sa cons-
cience. « Le roi Shakspcare, comme disait Carlyle,
était le lien du Saxonnat. » C'était lui, de New York
à Paramatta, qui maintenait l'Anglais dans sa men-
talité. Et, pour cette raison, ses défauts eux mêmes,
s'il en a, — je veux dire Shakspeare, — devenant
autant de qualités, la première des vertus qu'on exi-
geait d'un écrivain anglais ou allemand, ce n'était
plus de bien écrire et de bien penser, mais de penser
d'une manière vraiment « germanique » ou « anglo-
saxonne ». Et qu'était ce que penser d'une manière
vraiment anglo-saxonne ou germ.mique? Les vicissi-
tudes de l'iiistoire avaient fait qu'au dél)nt de notre
siècle, c'était penser de la manière la moins française
[)Ossiblc, — et, plus généralement, de la manière la
moins latine.
Une autre cause n'a pas moins contribué à déve-
lopper cet esprit de u nationalisme »; et c'est celle
dont on ne voit nulle pcft-t mieux rinfluence que dans
l'histoire de la littérature italienne contcmi)oraine.
De 1796 à 18(J0, ou même à 1870, ce que les ItaHens
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU X1X° SIÈCLE. 283
ont exigé de leurs écrivains — et je ne dis pas de leurs
publicistes, ou de leurs orateurs, ou de leurs journa-
listes, mais je dis de leurs poètes ou de leurs roman-
ciers — ça été à peu près uniquement de se consacrer
au Risorgimento . J'ouvre au hasard une histoire de la
littérature, et j'y cherche quel est aux yeux de la
critique italienne le grand titre de gloire d'Ugo Fos-
colo : c'est, en écrivant son poème fameux des Tom-
beaux (/ Sepolcri), d'avoir éveillé, dans l'âme
somnolente des Italiens de 1806, le ressouvenir de
leurs morts- illustres, et ainsi travaillé à la régéné-
ration nationale. Tournons la page : connaissez-vous
G. Giusti? Sa gloire, qu'on entretient dans les écoles,
est d'avoir fait de la satire, un mezzo di comballi-
mento contro le signorie italiane e l'oppressione stra-
niera, de même que le principal mérite de Gabriel
Rossetti est d'avoir travaillé par ses chants à l'indé-
pendance et à la liberté de l'Italie. Pareillement,
quelle est la valeur des romans historiques de
Massimo d'Azeglio, de son Etlore Fieramosca ou de
son Niccolô deLapi? Ils ont renouvelé dans la
mémoire des Italiens le souvenir de deux glorieux
faits d'armes. Et de ceux de Domenico Guerrazzi?
Furono strumenti d'agitazione e di combaltimenio
contro gli stranieri; voilà ce qu'il faut penser de sa
Battaglia di Benevento ou de son Assedio di Fivenze.
Mais encore, que nous dira-t-on du théâtre, et, par
exemple, des tragédies d'Eduardo Fabbri! On nous
en dira qu'elles sont pleines « d'ardeur patriotique »,
et que d'ailleurs Fabbri « a pris sa part de tous les
mouvements politiques qui ont eu lieu de 4815 à
1849 ». Et si nous sommes curieux de savoir quel est
284 ÉTUDES CRITIQUES.
le solitle-fondcment do la réputation de Giambattista
Niccolini, c'est que dans son théâtre : Si fece bandi-
torc di politica unitaria e antipapalc. On le voit, c'est
un parti pris, c'est un système, ou plutôt et mieux
encore, c'est là reconnaissance de ce -que la « littéra-
ture» italienne a fait pour la grandeur, pour la gloire,
pour la continuité de la patrie. La littérature italienne
a maintenu, sous la domination étrangère, ce que
l'on pourrait appeler l'identité de l'àme italienne. Et
on pense bien qu'elle ne l'a point fait, malgré les
apparences, en se mettant à la remorque des littéra-
tures étrangères, mais au contraire, et plutôt, en se
retranchant les communications qu'elle avait entre-
tenues depuis quatre ou cinq cents ans avec elles.
On peut aller plus loin encore; et, en effet, dans la
seconde moitié de ce siècle, ne semble-t-il pas que la
« littérature)) ait intell(!ctucllement créé la nationalité
({ Scandinave »? Suédois, Norvégiens et Danois, sans
doute, il leur a paru que la littérature «européenne )),
allemande ou française, italienne ou ang-laise ,
n'exprimait que très imparfaitement ce qu'ils
sentaient s'ag'iter en eux de particulièrement « Scan-
dinave )). Les Ibsen et les Biurnson avaient quelque
chose à dire qu'ils estimaient que les George Sand ou
les Dickens n'avaient point dit. Ils l'ont voulu dire,
ils l'ont dit: leurs compatriotes se sont reconnus dans
la manière dont ils le disaionl. Avertis do leurs ([ua-
lib'-s nationales, ils se sont oITorcos de les dégager dp
tout alliage exotiffuo, et dans la mesure où ils y ont
réussi, c'est dans cette mesure qu'il existe une iittéra-
tui'o, et, (( intolleclnellomont )), une mentalité ou une
nationalité Scandinave. On en peut dire autant, je
LA LITTÉRATURK EUROPEENNE AU XIX'' SIÈCLE. 28S
crois, de la littérature ou de la nationalité russe; et,
sans exagération, il est permis d'ajouter, qu'en ce sens,
les Pierre le Grand et les Catherine n'ont pas fait
plus pour la Russie que les Tolstoï et les Dostoïevsky.
Mais ces motifs sont-ils suffisants pour nous faire
douter de 1' a européanisation » de la culture, et, si
puissants qu'ils soient, dautres motifs ne les contre-
balancent-ils point, qui seraient capables de remporter
un jour? « Il est vrai, dira ton, que les littératures
nationales ont essayé dans ce siècle de se concentrer
sur elles-mêmes et de diriger leur développement
dans le sens de leurs traditions, mais cela même
n'est-il pas une preuve de leur pénétration réciproque
et de la crainte qu'elles ont ressentie de perdre ainsi
les plus originales de leurs qualités natives? Elles
ont cherché précisément dans l'exagération de leur
nationalisme un moyen de résister et comme de se
raidir contre la tendance qui les entraînait au cosmo-
politisme. Mais un drame d'Ibsen difîère-t-il autant
qu'on le dit d'un roman de Tolstoï, Un ennemi du
peuple de la Sonate à Kreutzer^ et les romans de
Dickens n'ont ils pas trouvé presque autant de
lecteurs à Paris que ceux de M. Paul Bourget ou de
Pierre Loti à New York? D'un autre côté, la meilleure
histoire que l'on ait de la Renaissance italienne est
d'un Anglais, John Addington Simonds; et nous
avons en français plus d'un livre sur Voltaire^ sur
Rousseau, sur Diderot, mais peut être pas un qui
vaille ceux de Strauss, de Rosenkranz, de M. John
Morley. Le poète anglais Dante Gabriel Rossetti, et
son frère, qui est un critique distingue, en anglais,
sont les fils d'un Italien. En revanche, nest-ce pas la
BnuNETiÈRE. — Études critiques (T"" série). 19
286 ÉTUDES CRITIQUES.
France, par la voix de iM. de Vogué, qui a presque
révélé, à Tltalie elle-même, l'auteur de l'Innocent et
du Trioï)i))hp. de la mort, et au monde entier les noms
de Tolstoï et de Dostoïevsky? La publication du
Roman russe est une des dates littéraires de cette fin
de siècle.
« A plus forte raison, et au lieu de la « littérature »
en particulier, si l'on considère la « culture » en
général, cette pénétration des nationalités les unes
par les autres apparaîtra- 1 -elle active, continue et
irrésistible. On ne parle pas ici de l'internationalisme
scientifique ou industriel, ni du cosmopolitisme de
l'argent ou des intérêts ouvriers. Mais la pbilosophie
d'Auguste Comte n'a pas fait moins de prosélytes en
Angleterre, en Allemagne, en Russie, ou plus loin
encore du lieu de son origine, aux États-Unis ou au
Brésil, qu'en France même. La musique de Wagner
n'est pas moins « mondiale »; et, depuis quelques
années, c'est une question de savoir si par hasard on
ne l'exécuterait pas mieux ou aussi bien à Boston
qu'à Bayreuth. Voyez encore se répandre, et gagner
tous les jours de nouveaux adeptes cette esthétique
de John Ruskin, que l'on eût crue, qu'il y a vingt ans
on croyait encore si britannique? La « littérature »
échappera telle seule à linlluence de ces grands
courants d'idées? et plutôt le romantisme, le réalisme,
le naturalisme, n'ont-ils pas été des mouvements
européens, à l'écart desquels on ne voit pas qu'aucune
littérature ni qu'aucun écrivain eût pu se tenir et se
soit effectivement tenus? Chateaubriand, Byron ,
Pouciikine, ne sont-ils pas des contemporains? et
pareillement, à trente ou quarante uns de distance,
LA LITÏKRATLRE KLP.OPÉENNE AU XIX'' SIÈCLE. 287
l'auteur d'Arfam Bedc, celui do Madame Bovary, et
celui àWnna Karénine? Y ewi- on préciser davantage?
Toute l'Europe littéraire n'a-t-elle pas été un moment
byronienne, et pareillement, ne ivagnérise-i-eWQ pas,
ne ^o/sfoïs(?-t-elle pas aujourd'hui tout entière? A
moins donc que les frontières ne se hérissent de
douanes littéraires, comme elles le sont en ce moment
de baïonnettes et de canons, ce qui est commencé
s'achèvera, et le cosmopolitisme intellectuel passera
son niveau sur les différences « nationales ». La fonc-
tion sociale de la « littérature » changera de nature,
et au lieu d'entretenir les traditions qui divisent,
parce qu'elles ne sont nées que de la nécessité de
« s'opposer pour se poser », elle n'empruntera de
chacune d'elles, et n'en retiendra, pour le confondre
dans une vivante universalité, que le meilleur, le plus
original, et le plus pur. »
Nous répondons que ce serait la fin de toute litté-
rature; et, en effet, en littérature, si c'est la nature
des idées qui importe, c'est aussi, et surtout, la qua-
lité de lexpression qu'on en donne, a La grande puis-
sance géniale, dirait-on presque, consiste à n'être pas
original du tout, à être une parfaite réceptivité; à
laisser les autres faire tout et à souffrir que Vesprit
de l'heure passe sajis obstruction à travers la pensée. »
Ainsi s'exprime encore Emerson, et c'est presque le
début de son Essai sur Shakspeare. 11 a raison. Mais
qu'est-ce qu'il appelle ici « l'esprit de l'heure »?
C'est ce que la critique appelle d'un autre nom,
moins mystique, sinon plus clair, le génie de la
race, du milieu, du moment; et c'est tout ce qu'une
tradition nationale a pour ainsi dire préparé de maté-
288 ÉTUDES CRITIQUES.
riaux à Shakspearc. Assurément, — et il faut bien le
dire, puisqu'on semble quelquefois Toublier, — ce
qu'il y a de plus shakspearien dans Shakspearc, c'est
lui! Mais il y a pourtant aussi quelque chose d'an-
glais, et ce quelque chose d'anglais n'est pas ce qui
distingue le moins profondément ses Amants de
Vérone de ceux de Bandello ou de Luigi da Porta,
Dante ne serait pas Dante, s'il n'était Italien; Cer-
vantes ne serait pas Cervantes, s'il n'était Espagnol.
Et de quoi ce a génie national » est-il fait? On ne
saurait le dire avec une entière précision, et nous
devons toujours bien prendre garde, en le définis-
sant, de réseA^er le droit et le pouvoir qu'un Dante
ou un Shakspearc auront toujours de le modifier, en
y ajoutant leur génie propre. Même ils ne sont encore
Dante et Shakspeare qu'à cette condition. Mais qui
niera cependant que ce génie national ne dépende, et
peut-être pour la plus gr'^ndd part, d'une langue
dont le développement, déterminé par « les airs, les
eaux et les lieux », ait jiinsi reflété dans son cours
les images de la terre natale; d'une langue parlée par
les ancêtres, et ainsi chargée par eux d'un sens tra-
ditionnel dont l'intelligence échappe à ceux qui ne
l'ont pas balbutiée dès l'enfance et comprise avant
de la balbutier; d'une langue enfin illustrée par ses
maîtres, et ainsi proposée par eux à l'émulation de
tous ceux qui s'essaient à l'écrire après eux? Que
resterait il de Shakspeare et de Dante, s'ils avaient
écrit en latin? et l'on sait que, comme Pétrarque,
Dante en fut un moment tenté. L'existence des
génies nationaux est indispensable à l'existence, nous
ne disons pas des littératures nationales, cela serait
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIK^ SIÈCLE. 289
trop évident, mais de « la littérature ». Il n'y a de
littérature que des idées générales, et, à cet égard, il
faut donc souhaiter que, d'une extrémité de l'Europe
à l'autre, les mêmes idées générales s'établissent,
puisque aussi bien elles sont censées être l'expression
de la vérité. Mais il faut souhaiter d'autre part que la
traduction en soit continuellement diversifiée par
(( l'esprit de l'heure » ; et l'esprit de l'heure, nous le
répétons, c'est le génie de la race, ou mieux encore,
pour éviter toute confusion, c'est le génie national.
Sous cette réserve unique, il sera permis de se féli-
citer que, dans notre fin de siècle, la « littérature »
ait cessé d'être un divertissement, et nous voulons
nous flatter de l'espoir qu'elle ne le redeviendra pas.
Sans doute, il y aura toujours des amuseurs vul-
gaires, des vaudevillistes, des fabricants, des produc-
teurs à la grosse de romans-feuilletons ou de chan-
sons de café-concert, il y aura des « chroniqueurs ».
Mais ils se déclasseront; ils cesseront d'appartenir
à la (( littérature )) : on ne mettra plus de Labiche
dans les Académies, on ne fera plus aux Héranger de
funérailles nationales. Leur valeur ne sera plus
qu'une valeur de commerce : ils a divertiront » leurs
contemporains de même que d'autres les abreuvent.
Leur genre de talent ne sera pas estimé au-dessus de
celui d'un bon cuisinier, et ils seront, s'ils le veulent,
des « artistes » à leur manière : ils ne seront pas des
écrivains. Car, ni l'indépendance que l'homme de
lettres a conquise en s'émancipant à jamais de la
protection du grand seigneur ou du traitant; ni les
exigences d'un public avide d'instruction , ou pour
mieux dire, d'informations sur toutes choses; ni le
290 ÉTUDES CRITIQUES.
pouvoir nouveau dont les circonstances ont investi
la (( littérature » en en faisant ce que nous appelions
tout à l'heure une arme au lieu irun art, ne permet-
tront à l'écrivain de se dérober aux responsabilités
qui résultent pour lui de tant de changements ou de
modifications sociales. Elles ne lui permettront pas
davantage de s'isoler dans un orgueilleux dédain de
l'opinion; et, s'il afïecte la prétention de n'écrire que
pour une élite, il en sera puni, je ne dis pas par l'in-
différence de l'opinion, qui est une chose après tout
secondaire et même dont il est permis de s'honorer
quelquefois, mais parla stérilisation, pour ainsi parler,
de son propre effort, et l'infécondité de son œuvre. Il
ne sera donc pas un amuseur, mais il ne sera pas non
plus un dikttanlc. 11 n'aura plus le droit, qu'il s'était
arrogé, de cueillir la fleur de tout pour la seule volupté
d'en respirer le parfum. On ne l'estimera qu'en raison
de l'utilité de sa fonction sociale, et il protestera, s'il
le veut, du haut de sa tour d'ivoire, contre cette concep-
tion bassement utilitaire de la littérature, mais on ne
l'écoutera pas, on ne l'entendra seulement point. Ou,
si par hasard on l'écoute, on lui répondra que, de
toutes les formes de l'aristocratie, l'aristocratie Intel
lectuelle est, en principe, la plus injustifiable, et, en
fait, la plus dangereuse, toutes les fois qu'au lieu de
s'cmploj'er elle même à éclairer l'âme obscure des
foules, elle abuse d'une supériorité qui n'est duc
qu'au liasard, — comme la voix du ténor ou la
vigueur du portefaix, — pour aggraver la différence
qu'il y a d'elle au reste de l'humanité.
Est ce à (liref|uc nous marcliions vers la (( sociali-
salimi I) de l.'i liUiTahu'c;? (îl nous, l*'ran(,'ais, en parti-
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU X1X« SIÈCLE. 291
culicr, v'ers une (( socialisation » croissante, si, comme
je l'ai fait voir plus dune fois, notre littérature a
toujours été, de toutes les littératures de 1 Europe
rnodorne, la plus sociale et la plus humaine? Je le
crois; et ce qui me le fait croire, indépendamment de
quelques autres raisons, c'est que, de ces mêmes litté-
ratures, la plus préoccupée désormais des questions
morales ou sociales est précisément celle qui long-
temps a été de toutes la plus « individualiste » : on
entend bien que je veux parler de la littérature
anglaise. Se rappelle t-on les cruelles railleries de
Bryon contre Wordsworth? Elles n'ont pu faire,
cependant, que Wordsworth ne triomphât de Byron.
(( La poésie, écrivait Elisabeth Browing en 1844, a
été pour moi une chose aussi sérieuse que la vie elle-
même, et la vie a été pour moi une chose sérieuse.
Jamais je n'ai commis l'erreur de voir dans le plaisir
l'objet de la poésie. » George Eliot écrivait à son tour
en 1856 : « Honneur et respect à la perfection divine
de la forme! Recherchons-la autant que possible chez
les hommes, chez les femmes, dans nos jardins et dans
nos demeures. Mais sachons aimer aussi cette beauté
qui ne réside point dans les secrets de la proportion,
mais dans ceux d'une profonde sympathie humaine. ))
Elle ajoutait et elle précisait : « Il se trouve tant de
gens communs et grossiers, dont l'histoire n'offre
aucune infortune sentimentalement pittoresque! Il
est nécessaire que nous nous rappelions leur exis-
tence, car nous pourrions autrement en venir à les
laisser tout à fait en dehors de notre religion et de
nutre philosophie, et établir des théories si élevées
qu'elles ne s'adapteraient qu'à un monde excep-
292 ÉTUDES CRITIQUES.
tionnel. » Et de qui donc enfin, de quel autre Anglais
résumait-on ainsi tout récemment la doctrine : « Tant
que des êtres humains peuvent avoir encore faim et
froid dans le pays qui nous eptoure, non seulement
il n'y a pas d'art possible, mais il n'est pas possible
de discuter que la splendeur du vêtement ou du
mobilier soit un crime? » Quel est-il, ce barbare, ou
cet iconoclaste, qui a osé dire : (( Mieux vaut cent fois
laisser s'eiïriter les marbres de Phidias, et se faner les
couleurs des femmes de Léonard que de voir se flétrir
les traits des femmes vivantes et se remplir de larmes
les yeux des enfants qui pourraient vivre si la misère
ne les pâlissait déjà de la couleur des tombeaux? »
Quel est-il? et si, par hasard, prophète ou apôtre de
lart, il s'appelait John Ruskin, et qu'il eût fondé la
(( religion de la beauté », ne faudrait-il pas convenir
qu'il y a quelque chose de change dans l'Angleterre
des économistes? Une pitié s'est emparée d'elle, qu'on
peut dire qu'elle avait désapi)rise depuis le temps de
Shakspeare, et, chose inattendue! de cette pitié même,
qu'on eût pu croire inesthétique, se sont inspirées
quelques-unes des œuvres dart dont nos voisins sont
le plus justement fiers : Aurora Leigh, Adam Bedo^
et celles de cette école de peinture, plus « ruskiiiicnno »
encore que ])réraphaélite. N'y a t il pas là de (juoi
donner à réfléchir?
Mais quel cours la réflexion ne prcndra-t elle pas,
presque nécessairement, si l'on observe que, vers le
même temps, le théâtre français, sous rinflucnce
d'Alexandre Dumas, le roman russe avec Tolsto'i' (>t
JJostoievsky, et, dirai je le théâtre? mais plutôt la
p(!nsée Scandinave, avec Ibsen et Biurnson, tendaient
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XTX^ SIÈCLE. 293
justement au même but? Ce n'étaient plus ici les
questions « morales », mais, à proprement parler,
c'étaient les questions « économiques », ou, mieux
encore, les questions a sociales )) qui envahissaient la
littérature d'imagination. Le naturalisme, dégagé de
toute intention grossière, le naturalisme, ramené de
de son attitude provocante et paradoxale à la fidèle
imitation de la réalité, mais de la réalité tout entière,
avait fait ce miracle. Et on pouvait bien encore épi-
loguer, diviser, distinguer! On pouvait reprocher à
l'un que ses personnages n'étaient que des abstrac-
tions laborieusement personnifiées ! On pouvait faire à
l'autre un grief de ce que la vie de ses foules débor-
dait le cadre de son roman. On ne pouvait con-
tester ni que La femme de Claude ou Un ennemi du
Peuple fussent du théâtre, ni qu'il y eût peu de romans
qu'on pût mettre au-dessus à' Anna Karénine. La
preuve est donc faite que ni le théâtre, ni le roman ne
sont incapables d'aborder les questions sociales. Il y
faudra seulement plus de talent et plus d'art. Qui-
conque aura la très haute ambition de traiter, au
théâtre ou dans le roman, les questions sociales, il
faudra seulement qu'il y apporte, avec l'entière pos-
session des moyens de son art, une expérience person-
nelle, une expérience étendue, et une expérience rai-
sonnée de la vie. Le nombre des « littérateurs » en
sera peut-être diminué, mais la dignité de la « litté-
rature » s'en accroîtra d'autant, et davantage encore
l'efficacité de son action.
Parvenue à ce point de son développement, la
(( littérature s'apercevra-t-elle alors que, si « les ques-
tions sociales » sont des « questions morales », elles
294 ÉTUDES CRITIQUES.
sont aussi des « questions religieuses »? On peut
l'espérer, puisque Emile Zola lui-même a dû finir
par s'en apercevoir. Il n'est pas le seul; et l'on sait
{{uelle place occupe la question religieuse dans les
romans de Tolstoï, dans sa pensée surtout; et quelle
est la signification du dernier roman de Mrs lîum-
phry Ward, Hclbeck de Bannisdale, si elle n'est pas
religieuse? Ai je besoin encore de rappeler le Mlddle-
march, le Daniel Deronda de George Eliot? ou, vers
le même temps, l'œuvre presque entière d'un Octave
Feuillet, depuis Sibylle jusqu'à la Mortel
Aussi bien, — et sans doute, je ne saurais mieux
terminer cette étude, — la fin du siècle, sous ce rap-
port, n'aura t elle fait que répondre à ses commence-
ments. On l'a pu croire agité d'autres soins, et, en
effet, il l'a été. Mais si la question religieuse n'a pas
toujours été la première ou la plus évidente de ses
préoccupations, elle en a été certainement la plus
constante, et disons, si on le veut, par instants, la
plus sourde, mais en revanche la plus angoissante.
C'est en France, particulièrement, dans le pays de
Voltaire et de Montaigne, qu'on le peut bien voir, ou
du moins qu'on le verrait le mieux, si nous avions ici
le loisir de le montrer. Le premier grand livre du
siècle, c'est le Génie du Christianisme, et le Génie du
Christianisme, qu'est-ce autre chose qu'une réfutation
de tout ce que le siècle précédent avait entassé de
sophismes pour écraser sous eux l'idée religieuse?
Lamennais vient ensuite avec son Essai sur V Indiffé-
rence, et, presque en môme temps, l'homme que
j'aime à nommer le théologien laïque de la Providence,
Joseph de Maistre, avec son livre du Pape et ses
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE AU XIX® SIÈCLE. 295
Soirées de Saint-Pétersbourg . On leur dispute àprc-
ment le terrain qu'ils ont regagné, mais, jusque dans
le camp de leurs adversaires, c'est à fonder une reli-
gion nouvelle, dont l'autorité se substitue à l'ancienne,
que s'emploient des esprits aussi différents que ceux
de Victor Cousin, d'Auguste Comte et de Pierre
Leroux. C'est du point de vue religieux qu'Alexandre
Vinet écrit son Histoire de la littérature française et
Sainte-Beuve son Port-Royal; et que resterait-il de
Michelet lui même, oud'Edgard Quinet surtout, s'ils
ne s'étaient à peu près constamment inspirés de la
haine de la religion? Les érudits entrent alors en
ligne : Eugène Burnouf, le plus grand de tous, dont
la gloire est d'avoir fondé Ihistoire des religions, avec
son Introduction à l'Histoire du bouddhisme; et les
hébraïsants ou les arabisants, sur les traces de leur
maître Sylvestre de Sacy, dont le principal ouvrage
est, en deux gros volumes, un Exposé de la Religion
des Druses. Les romanciers, comme Balzac, ne laissent
échapper aucune occasion d'affirmer l'intransigeance
de leur catholicisme, à moins que, comme George
Sand, ils n'opposent à la religion du Christ les espé-
rances confuses du socialisme humanitaire. Les
poètes eux-mêmes prennent parti, Lamartine, dans
son Jocelyn, ou Vigny dans ses Destinées: et les his
toriens, à plus forte raison. Puis, ce sont les savants
qui surviennent, jusqu'à ce que les critiques, Renan
et Taine en tête, le premier avec son Histoire des
Origines du Christianisme, et le second dans l'en-
semble de ses premiers écrits, opérant la synthèse
des apports successifs de la science, de l'érudition et
de la littérature, posent, pour ainsi dire, le problème
296 ÉTUDES CRITIQUES.
religieux avec un retentissement dont l'écho dure
encore. Est-il rien de plus saisissant et de plus ins-
tructif? En vain a-t-on voulu écarter la question :
elle est revenue; nous n'avons pas pu, nous non plus,
l'éviter; et ceux qui viendront après nous ne lévite-
teront pas plus que nous. Et, dès à présent, ne nous
faut-il pas les en féliciter, s'il n'y en a pas, pour tout
homme qui pense, de plus importante, ni de plus
« personnelle » ; s'il n'y en a pas dont la méditation soit
une meilleure école, même au point de vue purement
humain, pour l'intelligence; et s'il n'y en a pas
enfin, pour en revenir au point de vue particulier de
la présente étude, dont la préoccupation, évidente ou
cachée, donne à la « littérature » plus de sens, de
profondeur, et de portée?
i" décembre 18*)!).
APPENDICE
HONORÉ DE BALZAC
Mesdames, Messieurs,
En 1858, moins de dix ans après sa mort, quand la
postérité commençait à peine pour lui, le grand homme
dont nous célébrons aujourd'hui le centenaire a été si
bien loué par Taine, dans un Essai devenu classique, qu'en
vérité j'ai d'abord éprouvé quelque embarras, ou même
quelque scrupule,' à l'idée seule de reparler après lui
d'Honoré de Balzac. S'il y a jamais eu quelque chose de
« définitif » en critique, il semble que ce soit la péné-
trante analyse que Taine a donnée du génie de Balzac, et
quelle utilité de refaire ce qui a été si bien fait? Mais, sans
avoir cette prétention, j'ai songé. Messieurs, que plus de
quarante ans s'étaient écoulés depuis lors, et, vous ne
l'ignorez pas, c'est le propre des grandes œuvres que de
s'enrichir avec le temps d'une signification nouvelle. Il y
a, dans la comédie de Molière, des choses que les plus
pénétrants de ses contemporains n'y ont point vues; que
peut-être n'a-t-il pas su lui-même qu'il y mettait; et c'est
pour cela qu'il est Molière, et c'est même ce que l'on veut
dire quand on dit que sa comédie vit toujours. Ainsi du
roman de Balzac. Il vit... et cela veut dire qu'il n'a point
cessé d'évoluer ou de se développer. On ne voyait guère,
1. Conférence faite à Tours, le 7 mai 1899.
298 ÉTUDES CRITIQUES.
au temps de Taine, dans Utie ténébreuse affaire, que le
chef-d'œuvre du roman judiciaire; et nous, Messieurs,
nous y voyons un document historique d'une incompa-
rable valeur. On ne voyait, dans les Paysans, qu'une
« scène de la vie de campagne », admirable d'observation
dans la crudité de son réalisme; et nous y voyons, nous,
une élude «sociologique » dont à peine osons-nous sonder
toute l'inquiétante profondeur. Combien d'autres exemples
encore! Et on voyait bien enfin ce qu'il y a d'ampleur
dans la conception de la Comédie humaine, — et nul, cer-
tainement, ne l'a mieux montré que Taine, — mais nous
en voyons, de plus, nous, aujourd'hui, le caractère vrai-
ment scientifique ; et nous y i^econnaissons l'une des
grande œuvres du siècle qui finit. C'est, Messieurs, cet
élargissement de l'œuvre de Balzac que je voudrais
essayer de vous montrer. On ne refera pas le bel Essai
de Taine, mais on peut se proposer, en quelque manière,
de le continuer ou de le prolonger. J'ai pensé qu'un
pareil dessein s'accorderait mieux avec la solennité de ce
jour qu'une conférence où, pour la vingtième fois, je
vous aurais raconté la vie de Balzac, son éducation, ses
débuts dans la vie, ses entreprises industrielles, les anec-
dotes que vous connaissez, sa grande querelle avec
Sainte-Beuve, son roman avec « l'étrangère » qui est
devenue Mme de Balzac... Il n'y a décidément que les
écrivains du second ou du troisième ordre dont la per-
sonne soit plus intéressante que leurs œuvres; et Honoré
de Balzac est bien, lui, du premier.
I
Voulez-vous me permettre, aussi, pour la même x'aison,
parce qu'il est du premier rang, — et qu'à ce titre non
seulement ses défauts disparaissent ou s'absorbent dans le
rayonnement de ses qualités, mais ils entrent dans la
composition de ces qualités mêmes, — voulez-vous donc
me permettre, avant tout, d'écarter de lui deux rejiroches,
qui sont celui d'avo:; mal écrit, et le reproche d'immo-
ralité?
Lui reprocher d'avoir mal écrit, comme o" l» fait
APPENDICE. 299
encore, et comme je l'ai fait moi-même, il y a bien des
années, quand j'étais jeune, c'est. Messieurs, se rap-
porter à une conception du style, un peu étroite et un
peu abstraite, qu'on pourrait définir par le mot fameux
de Winckelmann : « La beauté parfaite est comme l'eau
pure, qui n'a point de saveur particulière ». Elle date du
temps où l'Apollon du Belvédère, avec ses formes idéales
ou plutôt théoriques, et surtout dépouillées de tout accent
individuel ou caractéristique, passait pour le chef-d'œuvre
de l'art. Et il est d'ailleurs certain, Messieurs, que de
bonne eau est bonne quand elle est bien pure, — ce qui
veut dire, vous le savez, parfaitement insipide. Il est
certain qu'en littérature, ou tout au moins eh prose, on
éprouve un vif plaisir, très naturel et très légitime, à voir
se dessiner sous la transparence des mots les contours
précis de l'idée. Dirai-je que nous sommes devenus plus
exigeants depuis lors? En tout cas, dans le roman comme
au théâtre, nous nous sommes aperçus que le style ne
consistait essentiellement ni dans une correction dont le
mérite, en somme, ne va pas au delà de savoir mettre
l'orthographe; ni dans une facilité, dans une abondance,
dans un flux de discours qui finissent — ainsi la prose de
George Sand — par donner la sensation de la monotonie;
ni dans cette écriture artiste qui a fait le désespoir de
Flaubert, mais peut-être et uniquement dans le don de
faire vivant. Ou plutôt encore : faire vivant, voilà, Mes-
sieurs, ce que l'artiste moderne se propose avant tout?
C'est là-dessus que nous le jugeons; c'est ce qui assure,
en dépit des maîtres d'école, la durée de son œuvre; et,
en ce sens. Messieurs, le style, tel que les grammairiens
l'entendent, n'est et ne doit être qu'un moyen.
J'aime à citer d'illustres exemples à l'appui de ce para-
doxe; et n'est-il pas bien curieux qu'avec Balzac il n'y ait
pas de grands écrivains qu'on ait plus aigrement chicanés
sur leur style que Molière et que Saint-Simon? C'est que
leur manière d'écrire n'a, en effet, rien de commun avec
celle de Dangeau ou de Casimir Delavigne. Et pourquoi
n'a-t-elle rien de commun avec cette autre manière ?
C'est, Messieurs, que Saint-Simon et Molière, comme
Balzac, travaillent d'après le modèle vivant, ou encore, —
car il faut faire sa part à l'imagination dans leur œuvre,
300 ÉTUDES CRITIQUES.
et ils ne sont point de minutieux ou de pointilleux
réalistes, — leur objet, selon le mot de Balzac, est de
« faire concurrence à l'état civil » ; et on n'y réussit point
en pesant des syllabes; en assortissant des mots comme
on ferait les morceaux d'une mosaïque, les laines d'une
tapisserie; ou en mesurant d'harmonieuses cadences. La
vie est quelque chose de mêlé, je ne vois pas pourquoi je
ne dirais pas quelque chose de trouble. Elle est le mouve-
ment qui « dérange les lignes ». Elle est confusion,
désordre, illogisme, irrégularité. Rien n'est plus divers,
et rien n'est plus complexe. On l'altère en la simplifiant;
on l'éteint en la fixant. Changer, muer, évoluer, c'en est
la définition même. On ne la saisit un moment, on ne
nous en donne l'imitation, l'image, la sensation qu'en se
faisant soi-même aussi changeant, pour ainsi dire, aussi
souple, aussi ondoyant qu'elle. C'est ce que Molière, Saint-
Simon, et Balzac ont essayé de faire. C'est ce mérite
érainent que Sainte-Beuve, — qui n'aimait guère Balzac,
vous le savez, — a pourtant loué quand il a parlé quelque
part de ce style « d'une corruption délicieuse, tout asia-
tique, comme diraient nos maîtres, plus brisé par place et
vins amolli que te corps d'un mime antique ». C'est aussi
l'idée que nous pouvons opposer hardiment à toutes les
critiques que l'on a faites ou que l'on fera du style de
Balzac. Mais nous n'accepterons pas ce mot de corruption,
quand bien même on le relèverait par l'épithète de
« délicieuse », ne sachant pas d'ailleurs ce que c'est
qu'une « corruption délicieuse »; et au contraii'e, nous
dirons que ce que Sainte-Beuve appelait de ce nom, c'était,
Messieurs, par une étrange méprise, l'edort même de
Balzac vers la représentation fidèle de la vie.
Cela, Messieurs, est tellement vrai que, savez-vous quand
Balzac écrit mal? C'est justement quand il s'applique et
(ju'il veut bien écrire; c'est quand il veut faire des effets
de style. La même aventure est, jadis, arrivée à Molière
dans son Dom Garde de Navarre, que je serais tenté d'ap-
peler sou Lys dans la vallée. « El moi aussi, si je le vou
lais, je serais un styliste! » Oui bien, c'est quand Balza
s'abandonne à cette tentation de « l'écriture artiste »
qu'il s'expose ou qu'il s'olfre aux chicanes des puristes.
Et la raison en est bien simple : c'est qu'il songe moins
APPENDICE. 301
alors à son sujet qu'à lui-même; c'est qu'il se soucie
moins de faire vivant que de faire éloquent, spirituel,
poétique; c'est qu'il se pique de rivaliser avec Sainte-
Beuve ou avec George Sand. Qui donc a dit que « le bon
style n'était que l'art de se faire entendre )>? C'est Taine,
si je ne me trompe, — et en effet, pour un philosophe ou
pour un grammairien, c'est peut-être le tout du style.
Mais, pour l'auteur dramatique ou pour le romancier, si
c'est d'abord cela, c'est autre chose encore. Nous lui
demandons de nous persuader de la réalité de ses fictions;
et il n'en a de moyens que de commencer lui-même
par y croire; et il n'y peut parvenir que dans la mesure
où il se dépouille de lui-même pour vivre uniquement de
la vie de ses personnages.
C'est également cette constante préoccupation de repré-
senter la vie qui défend Balzac du reproche d'immoralité.
Non pas qu'il ne doive l'avoir quelquefois mérité, puisque
enfin, on le lui a si souvent adressé, même depuis qu'il est
mort; et comment se serait-on tout à fait trompé sur ce
point? Mais encore faut-il distinguer et surtout préciser.
Tous les vices qui sont les nôtres, depuis l'avarice épique
du bonhomme Grandit jusqu'à la "dissolution du baron
Hulot, il-est donc certain que Balzac les a peints de traits
inimitables. Il est possible également qu'il y ait dans son
œuvre quelques scènes d'une touche presque libertine, —
et, naturellement, je ne vdus les indiquerai pas. Mais
veut-on peut-être qu'il ait trop complaisamment admiré,
dans un soudard comme son Philippe Bridau, dans un
vautour comme son baron de Nucingen, dans un faiseur
comme son Rastignac, ou dans un scélérat comme son
Vautrin, le spectacle de la force ou l'épanouissement de
la volonté? Prenons garde, en ce cas, que Corneille lui-
même n'échappei-ait pas à ce reproche. Le théâtre de
Corneille, comme le roman de Balzac, est plein d'illustres
scélérats.
Mais plutôt. Messieurs, disons que, si Balzac ne s'est
jamais attardé sans raison à la peinture du vice; si,
surtout, il l'a toujours nommé par son nom; s'il ne s'est
pas mépris, que je sache, à la qualité de ses personnages
et de leurs actions; s'il n'a, enfin, jamais admis que son
art fût « un jeu », disons alors qu'ayant donné pour
CHUNETitnE. — Études critiques (7° série). 20
3P2 ÉTUDES CRITIQUES.
objet à son art la représentation de la vie, il n'est ni plus
ni moins immoral que la vie elle-même.
Car la vie est la vie, "et nous nous elTorçons bien de la
moraliser, mais depuis si.x mille ans l'histoire est là pour
nous montrer, — l'histoire et le spectacle des mœurs con-
temporaines, — que nous sommes encore éloignés d'y avoir
réussi. Nous plaignons-nous, Messieurs, que l'histoire soit
l'histoire, et lui demandons-nous de refaire une virginité
aux l'ompadour ou aux du Harry? Mais, ce que nous per-
mettons à l'historien, le dénierons-nous donc au roman-
cier? Ce serait, sans doute, une étrange prétention! Ce
que nous demandons d'abord à l'historien, c'est d'être
véridique : pourquoi le romancier serait-il tenu de mentir?
La connaissance qui, de tout temps, nous importe le plus,
c'est celle de nous-mêmes, de nos semblables, de ceux
qui nous entourent, du vaste monde où nous n'occupons
qu'un point imperceptible de l'espace et de la durée. Qui
sont ces gens que nous coudoyons? où courent-ils avec
tant de hâte? à quels travaux ou à quels plaisirs? Qu'ont-
ils qui diiïère de nous, et qu'ont-ils de commun avec
nous? Quels sont les mobiles qui les font agir? Qu'est-ce
qu'ils aiment, et qu'est-ce qu'ils n'aiment pas? Que pen-
sent-ils de nous, et que pensons-nous d'eux? Où est la
raison de tant de fortunes, l'explication de tant de chutes,
l'origine de tant de crimes, la cause de tant de vices, disons
aussi de tant de vertus? De nous le dire. Messieurs, ou
plutôt de nous le faire voir, c'est le propre du roman, tel
que l'a conçu Balzac et tel qu'il l'a réalisé. Mais comment
voudrait-on qu'il l'eût pu, si son droit ne s'était étendu,
jjour ainsi parler, à la totalité de la vie de son temps?
Contestons donc à Balzac, si nous l'osons, le droit d'avoir
traité le roman comme une représentation de la vie! Mais.
si nous ne l'osons pas, ne parlons pas d'immoralité. Si
l'œuvre de Balzac était moins ressemblante à la vie,
quelques parties en pourraient être accusées d'immoralité,
et encore, Messieurs, dirais-je que, dans son ensemble,
elle en est pourtant justifiée par la préoccu|iation
sociale dont elle témoigne.
Empressons-nous, au surplus, d'ajouter que la corrup-
tion, le vice, le crime tiennent assurément leur jilace
daub cette œuvre, mais lu vertu y tiiMil aussi la sienne.
APPENDICE. 303
J'ai dit deux mois du baron Hulot, mais sa femme est
une héroïne d'affection, de dévouement et de sacrifice.
J'ai nommé Grandet, mais oîi trouverons-nous deux
figures moins « idéalisées », je veux dire plus « réelles »,
et plus pures cependant ou plus nobles, que celles de sa
femme et de sa fille? Non, tout convaincu qu'il fût de
la perversité foncière de la nature humaine, Balzac n'a
point commis cette erreur de n'en voir dans la vie que
le lamentable épanouissement. De douces, d'aimables, de
touchantes apparitions illuminent de leur clarté la noir-
ceur de ses drames. Il y a des « Cordelia » parmi ses
Reganes et ses Gonerils. Vous en savez les noms. Elles
s'appellent Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Laurence
de Cinq-Cygne. Dans le vaste tableau de la société de son
temps que nous a légué Balzac, rien n'eût manqué, si la
mort n'eût brutalement " interrompu son œuvre. C'est
pourquoi, tel qu'il est, de ce tableau, vivant en toutes ses
parties, mais plus achevé, définitif en quelques-unes, et à
peine indiqué en d'autres, on a pu dire avec raison —
c'est encore Taine, — qu'après ou avec l'œuvre de Shak-
speare et de Saint-Simon, celle de Balzac « était sans
doute le plus grand magasin de documents que nous
ayons sur la nature humaine ». Je voudrais. Messieurs,
si je le pouvais, préciser encore davantage, et tâcher de
vous dire quelle est la valeur et le prix de ces « docu-
ments ».
II
Ce sont, en premier lieu, des « docuiiieals historiques »,
et, si nous voulons bien enteudi'e la portée de ce mot, il
nous faut nous souvenir de l'admiration de Balzac pour
Walter Scott. 11 écrivait à Mme Hanska, le 20 janvier 1838 :
« Auprès de Walter Scott, lord Byron n'est rien ou presque
rien... Scott grandira encore, quand Byron sera oublié,
je parle de Byron traduit, car le poète original restera,
ne serait-ce que pour sa forme et son souille puissant.
Le cerveau de Byron n'a jamais eu d'empreinte que celle
de sa personnalité, tandis que le monde entier a posé
devant le génie créateur de Walter Scott, et s'y est pour
304 ÉTUDES GUITIQUES.
ainsi dire miré. » — Et, à la vérité, je ne sais ce que les
Anglais d'aujourd'hui pensent de ce jugement, mais ce
qui m'a toujours étonné, c'est que quelques-uns dos
admirateurs de Balzac s'en fussent étonnés. L'ambition
première de Balzac a été de marcher sur les traces de
Walter Scott; et cette ambition, d'autres que lui l'ont
eue, de vos compatriotes ou de vos voisins — l'auteur des
Récits mérovingiens et l'auteur de Cinq-Mars — pour les
mêmes raisons que lui. Entre 1815 et 1830, on a vu, Mes-
sieurs, dans les romans de Walter Scott, depuis son
Ivanhoé jusqu'à son Rob Roy, des représentations ou
plutôt des « résurrections » du passé, plus vraies que
l'histoire même, d'une vérité plus intime et plus générale
à la fois. C'est cette vérité, ce genre de vérité, si difficile
à saisir, que Balzac s'est proposé d'exprimer dans son
œuvre; et, à cet égard, je ne trouve pas qu'on lui ait
rendu complètement justice.
Prenons, par exemple, ses Chouans, qui sont l'un de
ses premiers ouvrages, ou du moins l'un de ceux qu'il a
voulu sauver du naufrage de ses œuvres de jeunesse. Je
doute, Messieurs, que jamais, dans aucune histoire « offi-
cielle », on ait tracé des guerres civiles de la Révolution
une image pluf: saisissante, qu'on en ait fait aucun récit
dont la psychologie nous donne une sensation plus con-
forme à la vérjté. Voici encore Une ténébreuse affaire, qui
n'est pas le plus connu des romans de Balzac, mais qui
n'en est pas moins l'un des plus achevés. Tous les docu-
ments que l'on a mis au jour depuis quelques années sur
l'époque du Consulat sont venus confirmer ce qu'il y avait
de souvenir et de divination mêlés dans celle peinture
de l'état des partis, des esprits et des mœurs, à la veille
de la proclamation de l'Empire. Et, dans la littérature
napoléonienne elle-même, je ne connais rien de plus
impérial que l'audience donnée par l'empereur à Mme de
Cinq-Cygne sur le champ de bataille d'Iéna. Mais, quand
leur « Dieu » leur a manqué, voulez-vous savoir ce que
sont devenus, dans les jirovinces et à Paris, sous le gou-
vernement de la Restauratitm, ces soldats (lUc tant
d'années de guerre, brusquement closes par la ruine
de leurs espérances, avaient transformés en soudards?
Ouvrez Un Ménage de garçon, et admirez-y les étonnantes
APPENDICE. 30b
figures de Maxence Gilet el, de Philippe Bridau. Et voici
maintenant, alTrontés les uns aux autres, dans la Cousine
Belle, les Hulolet les Crevel, les derniers débris des
gâindes administrations de l'Empire et le bourgeois cen-
sitaire de la Monarchie de Juillet. Comme ils ressemblent,
Messieurs, à ceux que nous avons connus! Quelle vérité!
Quel relief! Quelle fidélité jusque dans la caricature!
Ainsi, Messieurs, de même que dans une galerie, défilent
devant nous trois ou quatre générations de nos pères,
fixées pour nous dans leurs traits essentiels, résumées
avec cet art qui n'appartient qu'aux grands peintres, —
et me demanderez-vous si j'en garantis la ressemblance?
Oui, je le veux bien, et pour deux raisons : la première,
c'est que dans la Comédie de Balzac ces trois ou quatre
générations n'ont qu'à peine quelques traits de commun,
elles ne se ressemblent point entre elles, on les distingue;
et la seconde, c'est que l'œil ne saisit pas seulement ces
différences, mais l'esprit en suit la genèse, et on voit
comment ces enfants sont sortis de ces pères.
Notons un autre elfet de •cette manière de concevoir le
roman. Ce qui nous intéresse presque le moins, dans la
vie de tous les jours, et à quoi nous prêtons la moindre
attention, la plus distraite, c'est précisément ce qui en
caractérise la physionomie. Nous laissons aux journaux
de modes la description des élégances mondaines; et,
sans doute, nous ne sommes pas indifférents à la qualité
des mets que l'on sert sur nos tables, mais nous n'en
faisons pas l'objet habituel de nos conversations. Cela
même est de bon goût : on n'examine point de trop près
l'argenterie des maisons où l'on dîne : on ne tâte pas non
plus les habits, pour voir, comme Tartuffe, «si l'étoffe en
est moelleuse ». Il en est autrement en histoire, et, depuis
une centaine d'années, songez-y bien. Messieurs, rien ne
nous intéresse davantage que ces détails qui différencient
extérieurement les époques. La description d'un costume
ou d'un mobilier fait partie du décor ou de la couleur
historique, et, à la vérité, nous commettons parfois de
singuliers anachronismes, mais nous ne saurions aujour-
d'hui nous représenter Hamlet en perruque, ni Phèdre
ou Bérénice en grand habit à la française. Et, si ces
détails ont leur intéîêt; si ce sont eux qui localisent, qui
300 ÉTUDES CRITIQUES.
particularisent, qui diiïérencient les sentiments par les
mœurs; si ce sont eux, enfin, que nous goûtons dans
l'histoire, qu'attendons-nous donc à les observer dès main-
tenant; et l'intérêt qu'on croirait qu'ils n'ont pas, ne
sommes-nous pas assurés qu'ils l'auront certainement
un jour? C'est ainsi, Messieurs, que les « documents his-
toriques » deviennent ce que nous avons appelé des « docu-
ments naturalistes », et, en effet, c'est un second carac-
tère des romans de Balzac. Les romans de Balzac sont
des romans « naturalistes » ou « réalistes ».
Entendons-nous bien sur ce point : cela ne veut pas
dire qu'ils soient des romans pessimistes, et, au contraire,
dans beaucoup d'enli^e eux, ni la sympathie, ni la senti-
mentalité ne font défaut, ni même « la religion de la
souffrance humaine ». Voyez plutôt Le Médecin de cam-
pagne ou Le Curé de village. Gela ne signifie pas non plus
que l'imagination n'y aurait point de part : aucun des
contemporains de Balzac n'a eu plus d'imagination que
lui, ni une imagination parfois plus romantique, déme-
surée, fumeuse et magnifique. Mais on veut dire. Mes-
sieurs, que, même quand il imagine ou qu'il invente, le
détail précis et concret, pittoresque et représentatif
abonde dans son œuvre. Paysages, descriptions de lieux
ou de villes, de mobiliers et de costumes, inventaires,
comptes notariés, généalogies, particularités physiolo-
giques de ses personnages, Balzac n'a rien négligé, rien
oublié, rien omis de ce qui peut donner à ses fictions de
l'air de la réalité. Il excelle encore, par de brèves indi-
dications, à noter ces rapports subtils qui font d'un indi-
vidu le vrai fils de son père, l'enfant de sa province, une
image abrégée, un résumé des mœurs et de l'esprit de
son temps; et tout cela. Messieurs, grâce à lui, nous est
devenu familier, si même on ne doit dire que ses imita-
teurs en ont étrangement abusé; niais justement, etavant
lui, c'était ce qui mantiuait au roman. Les romans de
Balzac sont des romans « réalistes » ou « naturalistes »,
exactement dans la mesure oîi ils diffèrent de Volupté, de
V'alentine, d'Indiana, de Delijhine, d'Adolphe, de M(ni07i Les-
caut, do La Princesse de Clèves. On n'y vit plus dans un
monde idéal ou idéalisé par la suppression de tous ces
détails réputés jusqu'alors vu]fiaires,\nais qui sont cepen-
APPENDICE. 307
dant la matière de la vie de tous les jours. On y mange,
on y boit, on y dort. Il y a des chambres meublées. Les
personnages n'y sont pas des types, mais des individus,
engagés comme nous dans une condition, dans un métier,
dqns une profession, et, — ce qui achève de les distin-
guer des héros du roman classique, — ils peuvent Jjien
être amoureux, puisque aussi bien n'y a-t-il pas de roman
sans amour, mais il font cependant autre chose que
l'amour, et c'est encore en cela qu'ils sont « réalistes ».
Bien qu'en effet. Messieurs, les passions de l'amour ne
laissent pas de répondre à des réalités très réelles, un
écrivain qui se respecte lui-même ne peut pas se passer
de les <v idéaliser ». Elles ne sont pas non plus les seuls
ressorts qui meuvent les hommes, et cependant c'est ce
qu'on croirxiit, à lire la plupart de nos romanciers. Je dis
la plupart, car il faut faire une exception pour l'auteur
de Gil Blas et du Diable boiteux. Et comme enfin on a cru
longtemps que, dans le roman ou au théàlre, l'amour
n'était rien s'il n'était tout, — l'amour, ou la diversité
des commerces que l'on désigne sous ce nom, — il en est
résulté que tous les romans d'amour sont des romans
« idéalistes ». Balzac a vu plus largement et plus profon-
dément. On ne vit pas d'amour, et le loisir d'aimer n'ap-
partient en ce monde qu'à de rares privilégiés. Nous avons
tous, non pas, si vous le voulez, notre fortune à faire,
mais des intérêts à calculer. En d'autres termes encore,
la question d'argent, que l'on pouvait affecter de dédai-
gner dans des sociétés aristocratiques, est devenue, Mes-
sieurs, la grande question de nos modernes démocraties, et
c'est ce que Balzac, contemporain de cette transformation
sociale, a parfaitement vu. Ses débuts chez le procureur,
les difficultés qu'il avait rencontrées dans la vie, le maté-
rialisme de son tempérament, l'impatience avec laquelle
il supportait cette domination de l'argent, tout a con-
tribué à lui ouvrir les yeux. Il s'est rendu compte qu'au-
tour de lui, ni l'amour, ni la gloire n'étaient désormais
la grande idole, mais l'argent, et que les plus grands
efforts de ses contemporains ne tendaient qu'à se le pro-
curer. Il a donc fait de l'argent un des grands moteurs
de sa Comédie humaine, et c'est encore en ce sens, à ce
titre, que ses romans sont des romans réalistes.
308 ÉTUDES CBITIQUES.
Oui, réalistes en ce sens, et non seulement parce que
les préoccupations d'argent ont toujours quelque chose
d'un peu bas, mais parce que l'on ne saurait traiter la
question d'argent sans la lier à une foule d'autres, et
notamment à celle des moyens de faille fortune. Comment
fait-on fortune? Il y en a, sans doute, autant de moyens
qu'il y a de sources de richesses : l'économie sordide,
l'usure, l'agriculture, l'industrie, le commerce, la spécu
lat.ion, la finance; et il faut que le romancier les con-
naisse, qu'il en ait étudié le mécanisme, et les répercus-
sions, et vous en voyez aussitôt la conséquence. Des
sujets tout neufs, dont assurément ni l'auteur de Manon
Lescaut, ni celui d'Adolphe ne se seraient avisés, s'offrent
au romancier, et nous sommes surpris de nous intéresser
aux opérations du père Grandet, aux inventions chi-
miques de César Birotteau, aux placements usuraires du
terrible Gobseck. Des hommes nouveaux, de nouvelles
« conditions » s'introduisent avec ces questions, des gens
d'afTaires, des notaires, des banquiers, des avoués, des
huissiers, des agents de change. 11 faut leur faire parler
leur langage, ou, comme on dirait mieux, leur argot. S'ils
persistaient à se servir de la langue de Voltaire ou de
Condillac, ils ne s'entendraient point, et nous ne saurions
d'eux rien que de superficiel. Un commandement est un
commandement, et il n'y a pas deux mots pour exprimer
r « endossement » d'un billet. On ne connaît pas non
plus de périphrase qui ne fût ridicule pour éviter de
nommer une « pâte épilatoire ». Mais ce mélange de
tous les argots, ce contact de tous les métiers, cette
mise en œuvre de toutes les conditions des hommes, ces
descriptions technologiques, n'est-ce pas encore ce qui
rend le roman de Balzac si ressemblant à la vie? Nous
sommes de plain-pied avec ses personnages: nous les
reconnaissons pour les avoir coudoyés dans la rue; nous
avons eu nous-mêmes des rapports avec la plupart d'entre
eux ; et enfin. Messieurs, ce n'est pas seulement « l'au-
teur » qui a disparu, c'est « l'homme » môme, pour nous
laisser face à face avec la réalité.
C'est encore par où les romans de Balzac sont des
romans « réalistes». Si Balzac acu certainement ses idées
h lui, politiques, religieuses, pliik)sopliiqui's ou littéraires,
APPENDICE. 309
s'il les a bruyamment exprimées, et môme dans ses
romans, on peut dire cependant, Messieurs, il faut dire
qu'elles n'ont jamais réagi ni sur le choix de ses intri-
gues, ni sur celui de ses personnages. C'est ce qui le dis-
tingue des romantiques. En ce sens, il n'a rien mis de
lui-même, de sa personne, dans son œuvre. Son observa-
tion est toujours impersonnelle, et son art toujours désin-
téi'essé. La valeur en est extérieure à lui-même, « objec-
tive », comme disent les philosophes, « sociologique »,
dirions-nous aujourd'hui. Et, après cela, quand il a eu
ridée de relier tous ses romans ensemble, d'en faire non
seulement une succession d'épisodes continués, expliqués
et complétés les uns par les autres, mais le tableau com-
plet de la société de son temps, c'est alors que, s'il avait
oublié quelque trait caractéristique, il a bien fallu qu'il
s'en aperçût; la nature de son œuvre lui est apparue plus
nettement à lui-même; il a compris que sa fonction litté-
raire était dans son désintéressement d'observateur; et
c'est alors qu'en vérité son œuvre est devenue ce qu'on
peut appeler un « document scientifique ».
Seul, en effet, ou presque seul de ses contemporains
— j'entends les écrivains : poètes, romanciers, auteurs
dramatiques, philosophes même et historiens, — Balzac
n'est pas demeuré indifférent au mouvement scientifique
de son siècle. Rappelez-vous son César Birotleau, par
exemple, ou La Recherche de Vabsolu, mais rappelez-vous
surtout l'éloge que, dans l'Avant-Propos de la Comédie
humaine, il fait d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Je veux
dire que, l'un des premiers, et par une curieuse rencontre,
dans le même temps qu'Auguste Comte, le fondateur du
positivisme, Balzac a entrevu l'avenir des sciences natu-
relles, des sciences biologiques, et la révolution qu'elles
étaient en train d'accomplir dans le domaine de la
pensée. Ce n'est là ni son moindre mérite, Messieurs, ni
sa moindre originalité, qu'on apprécie surtout quand on
compare l'intelligente curiosité dont ils témoignent à la
monumentale ignorance des George Sand ou des Victor
Hugo. « Scientifiques » déjà par la nature de l'observa-
tion et le désintéressement ou l'impartialité de l'observa-
teur, les romans de Balzac le sont encore par les préoc-
cupations dont ils portent la trace. Vous savez qu'ils le
310 ETUDES CRITIQUES.
sont aussi par la nature de l'idée générale qui leur sert
de lien.
Il faut ici le. citer textuellement; « Pénétré de ce sys-
tème (celui de Geoffroy Saint-Hilaire), je vis, dit-il, que
la société ressemblait à la nature. La société ne fait-elle
pas de l'homme, suivant les milieux oîi son action se
déploie, autant d'hommes différents qu'il y a de variétés
en zoologie? Les différences entre un soldat, un ouvrier,
un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un
homme d'État, un commerçant, un marin, un poète, un
pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir,
aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le
lion, l'âne, le corbeau, le requin, le veau marin, labrebis.
11 a donc existé de tout temps des espèces sociales,
comme il y a des espèces zoologiques, et si Buffon a fait
un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans
un livre l'ensemble de la zoologie, n'y a-t-il pas une
œuvre de ce genre à faire pour la société? » Il y a bien.
Messieurs, quelque confusion dans cette page, et il y a
aussi quelque exagération. On peut douter que, d'un
(( administrateur » cà un « oisif », la différence soit la
même et de la même nature que du « veau marin « au
« corbeau ». Rien n'est plus facile que de faire un « oisif »
avec un « administrateur », mais il n'est pas prouvé que
le temps môme puisse aisément tirer une brebis d'un veau
marin. Balzac lui-même a dû. le reconnaître, et il est con-
venu que les « espèces sociales » n'avaient pas tout à fait
la même fixité que les « espèces zoologiqucs ». Mais, ce
qui importe ici, c'est l'intention; c'est l'idée générale,
c'est l'ambition nettement déclarée de faire du roman
r « histoire naturelle » de l'homme civilisé. Et, à cet
égard, il est certain qu'on pourrait classer les person-
nages de Balzac dans des catégories analogues à celles de
la zoologie, depuis les « infiniment petits » qxù travail-
lent dans l'ombre, comme ses campagnards, son Tonsard
et son père Fourchon, à modifier, sans le savoir, la struc-
ture même de la société, jusqu'aux grands fauves, de l'es-
pèce de ses Nucingen,de ses Vautrin, de ses Rastignac et
de ses Bridau.
Ce que, d'ailleurs, cette idée jteut valoir en elle-même,
et s'il n'y a pas toujours des inconvénients ou même
APPENDICE. 311
quelques dangers à souder ainsi l'histoire de l'homme et
celle de l'animal, c'est une autre question, que je ne
résoudrais pas, quant à moi, comme Balzac. Mais je ne
crois pas que ce soit aujourd'hui le moment de l'exa-
miner. Il suffit qu'elle ait donné à l'œuvre de Balzac ce
caractère d'unité qui la distingue si profondément de
l'œuvre de tous les autres romanciers. Par l'intention qui
les anime, et qui les animait avant même qu'il eût conçu
le plan de sa Comédie humaine, il suffit que les romans de
Balzac soient vraiment, ainsi que nous le disions, des
u documents scientifiques )>. L'historien peut les con-
sulter : il y trouvera ce qui n'est point dans les histoires,
je veux dire les raisons en quelque sorte individuelles des
transformations sociales. Le philosophe y peut recourir :
il y trouvera posés quelques-uns des problèmes qui, de
tout temps, ont inquiété l'intelligence humaine. Le socio-
logue devra les méditer. Et, privilège insigne, ceux d'entre
nous. Mesdames et Messieurs, qui ne se piqueront d'être
ni des sociologues, ni des philosophes, ni des historiens,
y trouveront, plus vif peut-être que nulle part ailleurs, ce
genre de distraction, d'agrément et de satisfaction qu'on
demande au roman.
III
Voulez-vous, maintenant, que nous nous résumions,
et, cinquante ans après sa mqrt— ce qui est, sans doute,
un assez long espace de temps, — voulez-vous, Messieurs,
que nous tâchions de lui faire sa place dans l'histoire de
la littérature ou de la pensée de ce siècle qui va finir? Ce
n'est pas qu'après tout ses contemporains la lui aient
trop ûprement disputée, et je n'en veux pour preuve que
le discours prononcé par Victor Hugo sur « la tombe de
l'auteur de la Comédie humaine ». Les contemporains n'ont
pas méconnu le génie de Balzac. Mais, naturellement, s'ils
en ont reconnu la puissance, ils en ont connu moins
clairement la nature. C'est, en effet, je vous le disais, le ■
propre des œuvres fortes et durables qu'on n'en saurait
apercevoir d'abord la profondeur et la portée. Le temps
est un grand maître, comme dit le proverbe, et on ne
312 ■ ÉTUDES CRITIQUES.
voyait pas, on ne pouvait pas voir, il y a un demi-siècle,
toute l'importance de l'œuvre et du rôle de Ralzac.
C'est ainsi qu'on le prenait encore pour un romantique,
et non seulement il n'y a rien de plus faux, mais, au
contraire, si quelqu'un, tout en louant généreusement les
maîtres, a réagi contre le romantisme, c'est Balzac. Au
roman personnel, de l'espèce de René, de Delphine,
d'Adolphe, d'fndiana, de la Confession d'un enfant du siècle,
de Volupté, de Graziella, dont le romancier lui-même est
le seul héros, autour de qui gravitent, comme des étoiles
du dernier rang, ceux qu'il appelle ses bourreaux et qui
furent généralement ses victimes, à ce roman personnel,
égoïste, et d'ailleurs si semblable à lui-même, Balzac,
Messieurs, a substitué le roman des autres. Aux subtilités,
et d'ailleurs à l'insignifiance habituelle d'une psychologie
qui renfermait son observation tout entière dans le
« Moi », dans un « Moi » toujours plus intéressant et plus
beau que nature, Balzac a substitué l'observation du
dehors, la seule dont puisse vraiment s'enrichir notre
expérience, toujours trop courte par quelque endroit, et
la seule, en conséquence, d'où nous tirions quelque con-
naissance des réalités de la vie. Et, à l'art individuel,
fondé sur des impressions dont l'artiste se croit le seul
'uge, il a substitué ce que l'on pourrait appeler l'art
social, j'entends cet art dont chacun de nous est appelé à
juger la valeur. C'est là même ce qui a transformé, du
tout au tout, du pour au contre, la littérature du siècle
qui finit, et, d'une manière un peu symbolique, on pour-
rait dire que, si le grand nom de Victor Hugo résume
les nouveautés, les aspirations et l'esthétique du roman-
tisme, le nom de Balzac, lui, domine, a dominé le mou-
vement du contre-romantisme. Vous étonnerez-vous peut-
être du rapprochement? Mais je ne crains pas d'avancer
qu'à cet égard Auguste Comte a seul fait plus ou autant
(jue lui.
Son influence, à cet égard, s'est étendue jusqu'à la cri-
tique, et Taine, l'auteur de l'éloquent Essai que je vous
rappelais tout au di'biit de ce discours, procède autant de
lîalzac que d'aucun de ses maîtres, que de Spinosa, di;
Hegel et d'Auguste Comte. Comme Balzac, ce sont les
Espèces Ultéraircs que Taine a tenté de définir dans ses
APPENDICE. 313
premiers écrits, et, comme Balzac, dans les derniers, ce
sont les Espèces sociales. Il s'en inspire également quand
il fonde la théorie de la Race, du Milieu, du Moment. Et, —
j'ai eu soin de vous mettre le texte sous les yeux, — qui
s'est encore avisé de souder l'histoire naturelle et celle de
l'humanité si ce n'est Balzac, dans 1' « Avant-Propos » de
la Comédie humaine? Il y a mieux; et peut-être est-ce là,
Messieurs, qu'il faut voir la vraie raison de la brouille
intellectuelle de Balzac et de Sainte-Beuve. Vous savez
qu'ils se sont piqués, pour des raisons de peu d'impor-
tance, d'être souverainement injustes l'un pour l'autre.
Mais la vraie raison est ailleurs : ils se proposaient, en
réalité, le même but; les Espèces sociales de Balzac étaient
les Familles d'esprit de Sainte-Beuve; il y a, dans les Por-
traits littéraires ou contemporains, autant de physiologie
que dans les romans de Balzac ; leurs moyens seuls diffé-
raient; ceux de Balzac étaient de la synthèse, ceux de
Sainte-Beuve étaient de l'analyse ; l'un était le Guvier,
l'autre était le Geoffroy Saint-Hilaire de l'histoire naturelle
psychologique ; et, se disputant ainsi le même public,
comment voudriez-vous qu'ils se fussent entendus? Ils
sont de ceux que la postérité peut et doit réconcilier dans
la mort. Le service qu'ils nous ont rendu est, au fond, de
la même nature, et la critique, telle qu'ils l'ont conçue,
n'est pas, à mon avis du moins, toute la critique, mais
elle est et elle demeurera la base de toute critique.
Ai-je besoin de vous dire, après cela, quelle influence
il a exercée sur l'évolution du roman contemporain?
Combien d'abord il en a élargi le domaine, agrandi,
précisé, formulé la définition? Quel essor il lui a donné?
Comment il l'a égalé à la totalité de la représentation de
la vie? Le droit qu'il lui a conquis de traiter toutes les
questions? La variété de formes dont il l'a enfin rendu
capable? On ne voit généralement en lui, on a affecté de
ne voir que l'ancêtre du naturalisme, et il l'est certaine-
ment : j'ai tâché de vous en indiquer les raisons. Mais,
Messieurs, soyons moins exclusifs. Reconnaissons que,
dans tous les romans du genre qu'on appelle « intime »
ou (c psychologique», il y a comme un ressouvenir du Lys
clans la vallée. Reconnaissons qu'il y en a de la Cousine
Bette ou d'Eugénie Grandet dans tous les romans qui
314 ÉTUDES CRITIQUES.
se donnent comme des « éludes de caractères ■>. Que dis-je!
Messieurs, reconnaissons que la généalogie de tous les
romans de police ou judiciaires, des romans à la Ponson
du Terrail ou à la Gaboriau, remonte à. la Dernière incar-
nation de Vautrin. Et tranchons le mot, sans balancer ou
tarder davantage! Il n'y a, dans l'histoire de nos genres
littéraires, qu'une domination qui se soit exercée avec la
même universalité que celle de Balzac, et c'est celle de
Molière.
Qu'est-ce à dire. Messieurs, et, sans nous embarrasser
de faire ici un parallèle en rè'gle, comment l'entendrons-
nous? Quelques mots y pourront suffire. Molière, en
quinze ans de temps, s'est tellement emparé du domaine
entier de la comédie ; il en a pris, sans presque en avoir
l'air, une telle et si durable possession, et jusque dans
ses ébauches, il a, pour ainsi parler, tellement enfoncé
son empreinte, que, pendant plus de deux cents ans, non
seulement en France, mais en Europe, une comédie n'a
été jugée bonne et n'a semblé mériter de durer qu'autant
qu'elle approchait de la comédie de Molière. Ainsi notre
Balzac! Cinquante ans après sa mort, nous n'avons pas
secoué son influence. Avec tous ses défauts — car il en
a eu, — Balzac demeure le modèle et le maître. Sa
mort n'a point épuisé son pouvoir créateur. Et qui de
nous, Messieurs, ne s'en féliciterait, si nous avons
quelque droit d'être fiers du prestige que le roman fran-
çais continue depuis lors d'exercer dans le monde?
Parlerai-je maintenant du théâtre? et qui ne sait que,
si les Augier, les Dumas, et peut-être même un Labiche,
ont ressuscité la comédie de Molière, ou plutôt ont enfin
réussi à s'en émanciper, c'est grâce à Balzac et avec ses
moyens? Qu'est-ce que le Mariage cfOlympe'! mais sur-
tout les Lionnes pauvres, sinon des sujets de Balzac? et
qu'est-ce <iue Maître Gucrin'! J'ose en dire autant du
Demi-Monde, et encore de la Question d'argent. .Mais, Mes-
sieurs, je n'en finirais pas si je voulais prolonger l'énu-
mération, et, puisque aussi bien je commence à craindre
d'être un peu long, je ne veux ajouter (juc quelques
mots encore et j'aurai terminé.
Si Ion en croyait cerlains critiques, ce ne serait donc
pas sf'ulrment sur la littérature que se serait exercée
APPENDICE. 315
l'influence de Balzac, maU aussi sur les mœurs, et non
moins profondément. Deux ou trois générations de jeunes
gens se seraient modelées sur les héros de la ComéfUe
humaine, auraient non seulement appris, mais « étudié >:•
la vie dans les romans de Balzac, se seraient proposé de
réaliser le rêve de ses Raslignac et de ses de Âlarsay.
Peut-être est-ce beaucoup dire, et, en le disant, on veut
louer Balzac, mais je ne sais si ce n'est pas plutôt lui
faire tort de toute une part de son génie. Songeons, en
effet, que Balzac n'a point inventé Raslignac, il ne l'a pas
imaginé; il Fa copié; et nous savons quel en était le vrai
nom. Pareillement, ses gens de lettres, ses Canalis, d'Ar-
thez, Nathan, Blondet, Lousteau, et pareillement ses
financiers. Ils existaient avant lui, et avant lui aussi les
appétits plus ou moins nouveaux, les ambitions modernes,
les « moyens de parvenir », les vices et même les vertus
dont ils sont les représentants dans son œuvre. Avant
lui, ou de son temps, ils occupaient déjà le devant de la
scène, et l'exemple de leur fortune suffisait, avant Balzac,
à leur créer des imitateurs en foule. Mais, comme Balzac
avait le don de la vie, comme son génie a consisté pour
une part à se placer au centre, à la rencontre, au con-
fluent des grands courants d'idées de son temps, comme
sa curiosité toujours en éveil les a remontés pour
en démêler l'origine, il est arrivé, Messieurs, que la
Comédie humaine s'est ainsi trouvée pre.sque plus vraie,
plus évidemment vraie, dix ans, quinze ans, vingt ans
après Balzac, qu'au temps même où il la publiait. Je me
rappelle avoir entendu désigner, en histoire naturelle,
sous le nom de Types prophétiques, des êtres ou même
des espèces entières qui étaient comme l'ébauche ou l'es-
quisse de leur achèvement ou de leur perfection future.
La Comédie humaine est une galerie de Type^ prophéti-
liques. De toute une humanité qui ne devait atteindre
son développement qu'après lui, Balzac a tracé les linéa-
ments. Et, de quel nom les nommerai-je? Ce ne sont pas
les Balzaciens qui ont pris Balzac pour un professeur
d énergie ou d'intrigue, mais, depuis Balzac, certaines
formes d'intrigues se sont développées, et une certaine
espèce d'énergie, que représentent ceux que nous sommes
lentes d'appeler les Balzaciens. Vous ne penserez pas,
316 ÉTUDES CRITIQUES.
Messieurs, que, de s'exprimer ainsi, ce soit « diminuer »
Balzac. Et, au contraire, vous y verrez le témoignage de
toute mon admiration, si, de tous les privilèges du génie,
c'en est un, sans doute, que d'éclairer de son flambeau
les obscurités du passé, et c'en est un autre que de
débrouiller la confusion du présent, mais le plus beau
sans doute, et le plus rare, est d'anticiper, comme
Balzac, sur l'avenir.
TABLE DES MATIÈRES
Un ki'isode de la vie de Ronsard 1
VaUGEI.AS et la TllÉORIK DE l'uSAOE -1
Jean de La Fontaine ''^
La lanooe de Molière S5
La bibliothèque de Bossuet 1 3:5
L'ÉVOLUTION d'un Genre. La tragédie lui
L'ÉVOLUTION d'un PoÈTE. VlCTOH Huoo -01
La T.ITTÉKATUHE EUHOI'ÉENNE AU XIX' Sll.r.l.i; i'I'^
AiM'ENDiCB : Honore de Ual/.ac 2'J7
Y/^
CuloMiiniers. — Imp. Paul BllODAHD. — 4-8 .'S.p
>c-
\
G.£.STECHEPT^Co,
I ALFRED HAFNER)
NEW YORK
^ r" Tk
i^
.. îy - f.