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Full text of "Études de littérature centemporaine. Series 2"

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fiTUDES 



littEratore contemporaine 



DEUXIEMB SBRIB 



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OUVRAGES DU MEME AUTEUR 



Etudes db LirriRATURB Contemporainb (Premiere s^rie). — 
Quelques portraits. — Ferdinand Fabre. — Andr^ Bellessort. 

— Maurice Barrfes. — Paul Bourgel — Fustel de Coulanges. 

— Henri Becque. — Edouard Estauni^. — MStrique et po^sie 
nouYelles. — Alfred Gapus. — Edouard Rod. — La « Litt^- 
rature dialogu^e ». — Anatole France. -~ UHistoire de la 
Littirature fran^aise, par G. Lanson. -— Dogmatisme et Im- 
pressionnisme. — 1 vol. in-16, Perrin . . , . • 3 fr. 50 

Lb Mouvbmbnt Litterairb au xix* single (couronnS par 
TAcad^mie francaise) ; i yoI. in-16, 6« Mit., Hachette. 3 fr. 50 

ESSAIS DE LiTTBRATURE GONTBMFORAINE, 1 VOl. in-16, 2^ edition, 

Lecdne 3 fr. 50 

NOUVBAUX ESSAIS DE LlTT^RATURB CONTEMPORAINB, 1 VOl. in-16, 

Lec^ne 3 fr. 50 



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% 



GEORGES PELLISSIER 



ETUDES 



DE LITTERATURE 

CONTEMPORAINE 



DBUXIEME SERIB 



I. Le T4ieatre de M. Jules Lemaitre. — II. La Jeune 
fille moderne dans le roman fran^iis. — III.' Fi- 
condiU, par E. Zola. — IV. Un chef-d'oeuvre oublie ; 
Adolphe, de Benjamin Constant. — V. La Femme 
mariee et I'Adultere dans le roman fran^ais mo- 
derne. — VI. La Duchesse Bleue, par Paul Bour^t. 

— VII. L'Homme de letlres dans le roman fran^ais 
moderne. — VIIl. Resurrection, par Leon Tolstoi. 

— IX. Le Pr^lre dans le Roman frangais moderne. 

— X. Lm Morts qui parlent, par M. de Vogii^. — 
XI. L'Homme politique dans le roman fran^ais mo- 
derne. — XII. L't Anarchie lilleraire ». — Xlli. Les 
Cliches de style. — XIV. Au milieu du Chemin, 
par Edouard Rod. 



PARIS 

LIBRAIRIE ACADBMIQUB DIDIBR 

PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-EDITEURS 

35, QUAI PES GRANDS-AUOUSTINS, 35 

1901 
Tons droits rdierrdi 



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ETUDES 



DE 



LITTERATURE CONTEMPORAINE 

{Deuxidme Serie), 



LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 

I 

Si les comedies de M. J. Lemaitre n'avaient pas 
reussi, il serait tres facile d'expliquer cet echec et 
(I'en d6duire les raisons parfaitement demonstra- 
tives. C/est ce qii'on appelle, je crois, de la critique 
dogmatique. 

Premibrement. M. J. Lemaitre avait rind6niable 
desavantage de connaitre surlebout du doigt toute 
la litterature ant^rieure a la sienne, specialement 
celle du theatre, depuis les temps les plus recul6s 
jusqu'a sa precedente chronique. Condition pen 
favorable. On se defie de sam^moire ; on prend ses 
inventions pour des reminiscences, on croit inventer 
quand on ne fait que se souvenir. Pour trouver du 
nouveau, s'il en est au monde, on se detourne sur 
des curiosites et des minuties ; or, le premier venu 

1 

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2 liJTUDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

pourra vous dire que les cas trop singuliers ne con- 
viennent pas a « Toptique du theatre )>, on, si vous 
pref6rez(carrun etl'autre s'emploient), « ne passent 
pas la rampe ». — Secondement. En faisant son 
metier de lundiste, M. Lemaitre, s'il s'^tait acquis 
une grande experience de la sc^ne, avait vu de trop 
pr^s les liabilet6s du machinisme thedtral pour ne 
pas en concevoir un m^pris peut-etre legitime, et 
n6anmoins tres dangereux. Une piece bien faite lui 
semblait quelque chose de peu int6ressant afaire. U 
disait du mal de Scribe,ce qui est un mauvais signe. 
— Troisiemement. Je rougirais d'insister sur ce lieu 
commun, que Thabitude de la critique rend peu 
apte k rinvention. II y a contrariety manifesto 
entre le don de creer. qui suppose une certaine 
inconscience, et Tanalyse, dans laquelle ne reussit 
qu'un esprit avis6, d61i6, raffing, depourvu de 
candeur. Et M. Lemaitre n'dtait pas seulement un 
critique, par gout aussi bien que par profession. 
C'6tait un critique impressionniste. II rapportait 
tout h son moi. Atteint d'une irremediable subjec- 
tivite, il ne pouvait sortir de lui-meme, etait inca- 
pable de rien voir dans le monde autrement que 
par ses yeux. Mais, entre les facultes dramati- 
ques, n*est-ce pas la premifere et la plus essentielle 
que de depouiller son individualite propre, en 
revetant celle des personnages les plus divers? 
Tons nos docteurs nous Tontappris. — Quatrifeme- 
ment. M. Lemaitre passait non sans quelque raison 
pour un dilettante ; et qui ne sait que le dilettante, 
s'il pent etre exquis dans la critique et delicieux 
dans le roman, est incapable de faire, au tbe^tre, 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 3 

rien qui vaille ? Au th64tre, la d^licatesse, la flui- 
dite, I'ironie legere n'ont pas leur place. Onuphre 
est fm, Tartuffe est grossler. LaBruyere et Moli^re 
entendaient parfaitement leiirs arts respectifs, La 
Bruy^re, celui de Tanalyste, Moliere, celui du pofete 
comique. Mais surtout rien de contraire au genre 
th64tral comme Tind^cision d'une pensee qui 
s'amuse de ses propres erreurs. 11 n*est plus ques- 
tion de chatoyer et d'ondoyer avec gr4ce. L'auteur 
dramatique doit prendre parti. M. Sarcey, depuis 
trente ans, ne nous le dit-ilpas tons les huit jours ? 
Concluons. S'il avait eu quelque 6gard pour la 
critique dogmatique, M. Lemaitre n'aurait point 
essaye du th6£ltre, ou se serait fait un devoir 
d'6chouer piteusement. 



II 



II a brillamment r6ussi. Mais, en nous reportant 
aux raisons 6num6r6es et nuin^rot6es ci-dessus, 
nous nous expliquerons sans peine les d6fauts 
qu'on lui a reproches. 

Premiferement. Je ne parle pas, et pour cause, 
des inventions originales que M. Lemaitre a pu 
prendre pour des reminiscences. Celles-la, M. Le- 
maitre les a gardees pour lui, nous n'en saurons 
jamais rien. Pen s'en faut que M'^' Anglochere de 



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4 ETODES DE LlTTERATDRE CONTEMPORAINB 

Flipote n'ait et6 condaranee avant sa naissance. 
« J'avais, dit Tauteur lui-m6me, une peur horrible 
de retomber dans M"® Cardinal. » Or, comme 
M"° Anglochere est celui de ses personnages aux- 
quels il lenait le plus, on pent bien croire que cette 
peur a failli nous priver de Flipote. Et puisque j'en 
suis pour le moment au chapilre des critiques, ne 
disons pas que, sans Flipote^ il manquerait quelque 
chose au th6^tre contemporain ; mais, k coup sur, 
ce serait une trfes regrettable lacune dans le thd^tre 
de M. Lemaitre. 

Presque toujours ses personnages rappellent plus 
ou moins certains types connus, dent ils ne sont 
qu une vari^te plus ou moins distincte. Si M"' An- 
glochfere ressemble a M"" Cardinal, tout le monde 
a reconnu le « Pfere prodigue » dans Chambray de 
rAge difficile, Et qu'est-ce que I'Hel^ne de Re- 
volteel Une Bovary, ou encore une Froufrou ; Tau- 
teur prend ses precautions en nous le declarant, 
soit dans le feuilleton qu'il consacre a la pi^ce, soit 
dans la piece elle-merae. Quant au mari d'Helene, 
h ce brave Pierre Rousseau, je n'oserais dire qu'il 
est un Charles Bovary ; et pourtant ce mari, qu'on 
nous donne comme terrible, reste bien inoffensif 
jusqu*^ la fln de la piece. Mais s'il ne ressemble pas 
k Charles Bovary, j'ai peur que ce ne soit pire. 
Car enfin « I'histoire banale comme tout, de T^ter- 
nel ingenieur vertueux des romans et des come- 
dies » — ainsi s'exprime Andr6 — nous fait in^vi- 
tablement songer a quelque chose qui n*est pas 
sans analogic avec le « Mailre de forges ». Le jour 
oil Revoltee parut sur la scfene — le 9 avril 1889 — 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 5 

M. Georges Ohnel, si mechamment traite peu au- 
paravant par M. Lemaitre — , 

L'envie aux doigts crochus, au teint pMe et livide, 

comme parte Figaro, — put croire qu1l avail sa 
revanche. 

D'autre part, il arrive ^M. Lemaitre de mettre en 
scfene des figures d'une complexile bien subtile. 
Grain tede ressembler k quelqu^un, certains de ses 
personnages ne ressembient plus h personne. Voyez, 
par exemple, \e Jacques de Manage dla?ic. Ce viveur 
sur le retoura rencontre a Menton une gentille poi- 
trinaire, qui souffre de penser qu'elle s'en ira sans 
avoir 6te aim6e. Pris de compassion, il veut donner 
k Simone le bonheur dont elle se croit exclue. II 
r^pouse ; entour^e, choyee par une pure tendresse 
de fr^re aine, la pauvre innocente aura I'illusion de 
I'amour etdu mariage. Malheureusement une soeur 
de Simone, Marthe, qui n est pas du tout poilrinaire, 
se prend de passion pour Jacques, le lui laisse voir, 
et finit par le lui dire. Et Jacques, au lieu de la re- 
pousser, ne pent, car la chair est faible, s'empecher 
de regarder avec quelque complaisance la belle 
fiUe 6prise de lui ; il accepte meme un rendez-vous 
— d'adieu, a vrai dire — qu'elle lui donne pour le 
soir. La petite malade surprend cette sc^ne, et 
vous sentez bien qu'elle n'y survivra pas. 

Je laisse de c6td Taccusation de sadisme que 
certains critiques, trfes vertueux, porterent contre 
Jacques. Admettons Jacques tel que M. Lemaitre 
nous le donne, sans meler rien d'impur au gracieux 
reve quMl a pu faire. G'est tout de meme un per- 

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6 Etudes de litterature contemporaine 

sonnage des plus complexes. II nous le faut assez 
« fatigue » pour que nous le croyions capable de se 
comporter avec Simone comme un frere du matin 
au soir et du soir au matin, pas assez cependant 
pour que sa belle-soeur le laisse insensible. 11 nous 
le faut ayant beaucoup vecu et n'en ayant pas 
pas moins garde sa premiere fraicheur d'Ame, 
ennuye mais curieux, rafflne mais ing6nu. Cela 
fait songer au Hassan de Namouna, 

Indignement naif et pourtant tr^s blas6. 

Mais Hassan n'est pas un personnage de theatre. 

Et M"** Anglochere? Pour ne pas retomber dans 
]y[me Cardinal, qu'imagine M. Lemailre ? Absolument 
honuete, directrice de pensionnat en province, 
couronnee par TAcademie frangaise pour des ou- 
vrages d'education, M"* Anglocbere songe a « se 
retirer » lorsque la mort d'un frfere lui laisse la 
charge de sa niece. Fiipote suit les cours du Con- 
servatoire ; il faut habiter Paris, vivre dans un 
« sale monde ». Bientot la jeune fiUe devient la 
maitresse dun de ses camarades. N*ayant pu em- 
pecher cette sottise, M"** Anglochere veut au moins, 
chargee de veiller sur sa ni^ce, lui procurer une 
« situation » plus sortable ; et, lorsque Flipole se 
brouille avec Leplucheux, elle lui a de longue main 
prepare le baron des (Eillettes, qui est un homme 
respectable, irfes riche et tout a fait excellent. Sa- 
chant Fiipote bien etablie, I'ancienne directrice du 
pensionnat pourra sans scrupule retourner en pro- 
vince. Devinez-vous pourquoi M. Lemaitre lient a 
M"* Anglochere? Lui-meme s'en explique galam- 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 7 

ment. « J'ai cm qu'il poiivait etreplaisant da preter 
a cette personne irreprochabie, un peu devote mais 
resolue et pratique, des actions douteuses, dont 
elle ne proflte pas et dont, par suite, elle ne saisit 
pas le contraste avec sa reelle et meme un peu re- 
veche vertu, et de les lui faire justement com- 
mettre par une sorte d'honnete et rude dugout 
pour ce monde sans morale d'oii elle veut sortir k 
tout prix. » II me semble que je comprends ; mais 
cela exige quelque attention. Et lorsque Tauteur 
ajoute : « Quant a la pifece, elle est simple », autant 
dire que ie personnage ne Test pas. 

Secondement. Le dedain du metier se traduit 
plus d'une fois chez M. Lemaitre par ce qu'on 
nomme des flcelles. Les memes que celles de Scribe 
ou de M. Sardou. Mon Dieu, ouil M. Lemaitre ne se 
pique point d'innovation dans I'emploi de ces pro- 
cedes. II prend ceux qui ont deja servi ; ce doivent 
etre les meilleurs. Dans Revoltee, le duel ; et Ton 
rapporte sur la scfene, on assied dans un fauteuil le 
pauvre Rousseau, tout p41e et d6faillant, pour quMl 
puisse dire a sa femme : « Helfene, je vous par- 
donne », et pour que sa femme puisse lui r6pondre : 
a Et moi, je vous aime », juste avant la chute du 
rideau. — Dans le Depute Leveau, la lettre ano- 
nyme. Ce n'est pas pour obtenir son propre di- 
vorce, comme il en avait menac6 M"® Leveau, que 
s'en sert le malin depute, mais, lib6re lui-meme 
d'une autre fagon, pour provoquer celui de la re- 
calcitrante marquise. « AUons », se dit M'"^ de 
Grfeges surprise par son mari, que la lettre a dclaire 
sur son inl'ortune, « allons, je serai M"® Leveau ». 

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8 Etudes de litterature contemporaine 

Et voil^ le denouement. — Dans le Pardon, c'est le 
tour d'une voilette, cette voilette accusatrice que 
Tb6rfese jette negligemment sur une chaise a seule 
fin de Ty oublier. Et sans doute on comprend fort 
bien le desir qu'a Georges de mieux voir les yeux 
de la jeune femme, et meme on ne s'6tonne point 
que Th6rese, apres la conversation qui suit, ne 
songe gnere, dans son trouble, h reprendre la voi- 
lette, cet objet, apr^s tout, n'etant pas d'une ne- 
cessite absolue. Mais le diable, c'est que Suzanne, 
en rentrant, la trouve sur la chaise ou elle est res- 
tee. Vous savez ce qui en r6sulte, ou, si vous ne 
vous rappelez pas, il vous est facile de le deviner. 

Quelque chose de plus grave : les vices de struc- 
ture et de composition. II y a peu d'unit6 dans les 
pifeces de M. Jules Lemaitre, et les meilleures scenes 
en sont parfois ^pisodiques. Surtout « Tart des 
preparations » y fait trop souvent defaut. Non pas 
seulement dans la a fable », mais aussi dans les 
personnages. Certains personnages revirent avec 
une c6i6rit6 d6concertante. C'est Flipote, jurant 
toutaTheure que rien ne la s6parerait de Leplu- 
cheux, et qui, maintenant, accepte les ofFres du 
vieux baron. C'est Chambray, I'energique et aus- 
tere Chambray de VAge difficile, qui se laisse en 
un moment sdduire aux mines et aux caresses de 
Yoyo. Le voilk parfaitement decide a jeter sa 
gourme; la soixantaine asonne, iln'estque temps: 
A la scfene VII, nous Tentendons fredonner : « A 
moi lesplaisirs! » A la scfene VIII... Tiens! cette 
vieille dame? M°' Meriel, que Chambray a aim^e 
dans sa jeunesse, que, depuis trente-cinq ans, il n'a 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRB 9 

pas revue. Elle parle, et, en un clin d*oeil, Cham- 
bray est retourne comme un gant. II ne songe plus 
qu'a « bien vieillir » avec la respectable dame, lui 
qui, tout a Theure, se promettait de redevenir 
jeune, le soir meme, avec Yoyo. — Pour les be- 
soins du denouement, H61ene, la « revolt6e », 
se transforme, devient la meilleure petite femme 
d'interieur et de menage. Une forte secousse de- 
vait, parait-il, la guerir. Cette secousse, nous 
Tavons., Nous en avons meme deux, en comp- 
tant bien : d'abord, la reconnaissance avec sa mfere 
et sou frere (il est vrai que cela ne semble pas 
Temouvoir beaucoup) ; ensuite le duel, la vue de 
Pierre blesse et saignant. Avouerai-je que je n*ai 
pas confiance ? Tant que son professeur de mari ne 
se peignera pas mieux (« un gargon mal peign6, 
Pair d'un mecanicien »), je craindrai toujours de 
nouvelles r6voltes qui proflteront k un nouveau 
Bretigny. — Et Georges, du Pardon? Trois actes. 
Dans le premier, Georges, trompe par Suzanne, 
Paime encore au point de ne pouvoir vivre sans 
elle. Dans le second, ayant repris Suzanne chez soi, 
il lui fait, comme cela devait arriver, une terrible 
scene de jalousie retrospective ; quelques mo- 
ments aprfes, il met sa tete sur P6paule de Thor^se, 
il lui jure un eternel amour. Dans le troisieme, 
nouveau revirement. Georges n'aime plus Therese. 
C'est de nouveau Suzanne qu'il aime. « Je Paime, 
Suzette, reconnais mes bras », etc. Et la jeune 
femme, en se jetant dans ces bras qu'elle recon- 
nait: « Ah ! Georges, s'^crie-t-elle,que Dieu ait piti6 
de nous ! » Suzanne est, je crois, gu6rie ; mais 

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10 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

pour sauver Georges de sa faiblesse, il faudra que 
Dieu ait joliment piti6 de lui. Voila bience que Ton 
appelle un deiis ex inachina, 

Troisi^mement. Les pifeces de M. Lemaitre sont 
celles d'un moraliste et non d*un « homme de 
thesitre ». Taiitdt des articles de la Vie 'parisienne 
tant bien que mal juxtaposes ; tantdt et plus sou- 
vent des conversations qui n'ont rien de drama- 
tique. Telle scene ferait, sans changement appre- 
ciable, un de ces feuilletons ou I'auteur debrouille 
si finement quelque probleme de morale. Critique, 
les G^uvres de ses contemporains lui servaient a 
s'analyser; auteur dramatique, il exprime son 
« moi » par la bouche de ses personnages. 

« Imaginer, dit-il en nous renseignant surla con- 
ception premiere de VAge difficile^ c*est toujours 
se ressouvenir. » La fable de cette pifece est, « un 
des fruits de son experience personnelle et de sa 
vie ». De meme, Mariage blanc a pour sujet un 
reve fait par lui douze ou quinze annees aupara- 
vant. II y a beaucoup de M. Lemaitre dans Jacques 
de Thievres, et il y en a aussi dans Chambray. II y 
en a peut-etre encore plus dans I'Hermann des 
Rots. Anime de genereux desirs, le prince Hermann 
est inquiet, irresolu ; il se d^fle de lui-meme et de 
rhumanite ; avant d'avoir commence sa tdche, il 
craint deja que ses efforts les plus louables n'ag- 
gravent le mal. Trop ^( intelligent » et trop « sen- 
sible » pour avoir assez d'6nergie et de rectitude, 
il se perd en un dddale de reflexions qui le para- 
lysent. C'est chez lui le plus singulier melange de 
bon vouloir et de scepticisme, de candeur et d'iro- 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 11 

nie, d'audace et de timidite. Nous reconnaissons 
dans Hermann r^me et Tesprit de Tautenr, une 
Ame tendre et douce, un esprit avise, delicat, p^n6- 
trant, mais que son aptitude meme a comprendre 
toutes les id6es empeche de se fixer dans aucune. 

Quatriemement. Maintes confidences que M. Le- 
maitre nous a faites denotenl bien les t^tonne- 
ments et les incertitudes de sa pensee. 11 s'est 
montr6 colportant Revoltee chez Dumas, puis chez 
M. Halevy, la defaisant et la refaisant avec des hesi- 
tations quelle ne pouvait manquer de trahir. Dumas 
veut corserlapi^ce : que M^'de Voves fasse carre- 
ment Taveu a son flls sans « barguigner », qu'Andr6 
brutalise Helfene, que Bretigny tue Andre, etc. 
M. Halevy veut au contraire I'adoucir, I'egayer, en 
y introduisant un petit fr^re de Bretigny qui deri- 
dera les spectateurs par des mots d'une piquante 
pr^cocite. M. Lemaitre corrige, retranche, ajoute. 
Ah [Ton ne pent pas dire que le denouement de 
sa com6die soit un total mathematique I 

Revoltee^ au surplus, c'elait le debut de I'auteur. 
Mais voyez Mariage blanc. Trois versions succes- 
sives, chacune avec son tilre. D'abord, On ne ba- 
dine pas avec la mort ; Marthe ouvre expr^s la fa- 
meuse fenetre dans le dos de sa scour, ce qui n'em- 
peche pas Jacques, indigne sur le moment, de lui 
baiser presque aussitot les Ifevres et de lui donner 
un rendez-vous. Ensuite^Jro/^ blondes {k cause des 
trois chevelures de M""*^" Reichenberg, Pierson et 
Marsy) : Marthe ouvre la fenetre parce qu'elle a 
trop chaud ; Jacques ne lui donne rendez-vous que 
pour s'en debarrasser, mais I'ecoute un peu trop 

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12 fiTUDES DE LITTfiRATURE CONTBMPORAINE 

longlemps pendant que Simone agonise. Enfin, le 
Bo7i curieux : Marthe n'ouvre pas la fenetre ; quant 
a Jacques, il maltraite la belle fiUe d'un bout a 
I'autre, et son seul tort est de se sentir un instant 
trouble. Nous sommes loin de la pifece primitive. 
A peine si maintenant nous apparait la morale, sa- 
voir : quele dilettantisme de Jacques corrompt son 
acte charitable. Une version de plus, et MafHage 
blanc perdrait toute espfece de sens. 

Pareillement, la signification des Rois manque 
au plus haut point de nettet6. Les r6formes que 
m^dite, qu'entreprend le prince Hermann, il est in- 
capable d'en assurer la rdussite. Ses sujets n'ont 
point satisfaction : on les trompe d*abord, puis on 
les fusille. Aussi bien il se decourage vraimenttrop 
t6t, et r^preuve tent6e nous parait pen concluante. 
Une 6meute sufflt pour qu'il abandonne sa t^che ; 
mais cette 6meute, lui-m6me se Texplique, bien 
plus il la justifie k ses yeux. Alors ? 

Incertitude dans les personnages, incertitude 
dans le sujet. Cela nous explique assez que de telles 
oeuvres ne nous donnent jamais une complfete sa- 
tisfaction. Le plaisir que nous y prenons se mele 
presque toujours de quelque inquietude. 



Ill 



Pourtant, s'il n'y a pas de doute que les pieces de 
M. Lemaltre ne soient des plus interessantes, les 



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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 13 

mfimes raisons, qui, tout k Theure, nous en expli- 
quaientles defauts, ne pourraient-elles, maintenant, 
nous en expliquer aussi les rares qualit^s? Repre- 
nons-les, si vous voulez bien, dans le ineme ordre. 
Premiferement. Comme M. Lemaitre connaissait 
sur le bout du doigt, etc. (V. plus haut), c'est jus- 
tement pour cela qu'il a cherche autre chose, quel- 
que chose de nouveau. Entre ses personnages et 
ceux d'Augier, de Dumas, de Meilhac et d'Hal6vy qui 
ont avec eux un air de famille, la difference est fa- 
cile k faire. Si M"^ Anglochfere rappelle M""* Cardinal, 
il sufflt pour Ten distinguer que la vieille fille n'ait 
en vue aucun profit personnel, et que, malgre la 
contagion des moeurs the^trales, qui ne laisse pas 
de I'atteindre, elle reste en un certain sens irr6- 
prochable tout en etant tres consciente. Si Cham- 
bray fait songer a la Rivonniere, c'est seulement 
par la similitude des situations. Les deux person- 
nages, quant au caractere, different du tout au 
tout. Chambray est un homme essentiellement rai- 
sonnable, serieux, exp6rimente, le contraire de ce 
vieil etourdi, de cet insouciant mauvais sujet que 
nous peint Dumas dans la Rivonniere. Tandis que 
la Rivonniere agit sans reflechir, Chambray se rend 
parfaitement compte de ses actions. C'est lui qui 
nous signale le danger de Vkge difficile, qui nous 
indique toutes les precautions qu'il a prises pour 
r^carter de sa vieillesse. Et le moment vient sans 
doute oh il va succomber. Mais, a ce moment 
meme, il fait de son cas un tres clairvoyant exa- 
men. Ainsi des autres figures que nous avons cru 
reconnaitre. H61ene est une Bovary, mais « une 

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14 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

Bovary parisienne » ; ime Froufrou, mais « une 
Froufrou cerebrale et pessimiste ». Pierre Rous- 
seau, qui n'a rien de Charles Bovary, ne ressemble 
pas davantage a ce h^ros de roman qu'6tait le 
maitre de forges. Et d'abord, il Je faudrait moins 
hirsute... 

Certains personnages nous semblent bien com- 
plexes ? Mais, dans une com6die d'analyse, il doit 
y avoir quelque chose k analyser. Le th6Mre, sous 
pr^texte d'unit6, nous montre trop souvent des 
personnages tout d'une pifece. Je ne suis pas fiLch6, 
pour ma part, qu'un moraliste comme M. Lemaitre 
en mette sur la scfene de moins raides, de moins 
rectilignes et g6om6triques. Et si M. de Thievres 
ou M"^ Angloch^re sont un pen exceptionnels, je 
les trouve par Ik mSme d'autant plus interessants. 
II n'y a d'int6ressants que les personnages com- 
pliqu^s. Les autres, que nous p6n6trons tout en- 
tiers du premier coup d'ceil, ils se manifeslent bru- 
talement, ils ne se modiQent pas, ils ne fournissent 
rien au psychologue. Tels sont maints personnages 
de Corneille^ et tels sont aussi maints personnages 
de Dumas. Voyez au contraire Racine. Nous lisons 
partout que Racine est simple. Oui, dans Taction 
de ses pifeces. Mais les personnages? On n'en mettra 
jamais au th64tre de moins simples qu'Hermione, 
que N6ron, que Phfedre. Et c'est tout juste dans 
ceux-lk que Racine a montr6 son art merveilleux. 
II ne suffit pas de dire que les personnages com- 
pliques sont les plus interessants ; eux seuls sont 
vrais. Les autres? Purs concepts de I'esprit^ types 
virtuels et logiques. Le th6Mre nous pr^sente le 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRS 15 

plus souvent des figures elementaires ramenees a 
un seul trait, ou, toutau plus, a deux traits violem- 
ment contradictoires. Cost ce que Ton appeUe des 
caractferes, c*est ce qu'ori devrait appeler des abs- 
tractions. II n*y a pas, en ce sens, de caractferes dans 
les comedies de M. Lemaitre. Qui dit caract^re sup- 
pose des lors une fixity, une certitude cat6gorique 
et expresse que ddment la nature. Divers, insai- 
sissable, rhomme est un melange de tout bien et 
de tout mal. Et sans doute Tart, Tart dramatique 
surtout, ne pent faire autrement que de donner k 
ses figures une certaine precision, et meme une 
certaine logique. Mais nous devons savoir grd a 
ceux qui, sans m^connaitre les n6cessit6s du genre, 
en assouplissent autant que possible Ja stricte fac- 
ture et mettent sur la scfene, avec une action plus 
aisee et plus libre, des personnages moins « cons- 
tants », k la fois moins abstraits et moins precis. 

Secondement. Ne nous 6tonnons pas que les per- 
sonnages deM. Lemaitre evoluent parfois avec une 
rapidite insolite. Cela cboque les habitudes du 
th64tre^ mais s*accorde parfaitement k la nature, 
beaucoup plus complexe et mobile que le lhd4tre 
n'a coutume de la repr6senter. Nous disions plus 
haut que M. Lemaitre neglige Tart des preparations. 
II y a, avant tout, dans son th64tre k lui, cette pre- 
paration g6n6rale qui consiste a nous donner 
I'homme comme un etre essentiellement multiple 
et viersatile. Mais il y en a aussi de particulieres, 
d'individuelles, plus deliees seulement el plus sub- 
tiles que celles des « hommes de theatre ». Ce que 
les hommes de IheMre prennent soin d'accuser, de 

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16 ETUDES DE L1TT6rATURE CONTEMPORAINE 

mettre en relief, M. Lemaitre I'insinue. Parmi les 
personnages auxquels nous reprochions lout a 
I'heure leur variability, il n'en est aucun, pour qui 
sail lire, dont les variations ne s'expliquent. 

Heifene sent enelle, comme ellele dit, un m6chant 
d^mon qui lui souffle des sottises. Inquiete, bizarre, 
folle, I'esprit fausse dfes I'enfance par I'injustice 
d'un malheur oii elle ne comprend rien, elle a du 
moins une noblesse de coeur et une fiert^ qui la 
rendent guerissable, et elle devra guerir le jour ou 
elle verra clairement ce qu'elle fait souff*rir a 
d'autres. — Flipote est une actrice. II y a 1^ un cas 
special. M. Lemaitre a voulu, dans sa piece, peindre 
r4me superficielle du comedien. Si Flipote aime 
Leplucheux, ce n'est qu'un amour de tete. Elle 
« joue » cet amour plus qu'elle ne le ressent ; elle 
I'exprime en phrases loutes faites, en phrases de 
son repertoire. Mais, comme elle a jou6 aussi 
des fiUes entretenues, elle n'eprouve, le moment 
arriv6, aucune difficulty k passer de Leplucheux a 
des OEillettes ; depuis longtemps Flipote possfede 
les mots et les gestes de ce nouveau rdle. — Quant 
k Ghambray, les precautions memes dont il s*en- 
toure pour 6chapper dans sa vieillesse aux perils de 
la solitude, montrent assez combien ces perils lui 
paraissent redoutables. Si la famille qu'il s'est fail* 
vient, de fagon ou d*autre, k lui manquer, il s*en 
suit necessairement, etd'apres les donnees mfemes, 
que le sexag6naire d6sempar6 c6dera aux tenta- 
tions de lisolement. Nous ne pouvons etre surpris 
que les caresses de Yoyo T^meuvent. EUes ne I'abu- 
sent point, il sait fort bien oil veut en venir la jeune 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 17 

femme. Yoyo est une coquine ; mais elle est une 
coquine delicieuse, et sa gorge qu'elle a laisse en- 
trevoir, nelui en semblepas moins une belle gorge. 
La scfene a quelque chose d'ose : elle dtait n6ces- 
saire ; ne fallait-ilpas expliquer comment Chambray 
succombe? Et x[uand, un pen plus tard, M°*° Muriel 
le sauve, c*est qu'il mdrite d'etre sauv6. Aprfes tout, 
Fintervention de M""' M6riel lui fait « retrouver son 
kme ». — Dans le Pardon, les trois personnages 
nous apparaissent comme des sp^cime;is de rinflr- 
mit6 humaine. Si la scfene de jalousie que Georges 
fait k Suzanne est immddiatement suivie de la de- 
claration brulante que le meme Georges fait a Th6- 
r^se, c'est que M. Lemaitre ne craint pas d'exag^rer , 
la misfere de notre nature. Pour M. Lemaitre, 
rhomme, impuissant k vouloir, incapable de se do- 
miner, oscille au gre des circonstances. La morality 
de sa piece consiste dans le « pardon ». Pourquoi 
devons-nous pardonner? parce que nous ne sommes 
pas nous-memes aTabri des erreurs et des chutes. 
Sentons notre faiblesse ; et, dfes lors, nous devien- 
drons indulgents pour celle d'autrui. Les peintres 
de « caractferes » nous repr^sententlhomme comme 
une volont6 continuellement tendue ; aux yeux des 
psychologues, il est le jouet de passions diverses et 
contraires qui ne lui permettent rien de fixe. Sans 
doute une telle vue s'accorde mal avec les condi- 
tions du theatre ; mais si des personnages tels que 
Georges ont peu d'unite, ils sont plus vrais et 
donnent lieu k de plus fines analyses. 

Et peu importent, aprfes cela, telsou telsproc^d^s 
que nous qualifiion^ tout k Theure de ficelles. Nous 

2 

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18 Etudes de utterature contemporaine 

les blamerions dans des comedies ou Tinteretserait 
celui de I'intrigue. Mais ce qui nous interesse dans 
le tW^tre de M. Lemaitre, ce n'est pas comment les 
choses arrivent, c'est quels sonl les sentiments des 
personnages. Comment Suzanne decouvrira-t-elle 
rinfid61ite de Georges, il ne m'en chaut gufere. 
Lettre anonyme ou voilette, le moyen le plus 
si mple, le plus banal, est aussi le meilleur, parce 
qu'il est celui qui detourne le moins notre atten- 
tion du veritable sujet. 

Troisi^mement. Et que vaudrait un auteur dra- 
matique qui ne serait pas un moraliste? On s'ac- 
corde a louer la fagon dont M. Lemaitre analyse ses 
personnages. Ce qu'on lui reproche, c'est que de 
telles analyses ne sont pas du thedtre. La critique 
semble juste. Mais j'avou6 qu'elle me touche peu. 
En lisant les pifeces de M. Lemaitre, on s'aperQoit a 
peine de certains defauts que la representation peut 
accuser. En revanche, on est charme par la d^lica- 
tesse merveilleuse de i'analyste. Rappelez-vous la 
sc^ne de Manage blanc entre Jacques et la mere de 
Simone, ou bien encore celle du Pardon ou Th6- 
rese explique k Suzanne comment il se fait que 
Georges soit devenu sit6t un mariinfidfele. Sepeut- 
il que, dans ces deux scfenes, le moraliste fasse tort 
kTauteur dramatique? En tout cas Tinconv^nient 
n^apparaitrait que sur les planches. A la lecture, 
nous ne le sentons gufere. Or, si les pifeces sont 
faites pour etre joules, comme disait Moli^re, il n'y 
a pas defense de les lire. J'irai plus loin. J'oserai 
soutenir que les pifeces dignes de vivre vivent, non 
par la representation, mais par la lecture. Temoin 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 19 

celles de Moliere lui-meme. Combien y a-t-il de 
theMres qui les jouent? Et combien ces th64tres en 
' jouent-ils? 

Si Ton reconnait M. Lemaitre derrifere ses person- 
nages, c'est surtout a la finesse des analyses qu'ils 
font soit d'eux-memes, soil de lei ou tel point en 
discussion. Racine et Marivaux, les deux maitres du 
thddtre analytique, se reconnaissentdelamemema- 
niere^et je ne sache pas qu'on leur en fasse reproclie. 
A vrai dire, le « moi » de M. Lemaitre nous apparatt 
plus d'une fois dans les sentiments qu'il prete k ses 
personnages. Mais ce « moi », essentiellement mul- 
tiple, prend tour a tour je ne sais combien de 
formes. On pretend que la critique est incompa- 
tible avec le th6Atre. Oui, quand elle consiste dans 
Tappiication d'un systeme uniforme auquel on as- 
servitsa personnalit^ propre, et, en meme temps, 
€elle des autres. M. Lemaitre ne Ta jamais couQue 
de cette faQon. L'impressionniste, dit-on, rapporte 
tout a soi. On pourrait dire aussi bien que sa sensi- 
bility reQoit toute sorte d'impressions. line se refuse 
pas, comme le dogmatiste ; au contraire, il n'a pas 
de plus grand plaisir que de se donner. Pour M. Le- 
maitre comme pour Sainte-Beuve, — je ne parte 
point de logiciens et de geom^tres, — la critique 
€st quelque chose de mobile, d'insinuant, de sym- 
patbique. Comprise ainsi, elle devient une admi- 
rable preparation pour la comedie d'analyse. Avant 
de faire des comddies, M. Lemaitre avait 616 exerc6, 
par une longue habitude de cette critique, a r^vetir 
Tame des personnages les plus divers. 11 pent se 
faire que nous le reconnaissions dgalement dans le 

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20 fiXUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

prince Hermann et dans Jacques de Thifevres, 
Jacques et Hermann n'en diffferent pas moins Tun 
de Tautre. Us se ressemblenl uniquement par cette 
curiosity bienveillante, par cette grA.ce versatile, 
qui font de M. Lemaitre le moins dogmatiste, 
mais aussi le plus ing^nieux et le plus souple des 
critiques. 

Quatrifemement. M. Lemaitre manque, a vrai 
dire, de decision. II ne faut pourtant rien exag^rer. 
Nous le montrions, plus haut,allant queter les con- 
seils de Dumas et de M. Halevy. Ce que nous avons 
oublie d'ajouter, c'est qu'il ne les suivit pas. En li- 
sant Revoltee, Dumas imagine k mesure un autre, 
drame sans se soucier de celui qui lui est soumis; 
Hal6vy, trouvant le sujet pdnible, veut y introduire 
un « Toto » de son cru. M. Lemaitre ^coute avec 
respect, et n'en fait qu'a sa tete. Revoltee demeure 
telle quelle. Mais, si les conseils ne lui ont pas 
servi, il tire du moins profit de la leQon, car je ne 
crois pas que, pour les pieces suivantes, Dumas ou 
M. Halevy Talent revu chez eux. 

N'abusons pas contre lui des confidences qu'il 
nous fait avec une ingenuite relev6e de malice. Les 
trois titres successifs de Manage blanc pourraient 
convenir dgalement k chacune des trois versions. 
Dans toutes, Jacques est un « bon curieux », un 
petit peu plus ou un petit peu moins bon; dans 
toutes subsiste cette morality, qu' « on ne badine 
pas avec la mort » ; dans toutes enfln, les « trois 
blondes » peuvent, sans inconvenient, garder leur 
chevelure. 

Si les pifeces de M. Lemaitre nous laissent parfois 

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LE THEATRE DE M. JULES LEMAITRE 21 

incerlains sur leur signification precise, y a-t-il 
apr^s tout necessite de conclure avec tant de ri- 
gueur? L'auteur dramatique n'ecrit pas pour ceux 
qui demandent : « Qu*est-ce que cela prouve ? ». La 
piece qui ne prouve rien, qui ne se propose de rien 
prouver, est sans doute moius « une » et fait peut- 
etre surles spectateurs une impression moins forte. 
Seulement elle soUicite davantage la reflexion de 
ceux qui savent que dans ces matiferes il n'y a pas 
de preuves. Rien de merveilleusement construit 
comme les pieces a these de Dumas. Mais, en omet- 
tant ce que Taction y a de raide, ce que les person- 
nages y ont de contraint et de tendu, quelle est, au 
seul point de vue du fond, la valeur d'une pifece oil 
Tauteur a systems tiquement tout arrange et ma- 
chin6 pour etablir sa th^orie? Est-il rien de plus 
vain? Ge que je demande au th6Mre, ce n'est point 
un denouement mathematique qui s'impose a moi 
sans me convaincre. Je pref^re qu'on me laisse une 
certaine latitude. Je me passe meme assez volon- 
tiers d'un denouement precis. Et les necessites du 
tli6Atre ? Ma foi, tant pis. Mais ne connaissons-nous 
pas de fort beaux drames dont les personnages ont 
quelque chose d'enigmatique et dont Tidee ne se 
d6gage pas avec une telle nettete ? Qui pr^tendra 
quele Misanth?'ope sbit parfaitement clair? Qui se 
chargera d'expliquer au juste la signification 
d: Hamlet ? 

Et puis, et surtout, ce que j'aime dans le theatre 
de M. Jules Lemaitre, c*est ce qu'il a de pen theatral. 
Entendons-nous. Mais, au bout du compte, je ne fais 
ici que prendre le mot dans son sens ordinaire. 

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22 ETUDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

Th^atral, dit Littr6 : qui vise a Veffet sur le specta- 
tew\ qui est affecte plutdt que reel. M. Lemattre, 
voilk pour moi son m6rite superieur, a d6gag6 la 
forme dramatique d*une raideur factice. II la rap- 
proch^e de la v6rit6 en lui donnant plus d'aisance 
et de souplesse. II y a fait entrer tout ce que les 
exigences particulieres au genre peuvent comporter 
d'analyse morale, peuvent traduire de vie int6- 
rieure. Et meme un pen plus, dites-vous. C'est pos- 
sible ; mais je ne lui en veux pas. 



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II 



LA JEUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 
FRANQAIS 



Oserai-je dire qu'il y a tres peu de jeunes fllles 
dans le roman frangais? On me cilerait aussit6t 
toutes celles que les romanciers marient chaque 
jour. Mais je ne parle pas de jeunes fllles plus ou 
moins insignifiantes, qui, meme en des romans 
louables pour la verite expressive des autres per- 
sonnages,n'ontpas de caracterepropre. Si d'ailleurs 
les fables romanesques se denouent tres souvent 
par un mariage, il arrive g^neralement que le 
mariage y est un point de depart. Nos romans, 
comme nos pieces de theatre, roulent d'habitude 
sur Fadultere feminin. Or, avec la meilleure vo- 
lenti du monde et quelle que soit sa vocation, une 

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24 Etudes de litterature contemporaine 

demoiselle doit necessairement se marier avant de 
tromper son mari. 

Nous nous expliquons par la que les romanciers 
pr^ferent la femme a la jeune fllle, mais nous ne 
voyons pas encore pourquoi les jeune fllles qu'ils 
nous presentent, celles-la memes qui sont leurs 
heroines, ont si peu de relief. Parcourez toute la 
litterature de notre temps. George Sand a rendu 
avec une delicatesse exquise ce melange de can- 
deur et de malice, de hardiesse provocante et de 
reserve pudique, ce charme subtil et myst6rieux 
d'un ccEur virginal qui s'eveille a Tamour. 11 
y a George Sand. 11 n'y a guere qu'elle. Et re- 
montez plus haut : en dehors de Marivaux et de 
Moliere, vous ne trouverez presque rien. Les Junie 
et les Iphigenie de Racine d^passent a peine le type 
de I'ingenue. Monime, peut-etre. Qui, Monime. 
Quant a Hermione, elle est moins une jeune fille 
qu'une jeune femme. 

Le plus grand romancier de ce si^cle, Balzac, 
donnektoutes ses jeunes filies une physionomie 
efTacee. C'est qu'il consid6rait la femme comme 
d6pourvue de toute personnalitd avant son initia- 
tion a I'amour. Modeste Mignon, Eugenie Grandet, 
Cesarine Birotteau sont des creatures passives. 
Elles nous charment sans doute par leur douceur, 
leur modestie, leur tendresse, mais elles n'ontpas 
de figure bien precise. Les physiologistes nous 
affirment que la femme est de toutes pifeces cr6^e 
par I'amour. Cela ne veut pas dire, bien entendu, 
que le mari cree toujours a son image. Et meme il 
est frequent que cette sorte de metamorphose, 

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LA JEUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 25 

provoquee chez la plupart des femmes paries re- 
velations du mariage, ne s*opfere pas du tout au 
profit de celui qui en a 6te I'instrument. Ainsi 
s'expliquent, parait-il, maints drames secrets de la 
vie conjugale. line jeune fille se croit un certain 
caractere, et, par avance, elle arrange son avenir 
d^aprfes ce caractfere tout fictif, ou, du moins, pro- 
visoire. La voila mariee. Cinq fois sur six, c*est 
I'exacte proportion que donne M. Paul Bourget, 
elle s'apergoit, dans Tannic qui suit, peut-etre 
dans la semaine, voire dans les vingt-quatre 
heures, qu'il y a eu erreur, qu'elle s'est com- 
plfetement trompee sur sa propre personne. Elle 
s'imaginait aimer celui qui Ta conduite k I'autel. 
Ah I bien oui ; elle decouvre en elle-meme un 
autre « moi », et ce « moi » le d6teste. Rien de 
plus ennuyeux pour le mari. Mais qu'y faire ? II 
ne resterait qu'a ^pousftr une demoiselle « avec 
tache », seul moyen d'avoir sur le vrai caractfere 
de sa future des renseignements tout a fait cer- 
tains. 

Si Tamour seul donne a la femme sa personna- 
lit6 propre, on comprend pourquoi les jeunes lilies 
de nos romans sont en general tr^s pen intdres- 
santes. Mais celles des romans etrangers ? 11 semble 
que les 6crivains anglais, amdricains, allemands, 
scandinaves, pretent ^leurs jeunes fllles des traits 
plus significatifs. La v^rite physiologique qu'oni/ 
rappelait tout k I'heure, serait-elle erj:eur au-dela 
delaManche ou de TOcean? Nous croirons plutot 
qu'il n'est pas seulement question de physiolo- 
gie, que la difference tient peut-etre a un regime 

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26 ETUDES DE LITT^RATDRB CONTEMPORAINE 

particulier d'education intellectuelle et morale. 
Jusqu'^ ceS' derniers temps, I'^ducation donn6e 
cheznous a la jeune fille avail pour objet de re- 
primer autant que possible son individualite. Pen- 
dant le xvn^ siecle et la plus grande partie du xviii*, 
c'est la claustration etroite du convent. Toutes les 
jeunes lilies de quality y passent. Disons mieux, 
le convent leur sert de famille. Elles y entrent 
sachant a peine parler, quelques-unes avec leur 
nourrice, et n'en sortent que pour 6lre aussitdt 
marines. Mais a quelle discipline sont-elles sou- 
mises?Il leur faut observer le silence on parler 
bas du lever au coucher, ne marcher jamais 
qu'entre deux religieuses, Tune devant et I'autre 
derriere, occuper sans cesse leurs mains pour que 
leur pensee ne s'egare pas, surveiller et retenir tout 
^lan du coBur comme toute reflexion de Tintelli- 
gence, contrarier tout penchant, abolir tout ce qui 
faitToriginahte foncifere de leur nature. Telle est,du 
moins, la rhgle de Port-Royal. Si d'autres maisons 
ne poussentpas larigueur aussi loin, c'est pourtant 
lememeprincipe, le meme esprit. Ilnes*agit pasde 
culture et de d§veloppement, il s'agit de correction 
et de mortification. En fondant Saint-Cyr, M*"' de 
Maintenon r6agit contre ce regime abominable. 
Mais celui qu'elle impose n'en vise pas moins a 
prdvenir chez « ses filles » les moindres signes 
dune independance oii elle ne voit que diabolique 
orgueil. Leur bonheur est son affaire : elles n'ont 
pas h sen meler. Le temps une fois venu du ma- 
nage, on leur fournil non seulement le trousseau, 
mais encore le mari, et Ton ne les consulte pas 

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LA JBUNB FILLE MODERNE DANS LB ROMAN ^7 

plus surle choix dumari que surcelui du trousseau. 
C'est un adage courant, qu'elles sont faites pour 
<c ob^ir sans raisonner ». Dans la seconde moiti6 
du xvui'^ siecle, lorstjue Teducation familiale se 
substitue h celle du convent, il n'est point question 
de les soustraire a un regime oppressif. Hors Saint- 
Cyr, les convents sont tomb^s d'un extreme dans 
Tautre : on y joue, on s'y dissipe, on y mfene le 
train du monde. Celui de tous les philosophes qui 
a contribue le plus a mettre en faveur Teducalion 
domestique, Jean-Jacques Rousseau, part de cette 
vue que, Tetatnaturel de lafemme etant une abso- 
lue sujetion, elle ne pent ^tre habitude de trop bonne 
heure a se contraindre, a sacrifler ses gouts et ses 
inclinations, a r6fr6ner en soi toute volont^ propre. 
11 faut I'elever non pour elle-meme, mais pour 
I'homme qui daignera la choisir. Son marila fa^on- 
nera. Elle n'aura d'existence que par lui et pour lui. 
Jusqu'au mariage, elle doit rester dans I'expectative . 
L'instruction qu'on lui donne r^pond a cette Edu- 
cation. Vers la fin du xvu' siecle, Tabbe Fleury 
ecrivait : « Ce sera sans doute un grand paradoxe 
de soutenir que les femmes doivent apprendre 
autre chose que leur catecbisme, la couture et 
divers petits ouvrages, chanter, danser^ faire bien 
la r6v6rence et parler exactement ». Quelques 
femmes sont instruites ; mais on ne pourrait les 
citer qu'a titre d'exception, et leur savoir a le plus 
souvent quelque chose de pedantesque. 11 n*est 
guere de milieu entre I'ignorance complete, ou 
sont tenues presque toutes, et le pedantisme, qui 
rend les autres ridicules. 

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28 ]&TDDES DB LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

L education des filles devant les preparer a tout 
recevoir de leur mari, on se garde aussi bien de 
former leur esprit que leur caractere. Fenelon et 
M°® de Maintenon ont fait quelque chose pour 
Tinslruction feminine. Mais, outre des lectures tres 
surveillees, F6nelon la r6duit aux quatre regies 
et a des notions pratiques de droit ; et, de son 
c6t6,M"^ de Maintenon a tellementpeurde troubler 
I'imagination des demoiselles ou « d'61ever leur 
esprit » qu'elle (§carte de son programme tout ce 
qui pourrait favoriser en elles T^veil de la person- 
nalit6. Enhistoire, par exemple, il lui suffit qu'elles 
ne confondent pas « les empereurs romains avec 
ceux de la Chine ou du Japon ». 

Un progres se faisait au xvui* sifecle, lorsque 
Jean-Jacques se mit en travers. Sous pretexte que 
« rignorance n'a jamais nui aux moeurs », c'est 
dans rignorance qu'il veut instruire les femmes. II 
borne leurs t^tudes aux connaissances Elementally 
d'usage. Et sans doute, si Jean-Jacques pr6tend que 
la femme n'est rien au regard de Thomme, que 
tout son r61e consiste k c6der et h ob^ir, il r6tablit 
d'autre part une sorte d'equilibre en lui recomman- 
dant de mettre en oeuvre les ressources de son 
esprit, les grA,ces de son sexe, pour se manager, 
par de subtiles adresses, un ascendant captieux. 
Ces ruses, ces maneges et ces artifices, tout en 
valant a la femme de mener son mari ou elle veut, 
n'en font pas moins injure a sa dignite. Elle est 
toujours une sorte d'esclave, et Tesclave, mfeme 
quand il gouverne son maitre, n'a par lui-meme 
aucun droit. En somme, Rousseau ne condamne 

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LA JEUNE FILLS MODKRNE DANS LE ROMAN 29 

pas les fllles k une ignorance totale, mais il borne 
leur savoir dans ce qui pent les rendre agr^ables, 
et il en exclut jalousement ce qui risquerait de 
mettre en iSchec Tautorite du mari. 

Jusqu'ici Teducation des femmes a eu pour but, 
chez nous, de les tenir en servitude, et par suite 
d^empecher le d6veloppement de leur etre moral. 
Aussi ne faut-il pas s'etonner que, dans notre litl6- 
rature, la jeune fllle joue un r61e insignifianl. EUe 
n'y apparait guere, encore une fois, que sous la 
forme d'ingenue. 



II 



L'ing6nue est un petit animal timide, gracieux et 
bebete. Toutes les ingdnues se ressemblent parce 
qu'elles n'ont d'autre caractere que leur ingenuite. 
Si Ton devait faire une exception, ce ne serait 
que pour la fausse innocente, celle de Marmontel, 
sainte nitouche tres degourdie, dont la curiosite 
perverse tremousse autour du peche. II n'en est 
pas ainsi d'Agn^s, et son innocence n'a rien de 
vicieux. Mais, dans ce prototype de I'ingdnue, 
Molifere nous affriande plus d'une fois par un pi- 
quant contraste entre la naivete des propos qu'il 
lui pr6te et le sens dans lequel pent les interpreter 
un spectaleur m5ins candide. Climene, de la Cri- 
tique, n'a pas tellement tort de se plaindre que 
I'auteur tienne, comme elle dit, la pudeur en alarme ; 



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30 Etudes de litt^ratdre contbmporaine 

et si, comme Uranie le pretend, Agn^s ne dit pas 
un mot qui, tel quel, ne soit fort honnete, il y a de 
ces mots a double entente qui, fort honnfetes dans 
sa touche, ne le sont pas du tout en arrivant k 
I'oreille du parterre. Voyez-la quand Arnolplie 
s'inquifete de ce qu'Horace a bien pu lui prendre. 
EUe ne veut parler que d'un ruban ; mais ce le ou 
elle s'arrete « n*est pas mis pour des prunes », « il 
vient sur ce le d'6tranges pens^es », et « ce le scan- 
dalise furieusement ». Double succfes pour Mo- 
lifere ; car il se donnait le plaisir de scandallser une 
prude, et, en meme temps, il eveillait dans I'esprit 
de ses auditeurs des id6es d'autant plus cha- 
touillantes qu'Agnfes n'entendait aucun mal h ses 
reticences. 

Ce procede d'un comique egrillard, nos auteurs 
modernes n'ont eu garde de le n6gliger. Lisez, par 
exemple, dans Leurs Soeiirs, de M. Lavedan, la 
sc^ne oil Finette (quinze ans) confie k Emma (seize 
ans) qu^elle voudrait bien « avoir un maitre, un 
petit maitre » ; — dans Lettres de femmes^ celle ou 
M. Prevost nous montre deux innocentes, Juliette 
et Lucile, attendant la lettre dune de leurs amies, 
marine de la veille, qui a promis de les renseigner, 
et se communiquant leurs petites id6es sur la ma- 
tiere ; — dans je ne sais plus quel livre de Gyp (il 
en parait trois ou quatre par an, qui se ressemblent 
beaucoup), celle ou Loulou assiste a une piece 
« tres convenable », dont le heros assassine une 
jeune fille pour la violer. 

Si r^ducation des jeunes flUes est bien propre k 
entretenir leur candeur, on pent croire tout de 

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LA JEUNB FILLB MODERNE DANS LE ROMAN 31 

mfeme que, chez les jeunes filles de nos romans, 
cette candeur depasse quelquefois les bornes de la 
vraisemblance. Chez Agnes, du moins, I'ingenuit^ 
s'explique par une pedagogiespeciale. Arnolphe la 
enlevee, des I'dge le plus tendre, i sa mere, Ta 
mise dans un couvent, avec des instructions loutes 
sp6ciales, comme si la discipline ordinaire ne 
suffisait pas, pour qu'on la rendit « idiote autant 
qu'il se pourrait », puis, apres treize annees de ce 
regime, I'a retiree a T^cart en une petite maison 
rigoureusement close oil, n'ayant d'autre compa- 
gnie qu'un paysan et unepaysanne, simples comme 
elles, la jouvencelle passe tout son temps a coudre 
des chemises et des coiffes. Voila le vrai type de 
I'ingenue. Voilk comment il faut elever Agnfes, 
quand on veut qu'elle demande si les enfants se 
font par Toreille. Les jeunes filles que peint notre 
litterature ont reQu generalement une education 
bien differente. Elles voient le monde, elles fre- 
quentent les th64tres, les bals, elles ne bornent pas 
leurs lectures aux quatrains de Pibrac, ni mfeme 
aux fades romans que des auteurs trfes bien inten- 
tionn6s prennent soin d'ecrire pour leur usage. Et 
cependant, en tout ce qui concerne I'amour, elles 
restent aussi ignorantes que Tenfant qui vient de 
naitre. Rappelez-vous, entre autres, la Fernande 
du Fils de Giboyer, Fernande a vingt ans pour le 
moins ; on nous la presented'aiileurs comme miirie 
de bonne heure par des circonstances particuliferes, 
et la decision de son esprit, la fermete de son ca- 
ractfere, sont tres superieurs a son %e. Mais, sur 
certain point, son innocence parait ne le c6der 

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32 ETDDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

gufere a celle d'Agnes. QuandMaximilien la rassure 
sur les relations de sa belle-mere avec les secre- 
taires successifs de M. Mar6chal en iui certiQant 
qu'il n*y a eu que des lettres, ou, tout au plus, des 
aveux platoniques, cetle gr.ande fille r6pond : « Ift 
que pourrait-elle davanlage?» — « chastei6r» 
s'dcrie Maximilien demeur6 seul. Ce n*est pas le 
mot tout k fait juste. II devrait dire : « simplesse I 
6 candeur phis que \irginale ! » 

Et ceci n'est rien encore. Voyez No6mie Hurtrel, 
dans V Irreparable de M. Bourget. EUe lit Schopen- 
hauer et Darwin, Monsieur de Camors et les romans 
de Balzac ; elle passe sa jeunesse dans les villes 
d*eaux elegantes, en compagnie d'une mfere frivole, 
k laquelle ses amants ne laissent pas le temps de la 
surveiller; entour^e d'hommes de plaisir qui Iui 
murmurent a I'oreille des galanteries libertines, 
elle a pris avec eux les habitudes de la flirtation la 
plus aventureuse; ses allures, ses gestes, son rire, 
la feraient passer pour une fllle. Aprfes cela, 
M. Bourget nous garantit Tinnocence physique de 
lajeune personne. A la bonne heure. Mais il ya 
mieux. Elle n'est pas seulement intacte {intacta 
puella), elle est encore parfaitement ignorante. 
Elle ne se doute pas dp ce qu'on Iui veut. Elle ren- 
drait des points k Juliette, a Emma, k Loulou. Ni 
ses lectures, ni ses conversations ne Font rensei- 
gn6e sur ce que Tamour comporte de materialite 
grossi^re, sur le danger auquel s'expose une jeune 
fille en recevanl chez elle, vers les minuit, un re- 
presentant du sexe barbu. Quand Taraval, homme 
marie, Iui declare son amour, I'esperancedu s6duc- 

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LA JEDNE,FILLE MODERNS DANS LE ROMAN 33 

teur ne represenle a la pauvrette cc rien de d6fini ». 
Un soir qu'elle est a la fenetre, respirant la frai- 
cheur de I'air, Taraval enlre dans sa chambre. — 
« Vous ici, Monsieur? Que se passe-t-il? » No6mie 
sait du moins qu'un monsieur n'entre pas k de 
telles heures dans la chambre d'une jeune per- 
sonne. II se passe done quelque chose. Mais, nous 
dit-on, « son innocence 6tait si entifere qu*elle 
n'avait pas la notion exacte du peril qui la mena- 
gait ». Taraval prend sa main, elle ne la retire 
point, elle serre la main de Taraval. Mais que veut- 
il de plus? Elle se le demanderait encore, si le mi- 
serable ne la renseignait par un odieux attentat. 
Pour justifier une telle ignorance, sufflt-il de nous 
avoir avertis que, depuis longtemps, No6mie s'abs- 
tenait d'aller au confessionnal ? Aussi bien,. telle 
n*6tait point sans doute Tintention de M. Bourget 
quand il nous donnait ce renseignement. 

Je citais tout a Theure un mot de Fernande. Les 
jeunes fllles d'Augier, Fernande elle-meme, et 
celles de Dumas, n'en sont pas moins bien diffe- 
rentes des jeunes lilies qu'avait peinles le Thd^tre 
de Madame. Dumas et Augier ont les premiers, ^ 
rompant avec la convention, introduit dans uotre 
litt6rature un nouveau type de la jeune fille, une 
jeune fille peu ou prou « averlie », mais qui ne se 
borne pas du moins k z6zayer des genlillesses, qui 
a un caract^re, une volonte, qui sait juger, se faire 
une opinion des choses, parler et agir avec une 
nettetd cat^gorique. Les jeunes fllles d'Augier et 
de Dumas n'ont pas I'espfece de charme mignard 
que donnaient a celles de Scribe leurs grttces en- 

3 

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34 ETUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINB 

fantines et rougissanies. Nous nous apercevons 
d6jk que r^ducation des femmes s'est modifl6e. 



Ill 



La plupart des ingenues qu' on trouve encore de 
nos jours, ne ressemblent gufere au modfele tradi- 
tionnel. Dans leur ing6nuit6 meme elles portent 
une d6sinvoUure fringante d' enfant terrible. Vou- 
lez-vous ce qu'il y a de plus moderne comme 
ingenue? Voici la Chiffon de Gyp. Corysande 
d'Avesnes, plus connue sous le nom de Chiffon, 
est, k seize ans, une ingenue qui n*a rien de fade. 
Pas fade du tout, M"' Chiffon. Tfete 6bouriffee, 
petit visage expressif et mutin, nez toujours en 
Tair, mouvemenls agiles d'une gaucherie piquante. 
Elle a des mani^res de gamin qui font le d6sespoir 
de madame sa mfere. Elle manque absolument de 
tenue et de correction. Rien ne Tempechera de 
dire h haute voix ce qu'elle pense des gens, de le 
leur dire en face, et mfeme si ce qu'elle pense 
d'eux est tr^s pen flalteur. Elle ne se tient pas 
de parler k tort et k travers. Et dans quel langage, 
mon Dieu I Son argot scandalise jusqu*k la bonne 
tante Mathilde. Xante Mathilde lui conseille de r6- 
fl6chir avant de donner r6ponse k ce pauvre colo- 
nel d*Aubi^.res, qui la demande en manage. 
icQu'est-ce que je ferai, dit Chiffon, quand j'aurai 



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LA JEDNK FILLB MODERNS DANS LE ROMAN 35 

bien r6fl6chi ? — Eh hien, tu verras ce que tu veux 
repondre... — Et je r6pondrai : « Zutl » — Zut? 
r6pfete sa lante. Mais Chiffon se met a rire. — 
« Ah! que c'est done dr61e, lante Mathilde, de vous 
entendre dire zut!... Vous n'y mettez pas I'intention 
du tout. — Pas I'intenlion?... — Nonl... Zut!!! 
Cest un mot qui veut dire : « AUez-vous pro- 
menerl... » ou quelque chose comme Qa... Alorsil 
faut Tenvoyer plus d61ib6r6ment... Vous compre- 
nez?... — Tupenses bien que jene vaispas, a mon 
Age, apprendre k dire zut?... — Vous le diriez 
pourtantbienl... » 

Cest une petite flUe horriblement mal 61evee que 
Chiffon. Mais pardonnons-lui ses d^fauts en faveur 
de ses quaiites. Si elle baragouine un frangais de 
gavroche, elle d6teste qu'on parle anglais, m6me 
au « tennis ». Si elle « gaffe » quelquefois, c est par 
spontaneite de nature. Si elle a des famous un tant 
soit pen dehanchees, c'est par antipathie contre les 
gens « h la pose » ou h « Tepate ». Si elle est assez 
tifede en matiere de devotion, nous lui savons gr6 
de ne pas vouloir de « directeur », nous admirons 
la manifere trfes « cr^ne » dont elle se d6barrasse 
■du pfere de Ragon, ce j6suite a Fair cauteleux, k la 
voix douce, avec ses sourires tendus de vieille co- 
quette qui cache des dents noires. Volontaire, 
■etourdie, impertinente, capricieuse, elle est fran- 
che, droite, elle est naturelle et vraie dans un 
monde factice. Ses mines d'6vapor6e ne lempfe- 
•chent pas d'avoir un jugement tres juste; il y a 
dans ce qu'elle dit beaucoup de choses folles, njais 
il y en a aussi qui d6notent une philosophie su- 

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36 fiTUDKS DE LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

p^rieure. Samfere Tappelle fille sans pudeur; cela 
veut dire que la pudeur de Chiffon ne fait pas de 
grimaces. NuUe coquellerie chez elle et nuUe pru- 
derie. Quand d'Aubieres lui demande sa main, elle 
s'exprime en « bon gosse ». « Tromper son mari, 
je ne sais au juste ou ga commence ni ou ga finit, 
mais je trouve queerest trfes mal... — Sans doute, 
c'est mal !... — Eh bien, voilkl... c*est que je suis 
sure que, si je vous dpousais... je vous tromperais... 
Je vous aime beaucoup, beaucoup I... mais je crois 
que je ne vous aime pas du tout, mais du tout, 
comme il faut aimer son mari... et je suis certaine 
que le jour ovi je rencontrerais celui que j'aimerais 
comme Qa....je me laisserais allerI...ohI mais Ik, en 
pleinl... vous voyez?... c'est sans gene d'oser vous 
dire Qa?... mais ga serai t encore bien plus sans 
gene de vous epouser sans vous le dire... » 



IV 



A Chiffon, Tingenue dernier modfele, s'oppose le 
type de la demi-vierge, que M. Marcel Pr6vost bap- 
tisa il y a quatre ou cinq ans. Malgre la liberie de 
ses allures et de ses propos, Chiffon, assez rcflechie, 
assez observatrice pour se faire quelque idee des 
choses, ne salt de I'amour que ce qu*une jeune fille 
tres pure, tres pen encline aux vilaines curiosit6s 
et aux sournoiseries, doit avoir inconsciemment 



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LA. JKUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 37 

(levin6 en regardant autour de soi, si elle n*a pas 
les yeux dans sa poche. La demi-vierge, elle, est 
aussi renseignee qu'un carabin. Effront^e et pro- 
vocante, cela s'entend, mais cela ne juslifierait 
pas encore le nom qu'on lui donne, et qui n'a rien- 
de figure. 11 ne s'agit pas d'une forme de « flirt » 
plus aigue. Comment expliquer au juste sans 
blesser I'honnetete ce qu'est la demi-vierge? G'est 
une jeune fiUe qui ne reserve que ses derniferes fa- 
veurs, et je n'oserais dire en quoi consistent les 
avant-dernieres. Plus devergondee et plus per- 
verse que les amoureuses entrainees par la passion 
et par la chaleur du sang jusqu'a se donner tout 
entieres, elle demande a des amants incomplets je 
ne sais quel irritant et sterile plaisir, et porte dans 
ce commerce impudique assez de circonspection 
pour garder a pen pres intact un capital que sa 
prudence ne hasarde pas. 

M. Provost veut bien nous rassurer en circons- 
crivant, en d6finissant avec autant d'exactitude que 
possible la contree a laquelle s'est appliqu^e son 
observation. Ce n'est qu'un petit coin, le monde 
des oisifs et des jouisseurs. II nous previent contre 
les gendralisations par trop simplistes. Toutes les 
jeunes filles frangaises ne sont pas des demi- 
vierges, ni meme toutes les jeunes filles pari- 
siennes, ni meme toutes les jeunes filles du monde 
a Paris. Grand merci de cette declaration ! Mieux 
encore, il affirme que « nuUe part moins qu'en 
France il n'y a de demi-vierges ». II y en a pour- 
tant quelques-unes, il y en a, nous dit-on, de plus 
en plus. M. Pr6vost se plaint d'ailleurs que les 

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38 fiTUDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINB 

moeurs modernes tendent k d6velopper le type. 
G'est pourquoi il veut qu on change I'^ducation de 
la jeune fille : et son livre, mfeme s1l y montre une 
certaine complaisance dans la peinture des choses 
qu'il abomine, n*aurait^ selon lui, d'autre objet que 
de mettre au jour la necessil6 de ce changemenl. 

La principale figure du roman, Maud de Rouvre, 
est une jeune fille du plus grand monde, mais 
ruinde, harcel^e deja par les cr6anciers et qui ne 
pent se tirer d'affaire qu*en faisant un riche ma- 
nage; elle a pour amant, pour demi-amant, Ju- 
lien de Suberceaux, secretaire d'un ddput^, sorte 
d'aventurier sans fortune, et elle veut se faire 
epouser de Maxime de Chantel, un jeune coquebin 
de province trfes amoureux, trfes naif, et, quelque 
partlk-bas, dans le Poitou, seigneur de trfes vastes 
terres. Tout ce qu'une demi-vierge peut donner de 
soi, Maud Ta donne h Julien. Quand, au d6but, 
Julien entre dans la chambre de la jeune fille : 
« Bonjour, Mademoiselle, vous allez bien? » Puis, 
assur6 que Maud est seule, ilTattire, la serre, et, 
sur retoffe du corsage, lui caresse des Ifevres le 
gonflement de la gorge, le sillon mysterieux de 
Taisselle, puis remonte jusqu'au col, jusqu'aux 
yeux, jusqu'aux joues, avecdes baisers qu'elle lui 
rend longuement quand ils effleurent sa bouche. 
Maud ne regoit pas seulement Julien dans sa 
chambre, elle va aussi dans la chambre de Julien. 
Et ce qui se passe 1^, M. ^Prdvost est trop respec- 
tueux des biensdances pour nous le dire, mais il 
nous le fait entendre par des insinuations sugges- 
tives. 



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LA JEDNE PILLE MODERNE DANS LE ROMAN 39 

Cependant, Maud, si elle est bien Th^roine du 
livre, n'est pas le type de la demi-vierge. Son 4me 
ardente et implacable de r6volt6e T^lfeve au-dessus 
de ses congenferes. R6solue, coute que coiite, de 
vaincre la fortune et de r6gner sur le monde, elle 
pr^fferera, quel que soit son amour pour Julien, 
devenir la maitresse d'un affreux banquier plut6t 
que se condamner, endevenantla femme du jeune 
homme, h une yie obscure et contrainte. Quand 
elle est sur le point d'epouser Maxime, alors m6me 
elle se refuse a son amant^ et, par un dernier scru- 
pule de loyaute, reserve le supreme baiser pour 
Thomme qui va lui donner son nom et sa fortune. 
Maxime, lorsque Julien a parl6, ne pent encore se 
r^soudre k la perdre. « Si je vous aimais assez pour 
vous pardonner? » Mais ce mot^ elle est trop fl^re 
pour le souffrir. « Partez, r6pond-elle, je ne veux pas 
de pardon. » II y a en Maud, malgr^ son ignominie, 
quelque chose de hautain et d'h6roique, qui fait 
d'elle une creature tout exceptionnelle dans son 
monde vicieux et g^t6. 

Quant h Jacqueline, sa soeur, celle-la est parfai- 
tement et entibrement vierge. Elle n'accorde rien, 
mais rien du tout, h personne, pas la plus insigni- 
flante caresse. Aussi bien elle sait, en se defendant, 
se faire d6sirer. Avec sa peau de sole, ses yeux 
glauques, toujours k demi caches par des paupiferes 
lourdes dune voluptueuse langueur, avec ses 
formes d6j^ mures et sa pu^rilitd voulue de gestes 
et de paroles, elle a tout ce qu'il faut pour griser 
les hommes, pour exciter leur convoitise, pour 
leur injecter de la folie dans le sang. Lorsque Luc- 

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40 ETUDES DB LITTERATURE CONTEMPORAINE 

Lestrange, le d^floraleur de profession, veul la 
saisir, elle glisse, s'esquive derriere le piano, et, 
debout sur la pedale, caresse le clavier d'un arpege, 
si adroilemenl que son corsage, k peine ^chancre, 
semble lui deshabiller la poilrine. Regardez, ne 
louchez pas. C'estjuslement sur Lestrange qu'elle 
a jet6 son d6volu. Tr^s avis6e et trfes sage, elle 
veut se marier. Oh! si nos mceurs etaient moins 
s6v^resl Peut-etre un jour viendra ou les jeunes 
lilies voyageront seules, noclambuleront, depense- 
ront de Targent a leur fantaisie, auront des amants... 
« Pourquoi pas? dit-elle a Hector Le Tessier, qui 
trouve le programme un peu large. Vous vous ma- 
riez bien, vous, quand vous vous etes affichds pen- 
dant dix ans avec des cocottes. Ce serait un usage a 
etablir, voila tout. On dirait : « Mademoiselle une 
telle a eu une jeunesse" orageuse, mais ce sont 
les jeunes filles comme celles la qui font les 
meilleures femmes ». — En attendant, il faut se tenir 
si Ton veut trouver un mari. Voila pourquoi, en fille 
prudente, elle ne laissera pas toucher le moindre 
acompte avant le mariage. Les onze milie vierges 
toutes ensemble n'etaient pas plus intactes qu'elle. 
Son mari, elle prend soin de le dire k Lestrange, 
aura la satisfaction d'inaugurer sur toute la ligne. 
Et le jeune homme, qu'elle emoustille, qu'elle 
allume, quelle chavire, finit par s'executer, par 
recourir^ en I'dpousant, au seul moyen qui lui soit 
laisse de contenter sa briilante envie. Vous croyez 
peut-etre qu'ils ne tarderont pas k divorcer? AUons 
done I Liberte complete de part et d'autre, c'est 
convenu. lis ne seront associ^s que pour les petits 

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LA JEUNE FILLE MODERNE DANS LE ROMAN 41 

moments, particulierement agreables, et aussi 
pour les interets s6rieux de la vie. Hors cela, Les- 
Irange continuera k courir, el Jacqueline ne se 
piquera pas d*une fidelile a ia Penelope. Un* di- 
vorce ?Et pourquoi done? Leur edifiant exemple 
consacrera Tin dissolubility du mariage. 

Pas plus que Maud, Jacqueline n'est le type exact 
de la demi-vierge. Certains traits de son caractere 
meltent i*une h part, etl'autre, avec son d^vergon- 
dage calcule, salt preserver de toute atteinte une 
virginity allechante. Mais, a c6t6 d*elles, M. Prevost 
nous montre un essaim de jeunes filles qui n'ont 
ni la hauteur de Maud, ni la sagesse precoce de 
Jacqueline. Faire la roue, rire aux plaisanteries 
louches, glousser, frctiller, se trdmousser et se tor- 
tiller, qu^ter, en frottant leur peau contre les 
hommes, d'ftcres enervements, telles sont leurs 
pratiques familiferes. Marthe de Reversier met, 
sous la table, sa jambe h cheval sur le genou de 
Lestrange ; Dora Calvell pose, cbez le peintre Val- 
belle, une delicieuse Rarahu, sans autre costume 
que des feuilles de palmier; la petite Avrezac, 
laissant sa gouvernante dans le fiacre, devant la 
porte de Julien, reste une bonne heme chez le 
jeune homme, et s'y montre, nous dit-on, plus 
complaisante pourlui que ne le sont les filles pour 
les financiers. Ah I il n'y a pas a craindre avec elles 
ce qu'on appelle la surprise de I'alcove ; elles ne 
crieront pas, le lendemain des noces, k la trahison 
et au viol. La th6orie de Tamour n'a pour ces ten- 
drons aucun secret; et meme, h seule fin de se 
pr6munir plus sui^ement contre tout embarras. 

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42 Etudes db litteratdre contemporaink 

ellesy ontajoute quelques notions pratiques des 
plus d6niaisantes. Et c'est maintenant aux jeunes. 
maries que Talcdve manage des surprises. 

Quelque delectation que semble lui procurer la 
peinture de ces deduits, M. Marcel Pr6vost prend 
sa revanche de moraliste en jetant, dans une pre- 
face, des clameurs d'effroi, M. Prevost est tellement 
efFray6 que, pour prevenir le mal, il recourt tout 
de suite au remfede heroique. Claquemurez vos 
fiUes. Voulez-vous etre surs qu'elles ne vont pas 
chez Julien ? verrouillez leur porte, et, si vous n'ha- 
bitez pas irhs haut, grillez leurs fenetres. II y a 
mieux encore : meltez-les au couvent. C'est la so- 
lution que recommande le Jalin du livre, Hector Le 
Tessier, qui n'a pourtant rien de farouche. « Au- 
trefois, dit ce viveur assagi, la vierge 6tait eiev^e 
dans un cloitre, gen6ralement en parfaite inno- 
cence, car vous ne prenez pas au serieux, je pense, 
ce que racontent les phiiosophes de table d'h6te 
sur rimmoralite des couvents? EUe sortait de \k 
pour se marier avec un homme qu'elle connaissait 
k peine, mais que Taccord des parents avait 61u. » 
Voila rid6al que nous propose Le Tessier. Phiioso- 
phe de table d'h6te est une epithfete que Ton n'aime 
pas a recevoir ; aussi me contenterai-je de rap- 
peler que Maud de Rouvre a 6t6 61evee k Picpus. 
Mais celte innocence parfaite, qui suppose une par- 
faite ignorance, n'offrirait-elle pas quelque danger? 
Au cours de morale que suivent Jacqueline et ses- 
compagnes, un jeune mallre explique les deux 
elements, tendresse et sensuality, dont retroite 
union constitueTamour conjugal. Peut-Stre M. PrS- 

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LA JEUNE FILLB MODBRNB DANS LE ROMAN 43 

vost n'a-t-il pas tort de pr6f6rer une Education de 
t petite oie blanche ». On regrette seulement qu'il 
ne voie pas de milieu entre I'oie blanche et la demi- 
vierge. Et, croyez-le bien, ce n'est pas < trois quarts 
de vierge » que je veux dire. Une jeune personne 
trfes pure el trfes chaste n'est pas forc6ment une 
pimbfeche qui ne sait que baisserles yeux et rougir. 
Quelle idee a-t-on des flUes, si, pour les empfecher 
de devenir des demi-vierges, on croit n^cessaire 
de les cloitrer, et, comme dit Arnolphe, de les ren- 
dre idiotes? 

J'en reviens aux leQons de Molifere. Dans la mai- 
son oil la tient son tuteur, Agnfes vit en recluse, ne 
sachant rien du monde, « b6te » et « stupide » 
autant qu'Arnolphe pent le souhaiter. Le barbon 
s'applaudit et triomphe. Mais il a compte sans 
Horace : Horace parait, et voilk toute la « politi- 
que » d' Arnolphe a vau-reau. Agnes regoit en pleine 
nuit le jeune homme dans sa chambre. Agn^s va 
dans la chambre du jeune homme chercher asile 
contre un tuteur qui lui est devenu odieux. Et c'est 
justement en cela qu*6clate son innocence. Tout 
cela, dit Arnolphe, se condamnant lui-meme sans y 
penser, 

Tout cela n*est parti que d'une dme innocente. 

U est heureux qu*Horace soit un honn^te jeune 
homme, qui n'a pas de mauvais desseins, qui rou- 
girait d'abuser une fille aussi candide. 

Dans les Demi-Vierges^ Toie blanche est une pe- 
tite provinciale, charmante et insignifiante, Jeanne 
de Chantel. Trfes bien 61ev6e, au moindre mot 

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44 ETUDES DE LITTERATURK CONTEMPORAINE 

qu'onlui dit, sa timidild s'effare. Elle ne bouge pas, 
ne fait pas un gesle, ne prononce pas une parole, 
ne quitte pas desyeux le sol. Quand LucLestrange, 
Toeil luisant, se rapproche d'elle, lui insinue des 
propos caressants et louches, un sourire de com- 
plaisance et d'incomprehension fleurit sur ses 1^- 
vres. Elle finit cependant par deviner chez le dr61e 
Finlention de mener sa pensee par des chemins 
interdits ; alors, elle a peur, elle ne salt que mur- 
murer : « Monsieur I... » ; et la pauvre enfant va 
surement defaillir, lorsque Le Tessier lui offre de 
la reconduire aupr^s de sa mere. Le Tessier a Irouve 
en Jeanne la jeune fiUe de ses reves. II ne se deci- 
dera pourtant a I'^pouser qu'apres avoir regu du 
fond de la province, oil elle a ete bien vile rame- 
n^e, un billet disant : a Je sais bien que je fais 
quelque chose de tres mal. Mais j'ai trop de cha- 
grin. II faut que sache si je dois enlrer au cou vent. » 
Eh I eh ! la petite masque ! Oui, Mademoiselle, vous 
faites Ik quelque chose de Ires mal ; el si, en rece- 
vant voire lettre, le premier mouvement d*Hector 
est de la couvrir de baisers, le second est de se 
dire : « Je suis bete comme un coll6gien I A mon 
4ge, et avec Texperience que j'ai des jeunes filles I » 
Par bonheur, il y en a un troisifeme ; Hector partira 
le plus 161 possible pour le coin de province ou 
Jeanne lattend. Mais, quand meme, ce n'est pas, 
si j'ose m'exprimer ainsi, avec une plume d*oie 
blanche que Jeanne a ecrit son petit billet. 



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LA JBDNE FILLE MODRRNE DA.NS LE ROMAN 45 



L'horreur de M. Pr6vost pour les demi-vierges 
ne juslifie pas assez sa predilection pour les oies 
blanches. II y a un autre type de jeune fille que 
devaient produire T^ducation moderne — je ne 
parte pas du cours de Jacqueline — et le change- 
ment des mceurs ; il y a la jeune fille honnete, non 
« innocente », qui m6priserait sans doute le dever- 
gondage des demi-vierges, mais que Jeanne ferait 
sourire avec son ing6nuitd transie. 

A Tamericaine, alors? Pourquoipas? Ceux qui, 
apres un rapide sejour, nous peignent TAm^rique, 
ont ete surtout frapp6s par des singularites. L'6du- 
cation trfes libre que les jeunes filles y regoivent 
laisse leur nature se d6velopper sans contrainte. 
De la, un grand nombre de types divers, parmi 
lesquels nos romanciers, ou meme nos moralistes, 
nous font de pr6f6rence connaitre ceux qui cho- 
quent le plus les traditions de notre race. Mais ceux- 
1^ justement ne sont, outre-mer, que des excep- 
tions. Telle jeune fille se fait entretenir de fleurs, 
de places au thdA,tre, de bijoux, par des amou- 
reux, d'ailleurs tout platoniques; telle autre a ou- 
vert chez elle un cours de high-kicking (c'est, de- 
clare M. Bourget, auquel j'emprunte ces exemples, 
Tart de jeter son pied aussi haut que possible). 11 y 
a, nous dit-on, la Beaute professionnelle, ou, sim- 

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46 6TDDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

plement, la Beaut6, « qui fait partie des grands di- 
ners et des grands bals comme les roses k iin dollar 
chacune et le champagne brut » ; la Gargonnifere, 
qui s*habille de costumes tailleur, marche tout 
d'une pifece, joue au billard, pratique les plus vio- 
lenls sports, et, pour se procurer quelque nouvel 
« excitement©, faitun voyage en express assise sur 
le chasse-pierres de la locomotive ; Flntellectueile, 
qui a tout lu, tout compris, sans rien gouter, qui 
vous 6tonne moins encore par Tuniversalil^ de ses 
connaissances que par le peu de proQt qu'elle en 
tire pour sa culture, comme si, chez elle, le travail 
du cerveau se faisait mecaniquement, et qu'il n'y 
eiit aucune communication entre sa vie mentale et 
sa vie morale. Ces types-1^ ne sont, a vrai dire, que 
des caricatures. La jeune Am6ricaine, la vraie, n'en 
dififere pas moins de la jeune FrauQaise jusqu'a 
scandaliser nos pr^juges h6reditaires. Et rien 
d'etonnant, puisque le type id6al est pour nous Toie 
blanche, la petite dinde, Texquise b6casse, autre- 
ment dit la demoiselle dien elevfee, si bien 6levee 
qu'elle n'a aucune individuality, aucune existence 
personnelle ; car 61ever les fllles, de ce c6t6-ci de 
I'eau, consiste kles conserver ignorantes des choses 
de la vie, a les surveiller, a les r6primer, h mater 
en elles toute initiative en les tenant, jusqu'au jour 
du mariage, dans une passivite d6soBuvr6e et vide. 
II n'y a pas d*apparence que T^ducation am6ri- 
caine s'acclimate jamais chez nous : cetle Educa- 
tion repond k un 6tat moral et social qui diflffere 
trop du n6tre. Mais, en consid6rant le progrfes qui 
s'est fait dans ces derniers vingt ans, on se rend 

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LA JBDNE FILLB MODERNIS DANS LE ROMAN 47 

<M3mple que la jeune fille franQaise subit dfes main- 
tenant une modification sensible. Elle peut, sans 
d6shonorer son sexe, unir la volont6 a la dou- 
ceur, Tenergie ci la d61icatesse, I'ind^pendance 
k la modestie, voire la notion du Men et du mal, 
sinon k V « innocence », du moins k la puret6 et k 
la chastete d'^me. 

Cette jeune fille nouvelle, il faut avouer que 
notre litterature contemporaine en offre peu 
d'exemples. Elle n'est pourtant pas, aprfes tout, si 
contraire aux traditions nationales.Temoin Molibre 
lui-meme, qui aprfes avoir, dans la plupart de ses 
pifeces, lutt6 pour T^mancipation des femmes, nous 
propose, en la personne d Henrielte, un modfele ou 
il n'y aurait pas grand'chose k retoucher pour qu'il 
put encore servir. 

Parmi toutes les jeunes filles que nos romanciers 
modernes ont mises en scfene, celle qui se rappro- 
che le plus d'Henriette est peut-etre bien la Marie 
Couturier du dernier roman de M. Zola, une H^n- 
riette en rapport avec notre d6mocratie. L'auteur 
de Paris a voulu repr^senter en elle^ non pas seu- 
lement une jeune fille, mais le type meme de la 
jeune fille, telle qu'il la congoit. Marie a tout le 
charme de son sexe. Rien de dur ni mfeme de viril ; 
mais on n'a qu'a la voir pour la sentir bien portarite 
et forte, avec sa taille droite, sa d-marche libre, 
son regard ferme et assur6. Tout en elle respire la 
sante, la vaillance, la possession de soi-meme. Tres 
instruite, ellea 6t6 <^lev6e dans les lyc6es, ou Tensei- 
gnement est laique et d6mocratique, ou il a pour 
objet de former, de d^velopper la personnalit6. 

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48 iSTDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

non pas tant par le savoir que par Teducation de l*es- 
pritet de la conscience. Toinb6e en un cerveau so- 
lide, celte instruction ne Ta point alourdie ni genee. 
Nul pedantisme, nul d^dain des travaux de son sexe ; 
elle surveille la lessive, elle met la main aux beso- 
gnes du manage. 11 lui manque lagaucherie de Tin- 
g6nuetrenibianteetbelante ; en revanche, elle a une 
parfaite droiture d'intelligence et de coeur, elle est 
dtrang^re h tout detour, ktoute inquietude, a ce^cu- 
riosites obliques qui fl(§trissent Timagination. Libre 
de superstitions et de chimferes, elle ne demande 
a la vie que ce qu'elle pent en attendre, mais n'en- 
Iretient pas moins en son coeur la religion de I'id^al, 
le culte de la justice et de rhumanit6. Toujours gaie 
et dispose, elle n'a ni caprices, ni vapeurs. Ne lui 
souhaitez pas des graces alanguies, je ne sais quoi 
de mifevre, de fantasque, de maladif. Elle est sage, 
elle est simple, elle est saine de corps et d'^me. 
Apres avoir 6le la jeune fllle, elle sera la m^re. 



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Ill 

FtCONDlTE 
PAR EMILE ZOLA 



Fecondite est le premier volume cVune sorte de 
tetralogie qui a pour litre : Les quatre Evangiles. 
Le second s'intitulera Travail ; le Iroisifeme Verite ; 
le quatrifeme Justice. Ces quatre volumes doivent 
resumer toute la philosophie sociale de M. E. Zola ; 
et, pour ainsi dire, ils annonceront la religion nou- 
velle que Pierre Froment, des Trois Villes,^ apres 
ses vaines tentatives pour 6purer et rajeunir un 
catholicisme perv6rti, a d^couverte enfin, hors des 
dogmes et des mysteres, dans la libre conscience 
de rhumanite. 

Le denouement de Paris nous montre, sur le 
haut de Montmartre, la femme de Pierre, Marie, qui 
Ifeve son fils au bout de ses deux bras en uh beau 
geste d'enthousiame et Tottre k la ville, initiatrice^, 
civilisatrice, Uberatrice des peuples, « que le divin 
soleil ensemence de lumi^re, roulantdans sa gloire 
la moisson future du progress . — « Tiens, Jean, 
liens, mon petit, dit-elle, c'est toi qui moissonneras 

4 



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50 6TDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

tout Qa et qui mettras la r6colte en grange ! » Jean 
sera le li6ros de Justice ; nous Ty verrons r6aliser 
ce reve en inaugurant I'fere de la communion uni- 
verselle entre les hommes. Mais dans la marche que 
le genre humain poursuit k travers les %es, il y a 
trois etapes ant^rieures. Famille, cit6, patrie, voila 
la suite du d^veloppement social; et, dememe que 
la famille, en s'accroissant, devient la cit6, que la 
cit^ engendre a son tour la patrie, de meme I'id^e 
de patrie aboutit naturellement, chez les esprits 
elev^s, chez les coeurs g^ndreux, k la conception 
d'une humanity fraternelle. Apr^s Jean, Pierre a 
encore trois fils, Mathieu, Luc et Marc. Nous saurons 
plus tard comment les deux derniers, Luc dans 
Travail, Marc dans V^ite, preclient leur Evangile, 
Luc, celui de la citd et Marc celui de la patrie, en 
attendant que, dans /w5//c^, le premier-ne de Pierre 
achfeve le cycle. Quant k Fecondite, dont Mathieu 
est le h^ros, ce premier volume de la s6rie, ou 
plutdt ce premier chant du pofeme, comme s'exprime 
M. Zola, a pour sujet la famille. 

La plupart de nos romanciers font ce qu'on 
appelle des romans d'analyse, oil ils appliquent 
leur faculty d'observation et d'intuilion k T^tude de 
cas individuels ; c*est Findividu qui les int^resse, 
soit en lui-mfeme, soit dans ses rapports avec 
d'autres individus. M. Zola, lui, n'envisage pas un 
« moi » particulier pour analyser le jeu in time de 
ses passions ; Thomme Tint^resse comme membre 
de la communaut^ humaine. Plus moraliste que 
psychologue, les probl^mes sociaux atlir^rent des 
Je d6but I'auteur des Rougon-Macqiiart, Et, de la^ 

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FfiCONDITfi, PAR E. ZOLA 51 

la port6e de son CBuvre. De 1^ aussi, la conception 
epique et symbolique quMl se fit du roman. Cette 
conception est du reste en parfait accord avec son 
g6nie. Seul parmi nos romanciers modernes, il a le 
g6nie assez vaste et assez puissant pour la r6aliser 
dans toute son ampleur. 

Fecondite Ini di &16 inspir6e par des preoccupa- 
tions d'humanit6 g6n6rale. Mais nuUe part, a vrai 
dire, le mal qu'il combat n'est aussi grand que chez 
nous. Si ceux qui soutiennent encore les id^es de 
Malthus peuvent, en consid6rant Tensemble du 
genre humain, s'appuyer d'argumenls plus ou 
moins sp6cieux, ils ne sauraient du moins nier eux- 
mSmes que la diminution de la natalite dans notre 
pays ne soit une terrible menace pour sa puissance 
et sa grandeur. Voila longtemps que les econo- 
mistes donnent Talarme. Mais leurs statistiques, 
quelle qu'en soit I'eloquence, ont pen d'effet. A 
ceux de nos dcrivains qui ne s^parent point Tart de 
la vie, que pr6occupent les questions morales et 
sociale^ de leur dpoque, surtout quand elles tou- 
chent leur pays de si prfes, il appartient sans doute 
d'attirer sur ce p6ril I'attention du grand public en 
mettant sous ses yeux la r6alit6 vive. C'est ce qu'a 
fait Tauteur de Fecondite, Et peut-etre son oeuvre 
ne sera-t-elle pas inutile. A Fappel de Jean-Jacques 
Rousseau, les meres d'il y a un siecle nourrirent 
leurs enfants : aujourd'hui il ne s'agit pas seule- 
ment que les mferes se fassent nourrices, il s'agit 
d'abord que les femmes soient mferes, que I'^goisme, 
la vanite, Tamour du plaisir ne tarissent pas la vie 
dans sa source m6me. 



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52 Etudes de utteratdre contbmporainb 

Mais a quoi serviraient les progrfes de la natality 
si la mortalite devait s'accroitre d'autant ? M. Zola 
ne pouvait omettre dans son livre ce point de la 
question. II nous y fait voir en de path6tiques 
tableaux « I'affreux dechet des petits etres ». Un 
grand nombre sont nourris par les mercenaires 
professionnelles, « qui, chaque ann6e, vont au 
m^le, comme la vache est conduite au tau- 
reau, pour le lait » ; et, si I'enfant de la nourrice 
meurt presque toujours d'etre mis tout de suite k 
la p4t6e, avec les bestiaux, Tautre enfs^nt meurt 
souvent lui-meme d'un lait qu'il ne s'assimile pas. 
Mais cela serait encore peu. Vingt mille innocents, 
chaque ann6e, sont emport^s de Paris, qui n'y 
reviennent pas, qu'on ne revoit jamais plus. 
M. Zola nous montre les rabatteuses arrivant des 
quatre coins de Thorizon pour enlever a la grande 
ville leur proie. Dans les salles des H6pitaux et des 
Maternit6s, dans les chambres louches des sages- 
femmes, dans les miserables taudis des accouch6es 
sans feu et sans pain, elles vident les berceaux, elles 
font main basse sur toute une moisson d'enfants 
que se disputent les nourrisseuses. Certains villages, 
Rougemont par exemple,n'ont d'autre industrie que ' 
Tdlevage des petits Parisiens. Deux fois par mois, 
la Couteau vient a Paris mener les filles-mferes de 
la contrde et racoler en meme temps son lot de 
nourrissons. Etcesnourrissons, quedeviennent-ils? 
Autour de Rougemont, certains pays font de la 
dentelle, d'autres font du fromage, d'autres font du 
cidre ; h Rougemont, oti les meneuses portent leurs 
paquets, on fait des petits morts. 

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FEICONDITE, PAR E. ZOLA 53 

C'est la Vimeiix, qui n'achete jamais une goutte 
de lait, qui fait sa bouillie avec des croutes ra- 
massdes a la rue. G'est la Loiseau, chez laquelle, 
couches sur de vieux chiffons, les petits pourrissent 
daus leur ordure. G'est la Gavelte, confiant ses 
pensionnaires a la garde du grand-pfere, un vieux 
paralytique qui n'est pas seulement capable d'em- 
pecherles poules de venir leur piquer les yeux. 
Enfin, c'est la Gouillard ; celle-ci, qui loge dans une 
maison isol6e, tout pres du bois, a sa sp6cialit6. 
Aucun enfant n'est jamais sorti vivant de chez elle, 
Quand la Gouteau lui porte un nourrisson, tout le 
village sait k quoi s'en tenir. Les parents ont donne 
ducoup une forte somme, soi-disantpour plusieurs 
anndes. Au bout de huit jours, Tenfant est mort. 
Rien de plus simple. On prend si vite, k cet 4ge, 
une pleurdsie, une fluxion de poitrine ! La porte ou 
la fenetre ouverte sur le berceau, il n'en faut pas 
davantage. Et, vite, a un autre ! La Gouillard a fait 
jadis six mois de prison pour vol : I'assassinat des 
petits enfants, qui rapporte plus^ n'offre pas le 
moindre risque. 

Telle est Tindustrie des nourrisseuses. Dans la 
plupart des departements qui s'y livrent, la morta- 
lite s'elfeve a cinquante sur cent; dans lesmeilleurs. 
a quarante ; dans les pires, ^soixante-dix. Du reste, 
si tons ne meurent pas, combien, parmi ceux-1^ 
memes qui reviennent vivants, portent en eux le 
germe de la mort! Lk encore, ii y a une heca- 
tombe, payee au monstre de Tegoisme social. Et 
c'est ainsi que, chaque ann6e, disparaissent dans 
le gouffre des miUiers et des milliers d'enfants ; 

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54 fiTUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

effroyable massacre, au prix duquel iie compterait 
meme pas celui de la guerre la plus meurtriere. 

Le veritable sujet de M. Zola, comme Tindique 
son litre meme, ce n'est pas la mortalite des en- 
fants, qu'une surveillance attentive fait decroitre, 
c'est la natalite, qui devient toujours plus faible. 
Cette diminution progressive de la natality est due 
k des causes diverses. II fallait, pourchacune de ces 
causes, nous montrer un exemple vivant ; puis, k 
lous les personnages du livre qui fraudent la na- 
ture, il fallait opposer lafeconde union de deux etres 
vaillants qui cr6ent k chaque nouvel enfant son lot 
de subsistances et son heritage sur la terre. lei, les 
Beauchene, les Morange, les Lepailleur, les S6guin, 
les Angelin ; 1^, les Froment. Racontons bribve- 
ment I'histoire de ces divers manages, et nous au- 
rons ainsi r6sum6 le livre. 

Les Beauchene d'abord. Alexandre Beauchene, 
chef, a vingt-cinq ans, d'une importante maison de 
mecanicien-constructeur, s'est mari6 avec une h6- 
riti^re, laide, seche, et des moins app^tissantes, 
qui lui apportait cinq cent mille francs de dot. lis 
ont un tils, le petit Maurice, et ne veulent pas 
d'autre enfant. Maurice doit 6tre le maitre unique 
de Tusine. Leur orgueil s'epanouit k I'id^e qu'il de- 
viendra un de ces princes de I'industrie qui rfegnent 
sur le monde moderne. Tons deux sont bien d'ac- 
cord pour ne lui donner ni frere ni soeur. Beauchene, 
qui a de fougueux app6tits, se d^dommage de Tabs- 
tinence conjugale en courant aprfes les flUes, et sa 
femme ferme les yeux, finit par lui laisser pleine 
licence, heureuse, aprfes tout, d'6viter un malen- 

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f6condit6, par e. zola 55 

contreux accident qui ruinerait ses ambitions ma- 
ternelles. 

Les Morange sont d'une condition plus modeste. 
Lui, chef comptable a I'usine, un brave homme me- 
diocre et faible ; elle, jolie, 61egante, vaine, ayant 
de bonne heure reve la fortune, les belles relations, 
toutes les jouissances d'un monde sup6rieur k son 
etat et dont elle imite de loin le luxe en se privant 
du necessaire. lis ont une flUe, Reine, que leurid6e 
fixe estde doter richement. Pourvu qu'aucun autre 
enfant ne vienne se mettre kla. traverse 1 lis sur- 
veillent leurs caresses, non sans qu'un moment 
dimprudence les jette parfois dans Tangoisse. La 
petite Reine aura sa dot ; elle fera un beau mariage, 
elle leur ouvrira ce monde aux plaisirs duquel 
M^e Morange aspire. 

Petits propria taires paysans, les Lepailleur vivent 
chichement du produit de leur vieux moulin et du 
pen que leur rapportent quelques champs mal cul- 
tives ; la femme, born6e et reveche, tete chevaline, 
long visage convert de laches de rousseur, bouche 
mince et serree d'avare ; Thomme, un grand 
maigre, a la figure anguleuse, aux pommettes 
saillantes, toujours furieux contre son moulin, qui 
ne Tenrichit pas, contre la terre, qu'il accuse d'in- 
gratitude. Eux aussi, comme les Reauchene, comme 
les Morange, ils n'ont qu'un enfant; et, pour la 
meme raison, ils sont bien d6cid6s a n*en pas avoir 
d'autre. Le jeune Antonin deviendra un « Mon- 
sieur » ; an lieu de peiner sans profit sur des champs 
us6s, il s'en ira, le moment venu, chercher une 
bonne place k Paris. 

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56 ' Etudes de litterature contemporaine 

Ces trois manages, les Lepailleur, les Morange, 
les Beauchene, representent des classes diverses de 
la society ; mais, chez tous les trois, la fraude con- 
jugale s'explique egalement par des calculs d'am- 
bition. Voici maintenant les Seguin, iin couple de 
riches oisifs, d6traqii6s par les trepidations fi6- 
vreuses de « la vie parisienne », pervertis par une 
litterature frelatee,par un pessimisme de snobs, qui 
affecte la baine de la vie. Dans les premiers temps 
de leur mariage, un fils et une fiUe leur sont n6s, 
qu'ils laissent entre les mains des domestiquespour 
courir les cenacles, les ateliers excentriques,les pe- 
tits theatres a la mode,les lieux de plaisirs ou s'exas- 
pere leur folie. Mais ils s'en tiendront la. C'est d6jk 
une assez mauvaise action, d'avoir procr6e deux 
malheureux qui ne demandaient pas a vivre. 

Voici encore les Angelin, jeunes epoux ravis Tun 
de rautre.Ceux-laont cherche un refuge aux champs 
pour s'y aimer en pleine liberte ; on les rencontre 
vaguant par les sentiers des bois, on les surprend k 
echanger leurs baisers derriere les bales en fleurs. 
lis se sont promis d'avoir, a trente ans, un gargon 
plus beau que le jour. En attendant, ils jouissent de 
leur jeunesse. N'est-ce pas quelque chose de d61i- 
cieux, cet amour vivant de lui seul au soleil du 
printemps, dans le cadre de la nature en fete ? 

Et voici enfin Serafine, la soeur d'Alexandre Beau- 
chene, une jeune femme belle, gracieuse, sedui- 
sante,lfevres rouges^dents blanches delouve, grands 
yeux bruns paillet^s d'or, ou brule une flamme de 
passion sensuelle. Veuve a vingt cinq ans, elle s'est 
jetee furieusement dans la debauche. Ce qu'elle re- 

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FECONDITE, PAR E. ZOLA 57 

doiite, c*est I'enfant. Eternelle crainte qui terrorise 
I'amour 1 Sait-on jamais sll ne faudra pas payer un 
moment d'oubli par de longues souffrances, par 
d'interminables tracas? Ah! si elle pouvait se 
donner sans contrainte, sans precautions, assouvir 
a toute heure, sans limiter, sans gater sa joie, la fa- 
rouche ardeur qui lui brule les veines ! 

Tons, les uns par interet, les autres par deprava- 
tion c6rebrale ou par amour du plaisir, se d6robent 
aux lois de la nature. En face d'eux, M. Zola met 
Mathieu Froment et sa femme Marianne, une cou- 
sine pauvre d'Alexandre, chez lequel le jeune 
homme I'a connue. Un bel amour est n6 dans lem- 
coeur, un amour sain, tranquille, solide, que prece- 
derent I'estime et la confiance reciproques. Elle 
avait dix-sept ans et lui vingt quand ils se sont ma- 
ri6s. Pour toute ressource,les quelques milliers de 
francs que Mathieu gagnait k Tusine Beauchene. 
Mais qu'importe? Ils ont foi dans la vie. N'est-on 
pas sur de s'en tirer avec de la bonne volonte 
et du courage? Leurs moments de gene ne les 
prdoccupent guere. Ils se sentent assez forts'pour 
vaincre allegrement loutes les difficultes. D'autres, 
qui sont riches, ne veulent qu'un enfant, deux au 
plus; eux, qui ne possbdent pas un pouce de terre 
au soleil, Beauchene et sa femme ont beau les 
Iraiter d'imprudents, de fous, ils ne se ravaleront 
pask des pratiques r^pugnantes, et chaque nouvel 
enfant qu'ils auront leur sera un sujet de joie et 
d'orgueil. 

Mais voyez, h present, de quelle maniere sont 
punis ceux qui stdrilisent Tamour, et recompenses 

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58 Etudes de litt6ratdre contemporaine 

ceux qui, selon la parole de TEcriture, croissent et 
se multiplient. 

Pour se debarrasser des craintes perpetuelles qui 
corrompent ses joies, Serafine recourt h un chirur- 
gien c6ifebre.L'op6ration faite, un nouveau supplice, 
bien plus affreux, Commence pour elle. Ses app6tits 
se sont exasp6rds, et elle ne pent maintenant les 
assouvir. Des crises nerveuses, qui T^puisent, qui 
la rompent, oui 1 Mais, du plaisir, il n'y en a plus 
pour la mis6rable, quelqueacharnementfren6lique 
qu'elle mette k s'irriter les sens. Et puis, une s6- 
nilit6 pr6coce la fl6trit. Son visage se ride, ses dents 
jaunissent, ses cheveux tombent. Elle est bient6t un 
objet de d6goAt. 

Les Angelin, h trente ans, veulent tenir leur pro- 
messe. L'enfant ne vient pas. Comme frapp6s de 
st^rilite par les egoistes caresses des premiferes 
ann6es, leurs 6treintes demeurent sans fruit. Et le 
menage s'attriste, se d^sole, regrette amferement 
d'avoir dissip6 ses jeunes amours. Ou est le temps 
que tous deux, par les pr6s et les bois, erraient in- 
souciants aux bras Tun de Tautre? Maintenant, quel 
vide dans leur maison ! Le silence et I'ombre tom- 
bent sur eux, chaque jour plus froids. Aucun rire, 
aucun babil enfantin qui egayent leur foyer. Les 
voil^ seuls pour toujours, sans joie, sans espoir, 
s'acheminant peu k pen vers une vieillesse ingrate 
et morose. 

Chez les S6guin, la venue d'unnouvel enfant met 
tout a I'envers. Sur d'avoir dt6 prudent, le mari 
s'emporte contre sa femme, laisse eclater en injures, 
en menaces, une f6roce jalousie. M"** S^guin, hon- 

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F6cOND1T6, par E. ZOLA 59 

nete jusque-la, devient, pour se venger, lamaitresse 
d*un romancier psychologue, sorte de pedant a la 
dernifere mode, qui, depuis longtemps, acheve de 
lui d6praver I'esprit par d'insidieux sophismes. 
C'est laruine complete du menage. Sdguin cherche 
des distractions dans le jeu, dans Torgie, gaspille sa 
fortune, finit par commettre une de ces ind61ica- 
tesses que les honnetes gens appellent des vols; 
M"* S6guin tombe de chute en chute k la pire igno- 
minie, puis, sur le ddclin de I'dge, se fait devote, 
s'occupe de bonnes oeuvres en compagnie d'hommes 
discrets qui la trouvent encore aimable. 

Les Lepailleur envoient leur fils h Paris. Antonin 
y mhne une vie de paresse et de crapule, se fait 
chasser de partout, perd sa sant6 dans les has plai- 
sirs. Et voil^ la discorde entre le mari et la femme : 
run,furieuxcontre le jeune homme, auquelil refuse 
toute aide ; I'autre, qui est en admiration beate de- 
vant son enfant — une si belle ecriture ! — , meltant 
k le soutenir un entetement farouche, se saignant 
la mort dans T^me, volant meme le m6nage pour 
lui envoyer de Targent. Antonin continue quelques 
ann^es son existence abjecte, puis meurt d*une vi- 
laine maladie. Dfes lors, ils se jettent chaque jour 
leur fils k la tete, enrages Tun contre I'autre comme 
deux betes enfermees dans la meme cage. La vie 
n'est plus tenable. Un matin, on trouve M"' Le- 
pailleur pendue k une poutre de T^curie. Et des 
gens racontent que c'est Lepailleur qui Ty a accro- 
ch6e. 

La destin^e des Morange n'estpas moinsafiTreuse. 
M"* Morange, quelques precautions qu'ils prennent 

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60 ETUDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

tous les deux, se voit menacee d'avoir uu second 
enfant. Ce serait leur reve k vau-Feau, la dot de 
Reine, le riche mariage, toutes les ambitions de 
luxe et de plaisir que la jeune femme a caress6es 
pour elle-meme comme pour sa flUe. 11 y a un 
moyen de salut. Avec la complicity du d^bonnaire 
Morange, elle se rend dans une de ces maisons sce- 
16rates qui pratiquent Tinfanticide avant terme. 
Morange I'y retrouve morte, d6j^ froide. Et, plus 
tard, apres la mfere, c'estle tourdelafille.pervertie 
par Serafine, men6e, elle aussi, chez Top^rateur, 
assassin6e dans le meme bouge, couchee, inerte et 
p41e, sur le meme grabat. Et Morange, qu'an^antit 
ce nouveau coup, plus terrible encore, tombe en 
une sorte d'hebetude, garde lout juste assez de rai- 
son pour faire machinalement sa t^che desormais 
inutile etvide. 

Les Beauchene enfm. De plus en plus, Alexandre 
neglige la fabrique, y laisse grandir le d^sordre et 
le gaspillage. M"° Beauchene se console en repor- 
tant toutes ses affections sur son fils, I'unique, le 
bien aim6, qu'elle entoure d'un veritable culte. 
Mais Maurice meurt h vingt ans. C'est la foudre qui 
passe, ilne reste plus rien. D'un moment a Tautre^ 
tout a 6te balay^, emporte. En vain le mari et la 
femme, jeunes encore, se rapprochent ; apres de 
longs mois d*attente, ils perdent tout espoir de 
remplacer I'absent. Et alors Beauchene s'^chappe 
de nouveau, retourne aux filles, achfeve de miner 
sa sante dans les sales debauches, tandis que 
M"'° Beauchene, voyant Fusine passer, morceau par 
morceau, dans d'autres mains, s'exaspfere jusqu'k 

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F6C0NDIT6, par B. ZOLA 01 

commettre un crime pour reconquerir cette usine 
que son fils aurait relevde, qui devait enfaire un roi 
de I'industrie, un des maitres du monde. 

Pendant ce temps, Mathieu Froment el Marianne 
remplissent vaillamment tous les devoirs de la vie, 
et la fdcondite du manage, faisant sa joie, fait aussi 
sarichesse. A mesure que lafamille s accroit, il faut 
de nouvelles ressources. Quand leur cinquifeme en- 
fant vient au monde, Mathieu quitte Tusine Beau- 
chene, loue h Seguin le pavilion de Chantebled, 
avec quelques hectares des vastes landes incultes 
qui Tentourent. Ces terrains, ou n'ont jamais pausse 
que des ronces ou des joncs, son travail les fertilise, 
en tire de riches moissons, y r^pand la vie etl'opu- 
lence. Et, a chaque enfant que Marianne lui donne, 
Mathieu enrichit sondomaine d'un nouveau champ, 
jusqu'^ ce que les cinq cents hectares du riche oi- 
sif soient devenus la propriete du travailleur. 
Cest la creation de tout un royaume, dans lequel 
fleurit sa race. 

Les enfants grandissent, travaillent k leur tour, 
se r^pandent par le monde, font I'un apres Tautre 
leur part de conquete. Au d6but Mathieu laissait Ma- 
rianne avec trente sous, le dernier jour du mois. 
Et il se rappelle encore les Beauchene se moquant, 
lui predisant une misfere noire, les Seguin etalant 
devant lui leur luxe, les Morange d^daignant, dans 
leur reve ambitieux, la gene voulue des families 
nombreuses, les Lepailleur, auxquels ils ont du 
quinze francs d'ceufs et de lait, goguenardant son 
troupeau de mioches. Trente ans plus tard, il reste 
seul debout, vainqueur avecsafemme Marianne par 

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62 Etudes de litterature contemporaine 

Tamour, par le Iravail, par une invincible conflance 
dans Tavenir. AluiFusine desBeauchene, ou rfegne 
son fils Denis ; a lui Thdtel des S6guin, que possfede 
son fils Antoine; a lui le moulin des Lepailleur, qu'k 
rebdti son fils Gr6goire. Et deja void que la famille 
d6borde; void les fils de ses fils qui vont au loin, 
jusque sur les rives du Niger, d^fricher des forets 
vierges. Quand, parvenus a Textreme limite de la 
vieillesse les deux 6poux contemplent leur oeuvre, 
ils se glorifient a bon droit d'avoir beaucoup enfant6, 
beaucoup cr6d,d'avoir contribu6 pour leur bonne 
part au triomphe de la vie, et, par suite, au pro- 
grfes du genre humain. 

Car la f6condite est la m^re de la dvilisation. Voil^ 
rid6e g6nerale a laquelle M. Zola subordonne toute 
son oeuvre. Sans doute il ne se dissimule pas les 
arguments qu'une raison bornee ou qu*une sopbis- 
tique de decadents font valoir contre la multiplica- 
tion de notre race. Ces arguments, on les retrouve 
dans la bouche de Beauchene et de Seguin. L'un 
allfegue, d'apr^s Malthas, la progression geom6- 
trique des naissanceset la progression arithm6tique 
des subsistances, remontre a Mathieu que, si tout 
le monde I'imitait, la terre, en moins de deux 
sifecles, n'aurait pas de quoi nourrir ses habitants ; 
Taulre, avec des airs de sup6riorite, declare que les 
plus intelligents sont les moins f6conds, que plus les 
peuples se civilisent, moins ils procreent,que nous, 
Frangais, nous donnons un salutaire exemple en 
corrigeant par notre sagesse I'aveugle fecondit6 de 
la nature. Mais quoi? La theorie de Malthus, pure- 
ment abstraite et Active, n'a, dans le domaine des 

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FfiCONDlTfi, PAR E. ZOLA 63 

fails, aucune valeur. Etpuis, est-ce que lachimiene 
trouvera pas un jour ou I'autre le moyen de con- 
vertir en aliment lesmatiferes inorganiques ? D'autre 
part, siles peuples sont d'autantmoinsf6conds que 
Jeur culture devient plus fine, il s'agit \k d*une cul- 
ture factice et malsaine, qui corrompt la vie natu- 
relle. A vrai dire, tout progrfes, toute Evolution vers 
le bien a toujours proc6de du nombre. C'est la f6- 
condil6 des travailleurs et des pauvres qui fait la 
civilisation, qui, d'6tape en 6tape,conquiert plus de 
justice et de bonheur. Et, en admettant meme que 
la civilisation, ci son tour, restreigne la fecondite, 
voilk done, pour notre terre, I'^quilibre final, la su- 
preme harmonic, aux jours ou tous ses fils s'uniront 
dans une paixfraternelle. 

M. Zola n'6crit point un traits d'economie sociale. 
Si son imagination Temportait parfoiSj au-delk du 
r6el, dans le lointain des reves et des atopics, nous 
n'en devrions pas moinsrendre hommage au g6ne- 
reux amour de I'humanite qui lui inspire tant de 
pages eloquentes. 

Mais, apr^s avoir fait la part du poeme, il faut re- 
venir au roman. J'y signaleraid'abord,sans insister, 
certains vices de composition. On trouve ga et la 
dans Fecondite des longueurs, des repetitions trai- 
nantes. Ce qui est plus grave, c'est qu'on reconnail 
d'un bout k Tautre la main de I'auteur arrangeant 
les 6v6nements pour les besoins de sa cause ; et, 
par exemple, il parait un peu bien simple de faire 
mourir le fils des Beauchene, le fils des Lepailleur, 
la fllle des Morange : c'est donner beau jeu a la de- 
monstration de la these ! EnfinM. Zola en met vrai- 

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64 Etudes de litterature contemporaine 

ment trop au compte de la fraiide conjugale. Voyez, 
entre autres, les Seguin ; quelques mots ne suffisent 
pas a nous persuader queleur infecondit6 volontaire 
puisse avoir un effet tellement pernicieux,meme s'il 
les redit plusieursfois, mfeme s'illeur prete Tautorite 
du brave docteur Boutan. M. Zola pfeclie par excfes 
de zele. Pour detestables que soient les pratiques 
auxquelles il en veut, on pourrait trouver que la 
punition desfraudeurs estbien s6vfere, surtout dans 
certains cas, oil elle n'a vraiment aucun rapport 
avec ces pratiques. 

Nous Savons comment travaille Fauleur de Fe- 
condite, et lui-meme expliquait encore tout r6cem- 
ment sa m6thode (1). Les d6fauts du roman se rap- 
portent a ce que la composition en a de systema- 
tique a I'exces, je dirais presque de mecanique. 
M. Zola fait oeuvre de geometre. Mais la rigueur 
meme de sa demonstration nous inspire de la de- 
fiance. Car il ne s'agit pas ici de geometrie, et ce 
sont des faits, non des raisonnements, qui ap- 
puyentla thfese. Or, comme un romancier a tout 
pouvoir sur la matiere de son roman, plus sa de- 
monstration est rigoureuse, plus nous en sentons 
^'arbitraire. 

Quant au style de Fecondite, les imperfections 
y sont nombreuses. M. Zola, qui ecrivait jadis avec 
un soin curieux, a bien raison de faire fl du ragout, 
comme ildit; rien ne vaut la simplicile, la droi- 
ture, la plenitude egale et tranquille. Mais si nous 



(1) Dans une intervieio qu'a publi^e le Temps, le jour meme 
ou FdoondiU paraissait. 



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FECONDlTfi, PAR E. ZOLA Ho 

lui Savons gre d'avoir le premier rompu avec les 
raffinements et les eontournements de ce qu'oii 
appelait T^criture artiste, nous voudrions qu'il siir- 
veilic\t de plus pres le fini, le poK de la forme. Son 
style abonde en impropriates, en negligences de 
toute sorle, et trahit, par ce qu'il a souvent de 
diffus, de l^che, d'inacheve, une excessive rapidite 
d'execution. Aussi bien ces d6fauts ne Tempechent 
pas d'etre un admirable ecrivain. Nul autre ne 
regale en vigueur et en eclat, nul autre n a sa 
puissance verbale, sa teneur de mouvement, sa 
prodigieuse aptitude a exprimer en de grandioses 
tableaux la vie des etres et des choses. Toutes ces 
qualites se retrouvent dans son dernier livre. Mais 
nous regrettons, meme dans les plus beaux en- 
droits, que I'ampleur et la magnificence de Ten- 
semble ne se concilient pas toujours avec un souci 
plus attentif du detail. 

Sur le fond meme du roman, ou, pour mieux 
dire, sur sa matidre, on a fait a M. Zola une cri- 
tique qui me semble pen justiflee. Les d61icatsse 
sont plaints qu'il mette sous nos yeux des choses 
r6pugnantes. Je voudrais bien savoir comment il 
auraitpu nous en eviter la description. Certes, nous 
trouvons dans le livre plusieurs scenes d'une eru- 
dite toute medicate. Mais le sujet meme ne les ren- 
dait-il pas n6cessaires ? 11 fallait montrer le mal ; il 
fallaitle montrer dans toute salaideurpourlerendre 
ha'issable. C'est ce que M. Zola fit toujours. Si cru 
que soit M. Zola, il est chaste. Meme dans les 
livres ou il semble prendre plaisir k etaler les igno- 
minies, reconnaissons en lui le moraliste qui s'ac- 

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66 ETUDES DB^LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

guitte d'un devoir. Ces ignominies ne lui r^pugnent 
pas moins qu'k nous ; du reste la brutalil6 candide 
avec laquelle il les peint ne peut qu'en inspirer 
Thorreur. Pour que Fecondite produisit tout son 
effel, M. Zola devait nous conduire jusque dans les 
taudisoii le fer des avorteuses accomplit son oeuvre 
de mort, nous montrer M""^ Morange agonisant sur 
un ignoble grabat. 

A ces affreux Episodes, il oppose d'ailleurs toute 
une s6rie de fraiches peintures oil la r6alit6 la plus 
familifere s'illumine de po6sie. L'histoire des Fro- 
ment, qui est le centre mfeme de Toeuvre, lui 
fournit, « livre » aprfes a livre », de nombreuses 
scfenes dont les unes ont un charme idyllique, 
tandis que les autres tiennent tant6t du lyrisme, 
tant6t de r6pop6e. 

Ici, nous voyons les deux 6poux, enlour6s de 
leur petit peuple, dans Tintimitfi tendre et gaie de 
leur manage : 

w Ah 1 les gaillards, reprit Mathieu gaiement, les voili 
r^veill^s !... Bah ! c'est aujourd'hui dimancbe, laissons-les 
venir. » 

C'6lail, depuis un instant, dans la chambre voisiiie, tout 
un bruit de volifere en rumeur. On entendail un caq letage, 
un gazouillis aigu, que coupaient des fus6es de rire. Puis il 
y eut des chocs assourdis, sans doule desoreil'ers et des 
traversins qui volaient, tandis que deux petit s poiiigs con* 
tinuaient k battre du tambour contre la cloiso :. 

« Oui, oui ! dit la m^re souriante et inquiet.', rf^ponds- 
leur, dis-leur qu'ils viennent. lis vont tout casser. « 

Le p6re, k son tour, tapa du poing. Mors, oc fut, de 
I'autre c6le du mur, une explosion de victoire, des < ris de 
joie Iriomphants. Et le p6re eut k peine le tenips d'ouvrir 



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FECONDlTfi, PAR E. ZOLA 67 

la porte, qu'on entendil, dans le couloir, un pi6tinement, 
une bousculade. G'6tait le troupeau ; ii y eub une entree 
magnifique. Tous les quatre avaient de longues chemises 
de nuit qui tombaient sur leurs petils pieds nus, et ils 
troltaient, el ils riaienl, leurs 16gers cheveux bruns en voles, 
leurs visages si roses, leurs yeux si luisants de joie can- 
dide, qu'ils rayonnaient de lumi6re. Ambroise, bien qu'il 
fM le cadet, cinq ans a peine, marchait le premier, ^lant 
le plus entreprenant, le plus hardi. Derridre, venaienl les 
deux jumeaux, Blaise et Desir6, fiers de leurs sept ans, 
plus reilechis, le second surtout qui apprenail a lire aux 
antres, tandis que le premier, rest6 timide, un peu poltron, 
6tait le Favour de la bande. Et ils amenaient, chacun par 
une main, M^^« Rose, d'une beaut6 de petit ange, tir^e a 
droile, tiree a gauche, au milieo des grands rires, mais 
dont les deux ans et deux mois se tenaient quand m^me 
gaillardement debout. 

« Ah ! tu sais, maman, cria Ambroise, j'ai pas chaud, 
raoi I Pais une petite place ! » 

D'uQ bond, il sauta dans le lit, se fourra sous la couver- 
ture, se blottit contre sa m^re, de sorte qu'il ne montra 
plus que sa t6te rieuse, aux fins cheveux frisks. Mais les 
deux aines, a celte vue, pousserent un cri de guerre, se 
ru^renl a leur tour, envahirent la ville assiegee. 

« Fais une petite place ? fais une petite place !... Dans 
ton dos, maman ! contre ton ^paule, maman ! » 

Et il ne resta par terre que Rose, hors d'elle, indign^e. 
Vainement elle avait tent6 I'assaut, elle etait retomb^e sur 
son derri^re. 

« Et moi ! maman, et moi ! ^> 

« 11 fallut raider, pendant qu'elle se cramponnait, se 
hissait des deux poings ; et la m^re la prit entre ses bras, ce 
ful elle la mieux placee... Ah I la belle et bonne mere Gi:- 
gogne, commeelle s'appelait elle-m^me en plaisanlant par- 
fois, avec Rose sur sa poitrine, Ambroise dlsparu a moitie 
contre un de ses flancs, Blaise et Desire derri^re ses 
^paules I C'6lait toute une nich^e, des petits bees roses qui 
se tendaient de partout, des cheveux fins 6bouriffes comme 



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68 ETUDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

des plumes, taadis qu'elle-m^nie, d'une blanclieur etd'une 
fraicheur de lait, Iriomphail glorieusement dans sa fecon- 
dite, vibranle de la vie qui la soulevait de nouveau, pr^le 
a enfanler une fois encore. » 

Lk, le ton s'eleve. En une suite d'admirables ta- 
bleaux, I'auteur nous montre « la conquete invin- 
cible de la vie, le travail cr6ant sans reldche, met- 
tant k toute heure dans les veines du monde plus 
d'6nergie, plus de sant6 et plus de joie ». C'est 
alors que le roman devient une esp'ece d'hymne. 
Nous y trouvons meme, de distance en distance, je 
ne sais quels refrains lyriques, qui marquent, a 
chaque etape, qui rythment, pour ainsi dire, le 
progrfes de la bonne, de la grande ceuvre. « Quatre 
ans se passerent. Et, pendant ces quatre ans, Ma- 
thieu et Marianne eurent deux enfants encore, une 
fille au bout de la premiere annee, un gargon aprfes 
la troisifeme. Et, chaque fois, en meine temps que 
s'augmentait la famille, le domaine naissant de 
Chantebled s'accrut aussi, la premiere fois de vingt 
hectares de terre grasse a conquerir sur les marais 
du plateau, la seconde de tout un vaste lot de bois 
et de landes, que les sources captives commengaient 
a fertiliser. » Puis, vingt pages plus loin : « Deux ans 
se passerent. Et, pendant ces deux annees, Mathieu 
et Marianne eurent encore un enfant, une fille. Et, 
cette fois, en meme temps que s'augmentait la 
famille, le domaine de Chantebled s'accrut aussi, 
sur le plateau, de trente nouveaux hectares de 
bois, jusqu'aux champs de Mareuil... d Puis, au cha- 
pitre suivant : « Deux ans se passerent. Et, pen- 
dant ces deux annees, Mathieu et Marianne eurent 



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f6C0NDITE, par E. ZOLA 69 

un enfant encore, une fllle. Et, cette fois, en meme 
temps que s'augmentaU la famille, le domaine de 
Chanlebled s'accrut anssi, a Touest du plateau, de 
tous les terrains mardcageux dont il restait k des- 
s^cherles mares... » Jamais le pofete n'avait plus 
visiblement que dans Fecondite prdvalu chez 
M. Zola sur le statisticien que jadis il pretendait 
etre. Jamais M. Zola n'exprima avec une Eloquence 
plus fervente rid6alisme gdndreux et le vaillant 
optimisme qui sont le fond mfeme de sa na- 
ture. 

11 est blen vrai que Tauteur de Fecondite passait 
encore, il y a quelque dix ans, pour une sorte de 
misanthrope cynique et morose, prenant k tdche 
de ravaler I'humanit^ ou meme de vilipender 
Texislence. Mais le moment vint ou ses theories 
de chef d'dcole ne purent plus r6primer I'instinct 
propre de son g6nie. Les Rongon-Macquart eux- 
mfemes, qui ont pour point de depart la n6vrose 
d'une famille, rappelez-vous sur quelle scene ils se 
terminent : Tenfant de Clotilde, qui tient, en te- 
tant, son petit bras en Fair, dresse comme un dra- 
peau d*appel k la vie. Puis, ce furent les Trois villes, 
oil respire une ardente passion de fraternity, une 
foi invincible au triomphe du bien sur le mal. Et 
voici maintenant le premier des Qiiatre Evangiles. 
En mSme temps que la fecondite, M. Zola y c61febre 
la vaillance de I'homme, son 6nergie cr^atrice, 
avant de nous le montrer, dans les trois autres, 
faisant, par le travail, la conquete du vrai et du 
juste. Fut-il jamais, comme on Tappela, Thisto- 
rien pessimiste de Tanimalite humaine? II a, depuis 

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70 ETDDES DE LIlTfiBATURE CONTEMPORAINE 

longtemps, cess6 de Tetre. 11 est le glorificateur de 
la vie ; il est le pofete de toates les vertus qui aai- 
ment rhuinanitfi dans sa marche en avant, le pro- 
phfete de toutes les victoires qu'elle doit remporter 
sur le mensonge et Tinjustice. 



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IV 



UN CHEF-D'CEUVRE OUBLIE 
« ADOLPHE .), DE BENJAMIN CONSTANT 



Oubli6, — veux-je dire par la qvHAdolphe n'ait pas 
la r^putatioa d'etre un des romans les plus carac- 
t6ristiques de notre litt6rature ? Non sans doute. 
Mais aussi peu lu qulUustre, voilkce que j'entends. 
Je ne le connais pour ma part que d'hier. Hoiiteu;^: 
d'avoir ignore jusque-li un tel chef-d'oeuvre, j'ai fait 
dans mes entours une petite enquete qui me permet 
de supposer que Timmense majority de mes con- 
temporains ne Tout pas lu. Get article inspirera 
peut-etre ^ quelques-uns Tenvie de le lire ; j*ose les 
assurer qu'ils ne s'en repentiront point. 

Benjamin Constant a donn6 k son livre la forme 
d'une autobiographie. C'est lui-meme qui, sous un 
nom flctif, raconte directement sa propre histoire. 
Et, au fond, peu importe sans doute qu'il nous dise : 
« Je venais de flnir a vingt-deux ans mes etudes k 
i'universit^ de Goettingue », ou : « Adolphe ve- 



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72 ETUDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

iiait)), etc. Mais le je, dans un livre de ce genre, 
inspire plus de confiance Si, pour connaitre son 
« moi », il faut deja une sagacite bien rare, nous 
n'avons du « moi » des aulres qu'une connaissance 
superficielle et incomplete. A robservation doit sup- 
plier rinvention, a la v6rite reelle se substitue une 
veritehypoth^tique^cette « \ raisemblance » pres(|ue 
toujours illusoire qui est I'objet de Tart. Aussi le 
vrai roman psychologique ne peut-il elre qu'une 
autobiographie. J'aimerais mieux dire qu'il n*y a 
pas de ^vdXro7nan psychologique. Le livre de Cons- 
tant est un journal intime ; il est la confession d'un 
homme qui, ne se faisant pas illusion k lui-mome, 
ne veut pas davantage faire illusion au public. 

Adolphe en est Funique personnage. Dans toute la 
premifere partie, quelques traits suffisent a caracte- 
riser EUenore. Lorsque la jeune femme rentre de la 
campagne, il la trouve « plus pdle que de coutume ». 
En le voyant tout k coup paraitre k ses yeux, elle 
demeure tout interdite ». Puis, quand il lui de- 
clare que, si elle ne veut pas le recevoir, il ne lui 
reste plus qu'amourir, un seul mot s*6chappe de ses 
levres : « Adolphe ! » Et ce mot est admirable en sa 
bribvete significative ; mais Tetatd'^me qu'ilr6vfele, 
on ne nous en a fait aucune analyse. Ellenore ne 
commence a prendre figure que du jour on elle se 
lie a Adolphe ; jusque-1^, tout ce que nous en savons, 
c'estce que peut en savoir Adolphe lui-meme, et, 
au moment de I'aveu, ce qu'elle lui dit. « Elle me 
raconta combien elle avail souffert en essayant de 
s'eloigner de moi ; que de fois elle avaitesp6r6 que 
je la decouvrirais malgre ses efforts », etc. Dans la 

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UN CHEF-d'(EUVRE ODBLlfi 73 

suite, Ellenore tient sans doute plus de place. Mais 
quelque pitid que puissent nous inspirer ses souf- 
frances, Tintdret psychologique du roman porte lout 
entier sur Adolphe. La jeune femnie n'existe pas 
d'elle-meme, ou, du moins, elle n'accuse son indivi- 
duality que par une sorte de reaction. 

Benjamin Constant nous donne dans son livre une 
sorte de journal intime. Pourtant, quelque personnel 
que soil ce livre, il n'en a pas moins une signification 
gen^rale ; comme le dit Tauleur lui-mfeme, son 
histoire est « celle de la misfere du coeur humain ». 
Si Constant ne saurait passer pour un type d'hu- 
manit^ moyenne, ce qui le met a part du commun 
des hommes, ce n'est pas sa faQon de seutir, c'est 
la clairvoyance extraordinaire avec laquelle il 
observe son « moi ». Mais cette faculte unique de 
a d6doublement » et cette perspicacity sup6rieure 
de « conscience » sappliquent a un caracl^re m6- 
diocre ; et, par 1^, tout en 6tant une confession in- 
dividuelle, le livre a la valeur d'un document hu- 
main. 

La situation d'Adolphe n'a, elle non plus, rien 
d'exceptionnel. « Presque tousceux demeslecteurs 
que j'ai rencontres, dit Constant, m'ont parl6 d'eux- 
mfemes comme ayant 6t6 dans la position de mon 
h6ros. » Et, an cours meme du rdcit : « II n'y a pas 
d'homme, dit k Adolphe le baron de T***, qui ne se 
soil une fois dans sa vie trouv6 tiraille par le d^sir 
de roxnpre une liaison inconvenable et la crainte 
d'affliger une femme qu'il avait aimee »>. Maintes 
scenes du livre ont 6te bien souvent reprises soit au 
thdAtre, soit par les romanciers. EUes sont si pen 

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74 l&TUDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

exceptionnelles que laplupart aboutissent k de v6ri- 
tables maximes. Lorsqull n'ose pas encore declarer 
son amour, Adolphe,honteux d'etre si faible,cherche 
un raisonnement qui puisse Texcuser. « Presque tou- 
jours, pour vivre en repos avec nons-memes, nous 
travestissons en calculs et en systfemes nos impuis- 
sances ou nos faiblesses. » Des mots irr^parables 
viennent d'echapper aux deux amants. « II y a cer- 
taineschoses qu'on esllongtemps sans se dire ; mais 
quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais 
de les r6p6ter. » En prenant cong6 d'E116nore pour 
retourner chez son pfere, le jeune homme, qui n'as- 
pirait nagufere qu'a devenir libre, se sent plein de 
tristesse. « Telle est la bizarrerie de notre coeur 
miserable que nous quittons avec un d6chirement 
horrible ceux prfes de qui nous demeurions sans 
plaisir. » Lorsque, plus tard, de nouveau r^uni a sa 
maitresse, il reuferme d'abord son m^contentement 
en lui-m6me et se cr6e une gait6 factice : « Nous 
sommes des creatures tellement mobiles que les 
sentiments que nous feignons, nous linissons paries 
6prouver. » Lorsqu'il confle k Tamie d'E116norequll 
n'a pour la jeune femme que de la piti6, cette v6rit6, 
jusqu'alors renferm^e dans son cceur, ou r6vel6e 
parfois k E116nore meme en un moment de trouble et 
de colore, prend kses propresyeuxplus der6alil6 et 
de force par cela seul qu'une autre en est devenue 
d^positaire. « C'est un grand pas lorsqu'on d6voile 
k un tiers les replis caches d'une relation intime ; le 
jour qui pen^tre dans ce sanctuaire constate et 
achfeve les destructions que la nuit enveloppait de 
son ombre »... Ges reflexions d'une \6rii6 g6n6rale, 

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UN chef-d'cedvre odbu6 75 

Tauteur ne les a pas plaqu6es ga eilk comme orne- 
menls ; elles naissent du r6cit, elles en resument, h 
chaque phase, la signification morale. En void une 
qui pourrait servir d'epigraphe au livre toutentier : 
f C'est un affreux malheur de n*etre pas aim6 quand 
on aime; mais c*en estun bien plus grand d*6lre aim6 
avec passion quand on n'aime plus. »> Adolphe, quoi 
qu'on en dise, n'est pas seulement Tanalyse trfes 
p6n6trante d'un « cas» singulier. Chacun de nous y 
retrouve quelque chose de lui-m6me, et je ne vois 
d'exceptionnel dans ce livre que la lucidite mer- 
veilleuse de Tanalyse. 

Le personnage d'EUenore n'est pas, on Fa sou- 
vent remarqu6, aussi vrai que celui d'Adolphe. Non 
que Constant ait voulu ddguiser M"" de Stael ; per- 
sonne ne pouvait s'y tromper. Devanl, par con- 
venance, ne pas livrer au public un portrait de la 
veritable E116nore, la d61icatesse lui faisait un devoir 
de modifier soit les circonstances mat6rielles ou se 
d^roule I'histoire, soit les traits ext6rieurs de son 
amie, et, si ce n^^tait encore assez, de nous la donner 
comme une femme « d*un esprit ordinaire ». II n*y 
a pas manqu6. Mais rien ne Tobligeait ^changer les 
sentiments, TAme, le caract^re ; et meme, du mo- 
ment ou il faisait sa confession, la verite psycholo- 
gique le forgait de faire en mfeme temps, si je puis 
dire, celle de M™* de Stael. Ce qui est vrai, c'est que, 
sans le vouloir et sans le savoir, il a m61e plusieurs 
E116nores successivement aim^es de lui ou concur- 
remment. Deux au moins : Tune, douce et tendre, 
et qui doit, k la fin, se resigner plain tivement ; 
Tautre, celle qu'il compare h « un bel orage », plus 

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76 Etudes de litterature contemporaine 

passionn6e que scntimentale. et dont la violence 
eclate en recriminations furieuses. 

Quant au personnage d'Adolphe, il est d'un bout 
a I'autre parfaitement vrai. Le livre a pour sujet la 
« psychologie » d'un homme qui n'aime plus sa mai- 
tresse et qui n'ose rompre avec elle : aussi la pre~ 
mi^re partie, quaranle ou cinquante pages, jusqu'k 
ce qu'E116nore se donne, ne devait-elle etre que pre- 
liminaire. Mais avec quelle sagacite Constant analyse 
la naissance et les progr^s d*un amour factice dans 
le coeur aride de son heros ! Ennuy6, indifferent k 
tout, Adolphe partage son temps entre des plaisirs 
auxquels il trouve peu d'attraits et des projets qu'il 
n*ex6cute pas, lorsque les confidences d'un jeune 
homme qui, apres de longs efforts, est parvenu k se 
faire aimer d'une femme distingu^e, lui inspirent 
rid6e dechercher dansFamour quelque distraction 
plus interessante. II n'a jamais eu de liaison qui 
flatt^t sa vanite ; un nouvel avenir se d6voile devant 
lui, un nouveau besoin nait en son canir. L'dmotion 
vague qu'il 6prouve prend une forme bien caracte- 
ristique ; il ne se dit point : « Je veux aimer », il se 
dit : « Je veux etre aim6 ». Quand il voit EUdnore, la 
maitresse du comte de P*** lui apparait comme 
« une conquete dignede lui ». II a pris tout d'abord 
avec soi-meme Tengagement de marcher au plus 
vite vers le but. La hAte de vaincre et Tincertitude 
de la victoire jettent dans sa premifere lettre une 
agitation qui est celle de Tamour-propre, mais qui 
ressemble k de I'amour. Echauff^ par son style, il 
eprouve, en fmissant d'ecrire, un peu du sentiment 
qu'il a cherche k exprimer. Puis son imagination, 

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UN CHEF-D'CEUVRE OUBLlfi 




irrit^e des obstacles, s'exalte de plus enpMs.Ilcroit 
etre reellement amoureux, il ressent touA leafu- 
reurs de la veritable passion, et, quand ElleM)reftst 
partie pour la campagne afin d'echapper a sa pour- 
suite, une douleur violente, indomptable, dechire 
soncoeur. Bientdt calm6 etayantrepris son train de 
vie habiluel, I'amour-propre, au moment de la re- 
voir, se mele a ses souvenirs pour les aviver. II 
souffre par avance de son humiliation en face de 
cetle femme qui I'a traite comme un enfant. Pen k 
peu, ses sentiments se raniment. C'est a peine si, la 
veille, il songeait encore a elle ; et maintenant la 
fievre le brule a la pens6e qu^il ne la reverra peut- 
etre pas. Puis, quand E116nore lui a avoud qu'elle 
Taime, « une th6orie de fatuity » le rdvolte contre 
cet amour qui repousse ses desirs. Surexcite paries 
resistances de la jeune femme, il passe de coleres 
frendtiques a d'idol^tres tendresses ; et, lorsqu'elle 
cfede, E116nore croit que son amant s*est donne 
pour toujours et tout entier. 

Cette premiere partie est un chef-d'oeuvre d'ana- 
lyse ; elle ne fait pourtant que preparer la seconde. 
Dbs qu'EUenore lui a c6d6, Adolphe sent qu'il ne 
Taime plus, que jamais il ne I'aima. « Charmes 
de Tamour, disait-il la veille, qui pourrait vous 
peindre ? » Et, presque aussit6t, le woiik obsede 
par Taffection jalouse de la jeune femme. Sa recon- 
naissance est dej^ morose. II se plaint qu'Ellenore 
veuille toujours le retenir aupres de soi, qu'elle fixe 
€haque fois Theure de son retouravec une inquiete 
precision, qu'elle marque d'avance et compte tons 
ses pas. « Ellenore sans doute etait un vif plaisir de 

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78 6TDDES DE LITT6RATURE CONTEMPORAINE 

mon existence, mais elle n'etait plus un but, elle 6tait 
devenue un lien. » Penserons-nous que la transition 
n'est pas assez mdnagee ? Mais, ce brusque revire- 
ment, nous Tavions tout d'abord pr6vu. Meme en 
protestant nagufere de son amour, Adolphe ne nous 
en persuadait point ; et, quandil s*6criait : « Malheur 
k rhoinme qui, dans les premiers moments d'une 
liaison, ne croit pas que cette liaison doit 6tre 
6ternelle », nous sentions bien que I'homme dont 
il parlait, c*6tait lui-meme. A vrai dire, Adolphe n'a 
jamais aim^ Ell^nore. II appelait du nom d'amour 
rirritation de sa vanitd, T^chauffement de son cer- 
veau, la fifevre de ses sens. 

Alors commence la seconde partie du livre, qui en 
estlev6ritablesujet.D*abordrimpatienced'Adolphe, 
g6n6 par la tendresse d'E116nore, mais qui ne veut 
pourlant pas attrister samaitresse, el qui, dfes qu'il 
parvieat h se rendre libre pour quelques instants, 
est pris de remords k la pens6e de ce qu'elle doit 
souffrir. Bient6t les reproches mutuels: E116nore se 
plaint des regrets que ne pent dissimuler Adolphe 
en consumant auprfes d*elle sa jeunesse dans Tinae- 
tion, et Adolphe s'irrite de voir qu'elle tourne contre 
lui ce qu'il fait pour elle dans la crainte de 1 affliger. 
Puis les vains etTorts du jeune homme, t^chant de ra- 
mmer en soi un sentiment 6teint, sa Iristesse quand 
E116nore parait mettre en doute Tamour dont elle ne 
pent se passer, et aussi son angoisse et sa colore in- 
t^rieure quand elle sembley croire,ne passe douter 
d'un sacrifice qui, dfes lors, pent durer indefiiiiment. 
Bien t6t Adolphe revfele kE116norer6tatde son coeur ; 
mais, quelques moments aprfes, temoin du desespoir 

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UN CHEF-D*(EOVRE ODBLI6 79 

oil cet aveu la plonge, il essaie de le retracter, il le 
mchete par des serments qui renouent ses liens. 
Toutes ces phases de la situation fausse dans la- 
quelle se d6bat le malheureux, toutes ces alterna- 
tives de sa g6n6rosit6 contrainte et chagrine, de sa 
cnielle piti6, de sa faiblesse qui recule devanl la 
rupture, mais qui ne se r6signe pas h Tabn^gation^ 
Benjamin Constant les a marquees avec une exacti- 
tude, une pr6cision, une finesse, qui font d*Adolphe 
quelque chose d*unique, non seulement pour la v6- 
rit6 de Fanalyse, mais encore pour la beaut6 s^vfere 
et delicate de Texposition. 

Et ce qu'ily apeut-felre de plus admirable dans 
Adolphe, e'en est la simplicit6 toute classique. Au 
point de vue de Faction, d'abord. II faut remonter 
jusqu'^ IsiPrincesse de ClSves, jusqu'kla, B^enice de 
Racine, si Ton veut trouver quelque chose d'aussi 
peu charge de matifere. Faites la difference avec les 
remans de Stendhal, rdput^ de nos jours le maitre 
psychologue par excellence, avec Rouge et Noir ou 
la Chartreuse de Parme^ dans lesquels se croisent 
et s'embrouillent toute espfece d'aventures, assez 
pour d6frayer je ne sais combien de comedies et 
quelques mdlodrames. Dans Armance^ plus simple 
d'intrigue, les personnages, le hdros notamment, 
comme presque tons ceux de Stendhal, comme Sten- 
dhal lui-rafeme, ont une figure 6nigmatique.Cen'est 
pas seulementparlesujet, par la « fable »,qu'i4rfo//)Ae 
est simple,c'est encore par la psychologic, klaquelle 
une precision iumineuse ne saurait, il me semble, 
faire tort. Bien avant Stendhal, Constant a eu Tidee 
de la complexite du « moi ». Lui qui s'est si parfai- 

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80 :6r(^DES de litteraturb contemporaine 

tement connu, il dil a propos de ses propres seuli- 
ments : « Les sentiments de I'homme sont confus et 
melanges ; ils se composent d'une multitude dim- 
pressions varices qui echappent a Tobservation ; et 
la parole, toujours trop grossiere et trop generale, 
peut bien servir k les designer et ne sert jamais h 
les d6flnir. » Mais, si lui-meme est, comme tous les 
horhmes, un melange de bien etde mal, il se montre 
tel quel, sans prendre plaisir h des affectalions de 
singularit6s raffln^es ou de contrarietes d^concer- 
tantes.Aucune gloriole en lui, aucun charlatanisme. 
Virtuose de psychologie, Stendhal compliquea des- 
sein tous ses personnages pour nous faire admirer 
sa propre complication. Constant, lui, est aussi sin- 
cere dans Adolphe que dans son Journal intime, 
Avec Tun, nous avons toujours peur d'etre dupes ; 
Tautre nous inspire une pleine confiance : sa fran- 
chise egale sa penetration. / 

On ne surprend meme pas chez Constant cette 
satisfaction de vanite qu'eussent 6prouvee tant 
d'autres, et particuh^rement Stendhal, a se peindre 
comme poursuivis par une opiniiltre affection, « vic- 
tim's » par un amour immense dont ils etaient I'ob- 
jet. Songez que la si tuationd' Adolphe preterait ais6- 
ment au ridicule. Ce ridicule, Constant y a echappe 
non seulement par son tact, mais aussi par la sinc6- 
rite d'une confession qui ne nous laisse aucun^doule 
sur sa douleur. Loin de plaider pour soi-merae, 
il ddnonce son egoisme, il se traite d' « etre malfai- 
sant », il ne dissimule rien de ce qui pourrait lui alig- 
ner noLre sympathie. Et cela tout juste nous donne 
envie de prendre contre lui sa propre defense. 

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UN CHEF-d'(EUVRE oublie 81 

A vrai dire, ce qui] y a de plus bldmable dans .* 
Adolphe, c'est que sa sensibilite manque de profon- 
deur. Mais, une fois l\6 aEllenore, que peut-on vrai- 
ment lui reprocher qui depasse lamisere commune 
du coeur humain ? II n'a que deux choses a faire : ou 
rompre avec sa maitresse ou lui sacrifier sa vie. Cette 
vie, lui-meme le declare, il Taurait donn6e sans he- 
sitation pour qu'EUenore fiit heureuse. Et certes, la 
donner en une fois est plus facile que d'en faire 
chaque jour le sacrifice incessant. Mais c'est juste- 
tement pour cela qu* Adolphe peut nous sembler 
excusable. 11 essaie de feindre Tamour, il y fait tous 
ses efforts ; ses efforts memes ne servent qu'^ le 
trahir. Non seulement le sacrifice, mais la dissimu- 
lation que ce sacrifice suppose, sont au-dessus des 
forces humaines. Quant a rompre avec ^E116nore, 
ceux qui Taccusent de faiblesse parce qu'il ne peut 
syresoudre, ne Taccuseraient-ilspas de ferocit6 sll 
en avail le triste courage ? Et quand romprai t-il ? Dfes 
le debut, en apprenant qu'Adolphe est rappele par. 
sonpere, E116nore,p^lecomme lamort : « Adolphe, 
lui dit-elle, vous voyez que je ne puis vivre sans 
vous. )) Plus tard, lorsque, fatigue de lutter, il 
lui declare n^avoir plus d'amour pour elle, la voila 
qui tombe sans connaissance ; il ne la ranime qu'en 
retirant ces meurtriferes paroles, en protestant 
qu'il la trompait pour lui laisser sa liberie. Tant 
qu'elle n*a d'autre tori a son egard que de Timpor- 
tuner el de rassujeltir, il serait Irop cruel en I'aban- 
donnant. Mais, sur la fm, quand elle « se precipite 
dans la coquetterie avec une espfece de fureur », il 
sail bien que cette coquetterie apparente n'esl qu'un 

6 

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82 6TUDES DE LITT^RATURE COMTBMPORAINE 

expedient supreme de son amour, eL rompre alors, 
ce serait ajouter rhypocrisie a la cruaut6 en reje- 
tant tous les torts sur la malheureuse. 

On lui reproche de craindre les pr6]uges sociaux. 
Voudrait-on qu'il epousat EUenore ? Epouser une 
femme de dix ans plus 4g6e, Tancienne maltresse 
d'un autre, qui a de cet autre deux enfants, et cela 
lorsqu'on ne Taime plus, il y faudrait, je crois, une 
vertu peu commune. D*ailleurs, lui qu'on accuse de 
ne pas se mettre au-dessus du monde, est-ce qu il 
ne le brave pas constamment d'un bout a Tautre de 
sa lamentable histoire? Que lui conseillele monde? 
Non pas d'6pouser sa maitresse, mais de la quitter. 
II ne la quitte pas, par g6n6rosit6 d'4me. Cette 
g6n6rosil6, h vrai dire, se mele de bien des de- 
faillauces. S'il est puni de ses qualites, c'est 
qu'elles ne sont pas sup6rieures. Adolphe n'a rien 
d'un h^ros. Ni meilleur ni pire que la plupart 
des hommes, pas pire k coup sur : combien 
d'autres auraient secoue le joug sans scrupule I Et 
certes je plains Ellenore ; si elle-meme a trahi 
M. de P***, si elle a abandonn6 ses deux enfants, je 
consens a ne voir la qu'une preuve de son amour 
pour Adolphe. Mais que cet amour est done encom- 
brant ! Et surtout qu'il est 6go*iste 1 Au fond, 
Adolphe veut etre g6n6reux et n'y r^ussit gufere ; 
chez Ellenore, il n*y a vraiment que l^go'isme de 
Tamour. 

Adolphe n'est point le personnage odieux et me- 
prisable que Ton veut en faire. II me parait beau- 
coup plus malheureux que coupable. L'impuissance 
d'aimer, voili son vrai mal. Je trouve en lui le 



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UN CHEF-d'(EUVRE ODBLIE 83 

prototype d'un caractere familier a nos romanciers 
contemporains. 11 ne peut se donner tout entier, 
s'abandonner. Incapable de spontaneity profonde, 
il n'a que de factices 61ans, des exaltations superfi- 
cielles. Ce n'est point un ^goiste, c'est une < vic- 
time de Tanalyse », II y a dans Adolphe deux 
hommes, Tun qui a besoin d'aimer, Tautre qui re- 
garde le premier sentir, deflore en lui toute vertu 
active, lui enleve toute ingdnuite, le sterilise et le 
fl6trit. II fait, apres tout, le malheur de sa mai- 
tresse par pitie pour elle ; il se d^voue jusqu'a la 
fin, et tout ce qu'on lui reproche, c'est que son 
devouement ne soit pas complet. 

Avant Adolphe, on avait eu Rene. Je pr6fere \ 
Adolphe. II ne cesse un instant, je ne dis pas seu- I 
lement de se connaitre, mais aussi de se juger. II 
se repent, il s'accuse, il se condamne. Lui-meme 
iharque avec force la legon qui ressort de son 
histoire. « Le caractere, la fermete, la fidelity, la 
bont6, sont les dons qu'il faut demander au ciel ; et 
je n appelle pas bonte cette pitie passagere qui ne 
subjugue point I'impatience et ne Tempeche point 
de rouvrir les blessures qu'un moment de regret 
avait fermees. La grande question dans la vie, 
c'est la douleur que Ton cause, et la m6taphysique 
la plus ingenieuse ne justifie pas I'liomme qui a 
dechire le coeur qui Taimait. » Si Adolphe se traite 
sans indulgence, ne devons-nous pas le traiter 
nous-memes avec d'autant moins de rigueur? Sa 
superiorite sur Rene, elle est, je n'hesite pas k le 
dire, dans le sens moral. 

Ren6 se complait en sa faiblesse. « Je ne puis, 

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84 ETODES I)E LITT^RATURE CONTEMPORAINB 

dit-il en commenQant son r6cit, me defendre d'un 
mouvement de honte », etc. Gardons-nous de le 
croire. II nest pas sincfere, il se drape en sa dou- 
leiir. Je n'en voudrais au besoin d'autre preuve que 
le cadre fastueux qu'il donne a sa confession : 
« Vers rOrient, au fond de la perspective, le soleil 
commenQait a paraitre entre les sommets bris6s 
des Apalaches, qui se dessinaient comme des ca- 
ractferes d'azur dans les hauteurs dordes du ciel ; 
^ Toccident^ le Meschacebe roulait ses ondes », etc. 
Chateaubriand caresse le mal dont il se plaint, il 
raconte ses fautes avec une grandiloquence qui 
rend suspecte la sinc6rite de ses remords. « Quand 
les Muses pleurent, a-t-il dit lui-meme, c'est avec 
un secret dessein de s'embellir. ))ALa moralite 
humaine A'Adolphe est tout ce qu'il y a de plus 
vrai.'^La moralite chretienne de Rene sonne faux. 
Chateaubriand nous donne son livre comme une 
(Euvre d'inspiration religieuse sous le pr6texte d'y 
montrerles funestes efTets des passions enuncoeur 
qui n'a pas encore 6td touchd par la gr^ce. Mais ce 
n'estlk qu'un artifice. Comment croire k son re- 
pentir, quand il Texhale si pompeusement, quand 
il trace de si magnifiques tableaux, quand il ba- 
lance de si brillantes antitheses? 

lly a dans Rene de belles declamations; ilya 
dans Adolphe de brfeves maximes, qui d6couvrent 
jusqu'au fond le coeur humain. ChMeaubriand a fait 
une oeuvi^e de pofete, et Constant une (jeuvre de 
psychologue. J'oserais pourtant dire que, meme au 
point de vue litteraire, Rene n'eclipse point 
Adolphe. Modele d'exactitude psychologique, 

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UN chef-d'(euvre oublie 85 

Adolphe ne vaut guerc moins par la beaute de la 
forme. II passe bien a tort pour un livre terne et 
fane. Constant s*y montre grand artiste par d'autres 
qualites que celles de Chttteaubriand. Non seule" 
ment le style A' Adolphe , sauf quelques tours ind- 
legants et gauches, est admirable de justesse, de 
nettete, de precision, mais encore 11 s'6claire parfois 
d'images vives et neuves, qui ne font qu'illustrer, 
pour ainsi dire, la v^rite du texte. Aucune rh6to- 
rique; rien de specieux, de « voyant ». Lucide et 
court, ce m6moire, ce proces-verbal d'une ^me 
nous touche par endroils d'autant plus qu'aucun 
mot ne vise a reffet. Telle scene est tragique en sa 
breve simplicite : 

J'empruntai, pour me faire entendre, les expressions les 
plus dures et les plus impitoyables. Je ne m'arrStais que 
Jorsque je voyais Ellenore dans les larmes, et ces lar- 
mes in^me n'etaient qu'une lave bnllanle qui, tombant 
goulte a goutte sur mon cffiur, m'arracbaient des cris, sans 
pouvoir m'arracher un desaveu. Ce fut alors que, plus d'une 
fois, je la vis se lever pale et prophetique : « Adolphe, 
s'ecriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous me faites; 
vous Tapprendrez un jour, vous Tapprendrez par moi, quand 
vous m'aurez pr^cipil^e dans la tombe. » — Malbeureux ! 
lorsqu'elle parlait ainsi, que ne m'y suis-je jet6 moi-m6me 
avant elle ! 

Qui pent lire cette page sans etre emu? Mais rien 
n'y sollicite notre emotion. C'est le triomphe d'un 
art qui ne se montre pas, ou, mieux encore, d'une 
sinc^rite qui se passe de tout art. Telle autre scfene 
fait une impression poignante, celle, par exemple, 
de la derni^re promenade : 

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86 ETUDES DE LITT^RATURE CONTEMPORAINE 

G*etait une de ces journ^es d'hiver oCi le soleil semble 
eclairer Iristementla campagae grisalre, comme s'il regar- 
dail en pitie la lerre qu'il a cesse de rechauffer. Ellenore 
me proposa de sortir. — II fait bien froid, lui dis-je. — 
N'imporle, je voudrais me promener avec vous. Elle prit 
mon bras ; nous marchames longtemps sans rien dire ; elle 
avancait avec peine et se penchait sur moi presque lout 
enti^re. — Arretons-nous un instant. — Non, me repondit- 
elle, j'ai du plaisir a me sentir encore soutenue par vous. 
Nous relombames dans le silence. Le ciel etait serein ; 
mais les arbres etaient sans feuilles ; aucun souffle n'agitait 
I'air, aucun oiseau ne le traversait : lout etail immobile, 
el le seul bruit qui se fit entendre 6lait celui de Therbe 
glacee qui se brisait sous nos pas. — Comme tout est 
calme ! me dit Ellenore ; comme la nature se resigne ! Le 
coeur aussi ne doit-il pas apprendre a se r^signer ? Elle 
s'assit sur une pierre. Tout a coup elle se mil a genoux, et 
baissanl la tete, elle I'appuya sur ses deux mains. J'entendis 
quelques mots prononc6s a voix basse. Je m'apercus qu'elle 
priait. Se relevant enfin : — Renlrons, dit-elle, le froid ra'a 
saisie. 



Ne disons pas que c'est sec. Disons plul6t que 
toute amplification g4terait ce pathetique sobre et 
penetrant. 

Cerles, Rene est une oeuvre de plus grande « en- 
vergure ». Mais j'y trouve du pathos, du poncif, et, 
pour le fond comme pour la forme, bien des choses 
qui sont aujourd'hui surann^es. Dans Adolphe, 
rien n'a vieilli, parce que tout est simple. Ce qu'on 
souhaiterait de plus d^passe le cadre du roman 
psychologique, et meme, si nous souhaitions da- 
vantage, c'est peut-etre que Chateaubriand nous au- 
rait quelque pen gA.tes. L'ecrivain, dans Constant, 
est ici egal au psychologue. Et qu'importe si I'au- 



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UN chef-d'oedvrk oublie 



87 



teur HAdolphe n'a ecrit que ce roman-Ia, voire s'il 
n*6tait pas capable d'en ecrire un autre ? Adolphe 
suffit pour que Benjamin Constant ait, dans Thistoire 
de notre litterature, une place, 6troite peut-etre, 
mais des plus hautes. 



I 



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LA FEMME MARIEE ET L'ADULTfiRE 
DANS LE ROMAN FRANQAIS MODERNE(l) 



Quand un roman marie a la fin le heros avec 
rh^roine, nous imaginons pour I'un et Tautre, en 
fermanl le livre, un avenir de felicite sans me- 
lange. Parmi tant d*histoires romanesques que 
termine le mariage^ je n'en vols guere qu'une dans 
laquelle Tauteur ait eu Tinconvenance de nous 
suggerer quelque crainte. II faut dire queles autres 
s'arretent klaceremonie nuptiale. Dansle Mariage 

(1) P. BouRGET : Cruelle Snigme, Mensonges, Un Cosur de 
femme^ Idylle tragique. La Duchesse bleue. — A. France : 
Le Lys rouge. — P. Hervieu : Flirty Peints par eux-m^mes^ 
V Armature, — P. Margueritte : Jours d*epreuve. La Tour- 
mente. — G. de Maupassant: Xotre cceur, — M. Provost: 
La Confession d^un amant^ Lettres de femmes^ Le Mariage de 
Juliette^ les Demi-Vierges, le Jardin secret, — E. Rod : La 
VieprivSe de Michel Teissier y Dernier refuge. — J. H. Rosny : 
I* Autre femme, Daniel Valgraive, 



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90 ETUDES DS LITTERATURE CONTEMPORAINK 

de Juliette^ une de ses plus delicates nouvelles, 
M. Marcel Prevosl nous m^ne un peu au-del^. Ce 
lui est d'abord roccasion de tracer des scenes all6- 
chantes, ou il monlre comment la pudeur de la 
jeune 6pousee rend les armes. Mais, deux mois 
apres les noces, Juliette pense k I'amant comme k 
un h6te possible en son menage, et meme indis- 
pensable ; et^ lorsqu'on lui annonce la visite de 
son ancien « flirt », jadis le petit Maurice, aujour- 
d'hui le lieutenant du Bruel, la voilk qui se sent 
deja vaincue, qui, dans son coeur, decide la capitu- 
lation. Heureusement pour son marl, elle retrouve 
du Bruel chauvi par le soleil des tropiques et gen6 
par cinq ann6es passees tres loin du monde. Aussi 
leur entretien se borne a quelques propos inoffen- 
sifs dont la temperature fait les frais. Quand, le 
soir, assise sur les genoux legitimes de M. de Ni- 
vert, elle se confesse et demande pardon : « C'est 
pardonne », lui r6pond-il ; a j'aime mieux avoir 
6te... cela... en herbe qu'en gerbe. » Ainsi se ter- 
mine le Mariage de Juliette, Et nous songeons, en 
lisant les derniferes pages, qu'il y a sur le pave des 
villes maints officiers qu'aucuno campagne en loin- 
tain pays n'a rendus chauves. Et, faute d'offlciers, 
peut-etre bien qu'un civil fera TafTaire. 

Cette reflexion, que Tauteur semble, ici, prendre 
a t^che de provoquer, pourquoi ne la faisons-nous 
pas de nous-memes chaque fois qu'un roman unit, 
en manifere de conclusion, le jeune premier h la 
jeune premiere? Tout mariage est, par excellence, 
quand il sert de denouement, ce qu'on appelle un 
denouement heureux. Et voyez, d'autre part, les 

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LA FEMME MARINE ET l'ADDLTERE 91 

romans qui prennent le mariage pour donnee 
initiale. On peut etre sur d'avance qu'il subira de 
fortes avaries. Tandis que dans ceux ou le mariage 
sert de denouement, I'auteur nous le donne, en 
depit de La Rochefoucauld, comme ne pouvant 
manquer d'etre quelque chose de « d^licieux », le 
meme auteur, dans ceux ou il sert de preface, en 
fait, neuf fois sur dix, la preface de Tadultfere. Du 
moment qu'une femme mariee est Therome d'un 
roman, nous devons nous attendre a ce qu'elle 
trompe son mari. II y a sans doute queiques excep- 
tions. Parfois, trfes rarement, c'est Tadultfere du 
mari que le romancier prend pour sujet. Mais, 
adultfere du mari ou adultere de la femme, nos 
romanciers contemporains donnent du mariage, 
quand ils en font leur point de depart, une id^e 
trop ftLcheuse pour que nous puissions, quand ils 
en font leur point d'arriv6e, nous associer au 
bonheur des jeunes eponx sans les plus graves 
apprehensions. Devant Tautel meme, Juliette caresse 
I'espoir que ses reves ont r6serv6 a Tillegitime 
amour pour le cas oul'amour legitime la decevrait. 
II se trouve que Maurice du Bruel est devenu 
chauve : Tadultfere ne tient qu'a queiques cheveux. 
Parmi les meilleurs romans de ces dix ou quinze 
dernieres annees, en voila bien une vingtaine que 
je viens de relire, et j'en ai trouve un seul, un, 
tout juste, dans lequel Tunion du mari et de la 
femme tient jusqu au bout sans accroc, je veux 
dire sans que la femme prenne un amant, ni le 
mari une maitresse. C'est Jours d'epreuve, par 
M. Paul Margueritte. Et, sans doute, ce livre, comme 

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92 :6tddes de littjSratcre contemporaine 

I'indique le litre, ne nous epargne pas le r^cit des 
malentendus, des desaccords plus ou mgins du- 
rables que comporte la vie conjugale. Mais, pas un 
instant, Andr6 ne songe a tromper Toinette ou 
Toinette k tromper Andre. A travers les tracas et 
les vulgarites d'un manage 6troit, en d6pit des 
dissentiments et des heurts, leur affection se 
resserre et s'epure. La femme devient toujours 
plus sage, plus s6rieuse, plus consciente de ses 
devoirs, le mari acquiert avec le temps plus de 
courage, plus de fermete et de resolution, une 
virile confiance dans Tavenir que son (§nergie va 
lui faire, a lui et a la famille qu'il a fondee. Et, sur 
la fin, quand tons deux, avec leurs enfants, partent 
pour I'Alg^rie, ou les attend une existence peut- 
etre rude, mais libre du moins et vaillante, c'est, 
dans r^me de Toinette, aussi bien que dans celle 
d'Andr6, le sentiment grave et pieux de leur voca- 
tion ult6rieure, c'est un espoir r^confortant, c'est 
r61an de tout leur etre vers le bonheur dont ils ont 
en eux-memes un sur presage. Le roman de M. Mar- 
gueritte, qui a pour sous-titre « Moeurs bour- 
geoises », prend ici je ne sais quel accent 6pique. 



II 



L'adultere du mari ne pBut nous int^resser, dans 
cette 6tude, que par rapport k la femme. D'ailleurs 
on ne Ta jamais regard^ comme ayant en soi beau- 



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LA FEMME MARIEE ET l'aDULTERE 93 

coup cle consequence. Le premier, Alexandre Du- 
mas le prit au s^rieux. Cependant M. de Septmonts, 
dans YEtrangere, n'est point tu6 parce qu'il a trahi 
Catherine, mais parce qu'il est un « vibrion hu- 
main ». Dans la Princesse George, M. de Birac, 
revenu « d'une erreur stupide oil les sens seuls 
sont engages », la reparera par son respect et sa 
tendresse. Et, dans Francillon^ quand Lucien viole 
la foi conjugate, sa femme pent bien lui faire croire 
pendant quelques heures qu*elle a us6 de repre- 
sailles ; mais ce ch^timent suffira : elle pardonne 
sans avoir failli. On sail du reste que, sur ce point, 
la morale de Dumas scandalisa le public. Toute son 
autorile, toute Tadresse et la force de son art ne 
furent pas de trop pour le sauver d'un 6chec, lors- 
qu'il eut seulement Fair d*assimiler Tadultfere du 
mari ^ celui de la femme, en un monde ou il n'est 
pas d'usage qu'un mari se pique de fid61ite 

Quoique le romancier ait plus de latitude que 
Tauteur dramatique, bien peu de romans posent la 
question. Des maris infldfeles, on en voit dans tons : 
a peine deux ou trois considerent I'adullfere mascu- 
lin comme un cas digne de quelque interet. 

Le « h6ros et T « heroine » dans la Vie privee de 
' Michel Teissier, sont indubitablement Teissier lui- 
meme et Blanche. Mais si M. Rod, partage entre ses 
devoirs de moraliste et je ne sais quelle admiration 
det ce qu'il appelle un bel amour, ne marque peut- 
etrepas assez de severite pour les deux amants(l), 

(1) Le ch^timent de Teissier et de Blanche fait le sujet d'un 
autre volume, la Seconde vie de Michel Teissier, 

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94 Etudes de litt^raturb contemporainjs 

il n'en t^moigne pas moins quelqae sympatUie a 
Suzanne, la femme legitime. Et, des trois princi- 
paux personnages, Suzanne, aprfes tout, semble le 
plus vrai. Elle est ce qu'elle doit etre, ce que serait 
toute femme qui, comme elle dit, n'est pas une 
sainte. L'auteur ne lui a point donne une hauteur 
d*4me illusoire, qui se concilie chez Blanche avec 
Tentrainement de la passion. Elle n'a rien d'he- 
roique. Elle se contenLe d'etre une honnete femme, 
qui aime son mari et qui ne veut pas le partager 
avec une autre. Suzanne exige le divorce, quitte k 
mourir de chagin. 

Void, dans le Jardin secret j de M. Provost, une 
solution tout opposee. M"*" Lecoudrier, pendant une 
courte absence de M. Lecoudrier, trouve des lettres 
qui lui apprennent sur son compte une foule de 
choses int6ressantes : depuis treize ans qu'ils sont 
mari6s, M. Lecoudrier entretient des mattresses, se 
reserve toute une vie ind6pendante, extra-con- 
jugale, parallfele k celle de son menage. Sur 
le moment, M"** Lecoudrier ne respire que ven- 
geance. Mais bient6t des scrupules lui viennent. 
EUe-meme, n a- t-elle jamais eurien a se reprocher? 
Et alors, la voici qui fait son examen de conscience. 
Avant le manage, elle en a aime un autre. Le jour 
m^me du mariage, quand ses Ifevres promettaient 
ob6issance et fid^lite k celui qu'elle epousa sans 
amour, uniquement par « convenance » et par in- 
t^ret, elle revait en son cceur de r^volte et de re- 
vanche ; et, dans Theure meme oi^ elle devint sa 
femme, c'est k Timage de Tautre qu'elle donna sa 
nouveaut6. Depuis, elle a sans doute dte une lion- 

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LA FEMME MARIEE ET l'aDULTERE 95 

nete femme, au sens 16gal du mot : a-t-elle et6 une 
epouse irreprochable ? Si elle peut se dire : « J'ai 
resiste h tel ou tel homme », n'est-ce pas comme si 
elle se disait : « J'ai song6 a la possibilite d'une 
chute avec tel ou tel » ? Elle s*est plus d'une fois 
complu dans les propos d'amour, elle a cacli6 k 
son mari bien des tentations, I'a derout6 par de 
fausses confidences... Partiepour juger et condam- 
ner M. Lecoudrier, elle trouve en soi, toutes pro- 
portions gardees, les memes faiblesses qui, chez 
lui, I'indignaient. Des lors M°^ Lecoudrier se r6- 
signe et s'apaise, et, sentant peser sur elle aussi 
bien que sur lui, sur lui aussi bien que sur elle, la 
n6cessite des memes mis^res, elle prend le parti 
d'oublier, d'accueillir M. Lefcoudrier comme le plus 
fldfele des 6poux, de lui laisser toujours ignorer ce 
qu'elle sait, ce qu'elle n'aurait jamais du savoir. 
Tout al'heure Suzanne ne pardonnaitpas, en se di- 
sant qu*il faudrait etre une sainte ; maintenant 
M"" Lecoudrier pardonne, et justement parce 
qu'elle n'est pas une sainte. Aucune contradiction. 
M. Rod etM. Prevost se font de la saintete une id^e 
dififerente. 

Daiis Y Autre femme, de M. Rosny, Hubert Briare, 
apr^s plusieurs ann6es de f^licite conjugale, sent 
le besoin de « recommencer Tidylle ». Si fraiche 
encore et si charmante que soit Hel^ne, sa ten- 
dresse pour elle n'a plus maintenant « la force de 
genfese amoureuse ». La jeune femme, il le sait, ne 
peut plus 6veiller en lui le frisson terrible du re- 
nouveau ; et quand elle I'attire sur son coeur, ce 
sont d'autres bras, d'autres Ifevres, d'autres yeux 

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96 ^TCDES DE LITIERATURE CONTEMPORAINE 

qu'il imagine... Celle qu'il desiraitune fois Irouvee, 
ni le sourire d'Helene ni les caresses ingenues de 
ses enfants ne sauraient le retenir. Et ce que 
M. Rosny nous montre des lors, ce qui fait le sujet 
de son livre, ce sont les repercussions de Tadultfere 
sur le menage legitime; car « I'autre femme » ne 
parait meme pas. Si H61ene ne pent saisir aucune 
preuve, elle devine qu'Hubert aime ailleurs ; et Hu- 
bert se reproche les souffrances d'Helene, et, 
comme son ame ne manque point de noblesse^ il 
voit bien ce qu*il y a de haut et de pur dans la mo- 
nogamie, mais k cette monogamie d 'institution di- 
vine, il oppose ia « beaute palpitante des conquetes 
passionnelles », I'irresistible appel du coeur vers le 
rajeunissement, la folie de Tadultfere, resplendis- 
sante et fascinatrice, pour laquelle il veut trembler 
encore, menlir et souffrir. 

On a reproche a M. Rosny de nous presenter dans 
Hubert un polygame qui raisonne. Si le h^ros de 
VAutre femme n'etait qu'un impulsif, le roman 
n'aurait plus de portee, ne serait plus qu'unehis- 
toire quelconque, I'hisloire d'un « mari qui trompe 
sa femme ». Ce qui en fait la valeur, c'est juste- 
ment la question qui se pose dans la raison meme 
du mari^ question que notre morale peut bien re- 
soudre sans h6siter en faveur de la monogamie in- 
violable, mais que nos moeurs, il faut Tavouer. 
resolvent d'une tout autre fagon. En regrettant que 
M. Rosny se soit dispense de conclure, nous lui sa- 
vons gr6 d'avoir vu dans I'adultfere du mari autre 
chose qu une menue anecdote de la vie matiimo- 
niale. Et si, tout meurtri qu'il est encore de sa pre- 

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LA FEMME MARINE ET L^ADDLT^RE 97 

mifere aventure, Hubert ne songe, sur la fin du livre, 
qu'a recommencer, il n'en reste pas moins que 
I'auteur apeint avec une singuliere vigueur tout ce 
que la trahison de son h^ros Iraine apr^s elle, soit 
pourH61fene soitpour lui, de misferes, de souffrances 
et d'iiT^mddiables dechirements. 



Ill 



A vrai dire, Tadultere du mari, qui ne comporte 
que par exception des consequences tragiques, 
passe pour quelque chose d'insigniflant. Aussi ne 
nous 6tonnons-nous pas que nos romanciers le 
prennent sirarement pour sujet. C'est Tadultfere de 
lafemme qu1ls nous repr^sentent presque toujours. 
Quelmoraliste,meme chagrin, n'en tirerait pasaus- 
sit6t cette conclusion que I'adultere de la femme 
n'est pas encore entr6 dans nos moeurs comme une 
suite inevitable du mariage ? Mais si, parmi les he- 
roines de roman. nous ne trouvons gufere de femme 
marine qui ne viole la foiconjugale, cela pent ais^- 
ment se comprendre. Sans doute, il y a d'autres 
rdles pour la femme mariee que de tromper son 
mari. Pas beaucoup pourtant, vu Tetat actuel de 
notre soci6te. Je veuxparler, bien entendu, de ceux 
qui peuvent defrayer le roman. Ni Suzanne n est 
Theroine de Michel Teissier, ni Helene de Y Autre 
femme. Nous avions, il est vrai, Toinette dansJowr^ 

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98 Etudes de litteratdre contemporaine 

d'epreuve. Oserai-je dire que, sur cent lecteurs, 
quatre-vingt-quinze au moins doivent trouver ce 
beau livre ennuyeux? II faut k un roman du relief, 
11 faut des aventures, des incidents et des acci- 
dents, quelque chose en un mot de plus romanesque 
que le train du manage. Faute de catastrophes dra- 
matiques, nous voulons au moins un peu de ragout. 
La platitude d'une existence tout unie ne suffltpas 
k nous interesser. II y a dans chacun de nous un 
« idealiste », qui preffere la femme adultere a la 
femme pot-au-feu. Les Spouses honnetes n'ont pas 
d'histoire. Elles sont bien sages et personne ne 
parle d'elles. Que voulez-vous qu'entire un roman- 
cier? 

Le flirt ou I'adultfere, voilk toute la vie des femmes 
que nos romanciers mettent en sc^ne. Mais pour- 
quoi mfeme cette distinction ? Parmi tant de 
femmes que nous peint le roman de M. Hervieu in- 
titul6 Flirty il n*en est aucune qui « tombe ». Qu*est- 
ce que cela veut dire ? Tout simplement que Tau- 
teur ne les a pas suivies jusqu'a la chute. Du reste 
M. Hervieu ne dissimule pas k quoi les achemine 
fatalementle flirt, quelui-meme appelleTitin^raire, 
le prelude de l^adultfere, a moins qu'il n*en soit 
I'aveu manifesto et le public t^moignage. Toutes 
celles dont Flirt nous d^crit les manages et les ar- 
tifices, il salt bien qu'un jour ou I'autre elles se 
jetteront dans le fossd. Mais voyez Peints par eux- 
m^mes. A c6t^ de M"* de Tr6meur, qui a faitdepuis 
longtemps la culbute, iln'en est aucune qui ne soit 
prete k la faire, ou ci la refaire. Pontarme devient, 
Fetd venu, comme une maison, disons un chateau, 

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LA PBMME MARINE ET L'aDULT£:RE 99 

de rendez-vous. Et les romans de M. Bourget? Et 
ceux de M. Prevost ? Et ceux de Gyp surtout ? Quel 
statisticien de bonne volont6 comptera les femmes 
adultferes de tout 4ge et de tout poil qui doivent le 
jour a Gyp ? 

II s'agit 1^ de ce quon nomme le <t monde». Et 
peut-etre, si nous devons en croire les romanciers 
qui nous le peignent, le monde a une indulgence 
particuli^re pour ces sortes de cboses. On s'y fait, 
de Tunion conjugale, une idee qui n'a rien de bour- 
geois. Le mari et la femme ont chacun son exis- 
tence s6paree, ses occupations et ses plaisirs 
propres. Voici, dans le Lys rouge, W^ Martin- 
Bellfeme. Six ans apr^s le mariage, quand, au d6- 
but du livre, elle repasse ses souvenirs, celui que 
lui laisse la vie commune des premiers temps est 
le plus indistinct. Elle en retrouve seulement 
a quelques traits Isolds d'une precision p6nible, 
quelques images absurdes, une impression vague 
et fastidieuse ». Saliberte a ete si peugen^e qu'elle 
ne se rappelle pas trfes bien comment se fit, au bout 
de peu de mois, la separation complete. Depuis lors, 
strangers Tun a I'autre, les deux 6poux ne se de- 
mandentqu'une mutuelle tolerance. L'homme dont 
Th6rese porte le nom, aveclequel elle babite, dine, 
^change tous les jours des propos, cet homme ne 
lui repr^sente rien, est denue pour elle de toute si- 
gnification. Voila trois ann6es que M™« Martin- 
Bell^me a pris un amant, M. Robert Le M6nil, trfes 
honnete gar^on, qui lui rend la vie supportable. 
Et, tout de suite aprfes lafaute, elle se trouva unpeu 
bonteuse. Mais il y a longtemps que lui a passe 

; ; pigiiized -by ^^OOQ IC 



^00 ETUDES DE LITTER ATDRE CONTEMPORAINE 

cette lionte pu(§rile. L'habitude, d'abord. Et puis en- 
core, la reflexion. Que devait-elle a son mari? S11 
ne salt rien, si les apparences sont sauvees, quel 
tort pourrait-elle avoir? Elle s'applaudit d'une con- 
duite innocente et naturelle. Elle n'6prouve aucun 
regret. Elle se sent, heureuse? non, — ce n'estpas 
le bonheur que lui donne M. Le Menil — mais con- 
tente et en paix avec soi-meme. 

Dans le Manage de Juliette, la jeune femme, k 
peine marine, entrevoit I'amour hors du menage, 
cc Je n'ai aiicune envie, se dit-elle, de Iromper 
M. de Nivert, et je souhaite de toutmon coeur et je 
demande instamment h. la Providence de rester 
toujours la simple honnete femme que je suis. 
Mais lout le monde autour de nous autres, jeunes 
epouses, parle trop de Tamant comme d'un acolvte 
inevitable etacceple du mari pour que notre esprit 
se fagonne pas a Irouver presque legitime le ma- 
nage k trois, presque anormal celui a deux. » Dans 
Lettres de femnies. M"" Louise de Charolles, qui, 
apres quelques mois de conjungo, ne conserve au- 
cune illusion sur son mari, serait bien aise de s'as- 
surer si, avec un autre, elle aurait plus de plaisir. 
Ne la croyez pas, avec sa petite tete frisee, une 
femme sans cervelle. Tres s6rieuse, au contraire, la 
genlille M"* de Charolles. La preuve, c*est que, ne 
voulant pas prendre un amant au hasard parmi ses 
nombreux adorateurs, elle demande conseil a uno 
vieille lante, dont Texp^rience peut la guider. Et 
comme elle araison de ne pas se jeter aux bras du 
premier venu ! Le cboix d'un amant ne demande 
pasmoins de sagesse que le choix d'un mari. Est-ce 

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LA FEMME MARIEE ET L^ADULTERE 101 

meme assez dire? On prend le mari pour le monde 
(ouplut6t onle regoit, onle subit); quant ^I'amant, 
on le prend pour soi. Le mari est un « meuble de 
decoration »; il ne le faut que sp^cieux. L'amant 
est un (( meuble d'usage »; cela ne veut pas dire 
qu'on le prenne in616gant ou sans grace, mais il le 
faut encore commode et solide. — Lorsqu'une autre 
heroine des Lettres de femmes, Simone, a cesse 
d'etre honnete au sens physiologico-social du terme, 
cet evenement n'a d'autre effet sur elle que de lui 
(Sbranler les nerfs a fleur de peau. Son impression 
totale, en revenant de cliez Ludovic, est que Tadul- 
tere ne differe aucunement du mariage. Ce sont 
presque les memes paroles, et ce sont tout a fait 
les memes gestes. Et, de retour chez elle, quand 
elle revoit son mari, elle a peine a retenir une en- 
vie de rire. II est vrai que, bient6t aprfes, une sorte 
d'apitoiement lui vient, doux et bizarre. ^< Pauvre 
gargon, dit-elle, je ferai ce que jepourrai pour qu'il 
ne le sache pas I » 

Dans la bourgeoisie aussi bien que dans le 
« monde », on se marie le plus souvent, je ne dis 
meme pas sans s'aimer, mais sans se connaitre. 
Vous vous rappelez peut-etre la declaration que fait 
Jacqueline des Demi-Vierges k son pretendant Luc 
Lestrange : « Je croisque nousferons trfes bon me- 
nage ensemble, outre les petits moments particu- 
lierement agreables, qui n'ont qu'un temps, je le 
sais... De part et d'autre, liberty complete. Vous con- 
tinuerez k courir, sans cesser pour cela de penser a 
moi, car vous etes de la variete qui cumule, vous. 
Moi, de monc6t6... a quoi vousserviraient des pro- 
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102 ]6TDDES DE LITTlfiRATDRB CONTEMPORAINE 

messes de r6sistance k une tentation que j*ignore ? 
Ce que je vous promets formellement, c'est de vous 
garder toujours ce qui vous est du, et de ne jamais 
vous rendre ridicule. » 11 n'y a pas a dire, aprfes une 
declaration de ce genre, on sait k quoi s'en tenir 
sursa future. Je nementionne pas les autres demi- 
vierges. Gelles-1^, les jeunes gens de leur entou- 
rage font avec elles assez ample connaissance. lis 
les connaissent presque aussi bien que les connai- 
tront leurs maris ; et ils se gardent de les 6pouser. 
Mais nous ne parlions pas de ce genre de relation. 
Et puis, le milieu des demi-vierges est un milieu 
tout sp6cial, et M. Prevost veut bien reconnaitre 
qu'ony trouve beaucoup d'^trangeres. Je demande 
si, dans notre bourgeoisie ou dans notre « monde », 
il est possible pour un jeune homme de connaitre 
une jeune fllle, d'6changer avec elle des paroles 
qui ne soient pas f utiles, de discerner ses qualit^s 
et ses d6fauts, d'avoir quelque id6e de la manifere 
dont elle entend le mariage ou meme du veritable 
motif qu'elle a d'accepter un mari. Evidemment 
non ; notre Education s'y oppose. II y a les flan- 
failles. Mais on s'est dejk engage. Aussi bien les 
fiances, dans cet espace d'ailleurs si court qui pr6- 
cfede le mariage, ne se montrentpas tels qu'ils sont. 
Chacun des deux se surveille soi-mftme en obser- 
vant Tautre. Une fois mari6s, on pent avoir des. 
surprises desagr6ables. 
V Et pourquoi les jeunes filles se marient-elles, 
. quand elles ne se marient pas parce qu'elles aiment, 
quand elles se marient avec un monsieur qu'elles- 
connaissent si pen ? Le plus grand nombre soup- 



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LA FEMME MARIEE ET l'ADDLTERE 103 

Qonnent a peine ce qu'est le manage. On les 61feve 
jusqu'k laveille dans une ignorance aussi complfete 
que possible. Beaucoup se marient pour avoir une 
« situation », une maison k conduire, pour etre 
appel^es « madame », pour se ddcolleter un peu 
plus bas. Combien ne d6sirent vraiment que sortir 
seules I Nos moeurs refusent toute liberte aux 
jeunes flUes. Aussi voient-elles dans le mariage une 
sorte d'affranchissement, et se marient-elles pour 
s'6manciper. Et, trop souvent, Feducation qu'elles 
reQoivent en a fait des creatures pu6riles, coquettes, 
superficielles, ne les a preparees qu*en vue de 
plaire, ne leur a donne pour toute morality que de 
fausses pudeurs. II s'agit premierement d*avoir un 
mari; bientdt aprfes, ce sera le tour de Tamant. 



IV 



Dans les romans ou la femme trompe son mari, 
c'est toujours a la femme que va Tinteret. II y a de 
rares exceptions. Dans la Toitrmente, par exemple, 
M. PaulMargueritte a fait du mari son principal per- 
sonnage. La premiere partie du livre nous montre 
Jacques Halluys dnerve par les caprices de Th^rfese, 
qu'il adore, tant6t se consumant en des irritations 
st^riles, tantdt se laissant amoUir par la piti6 ; puis, 
des circonstances insignifiantes 6veillent en lui une 
vague inquietude, d'autant plus tenace qu'aucun 

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;W^r:"* -^ -^ ... .. 



104 Etudes de litteratdre contemporaine 

fait reel ne la motive, et qui, peu a peu, s'accuse, 
se precise, prend corps, jusqu'au moment ou The- 
rfese vient d'elle-meme iui faire le terrible aveu; et, 
alors, nous y reviendrons tout a I'heure, se pose la 
question du pardon, sur laquelle route la seconde 
partie. — Dans Un crime d'amour, il y a deux cha- 
pitres, une cinquantaine de pages, ou M. Bourget 
nous rendsympathique le mari tromp6, Chazel, en 
retragant ses soupQons et ses craintes. Mais Chazel 
se montre vraiment trop naif quand il va chez Ar- 
mand de Querne pour Iui demander sa parole d'hon- 
neur qu'Helene n'est pas sa maltresse. Nous le 
plaindrions davantage s'il nous paraissait moins ri- 
dicule. Et d'ailleurs ces deux chapitres ont pour 
unique objet d'amener Armand a rompre avec la 
femme de son ami, moins par piti6 que par honte. 
— Dernier refuge, de M. Rod, ne donne au r61e du 
mari un peu d'interetque dans la scene culminante 
du livre ou Berthemy, en face de Martial, figure la 
loi, la soci6t6, la morale privee et publique. Mais 
toute notre sympalhie, est-il besoin de le dire? se 
porte sur I'amant, que M""® Berthemy, quittant son 
mari etses enfants, ne tardera pas a rejoindre. 

Du reste le mari, dans la plupart des romans, ne 
se doute pas de son infortune. Chazel a un instant 
de m6fiance; mais cela Iui passe vite, dfes qu'Ar- 
mand Iui a donne sa parole, ft Moi, I'amant de ta 
femme ? Qu'est-ce que tu me chantes la? » — Bonni- 
vet, de la Duchesse bleue, finil, Iui aussi, par etre 
persuade que Bonnivette est la plus fidfele des 
femmes. — Mensonges se termine sur cet instan- 
tan6 : un 616gant vis-k-vis emportant M"* Moraines 



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LA FfiMME MARINE ET l'aDULT6rE 105 

avec Desforges assis a son c6te et Paul Moraines en 
face. Ainsi tout le monde est heureux dans le 
meilleur possible des manages a trois. 

11 arrive pourtant que le mari d^couvre ce qu'on 
eul jadis appele sa honte. Que fait-il alors? Dans 
V Armature, de M. Hervieu, apres avoir brutalis6 
quelquepeu Giselle, prostree h ses genoux, Jacques 
d'Exireuil la relfeve Irfes chevaleresquement. Nos 
romanciers n'osent plus nous montrer un mari qui 
tue sa femme. Cela est d'un palhetique criard et 
vulgaire. Et d'ailleurs, cela ne s*accorde plus avec 
la douceur des moeurs contemporaines. Les ma^urs 
contemporaines se sont adoucies au point que le 
mari, parfois, — je ne parle que du grand monde, 
ou la civilisation a plus de raffinement, — fait celui 
qui n'a rien vu. C'est le cas du comte de Maillane 
dans le Journal dun grinchu, le dernier roman de 
Gyp. Sa femme, il le sait, est la maitresse du baron 
Klebrig, riche banquier juif. Mais il n'en 6prouve 
aucune gfene. Bien au contraire, Klebrig etant aussi 
g6n6reux que riche, il b6n6flcie sans le moindre 
scrupule de ses largesses. Ajoutons k la d^charge 
du comte que M"'* de Maillane n'a pas eu de dot. 
Puisqu'il Fa epous^e pour sa beauts, il semble juste 
que ce d^sint6ressement lui rapporte quelque 
chose. 

Si tous les maris ne sont pas d'humeur aussi d6- 
bonnaire ou de philosophie aussi accommodante, la 
plupart, du moins, ilspardonnent. A d6faut du poi- 
gnard ou du pistolet, on aurait sans doute le di- 
vorce. Mais le divorce nest pas un denouement ro- 
manesque. Et puis, la mode inclina derniferement 

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106 ETDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINK 

k la piti6. En meme temps que, sur la scfene, 
M. Jules Lemaitre donnait le Pardon, deux romans^ 
la Petite paroisse, d'Alphonse Daudet^ et la Towr- 
mente^ de M. Paul Margueritte, traitaient le meme 
cas. Dans le premier, il y a d'abord le pardon de 
M. M6rivet, celui-1^ meme qui fit b^tir en m6moire 
de son « 6pouse » r6glise de la petite paroisse, ou, 
si vous pr6ferez, I'^glise du bon cocu, car cette 
Spouse que pleure si tendrement le brave homme 
I'avait outrageusementtrompe. Ensuite il y a, — et 
e'est le v6ritable sujet du livre, — ITiistoire de Ri- 
chard F^nigan, trahi par Lydie. Lui aussi pardonne, 
lui aussi rappelle lafemme coupable. Mais bientdt sa 
jalousie se reveille. II faut que Daudet Tenvoie 
passer deux ou trois mois au Sahel alg6rien avec 
le pfere M6rivet, dont une lettre nous apprend de 
loin en loin que aQa va mieux ». Et comme Richard 
ne gu6rirait pas tout de meme si I'amant restait en 
vie^ qu'a cela ne tienne : il n'y a qu!k tuer I'amant 
dans une galante escapade. 

La Tourmente analyse du moins le cas d'Halluys. 
En voyant sa femme si triste et si humble aprfes 
Taveu, Halluys ne pent retenir un geste d*attendris- 
sement. « Tu ne me pardonneras jamais ! » b6gaie 
Thdrfese. Et nous sentons que si le courage de par- 
donner lui manque encore, il lui manque aussi ce- 
lui de repudier sa femme, dont Timage est si douce 
k son coBur et k ses sens. Le pauvre homme envoie 
Th^rfese a la campagne, et, pen aprfes, Ty rejoint, 
avec Tespoir qu'ils pourront d6sormais etre heu- 
reux. Et Thdrese, de son c6t6, ne veut plus avoir 
d'autre souci que le bonheur d'un mari si magna- 

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LA FBMMfi MABI£B ET l'aDULT]§:RE 107 

nime. Pourtant, la premifere nuit d'amour qui suit 
la faute, quand Halluys retourne brusquement la 
lete, en devinant que la jeune femme s'est r6veill6e, 
qu'elle le regarde depuis quelques minutes, — ce 
regard ci Taffut, flx6 sur lui, il y pergoit une atten- 
tion perspicace et rus6e, une malice de triomphe. 
La jalousie d'ailleurs ne tarde pas k renaitre dans 
son coeur ulc6r6. II torture Th6rfese et se torture 
lui-meme. Et ce sont cliaque jour des scenes 
atroces, jusqu'au moment oh il trouve que le seul 
remfede est de rompre tout commerce intime, de 
n'aimer qu'avec son ^me. Et c'est Ik ce qu'il se pro- 
met de faire. Mais on a beau, sur la fln , nous mon- 
trer k Thorizon les blancheurs symboliques de 
Taube ; j'ai bien peur qu'Halluys n'ait pas la force 
de tenir sa promesse. En tout cas nous devons 
savoir gr6 k M. Margueritte de ce d6nouement. 
Presque toujours le grand mot de pardon dissimule 
ialdchetd du mari et sa concupiscence charnelle. 
Combien de maris, qu'on nous montre pardonnant 
a une femme coupable, lui pardonnent pour jouir 
encore de sa beauts ! Si le pardon ne procfede pas 
d'une extraordinaire hauteur d'Ame, il est une 
marque de faiblesse avilissante. Et voilk sans doute 
ce que signiflait tout k Theure le sourire presque 
ironique de Th6rese. 



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108 Etudes de litterature contemporaine 



La plupart du temps le mari parait k peine. Le 
peu qui nous en est dit suffit apparemment pour 
justifier Fadultere de lafemme. Dans Notre coeiir, 
de Maupassant,, M. de Burne est un vaurien de 
bonnes manieres, un de ces tyrans domestiques de- 
vant lesquels tout doit c6der et plier. Celui-la du 
moins terrifie sa femme au point qu'elle n'ose 
pas le trahir. Mais voyez la malechance ! II meurt 
cinq ans apres le mariage, et je vous prie de 
croire que M"* de Burne se souciera peu de rester 
fldele a sa memoire. Dans Cnielle enigme, que 
nous dit-on de M. de Sauve ? Tout simplement que 
c'est un homme de quarante-cinq ans, aux mains et 
aux oreilles velues, aux larges pieds, a I'encolure 
de dragon, et dont le visage, d6ja Irop rouge, porte 
les traces d'une usure precoce. Dans Idylle tra- 
gique, la pauvre M"* de Carlsberg estlivr6e au des- 
potisme d'un maitre in6gal, quinteux, affreusement 
jaloux. Dans le Lys rouge, M. Marlin-Belleme nous 
apparait de loin en loin: c'est un homme froid, 
maladif, ego'iste, jauni dans les affaires et la poli- 
tique, qui n^aime les femmes que par vanitd et qui 
n'a jamais aim^ la sienne. Mais comment se fait-il 
que W"^ Martin, M*"' de Carlsberg, M""* de Sauve, 
M~° de Burne, aient 6pous6 de tels maris ? EUes 
furent tromp^es, ou bien n'eurent pas la liberie de 

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LA FEMMB MARINE ET L'aDDLTERB 109 

leur choix. M"** Martin, par exemple, s'est laissje 
marier par son pfere, lequel a consuUe les avan- 
tages ext^rieurs et les convenances. EUe n'osait 
pas, elle ne savait pas. Et M*"® de Carlsberg? Celle- 
lu, en epousant rarchiduc Frangois, a c6d6, sans 
compter les instances paternelles, a une faiblesse 
qu'explique son jeune 4ge. Peu importe d'ailleurs, 
pourvu que quelques mots sur I'insignifiance ou 
la brutalit6 du mari pr6parent la trahison de la 
femme. 

Parfois, cependant, le mari est un trfes galant 
homme, ou meme il a, comme Chazel, les meilleures 
qualit6s de Temploi. Peu t on etre plus aimant que 
Chazel. plus d6voue, plus confiant? a Les singu- 
liers animauxl » se dit M. de Querne, parlant des 
femmes en general et pensant en particulier k 
Hdlfene. « Voila un mari qui a du coeur, de la naivete, 
de lafoi, comme elles disent ; il salt aimer, c'est en- 
core un de leurs mots, et il faut que sa femme le 
trompe, pour qui ? Pour un cynique comme moi, 
qui suis exactement le contraire. » Armand de 
Querne oublie, k vrai dire, que .Chazel a les cheveux 
rares, les 6paules osseuses, qu'il porte un lorgnon 
toujours mal pose et fait mal le noeud de sa cra- 
vate. Comment voulez-vous qu'H6lfene ne le trompe 
pas? Mais, dans Menso7iges, Paul Moraines, qui 
n'aime pas moins sa femme, est un grand gargon a 
la flfere tournure, aux beaux yeux francs bien ou- 
verts, au visage noble, un vrai gentilhomme, et 
qui met bien sacravate. Aussi Suzanne, quand elle 
reve dans son cabinet de toilette, ne pent s'empe- 
cher de dire : « Quel brave coeur I » Oui, mais Paul 

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110 l^TDDES DE LITT6RATURE CONTEMPORAINE 

ne gagne pas assez d'argent. Aussi, se reportant 
vers le baron Desforges : « Quel bon ariii I » dit 
maintenant la petite dame. 



VI 



Si le roman de la femme marine se reduil presque 
toujours au roman de la femme coupable, il y a du 
moins une grande variete dans les motifs qui d6ter- 
minent I'adultfere comme dans les formes qu'il 
prend. 

Adultfere par amour. C'est du « grand amour » 
que je parle. Dernier refuge nous en ofifre le 
meilleur, ou, peut-etre, le seulexemple. line s'agit 
pas la d'une liaison plus ou moins banale, mais de 
cet amour infmiment rare, de Tamour unique, eter- 
nel, absolu. Martial s'est donne k Genevieve tout 
entier et pour toujours, etGenevifevesacrifie i Mar- 
tial ses devoirs, sa reputation, sa vie. I^monde les 
condamne; ils auront la joie de mourir ensemble. 
Dans la mort et par la mort meme, ils immorta- 
lisent leur amour. L'auteur nous repr^sente ici la 
passion comme ay ant en soi je ne sais quel principe 
divin qui la rend sup6rieure k notre morale. G'est 
rid6al roman tique avec toute sa ferveur en un 
sifecle beaucoup moins exalte. Si M. Rod Isussait 
vivre les deux amants, il leur arriverait sans doute 
ce qui 6tait arrive a Michel Teissier et a Blanche. 
Aprfes quelques mois dun bonheur avide et violent. 



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LA FEMMB MARIEE ET L'aDULTERE HI 

I'ardeur qu'ils croyaient 6teriielle se refroidirait peu 
a peu. Mais le suicide prolonge leur amour dans 
rinfini et en fait comme une apoth6ose. 

Adultfere par pitie. Tel est le-cas d'Hc^l^ne Chazel. 
Helfene s'abandonne a ses sentiments pour M. de 
Querne en croyant qu'elle ne d6passera pas une 
certaine limite, qu'elle pourra concilier rinfid61it6 
du coeur avec la foi jur6e k son mari. Armand fait 
semblant de douter de son amour et d'etre malheu- 
reux par ce doute. II Tamfene ainsi h se laisser 
prendre les mains, baiser le front, les joues, la 
bouche. Mais ce n'est pas assez. 11 la veut tout en- 
tifere. Helfene le fait souffrir par ses refus, et une 
soufifrance d'Armand lui est intolerable. Alors, il 
faut bien donner au pauvre gargon la marque su- 
preme de tendresse. a Du moins, seras-tu heu- 
reux? » dit-elle avec une sorte d'angoisse. Et elle 
^pie ses yeux pour voir s'ils expriment un entier 
bonheur. 

Adultere par sensuality. Dans Lettres de femmes, 
nous avons M"® Raoul Dambrine, qui, son mari la 
negligeant, lui declare de propos d61ib6r6 qu'elle 
s'abandonnera au premier venu assez hardi pour 
faire mine de la prendre. Dans Peints par eux- 
memes, M""® de Tr^meur, dont les lettres respirent 
une exaltation toute charnelle. Dansle Lys rouges 
M"** Martin-Bellfeme. Les sympathies que M"'^ Mar- 
tin-Bellfeme temoigne a Robert Le M6nil ne sont pas 
du tout celles de I'esprit ou de Tdme. En songeant 
au rendezvous du lendemain, « c'est avec une pe- 
tite secousse de tete assez violente, avec un haus- 
sement d'epaules plus brutal qu'on ne Teut attendu 

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112 Etudes de litteuature contemporaine 

de cette dame exquise, qu'elle se dit a elle-meme : 
<t Voila, j'ai besoin d'amour, moi I » Et quand Ro- 
bert la quitte pouruiie huitaine de jours, la pensee 
de celte absence ne laisse pas de lui elre penible. 
c( Nous sommes separes tout T^te ; Thiver, vous vivez 
dans votre famille et chez vos amis la moiti6 du 
temps ; si Ton doit se voir si peu, ce n'est pas la 
peine de se voir du tout... Je reclame ce qu'on me 
doit. Et puis... Et puis, j'ai des sens, moi. Voila, 
mon cher. » Enfin, dans Cruelle enigme, M"" de 
Sauve. Son premier amant, Fr^d6ric Luzel, ne s'est 
pas attarde aux mifevreries galantes ; il lui a tout de 
suite, tres nettement, offert une sorte d'association 
secrfete et siire pour le plaisir. Son quatri^me 
amant, celui qu'elle se paie (cruelle 6nigme I) tout 
en restantamoureuse du troisifeme, est le comte de 
La Groix-Firmin, fat, ignorant et de mediocre in- 
telligence, mais solidement b^ti. En p4mant sur la 
coeur du bell^tre, elle cede a un instinct tout phy- 
sique, a la soif d'ivresses sensuelles. Notez que, ce 
jour-la, ilfaisait treschaud et tres lourd. M. Bour- 
get a soin de nous le dire ; et Ton se demande alors 
comment la chute de son heroine pent lui paraitre 
enigmatique. 

Adultere par besoin d'argent. La comtesse de 
Maillane, deja nommee, dans le Journal dun grin- 
chu. Dans Lettres de Jemmes, M""" de Vineuil. Sa- 
chant que son amant, Jacques Lethillier, depensait 
pour sa maitresse anterieure trente mi lie francs par 
an, M"® de Vineuil veut s'assurer qu*il est capable 
dp faire pour elle les memes sacrifices. Lethillier 
« casque », avec un arri^re-sourire qui signifie : 

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LA FEMME MARIEE ET L'ADDLTfeRE 113 

<c Ah I I'y voil^ venue... Je ne suis pas fache de voir 
qu'elle est comme les autres. » Puis^ apres maintes 
demandes analogues, il lui propose un rovenu fixe. 
Beaucoup de femmes du monde, a ce qu*il parait, 
goutentfort cet arrangement. — Enfin et surtout, 
]y|me Moraines, de Mensonges. Le mena.ge des Mo- 
raines, qui ont cinquante mille francs de rente, \a 
sur le pied du triple. Et le bon Paul, malgre les ob- 
servations de Suzanne, s'extasie en public sul' 
Tadresse dont elle fait preuve dans le maniement 
des revenus domestiques, dit a ses amis en train de 
maudire la cherte croissante de Texistence : « Ah I 
si vous aviez une menagfere comme moi ! » Le ba- 
ron Desforges paie tout ce luxe. M°*° Moraines s'est 
vendue pour avoir toujours autour de sabeautd les 
innombrables d61icatesses d'une grande vie de cour- 
tisane. Quand Desforges lui porte quelque bijou : 
« Pas de remerciements)), ditcethommeg6n^reux, 
« cela en vaut-il la peine? » — « Demain », repond 
la d^m'fe^avec un soufrire plein de promesse, « vous 
ne m'empfecherez pas de vous remercier, rue du 
Mont-Thabor ». 

Adultfere par desoeuvrement. Ely de Carlsberg^, 
quand elle rencontre k Rome Olivier Du Prat, s'en- 
nuie, a besoin d'une distraction. Aussi bienDu Prat 
est k la mode : deux dames de la haute societe ro- 
maine se le disputent presque ouvertement. Cela 
amuse Ely de le leur prendre. Elle devient sa mai- 
tresse sans avoir pour lui le moindre gout. Je laisse 
de c6t6 Michele de Burne (Notre cceiir), qui, du 
moins, est veuve. Voici, dans Lettres de femmes, la 
petite Simone. Un an de mariage lui a suffi pour 

8 

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114 ETUDES DE LITT^RATURE OONTEMPORAINE 

« faire le tour » de son mari. Si encore elle n'6tait 
pas li6e par un bail perp6tuel ! Mais quoi ? la vie en- 
tifere I T6t ou tard il faudra bien sauter le pas. Au- 
tant vaut tout de suite. Elle prend un amant, le 
premier qui lui tombe sous la main. En quittant la 
maison conjugale pour se rendre dans la fameuse 
garQonnifere dont Ludovic lui vante les avantages, 
elle se demande : « Si, par hasard, il avail 616 force 
de s'absenter, serais-je f4ch6e ou contente ? » Et 
elle se r6pond : « De moi k moi,- sincferement, je 
crois que je serais contente ». Mais Ludovic est 
chez lui, et Simone le laisse faire, curieuse de voir 
comment ^a se passera. 

G6n6ralement Fadultfere a des mobiles d'ordre 
divers. II y entre h ia fois plus ou moins de sensua- 
lity et plus ou moins d'amour, sans compter les 
autres ingredients. Ge qui fait la diflf6rence, c'est 
que les proportions varient. Aussi bien la pbipart 
des femmes ne se contentent pas d'un amant. EUes 
en ont au moins deux, tant6t Tun aprfes Tautre, 
tantdt ensemble et concurremment. Du Prat une fois 
parti, Ely aime Pierre Hautefeuille, dune fa^on 
toute differente. MemecasavecM'"°Martin-Belleme. 
Elle n'^prouvait pour Robert Le M6nil qu'une in- 
clination physique, elle sent pour Dechartre une 
veritable passion. En voici maintenant qui ont 
deux amants k la fois. M"' de Tilliferes : Poyanne 
estcelui du coeur, Casal celui de la chair. M^'^de 
Sauve pareillement : au petit Hubert vont ses 
reveries senlimentales dans le moment meme oh 
elle s'ebat avec le vigoureux La Croix-Firmin. Pour 
Mm« Moraines, c'est une femme pen complexe : le 



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LA FfiMME MARINE ET L^ADULTfeRE 115 

baron Desforges rentrelient d'argent et le pofete 
Vincy sufflt ^ ses autres besoins, qui sont toutce 
qu'il y a de plus simple et de plus precis. 



VII 



Une chose k remarquer : bien souvent, c'est la 
femme qui s6duit rhomme. Oh ! je sais qu'il n'y a 
\k rien de nouveau, et Thistoire de la pomme, his- 
toire trfes ancienne, nem'est pas sortie de la m6- 
moire. Mais je parle surtout de femmes exp6ri- 
ment6es, plus ou moins mures, qui d6bauchent un 
petit jeune homme. 11 y en a beaucoup dans le ro- 
man contemporain. Telle la marquise de Beau- 
champ (Let ires de femmes), quadrag6naire frisant 
la cinquantaine, qui s'est dprise du pr6cepteur de 
son grand garQon de flls. EUe salt que le temps lui 
est trop mesur6 pour les savantes manoeuvres de 
la coquetterie. Belle encore, mais portant sur sa 
figure la trace des ann6es, de la maternite, des 
chagrins et des disillusions, elle se plaint d'etre 
obligee k cacher d'elle ce qui demeure encore de- 
sirable et jeune. Elle use d'artifices de courtisane 
pour decouvrir k Robert ses ^paules, sa poitrine. 
Finalement, elle va le trouver dans sa chambre, et 
s'abat, p4m6e, entre ses bras. — Marie-Thdrfese de 
la Confession dun amant, a peine moins dgee que 
I'incandescente marquise, captive Fr6d6ric par des 



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fI6 ftxODES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

graces eujoleuses, Texcite par d'alliciantes pri- 
vautes, triomphe de ses dernieres resistances par 
de bru tales caresses. — Dans Cruelle enigme, 
M""" de Sauve file longuement le parfait amour, 
craignant, si elle allait trop vite, d'efifaroucher 
!a pudeur d'Hubert, et d'ailleurs trouvant moyen 
de rendre ces preliminaires assez friands. 

Ce qui ajoute encore du ragout, c'est quand il 
s'agit de trahir Tamant, et nonpas le mari. Mais un 
moment arrive ou le premier amanl devientcomme 
nn mari en second. C*est la regularity du menage 
k trois. line femme tant soi peu « dans le train » ne 
s'en contente point. 11 lui a fallu le premier amant 
pour la changer da mari ; quand cette liaison a pris 
un air quasi conjugal, il lui faut le second pour la 
changer du premier. Ce premier amant, c'est 
Poyanne, par exemple, dans Un coetir de femme. 
C'est encore Robert Le Menil du Lys rouge. 
M™^ Martin-Belleme parle de lui comme d'un veri- 
table 6poux. Le bon ethonnete garQon n'a pour elle 
aucun imprevu. A peine la quitte-t-il quelques 
jours, elle s'en est d6shabilu6e. Elle se dit : « Est-ce 
que je ne I'aime plus ? L'ai-je jamais aime ? « Elle 
ne salt pas, et peu lui importe de savoir. Et, tout a 
coup, Robert sort de sa vie. Elle ne le voit dans ses 
souvenirs que comme un homme semblable k tons 
les autre. D6ja I'id^e de lui appartenir la choque 
presque autant que celle d'appartenir k M. Martin- 
Belleme. Et elle se demande s'il n'existepas un autre 
amour, c'est-a-dire si elle ne trouvera pas un autre 
amant. Alors apparait Jacques Dechartre. 

Comme les femmes que nos romanciers mettent 



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LA FEMME MARINE ET L'aDULTERE il7 

en scfene n'en sont pas ordinairetnent k leur pre- 
miere c( faule », la trahison conjugale ne compte 
pour rien. Du reste, il est entendu que le mari n'a 
aucun droit. G'est a son amant que la femme doit 
fldelit6. Voyez, par exemple, Mensonges, Nous trou- 
vons, au d6but, le baron Desforges installe depuis 
longtemps dans le menage des Moraines. Et la chose 
semble toute naturelle. M"*^ Moraines ne doit-elle 
pas gagner sa vie ? Mais que, devenue Tamante de 
Rene, elle continue ses petites expeditions de la 
rue du Mont-Thabor, voil^ qui n'est pas suppor- 
table. Puisque le mari ne compte plus, la morale, 
qui, elle, ne perd jamais ses droits, trouve dans 
Tamant un autre representant. Quand une femme 
trompe son mari, s'en formaliser serait un signe 
de mauvaise education. Mais quand elle traliit son 
amant, oh! alors, M. Bourget se fdche. On est un 
moraliste ou on ne Test pas. 



VIII 



Au fond de ces romans, nous trouvons un grand 
mepris de la femme. Aussi bien presque tons les 
ecrivains dits feministes aftichent ce mepris, ou, 
quand ils ne raffichent pas, le trahissent a leur insu 
jusque dans leurs hommages. D*abord Alexandre 
Dumas, pour lequel, lui-m6me le declare brutale- 
ment, la femme est un etre passif, d6nu6 de valeur 
propre, incapable de se conduire et dont la veritable 



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Ii8 lETUDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

fin consiste, non dans je ne sais quelle autonomie 
chim^rique, mais, au contraire, dans one incorpo- 
ration ioujours plus etroite k Thomme, son guide 
et son maitre. Aprfes Dumas, voici M. Marcel 
Pr6vost. Les femmes, chez M. Provost, n'ont ni 
raison, ni volont6. Tout, en elles, se r^duit a 
des instincts. Elles subissent sans resistance pos- 
sible la domination de leurs humeurs. Elles ne 
meritent ni bl4me lorsqu'elles pfecbent, ni 61oge 
quand elles se conduisent bien. II n'y a pour ces 
etres inconscients aucune moralite. Et M. Paul 
Bourget encore 7M., Bourget protesterait sans doute 
de son respect pour le sexe auquel il est cher. L'au- 
teur de Cruelle enigme et de Mensonges prendrait 
k t6moin ses types de grandes amoureuses, comme 
si, dans leur amour, il entrait autre chose que le 
trouble de Timagination, la curiosity sensuelle, le 
plaisir de la ruse, la coquetterie, le besoin de dis- 
traire une existence desoeuvr^e. Ou sont les he- 
roines du xvii^ sibcle, qui, par la vertu, triom- 
phaient des faiblesses de la chair? Oil sont mfeme 
les heroines romantiques, dontlespires egarements 
6taient du moins ennoblis par une ferveur sublime? 
La femme moderne, telle que nos romanciers nous 
la peignent, n'aplus que des vanit6set des app^tits. 
M. Rosny lui-meme ne fait pas toujours exception. 
Dans un de ses plus beaux livres, Daniel Valgraive, 
il represente Glotilde comme une creature 16g^re, 
enfantine, inconsistante, vou6e de naissance k ;la 
ruse et^ la depravation; etla misere morale de 
Glotilde nous est rendue d'autant plus sensible 
qu'elle contraste davantage avec la generosity de 

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LA FBMMB MAKI^B ET l' ADULTERS 119 

son mari. Presque tous nos romans peignent la 
f emme telle que Tont faite les Joisirs, le luxe, le 
vide d'une Education futile, Tinanit^ d'une vie qui 
ne connait pas de devoirs ; elle n'y a d'autre fonc- 
tion que d'etre belle et d'attirer les hommages. 

Ces hommages ne d^notent point le respect. A 
vrai dire, la galanterie de Thomme est une injure 
a la femme des qu'on y sent, plus ou moins dissi- 
mule, poindre le d^sir. Alors meme qu'il ne s'agit 
que de courtoisie mondaine,les prfetresses du femi- 
nisme, qui poursuiventT^galite des sexes, n'ont pas 
tenement tort de reclamer contre les marques de 
superiiciellp d6f6rence que des femmes tant soit pen 
6mancip6esconsidferentcomme «une estampille de 
leur servage ». Dans les societ6s primitives, oil r6- 
gnait la force brutale, il etait bon sans doute que 
le sexe faible fut prot^g6 par une sorte de cheva- 
lerie. Mais nous n'en sommes plus tout k fait Ik, et 
cette chevalerie, qui, maintenant, ne coute gufere 
aux hommes, certaines femmes y voient une ofTense 
a leur dignity. EUes ne raisonnent pas trop mal, 
si les deux sexes sont 6gaux, je veux dire si la 
femme n'est inf^rieure a I'homme qu'en vigueur 
physique. Et attendez un pen. Le temps viendra t6t 
ou tard ou les muscles f6minins, fortifies par de 
saines m6thodes, nele c6derontpeut-etreplusgufere 
h ceux du sexe que nous appelons aujourd*hui le 
sexe fort. 

Une « femme nouvelle » se prepare, que les races 
anglo-saxonnes, TAmdrique surtout, sont en train 
de faQonner. Meme cheznous, Latins, la reaction se 
fait pen a pen contre les pr6jug6s religieux ou so- 

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420 ETUDES DB LITTERATURE CONTBMPORAINE 

ciaux qui jusqu'ici avaientmaintenu lafemme dans 
sa condition subalterne. Je ne parle pas seulement 
de r^formes juridiques : il en a 6t6 op6r(5 deja de 
tr^s significatives. Je parle surtout de Teducation, 
qui tend de plus en plus a faire de la femme I'^gale 
de I'homme, a d6velopper en elle la raison, la cons- 
cience, la volontc, de mani^re qu^elle soit une 
compagne, une associ^e pour le mari de son choix, 
et non pas une « mineure » soumise a la tutelle de 
celui qu'on lui a choisi. 

Les romanciers du xx^ siecle auront de nouvelles 
figures kpeindre. Alors, une etude sur le mariage 
et la femme marine ne devra pas, comme celle-ci, 
consister presque enlierement dans Vanalyse des 
formes diverses que pent rev^tir Tadultfere. 

Veux-je dire que, pour le roman de notre siecle, 
il n'y ait pas d'autres sujets ?Non certes. Seulement 
ces sujets sont plus difflciles, ils demandent un 
talent plus vigoureux, plus original, plus « humain » 
une observation plus large et plus profonde. Nos 
romanciers sont exclusivement « parisiens )). Mais, 
de Paris meme, qu est-ce qu'ils connaissent ? Un 
milieu tout special et restreint, milieu factice, su- 
perficiel, artificieux, le moins propre k donner de 
la vie et des moeurs une juste idee. Leur 6tude ne 
porte que sur le monde de quelques oisives, pour 
lesquelles I'existence est un flirt perpetuel. Et ils 
calomnient la femme frariQaise en nous represen- 
tant sous ce nom cinq ou six types, toujours les 
memes, d'enervees et de detraquees. Sans lioute 
ces femmes-la se rencontrent, et peut-etre n'en 
ont-ils jamais vu d'autres : k vrai dire, elles sont 

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LA FEMME MARIEE ET L^ADULT^RE 121 

comme une dcume brillante qui miroite hla. surface 
de noire societe. 

Si nos romanciers calomnientla femme frangaise, 
c est qu'ils n'ont pas encore eu le temps de la per- 
vertir. Laissezles faire:ils y travaillent en cons- 
cience. J'ai dii prendre pour matiere de cette etude 
les livres des plus connus. Mais combien de sous- 
Bourget et de sous-Prevost, dont les ouvrages se 
repandent par milliers et milliers d'exemplaires 
dans toutes les classes sociales 1 Et demandons-nous 
quelle influence pent avoir cistte litterature. U ne 
s'agit meme pas de telles ou telles scfenes plus ou 
moins libertines, faites pour chalouiller les sens. 
Quelque cbose d'autrement grave, c'est quela pein- 
ture continuelle du vice finit par nous y habituer. 
Quelle femme pent respirer sans danger Tatmos- 
phbre d'une litterature ou Ton ne lui montre pas 
une seule femme honnfete, oii toutes celles qu'on 
lui montre passent leur vie a changer d'amants? 
EUe s'acclimate tot ou tard, et ce qu'elle regardait 
d'abord comme une honteuse depravation, elle le 
trouve ^la longue tout naturel. Et dfes lors, qu'est- 
ce qui la retiendraitdefaire comme les autres? 11 y 
a bien certaines prefaces, ou M. Bourget et M. Pro- 
vost donnent d'excellents conseils. Avant le poi- 
son, Tantidote. J'ai peur que Tantidote ne sufflse 
pas k neutraliser le poison. 



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VI 

LA DUGHESSE BLEUE, PAR PAUL BOURGET 



Jacques Molan, 6crivain k la mode, se laisse 
aimer d*une jeune actrice, Gamille Favier, k la- 
quelle il a confid le principal r61e de sa nouvelle 
com^die, la Duchesse bleue. Gamille a 6t6 jusque-li 
parfaitement sage. Mais Jacques lui apparalt, dfes que 
le hasard Ta mis sur son chemin, comme Tamant 
souhait6, passionn6ment attendu. Renconlrer un 
pofete qu'elle inspirerait, dont elle s'inspirerait elle- 
m6me, incamer sur la scfene les creations de ce pofete 
avec un genie egal au sien, fetre la Ghampmesl6 d'un 
autre Racine, tel avail 6t6 son r6ve, dans lequel 
s'exaltaient toutes les aspirations de la femme et 
tons les enthousiasmes de Tartiste. 

Gamille, d'abord, ne connalt Jacques que par 
ses livres : aprfes s'felre donn6e, elle apprend k faire 
la difif^rence entre Tauteur et Thomme. Si Tauteur 
exprime les passions avec une Eloquence fervente, 
ITiomme est en r6alit6 le pire des 6goistes ; il ne 
voit dans Tart qu*un moyen de parvenir et dans 
I'amour qu'une satisfaction de sa fatuit6. 

Lassd, aprfes deux mois, de sa petite idylle, 
Jacques s'amuse k flirter avec une mondaine co- 



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124 Ixodes de litterature contemporainb 

quelle el perverse, M"° deBonuivet. Ni Bonnivette, 
comme on Tappelle, n'aime Jacques, ni Jacques 
n'aime Bonnivelte ; ce n'est, de part el d'aulre, que 
curiosile sensuelle, irritation d'une sfeche vanite. 
Pendant qu'ils se piquent au jeu, Camille Favier, qui 
deviiie leur intrigue, qui ne se fait plus illusion sur 
Jacques, mais dontlamour survit encore au m6pris, 
souffre toulce que la plus abominable des trahisons 
peut infliger de tortures h son kme lendre el pas- 
sionn^e. Cependant M'"^ de Bonnivet devient la mai- 
Iresse du jeune 6crivain.Unhasardfaitsurprendre k 
Camille le secret de leurs rendez-vous; et, sur le 
champ, devoree dune ^pre jalousie, elle se promet 
d'attendre sa rivale devanl laporte pourlui craclier 
au visage toute sa haine. 

Vy voila, jouissanl par avance de se venger. Le 
rendez-vous est pour quatre heures. Elle attend, 
elle guette : ni Jacques ni M"* de Bonnivet ne pa- 
raissent. Quatre heures et demie... Toujours per- 
sonne. Elle flnitpar se persuader qu'ils ne viendront 
pas. Elle va partir, lorsque, fouillant une dernifere 
fois de ses yeux la courte rue, elle voit, arrets k 
quelque distance, un fiacre, et, dans ce flacre, pen- 
cl^ae hors la portifere, une figure qui la terrifie. Sous 
le rideau k demi baiss6 de la voiture immobile, 
c'est le mari qu'elle vienl de reconnailre, Pierre de 
Bonnivet en personne,donlle fauve regard annonce 
sa volont6 de tuer. Aussit6t les justes rancunes de 
la pauvre fllle, la douleur de sa passion meurtrie, 
son appetit de represailles se fondent en un seul 
sentiment : elle n'apergoit plus devanl elle que le 
danger de Jacques et que la n(5cessit6 de le sauver. 

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LA. DDCHESSE BLEDE, PAR PAUL BODRGET 125 

Convaincue maintenant^ par une illumination su- 
bite, queles deux amants ont devance Theure, elle 
s'elance dans Tescalier, tandis que, sur son ordre, 
le concierge appelle une voilure. 

Jacques, averli, veut courirau-devant du danger. 
Camille Ten empeche, lui persuade de monter avec 
elle dans le fiacre qui les attend : le mari les sui- 
vra; quand son coupe s'en sera all6, M'"" de Bon- 
nivet pourra sortir sans risque. Ce stratageme 
r6ussit. Mais pourtant les soupQons de Bonnivet 
peuvent renaitre. II faut absolument, si Ton veut 
qu'il soit tout k fait rassur6, lui montrer les deux 
femmes Tune en face de Fautre, au jour, ant^rieure- 
rement fix6, oil Camille doit jouer la comedie dans 
le salon de sa rivale. C'est, pour lactrice, Foccasion 
d'une vengeance renouvel6e d'Adrie7ine Lecouvreur. 
M""® de Bonnivet, qui craintla defiance de son mari^ 
r6veill6e par cescandale,cong^die Jacques avec assez 
de d6sinvolture pour ne pas meme laisser au pauvre 
gargon la douceur de croire qu*elle ait jamais fait 
autre chose que se jouer de lui ; et^ quanta Camille, 
elle est allee, en sortant de Fh6tel Bonnivet, passer 
lanuitchez legros Tournade, quidepuis longtemps 
la poursuit de ses ofifres, et dont elle devient la 
maitresse trfes richement entretenue. 

Epilogue, deux ans plus tard. Jacques a epouse 
une veuve millionnaire. Avant de dire adieu pour 
toujours a la litterature, il vient de faire une pifece. 
Cette histoire s'arrangeait si bien, les jalousies de 
Camille, lascfene deFappartement, celle du salon... 
La piece 6taittoutecomposee, il Fa 6crite.Etle prin- 
cipal r6le, le r61e de Factrice, c'est Camille, mainte^ 

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126 ifiTDDES DE LITTfiRATURK CONTEMPORAINB 

nant uiie grande artiste en meme temps qu'une 
6toile de la galanterie, c'est Camille qui le jouera. 
La Duchesse bleue ne comptera pas, je le crains, 
parmi les meilleurs romans de M. Bourget. 11 faut 
louer, dans la premiere partie, I'habilet^ avec la- 
quelle Fauteur pr6sente ses personnages et engage 
son action. Mais toute cette moiti6 du volume pa- 
rait bien longue. 11 n'y a Ici qu*une sorte dlntro- 
duction, et deux cents pages au moins pour pre- 
parer un drame qui s'ach^ve brusquement en deux 
scfenes, c'est beaucoup. Nous nous demandons oti 
Jacques a pu trouver la matifere d'une pi^ce. Au sur- 
plus, le drame lui-mfeme, s'il ne ratait pas, serait 
assez vulgaire. 11 rate, on I'a vu, grAce a la sottise 
du mari jaloux, ce mari tragi-comique dont le ro- 
mancier nous fait presque rire apr^s nous en avoir 
presque fait peur. « J'ai la conviction, dit Jacques 
tout au d^but, que, s'il soupQonnait sa femme dela 
moindre familiarite physique, ilia tuerait sur place 
comme un simple lapin. » Et plus loin, voyez ce 
croquis : « La veine si facilement entire de son 
front sanguin, ses yeux verdAtres que Ton devlnait 
si prompts a s'injecter de colfere, le poll roux et 
rude qui, de son bras, descendait jusqu'aux pha- 
langes de ses doigts, tons ces signes de brutality 
continuaient k me donner I'impression d'un redou- 
table personnage. L'action tragique devait lui etre 
aussi naturelle que la fatuite insolente k Jacques ». 
Aprfes ce portrait, nous pressentons quelque ca- 
tastrophe. Fallait-il donner a Bonnivet un poil 
tenement roux etrude, si tout le tragique de son 
action devait etre de balbutier une excuse lorsqu'il 



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lA DUCHBSSE BLEUE, PAR PAUL BOURGET 127 

reconnait, au lieu et place de sa femme, M"' Favier 
s'61anQaiit du Bacre sur le trottolr? On a beau n'fetre 
pas sanguinaire : le plus b6iiin deslecteurs 6prouve 
une veritable deception. M. Bourget annouQait une 
trag^die, ou, du moins, un melodrame : quand nous 
voyons son melodrame toumer en vaudeville, plus 
il a r^ussi k nous ^mouvoir, plus nous lui en vou- 
lons de nous avoir pris pour dupes. Des deux 
scfenes capi tales qui font toute la substance dulivre, 
la premiere, celle de Tappartement, n'en est pas 
moins path6tique, d'un path^tique, si j'ose le dire, 
criard h la fois et banal. Quant h la seconde, celle 
du salon, elle produit un efifet mediocre, parce que, 
Tayantdepuislongtemps devinee, nous en trouvons 
Tex^cution d'autant plus faible. 

Venous au denouement. J'6prouve ici quelque 
scrupule. Non sur le compte de Jacques ou de Bon- 
nivette, mais sur celui de Camille. Que Camille 
« se mette » avec Tournade, voilk qui me parait 
invents a plaisir pour dramatiser la fin du roman. 
Sachez d'abord ce qu'est Tournade. L'auteur nous 
en donne un portrait bien caractdristique. Je ne 
puis mieux faire que de le citer, et j'y ajouterai 
mfeme celui de Figon, autre poursuivant de GamiUe, 
puisque M. Bourget ne nous les montre jamais que 
de compagnie pour les faire valoir par le contraste. 

Je reconnus aussitfit les deux types du has viveur acluel. 
L'un, que je devinai a son encolure 6tre le Tournade, 
monlrait une grosse face, plaqu^e do rouge, d'un cocher 
Irop bien nourri, avec une de ces lourdes et ignobles bou- 
ches qui appellent le noir cigare congeslionnant, des yeux 
a la fois finauds, brutaux et assouvis, une calvitie mena- 
^ante, de courts favoris roux, la carrure d'un boxeur... Et 

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128 6TDDES DE L1TT6RATURE CONTEMPORAINE 

quelle main, aux larges doigts gras, boudinant aiitour de 
larges bagues a larges pierres! Quelque ^pre paysan, 
acheleur de biens nationaux, revit dans les gens de cetle 
esp^ce, et ils apportent a la crapule Elegante une ame 
ignoblement positive de fils d'usurier, nourrie par tin tem- 
perament de porlefaix. L'autre, le Figon, maigre ei veule, 
avail un nez infini sur une bouche donl chaque dent ^tait 
un pari d'aurificalion. Sesyeux verts el bordes de jambon, 
— abominable mais irremplacable melapbore de I'argot du 
peuple — clignolaienl dans un leint pourri de remedes se- 
crets, un de ces teints ou roule une lymplie galee qui cor- 
rompt la chair qu'elle devail nourrir... Et tous les deux, 
Tobese Tournade el I'evide Figon, avaienl cetle fagon de 
porter I'habit de soiree, ces larges boulons d'or au plaslron, 
ce bouquet a la boulonuiere, ce chapeau en arriere sur la 
t^te, uniforme de soltise ou d'infamie... Eclaires par le jour 
cru de la petite loge, ces deux visileurs, deboul, appuyes 
contre le mur, tetaienl leur canne avec un air d'abrutisse- 
menl. 

Sans doute, nous savons des ie debut que Ca- 
mille a, certains jours, dans la mediocrite de sou 
existence, des tentations dont son amour seul lui 
donne la force de triomplier. Aussi ne serions- 
nous pas 6tonn6s que, cet amour une fois trahi, 
elle saisit la premifere occasion de salisfaire ses 
besoins de luxe et d'616gance. Du moins, pas^avec 
Taffreux Tournade. A vrai dire, c'est pour tirer 
vengeance de Jacques, et non pour avoir des bi- 
joux ou des voitures, que Camille se livre k Tim- 
monde personnage. Mais, apres qu'on Fa montr6e 
dans toute la suite du volume comme une Ame si 
delicate et si fifere, peut-on, mfeme en all6guant je 
ne sais quel vertige, la jeter aux bras de ce goujat 
repugnant? Le denouement, j'en conviens, a par la 
quelque chose de plus thefttral. Ne sacrifte-t-il pas 



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LA DUCHESSE BLKDE, PAR PAUL BOURGET 129 

Iav6rit6k Teffet? Denouement poncif, d'ailleurs, 
comme tout ce qui est de convention. Beaucoup 
d'autres, avant M. Bourget, ont mis en scfene des 
femmesqui, k la suite d'une trahison, cherchaient 
leur vengeance dans leur propre avilissement. 
Rappelez-vous seulement la L6a de Paul Forestier, 
Mais, k supposer que ce soit \h un trait bien « fe- 
minin », 11 y a de la difference enlre I'ignoble Toiir- 
nade et Adolphe de B^aubourg, gentilhomme fran- 
Qais, qui serait, aprfes tout, un amant tres sortable 
s*il avait Fair un pen moins commun. 

« C'est un principe quand on veut r6ussir, dit 
quelque part Jacques Molan; ne jamais se rep6ter. » 
Et ailleurs : <( Pass6 quarante ans, on se repfete, et 
se r^p^ter, c'est se survivre. Quand on ne doit pas 
se surpasser, il vaut mieux se taire ». M. Bourget, 
dans la Duchesse bleue^ ne s'est certainement pas 
surpass^ ; il se survit en se rep6tant. Son livre 
nous donne Timpression d'avoir 6t6 fait « de chic », 
sans 6tude directe, sans veritable sinc6rit6. II est 
Toeuvre d'un ecrivain qui « n'a rien h dire », mais 
qui, croyant se devoir peut-etre de produire 
chaque ann6e son volume, fabrique un roman quel- 
conque en empruntant sa « fable » a tout le monde 
et en s'empruntant k soi la plupart de ses person- 
nages. La plupart, ai-je dit, si nous faisons k la ri- 
gueur une exception pour Camille. Mais les autres? 
Le peintre Vincent La Croix, qui d'ailleurs ne 
joue ici qu'un r61e de temoin et de confident, 
nous Tavions d6ja vu sous divers noms parattre 
dans les romans de M. Bourget. C'est le dilettante, 
le rate superieur, chez lequel I'analyse a dissous 

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130 ETUDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAlNB 

toute energie, L'homme des commencements et des 
avortemenls, vagabondant, de reveen reve, a la re- 
cherche d'un amour, comme, de masee en mus6e, 
k la recherche d'un ideal esth^lique, — type fas- 
tidieux autant que banal du Ren6 moderne, et, si 
Ton veut, « fin-de-si^cle », qui passe sa vie k s'aus- 
culter en gemissant. Dans Jacques Molan nous 
avons le « feroce de lettres » tel que le romancier 
Tavait d6jk maintes fois repr^sente ; il nous rap- 
pelle tant6t Larcher, tant6t Dorsenne, et, s'ilse dis- 
tingue de ses devanciers, c'est, k vrai dire, parce 
que M. Bourget en fait systematiquement un 
« monstre ». Quant a M"" de Bonnivet, nous re- 
connaissons en elle la figure de grande coquette 
dont presque tous les romans de Tauteur nous 
offraient d6j^ un exemplaire. II y a dans Bon- 
nivette un pen de M"* de Sauve, un pen de M"* Mo- 
raines, et sais-je encore de quelles autres ? 11 y a 
la (( c6rebrale », Y .< intellectuelle » pr^tendue, qui,, 
s'entourant d'hommes c61ebres, veut, sans marcher, 
les rendre tous amoureux. II y a la jalouse et la 
vaine, qui ne pent supporter que la petite Favier 
garde Jacques. II y a Tennuy^e, insensible tant6t, 
nous dit-on, par froideur originelle de tempera- 
ment, et tant6t, on nous le dit aussi, par abus des 
jouissances ; la queleuse d* excitations qui, k chaque 
nouvelle intrigue, s'acharne dans Tespoir qu'elle va 
cette fois goiiter une extase toujours d^siree, tou- 
jours fuyante. Celle-la marche, devient la mattresse 
de Jacques. II y a enfln la cruelle qui, connaissant 
bien le cceur de son miserable amant, y enfonce 
le couteau juste au point vulnerable, puis met k la 

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LA DCCHESSB BLEUE, PAR PAUL BOURGET 131 

porte ce docteur de loutes les perversit6s pari- 
siennes, jou6 comme un benet. Je sais que I'dme 
feminine passe pour trfes complexe (complexity, 
ton nom est femme I). On peut croire pourlant que, 
si celle de Bonnivette Fest k ce point, c'est que 
M. Bourget Ta peinte non d'aprfes nature, mais en 
se rappelant trois ou quatre de ses heroines an- 
t6rieures. 

Je cherche dans la Duchesse bleue les qualit^s de 
Tauteur ; je n'y trouve gufere que ses d6fauts. En 
faisant de Jacques un snob, M. Bourget n'a pas assez 
pris garde h se pr6munir contre les railleries plus 
ou moins fines de ceux qui Taccusent lui-meme de 
quelque snobisme. Lorsque Jacques et Vincent di- 
nent ensemble au cabaret, jl marque avec soin le 
moment oti les deux convives pfelent un quartier 
de poire au bout de leur fourchette de dessert, ce- 
lui oil Ton apporte les bols. Les futilit6s de la vie 
mondaine ont toujours int6re&s6 ce p6n6trant psy- 
chologue, ce moraliste grave etpath6tique; etnous 
Tavons vu parfois traiter avec indulgence ses mar- 
quises les moins recommandables, attendri qu'il 
6tait par la finesse de leurs dessous. N'insistons pas 
sur de minces details. II y a, dans la Duchesse 
bleue, des traits plus d^plaisants. Citerai-je, par 
exemple, la reflexion .que Vincent se fait a lui- 
m6me quand son fiacre I'aiTete devant Thdtel Bon- 
nivet. c< Je ne me crois pas plus pl6b6ien qu*un 
autre, mais cette sensation d'arriver dans un h6tel 
de six cent mille francs pour prendre part k un 
diner de cinquante louis, avec un v6hicule de 
trente-cinq sous k la course, suffira toujours pour 

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132 6TUDES DE litt6rature contemporainb 

me degouter du monde 616ganL » Ea faisant ainsi 
parler le peintre, nul doule qu'on n'ait voulu le 
meltre en contraste avec ce snob de Jacques. Nous 
auiions pu nous demander d*abord pourquoi Vin- 
cent, qui a quarante mille livres de revenu, se 
contente d'un modeste fiacre ; il ne tenait qu'^ lui, 
lout au moins, d'elever le prix de la course en don- 
nant plus de cinq sous de pourboire. Mais qui ne 
sent le parvenu dans cette faQon d'e valuer le diner 
auquel il va prendre part? Et surtout, lace sensation » 
dont il nous fait confidence, quelle pleutrerie ne 
d6note-t-elle pas 1 

Quand Molan se trouve avec Figon dans la loge 
de Camille, celui-ci, aprfes avoir servi a sa pifece 
tous les 61oges de rigueur, finit par dire : « Enfin, 
vous etes mes deux auteurs pref6r6s, vous et... » 
M. Bourg;et n'a pas voulu nous rep6ter le nom de 
I'ecrivain outrageusement mediocre auquel le ni- 
gaud associe Molan. J'imiterai sa discretion en 
m'abstenant de nommer celui dont la Diichesse 
bleue me rappelle plus d'une fois la manifere. Lisez 
le portrait de M"' de Bonnivet : 

5i Camille rappelait les Psyches et les Galaiees des plus 
suaves d'enlre les P. R. B. — Preraphaelitc Brothers, — 
M"* de Bonnivet, elle, avail une beaute k justifier des pr6- 
lenlions plus aristocraliques encore que rh6r6dit6 du c^ 
lebre connetable... Rien qu'avoir saillir les epais rouleaux 
de ses cheveux d'or cendre au-dessus de sa nuque, quand 
elle se tournait de profil, on reconnaissait la vitality phy- 
siologique d*une de ces fausses raaigres qui cachent, sous 
des sveltesses de sir^ne, des estomacs de capitaine de dra- 
gons. Les brides du chapeau mauve qui la coiffait n*emp6- 
chaient pas de deviner le cou mince, un peu long, mais 

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LA DUCHESSE BLEUE, PAR PAUL BODRGET 133 

bien muscle, de m6me que les gants revelaient una main 
nerveuse, aux doigts un peu longs aussi ; et le busle se des- 
sinait, a chaque mouvement, dans les blancheurs souples 
du corsage en cr^pe de Chine, si jeune, si 616ganl, si plein, 
Mais ce que celte creature de luxe eut aussitfit pour moi de 
significatif jusqu'^ Tobsession, ce furent ses yeux... Us 
avaient dans leur azur reclat du metal ou de la pierre pr6- 
cieuse. lis donnaient d6s leur premier regard Tidee de 
quelque chose d'implacable malgr^ le chaj^me, de dur et 
de froidement dangereux dans le magn^tisme. C'6taient des 
yeux comme on en imagine aux nixes et aux ondines... Et 
pour achever cette sensation de cruaute dans la grace, quand 
la jeune femme riait, ses 16vres se relevaient un peu trop 
dans les coins, d^couvrant des dents aigues, serr^es, tr^s 
blanches, presque trop petites, comme celles d'une b^te de 
chasse et de morsure. 

Voil^ une page « bien ^critel » II me semble que 
je I'ai d^jalue quelque part. Oil done? Ces dents 
aigues et serr6es, ces yeux qui out r6clat du m6tal, 
ce cruel retroussis des levres, ce charme magn6- 
tique et fatal, je jurerais qu'il s'agit d'une heroine 
de.... Mais j'ai promis d'etre discret. Aussi bien la 
marque propre de Tauteur est dans les lettres 
cabalistiques P. R. B., dont il faut d'ailleurs lui 
savoir gr6 de nous donner aussit6t Texplication. 

Si nul nMgnore que M. Paul Bourget a trop de 
gravity pour avoir ce qui s'appelle de I'esprit, 
jamais ce d^faut ne s'est plus f4cheusement tralii 
que dans la Duchesse bleue, Je ne parle pas de La 
Croix, h6ros tout 61dgiaque, dont nous aurions 
mauvaise grdce k attendre autre chose que de sim- 
piternelles dol6ances sur son malheureux etat 
d'Ame. Mais, en contraste avec ce chevalier de la 
Triste-Figure, voici Jacques Molan, dont Tauteur 

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134 fiTUDES DE LITTEIRATDRE OONTEMPORAINE 

nous vante la verve, rhumour,lesbrillanles saillies. 
Las! nous sommes obliges de croire M. Bourget 
sur parole; ou, du moins, s'ily a dans la conversa- 
tion de Jacques je ne sais quelle exuberance ani- 
male, la banality grossiere de son bagout nous fait 
mal au cc&ur. Quoi ? c'est \k vraiment un des pre- 
miers dcrivains de notre 6poque, r6put^, dans les 
salons et sur les boulevards, comme un ^blouis- 
sant causeur? Ne vous en deplaise, je Taurais pris 
pour un commis-voyageur plus ou moins frott6 de 
tr^s mediocre litl^rature. Et M"* de Bonnivet?II 
vaut peut-etre la peine de citer ses meilleurs mots. 
Lorsqu'elle a dit k La Croix : « Est-ce que vous 
n'aviez jamais vu Molan amoureux autrement que 
dans seslivres? » — cette petite phrase, qui n'arien 
de si m^chant, vous en conviendrez, M. Bourget 
nous la donne, aussitdt prononc^e, comme 6chan- 
tillon d'un « tour d'esprit » qui, chez M"' de Bon- 
nivet, (( est le privilege de la femme sup6rieure ». 
Toujours ing6nieux, Jacques, en souvenir du fa- 
meux connetable, appelle cela le connetablisme. 
A la page suivante, nouveau trait du tour d'esprit 
bien sp6cial que Tami Jacques a baptist de si pi- 
quante faQon. « D6cid6ment, Henri, dit M"' de Bon- 
nivet h son mari, vous engraissez... Qa vous 
donne dix ans de plus que votre dge. Vous devriez 
prendre exemple sur Senneterre... » C'est \h tout? 
— C'est tout. Ajoutons.que le nomme Senneterre 
est a cir6 et raccord^ comme un vieux meuble ». 
U faut le savoir pour eslimer a son juste prix cette 
autre perle de connelablisme. 
M. Bourget ne fut jamais un 6crivain trfes sur. 

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LA DDCHESSE BLEDE, PAR PAUL BOURGET 135 

Mais il y a dans la Duchesse bleue mainls defauts de 
style et de langue qu'on ne saurait passer sous si- 
lence. Des barbarismes : « Ne lui en voulez pas tant 
de ce qui n'est qu'un accfes de colfere » (page 131). 
« C'6tait encore un effet h produire au nouveau- 
venu » (page 76). Des impropriates : a 11 m'avait ra- 
conte les deux aventures quil menait d'af files » 
(page 155), comme si daffiUe 6quivalait h. simulta- 
nement, Des m^taphores bizarres : « II voulait, de 
cette nerveuse main qui venait de jeter des couleurs 
sur la toile, jeter de Tencre sur du papier » (page 2). 
On multiplierait ais6ment ces exemples. Je ne cite 
plus qu'une phrase. Interrompant Jacques dans son 
Enumeration des « vingt senteurs > qui composent 
le « vague et penetrant arome » d'une mondaine : 
« Si jamais, s'6crie La Croix, je fonde une boutique 
de parfumerie, et si je confie k un autre la redaction 
de la r6clame I... » II veut dire, le brave peintre, en 
jetant cette encre sur le papier : « Si jamais, au cas 
oil je fonde, etc., je confie, etc. » On pent 6tre un 
trfes galant homme, voire un peintre de talent, je 
le dis pour La Croix, et parler quelquefois un 
fran^ais douteux. Mais d'etre acad6micien, je le dis 
pour M. Bourget, cela ne dispense pas d*6crire 
correctement sa langue. 

La principale critique qu'on doive faire a la Du- 
chesse bleue porte sur le sujet lui-mfeme dans son 
ensemble. QuandM. Bourget commeuQa d'ecrire ce 
roman, voici quelques annees d^ja, — c'etait peut- 
^tre avant la quarantaine (rappelez-vous Tapoph- 
thegme de Molan), — il se proposait de reprendre 
k sa manifere la question Iraitee par Diderot dans le 

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136 fiTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

Paradoxe sur le Comedien. De la le titre ant^rieur 
du livre : Trois Ames d^artistes. II devait y etudier, 
dans trois « cas » divers, le rapport du talent avec 
la sensibilite. « Je voulais montrer ces types d'ar- 
tistes a c6t6 Tun de Fautre : Tun d'abord (Molan), 
degrade par le divorce deflnitif de Tdme et de la 
vie, — un second, au contraii*e (La Croix), portant 
dans son coeur toutes les emotions dont le premier 
a toutes les eloquences, mais incapable de s'expri- 
mer tout entier, — un troisieme enfin (Camille)^ 
place au point d'equilibre et klaveille d'ensortir. » 
Comment se fait-il que M. Bourget n'ait pas trait6 
son sujet primitif ? Lui-m6me allfegue « les involon- 
taires detours de la composition litt6raire ». C'est 
s'avouer bien peumaitre de sapensee. Disonsaussi 
qu'il etait plus difficile de faire Trois Ames dar^ 
tisies que la Duchesse bleue. Mais Tauteur de la Du- 
chesse bleue ecrivit jadis le Disciple, et nous lui en 
voulons d'avoir laisse son « 6tude de vie intellec- 
tuelle » deriver en un banal roman d'aventure ga- 
lante qui, lui ayant coiite ^beaucoup moins de peine, 
vaut tout juste ce qu'illui.a coiite. 

Ce regret exprime, nous n'aurions qu'k prendre 
telle quelle la Duchesse bleue, si le premier sujet 
n'empietait sur le second. 11 faut faire 6galement k 
ce livre deux critiques en apparence contradictoires. 
Montrons, d'abord, combien V etude est insufflsante 
et superficielle. Trois ou quatre phrases, pour Mo- 
lan, sur la sensibility imaginative qu'on oppose k la 
sensibility reelle, un portrait du « monstre litt6- 
raire » oil Ton marque son ^goisme, son amour du 
succfes et de Targent, son habilet^ de froid calcula- 

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LA DDCHESSE BLEUE, PAR PAUL BOURGET 137 

teur h mettre en oeuvre un talent qui salt rendre, 
avec une poignante Eloquence, les plus tragiques 
emotions, cela, vraiment, ne saurait nous fetre 
donn6 comme une monographie de recrivain. 
Je ne parle mfeme pas de Tactrice, son cas psycho- 
logique etant k peine indiqu6. Quant a La Croix, 
nous Tentendons bien, qk et la, se plaindre de son 
impuissance, envier k Jacques la vitality, TSnergie 
creatrice dont iui-meme est si totalement d6pourvu : 
sauf quelques traits 6pars, quelques pages tout au 
plus, ce n'est pas Tartisle avortd qu'on nous montre * 
en lui, mais le sentimental transi et dolent. 

Au surplus, dans tout ce qui touche au « pro- 
blfeme », il y a perp^tuellement des contradictions 
et des confusions. M. Bourget voulait, nous dit-il, 
reprendre la question discutee par Diderot. Mais 
qu'apr6tendu Tauteur du Paradoxes Selon lui, la 
premifere condition du genie artistique est Tinsensi- 
bilit6. Aussi M. Bourget semble-t-iifaire de Molan 
un etre incapable de sentir. Voilci ie Molan de la 
these, le Molan qu*il fallait anatomiser. Mais, k c6t6 
de ce Molan-lk, il y en a un autre, il y a le Molan 
pour lequel un amour, une haine, une joie, une 
souffrance (on le fait done sensible celui-ci), sont 
c( du terreau ou pousse la fleur de son talent ». 
Quand le second dit : « Vivre, — pour 6crire », 
quand il tire une pifece de sapropre hisloire, quand 
il veut absolument que Camille y joue (« c'est tene- 
ment sa vie et sa personne... II n'y a qu'elle qui 
puisse me jouer ce r61e-lk j>), non seulement nous 
ne.reconnaissonsplus en lui le premier, mais encore 
nous nous rendons compte que, si Tauteur nous en 

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138 6TDDES DB LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

pr6sente tour a tour deux, c'est qu'il a brouille deux 
questions distinctes. 

Je me plaignais tout k Theure que M. Bourget 
ne traite pas s^rieusement son 6tude. II pourrait 
all6guer le cbangement de titre. Disons alors qu'il 
y a dans la Duchesse bleue trop de TroisAmes d ar- 
tistes. M. Bourget n*a pas su ^cailer sa conception 
ant^rieure du sujet, et ce qui en demeure, si peu 
soit-il, suffit pour que tout le reste nous paraisse 
mis^rablement futile et vide. Lisez par exemple la 
dernifere page. Ne trouvez-vous pas une disconve- 
nance flagrante entre les reflexions par lesquelles La 
Croix conclut et le r6cit qu*il vient d'6crire ? Ses re- 
flexions se rapportent k une etude qui n'a pas 6te 
vraiment faite, et Tanecdote qu'on y a substituee 
ne pent les soutenir. Restons sur cette impression 
finale. EUe est, je crois, la meilleure critique du ro- 
man ; elle en accuse la sp6cieuse insignifiance. 



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VII 

L'HOMME DE LETTRES DANS LE ROMAN 
MODERNE(l) 



Parmi les artistes, ce sont des hommes de lettres 
que nos romanciers ont le plus fr^quemment re- 
pr6sent^s. Nous pouvons nous Texpliquer sans 
peine. Musiciens, peintres ou sculpteurs sont enge- 
n^ralmoins faits pour ce qu'on appelle le monde. 
Reaucoup ne montrent hors de leur art ni vivacity, 
ni gout, comme le musicien de La Rruyfere, qui,- 
aprfes avoir enchants I'auditoire par ses accords, 
« semble s'etre rerois avec son lutli en un meme 
^tui ». Les sculpteurs notamment. Si nous en 

(1) Paul Bourobt : Mensonges, Vn saint, Cosmopolis, La 
Duchesse bleue. — A. Daudbt : L'ImmorUL — A. France : Le 
Lys rouge. — Paul Hertieu : L" Armature. — Guy de Mau- 
passant : Notre cosur — Paul Margubritte : Tons quatre, 
Pascal Gefosse, — J.-H. Rosny : Le Termite. — E. Zola, 
VCEuvrt. 

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140 6TCDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

croyons Robert Le M6nil du Lys rouge, gentleman 
aussi judicieux que correct « ils sont d'ordinaire 
un peu brutes, les sculpteurs ». II s'agit ici de 
Jacques Deehartre. Et M°** Martin-Belle me, a la- 
quelle Deehartre va etre presents, plaide seule- 
ment les circonstances attenuantes, quand elle fait 
observer que « celui-lk sculpte si peu ! » En voici 
un autre, dans Notre cceur, qui doit sculpter davan- 
tage. Introduit par T^crivain Lamarthe chez 
M"* de Burne, Pr^dole, un gros homme massif et 
lourd, h la carrure 6paisse, aux mains de bpucher, 
reste assis sans mot dire, inerte et comme ab- 
sent, dans le fauteuil que lui a indiqu6 la mal- 
tresse de maison. II est \k depuis une heure quand 
la conversation vient k tomber sur la sculpture. 
Son visage alors s'eclaire et s'anime. Le grand ar- 
tiste parle de ce qu'il aime avec une eloquence fer- 
vente, livre tout entiere son dme, exalt6e et ravie 
par la beauts des formes. Lorsqu'il est parti, M""® de 
Burne, k laquelle Lamarthe demande comment elle 
le trouve : « Assez int^ressant. r6pond-elle avec po- 
litesse, mais raseur. »> Pr6dol6, qui a si bien admir6 
ses bibelots, ne lui a rien dit de sa toilette. 

L'homme de lettres, plus sociable, a plus de tact et 
d^esprit. La conversation mondaine, telle que nous 
lapeignentnos romanciers, lui doit souvent sa d6- 
licatesse et sa grdce piquante. II salt parler de 
toute chose avec agr^ment, avec une 61%ance 
ais6e et vive. Aussi figure-t-il dans bien des romans 
comme personnage secondaire, meme si son r61e 
se r6duit k « causer »,a 6mettre Qk et Ik quelque 
fine reflexion, k indiquer Idgferement une vue in- 

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L'HOMME DE LETTRES dans LE ROMAN 141 

genieuse. C'estle cas pour Lamarthe de Notre cceiir 
et pour Paul Vence du Lys Rouge, Ni Tun ni Faulre 
ne prennent aucune part a raction. Paul Vence, 
par exemplc, n'y intervienl que pour inlroduire 
Dechartre chez M"" Martin-Bellfeme. Mais, si M. Ana- 
tole France ne le fait pas agir, il le fait parler, et, 
le faisant parler, il lui prete son propre tour d'es- 
prit et de langage. Quel regal de Tentendre ! Je ne 
vols dans le Lys rouge rien de comparable peul-etre 
Il certain portrait de Napoleon quMl esquisse en se 
jouant et qui n'a d'ailleurs aucun rapport avec le 
sujet. 

Quelquefois, dans les romans h thfese,un homme 
de lettres, sans figurer lui-meme comme per- 
sonnage agissant, est charge par I'auteur de faire 
ce qu'on pent appeler la demonstration. L Ar- 
mature, de M. Paul Hervieu, ne serait guere qu'une 
suite d'episodes juxtaposes, si tous les episodes 
n'6taient lies entre eux par une id6e maitresse qu'on 
ne nous laisse pas perdre un instant de vue. C'est 
Tecrivain Tarsul qui, desles premieres pages, nous 
Texpose. « Pour soutenir la famille, pour contenir 
la soci6te, pour fournir a tout ce beau monde la 
regulifere tenue que vous lui voyez, il y a une ar- 
mature en metal qui est faite de son argent. Lk- 
dessus on dispose la garniture, Touvrage d'art, la 
maQonnerie, c'est-a-dire les devoirs, les principes, 
les sentiments, mais c'est I'armature qui empeche 
la dislocation », etc. Telle est I'idee qui domine le 
livre. Or, Tarsul n'a pas d'autre r61e que d'expliquer 
les actes des personnages en les rapportant a cette 
idee ; et, aprfes la catastrophe fmale, nouslevoyons 

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142 ]&TDDES DE LITT^RATORE CONTEMPORAINE 

reparaltre une dernifere fois pour justifier sa pe- 
tite thdorie par raction dont il a 6t6 spectateur. 
De mSme le Dorsenne de Cosmopolis. Simple 
t^moiapour aa part, comme Tarsul, il indique tout 
au ddbut la thfese du roxnan. Eu nous pr^seatant 
les acteurs, il a soin de nous pr6venir que, si tous 
ces personnages d'origine diverse semblent au 
premier abord, sous leur vernis cosmopolite, avoir 
les mfemes fagons de penser et de sentir, le drame 
qui se prepare fera bient6t saillir en chacun d'eux 
son caract^re essentiel, ind616bile, le caractbre de 
la race. Et cet observateur ironique, qui regard e 
la vie, qui n*a m6me pas cure de la juger et se 
pique uniquement de la comprendre, ne ferait 
gufere que commenter k mesure les ^v^nements, 
si M. Paul Bourget, superposant a la demonstra- 
tion de sa thfese un Epilogue inattendu et tout adven- 
tice, ne s*avi8ait,en un dernier chapitre, de montrer 
k son dilettante, pour le convertir au plus vite, Notre 
Saint-Pfere le Pape qui, dans les jardins du Vatican , 
respire une splendide rose jaune. 



II 



Les hommes delettresquenos romanciers melen t 
k la vie mondaine, m6me les plus brillants, les plus 
illustres, restent d'ordinaire en marge de ce monde 
qui se pare d'eux et ne les admet pas comme siens . 
II ne tiendrait sans doute qu*^ Dorsenne d'6pouser 



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L'HOMME DE LETTRES dans lb ROMAN 143 

Alba, fille de la comtesse Steno. Mais la soci6t^ cos- 
mopolite a laquelle appartient Alba n'est point le 
vrai monde. Anssi bien les galanteries de M"** Steno 
font d'elle une sorte de d6class6e. C'est ce que 
M. Boorgetasoin de nous dire; et, de peur que 
rid^e d*un tel manage ne scandalise encore ses 
nobles lectrices, il donne a I'^crivain pour aieul le 
petit cousin d'un heros, de ce brave g6n6ral Dor- 
senne, qui, sous Napoleon P% commanda la garde. 
Vous m'en direz tant ! 

Lorsque Claude Larcher, da,ns Menso7igeSj conduit 
chez M"' Komof le jeune pofete Rene Vincy, tout 
fler et tout 6mu de r6aliser son rfeve juvenile : « Est- 
ce que vous croyez, parhasard, lui dit-il, que vous 
allezetre du monde?... Vous irez dans le monde, 
mon cher, vous irez beaucoup, si ce sport vous 
amuse ; vous n*en serez jamais, non plus que moi, 
non plus qu'aucun artiste, eut-il du g^nie, parce 
que vous n'y fetes pas ne, tout simplement, et que 
votre famille n'en est pas. » Les belles dames que 
Vincy trouve chez la comtesse russe accueillent de 
lenr mieux Tauteur du Sigisbee, EUes lui sourient, 
le complimentent a tort etktravers, sele disputent. 
« Ah! Monsieur, quel talent !... Je re^ois les mer- 
credis de cinq a sept. » Un pofete, celafait bien dans 
un salon. En invitant Vincy, ces aimables p6cores 
t6moignent de leur gout pour les choses id6ales, 
pour tout ce qui est noble, chaste et d61icat. « Vous 
nous vengez, nous autres femmes, lui declare je ne 
sais plus laquelle, de ces pr^tendus analystes qui 
semblent ecrire leurs livres avec un scalpel sur une 
table de mauvais lieu ». Ces flatteries, meme si le 

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144 Etudes de litt6ratdre contemporainb 

style en a de quoi le surprendre, caressent agrea- 
blement son oreille. A vrai dire, il est, pour les 
mondaines qui luifont fete, un jouet de leur vanit6 
frivole. Uune d'elles pent bien Taimer. II alesjoues 
fraiches, les yeux clairs, la bouche pure. Unpeu 
gauche, sans doute, mais d'une gaucherie qui ne 
manque pas de charme. M™** Moraines s*est tout de 
suite promis de faire son Education. Pourtant, 
meme aim6 d'elle, il n*est en reality qu'un bien 
mince personnage. En le rencontrantchez Suzanne, 
Desforges n'a seulement pas Tair de le voir; et, 
quand il est parti : « C'est, dit-elle au baron, le petit 
poete de M"*^ Komof. On m'a pr6sent6 cejeune 
homme, qui est Tauteur de la pifece. Le pauvre 
gargon est venu me mettre des cartes. II ne savait 
pas mes heures, et il est mont^ ». 

Voyez encore Jacques Molan, de la Duchesse bleue^ 
et Tarsul. Molan se fait aimer de M'"'' de Bonnivet, 
ou plut6t il r6ussit, par d*habiles manfeges, k piquer 
sa curiosite et sa coquetterie. La grande dame se 
lasse vite ; et, rompant avec lui dans une scfene 
violente, la plus cruelle injure dont elle le cingle, 
c'est qu'il s'est conduit en homme de lettres. Tarsul, 
k vrai dire, est du Rallye-Club. Mais celas'expUque. 
II n*a pas subi le ballottage. Membre fondateur! 
C'est, nous dit-il, le seul procdde dont peuvent user 
les gens de son espfece pour faire partie d'un cercle 
chic. On s'en met tout au d6but. Rien n est plus 
facile. Du salon d'une grande cocotte ,on y passe de 
plain-pied. Une fois le ballottage en train, trop tard I 
Tarsul pent bien patronner la candidature even- 
tuelle d'un jeune richard comme Olivier Br6hand. 



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L'hOMME DE LETTRES dans lb ROMAN i45 

II y Irouve d'ailleurs son compfe. Mais lui-mfeme, 
aujourd'hui, n'oserait se presenter. 



Ill 



Pourquoi les hommes de lettres vont-ils dans le 
monde ? Au fond de Thomme de lettres mondain, il 
y a presque toujours quelque chose d'un snob ; et, 
cbez beaucoup, ce quelque chose ne laisse pas d'af- 
fleurer. Nous studious ici les figures que mettent 
en scfene nos romanciers k la mode ; sll s'agissait 
d*eux-m6mes, on reconnaitrait leur snobisme tantdt 
dans une complaisance devotieuse pour ce que la 
yie mondaine a de plus futile, tantdt dans le m6pris 
qu'ils 6prouvent le besoin de lui t6moigner. En 
tous cas, parmi les hommes de lettres dont leurs 
livres nous font le portrait, je n'en vols gufere qui 
ne soient plus ou moins snobs. 

Vincy, d'abord, que cette syllabe magique et vide : 
le Monde, jette dans une admiration puerile. « Nous 
autres, gens de lettres », dit-il ila modesteet douce 
Rosalie, « nous avons tous cette rage du d6cor 
brillant... C'est un enfantillage sans consequence >. 
Sans consequence? Pas tout k fait. Revenu de cbez 
M"* Komof, le jeune homme raconte k Rosalie ses 
impressions de la soiree, comme s'il n*en avait pas 
6t6 dupe, avec une nuance d'ironie. Mais en compa- 
rantles elegantes creatures qu'il afr61des dans le sa- 

io 

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146 l&TDDES DB LITTERATURE CONTEMPORAINE 

Ion de la comtesserusse aveccette petite provinciale 
dont s'amouracha sa naive adolescence, il a honte 
d*une si humble fianc6e. Son snobisme, qu'il croit 
inoffensif, d6j^ commence h lui dess6cher le 
coeur. 

Et Claude Larcher ? Celui-la, qui connait le monde, 
qui saisit toutes les occasions d'en m^dire, n'y passe 
pas moins le meilleur de son temps. Si Rene Vincy, 
qu'il va presenter a M*"® Komof, est gris6 d'avance 
par Fatmosphfere capiteuse d'un aristocratique sa- 
lon, Claude eprouve un chatouillement d'amour- 
propre en 6talant aux yeux du jeune homme ses 
belles relations. 

Tarsul enfm, pour n en pas citer d'autres, est 
moins vaniteux qu'int6ress6. Mais un pen de glo- 
riole n'en stimule pas moins chez lui le zfele du 
CDurtisan. Voyez-le, par exemple, au thddtre. Poui' 
entretenir son petit prestige, il visite successive- 
ment, par une methode bien gradu6e, les loges les 
plus brillantes, et, passant deTune iTautre, semble 
porler avec soi dans celle ou il entre queiques 
rayons de Taureole que lui a faite sa pr6sence dans 
celle d'oii il sort. Et sans doute, ces gens du monde 
sont encore plus snobs que lui ; mais il Test autre - 
ment qu'eux, avec un grain de bel esprit, de p6dan- 
tisme s4mill£mt et pointu, qui d^nonce Thomme de 
lettr^s. 

Quand on demande k Gaston de Lamarthe, 
-exerQant contre les mondaines sa verve mordante : 
a Alors, pourquoi etes-vous toujours dans leurs 
jnpes ? » — « Pourquoi ? » repond-il. « AUez-vous 
defendre aux medecins de frequenter les hdpitaux ? 

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l'hOMME DE LETTRES dans lb ROMAN 147 

C*est ma clinique, a moi, ces femmes-lk. > Nos ro- 
manciers h la mode all^guent la necessit6 de Tob- 
servation. Resterait h savoir si la matiere psycho- 
logique que les salons peuvent leur fournir est 
assez pr^cieuse pour qu'ils n'y pordent pas leur 
temps. Je sais les arguments qu'on fait valoir d'or- 
dinaire en favour du roman mondain. On pretend 
que, dans la society 616gante et riche, les passions, 
n'6tant pas genees par le tracas de Texistence ma- 
terielle, se d^veloppent sans obstacle, suivent libre- 
ment leur cours naturel, et que, du reste, la vie 
sentimentale y est plus fine, plus complexe, plus 
nuanc^e. Cela semble bien douteux. Je ne vois pas 
trfes distinctement en quoi le loisir des mondains 
peutservir k leur culture intellectuelle et morale, 
si vraiment, comme il faut le croire d'aprfes la pein- 
ture qu'on nous en trace, ce loisir est pris tout en- 
tier soit par] 'observation de pratiques pu^riles, soit 
par la recherche de frivoles plaisirs, aussi absor- 
bants peut-etre que le sont ailleurs les soucis de la 
subsistance quotidienne. Mais, en admettant meme 
que leur psychologie offre k I'analyste de plus d61i- 
€ates nuances, c'est une psychologie tout artifl- 
cielle. 11 n'y a, il ne saurait y avoir dans les romans 
mondains nuUe humanite. Ceux de nos romanciers 
qui peignent la haute vie peuvent bien 6crire des 
livres brillants ; ils ne feront jamais rien que de su- 
perflciel et de factice. 

Les vrais artistes fr6quentent peu le monde. Jiar- 
€her meme, en menant Vincy h la 8oir6e de M""" Ko- 
mof, fait k part lui cette reflexion : « Comme c'est 
absurde, que nous allions, nous, chez cesgens-lk! » 

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448 fiTDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

Paul Vence, qui est un homme sup6rieur, he va 
gufere dans les salons. On nous parle de sa flert6 
sauvage, de la solitude meditative oil murit sa pen-^ 
s6e. Nous le rencontrons quelquefois chez M"* Mar- 
tin-Bellfeme. Mais la jeune femme ne ressemble 
gufere k la plupart des mondaines ; elle a de I'esprit, 
du gout, un tour ing^nieux delangage. Paul Vence, 
du reste, ne tient a trouver chez elle ni Tinsigniflant 
Robert Le M^nil, ni meme M. Daniel Salomon, Tar- 
bitre des fil^gances ; et, d'ordinaire, il lui fait visUe 
le soir, pour causer avec elle familiferement. La vie 
du monde ne peut que dissiper un homme de lettres, 
et, d'autre part, ITiomme de lettres, s'il applique son 
talent i la peinture des moeurs 616gantes, ne pro- 
duira jamais une OBUvre v6ritablement humaine, 
une oBuvre solide et durable qui lui assure lagloire. 



IV 



La gloire? lis n'y pensent gufere, les ^crivains 
dont nos romanciers nous font lapeinture. Presses 
de jouir, ce n'est pas la gloire qu*ils out en vue, 
c'est le succfes imm6diat, plus avantageux h leur 
vanity ou plus profitable k leur amour du lucre. 

Ecoutez Pascal G6fosse : « Nous exergons un me- 
tier », dit-il en un moment d'amere franchise, « nous 
ne pensons qa^k gagner de Targent ». Je ne parle 
meme pas des ^crivains de has ^tage, comme le 



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L'HOMMa DE LETTRES DANS LE ROMAN 149 

Matarel de Tous quatre ; celuici exploite les scan- 
dales r^cents, la dernifere cause judiciaire, Tactua- 
lit6 toute flagrante, peint sur le vif, en modiflant h 
peine leur nom, les personnages de la com^die 
mondaine, et, comme il est d'ailleurs assez prudent 
pour ne tomber que sur les faibles, assez adroit pour 
se faire bien venir de ceux qui peuvent lui fetre 
utiles, assez mediocre enfin pour nepas porter om- 
brage aux confreres, ses livres r^ussissent et Tout 
bient6t enrichi ; important et ventru, il protfege avec 
une bonhomie condescendante ce maigre Tercinet, 
qui travaille par amour de Tart. Matarel n'est qu'un 
faiseur sans talent : mais, aprfes G6fosse, qui tout k 
Theure ne se calomniaitgu^re, voicile cyniqueTar- 
sul, parasite des riches et des nobles. Pourquoi fr6- 
quenterait-il parmi ces gens qu'il bait, qu'il m6- 
prise et qu'il envie, si cen'6tait pour traflquer avec 
eux de ses connaissances pr6cieuses en leur four- 
nissant des appreciations artistiques et litt6raires, 
en les conseillant sur Tachat de leurs bibelots? 
Quant k Jacques Molan, cet illustre 6crivain ne con- 
sidfere la litt^rature que comme un m6tier lucratif, 
et ses romans les plus delicats, ses pieces les plus* 
pathetiques, ne sont pour lui qu'un moyen de faire 
fortune. II r^gle son cerveau comme un compteur 
h gaz. Chaque jour quatre pages, et, les quatre pages 
flnies, il a gagn6 sa journ^e. Du reste, il se trouve 
fort bien de ce regime. Ou est le temps qu'il pre- 
nait ses repas chez Polydore, k quinze sous la por- 
tion? Maintenant il a des rentes ; la cote de la Bourse 
rint6resse non moins que la recette de son tli64tre. 
« Si je n'6tais 6crivain, dit-il k Vincent La Croix, je 

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150 fiTUDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORATNE 

voudrais etre financier. » L'un n'empeche pas 
Tautre : eel homme de lettres n*est qu'un homme 
d^argent. Vers la quarantaine, il Spouse une veuve 
extremement riche, et se retire de la literature 
comme un commerQant des affaires. 

On ne reussit qu'en flattant le gout des lecteurs. 
Quelquefois les hommes de lettres, surtout h leur 
d^but, recherchent un bon scandale. Le plus souvent 
ils accommodent leur marchandise au gre de Tache- 
teur. (( Vous croyez », dit Pascal G6fosse € que j'ai 
donn6 toute ma mesure ? que ce que vous avez pu 
lire de moi est le fond de mon coeur ou de mon es- 
prit ? Ce serait vraiment pen de chose I Mais j'ai 
mis de Teau dans mon vin I J'ai voulu ma part de 
succes, et je Tai eue; aussi ne parlera-t-on plus de 
moi dans vingt ans ». Et G6fosse, du moins, fait sa 
confession avec un ^pre accent d'ironie. Nous sen- 
tons qu'il se m6prise lui-meme. Mais Jacques Molan ? 
Gelui-la ^tale un orgueilleux contentement de soi 
que n'inquiete pas le moindre scrupule. Et, a vrai 
dire, s*il n'6crit que pour gagner de I'argent, sa 
seule pr6occupation ne doit-elle pas etre de servir 
aux lecteurs ce qu'ils aiment? Lorsqu'il d6bute, 
r^cole naturaliste a la vogue : il en transporte les 
proced^s dans la peinture de la vie 616gante. Bien- 
t6t, certains sympt6mes lui font croire que le public 
se lasse : le voila qui change brusquement de ma- 
niere et s'oriente vers T^tude psychologique. Un 
pen plus tard, la vertu lui parait de bon d6bit ; il 
6cni Blanche comme un lys, dontle succfes rivalise 
avec celui de VAbbe Constantin. Puis, les preoccu- 
pations sociales 6tant pass^es h I'ordre du jour, iL 

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L'HOMME DB LETTRBS dans LE ROMA.N 151 

prend pour sujet Thistoire d'une famille d'ouvriers. 
Get habile homme epie les variations du gout pu- 
blic et adapte cha»cuii de ses ouvrages k celle qu'a 
9ubodor6e son flair. 

II n'est pas jusqu'au petit Vincy sur lequel le 
sueces du Sigisbee n'exerce une f^cheuse influence. 
En composant son Savonarole, il se figure d'avance 
la salle du th64tre, les critiques k leurs fauteuils, 
les mondaines dans leurs loges, le Tout-Paris de» 
premiferes ; pr6occup6 de ses efifets, il perd la vision 
desint^ressee et naturelle de Tobjet k peindre, ssuis 
laquelle I'art n est qu'un metier. Et les vers ne lui 
viennent point. Alors il pose la plume, n*ayant pas 
encore cette virtuosite technique qui peut simu- 
ler une sincfere inspiration. Mais, devenu bien- 
I6t plus habile dans les proced6s de son art, il ne se 
souciera, comme tant d*autres, que de faire illusion 
aux spectateurs. 

Certains, et non les moindres, ambitionnent un 
sifege acad6mique. Voici, dan* Ylmmortelj le ro- 
mancier Dalzon : fr6tillant autour de tons les aca- 
demiciens, il ecoute avec int^ret les rab4chages du 
vieux R6hu, il rit complaisamnient aux inots de 
Danjou, il se fait petit devant Br^tigny lui-meme, 
qui n'a jamais rien publi6, qui tient, sous la Cou- 
pole, une des places r6servees aux hommes du 
monde. Et voici le vicomte de Freydet. Jusqu'a. 
present, M. de Freydet a mene Theureuse existence 
du gentilhomme campagnard, chassant, montant 
a cheval, cultivant ses terres, et, quand le coeur lui 
en disait, faisant de beaux vers, francs, drus, sa- 
voureux, qu'il griffonnait tantdt le ventre dans 

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152 fiTDDES BE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINE 

Therbe, lanl6t sur le bord de sa selle. Mais depuis 
que Ta pris rambition de porter Thabit vert, il 
passe sa vie en visites, en d-marches, en mes- 
quines intrigues. II devient le « zfebre » de cette 
bonne M"*® Ancelin. II s'arrange une tete doctri- 
naire et mondaine. Quand il ne qufete pas des voix, 
il pointe avec rage. Sera-t-il jamais acad6micien ? 
Cbaque nouvelle Election le d^Qoit et exaspfere sa 
flfevre. En attendant, ce pofete aimable et sincere ne 
fait plus que des vers plats, convenus, qui n'ont 
pas d'accent, qui sentent, non le muguet et la 
menthe sauvage, comme leurs ain6s, mais le lau- 
rier acaddmiqne. 

Et ce galant homme, pour 6vincer un rival dan- 
gereux, en vient k commettre une vilenie. II ne 
faut pas trop s'en 6tonner. Nulle part, si nous 
nous en rapportons aux romanciers, la concur- 
rence n'cst plus 4pre et plus jalouse qu'entre 
hommes de lettres. L'auteur A'Un saint nous donne 
son h6ros comme « le type trfes nettement dessin6 
de toute une classe de jeunes gens ». Or, entendez 
Philippe Dubois vilipender les ^crivains en renom 
deTheure pr^sente. Celui-ci n*est qu'unanecdotier, 
celui-la qu'un imagier d'Epinal, tel autre qu'un 
intrigant de salon. Essaie-t-on d arreter sa verve 
caustique? « Vous verrez », dit-il, « quand j'6cri- 
rai I II faut traiter nos devanciers comme on traite 
les vieillards en Oceanic. On les fait monter sur un 
arbre, que Ton secoue. Tant qu'ils ont la force de 
se tenir, tout va bien. Slls tombent, on les 
assomme et on les mange ». Voil^ comment les 
jeunes gens parlent de leurs anciens, qui obstruent 

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L'HOMME DB LETTRES dans LE ROMAN 153 

la route ; et, plus tard, riches et c^lfebres, ils se 
retournent contre les nouveaux venus, dont les 
premiers succfes leur portent ombrage. 

Quels sont les propos qu'on entend dans les mi- 
lieux litt^raires ? Tous quatre et le Termite sufflsent 
pour nous 6difier sur ce point. Les gens de lettres 
qu'on nous y montre se r6unissent, non pour 
^changer leurs id6es, causer entre eux de leur art, 
maispourd6verser la bile guiles ronge, pourinonder 
hommes et choses d*un Acre m6prls. Entre c6nacles 
adverses, on se d6chire. Entre membres du meme 
cenacle, Tenvie, sourde et oblique, n'en fait que des 
blessures plus venimeuses. Et Tart, dont tous se 
moquent, sert a colorer les rancunes 6t les haines 
confraternelles. 



Presque tous nos romans ont pour sujet Tamour. 
Et ainsi les hommes de lettres qu'on nous y repr6- 
sente ne jouent le r61e principal que s'ils sont eux- 
mfemes les h6ros d*une intrigue amoureuse. Aucun 
romancier n'a, queje sache, mis en scfene T^crivain 
en tant qu*6crivain, pour Tobserver et Tanalyser 
dans le d6veloppement de son g6nie ou dans r61a- 
boration de son oiuvre (je ne fais pas exception 
pour Tons quatre ni pour le Termite, car Servaise 
et Tercinet sont des impuissants, des malades, et 

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154 Etudes de litteraturb contkmporaine 

d'ailleurs ces deux romans s*attachent surtout a la 
description de certaines moeurs littdraires). Mais 
rhomme de lettres « amoureux » n'en reste pas 
moins homme de lettres; et ce qui nous int6resse 
en r^tudiant, c'est juste naent de voir quelle forme 
particulifere revet chez lui Tamour. 

A vrai dire, les hommes de lettres, tels que nos 
romanciers les peignent, sont presque toujours in- 
capables d'aimer. Je ne parle pas de Ren6 Vincy, qui 
a encore la naivet6 et la ferveur du jeune &ge. Quant 
a Claude Larcher, je ne le mettrais a part que si I'on 
pouvait donner le nom d'amour a sa passion pour 
Colette, passion toute physique oil le d6sir se m61e 
de haine. Chez les G6fosse et les Molan, M. Paul 
Margueritte et M. Bourget montrent rinsensibilit6 
unie au talent, ou plutdt nous la donnent, M. Bour- 
^ getdu moins, commeen 6tant une condition n^ces- 
saire. 

Dorsenne, lui, n'a qu'un r61e ^pisodique. Mais 
on sait de quelle manifere il en use avec Alba Steno, 
comment, aprfes avoir captiv6 son imagination, 
troubl6 son kme virginale, il se d6robe sans scru- 
pule au moment ou elle attend de lui Tunique 
salut. Lorsque, dans sa detresse. Alba lui dit, rou- 
gissante de pudeur, fr6missante d'un tendre 6moi : 
« J*ai besoin de vous pour vivre, je vous aime », il 
d^voile a la jeune fille la s6cheresse de ce coBur 
oti elle avait mis tout son espoir, et ne lui laisse , 
en se retirant, d'autre refuge que la mort. 

Rappelez-vous maintenant Thistoire de Pascal 
G6fosse et celle de Jacques Molan. G^fosse met en 
OBuvre toutes les ressources de son art pour s6- 

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L*HOMME DE LETTRES DANS LE ROMAN 155 

duireune jeune femme qull n'aime pas ; et, quand 
M"" Daygrand, apres s'etre longtemps d6battue, a 
enfin ced6 dans un moment de surprise, — d^jk lass6 
de cet amour trop chaste pourne pas luisemblerfade, 
il retourne aux caresses savantes d*une ancienne 
maitresse. M"*« Daygrand pleure, et sa peine la lui 
rend encore desirable. Mais bient6t, comme pris de 
scrupules tardifs, il Fabandonne, 11 part, laissant la 
pauvre femme affolde, malade ; et quelgues rares 
larmes, coulant dans ses moustaches, larmes qu*il 
verse sur lui-m6me, suffisent pour mettre sa cons- 
cience h raise. Et Jacques Molan? Une jeune ac- 
trice, Gamille Favier, jusqu'alors parfaitement sage, 
adore ce pbfete qui fait parler les passions avec une 
si touchante Eloquence. Molan se laisse d'abord 
aimer. Quand il ne trouve plus Tidylle assez 
fraiche, le voila liant partie avec M"° de Bonnivet, 
une femme du monde artificieuse et froide, qui 
s'amuse a piquer sa vanity. Kamour passionn6 de 
I'actrice lui sert pour irriter k son tour la coquette- 
rie de la mondaine ; et ainsi ce coeur si vrai, si 
ingenu, Molan va se faire un jeu de le d6chirer et 
de le meurtrir. 

II y a des artistes dans la vie desquels Tamour a 
tenu pen de place parce qu'elle 6tait tout en- 
tifere absorb6e par Tart. Flaubert, entre autres. 
M"* Louise Collet, dont il fit un tamps sa Muse, ne 
lui inspira jamais, au fort de leur liaison, que des 
lettresamphigouriques ou Ton sent^nonla passion^ 
mais un echauffement tout factice; et nous savons 
d'ailleurs qu'il se d6barrassa d'elle lorsque la paix 
de son travail lui sembla menac^e. Mais, chez les 

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156 flTCfDES DE LITTERATDRE CONTEMPORAINE 

6crivaiiis dont nous parlons ici, Tincapacit^ d'ai- 
mer a de tout autres causes; car ceux-la n^ont ja- 
mais vu dans leur art que ce qu'il pouvait leur pro- 
curer de renommee ou d*argent. 

L'egoisme, d'abord. Pascal Gefosse hesite un 
instant h seduire M"* Daygrand. Pourquoi ? Est-ce 
par scrupule de conscience? Apprehend e-t-il de 
fletrir cette Ame chaste, de vouer au remords, au 
desespoir, une vie jusque-lk si pure et si paisible? 
Non, ce qui le fait h^siter, ce n'est que la crainte, 
bien vaine au surplus, de troubler son propre re- 
pos. Quant aux h6ros de M. Paul Bourget, jugez 
d'eux par ces mots de Vincent La Croix : « Dieu sait 
si Julien Dorsenne et Claude Larcher, les deux 
hommes de lettres que j'ai le mieux connus, ^taient 
6goistes : ils dtaient des violettes de modestie a 
cfitede Molan ». 

Ensuite, le ' dilettantisme, qui n'est d'ailleurs 
qu'une forme particulitere de Tegoisme. Chez La- 
marthe, par exemple. « J'adore ces femmes-lk » , 
dit-il en parlant des femmes du monde, « parce 
qu'elles sont bien d'aujourd'hui. Au fond, je ne 
suis gutere plus un homme qu'elles ne sont des 
femmes. Quand je me suis k peu prfes attach^ a 
Tune d'elles, je m'amuse k ddcouvrir et k examiner 
ce qui m'en d6tache avec une curiosity de chimiste 
qui s'empoisonne pour exp6rimenter des venins ». 
Chez Dorsenne surtout. Ne vivant que pour 6prou- 
ver des impressions, Dorsenne a traverse tour a 
tour les milieux les plus divers, sans jamais y livrer 
entiferement quelque chose de son « moi». Dans 
chacun deces milieux se trouvaitune femme qui en 

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L'HOMME DE LETTRES dans LE ROMAN 157 

r^sumait le charme. Mais toute femme, amie ou 
amante, ne fut jamais pour lui qu'un sujet (Vana- 
lyse, ne lui servit jamais qu'k intellectualiser, 
comme il dit, de nouvelles sensations, k enrichir 
et diversifler la culture de son esprit. S6duit par la 
grAce d'Alba, il se defend, se fait des reproches. 
« Prenez garde, maitre Julien, vous etesprfes de la 
sottise. » La sottise ? aimer. Vaniteux sans doute, 
Dorsenne est surtout curieux. II ne recherche pas 
tant la gloriole littdraire que la volupt6 de Tesprit. 
L'univers lui semble fait pour y servir de matitere, 
et, comme le lui dit Montfanon, c'est aux frissons 
de sa pens^e qu'ilsacrifle la malheureuse Alba. 

Puis, le manque de candeur. II y a peut-etre de 
la candeur dans le g6nie. Mais les Gefosse et les 
Dorsenne n'ont rien de gonial. Ces 6crivains de 
talent sont surtout des analystes. Comment trou- 
verions-nous chez eux la spontaneity, Tinconscience 
que suppose le veritable amour? L'homme de 
lettres se d6tache de ses propres sentiments pour 
les observer, et cela lui rend impossible tout aban- 
don. Se faisant de son « moi » un perp^tuel sujet 
d'dtude, il n'^prouve aucune Amotion dont ring6- 
nuit6 ne soit aussitfit d§fleurie. Aussi bien Tauteur, 
chez lui, se mele tou jours a Thomme. Voyez Pascal 
Gefosse. II ecrit un soir h M™*» Daygrand pour de- 
clarer son amour. Le lendemain, en relisant sa 
leltre,iln*y trouve rien que de factice. Au moment 
m6me oil G§fosse 6crivait, il se croyait sincere. Et 
pourtant cette lettre n'est qu'un morceau de rh§to- 
rique. II y a travesti son esprit, d6guise ses sensa- 
tions, il s*y est vant6 de choses fausses, calomni6 

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158 6TDDES DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

sans motif; au lieu d'une declaration vraiment 
jaillie du coeur, il a compose quatre pages elo- 
quentes, mais quatre pages de roman. a C'est la 
marque de I'^crivain », se dit-il en les relisant. 
Toute Amotion, chez F^crivain, si vraie qu'elle 
puisse etre, se transforme en matitere d'art. Gefosse 
s*est cru sincere. Non, son Amotion tourne aussitdt 
^ la « litt6rature »>. En ecrivant sa lettre, il se sou- 
riait par moments klui-meme. Le sourire ;de Var- 
tiste qui a trouv6 son eCfet. 



VI 



Une question souvent discut6e, c'est, je ne dis 
meme pas si la sinc6rit6 est necessaire k Tartiste, 
mais si Tartiste doit seniir, Diderot, qui se Test po- 
s6e, conclut d61ib6r6ment qu'un veritable artiste ne 
sent pas. Son livre abonde en observations justes 
et p6n6trantes. Le « paradoxe » consiste k soute- 
nir, non que I'artiste n'eprouve pas sur le moment 
les passions dont il se fait Tinterprfete, mais que, 
pour arriver k les rendre, il n*a pas commence par 
les 6prouver. C'estTartdu com6dien que Diderot 
prend pour exemple ; ce qu*il dit ne s'en applique 
pas moins dans sa pens6e k toute aorte d art. Pour 
lui, les grands artistes, pofetes aussi bien qu'ac- 
teurs, sont a les etres les moins sensibles». Et il 
nous les montre trop occup^s k regarder autour 



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l'HOMME DE LETTRES dans LE ROMAN 159 

d'eux, k connaitre, h imiter, pour etre profon- 
d^ment emus. C'est oublier que certains artistes, 
les poetes lyriques par exemple, n'imitent point. 
Mais un potete vraiment lyrique, est-ce un artiste? 
et les deux termes ne s*opposent-ils pas ? 

On ne pent d'aiileurs imiter sans avoir senti 
Tobjet de son imitation. Distinguons ici plusieurs 
sortes de sensibilit^s. 11 y a d'abord la sensibilite 
du coeur; et celle-lk, Diderot 6tablit que Tartiste 
n'en a nul besoin, ou plut6t quelle lui est nuisible, 
si elle trouble son regard, si elle fait trembler sa 
main. Et il y a ensuite la sensibility des nerfs et la 
sensibility de Timagination, assez dislinctes de 
Tautrepourse concilier fort bien avec la pire s6- 
cheresse. Ces deux derniferes sortes de sensibilites 
sont proprement celles de I'artiste. 

M. Paul Bourget a tout derniferement repris la 
thfese de Diderot. II voulait montrer dans sa Du- 
chesse bleue que le moi du talent ne ressemble pas 
au moi de la vie, qu'il pent y avoir non seulement 
un divorce total, mais une contradiction absolue 
entre le cerveau et le coeur. Cette 6tude d'esth6- 
tique morale que nous promettait M. Bourget, il y 
a par malbeur substitu6 un banal fait divers de ga- 
lanterie mondaine (1). Mais, malgr6 les a involon- 
taires detours de la composition litt6raire », par 
lesquels Tauteur s'excuse ing6nument de n'avoir 
pas traits son sujet primitif, on retrouve dans le 
roman quelques traces de I'^tude. Jacques Molan, 
tout au moins, est bien le type de I'artiste insen- 

(1) Voir plus haut Tarticle sur la Duchesse bleue. 

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160 6TDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINK 

sible, ferine aux dmotions que sa plume retrace si 
vivement. Nous n'avons pas h discuter ici pour 
notre compte la question que M. Bourget tranche 
un pen bien vite dans sa preface et qu'il perd trop 
souvent de vue dans son livre. Ce que nous re- 
marquons, c'est que les 6crivains dont il nous a fait 
le portrait, — je ne parle pas seulement de la Z>w. 
chesse bleue, ou il soutient une thfese, maisaussi de 
ses autres livres — sont presque tons de v6ritables 
monstres. Ne vous r^criez pas sur le mot; lui- 
meme Tapplique a Philippe Dubois et k Dorsenne 
comme k Molan. Et, dans la Diichesse bleue^ oil il 
oppose entre eux deux artistes, Tun g6n6reux et 
passionn6, I'autre 6goi(ste et sec, celui-1^ est le 
peintre, celui-ci rdcrivain. A vrai dire, Vincent La 
Croix ne produira jamais Toeuvre qull porte dans 
sa tete ; toutes ces passions que Molan traduit mer- 
veilleusement sans les dprouver, La Croix les 
6prouve, lui, sans pouvoir les traduire. L'art du 
peintre, non plus que Tart de T^crivain, ne se con- 
cilierait done avec la sensibility. Etvoil& sans doute 
la thfese que soutient M. Bourget, thfese applicable 
a n'importe quel art. Mais ceci n*en est pas moins 
signiflcatif, que, voulant nous montrer un artiste 
insensible, c'est un artiste litt6raire, un 6crivain^ 
dont il a fait choix. 

Nous distinguions tout k I'heure de la sensibi- 
lity du coeur celle de Timagination et celle des 
nerfs. Chez ^Dorsenne, c'est plut6t la sensibility des 
nerfs, et chez Molan la sensibilite de I'imagination. 
S'il a tr^s peu de coeur, Dorsenne a les nerfs trfes 
sensibles. Or, c'est du coeur sans doute que vient 

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L'HOMME DB LETTRES dans LE ROMAN 161 

tout sentiment profond, tout sentiment assez fort 
pour nous amener k un oubli complet de nous- 
m^mes, au don de notre personne. Mais Tart n'en 
demande pas aulant. Pour peihdre les passions hu- 
maines, il sufflt de certaine impressionnabilit^ ner- 
veuse qui n'a rien de commun avec ce qu'on ap- 
pelle le coeur. Au reste, Dorsenne 6crit des romans 
d'analyse, aussi pen sentimentaux que possible, et 
qui valent surtout par la d^licatesse subtile de Tob- 
servation. Tout autre est le cas deMolan. Ce dernier 
6crit des romans 6mus, touchants, dramatiques, des 
romans d'amour qui respirent tout ce que la passion 
a de plus tendre et de plus fervent. Or, son coeur est 
insensible. La seule personne pour laquelle Molan 
ait eprouv6 quelque affection, c'est sa vieille grand'- 
mfere. II la pleura sincerement; puis il la mit en 
livre, et ce livre est, de tous ceux qu'il a publics, 
le moins bon. Comment nous expliquerons-nous 
qu'un tel 6goiiste exprimeavec tantd'61oquence des 
sentiments que lui-m6me ne connut jamais? La 
sensibilit6 du coeur manque a Molan comme h 
Dorsenne; il a, en revanche, non pas seulement, 
comme Dorsenne, la sensibility des nerfs, mais la 
sensibility de Timagination. Et, tout juste, le livre 
dont il est le h6ros nous montre que la sensibility 
r^elle trouve en soi son propre aliment, et, par 
suite, s'^puise, se devore elle-meme, mais que la 
sensibility imaginative se realise au contraire en 
prenant une forme artistique. Si M. Paul Bourget 
nous pr6sente, il est vrai, le cas de Molan comme 
exceptionnel, cette precaution ne saurait inflrmer 
sa th6orie elle-meme dans ce qu'elle a n6cessaire- 

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162 ETDDES DE LITTJERATURB CONTEMPORAINE 

ment de g(5n6ral. Aussi bien nous avons pass6 en 
revue ses divers types d'hommes de lettres. Le 
trait qui leur est commun h tous, c'est un ^goisme 
plus ou moins f6roce. 



VII 



Soit Chez M. Bourget, soit chez nos autres ro- 
manciers modernes, nous ne voyons guere de 
rhomme de lettres que ses vices professionnels. Je 
cherche des ecrivains dont le caractere et le coeur 
vaillent leur talent; j'en trouve un seul, le Sandoz 
de VCEuvre. II ne joue du reste qu'un r61e secon- 
daire, et M. Zola se borne k marquer brijbvement 
sa franchise cordiale, sa droiture, sa passion pour 
Tart, la tranquiUit6 robuste avec laquelle il accom- 
plit sa tdche. Un ecrivain tel que Sandoz n*a pas, a 
proprement parler, d'histoire ; son histoire tout en- 
tifere ne serait que celle de ses livres. Mais les- 
hommes de lettres auxquels nous avons eu jus- 
qu'ici affaire, ne lui ressemblent en aucune fagon. 
Ceux que Ton nous montre dans leur cabinet de 
travail sont des malades, comme Servaise et Ter- 
cinet; leur maladie meme fournit au romancierla 
matifere de son analyse. Les autres, on nous les 
fait voir dans la societe mondaine, y menant une 
vie oisive de dilettantes, voire de parasites : com- 
ment laisseraient-ils paraitre d'eux-memes autre 
chose que leur vanite, leur s^cheresse de coeur? 



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L'HOMME DB LETTRES dans LE ROMAN 163 

Et puis enfin, si la plupart sont des monstres, 
peut-6tre y a-t-il en effet un peu. du monstre chez 
I'artiste. Ne lui demandons tout au moins rien de 
spontan§, rien de naif ni de sincfere. Son naturel 
meme est un effet de son artifice. En des epogues 
primitives, Tart litteraire pent bien, comme tous 
les autres, s'etre confondu avec la nature ; de notre 
temps il n*est le plus souvent qu'une contrefaQon 
sp6cieuse. On peut en tout cas affirmer quele pou- 
voir d'expression ne se mesure pas a celui d'im- 
pression. Sentir vivement, cela n'a jamais fait un 
artiste. Quoi qu'en dise Alfred de Musset, les chants 
les plus d6sespdrds ne sont point les plus beaux. 
Ou plut6t un vrai d6sespoir ne se chante pas, ne se 
traduit pas en alexandrins, fussent-ils rimdspauvre- 
ment; il garde le silence ou pousse des cris inar- 
ticules. Autre chose est de sentir, autre chose 
d'exprimer avec art. Les Amotions que ]*on rythme 
n'ont pas atteint le fond du coeur. Ne parlous plus 
des G6fosse, des Dorsenne, ou des Molan, ni mfime 
des Rubempr6 (1) et des Canalis (2) ; pensons k des 
dcrivains tels que Goethe, Chateaubriand, Flaubert : 
Goethe, pour lequel Tart fut un jeu sup^rieur, — 
Chateaubriand, quiecrit : « Je pleure, mais aux sons 
de la lyre d'Orphee », — Flaubert, qui ne fut vrai- 
ment sensible qu'h la beauts des choses 6crites. 

(1) Les Illusions perduesy de Balzac. 

(2) Modeste Mignon, du meme. 



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VIII 



RESURRECTION, PAR TOLSTOI (1) 



Depuis une vingtaine d'ann^es Tolstoi ne faisai 
plus de « litt^rature ». Parmi tant d'ouvrages qu'i 
a publics en ces derniers temps, aucun n'est pro- 
prement litteraire. Je ne parle pas des Decembristes, 
qui en rest^rent au troisifeme chapitre ; et, quant a 
Maitre et serviteur, la fiction n^y sert que de pr^- 
lexte. Aussi bien, meme dans ses romans ant^rieurs, 
dans Guerre et Paix, dans Anna Karenine^ Tolstoi 
n*a jamais separ6 Tart de la morale, n'a jamais cru 
que I'artiste diit se soucier uniquement de realiser, 
comme on dit, le beau. « J'ecrivis ces livres, dit-il 
quelque part, convaincu que les romanciers ont mis- 
sion d'enseigner ce qui est vrai. » Guerre et Paix, 
Anna Karenine, sont bien des romans sans doute : 
mais Tauteur nous y laisse voir un peu partout la 
trace de ses preoccupations morales etsociales. II se 
peint lui-meme, ici sous le nom de B6zoukov, \h. 
sous celui de L6vine, dans I'inqui^tude d'une 4me 

(1) Resurrection, traduit par Teodor de Wyzewa., i volume 
in-19 Perrin. 



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166 flTUDKS DE LITT^RATURE CONTEMPORAINB 

qui n'a pu encore se flxer. Les deux ouvrages, 
quoique la thfese y laisse au developpementde Tac- 
tion sa libre allure, aux personnages la \6ni6 com- 
plexe et mobile de leur physionomie, n'en restent 
pas moins domin^s Tun et Tautre par certaines id6es 
capitales, dont ils sont a vrai dire, sans meme pur- 
ler des commentaires qui interrompent si souvent 
le recit, une sorte d'illustration dramatique. Dans 
le premier,Tolstoi veut surtout nous montrer les ab- 
surdites et les abominations de la guerre; dans le 
second, il glorifie le mariage, en opposant aux 
unions factices et precaires qu'ont m6nag6es les 
convenances mondaines, la vanit6 ou I'int^ret^ celle 
qui a pour principe un amour mutuel et pour objet 
la fondation d'une famille. 

Mais, quand il les ecrivait, il n'dtait pas encore 
en possession de sa doctrine. « Je me suis bientdt 
aperQu, dit-il, que loin d'etre a meme de montrer 
aux autres le chemin de la v^rite, je ne savais moi- 
meme ou le decouvrir. » On trouve dans quelques- 
unes de ses ceuvres post6rieures, dans Ma confes- 
sion notamment, Thistoire de son esprit et de son 
kme. Ce n'est pas ici le lieu de la raconter. Sachons 
du moins que, contrairement k I'opinion r^pandue, 
d'apr^s laquelle il aurait eu, voilci quelque vingt ans, 
je ne sais quel subit accfes de mysticisme, son « cas » 
s*explique tout naturellement par une Evolution 
continue et progressive, dont il serait facile de 
marquer les diverses phases. Tolstoi, nous dit-on, 
desavoue ses romans d'autrefois, et la moindre allu- 
sion qu'on y fait le disoblige. Nous n'en trouvons 
pas moins dans Guerre et Paix, dans Anna Karenine^ 

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RESURRECTION, PAR TOLSTOI 167 

les traits essenliels de I'apdtre et de I'^vangeliste 
que bient6t il devait etre. Tolstoi n'avait pas encore 
« trouv6 » ; mais il cherchait dfes lors, el ce qu'il 
cherchait, c'dtait bien ce que^ depuis, il trouva. 

Avec Mestin^ection, Tolstoi revient h Tart. Resur- 
rection est, non une sorte de <' trait6 », mais un ve- 
ritable roman. Et cela, du reste, ne Fempeche pas 
d'etre en meme temps un livre de propagande, tout 
aussi bien, dans un autre genre, que Ma religion 
ou Commentaire stir FEvangile, 

Qu^est-ce que Fart pour Tolstoi? 11 nous Texplique 
dans un ouvrage r^cemment public (1). Et, si lui- 
meme y condamne ses anciens chefs-d'oeuvre, ce 
n'est pas, a vrai dire, parce qu'ils sont des romans, 
c'estplut6tparce que, dans le temps ou il les ecri- 
vait, la a verit6 » ne lui avait pas encore apparu. En 
tout cas, sa definition de Tart n'exclut aucune des 
formes sous lesquelles Tart pent etre « un moyen 
de communion entre leshommes». Get ap6tre dela 
simplicite primitive, ou meme de Tignorance, ne 
chasse point Tartiste de la cite. II ne le couronne 
pas non plus de fleurs, il lui impose la haute mission 
d'etablir sur la terre le « rfegne de Dieu » en inspi- 
rant auxhommes une charite mutuelle, enpurgeant 
leur coeur de tons les mauvais instincts que d^ve- 
loppe une civilisation factice et corrompue. Mais 
n'est-ce pas la I'objetmeme de Resurrection ? Un tel 
roman contribuera sans doute a propager ses idees 
beaucoupplus que de nombreux preches. Le peintre 
et le psychologue y ont travaille pour le moralisle. 

(1) Qu*est-ce que Vart ? traduit par T. de Wvzewa (Perrin, 
^diteur). 



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168 fiTDDES DE LlTTfiRATDRE CONTEMPORAINK 

On peut r^sumer trfes brifevement ce long r6cil 
en n6gligeant tout d'abord les Episodes lat^raux et 
les personnages accessoires. 

Le prince Nekhludov, pendant uns6jour chez ses 
tantes, s6duit Katucha, paysanne orpheline qu'elles 
ont recueillie en bas kge. Bient6t jet6e dehors, Ka- 
tucha essaie vainement de gagner sa vie, et, aprfes 
maintes traverses, flnitpar entrer dans une maison 
de tolerance. Six ansplus tard elle est accusee faus- 
sement d*un meurtre et condamn6e. Parmi les 
membres du jury se trouve Nekhludov. En recon- 
naissant dans cette prostitute la jeune fllle inno- 
cente qu'il aima jadis, qu'il abandonna lAchement, 
en voyant les consequences de sa vilenie et de sa 
cruaute, le prince est saisi deremords. Un profond 
et douloureux travail se fait en sa conscience. II 
opousera Katucha, il partira avec elle pour la Sibe- 
rie. Mais ce n'est pas assez d'expier sa faute envers 
la miserable. II d^pouille les pr6juges et les vices 
de rhomme mondain, de I'elre egoiste qui, jusque- 
i^, ne songeait qu'au plaisir. Sa conception de Texis- 
tence s'est transformee. 11 reprend possession de 
soi. II ne veut plus vivre selon les autres, mais selon 
lui-meme. N'6coutant desormais que la voix de sa 
conscience, il distribue ses biens aux paysans qui les 
cultivent, il se libtere de toutes les vanit6s, de tons 
les mensonges qui lui avaient cachd. le sens de la 
vie ; il comprend enfln que le veritable bonheur, le 
seul ou nous puissions atteindre, consiste dans le 
renoncement et rhumilite. 

On ne saurait sans quelque pudeur appr^cier 
Reswrection h un point de vue exclusivement litte- 



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RESURRECTION. PAR TOLSTOI 169 

raire, et, si j*ose dire, profane. Cependant, m6me 
dans rinlerfet de la doctrine que preche Tauteur, il 
6lait bon sans doute que son livre fiit, comme il 
Test, une belie oeuvre. 

line belle oeuvre, Resurrection Test d'abord par 
la v6rite des scfenes et des peintures. Nous ne 
pourrions comparer Tolstoi avec nos realistes qu'en 
le leur opposant. Plus d'une fois il Ifes a d'ailleurs 
fort malti'ait6s. Ce qui lui d6plait chez eux, c'est 
avant tout leur indifference morale, voire, chez 
quelques-uns, leur m6pris affecte des hommes. 
C'est encore leur predilection h nous montrer ce 
que la vie et le monde ont de plus laid. Mais, m6me 
en tant qu'artiste, il ne leur ressemble gu^re. Ceux- 
ci violentent la nature pour lui imposer un cadre 
tracd d'avance ; ils retranchent, soit, dans la com- 
position g^nerale, toutce qui ne fait pas dtroite- 
ment corps avec le sujet, soit, dans chaque tableau, 
tout ce qui ne concourt pas k Teffet d^ensemble. 
L'art de Tolstoi est plus large, plus souple, plus 
proche de la r6alit6. De 1^ certains d6fauts, sur les- , 
quels je reviendrai tout k I'heure, notamment une 
diffusion qui choque nos habitudes latines. Mais il 
fautavouer que cet art, moins strict et moins con- 
certe, nous donne mieux la sensation de la vie elle- 
meme. 

Voyezpar example, au debut, les scenes du tribu- 
nal. Tolstoi ne nous y fait gr^ce d*aucun trait. II 
peint avec une exactitude minutieuse, dans tout le 
detail de leur action, — gestes, attitudes et propos, — 
non seulement Nekhludov, mais les autres membres 
du jury, non seulement Katucha, mais les autres 

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170 6TDDES DE LITTERATURB CONTEMPORAINE 

accus6s^ et encore les juges, le substitut,le greffier, 
les I6mcins, Favocat, et jusqu'aux gendarmes. II 
donne, presqae en entier, Facte d'accusation, il 
reproduit tout au long Tinterrogatoire etles temoi- 
gnages. Bien plus, la lecture des rapports medi- 
caux ne pent, on nous en previent, « avoir d'autre 
effet que d'ennuyer Tassistance » ; mais, comma le 
substitut la reclame, force est au president de Tor- 
donner, — et alors un greffier nous debite de sa voix 
grasseyante les trois documents d'enquete, examen 
ext6rieur du cadavre, examen int^rieur, analyse 
des yiscferes. Vous pensez sans doute qu'il eut 
mieux valu supprimer tout ce qui ne se rapporte 
pas assez directement aux deux principaux person- 
nages, et, pour chaque scfene^ 61aguer les circons- 
tances accessoires? Oui, nous aurions de la sorte 
plus d'unite, quelque chose de plus pressant, de 
plusserre, deplus « fort ». Mais nous n'aurions pas 
rimpression et presque Fillusion de r§alite que 
donne cet admirable recit. Nulle part on n'y sent 
cet art jaloux et imp6rieux qui nous laisse voir 
Tauteur choisissant, combinant, reduisant k sa 
logique seche la riche complexity des etres et des 
choses. 

Dire de Tolstoi que son art n'opprime ni ne mu- 
tile la nature, cela ne suffirait point. II y a chez lui, 
au sens quelque peu archa'ique du mot, une ?iawete 
qui se retrouve dans les scenes les plus diverses 
de son dernier livre. Relisons, par exemple, le cha- 
pitre oil nous est racontee I'idylle de Nekhludov et 
de Katucha. Nous avons 1^ un recit vraiment ddli- 
cieux par la grice famili^re des plus petits details. 

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KESDRRECTION, PAR TOLSTOI 171 

par je ne sais quel charme d'innocence et de can- 
deur. Ou bien encore un Episode d'un tout autre 
genre, la premifere entrevue de Nekhludov et de 
Katucha dans la prison. Ce qui la rend admirable, 
c'est qu'elle n'a rien de th6^tral, que tout y est par- 
faitement simple. L'6motion en sort d'elle-mfeme 
sans que I'auteur la sollicite par aucun artifice, par 
aucune rhdtorique, par le moindre appret de com- 
position ou de style. Rien n'y est arrang6 en vue 
de Teffet k produire. Mais voyez maintenant la 
scene oil Nekhludov s'entend avec les paysans 
pour la cession de ses domaines. On dirait que 
Tolstoi s'est contents de reproduire la nature 
elle-meme. Chaque mot, chaque geste des paysans 
a sa signification, et tout est vrai pourtant, d'une 
\6nt6 non pas livresque, mais, si je puis dire, 
ingenue. 

II y a dans Resurrection une multitude de per- 
sonnages plus ou moins secondaires. M6me ceux 
qui ne prennent aucune part k Taction sont peints 
avec une fid61it^ caract6ristique. Parmi les types 
de la soci6t6 mondaine, voici la princesse Sophie 
Vassilievna, une beaut6 plus que mure, mais co- 
quette encore, et mettant en oeuvre, pour plaire, 
ses famous mignardes, ses sourires appretes, son 
verbiage capricieux et pueril, son snobisme de 
pecque mystique. Voici le vice-gouverneur Masli- 
mikov, honnete et mediocre fonctionnaire, correct, 
zel6, nul, avec sa solennitd beate, son naif conten- 
tementdelui-meme, sa sottise epanouie et cordiale. 
Voici une tante d^ Nekhludov, la comtesse Tcharska, 
femme de soixante ans, bien portante, gaie, dner- 

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172 fiTUDES DK LITTfiRATURB CONTEMPORAINB 

gique, le verbe haut, le langage dru, Tesprit vif et 
court, fertile en gaillardes saillies. Void le comte 
Tcharsky, le senateur WolfT, Tavocat Fainitzine, et 
lant d'autres encore, dont la figure reste inou- 
bliable, m6me s'ils ne font que passer sous nos 
yeux. 

Non moins vivants sont les gens du peuple que 
Resurrection met en scfene. On a vu tout a I'heure 
des paysans. P6n6trons maintenant dans la prison 
de Katucha. Douze autres femmeshabitent lamfeme 
salle. Aucune que Tauteur ne marque de quelques 
traits expressifs, k laquelle il ne nous interesse. 
Voyez, dans ce coin, une grande rousse au visage 
jaune, au corps flasque, dont nous ne savons meme 
pas le nom. De sa voix enrou^e, elle ^change, k 
travers les grilles, des mots obscfenes avec les pri- 
sonniers qui passent. Tancee par une de ses com- 
pagnes, elle Tinjurie, la prend aux cheveux, tandis 
que les autres font en criant le cercle. La bataill© 
termin^e, toutes se couchent. Mais, du lit de la 
femme rousse, s'dlfeve, dans le silence, un bruit de 
sanglots. 

C'etait en effet la femme rousse qui pleurait. Elle pleurait 
parce qu'on Tavait injuriee. Elle pleurait aussi a Ja pens^e 
que, loule sa vie, elle n'avait trouve autour d'elle que 
railleries, humiliations et coups. Pour se consoler, elle 
avait voulu se rappeler son premier amour, les relations 
qu'elle avait cues jadis avec un jeune ouvrier ; mais, en 
m6me temps que les debuts de cet amour, elle s'etait 
rappele la maniere dont il avait fini. Elle avait revu la 
terrible nuit ou son amant, apres boire, lui avait lanc6 du 
vitriol par plaisanterie, et s'etait ensuite amuse, avec des 
camarades, a la regarder se tordre de soulfrance. Et une 

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RfiSDRRECTION, PAR TOLSTOI 173 

grande tristesse I'avait envahie ; et, croyant que personne 
ne I'enlendrait, elle s'^tait mise a pleurer. Elle pleurait 
comme les enfants, en reniflant et en avalant ses larmes 
sal6es. 

Le siijet du roman se ramfene tout entier aux 
deux principaux personnages. lis sont Tun et 
Tautre analys6s avec une v6rit6 delicate et pro- 
fonde. Parlons-en mieux : ce ne sont pas des ana- 
lyses que nous donne Tauteur; il ne procfede point 
comme certains romanciers, dits psychologues, qui, 
incapables de preter la vie h leurs figures, rem- 
placent Taction par de lourds commentaires. On 
trouve dans son livre un admirable chapitre de 
« psychologie », oil il nous montre le travail intd- 
rieur qui, au moment de la crise, se fait chez 
Nekhludov. Ce chapitre est trop long pour que je 
le cite en entier, trop beau pour que je le tronque. 
Mais vous verrez en le lisant que, meme quand il 
s'agit, comme Ik, d'un examen de conscience, la 
psychologie du romancier ne ressemble pas a celle 
d*uu anatomiste. Rien de pluspathdtique dans tout 
le volume. L*auteur ne s'y substitue pas au person- 
nage ; c'est le personnage qui vit sous nos yeux : 
au lieu d'une analyse, nous avons un veritable 
drame. 

D'ailleurs, s'ils s'expliquent d'eux-memes, par 
des paroles et des actes, sans qu'on nous fasse en 
marge la lh6orie de leur m6canisme, Nekhludov 
et Katucha n'en sont pas, je pense, d'une psycho- 
logie moins exacte ou moins p6ndtrante. 

Katucha n*a rien en soi de bien compliqu6. Elle 
ressemble aussi pen que possible aux heroines que 

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174 fiTDDBS DE LITTERATURE CONTEMPORAINE 

i^eprdsentent presque tous nos romanciers d'ana- 
lyse. Ceux-ci nous peignent g6n6ralement des 
femmes k double ou a triple a moi», suivant la 
mode du jour. Or, comme chaque « moi » est d6ja 
par lui-meme des plus divers, il va sans dire que 
nous avons quelque peine h suivre ces honnetes 
dames en leurs multiples evolutions. Et, Tauteur 
se faisant alors un devoir de nous ^clairer, 1^ 
triomphe son psychologisme. Pour s'acqu^rir la re- 
putation de subtil psychologue, il n*y a qu^k inven- 
ter de toutes pifeces des personnages plus ou moins 
incoherents et i raccorder tant bien que mal leurs 
faits et gestes par des dissertations hors texte, en 
citant fmalement ce mot (le dernier mot de la psy- 
chologie), que T^me humaine est une obscure fo- 
r6t, — autrement dit, que la psychologie, c'est la 
bouteille a Fencre. Katucha n'a rien de commun 
avec les heroines de nos romans mondains, et son 
4me. h la pauvre lille, ne pent se comparer avec 
une for^t obscure. Mais cette 4me est vraie, et toute 
4me vraie est d'ailleurs assez profonde pour four- 
nir ample matifere a Tanalyste. Tolstoi nous donne 
Katucha comme une creature trfes simple. II y a en 
elle, avec de bons instincts, je ne sais quelle 
moUesse native. Abandonnee par Nekhludov, chas- 
s6e par les tantes du jeune homme, puis devenue, 
partout ou elle se met en service, un instrument 
de plaisir pour ses maitres, elle perd toute 
croyance, toute notion du bien et du mal, elle 
finit par s*avilir jusqu'a vivre sans honte d'unin- 
^' f4me metier. Quand, apres six ann6es d'abjection, 

CQ.1 

elle reconnait devant elle Nekhludov, la malheu- 



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R]&SURRECTION, PAR TOLSTOI 175 

reuse songe d'abord aux ravissemenls de son pre- 
mier, de son unique amour, mais bientdt elle se 
jappelle aussi toutes les soufFrances, toutes les hu- 
miliations qui ont suivi. Ces souvenirs, brusque- 
ment reveilles, I'etouffent ; elle s'efTorce de les re- 
fouler au fond de son kme, et ne veut plus voir 
dans Nekhludov qu'un « client » comme tant 
d'autres, auquel il faut sourire et plaire afln d'en 
tirer profit. Est-ce possible ? Malgr6 elle, le pass6 
la travaille sourdement. Dans sa conscience, obs- 
curcie longtemps d'epaisses tenfebres, elle en re- 
trouve quelques lueurs. Et alors, elle halt Nekhlu- 
dov. Mais sa haine meme accuse le changement qui 
se fait d6ja chez la jeune femme; sa haine est, a 
vrai dire, le premier indice d^un amour qui se ra- 
nime, et cet amour doit sauver Katucha... 

Quant a Nekhludov, Tolstoi n'a rien 6crit de plus 
beau sans doute que la partie du livre ou il nous 
montre son evolution morale jusqu'au denouement 
de la crise. Si, dans la derniere moiti^ de Resitrrec- 
tioiiy faite beaucoup plus tard, il a trop ecoute son 
z61e predicant, et mele, par suite, k Thisloire de 
cette 4me des considerations humanitaires qui sur- 
chargent le livre, toute la premifere est admirable, 
depuis le moment oii le prince revoil Katucha sur 
le banc des accuses jusqu'a Tentretien qu'il a avec 
elle quelques jours avant de partir pour ses terres. 
Peut-etre trouverez-vous qu'il se decide bien vite h 
6pouser la jeune femme. Mais songez que Nekhlu- 
dov differe beaucoup d'un Parisien du boulevard. 
La lecture des romans russes ne vous a-t-elle pas 
encore appris a connaitre un peu mieux les profon- 

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176 Etudes de litt6ratdrb contemporaine 

deurs de ce qu'on nomme T^me slave? Et puis, 
rappelez-vous aussi que Nekhludov, avant d'etre 
corrompu par les vides sociaux, fut une ^meloyale, 
noble, enlhousiaste. II a, lout jeune, cede aux 
paysans le bien qui lui venait de son pfere ; un peu 
plus lard, on nous le montre donnant k une insti- 
tutrice de village, qu'il n'a jamais vue, toutl'argent 
dont elle a besoin pour suivre les cours de rUni- 
versit6. Sans doute il se conduit indignement en- 
vers Katucha. Mais c'est que le commerce du monde 
lui a oblit6re la conscience, c'est qull vit d'aprfes 
les autres et non d'apres soi. Au fond, soncoeur est 
rest6 g6nereux. A la premifere entreprise qull veut 
tenter sur la jeune fllle, il 6prouve soudain, re- 
pousse par elle, une impression non seulement de 
malaise et de honte, mais de repugnance pour lui- 
meme ; puis, apres avoir abandonn^ Katucba 
s6duite, il sent aussit6t sa vilenie. L'existence 
mondaine pent bien endormir en lui le remords et 
jusqu'au souvenir de la faute. Mais, en revoyant la 
jeune femme,ilreprendra conscience de 1 egoisme, 
de la cruaut6, de la bassesse qui lui ont permis de 
vivre tranquillement, durant neuf annees, avec 
une telle faute sur le coeur, et alors il redeviendra 
lui-meme, il secouera peu k peu, il depouillera cet 
homme factice qui s'etait substitu6 k son etre veri- 
table. Et ce n'est pas sans hesitations, sans trou- 
bles, sans d6faillances. Meme apres avoir dit : « Je 
me marierai avec elle », combien de fois ne lui 
arrive-t-ilpas de faiblir ! Ces alternatives d'enthou- 
siasme et de d^couragement, Tolstoi nous les rend 
avec une v6ritd saisissante, jusqu'au jour oil 

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KfiSDRRECTION, PAR TOLSTOI 177 

Nekhludov s'affermit defmitivement dans sa reso- 
lution en voyant chez Katuchapoindre Taube d'une 
vie nouvelle. Chez lui comme chez elle, c'est une 
veritable resurrection. 

Nous disions tout k i'heure que Tordonnance 
g6n6rale du roman ne s'accorde gufere a notre 
methode classique. 11 ne s'agit pas seulement, dans 
chaque scene, de d6tails plus ou moins oiseux; 
tout en 6tant sans rapport direct avec I'objet, ils 
concourent du moins k donner la sensation du rdel, 
et. parmi toutes les qualitds de Tolstoi, la plus 
etonnante peut-etre est ce don merveilleux de 
reproduire la vie. II s'agit maintenant d'une foule 
d'episodes, admirables en eux-memes le plus sou- 
vent, mais qui traversent de ci de 1^ Taction prin- 
cipale, et il s'agit encore de longueurs qui la font 
trainer. Par exemple, ces nombreuses pages qui 
nous racontent les d-marches faites par Nekhludov 
pour obtenir Tautorisation de pen^trer dans tel 
quartier de la prison, ne laissent pas d'etre un peu 
languissantes. Quant aux episodes adventices, 
s'il y en a beaucoup dans la seconde partie du 
livre, il n'en manque pas non plus dans la pre- 
miere. L'histoire de V6ra Bogodouchovska, celle 
du paysan Menchov, celle de Tarass et de Fedosia, 
les mutineries des prisonniers et les batteries des 
prisonnieres, puis laplupart des conversations mon- 
daines auxquelles on nous fait assister, et meme, 
des le d6but, les renseignements qu'on prend soin 
de nous donner sur chacun des juges en racontant 
ses petites histoires, tout cela, sans doute, disperse 
notre esprit, le d6tourne du veritable sujet. 

12 

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178 ETDDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

Mais quel est le sujet de Resurrection 1 Au theme 
psychologique et moral, s'en ajoute un autre, plus 
etendu, plus comprehensif, qui n'est rien de moins 
que la critique universelie de notre soci6t6. Et Ton 
peut regretter que Tolstoi ne se soit pas tenu au 
drame de conscience. Mais, en considerant Tobjet et 
la port6e de sonoeuvre, ne nous 6tonnons pas qu'elle 
admelte tant d'elements si peu lies k ce drame indivi- 
duel. L'unite de Resurrect ionu'enesi pas moins dans 
r^me de Nekhludov. Seulement Nekhludov, une fois 
« converti », se fait de la vie une idee nouvelle, et, 
par suite, le roman elargit son cadre, regale, pour 
ainsi dire, a la societe tout entiere. Relisez la 
premifere page ; vous y verrez comment Tauteur 
lui-meme laisse dfes lors entrevoir la conception 
g6n6rale de son livre en opposant Tharmonieuse et 
ereine beaute du monde aux efforts p6nibles que 
font les hommes pour se tromper et se tourmenter 
les unslesautres. 

Aussibien toutesaphilosophie tient dans ce ddbut, 
car elle a pour devise le retour a la nature. Tolstoi 
n'est ni un revoiutionnaire, ni, comme on le dit 
generalement, un mystique ; du moins, la revolu- 
tion qu'il preclie se limite au coeur de I'homme, et 
son pretendu mysticisme n'est en .realite qu'une 
morale toute pratique, absolument depourvue de 
croyance dans aucun mystfere, el meme dans la vie 
future, qu'il consid^re comme « une conception des 
plus basses ». On sait quel r61e Guerre et Paix^ 
Anna Karenine, la Puissance des tenebres, donnent 
k de simples moujiks. G'estKarataiev, c'est Fedor, 
c'est Akim, 4mes ignorantes qui ne s'expriment 

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RESURRECTION, PAR TOLSTOI 179 

que par quelques obscures paroles de sagesse r6- 
signee et de fratermt6 naive. Mais Tolstoi luimeme 
reconnut pour maitre le paysan de Tver, Soutaiev, 
qui lui revfela le veritable evangile. Revenir ci la 
simplicite de la nature, voil^ I'unique salut. Pour y 
revenir, Neklhudov rompt avec les pr6jug6s, les 
mensonges, les peches du monde ; et, si la mise- 
rable Katucha se saave, c'est parce que, dans sa 
degradation meme, elle a conserv6 je ne sais quelle 
candeur. 



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IX 



LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANQAIS 
MODERNE (1) 



Nous avons en France quarante mille pretres 
s6culiers. Le recrutement de cette arm6e devient, 
parail-il, de plus en plu« difficile. On peut en si- 
gnaler deux causes principales. D'abord, la dimi- 
nution gdn^rale de la foi. Ensuite, la perte de cer- 
tains privileges, materiels ou moraux, qui, jusqu'a 
ces derniers temps, avaient d6termin6 maintes 

(1) Balzac : Le Cure de village. — Bourget : Men- 
songes, etc. — Estaunie : VEmpreinte. — Ferdinand Fabre : 
LesGourbezon^ Mon oncle Celestin, VAbbe Tigrane, Lucifer, 
Ma Vocation, — 0. Y^viia.v.t'. Histoire de Sibylle. — Flaubert : 
Madame Bovary, — A. France : La Rdtisserie de la reine Pe- 
dauque, L'Orme du mail, Le Mannequin d* osier, L*Anneau 
d'ame'thyste. — Goncourt : Rende Mauperin, — Halevy : 
VAbbe Constantin. — Huysmans : En route. — 0. Mirbeau : 
L'Abbi Jules, — M. Prevost : Le Scorpion, — Stendhal : Le 
Rouge el le Noir. — E. Zola : La Faute de Vabbi Mouret, 
Rome, 



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i 



182 ifiTUDES DE LITT^RATURE CONTBMPORAINE 

vocations : d'une part, les pretres ne sont plus 
exempt^s, comme autrefois, du service militaire ; 
et, de Tautre, leur autorit6 dans les affaires de la 
paroisse, leur influence sur les ouailles, le prestige 
de la soutane, ont consid6rablement d6cru. 

Presque tout le clerge se recrute parmi le» 
paysans- Non que la foi soit, chez eux, trfes vive. 
Mais r^tat ecclesiastique leur ofifre encore de sen- 
sibles avantages. Pourquoi se font-ils volontiers 
pretres? Beaucoup sans doute suivent I'appel de 
leur coeur ; les autres, c'est la paresse ou la 
vanite qui les y engage. La paresse, car, au lieu 
de peiner au travail de la terre, ils mfeneront une 
existence paisible et douce. La vanit6, car le sacer- 
doce les 61evera fort au-dessiis de la condition dans 
laquelle ils sont nes. On leur parlera chapeau bas ; 
ils iront manger dans les ch&teaux. Ceux des cam- 
pagnards qui embrassent T^tat ecclesiastique sont 
presque toujours les plus d^sheritds. Nous pouvons 
supposer que certains, mieux pourvus, n'auraient 
pas un instant song6 k la pretrise. 

Sur les quarante mille pretres dont notre clerg6 
se compose, quelques uns appartiennent aux 
classes superieures de la soci6te, aux plus riches 
ou aux plus instruites. Pour eux, comme pour les 
paysans, il faut faire la part des sincferes vocations- 
Mais leur rang social, leur culture, leur intelli- 
gence, qui les distinguent tout d'abord, dbivent 
aussi les 6lever bien vite aux plus hautcs charges 
de TEglise. Meme ayant la foi, les jouissances de 
Tambition peuvent ne pas les laisser insensibles. 
S1ls font voeu d*humilit6, leur orgueil trouve satis- 
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LE PRETRE DANS LB ROMAN FRANCAIS 183 

faction dans un minis tere qui les s6pare An reste 
des hommes, qui les pose en repr^sentants de 
Dieu sur la terre, qui exalte le moindre abb6 par 
dessus les anges eux-memes. 

Vous, anges de la loi de gr&ce, 
Venez tomber a ses genoux ; 
Et, devant ce pretre qui passe, 
Anges du ciel, prosternez-vous ! 

« Un cur6 », disait Chamfort voil^cent ans, « doit 
croire un peu ; sinon, nous le trouverions hypo- 
crite )). On doit admettre que le plus grand nombre 
des pretres sont croyants. Ceux-lk memesauxquels 
des intdrets purement humains ont fait choisirla car- 
riere eccl6siastique peuvent concilier avec certaine 
mediocrite d'^me une foi suffisante pour que nous 
ne les taxions pas d'hypocrisie. Sinon, leur metier 
serait bien penible ; ils paieraient vraiment trop 
cher les avantages qui les y attirent. 

Et puis, rendons h TEglise cette justice qu'elle 
prend toutes ses precautions pour entretenir la 
croyance dans T^me des levites. Eloigne soigneu- 
sement de toute influence profane, le jeune clerc 
est soumis h un regime qui fagonne de bonne 
heure, par de savantes m6thodes, son esprit, sa 
conscience, sa volontd, qui en fait un 6tre different 
des autres. La vocation sacerdotale ne nait guere 
que dans un milieu special, et ne se maintient 
aussi que gr^ce ci une discipline factice, celle des 
s6minaires. 



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184 ^TDDES DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINB 



II 



Mais ce ne sont pas seulement les futurs pretres 
que forme TEglise. La inoiti6 des jeunes FranQais^ 
ou peu s'en faut, subissent dans les inslituts con- 
gr^ganistes une discipline intellectuelle et morale 
qui tend k proscrire toute critique, toute initiative^ 
toute vell6it6de reflexion. Admirables pedagogues, 
les bons Pferes 6pargnent k leurs ^Ifeves le plus 
16ger effort de pens^e. lis d6bitent le savoir par 
tranches avec une r6gularit6 m^canique. lis ne font 
travailler que la m^moire. lis appliquent partout 
les proc6des du catechisme (1). 

La philosophic s'enseigne avec des cartes peintes. 
Trois couleurs. Les id6alistes sont rouges, les seep- 
tiques sont verts, les mat6rialistes sont noirs. Le 
cours se dicte ex cathedra, et n'admet aucune va- 
riation, car ce qui est vrai a pour caractere d'etre 
immuable. II faut et il suffit qu'on apprenne 
par cceur. Sept preuves de I'existence de Dieu, 
ni moins, ni meme plus. De tres frequentes 
dissertations ^crites tiennent les jeunes esprits 
en haleine ; sans la moindre fatigue, car il ne 
s'agit que d'amplifler correctement le resum6 du 
maitre. Tout est d*une simplicity admirable. Nul 
besoin de se matagraboliser la cervelle : on vous 

(1) La plupart des details qui suivent ont 6t6 emprunt^s au 
roman bien connu de M. Estaunie, VEmpreinte, 



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I 
LE PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 185 

6\\ie les incertitudes et les doutes qui travaille- 
raient Tesprit en pure perte. A quoi bon chercher? 
Dieu a revele a son Eglise les solutions infaiilibies : 
il ne faut que se les caser proprement dans Tes- 
prit. 

Meme methode pour I'histoire. Elle est reduite 
aux noms et aux dates. Des batailles principale- 
ment, de longues series de batailles, chaque s6rie 
»e terminant, comme de juste, par la mention d'un 
traite. Le tout, avec tableaux synoptiques et acco- 
lades, avec divers modes d'ecrlture, suivant Tim- 
portance du fait. On pent ainsi, dans une seule 
page, avoir sous les yeux le tableau d'un si^cle en- 
tier. Comme Tout toujours dit les plus grands edu- 
cateurs, il ne s^agit pas d'apprendre beaucoup, 
mais de bien savoir. Ajoutez, par Ik-dessus, quel- 
ques idees gen^rales sur le gouvernement de la 
Providence, qui dirige les evenements, elfeve ou 
renverseles Empires ad majorem Eccleside gloriam. 
— Demande : « Pourquoi Dieu a-t-il dechain6 la Re- 
volution d'Angleterre? » — Reponse {tous les sieves 
dune seule voix) : o Pour sauver Madame de rh6- 
resie ». 

En litterature, le « cours » suffit. Les rares livres 
qu'on laisse lire ont 6te soigneusement expurg6s, 
II y a dans La firuyfere des choses tout a fait dan- 
gereuses; hors Esther et Athalie, les tragedies de 
Racine sont immorales ; quant a Molifere, c'est une 
question de savoir si Ton pent le lire sans p6ch6 
mortel. Mais d'ailleurs, quelle utilite pourraient 
avoir ces lectures? Pas besoin d'ouvrir un livre 
pour en connattre le contenu, ni meme pour en 

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186 fiTDDES DE LITTERATURE OONTEMPORAINE 

appr6cier la composition et le style. Chaque 61eve 
a son petit cahier, ecrit sous la claire dict6e du 
maitre. Au moment de Texamen, on le repasse une 
derniere fois. Si peu que vous ayez de mdmoire, 
vous etes siir du succfes. 

A quoi faut-il attribuer la preference croissante 
de notre bourgeoisie pour I'enseignement congrd- 
ganiste?Ne nous Texpliquons pas par des cause* 
superflcielles. Ce n'est ni le relevement du prix de 
pension dans les iycees, ni les trop frdquentes va- 
riations des programmes universilaires. Ge n*est 
meme pas la vanit6 du boutiquier enrichi. Non^ 
mais il faut avouer que les ecclesiastiques enten- 
dent mieux I'education. Bien sup6rieurs aux 
laiques pour discipliner les ^mes, ils en extirpent 
Tesprit de revolte^ ils excellent a les rendre dociles 
et maniables, k leur inspirer le culte des traditions, 
rhorreur du sens propre. Et par la ces maitres sont 
les meilleurs soutiens de Tordre. C^est gr^ce a eux 
que la soci6td pent repousser les assauts de Tanar- 
chisme. Notre bourgeois leur confie ses enfants 
pour qu'ils en fassent de bons conservateurs, 
hommes de tenue et de saine doctrine, attaches 
aux id6es regues, respectueux de tout ce qui est 
6tabli. Ainsi se maintient la s6curite sociale. Ainsi 
prospere la rente ; et quand la rente va, tout va. 



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LB PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 187 



III 



Les memes methodes s'appliquent aux clercs, 
mais avec un redoublemeiit de surveillance et de 
precaution. 

II y a d'abord ce qu'on appelle les s6minaires 
mixtes. On peut voir, dans VEmpreintey comment 
les Peres, a Saint-Louis de Gonzague, cap tent par 
dlnsidieuses manoeuvres Leonard Clan, T^lfeve le 
plus distingue de leur college. lis amusent son es- 
prit, endorment sa conscience, depravent chez lui 
le sentiment moral, matdrialisent le sentiment re- 
ligieux, exaltent enfm Torgueil d'une pr6destina- 
tion qui, des maintenant, met a part cet elu du ciel. 
Puis, une fois le moment venu, quand le jeuue 
homme confle au Directeur ses incertitudes, ses 
velleites, le trouble de son ame en face d'un enga- 
gement irrevocable, le pere Propiac, tout de suite, 
sans un mot, sans une demande, met la vocation 
bors de cause, comme si elle devenait obligatoire 
par le seul fait qu'on en avait parle. Et d^s lors 
commence autour de Leonard Tocuvre de I'isole- 
ment. Un k un les liens qui Tattacbent a la vie 
commune sont brises. Ilprend lemonde en dugout. 
Ses amities elles-memes s'^vanouissent sans laisser 
aucun vide. II est enfln seul, absorbe dans une 
piet6 hautaine et sfeche. « Remerciez Dieu », lui dit 



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188 fiTUDES DB LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE 

le Pfere Propiac, qui a prt^side de loin k ce premier 
noviciat, qui en a ing6nieusement menage toutes 
les phases ; « il vous tient ddsormais dans sa main ». 
Mais les s6minaires mixtes ne sont pas assez 
fermes aux souffles du monde, et, trop sou vent, la 
vocation flnit par s'y perdre. De la, pour les jeunes 
clercs, des etablissements speciaux ou ne saurait 
p6n6trer la contagion profane. Ce sont les petits 
s^minaires d'abord, et ensuite les grands se- 
minaires. Dans les petits seminaires, Tenseigne- 
ment, d'ailleurs tout formel, se reduit k ce qui est 
strictement n^cessaire pour la preparation des 
pretres. Messes, chapelets, cat^chismes, sermons, 
confessions, communions, voila le r6gime. Vers 
TAge de quinze ans, seize ans au plus, cette disci- 
pline a eu des efTets sufflsants pour que le sujet 
soit jug6 digne de porter la soutane. II passe alors 
au grand s6minaire. L^, Teducation devient encore 
plus intensive. C*est un veritable entrainement, 
c'est un p6tris5age de T^me, qui perd k la longne 
ce qu'elle pouvait conserver d'actif et de libre. 



IV 



Si le regime que subissent les clercs eteint chez 
la plupart ce sens propre qu'abomine TEglise 
comme un levain d'h6r6sie, leur foi, plus ou moins 
m6canique, n*a pas toujours assez de vertu pour 
les gu6rir des vices inh6rents k I'humanit^ corn- 



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LE PRl^TRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 189 

mune. D'aprfes ceux de nos romariciers qui nous 
ont peint des seminaires, la m^disance, la jalousie, 
I'intrigue, y rempliraient le temps que laissent 
libre les pratiques de la devotion. Maints s^mina- 
ristes ne seraient sensibles qu*aux jouissances les 
plus grossi^res, qu'aux plus bas int6rets. Rappelez- 
vous la maison oil Julien Sorel {Le Rouge et le 
Now) fait Tapprentissage du metier eccl6siastique. 
Huit ou dix de ses camarades, deja en odeur de 
saintet^, ont des visions, et sortent rarement de 
llnfirmerie. Les autres sont, pour la plupart, d'epais 
rustauds qui aiment mieux gagner leur pain en 
recitant des phrases latines qu'en piochant la terre. 
lis vivaient, dans leurs chaumi^res, de lait caill6 
et de pain noir ; le seminaire est pour eux un lieu 
de delices. Julien ne lit jamais dans leur oeil morne 
« que le besoin physique satisfait aprfes le diner et 
le plaisir physique attendu avant le repas ». 

11 faut, en pareille matiere, se defter de Stendhal. 
Mais, dans Ma Vocatmiy Ferdinand Fabre a retrac6 
les moBurs et les figures du seminaire ou il passa 
quelques mois, et Tauteur de Mo7i Oncle Celestm^ 
qui n'est pas suspect de malveillance, nous montre 
beaucoup de seminaristes assez semblables k ceux 
de Rouge et Noi'r, Sans parler de I'abbe Bonafous, 
qui espionne ses camarades pour le compte du 
Directeur, deux surtout se detachent du troupeau, 
I'abbe Martinage et I'abbe Privat. 

L'abb6 Privat, depuis quatre ans qu'il est diacre, 
n'a pu se decider encore k recevoir la consecration 
supreme. Quand le moment arrive, il se sent 
confondu, il fr^mit jusqu'k la moelle des os, en 

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190 ETUDES DE LITT6rATURE CONTEMPORAINB 

songeant que lui, couvert de tant de lepres cui- 
sanles, pourra etre, dans peu de jours, appel6 b ce- 
16brerle sacrifice de la messe, ce sacrifice auguste 
qui fera passer en ses mains indignes le corps de 
Notre-Seigneur Jdsus-Christ. Et sa lete s'egare, et 
son cceur defaille, et, chaque fois, il recule, pour se 
donner le temps de travailler encore a la purifica- 
tion interieure qui fera de son 4me un temple, le 
saint tabernacle oii Dieu daignera resider. Plus 
qu'aucun autre, il a le sentiment des grandeurs sur- 
naturelles du sacerdoce, et voil^ justement pour- 
quoi il ne sera jamais pretre. 

Les camarades de Tabbe Privatignorentces scru- 
pules. Martinage, par exemple, est un brave 
garQon, plantureux et jovial, toujours la langue en 
train, qui maugree centre les jeunes du careme, 
mais r^pare I'effet d'un regime trop frugal en hk- 
frant dans sa chambre toute espece de provisions 
cach6es sous des livres. Celui-la recevra la pretrise 
sans broncher. D6ja il reve aux douceurs du pres- 
bytfere, a la table bien servie, aux offrandes des 
braves paroissiens. Lui-m^me, par les beaux jours, 
il ira pecher la truite dans les riviferes de la mon- 
tagne : « Avancez en silence, glissez doucement 
votre main sous le ventre du poisson, mettez deux 
doigts aux ouies^ et serrez fort, tres fort... II est 
k vous. » Et maintenant, cbante la lechefrite 1 

Avec Martinage, beaucoup de ces seminaristes 
contracteront d'un coBur leger les engagements les 
plusredoutables. UEglise leurapparaitcomme une 
bonne nourrice qui les fera vivre k Taise. Ecoutez- 
les jaboter entre eux sur ce qu'ils doivenl faire 

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LE PRETRB DANS LE ROMAN FRANCAIS 191 

dans leur paroisse. Deux, pas davantage, d6cla- 
rent qu'ils se devoueront a leurs ouailles. En les 
entendant, plusieurs rient sous cape, trop fms pour 
hasarder un mot compromettant ; les autres avouent 
sans ambages que leur premier soin sera de 
mettre a Tengrais des poulets, canards et pintades, 
qui les referontde la mauvaise nourriture du s6mi- 
naire. Ainsi s'accomplira la parole de i'Ecriture : 
Sufficiat tibi lac caprarum^ que le lait de vos che- 
vres vous suffise. 



II y a pourtant de bons pretres dans nos romans. 
Ceux que Ton nous montre sont en g6n6ral des 
pretres de campagne. 

Et d'abord, Tabbe Bonnet, de Balzac. Mais, dans 
rabb6 Bonnet, Balzac nous pr6sente une figure qui 
n*a rien de commun, quel que soit le titre du livre, 
avec « le cure de village ». Sans parler de sa haute 
intelligence, M. Bonnet unit en soi toules les vertus 
du h6ros a toutes celles du saint. II est un etre 
d*exceplion, et I'auteur lui-meme prend soin de 
nous le donner, dtes le d^but, comme tel. 

Le cur6 de village, nous le trouvons plut6t dans 
les romans de Ferdinand Fabre. Ses Courbezon et ses 
C^lestin sont bien des pretres campagnards. Aucun 
talent ne les 61feve au-dessus de leurs modestes 

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192 6TUDES DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

fonctions, et ils n'ont regu que les dons du ccBur. 
Dans les obscures paroisses qu*ils desservent, leur 
z^le charitable trouve sans cesse moyen de s'exer- 
cer. Ils connaissent familiferement toutes leurs 
ouailles ; ils vivent avec elles et de la meme vie, 
ayant chaque jour de sages conseils k donner, 
heureux de recompenser par un mot d*61oge celui 
qui a assists quelque voisin de son pain ou de son 
argent, mais ne craignant pas de reprimander, 
voire du haut de la chaire, celui qui s*est montr^ 
dur au pauvre monde. 

L'abb6 Courbezon a sa pliysionomie propre ; ce 
saint liomme, cet ap6tre, est en meme temps une 
sorte de visionnaire, et son incoercible charite lui 
fait oublier toute prudence humaine. Quant k Tabbe 
C61estin(il s'appelle ailleurs Fulcran), I'auteur ne 
peint en lui que le desservant de campagne. Ce 
type de prfetre, nous le retrouvons dans plusieurs 
livres de Ferdinand Fabre, qui, toujours, y revient 
avec une sorte de predilection. L'abbe Celestin est 
simple comme un enfant, et sa simplesse m6me a 
quelque chose de v6n6rable. Timide par nature, 
humble de coeur, il n'en salt pas moins imposer le 
respect, dfes que la dignite de son minist^re pour- 
rait subir en lui la moindre atteinte. A je ne sais 
quelle emphase naive il joint une cordiale bonho- 
mie, et rien n'est plus d61icieux que les discours 
oil se repand avec complaisance lasagesse ingenue 
et auguste du vieux pretre. Le talent de Ferdinand 
Fabre,plus vigoureux d'ordinaire que delicat,prete k 
cette figure une gr^ce exquise, et sans qu'aucun trait 
de fade ideaUsation en fausse la r6alit6 familifere. 

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LE PRETRB DANS LE ROMAN FRANCATS 193 

II y a encore Tabbe Constantin de M. Haldvy, et, 
dans VHistoire de Sibylle, par Octave Feuillet, 
rabb6 Renaud. Mais, cela se sent, Tun et Tautre 
sont peints « de chic ». Le premier surtout, dont la 
benigne douceur fmit par nous donner sur les 
nerfs. Au reste, ce brave pretre coule une vie des plus 
moelleuses. Nul souci, nul tracas. Sa gouvernante 
elle-meme ne le gronde pas trop rudement. Tous 
les jeudis et tous les dimanches, il a son convert 
mis k la table du chMelain, ce qui ne doit pas lui 
etre d6sagr6able, car le p6che de gourmandise 
Tempeche seul de r^aliser la perfection. Si des vi- 
sites I'ont parfois attard^, il s'arrete, au retour, 
chez un paroissien cossu, qui le regale de quelque 
fricot dument arros^, puis le ramene en cabriolet k 
la cure, ou Tattend un excellent lit. Dans son jar- 
din, lorsqu'il est monte a I'echelle pour palisser ses 
poiriers et ses abricotiers, le bon curd apergoit, par- 
dessus la crete du mur, les tombes du cimetifere, et 
alors, sans s'interrompre, il dit mentalement une 
petite prifere pour ceux de ses morts qui ne sont 
peut-etre pas all6s tout droit au paradis. Le village, 
r^glise, la maison lui plaisent. II est la seul, tran- 
quille, vraiment chez soi. On lui proposa maintes 
fois une plus grosse cure. Mais le cher homme a 
refus6. II se trouve trfes heureux dans la petite pa- 
roisse de Longueval, ou Dieu lui prodigue ses 
biens. II y vit le plus commod6ment du monde; 
il y est un saint k peu de frais. 

Quand Tabbe Renaud vient d'op6rer le sauvetage 
d*une barque en perdition : « Mon bon cur6 », lui 
dit M"* Sibylle en le serrant sur son coeur, « mon bon 

13 

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194 fiTUDES DB LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

cur6, que je vous aime ! » II n'6tait que temps pour 
lui de se relever aux yeux de sa cat^chumfene par 
quelque action d*6clat. Un prfetre, selon la roma- 
nesque Sibylle, est un personnage myst6rieux, k 
part, exempt de faiblesse, toujours occup6 de hautes 
meditations et que laisse indifferent tout ce qui n'est 
pas le service de Dieu. Or, le cure de Ferias, il faut 
Tavouer, ne ressemblait gufere jusqualors k cette 
figure ideale. EUe ne pouvait s'empecher de le 
trouver un peu vulgaire, non seulement d*esprit, 
mais aussi d'^me, el sa pi6t6 s*en ressentait. Cette 
jeune personne exigeante refusait de faire avec lui 
sa premifere communion. Et, h vrai dire, Tabbe Re- 
naud n'est qu'un bon cur6 de campagne, honnfile, 
efface, indolent, ami de ses aises. Ne dans une 
ferme, il porte chez ses riches paroissiens, qui en 
font leur commensal journalier, le respect obs6- 
quieux d*un flls de la glfebe. On le met au bout d'une 
table avec les enfants. Oblige subalterne de ceux 
pour lesquels il devrait etre un sup6rieur spirituel, 
il tolfere des paroles et des pratiques que sa cons- 
cience reprouve, humilie son caractfere de pr^tre 
jusqu'k subir, dans Texercice m^me du ministfere, 
ces empifetements la'iques qui, sous couleur de devo- 
tion, tournent souvent au scandale. Tel est le cur6 
de village dontFeuillet lui-mfeme nous trace le por- 
trait. Aprfes la scfene du sauvetage, tout cela change. 
Sous la douce influence de Sibylle, Tabbe Renaud 
se transforme. 11 refuse la clef de reglise h la 
superbe M"*® Beaumesnil, il rompt toutes les rela- 
tions qui n'ont pas pour objet direct ses devoirs 
sacerdotaux, il repare sa negligence, secoue sa 

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LE PRETRE DANS LB ROMAN FRANCAIS 195 

moUesse, donne k la vieille Marianne des ordres s6- 
vferes pour le menu des repas, se refuse entin le 
caf6 d'aprfes dejeuner jusqu*^ ce que Sibylle vienne 
yn jour le lui ptfiparer elle-meme. Feuillet veut, 
dfes lors, nous monlrer le saint ; mais il nous avail 
montr6 d'abord le pretre de campagne. 

Le prfetre de campagne, nous le trouvons encore 
dans Madame Bovary sous les traits de rabb6 
Bournisien. Voyez I'abbfi Bournisien quand Emma 
s'adresse k lui. II vient de diner, il respire 
bruyamment. Des taches de graisse luisent sur 
sa soutane. Tout en causant, il se tourne de temps 
h. autre vers Ffiglise, surveille du coin de TcBil 
la bande turbulente des gamins qui Tattendent 
pour le cat6chisme. M"»' Bovary veut lui confier ses 
peines, le trouble de son ccBur. II ne comprend 
pas, la croit malade, la renvoie a son mari. « Vous 
soulagez », lui dit-elle, « toutes les misferes... » — 
« Ah ! ne m'en parlez pas ! Aujourd'hui meme, il a 
fallu que j'aille dans le Bas-Diauville pour une vache 
qui avait Venfle. » Et la conversation se poursuit de 
la sorte entr&la jeune femme inquifete et ce gros 
homme k face rubiconde qui I'interrompt q^k et \k 
par quelque plaisanterie accompagn6e d'un rire 
opaque. « Mon Dieu I mon Dieu I » soupire-t-elle. 
Et il lui r6pond : c< Vous vous trouvez g6n6e ? C'est 
la digestion sans doute. » En visite chez ses ma- 
lades, rabb6 Bournisien les exhorte k la religion 
par de cAlins bavardages, raconte des anecdotes 
entremeiees de calembours, puis, sur le moment 
de s'en retourner, r6pfete, en prenant une figure 
<5onvenable, son petit boniment devot. M. Homais 

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196 fiTUDBS DE LlTTfiRATURR CONTEMPORAINE 

lui cherche plus d'une fois querelle : rinfaillibilit6 
du pape, le c61ibat des prfetres, la confession, font 
le sujet de leurs disputes. Le cur6 se scandalise 
de tant d'audace, et le pharmacien s'^.merveille 
d'une telle bfetise. Au fond, lis ont de Testime Tun 
pour Tautre. Quand, M"' Bovary morte, tons deux 
font la veill^e, leur estomac, vers quatre heures, les 
tiraille. lis mangent et trinquent, et, au dernier pe- 
tit verre, c*est le cur6 qui, frappant sur I'^paule 
du pharmacien lui dit : « Nous finirons par nous 
entendre ». 

L'abb6 Bournisien doit flgurer assez fld^lement 
le type ordinaire du cur6 campagnard. II ressemble 
d'ailleurs k Tabbfi Renaud ; il est un abb6 Renaud 
d'avant le miraculeux sauvetage, plus dpais seule- 
ment et qui ne compte pas une Sibylle parmi ses 
paroissiennes. Mfeme sile cur6 campagnard a quitt6 
le s6minaire avec un sentiment 61ev6 des devoirs qui 
lui incombent, il arrive souvent que son zfeie ne tarde 
pas k ddcroitre et sa pi6t6 k devenir machinale. 
Peut-fetre, au d6but, Tisolement, le manque de res- 
sourcesintellectuelles,rontfaitsoufFrir.Ils'yhabitue 
plusoumoins vite. II finit par s'arranger une exis- 
tence tranquille, agr6abie, toute mat^rielle, douce- 
ment 6goiiste; c'est d'ailleursle meilleur moyen de 
n'avoir d'affaires ni avec r6v6ch6 ni avec le conseil 
municipal. II vit de la sorte heureux, sans que 
rien trouble sa quietude. « Le seul ennui, dans 
notre metier, disait le desservant de ***, c*est que 
nous travaillons k jeun *. » 

1 Le mot est cit^ par M. firenier de Montmorand, dans uti 
trfts int^ressant ouvrage qui vient de paraltre. La Sooiitd Fran- 

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LB PR^TRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 197 



VI 



Au pr^tre campagnard s*oppose le pretre mon- 
dain des grandes villes. Nous en avons un exemple 
dans rabb6 Blampoix, de Rene Manperin, L*abb6 
Blampoix dirige les consciences bien nees et absout 
les pech6s de choix. « A chacun son lot dans la 
vigne du Seigneur », dit-il souvent. II n'a jamais 
eu de cure et de paroisse. Le lot qui lui est 6chu, 
c'est de concilier le catholicisme avec les 616gances 
d*une clientele aristocratique, qui ne saurait s'ac- 
commoder k la religion triste etminable desgueux. 
Quand M"' Mauperin va le voir, elle traverse une 
antichambre oil se meurent de doux parfums, elle 
attend son tour dans un salon fleuri et coquette- 
ment par6. L'aspect, les maniferes, le langage du 
prfetre, repondent k cet int6rieur. Sa voix est insi- 
nuante, plelne de caresses. II a le secret des pa- 
roles qui flattent et de celles qui troublent. II salt 
son monde. M6decin des Ames, il present k chacune 
la dose de penitence et de bonnes oeuvres qu'elle 
pent supporter. Toutes ces dames le trouvent d61i- 
cieux, louent son am6nit6, sa largeur intelligente, 
sa finesse de tact. Elles ne viennent pas seulement 
lui confesser de jolies fautes ; elles le mettent de 
moiti6 dans leurs tristesses, dans leurs reves, dans 

^aise oontemporaine (Perrin, ^diteur). Nous y avons emprunt6 
plusieurs traits. 



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198 6TDDES DB LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE 

les secrets besoins de leur coeur, elles le consultent 
sur les romans qu'on peut lire, sur les pieces qu'on 
peut voir. A lui s'adressent les jeunes mferes qui 
cherchent une bonne nourrice, les mferes sur le re- 
tour qui veulent caser leurs filles. II r^concilie les 
in6nages brouill^s, alimente d*id6al les femmes in- 
comprises, console les d6sesp6r6es. Et tout cela 
pour le plus grand bien de la religion. Assez d'au* 
tres la rendent ha'issable par une aust^rit6 rebu- 
tante ; il la fait aimer en Tajustantaux convenances 
mondaines, enlamettant au service de ses brillantes 
visiteuses. Rien de f6minin ne lui est 6tranger. A 
rap6tre il unit lamarchande kla toilette, et, comnne 
parle Pascal, il remplit I'entre-deux. 



VII 



L*abb6 Blampoix et rabb6 Bournisien sont, dans 
les romans ou ils figurent, des personnages 6piso- 
diques, et, du reste, ce qu'on nous fait voir d'eux, 
c'est leur vie ext6rieure et superficielle ; on les 
peint, non pour eux-m6mes, mais parce qu'ils se 
trouvent, h tel moment, en relation avec les prin- 
cipaux acteurs. De Feccl^siastique mondain, les 
Goncourt ne font gufere qu'un portrait, et de Teccl^- 
siastique paysan, Flaubert se borne, comme de 
juste, k nous montrer ce qui int^resse le sujet de 
son livre, oil nous le voyons paraitre de loin en 
loin, trois ou quatre fois. Le pretre dans son exis 



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LK PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 199 

tence intime, dans son milieu propre, dans le de- 
tail de ses occupations journaliferes, dans ses rap- 
ports avec les confreres et les sup6rieurs, il faut le 
chercher autre part. Cest k Ferdinand Fabre que 
Ton pent demander une peinture exacte et com- 
plete des figures et des scfenes cl6ricales. II y a chez 
lui les Courbezon et les Celestin^ dont nous avons 
d6jk parl6 ; il y a aussi les Tigrane et les Lucifer, 
dont nous parlerons tout k Theure. Mais, entre les 
uns et les autres, nous trouvons une foule de gens 
d'6glise, simples desservants, cur^s-doyens, vi- 
caires, archipr^tres, secretaires d'6veque, dont les 
moBurs et les agissements nous font connattre ce 
monde-lk comme d'aprfes nature. 

Beaucoup sont dignes de tout respect. Cest, par 
exemple, dans Mon oncle Celestin, rabb6 Garpezat, 
avec sa belle franchise et sa cordialitd savoureuse ; 
dans Tigrane, le doux Ternisien, si tendre, si cha- 
ritable, si chr6tiennement humble ; dans les Cour^ 
bezon,' Ferrand, vaste et ferme esprit, lh6ologien 
profond, vigoureux controversiste, non moins 
admirable d'ailleurs par Tind^pendance, par la 
dignity de son caractfere, que par son savoir et ses 
talents. Le plus grand nombre, k vrai dire, ont leur 
bonne part des faiblesses humaines, et, chez beau- 
coup, si nous reconnaissons Teccl^siastique, c*est 
au tour particuUer que prennent certains vices dans 
le ccBur du pretre. Voici Tabb^ Montrose, neveu de 
Monseigneur, jeune sot gonfld de son importance, 
qui se d61ecte k humilier, k molester le vieux Cour- 
bezon ; ou bien encore, dans le meme genre, Tabbe 
de Luzernat, auquel sa naissance et ses relations 

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200 fiTDDES DE L1TT6RATDBE CONTEMPORAINE 

prometleot les plus hautes dignites, un gros gar- 
Qon de trente ans, dru, gaillard, rejoui, assez inof- 
fensif aprfes tout, mais dont la sufflsance fait ressor- 
tir la nullity candide et encombrante. Voici Tabbe 
Mical, qui, derrifere Tigrane, se glisse par d*insi- 
dieux manfeges aux honneurs eccl6siastiques. Voici 
Tabbe Valette, dminent docteur, qui cache sous des 
dehors austferes les mis6rables calculs de son am- 
bition inquifete et retorse. Voici Tabbe Clochard, un 
intrigant subsdterne, pdtri de basse envie et de 
mechancetd perfide, qui poursuit de sa haine le bon 
G61estin, et, jusque dans la chambre du vieillard 
malade, va lui donner, en ricanant, le coup de la 
mort. 

Chez certains prfetres, Ferdinand Fabre montre 
Tignbrance ou la sottise, chez d*autres la paresse 
ou r^goisme, chez un grand nombre Fhumeur ca- 
chottifere, la jalousie, la dupUcite. Mais, chez pres- 
que tons, ce qu'il marque le plus volontiers, c'est 
la faiblesse du caractfere. 

L'6ducation a bris6 en eux tout ressort: ils pri- 
rent au s6minaire un ph qui ne s'efface pas. En- 
suite, le pouvoir sans borne de Tdvfeque les entre- 
tient, durant toute leur carrifere^ dans une crainte 
servile. On se demande pourquoi tant de prStres ont 
certaines fagons k eux de marcher, de porter la 
tfete, de saluer ou meme de regarder, pourquoi 
leurs maniferes et leurs gestes d6notent je ne sais 
quelle timidity fuyante. Cela tient, nous disent ceux 
qui les connaissent, a la terreur perp6tuelie oh ils 
vivent. Depuis Napoleon I", Tdveque est pour son 
clerg6 un maitre absolu. 11 n'y a en France que 

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LE PEfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 201 

trois ou quatre mille cur6s k litre inamovible ; en- 
core leur fait-on parfois signer, para!t-ii, leur de- 
mission en blanc. Tons les autres sont k la discre- 
tion de Tautorite ^piscopale, qui pent les censurer, 
les deplacer, les suspendre, les interdire, sans qu'ils 
aient aucun recours contre ses sentences. On 
s explique par 1&,, comme pax* la discipline du s^mi- 
naire, cette humilite, souvent oblique, que trahit 
jusqu'^ leur abord. 

Dans Lucifer^ quand Mgr Fournier, r6cemment 
nomme k Mireval, regoit pour la premifere fois son 
clerg6, rabb6 Jourfler trouve si d6gradante Tatti- 
tude de ses confreres, qu'une envie le prend de leur 
crier les deux mots du pr^ambule de la Preface : 
Sursum cor da, haut les cceurs ! Dans YAbbe Tigrane^ 
lorsque Capdepont a soulev6 par son 4pre Elo- 
quence les eccl^siastiques du diocfese, rassembles 
pour rOrdination, il entend des cris de fureur lui 
r^pondre de toute :part. Mais Mgr de Roquebrun 
apparait sur le seuil de la salle : aussit6t se fait un 
respectueux silence ; les fronts s'inclinent, les vi- 
sages crisp6s se ddrident, les bouches grimacent 
un sourire hypocrite et b6at. 

L'archipretre Clamouse symbolise tout particu- 
liferement cette pusillanimitE caract6ristique des 
gens d'6glise. On se rappelle la scfene oil le pauvre 
vieil abbe lit d'une voix chevrolante la plainte re- 
dig6e par Tigrane, puis, dfes que r^veque I'inter- 
rompt, se trouble, balbulie, tombe k genoux; celle 
oil Ton vient lui reclamer les clefs de la cath6drale, 
quand, tout craintif k la pensee que Tigrane lui en 
voudra, il s'affaisse dans son fauteuil et y reste 

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202 fiTDDKS DE LITTfiRATDRB CONTBMPORAINE 

6cras6, aneanti, sans parole, roeil stupidement fix6 
sur le trousseau que fait cliqueter le tremblement 
de ses mains ; celle enfin ou, croyant que Terni- 
sien va 6tre nommd 6v6que. il se retourne conlre 
Tigrane et va rejoindre ceux qui entourent I'ancien 
secr6taire de Monseigneur, pour lui t^moigner son 
zfele, — « Ne confondons pas », dit-il k Tabbe Mical, 
qui lui fait honte, « la dignite d'unprfetre avec celle 
d'unla'ique », — jusqu'a ce que, Tigrane ayant de- 
clare sa nomination, il quitte brusquement le bras 
de Ternisien et s'empresse vers le nouvel elu, en 
proposant k ses confreres de chanter le Te Deum. 



VIII 



Un des caractferes particuliers de la vie ecclesias- 
tique, c'est le celibat. L'institution du c6libat pent se 
d6fendre par des motifs d^ordre religieux ; mais il 
est permis de croire que les papes qui Tetablirent, 
voiladix si fecles k peine, avaient des vuestoutes poli- 
tiques et voulaient se preparer ainsi une milice plus 
disciplin6e dont le zfele farouche les servit aveugl6- 
ment dans leur projet de domination universelle. 

Quoi qu'il en soit, TEglise, du jour ou elle inter- 
dit le mariage des pretres, les livra, par la meme, 
k de terribles tentations. Ce ne sontpas seulement 
les incr6dules et les francs-magons qui suspectent 
la moralite du clerge, « Si j'6tais le gouvernement, 
dit M. Homais, je voudrais qu'on saignM les pretres 



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LE PR^TRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 203 

une fois par mois. Oui, chaque mois, une large 
phl6botomie, dans I'intdret de la police at de» 
mceurs. » Mais les eccl6siasliques eux-mfemes sem- 
bleraient, par leur ddfiance mutuelle, donner rai- 
son h celle des m6crdants. Je ne parle pas de rabb6 
Jules, qui, un soir de grande reunion dans le salon 
de r6vech6, aborde le premier venu des gens 
d'6glise presents, et, Tayant menac6 k tout hasard 
de d6noncer ses turpitudes, le voit se troubler^ 
p^lir, b6gayer des mots sans suite. Dans les Cour- 
bezon, Tabbe Montrose, apercevant chez son v6n6- 
rable confrfere la Cassarotte, dont M. Courbezon 
s*est cbarg6 par charit6, demande aussitfit si elle 
a les quarante ans canoniques. Dans YOrme du 
Mail, le s6vfere abb6 Lantaigne accuse Guitrel de rela- 
tions illicites avec sa servante, bien qu'elle ait de 
beaucoup d6pass6 cet 4ge. Quelque ^ge qu'ait un 
prfetre, il lui est d6fendu de prendre a son service 
une femme qui ne soit pas au moins quadrag6naire 
(de 1^ tant. de mauvaises plaisanteries sur les nieces 
de cur6). Dans Mon oncle C^lestin, si de mechants 
bruits courent sur les moeurs du vieil et saint abb6, 
c'est que le curd-doyen Taccuse d'avoir d6bauche 
une de ses paroissiennes. 

11 n'y a cependant pas de doute que, pour la 
correction ext6rieure, le clergd frangais ne m6rite 
de grands 61oges. Nous ne pardonnerions pas au 
pretre oe que lui pardonnaient nos pferes. Lapaillar- 
dise eccl6siastique les choquait peu, par cela meme 
qu'ils croyaient. Moins nous avons de foi, plus nous 
sommes exigeants sur ce point. Et sans doute on 
ne pent savoir au juste dans quelle mesure Pame- 

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204 Ixodes de litt6ratdre contemporaine 

lioration de la tenue, chez les eccl^siastiques, doit 
correspondre ^ celle de leur conduile. Ce qui estcer- 
lain, c'est que la sdverite de la conscience publique 
leur fait en tout cas un devoir de sauver les appa- 
rences. 

Dans la Rotisserie de la reine Pedauque, M. Ana-- 
tole France nous pr6sente un abb6 beaucoup plus 
recommandable par sa pi6t6 que par ses moeurs. 
M. J^r6me Coignard se met en peine de son ^me, et 
non de son corps. Son corps pent prendre quelque 
plaisir avec Catherine la dentellifere sans que son 
^me y trouve de quoi se scandaliser. On devient cou- 
pable de sensualisme en attachant k la chair une 
importance excessive. Ce qui importe* c*est de ne 
pas errer sur les dogmes de la religion et d'assurer 
par 1^ son salut. Nous p6chons tons. Mais la ma- 
tifere premifere de la saintet^, n*est-elle pas juste- 
ment la concupiscence ? Les plus grands saints 
furent aussi les plus grands p6cheurs. II faut 
amasser autant que possible de cette matifere pour 
la modeler en figure de penitence. M. J6r6me Coi- 
gnard ne rencontre jamais une bonne flUe sur 
son passage sans lui demander de Taider k faire 
son salut. 

Le brave abb6 s'accorderait fort bien avec cer- 
tains docteurs catholiques, avec Molinos par exem- 
ple, dont le mysticisme n'a gufere moins d'indul- 
gence pour les d^duits de la chair, ou avec Tabbg 
G6vresin, directeur de Durtal, qui, dans En route, 
resume ainsi sa morale sur ce point d61icat : « L'es- 
sentiel, c'est de n'aimer que corporellement la 
femme ». Mais, si la Rdtisserie ne fut point, que je 

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LE PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 205 

sache, condamn6e par Tlndex, je ne crois pas 
noa plus qu'elle ait reQu I'approbation de N. N. 
S. S. les 6v6ques. En r^sdit^, TEglise catholique 
enseigne a ses pretres Thorreur de lafemme. Et par 
Ik s'expliquent en partie ces aberrations de la sen- 
suality, plus ou moins fr6quenles chez les eccl6sias- 
tiques,ces app6tits maladifs oil il ne faut voir qu'un 
pervertissement de Tinstinct naturel inassouvi. 

Toujours est-il que les prfetres sont 61ev6s dans 
Taversion et le m6pris de celle qui reprdsente a 
leurs yeux la premifere chute, de celle qui perdit le 
genre humain. Malgr6 tant de services qu'elles ren- 
dirent, malgr6 leur d^vouement, la puret6 de leur 
foi au temps des hdr^sies, leur courage plus que 
viril dans le martyre, les femmes n'ont jamais 
trouvd gr^ce devant Tfiglise, qui fit tout ce qu'elle 
put pour les avilir. Aux yeux du pretre, la femme 
est un cloaque d'impuretes. Vous rappelez-vous, 
dans le Mamiequin d'osier, un petit Episode du se- 
jour de Tabb^ Guitrel k Paris? M. Guitrel, nous 
dit-on, avait connu dans le sacerdoce les troubles 
de la chair. Comment il s'6tait arrange pour binder, 
tourner ou transgresser le sixifeme commande- 
ment, Dieu le sait ! Mais quand, au parterre de la 
Com^die-Frangaise, son voisin de banquette lui fait 
admirer les beaux bras d'une illustre tragedienne, 
il r6pond par un plissement significatif de ses 
Ifevres. M. Guitrel 6tait prfetre, et avait le d6gout 
du venire d'Eve. 

Dans la Faiite de Vabbi Mouret, ce dugout fait 
prof^rer au frfere Archangias les plus grossiferes in- 
suites, a Allez t, dit-il, en parlant des fllles qu'il 

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206 fiTDDES DK LITTfiRATDRB CONTEMPORAINB 

enseigne, « on abeauleur tirer les oreilles jusqu'au 
sang, la femme pousse toujours en elles. Elles ont 
la damnation dans leurs jupes. Des creatures 
bonnes k jeter au fumier, avec leurs salet6s qui 
empoisonnent ! Qa serait un fameux d6barras, si 
Ton 6tranglait toutes les flUes k leur naissance. » 
Dans le Scorpion de M. Marcel Provost, quand, aprfes 
bien des nuits d'ardents transports, Pierre Auradou 
regarde Jeanne dormir, son corps k demi nu, si joli, 
si desirable, qui emplit la chambre d'une odeur 
6trange, d'un parfum p6n6trant comme une essence 
d*amour physique, lui soulfeve le coeur. II voudrait 
la prendre avec le matelas, sans la toucher, lancer 
rimmonde paquet par la fenfetre et purifier ensuite 
la chambre en y briilant de Tencens ; et, de repul- 
sion, il crache par terre. 

Aussi bien cette abomination de la femme 
s'explique par la crainte qu*inspirent ses pifeges. 
Aux yeux d*Auradou, la femme ne repr6sente rien 
de sain et de chaste. 11 voit en elle, non T^pouse, la 
mfere, la fidfele gardienne du foyer domestique, 
mais I'etre aux caresses dissolvantes, la bete im- 
pure, reternelle corruptrice dont les baisers res- 
pirent la perdition. C'est sous la forme d'une sacri- 
lege ddbauche que lui apparait I'amour. 



IX 



Tons les pretres nepeuvent surmonter la r6volte 
des sens. Aprfes avoir crach^ son dugout, voici 



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LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANQAIS 207 

que, soudain, Pierre Auradou tressaille d^unefifevre 
ftubite ; le mysticisme du jeune clerc ne sert mainte- 
nant qu'a exciter Tardeur de ses sens. L*abb6 Jules 
a beau se frapper la poi trine, traiter son corps de 
carcasse ignoble et de pourriture, il n'en succombe 
pas moins. Et le frfere Archangias, flairant de loin 
les jouissances damnabies du Paradou, regarde 
rabb6 Mouret avec des yeux luisant d'une terrible 
jalousie. 

L'abbe Mouret ne ressemble gufere k rabb6 Jules. 
II est un doux, lui, et un tendre. Pendant des 
ann6es, au s6minaire, il a v6cu de pur amour, n'a 
6t6 qu'une ^me candide, ravie perpetuellement en 
extase. II se sent lav6 de son sexe, comme si je ne 
sais quelle huile sainte lui avail 6vang61is6 le corps. 
Toute sa puissance d'aimer s'exalte dans un culte 
mystique k la Vierge Marie, Temple de la Chastet6, 
Source des jouissances divines, Sein d'61ection sur 
lequel ilvoudrait dormir & jamais. II croit ne plus 
tenir k Thumanite, s'fetre purge des ordures ter- 
restres, avoir vaincu la nature. La nature va so 
venger de ses m^pris. Un soir qu'il s'abime en ado- 
rations sans fin, rabb6 Mouret tombe sur le carreau 
de sa chambre, foudroy6 par une flfevre c6rebrale. 
Puis, aprfes trois semaines dlnconscience, il nait, 
pour ainsi dire, une secondo fois, il s'6veille k la 
vie, comme neuf. Son Education religieuse, sa pi6t6, 
saverlu, tout s'en est all6 du coup. Et, trouvant 
Albine prfes de lui, Albine rayonnante de jeunesse 
et d'amour, il s'abandonne k ses caresses. Ce sont 
alors des jours de felicit6 parfaite. Mais bientdt, le 
pass6 vient jusque dans le Paradou ressaisir son 

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208 fiTUDES DE LITTfiRATDRK CONTEMPORAINE 

fime. En apercevant, k travers la brfeche du jardin, 
r^glise dont la cloche semble )*appeler, void que se 
repr6sentent k lui son enfance pieuse, ses joies du 
s^minaire, son voeu de chastet6. II quitte Albine. 
Rentr6 au presbytfere, il se d6bat mis^rablement 
contre les assauts de la chair, et plus le souvenir 
de ses abominations Tobsfede et le tente encore, 
plus il met de fureur k maudire Tamour et la terre 
et la vie. Enfln, il cfede k Tirr^sistible appel de \s^ 
jeune femme, il retourne dans le Paradou. Mais, 
dans ce jardin de dflices, oh les pr6s, les eaux, les 
arbres exhalent de toute part une haleine de sfeve 
f6conde, une ivresse de d6sir, rabb6 Mouret ne peut 
plus que verser des pleurs. D6sormais, toute ten- 
tation s'est 6teinte. II tombe k genoux et remercie 
Dieu d'avoir sdche ses organes, d'avoir voulu que, 
retranch6 du nombre des hommes, il fut mainte- 
nant tout k lui, k lui seul. 



X 



Deux passions, qui se mfelent parfois ou meme 
se confondent, mais qui peuvent cependant n'avoir 
Tune avec Tautre aucun rapport, prennent chez le 
prfetre, chez certains pretres, de ceux que distin- 
guent leurs talents, une force d'autant plus singu- 
lifere qu'elles les absorbent dfes lors tout entiers. 
Ce sont Tambition et Forgueil. 

Ferdinand Fabre a peint dans VAbbe Tigrane le 



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LB PR£:TRB dans lb ROMAN FRANCAIS S09 

type du pretre ambitieux et dans Lucifer celui du 
pretre orgueilleux. 

Rufin Capdepont s'6tait fait remarquer de bonne 
Jbeure enlre ses condisciples par son intelligence et 
son ardeur au travail, et, dfes lors, il revait les plus 
hautes destinies. Une fois vicaire, les humbles de- 
voirs de sa charge lui inspirferent un insurmontable 
dugout. 11 obtint son exeat du diocfese et suivitaParis 
le baron Th6venot, depute de Lormiferes, comme 
precepteur de son fils. Le voilk, en pen de temps, le 
maitre dans la maison.Il tire parti de toutes les res- 
sources que les relations du baron lui offrent pour se 
preparer les voies k T^piscopat. Mais, quand il va 
recueillir le fruit de tantde peines, la Revolution de 
f6vrier brise ses esp^rances. Sans se decourager,il 
entre au s6minaire comme professeur d*histoire ec- 
cl6siastique, en devient dlrecteur, est nomm6 vicaire 
g6n6ral, et, de nouveau, se voit enlever la mitre au 
moment meme oil il croit la tenir. On lui pr6ffere 
rabb6 de Roquebrun, frfere du s6nateur. Capdepont 
traite le nouvel 6v6que en ennemi, saisit toutes les 
occasions de le mortifler, travaille sous main le 
clergS du diocfese. Et, quand Mgr de Roquebrun est 
mort, sa haine sauvage le poursuit encore dans le 
cercueil. En meme temps, pour se rendre le pou- 
voir favorable, il a publiquement manifesto des 
opinions gallicanes. Son ambition Tengage k faire 
d'humiliantes d-marches. Dans Tantichambre du 
ministfere, il attend, sur la banquette us6e, tour- 
nant son chapeau entre ses doigts. La rage au coeur 
•de se voir, lui, pretre, que Dieu 61utpour le repr^- 
senter sur la terre, r6duit i courberT^chinedevant 

14 

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210 £tudbs de litt^ratura gontbmporaine 

une Excellence de hasard, il se demande si, une 
fois introduit, il pourra contenir la r6volte qui 
gronde au fond de son &me. Enfln nomm^ par le 
ministre, des d6clarations d*un ultramontanisme 
intransigeant lui concilient TEglise. II se fait Tami 
des Jdsuites, le fougueux champion du Syllabus et 
de rinfaillibilit^ papale. Rome reconnalt en lui un 
de ces chefs ^nergiques et habiles dont elle abesoin 
contre ses adversaires et auxquels elle pardonne 
leurs violences ou leurs ruses en faveur des services 
qu'ils peuvent lui rendre. Apr^s quelques annees 
d*6piscopat, il devient archevfeque, et, bient6t, car- 
dinal. Mais il n'est pas encore satisfait. Pie IX n'a 
plus longtemps k vivre. Pourquoi ne serait-ce pas 
lui, Rufln Capdepont, Tancien pastoureau du 
Harros, qui ceindrait la tiare? « Ah! Tunivers ca- 
tholique verrait un pape, alorsl » Et, fascin^ par 
son rfive : « Qui sail? » murmure-t-il en levant les 
bras au ciel, « qui sait?.., » 

Quant k Lucifer, il n'a aucune ambition. Son p6- 
ch6, un p^ch6 que TEglise ne pardonne pas, c'est 
le juste sentiment de sa dignity d'homme, senti- 
ment lai'que qui persiste jusque sous la robe de ce 
prfetre. 

Petit-flls d'un conventionnel qui vota la mort de 
Louis XVI, flls d'un ancien d6put6 de Mireval qui 
slllustra sous la Revolution par son talent d'orateur 
et la noblesse de son caractfere, rabb6 Jourfier est 
entr6 dans les ordres sans etre bien siir d*avoir en- 
tendu Vappel de Dieu. II n'en a pas moins toutesles 
vertus eccl6siastiques : pieux, simple, chaste, la 
seule qui lui manque, c'est la soumission. En revfi- 



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LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS ill 

tant la soutane, il ne consentit k abdiquer ni 
sa raison ni sa conscience. II reste soucieux de son 
honneur, fier de sarace. Ce pretre est r^publicain : 
le 4 seplembre, 11 se mele aux ouvriers des fau- 
bourgs qui chantent la Marseillaise. Ce px^etre est 
patriote : les d^sastres de Tannde terrible le rem- 
plissent d*angoisse, lui font parfois n6gliger ses of- 
fices. Nomm6 au sifege 6piscopal de Sylvanfes par le 
gouvernement de la Defense nationale, il pretend 
faire la loi aux Congregations qui enserrent et op- 
priment le diocfese ; jaloux de son autorite en tant 
qu*6veque, il ne veut pas, en tant qu'homme, subir 
un joug odieux. A Rome, oil il est all6 pour exposer 
ses griefs, il se fait trailer de mauvaise tete par 
Pie IX, il indispose le cardinal Finella en lui tenant 
un langage qui « ne sonne pas T^me eccldsias- 
tique ». Dans la cl6ricature, on doit se soumettre 
ou se rdvolter. Que va faire Mgr Jourfier ? Se sou- 
mettre ?il ne le pent. Se revolter ? il recule devant 
le scandale. Rome ne lui a laiss6 d'autre refuge 
que lamort. 



XI 



On se rappelle le mot, souvent cit6, de Du- 
panloup : « Mon clerg6 est un r6giment ». L*ar- 
m6e de nos quarante mille pretres a pour chefs 
quatre-vingt-dix 6yeques. Un eccl6siastique qui 
passe ^veque, c'est comme un simple soldat qui. 



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212 ETUDES DB LITTfiRATDRB CONTEMPOBAINE 

du jour au lendemain, serait nomm6 general. Seul, 
r^veque possfede le sacerdoce dans sa pl6nitude* 
Outre son aulorit6 absolue sur les s6culiers de son 
diocfese, il est prince de la sainte Eglise romaine et 
« v6n6rable frfere » du Pape, qui ne peut sans lui 
op6rer la moindre r6forme dans le dogme ou dans 
la discipline. 

Cette haute dignity, cette charge redoutable aux 
anges memes — onus ipsis angelis formidandum^ 
— quelles vertus en rendent digne ? Anciennement, 
declare Massillon, les clercs m6ritajent leur Eleva- 
tion par leurs refus. 11 faut plus de notre temps. 
Voyez, dans Lucifer, a quoi Mgr Fournier dut la 
sienne. Parmi les offlciers de la v6nerie imp6riale, 
il avait un frfere qui ne manquait pas une occasion 
de soUiciter pour lui. « Fournier », lui dit TEmpe- 
reur, uu matin que la cour partait en chasse, « si 
vous amenez un dix-cors sous mon coutelas aujour- 
d'hui, c'est la mitre pour votre abbe, dfes le pre- 
mier 6vech6 vacant ». Le dix-cors fut amene, et, 
trois ou quatre mois plus tard, Tabbe Fournier avait 
la mitre. 

UHistoire conlemporaine de M. Anatole France 
pourrait fort bien etre intitulee : Comment M, Gui- 
trel se fit nommer evSque. Uabbd Guitrel, professeur 
d'61oquence au grand s^minaire de ***, a pr6par6 
de longue date sa candidature k TEpiscopat. Get ha- 
bile pretre gagna les bonnes graces de la pr^ffete, 
M"® Worms-Clavelin, n6e Goblentz, en recherchant 
pour elle les objets d*art qui se trouvent, dans les 
6glises de campagne, commis k la garde de fabri- 
ciens ignorants. Ses maniferes obs6quieuses et dis- 



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LE PRilTRE DANS LK ROMAN FRANCAIS 213 

crfetes ont d'ailleurs produit tout de suite sur 
No6ini la meilleure impression. EUe s'est fait un 
devoir de le recommander k son mari, qui la sait 
femme de tact. M. Worms-Clavelin et M. Guitrel se 
rencontrent souvent dans les magasins de i'orffevre 
Randonneau jeune, ou ils causent sans contrainte, 
et M. Guilrel ne plait pas moins k M. Worms-Ciave- 
lin qif^ sa femme. Le fonctionnaire isra61ite est 
flatte par les respects d'un eccl^siastique qui va 
dans bien des cMteauxoii lui-meme n*estpas regu. 
D'ailleurs ce pretre, humble avec finesse, donne du 
prix k sa d6f6rence. Et puis, il 6coute sans mauvaise 
grkce les propos vollairiens du pr6fet, ayant pour 
rfegle d'dviter le scandale, et pr6f6rant se taire plu- 
t6t que d'exposer la v6rit6 aux railleries des m6- 
cr6ants. M. Worms-Clavelin le tient pour un eccl6- 
siastique tolerant, 6clair6, respectueux du pouvoiret 
sachant s*accommoder aux conditions de notre so- 
ci6t6 d6mocratique. Aussi, quand le sifege de Tour- 
coing devient vacant, M. Guitrel est-il le candidat de 
la prefecture. II a pour concurrent Tabb^ Lanlaigne, 
sup^rieur du grand s6minaire, pretre intransigeant 
et haulain, que protfegent de puissants personnages. 
L'appui du pr^fet sera-t-il assez efflcace ? M. Guitrel 
ne neglige pas de s'aider lui-meme afin que le ciel 
Taide. Sachant queTabb^ Lantaigne, mauvais admi- 
nistrateur, a contracts de grosses dettes, il engage 
sous main ses cr6anciers k lui envoyer du papier 
timbr^. Auprfes des autorit6s religieuses, il le dis- 
cr6dite en r6p6tant certains propos que cet or- 
gueilleux a tenus sur leur compte. Aupres des au- 
torit6s politiques, il le repr^sente comme un sec- 

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2!4 fiTDDES DE LITT1i:RATURE CONTEMPORAINE 

taire farouche, plus catholique que le pape, comirie 
un irr6conciliable ennemi des institutions r^publi- 
caines. Et ainsi le voil^ bient6t d6barrass6 de ce ri- 
val ^galement dangereux pour TEglise et pour 
TEtat, quincline Tun vers Tautre le souffle d'un es- 
prit nouveau. 

Malheureusementde nouveauxcomp6titeurs sont 
survenus. II faut employer une diplomatie plus sub- 
tile. 

M. Loyer, ministre de la justice et des cultes, re- 
Qoit successivement la visite de trois dames, 
M"° de Bonmont, M"' de Gromance et M"« Worms- 
Clavelin, qui, toutes les trois, viennent appuyer la 
candidature de rabb6 Guitrel. M°« de Bonmont, juive 
de naissance, a pourmarile petit-flls d*un juif alle- 
mand, nomm6 Gutenberg, lequel s*est enrichi en 
fabriquant de Tabsinthe et du vermout, et a 6t6 
condamn6 plusieurs fois comme contrefacteur et 
comme falsificateur. Son ills, le jeune Ernest, 
brAle d'un noble d6sir : il voudrait que le due de 
Br6c6 lui donnM, k ses prochaines chasses, « le 
bouton ». II aspire au bouton, parce que c'est 
chic de Tavoir et qu'il aime le chic. Lorsque 
le bon snob demande k rabb6, son ancien maltre, 
de le lui faire avoir, celui-ci laisse entendre qu*il 
nepossfedepas, simple professeur au seminaire, les 
moyens d*emporter l'adh6sion. Ernest comprend, 
et, quoiqu'il trouve I'abb^ bien « rosse », se met en 
devoir de contribuer, dans la mesurede ses moyens, 
k F^levation de M. Guitrel. Un matin, entr^ dans le 
cabinet de toilette de sa mfere, quiachfeve des'ha- 
biller, il la regarde avec attention, la trouve jeune 

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LB PR&TRE DANS LE ROMAN 7RANC.US 215 

encore et d6sirable. « Maman », dit-il, « si lu allais 
voir Loyer pour lui recommander rabb6 Guitrel? » 

Aprfes M"® de Bonmont, c'est M"'* de Gromance. 
Toujours le bouton I Ernest est 116 avec Tamant ac- 
tuel de M™* de Gromance, Gustave Dellion, qui lui 
doit meme une somme assez forte pour ^viter son 
approche. Le trouvant k Texposition des automo- 
biles, il se montre tout h fait gentil envers ce vieux 
camarade, et, finalement, le prie d'obtenir de sa 
maitresse qu'elle aille chez Loyer. Et, prenant sur 
une tablette la carte d'un fabricant, il 6crit dessus, 
afin que Gustave ne « gaffe » pas : Nommer Guitrel 
evSque de Tourcotng. Quelques jours aprfes, dans la 
garQonnifere oil elle vient de passer la nuit, M°» de 
Gromance est en train d'agrafer son corset, quand 
le petit Dellion lui demande de parler au ministre 
pour que M. Guitrel soit 6veque. 

Troisifeme visite, celle deM"* Worms-Clave lin. On 
salt d^jk les sympathies de la pr6ffete pour rabb6. 
Elle va aussi chez Loyer, et, lorsqu'elle en sort, 
I'affaire, k ce qu*il lui dit, est dans le sac. Mais, ren- 
contrant le chef de cabinet, qui lui fait concevoir 
quelque inquietude, elle accepte un rendez-vous 
dans une voiture ferm6e pour le persuader k loisir. 
Le lendemain de ce rendez-vous, la nomination de 
son prot6g6 parait dans VOfficieL 

C'est ainsi que Tabb^ Guitrel (Joachim), profes- 
seur d'eloquence sacr6e au grand s6minaire de***, 
devint 6veque de Tourcoing et s'assit dans le 
aifege sanctifie jadis par Fapfitre Loup. 



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216 fiTUDES DE LlTTfiRATDRE CONTEMPORAINE 



Xll 



Nous avons vu quel pouvoir ont les 6veques dans 
leur diocfese. Mais la grandeur de T^piscopat ne les 
empfeche point d'etre des fonctionnaires. Et souvent, 
Chez ces « pr6fets de Tordre spirituel », le souci de 
leur dignity est combaltu par la crainte de d^plaire 
au gouvernemenl, dont ils dependent encore. Tous 
les diocfeses n'offrent point les memes avantages. 
Certains sont pauvres, mal habitus, mal situ^s. On 
y passe, on n^y reste pas. Beaucoup d'6v6ques d6- 
sirent leur « changement ». Aussi s*arrangent-ils 
de fagon k ne pas indisposer les bureaux. La plu- 
part, voulant manager le ministre sans m6conten- 
ter le pape, inclinent tant6t vers Paris, tant6t vers 
Rome ; les autres adoptent une attitude efTac^e et 
neutre. 

Parmi ceux-ci, Mgr Chariot, de TOrme du mail, 
qui, par prudence, n'ose se prononcer ni pour 
M. Guitrel ni pour M. Lantaigne, et nelaisse meme 
pas deviner ses preferences. Tel encore T^veque de 
Viantais {VAbbe Jules), 11 vit confortablement dans 
son palais, cultive des fleurs, rime des vers badins, 
regoit des hommages, 6cartant avec soin toutes les 
responsabilites qui pourraient troubler son repos. 
Quand arrive la fatale ech6ance du mandement, il 
s'ingenie k trouver des phrases insigniflantes, satis- 
ait de redire chaque ann6e en d'autres termes que 



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LE PRETRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 217 

les fldfeles doivenL se bien conduire, frequenter les 
offices, etre de bons catholiques, afln que Dieu 
leur ^pargne la maladie etla grfele... 

Parmi ceux-1^, M. Guitrel. Quand Tabb^ Guitrel 
veut etre nomm6 6v6que, il se donne pour liberal 
et gallican. Une fois en possession de Tanneau 
d'amethyste, il n'a rien de plus press6 que d'ecrire 
au President de la R6publique une lettre dans 
laquelle il traite de spoliation les mesures prises a 
I'egard des communaut6s religieuses etprotesleque 
TEglise ne doit pas l'imp6t. Et peut-etre M. Ana- 
lole France a-t-il prel6 k ce prudent et discret per- 
sonnage des paroles qui ne sont pas tout h fait en 
accord avec son caractfere. Le Guitrel que nous 
connaissons ne doit pas se compromcttre. Atten- 
dons unpen. Lorsqu'il voudra quitter Tourcoing, 
sifege de troisi^me classe, nous le verrons preparer 
son avancement en rendant a C6sar ce qui appar- 
tient a Cesar, ou meme un peu plus. 

Ce n'est pas seulement de TEtat que depend 
Tdveque, mais aussi de Rome. Qu'on se rappelle 
Mgr Jourfier essayant en vain d'^tablir son autorit6 
sur les r^guliers de son diocese, prot6g6s contrelui 
par le pape. La plupart des ^veques n*ont qu'un 
pouvoir nominal ; en fait, ils ne sont que des instru- 
ments aux mains des Congregations. Ferdinand 
Fabre nous montre, dans ses romans de moeurs 
ciericales, les dioceses livres comme une proie aux 
reguliers de toute espece. lis ne vont pas, comme 
jadis, d6fricher au loin des terres nouvelles, mais 
envahissent les plaines fertiles de la France trfes 
chr6tienne pour ravir aux s^culiers le fruit de leur 

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218 £TUDBS DB LITT^RATDRB CONTBMPOBAIIIB 

labeur. a Us inondent les villes, les gros bourgs, 
les villages riches, 6diflent des 6gli8e8 de mauvais 
gout mais magniflgues, ouvrent des sanctuaires 
chauff6s, capitonnds, des oraioires oil Ton 6tend 
des tapis comme dans un salon, et, par un luxe 
paifen oii se r6vfele plut6t la preoccupation du 
theatre que le sentiment respectable d*un hommage 
k rendre au Tout-Puissant^ trainent les c6r6monies 
si nobles du culte k la curiosity malsaine, k Tabais- 
sement d^gradant d'une representation d'0p6ra » 
(Lucifer.) Et, en mftme temps, ils oppriment le 
clerge paroissial^ ils le rSduisent k une honteuse 
servitude. Parcourant son diocfese de Sylvanfes, 
Mgr Jourfier trouve partout chez les s^culiers le 
m6me abaissementi la mgme resignation inerte et 
mome. Cur6s et desservants accourus sur sou 
passage n^osent pas mfeme Tacclamer avant gu'un 
religieux, se detachant de quelgue groupe isoie, 
soit venu lui souhaiter la bienvenue. A peine si, par 
ci par 1^, quelgue vieux doyen se plaint en termes 
enveloppes de la d^pendance k laguelle un monas- 
tere a r^duit tout le canton, si guelgue succursaliste 
affame murmure contre lesTT.RR.Pferescapucinsou 
autres,qui ont envahisaparoisse. Jourflerlui-mfeme, 
malgr6 renergie de son caractfere, ne pent rien. A 
Rome, on ne recoute pas ; les reguliersjuideclare- 
t-on, relfevent du pape seul, ils sont une sorte de 
gendarmerie romaine que le Saint-Sifege entretient 
dans la Chretien tenon seulement pour repandre la 
bonne doctrine, mais aHssi pour surveiller la cl6ri- 
icature seculifere et pour la maintenir dans le devoir. 

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LE PR^TRE DANS LE ROMAN FRANQAIS 219 



XII! 



Par les r6guliers, Rome domine le monde. Ce 
sont eux qui paiient dans la chaire de v6rit6, eux 
qui, enseignant lies pures maximes de la foi, tor- 
ment un clerg6 de plus en plus uni h son chef, eux 
qui previennent ou r6priment les h6r6sies. Tandis 
que les s^culiers sontpauvres, m616s k la viela'ique, 
li^s par les n6cessit6s du pain quotidien, soumis 
aux gouvernements, les s^culiers, que ne gfene au- 
cune entrave morale ou mat^rielle, qui ne connais- 
sent d*autre int6ret que celui de la religion, qui 
sont soumis h la discipline d'une arm6e rang6e en 
baLaille — sicut acies ordinata^ — conservent dans 
TEglise Tunit^ du commandement aussi bien que 
celle du dogme, et assurent la *supr6maUe du 
Maitre infaillible et omnipotent. C'est au Pape que 
tout aboutit ; il est le veritable Dieu de la catholi- 
city. Lorsque Tabbd Pierre Froment visite la basi- 
lique de Saint-Pierre, sanctuaire et emblfeme du 
papisme, il croit voir un temple pa'ien ; et, plus 
tard, pendant la solennit6 pontiflcale k laquelle il 
assiste, le Pape lui apparait, parmi les acclamations 
de la foule fr6n6tique, comme une sorte d'idole. 

Mais le Pape lui-m^me n*est rien, parce que le 
Gesn est tout. 

Nous avons vu comment les j^suites fagonnent 
la jeunesse catholique. Le Scorpion, de M. Provost, 

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220 6TDDES DE LITTfiRATDRB CONTEMPORAINE 

YEmpreinte, de M. Estauni6, nous montrent par 
quels proc6d6s ils se recrutent. Aux confidences 
d'Auradou, qui, dans un 61an du coeur, lui avoue 
ses misferes et ses troubles, le Pfere Jayme r^pond 
par d'enveloppantes caresses : il captive cet enfant 
timide et tendre, il lui suggfere insidieusement 
une vocation factice. L'orgueil de Leonard Clan et 
sa g6n6rosit6 native finissent par se r^volter contre 
ses maitres, et, rejetant avec mepris, avec haine, 
les Exercices de saint Ignace, il 6crit au Pfere Pro- 
piac une lettre toute tremblante encore de sa colore 
mal contenue. Le voili libre. Mais il ne trouve plus 
dans le si^cle k quoi se prendre. Toute initiative, 
toute responsabilite P6pouvantent. II se sent anor- 
mal, deforme ; il ne s'adapte plus. Et, apr^s di- 
verses tentatives, qui lui montrent son incapacite 
a devenir un homme tel que les autres, il decide 
enfin d'entrer dans la Compagnie, dont il a regii 
I'ind^lebile empreinte. 

Ouvrez mainteiiant Lucifer, Vous y verrez de 
quelle faQon les jesuites s*enrichissent. Une vieille 
et riche d6vote, M"® Merignac, possede un vaste 
domaine que son pfere acheta sous la Revolution 
comme bien national. Les RR. Pferes convoitent ce 
domaine, qui leur conviendrait a merveille pour 
r^tablissement d'un desert, Confesseurs de M"® Me- 
rignac, ilsjettent I'inquietude dans sa conscience, 
la pressent, par prieres et par menaces, de leur 
abandonner une fortune mal fjcquise ; et, quand 
elle est mourante, ils d^pechent auprfes d'elle un 
eccldsiastique k leur d(§votion, qui surveille ses 
derniferes volontes, qui, si elle ne tient pas son 

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LE PRfiTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 221 

engagement, refuse de Tabsoiidre et la voue aux 
flammes de I'enfer. 

Et que dire, enfln, de la domination des j^suites 
dans les diocfeses, si Mgr Jourfier lui-m6me reste 
impuissant centre eux? Son vicaire general Tavait 
bien averti. « Ni les Oblats de Marie, lui disait-il, 
hi les R^demptoristes, ni les prfetres de la Provi- 
dence, ni meme les Barnabites ne sont h craindre. 
Ceux-lk c6deront si, par extraordinaire, ils trouvent 
devant eux un 6veque ferme et r6solu. Mais, dfes 
que nous aurons affaire aux jesuites, les choses 
changeront de face. Ils ne se soumettrontpas. » Et, 
en effet, c*est contre les j6suites que Mgr Jourfier 
6choue. D'abord, ils essaient de ruseravec lui, puis 
ils le bravent ouvertement. Et, venu k Rome pour 
obtenir justice, tout ce dont il est t6moin lui ap- 
prend que ses adversaires ont pleine puissance, 
que rinstitut de saint Ignace, force essentielle et 
supreme reserve de TEglise, a absorb^ le catholi- 
cisme. 

Dans la Rome deM. Zola, Fabb^ Pierre Froment, 
dfes son arriy^e, se sent envelopp6 de pieges. Les 
j6suite8, qui le savent trfes intelligent, trfes enthou- 
siaste, qui craignent de sa part un scandale, une 
r^volte ouverte, se font un jeu de le promener un 
peu partout en vaines d-marches. Us Tamusent, ils 
le lassent, ils veulent user sa volont6, d6courager 
son zfele, I'amener doucement k une retractation. 
Sauf Tabb^ Paparelli, nous ne trouvons dans JRome 
aucune figure de j6suite. Et pourtant, comme le 
dit don Vigilio k Pierre, « au fond de tout, ce sont 
eux, toujours eux ». D*un bout k Tautre du livre, 



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222 fiTUDES DB LITT^RATDRE CONTBMPORAINE 

on devine leur influence cach6e, leurs sourdes ma- 
noeuvres. DeiTifere la coulisse, ils mfenentTintrigue. 
lis ont d'ailleurs leur agent occulte dans Mgr Nani, 
assesseur du Saint-Offlce, aimable etfinprdlat, avec 
son visage doux et rose, se s Ifevres minces, ses yeux 
clairs, sonsourire discr^tement ironique. Si M. Zola 
ne lui donne pas la robe de rOrdre,c'est d'abord pour 
le rendre plus secret et plus dangereux, c'est en- 
suite pour marquer que, hors un petit nombre d'ir- 
r^conciliables, qui vivent Isolds, sans influence et 
sans espoir, Tesprit j^suitique a envahi TEglise tout 
entifere. Desormais, TAge hdroique de TEglise a 
pris fin ; Rome ne pent plus se maintenir que par 
la diplomatie et les ruses. Tandis que quelques 
Ames g^n^reuses et naives, comme Tabbe Fro- 
ment^ rfevent de concilier la religion catholique 
avec les plus nobles, les plus pures aspirations du 
sifecle, Tordre tout puissant des j^suitesne veut que 
I'accommoder aux abus et aux vices de la societ6 
contemporaine par de louches compromissions. 

Dans un temps comme le n6tre, le cl6ricalisme 
est contraint de modifier ses apparences. Mais, sous 
ces accommodations superficielles^ le dogme ca- 
tholique reste immuable, et non moins immuable 
Tesprit catholique. Quand labb^ Pierre Froment 
apporte aux pieds du Saint-Pfere les plaintes des 
mis6rables, L^on XIII interrompt le jeune prfetre 
en lui faisant observer que 1^ n'est pas la question. 
II ne s'agit point d'une r6forme sociale, il s'agit de 
la religion ou plut6t de TEglise. Pierre, dans son 
livre, a fait bon marche du pouvoir temporel ; r6- 
servant au pape la pure souverainet6 des Ames^ il 

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LE PRj&TRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 223 

a cru, il a dit, ou, du moins, laiss^ entendre que 
Rome abandonnerait quelque chose de sa doctrine ; 
il a os6 demander une nouvelle religion ; iJ a dcrit 
sur Lourdes des pages entachdes d'h^r6sie. 
L6on XIII lui remontre que la possession de Rome 
est ndcessaire kTexistence mfeme du catholiclsme, 

— que si, pour faciliter un accord, TEglise pent bien 
admettre certains managements, ces concessions 
de pure forme doivent laisser intacte la v6rit6 uni- 
que et absolue dont elle a reQu la garde, — que le 
seulmot de religion nouvelle est un blasphfeme, 
car il n'y a, il ne saurait y avoir qu'une religion, la 
sainte religion catholique, apostolique et romaine, 

— enfln, que les miracles de Lourdes ont 6t6 con- 
firm6s par des enquetes rigoureuses, et que la 
science, servante de Dieu, ne peutcontredire lafoi, 
r6v616e par Dieu. Et Pierre laisse parler L6on Xllf, 
ne trouve rien h r^pondre, sentant bien que ses 
arguments n'auraient sur le pape aucune prise, et 
que Tesprit clerical est, par essence, hostile h tout 
ce qui pent menacer la domination de TEglise. 



XIV 



L'Eglise, Chez nous, n'a rien perdu, semble-t-il, 
de sa puissance. Mais sur quoi cette puissance se 
fonde-t-elle ? II y a tout au plus un million de 
FrauQais qui pratiquent. Dans telle commune 
rurale, trois hommes sur cent soixante vont k la 



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224 fiTDDBS DB LITT6RATURE CONTfiMPORAINE 

messe du dimanche ; dans telle ville des environs 
de Paris, vingt-cinq personnes sur trente mille 
font leurs piques (*). Et parmi ceux-lk mfeme, 
si pen nombreux, qui pratiquent un culte presque 
universellement abandonne, on pent se demander 
s'il n'y en a pas qui c6dent k des considerations 
mondaines ou k des vues d'int^rfet personnel. Pour 
beaucoup, d'ailleurs, le catholicisme n'est quune 
politique. II sert d'enseigne k tout ce qui reste 
encore de « reactionnaires », a tout ce que 
comptent d'ennemis la justice sociale et la iiberte 
de pens6e, enrevolte, I'une, contre des privileges 
caducs, Tautre, contre d'hypocrites conventions. 

Certains nous le donnent comme le repr^sentant 
de la morale. Vous connaissez tel romancier, com- 
plaisant historiographe des adullferes du grand 
monde, qui, incapable de concevoir aucune foi 
libre, aucune vertu laique, confle r6guliferement k 
das pretres le soin de convertir in extremis ses 
piteuxlibertins. Mais qu'est-ce done qui fait le fond 
de la morale? S'il s*agit d'une sorte de frein, le ca- 
tholicisme, envisage sous cet aspect, peut, je le re- 
connais, preter aux lois une aide efficace. Mais si 
c'est de morale qu^il s'agit, le fond meme de toute 
morale qui merite ce nom, ou le trouverons-nous, 
sinon dans le sentiment plus ou moins profond que 
chacun doit avoir de sa responsabilit6 propre, dans 
cet individualisme vigoureux et resistant que 
TEglise, que les Pferes de I'Eglise contemporains, 



< Ces renseignements 8ont tir^s du livre de M. Brenier de 
Monimorand, que j'ai signal^ plus haul. 



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LB PRilTRE DANS LE ROMAN FRANCAIS 225 

avec ou sans soutane, ont toujours considere 
comme un mortel ennemi. De la morale v<§ritable, 
qui suppose, qui exige Tautonomie de la conscience, 
distinguons je ne sais quel m6canisme purement 
formei, une discipline coercitive qui est justement 
la negation de toute vertu. 

Si, comme religion, le catholicisme a, chez nous, 
perdu beaucoup de son empire, il en resle dans notre 
temperament moral des habitudes s6culaires dont 
nous ne nous d6barrassons qu'avec peine. Cent ans 
apres la Revolution, ce pays a encore ses crises d'in- 
tol6ranceetde fanatisme ; etchaquefois qu'un com- 
plot se forme contre Tesprit moderne, les meneurs 
en sont ceux que I'Eglise a marqu6s de son em- 
preinte. A considdrer Tavenir de la civilisation 
universelle, certes, Tissue de la lutte ne fait aucun 
doute. Mais il s'agit aussi de notre France. II s'agit 
pournous de savoir si la France retournera aux i6nh- 
bres du passe, ou si, fidfele h ses dmancipateurs, les 
grands phiiosophes du xviii^ sifecle et les grands rc- 
volutionnaires, elle doit avancer le r^gne du vrai 
Dieu — adveniat regnum tiiiim — qui est le regne 
du juste et du vrai. 



15 

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X 



<(LES MORTS QUI PARLENT)), PAR M. DE VOGUfi 



Elz^ar Bayonne, le grand orateur socialiste de la 
Chambre, aime la princesse russe Daria V6raguine. 
Mais, pour aimer Daria, qui se promet toujours et, 
chaque fois, se reserve, il n'en devient pas moins 
Tamant de Tillustre actrice Rose Esther, qui, d'elle- 
meme, s'offre k lui. Juif de naissance etd'6ducation, 
Elz6arunit en soi les deux traits caract6ristiques de 
sa race : dpre besoin de satisfactions mat^rielles, 
plaisirs, richesse et puissance ; id^alisme sincere, 
qui fait de ce jouisseur un ap6tre de la justice so- 
ciale. Et, bien entendu, des deux femmes qui, tour 
h tour le dominent, Tune, Daria, exalte son instinct 
r^volutionnaire, Tautre, Esther, son ambition. Celle- 
Ik veut qu'il r6g6nere Thumanit^ ; celle-ci, qu'il soit 
minis tre. Vers la fin du livre s'ouvre h la Chambre 
un grand d^bat sur la politique g6n6rale. Elz6ar ne 
pent se soustraire k I'obligation de prendre decide- 
ment parti. Depuis quelque temps il s*est rappro*- 



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228 6TDDKS DE LITT^RATDRE CONTEMPORAINE 

ch^ du pouvoir ; le moindre gage sufflra pour lui 
valoir un portefeuille. Mais le voici a la tribune. 
D'abord, il se fait applaudir par la majority, semble 
offrir son concours. A ce moment, Daria, qui est 
dans une tribune, quitte sa banquette et gagne la 
porte sans se retourner. En la voyant disparaitre, 
Elz6ar, par une soudaine volte-face, repudie les 
avances qu'il a paru faire, et, poussant le cri de 
guerre sociale, soulfeve contre lui Tassembl^e un 
instant stupefaite, bient6t furieuse et hurlante. Le 
president lui retire la parole et se couvre. Puis, 
c*est Texpulsion manic militari. Et juslement, dans 
le chef du poste qui lui touche T^paule, Elz^ar, 
prostre sur son banc, reconnait, en levant les yeux, 
un offlcier qu'il soupQonne d'aimer Daria, peut-etre 
d'en fetre aim6. II se redresse, fait un geste de me- 
nace. Le lendemain, duel entre le capitaine Pierre 
Andarran et le depute Elzear Bayonne. Au premier 
signal, Elzear, dans un bondsauvage, s'enferre, et^ 
le poumon traverse, il expire sur place. 

Tel est le sujet principal du roman. Mais il y en 
a plusieurs autres, deux au moins, ce qui fait trois 
en tout. Second sujet : Jacques Andarran, 61u k la 
Chambre, perd bient6t ses illusions, et, degoute du 
regime parlementaire, quitte flnalement la partie 
enfaisant appel au sabre lib6rateur. Troisifeme sujet: 
le frfere de Jacques, Pierre, fiance a sa cousine Marie, 
s*6prend de la magicienne Daria. Quelle est, des 
deux femmes, celle qui aura le bel offlcier? Un 
moment on pent craindre que cet homme fort ne 
succombe. Par bonheur, Daria quitte g^nereuse- 
mentlaplacek sarivale, que Pierre finit par 6pouser^ 

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LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE VOGUfi 229 

Les trois sujets ont entre eux peu de rapport : 
pour rallacher le second au premier, ilne suffit pas 
vraiment que Jacques ait et6, au college, le cama- 
rade d'Elz6ar, ni, pour rattacher le troisifeme aux 
deux autres, que Pierre soit le frere de Jacques. 
Mais en outre, ils se succfedent plut6t qu'ils ne se 
lient, et le livre manque de teneur comme d'unite. 
D'abord, cinq chapitres surElz^aretlaprincesse ; et 
je ne sais ineme si Jacques y est par hasard nomm^. 
Au sixieme chapitre, I'histoire s'interrompt : c^est 
ici le d6but d'un autre roman, avec preambule, in- 
troduction de nouveaux personnages, etc. On 
nous raconte premiferement Telection de Jacques ; 
dans le septifeme cbapitre, on nous le montre 
s'initiant a la vie parlementaire, et, dans le 
huitieme, on portraiture quelques-uns de ses coUfe- 
gues. Nous retrouvons ensuite Elzdar. Mais Daria 
est retourn6e en Russie ; on nous pr6sente Esther, 
qui lui succfede, dans le neuvifeme chapitre. Et le 
roman continue ainsi de se d6velopper morceau 
par morceau. Puis vient h poindre le troisifeme su- 
jet. Second recommencement. Enfin, nous avons, 
aprfes la mort d'Elzear, trois longs chapitres : le 
principal sujet du livre une fois termini, il reste 
encore plus de cinquante pages pour terminer les 
deux autres. 

M. de Vogu6, a vrai dire, nous annonce une 
suite. Mfeme si les prochains volumes r^tablissent 
peut-etre certaines proportions, ils ne sauraient 
rem6dier au d^cousu de celui-ci. L*unit6 des Mo7'ts 
qui par lent, nousla trouverons sans doute dansTin- 
tention de Tauteur, qui, c'est assez visible, n'a6crit 

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230 fiTDDES DK LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

son livre que pour vilipender le regime parlemen- 
taire. Mais alors, que ne fait-il de Jacques le prin- 
cipal personnage ? Et quel besoin a-t-il d'inventer 
des princesses russes ? Toute sa fiction est postiche, 
artiflcielle, et ne se rapporte qu'indirectement au 
veritable sujet. 

Que dire des personnages ? Parml ceux du second 
plan, voici, parexemple, ces deux poncifs : le demo- 
crate Cantador, barbe blanche de 48, avec son 
costume de capitan, ses gestes pompeux, sa pa- 
role emphatique et surann6e ; et, d'autre part, 
le marquis de Kermaheuc, qui, comme de juste^ 
lui fait pendant, un type de vieux royaliste obstin6, 
dans son intransigeance farouche. Encore y a-t-il 
quelques figures de parlementaires assez vivement 
esquissdes ; mais celles-lknefont que paraftre, juste 
le temps de les croquer au passage. Et, pour ce qui 
est des principaux acteurs, hors Esther, mise en 
scfene avec une sobre fermet^, ce sont vraiment 
des fantoches. Daria ? la grande dame russe, tout 
ensemble aristocrate et r^volutionnaire, telle, sauf 
la finesse de touche, que la peignent des feuilletons 
de troisifeme ordre. Jacques ? Elzear ? Ni Tun ni 
Tautre, k vrai dire, n existent. Si Jacques, nous y 
reviendrons, fait un piteux personnage, Elzear 
laisse voir tout d*abord sa foncifere inanite. Et ce 
fils des prophfetes, cet 6muie des Nassi et des Sab- 
bata'i, on nous le montre, dfes le debut, souffl6 par 
une 6trangfere : a F^tude de psychologie ethnique 
qui nous a 6te promise, se substitue le plus banal 
des romans. 

Quant au style, vous trouverez, dans les Morts 

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LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE VOGUl: 231 

qui parlentj des phrases quelque peu baroques. 
Celle-ci, par exemple : « 11 n'y avait plus qu'un fais- 
ceau de nerfs, relics par une meme communica- 
tion 61ectrique, rattach^s par une racine commune 
a ce front elargi... »(page 8). Ou celle-ci encore: 
a Elles (les femmes) lui ouvrirent Tun aprfes Tautre 
ces mondes aux frontiferes imprecises qui voisinent 
et se p6nfetrent de plus en plus k Paris : ^chelle de 
Jacob oil un jeune homme spirituel et avantageux, 
portd par le succfes, grimpe si facilement de salons 
en salons, d'alc6ves en alc6ves », etc. (page 36). Je 
pourrais en citer plusieurs autres dans le meme 
gout. A quoi bon? Ce sont details sans importance. 
M. de Vogiie a 6crit bien », nul n'en ignore. 11 
6crit sans originality ; il n'a ni accent ni trempe. 
Voyez, entre autres, le premier chapitre, Elz6ar a 
la tribune. Si Tauteur d^peint fort bien Tenthou- 
siasme souleve par I'^loquence du tribun socialiste, 
on regrette qu'un discours dont Tefifet sur les audi- 
teurs est si vif, semble, a le lire, d'un si mediocre 
orateur. « Faciliter I'^closion de la plus humble 
fleur de justice sur le terreau d6compos6 de la 
soci6t6 capitaliste... » « Faire passer un peu d'air et 
de lumiere sous T^norme pyramide qui pfese sur les 
multitudes 6cras6es... » a Attacher rid6e sociale ila 
hampe fremissante du drapeau », etc., etc., — cette 
phraseologie pretentieuse et vulgaire ne justifie pas 
assez r^motion d61irante qui, nous dit-on, dtreint k 
la gorge les plus sages, et que M. de Vogiie a Fair 
de partager. Evidemment il faudrait entendre le 
monstre. 
Je disais tout k I'heure que M. de Vogiie ecrit 

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232 6TDDKS DK litt6ratdrb contbmporaine 

Men. Son d^faut est peut-etre de trop bien 6crire. 
Lui-m6me s'appela un jour rh6toricien. 11 manque 
de simplicity. 11 dit les plus petites choses en style 
<^ noble ». II fait une consommation excessive 
d'images, et ces images ne sont pas toujours de 
la premifere fraicheur. On tirerait de son volume 
une belle liste de cliclies. Page 3, par exemple, il 
nous montre Elz6ar, « le front rejete en arrifere 
sous la couronne des cheveux noirs » ; et plus loin, 
page 166, lorsqull peint le grand m6decin Ferroz, 
ce n'est que la couleur des cheveux qui difTfere : 
« visage aux lignes de medaille antique sous la 
couronne des cheveux blancs ». Mais, encore une 
fois, son talent n est pas contestable. II a un style 
tout fleuri d'elegances et de graces. Meme en qua- 
lit6 d'ecrivain, je le Irouve, pour ma part, infini- 
ment sup6rieur a Vauieur A' Au fo?id dii gouffre *^, 
Les Morts qiiiparlent sont, comme on Ta vu, un 
roman pseudo-social, car I'imagination y a beau- 
coup plus de part que I'observalion, et la « fable » 
non seulement ne fait pas corps avec le veritable 
sujet, celui de Tetude, mais en gene ou meme en 
fausse le d6veloppementnaturel. A vrai dire, Daria 
mene tout ; et Daria est une impulsive, une detra- 
quee, qui ne salt pas ce qu'elle veut, qui passe 
d'Elzear a Pierre, puis de Pierre a un tenor hon- 
grois. En fait d'6tude, nous n'avons guere que des 
tableaux. L'auteur menage son livre de fagon a 
mettre sous nos yeux toutes les scenes de la vie 
parlementaire : une campagne 61ectorale, une 

* Au fond du gouffre^ roman, par M. Georges Ohnet. 

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LES MORTS QUI PARLBNT, PAlt M. DE VOGUfi 233 

seance oratoire, la description du Palais-Bourbon 
depuis la salle des Pas-Perdus jusqu'k celle des 
cabines t61ephoniques, la chute d*uii ministfere, 
Telection d'un President de la R6publique par le 
Congres, Texpulsion d'un depute, etc. On sent li 
comme des « motifs » prepares d'avance, on a Tim- 
pression « de morceaux choisis ». Mais il faut avouer 
que la plupart de ces tableaux ne manquent pas de 
vie et de couleur. C'est, sans conteste, la meilleure 
partie du roman. 

M. de Vogii6 semble bien avoir ecrit les Moris 
qui partem pour exhaler sa mauvaise humeur, aprfes 
tout fort explicable, contre un regime dont les d6- 
fauts n'ont pu manquer de lui apparaitre lorsqu'il 
6tait assis sur son banc de depute, et aussi lorsqu'il 
monta, une ou deux fois, k la tribune. Je dirais 
quil s'est peint dans Jacques Andarran, si Jacques 
faisait une moins pietre figure. 11 nous le donne 
comme « meditatif, ind^cis et flottant ». M^ditatif, 
c'est possible ; ind6cis et flottant, oh I oui. Candidat 
a la deputation, Jacques a pour id6al « une R6- 
publique purifl^e, r^form6e, tolerante, fibre au 
dehors », etc. ; et, une fois depute, ilse croit prides- 
tin^ « h jouer un grand r61e dans une France sau- 
vee par son g^nie ». Ce programme est sans doute 
un pen vague, et cette ambition un pen naive. Du 
moins, il faut rendre hommage k la g6n6rosit6 de 
son coeur. Mais le pauvre homme ! Dfes la premifere 
seance de la Chambre, le voilk devenu « une goutte 
amorphe dans les remous capricieux de Fassem- 
bl6e » (page i09), et, bient6t aprfes, « une cellule 
passive dans un organisme » (page 169), ou encore, 

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234 ETDDES DE UTTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

car M. de Vogiie n'est jamais h court de meta- 
phores, « un petit rouage entrain^ dans le mouve- 
ment d'une 6norme machine » (page 207). 11 perd 
toute volonte, toute personnalit6. Aprfes quelques 
lentatives malheureuses, 11 renonce k prendre la 
parole, sous pr^texte qu'on ne se fait dcouter qu'en 
mentant. Et cependanl, nous assure-t-il, « Qa allait 
tout seull » Quelques jours ont suffi pour que, pre- 
nant parti de son impuissance, il se resigne, non 
sans amertume, au r61e de goutte, ou de cellule, 
on de rouage. 

Et savez-vous quelle revanche Jacques reve ? 
Certes, ce ne sont pas seulement des discours ren- 
tres qui lui aigrissent la bile ; et, dans ses diatribes 
contre les vices du regime parlementaire, il a par- 
fois raison. Mais ce liberal incorrigible, comme lui- 
meme se nomme, ne tarde pas h se corriger. Le 
voila, quelques mois apres son election, appelant 
le <t sauveur » en uniforme qui, pour r6gen6rer la 
France, commencera par mettre les deputes a la 
porte. Quatre hommes et un caporal, il n'en faut 
pas davantage. 

Les d6put6s? Des morts qui parlent. Ecoutons 
seulement Ferroz : a Ah ! mon ami, vous croyez 
voir les gestes, entendre les paroles de cinq cent 
quatre-vingts contemporains, sans plus^ conscients 
et responsables de ce qu*ils disent et font? Detroin- 
pez-vous. Vous voyez, vous entendez quelques 
mannequins, passants d'un instant sur la scfene du 
monde, qui font des mouvements reflexes, qui sont 
les echos d autres voix. Regardez, derrifere eux, 
une foule innombrable, les myriades de morts qui 

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LES MORTS QUI PARLENT, PAR M. DE VOGUE 235 

poussent ces homines, commandenl leurs gestes, 
dictent leurs paroles. Nous croyons marcher sur la 
cendre inerte des morts; en r^alit^, ils nous enve- 
loppent, ils nous oppriment ; nous 6touffons sous 
leur poids ; ils sont dans nos os, dans notre sang, 
dans la pulpe de notre cervelie ». Et, plus loin : 
« Notre vieille terre, faite de la poussifere des morts, 
est empoisonnee ; nous I'avons remuee de fond en 
comble pour y bdtir k neuf : elle exhale les miasmes 
accumul6s par nos divisions seculaires; nous mou- 
rons de cettemaladie ». Vous auriez beau r6pondre, 
non moins m^taphoriquement, que « des vents 
nouveaux ont souffle, dissipant ces miasmes ». 
Ferroz, tout bonnement, passe de sa premiere me- 
taphore k une seconde : « Le passd nous abrite et 
se prete k nos evolutions quand on le respecte ; il 
se venge et nous <5crase sous ses pires debris quand 
onled6molit aveuglement ». Parlous sans figure. 
La th6orie de Ferroz ^quivaut a dire que, plus on 
repudie les traditions du passe, plus elles devien- 
nent oppressives. Gomprenez-vous ? Je suis, pour 
mon compte, sensible kla beaut6 des images, mais 
je ne saisis pas trfes bien le raisonnement. 

A c6t6 des morts qui parlent, M. de Vogii6 nous 
montre les vivants qui agissent, et c*est a eux 
sans doute qu'il consacrera la suite de ces r6cits. 
Mais, Ik encore, sa logique me semble trfes infe- 
rieure a sa rhetorique. Car enfin, quels sont ces vi- 
vants? Jacques designe a Ferroz un cur6 qui lit son 
br6viaire. « Ce vieil homme, dit-il, continue la plus 
ancienne, la plus invariable tradition ; il a derrifere 
lui d*innombrables generations de morts. Ou trou- 

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236 firODES DE LITTfiRATDRE CONTBMPORAINB 

verez-vous une force comparable k celle-lk? » Et, 
tout klaflndu livre, entendantla marche de Sambre 
et Meuse jou6e par la musique d*un regiment qui 
regagne ses quartiers : « Ce sont, pense-t-11, nos 
plus vieux morts qui chantent, les vrais, toujours 
vivants. Ceux-la referont de la vie ». Ainsi, les 
morts, qui, tout iillieure, 6taient un ferment de 
pourriture, sont maintenant un levain de r6g6n6ra- 
tion. Que nous parlait-on alors de morts qui parlent 
et de vivants qui agissent? Les antitheses de M. de 
Vogii6 semblent bien sortir du meme sac que ses 
m6taphores. 

Voici de quelle fagon le roman se termine. Pen- 
dant que les d^put6s et les senateurs suivent le cor- 
billard du president Duputel, Pierre et sa femme, 
dans leur coup6, sont arretes par la queue du 
cortfege. L'offlcier, impatient du retard, met la tfete 
k la portifere. De loin, Jacques I'a reconnu ; et, 
6tendant le bras vers la houle noire qui remplit 
le boulevard de ses remous : « Pierre, s'6crie- 
t-il^ balaye ! » Odieuse parole, la plus detestable 
que certains morts puissent proferer. Mais, Dieu 
merci, il y a encore des vivants pour la leur ren- 
foncer dans la gorge. M. de Vogii6 a beau nous 
montrer « Vkme gauloise », comme il dit, promise 
a une 6ternelle servitude. Parmi les morts qui par- 
lent, beaucoup ont vecu pour la liberty et pour la 
la justice. C'est leur voix que«nous entendons. EUe 
nous crie : « Balayez I » Balayez toutes les puis- 
sances d'oppression et d'imposture ; et, par un viril 
effort, sauvez la patrie de ceux qui en pr6parent la 
ruine. 

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XI 



L HOMME POLITIQUE DANS LA LITTERATURE 
FRANQAISE MODERNE * 



Je ne connais pas, dans la litt6rature frangaise, 
de figure plus maltrait6e que celle de Thomme po- 
litique. Presque tous les romans, presque toutes les 
comedies ou rhomme politique est mis en acfene, 
s'accordent k le representer comme un ambitieux 
ou comme un fripon ; et tel qui, par hasard, dtait 
honnete avant son entree dans la vie parlementaire, 
n'a d*autre alternative, une fois k la Chambre, que 
de se corrompre ou de se degoftter. 

1 BarrJes : Une Journee parlementaire^ les Dii acine's, VAp- 
pel au soldat. — H. Berenger : La Proie. — P. Bourget : Un 
Cceur de Femme. — Brietjx : VEngrenage. — Clemenceau : Les 
Plus forts, — A. Daudet : Numa Roumestan. — A. France : 
Le Lys rouge^ VHistoire contemporaine. — G. Lecomtb : Les 
Valets. — J. Lbmaitre : Le diputd Leveau, — E. Rod : Michel 
Teissier. — M. dr Vogue : Les Moris qui parlent, — E. Zola : 
Paris, 



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238 Etudes dk LixxfiRATURE contemporainb 



On se corrompt toujours un peu, moins ou plus, 
meme si Ton se d^goute t6t ou tard. Cela com- 
mence dfes les Elections. Pour etre 6\u, il faut n6- 
cessairemenl, quelque honnete que Ton soil, se 
mettre au-dessus de certains scrupules. Voyez, par 
exemple, dans les Morts qui parle?it, le h6ros du 
livre, Jacques Andarran, auquel M. de Vogu6 
montre une predilection toute sp6ciale. Je ne parle 
pas de son concurrent, PioUard, un professionnel 
de la politique, rompu de longue date au m6tier et 
qui en pratique sans pudeur tons les tours. Le 
pays d6sire fort un chemin de fer. Quelques mois 
avant Tdlection, voici que, sur divers points du 
trace imaginaire, apparaissent des equipes d'arpen- 
teurs. « Enfln, c'est notre chemin de fer qu'on va 
construire, se disent les paysans. Ce PioUard tout 
de meme a le bras long. Nommons PioUard. » Et 
notre homme laisse dire. De quoi s*agit-il? II s'agit 
tout bonnement de certaine route voiturifere k rec- 
tifier. — PioUard n'est qu*un vulgaire intrigant. 
Mais Jacques Andarran lui-mfeme, cet homme d6- 
sint6resse, sincere, exempt d'ambition personneUe, 
comment se fait-il 6Ure ? Aprfes avoir c6de aux ins- 
tances des viUageois qui lui offraient la candida- 
ture, il veut maintenant triompher de PioUard, 



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l'homme politique dans la litt^ratdre 239 

pour le bien du pays sans doute, et aussi parce 
qu*un 6chec humilierait son amour-propre. Et 
quand les ^lecteurs viennent k la file soUiciter de 
leur futur mandataire quelque service particulier, 
s'il 6vite de prendre aucun engagement, il inscrit 
du moins loutes les demandes sur son carnet, quoi- 
que la pluparl soient contraires aux lois et au bon 
ordre public. 

Dans les Valets^ de M. Georges Lecomte, Denisot, 
une fois tomb^es la fifevre de la bataille et Texalta- 
tion de la victoire, a honte des compromis oti sa 
faiblesse s'est prfet6e. Par cette persuasion cordiale 
contre laquelle on est sans defense, les comitds 
Tont doucement conduit k cacher, sur certains 
points, ou mfeme k d6mentir sesid6es personnelles. 
II avait beau se rebiffer, insister pour des explica 
tions nettes, on luimontrait Fint^rfet du parti, de la 
R6publique. « Vous allez tout gdter, faire le jeu de 
nos ennemis, trahir notre cause ! » Et il finissait 
par C(§der. 

Meme histoire dans VEngreiiage de M. Brieux. 
Nous y voyons, tout au d^but, Remoussinmis en 
ballottage par un concurrent peu ddlicat. II a 
mene trop honnfetement sa premifere campagne, et 
voila pourquoi il n'a pas 6t6 61u. Encore s'est-il 
gard6 de dire qu*il ne votera pas certain droit sur 
les bl6s r6clam6 par les nombreux agriculteurs de 
la circonscription. D6jk R^moussin en a assez de la 
politique. Use fait pourtant un devoir de maintenir 
au second tour sa candidature. Void des presidents 
de comitds cantonaux qui viennent se concerter 
aveclui. Ce sont Taubergiste Clapiot, le cultivateur 

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240 Etudes de litt^ratdre contemporaine 

Taulard, et Boguin, maire d'un gros bourg. Pour- 
quoi le soutiennent-ils conlre M. Vaudrey, son 
comp6titeur? Clapiot en veut k M, Vaudrey d'avoir 
fait fermer les d6bils dfes neuf heures; Taulard, 
qull a rencontr6, un jour, traversant son pare avec 
un lifevre k la main — un lifevre quasiment trouv^ I 
— a sur le coeur leprocfes quis'enest suivi ; Boguin^ 
p6n6tre de son importance, le d6teste parce que ce 
faraud-li « vous marcherait dessus plutdt que de 
vous saluer ». Et puis il y a contre M. Vaudrey, il y 
a la baleine. Figurez-vous que M. Vaudrey entre- 
tient, dans son etang, une baleine qui mange par 
jour je ne sais plus combien de sacs de bl6 ! Pent- 
on croire les paysans si bfetes que de voter pour lui ? 
II leur vole leur pain, il en nourrit des animaux 
feroces I R^moussin finit par laisser carte blanche 
aux trois compares dans la campagne 61ectorale. 
Taulard va de debit en debit, racontant sa fameuse 
histoire de la baleine. Boguin, qui a trouve un in- 
genieux moyen de reconnaitre les bons bulletins 
d'avec les mauvais, menace ceux qui voteront mal 
de rayer leur nom sur la liste du bureau de bien- 
faisance. Et, quant a Clapiot, ses fournisseurs n'ont 
qu'a se bien tenir : il les quittera, si M. Vaudrey est 
61u. Du reste, tons les trois distribuent force petits 
verres, circonviennent ceux qui hdsitent, intimi- 
dent les faibles, pr6parent des d^nonciations contre 
les meneurs du parti adverse. N'est-ce pas aux plus 
intelligents de guider le corps Electoral, de pr6ve- 
nir ses erreurs? Remoussin, qui les a laisse faire 
sans trop savoir ce qu'ils font, et voudrait bien 
Vignorer, s'ecrie, quand il en a vent : « Alors c*est 



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l'homme politique dans la litt^ratdre 241 

^a, le suffrage universel I » Pourtant il profile de 
leurs manoeuvres, il flnit par s*y associer lui-m6me 
en feignant d'fetre favorable au droit sur les bl^s. 

Voili comment on obtient un mandat parlemen- 
taire. Mais, sll faut se rdsigner aux compromis- 
sions, employer tour h tour les promesses falla- 
cieuses, les menaces, les calomnies, et, pour les 
plus lionnetes, surmonter maintes r6pugnances et 
faire bon march6 de maints scrupules, ce mandat 
vaut-il du moins la peine qu^on I'achfete un tel prix? 
A en juger par ce que nous montrent le roman et 
le thedtre, on ne voit gufere ce qu'ont d'enviable les 
fonctions de d(Sput6. Mettons h part le tout petit 
nombre de ceux auxquels leurs connaissances, 
ieur talent, ou peut-fetre leur habilet6 dans Tin- 
trigue permettent d'espdrer ce qui s'appelle le pou- 
voir, un pouvoir toujours pr^caire et plus nominal 
que rdel ; combien d'autres ne sont que des corn- 
parses insigniflants, anonymes, dontFactivile poli- 
tique se reduit tout entiere ci soUiciter des faveurs 
pour leurs commettants I Aprfes le premier acte de 
YEngrenage, qui nous a montr6 comment Remous- 
sin se fait elire, le second nous fait voir de quelle 
faQon il remplit son mandat. Encore safemme et sa 
flUe Ty aident-elles. M"' et M"° Remoussin de- 
pouillent sous nos yeux le volumineux courrier du 
nouvel (§lu. Tel 61ecteur postiile un sursis pour son 
fils, tel autre une decoration, un secours, un poste, 
un bureau de tabac, meme sans parler de ceux qui 
chargent le pauvre homme de leurs commis- 
sions. 11 doit passer son temps k courir de minis- 
tfere en ministere. 

16 

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242 6TDDBS DB LITTfiRATDRE CONTEMPORAINB 

Dans les Morts qui parlent^ Piollard 6choue, et 
ses malices sont peut-6tre assez grossiferes pour 
que cet dchec ne nous ^tonne pas trop. Jacques 
Andarran a du reste une situation personnelle qui 
lui assure le succbs. En tout cas les dlecteurs se 
pr^occupent fort pen de savoir quelle sera son atti- 
tude politique ; et, aprfes Tavoir entendu d6velop- 
per ^loquemment les id6es les plus g6n6reuses sur 
Tavenir de la France : « C*est trfes bien, tout cela, 
lui disent-ils, et comme vous avez raison ! Seule- 
ment, vous ne permettrez pas qu'on nous empeche 
de bruler notre marc ? » Le premier jour de la ses- 
sion, Elz6ar Bayonne, le grand orateur socialiste, 
traversant avec son ami Jacques le salon des Con- 
ferences, lui montre une grande table, couverte de 
papier k lettres, autour de laquelle se serrent les 
d6put6s, griffonnant en h4te. «Tu vols ici, dit-il, 
le r6fectoire du grand Ordre mendiant. Fouille cha- 
cune de ces serviettes, chacun de ces dossiers for- 
mes durant les lougues stations matinaies dans les 
antichambres minist6rielles, penche-toi sur ces for- 
mats de la correspondance, tu retrouveras quatre 
types de lettres, toujours les mfemes. » Lettre au d6- 
put6 deTdlecteur qui soUicite une place ou unpasse- 
droit ; lettre au ministre du d6put6 qui apostille la 
demande ; rdponse du ministre au d6put6, cdline et 
dilatoire ; r6ponse du depute iT^lecteur, suffisam- 
ment encourageante pour que Tdlecteurprenne pa- 
tience^assez vague toutefois pour qu*il ne compte pas^ 
trop sur le succfes. Andarran se promettait de rege- 
ndrer la France : lui faudra-t-iljouer tout bonnement 
le r61e de courtier entre ses electeurs et les bureaux ? 

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l'homme politique dans la litt^ratdrb 243 



II 



A la Chambre meme et dans rhdmicycle, ne 
croyons pas que le d6put6 soit maitre de son ac- 
tion, qu'il puisse parler ou voter suivant ses vues. 
11 ne s'appartient pas, il est rhommelige de ses 
electeurs. Le comitd qui Ta fait 61ire ne lui laisse 
aucune independance, lui dicte, dans toutes les oc- 
casions importantes, Tattitude qu'il doit prendre. 
En arrivant k la Chambre, il ne manque jamais 
d'aller tout d'abord dans la salle de lecture. On s'y 
arrache les journaux. Tandis que les chefs de 
groupe interrogent ceux de Paris, le menu fretin 
scrute avec anxi^t6 les plus insignifiants organes 
des sous-pr6fectures et des chefs^lieux de canton. 
On ne se pr6occupe pas tant des feuilles hosliles ; 
mais que disent les feuilles du parti? Chacun songe, 
en leslisant, k y accommoder sa ligne de conduite. 
Du moment oil Ton est d6put6, il semble qu'on ab- 
dique toute initiative, qu'on n'ait plus d*opinion a 
soi; on a Topinion de son comit6 et du journal qui 
le represente. 

Denisot, des Valets^ appr6hende toujours qu*un 
de ses votes ne le compromette. Ce n'est rien en- 
core de promener tel 61ecteur dans la capitale ou 
d'acheter pour tel autre un ustensile de table, 
moins cher a Paris qu'k Pontanevaux. Chaque fois 



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244 Etudes de litt^raturb contemporaink 

qu*il lui faut prendre parti dans une question, De- 
nisot se demande avec angoisse si le prudent doc- 
teur Lebrun ne Taccusera pas d'inlransigeance, et 
si Tavocat Thibert, qui affecte une rigidite k la 
Saint-Just, ne le taxera pas de moderantisme. II est 
Tesclave de ses commettants ; il les represente 
comme un laquais repr6sente ses maitres. 

Celui-la meme qui, dut-il ne pas etre renomm^, 
oserait parfois montrer quelque ind^pendance, les 
n^cessit^s de la discipline Tobligent de s*asservir 
au groupe dont il fait partie. Dans les Morts qui 
parlent, Elzear, pronongant un discours sur la li- 
berty d'association, 6niet a un certain moment des 
id^es que Jacques Andarran trouve excellentes. 
Mais, en raison de ses origines et de sa condition 
sociale, Jacques s'est vu tout d'abord classer parmi 
les rallies. Nouveau dans la vie parlementaire et 
n'en connaissant pas encore les usages, il fait ma- 
chinalement le geste d'appiaudir Forateur socialiste. 
Quel scandale parmi ses voisins I Les uns lui Ian- 
cent des regards effares, les autres ricanent. II s'ar- 
rete, tout interdit, comme un enfant qui aurai 
laiss6 echapper quelque incongruity. II comprend 
qu'on n*est pas libre, a la Chambre, d'approuver un 
adversaire, meme si cet adversaire a raison, que la 
discipline vous fait une loi de r^server vos applau- 
dissements ci ceux du parti, meme si vous ne par- 
tagez pas leurs idees. A-t-on du moins la ressource 
de voter k sa guise ? Aprfes avoir fini de parler, 
Elzdar lit un ordre du jour dont personne, au mi- 
lieu du bruit, ne saisit bien le dispositif. Jacques 
voudrait retenir le bulletin k son nom qu*un col- 

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L'HOMME politique dans la LITTfiRATURE 245 

Ifegue a en mains. Des murmures s'elfevent autour 
de lui. Les memes voisins que scandalisait tout k 
rheure sa velleite d*applaudir, le regardent en des- 
sous avec un air de reprobation contrist^e. II laisse 
faire. Et c'est ainsi que se passe sapremifere stance 
k la CJiambre. D^s lors lui-meme sent bien qu'il 
n*esl plus maitre de soi. II se compare tantdt k la 
goutte amorphe, roul6e dans les capricieux remous 
d*une masse liquide, tantdt a un pauvre petit 
rouage qu'entraine le mouvement ddsordonn^ de 
quelque immense machine. 

De gr6 ou de force, il se r6signe au grand men- 
songe conventionnel, y joue son r61e. Ici, Ton juge 
de tout selon les interets de groupe. Un depute 
veut dire des choses utiles et justes ; il monte a la 
tribune, il parle honn^tement, sincferement, sans 
parti pris, avec le souci de garder la juste mesure, 
de ne faire tort k personne, de reconnaitre en 
chaque id6e, mfeme fausse, sa part de v6rit6. On 
I'interrompt tout de suite, on couvre sa voix. Ce 
n'est pas 1^ parler en homme politique, Et quel be- 
soin la tribune a-t-elle d*un philosophe, d'un dilet- 
tante, d'un acaddmicien ? Bien heureux encore 
lorsque tout un c6i6 de la Chambre ne le traite pas 
de j6suite, en lui jetant au visage Tinterruption ja- 
cobine : Distinguo! distingiio! Comme si la seule 
distinction ^ faire n'6tait pas celle des partis I Verite 
jusqu^a cette trav6e, erreur au dela. 

Mais d'ailleurs qu'importent les discours ? La pre- 
mifere fois qu'Andarran se rend au Palais-Bourbon, 
il prie Elzear, qui s'est fait son guide, de le mener 
dans la salle des seances. — « Oh I crois-tu que ce 

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246 ftTUDES DE LITTfiRATURB CONTEMPORAINE 

soit bien n6cessaire ? Tii y entreras si rarement ! — 
Ne plaisantons pas. C'est poar faire mon devoir que 
je viens ici. — En ce cas, ta place sera dans ces 
couloirs. » Qu'est-ce k dire, sinon que la salle des 
stances est une sorte de th6&tre, fait uniquement 
pour la parade ? On y p6rore, et quelquefois avec 
61oquence. Mais on n'y a aucune action surla r6a- 
lit6 pr^sente. Quel oratear, si Eloquent fiit-il, a 
jamais conquis un bulletin de vote ? Les votes ne se 
conquiferent pas, ils se marchandent, et le march6 
en est dans les couloirs. Li ont lieu toutes les ope- 
rations, toutes les manoeuvres, tons les maqui- 
gnonnages dont est faite la politique. Et mfeme ce 
qui se dit h la tribune a presque toujours &i6 con- 
venu derrifere un pilier. Aussi ceux qui ne sonl pas 
dans le secret ont-ils souvent peine k comprendre 
la partie qui se joue. Des questions capitales son^ 
pos6es de biais, trait6es en porte-i-faux ; on sent, 
on devine le travail occulte des coulisses, les ma- 
chinations latentes, les intrigues qui se croisent. 
Un d6put6 novice t&tonne en pleines t6nfebres. Et 
sans doute il y a bien, au-dessus de tons ces agisse- 
ments obliques, la lutte sup6rieure des principes, 
I'histoire en marche qui prepare Tavenir. Mais, a 
voir la cuisine de chaque jour, ce ne sont partout 
qu'ambitions personnelles, app6tits ^goistes, luttes 
pour la possession du pouvoir. Chaque fois qu*une 
interpellation annonc^e pent renverser le minis- 
tfere, voici que tons les d^put6s d6sertent la salle. 
II ne s'agit pas le plus souvent d^une politique nou- 
velle, pas meme d'une question g^n6rale oil soit 
engage Fint^ret public. Ce que fit le minis tfere pre- 

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l'homme politique dans la litt^rature 247 

cedent, c'est ce que fera le nouveau. Seulement 
chaque ministre, chaque politicien minist^riel a ses 
clients, auxquels il distribue des faveurs et dont il 
assure la r661ection. Tous les d6put6s sont dans les 
couloirs. On s'agite, on confere h voix basse, on 
prepare Tattaque et la defense. Llnqui6tude se lit 
dans les yeux des uns, Tespoir dans ceux des 
aatres. Voilk pos6e une fois de plus Tunique ques- 
tion : des deux ou trois partis en presence, lequel 
aura le pouvoir, lequel disposera des places, des 
titres et des subventions, de tout ce qui allfeche la 
Vanitd ou excite la convoitise ? 



Ill 



Presque tous les parlementaires que nos ecrivains 
mettent en scfene ne se preoccupent que de leur in- 
tdrfet personnel. A la politique des id^es, ils oppo- 
sent la politique des resultats ; mais les r^sultats 
qu'ils poursuivent n*ont rien a voir avec le bien du 
pays. Ceux-lk, si rares, qui montrent quelque atta- 
chement aux principes, paraissent d'une autre 
dpoque. Rdpublicains, socialisles, monarchistes, 
quelle que soit la divergence de leurs opinions, ils 
se ressemblent entre eux par ce qui leur donne je ne 
sais quel air d'ancetres. Dans Paris, d'Emile Zola, 
c'est le chef du cabinet Barroux, un pen sot peut- 
etre, avec son jacobinisme romantique, mais droit, 



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248 Etudes de litteratdre contemporaine 

brave, convainca, fidfele a Tid^al r^volutionnaire, 
sar lequel ses redingotes elles-memes sont taill6es. 
Dans les Valets, c'est Caucal. Ce vieux r6publicain, 
d*une droiture inflexible, a tout d'abord averti les 
^lecteurs que, hors le cas de passe-droit manifeste, 
leurs int6rets personnels ne le regardaient pas. A 
la Chambre, il se tient dloign6 des intrigues, des 
manoeuvres, n'a en vue que le bien public, la jus- 
tice, le progrfes moral et social. Et, quand le jour 
vient oil, sur une question essentielle, il est en di- 
saccord avec son parti, aucune soUicitation ne le 
fera voter contre sa conscience. Tout ce qu'on peut 
obtenir de lui, c'est qu'il ne prenne pas part an 
scrutin ; mais, le soir meme, il envoie sa demission. 
Dans les Morts qui parlenty ce sont Cantador et 
Kermaheuc, que Tauteur appelle « ceux d*autre- 
fois ». Haut et puissant vieillard, au coeur fervent> 
h la parole emphatique et truculente, Cantador, 
avec son feutre tyrolien bossu6, sa large houppe- 
lande, ses pantalons k la hussarde, ses breloques 
battant un giletde velours noir que rehaussent des 
fleurs grenat, tient ensemble du paladin et du ca- 
pitan. 11 est la Revolution faite homme. Exil6 dans 
un Parlement de praliciens, d'hommes d'affaires, 
cet 6ternel insurg6, ancien compagnon des Barbfes, 
des Garibaldi, des Mazzini, assiste, sans s'y mfeler, 
sans y rien comprendre, au brassage de la politique 
nouvelle ; sa politique ci lui, ce sont des tirades de 
Quinet etde Hugo. Et voici, pour faire pendant, le 
marquis de Kermaheuc, 16gitimiste intransigeant, 
un vieux gentilhomme courtois et altier, desint6- 
resse de toute action depuis que le « Roi» est mort. 

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I/HOMME politique dans la LITTl^RATURE 249 

et qui continue de representer son college comme 
ii fait garder son clos, pour qu'un maraud n'y 
vienne pas en braconnage. Regardant de haut les 
6v6nements avec une defiance chagrine et iro- 
nique, il a renonc6 h la tribune et ne se signale 
plus que par des interruptions cinglantes ou perce 
son amer scepticisme. La « vieille barbe de 48 » et 
le « chevau-16ger » de I'ancien regime ont Fun pour 
Tautre une secr^t^ sympathie et se reconnaissent 
comme 6tant de la meme famille. Aux yeux des 
jeunes, qu'ils meprisent, Cantador est une ganache 
et Kermaheuc un toqu6. 

Prenons au hasard parmi tant d'autres. Ce ne 
sont partout que calculs d'ambition, bas interets, 
vils app^tits. Dans Michel Teissier d*Edouard Rod, 
nous avons des politiciens tels que Combal^homme 
tar6, compromis par les plus vilaines histoires de 
femmes et d*argent, mais qui n'en fait pas moins 
un president du conseil tout ifait respectable; ou 
bien encore Fourr6, assez habile celui-la pour se 
donner lair d'un « pur », et qui, sans dementir son 
aust6rit^ apparente, tire des dessous de la poli- 
tique les ressources n6cessaires a sa vie de jouis- 
seur. Dans les Valets, voici Carette, le type du 
jeune « arriviste ». Dans Paris, rappelez-vous, par 
exemple, Dutheil, le d6put6 d'Angoul6me, un joli 
homme 616gant, spirituel, adore du demi-monde, 
oil ses prouesses ne laissent pas de lui couter gros. 
11 est de toutes les affaires suspectes qui peuvent 
rapporter quelque chose. Au reste, ce charmant 
garQon affecte les airs d'un homme leger et sup6- 
rieur, une allure d'6tourdi qui prend la vie en riant, 

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250 ^TDDBS DE LTTTfiRATDRB CONTEMPORAINK 

qui, s*il arrive ce que les bonnes gens appellent un 
scandale, se met d6sinvoltement au-dessus de ces 
v^tilles bourgeoises. Dans les Morts qui parlent, 
c est, entre maints autres, M. Chasset de la Mame, 
president du centre gauche, un conservateur sec et 
rogue, qui a d'excellentes raisons pour d6fendre la 
soci6l6 contre les partis subversifs, car il se fait 
quatre-vingt mille livres de rentes en louant k des 
Compagnies plus ou moins Equivoques sa respecta- 
bility offlcielle. Dans la Proie de Henry Bdrenger, 
c'est Guernantes, ing6nieur, puis homme d'affaires, 
devenu politicien pour augmenter sa force, 6tendre 
et multiplier ses entreprises. II se fit 61ire, en 1877, 
comme r^publicain mod6r6 ; en 1881, comme oppor- 
tuniste, et, en 1885, il serait sans doute pass6 au 
radicalisme, si, deux ans plus t6t, un mandat de 
senateur ne lui avait permis de ne plus changer 
d'6tiquette. Ministre des Travaux publics, il profita 
• de son passage au pouvoir pour Etudier toutes les 
grosses affaires de la France et des colonies; et, 
des lors, il joue presque a coup sur. Dans Les Plus 
Forts, c^est Montperrier, que servent de belles 
qualit6s de tenue, un zfele admirable h n|6riter 
Teloge des mediocres, a ne heurter aucune opinion, 
a se composer et a se r6server. Second^ d'ailleurs 
par son heureuse m6moire et son rare talent d'assi- 
milation, il d6bite parfois k la tribune quelque mor- 
ceau d'une 61(5gance appret6e, qui lui fait une re- 
nomm6e d*orateur. Montperrier est en passe de 
tout obtenir. Trop jeune encore, ilr^prime soigneu- 
sement ses ambitions. Pour Tinstant, c'est k un 
grand mariage qu'il vise ; sa fine taille, ses yeux 

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l'homme politique dans la littiSratdrb 251 

d'un bleu profond, sa barbe noire en pointe, font 
encore valoir, dansles plus riches salons, cethomme 
d'Etat patient et discret qu'attend un si brillant 
avenir. Dans VHistoire contemporaine Ae^/kanXoXQ 
France, c*est le s6nateur Laprat-Teulet, un ancien 
a non-lieu ». Jadis radical, il a, depuis longtemps, 
gagn6 les sympathies des conservateurs, qui ne lui 
gardent pas rancune, qui sont heureux d'utiliser k 
leur profit ses grandes capacites financiferes. La 
ville natale de M. Laprat-Teulet s'honore de lui 
avoir donn6 le jour. II y exerce avec douceur une 
souverainete bienfaisante. Ses ennemis ne comptent 
plus, illes a ruin^s, et il a enrichi ses amis de leurs 
d6pouilles. Sage, mod6r6, jaloux de ne pas fatiguer 
la fortune, il s'est, depuis quelques ann^es, retir6 
des grandes affaires ; en meme temps, il a quitt6 la 
Chambre pour le Sdnat, oti les rallies eux-memes 
v6nferent en lui le d^fenseur de I'ordre, de la disci- 
pline, le g^nie tut61aire du capital. Tout k coup, par 
un malheureux hasard, par un de ces accidents que 
sa sagesse ne pouvait pr^voir et dont son honora- 
bilit^ aurait du le garantir, ce puissant patron de la 
d^mocratie laborieuse et intelligente est conduit a 
Mazas avec une fourn6e de ses collfegues. Le public, 
du resle, ne s'en 6meut gufere, pas plus, a vrai dire, 
que s'il avait et6 envoy6 dans quelque cour euro- 
peenne pour y repr^senter la R6publique frangaise. 
Et Ton prevoit que, rendu bient6t h la haute 
Assemblee par la justice de son pays, il presidera 
Tan prochain la commission du budget. 



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252 fiTDDES DE LITTERATURE CONTBMPORAINE 



IV 



Ces personnages ne sont, dans les romans ou ils 
paraissent, que plus ou moins secondaires. Etudions 
maintenant les figures maitresses quenos ecrivains 
metlent en scfene. 

Je ne parlerai ni de Rabagas, ni de Numa Rou- 
mestan. Le premier n'est vraiment qu'une grossifere 
caricature. Quant au second, il sufflt de rappeler 
ses debuts. Un moment, vers la fin de I'Empire, 
Tavocat Roumestan, que sa parole sonore a d^ja 
rendu celfebre, mais dont les ambitions politiques 
ne trouvent aucun jour, prendle parti de se rallier, 
d'accepter les ofTres du pouvoir. « Vendeen du Midi, 
ecrit-il kTEmpereur, grandi dans lafoimonarcbique 
et le culte respectueux du passe, je ne crois pas 
forfaire h I'honneur ni k ma conscience... » 11 en est 
1^ quand sa femme survient, lui montre que TEm- 
pire ne pent durer, lui fait voir tons les symptomes 
d'une mine prochaine, imminente; — et alors, pre- 
nant une autre feuille de papier, il niodifie (oh ! 
ires legferement) sa premiere phrase : « Vend6en 
du Midi, etc., je croirais forfaire k Thonneur elk 
ma conscience en acceptant le poste que Votre Ma- 
jest6... » Peu de temps apres, c'est la debacle : il 
se fait 61ire depute comme legitimiste et devient le 
chef des droites. Aussi Men nous ne le suivrons pas 



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L'HOMME politique dans la LITTfiRATURE 253 

dans sa carrifere. Daudet a voulu peindre en Rou- 
mestan non un type de politicien, mais plut6t 
Thomme du Midi, Mbieur, inconstant, dupe de sa 
propre faconde, et dont le cynisme meme a je ne 
sals quelle candeur. 

Voici maintenant Bouteiller, des Deracines^ le 
roman de M. Barrfes. Celui-lk est encore un des 
meilleurs. II veut et 11 croit servir la France en ser- 
vant le parti opportuniste qui, h ses yeux, Tincarne. 
C'est un homme grave, zele, laborieux. C'est aussi 
un honnete homme. Prenant en mains Torganisa- 
tion de Tenthousiasme public pour le Panama, 11 ne 
demande, lui, journaliste eminent, dont les articles 
font autorit^, qu'une cinquantaine de mille francs 
pour subveniraux frais de sa campagne 61ectorale. 
11 appelle cela « faire le n^cessaire ». Et ces mes- 
sieurs du Panama, habituds aux maitres-chanteurs 
qui les pillent, admirent et publient son d6sint6- 
ressement. 

Chez le Rozel de la Proie, qui commence sa con- 
fession par ces mots : « J*ai toujours 6t6 ambitieux », 
Fambitiona, toutau debut, quelque chose de noble. 
II s'exalte enpensant kla grande t^che qui Tattend, 
il 6voque avec enthousiasme une France nouvelle, 
par lui epur6e et r6gener6e. Mais son id^alisme n'a 
rien que de superflciel et de factice. Rozel croit 
aimer sinc^rement la democratic, et m^prise les 
hommes. S*il professe le culte des heros, c*est parce 
qu'il se croit capable de flgurer parmi eux. Des 
velldit6s g6nereuses, peut-fetre, au debut dela car- 
rifere, et c'est assez pour qu'il se fasse illusion a lui- 
meme ; mais aucun fond solide, aucune moralite 

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254 £tudbs db litt^ratdrb contbmporainb 

ferme et r^sistante. Sous les beaux mots qui le 
grisent, nous devinons Tenvie, la vanity, Tappetit 
du luxe et des jouissances. A peine d6put6, le voici 
qui renverse un ministfere — car cela ne tralne 
guere dans la Proie — et, du premier coup, se 
pose en leader d'une politique nouvelle. Trop avise 
cependant pour prendre nettement position, son 
programme vaguement id6aliste ne Tengage k rien 
de pr6cis. Etattendons un peu. Get austfere censeur 
va bientdt, circonvenu par Guernantes, quiTaccepte 
pour gendre, retirer son interpellation sur un 
scandaleux marche d'Etat oil se sont compromis 
quelques creatures de son futur beau-pfere. Rozel a 
voulu faire de la soci6t6 contemporaine sa proie : 
lui-mSme, k vrai dire, sera la proie de politiciens 
tar6s, qui le prennent k leur service. 

Elz6ar Bayonne, Tfiloquent chef du socialisme 
parlementaire, a quelque chose en lui des anciens 
prophfetes h6breux. Mais k ce trait s'unit Tautre 
trait de sa race. Si la 80ci6te le d^goute, il veut en 
jouir, comme d'une catin que Ton jettera dans Tes- 
calier. D'Apres convoitises bouillonnent dans son 
Ame ardente, y corrompent une passion sincfere de 
la justice. Alli6 kl'illustre actrice Rose Esther, qui 
reve pour elle-meme le rdle d'une Aspasie moderne, 
il pr6pare de loin son entree aux affaires, manage 
le gouvernement, calme des grfeves, prSche autour 
de lui la sagesse, se fait enfln offrir le minis tfere des 
Golonies, oil, pour sauver les apparences et pallier 
tout au moins une apostasie trop criarde, il appli- 
quera sans doute k quelque pays lointain certains 
points de son ancien programme. Une fois le pied 

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L'HOMME politique dans la LlTTfiRATDRE 255 

sur le premier 6chelon, Tascension des autres ne 
doit fetre qu'un jeu ; etbient6t, parvenu au sommet, 
il r6alisera son reve de puissance et de grandeur, il 
sera Tun de ces illustres privil6gi6s dont le nom 
s'6tablit k jamais dans Tadmiration des hommes. 

Mais, aprfes Bayonne, Rozel, Bouteiller, deux 
figures nous restent encore qui sont des plus signi- 
ficatives et des plus caract6ristiques, le Leveau de 
M. Jules Lemaitre et le R6moussin de M. Brieux. 
Chacune repr6sente un type, un type moyen, r^el, 
sans autre exag6ration que ce qu'il en faut sur la 
scfene. Leveau, c'estle type du politicien d6nu6 de 
scrupule, et R6moussin celui de Thonnete homme 
qu'atteint peu a pen la contagion des mceurs am- 
biantes. 

D'abord simple petit avou6 de Montargis, puis 
d6put6 influent, directeurde la Banque Occidentale, 
homme d'affaires autant qu'homme politique et 
travaillant d'ailleurs la politique comme une affaire, 
Leveau n*a jamais eu d'autres convictions que celles 
dont il pouvait vivre. Ce n'est pas lui qui se targue- 
rait de d6sint^ressement. Mais sa conscience ne lui 
reproche rien. «Jeme sens pouss6 par un grand 
courant, dit-il ; je serais bien bete de ne pas me 
laisser porter. » Jusqu'i present, il a profit6 de son 
mandat pour s'enrichir. Le yoilh maintenant en si- 
tuation de tenir les grands premiers r61es. Malheu- 
reusement cet homme si sage et si habile a un tout 
petit d^faut. Par \k sa figure se pr6cise, prend un 
caractfere plus personnel. Accessible aux seductions 
de la vie mondaine, qui lui r6vfele des 616gances 
longtemps inconnues, Leveau se pique de bel air. 

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256 Etudes db litteratdrb contbmporaine 

Pourquoi refuse-Ml sa flUe au d^putcS Desligniferes ? 
Ce n'est pas qu*il lui tienne rigueur d'appartenir au 
centre gauche, ni meme qu'il lui en veuille de Tavoir 
jadis traitd sans bienveillance dans une s6rie d'ar- 
licles centre la politique radicale.Nan, mais un mot 
de Desligni^res courut, voili deux ou trois ans, sur 
son compte. Le jeune centre-gaucher s'etait perrais 
de dire que M. Leveau prenait un smoking pour 
une voiture, C'est ce mot que ne lui pardonne pas 
Tancien avoue de Montargis. Seduit par une mar- 
quise, Leveau fait inconsciemmentlejeu de ses ad- 
versaires et devient suspect k ses amis. Mais, voyant 
qu*on le prend pour dupe, il « roule » h son tour 
M"" de Gr6ges, qui finit par Tepouser. Alors une 
voie nouvelle s'ouvre devant lui. II sera vraiment 
le chef de ce grand parti reformiste qui fait appel k 
tous les mecontents. Et quel avenir son ambition 
ne peut-elle pas d^s lors se prometlre I 

Remoussin, nous I'avons vu, est un trfes honnete 
homme avant d'entrer a la Chambre, et n'a d'autre 
ambition que de se rendre utile. En acceptant la 
candidature qui lui 6tait offerte, il sacrifiait ses in- 
tdrets personnels. Mais une fois candidat, le voici 
pris dans I'engrenage. Au premier tour, il dis^imule 
son opinion sur certain droit protecteur qui augmen- 
teraitle prix du ble, et laisse croire, au second, qull 
y est favorable. Quelques semaines aprfes son Elec- 
tion, il s'en fait le ddfenseur. Nous le voyons bient6t 
apres solliciter un ministre que, la veille, il traitait 
de crapule et contre lequel il preparait une inter- 
pellation. Ses pr6jugds tombent Tun aprfes Fautre. 
La morale de Tusinier, qu'il 6tait naguere, ne con- 
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L'hOMME politique dans la LITTfiRATURE 257 

vient plus k rhomme politique qu'il est maintenant. 
Comme, sur la scfene, les choses vont forc^ment un 
peu vite, cet honnete homme, toujours dans le 
inSme acte, regoit vingt-cinq mille francs du mar- 
quis de Storm, d616gu6 par la Compagnie du Sim- 
plon, en se disant, pour rassurer sa conscience, 
qu'il lui avait promis, avant cette offre, un concours 
d^sint6ress6. On sait de quelle fagon se termlne la 
pifece. Menac6 de la Cour d'assises avec ceux de ses 
collfegues qui ont « touchy » comme lui, R^moussin 
se rachfete par un aveu public. II paiera pour les 
autres. Le s^nateur Morin, qui s'est bien gard6 
d'avouer, tire son 6pingle du jeu. Et la morale de 
VEngrenage, c'est le corps Electoral qui nous la 
donne, c'est le suffrage universel, repr^sent6 par 
Taulard. « Je ne vous reproche pas d'avoir touch6, 
dit, un peu grossiferement, le brave homme k R6- 
moussin, je vous reproche d'avoir 6i6 assez b6te 
pour vous faire prendre. » Tout le monde sait que 
Morin a touchy, lui aussi. Mais le peuple vociffere 
sous les fenetres de Tun : « Au canal ! le voleur I », 
et raccompagne Tautre en triomphe aux cris de : 
« Vive Morin I » 

Quant k Jacques Andarran, c'est peu de dire qu'il 
reste honnete ; exempt de tout int^ret 6goiste, il 
n'a jusqu'i la fln d'autre preoccupation que celle 
du bien social. Seulement, entrd dans la Chambre 
avec la conviction qu1l y servira la France, quelques 
mois lui sufflsent pour 6tre d^sillusionn^, d6cou- 
rag^, 6coeur6. II va encore aux stances, machinale- 
ment, comme on retourne k un vice, etnon sans se 
r6volter parfois contre cette lAche habitude. Mais 

17 

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258 ^TODBS DB litt£raturb oontbmporainb 

sa place n'est point Ik. II s*y sent incapable d'au- 
cune action utile. lsol6, Ton ne compte pas; in- 
feod6 k tel ou tel groape, on perd toute liberty, 
toute dignite, toute personnalit6 : pas d'autre alter- 
native que de trahir ou son parti ou sa conscience. 
Aussi bien, dans ce champ clos de passions factices 
ne se fait nul travail f6cond. Les pr6tendus repr6- 
sentants de la France eontemporaine sont, k vrai 
dire, des morts qui parlent. Pour lui, il finira la 
session tant bien que mal, puis se retirera, re- 
prendra ses etudes, son Histoire des Albigeois, le 
livre r6v6 au sortir de T^cole des Charles. Peu 
fait pour la lutte, il laissera k d'autres, plus mili- 
tants, le soin de sauver le pays. Son court appren- 
tissage ne lui aura pas quand m^me 6i6 inutile : 
il sait main tenant faire la difference entre les morts 
qui parlent et les vivants qui agissent. 



» 



Aprfes avoir vu de quelles couleurs notre litt^ra- 
ture moderne peint Thomme politique et les mceurs 
parlementaires, on se demande pourquoi ces cou- 
leurs sont si noires. Car enfln personne n'oserait 
soutenir, je suppose, qu'il n'y a dans la Chambre 
que des intrigants ou des coquins, et que tout s*y 
ramfene aux conflits de T^goisme, de Tambition, de 
la cupidity. Mais alors, comment se fait-il que, de 
tant de politiciens mis en scfene par nos romanciers 

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l'hommb politique dans la litt^rature 259 

ou nos auleurs comiques,nous n'en trouvions pour 
ainsi dire aucun dont le portrait soit irac6 avec 
sympathie ? Un seul, k la v6rit^, Jacques Andarran, 
ei celui-la, aprfes six mois de s6ance, quitte la vie 
politique avec d6gout. Citerai-je encore le noble 
Poyanne d'Un Cceur de femme? Mais il n'a qu'un 
r61e tout 6pisodique, et si Ton nous dit de lui qu*il 
prononce en faveur du tr6ne et de Tautel les plus 
'61oquents discours, on nous le fait voir tromp6 par 
M°* de Tiiliferes, que lui enlfeve le robuste Casah 
Pour expliquer la malveillance 6vidente de notre 
litt6rature i regard de rhomme politique, ne disons 
pas seulement que le r6alisme contemporain, ici 
€omme ailleurs, exprime de pr6f6rence le laid et le 
mal. II y a d*autres raisons, qui m^ritent de nous 
arrfeter un instant. 

Tout d'abord, ce que nos 6crivains, soit dans le 
Toman, soit au theatre, peignent le plus volontiers, 
ce n'est pas la politique, c'est Tamour; et quand 
Tamour entre en jeu, la politique semble quelque 
■chose d'assez mis6rable. Poyanne a peut-6tre int6- 
ress6 Th^rome d'f/w Coeiir de femme, aux premiers 
temps de leur liaison, en lui parlant de la gauche 
-et de la droite, des Elections, du prochain ministfere, 
«n refaisant pour elle un discours qu'il vient de 
prononcer. Mais, depuis qu'elle ne Taime plus, 
M"* de Tilliferes T^coute d'une oreille distraite, et, 
moins naif, il devinerait tout de suite ce qui Tat- 
tend. 

Dans le Lys rouge, si M. Anatole France mfele 
quelques hommes politiques au roman de M— Mar- 
tin-Bellfeme et de Jacques Decharlre, c'est sans 

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260 fiTDDES DE LITTfiRATDRK CONTEMPORAINE 

doute pour que leurs mesquines pr6occupations 
fassent ressortir encore la beaut6 supreme de 
Tamour. Rappelez-vous, par exemple, Tentretien 
de M. Martin-Bellfeme avec sa femme. Quand sa 
femme lui d6clare qu'elie part pour Tltalie, M. Mar- 
tin-Bellfeme allfegue les inconvfinients de ce voyage 
au moment oil le groupe d'hommes d*Etat auquel 
il appartient est sur le point de prendre en main la 
conduite des affaires. II lui fait la-dessus de trfes 
judicieuses representations. « Ce n'est pas, con- 
clut-il, en pareilles circonstances que vous voudrez: 
renoncer k vos devoirs de maitresse de maison. 
Vous le comprenez vous-m6me. » Et que r^pond- 
.elle ? EUe r6pond tout simplement : « Vous m'en- 
nuyez », et, lui tournant le dps, va s'enfermer dans 
sa chambre. Plus loin, toutes les intrigues de cou- 
loir, k travers lesquelles se forme le nouveau mi- 
nistfere, sont la partie comique du roman. Que nous 
veut celte miserable agitation de pantins? La com- 
binaison Garin 6choue, et c'est le tour de la com- 
binaison Berthier ; au reste, les ministres sont le& 
mfemes, ils n*ont fait qu'6changer entre eux leurs 
portefeuilles. Mais, pendant que M. Martin-Bellfeme 
et ses acolytes manoeuvrent, complotent, prennent 
au s6rieux leurs m6diocres ambitions, Th6rfese et 
Dechartre, qui se moquent de la politique, vivent 
la sublime trag^die de Tamour. 

Michel Teissier est beaucoup moins un homme 
d'Etat qu'un amoureux. Vice-president de la 
Chambre, en passe de devenir ministre, il a son 
journal k diriger, son parti a gouverner, ses grands 
projets k ex^cuter. II vient de tracer en un magni- 

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l'hommb politique dans la litt^rature 261 

iique discours le programme du parti qui le recon- 
nait pour chef, d'un parti qui s'61feve au-dessus des 
anciennes querelles, qui prepare la r6g6n6ration 
morale et inat6rielie du pays en conciliant la France 
d'autrefois avec la France moderne. Sur presque 
tous les bancs de la Chambre ce furent d'enthou- 
siastes acclamations; sa g6n6reuse parole a fait 
passer dans cette atmosphere Yici6e un grand 
souffle d*id6al. Le moment est venu d*agir. Quelques 
jours aprfes, il donne sa demission. Mari6, pfere de 
deux enfants, Teissier s'est dpris d'une jeune fllle ; 
il renonce h la politique pour divorcer, il abandonne 
son oeuvre pour flier avec Blanche Estfeve le parfait 
amour. 

Les Morts qui par lent sont une 6tude de moBurs 
parlementaires plut6t qu'une histoire romanesque. 
Et pourtant Elz^ar Bayonne subit Finfluence de 
deux femmes, la belle 6trangfere Daria, qui veut en 
faire un ap6tre, et Rose Esther, qui ne lui demande 
que d*6tre ministre. Elz^ar met son Eloquence tan- 
t6t au service d'Eslher, tant6t au service de Daria. 
Lui-meme n'est qu'un instrument dans les mains 
de Tune ou de Tautre. Au premier chapitre, quand 
il vient de d^biter un discours revolutionnaire dont 
fr6mit encore TAssembl^e, nous le voyons esquiver 
I'ovation de son parli, et, allant k la rencontre de 
Daria, lui demander si elle est conUjnte. Plus tard 
Esther, en I'absence de sa rivale, le captive, use de 
son ascendant pour obtenir qu'il se manage I'accfes 
du pouvoir. Mais voici Daria de retour. Elle lui par- 
donnera, et meme elle promet de lui appartenir, a 
condition qull se ressaisisse, qull rompe, sans re- 

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262 £T(JDBS DB LTTTfiRATUBB CONTBMPORAINB 

tour possible, avec la majorite goavernementale. 
Et que va faire Elz6ar? II croit que Daria, le voyant 
minisire, a la veille de r^aliser ses plus brillantes 
ambitions, de devenir quelque cbose comme ua 
Disraeli frangais, sera eblouie par la perspective 
d*une si baute fortune. Nous le retrouvons a la tri> 
bune. U a laiss^ d&jh pressentir une conversion qui 
lui vaudra le pouvoir, quand Daria quitte son siege 
et sort sans se retourner. Alors Elz6ar fait subite- 
ment volte-face et prononce contre la soci^te capi- 
taliste une si violente diatribe qu'on Texclut de la 
salle. Ce grand orateur, ce brillant homme d*Etat» 
n'est, i vrai dire, qu'un amoureux transi. 

Une autre raison peut rendre compte de Tanli- 
. patbie que notre litt6rature montre au politicien ; 
c'est le mdpris des artistes pour la politique. Si 
Jacques Andarran n'est pas proprement un artiste, 
il est du moins un bel esprit qui consid^re comme 
quelque cbose d'inf6rieur, de subalterne, de vul- 
gaire, tout ce qui se rapporte h la vie pratique. 
Quand on le soUicite de poser sa candidature, il 
h^site longtemps, ne sacbant oti il prendra le cou- 
rage de surmonter son aversion naturelle, oh il 
trouvera la dose d'optimisme et de cr6dulit(S n6ces- 
saire h Tefifort qu'onlui demande, ^cet effort inces- 
sant et sterile du politicien pour 6terniser]es cboses 
qui n'ont pas de duree. Et plus tard, sur le point 
de donner sa d6mission, il rdpfete, en guise d'ex- 
cuse, la phrase de Carlyle : « Les actes du Parle- 
ment sont, en somme, peu de cbose, nonobstant 
le bruit qu'ils font. Quel est le d6bat parlementaire 
qui amena un Shakespeare k I'etre ? » — Dans le 



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l'homme politique dans la litt^rature 263 

Lys roiige^ ce n'est pas seulement Dechartre qui se 
soucie peu de la politique (et M"*' Martin-Belleme, 
d'ailleurs, ne lui laisse gufere le temps d'y penser) ; 
c'est encore le romancier Paul Vence, lequel se jus- 
tifle en ces termes des reflexions trfes frivoles que 
lui ont inspir6es les changements de ministfere : 
« Je ne dirai pas, comme Renan : Qu'est-ce que 
cela fait k Sirius?parce qu*on me rdpondrait rai- 
sonnablement : Que fait le gros Sirius h la petite 
Terre ? Mais je suis toujours un peu surpris de voir 
des personnes adultes et memes vieilles se laisser 
abuser par I'illusion du pouvoir, comme si la faim, 
Tamour et la mort, toutes les n6cessites ignobles 
ou sublimes de la vie» n'exergaient pas sur la foule 
des hommes un empire trop souverain pour laisser 
aux maitres de chair autre chose qu'une puissance 
de papier et un empire de paroles. » 

Peut-etre lespoliliciensm6prisent-ilsles artistes, 
mais il est sur que les artistes m6prisent les po- 
ll ticiens. Flaubert d6finit la politique « ce qui est 
important aujourd'hui et ne le sera pas demain ». 
Le meme Flaubert, dans une de ses lettres, jure 
qu'on ne le prendra plus aux diners Magny, si Ton 
doit y tenir des conversations de portier. Et de 
quoi done avaient caus6 les convives, Sainte-Beuve, 
Renan, Scherer, et autres portiers e; wsrfem farinee ? 
Des dangers que la politique bismarckienne faisait 
dfes lors courir k la France. 

C'est un lieu commun de dire que la politique 
n'a pas de lendemain et que Tart est ^ternel. Mais 
combien d'artistes travaillent pour r6ternite? 
Presque tons, a vrai dire, ne se pr6occupent que 

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264 Etudes de litt4rature contemporaine 

du succfes actuel, et, parmi ceux-lk m6mes dont 
rambition est plus haute, comptez, dans un sifecle, 
le nombre des 61us. Si Gustave Flaubert pouvait 
k juste titre invoquer I'^ternit^ de Tart, il y a, 
pour une Madame Bovary qui reste, des milliers 
de romans qui vivent un jour, des centaines qui 
font quelque bruit a leur apparition et dont per- 
Sonne, six mois aprfes, ne sait plus le titre. On se 
demande non sans inquietude oil le d6chet s'arre- 
tera. Ne parlous meme pas d'6ternit6 : entre les 
livres qui ont aujourd^hui le plus de succfes, com- 
bien en est-il qui dureront cent ans, vingt ans ? 
Je i>e voudrais pas jurer, pour ma part, que ceux 
de M. de Vogu6 survivent k notre g6n6ration, que 
ceu^ de M. Bourget aient encore des lecteurs vers 
le milieu du xx« sifecle. Quant k la politique, elle 
comporte sans doute une foule de choses qui 
passent ; ces choses ont elles-memes leur impor- 
tance comme li6es k revolution d'un peuple. En 
art, il n'y a que la perfection qui compte. Mais la 
politique est Thistoire en train de se faire ; et, si 
rien n'y dure, c'est ^ travers les transitions de 
chaque jour qu'un peuple poursuit sa destin^e, 
avance insensiblement le rfegne de la justice et de 
la raison. L^ nul effort n'est perdu, nul travail ne 
demeure stdrile. Un artiste sans g^nie, quelque 
mal qu'il se donne, n*existe pas ; un depute labo- 
rieux, s'il ne fait rien d^6ternel en soi, concourt, 
dans la mesure de ses forces, k cette oeuvre 6ter- 
nelle qui est la realisation du progrfes humain. 



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L'HOMME politique dans la LITTfiRATURE 265 



VI 



Parmi les dcrivains dont nous avons parl6, 
quelques-uns cependant ne sont pas de purs litte- 
rateurs, et meme il y en a qui mettent volontiers 
la main aux choses de la politique. Mais ceux-1^, 
M. Barrfes, M. de Vogii6, M. Lemaitre, 6galement 
prdvenus contre le regime parlementaire, prennent 
plaisir a en exag6rer les vices. 

Dans son dernier roman, M. Barr^s fait une 
apologie retrospective du boulangisme et glorifle 
le vengeur en uniforme qui doit sauver notre pays 
^n y instituant la dictature. On s'explique ais6- 
ment qu'il nous ait donn6 son Thuringe pour le 
type du parlementaire. Et peut-etre la Chambre 
renferme-t-elle quelques Thuringes. Nous y en 
trouverions du moins qui ne se laissferent pas 
acculerau suicide, et qui, ddnouQant aujourd'hui la 
corruption des moeurs politiques, invoquent un 
coup d'Etat puriflcateur. 

M. de Vogii6 a qualifl6, il n'y a pas longtemps, 
de simple operation de police, — en pleine Aca- 
demic, si je ne me trompe — ce que les « pana- 
mistes » d'autrefois appelaient le crime de d6- 
cembre. On pent trouver mieux. PourM. Bourget, 
le crime de d6cembre n'est m6me plus une opera- 
tion de police; il est « cette salubre enlreprise de 
voirie dont nous rfevons tons » (Drames de fa- 
mille, page 282). Mais M. de Vogu6 fait plus qu'en 



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266 fiXDDES DB LITTfiRATDRB CONTEMPORATNE 

r6ver. 11 la prepare, il la c61febre par avance. Si 
nous Ten croyons, tous Iesd6put6s perspicaces et 
palriotes seraient unanimes dans rafflrmation que 
« Qa ne peut plus durer », ils regarderaient obsti- 
ndment les deux portes d'accfes, le tambour de 
droite et le tambour de gauche, cherchant k de- 
viner par laquelle il entrera. II ? Le futur maitre, 
qui se nomme, dans son roman, le liberateur. 
« Moi, dit Jacques Andarran vers le milieu dulivre, 
je n'en suis pas encore k Tappeler. » Attendons 
la fln. II a un frfere offlcier, Pierre, qui se marie 
le jour meme ou Ton enterre Duputel, president 
de la Chambre. Au re tour de la c^r^monie nuptiale, 
les jeunes 6poux, dans leur voiture, sont arret^s 
par la queue du long cortfege. Jacques reconnait 
deloin son frfere, qui, impatient du retard, a mis 
la t6te a la portiere ; et, ^tendant le bras vers la 
houle noire des d6put6s et des s6nateurs : « Pierre, 
s'6crie-t-il, balaye ! » Je disais tout k Theure que 
M. Bourget avait rench6ri sur Tauteur des Morts 
quiparlent. Mais non, k vrai dire, car le balayage 
est bien une operation de voirie. 

Quant k M. Jules Lemaitre, un temps fut oil il 
se disait « aussi antiboulangiste que possible ». 
Pour devenir boulangiste, M. Lemaitre a attendu 
qu*il n'y eut plus de Boulanger. C/est peut-etre 
la marque d'un esprit ddlicat. Mais, k coup sur, la 
politique qu'il pr6conise sous un autre nom res- 
semble terriblement k celle que, sous le nom de 
boulangisme, il eut autrefois combattue, k celle, 
en tout cas, du deputd Leveau. Relisez sa pifece 
dll y a dix ans, vous la trouverez des plus ac- 

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l'hommb politique dans la litt6raturb 267 

tuelles. « Ah I quel r61e pourrait jouer aujourd*hui, 
dit M"® de Grfeges h Leveau, unhomme qui, sans 
8*inqui6ter de la partie affirmative des divers pro- 
grammes, et n'en retenant que les negations, sau- 
rait grouper les m^contents, fonder quelque chose 
comme un parti des honnfetes gens, un parti 
national! » N*est-ce pas tout h fait cela? cc 11 s'agi- 
rait seulement, poursuit la marquise, de combattre 
les abus du parlementarisme, les gaspillages finan- 
ciers, la politique d'int6r6t Electoral. — Mais 
apres? — Justement, il faudrait dviter de se de- 
mander : Mais aprfes? » Qu'est devenu le deput6 
Leveau depuis dix ann6es? II a 6pous6 M"*^ de 
Grfeges et s'est vu, par ce mariage aristocratique, 
ouvrir une nouvelle carrifere. A la Chambre, Le- 
veau ne parle gufere plus : h quoi bon, dans cette 
assemblee d'intrigants et de tripoteurs? Mais il 
possfede un journal h lui, le journal des honnetes 
gens, de ce parti national que baptisa jadis la 
marquise et qui s'appelle maintenant le parti na- 
tionaliste. Certaine affaire est k point venue pour 
lui donner courage. Ses esp6rances, longtemps 
ajournees, touchent le but. Les prochaines elec- 
tions vont enfin porter au pouvoir ce parti des 
honnetes gens qui le reconnait pour chef. 

Unis par leur haine commune du parlementa- 
risme, M. Barrfes, M. de Vogu6, M. Lemaitre, — 
sans compter M. Bourget, qui, tout entier occup6 
k ses physiologies de Fadultfere, ne glorifie qk et 1^ 
le coup d*Etat qu'en manifere de parenthfese, — se 
donnent la joie de d6crier un regime dont cer- 
tains vices ne sont que trop apparents. Et tons 

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268 fiTCDES DE LlTTfiRATURE CONTEMPORAINB 

les trois proposent comme remfede une sorte de 
dictature. Je ne voulais, en terininant cette etude, 
qu'expliquer pourquoi notre lh64tre et notre ro- 
man traitenl si mal rhomme politique. S'il fallait 
pourtant conclure sur un sujet qui n'est pas tout 
k faitle n6tre, je dirais que le seul remade au mal 
consiste, non dans un bouleversement du regime 
politique, mais dans T^ducation du suffrage uni- 
versel. U ne s'agit point de faire un coup : roeuvre 
a accomplir est de longue haleine. Nous avons, 
depuis un quart de sifecle bient6t, I'instruction 
gratuite et obligatoire. Ce n'est pas assez ; ce n'est 
rien encore pour tant d'61ecteurs qui, sortis de 
r6cole h treize ou quatorze ans, ne regoivent plus 
aucune culture. Du reste, un grand mouvement se 
prepare, que signalent d6]h la fondation de cours 
d'adultes et celle d'universites populaires. Multi- 
plions-les d'un bout k I'autre de la France ; car, 
tant valent les 6Iecteurs, tant valent les 61us et le 
gouvernement. Que TEtat et les particuliers re- 
doublent d'efforts. A cette oeuvre vitale de r6du- 
cation publique, il faut ouvrir un immense cr6dit. 
N'attendons pas le jour ou le suffrage universel, 
trop facilement abuse par les fauteurs du c6sa- 
risme, se donnerait et nous imposerait un maitre- 
Ce mattre, dont M. Bourget r6ve et quinvoque 
M. de Vogu6, aurait vite fait de fermer jusqu'aux 
plus humbles salles ou s'enseignent Tamour de la 
justice, le libre exercice de Tesprit, le respect dela 
conscience individuelle, la solidarity d^mocratique, 
le vrai patriotisme, toutes les vertus intellectuelles 
t morales qui liberent un peuple. 

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XII 
L'ANARCHIE LITTfiRAIRE 



II y a de ces mots effrayants. Tel celui d'anarchie. 
Vous vous repr6sentez aussit6t une hydre, avec je 
ne sais combien de tfetes, et, naturellement, un 
nombre 6gal de gueules — tout un champ, comme 
disent les h6raldistes — des gueules beanies, hor- 
rifiques, 

Qui vous couvrent de feu, de sang et de fum^e. 

A moins d'etre Hercule, il vous prend, devant ces 
gueules, un frisson d'6pouvante. Encore le monstre 
qu'Hercule dompta n'en ouvrait, si je me rappelle 
bien, que sept. Peuh I ce n'est gufere. L'hydre de 
Fanarchie est inflniment mieux pourvue que celle 
de Lerne. Mille tetes, en nombre rond. Je me de- 
mande si Hercule lui-meme serait venu k bout de 
s'en payer autant. 

Anarchic morale, anarchie politique, anarchic 
litt^raire, voili pourtant, si nous 6cou tons certains 
alarmistes, ou notre fin de sifecle en serait. Ne leur 



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270 Etudes db LixxfiRATURB contbmporaine 

sachons pa$ trop mauvais gv& de signaler le maiavec 
exag^ration : ils tiennent en main des rem^des in- 
faillibles. Pour gu6rir Tanarchie morale, c'est le cU- 
ricalisme : conflez au prfetre la direction de votre 
Ame. Pour gu6rir Tanarchie politique, c'est le c6sa- 
rlsme : remettez h un loyal soldat le gouvernement 
de la chose publique. « GoupiUon » et a Sabre ». 
Quant h Tanarchie litt6raire, il y a la f<§rule. Trois 
instruments qui se pre tent d'ailleurs unmutuel con- 
cours. Dans tons les domaines de la vie priv6e ou 
commune, ils assurent de concert runit6, la fixite, 
la s6curit6, auxquelles on reconnait un bon regime 
des esprits et des consciences. 



II 



C'estbient6t fait de crier h Tanarchie litt6raire. 
Admirable texte pour fulminer ou pour g6mir. Et 
qu'il y a-t-il li-dessous ? Le ton varie suivant Thu- 
meur propre de chacun, mais c'est toujours la 
meme antienne. Examinons une bonne fois k quoi 
se ram'enent les declamations des uns et les do- 
leances des autres. Un ouvrage recemment paru 
nous en fournitroccasion. II est justement intitul6 : 
U Anarchic litteraire ; et, sll se compose d'une sMe 
d'articles assez mal li6s — ce qui, entre paren- 
theses, lui donne un aspect tant soit peu anar- 
chique, — la preface, du moins, 6numfere et d6ve- 



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L'aNARCHIK LITTfiRAIRE J71 

loppe tous les arguments par lesquels doit se 
justifler le titre. 

Tous les arguments ? Mais, h vrai dire, je n'en 
vols qu'un. Ce que Tauteur du livre susdit appelle 
Tanarchie litt6raire, ce n'est pas autre chose que la 
diversity des oeuvres et des talents. Et s'il n'oserait, 
je crois, en faire ouvertementTaveu, il trahit qh et 
\k le fond de sa pens6e avec une innocence h la* 
quelle je rends tout d'abord hommage. « On est, 
6crit M. Recolin, comme un amateur de peintures 
qui vient de visiter un de nos Salons annuels. II a 
lou6 s^par^ment les tableaux qu*on lui d6signait 
(on ? sans doute son directeur de conscience) 
comme ^tant les meilleurs, les plus signiflcatifs. 
« Pas mal, cette marine ! » « Gentil, cet int6rieur I » 
Rentr^ chez lui, I'amateur ne retrouve dans ses 
souvenirs qu*un chaos de couleurs. C^est une im- 
pression analogue que donne notre litt6rature k 
Theure pr6sente. » Ainsi, voilii un amateur de ta- 
bleaux qui voudrait renfermer la peinture dans un 
seul genre. Marines, int^rieurs ou portraits, il laisse 
du moins le choix. Mais prenez garde k manager sa 
cervelle, qui n'est pas trfes solide. Si vous lui mon- 
trez d'abord une marine, n'allez pas ensuite lui 
montrer un intdrieur, il trouvera que cela com- 
mence k Tembrouiller ; et si, aprfes un int^rieur, 
vous lui montrez encore un portrait, il qualiflera 
Tart moderne d'anarchique. 

De meme pour la litt6rature. On ne va pas n6an- 
moins jusqu'k prdtendre qu'elle s'enferme dans un 
■ genre unique. On admet la concurrence de cer- 
tains genres auloris^s par la tradition. Mais on se 

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272 £tudbs db litt£raturb gontbmporainb 

plaint de renconlrer, dans le roman ou dans le 
drame, les formes les plus diff^rentes de structure 
et de style, et, dans la po^sie, des vers de toutes 
longueurs. On voudrait sans doute r^duire chaque 
genre k un type, sur lequel nos ^crivains se rfegle- 
raient avec docility. Nous aurions une litt^rature 
bien am6nagee, bien ordonnee, tirde au cordeau, 
une litt^rature sage, saine, raisonnable, soustraite 
par cette r6glementation pr(Svoyante aux p6rils de 
rindividualisme, qui, comme on le sait de reste, 
est notre plus dangereux ennemi. Et qu'est-ce ce 
qui emp^cherait d'6tablir pour chacune des formes 
admises et reconnues une sorte de programme of- 
ficiel ?• Je sais bien quels critiques on pourrait 
en charger. 

Nous trouvons dans notre histoire litt6raire cer- 
taines periodes oii cet id6al s'est presque r^alisfi. 
Voyez, par exemple, ce qu*on appelle le pseudo-clas- 
sicisme. II y avait alors des recettes traditionnelles 
pour composer une ode ou une trag^die. L'indivi- 
dualisme 6tait si bien mat^ que tons les pontes ^cri> 
vaient la m6me langue, usaient des mfemes m6ta- 
phores, cultivaient les memes fleurs de rhdtorique, 
rimaient invariablement les memes mots. Connais- 
sez-vous un jeu qui a eu sa saison de vogue ? On 
est entre soi k la campagne, par un mauvais temps. 
Celui qui s'ennuie le plus lit tout haut quelques 
vers et demande a la ronde quel en pent bien 6tre 
Tauteur. II faut, naturellement, choisir des pofetes 
qui aient une physionomie caract6ristique : le pi- 
quant de la chose, c'est quand votre voisin attribue 
k Victor Hugo un couplet de Racine ou k Malherbe 

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L'ANARCHIE LITTfiRAlHE 273 

un alexandrin de Verlaine. Si, jouant k ce jeu-lSi, 
queje crois d'ailleurs un peu d6mod6, vous etes 
par hasard le monsieur qui lit, je ne vous recom- 
mande pas les pseudo-classiques. Us manquent 
complfetement de caractfere. lis dcrivent des vers 
qui n'appartiennent k personne. Et ils se ressem- 
blent si bien entre eux que le critique le plus 
malin serait fort embarrass6 pour les distinguer 
Tun de I'autre. Jamais une discipline mieux en- 
tendue n'avait soumis la muse aux rfegles du devoir. 
Jamais notre litt6rature n'avait 6t6 moins anar- 
chique. 

L'ordre semblait 6tabli pour toujours, quand 
une troupe de sauvages, se ruant a travers cette 
po6sie admirablement polic^e, jeta partout le tu- 
multe et la confusion. Ce fut quelque chose d'6pou- 
vantable. Juste ci el, que ne vit-on pas? Des pifeces 
informes, que les barbares nommaient drames, vio- 
Iferent les unites, mfelferent le rire aux larmes, d^- 
chiquetferent la tirade, encanaillferent le style noble. 
On ne s*y reconnaissait plus. Les genres, si ing6- 
nieusement divis6s par la critique, s'embrouillaient 
les uns dans les autres. Sous les noms bizarres de 
Meditations, de Voix interieures, de Chants du cre^ 
puscule, parurent des oeuvres qui faisaient de toutes 
les formes et de tons les tons un abominable me- 
lange. Chaque pofete n'avait d'autre loi que sa fan- 
taisie, que les caprices de ce qu*il appelait son ins- 
piration. Ni modfeles, ni rfegles. C'est alors que 
rindividuaiisme fit des siennes I Sans aucun res- 
pect des conventions 6tablies, ces energumfenes 
5e piquaient de traduire chacun pour soi sa sen- 

18 

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274 £tUDBS DB LiniRATURB CONTBMPORAINB 

sibilit6, son g^nie propre. Nul programme com- 
muQ. lis se disaient les uus et les autres des 
romanliques. Romantiques? On ne sait pas encore 
quelle est la signification du terme, ou mSme sll 
en a une. Le romantisme dtait une resurrection 
du moyen^ge, et 11 6tait aussi une renaissance de 
rantiquit6 grecque; il se mettait, avec ceux-ci, 
au service du « progrfes social », et, avec ceux- 
Ik, faisait de I'art pour Tart ; on le vit en m^me 
temps mystique et athde, sentimental et railleur, 
candide et pervers, badin et solennel, populaire 
jusqu'au cynisme et aristocrate jusqu'au dan- 
dysme. Jamais notre litt^rature n'avait 6t6 aussi 
anarchique. 



Ill 



Pourtant ceux-la memes qui, de nos jours, d6- 
noncent avec borreur I'anarchie litteraire, se gar- 
deraient, je veux le croire, de pr^Krer la sterile et 
plate uniformity du pseudo-classicisme h la diver- 
sit6 f6conde et pittoresque du romantisme. II y a 
quelque chose de pire que le tumulte, c'est la sta- 
gnation. Une religion qui n'enfante plus d'her6sies 
pent bien nous 6blouir encore de son faste et de 
ses pompes : comme religion, elle est morte ; de 
meme, une littdrature qui ne serait pas du tout 
anarchique, qui ne le serait ni prou, ni pen, cette 



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L'aNAROHIB LITTftRAIRB 275 

littSrature ne serait plus vivante. Le contraire 
d*une litt6rature « anarchique », c*est une liitdra- 
ture flg^e dans rimitation des mattres et dans 
Pobservation des rfegles. 

N-oublions pas que les classiques eux-memes 
furent en leur temps de hardis novateurs. Vers 
1665, k Taurore de ce que nos doctrinaires appellent 
le Grand Sifecle — car le Grand Sifecle, suivant eux, 
ne date que du Grand Roi, — qui done passait avec 
raison pour le d6positaire des bonnes traditions et 
le conservateur des saines disciplines ? Etait-ce Boi- 
leau ? Non, mais Chapelain. Quand Boileau com- 
menga d'6crire, Chapelain, oracle du gout et arbitre 
des rfegles, se vit outrageusement bafouer par ce 
jeune r6volutionnaire, et je suis bien sur qu^il ne 
se fit pas faute de crier k Tanarchie. 

On se plaint que nous n'ayons pas une 6colenou- 
velle pour remplacer les anciennes. Rien de plus 
vrai. Je dirais meme, s'il n'6tait trop hasardeux de 
faire des predictions, que nous nedevonsgufere es- 
p6rer pour un jour prochain Tavenement de celte 
(Scole, ou plut6t le craindre. II y faudrait une « for- 
mule » qui n'eiit pas d6jk servi. Or, toutes les for- 
muies possibles se sont tour k tour usdes sous nos 
yeux. Et, justement, ce sifecle a vu naitre el mourir 
un sigrand nombre de doctrines et de systfemes, 
que, sur son d6ciin, il est devenu tr^s meflant. Nous 
aurons toujours des c6nacles, de petits conventi- 
cules form6s par raffinit6 des temperaments et 
des goiits. Mais que, de notre temps, il se fonde 
quelque nouvelle 6cole capable d'imposer k notre 
litt6rature des rfegles et des cadres fixes, voil^ ce 

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276 £tUDBS DB Lnr^SATUBB contbmporainb 

qui me semble bien improbable, et ce qui d'aiUeurs 
B'est pas k souhaiter. 

Comment une 6cole se fonde-t-elle ? Est-ce par 
la Y^rite dont elle fait profession ? Beaucoup moins 
que par les limites dont elle la borne. Toute ecole, 
comme tout systfeme, est n^cessairement restric- 
tive. Elle n'afflrme telle v6rite que pour nier telle 
autre, et ce qui en fait vraiment une ^cole, au sens 
propre du mot, ce n'est pas son affirmation, c'est 
sa negation. 

Si Molifere nous apparait comme plus grand que 
Boileau, que Racine lui-m6me, c'est parce qu'il fut 
beaucoup moins classique, parce qu*il n'eut pas, 
comme ses contemporains, la superstition des 
regies et des modMes. « A quoi bon, s*6criait-il, dfes 
le d6but de sa carrifere, 6tudier Plaute et Terence, 
6plucher les fragments de M^nandre ? » Et, quant 
aux rfegles, on salt que pour lui « la grande regie 
des rfegles », c'6tait, comme il dit, d' « attraper le 
but ». Par \h s'explique qu'il soil, entre tons les 
pofetes du temps, le plus complet, le plus f^cond, 
le plus vraiment humain. Mais qu'est-ce done qui a 
vieilli dans un Racine ? Ce qui est classique, je veux 
dire ce qui porte la marque de T^cole. II en va de 
meme pour le romantisme. Ce qui, dans le roman- 
tisme, n'6tait que romantique, au sens oil le mot 
d^signe une 6cole, nous parait faux et ridicule. Au 
romantisme succ6da le naturalisme, et le natura- 
lisme, apres avoir eu sasaison de gloire,apres avoir, 
lui aussi, produit ses chefs-d'oeuvre, vient d'abou- 
lir, sous nos yeux, k une banqueroute. C'est du 
moins le terme dont usent les malveillants. Mais la 

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L'ANARCHIE LITTfiRAlRE 277 

banqueroute du naturalisme, puisque banqueroute 
il y a, est celle d'un naturalisme sectaire, qui de^ 
vait forc6ment provoquer la reaction. Toutes les 
ecoles tombent les unes sur les autres, et les ceu- 
vres qui leur survivent sont celles qui en d^pas- 
saientle cadre. Notre litt^rature n'a besoin ni d'une 
6cole nouvelle, ni d'une nouvelle formule. II ne 
lui faut que des talents originaux etsincferes. 



IV 



Chaque 6crivain a sa personnalit^ propre. L'art, 
c'est Ihomme ajout6 k la nature, homo additus 
naturdBy ou plutdt c'est la nature d6form6e par 
rhomme suivant la fagon dont il la voit et dont il la 
sent. Ai-je ;dit que Tartiste ne fasse pas son choix 
dans la nature, et que, ce dont il fait choix, il ne le 
le modifie pas, conscient ou non, d'aprfes le tour 
particulier de son genie ? J'ai dit tout juste le con- 
traire. L*homme qui s'ajoute h la nature n'est point 
un homme id6al, type abstrait et impersonnel 
d'une humanity symbolique ; il est un exemplaire 
particulier de Tespfece, avec ses instincts propres, 
son humeur, ses gouts, ses aptitudes. Tous les ar- 
tistes dignes de ce nom modifient la nature enFac- 
cordant avec leur personnalit6. Mais autre chose 
est de se I'approprier a soi-meme, autre chose de 
Tasservir h. des formules d'^cole. Non seulement les 



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278 fiTUDBS DB LITTfiRATDBB CONTBMPORAINB 

formules restreignent le domaine de I'art, elles op- 
priment aussi le g^nie individuel. 11 n'y a vraiment 
de liberty pour TarUste qu*en dehors des 6coles. Et 
je ne me d^mentirai pas sans doute en soubaitant 
que chague artiste soil uniquement de la sienne. 
Plus d'^coles, disais-je ; cela reviendra au mSme, 
si, maintenant, je dis : autant d'6coles que d'ar- 
tistes. 

G'est bien Ik d'ailleurs qu*en est la litt6rature con- 
temporaine. Et c'est parce qu'elle en est Ik, qu'on la 
traite d'anarcbique. Les pontifes du dogmatisme 
nous rappellent k la tradition. « La tradition, disent- 
ils, est le d6p6t des facult^s les plus profondes 
d*une race. EUe assure la solidarity intellectuelle 
des generations k travers le temps. Elle distingue 
la civilisation de la barbarie. » Voilk de bien grands 
mots. Nous savons quel sens ils peuvent avoir. 
Pour maintenir Tordre traditionnel, je ne dis meme 
pas qu'on nous condamnerait k Timmobilite, mais 
on nous ferait revenir en arrifere jusqu'i ce grand 
si^cle dans lequel il y avait, pour la politique et 
la religion, aussi bien que pour la litt^rature, une 
doctrine d'Etat. Certes je n'ignore ni ne m6connais 
les droits de la tradition. Qu'on ne la mutile 
pas du moins^ comme, tout k Theure^ on mutilait la 
nature. La tradition que certains pr^tendent im- 
poser, c'est la tradition offlcielle, tradition arbi- 
traire et factice, qui etoufferait toute initiative, toute 
ind^pendance d'esprit, au profit d'une discipline 
vexatoire et d'une inerte unit6. 

Geux qui nous conjurentde rester fiddles au «ge- 
nie de la race », sontprecis6ment ceux qui nous en 

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1 



L'aNARCHIB LITTfiRAIRE 279 

donnent la definition la plus ^troile. Le g6nie de la 
race ne tient pas dans leur cat6chisme ; 11 est trop 
riche, il est trop f^cond et trop complexe. Remon- 
tons le cours de notre Ijistoire litt6raire : elle nous 
pr^sente des 6crivains teUement divers par leur es- 
prit, par leur caractfere, par le fond et la forme de i 

leurs cBuvres, que, si meme nous leur reconnals- 
sions un air de famille, le trait commun dont nous 
pourrions les caract6riser n'aurait aucune significa- 
tion precise. Montaigne est bien Frangais : maia 
Calvin, ne Test-il pas? Bossuet Test sans doule : 
mais Voltaire ? J'en connais qui incarnent encore 
Tesprit national dans B^ranger ; alors, voil^ Pascal, 
pour ne nommer que lui, devenu quelque chose 
comme un hyperbor6en. A ceux qui invoquent doc- 
toralementla tradition, je demande : De quelle tra- 
dition vous r^clamez-vous ? Est-ce celle de Stran- 
ger ou celle de Pascal? Celle de Voltaire ou celle de 
Bossuet ? Celle de Calvin ou celle de Montai^^ne ? 
Mais ne nous arretons meme pasli. Voici nos deux 
tragiques, par exemple, Corneille et Racine. Aucuu 
bachelier qui ne puisse, avec Taide de La Bruyfere 
ou de Vauvenargues, les opposer trait pour trait, 
<c L'un 61feve, etonne, maitrise, instruit ; Tautre plait, 
remue, touche, p^nfetre », etc., etc. Corneille est 
plus Latin, Racine est plus Grec : lequel des deux 
est plus Frangais ? Contre les d^fenseurs attitr^s de 
la tradition, c'est la tradition qu'il fautd^fendre, en 
les empfechant de la r6tr6cir. 



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280 fiTODES DE LlTTfiRATURE CONTBMPORAINB 



lis ne reprochent pas seulement k notre litt6ra- 
ture presente d'en avoir, comme on dit, pour lous 
les gouts. lis reprochent 'encore au public la diver- 
sity de ses admirations. C'est le m6me procfes sous 
une autre forme. Le public, nous dit-on, a prend 
tout, avale tout ». Et, pour en faire foi, on nous le 
montre qui passe d'un extreme h Tautre, qui con- 
cilie Tadmiration du Symbolisme avec celle du Par- 
nasse, qui s'engoue tour h tour de Tolstoi, dlbsen, 
d'Annunzio, de Fogazzaro. 

Mais qu'est-ce k dire ? N'admettrons-nous qu'un 
seul genre de beauts ? Devrons-nous, si Ton veut 
prendre cet exemple, choisir entre la po^sie 
parnassienne et le Symbolisme, de manifere que nos 
preferences pour Tune se tournent en exclusion de 
Tautre ? M. de H6redia est un incomparable artiste. 
Faudra-t-il, si je loue chezlui, comme elle le m6rite, 
une forme d'art merveilleusement exacte et stricte 
dans sa splendeur mfeme, que je ne puisse, chez les 
symbolistes, en goiiter une diff^rente, voire con* 
traire, non plus la representation nette et lumineuse 
du monde ext6rieur, non plus une peinture ou une 
sculpture, mais une sorte de musique, exprimant 
rintimite mobile et furtive de T^me humaine, 6vo- 
quant ce qui est trop vague pour qu*on le d6flnisse, 
trop mysterieux pour qu'on le precise, r6pudiant la 

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L'aNARCHIB LlTTfiRAIRE 281 

raide armature des prosodies traditionnelles, et ne 
gardant du vers qu'imeflui dee t subtile harmonie? 

De m6me, Tolstoi est « un ascfete socialiste », 
Ibsen « un individualisme forcen6 etm6content i), 
d'Annunzio « un libertin artiste », Fogazzaro a une 
kme profond6mentcroyante ». Chacun de ces quatre 
^crivains a sa conception particulifere de Tart comme 
de la vie. Mais ne sont-ils pas, chacun a sa manifere, 
dignes d'etre admires ? Si j'aime Tolstoi, faut-il que 
je meprise Ibsen, et si la noble gravity de Fogazzaro 
m'attire, est-ce une raison pour que d'Annunzio 
me laisse insensible, pour que je ne sois pas ravi par 
la perfection de son art? 

Je les ai admirds tour h tour, aussitdt que j'ai pu 
les lire, et maintenant je les admired la fois, tons 
les quatre ensemble, sans enrougir, sans me croire 
« d6sagr6g6 par une sorte d'anarchie int6rieure ». 
II y a mieux k faire que de rabaisser etde pros- 
crire ce qui n'est pas faQonn6 sur un certain mo- 
dule, ce qui ne rentre pas dans une po^tique bor- 
n6eet exclusive; c'est d'accueillir avec le mfeme 
empressement, de quelque c6t6 qu'elles viennent, 
de quelque id6al qu'elles s'inspirent, les oeuvres qui 
nous offrent une interpretation originale de la 
beaut6, une peut-etre en son essence, inflniment 
diverse en ses formes. 

On deplore que les critiques n'aient pas une dis- 
cipline, « ne se fassentpas quelques rfegles » pour y 
conformer leurs jugements. Quelles seraient ces 
rfegles en vertu desquelles nous devrions, puisqu'il 
Skagit de rem^dier aux confusions du gout, choisir 
entre Tolstoi et Ibsen, entre M. de H6r6dia et les 

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282 iTUDES DB LITT£RATURB CONTEMPORAINB 

symbolistes, et, sans doute, entre Balzac et George 
Sand, entre Victor Hugo et Racine? Pr6tend-on, 
encore une fois, nous ramener k rexclusivisme 
classigue ? Mais Boileau lui-mSme avail le gout assez 
large pour que son admiration de Racine ne Tern- 
p^cMt pas d'admirer Gorneille. 



I 



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XIII 



LES CLICHES DE STYLE * 



Clicher, c'est proprement reproduire en relief 
Tempreinte d*une composition en caraclferes mo- 
biles, de manifere h tirer un nombre ind^flni 
d'epreuves sans faire une nouvelle composition. 
Un clicks signiflerait done, par 6tymologie, une 
phrase souvent reproduite. Pourtant il faut remar- 
quer tout d'abord que I'emploi universel d'expres- 
sions r6p6tdes sans cesse ne suffit pas d, en faire des 
cliches. Le raffln6 que La Bruyfere peint sous le 
nom d'Acis ne veut pas dire : «Ilpleut », craignant 
de parler comme tout le monde. LaBruyfere a omis 
de nous indiquer la phrase dont se sert son diseur 
de ph^bus. Mais elle a sans doute quelque chance 
de devenir un clich6, tandis que celle dont Acis r6- 
pudie Tusage, trop commun ^sesyeux, ne m^ritera 
jamais ce nom. Si la repetition est bien un des ca- 

1 A distinguer des cliches de pens^e, qui sont les lieuz com* 
muns. 



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284 fiTDDES DB LITTfiRATURK CONTBMPORAINE 

raclferes du clich6, elle n'en est point le caractere 
essentiel et distinctif, car nous r6petons tous les 
jours une foule de phrases que personne ne s'avise 
d'appeler clich6s. Ce qui faitle clich6, c'est la bana- 
lity de I'expression. Or, une expression juste et 
propre, si commune qu'elle soit, ne saurait en au- 
cun cas etre banale. 

Cette distinction pr6alable importe beaucoup. 
Pour ne pas la faire, on s'expose k interdire des lo- 
cutions excellentes. Dans une liste de cliches que 
nous donne un livre r6cemment paru S I'auteur 
met co7icevoir des craintes^ prendre une resolution^ 
inspirer un sentiment^ etc., sous pr6texte que con- 
cevoir, prendre^ inspirer^ sont des verbes h tout 
faire. Et ce lui estToccasion de plaisanteries faciles, 
Ne dites pas offrir le spectacle^ car on dit offrir des 
dragees^ ni presenter Vaspect, car on dit presenter 
une pommey ni exprimer la surprise^ car on dit 
exprimer le jus dun citron. A ce compte, il ne faut 
pas non plus dire : Je vous aimey car on dit aussi : 
J'aime les dpinards, Le meme auteur proscrit faire 
violence^ perdre F habitude, on ne tarda pas a de- 
couvrir, auxquels il substitue violenter, se deshabi- 
tuer, on decouvrit bientdt. Pourquoi ? C'est ainsi que 
les Philaminte etles Armande bannissaient Tusage 
de certains termes assez malheureux pour leur dd- 
plaire. 

Par une antipathie ou juste ou naturelle, 
Nous avons pris chacune une haine mortelle 
Pour un nombre de mots, soit ou verbes ou noms,, 
Que mutuellement nous nous abandonnons. 

1 VArt d*ecrire, en vingt Ucons, par M. Albalat. 

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LES CLICHES DB STYLE 885 

Si nous devions en croire de trop d6licats sty- 
listes, il n'y aurait vraiment plus moyen d'employer 
la langue de nos pferes. 

Gustave Flaubert, dans une de ses lettres S repro- 
che k M. Paul Alexis d'avoir 6crit rompre le silence. 
On salt sa haine feroce pour le lieu commun. Tout 
jeune encore, le bon Flaubert se mit en tete d'6crire 
un Dictionnaire des idees recues. « II faudrait que 
dansle cours du livre, iln'y eut pas une phrase de 
ma fagon, et qu'une fois qu'on Taurait lu, on n*os4t 
plus parler, de peur de dire naturellement une 
phrase qui s'y trouve ^. » Le clich6 ne lui 6tait pas 
i^oins odieux que le lieu commun, S'il blAme chez 
M. Alexis rompre le silence^ il declare Merimde un 
mauvais ecrivain pour avoir dit prendre les armes. 
On pourrait rechercher dans Flaubert lui-meme un 
grand nombre d'expressions analogues qui lui'ont 
sans doute echapp6 ; mais il vaut mieux noter en 
passant que, si Tauteur de Madame Bovary est un 
de nos plus grands artistes litt6raires, ce qui le rend 
inf6rieur a deux ou trois 6crivains d'un style plus 
libre et plus ais6, ce sont justement les difflcult6s 
ingrates qu'il se cr6ait degalt^ de coeur. « L*art, di- 
sait-il, doit etre bonhomme. » Oh I comme son art, 
k lui, Test pen ! 

Eh bien, il y a des puristes qui renchdrissent en- 
core sur Flaubert. Celui dontje citais tout h. I'heure 
le livre, condamne impitoyablement, sous le nom 
de cliche, n'importe quelle locution « toute faite ». 



1 Correspond,, t. IV, p. 362. 
8 Ibid., t. II, p. 158. 



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286 £tudbs db litt^raturb contbmporainb 

Et m6me, nous nous demandonspourquoi, excluant 
faire violence etperdre Fhaditude, il admettrait des 
composes tels que pcrtefeuille ou essuie-main. Je 
ne doute pas qu'on ne piit, avec un tant soit peu 
d'ingdniosit^, substituer k ces cliches des expressions 
beaucoup moins banales. Se deshabituer et violen- 
ter sont, il est vrai, plus courts que perdre Vhabi- 
tude et faire violence, J'entends bien; et la con- 
cision, en effet, a toujours k\,k mise par les rh^teurs 
an nombre de ce qu'ils appellent les qualit6s g^n6- 
rales du style. Mais quelle rfegle tirera-t-on de 1&? 
Je voudrais, pour ma part, appliquer cette rfegle 
a un seul genre, qui n'est pas encore litt^raire, 
celui de la ddpftche t616graphique. 

En ^vitant, comme cliche, des locutions parfaite- 
ment simples sous prdtexte qu^elles font partie du 
domaine commun (mais tons les mots du diction- 
naire n*en font-ils done pas partie?) on s'expose k 
les remplacerpar d*autres locutions qui, tant6t,sont 
des n6ologismes inutiles, parfois barbares, et tantdt 
expriment Tid^e plus ou moins improprement. Si 
donner sa demission, tirer benefice, faire concur-' 
rence, produire une impression, doivent etre pros- 
orits, il ne reste plus que ddmissionner, beneficier, 
concurrencer, impressionner, a moins que Ton ne 
pr6ftre une periphrase. Et, d'autre part, on me de- 
fend de dire : porter une accusation, un bruit sefait 
entendre, ilne dissimulapas son desir; seulement 
les expressions que Ton substitue h celles-la, accu- 
ser, un bruit retentit, il avoua quil desirait, peu- 
vent sans doute 6tre fort bonnes en elles-mfemes et 
avoir leur juste emploi, mais elles ne remplacent 

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LES CLTCHfiS DB STYLE 287 

pas les autres. Entre ne pas dissimuler son desir et 
avouer qu'on desire, il y a une nuance assez sensible 
pour que laseconde expression ne doive pas 6vincer 
la premifere. Un bruit peut se faire entendre sans 
retentir ; on a entendu parfois des bruits qui ne re- 
tentissaient pas le moins du monde. Et enfln il ne 
f aut pas etre tellement vers6 dans les d61icatesses de 
notre langue (pardon du clich6), pour saisir ce que 
porter une accusation a de plus fort qvHaccuser. 
J'aimerais mieux encore qu'on excliit porter unju- 
gementj car nous B.yon^]uger\ porter pi^ijudice, car 
prejudicier est d'un fort bon usage; ou meme 
porter envie, car envier fait I'^conomie dun mot. 

Les Pr6cieuses, h vrai dire, se souciaient pen de 
la brifevete. Mais enfln, c'est aussi par haine du 
cliche qu'elles se rendirent ridicules; c'est pour ne 
pas dire, comme le premier venu, mouchez la chan- 
delle et nous allons diner, qu'elles disaient : dtez le 
superflu de cet ardent et nous allons prendre les ne- 
cessitds meridionales ou nous allons donner a la na- 
ture son tribut accoutume. Or, qu*est-ce qu'il arriva? 
11 arriva que les locutions par ou s'^taient tout 
d'abord distingu6es quelques femmes d'esprit, de- 
venaient presque aussit6t communes. Celle-ci, 
entre autres : donner a la nature son tribut, a mani- 
festement tout ce qui pent en faire un abomina- 
ble cliche. 

Nous avons d6j^ dit que Texpression simple et 
propre n'est jamais banale. Pour 6viter le clich6, il 
ne s'agit pas de dresser une liste de phrases, la 
plupart irr^proohables, et de s'en interdireTusage; 
il s'agit plut6t de parler ou d'ecrire avec une jus- 
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288 ^'(DDBS DB litt£ratdrs oontemporaine 

tesse precise. Voiturez-nous les commodites de la 
conversation, c'est \k une phrase qui, dfes le second 
emploi, sera un cliche ; mais en voici une autre : 
Nicole, apportez-moi mes pantoufles, que les pu- 
ristes les plus raffln^s r6peteront sans vergogne 
aprfes ce bourgeois de M. Jourdain. 

II n'y a point de cliche dans lalangue des sciences. 
Pour quelle raison? Parce que, 1^, Texpression est 
exclusivement logique, ind6pendante du tempera- 
ment, de Thumeur, de Tidiosyncrasie. Soyez triste 
ou gai, 16ger ou grave, bilieux ou sanguin, vous 
direz n6cessairement : Le chemin le plus court dun 
point a un autre est la ligyie droite, et ni la sensibi- 
lity la plus vive, ni la plus belle imagination ne mo- 
difiera en rien dans votre bouche la forme unique 
de cet axiome. Ou plut6t, si vous dites : Le chemin 
leplus court dun point a un autre, c'est la ligne 
droite, vous neparlerez d^jcipluscomme un math6- 
maticien, vous introduirez dans un axiome absolu 
quelque chose de relatif, vous y mettrez un geste, 
un accent particuliers. La difference essentielle de 
Tart k la science consiste en ce que la science est 
impersonnelle, tandis que Tart, au contraire, sup- 
pose I'intervention du moi. La science d6montre ou 
constate des v6rit6s qui sont 6galement vraies pour 
tout le monde ; Tart modifie le reel en Taccommo- 
dant h telle ou telle « vision » individuelle. On pent 
comparer le moi moral de Tartiste avec une sorte 
de milieu qui r6fracte les objets. 

Le style est comme I'empreinte que met sur une 
langue commune la personnalit6 d'un dcrivain. 
"Vous venons de le voir, il y a dans la langue une 

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LES CLICHfiS DB STYLE 289 

multitude de locutions toutes faites dont r^crivain 
peut se servir sans scrupule, justement parce 
qu^elles ne portentpas de marque personnelle, parce 
qu'elles ne font que donner h telle ou telle id6e son 
expression logique. Mais, d'autre part, recrivain 
qui n'userait jamais que de pareilles phrases n'au- 
rait ^videmment pas de style. Le langage, dans les 
math6matiques, ^tantla traduction ndcessaire de la 
pens6e, il n'y a aucun lieu a Tart. Mais la littfira- 
ture a pour objet d'exprimer le 7noi, je veux dire 
des sentiments, des Amotions, qui varient d'un 
^crivain k un autre, et qui, par consequent, ne 
peuvent se traduire par des phrases toutes faites. 
C'est pour cela qu*il y a un art d'^crire. 

Si nous revenons maintenant aux cliches, nous 
pourrons, je pense,en distinguerdeux espfecesbien 
diff^rentes.Les unsont pour cause Tabsence de toute 
personnalite, etles autresTemprunt d'une person- 
nalite ^trangfere. 

Nous ne dirons pas grand*chose des premiers. 
Beaucoup d*6crivains, d^pourvus d'imagination et 
de sensibilit6, s'expriment constamment par phrases 
toutes faites. Cela ne les empecbe pas au surplus 
de dire les choses les plus judicieuses. lis peuvent 
fetre de fort bons esprits, ils ne sont pas des « ar- 
tistes ». Leur dcriture n'a rien de ridicule ; c'est 
une ^criture terne, sans caractfere personnel, mais 
aussi sans affectation, et qui ne vise pas k Teffet. 
Aucune de leurs phrases, prise k part, n'est re- 
prehensible. Seulement il n'y a jamais chez eux le 
moindre trait de style qui denote une fagon parti- 
culifere de sentir et de voir. 

19 

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i 



290 fiTUDES DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

L'autre espfece de cliches m6rite de nous arreter 
davantage. Ceux-lk ne sont pas insignifiants : ils 
ont de la couleur, de la vlvacit6, de T^clat. Mais les 
phrases les plus brillantes supportent le moins 
d'etre repet^es. EUes furent belles une fois, dans 
leur premiere fratcheur ; redites, elles accusent, 
chez Tecrivain qui s*en pare, non seulemeni le 
manque d'originalit6, mais la pretention au style, 
et, par Ik, sont ridicules. Chaque grand pofete a 
toute une suite d'imitateurs, qui s'approprient ses 
images ; et ainsi, chez ce pofete mfeme, les phrases 
qu'il cr6a prennent souvent un air surann6, jusqu'a 
ce que ses imitateurs soient enfln tomb6s dans 
roubli. 

Voici une page de Jules Sandeau, qui est presque 
enliferement compos^e de cliches : 

« II entre dans la vie, qu*il n'afait jusqu'ici qu'en- 
€ trevoir a travers les songes enchant6s de la soli- 
« tude oil il a grandi. Son enfance s'est 6coul6e k 
« lombre du toil paternel, dans la profondeur des 
« vallees. La nature Ta berc6 sur son sein : Dieu 
« n*a place autour de lui que de nobles et pieux 
« exemples. Le voici qui s*avance, escorts de tout 
« le riant cortege que traine la jeunesse aprfes 
w elle. La grdce reside sur son front, Tillusion 
« liabite dans son sein ; comme une fleur 6close 
« sous le cristal de I'onde, au fond de son regard, 
« on voit la beaute de son 4nie », etc. 

Ce style-la fait dire aux bourgeois : « Comme 
c'est bien 6crit ! » Et certes la plupart des expres- 
sions qu'emploie Sandeau ont eu jadis leur grAce. 



\ 



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LES CLICHfiS DE STYLE 291 

On en reconnait quelques-unes au passage, celle-ci 
€ntre autres, qui est d*Andr6 Ch6nier: 

L'illusion f^conde habite dans son sein. 



Nous serions embarrasses sans doute pour en at- 
tribuer la plupart k leur authentique inventeur. 
Oui a dit le premier : La grdce reside stir son front ? 
ou bien encore : Au fond de son regard on voit la 
beanie de son dme'i Nous ne pouvons le savoir. 
€es expressions sont depuis trop longtemps dans 
le domaine commun. Mais, m^me si elles ne 
portent pas une marque particulifere,r6crivain qui 
les r^pfete veut manifestement en parer sa diction. 
Incapable par lui-m6me d*aucune originality nova- 
trice, il s'applique h « bien 6crire » , et de \k ce style, 
banal ensemble et affects, dont toutes les fleurs ont 
Yieilli. On voit assez la difference entre de telles ex- 
pressions et celles que condamnait plus hautladeii- 
<5atesse excessive de certains rh6teurs. Nepasdissi- 
Tnuler son d^sir^ par exemple, est une phrase qui, 
appartenant de tout temps k tout le monde, 
n'appartint jamais k personne, et dont le seul 
m6rite est d'exprimer justement une id6e fort 
simple. Mais dire : La nature le berce sur son sein, 
c*est viser au style. Gette phrase, en effet, n'est 
point, comme Tautre, quelque chose de purement 
logique, elle a sa physionomie propre, elle fut en 
son temps une invention, une creation ; et, si 
lointaine que puisse en fetre Torigine, celui qui 
Temploie pour orner son style revet par Ik mfeme 
une personnalit6 d*emprunt. 



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292 fiTUDES DE LlTTflRATURE CONTEMPORAINE 

Ce sont des expressions analogues qui m6ritent 
surtout le nom de cliches. II y a cerlainement cli- 
che toutes les fois que la phrase redite exprima 
jadis chez son inventeur certain mouvement par- 
ticulier de sa sensibility et de son imagination. 
Or, I'imagination et la sensibility se traduisent 
ordinairement par des figures. Aussi les cliches 
sont-ils pour la plupart des phrases flgur6es. 
« Entre toutes les diff^rentes expressions qui peu- 
vent rendre une seule de nos pens6es, dit La 
Bruyfere, il n*y en a qu*une qui soit la bonne *. )> 
L'expression unique dont parle ici La Bruyfere, ne 
deviendra jamais un cliche. Mais sa remarque ne 
serait juste que si elle s'appliquait h une sorte de 
litt6rature scientifique, ou, pour mieux dire, k une 
litt^rature purement rationnelle. 11 ne s'agit pas, 
en art, d'exprimer les rapports n6cessaires des 
choses. Ce que Tartiste exprime , c'est, encore un 
coup, sonmof, c*est quelque chose dindividuel et 
de reiatif. Dans le portrait qu'a fait un peintre, on 
ne reconnait pas toujours le modfele, on reconnait 
toujours Tartiste. Ghaque artiste digne de ce nom 
a sa personnalite, et cette personnalit6 se denote 
le plus souvent par ces gestes du style qui s'ap- 
pellentles figures. 

Voici des expressions propres que je trouve dans 
un catalogue de cliches : Cheveliire abondante^ im- 
placable ennemi, tristesse grave, irresistible entraU 
nementy chaleur bienfaisante, souvenir odieux^ frais 
visage. Faut-il citer aussi quelques commentaires 

» CarmeUrts^ I, § 17. 

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h- 



i 



LES CLICHfiS DE STYLE 293 

de I'auteur? Apropos de iristesse grave, il demande 
ironiquement si la tristesse peut 6tre joyeuse. Eh I 
non, sans doule ; mais il y a des tristesses moroses, 
il y en a de douces, il y en a de plaintives, etc., etc. 
(Au reste, nous sortons, comme on dit, de la ques- 
tion. Si toute tristesse 6tait grave, ce serait une 
raison pour que tristesse grave fiit un pleonasme 
et non pas un clich6).De meme, tant que le microbe 
de la calvitie exercera ses ravages, nous verrons 
maintes chevelures auxquelles T^pithfete Habon- 
dantes ne conviendra pas du tout. D'un monsieur 
qui a beaucoup de cheveux sur la tete, je conti- 
nuerai de dire, n'en d6plaise aux stylistes, que sa 
chevelure est abondante, tout comme, s'il a les 
yeux bleus, je dirai bonnement qu'il a les yeux 
bleus. Quelque communes qu'elles puissent 6tre, 
les expressions de ce genre ne passeront jamais 
dans la categoric des cliches. A condition, bien 
enltendu, qu'elles aient leur emploi approprie. 
Tons les souvenirs ne sont pas odieux, ni tons les 
ennemis ne sont implacables, ni tons les visages 
ne sont frais ; mais d'un visage qui est frais, j'6- 
crirai un frais visage, et d'un ennemi qui est im- 
placable, j'6crirai un implacable ennemi, et d*un 
souvenir qui est odieux, j'6crirai tin odieux souvenir. 
Ma foi, tant pis ! 

Ce sont surtout, avons-nous dit, les expressions 
figur^es qui deviennent des cliches, notamment les 
periphrases et les m6taphores. 

Pour la p6riphrase, faisons dfes maintenant une 
distinction. II y a des periphrases purement d6co- 
ratives, et qui, par suite, n*ajoutent rien h la 

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i 



294 Etudes de litt^batdre contbmporaine 

pensee ou au sentiment. Celles-la meritent le nom 
de cliches. Pascal dit quelque part : a Masquer la 
nature et la deguiser. Plus de roi, de pape, 
d'6veque ; mais auguste monarque^ etc. ; point de 
Paris ; capitate du royaume ». Auguste monarque 
et capitate du royaume sont ce que nous appelons 
des cliches. Pas toujours pourtant, et Pascal ajoute 
lui-meme : « 11 y a des lieux oil il faut appeler Paris 
Paris, et d'autres ou il la faut appeler capitale du 
royaume ». Dire, par exemple : Nous avons passe 
que Iques jours datis la capitale du royaume, c^ est 
masquer la nature, cette periphrase n'6tant ici 
qu'un Equivalent pr6tentieux du mot propre. Mais 
dire : Lennemi s'avanga jusqtCd vingt lieues de la 
capitale, ce n'est plus une periphrase insignifiante, 
car, en pariant ainsi, on attire I'attention sur ce 
fait que la capitale m6me du royaume fut menac6e, 
Vous vous rappelez sans doute le distique 
A'Athalie : 

Celui qui met un frein k la fureur des flots 
Sait aussi des m^chants arrSter las complots. 

Le premier de ces deux vers pourrait etre rem- 
place par un seul mot : Dieu. Mais qui ne voit la 
difference ? Celui qui met un frein signifie : Dieu^ 
lui qui met un frein, II y a la un argument, il y a un 
raisonnement. — Exemple analogue de Bossuet : 
« Celui qui rfegne dans les cieux etde qui reinvent 
tous les empires, est aussi le seul qui se glorifle de 
faire la legon aux rois ». Si Dieu fait la legon aux 
rois, c'est parce qu'il rfegne dans les cieux et parce 
que tous les empires relfevent de lui. — Au d6but 

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LES CLICHfiS DE STYLE 295 

de Britannicus, la coiifidente d'Agrippine lui dit : 

Quoi ? tandis que N^ron s'abandonne au sommeil, 
Faut-il que vous veniez attendre son r^veil ? 

S'abandonner au sommeil est une p6riphrase. 
Mais cette p6riphrase a ici sa significalion. Le mot 
propre dort ne marquerait pas la tranquillity, I'in- 
souciance de N6ron, qu'Albine veut opposer k Tin- 
quietude d'Agrippine. II y a des lieux, comme parle 
Pascal, oil la p6riphrase est un clich6 ; l£i, elle ne Test 
pas, car elle ne fait que rendre avec exactitude le 
sentiment etla pens^e du personnage quiTemploie. 

Voici maintenant des cliches : c'est Vastre dujour 
pour le soleil, la plaine liquide pour la mer, le long 
fruit dor pour la poire j le lacet fatal pour la corde 
(avec laquelle on se pend), Vaigle de Meaux pour 
Bossuet, les travaux deMars pour la guerre. Encore 
ne faut-il pas condamner indiffdremment toutes les 
circonlocutions de ce genre. La plupart seront par- 
tout ridicules, Faigle de Meaux, par exemple, ou le 
lacet fataly equivalents afTect^s du terme propre et 
qui n'en modifient nuUement la signification. Mais 
peut-etre quelques-unes pourraient-elles encore 
servir. On congoit ais6ment tel cas oil la p6riphrase 
astre dujour pent 6tre substitute k soleil, etmSme 
le doit. Et si elle le pent, c'est seulement, a vrai dire, 
parce qu*elle )e doit, parce que, dans le cas suppose, 
elle 6quivaut a quelque chose comme ceci : le soleily 
qui est Tastre du jour ; et de la sorte, loin d'etre un 
allongement oiseux elle fait au contraire une sorte 
d'ellipse. 

La raetaphore fournit encore plus de cliches que 

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6TUDES DB LITTfiRATURE COMTEMPORAINE 

la p6riphrase. Excep tons tout d'abordles metaphores 
n6cessaires, autrement dit les catachrfeses. Une 
feuille de papier ou une plume de fer sont des ca- 
tachrfeses pour la raison que les termes propres 
n'existent pas dans lalangue. Mais toutes les fois 
qu^une expression est n^cessaire, il va de soi qu'elle 
ne peut devenir un cliche. 

De meme pour les mdtaphores mortes, j'entends 
par \k celles oil la comparaison primitive a disparu, 
oil, perdant de vue le sens initial de Texpression, 
nous n'apercevons plus que celui dans lequel on 
Temploie. Si presque tous les mots furent ancien- 
nement des m6taphores, la plupart ne s'emploient 
pas comme tels. II y en a un grand nombre oil la 
metaphor e originelle n'est plus visible ; et beaucoup 
de ceux-li memes qui la laissent voir aux philo- 
logues, les 6crivains en font usage comme de termes 
propres. Prenez entre autres des vocables tels que le 
substantif poM^ra ou le verbe payer. Poutre signifle 
jument, et payer a pour sens exact tranquilliser. 
Mais qui done, usantdecesmots, s'en rappelle Tety- 
mologie, mfeme si par hasard il la salt ? Certaines 
expressions, qui n'ont pas tout k fait perdu leur 
sensflgur6, n*en retiennent qu'un souvenir plus ou 
moins vague : fondre en larmes^ mettre en balance^ 
ouvrir son coeur^ soulever une question^ respirer la 
franchise^ rompre le silence^ offrir un aspect, etc. 
Ajoutons encore que la mfeme fa^on de parler peut 
etre m6taphorique pour un tel, et, pour tel autre, 
n'avoir plus qu'une signification abstraite. De Ik 
sans douteces phrases grotesques, faites de plu- 
sieurs metaphores qui ne s'accordent pas entre 

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LES CLICHES DB STYLE 297 

elles. Quand Joseph Prudhomme dit : « Le char de 
TEtatnavigue sur un volcan », ces termes n'ont 
pour lui aucune valeur m6taphorique. On cite la 
phrase suivante d' Albert Wolf : « Plongez le scal- 
pel dans ce talent tout en surface, que restera-t-il 
en dernifere analyse? une pinc6e de cendres ». Le 
spirituel chroniqueur ne voyait, en Tdcrivant, au- 
cune des images qu'elle pent 6voquer dans notre 
cerveau. U y a des chroniqueurs trfes spirituels qui 
n'ont pas I'imagination trfes vive. — Vous connaissez 
ces vers de Malherbe : 

Prends ta foudre, Louis, et va, comme un lion, 
Donner le dernier coup k la dernidre tdte 
De la rebellion. 

Une telle succession d'imagesneprouve pas du tout 
que Malherbe eut beaucoup d'imagination. Bien au 
contraire,s*il accumulait ainsi des figures incoh6ren- 
tes,c'estqu'aucunede cesflguresne lui 6 tait visible. 

Plus une expression m^taphorique approche, avec 
le temps, de Tabstraction, moins elle est expos6e k 
devenir clich6 ; car, perdant sa valeur dimage, elle 
se r^duit h son acception abstraite et tend h n'fetre 
qu*un signe purement logique. Et rien ne saurait 
mieux conflrmer ce que nous disions plus haut, Le 
caractfere essentiel du cliche n'est point la r6p6ti- 
tion. C'est la r^p6tition qui fait passer une phrase 
du sens m6taphorique au sens abstrait. Or, toute 
phrase a beaucoup moins de chance pour devenir 
un clich6, dfes le moment oil elle perd sa valeur 
d'image. 

Les locutions m^taphoriques dans lesquelles la 

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298 Etudes db LixTfiRATURK contemporaink 

figure vit encore, sont celles qui tournissent le plus 
de cliches. En usant d'images rebattues, mais en- 
core vivantes, r^crivain s'applique kbien dire; et 
c'est le contraste entre sa pretention et la banality 
de son style qui rend le cliche ridicule. Voici des 
cliches de ce genre : tenir le glaive de la lot, verser 
le poison de laflatterie^ avoir siir lesyeux le bandeau 
de la superstition, saper les bases de r edifice social^ 
secouer le brandon de la discordey mettre le fer 
rouge sur les plates de la societe, suivre le courant de 
r opinion, etc., etc. Encore faut-ilfaire une distinc- 
tion parmi ces cliches. Les plus ridicules sont ceux 
dont la m^taphore a le mieux conserve sa valeur 
pittoresque. 

Nous citions tout a Theure des phrases oii plu- 
sieurs images disparates sont li6es entre elles. 
L'effet ne serait pas beaucoup moins comique si 
nous prolongions une m6tapliore clichee par d*autres 
termes qui lui convinssent, si nous disions par 
exemple : saper les bases de Vordre social avec la 
hache revolutionnaire. A cette phrase : les guestions 
bi^lantes reviennent sur Feau, cette autre : craignez 
de mettre le feu aux poudres e7i agitant des ques- 
tions brulantes, ne le cfede guere en ridicule. Pour- 
quoi?On peut en donner plusieurs raisons; mais 
c'est notamment que la m6taphore noiis est rendue 
sensible par sa continuation mfeme. 

Les meilleurs 6crivains emploient souvent des 
locutions toutes faites, quand ces locutions n'ont 
qu'une valeur logique. J 'en citais plus haut un cer- 
tain nombre ; quoi qu'en pense Flaubert, nous use- 
rons sans scrupule de prendre les armes ou meme 

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LES CLICHES DB STYLE 299 

de rompre le silence : tout autre Equivalent serai t 
n^cessairement moins simple. Mais on n'6crit bien 
que si Ton a un style h soi. Or, roriginalit6 d^un 
Ecrivain consiste surtout dans les images, et ce sont 
justement les cliches m^taphoriques qui font un 
style banal. Le bon 6crivain 6vite les m6taphores 
toutes faites ; s'il n'a pas d'imagination, il se con- 
tente du terme propre plut6t que de r6p6ter des 
images vieillies. Quant au grand 6crivain, celui-la 
6crit mal, je veux dire que la nouveaut6 de ses 
figures d^concerte le gout moyen du public. Bien 
^crire, pour le public, c'est 6crire comme tels et tels 
auteurs dont Tadmiration g^n^rale fait des mo- 
dules. Mais le grand ^crivain — un Saint-Simon, un 
Victor Hugo, un Michelet — a pour rfegle supreme 
d*exprimer sa propre fagon de voir et de sentir. Or, 
comment Texprime-t-il, sinon par ce que le bon 
goAt taxe pr^cis^ment d'6trange ou meme de bar- 
bare ? Attendons un pen : il s*y fera, le bon gout. 
Les images qui Tavaient d'abord scandalis6 fini- 
ront par lui paraitre toutes naturelles. Dans la 
langue courante, combien n'en trouverait-on pas 
dont aucun novateur n^oserait sans doute 6galer 
I'audace 1 

Sans originality. Ton pent faire des oeuvres esti-' 
mables ; on n'est pas un ^crivain. Mais est-ce k 
dire qu*il faille de parti pris se singulariser ? II y a 
une foule de choses qu*un grand 6crivain dira de 
la m6me manifere qu'un ecrivain sans genie. Aussi 
avons-nous distingu6 deux sortes de cliches. La 
rfegle n*est pas de tout dire autrement que les 
autres, de substituer des tours ing^nieux, brillants, 

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300 ftTUDES DJB LITT^RATORB CONTEMPORAINE 

aux expressions les plus simples, et, par suite, las 
plus r6p6t6es. La rbgle, encore une fois, c'est 
d'exprimer sa propre vision. Flaubert lui-mfeme, 
resumant toute la rhetorique dans Texactitude : 
« Vafaire un tour, disait-il h Maupassant son 6lh\e ; 
tu me raconteras exactement ce que tu auras vu ». 
Et si, durant cette petite promenade, quelque che- 
velure abondante ou quelque frais visage passait 
dans le champ visuel de Maupassant, ni T^lfeve ne 
cherchait une 6pithfete plus rare, ni le maltre, 
quelles que fussent ses d61icatesses, ne blftmait 
une dpithfete aussi commune. 



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XIV 



AU MILIEU DU CHEMIN », PAR EDOUARD ROD 



Parvenu au milieu du chemin de la vie, Cla- 
rence, nilustre pofete dramatique, se demande, 
face h face avec soi-mfeme, si Tceuvre qui lui a 
valu la gloire n*est pas une ceuvre mauvaise, s1l 
ne doit pas s'accuser, lui dont toutes les pifeces 
exaltent la passion, fut-elle coupable, d'avoir jet6 
par le monde des germes pernicieux. Une sourde 
apprehension travaille d6jh sa conscience, lorsqu'il 
apprend qu'une jeune fllle, Celine Bouland, s'est 
tu6e par d6sespoir d'amour aprfes avoir lu son der-. 
nier drame. N'a-t-il pas une part de responsabilit6 
dans ce traglque accident? Et Tamant lui-meme de 
Celine est son ;plus cher ami, le peintre Laurier, 
qui, marie, pfere de famille, n'a pas eu le courage 
de mourir avec elle, mais qui ne fera plus que trai- 
ner une vie miserable et morne jusqu'au jour oil 
il va sombrer dans la folic. Laurier aussi, c'est la 
litterature, ce sont les drames de Clarence qui Font 



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302 fiTDDES DB LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

perdu, a Vous autres, pontes, lui ditle malheureux, 
vous arrangez, vous embellissez, vous faussez les 
proportions. Ainsi vous etes les ouvriers de Tillu- 
sion des sens et du coeur, qui trompe souvent des 
kmes loyales, dont on meurt quelquefois, comme 
ma pauvre amie, ou dont on porte la blessure k 
jamais ouverte, comme moil... » Devant ces deux 
victimes, Ciarenc6 d6teste son oeuvre et prend la 
resolution de ne plus 6crire que des livres « inno- 
cents ». Mais il faut que sa vie elle-mfeme soit en 
accord avec ses nouveaux principes. Depuis dix 
ans et plus, il a une liaison quasi conjugale avec 
une femme divorcee, la belle et noble Caudine 
Br6ant, et, si le monde accepte cette liaison, plus 
digne que beaucoup de mariages, elle n'en est pas 
moins incorrecte et d'un fAcheux exemple. Clau- 
dine n'^prouve aucun besoin de s*assujettir k la 
loi commune ; et, d*autre part, elle ne voudrait 
pas condamner elle-mfeme son passe en se donnant 
I'air de reparer une faute. Aussi repousse-t-elle 
d'abord les instances de Clarencd. Puis, le voyant 
trop malheureux, elle se rend enfln, non a ses rai- 
sons, mais k ses priferes. — o Comme vous voudrez, 
mon ami ! » Tels sont les mots sur lesquels se ter- 
mine le livre. Ce mariage sera pour Clarence le 
premier pas dans la voie nouvelle, vers de meilleurs 
lendemains. 

Je dirai pen de chose du roman lui-meme. On y 
appr^ciera surtout des descriptions morales. Mais 
d'ailleurs les personnages ne manquent pas de vie, 
ni ceux du premier plan, ni m6me ceux du second 
ou du troisifeme, par exemple ce neveu de Cla- 

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AU MILIEU DU CHEMIN, PAR fiDOUARD ROD 303 

renc6 qui figure le jeune homme de lettres ambi- 
tieux, 6goisle, uniquement preoccup6 de se faire 
jour etn*ayant d'autre vocation que son 4pre d6sir 
d'arriver. Peut-etre un tel sujet demandait-il une 
facture plus serr6e, plus exacte, et aussi une plus 
grande force d'analyse. II n'en faut pas moins rendre 
justice au talent consciencieux et delicatde M. Rodt 
Mais le d6bat que soul^ve Au milieu du chemin a 
trop de port6e pour ne pas pr^valoir sur I'int^rfet 
purement anecdotique du r6cit, et d*ailleurs nous 
discuterons, en le reprenant pour notre compte, 
la manibre dont Tauteur le mfene. 

Ce sont, h vrai dire, deux questions differentes 
que pose le roman. Je ne dis pas, au surplus, 
qu'elles n'aient entre elles aucun rapport. Clarenc6 
se sent, comme ecrivain, responsable des senti- 
ments qu'inspire son ceuvre, et, dfes lors, il doit, 
aussi, en tant qu'homme, se sentir responsable de 
Fexemple que donne sa vie. Pourtant, la thfese g6- 
nerale n'enest pas moins envisagee sous un double 
aspect, et, malgr6 Tadresse dont fait preuve Tau- 
teur, je crains quel'unit^ de son livre ne semble 
pas assez 6troite. Quoi qu'il en soit, nous examine- 
rons Tune aprfes Tautre les deux « espfeces » du cas 
en question. 

Et d'abord, pour commencer par celle qui se 
rapporte directement k I'^crivain, il est bien Evi- 
dent qu'une oeuvre litt6raire, qu'une pibce de 
th6Atre, peuvent agir sur la sensibility de ceux qui 
la lisent ou la voient jouer. Seulement, je ferai 
tout de suite k M. Rod une critique assez grave. 11 
aurait du nous montrer en quoi et comment les 



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304 fiTDDBS DE LITTfiRATURE CONTEMPORAINE 

drames de Glarenc6 ont trouble rimagination de 
C61ine, 6gar^ le cceur de Laurier. Des deux soi- 
disant victimes de la litt^rature qu'il nous pr6- 
sente, Tune, Laurier, est un fetre inconsistant^ 
veule, une sorte de malade, de n6vros^,qui n'avait 
sans doute aucun besoin de lire les pifeces de son 
ami pour s'abandonner h Timpulsion de ses sens. 
Quant h Tautre, Celine, rien ne nous empeche 
de croire que Clarenc6 exagfere le mal dont il s'ac- 
cuse. « Je vous trouve bien orgueilleux, dit au h6ros 
de M. Rod son vieux confrfere Delambre. Ne gros- 
sissons point notre importance, pas plus dans le 
mal que dans le bien ». 

Pourquoi M. Rod laisse-t-il Celine « k la canto- 
nade » ? Par Ik sa thfese avait une port^e g6n6rale, 
car plus les particularit^s des circonstances et les 
traits des personnages sont pr6cis6s par I'auteur, 
plus se restreint aussi Tapplication de la v6rit6 
qu'il veut mettre en lumifere. Seulement, la donn6e 
elle-mfeme peut alors me paraitre fausse, et c'est nn 
d6faut capital.Je devrais 6tre sur que C61ine a r6elle- 
ment subi I'influence de ses lectures, je devrais 
connaitre ce drame de Y Amour et la Mort qu'on 
trouva sur sa table et dont je sais qu'elle souligna 
certains passages, mais dont ces passages ne sont 
pas cit6s. « Comment distinguer, dit Clarenc6 lui- 
meme, dans le cas de cette pauvre enfant? II fau- 
drait connaitre les details, reconstituer, lire dans 
le coeur qui ne bat plus... » Et s'il ajoute, k vrai 
dire : « C'en est trop pour notre psychologic 
approximative », je regrette n6anmoins que M. Rod 
n*ait pas entrepris cette analyse, quand elle faisait 



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AU MILIBU DU CHBMIN, PAR ifiOOUARD BOD 305 

la donn6e meme de son livre. On pent trfes bien 
croire avec un autre personnage, le reporter Mer- 
ton, que « Online 6tait une de cespetites personnes, 
comme il y en a beaucoup aujourd*hui, qui ne peu- 
vent se marier parce qu*elles n'ont pas de dot et 
qui cherchent oil elles peuvent une compensation ». 
Si je ne conteste pas d'une fagon g6n6rale Tinfluence 
des a phrases lues », des < vers complices », il e6t 
fallu, dans ce cas particulier, me la montrer assez 
clairement pour que je fusse oblige d'y attribuer le 
malheur de C61ine. 

Revenons k la thfese. Du moment oil les oeuvres 
d'un 6crivain exercent une action sur ses lecteurs, 
il doit evidemment se pr6occuper de cette action. 
Aussi ne pouvons-nous qu'approuver les paroles 
de Clarenc6 guand il dit h Merton : 

J'ai fait mes drames par instinct, pour ob^ir k ma na- 
ture, sans plus refl^chir que le pommier dont les fruits 
murissent. Pendant des ann^es, la question que soul^ve 
ce fait divers ne m'a pas mdme effleur^ Tesprit. Pourtant 
Yotre voix n'est pas la premiere qui Tait posee : un jour, 
je ne sais quand, je ne sais pourquoi, je Tai lue au fond 
de moi. Gomprenez*yous maintenant son vrai sens, et la 
gravity qu'elle prend k cette heure ? Pressentez-vous ce 
qui se passe dans la conscience d'un honnSte homme, 
quand il s'aper^oit soudain qu'il est peut-6tre responsable 
d'une vie ^teinte, qu'il n'est, en tout cas, pas entierement 
innocent d'une catastrophe ? Vous en 6tes aux droits de 
TArt, au respect de TArt, aux exigences de TArt, k la reli- 
gion de TArt, avec une ^norme majuscule... Qui, c*est vrai, 
on se contente longtemps de cette religion-1^, on la croit 
tres noble, trSs sup^rieure. On meprise ceux qui la repous- 

20 

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306 ]ftTDDES DE LITTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

sent : des barbares, n'est-ce pas ? Et puis, un beau jour, 
on s'apercoit que ses dogmes sonnent creux : le dieu 
n'etait qu'une idole... D'oii la metamorphose? On a souf- 
fert, on a v4cu, on a compris, on s'est rempli d'huma- 
nit6... Alors, on commence a observer le monde avec 
d'autres yeux, des yeux qui voient : et Ton d6couvre 
bient6t qu'au-dessus des livres, des vers, des drames, de 
I'Art, — il y a cette grande et simple chose qui est la 
Vie... Mon Dieu ! oui, la vie, la vie commune... La vie des 
pauvres hommes si souvent malheureux, parfois bour- 
reaux, plus souvent victimes, artisans de leurs maux et 
tourment^s par la destinee... Beaucoup, qui sont partis en 
guerre avec le culte exclusif de Fart, n*ont, apr^s la 
victoire, que Tamour exclusif du bien... Quand vous aurez 
fait votre chemin, vous vous rappellerez peut-^tre mes 
paroles. Et si vous Stes devenu un homme, vous saurez 
que j'avais raison. 

Un 6crivain ne cesse pas d'fetre un homme, il est 
un homme avant d'etre un 6crivain. Les droits de 
Vart, dfes que Fart pent nuire k la vie, sont une for- 
mule vaine. II ne s'agit pas, bien entendu, d'un au- 
teurqui spicule sur le scandale, qui, sciemment et 
de parti pris,ecrit des livres corrupteurs. Pour celui- 
Ik, la question ne saurait m^me se poser ; si ses 
ouvrages ne tombent pas sous le coup de la loi, le 
m6pris de tons les honnfet^s gens suffit pour en 
faire justice. Clarenc6,lui, a toujours 6t6 non seule- 
ment un galanthomme, mais un ccBur g6n6reux, un 
esprit 61ev6 et noble. Tout ce dont il peut s'accuser 
en faisant son examen de conscience, c'est d'avoir 
glorifi6 Tamour, un amour qui plane au-dessus 
des misferes et des vilenies humaines comme au- 
dessus des lois. Et, d'autre part, nul autre ne serait 

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AU MILIEU DU CHEMIN, PAR l^DOUARD ROD 307 

mieux qualifi^ que lui pour revendiquer les droits 
de Tart. Ne prenons pas sa modestie au mot. Nous 
Savons que ses oeuvres honorent notre litt6rature, 
qu'elles lui promettent rimmortalit6. Mais les scru- 
pules qu'il 6prouve n'en sont pas moins legitimes : 
s'il n'a pas tort en se reprochant d'avoir 6crit ses 
drames sans se soucier de leur influence morale, il 
a non moins raison de croire que la vie doit primer 
Tart, qu'une oeuvre malfaisante n'est point excusee 
par sa beaulfr. 

Nous avons ici une th^se analogue h celle que 
M. Bourget soutint dans le Disciple, mais plus juste 
en soi et que les theoriciens de I'art pour Tart 
seront seuls a contester. Ici, ce n'est pas d'id6es et 
de systfemes qu'il s'agit, c'est de sentiments, c'est 
de passions. Le savant, le philosophe, ont pour de- 
voir de faire conndtre la v6rite, meme si cette 
v6rit6 contredit notre morale actueile, et rien n'est 
plus faux, plus dangereux, que d'asservir la science 
k la morale. Mais F^crivain, qu'il se contente de 
peindre la vie, ou que son objet supreme consiste 
k rdaliser la beauts, n'a pas le droit de faire une 
cBuvre, fiit-ce un chef-d'oeuvre, qui puisse corrom- 
pre une seule kme, 

II faut pourtani que cette rfegle austfere admette 
quelque restriction. Je n'all6guerai pas, pour en 
revenir au cas particulier de Clarence, que les 
drames ou il c61^bre la passion font fr6mir des 
couples d'amants, qu'il y a plus de noblesse dans 
Tenthousiasme que dans I'ordre et la paix, et enfln 
que « Ton vit k double dans les flammes » ; c'est 
Claudine qui le dit, et ces declamations roman- 

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I 



308 fiTDDES DE UTTfiRATDRE CONTEMPORAINE 

tiques, r6p6t6es nagufere par les h^ros de M. Rod,un 
Michel Teissier, un Martial Duguay, nous semblent 
d'un autre temps. Je ne pr6tendrai pas non plus, 
comme Delambreje confrfere de Clarenc6, qull faut 
marcher devant soi librement et ne pas r6fl^chir,que 
Dieu lui-meme a fait de s6duisants coquins, quela 
lumifere est loujours bienfaisanle, etc., etc. ; il n'y a 
gufere lieu de s'6tonner si Clarence ne se laisse pas 
convaincre par de telles raisons. Ce que je dirai, 
c'est, au contraire, que toute ceuvre pent fsire du 
mal ; c'est qu'il n'en existe aucune, si elle est vraie 
et forte, quine puisse, dans tel cas particulier,avoir 
sur telle on telle 4me un effet plus ou moins fA- 
cheux. Clarence se promet d'ecrire des livres in- 
nocents. Quelle illusion ! Des livres innocents ? 
Ceux-lk meme de Berquin ne le sont point. On 
devrait proscrire et tons les 6crivains qui ont re- 
pr6sent6 fldfelement la nature et tons ceux qui Tont 
id6alis6e. On ne ferait grAce ni aux Jean-Jacques, 
aux Chateaubriand, aux George Sand, ni aux Bal- 
zac, aux Flaubert, aux Dumas. Quel roman, quel 
drame sauverait-on ? Je ne sais vraiment si les 
trois quarts des sermons en rdchapperaient. 

Ne soyons pas plus s^vferes que les jans6nistes. 
M. Rod allfegue Racine et sa conversion. Que dit 
Racine dans la preface de Phedre ? II prdtend 
a n'avoir pr6sent6 aux yeux les passions que pour 
montrer tout le ddsordre dont elles sont cause », 
« avoir peint le vice avec des couleurs qui en font 
connaitre et hair la difformit6 ». Nous n'en recon- 
naitrons pas moins que cette pifece, oil sont expri- 
m6s avec tant d'^loquence les 6garements de 

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AU MILIEU DU CHEMIN, PAR fiBOUARD ROD 309 

Tamour, peut Iroubler une jeune Ame. Et cepen- 
dant le grand Arnaud donnait h PhMre un brevet 
de morality. Certes, les scrupules de Clarence Tho- 
norent ; mais, encore une fois, il faudrait, si nous 
Fen croyions, supprimer d'un coup toute litt6ralure. 

Aussi bien Clarenc6 en arrive, par une suite 
logique, h r^pudier non seuiement toute litt6ra- 
ture, mais toute esp^ce d'art et toute espfece de 
civilisation, a I/homme, dit-il h son neveu Jacques, 
est fait pour d6fricher les forets et pour gratter la 
terre ; ce sont 1^ ses fonctions naturelles. » Et il 
oppose le sentiment k Tesprit, le bien au savoir, la 
nature a la culture, comme s'il n'y avait de vertus 
que dans Tignorance. Mais, par une strange con- 
tradiction, M. Rod nous montre ici mfeme des 
paysans chez lesquels cette ignorance se concilie 
fort bien avec Tavarice, I'envie, la s6cheresse de 
coeur. Lorsque Clarence va faire un s6jour au 
village natal dans la famille de son frfere, campa- 
gnard inculte que la litt6rature n'a certes pas gAt6, 
je m'attendais quil trouvM h Pr6ne je ne sais quel 
paradis de primitive innocence. Or, le frfere de 
Clarencd nous est peint comme un paysan cupide, 
retors, dur, et sabelle-soeurne vautpas davantage. 
J'aime presque autant leur flls Jacques, si peu de 
sympathie que m'inspire ce corsaire de la litt6ra- 
ture ; et, en tout cas, j'aime beaucoup mieux Cla- 
rence lui-mfeme, en d^pit des sept ou huit chefs- 
d'oeuvre qu'il a sur la conscience. 

Comme la premifere thfese du roman, la seconde 
est en soi des plus louables. Clarencd veut mener 
Claudine de\ant M. le maire. A la bonne heure. On 



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310 fiTDDES DB LITTfiRATURB CONTEMPORAINB 

pourrait dire sans doute avec M^^ Bryant que le 
mariage est bien souvent « une coiiverture qui sert 
k trop de vilains marches et de bas compromis » ; 
et certes, Tunioa libre de Clarence et de Claudine 
vaut mieux que telle union legale de deux6poux 
qui se trompent ou qui ne s'aiment pas. Mais Cla- 
rence a pourtant raison lorsque, persuadant a 
Claudine de a rentrer dans le lot conimun », il lui 
montre les hasards qui menacent leur avenir, si 
Tindissoluble lien du mariage ne les unit k tout 
jamais. « Nous vieillirons sans avoir rien de ce qui 
fait le prix de la vie, une fois la maturity venue : le 
foyer, la famille, le cercle des amis surs... Jamais 
nous ne serous tout k fait les deux fetres qui ne 
font qu'un... Chacun de nous suivra son chemin. 
Nos chemins se confondent ? A cette heure, c'est 
vrai... Mais, demain, Tinattendu pent se dresser 
entre nous, » etc. Ce que nous ne nous expliquons 
gu^re, c'est, k vrai dire, pourquoi M"*** Br6ant ne 
consentit pas tout d*abord k etre la femme de Cla- 
rence. Si son mari s'est mal conduit envers elle, 
s'ensuit-il qu'elle doive en vouloir au mariage ? Et, 
si le mariage n*est souvent, comme elle le dit, 
qu'un mensonge social, doit-elle s'y refuser quand 
il est, au contraire, Tunion intime et profonde de 
deux etres qui s'aiment, qui ne vivent que Tun 
pour Tautre ? 

Clarence a raison sans doute de « regulariser sa 
situation ». Ce qui me parait dangereux, c*est la 
th^orie g6n6rale en vertu de laquelle il moralise. 
Je ne sais si M. Rod en a bien mesur6 toutes les 
cons(5quences : elle tend aFoppression deTindividu 



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AU MILIBU DU CHEMIN, PAR l^DOUARD ROD 311 

par la communaut6. Assur^ment Claudine ne de- 
vrait pas se consid6rer, elle et'son ami, comme 
une sorte de microcosme, comme un petit monde 
ayant en soi seul sa propre raison d'etre et d6tach6 
de toute obligation envers la soci6i6 qui Tentoure. 
Mais Ferreur de Clarenc6 n'est gufere moins grave, 
car il veut sacrifier la conscience personnelle k je 
ne sais quelle discipline commune, reconnue comme 
unique rfegle de morale. Si M"*® Br6ant p6che par 
orgueil et par 6go*isme, je crains que les nouveaux 
principes de Clarenc6 ne lemfenent k une servitude 
avilissante. II se reproche, le pauvre homme, 
d'avoir eu Fesprit trop libre. II proclame la ndces- 
site dlncliner notre sens particulier devant Topi- 
nion, quelle que soit la m6diocrit6 des gens qui 
I'ont 6tablie. 11 en vient k penser que le dernier mot 
de la sagesse est de « faire comme les autres ]>, 
que la v6rit6 consiste dans les pr6jugds communs, 
et le bien dans le respect des conventions sociales. 
La premifere th^se de Clarenc6 nous menait k Tabo- 
lition de tout art; et voici maintenant que la seconde 
a pour aboutissement logique Tabdication de tout 
ce qui fait la personne libre, de tout ce qui donne 
a I'homme son prix et sa dignity. On veut que la 
morale s'assujettisse la pensde ; mais, Pascal Ta 
dit, « travaillons k bien penser, \oi\k le principe de 
la morale ». Sous pr6texte de d6fendre les int^rfets 
sociaux, la tradition et la discipline, on m6connait 
les droits de Tesprit humain, on rdprime, avec le 
progres de la civilisation, celui-1^ mfeme des 
moeurs. 
N'est-il pas vrai que toutes les id^es qui servent 



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312 fiTUDES DE LITTfeRATUBE CONTBMPORAINB 

de fondement k notre soci6l^ moderne ont 6t6 
d'abord anarchiques, et que les plus simples 
maximes de justice et d*liumaiiit6 ont passd long- 
temps pour contraires k Tordre social? Clarenc6 a 
raison d'6pouser Claudine ; il a tort de croire et de 
dire que nous devons subordonner notre existence 
propre aux pr6jugds du milieu ambiant. Avec tons 
les pr^jug^s mis ensemble, on ne fera jamais un 
principe de morale, et les conventions qui m6ritent 
notre respect sont celles dont notre raison et notre 
conscience ont reconnu la valeur. 

Je comprends une religion humaine, si c*est la 
religion de I'ideal vers lequel Thumanit^, tant bien 
que mal, dirige sa marche. Mais rid6al n*a aucune 
resseinblance avec la moutonniere sagesse que, sur 
ses vieux jours, Clarenc6 veut prendre pour regie. 
11 se realise, de sifecle en sifecle, par Taction de ceux 
qui contredisentles erreurs vulgaires et bravent les 
opinions communes. Et je ne consols pas vrai- 
ment qu'on se fasse une religion, non pas de la 
vertu et du genie, mais de lam6diocrite routinifere. 
Ce qu'il y a de vraiment humairiy ce n'est point la 
routine des pr6jug6s, c'est Teffort des hommes de 
bon vouloir, qui fait avancer Thumanite, si mise- 
rable encore, dans la voie du bien. 



FIN 



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TABLE DES MATIERES 



I. — Le theatre de M. Jules Lemaltre 1 

II. — La jeune fille moderne dans le roman francais. 23 

III. — « F6condit6 », par E. Zola 49 

IV. — Un chef-d'oeuvre oubli^ : « Adolphe », de Ben- 

jamin Constant 71 

V. — La femme marine et Tadult^re dans le roman 

francais moderne 89 

VI. — « La Duchesse bleue », par Paul Bourget. • . 123 
VII. — L'homme de lettres dans le roman frangais mo- 
derne 139 

VIII. — c Resurrection », par Tolstoi 165 

IX. — Le prdtre dans le roman fran^ais moderne . . 181 

X. — « Les morts qui parlent », par M. de Vogii6. . 227 

XI. — L'homme politique dans la Iitt6rature frangaise 

moderne 237 

XII. — L'«anarchie litt6raire» 269 

XIII. — Les cliches de style 283 

XIV. — « Au milieu du chemin », par Edouard Rod . . 301 



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SAINT-AMAND, CHER. — IMPRIMBRIB BUSSIERB 



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