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Full text of "Études d'histoire littéraire"

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ÉTUDES 

D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE 


DEUXIEME   SERIE 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

PUBLIÉS    PAR    LA    LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    C' 


Gottfried  Kcller,  sa  vie  et  ses  œuvres.  Un  vol.  in-8, 
broché 7  fr.  50 

Goethe  en  France,  étude  de  littérature  comparée.  Un  vol. 
in-8,  broché 7  fr.  50 

Bibliographie  critique  de  Goethe  en  France.  Un  vol.  in-8, 
broché 7  fr.  50 

Études  d'histoire  littéraire,  première  série  (Comment 
le  xviii^  siècle  expliquait  l'universalité  de  la  langue 
française;  —  Young  et  ses  «  Nuits  »  en  France;  — 
Le  «  genre  troubadour  »  ;  —  «  Lénore  »  de  Biirger 
dans  la  littérature  française;  —  Les  définitions  de 
l'humour).  Un  vol.  in-16,  broché 3  fr.   50 

Histoire  littéraire  de  V Emigration  (1792-1815).  (En  pré- 
paration.) 


POESIES  DE  Fernand  Baldenne. 

Mezza  Voce  (épuisé). 

En  Marge  de  la  Vie.  Un  vol.  in-16  (Bibliothèque  de  la 

Pliune). 


475-10.  —  Coulommiers.  Imp.  Padl  BRODARD.  —  6-tO. 


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F.     BALDENSPERGER 


ÉTUDES 

D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE 


DEUXIEME    SERIE 


LA    >nclETE    PRECIEUSE    DE    LYON    AU    XVH'   SIECLE 

LES    THÉORIES    DE    LAVATEH 

DANS    LA    LITTÉRATURE     FRANÇAISE 

CHATEAUBRIAND 

ET  l'Émigration  royaliste  a  londres 

ESQUISSE   d'une    histoire    DE    SHAKESPEARE   EN    FRANCE 


PARIS 

LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  C 

79,    BOULEVARD     SAINT-GEBMAIN,    79 
1910 


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1 


ÉTUDES 

D'HISTOIRE  LITTÉRAIRE 


LA   SOCIÉTÉ  PRECIEUSE   DE    LYON 
AU  XVIP  SIÈCLE 


La  ville  de  Milet,  écrit  Somaizc  dans  la  première  «  apos- 
tille »  de  son  Grand  dictionnaire  des  Précieuses  *,  étant  une 
des  plus  grandes  villes  de  Grèce  et  une  de  celles  où  il  se 
passe  le  plus  de  galanteries,  je  n'ai  pas  voulu  vous  priver 
du  plaisir  que  vous  devez  avoir  en  lisant  les  aventures  de 
tant  d'illustres  Précieuses  de  cette  charmante  ville;  et 
comme  les  mémoires  que  j'en  ai  reçus  me  sont  venus 
trop  tard,  et  que  j'avais  déjà  fait  commencer  à  mettre  ce 
Dictionnaire  sous  la  presse  pour  satisfaire  à  l'impatience  de 
ceux  qui  le  demandaient  avec  empressement,  j'ai  cru  que 
les  personnes  dont  j'ai  à  parler  étaient  assez  illustres,  et  les 
incidents  que  j'ai  à  raconter  assez  remarquables  pour  me 
faire  retourner  à  l'A,  B,  C. 

La  «  charmanlo  villi^  do  Milel  »,  c'esl  Lyon;  et 
l'abondance  des  pseudonymes  enregistrés  par  Somaizc 

1.  La  Grand  Diclionnaire  des  Précieuses  (1661)  dans  rédilion 
Ch.-L.  Livet.  Paris,  1856,  t.  I,  p.  247.  Les  renseif,'nenu>nts  fournis 
sur  la  Société  de  Lyon  par  cette  «  apostille  »  sont  postérieurs  à 
1659  :  on  y  parle  de  •  la  paix  entre  les  deux  premières  couronnes 
de  l'Europe  ».  L'  •  achevé  d'imprimer  •  est  du  28  juin  1661. 

i 


2  ETUDES    D  UISTOIRE   LITTERAIRE. 

dans  leur  ordre  alphabétique  témoigne  assez  de 
l'extension  qu'y  avait  prise  l'important  épisode  de 
notre  civilisation  qu'on  appelle  la  Préciosité.  Ce 
mouvement  d'efl'ort  intellectuel,  d'at'finement  social 
et  d'émancipation  féminine,  que  ses  exagérations  et 
ses  caricatures  ont  fait  juger  trop  sévèrement,  ne 
pouvait  manquer,  en  eifet,  d'être  représenté  dans  la 
seconde  ville  du  royaume.  Lyon,  ville  opulente  et 
distinguée,  devait  à  ses  relations  continues  avec 
l'Italie  d'offrir  un  terrain  particulièrement  propice  à 
ces  sociétés  polies  dont  Rome  et  Florence  avaient 
fourni  les  premiers  modèles.  Le  négoce  et  l'âpre  vie 
mercantile  n'empêchaient  pas  encore  le  souci  de  la 
culture  désintéressée.  Une  certaine  tolérance  dans  les 
mœurs,  la  «  douce  liberté  lyonnaise  »,  constatée  à 
cette  date  par  maint  voyageur*,  y  rendait  peut-être 
plus  facile  qu'ailleurs  ce  que  l'époque  entendait  par 
la  galanterie,  ce  «  composé  où  il  entre  du  je  ne  sais 
quoi,  ou  de  la  bonne  grâce,  de  l'air  de  la  cour,  de 
l'esprit,  du  jugement,  de  la  civilité,  de  la  courtoisie 
et  de  la  gaîté,  le  tout  sans  contrainte,  sans  affectation 
et  sans  vice -...  » 

On  ne  semble  pas  s'être  jamais  préoccupé  d'iden- 
tifier exactement  les  personnages  signalés  par  le 
Grand  Dictionnaire  des  Précieuses  :  Rœderer,  le  plus 
attentif  des  historiens  de  la  société  polie  ^,  ne  s'est  pas 
laissé  distraire  par  la  province,  par  Lyon,  Toulouse 
et  Rouen,  des  ruelles  et  des  chambres  bleues  pari- 


1.  Cf.  le   Voyage  en  France  de  Sébastien  Locatelli  (à  Lyon  en 
1664  et  1665)  éd.  Ad.  Vautier.  Paris,  1905. 

2.  C'est  la  définition  que  donnait  Vaugelas,  en  1647,  du  mot 
«  galant  ». 

3.  Cf.  son  Mémoire  ^our  servir  à  Vhistoire  de  la  Société  polie  en 
France.  Paris,  1835. 


LA    SOCIETE   PRECHEUSE   DE   LYON    AU    XVI^    SIECLE.       3 

siennes.  Les  annotations  de  l'édition  Livet  sont,  pour 
Lyon,  approximatives  et  peu  développées;  et  même 
les  données  fournies  par  Tiniatigable  Péricaud  restent 
brèves  à  l'excès  K  La  recherche  a  pourtant  son  intérêt, 
s'il  est  vrai  qu'une  bonne  part  de  la  culture  française 
du  xvii"  siècle,  la  constitution  même  d'un  public  mixte 
et  d'une  société  choisie,  le  développement  des  «  salons 
où  l'on  cause  »,  ont  leur  origine  dans  la  tentative  des 
précieux  et  des  précieuses.  Ajoutons  qu'à  une  date 
où  Tattrail  de  Paris  n'avait  pas  encore  produit  tout 
son  effet,  le  rôle  joué  par  la  plus  grande  des  villes  de 
province,  dans  cet  épisode  de  notre  civilisation, 
était  considérable  :  de  fait,  nous  verrons  que  toutes 
sortes  de  liens  de  famille  et  d'affinités  diverses  ratta- 
chent les  précieux  lyonnais  à  divers  personnages  qui 
tiennent  une  place  en  vue  sur  la  scène  française. 

Somaize  a  fourni  lui-même  le  premier  élément 
de  ces  identifications  en  publiant  la  «  clef  »  de  son 
annuaire  de  la  préciosilé,  où  les  pseudonymes  des 
personnages  cités  sont  suivis  de  leurs  noms  en  clair, 
et  parfois  de  leurs  titres  et  qualités.  Les  rensei- 
gnements que  lui  envoyaient  ses  correspondants  et 
qu'il  mettait  simplement  en  œuvre  paraissent  en 
général  exacts-.  En  ce  qui  concerne  la  société  pré- 
cieuse lyonnaise,  cette  authenticité  est  confirmée  par 
un  garant  indirect.  La  Bibliothèque  municipale  de 
Lyon  possède,  de  la  Clef  de  Somaize,  un  exemplaire 
qui  a  passé  par  les  mains  de  Brossette.  Le  parchemin 


1.  A.  l'cricuid,  isoles  et  Documents  :  Lyon  sous  Louis  XIV.  Lyon, 
s.  tl.,  p.  \>2. 

2.  Lfirroumet,  Un  historien  de  la  Société  précieuse  au  XVII"  siècle: 
Baudeau   de    Somaize    {licv.    des   Dews-Mondcs,    1"'    juillet    1892) 

«  Comme  foud,  il  semble  bien  qu'il  n'a  point  menti  en  déclarant 
qu'il  a  travaille  sur  mémoires  et  pièces  authentiques.  » 


4  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

de  la  couverture  porte,  en  effet,  ce  petit  avis  :  «  Mon- 
sieur Brossette  gardera  pour  lui  la  Clef  des  Pré- 
cieuses, me  rendra  le  Dictionnaire  à  son  loisir.  »  Or, 
une  addition  manuscrite  et  sans  doute  antérieure 
ajoute,  page  42,  deux  noms  supplémentaires  à  la  liste 
fournie  par  Somaize.  N'est-il  pas  probable  que  Bros- 
sette ou  le  propriétaire  inconnu  de  la  brochure,  si 
soucieux  de  tenir  ainsi  au  courant  le  lexique  de  noms 
locaux  offert  par  la  Clef,  n'auraient  pas  manqué, 
eux  si  proches  par  le  temps  et  le  lieu  de  la  société 
précieuse,  de  corriger  les  indications  notoirement 
erronées  qu'ils  auraient  pu  y  relever? 


Il  n'y  a  guère,  dans  la  société  précieuse  de  Lyon, 
qu'un  personnage  à  qui  l'on  puisse  donner  le  titre 
d'homme  de  lettres  —  et  c'est  une  femme,  Fran- 
çoise Pascal.  Cette  «  fille  lyonnaise  »,  comme  elle 
signe  ses  premières  œuvres,  était  née  au  pied  de  la 
Croix-Rousse,  rue  Neyret,  au  commencement  de  l'an 
1632  :  elle  est  baptisée  le  18  février  dans  l'église  de  sa 
paroisse,  Notre-Dame  de  la  Platière  *.  Son  père, 
Séraphin  Pascal,  est  à  cette  époque  «  commis  pour  la 
douane  du  roi  à  Lyon  »;  en  1636,  il  porte  encore  le 
même  titre,  mais,  dès  1644,  on  le  voit  qualifié  ainsi  : 
«  l'un  des  gardes  de  Monseigneur  le  gouverneur  de 


1.  Archives  municipales  de  Lyon,  registres  paroissiaux  de 
l'église  Notre-Dame  de  la  Platière,  vol.  290,  f°  73.  La  famille 
Pascal  habite  en  1636  «  près  la  porte  Saint-Sébastien  ».  D'après 
une  note  de  G.  Brouchoud,  les  Origines  du  théâtre  de  Lyon  (Lyon, 
1865,  p.  35),  une  fille  sans  doute  plus  âgée,  et  née  d'un  premier 
mariage  du  père  de  Françoise,  serait  morte  en  1669. 


LA    SOCIETE   PRECIEUSE   DE   LYON   Ai:    WW   SIECLE.      5 

Lyon  »,  et  lorsqu'on  rentcrro,  le  29  mars  1672,  il  est 
encore  «  garde  de  Monseigneur  le  gouverneur  de 
Neuville  ».  Il  fut  donc  de  bonne  heure  de  la  «  maison  » 
des  Villeroy,  et  ce  n'est  pas  sans  raison  que  la  Clef  do. 
Somaizc  fera  de  sa  fille,  en  1601,  une  «  domestique 
de  la  maison  de  Villeroy  ».  A  en  juger  par  les  parrains 
de  ses  enfants,  un  «  procureur  ès-com's  de  Lyon  »,  un 
magistrat  «  à  la  cour  souveraine  de  Lyon  »,  Séraphin 
Pascal,  bien  que  de  condition  plutôt  moyenne,  n'était 
pas  sans  relations  dans  k;  monde  judiciaire,  l'un  des 
plus  cultivés  de  France  à  cette  époque. 

Est-ce  à  cette  circonstance,  est-ce  à  la  sollicitude 
du  gouverneur  et  à  la  précoce  distinction  d'esprit 
manifestée  par  l'enfant,  que  Françoise  dut  de  rece- 
\oir  une  éducation  comme  il  n'était  guère  fréquent 
den  donner  alors  aux  filles  de  la  petite  bour- 
geoisie? C'est  en  tout  cas  à  sa  situation  familière 
auprès  des  Villeroy  qu'elle  fut  redevable  d'une  ini- 
tiation privilégiée  aux  choses  du  théâtre.  Elle  put 
assister  de  bonne  heure,  dans  la  salle  contiguë  à 
l'hôtel  des  gouverneurs,  à  des  représentations  (jue  la 
société  officiclh;  était  seule  conviée,  d'ordinaire,  à 
venir  applaudir.  Des  troupes  de  campagne  italiennes 
et  françaises  —  rappelons  les  séjours  de  Molière  à 
Lyon,  entre  16.^3  et  1658  —  complétaient  peut-être, 
dans  des  salles  moins  fermé(;s,  cette  révélation  de 
spirituels  divertissements.  La  jeune  fdle  semble  y 
avoir  pris  un  plaisir  silencieux  et  ravi  :  elle  le  dit  elle- 
même  dans  un  sonne  i  fa  il  à  la  comédie  : 

Si  je  vois  ces  objets  si  brillants  à  mes  yeux, 

J'en  admire  l'éclat  avec  un  doux  silence, 

Ouand  d'autres  spectateurs  avecque  violence 

Far  leurs  bruits  indiscrets  troublent  ces  denii-dieux  '... 

1.  Poésies  diverses.  Lyon,  1057. 


6  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Elle  ne  devait  pas  tarder  à  s'essayer  à  son  tour  dans 
la  composition  dramatique.  A  vingt-trois  ans,  elle  fuit 
imprimer  une  Iragi-comédie,  Agathonphile  martyr*, 
pièce  chrétienne  et  romanesque  à  la  Polyeucle  et  dont 
le  sujet  lui  avait  été  sans  doute  suggéré  par  le  roman 
pieux  de  Camus,  Tévêque  de  Belley;  quelques  his- 
toriens ont  conjecturé  que  cette  œuvre  de  début  de  la 
jeune  Lyonnaise  avait  eu  la  bonne  fortune  d'être  jouée 
dans  sa  ville  natale  par  Molière  et  sa  troupe.  Deux 
ans  plus  tard,  elle  publie  coup  sur  coup  une  autre 
tragi-comédie,  Endymion-,  où  Fun  des  plus  char- 
mants sujets  de  la  mythologie  fournit  la  matière 
d'une  sorte  de  féerie  abondamment  machinée  et 
féconde  en  rythmes  changeants,  et  des  Poésies 
diverses  dont  les  pièces  de  résistance  sont  deux 
comédies  dans  la  manière  italienne,  YAmoureux 
extravagant  et  V Amoureuse  vaine  et  ridicule.  Un 
amant  assez  fou  pour  racheter  à  Pluton,  par  l'entre- 
mise d'un  laquais  déguisé  en  «  pauvre  passant  »,  la 
belle  Gloris  qu'on  disait  captive  aux  enfers;  une 
coquette  persuadée,  contre  l'évidence  même,  du  pou- 
voir de  ses  charmes  :  tels  sont  les  personnages  prin- 
cipaux de  ces  rapides  saynètes. 

La  tragi-comédie  de  Sésostris,  qui  sera  imprimée 
en  1661,  semble  avoir  été  jouée  vers  ce  temps  à 
Lyon  :  elle  ramène  sur  le  trône  de  ses  pères,  à  la 
suite  d'un  oracle  ambigu  et  de  péripéties  compli- 
quées, un  roi  qui  vit  en  berger  loin  des  villes. 
Une  nouvelle  «  pièce  comique  »,  le  Vieillard  amou- 
reux ou  r/ieureuse  feinte,  place  à  Lyon,  «  proche 
le  Change  »,  la  scabreuse  affaire  qui  met  Cléandre 


1.  Lyon,  1655. 

2.  Lyon,  1G57. 


LA    SOCIÉTÉ    PRÉGIEUSE   DE    LYON   AU    XVir   SIÈCLE.      7 

aux  bras  d'Isabelle,   à  la  barbe  du  vieil  avare  son 
père. 

L'activité  dramatique  de  Françoise  Pascal  semble 
sOlre  bornée  à  ces  pièces,  qui  correspondent  bien 
aux  modes  dominantes  de  l'époque.  La  jeune  femme 
de  lettres  nous  avertit  d'aillcuis  que  la  poésie  n'est 
pour  elle  que  l'occupation  du  matin  ou  du  soir,  le 
milieu  de  la  journée  étant  réservé  à  la  peinture. 
Comme  elle  est  musicienne  par  surcroît,  ses  admira- 
teurs ne  manquent  pas  de  célébrer  son  triple  talent  : 

Melpomt'ne,  Thalie  et  l'illustre  Clio 

Trouvent  en  vous  ce  beau  trio  : 
Et  vous  égalez  bien  ces  trois  doctes  pucelles, 

On  le  sait  par  tout  l'univers  : 
Vous  peignez,  vous  cbantez  et  vous  faites  des  vers, 

N'est-ce  pas  valoir  autant  qu'elles? 

Peu  jolie,  si  Ton  en  juge  par  l'éloge  discret  de  son 
physique, 

—  Elle  a  les  traits  bien  faits  et  la  taille  bien  prise  : 

Elle  n'a  rien  de  trivial; 
Elle  est  fort  belle  en  gros  aussi  bien  qu'en  détail; 

Mais  c'est  ce  que  moins  elle  prise  — 

cette  fille  enthousiaste,  sincère  et  tranche  jusqu'à 
une  certaine  âpreté  combative',  apparaît  à  distance 
comme  une  «  vierge  forte  »  dont  le  pétrarquisme 
facile,  en  poésie,  n'a  pas  entamé  un  fond-s  de  sloïque 
moralité  et  de  forte  discipline  : 

Elle  est  si  bien  d'accord  avec  ses  passions 

Qu'on  peut  voir  par  ses  actions 
Qu'elle  est  absolument  maîtresse  d'elle-même  : 

L'unie  régit  si  bien  le  corps 
Que  si  l'on  doit  juger  d'elle  par  le  dehors 

On  n'oserait  dire  qu'elle  aime... 

1.  Elle-même  se  donne  ce  témoignage  et  un  correspondant  le 
lui  rend.  Commerce  du  Parnasse,  p.  44  et  14. 


8  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Nul  doute  que  Françoise  Pascal  ne  traverse  un 
peu  plus  tard  une  crise  qui  lui  fera  délaisser  ses 
tableaux  et  ses  vers,  et  qui  la  plongera  «  dans  la 
mélancolie  »  :  peut-être  est-ce  le  secret  de  la  détermi- 
nation qui  la  conduit  vers  16G7  à  Paris,  où  elle 
poursuit  ses  travaux  de  portraitiste;  elle  ne  tardera 
pas  à  y  publier  une  série  de  Cantiques  spirituels,  de 
paraphrases  bibliques,  de  Noëls  surtout,  qui  mar- 
quent dans  sa  carrière,  et  sans  doute  dans  sa  vie, 
une  nouvelle  période. 

Mais  pour  l'instant,  la  jeune  Lyonnaise,  à  qui  ses 
concitoyens  font  fête,  que  la  familiarité  des  Villeroy 
distingue  et  protège,  est  très  satisfaite  de  «  notre 
bonne  et  aimable  ville  de  Lyon  »  :  elle  va  jusqu'à 
revendiquer,  dans  VAvis  au  lecteur  de  son  Sésostris, 
les  droits  du  provincialisme,  «  péché  d'origine  dont 
je  ne  suis  coupable  que  parce  que  je  suis  Lyonnaise  ». 
D'ailleurs,  sa  réputation  ne  laisse  pas  de  passer  les 
confins  de  sa  ville  natale  :  le  chaste  surnom  d'Angé- 
lique, dans  le  Cercle  des  femmes  savantes  de  Laforge, 
désigne  Françoise  Pascal  et  la  met,  en  1663,  au 
nombre  des  auteurs  d'élite,  à  une  dizaine  de  vers  de 
Mme  de  La  Fayette,  pas  trop  loin  de  Mme  Deshou- 
lières  et  de  Mlle  de  Scudéry  elle-même'. 

Il  est  possible  que  cette  femme  de  lettres  connue 
ait  été  chargée  de  renseigner  Somaize  sur  le  mou- 
vement précieux  de  Lyon,  et  de  rédiger  pour  la 
seconde  ville  de  France  ces  «  portraits  déguisés  » 
sur  lesquels  devait  travailler  le  chroniqueur.  Ainsi 
s'expliqueraient,  et  la  sèche  brièveté  de  la  notice  qui 


1.  Le  Cercle  des  Femmes  sçavantes,  dédié  à  Mme  la  comtesse  de 
Fiesque,  par  M.  D.  L.  F.  Paris,  1063,  p.  12;  la  Clef  confirme  cette 
attribution. 


LA   SOCIETE   PRECIEUSE   DE   LYON   AU    XVII"   SIECLE.       9 

la  concerne  et  qui  est  modestement  reléguée  à  la 
fin,  et  la  sévérité,  dès  lors  humoristique,  avec  laquelle 
cette  fille  de  vingt-huit  ans  est  traitée  de  «  vieille 
précieuse  »,  enfin  la  parfaite  absence  de  tout  rensei- 
gnement «  galant  »  sur  son  compte  : 

Palimène  est  une  vieille  précieuse.  Elle  lait  fort  bien 
des  vers,  et  l'on  a  représenté  aux  jeux  du  Cirque  une  pièce 
qu'elle  a  composée  et  qui  a  été  trouvée  fort  belle. 

Un  autre  membre  de  la  société  précieuse  de  Lyon 
s'essaya  au  théâtre  :  il  eut  môme,  s'il  en  faut  croire 
un  témoignage  contemporain  souvent  cité,  le  comé- 
dien itinérant  Molière  pour  interprète. 

Bazare,  dit  le  Dictionnaire,  est  un  homme  de  trente-deux 
à  trente-trois  ans,  qui,  avant  que  d'avoir  l'emploi  qu'il  a 
présentement,  faisait  parler  de  lui  comme  d'un  des  plus 
beaux  génies  de  Milet.  Il  a  fait  représenter  aux  jeux  du 
Cirque,  étant  encore  fort  jeune,  un  ouvrage  de  sa  façon,  qui 
a  été  généralement  approuvé  de  tous  ceux  de  cette  ville;  il 
ne  travaille  plus  présentement,  son  emploi  ne  lui  laissant 
pas  de  temps  de  reste. 

Il  s'agit  de  l'avocat  Claude  Basset,  qui,  né  en  1629, 
fui,  tout  jeune  encore,  secrétaire  des  archevêques 
Alphonse  du  Plessis  et  Camille  de  Neufville.  11  figure 
à  ce  titre  dans  la  liste  du  Conseil  archiépiscopal 
qui  fut  établi  par  ce  dernier  pour  être  convoqué 
tous  les  mercredis  à  l'archevêché'.  C'est  avant  de 
remplir  ces  fonctions  qu'il  avait  composé  une  tragédie 
d'Irène  sur  le  sujet,  si  souvent  traité,  de  Mahomet  II 
et  de  la  favorite  chrétienne  qu'il  se  résigne  à  déca- 

1.  P.  Guichenon,  la  Vie  d'illustrissime  et  reverendissime  Camille  de 
Neufville,  archevêque  et  comte  de  Lyon,  primat  de  France.  Lyon, 
1693,  p.  175. 


10  ÉTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

piter.  Chorier,  dans  sa  Vie  de  P.  Baissât  ^^  nous  en 
a  laissé  une  analyse,  en  même  temps  qu'il  nous  ren- 
seigne sur  les  talents  de  cet  ami  de  Boissat,  si  heu- 
reusement doué  : 

Claude  Basset,  dans  le  même  temps,  avait  accès  au  sanc- 
tuaire des  Muses.  D'un  esprit  vif,  droit,  fécond,  ce  Lyonnais 
était  le  fils  d'un  homme  riche  et  préoccupé  de  faire  et 
d'augmenter  sa  fortune  par  tous  les  moyens  honnêtes  et 
décents.  Dès  son  enfance,  on  attendait  de  lui  son  mérite 
futur,  et  le  P.  de  Bussières,  son  professeur  de  belles-lettres, 
en  augurait  ainsi...  En  peu  de  temps  il  dépassa  ses  cama- 
rades et  prit  une  avance  extrême  sur  eux,  même  sur  ceux 
qui  étaient  plus  âgés  que  lui.  Bien  que  passionnément 
épris  de  tous  les  genres  d'études,  il  se  voua  spécialement, 
du  consentement  de  son  père,  à  la  jurisprudence  et  au 
affaires  du  barreau.  Mais  un  penchant  irrésistible,  souffle 
divin,  l'entraînait  par-dessus  tout  vers  la  poésie.  Entré  au 
palais,  il  y  plaida  avec  éloquence  et  savoir.  Ses  discours 
plaisaient  et  charmaient  par  l'élégance  du  langage  et  par  la 
valeur  des  pensées  et  des  arguments.  Mais  de  temps  en 
temps  les  Muses  le  rappelaient  à  elles,  et  il  écoutait  leur 
voix;  il  leur  consacrait  avec  joie  et  empressement  toutes  les 
heures  que  laissaient  libres  ses  occupations  d'avocat.  A  la 
fleur  de  l'âge,  il  servait  ainsi  Apollon  plutôt  que  Bacchus; 
Minerve  et  non  Vénus.  Sa  tragédie  dlrèiie  fait  voir  jusqu'où 
serait  allé  son  talent  poétique  s'il  l'avait  cultivé  par  un  tra- 
vail sérieux  et  suivi.  J.-B.  Molière,  ce  prince  des  comédiens, 
la  jugea  digne  d'être  représentée  en  public,  et  la  joua  en 
effet  lui-même  à  Lyon  :  elle  fut  excellemment  donnée  et  eut 
un  grand  succès.  Lorsqu'elle  fut  jouée,  l'auteur  était  encore 
dans  les  premières  années  de  l'adolescence.  Plus  tard,  il  la 
remit  sur  le  chantier  et  la  polit  si  bien  que,  si  elle  revoyait 
le  jour  à  présent,  elle  obtiendrait  certainement  un  haut 
degré  d'estime  et  de  réputation.  Il  est  l'auteur  d'autres 
essais,  en  assez  grand  nombre,  soit  en  vers,  soit  en  prose, 


1.  De  Pétri  Boessatii  equitis  et  comitis  paiatini  viri  clarissimi  vita 
amicisque  litteratis  libri  duo.  Gratiaiiopoli,  1680,  t.  II,  p.  232. 


LA    SOCIETE    PRECIEUSE   DE   LYON    AU    XVII'=    SIÈCLE.       H 

excellents  chacun  dans  son  genre.  Distrait,  d'ailleurs,  par 
la  multitude  des  affaires,  il  prit  congé  des  Muses,  mais  sans 
divorcer  tout  à  fait  d'avec  elles.  Si  la  Destinée  lui  laissait 
des  loisirs,  il  les  courtiserait  encore,  car  il  conserve  et 
nourrit  au  fond  du  cœur  l'amour  qu'il  leur  a  voué  dès  ses 
plus  jeunes  ans.  Honnête  homme  autant  qu'homme  d'esprit, 
il  ne  regarde  comme  honnête  que  ce  que  les  gens  d'esprit 
approuvent  et  comme  spirituel  que  ce  qu'approuvent  les 
honnêtes  gens. 


Ce  flatteur  portrait  d'un  homme  d'élite  emprunte- 
l-il  quelque  emphase  à  l'enthousiasme  de  son  auteur 
ou  à  la  pompe  du  latin  d'humaniste  où  il  est  rédigé'? 
Il  est  certain  que  riaiporlance  du  poste  où  le  con- 
firme la  confiance  de  Mgr.  Camille  de  Neufville,  les 
amitiés  distinguées  dont  on  le  voit  honoré,  les  fonc- 
tions d'échevin  qu'il  devait  remplir  en  I680-8G,  con- 
cordent à  faire  l'éloge  de  ce  Lyonnais  que  la  société 
précieuse  devait  s'enorgueillir  de  compter  parmi  ses 
membres,  en  dépit  de  ses  fonctions  plutôt  graves. 


A  part  quelques  tentatives  isolées  et  acciden- 
telles', Françoise  Pascal  et  Claude  Basset,  semblent 
les  seuls  de  nos  précieux  qui  se  soient  essayés  à  tra- 
vailler pour  la  scène.  Mais  le  goiit  de  la  littérature 
était  lié  par  trop  d'affinités  à  l'esprit  de  société  pour 
que  nombre  de  ces  personnages  ne  figurent  pas,  dans 
le  Diclionnaire  do  Somaize,  avec  l'indication  d'un 
certain  talent  damateur  pour  les  divertissements  de 

1.  Philidian,  second  du  nom,  c'est-à-dire  Palerne  II  (voir  plus 
loin,  p.  20),  aurait  mis  au  théâtre,  i\  Lyon,  une  dramatisation 
do  ses  propres  aventures  à  la  cour  de  Turin. 


12  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

rintelligence.  Tous  les  «  petits  genres  »  chers  aux 
ruelles  et  aux  alcôves  sont  représentés  dans  la  pro- 
duction éphémère  de  ces  provinciaux  élégants  :  le 
portrait,  dont  la  vogue  est  culminante  à  cette 
époque,  le  sonnet,  qui  trouvera  longtemps  encore, 
dans  les  exercices  des  amateurs,  un  accueil  propre  à 
le  venger  des  dédains  de  la  littérature  académique;  le 
rondeau,  le  madrigal,  autres  survivants  d'une  poé- 
tique trop  uniquement  «  courtoise  »,  autres  victimes 
désignées  aux  mépris  des  législateurs  du  Parnasse.... 
L'un  «  parle  et  écrit  admirablement  bien,  en  vers 
et  en  prose  ».  L'autre  «  fait  des  vers  admirablement 
bien,  et  fait  encore  mieux  de  la  prose  ».  Les  dames 
ne  se  laissent  pas  distancer,  et,  au-dessous  de  Fran- 
çoise Pascal,  femme  de  lettres  authentique  ou  peu 
s'en  faut,  on  en  cite  plus  d'une  qui  «  fait  fort  bien 
toutes  sortes  de  pièces  galantes,  comme  portraits, 
sonnets ,  rondeaux  et  autres  ouvrages  de  cette 
nature  ». 

On  écrit  beaucoup,  mais  on  lit  davantage;  car 
c'est,  nous  le  savons,  un  des  passe-temps  favoris  de 
la  société  précieuse  que  ces  lectures  attentives  et  que 
l'échange  des  impressions,  la  discussion  «  en  visite  » 
des  livres  nouveaux,  toute  la  vive  et  libre  critique 
par  quoi  s'établit  une  sorte  d'opinion  publique  en 
matière  littéraire.  Les  hommes  ne  font  pas  leur  cour 
à  moins  de  procurer  aux  dames  les  dernières  nou- 
veautés ;  les  femmes  disent  «  qu'elles  aiment  souvent 
mieux  s'entretenir  avec  les  livres  qu'avec  une  infinité 
d'ignorants  dont  la  conversation  est  très  ennuyeuse  ». 
La  lecture  est  la  grande  ressource,  le  refuge  des  vic- 
times du  sentiment,  l'orgueil  des  âmes  dédaigneuses 
qui  prétendent  ne  rien  donnera  l'amour.  Pour  l'une, 
«  les  malheurs  qui  lui  sont  arrivés  l'ayant  contrainte 


LA    SOClÉTl':    PRÉCIEUSE   DE   LYON   AU    XVII"    SIÈCLE.       13 

de  s'entretenir  avec  les  livres,  comme  elle  a  beaucoup 
d'esprit  et  qu'elle  conçoit  aisément  ce  qu'elle  lit,  elle 
est  depuis  peu  devenue  une  dos  plus  savantes  pré- 
cieuses de  IMilet  ».  Telle  autre,  qui  n'a  point  de 
galanterie  connue,  «  lit  beaucoup,  connaît  tous  les 
beaux  endroits  des  meilleurs  livres,  et  elle  les  a 
même  souvent  avant  que  les  autres  en  aient  ouï 
parler.  Elle  connaît  le  faible  et  le  fort  d'un  ouvrage, 
et  en  récite  les  beautés  avec  tant  d'éloquence  et  de 
vivacité  d'esprit  qu'elle  dit  souvent  les  choses  en  plus 
beaux  termes  qu'elle  ne  les  a  lues  ». 

C'est  sur  ce  fond  dintellectualité,  où  s'empresse 
une  génération  peu  blasée  sur  les  choses  de  l'esprit, 
que  se  détachent  les  menues  intrigues  et  les  affaires 
de  cœur,  les  flirts  ou  les  passions  d'une  société  encore 
très  voisine  des  libres  mœurs  de  l'autre  siècle,  et  où 
l'on  devine  parfois,  sous  un  affinement  à  fleur  de 
peau,  des  violences  et  des  rudesses  singulières.  Si  le 
langage  est  parfois  quintessencié,  les  sentiments  ne 
sont  nullement  anémiés.  Il  y  a,  dans  ce  petit  monde 
d'autrefois,  des  jalousies  qui  s'entrecroisent  et  des 
haines  qui  s'allument,  des  amants  secrets  dont 
malgré  eux,  en  société,  «  les  yeux  et  le  visage  décou- 
vraient les  discours  passionnés  »,  des  promesses 
trahies,  des  infidélités  punies.  Une  veuve  d.e  soixante- 
dix  printcmjjs  inspire  une  passion  à  un  jeune  homme 
de  vingt  à  trente  ans,  qui  «  paraît  aussi  vain  d'être 
bien  auprès  de  cette  vieille  que  s'il  était  aimé  de 
toutes  les  plus  belles  dames  de  Milet.  »  Et  quelle 
étrange  survivance  de  pratiques  superstitieuses  que 
la  démarche  d'une  belle,  qui  consulte  «  un  homme 
qui  savait  la  médecine  »  sur  les  moyens  de  ramener 
un  infidèle;  d'après  son  conseil,  elle  prépare  «  une 
certaine  poudre  »  qu'elle  essaie  de  lui  faire  prendre, 


14  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

et  la  répand  ensuite  sur  les  cheveux  d'un  galant 
qu'elle  voudrait  séduire  pour  inspirer  de  la  jalousie 
au  premier!  «  Mais  il  n'eut  pas  de  cette  poudre  sur  la 
tête  qu'il  en  pensa  mourir,  ce  qui  l'obligea  à  se  faire 
ramener  au  plus  tôt  chez  lui.  »  Quoi  d'étonnant  que 
l'archevêque  de  Lyon  ait  jugé  nécessaire,  vers  ce 
temps  précisément,  de  condamner  les  pratiques  de 
magie  qu'il  trouvait  encore,  en  son  diocèse,  diffuses 
d'une  manière  inquiétante?  Dans  cette  société  qui 
cherche  à  s'affiner  et  qui  aspire  à  la  culture  de 
l'esprit  et  des  manières,  on  sent  la  persistance  d'une 
certaine  rudesse  latente,  qui  s'insinue  bon  gré 
malgré  dans  la  liberté  et  l'agrément  des  relations 
sociales. 


Le  père  de  Françoise  Pascal  appartenait,  nous 
l'avons  vu,  au  service  des  Villeroy,  et  son  acte 
d'inhumation  le  qualifie  de  «  garde  de  Monseigneur 
le  gouverneur  de  Neufville  ».  La  Clef  de  Somaize 
désigne  la  jeune  femme  elle-même  comme  «  domes- 
tique de  la  maison  de  Villeroy  »  ;  sans  doute  y  faisait- 
elle  office  de  gouvernante  ou  de  maîtresse  de  dessin, 
et  il  est  certain,  à  ses  dédicaces,  que  les  membres  de 
cette  famille  n'ont  point  cessé  de  lui  accorder  leur 
protection.  Claude  Basset  était  secrétaire  de  l'arche- 
vêché. Il  n'est  pas  surprenant  qu'autour  de  ces  fami- 
liers ou  clients  de  la  puissante  dynastie,  nous 
trouvions  d'autres  membres,  au  moins  intermittents, 
de  la  société  précieuse,  qui  se  rattachent  à  ces  «  rois 
de  Lyon  »,  le  gouverneur  et  son  lieutenant  l'arche- 
vêque. La  victime  du  singulier  procédé  de  conquête 
amoureuse  de  tout-à-l'heure,  c'est  «   Businian,  qui 


LA    SOCIÉTÉ    PKÉCIKUSE    DE   LYON    AU    XYII"    SIÈCLi:.       15 

après  les  gouverneurs  de  Milet,  occupe  une  des 
premières  places  ».  La  Clef  nous  aide  à  retrouver 
dans  ce  personnage  un  des  plus  proches  parents  de 
MjM.  de  Villeroy.  Leur  sœur,  Marie  de  NeutVillo.  avait 
épousé  en  premières  noces  Alexandre  de  Bonne, 
vicomte  de  Tallart;  Catherine  de  Bonne,  issue  de  ce 
mariage,  s'était  mariée  par  contrat  du  17  mai  1648  à 
Roger  d'Hostun,  marquis  de  la  Baume,  descendant 
de  la  riche  famille  florentine  des  Gadagne*.  Il  avait 
été  promu,  par  lettres  du  26  janvier  1641,  à  la  dignité 
assez  nominale  de  sénéchal  de  Lyon  ^  qu'avait  déjà 
revêtue  son  père  après  1611  :  ce  n'est  pas  la  dernière 
fois  que  le  népotisme  des  Villeroy  se  manifestera  au 
profit  de  cette  branche  de  leur  maison,  et  le  maréchal 
de  Tallart,  le  fils  de  leur  nièce,  en  témoignera  par  sa 
surprenante  fortune.  Pauvre  sénéchal  de  Lyon!  La 
marquise  de  la  Baume  —  à  qui  Françoise  Pascal 
dédie  son  Sésostris  —  est  jolie,  capricieuse  et  fan- 
tasque. C'est  elle  qui  danse  à  l'Hôtel-de- Ville  de 
Lyon,  le  5  mars  1654,  un  ballet  dont  le  Consulat  sol- 
dera les  frais  en  s'estimant  très  honoré,  et  auquel 
assistent  «  Mgr.  l'Archevêque,  beaucoup  de  noblesse 
et  les  principaux  magistrats  et  concitoyens  de  ladite 
ville  \  »  El  la  Grande  Mademoiselle  rapporte  d'elle 
un  Irait  (jui  excuse  peut-être  son  mari  —  puisque 
c'est  lui  —  d'avoir  pris  tant  de  plaisir  à  se  laisser 
verser  sur  les  cheveux  la  poudre  aphrodisiaciue  pré- 
parée par  lardcnte  Coriolane.  «  Il  y  avait  une  dame 
à  Lyon  dont  la  beauté  faisait  grand  bruit,  la  marquise 
d(!  la   Baume,   nièce  du  maréchal  de  Villeroy.  Elle 

1.  (;iiar|iiii-Ft'Ugerolles,    Les    Florentins    à    Lyon.    Lvon,    1804, 
p.   112. 

2.  l'.  Anselme,  Histoire  généalogique,  nrlicle  La  iJuunœ-lIonliin. 

3.  Actes  consulaires,  série  BD,  l.  CCXXIV,  folio  .j9I. 


16  ÉTUDES    d'histoire   LITTÉRAIRE. 

était  belle  assurément;  mais  elle  était  grosse  et  elle 
n'avait  point  de  cheveux,  ayant  coupé  tous  les  siens 
un  matin,  qui  étaient  les  plus  beaux  du  monde,  d'un 
blond  admirable.  Les  uns  disaient  que  c'était  par 
caprice  (car  la  dame  est  quinteuse)  ;  qu'un  jour  son 
mari  étant  entré  dans  sa  chambre  lorsque  l'on  la 
peignait,  avait  loué  la  beauté  de  sa  chevelure;  et  à 
l'instant  elle  avait  pris  des  ciseaux  et  les  avait  coupés. 
D'autres  disaient  que  ce  fut  lorsqu'elle  apprit  la  mort 
de  M.  de  Caudale,  qui  en  avait  fait  le  galant  toutes 
les  fois  qu'il  était  passé  à  Lyon  en  allant  et  venant  de 
Catalogne  ^  » 

Un  autre  haut  dignitaire  qui  se  trouve  au  moins 
«  tangent  »  à  la  société  précieuse  (car  il  apprécie  fort, 
nous  dit-on,  la  conversation  d'une  jeune  femme  qui 
en  fait  partie),  c'est  «  une  personne  de  grande  qualité 
qui  se  nomme  Nizander  »  :  entendez  le  marquis 
Charles-Achille  de  Nerestang,  grand-maître  des 
ordres  du  Mont-Carmel  et  de  Saint-Lazare  de  Jéru- 
salem, d'une  famille  qui  a  fourni  à  l'abbaye  de  l' Ile- 
Barbe  ses  derniers  abbés  séculiers  2. 

Le  magnifique  chapitre  de  Saint-Jean,  «  le  plus 
beau  chapitre  de  Fi-ance  »,  si  pointilleux  sur  les 
quartiers  de  noblesse  et  les  «  preuves  »  de  ses  digni- 
taires, fournit  aussi  deux  noms  à  notre  recensement. 
«  Cloridan  »  est  M.  Contenson,  ou,  plus  exactement, 
M.  de  Faudras  de  Contenson,  probablement  François, 
le  plus  jeune  membre  de  cette  maison  du  Forez  qui 
n'a  pas  donné,  au  début  du  xvii"  siècle,  moins  de 


1.  Mémoires  de  Mlle  de  Montpensier,  éd.  Chéruel,  t.  III,  p.  348. 
Mme  de  la  Baume  sera  l'une  des  victimes  de  la  malice  de  Bussy- 
Rabutin  après  avoir  été,  en  1663,  son  mauvais  génie. 

2.  Le  Laboureur,  Les  Masures  de  Vile-Barbe,  éd.  Guigne,  t.  I. 
p.  316;  t.  II,  p.  68. 


LA    SOCIETE    PRECIEUSE   DR   LYON   AU    XVir    SIECLE.       17 

quatre  chanoines-comtes  à  l'illustre  primatiale  •. 
Quant  à  «  Didonius,  âgé  de  vingt  à  trente  ans,  bien 
fait,  avec  des  qualités  capables  de  le  faire  aimer  des 
plus  belles  et  des  plus  spirituelles  personnes  du 
monde  »,  c'est  M.  Ghambost  de  Pierreclos,  chanoine- 
comte  depuis  1656  seulement,  et  appartenant  à  une 
famille  noble  de  Bourgogne-.  Ces  hauts  dignitaires 
ecclésiastiques  n'ont  pas,  dans  le  Grand  Dictionnaire, 
de  notice  indépendante,  et  il  est  visible  qu'ils  figurent 
surtout  dans  la  société  précieuse  grâce  à  leurs  ami- 
tiés, à  leurs  parentés,  à  l'intérêt  qu'ils  prennent  aux 
entretiens  d'une  femme  distinguée. 

Il  n'en  est  pas  de  même  d'une  «  religieuse  de 
Sainte-Ursule  de  Lyon  »,  qu'un  long  article  con- 
cerne : 

Delianide  est  une  veslale  de  Milet;  elle  est  d'une  illustre 
famille  et  serait  une  des  plus  belles  personnes  de  Grèce  sans 
les  maladies  et  les  ctiagrins  qu'elle  a  eus...  quoiqu'elle  n'ait 
encore  que  trente-deux  ou  trente-trois  ans,  on  ne  voit 
presque  plus  rien  de  ces  dons  si  précieux,  que  la  nature  ne 
lui  a  fait  que  prêter,  et  quoiqu'elle  soit  présentement  plus 
laide  que  belle,  il  y  a  tant  d'autres  choses  aimables  en  elle 
qu'il  n'y  a  personne  de  sa  profession  qui  soit  si  visitée  ni  si 
estimée  de  tous  les  gens  de  mérite.  Son  esprit  est  d'une  si 
grande  étendue  qu'à  peine  se  le  peut-on  imaginer.  Elle  est 
avec  cela  véritablement  précieuse,  car  elle  parle  juste,  écrit 
parfaitement  bien  en  prose  et  fait  des  vers  que  tout  le  monde 
estime,  et  qui  ont  un  certain  tour  qui  fait  voir  que  celle  qui 
les  a  faits  a  infiniment  de  l'esprit. 

Mais  on  voudrait  percer  l'anonymat  dont  la  Clef 
ne  cesse  pas  de  couvrir  Delianide  à  qui  elle  attribue 

1.  Abbé  Ad.  Vachet,  Les  anciens  chanoines  comtes  de  Lyon.  Lyon, 
1807,  p.  133. 
•2.  1(1.,  ibid.,  p.  204. 

0 


18  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

le  nom,  un  peu  sujet  à  caution,  de  Mme  Débugné^ 
Rien  de  plus  naturel,  en  tout  cas,  que  de  rencontrer 
cette  distinction  intellectuelle  chez  une  Ursuline,  cet 
ordre  demi-cloitré  s'attribuant  comme  lâche  Tins- 
Iruclion  des  jeunes  filles  et  étant  fait,  suivant  un  de 
ses  panégyristes  lyonnais  de  Tépoque,  «.  pour  ensei- 
gner et  instruire  la  jeunesse  aux  lettres  scolastiques 
et  mystiques-.  »  Le  Dictionnaire  nous  apprend  que 
d'ailleurs  notre  Ursuline  profite  des  relations  dis- 
tinguées que  lui  vaut  sa  réputation  pour  entreprendre 
des  conversions  d'hérétiques,  et  qu'il  lui  arrive  d'y 
réussir. 


La  société  précieuse  de  Lyon  recrute  bon  nombre 
de  ses  membres  dans  la  magistrature  judiciaire  ou 
financière,  Présidial,  Bureau  des  finances,  Parlement 
de  Dombes.  Il  y  a  là,  sans  doute,  de  vieilles  tradi- 
tions de  culture  qui  continuent  à  se  manifester,  qui 
s'affirment  selon  les  tendances  de  l'époque  :  après 
avoir,  au  siècle  précédent,  apporté  leur  contingent  à 
l'humanisme,  il  est  dans  l'ordre  que  les  gens  de  robe 
fournissent  un  appoint  à  ces  efforts  d'une  mondanité 
intelligente.  Dans  une  ville  à  peu  près  dépourvue  de 
noblesse  d'épée,  où  la  récente  noblesse  de  comptoir 
et  de  banque  est  encore  malhabile  à  jouer  un  rôle 

1.  On  est  assez  tenté  de  croire  à  une  faute  de  transcription 
commise  par  Somaize  et  de  supposer  un  nom  plus  plausible  : 
Desligneris?  d'Espiné?  D'Elbène?  Notons  qu'une  sœur  de  Roger 
d'Hostun  était  également  ursuline  à  Lyon. 

2.  Pierre  Guérin,  VÉloge  des  religieuses  de  Sainte-Ursule,  appelées 
communément  ursulines.  Lyon,  1649,  p.  30.  Il  y  a  en  1656  trois 
maisons  de  cet  ordre  à  Lyon.  Cf.  État  des  revenus,  charges  et 
nombre  des  religieuses  des  dix-huit  monastères  de  femmes  à  Lyon, 
dans  Nouv.  Arch.  statistiques  du  Rhône,  1832,  t.  Il,  p.  12. 


LA    SOCIÉTÉ   PRÉCIEUSE   DE   LYON   AU    XVII"    SIÈCLE.      19 

d'apparal,  les  officiers  de  justice  et  de  finances  —  les 
niat,nslrals  de  cet  oisif  Parlement  de  Bombes  en  par- 
ticulier —  sont  tout  désignés  pour  tenir  quelque 
place  dans  une  sociélé  curieuse  des  choses  de 
lespril. 

L'un  deux,  «  autrefois  lieulenant  de  robe  courte  », 
porte  le  mC-me  nom  que  le  greffier  criminel  du  Pré- 
sidial  qui  lut,  en  1642,  Tarrêl  de  mort  à  Cinq-Mars 
et  de  Tliou,  agenouillés  et  tête  nue  dans  la  grande 
salle  du  Palais  de  la  Sénéchaussée  et  Siège  présidial. 
Cependant  cet  autre  Palerne,  que  ses  fonctions  avaient 
mêlé  au  dénouement  d'un  des  fails  les  plus  drama- 
tiques que  l'histoire  ait  vus  se  passer  à  Lyon,  était 
mort  le  18  octobre  1G52,  et  c'est  sans  doute  son  fîls\ 
Claude  Palerne,  écuyer,  lieutenant  criminel  de  robe 
courte  au  moment  où  il  testait  le  9  janvier  1653,  qu'il 
faut  chercher  sous  le  pseudonyme  «  de  Philidian, 
second  du  nom  ».  Avant  de  se  retrouver  dans  la 
société  précieuse  de  Lyon,  ce  M.  Palerne  a  eu  des 
aventures  plutôt  scabreuses  de  magistrat  galant. 
Il  ne  s'en  est  tiré,  à  en  croire  le  Dictionnaire,  que 
grûce  à  son  talent  littéraire  et  à  l'intervention  de  cette 
princesse  Marguerite  de  Savoie,  que  Mazarin  feignit 
de  faire  épouser  à  Louis  XIV  et  qui  vint  à  Lyon 
pour  s'y  rencontrer  avec  le  jeune  roi,  le  28  novem- 
bre 1638  :  «  il  lui  parla  des  plaisirs  de  Paris,  note 
malicieusement  la  Grande  Mademoiselle,  et  elle,  de 
ceux  de  Turin.  »  Or  le  lyonnais  Palerne,  qui  avait 
trop  goûté  des  plaisirs  de  Turin  comme  de  ceux  de 
sa  ville  natale,  a  trouvé  par  bonheur  un  appui  géné- 
reux auprès  de  la  princesse  savoisienne  : 


1.  De  Jouvence!,  l'Assemblée  de  la  noblesse  de  la  sénéchaussée  de 
Lyon  en  17ii9.  Lyon,  1907. 


20  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Philidian,  second  du  nom,  est  un  des  plus  galants  hommes 
de  ce  siècle,  qui,  ayant  dépensé  une  grande  partie  de  son 
bien  auprès  des  dames,  a  été  contraint  d"aller  à  Clusium  * 
pour  éviter  la  persécution  de  ses  créanciers;  mais,  comme 
pour  changer  de  lieu  l'on  ne  change  pas  de  naturel,  il  fît 
bientôt  connaissance  avec  les  dames  de  cette  cour,  et  eut 
bientôt  de  nouvelles  intrigues  avec  elles,  ce  qui  l'obligea  à 
de  si  grandes  dépenses,  qu'un  homme  à  qui  il  devait  de 
l'argent  le  fit  mettre  prisonnier.  Cet  accident  n'empêcha 
qu'il  ne  fit  diverses  pièces  galantes,  qu'il  envoya  à  la  prin- 
cesse Menodaphile,  à  présent  princesse  de  Guide.  Cette  géné- 
reuse princesse,  pour  reconnaître  sa  peine,  paya  tout  ce  qu'il 
devait  à  Clusium  et  le  fit  sortir  d'une  prison  où,  sans  son 
esprit,  il  serait  longtemps  demeuré.  Il  est  depuis  peu  revenu 
à  Milet,  et  je  crois  que  depuis  son  retour  il  a  fait  représenter 
au  Cirque  une  pièce  où  l'on  voit  toutes  les  intrigues  qu'il  a 
eues  à  Clusium. 


Le  témoignage  de  Somaize  est  difficile  à  vérifier  en 
ce  qui  concerne  les  mésaventures  de  M.  Palerne.  En 
revanche,  nous  possédons  le  poème  qui  lui  valut 
l'intervention  de  la  princesse,  et  la  pièce  de  vers  où  il 
la  remercia  d'une  mesure  de  clémence  qui  semble 
avoir  coïncidé  avec  la  nouvelle  du  traité  des 
Pyrénées,  si  mortifiant  pour  la  Savoie.  Le  poème  est 
une  sorte  d'élégie  pastorale  ^  qui  met  dans  la  bouche 
de  l'infortuné  Silvandre,  en  attendant  que  l'Amour 
lui-même  le  perce  d'une  de  ses  flèches,  le  genre  de 
doléances  que  tant  de  bergers  amoureux,  depuis 
ÏAminta  et  le  Pastor  fldo,  ont  tour  à  tour  exprimées  : 


1.  Turin. 

2.  La  Mort  de  Silvandre,  poème  pastoral  du  xvn°  siècle,  dédié, 
en  1660,  à  Marguerite  de  Savoie  par  D.  Palerne,  forézien. 
Deuxième  édition,  conforme  à  la  première  [et  publiée  par 
A.  Benoît].  Paris  et  Saint-Etienne,  1878. 


LA    SOCIÉTÉ    PRÉCIEUSE   DE   LYON    AU   XVII"    SIÈCLE.      21 

Mais  j'ai  beau  vous  chercher,  vous  êtes  disparue; 
J'ai  beau  dedans  ces  lieux  jeter  partout  ma  vue, 
Pour  vous  y  reucoutrer,  mes  soins  sont  superflus; 
Je  vous  y  cherebe  en  vain,  vous  n'y  paraissez  plus. 
Flatteuse  illusion,  agréable  mensonge. 
Vaine  ombre  d'un  plaisir  que  je  n'avais  qu'en  songe. 
Ne  me  llaltiez-vous  donc  (jue  pour  me  décevoir 
Et  pousser  plus  avant  mon  juste  désespoir'?... 

Ouanl  à  1  Y-pi  Ire  adressée  ù  la  princesse  libératrice 
par  le  galant  prisonnier,  elle  est  tenue  dans  un  style 
marotique  plus  analogue  à  son  objet  : 

On  voit,  lorsqu'on  a  bâti!  On  est  égal  aujourd'hui; 

Sur  un  fondement  fragile,  On  tremble  pour  sa  visite. 

Que  l'amitié  n'est  fertile  Chacun  lui  ferme  son  gîte; 

Qu'autant  que  l'on  peut  semer  Et  (comme  Ovide  dit  bien) 

Le  métal  qui  fait  aimer;  Dés  qu'un  homme  n'a  plus  rien, 

Qu'aussitét  {[ue,  sans  ressource.  Il  est  (juitte  de  la  presse 

Un  homme  a  vidé  sa  bourse.  De  ceux  (ju'il  voyait  sans  cesse 

Pour  le   loup  comme  pour  lui  Assis  au  coin  de  son  feu... 

La  carrière  des  autres  magistrats  que  nous  retrou- 
vons dans  la  société  précieuse  semble  avoir  été  moins 
mouvementée  que  celle  de  «  Philidian.  »  Il  y  paraît 
aux  notices  plus  brèves  que  le  Grand  Dictionnaire 
leur  consacre.  Plusieurs  ne  sont  là  qu'à  titre  de 
maris  ou  de  sigisbées  de  quelque  belle  Lyonnaise. 
On  no  nous  dit  rien  de  «  Pisidore  »,  sinon  qu'il  fui 
écouté  favorablement  (\(^  «  Blomestris  «  ;  «  et  la  con- 
versation de  Blomestris  plaisait  si  fort  à  Pisidore,  et 
celle  de  Pisidore  à  Blomestris,  qu'ils  se  donnaient 
partout  des  rendez-vous  pour  on  pouvoir  goûter  les 
douceurs  sans  être  interrompus  ».  Mais  il  se  maria 
inopinément,  et  une  série  singulière  de  complications 
sentimentales  fit  qu'il  «  devint  en  même  temps  jaloux 
du  frère  de  sa  première  incliualion,  (jui  aimait  sa 
fi-mme,  et  de  son  ami,  qui  aimait  sa  maîtresse.  »  Or, 
ce   Pisidore  au  cœur  ombrageux,  dont  la   Clef  ne 


22  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

nous  donne  que  le  nom  cl  le  jtrincipal  titre,  est 
Andé-Nicolas  Prost,  écuyer,  conseiller  du  roi  en  la 
Sénéchaussée  et  siège  présidial  de  Lyon.  Il  figure  de 
ce  chef,  en  mars  16G0,  au  quatrième  rang  du  défilé 
qui  fait  parcourir  la  ville  à  MM.  du  Présidial  avec 
le  corps  de  ville  à  leur  gauche,  «  tous  montés  sur  des 
chevaux  blancs  à  la  housse  de  velours  noir  traînant 
jusqu'à  terre  ^  »  Il  succède  à  son  père  dans  le  titre 
de  seigneur  de  Grange-blanche.  En  1664-1665,  il  est 
échevin,  dignité  fréquente  dans  sa  famille  anoblie 
depuis  1584.  Il  sera  impliqué  en  1666  dans  une 
fâcheuse  affaire  pour  complicité  de  lèse-majesté,  sera 
condamné  à  être  pendu  et,  contumace,  sera  exécuté 
en  effigie-.  Mais  son  fils,  M.  Prost  de  Grange- 
blanche,  ira  offrir  les  présents  de  la  ville,  lors  du 
voyage  des  Princes  en  1701,  aux  royaux  visiteurs  ^ 
Quant  à  Blomestris,  c'est,  nous  dit  Somaize, 

...  une  femme  âgée  de  vingt-cinq  ans,  qui  a  été  mariée 
fort  jeune;  mais  comme  ce  mariage  se  fit  plutôt  par  raison 
que  par  amour,  l'ardeur  qu'elle  a  pour  son  mari  ne  lincom- 
mode  point;  ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  le  cœur  grand,  car  il 
tient  un  équipage  de  chasse  digne  d'un  prince  et  reçoit  si 
admirablement  bien  tous  ceux  qui  le  vont  voir,  soit  à  sa 
maison  de  ville,  soit  à  celle  de  campagne,  que  l'on  n'en 
revient  jamais  sans  s'entretenir  de  sa  magnificence. 

«  Blomestris  »  s'appelle,  de  son  véritable  nom, 
Mme  Blauf;  elle  est  probablement  la  première 
femme  de  Hugues  Blauf,  seigneur  de  la  Maison- 
Forte  de  Vourles,  qui  fut  échevin  en  1650-1651  :  c'est 


1.  Les  réjouissances  de  la  paix...,  par  le  P.  C.  F.  M.  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  (le  P.  Méncstrier).  Lyon,  1G60,  p.  9. 

2.  Vachez,  Un  procès  criminel  à  Lyon.  Revue  Lyonnaise,  1883,  t.  VI. 

3.  Mercure  galant,  T  fascicule  de  mai  1701,  p.  09. 


LA    SOCIETi:    PRECIEUSE   DE   LYON   AT'    XVH=    SIECLE.      23 

à  sa  famille  qu'apparlienl  un  ilirecleur  do  la  Com- 
pagnie des  Indes  en  1670,  distingué  par  Colbert 
comme  un  homme  «  d'expérience,  de  très  bon  sens  et 
de  lettres.  »  Elle  est  la  sœur  de  «  Calistenès  »,  qui 
est  M.  Cropi)et,  conseiller  au  Présidial  :  sans  doute 
Philippe  Croppet  ',  qui,  échovin  en  IG0O-I60I,  était 
qualifié  à  ce  moment  de  «  sieur  de  Pontournis,  doc- 
teur es  droits  »,  et  qui  était  «  juge  des  terres  de 
l'Archevêché  et  de  Tabbaye  royale  d'Ainay.  » 

Après  le  Présidial,  le  Parlement  de  Dombes  :  les 
fonctions  en  sont  volontiers  recherchées  par  des 
Lyonnais,  que  rien  n'oblige  encore  à  résider  au  res- 
sort et  qui  ont  l'habitude  de  s'accommoder  des 
menues  vexations  d'un  service  d'ailleurs  fort  bénin. 
C'est  à  ce  Parlement,  qui  fait  parfois  figure  d'assem- 
blée politique,  qu'appartient,  à  titre  de  conseiller,  à 
partir  de  1630,  César  de  Bernon,  seigneur  de  Saint- 
Didier,  de  Formans  et  de  Marcieu  "-;  mais  il  n'a  guère 
d'autre  qualité  que  d'être  le  mari  de  «  l'incompa- 
rable »  Mme  de  Bernon,  une  des  plus  longuement 
portraiturées  des  précieuses  lyonnaises  : 

Barimcnide  est  une  précieuse  âgée  de  trente  ans  ;  elle  est 
brune  et  elle  a  la  taille  grande  et  bien  laite,  l'œil  noir,  bril- 
lant et  plein  de  douceur,  la  bouche  un  peu  grande,  les  dents 
blanches  et  bien  rangées,  la  gorge  admirable  et  le  teint 
aussi  frais  qu'elle  avait  à  l'âge  de  quatorze  ans,  qu'elle  fut 
mariée.  L'humeur  précieuse  règne  si  fort  chez  elle,  et  elle 
aime  si  fort  lindépcndance,  que,  si  on  ne  leùt  mariée  à  cet 
âge,  elle  n'aurait  jamais  pu  se  résoudre  h  recevoir  un  maître, 
lille  a  lesprit  fin  et  flatteur,  et  ses  amants  l'accusent  d'avoir 


1.  G.  Croppier,  lyonnais,  dédie  en  1C63  ses  Essais  et  définitions 
de  mots  à  Mme  Louise  Croppet. 

2.  Cf.   P.  Lenail,  Notice  liistQrii]ae  sur  le  Parlement  de  Dombes, 
1523-1771.  Lyon,  1900,  p.  175. 


24  ETUDES    D  HISTOIRE    LITTERAIRE. 

l'âme  un  peu  inégale;  mais  ils  ne  savent  pas  que  c'est  une 
qualité  nécessaire  à  une  précieuse,  qui  ne  doit  pas  toujours 
faire  bonne  mine  à  ceux  qui  la  visitent  depuis  longtemps, 
de  crainte  d'empêcher  que  d'autres  ne  la  viennent  voir... 

Mme  de  Bernon  a  eu,  semble-t-il,  rhonneur  de 
poser  devant  Mignard,  qui  s'arrête  à  Lyon  en  1658,  à 
son  retour  de  Rome,  et  qui  fait  le  portrait  de  plu- 
sieurs notabilités  lyonnaises.  Car  «  l'ouvrage  qu'on 
admira  le  plus,  dit  un  ancien  biographe  de  Mignard, 
fut  un  portrait  de  Mme  de  Bernon.  Elle  avait  une 
fille  fort  jeune,  qui  est  peinte  prenant  des  fleurs  sur 
une  table  auprès  de  sa  mère,  avec  tant  de  force,  tant 
d'agrément  et  de  vérité,  qu'on  accourait  de  toutes 
parts  pour  voir  ce  tableau  *.  » 

Mme  de  Bernon,  «  étant  véritablement  précieuse 
et  ne  se  laissant  pas  gouverner  par  l'amour  »,  le 
prend  d'assez  haut  avec  son  intermittent  cavalier 
servant,  «  Bagoras  »,  c'est-à-dire  M.  de  la  Barouil- 
lière,  conseiller  au  grand  Conseil,  passant  à  ce  titre 
six  mois  de  l'année  à  Paris,  et  dont  Livet  nous  dit 
«  qu'il  faisait  la  cour,  durant  les  mois  d'exercice  de 
sa  charge,  à  Mme  de  Turgis,  «  une  des  plus  fines 
coquettes  de  Paris  »  selon  Tallemant  ».  Il  s'agit  de 
Claude  Richard,  seigneur  de  la  Barouillère,  qui  n'est 
donc  lyonnais  que  par  intermittence;  mais,  neveu 
d'un  conseiller  au  Parlement  de  Dauphiné,  étant  aussi 
«  trésorier  provincial  de  l'extraordinaire  des  guerres 
et  des  régiments  es  provinces  de  Lyonnais,  Forez, 
Beaujolais  et  pays  de  Dombes  »,  il  est  ramené  vers 
le  Sud-Est  par  une  partie  des  fonctions  qu'il  cumule  2. 


1.  Abbé  de  Monville,  La  Vie  de  Pierre  Mignard,  premier  peintre 
du  roi.  Paris,  1730,  p.  57.  L'auteur  écrit  Pernon. 

2.  Il  mourut  en  1703,  âgé  de  quatre-vingt-onze  ans,  doyen  du 


LA    SOCIÉTÉ    PRÉCIEUSE   DE    LYON    AU    XVII''    SIECLE.       25 

Sans  doute  y  apporte-t-il  un  peu  de  l'air  de  la  Cour. 
Kn  tout  cas,  sa  réputation  d'ami  des  lettres  est  assez 
bien  laite  pour  qu'un  poète  lyonnais,  A.  Noël,  lui 
dédie  un  volume  de  vers,  les  Nouvelles  Fleurs  du 
Parnasse  *. 

A  côté  de  Mme  de  Bernon,  une  autre  jolie  femme 
qui  tient  au  Parlement  de  Dombes  par  la  situation 
qu'y  avait  récemment  son  mari,  c'est  «  Filicrite  »,  la 
veuve  «  aussi  belle  que  riche  »  d'un  conseiller  que  la 
Clef  appelle  «  M.  du  Felan  »  :  il  faut  lire  André  Bol- 
lioud,  seigneur  de  Félan  et  de  Fourqueveaux,  qui 
fut  nommé  maître  des  requêtes  le  18  février  1642  et 
installé  le  2i)  avril  16 43-.  La  même  rectification  s'im- 
pose au  sujet  d'un  épisode  qui  marque  le  séjour  à 
Lyon  de  la  Grande  Mademoiselle  en  1658. 

Nous  allâmes  à  mon  logis.  Il  vint  deux  femmes  de  la  ville  : 
l'une  veuve  dun  oi'ficier  du  parlement  de  Dombes,  nommée 
Mme  de  Feteau,  l'autre,  Mme  Mignot,  dont  le  mari  est  lieu- 
tenant général  de  Viilefranche  en  lieaujolais.  Elles  sont  bien 
faites  et  spirituelles  pour  des  femmes  de  province.  Monsieur, 
en  les  voyant,  sécria  :  «  Ah!  ma  cousine,  chassez  ces 
femmes,  je  ne  veux  point  qu'elles  nous  voient  souper.  »  Je 
lui  dis  que  je  le  priais  de  trouver  bon  qu'elles  demeu- 
rassent, qu'elles  étaient  si  aises  d'avoir  cet  honneur.  Il  y 
consentit  avec  bien  de  la  peine '. 

Mme  de  Félan  a  longtemps  reçu  les  hommages  du 
comte  d'Angalerie,  «  un  gentilhomme  qui  n'est  pas 
de  Milet  »^  mais  qui  y  épousa  «  Damestriane  »,  «  une 


Grand  Conseil.  Cf.  sa  nécrologie  dans  le  Mercure  galant,  août  1703, 
p.  31. 

1.  Lyon,  1G07. 

2.  Lenail,  oui?,  cité,  p.  171.  Il  était  mort  en  1653. 

3.  Mémoires,  éd.  Chéruel,  p.  334. 


26  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

beauté  parfaite,  qui  a  riiumeur  douce...  et  plaît  dès 
la  première  fois  à  tous  ceux  qui  la  voient  ».  Sans 
doute  s'agit-il  de  quelqu'un  de  la  famille  de  Lan- 
gallerie,  et  peut-être  du  comte  de  Langallerie,  qui 
mourut  en  1693,  «  l'un  des  plus  anciens  officiers 
généraux,  et  fort  estimé  parmi  les  troupes  »,  dont  le 
Mercure  galant  enregistre  la  mort  dans  son  fasci- 
cule de  novembre. 

Baptisée  le  17  septembre  1623,  mariée  en  1644-, 
Geneviève  de  Fétan  était  fille  de  N.  Charrier,  sei- 
gneur de  la  Barge,  trésorier  général  de  France  en  la 
généralité  de  Lyon^  Elle  joignait  ainsi  les  liens  du 
sang  à  ceux  qui  rattachaient  d'autre  part  les  magis- 
trats aux  officiers  de  finance,  assez  largement  repré- 
sentés, eux  aussi,  dans  la  société  précieuse  de  Lyon. 

M.  Gueston,  trésorier  dans  la  généralité,  est  le  vrai 
nom  de  «  Gisimaque  »,  lequel  nous  est  donné  pour 
avoir  «  avec  trente  mille  livres  de  rentes,  un  esprit 
des  plus  galants  ».  C'est,  à  cette  époque,  un  des 
grands  notables  de  la  ville.  Noble  Barthélémy  Gues- 
ton, seigneur  de  la  Buissière  et  de  la  Duchère,  con- 
seiller du  roi  et  trésorier  de  France,  portant  d'azur  à 
la  hure  de  sanglier,  a  été  reçu  capitaine  pennon  de 
la  milice  pour  le  quartier  de  la  Juiverie  en  1655-;  il 
fait  l'ornement  du  Bureau  des  finances  de  la  généra- 
lité de  Lyon  depuis  que  la  mort  de  son  père  l'a  mis 
en  possession  de  biens  considérables'.  Il  est  «  le  plus 
prompt  et  le  plus  violent  de  tous  les  hommes  »  ;  sa 
grande  fortune  lui  permet  des  caprices  d'amoureux 

1.  Pernetti,  Les  Lyonnais  dignes  de  mémoire,  II,  p.  60. 

2.  Les  Forces  de  Lyon,  par  J.-B.  L'IIermite  de  iSoliers,  dit  Tristan. 
Lyon,  1658,  p.  35. 

3.  P.  de  Varax,  Notice  sur  lechàlcan  de  la  Duchère  {Rev.  du  Lyon- 
nais, 1872,  t.  XIV,  p.  351). 


LA   SOCIETE   PRECIEUSE   DE   LYON   AU    XVir    SIECLE.      27 

grand  seigneur,  comme  de  faire  bâlir,  «  ayant  et 
beaucoup  de  bien  et  beaucoup  d'amour  »,  une  mai- 
son tout  près  de  celle  d'une  femme  ({u'il  aime,  «  pour 
trouver  un  prélexe  à  des  visites  plus  fréquentes  qu'il 
avait  dessein  de  lui  rendre.  » 

Les  attentions  successives  de  M.  Gueston,  quelque 
soin  qu'il  mette  à  les  cacher,  font  jaser  les  bonnes 
langues  de  la  ville;  d'autant  que  ce  somptueux  sei- 
gneur, lorsqu'il  est  le  sigisbée  d'une  dame,  «  ne  perd 
aucune  occasion  de  lui  plaire  et  de  lui  procurer  tous 
les  divertissements  qu'il  peut  ».  Avant  d'aimer  Galli- 
diane,  qui  est  Mme  Giraut*,  il  a  été  l'attentif  de  Corio- 
lane,  «  une  précieuse  qui  approche  de  sa  trentième 
année;  elle  est  brune  et  bien  faite,  et  n'a  rien  en  sa 
personne  qui  ne  plaise  infiniment  >>.  Il  s'agit  de 
«  Mme  Chartier,  femme  d'un  trésorier  dans  la  géné- 
ralité de  Lyon  »,  ou,  avec  une  variante  légère,  de  la 
femme  d'un  des  nombreux  Charrier  qui  occupaient 
alors  des  fonctions  dans  le  Bureau  des  finances-. 
C'est  elle  qui  s'avise,  pour  retrouver  l'amour  de 
M.  Gueston,  de  lui  faire  prendre  la  poudre  magique 
qu'un  charlatan  lui  a  donnée;  «  mais  comme  il 
s'aperçut  de  ce  qu'elle  faisait,  il  ne  voulut  januiis 
goûter  de  la  viande  où  elle  en  avait  mis,  encore 
qu'elle  l'en  priût  fort,  ce  qui  la  pensa  fpire  déses- 
j)érer  ». 


Le  groupe  des  précieux  de  Lyon  tient  encore  par 
deux  autres  de  ses  membres  à  l'administration  argen- 

1.  Jean  Giraud,  moulinicr  de  soie,  obtient  la  noblesse  consu- 
laire en  101)5.  Cf.  Vital  de  Valons,  Les  origines  des  fainillcs  consu- 
laires de  la  ville  de  Lyon.  Lyon,  IS03. 

2.  Cf.  Chappuzeau,  f.yon  dans  son  lustre.  Lyon,  1656,  p.  07. 


28  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

tière  de  la  France,  et  à  la  plus  élevée  cette  fois  : 
«  Melianus,  qui  est  un  des  mieux  faits  de  cette  ville, 
et  qui  paraissait  alors  dans  un  éclat  où  il  était  bien 
difficile  de  lui  résister  »,  et  sa  sœur  «  Meliane,  pré- 
cieuse de  qualité,  extraordinairement  belle  »,  dési- 
gnent en  effet  M.  et  Mlle  Manlich,  le  neveu  et  la 
nièce  d'un  des  plus  hauts  dignitaires  de  la  France 
de  Colbert.  Ce  sont,  par  leur  mère,  les  propres 
petits-enfants  de  ce  Daniel  Herwarth,  issu  d'une 
famille  patricienne  d'Augsbourg,  qui  se  fixait  à 
Lyon  à  la  fin  du  xvr  siècle,  et  dont  le  fils  aîné, 
Barthélémy,  après  avoir  joué  un  certain  rôle  mi- 
diplomatique  mi-financier  auprès  de  Bernard  de  Saxe- 
Weimar,  devenait  intendant  des  finances  en  1650  et 
contrôleur  général  en  1657^  Bien  que  la  résidence  et 
le  centre  d'affaires  de  la  maison  Herwarth  eussent 
été  transférés  à  Paris  vers  1642,  Barthélémy  et  son 
frère  Jean-Henri  avaient  conservé  à  Lyon  diverses 
attaches  qui  ne  se  dénouèrent  que  petit  à  petit.  Ils 
continuaient  d'y  posséder  le  comptoir  qu'ils  n'avaient 
pas  cessé  d'y  tenir  même  lorsqu'ils  se  trouvaient 
auprès  du  duc  de  Saxe-Weimar,  et  les  actes  de  l'état 
civil  réformé,  en  1629  et  1634,  1635  et  1638,  persis- 
tent à  les  qualifier  «  marchands  à  Lyon^  »  ;  leur  père 
y  vivait  encore  en  1634.  Enfin,  différents  mariages 

1.  Cf.  p.  Mesnard,  Notice  biographique  sur  La  Fontaine  en  tête 
du  premier  volume  de  ses  œuvres  dans  la  Collection  des  grands 
écrivains,  p.  CLXVI,  et  surtout  G.  Depping,  Barthélémy  Herwarth, 
contrôleur  général  des  finances  (IQOQ-lôlè).  (Revue  historique,  1879). 
Il  y  aurait,  d'après  lui,  une  généalogie  manuscrite  de  la  famille 
à  la  Bibliothèque  nationale.  C'est  Herwarth  qui  vendit  en  1658  le 
domaine  de  Saint-Cloud  a  Louis  XIV  pour  Monsieur.  Voir  aussi 
l'article  nécrologique  d'Anne  Herwarth,  fils  de  Barthélémy,  dans 
le  Mercure  galant,  sept.  1699,  p.  251. 

2.  A  propos  de  leur  mariage  et  de  baptêmes  où  ils  sont 
parrains. 


LA    SOCIETE    PRECIEUSE   DE   LYON   AU    XVII''    SIECLE,      29 

leur  créaient  des  liens  dans  la  ville  de  leur  jeunesse; 
les  leurs  d'abord  —  1629  et  1635  —  ensuite  celui  de 
leur  sœur,  Hélène,  qui  avait  épousé  Jean-Antoine 
Manlich,  «  un  marchand  allemand  résidant  à  Lyon  », 
et  qui  avait  de  lui  plusieurs  enfants  auxquels  il  arrive 
que  Barthélémy  serve  de  parrain. 

Ce  Jean-Antoine  Manlich,  que  son  acte  d'inhuma- 
tion, à  la  date  23  décembre  1661,  qualifie  de  «  ban- 
quier »,  avait  sans  doute  une  grande  Cortune,  si  l'on 
en  juge  par  celle  que  firent  ses  beaux-l'rôres.  Ainsi 
s'explique  cet  extraordinaire  «  éclat  »  dans  lequel 
paraissait,  vers  1659,  son  fils,  qui  est  peut-être  Jean- 
Barthélemy,  baptisé  le  18  mai  1638^,  ou  Daniel, 
baptisé  le  18  avril  1634 -;  un  autre  Jean,  né  en  1635, 
était  mort  après  quelques  semaines.  Quant  à  Mlle  Man- 
lich, elle  était  née  en  1639  ou  en  1641  ;  des  deux  filles 
que  Jean-Antoine  Manlich  l'ait  baptiser  ces  années-là, 
nous  ne  connaissons  le  prénom  que  de  la  seconde, 
Marie-Esther^.  Est-ce  elle,  est-ce  son  aînée  anonyme 
qui  devint  la  «  précieuse  de  qualité,  extraordinaire 
ment  belle  »,  dont  nous  parle  Somaize?  «  La  pre- 
mière fois  que  l'on  la  voit  elle  paraît  de  l'humeur  du 
monde  la  plus  douce,  et  il  semble  qu'elle  ignore  ce 
que  c'est  que  cruauté.  »  Ne  nous  étonnons  pas  que  le 
goût  des  lettres  se  retrouve  ici.  Barthélémy  Herwarth 
est  sensible  aux  choses  de  l'esprit;  sa  femme  est  une 
des  correspondantes  de  Samuel  Sorbière,  qui  préci- 


1.  Il  a  pour  parrain  et  marraine  Barthélémy  Herwarth  et  sa 
seconde  femme,  Marie  Rosner  de  l'hilingen. 

2.  Il  a  pour  parrain  son  grand-pore  Daniel  Herwarth,  pour 
marraine  la  première  femme  de  son  oncle  Barthélémy,  Esther 
Vimar. 

3.  L'acte  de  baptôme  de  1639  est  incomplet.  Le  parrain  de  1641 
est  Philibert  Sarrazin,  sieur  de  la  Pierre. 


30  ÉTUDES   d'histoire   LITTÉRAIRE. 

sèment  s'arrête  à  Lyon,  en  1057',  et  ne  peut  manquer 
de  voir  la  famille  Manlich,  puisque  Jean- Antoine  est 
depuis  1649  le  procureur  général  des  frères  Herwarlh 
pour  la  gestion  de  leur  belle  propriété  de  Moncorin 
que  Sorbière  va  visiter-.  Et  il  n'est  pas  indiffèrent  de 
rappeler  que  M.  et  Mlle  Manlich  sont  les  cousins 
germains  de  cet  Anne  d'Herwarth  chez  qui  La  Fon- 
taine se  réfugiera  après  la  mort  de  Mme  de  La  Sa- 
blière. 

Mlle  Manlich,  en  particulier,  est  une  fdle  d'esprit  : 
elle  fait  profession  d'aimer  également  la  lecture  et 
l'indépendance,  bien  que  sa  mère,  sans  doute  protes- 
tante rigide,  lui  fasse  la  guerre  sur  ses  goûts.  «  Quoi- 
que la  mère  de  cette  aimable  fille  soit  un  peu  sévère, 
et  qu'elle  ne  lui  donne  pas  toute  la  liberté  qu'elle  sou- 
haiterait avoir,  cela  n'empêche  pas  qu'elle  ne  soit  pré- 
cieuse et  qu'une  de  ses  amies,  qui  est  un  des  piliers 
de  cet  empire,  ne  lui  fournisse  tout  ce  qui  se  fait  de 
nouveau  et  dans  Athènes  et  dans  Milet,  à  quoi  elle 
prend  autant  de  plaisir  qu'à  parler  juste,  délicate- 
ment et  de  bonne  grâce  ».  Peut-être  l'amie  qui  pour- 
voit ainsi  de  lecture  Mlle  Manlich  est-elle  une  de  ses 
coreligionnaires,  très  en  situation  de  se  tenir  au 
courant  du  mouvement  des  livres,  la  fille  d'un  des 
membres  de  l'importante  famille  Huguetan,  lequel 
est  libraire  à  Lyon  à  cette  époque.  En  tout  cas.  une 
autre  protestante  encore,  appartenant  à  cet  impor- 
tant milieu  réformé,  se  rencontre  dans  la  société 
précieuse  :  c'est  Mlle  Seignoret  «  la  cadette  »,  sans 

1.  S.  Sorbière,  Lettres  et  discours  sur  diverses  matières  curieuses. 
Paris,  1660,  p.  348  et  354.  Cf.  A.  Péricaud,  Sorbière  dans  ses  rapports 
avec  Lyon  {Mém.  de  la  Soc.  litt.de  Lyon,  1867), 

2.  A.  V.  Moncorin  à  Irijny.  (Revue  du  Lyonnais,  1847,  t.  XXV, 
p.  113). 


LA    SOCIETE    PllKCIEUSE   DE   LYON   AU    XVII"    SIECLE.      31 

doute  Suzanne,  fille  de  Jacques  Seignoret,  marchand 
à  Lyon,  et  de  Suzanne  Huguclan,  née  h;  21  Icvrier  1645, 
et  sœur  cadclle,  en  effet,  de  Marie  Seignoret,  née 
en  1625  et  mariée  en  1643*.  Suzanne  est  «  la  plus 
belle  personne,  non  seulement  do  Milet,  mais  encore 
de  la  Grèce  »;  d'ailleurs  le  Dictionnaire,  sans  s'ar- 
rêter ;i  une  description  «  des  qualités  de  son  corps  », 
s'étend  sur  la  complaisante  énumération  de  ses  talents 
et  de  ses  vertus  morales. 

Pour  ce  qui  regarde  l'esprit,  l'on  ne  saurait  douter  qu'elle 
en  ait  iiilininient;  puis  quelle  chante,  quelle  danse,  qu'elle 
joue  du  luth  et  quelle  dessine  en  perfection.  Elle  aime  la 
solitude,  parce  que  peu  de  personnes  lui  reviennent,  et  que 
les  choses  que  l'on  dit  communément  dans  le  monde  l'en- 
nuient eflroyahlenient.  On  la  loue,  sur  toutes  choses,  d'être 
sincère,  d'avoir  l'àme  grande  et  généreuse  et  d'être  incapable 
de  faire  une  lâcheté. 


Mlle  Manlich  et  Mlle  Seignoret,  nous  dit  Soraaize, 
ont  été  l'une  et  l'autre  «  servies  »  par  M.  de  Robbio, 
un  Lyonnais  de  famille  piémontaise,  appartenant  à 
une  de  ces  tribus  ilaliennes  qui  contribuèrent  le  plus 
«  à  faire  fleurir  le  commerce  »^,  la  soirie  et  la  banque 
à  Lyon,  C'est,  pour  la  seconde  de  ces  précieuses,  une 
affinité  ([ui  s'ajoute  à  celles  qui  semblent  avoir  créé, 
au-delà  des  Alpes,  de  nombreuses  relations  à  la 
famille  Huguetan  :  le  Voyage  d'Jlalie  de  l'avocat 
lyonnais  de  ce  nom^  va  bientôt  témoigner  de  ces  per- 

1.  Archives  municipales.  Registres  du  culte  prolestant. 

2.  Pernetti,  Lyonnais  dignes  de  mémoire,  t.  II,  p.  418  et  M.  Vipne, 
La  Bawiuc  à  LyonduXV  au  XV Ul'  siècle.  Lyon-Paris,  1903. 

3.  Lyon,  1081.  Spon,  l'archéologue,  a  collaboré  à  l'ouvra're.  Noter 


32  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

sistantes  curiosités  transalpines.  On  nous  donne  de 
M.  de  Robbio  un  signalement  flatteur  sous  le  nom  de 
«  Rosomane  ». 

De  tous  les  galants  hommes  de  Milet,  que  j'ai  mis  dans 
ce  Dictionnaire,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  cède  à  Rosomane. 
Il  écrit  admirablement  bien  en  prose  et  fait  des  vers  avec  une 
facilité  inconcevable.  Il  est  bien  fait  de  sa  personne,  il  est 
obligeant,  il  sait  la  flne  galanterie,  il  est  brave  au  dernier 
point;  ce  qui  m'oblige  à  le  nommer  plutôt  un  homme 
accompli  qu'un  galant  homme. 

Môme  en  faisant  la  part  de  l'hjperbole  inévitable, 
quoi  d'étonnant  qu'un  homme  de  cette  distinction  ait 
aspiré  à  des  charges  élevées?  «  Il  fit  un  voyage  à  la 
cour,  où,  étant  appuyé  d'une  personne  de  première 
qualité,  il  trouva  un  emploi  considérable,  ce  qui 
l'obligea  de  faire  céder  l'amour  à  l'ambition  ».  Il  est 
devenu,  en  effet,  commissaire  extraordinaire  des 
guerres  (peut-être  grâce  à  l'appui  du  contrôleur 
général  Herwarth),  et  ce  n'est  que  depuis  le  traité  des 
Pyrénées  qu'il  est  de  retour  à  Lyon,  —  où  il  voudrait 
bien  rentrer  en  faveur  auprès  de  Mme  de  Gamot,  de 
qui  nous  ne  savons  rien,  sinon  qu'elle  a  trente-deux 
ans,  qu'elle  a  une  taille  un  peu  courte  et  beaucoup 
d'esprit,  et  «  qu'elle  est  présentement  tout  à  fait 
retirée,  ne  fréquente  plus  personne  et  n'a  point 
d'autres  occupations  que  les  livres  ». 

Un  autre  précieux  lyonnais  que  ses  fonctions  obli- 
gèrent souvent  à  faire  à  Paris  des  séjours  prolongés 
est  «  Diorante  »,  que  les  affaires  arrachent  au  bel 
esprit  et  au  bel  air  plus  que  ne  le  souhaiteraient  les 
Précieux  ses  amis. 


que  Dante  semble  familier  à  l'auteur,  curiosité  rare  à  Tépoque. 
Cf.  A.  Farinelli,  Dante  in  Francia.  Milano,  1908,  t.  II,  p.  341. 


LA    SOCIKTÉ    PRKCIEUSE    DE   LYOX    AU    XVII"    SIÈCLK.       33 

Diorante  est  le  secrétaire  de  la  ville  de  Milct  ;  il  a  autant 
desprit  et  de  vivacité  que  l'on  peut  avoir,  et  il  ne  part  rie» 
de  sa  plume  qui  ne  soit  achevé  :  mais,  pour  le  malheur  de 
ceux  de  Milet,  l'occupation  que  sa  charge  lui  donne  est  si 
grande  qu'il  n'a  pas  un  moment  de  temps  pour  donner  de 
nouvelles  preuves  do  son  esprit. 

C'csl  iiol^lo  Thomas  de  Moulcoau,  avocat,  au  Parle- 
ment, dont  le  i)ère  était  se«rétairc  «  de  la  ville  de 
Lyon  eL  communauté  d'icelle  »  depuis  1619,  et  qui  à 
son  tour,  en  considération  de  ces  longs  services,  a  été 
pourvu,  en  IGU,  par  des  provisions  du  Consulat,  de 
la  même  charge  à  sa  survivance'.  Thomas  de  Moul- 
ceau  remplira  de  nombreuses  missions  à  Paris  où  il 
résidera  même  quelque  temps  pour  plus  de  commo- 
dité. Puis,  en  1679-80,  il  ajoutera  à  ses  titres  d'écuyer 
et  de  seigneur  du  ^las  la  dignité  de  prévôt  des  mar- 
chands. Il  aura  en  celte  qualité  à  recevoir  et  à  com- 
plimenter le  duc  de  Bourgogne,  en  juillet  1679 2.  Il 
témoignera  d'un  grand  sang-froid  dans  un  conflit  de 
préséance  —  comme  il  s'en  produit  si  souvent  en  ce 
siècle  —  entre  le  corps  consulaire  et  les  officiers  du 
l*résidial'.  Les  goûts  intellectuels  sont  de  tradition 
dans  cette  famille  :  Thomas  de  Moulceau  a  un  frère, 
président  à  la  Cour  des  Aides  de  Montpellier  qui  est, 
en  prose  et  en  vers,  un  des  correspondants  préférés 
de  Mme  de  Sévigné  et  un  aimable  scélérat  que  tout 
le  monde  aime  à  l'hôtel  Carnavalet.  D'ailleurs  le  pré- 
,cieux  de  Lyon  n'est  pas  inconnu    à   la   spirituelle 

1.  Chappuzeau,  Lyon  dans  son  lustre,  p.  83;  Tristan  l'Uermile, 
Forces  de  Lyon,  p.  22. 

2.  Cf.  Mercure  galant,  septembre  1079,  p.  50. 

3.  Actes  consulaires,  série  BB,  108U.  Noter  que  1'  «  oraison  doc- 
torale -  de  Th.  de  .Moulceau  était  intitulée  De  Victoria  sui.  Ibid., 
BB,  t.  CIC.  r"  ns.  270  et  suivants. 

3 


34  ETUDES   D  HTSTOIRE   LITTERAIRE. 

marquise,  qui  trouve  en  1682  que  le  nouvel  intendant 
du  Lyonnais  ferait  de  bien  mauvaise  politique  si 
parmi  ses  administrés  de  la  province  il  ne  le  distin- 
guait pas  comme  il  convient. 

Un  autre  officier  consulaire  nous  est  présenté  sous 
le  nom  de  «  Teliodante  »  : 

C'est  un  homme  de  qualité  qui  fait  fort  bien  des  vers  et 
qui  réussit  bien  à  la  satyre,  comme  l'on  peut  voir  dans  une 
pièce  qu'il  a  faite,  intitulée  le  Tombeau  des  Dames  de  Milet. 
Cette  pièce  fut  trouvée  si  belle,  que  l'auteur  n'y  ayant  point 
mis  de  nom,  plusieurs  que  je  ne  veux  pas  nommer  firent  ce 
qu'ils  purent  pour  en  être  crus  auteurs. 

Ce  personnage  appartient  à  une  maison  originaire 
de  Thélys  en  Beaujolais*  :  Jacques  de  Thélys,  baron 
de  Chambost,  seigneur  de  Chastel  et  Thorigny,  tré- 
sorier de  France.  La  Clef  fait  de  lui,  par  surcroît, 
en  1659,  le  trésorier  de  la  ville  de  Lyon;  cette  charge, 
depuis  1625,  n'était  plus  conférée  que  pour  trois 
années,  à  cause  de  la  crainte  qu'avait  eue  le  Consulat 
de  voir  ceux  qui  en  étaient  revêtus  prendre  une 
importance  qui  fît  ombrage  à  sa  propre  autorité 2. 
Quand  le  cardinal  Chigi  fait  en  1664  son  entrée  solen- 
nelle à  Lyon,  Jacques  de  Thélys  le  harangue,  comme 
président  du  bureau  des  trésoriers,  «  avec  une  élo- 
quence et  une  grâce  sans  pareille,  qui  marquait  par- 
faitement la  solidité  de  son  grand  génie,  qui  est  un 
des  plus  beaux  du  royaume"  ». 

1.  Cf.  le  mémoire  de  l'intendant  d'Herbigny  publié  par  M.  Cha- 
vannes  dans  la  Revue  d'histoire  de  Lyon,  1902,  p.  84. 

2.1bid.,p.  327. 

3.  L'entrée  solennelle  dans  la  ville  de  Lyon  de  Mgr  VEminentissime 
Cardinal  Flavio  Chigi.  Lyon,  1664,  f  F. 


LA   SOCIETE    PRECIEUSE   DE    LYON   AU    XVII'=    SIECLE.       35 


On  regrette  de  ne  rencontrer  nulle  part,  en  dehors 
de  l'indication  de  Somaize,  quelque  trace  de  cette 
«  satyre  »  dun  Lyonnais  sUr  les  femmes  de  sa  ville 
natale  :  sans  doute  pourrait-on  y  retrouver  plusieurs 
des  figures  dont  le  Dictionnaire  nous  fournit  le  réper- 
toire. En  voici  quelques-unes  encore. 

Coriane  est  une  veuve  d'un  des  principaux  magistrats  de 
cette  ville,  qui  lui  a  laissé  beaucoup  de  bien;  et  quoiqu'elle 
ait  soixante  et  dix  ans  passés,  l'âge  ne  lui  a  point  encore 
fait  perdre  l'inclination  qu'elle  a  toujours  eue  pour  la  galan- 
terie. Elle  n'a  présentement  rien  de  beau  que  le  bras  et  la 
main;  car,  pour  son  visage,  il  est  tel  qu'il  faudrait  avoir  de 
l'encre  plus  noire  que  la  mienne  pour  vous  en  faire  la  pein- 
ture... Cette  femme  aime  plus  que  jamais  tous  les  divertis- 
sements; elle  ne  perd  aucun  des  jeux  du  Cirque  et  se  trouve 
dans  toutes  les  assemblées  de  plaisirs...  Elle  aime  encore 
les  vers  et  toutes  les  galanteries  de  cette  nature  comme  ferait 
une  précieuse  de  vingt-cinq  ans. 

Cette  Bélise  lyonnaise,  qui  a  pour  sigisbée  le  jeune 
comte  de  Saint-Jean,  M.  de  Pierreclos,  est  désignée 
par  la  Clef  comme  Mme  Coutton  :  Péricaud  propose 
de  lire  Cotton.  Elle  serait  alors  vénérable  Anne  d'Os- 
saris*,  veuve  de  Hierosme  de  Cotton,  (|ui  l'ut  échevin 
en  1635,  et  peut-èlrc  la  mèi"e  de  noble  Louis  de  Cotton, 
qui  avait  été  reçu,  en  1653,  capitaine  pennon  au  quar- 
tier de  Saint-Nizier  -. 


1.  Péricaud,  art.  cité. 

2.  Cf.  L'entrée  solennelle  dans  la  ville  de  Lyon  de  M<jr  l'I-iminentissimc 
Cardinal  Flavio  Chitji,  (^  G^. 


36  ÉTUDES   d'histoire   LITTÉRAIRE. 

Quant  à  «  Martane  »,  qui  est  «  mademoiselle  Mon- 
rozat  la  mère  »,  et  qui,  déjà  «  sur  le  déclin  de  son 
âge,  peut  encore  plaire  à  une  personne  qui  en  a  été 
épris  »;  quant  à  «  Martane  »,  seconde  du  nom,  dont 
M.  de  Nerestang  recherche  les  spirituels  entretiens, 
et  qui  est  «  mademoiselle  Monrozat  la  fille  »,on  ne 
peut  que  les  rattacher  à  Antoine  Monrozat,  lequel  eut 
à  remplir  les  honorables  et  onéreuses  fonctions  de 
recteur  de  la  Charité  ^ 

Même  approximation  pour  «  Gallidiane  »,  «  une 
précieuse  de  trente  ans,  dont  l'humeur  est  fort  en- 
jouée »,  qui  a  épousé  en  secondes  noces  M.  Giraut, 
et  pour  une  autre  «  Gallidiane  »,  «  qui  est  une  dame 
fort  bien  faite,  et  dont  l'humeur  est  tout  à  fait  douce  »  : 
il  faut  se  contenter  de  supposer  qu'elles  appartiennent 
à  l'une  des  nombreuses  branches  de  ce  nom  qui 
s'acheminèrent  à  la  noblesse  par  Téchevinat  :  J.-B.  Gi- 
raut, seigneur  de  Saint-Try,  né  en  1630,  fut  en  par- 
ticulier échevin  «  pour  le  côté  de  St-Nizier  »  en  1673. 
«  Camestris  »  est  Mme  de  Camot,  et  c'est  tout  ce 
qu'on  sait  d'elle  à  part  qu'  «  elle  est  une  des  mieux 
faites  de  Milet;  et  si  elle  était  un  peu  plus  grande, 
il  n'y  aurait  rien  à  souhaiter  en  sa  personne,  ayant 
les  yeux  beaux,  la  bouche  petite,  les  dents  bien 
rangées  et  le  teint  des  plus  déliés...  avec  ces  avan- 
tages de  la  nature,  de  l'esprit  infiniment,  et  aussi 
fière  qu'elle  est  belle  ».  Mlle  Hebrais,  c'est-à-dire 
«  Hilarine  »,  habite  Paris,  après  avoir  rempli  Lyon, 
dès  l'âge  de  dix  ans,  du  bruit  de  sa  beauté,  «  les  che- 
veux blonds,  les  yeux  bleus  et  brillants  »  ^  Elle  était 

1.  Archives  de  la  Charité,  série  E,  p.  70  (tome  III  de  VInventaire 
des  Archives  hospitalières). 

2.  C'est  la  seule  mention  faite  par  le  Grand  Dictionnaire  d'une 
précieuse  blonde  à  Lyon  ;  il  s'y  trouve  en  revanche  deux  brunes 


LA   SOCIÉTÉ   PRÉCIEUSE   DE   LYON   AU    XVir   SIÈCLE.       37 

—  on  nous  le  dit  expressément  —  «  d'une  condition 
médiocre  »  et  son  bien  égalait  sa  qualité;  et  M.  Saint- 
André,  qui  avait  promis  le  mariage  à  cette  jolie  et 
pauvre  roturière,  s'en  fut  déloyalement  à  Paris, 
«  sans  songer  à  sa  foi  ni  au  contrat  qu'il  venait  de 
faire,  se  maria  avec  une  autre.  » 

Mme  Ponsaimpierre,  «  qui  a  plus  d'agrément  que 
de  beauté  »,  paraît  jouir  au  contraire  d'une  fortune 
qui,  même  dans  ce  monde  de  large  aisance,  la  met 
en  grande  situation.  Car  «  Palamedonte  »  «  donne 
plus  souvent  des  collations  que  l'on  ne  lui  en  donne  » 
elle  achète  toutes  les  nouveautés  littéraires,  et  «  dès 
que  l'on  veut  voir  ou  que  l'on  recherche  quelque 
chose  de  nouveau  à  Milet,  l'on  ne  manque  jamais  de 
le  trouver  dans  sa  bibliothèque  ».  Cette  dame,  Mar- 
guerite Laure,fdle  de  César  Laure,  a  à  jamais  mémo- 
rable par  l'institution  des  Pénitents  de  la  Miséri- 
corde*, »  est  la  femme  de  Dominique  de  Ponsaim- 
pierre, échevin  en  1660-61,  qui  met  dans  ses  armes 
deux  colonnes  d'argent-,  et  la  bru  de  François  de 
Ponsaimpierre,»  qui  devint  si  riche  par  le  commerce 
des  soies,  qu'il  faisait  presque  tout  seul  alors.  »  La 
famille  lucquoise  à  laquelle  appartiennent  ces  opu- 
lents «  soyeux  »  est  venue  en  1535,  sous  le  nom 
d'Andretti,  du  village  de  Ponsampieri  et  a  été  natu- 
ralisée en  1559. 


expressément  désignées  :  ce  qui  fait  pour  une  quarantaine  de 
notices  trois  désignations  de  couleurs  de  cheveux,  alors  que  pour 
l'ensemble  de  Paris  Somaize  n'en  donne  pas  plus  de  trois  non 
plus.  On  sait  qu'à  ce  moment  la  couleur  à  la  mode,  à  Paris,  est 
le  blond. 

1.  Pernetti,  ouv.  cité,  t.  II,  p.  389. 

2.  (Claudine  Hrunand,  Noms,  surnoms,  qualités  et  blason  de 
MM.  les  Prévôts  des  marchands  et  échevins  de  la  ville  de  Lyon. 
Lyon,  s.  d. 


38  ETUDES   d'histoire   LITTERAIRE. 

On  est  assez  tenté  de  reconnaître,  dans  «  Girois  », 
non  pas  «.  Mlle  Cabry  »,  mais  Mlle  Chevry,  qui  devint 
grande-prieure  de  l'abbaye  royale  de  Saint-Pierre  de 
Lyon.  Cette  fille  d'un  conseiller  du  roi,  président  en 
la  Chambre  des  Comptes,  était,  dira  l'article  nécro- 
logique du  Mercure  galant,  «  un  des  plus  beaux 
esprits  de  ce  temps.  Les  ouvrages  de  poésie  qu'elle  a 
faits  de  temps  en  temps  l'ont  fait  regarder  comme  une 
des  merveilles  de  son  siècle  ^  »  La  notice  de  Somaize 
est  d'accord  avec  ces  éloges  : 

Girois  est  une  femme  qui  fait  fort  bien  toutes  sortes  de 
pièces  galantes,  comme  portraits,  sonnets,  rondeaux  et 
autres  ouvrages  de  cette  nature.  Cette  précieuse  est  fort 
estimée  dans  Milet,  et  ses  ouvrages  vont  de  pair  avec  ceux 
des  plus  habiles  et  des  plus  galants  hommes  de  cette  ville-là-. 


Mais  voici  venir,  un  compliment  aux  lèvres,  mus- 
qué, enrubanné  à  souhait,  canons  plissés  et  gants 
parfumés,  l'arbitre  des  élégances  et  la  fleur  des 
ruelles  lyonnaises  : 

Disimante  est  un  des  plus  galants  hommes  de  Milet,  et  un 
de  ceux  qui  écrit  en  prose  et  en  vers  avec  plus  de  facilité 
et  qui  divertit  le  mieux  les  dames. 

«  Disimante  »,  soyons-en  sûrs,  ne  serait  pas  de  ces 
gens  qui  vont  en  visite,  comme  dit  Cathos,  «  avec 

1.  Mercure  galant,  décembre  1702,  p.  234. 

2.  Elle  figurera  en  bonne  place  dans  Vertron,  la  Nouvelle  Pan- 
dore. Paris,  1698,  t.  II,  p.  319.  Les  recueils  collectifs  du  xvn"  siècle 
font  la  place  la  plus  flatteuse  aux  vers  de  cette  religieuse  :  cf. 
F.  Laohèvre,  Bibliographie  des  recueils  collectifs,  t.  III. 


LA    SOCIETE   PRECIEUSE   DE  LYON   AU   XVII*   SIECLE.      39 

une  jambe  toute  unie,  un  chapeau  désarmé  de  plumes, 
une  tête  irrégulière  en  cheveux,  et  un  habit  qui 
souffre  une  indigence  de  rubans.  »  lî  n'aurait  garde! 
Si  quelqu'un  fut  jamais  à  bonne  école  pour  con- 
naître le  fin  de  toutes  les  élégances  de  costume,  de 
manières  et  de  langage,  c'est  bien  Disimante  :  il  se 
fait  appeler  M.  de  Belair,  et  se  pique  de  justifier  ce 
triomphant  nom  de  guerre  et,  du  même  coup,  de 
faire  honneur  à  M.  son  père,  son  premier  maître  en 
matière  de  maintien  distingué  et  d'ingénieux  propos. 
M.  de  Belair  est,  en  effet,  le  propre  fils  de  M.  Fores- 
tier, lequel  est  directeur  de  cette  Académie,  une  des 
gloires  lyonnaises  de  Tépoque,  où  l'aristocratie  fran- 
çaise et  étrangère  était  conviée  à  «  apprendre  les 
mathématiques  et  les  exercices  de  monter  à  cheval, 
tirer  des  armes,  voltiger,  danser,  jouer  du  luth  »,  et 
en  général  tout  ce  qui  pouvait  v(  rendre  recomman- 
dables  ceux  qui  font  profession  de  noblesse  '  ».  Gra- 
tifiée de  subventions  croissantes  par  la  ville,  qui 
revaut  ainsi  le  lustre  que  cet  institut  confère  à 
Lyon,  l'Académie  royale  d'art  et  d'équitation  mili- 
taire, est,  à  cette  époque,  dans  tout  son  éclat.  Chap- 
puzcau,  en  IGoG,  consacrait  un  paragraphe  ému  de 
son  dévotieux  ouvrage  à  cette  «  école  de  la  gentil- 
lesse et  de  la  vertu  -  »  ;  et  sa  situation  florissante,  l'ac- 
rroissoment  de  sa  riche  clientèle  —  une  trentaine 
d'  «  académistes  »  de  condition  —  sont  officiellement 
constatés,  en  1659,  par  les  Actes  consulaires.  Elle 
était  installée  près  des  jardins  d'Ainay,  vis-à-vis  de 
l'Arsenal,  sur  un  vaste  emplacement  qui  faisait  l'angle 

1.  Aclrs  consulaires,  15B,  1052.  Le  Mercure  galant  de  novembre 
ICiSS  publie  un  véritable  prospectus  pour  l'Académie  lorsqu'elle 
est  rétablie. 

2.  Lyon  dans  son  lustre,  p.  41  :  il  y  revient  p.  105. 


40  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

des  rues  Sala  et  du  Plat  '.  C'est  là  qu'on  formait  aux 
belles  manières  et  à  la  parfaite  gentilhommerie  des 
jeunes  g'ens  venus  de  tous  les  points  du  royaume  et, 
çà  et  là,  de  l'étranger;  or,  avec  son  nom  de  Belair  qui 
est  tout  un  programme,  le  fils  de  M.  Forestier  ne 
pouvait  manquer  d'être  un  des  produits  les  plus 
distingués  de  cette  pépinière.  On  ne  le  verra  pas, 
cependant,  succéder  à  son  père  lorsque  l'Académie, 
après  une  période  de  décadence,  sera  rétablie  en 
1685  sous  la  direction  de  «  M.  de  Pavan,  seigneur  de 
Flora tis  »,  qui  reprend  le  même  programme  («  équi- 
tation,  danse,  bon  air,  mathématiques,  etc.  »)  et  le 
poursuit  avec  assez  de  succès  pour  aller,  en  mars  1701, 
à  la  rencontre  des  Princes  ^  avec  son  escadron  d'aca- 
démistes. 

D'ailleurs,  sous  la  direction  de  M.  Forestier,  et 
quand  M.  de  Belair  faisait  partie  des  cercles  précieux 
de  Lyon,  un  ]dus  grand  honneur  avait  été  réservé  à 
l'Académie.  Louis  XIV  l'avait  honorée  d'une  visite 
durant  son  séjour  à  Lyon  en  1658.  Le  22  mars  1660, 
elle  participe  aussi  à  l'ample  déploiement  de  solen- 
nités et  de  festivités  qui  célébraient  à  Lyon  la  con- 
clusion de  la  paix  et  les  mariages  espagnols.  Lyon 
voit  «  sur  la  carrière  dressée  par  l'ordre  de  Messieurs 
les  Prévôt  des  marchands  et  échevins  en  la  place  Bel- 
lecour»,  paraître  «  trente  gentilshommes,  montés  sur 
de  très  beaux  chevaux  »  pour  courir  la  bague  en 
présence  des  autorités  et  de  «  grand  nombre  de 
seigneurs  et  de  dames  de  considération  ^  ». 

Cependant  M.  de  Belair  ne  semble  pas  avoir  pris 

1.  B.,  L'école  d'application  dans  la  Revue  du  Lyonnais,  1867,  t.  III, 
p.  123. 

2.  Mercure  galant,  mai  1701,  t.  II,  p.  87. 

3.  Les  réjouissances  de  la  paix,  p.  29. 


LA   SOCIKTÉ    PRÉCIEUSE   DE  LYON   AU    XVIT    SIÈCLE.       41 

part  à  ces  joutes  :  la  galanterie  et  la  haute  école, 
ce  jour-là,  ne  furent  pas  représentées  par  lui.  En 
revanche,  dans  la  liste  de  ceux  qui  coururent  la 
bague,  nous  retrouvons  le  nom  de  M.  de  Villeneuve, 
«  gentilhomme  provençal  ».  Cette  désignation  est 
probablement  plus  exacte  que  celle  de  la  C/e/,  qui 
lait  de  ce  M.  de  Villeneuve  un  gentilhomme  anglais  : 
il  est  probable  que  c'est  un  des  jeunes  élèves  de 
TAcadémie,  et  l'un  de  ceux  qui  ont  le  mieux  «  l'air 
cavalier  »;  sans  doute  peut-on  le  rattachera  la  mai- 
son des  barons  de  Vitrolles  et  Villeneuve  en  Provence. 

M.  de  la  Villardière  —  Dicaste  —  serait  alors  un  de 
ses  compatriotes.  C'est  un  gentilhomme  «  mieux  fait 
d'esprit  que  de  corps  »,  et  plus  riche  en  devis  ingé- 
nieux qu'en  écus  sonnants;  «  l'estime  que  l'on  a  pour 
lui  fait  voir  que  l'esprit  Jious  fait  souvent  plus  res- 
pecter que  les  richesses  ».  Il  est  logé  par  M.  de  Vail- 
lac,  peut-être  un  membre  de  la  famille  comtale  de 
ce  nom. 

Trois  officiers,  M.  Herre  qui  appartient  au  régi- 
ment de  Navarre  et  qui  a  été  assassiné  en  allant  en 
Italie,  MM.  Sardy  et  de  Mepeau  \  ne  figurent  dans 
le  Dictionnaire  que  pour  mémoire.  Il  en  faut  dire 
autant  de  «  Sinesandre  »,  ce  «  déloyal  »  qui  se  marie 
à  Paris  après  avoir  promis  mariage  à  Lyon,  et  dont  le 
nom  de  Saint-André  ne  permet  guère  l'identification  -. 
M.  Margat,  «  Ihomme  de  Milet  qui  a  le  génie  le  plus 
beau  pour  les  vers  »,  cache  ses  élégances  un  peu 
séniles  —   il  a   soixante  ans   —   sous   le   nom   de 


1.  Peut-être  faut-il  lire  de  Mépiou;  il  s'agirait  alors  du  chef  de 
la  maison  de  Grolay  en  Dauphiné,  qui  mourut  en  1080. 

2.  Péricaud  propose  Pierre  de  Sève,  sei|^neur  de  Saint-André, 
ou  Nicolas  Prunier  de  Saint-André,  plus  tard  président  au  Parle- 
ment de  Dnupliiné. 


42  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Mézence.  En  revanche,  «  Dordonius,  un  des  habiles 
hommes  de  la  ville  de  Milet,  qui  n'ignore  rien,  et  qui 
parle  et  écrit  admirablement  bien  en  vers  et  en 
prose  »,  s'il  ne  nous  a  rien  transmis  de  sa  production 
littéraire,  a  laissé  quelques  reliques  de  son  activité 
professionnelle.  C'est  M.  François  du  Faisan,  avocat 
en  parlement  et  aux  cours  de  Lyon,  et  les  Archives 
hospitalières  conservent  de  lui  une  interprétation 
juridique  d'un  testament  (2  mai  1670)  et  quelques 
autres  pièces  relatives  aux  années  1674  et  1675'. 


On  sait  que  c'est  à  la  préciosité  que  la  société 
française  doit  l'usage  mondain  du  «  jour  »,  où  le  visi- 
teur est  assuré  de  trouver  une  dame  chez  elle 
<c  parce  qu'on  observe  maintenant,  écrit  l'abbé  de 
Pure  dans  la  Précieuse  ou  le  mystère  de  la  ruelle^ 
pour  la  commodité  du  public,  cette  manière  de  rendez- 
vous.  Un  jour  est  pris  par  l'une,  et  l'autre  par  l'autre; 
de  sorte  que  quiconque  veut  avoir  une  conversation 
ou  la  rencontre  d'une  dame  n'a  plus  besoin  de  confi- 
dent, ni  de  poulet,  pour  convenir  de  rendez-vous^  ». 
Il  serait  piquant  que  l'abbé  de  Pure,  originaire  de 
Lyon  où  son  père  avait  été  prévôt  des  marchands, 
indiquât  en  ces  termes  un  usage  de  provenance  lyon- 
naise. Mais  rien,  d'après  le  Diclionnaire  de  Somaize, 
ne  permet  de  supposer  que  ces  précieuses  provin- 
ciales aient  déjà  préludé  à  une  pratique  qui  devait 
peu  à  peu  devenir  la  pierre  angulaire  de  la  vie  mon- 

1.  Archives  hospitalières  du  Rhône,  t.  II,  série  C,  p.  29. 

2.  Paris,  4  vol.  1656-8  (privilège  du  14  décembre  1655),  t.  I, 
p.  70.  L'usage  même  des  visites  est  assez  récent  à  cette  date. 


LA    SOCIÉTÉ   PRÉCIEUSE   DE    LYON    AU    XVII^    SIÈCLE.      43 

daine.  Les  alcôves,  ici,  ne  s'ouvrent  pas  à  jour  fixe.  Il 
est  vrai  que  beaucoup  des  familles  intéressées  à  la  pré- 
ciosité sont  parentes  ou  alliées  entre  elles;  mais  c'est 
«  en  compae^nie  »  que  l'on  se  voit,  et  une  plus  étroite 
intimité,  un  cercle  resserré  n'y  semblent  guère  de 
mise.  Les  conversations  intellectuelles,  la  lecture  des 
petites  nouveautés  littéraires,  les  galanteries  décla- 
rées voisinent,  pour  nos  précieux,  avec  les  danses  et 
les  parties  de  jeu  et  souvent  s'y  mêlent.  Peut-être 
que,  toutes  les  «  après-dînées  »,  cette  société  si  peu 
affairée  se  retrouve  en  ces  «  assemblées  »  qui  sont 
composées  «  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  illustre  « 
à  Lyon,  et  dans  des  maisons  «  où  il  y  a  toujours 
grand  monde  ». 

Quelques  détails  de   cette  sociabilité  infatigable 

—  à  laquelle  cependant,  dès  cette  époque,  plusieurs 
femmes  ont  hâte  de  se  soustraire  pour  accorder  plus 
de  temps  à  la  lecture  solitaire  et  à  la  vie  intérieure, 

—  ont  un  accent  très  particulièrement  local  qui  vaut 
dètre  signalé.  Les  «  jeux  du  cirque  »  qui,  dans  le 
Dictionnaire  y  désignent  le  théâtre,  concernent 
vraisemblablement  les  locaux  de  hasard  et  les  jeux 
de  paume  où  des  troupes  de  campagne  françaises  et 
italiennes  —  des  Gelosi  a  V Illustre  Théâtre  —  don- 
naient leurs  représentations,  aussi  bien  que  la  salle 
de  spectacle  adjacente  à  l'hôtel  des  gouverneurs. 
Ctîtte  société  de  notables,  qui  se  meut  presque  toute 
aux  environs  du  Consulat,  du  Présidial,  du  bureau 
des  Finances,  ne  pouvait  en  effet  manquer  d'avoir 
accès  à  ce  théâtre  dont  la  tribune  communiquait  direc- 
l(;ment  avec  les  appartements  des  Villeroy.  Rien 
n'empêche  d'admettre,  comme  on  l'a  fait,  que  non 
seulement  ï Irène  de  Basset,  mais  telle  pièce  de  Fran- 
çoise Pascal,  ait  eu  la  faveur  dêlre  jouée  ici,  fut-ce 


44  ÉTUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

par  Molière  dont  Lyon  est  presque  le  domicile 
professionnel  de  1653  à  16o7  *. 

C'est  ailleurs,  «  à  un  lycée  qui  se  tient  ici  tous 
les  ans,  »  que  M.  Palerne  revit  Mlle  Giraud;  et  il 
s'agit  de  l'une  des  quatre  foires,  honneur  et  presque 
raison  d'être  de  la  cité  lyonnaise,  qui  s'y  tenaient 
annuellement,  et  qui  transformaient  la  ville  en  une 
vaste  hôtellerie.  La  place  Bellecour  de  son  côté,  si 
contestée  qu'en  fût  la  propriété  entre  le  Consulat  et 
des  particuliers,  recevait  sous  les  frondaisons  de  ses 
tilleuls  le  va-et-vient  élégant  de  la  société.  La 
vieille  Mme  Coutton  elle-même  va  «  au  Cours  », 
c'est-à-dire  «  en  Bellecour  ».  «  C'est  sous  ces 
ombrages  agréables,  écrit  Chappuzeau  à  cette  époque 
même,  que  se  vient  rendre  par  bandes  toute  la 
noblessse  et  tout  le  peuple,  c'est  où  se  donnent 
parfois  des  sérénades,  où  se  tiennent  des  concerts, 
où  se  pratiquent  toutes  sortes  d'honnêtes  galan- 
teries^... »  La  Saône  coule  tout  auprès;  «  on  la 
passe,  nous  dira  Mme  du  Noyer  un  peu  plus  tard, 
sur  un  grand  pont  de  bois  où  il  y  a  des  bancs  des 
deux  côtés ,  sur  lequel  on  va  le  soir  respirer  au 
frais...  » 

Enfin  il  est  un  trait  que  le  Dictionnaire  de  Somaize 
marque  infiniment  moins,  pour  les  cercles  précieux 
de  Paris  ou  d'ailleurs,  que  pour  celui-ci;  il  nous  est 

1.  Voir  à  ce  sujet  Brouchoud,  les  Origines  du  théâtre  de  Lyon. 
Lyon,  1865;  Aug.  Bleton,  Molière  à  Lyon  (Revue  du  Lyonnais,  1900, 
5"  série,  t.  XXX,  p.  315);  L.  de  Combes,  Molière  à  Lyon  (Nouvelles 
littéraires  de  Lyon,  25  mars,  1  et  8  avril  1906).  Mademoiselle  note 
dans  ses  Mémoires  (éd.  Ghéruel,  t.  III,  p.  328)  :  «  Nous  étions 
dans  une  tribune  où  l'on  entrait  par  chez  M.  le  maréchal  de  Vil- 
leroy.  »  Ailleurs  (p.  317)  <>  on  dansa  sur  un  grand  théâtre  fort 
bien  éclairé.  » 

2.  Chappuzeau,  ouv.  cité,  p.  16. 


LA   SOCIÉTÉ   PRÉCIEUSE    DE   LYON   AU    XVI^    SIÈCLE.       45 

assez  facile  à  ce  sujet  de  compléter  notre  chroni- 
queur. Le  [)loin  air,  la  nature  ou  du  moins  la  maison 
des  champs  jouent  ici  un  rôle  qu'il  n'est  pas  surpre- 
nant de  leur  voir  attribuer  par  cette  haute  bour- 
geoisie lyonnaise.  Il  est  inutile  de  rappeler  les  goûts 
de  Camille  de  Neufville,  dont  Texistence  en  partie 
double  comportait  de  fréquents  séjours  sur  les  rives 
do  la  Saône  qu'il  aimait,  dans  cette  villa  de  Vimy  qui 
lui  dut  ses  embellissements  '  et  où  il  était  naturel 
qu'un  prélat  hospitalier  reçût  une  société  qui  lui  tenait 
de  si  près.  «  Les  plus  belles  terres  du  pays,  notait 
Mademoiselle,  sont  possédées  par  les  officiers  du  Par- 
lement et  du  présidial  de  Lyon-  ».  M.  de  Robbio 
possède  plusieurs  maisons  de  campagne.  C'est  à  Th. 
de  Moulceau  qu'appartiennent  les  résidences  de  Gri- 
gny  et  de  Millery,  avec  les  vignes  (jui  produisent  le 
crû  réputé  de  la  Gallée^.  M.  Blauf  «  tient  un  équipage 
de  chasse  digne  d'un  prince  et  reçoit  admirablement 
bien  tous  ceux  qui  le  vont  voir,  soit  à  sa  maison  de 
ville  soit  à  celle  de  campagne  ».  Les  Ponsaimpierre 
sont  devenus  acquéreurs  —  non  sans  difficultés  —  de 
la  terre  du  Perron  *.  Le  château  de  la  Duchère  à 
Vaise,  avec  ses  belles  terrasses  et  sa  galerie  de 
tableaux,  appartient  jusqu'en   1652  à  la  famille  de 

1.  Guichenon,  ouv.  cité;  le  poème  latin  de  Jean  de  Bussières, 
Vimiacum  villa,  Lugdunum,  1601,  célèbre  la  résidence  de  Vimy, 
qui  va  devenir  Neuville  (aussi  dans  les  Misccllanea  poelica, 
2*  partie).  Cf.  la  Helalion  d'un  voyage  de  Paris  à  Lyon  en  //>.^i2, 
dans  le  Kecueil  de  Scrcy,  analysée  par  Péricaud,  Notes  et  Docu- 
ments, année  1652  :  «  Ce  lieu  de  plaisance  est  celui  de  tous  les 
honoètea  gens,  parce  que,  avec  ce  caractère,  chacun  y  est  le 
bienvenu,  et  c'est  le  billet  qu'il  faut  pour  y  rentrer.  » 

2.  Mémoires,  éd.  Ghéruel,  t.  III,  p.  339. 

3.  E.  Vial,  Un  Noël  en  patois  lyonnais.  Rev.  d'hist.  de  Lyon,  1909, 
p.  462,  note  6. 

4.  Archives  hospitalières,  séries  F,  p.  29. 


46  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Nérestang,  pour  passer  ensuite  à  celle  des  Gueston  '. 
La  famille  Prost  occupe  le  château  de  Grangeblanche  ^. 
Enfin  Jean- Antoine  Manlich,  le  père  de  «  Melianus  » 
et  de  «  Meliane  »,  a  été  chargé  par  ses  beàux-frères 
Herwarth,  dès  1649,  d'administrer  leur  splendide 
propriété  de  Moncorin  à  ïrigay,  «  lieu  incomparable, 
écrit  Sorbière  après  sa  visite,  avec  sa  vue  vers  les 
quatre  coins  de  l'horizon...  Il  n'y  a  point  d'allée  où  je 
ne  sois  retourné,  après  lui  avoir  dit  adieu.  Les 
deux  bois  ont  tellement  partagé  leurs  avantages  que 
j'ai  laissé  indécise  la  question,  lequel  des  deux  est  le 
plus  agréable?  ^  »  Il  est  certain  que  dans  ces  aimables 
résidences  d'été,  pour  lesquelles  ils  quittaient  leurs 
maisons  de  la  rue  du  Bœuf  ou  du  quartier  d'Ainay, 
les  précieux  de  Lyon,  beaucoup  plus  que  ceux  du 
Marais  ou  de  l'Ile  de  la  Cité,  pouvaient  donner  aux 
groupes  et  aux  devis  un  cadre  qui  rappelait  les  ori- 
gines mêmes  de  cette  forme  de  sociabilité,  les  grands 
arbres  de  Ferrare  ou  la  villa  proche  de  Florence  où  se 
réfugièrent,  durant  la  peste,  les  sept  dames  et  les 
trois  jeunes  hommes  dont  les  récits  composent  le 
Décaméron... 


Assurément,  leur  liLLéralure  avail  plus  de  relief  et 
de  force  que  celle  de  nos  précieux  lyonnais.  Les 
œuvres  poétiques  de  Françoise  Pascal,  les  pièces  limi- 
naires de  ses  recueils,  hommages  et  louanges  de  ses 

1.  Paul  de  Varax,  Notice  sur  le  château  de  la  Duchêre.  Rev.  du 
Lyonnais,  1872,  3"  série,  t.  XIV,  p.  351. 

2.  L.  Niepce,  Les  environs  de  Vile-Barbe.  Lyon,  1892,  p.  120. 

3.  Sorbière,  Lettres  et  Discours  sur  diverses  matières  curieuses. 
Paris,  1660,  p.  354. 


LA   SOCIETl':   PRECIEUSE   DE  LYON   AU    XVII"   SIECLE.      47 

admirateurs,  les  harangues  prononcées,  quelque  jour 
solennel,  par  les  plus  diserts  de  ces  niagistrals  amis 
des  belles-lettres,  peuvent  nous  donner  la  mesure  du 
goût  dominant  de  ce  groupe  tout  entier.  Des  survi- 
vances de  VAslrée,  des  tragi-comédies  avec  un  arrière- 
plan  pastoral  et  merveilleux,  des  comédies  de  situation 
plutôt  que  de  caractère,  un  lyrisme  d'un  badinage 
marotiquc 

Vous  pourrez  la  nommer  Françoise 
Puisqu'elle  n'est  jamais  à  l'aise 
Que  parmi  les  feux  et  les  dards... 

ou  bien  un  pétrarquisme  doucereux,  que  rompt  par 
instants  la  véhémence  contenue  d'une  confidence 
personnelle 

Soucis,  chagrins,  ennuis!  retirez-vous  de  moi... 

Quand  vous  me  poursuiviez  sans  me  dire  pourquoi, 
Je  n'aimais  que  la  nuit,  et  fuyais  les  lumières, 
Pour  mieux  m'entretenir  de  fâcheuses  chimères 
Où  mes  tristes  esprits  se  donnaient  à  l'elTroi... 

—  telle  est  la  direction  que  gardent  ces  beaux  esprits 
de  province  ^  :  et  c'est,  à  cette  époque,  avec  une  légère 
avance  de  Paris,  celle  de  tout  le  public  français. 
Certes,  on  donnerait  ici  pJus  de  suffrages  au  sonnet 
d'Oronte  qu'à  la  «  vieille  chanson  »  préférée  par 
Alceste.  Mais  absolument  rien  n'autorise  à  croire  que 
les  petites  mignardises  qui  sont  devenues  légendaires, 
le  parler  gras  et  les  propos  biscornus  des  «  précieuses 
de  campagne  »  qui  ne  visent  qu'à  singer  Paris,  fus- 
sent de  règle  dans  ces  réunions.  Il  est  peu  vraisem- 

1.  Une  nuance  plus  lihertine  et  gauloise  semble  caractériser 
vers  le  même  temps  la  société  polie  de  Grenohle.  Cf.  E.  Houx, 
les  Précieusex  à  Grimobb;  au  XVH°  siècle  (Bull,  de  la  Soc.  dauiiltiiwise 
d'clhmlogiv,   19(Jl,  t.  Vlll,  p.  133. 


48  ÉTUDES   d'histoire   LITTÉRAIRE. 

blable  que  les  officiers  de  judicature  et  de  finance  qui 
dominent  ici,  gens  du  monde  avant  tout,  se  plaisent 
aux  tortillements  et  aux  périphrases  qu'une  certaine 
préciosité  aurait  mis  à  la  mode;  Françoise  Pascal 
revendique  assez  hardiment,  dans  la  préface  de  son 
Sésotris,  le  droit  au  provincialisme  dans  la  langue. 
La  lettre  qu'elle  écrit  de  Paris  à  sa  sœur,  après  son 
installation  dans  la  capitale,  n'a  rien  de  contourné  : 
Barbin  l'imprime,  dans  le  Commerce  du  Parnasse,  avec 
un  certain  nombre  de  pièces  en  vers  et  en  prose  qui 
peuvent  fournir  la  moyenne  des  artifices  littéraires 
chers  à  des  gens  soucieux  de  réagir  contre  la  vulgarité 
courante.  C'est  plutôt  chez  les  pédants  qui  tournent 
autour  de  ces  groupes  que  sévit  la  préciosité  ridi- 
cule :  témoin  ce  Lyonnais,  Guillaume  Coppier,  qui 
dédie  en  1663  à  Mme  Louise  Croppet  ses  Essais  et 
définitions  de  mots,  et  qui  y  découvre  que  «  les  afflic- 
tions sont  les  soufflets  dont  nos  âmes  sont  allumées 
à  la  vertu...  » 

Il  faut  noter,  à  ce  propos,  que  le  cercle  précieux, 
d'accord  avec  l'esprit  de  tout  ce  mouvement,  semble 
se  garder  de  tout  contact  avec  l'érudition  caracté- 
risée. «  Il  n'y  entre  personne,  dit  Furetière  à  propos 
des  vrais  «  réduits  »,  qui  portât  la  livrée  de  pédante- 
rie »  ;  et  aucun  de  ceux  qui,  à  cette  époque,  représen- 
tent à  Lyon  la  science  livresque,  les  Monconys,  les 
Spon,  les  ecclésiastiques  érudits,  ne  paraît  avoir  eu 
accès  dans  ce  groupe,  assez  accueillant  d'ailleurs  pour 
admettre  à  la  fois  des  religieuses  et  des  réformés  \  A 
l'autre  extrémité  des  professions  trop  «  spéciales  », 

1.  L'inquiétante  Confrérie  du  Saint-Sacrement,  par  plusieurs 
de  ses  adhérents,  M.  Du  Faisan,  des  membres  des  familles  Cotton, 
Palerne,  a  d'ailleurs  déjà  des  ramifications  dans  ce  monde  (com- 
munication de  M.  Guigue). 


LA    SOCŒTÉ    PRÉCIEUSE   DE   LYON   AU    XVIl'^    SIECLE.      49 

la  rudesse  de  manières  des  gens  d'épée  a  loiil  Tair 
d'inspirer,  elle  aussi,  quelque  défiance;  c'est  une  his- 
toire amusante  que  la  confusion  d'un  g'uerrier  qui  a  eu 
querelle  avec  Mlle  Monrozat,  et  qui,  «  ne  sachant  pas 
comme  il  faut  se   gouverner  avec  le  sexe,  lui  dit, 
comme  s'il  eût  parlé  à  quelcjue  brave,  que,  puisqu'elle 
connaissait  tant  de  personnes  de  sa  profession,  elle  en 
exposât  un  pour  la  venger;  mais  elle  lui  répondit, 
en  raillant  avec  beaucoup  d'esprit,  qu'elle  n'avait  que 
faire  de  hasarder  ses  amis;  qu'elle  était  seule  capable 
de  lui  faire  peur,  et  qu'elle  n'avait  besoin  que  de  sa 
quenouille  pour  le  bien  battre  '  » .  Un  certain  féminisme 
avant  la  lettre  se  trouve  d'accord  avec  la  défiance 
inspirée  par  tout  ce  qui  sentait  de  trop  près  la  solda- 
tesque ou  la  cuistrerie,  pour  consigner  à  la  porte 
tous  les  hommes  qui  ne  savent  pas  se  muer  au  moins 
en  «  honnêtes  gens  »  le  moment  venu. 

Surtout  —  et  c'est  là  ce  qui  importe  au  point  de 
vue  de  l'histoire  générale  des  sociétés  précieuses  — 
nous  sommes  singulièrement  éloignés,  pour  ce  qui 
est  de  la  condition  moyenne  de  ces  Lyonnais,  des 
«  pecques  provinciales  »  immortalisées  par  Molière, 
Mascarille  et  Jodelet  ne  sauraient  se  glisser  dans  un 
monde  recruté  {)armi  cette  oligarchie  bourgeoise, 
parmi  ces  familles  consulaires  qui  faisaient'dans  Lyon 
ligure  de  noblesse  et  qui,  les  unes  après  les  autres, 
déclaraient  <(  dorénavant  vivre  noblement  ».  Des 
parents  ou  des  clients  immédiats  des  Villeroy,  ces 
podestats  de  Lyon,  des  chanoines-comtes  de  la  prima- 
tiale  de  Saint-Jean  n'auraient  garde  de  se  commettre 

1.  Cf.  une  répartie  aiialog-ue  dans  l'ouvrage  qui  a  servi  de 
bréviaire  initial  à  la  société  polie,  le  Courtisan  de  13.  Caslifrlione, 
livre  1",  où  T  •  incivilité  ■■  de  la  caste  guerrière  est  pareillement 
tancée. 


f)0  ÉTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

avec  de  semblables  fantoches.  Et  le  frère  d'un  cor- 
respondant très  cher  de  Mme  de  Sévigné,  les  cousins 
d'un  protecteur  obstiné  de  La  Fontaine  ne  sauraient 
être  les  porte-paroles  d'une  littérature  grotesque  et, 
de  propos  délibéré,  tarabiscotée  et  artificielle. 

Molière  remarque  dans  la  préface  des  Précieuses 
ridicules  «  que  les  plus  excellentes  choses  sont  sujettes 
à  être  copiées  par  de  mauvais  singes,  qui  méritent 
d'être  bernés  ;  que  ces  vicieuses  imitations  de  ce  qu'il 
y  a  de  plus  parfait  ont  été  de  tout  temps  la  matière  de 
la  Comédie  ».  F.  Brunetière  veut,  au  contraire*,  que 
cette  cinglante  petite  pièce  s'en  soit  pris  à  «  toutes  les 
précieuses  de  Paris  ou  de  la  province,  les  illustres 
comme  les  ridicules,  à  fond  et  indistinctement  »  :  véri- 
fication faite,  il  semble  préférable  de  croire  à  la  sin- 
cérité de  Molière  et  d'admettre  que  la  contrefaçon  ridi- 
cule, avec  ses  affectations  de  langage  et  de  manière, 
fut  vraiment  le  fait  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  le 
second  ban  de  la  préciosité,  le  premier  ayant  simple- 
ment commencé  à  constituer  le  type  de  sociabilité 
—  curiosité  des  œuvres  littéraires  actuelles,  admission 
des  femmes  au  jugement  des  choses  de  l'esprit,  exclu- 
sion de  tout  ce  qui  sentait  sa  spécialité  —  qui  a  été 
une  des  caractéristiques  de  la  civilisation  française. 

1.  La  Société  précieuse  au  XVIP  siècle.  {Revue  des  Deux-Mondes  du 
15  avril  1882  et  Nouvelles  Études  critiques,  t.  I.) 


LES   THÉORIES   DE    LAVATER 
DANS    LA  LITTÉRATURE   FRANÇAISE 


Aussi  vieille,  sans  doute,  et  aussi  éternelle  que  la 
curiosité  humaine  et  que  le  désir  de  déchiffrer  les 
âmes  et  les  destinées  sur  les  simples  apparences 
physiques,  la  science  des  visages  semble  émerger 
épisodiquement  de  Tempirisme  des  tireurs  d'horo- 
scopes et  des  aventuriers,  de  l'intuition  courante  des 
bonnes  gens,  pour  gagner  les  régions  de  la  science  et 
de  la  littérature.  La  Renaissance  italienne,  merveil- 
leusement avisée,  avec  un  Alberli  ou  un  Léonard  de 
Vinci,  des  mystérieuses  correspondances  du  physique 
et  du  moral,  tente  de  mettre  en  forme,  dans  les  écrits 
d'Équicola  et  de  Délia  Porta,  ses  impressions,  ses 
secrets  ou  ses  subtiles  déductions  :  mais  il  ne  reste 
bientôt,  de  cet  effort  qu'il  serait  aisé  de  rattacher 
à  la  fois  à  la  notion  de  Tunité  du  monde  et  à  la  résur- 
rection enthousiaste  de  l'individualisme,  que  des 
curiosités  éparses  chez  les  érudits,  une  défiance  assez 
générale  à  l'endroit  d'une  science  prétendue  que  des 
aigrefins,  communément  italiens,  ne  se  lassent  pas 
d'exploiter.  Montaigne  estime  que  «  c'est  une  faible 
garantie  que  la  raine  »,  mais  qu'il  y  a  néanmoins 


52  ETUDES    D  flISTOIRE   LITTERAIRE. 

«  quelque  art  à  distinguer  les  visages  débonnaires 
des  niais;  les  sévères,  des  rudes;  les  malicieux,  des 
chagrins;  les  dédaigneux,  des  mélancoliques,  et 
telles  autres  qualités  voisines...  d'en  pronostiquer  les 
aventures  futures,  ce  sont  matières  que  je  laisse 
indécises'.  »  C'est  cependant  Fauteur  des  Essais  que 
cite,  à  un  siècle  de  là,  l'auteur  d'une  Défense  de  la 
physionomie'^  :  «  Science  conjecturale  »  assurément, 
mais  qui  renferme  sa  très  grosse  part  de  probabilités. 
Seulement  «  il  n'appartient  pas  à  tout  le  monde  d'être 
physionomiste.  L'art  et  l'étude  y  ont  peu  de  part. 
C'est  un  enthousiasme  divin  qui,  à  l'aspect  d'une 
personne,  fait  découvrir  les  plus  secrets  mouvements 
de  son  âme.  » 

A  cette  apologie  de  1'  «  enthousiasme  divin  »  néces- 
saire au  physionomiste,  ne  répond  en  général  que  le 
dédain,  ou  que  la  simple  constatation  des  indices  qui 
n'échapperont  jamais  à  un  œil  exercé.  «  Il  n'est  rien 
de  plus  trompeur  que  la  physionomie,  écrit  Vigneul- 
Marville,  et  ceux  qui  prétendent  avoir  l'art  de  con- 
naître l'esprit  et  les  mœurs  des  personnes  par  les 
traits  de  leurs  visages,  se  trompent  souvent  eux- 
mêmes,  et  ceux  qui  les  croient.  Quelque  chose  qu'on 
puisse  dire,  il  n'y  a  point  de  règles  certaines  de  cet 
art^.  »  Ch.  Perrault  se  contente  d'admettre  que  le 
visage  humain  offre  à  l'ingéniosité  divinatrice  deux 
sortes  distinctes  de  caractères  physionomiques,  dont 
les  premiers  seuls  pourraient  révéler  le  tréfonds  de 
l'être  :  les  «  traits  »,  qui  sont  donnés,  fondamentaux 
et  innés  chez  chacun,  et  les  «  mouvements  »,qui  sont 

1.  Essais,  livre  III,  ch.  xii  :  De  la  physionomie. 

2.  La  Fèvrerie  dans  le  Mercure  galant  de  février  1702,  p.  8. 

3.  Vigneul-Marville,  Mélanges   d'histoire  et  de  littérature,  t.  II, 
p.  435  de  la  i"  édition.  Paris,  1740. 


LES  THÉORIES  DE  LAVATER.  53 

le  résultat  de  causes  multiples  et  qu'on  aurait  sans 
doute  grand  tort  d'interpréter  comme  des  «  signa- 
tures astrales  '  ».  Leljrun  recommande  surtout,  aux 
artistes,  l'étude  de  l'expression,  de  sa  concordance 
avec  les  sentiments.  Un  observateur  de  profession 
comme  La  Bruyère  s'en  tiendrait,  vers  le  même 
temps,  à  la  simple  pénétration  intuitive  :  «  Il  n'y  a 
rien  de  si  délié,  de  si  simple,  et  de  si  imperceptible, 
où  il  n'entre  des  manières  qui  nous  décèlent"...  » 

Défiance  d'esprits  amoureux  d'évidence,  à  l'égard 
d'une  science  incertaine  au  premier  chef,  aussi  peu 
ferme  dans  ses  principes  que  dans  ses  vérifications? 
Répugnance  d'une  époque  très  confiante  dans  la 
puissance  de  l'éducation,  de  la  culture,  de  la  vie  de 
société  pour  des  conjectures  qui  risquent  d'attribuer 
à  la  fatalité  du  sang  une  part  indiscrète  dans  la  déter- 
mination de  l'être  humain?  11  est  évident,  en  tout 
cas  (à  part  une  vogue  très  notable  du  «  merveil- 
leux »  de  tout  genre  aux  environs  de  1700),  que  les 
temps  ne  sont  guère  favorables  à  des  spéculations 
fort  poussées  en  cette  matière.  Ils  ne  le  sont  guère 
plus  à  un  emploi  conscient  des  données  physiono- 
miques  dans  le  roman  —  le  genre  littéraire  le  plus 
susceptible  cependant,  par  sa  forme  môme,  d'établir 
des  correspondances  systématiques  entre. la  psycho- 
logie, la  conduite,  la  destinée  de  ses  personnages  et 
leur  signalement  extérieur. 

On  ne  trouve  pas,  en  effet,  en  parcourant  la  galerie 
de  portraits  qu'offrent  les  personnages  de  l'ancien 
loman,  beaucoup  de  physionomies  qui  soient  l'indice 

1.  Ch.  Perrault,  Parallèle  des  anciens  et  des  modernes,  t.  IV,  p.  62. 

2.  La  Bruyère,  Du  mérite  personnel,  t.  I,  p.  12(5  de  l'éd.  Jouaust. 
La  suite  de  la  pensée  de  l'auteur  des  Caractères  anoonce  ù  sa 
manière  la  théorie  de  la  démarche. 


54  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

et  le  reflet  matériel  d'une  disposition  intérieure.  Le 
souci  de  fixer  par  des  mots  les  particularités  d'un 
visage  inspire  bien,  vers  1660,  toute  une  mode  qui 
tente  de  rivaliser  avec  l'art  des  maîtres  hollandais, 
des  Philippe  de  Champaigne  et  des  Petitot  :  mais 
cette  curiosité  passe  dans  les  collections  de  «  por- 
traits »  et  dans  les  jeux  d'esprit  des  salons  %  sans 
guère  toucher  les  procédés  des  romanciers.  Elle  a  en 
effet  à  lutter,  dans  ce  domaine,  avec  la  manie  de 
la  description  métaphorique ,  puis  avec  l'idéalisme 
simplificateur  ot  abstrait  du  classicisme  :  Mandane 
du  Grand  Cyriis  aura  «  le  teint  si  éclatant,  si  lustré, 
si  uni  et  si  vermeil,  que  la  fraîcheur  et  la  beauté  des 
plus  rares  fleurs  du  printemps  n'en  saurait  donner 
qu'une  idée  imparfaite  »  ;  la  princesse  de  Clèves 
restera  blonde  et  w  blanche  » ,  et  Valincourt  raillera  son 
futur  mari  de  juger  de  son  caractère  sur  ces  simples 
apparences.  Le  réalisme  dans  le  roman,  toujours 
volontiers  burlesque,  ne  fera  guère  état,  de  son  côté, 
que  des  verrues  et  des  déformations  de  ses  person- 
nages. Et  l'on  ne  peut  guère  citer  que  dans  les  romans 
de  Des  Challes  des  signalements  circonstanciés  où 
s'affirme  une  véritable  corrélation  entre  certains  traits 
physiques  et  des  dispositions  morales;  témoin  ce 
portrait  d'une  jeune  fille-  qui  fait  prévoir  «  la  femme 
qu'on  n'épouse  pas  »  de  Dumas  fils  :  «  Elle  était  d'une 
taille  moyenne,  la  peau  un  peu  brune  et  rude,  la 
bouche  un  peu  grosse  ;  mais  on  lui  pardonnait  ce 
défaut  en  faveur  de  ses  dents  qu'elle  avait  admi- 
rables, les  yeux  bruns  et  étincelants;  un  peu  maigre 

1.  CL  les  Recueils  des  portraits  et  éloges  publiés  chez  Sercy  en  1668 
et  le  Recueil  Conrart. 

2.  Cf.  Max  Freiherr  von  Waldberg,  Der  empjindsame  Roman  in 
Frankreich.  1.  Strassburg-Berlin,  1906,  p.  412. 


LES  THEORIES  DE  LAVATER.  SS 

et  un  pou  veine,  et  toujours  jxlle;  tous  sig-nes   qui 
montraient  son  penchant  aux  plaisirs  de  l'amour». 

Mais  déjà,  avec  ces  romans  d'un  homme  qui  semble 
sôtre  frayô  très  consciemment  sa  voie  indépendante 
entre  la  «  stylisation  »  classique  et  la  sentimentalité 
des  auteurs  féminins,  nous  sommes  au  début  du 
xviii''  siècle.  II  semble  qu'il  faille  enjamber  la  plus 
grande  partie  de  ce  temps  pour  trouver  de  nouveau 
une  diffusion  réelle  d'idées  physiognomoniques.  Car 
aux  yeux  de  la  plupart  des  romanciers  de  l'Age 
intermédiaire,  mémo  réalistes,  mémo  attentifs  à 
lous  les  remous  de  la  vie  de  l'âme,  c'est  V expres- 
sion qui  importe.  Pour  Marivaux,  pour  l'abbé 
Prévost  ',  les  «  jeux  de  physionomie  »,  la  «  tournure 
de  mine  »,  —  toute  la  «  dynamique  »,  si  l'on  peut 
dire,  des  manifestations  psychiques  —  font  tort  à  une 
'<  statique  »  plus  secrète  qui  pourrait  s'inscrire  dans 
les  traits  du  visage  au  repos. 


Les  controverses  touchant  la  légitimité  de  la  phy- 
sionomie se  poursuivent  cependant,  entre  théoriciens 
que  Ihistoire  naturelle,  la  pédagogie,  l'esthétique, 
peuvent  placer  en  face  de  ces  questions.  Mais,  là 
encore,  on  accorde  plus,  en  général,  au  résultat  de 
la  vie  sociah;  ou  aux  manifestations  dont  elle  est  le 
puini  de  départ,  qu'à  la  donnée  primordiale  de  la 
Miiliirc  et  à  la  première  mise,  en  quelque  sorte,  que 
riioniiui'   apporte   avec    lui.    Rousseau   en    vent  au 

1.  (^r.  le  Paysan  parvenu  de  Marivnuv  :  ■■  je  n(î  sais  quoi  de  franc 
dans  ma  physionomie  »  ;  .  l'd-il  vif  (pji  anmini.ail  un  peu  d'es- 
prit ol  qui  ne  mentait  pas  tolaleincnt.  ■> 


S6  ETUDES   J)  FIISTOIRE    LITTERAIRE. 

«  maséfue  »  de  Fliommo  du  monde  de  lui  cacher 
l'indice  du  vrai  moi;  il  admet  d'ailleurs  une  com- 
binaison de  signes  primitifs  et  de  signes  acquis  dans 
toute  physionomie.  «  On  croit,  dit-il  au  livre  IV  de 
VÉmile,  qu'elle  n'est  qu'un  simple  développement  de 
traits  déjà  marqués  par  la  nature.  Pour  moi,  je 
penserais  qu'outre  ce  développement,  les  traits  du 
visage  d'un  homme  viennent  insensiblement  à  se 
former  et  prendre  de  la  physionomie  par  l'impression 
fréquente  et  habituelle  de  certaines  affections  de 
l'âme.  Ces  affections  se  marquent  sur  le  visage, 
rien  n'est  plus  certain;  et  quand  elles  tournent  en 
habitude,  elles  y  doivent  laisser  des  impressions 
durables...  »  D'ailleurs,  Rousseau  ne  croit  pas  à  la 
possibilité  de  fonder  une  étude  sérieuse  de  ces 
indices.  «  Voilà  comment,  continue-t-il,  je  conçois 
que  la  physionomie  annonce  le  caractère,  et  qu'on 
peut  quelquefois  juger  de  l'un  par  l'autre,  sans  aller 
chercher  des  explications  mystérieuses  qui  supposent  i 
des  connaissances  que  nous  n'avons  pas.  » 

BufFon,  qui  examine  de  si  près  les  nuances  des 
yeux  et  la  plantation  des  cheveux,  s'en  tient  néan- 
moins, lui  aussi,  aux  indices  fournis  par  les  traits 
«  en  mouvement  ».  «  Lorsque  l'âme  est  agitée,  la  face 
humaine  devient  un  tableau  vivant,  où  les  passions  sont 
rendues  avec  autant  de  délicatesse  que  d'énergie,  où 
chaque  mouvement  de  l'âme  est  exprimé  par  un  trait*  » . 

A  plus  forte  raison  les  «  signes  pathétiques  », 
au  détriment  du  possible  témoignage  des  traits  au 
repos,  enchanteront-ils,  en  plein  xviii^  siècle,  les 
amis  de  Vexpression,  ceux  qui,  avec  Diderot,  s'ima- 
ginent qu'en  peinture,  au  théâtre,  comme  dans  l'état 

i.  De  Vhomme,  §  VII. 


LES   THEORIES    DE   LAVATER.  57 

Spontané  de  riiumanité,  toutes  les  impressions,  les 
états  d'ame,  les  émotions  doivent  s'accompagner 
d'une  sorte  de  signalement  presque  immuable  :  la 
vie  de  société  en  atténue  l'énergie,  et  il  convient  que 
lart  en  retrouve  le  dessin  efficace  et  la  valeur  com- 
municative.  Parmi  tant  de  bras  ouverts  à  des  enfants 
prodigues,  de  larmes  suspendues  à  des  cils  éplorés 
de  veuves  et  de  mères,  parmi  tant  de  poings  serrés, 
de  fronts  barrés  de  rides  ou  de  lèvres  soulevées  par 
un  pli  amer,  il  n'y  a  guère  de  place,  dans  la  litté- 
rature, pour  des  indications  d'un  autre  genre,  qui 
laisseraient  se  manifester  cette  «  nature  primitive  de 
l'homme  »  dont  la  fin  du  xviii''  siècle  aura  bientôt  la 
hantise,  ou  qui,  en  tout  cas,  rattacheraient  les  appa- 
rences extérieures  de  l'individu  à  quelques  disposi- 
tions fondamentales. 

Même  les  survivances  théoriques,  en  matière  de 
physionomie,  restent  dédaignées.  L'Année  lilléraire, 
en  1760,  raille  les  Lellres  philosophiques  sur  les  phy- 
sionomies de  l'abbé  Pernetti,  qui  avaient  eu  un 
succès  de  curiosité;  l'Académie  de  Berlin,  en  1769, 
s'occupe  de  la  question  sans  adhérer  aux  conclusions 
de  cet  ecclésiastique  ^  Il  fera  pourtant  figure  de 
précurseur  2,  lorsqu'un  enthousiasme  quasi-européen 
saluera  les  travaux  du  pasteur  zurichois  qui  va  être 
pour  longtemps  l'apôtre  d'une  science  singulièrement 
séduisante,  à  la  fois  enrichissement  de  la  connaissance 
de  Ihomme,  semblc-t-il,  et  vue  générale  sur  Thar- 
monie  de  la  création. 


i.  Histoire  de  r Académie  de  Berlin,  année  17G9,  p.  437. 

2.  Son  cousin  Peniotli  onlnaient  le  :)()  septembro  I7.SG  le  libraire 
Hoyoz  d'une  fusion  possil>le  do  divers  ouvraf^es  (dont  ceux  de 
l'abbé)  avec  le  livre  de  Lavater.  Bibl.  municipale  de  Lyon,  fonds 
Costc,  n"  16  003. 


58  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE, 


La  France  entretenait  avec  la  Suisse  des  relations 
trop  anciennes  et  trop  étroites^  pour  ignorer  long- 
temps cette  synthèse  oîi  Lavater  entreprit  de  systéma- 
tiser des  vues  contestables,  de  vieilles  notions 
empiriques,  et  tout  un  détail  de  remarques  et  de 
conjectures  qui  trahissent  tantôt  une  faculté  d'ob- 
servation très  aiguë,  tantôt  la  fausse  naïveté  d'un 
demi-savant  qui  finit  par  être  dupe  de  lui-même 
et  par  ne  plus  bien  distinguer  entre  des  vérités 
acquises  et  des  hypothèses  invérifiables.  A  tout 
cela  s'ajoutaient  une  onction  de  vicaire  savoyard  ? 
qui  ne  fut  pas  le  moindre  de  ses  moyens  de  séduc- 
tion, et  une  admiration  enthousiaste  pour  les  voies 
de  la  Providence,  telles  que  les  révélaient  les  mysté- 
rieuses concordances  qu'il  se  tiattait  de  pénétrer  : 
et  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'une  génération  élevée 
dans  le  culte  des  «  âmes  sensibles  »  fut  souvent 
tentée  de  révérer  en  lui  «  le  fils  qu'aurait  eu  Fénélon, 
s'il  n'avait  été  un  saint  prélat  ».  En  cinq  fois,  de  1772 
à  1778,  Lavater  publia  le  résultat  de  ses  observations. 
De  bonne  heure,  le  charme  opéra  en  France.  Un  des 
intermédiaires  les  plus  efficaces  entre  le  pasteur  zuri- 
chois et  le  public  français  fut  le  poète  alsacien 
Pfeffel,  qui  dirigeait  à  Colmar  une  Académie  militaire 
et  recevait,  dans  ce  carrefour  de  rEuropcque  n'a  pas 
cessé  d'être  l'Alsace,  les  visiteurs  les  plus  divers  : 
Lavater  et  les  jeunes  écrivains  allemands  du  Siurm 
iind  Drang,  Seb.  Mercier  et  Cagliostro,  Grimm   et 


1.  D.  Mornet,  Le  sentiment  de  la  nature  en  France  de  J.-J.  Rous- 
seau à  B.  de  Saint-Pierre.  Paris,  1907,  p.  55. 


LES  THEORIES  DR  LAVATER.  59 

Alfieri,  de  Pange  et  l'abbé  Grégoire  figurent  parmi 
les  hôtes  successifs  de  la  maison  \  C'est  là  que  le 
jeune  Custiue,  élève  de  l'Académie,  va  se  prendre 
crenlhousiasme  pour  Lavater  :  «  sa  ferveur  était  si 
grande  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  l'exprimer  dans 
une  lettre.  Une  réponse  de  Lavater  fit  au  jeune  comte 
une  joie  infinie"-  ». 

Plus  encore,  en  eiret,  que  la  lettre  imprimée  et  les 
vignettes  gravées  de  ses  ouvrages,  l'ascendant  per- 
sonnel du  prédicateur  philanthrope,  le  déconcertant 
mélange  de  religion,  d'ingénuité  et  de  rouerie  dont 
témoignait  sa  conversation,  semblent  avoir  exercé 
une  action  singulière  sur  les  esprits.  Lavater  est  avec 
Gessner,  et  en  attendant  KIopstock  à  Hambourg  et 
Gœthe  à  Weimar,  le  premier  écrivain  de  langue 
allemande  qui  ait  trouvé  chez  des  Français  une 
admiration  sympathique,  due  a  des  particularités  de 
manières  et  d'esprit  où  l'âge  antérieur  aurait  vu  des 
bizarreries  et  des  ridicules,  et  où  cette  génération-ci 
trouve  de  touchantes  nouveautés. 

Une  visite  à  Lavater,  avec  une  consultation  physio- 
nomique  s'il  est  possible,  fait  partie  des  rites  obligés 
d'un  voyage  en  Suisse.  Dès  1777,  Ramond  de  Carbon- 
nières  s'enflamme  à  son  voisinage.  «  J'ai  vu  sans 
émotion  plusieurs  hommes  célèbres,  je  n'ai  })oint 
trouvé  dans  leur  commerce  l'espèce  d'enchantement 
(pie  leur  nom  seul  inspire;  Lavater  seul  a  surpassé 
mon  attente...  .le  l'ai  vu  dans  l'intérieur  de  sa  maison, 
au  milieu  de  ses  affaires  comme  dans  ses  délasse- 
ments, partout  je  l'ai  trouvé  simple,  grand,  intéres- 
sant. On  a  beau  critiquer  son  système  et  son  ouvrage, 

1.  G.  K.  PfefTel,  Fremdenbuch,  hrsg.  von  II.  Pfaiinenschmid. 
Colmar,  1892. 

2.  /6k/.,  p.  42. 


60  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

les  doutes  cessent  quand  on  l'entend,  et  l'on  ne  peut 
être  son  ami  sans  devenir  son  disciple*  ».  Le  même 
charme  opère  sur  La  Borde  en  1781.  «  Ceux  qui  ne 
font  que  le  lire  se  rendent  rarement  à  ses  raisons; 
mais  on  dit  que  ceux  qui  l'écoutent  ne  peuvent  résis- 
ter au  charme  impérieux  de  sa  brûlante  éloquence  ;  il 
prouve,  ou  paraît  prouver  tout  ce  qu'il  avance;  et 
son  air  franc,  grand,  simple,  sérieux,  doux  et  majes- 
tueux inspire  une  si  grande  confiance,  qu'on  n'est 
jamais  tenté  de  former  des  doutes  sur  ce  qu'il  dit  2  ». 
Quant  à  S.  Mercier,  qui  profite  de  son  séjour  forcé 
en  Suisse  pour  aller  voir  à  Zurich  l'enthousiaste 
pasteur  en  1784,  il  reconnaît  en  lui  le  fils  spirituel  de 
Fénelon  et  revient  féru  de  physiognomonie  ^.  Même 
des  visiteurs  moins  disposés  à  l'exaltation  laissent 
agir  cette  influence  d'une  individualité  singulière  ;  le 
baron  de  Frénilly,  en  1787,  trouve  que  sa  personne, 
sa  voix,  sa  conversation  respiraient  la  simplicité,  la 
candeur  et  la  vérité  »,  mais  sans  admettre  que  ses 
«  fables  »  aient  plus  qu'un  «  principe  de  vérité  '*.  » 
Hérault  de  Séchelles  et  Saint-Fargeaud,  l'avocat 
Target,  de  Mézy  et  Rolland  de  Chambaudoin,  con- 
seillers au  Parlement  de  Paris,  Grimod  de  la  Reynière 
et  l'abbé  Grégoire  s'honorent  d'être  ses  correspon- 
dants. 

Quant  aux  femmes,  comment  n'auraient-elles  pas 
été  disposées  à  se  soumettre  à  l'enthousiasme  per- 
suasif du  mage  zurichois,  et  à  justifier  du  même  coup, 

1.  Lettres  de  M.  William  Coxe  à  M.  W.  Mebnolh,  sur  Vétat politique, 
civil  et  naturel  de  la  Suisse;  traduites  de  l'anglais  et  augmentées 
des  observations  faites  dans  le  même  pays,  par  le  traducteur. 
Paris,  1781,  p.  126. 

2.  (La  Borde).  Lettres  sur  la  Suisse.  Genève,  1783,  t.  I,  p.  124. 

3.  L.  Béclard,  Séb.  Mercier.  Paris,  1903,  p.  461. 

4.  Souvenirs  du  baron  de  Frénilly,  p.  p.  Ghuquet.  Paris,  1908,  p.  59. 


LES   THEORIES    DE   LAVATEU.  61 

par  son  système,  les  pressentiments  et  les  intuitions 
qui  ont  de  tout  temps  constitué  une  «  physiogno- 
monie  »  féminine  *  ?  Mme  Roland  voit  Lava  ter  à  Zurich 
en  1787  et  reste  en  relation  avec  le  «  célèbre  pasteur, 
connu  par  ses  écrits,  sa  brillante  imagination,  son 
cœur  alîectueux  et  la  pureté  de  ses  mœurs  -  ».  Mme  de 
Genlis,  qui  a  des  «  principes  »  ditîércnts  de  ceux  de 
Lavaler,  en  cette  matière,  et  qui  «  ne  juge  que  par 
Texpression  du  sourire  »,  ne  laisse  pas  de  tirer  vanité 
de  son  interviewa  Mais  la  plus  flatteuse  rencontre 
est  celle  qui  mettra  Mme  de  Cusline,  en  1797  ou  1798, 
en  face  de  Lavater,  devenu  dès  1789  et  redevenu, 
durant  l'émigration,  l'ami  de  sa  mère  Mme  de  Sabran. 
En  l'apercevant,  il  se  tourna  vers  celle-ci  et  s'écria  : 
«  Votre  fdle  est  transparente!  On  lit  à  travers  son 
front!  Jamais  je  n'ai  vu  tant  de  sincérité!*  » 

Les  vicissitudes  de  la  Révolution,  loin  de  diminuer 
la  notoriété  de  ce  voyant  helv^que,  lui  valent  en 
efl'et  la  visite  de  nouveaux  pèlerins.  Le  sage  et  tolé- 
rant ami  de  la  liberté  avait  tenté,  par  l'entremise  de 
Roland,  de  sa  femme  et  dHéraultde  Séchclles,  d'agir 
sur  le  cours  des  événements  et  de  modérer  les 
rigueurs  qui  frappaient  la  maison  royale,  l'aristo- 
cratie, le  clergé  :  effort  inutile,  ({ui  du  moins  laissera 
Lavater  particulièrement  pitoyable  à  l'émigration'. 
On  ne  se  lasse  pas  de  lui  demander  des  consulta- 
tions, même  quand  le  hasard  d'un  voyage  l'amène 
près  des  champs  de  bataille  :  il  tire  en  1791  le  sinistre 


1.  G.    Finsler,   Lavaters   Beziehungen   :u   Paris  in    dcn  Hcvolu- 
tionsjahren  1789-1795.  Zurich,  1808. 

2.  Mme  Roland,  Mémoires  particuliers,  éd.  Daubaii,  p.   177. 
■i.  Souvenirs  de  Féiicie,  p.  91. 

4.  A.  Hardoii.x,  Madame  de  Custine.  Paris,  188S,  p.  126. 

.").  Neuilly,  Souvenirs  et  Correspondance,  Paris,  1805,  p.  201. 


62  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

horoscope  du  comte  Charles  de  Sombreuil  *.  Et  quand 
lui-même  tombe  blessé  à  mort  par  une  main  française, 
le  commandant  de  Tarméc  républicaine  exprime  à  sa 
veuve  les  condoléances  les  plus  pathétiques-. 


Des  relations  personnelles  de  ce  genre,  une  occulte 
action  de  bonne  heure  exercée  sur  les  sectateurs 
français  du  magnétisme  animal  et  du  somnambu- 
lisme, Bergasse  et  Pougens,  Mmes  de  Bourbon  et 
de  Chastené,  une  sympathie  latente  avec  certaines 
intuitions  de  Saint-Martin  lui-même,  «  le  philosophe 
inconnu  »,  avaient  fait  de  Lavater  un  des  inspirateurs 
invisibles  et  lointains  de  Textraordinaire  efferves- 
cence qui  agita  les  esprits  avant  la  Révolution.  Ses 
études  physionomiques,  bien  qu'elles  se  rattachent  à 
ce  côté  de  son  activité  où  le  piétisme  voisine  avec  les 
sciences  magiques,  avaient  malgré  tout  une  allure 
moins  ésotérique.  Dès  1778,  il  s'était  préoccupé  de 
faire  mettre  en  français,  non  l'original  allemand  de 
son  ouvrage,  mais  une  refonte  qu'il  avait  lui-même 
entreprise.  «  Il  y  travaille  d'arrache-pied,  écrit 
Gessner  à  Meister  le  11  octobre;  je  me  demande  ce 
que  les  Français  en  diront  et  s'ils  se  laisseront  jeter 
de  la  poudre  aux  yeux...  »  Et  Meister  répond  le  22  : 
«  Si  la  copie  ressemble  à  l'original,  nous  n'aurons 
guère  pour  lecteurs  que  quelques  convulsion- 
naires  ou  quelques  disciples  échappés  de  l'école  de 
Mme  Guyon.  J'en  suis  fâché,  avec  le  fonds  d'esprit  et 

1.  Souvenirs  et  Fragments  du  marquis  de  Bouille.  Paris,  1908, 
t.  Il,  p.  144. 

2.  Cf.  le  Publiciste,  10  pluviôse  an  IX. 


LES  THEORIES  DE  LAVATEU.  63 

de  génie  qu'on  trouve  dans  ses  quatre  volumes  on 
pourrait  sans  doute  faire  un  ouvrage  assez  intéres- 
sant, mais  comment  se  résoudre  à  chercher  quelques 
vues  ingénieuses,  quelques  observations  pleines  de 
finesse  et  de  tact  dans  un  aussi  énorme  fatras  de 
folies  et  de  platitudes....  ^  » 

Ll'Jssai  sur  la  Phijsiognomonie,  desliné  à  faire 
connaître  r/ionune  et  à  le  faire  aimer,  par  Jean 
Gaspard  Lavaler,  citoyen  de  Zurich  et  ministre  du 
Sain t- fil vangile-,  est  le  résultat  de  ce  labeur,  auquel 
lauleur  associa,  pour  la  rédaction  française,  Mme  de 
la  Fite,  femme  d'un  pasteur  à  La  Haye,  Gaillard  et 
Renfner  :  trois  volumes  luxueusement  édités,  munis 
de  gravures  démonstratives  et  de  déférentes  dédi- 
caces, mais  qui  durent  attendre  jusqu'en  1803  le 
complément  d'un  quatrième  tome,  les  Règles  physio- 
gnomiques,  ou  Observations  sur  quelques  traits  carac- 
téristiques ^.  Or  c'est  à  vrai  dire  ce  volume,  différé 
jusqu'après  la  mort  de  l'auteur,  qui  renfermait  le 
détail  de  la  méthode  de  Lavater,  les  applications 
réellement  pratiques  d'un  système  qui  était  surtout 
justifié,  expliqué,  comparé  dans  les  trois  volumes 
publiés  à  la  date  de  1786. 

Par  là  s'explique  sans  doute  le  vague  où  reste,  à  la 
lin  du  XVIII''  siècle,  l'influence  de  Lavater  en  France. 
11  faut  savoir  l'allemand  pour  aborder,  dans  le  texte 
original,  les  exercices  de  divination  psychologique 
dont  sa  méthode  doit  fournir  la  clef;  ou  bien,  après 
avoir  vu  opérer,  dans  son  logis  zurichois,  «  le  scru- 
tateur de  pensées  »,  on  s'ingénie  h  imaginer  les 
principes  d'après  lesquels  sa  clairvoyance  a  reconnu 

1.  Archiv  de  Hcrrip,  1008,  3-4,  p.  371. 

2.  La  H  ave,  1783-6. 

3.  La  Haye  et  Paris,  an  Xl-iSÛ3. 


64  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

en  Roland  une  «  âme  droite  et  sage  »,  une  nature 
«  bonne  et  fidèle  »  chez  sa  femme,  et,  à  travers  la 
séduction  «  enchantée  »  d'Hérault  de  Séchelies,  un 
caractère  que  l'adoration  des  femmes  et  une  imagi- 
nation trop  inflammable  risquent  de  mènera  sa  perte. 
Cette  manière  tout  intuitive  de  pratiquer  la  physio- 
gnomonie  aboutit  simplement  à  l'enthousiaste  affir- 
mation   des   merveilleuses   correspondances  que  la 
divinité  a  mises  dans  l'âme  et  dans  la  figure  humaines. 
«  O  visage  de  Thomme,  s'écrie  Séb.  Mercier,  ô  miroir 
plus  vrai,  plus  expressif  que  son  geste,  son  discours 
et  même  son  accent,  tu  peux  te  déguiser  quelquefois  ; 
mais  tu  ne  peux  éteindre  ce  rapide  éclair  qui  part  de 
l'âme...  Le  poète  doit  croire  à  la  physionomie  :  tout 
considéré,  elle  est  moins   fautive  que   toute  autre 
apparence.  On  forme  son  langage,  ses  manières,  son 
ton,  son  attitude,  son   style;  mais  la  physionomie, 
moulée,   pour  ainsi  dire,  par  le  caractère  intérieur, 
est  indestructible  comme  lui....  L'homme  de  génie  ne 
se  distingue-t-il  pas  au  premier   bond?  Sa  physio-- 
nomie  le  caractérise  ^..  » 

Mais,  pour  un  «  génie  »  aussi  aisément  discernable, 
qu'il  est  difficile  de  découvrir  chez  des  centaines  de 
médiocrités  les  éléments  primordiaux  du  caractère! 
Un  M.  Mallet,  qui  a  lu  les  Fragments  de  Lavater,  lui 
demandait  des  éclaircissements  qu'il  confiait  à  V Année 
liitéraire^.  Mme  Roland,  avant  de  s'enflammer  pour 
le  vénérable  Zurichois,  sous  l'action  de  son  prestige 
personnel,  n'avait  pas  trouvé  assez  méthodique  le 
début  de  sa  publication,  que  son  ami  Bosc  lui  avait 
fait  connaître,  et  qu'elle  jugeait  bien  coûteuse  pour 


1.  Mon  bonnet  de  nuit.  Neuchàtel,  1784,  t.  îl,  p.  126; 

2.  Année  littéraire,  1786,  t.  VI,  p.  333. 


LES    THEORIES    DE   LAVATER.  65 

co  qu'on  y  découvrait.  «  On  cherche  avidement  une 
suite  de  propositions,  de  principes  qui  fassent  la  base 
de  la  science  physiognomique;  on  ne  trouve  que  des 
descriptions,  des  portraits...'  »  Cela  ne  Fempèche 
pas  de  tracer  son  propre  dessin  «  physiognomique  », 
un  peu  comme  les  précieuses  de  1660  détaillaient  les 
particularités  de  leur  visage.  Mais  quelles  difl'érences 
dans  l'orientation  respective  de  ces  portraitistes  litté- 
raires! Et  comme  on  sent  qu'un  siècle  de  curiosités 
naturalistes  a  succédé  à  une  époque  de  «  stylisation  » 
et  d'abstraction  plus  ou  moins  cartésienne! 

Les  railleries  à  l'adresse  de  la  clairvoyance  de 
Lavater  ne  manquent  pas.  La  plus  célèbre  est  la 
brochure  où  Mirabeau,  bien  qu'il  fût  l'obligé  du 
pasteur  zurichois,  aiïectait  de  le  mettre  au  même 
rang  que  Cagliostro  et  entendait  démasquer  en  lui  un 
composé  bizarre  d'instruction  et  d'ignorance,  un 
dévot  et  un  magicien,  un  voluptueux  et  un  mys- 
tique -  :  ce  libelle,  auquel  Lavater  dédaigne  de 
répondre,  fait  prévoir  les  attaques  qui  ne  tarderont 
pas  à  assimiler  le  système  tout  entier  à  une  des  mani- 
festations les  plus  condamnables  de  l'illuminisme, 
du  dangereux  mysticisme  qui  met  en  péril  la  civili- 
sation européenne. 

Chemin  faisant,  la  doctrine  physionomique  occupe 
le  public  et  gagne  des  adhérents.  Le  Journal  de 
Lausanne  en  fait  ronnaîtro  quelques  points  en  1792. 
J.-J.  Sue,  en  1797,  extrait  des  œuvres  de  Lavater  la 


1.  LeUres  de  Mme  Roland,  éd.  Perroud.  Paris,  1900-2,  t.  I,  p.  309, 
314,  334  (1784).  Cf.  ses  Mémoires,  éd.  Perroud,  Paris,  1905,  t.  II, 
p.  98. 

2.  Lettre  du  comte  de  Mirabeau  à  M...  sur  MM.  Cagliostro  et 
Lavater.  Rerlin,  1786.  Cf.  Stern,  Mirabeau  und  Lavater.  Deutsche 
Rundschau,  1903-4,  t.  II,  p.  448. 

b 


66  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

partie  la  plus  substantielle  et  l'insère  dans  son  Essai 
sur  la  physiognomonie  des  corps  vivants,  considérés 
depuis  l'homme  jusqu'à  la  planle,  dont  la  Décade 
philosophique  parle  avec  éloge*.  Quand  Lavater 
meurt,  le  Publicisle  du  4  pluviôse  an  IX  publie  une 
apologie  de  l'homme  et  de  la  doctrine,  et  s'élève 
contre  les  «  sophistes  intolérants  »  qui  ont  pu 
s'acharner  à  le  dénigrer  et  à  le  tourner  en  ridicule, 
parce  qu'  «  amoureux  de  leurs  systèmes,  bouffis  d'or- 
gueil, se  croyant  les  oracles  de  la  raison  universelle  », 
ils  s'indignaient  «  de  ce  que  Lavater  ne  se  prosternait 
pas  devant  leurs  réputations  usurpées  ». 

Nous  rencontrons  la  même  impatience  des  objec- 
tions sceptiques  dans  une  note  de  VEssai  sur  les 
Révolutions  :  Chateaubriand  émigré,  d'ailleurs,  ne 
néglige  pas  d'appliquer  les  indications  de  Lavater 
sur  la  graphologie  ^  se  faisant  fort  de  lire  dans  le  fond 
des  âmes  médiocres  et  fermées  au  moyen  de  ces  pro- 
cédés que  «  notre  siècle  raisonneur  a  trop  dédai- 
gnées... Toute  l'antiquité  a  cru  à  la  vérité  de  cette 
science,  et  Lavater  l'a  portée  de  nos  jours  à  une 
perfection  inconnue.  La  vérité  est  que  la  plupart  des 
hommes  la  rejettent  parce  qu'ils  s'en  trouveraient 
mal.  Nous  pourrions  du  moins  porter  son  flambeau 
dans  l'histoire.  Je  m'en  suis  servi  souvent  avec 
succès  dans  cette  partie.  Quelquefois  aussi  je  me 
suis  plu  à  descendre  dans  le  cœur  de  mes  contempo- 
rains. J'aime  à  aller  m'asseoir,  pour  ces  espèces 
d'observations,  dans  quelque  coin  obscur  d'une 
promenade  publique,  d'où  je  considère  furtivement 
les  personnes  qui  passent  autour  de  moi.  Ici,  sur  un 

1.  Décade  philosophique,  an  V,  t.  III,  p.  267. 

2.  Cf.  A.  Le  Braz,  Au  pays  d'exil  de  Chateaubriand.  Paris,  1909, 
p.  44. 


tES    THEORIES    DE   LAVATER.  67 

front  à  demi  ridé,  dans  ces  yeux  couverts  d'un  nuage, 
sur  celle  bouche  un  peu  enlr'ouvcrte,  je  lis  les 
chagrins  cachés  de  cet  homme  qui  essaye  de  sourire 
à  la  société;  là,  je  vois  sur  la  lèvre  intérieure  de  cet 
autre,  sur  les  deux  rides  descendantes  des  narines,  le 
mépris  et  la  connaissance  des  hommes  percer  à  travers 
le  masque  de  la  politesse;  un  troisième  me  montre 
les  restes  d'une  sensibilité  native  étouffée  à  force 
d'avoir  été  déçue...  '  » 

Un  aulre  émigré,  un  peu  plus  tard,  s'en  prenait  au 
contraire  à  cette  révélation  prétondue  des  caractères 
par  les  dehors,  comme  à  la  coupable  et  inquiétante 
intrusion  des  sociétés  secrètes  allemandes  —  et  peut- 
être  françaises  —  sur  la  sécurité  civile.  La  connais- 
sance de  ces  signes,  telle  que  l'abbé  Barruel  l'extrayait 
d'instructions  envoyées  à  des  «  illuminés  majeurs  »  -, 
semblait  être  l'habileté  fondamentale  de  ces  recru- 
teurs dun  nouveau  genre  :  il  y  avait  là  une  pratique 
insidieuse  des  groupements  occultes  auxquels  on 
attribuait  la  Révolution,  —  et,  par  conséquent,  une 
fâcheuse  doctrine  que  devait  rejeter  la  conservation 
sociale... 

Les  idées  de  Lavater,  chemin  faisant,  ont  rencontré 
la  vogue  passagère  dont  jouit  dans  toute  l'Europe 
une  doctrine  qui  présente,  dans  les  applications  pra- 
liiiues  que  le  grand  public  en  voudrait  tirer,  de 
grandes  analogies  avec  la  physiognomonie  :  le  sys- 
tème de  Gall.  Assurément,  la  littérature  n'a  pas  grand 
chose  à  extraire  de  celui-ci.  Les  gens  un  peu  informés, 
d'ailleurs,  se  rendent  compte  que  sur  un  point  seule- 
ment, —  la  correspondance  relative  de  la  forme  exté- 

1.  Hssai,  i"  partie,  chap.  xix. 

2.  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  du  jacobinisme.  Hambourg, 
1798,  t.  m,  p.  VJ;  t.  IV,  p.  39. 


68  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Heure  de  la  boite  crânienne  à  la  construction  inté- 
rieure du  cerveau,  —  «  la  doctrine  du  docteur  Gall  se 
trouve  en  contact  avec  la  science  réchaufjfée  par 
Lavater,  dans  les  dernières  années  du  siècle  précé- 
dent »,  et  que  «  ce  serait  la  mal  juger  que  de  la 
prendre  pour  une  physiognomonie^  »  Mais  il  va  sans 
dire  que  pour  le  commun  des  gens,  c'est  bien  une 
divination  qui  vient  compléter  les  horoscopes  lava- 
tériens  :  on  palpera,  dans  les  salons,  la  bosse  de 
l'imagination,  de  la  bonté  ou  du  «  penchant  au 
larcin  »  avec  la  même  désinvolture  qu'on  mettait  à 
interpréter  «  l'œil  pendu  »  qui  laisse  paraître  le  blanc 
de  la  cornée  au-dessous  de  l'iris,  ou  la  gencive  trop 
visible  sous  le  retroussement  de  la  lèvre  supérieure. 
Aussi  les  deux  systèmes  sembleront-ils  avoir  lié 
partie^,  et  peut-être  au  détriment  de  celui  de  Lavater. 
Il  garde,  au  début  du  xix°  siècle,  une  apparence 
quelque  peu  mystérieuse  :  il  se  rapproche  de  la  bonne 
aventure,  ou  peu  s'en  faut,  dans  une  publication 
comme  celle-ci,  qui  est  de  1801  :  Le  Petit  Lavater,  ou 
tablettes  mystérieuses;  almanach  dans  lequel  on  trouve 
le  télescope  de  l'astrologue,  le  symbole  de  la  sagesse  et 
de  la  justice,  d'après  les  savants  Égyptiens  et  le 
petit  Lavater;  fin  du  grand  Lavater;  ce  qu'il  a  fait, 
ce  qu'il  a  dit  en  mourant...  A  peine  réhabilité  par  les 
deux  volumes  de  1802,  Physiologie,  ou  l'art  de  con- 
naître les  hommes  sur  leur  physionomie,  qui  avaient 
précédé  la  fin  de  la  traduction  de  l'original,  Lavater 
est  l'objet,  en  1807,  d'une  sérieuse  publication  due  à 

1.  LeUre  de  Charles  Villers  à  Georges  Guvier  sur  une  nouvelle 
théorie  du  cerveau  par  le  D'  Gall.  Metz,  1802,  p.  39. 

2.  X.Sur  les  systèmes  de  Lavater  et  du  D' Gall,  dans  le  Publicistedu 
13  février  1806;  Exposition  de  la  doctrine  physionomique  du  D'  Gall, 
dans  la  Biblioth.  franc,  de  Pougens,  nov.  1803. 


LES    THEORIES    DE   LAVATEIl.  69 

un  médecin  de  valeur,  Moreau  de  la  Sarihe,  qui,  dans 
son  Ar(  de  connaître  les  hommes  par  la  phi/sionomie, 
ordonne  et  complète  sur  quelques  points  les  données 
du  maître.  Mais  les  objections  ordinaires  n'ont  pas 
cessé  d'avoir  cours;  et  il  est  probable  que  Désaugiers 
répondait  à  la  défiance  générale  en  représentant,  dans 
son  Avis  au  public,  ou  le  Physionomiste  en  défaut^, 
les  méprises  du  provincial  Jeannin,  que  sa  perspicacité 
prétendue,  en  matière  de  physiognomonie,  n'empê- 
chait pas  d'être  bon fTonnement  berné. 

Détail  significatif  :  ce  sont  les  hommes  que  leur 
destinée  a  mis  dans  la  situation  de  «  connaisseurs 
d'Ames  »  par  excellence  qui  font  à  Lavater  les  plus 
graves  objections.  Manque  de  souplesse,  dit  le  prince 
de  Ligne,  d'un  système  qui  prétend  fournir  des 
indications  générales  en  des  cas  où  l'infinie  variété 
des  apparences  ne  souffre  que  des  observations  de 
détail  ;  «  Lavater  et  ceux  qui  travaillent  dans  son  genre 
ont  tort  s'ils  s'imaginent  que  les  yeux  de  tel  pays 
disent  ce  que  les  mêmes  yeux  expriment  dans  un 
autre.  Les  figures  diffèrent  comme  les  langues-...  » 
Charlatanisme,  affirme  Napoléon,  d'une  doctrine  qui 
procède  inconsidérément  aux  plus  hâtives  associations 
d'idées.  «  A  peine  voyons-nous  les  traits  d'un  homme, 
que  nous  voulons  prétendre  connaître  son  caractère. 
La  sagesse  serait  d'en  repousser  l'idée,  de  .neutraliser 
ces  circonstances  mensongères.  Un  tel  m'a  volé;  il 
avait  les  yeux  gris;  depuis,  je  ne  verrai  plus  d'yeux 
gris  sans  l'idée  de  la  crainte  du  vol,  etc.''  »  En  face 


i.  Opéra-comique  en  deux  actes,  musique  de  Piccini;  Opéra- 
Comi([uc,  22  novembre  1806. 

2.  Lettres  el  pensées  du  maréchal  prince  de  Ligne,  coll.  Uarriùre, 
p.  2i. 

3.  Mémorial  de  Sainte-Hélène, iuiWel  1810.  Paris,  1823,  t.  V,  p.  83. 


70  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

de  ces  réalistes,  il  n'y  a  guère,  avec  les  médecins 
attentifs  aux  relations  du  physique  et  du  moral,  que 
des  rêveurs,  presque  des  mystiques,  pour  rester 
fidèles,  au  début  du  xix*  siècle,  à  Tadmiration  sou- 
levée par  Lavater  à  la  fin  de  FAncien  Régime.  «  Si 
je  vous  accorde  que  Lavater  est  un  enthousiaste, 
écrit  Senancour,  vous  m'accorderez  qu'il  n'est  pas  un 
radoteur.  Je  soutiens  que  de  trouver  le  caractère  et 
surtout  les  facultés  des  hommes  dans  leurs  traits, 
c'est  une  conception  du  génie,  et  non  pas  un  écart  de 
l'imagination...  Au  reste,  nulles  recherches  peut-être 
ne  sont  moins  susceptibles  de  la  certitude  des  sciences 
exactes'...  » 

Pour  trouver  enfin  une  conciliation  de  tant  de  vues 
contradictoires,  et  surtout  une  vivante  utilisation  de 
données  restées  si  longtemps  suspectes  ou  spéciale- 
ment techniques,  il  faut  arriver  au  plus  grand  pétris- 
seur  de  masques  de  la  littérature  moderne,  Balzac. 


Rechercher  ce  que  doit  à  Lavater  Fauteur  de  la 
Comédie  humaine,  c'est  préciser  l'origine  de  maintes 
correspondances  physiques  et  morales,  assignées  à  ces 
personnages  dont  la  galerie  fait  concurrence  à  l'état 
civil  par  l'allure  vivante  autant  que  par  le  nombre;  et 
c'est,  du  même  coup,  ramener  à  leur  source  bien  des 
signalements  physiologiques  attribués  à  leurs  héros,  à 
la  suite  de  Balzac,  par  des  romanciers  français  plus 
récents.  C'est  esquisser  aussi  un  paragraphe  de  ce 
chapitre,  La  philosophie  scienlifique  dans  l'œuvre  de 

1.  Oberman,  lettre  LI. 


LES   THEORIES   DE   LAVATER.  71 

Balzac,  qu'ont  en  général  négligé  biographes  el 
critiques'. 

Sans  doute  une  partie  des  indications  signalétiques 
employées  par  le  grand  romancier  pourindividualiscr 
tout  un  peuple  de  héros  ou  de  comparses  lui  auraient- 
elles  été  suggérées  par  l'observation,  ou  par  les  on- 
dit  traditionnels  en  matière  de  physiognomonie;  et, 
de  même,  quelques-unes  de  ses  hypothèses  les  plus 
caractéristiques,  en  fait  de  biologie  humaine,  lui 
seraient  venues  aisément  d'ailleurs,  même  avant 
GeolTroy  Saint-Ililaire  :  cependant  le  nom  de  Lavater, 
le  code  «  lavatérien  »  des  visages  et  de  leur  signifi- 
cation se  trouvent  trop  expressément  associés,  dans 
son  œuvre,  à  la  dilTérenciation  physique  de  ses  per- 
sonnages, pour  qu'il  ne  faille  pas  se  préoccuper  en 
toute  première  ligne  de  cette  méthode  qui  permettait 
de  lutter  contre  l'uniformité  apparente  et  les  «  types 
clTacés  »  du  xix"  siècle  niveleur. 

C'est  le  20  août  1822  que  le  jeune  écrivain  mande  à 
sa  sœur,  avec  une  satisfaction  où  la  vanité  du  proprié- 
taire le  dispute  à  l'impatience  du  néophyte  ;  «  J'ai 
acheté  un  superbe  Lavater  qu'on  me  relie.  »  Sans 
doute  s'agit-il  de  la  belle  réédition,  publiée  en  1820 
par  le  docteur  Maygrier,  du  Lavater  qu'avait  donné 
Moreau  de  la  Sarthe  en  1807,  avec  les  six  cents 
gravures  qui  en  illustraient  le  texte ^  On- y  trouvait, 
au  tome  II,  un  large  développement  sur  l'homogénéité 
des  corps  humains  propre  à  justifier  lambition  qu'eut 
de  bonne  heure  le  romancier,  de  «  coordonner  ses 
créations  »  :  il  préparait  Balzac  ;'i  adopter  d'enthou- 

1.  Cf.  A.  Le  Breton,  Balzac.  Paris,  100."),  p.  99  et  suiv.,  où  l'im- 
portance de  cette  riuestion  est  signalée. 

2.  L'An  (le  connaître  les  hommes  par  la  physionomie.  Paris,  1820, 
10  vol.  in-8". 


72  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

siasme,  à  quelques  années  de  là,  l'hypothèse  de  l'unité 
organique  ' . 

...  Une  partie  tient  à  l'autre  comme  à  sa  racine...  Chaque 
partie  d'un  tout  organique  est  semblable  à  l'ensemble  et 
en  porte  le  caractère...  Comme  chaque  partie  du  corps  se 
trouve  en  rapport  avec  le  corps  auquel  elle  appartient,  la 
mesure  d'un  seul  membre,  d'une  seule  petite  jointure  du 
doigt,  peut  servir  de  règle  pour  trouver  et  pour  déterminer 
les  proportions  de  l'ensemble,  la  longueur  et  la  largeur  du 
corps  dans  toute  son  étendue...  C'est  ce  qui  fait  que  chaque 
corps  organique  compose  un  tout  dont  on  ne  peut  rien 
retrancher,  et  auquel  on  ne  peut  rien  ajouter  sans  qu'il 
résulte  du  désordre  ou  de  la  difformité...  La  nature  ne 
s'amuse  pas  à  apparier  des  parties  détacliées,  elle  compose  d'un 
seul  jet;  ses  organisations  ne  sont  pas  des  pièces  de  rapport... 
Le  corps  humain  peut  être  envisagé  comme  une  plante, 
dont  chaque  partie  conserve  le  caractère  de  la  tige... 

Il  ne  s'agissait  encore,  pour  Lavater,  que  de  «  l'ho- 
mogénéité des  corps  humains  »  :  mais  déjà  de  tels 
articles  étaient  gros  d'encouragements.  Cuvier  et  la 
fameuse  reconstitution  d'êtres  disparus  dont  il  ne 
reste  qu'un  os,  Geoffroy  Saint-Hilaire  et  la  théorie  de 
l'unité  de  composition  organique  transporteront  dans 
les  sciences  biologiques  cette  hypothèse  de  la  parfaite 
cohésion  des  êtres.  Pour  Balzac  comme  pour  son 
Raphaël,  «  les  formes  infinies  de  tous  les  règnes  étaient 
les  développements  d'une  même  substance,  les  com- 
binaisons d'un  même  mouvement,  vaste  respiration 
d'un  être  immense...  »  D'ailleurs,  d'accord  avec  les 
mystiques,  il  maintient  en  face  des  séductions  du 
panthéisme  un  dualisme  persistant.  Bien  que  «  dans 
la  vie  réelle,  dans  la  société,  les  faits  s'enchaînent  si 

1.  Cf.  dans  Spœlberch  de  Lovenjoul,  Histoir4^  des  œuvres  de 
Balzac.  Paris,  1879,  les  Préfaces  de  F.  Davin. 


LES  THEOniKS  DE  LAVATER.  73 

fatalement  à  d'autres  faits,  qu'ils  ne  vont  pas  les  uns 
sans  les  autres'  »,  le  monde  de  l'esprit  constitue  un 
domaine  distinct,  où  se  meut  cette  «  volonté  »  dont 
Louis  Lambert,  dans  le  traité  que  lui  attribue  Balzac, 
aurait  décrit  les  attributs  en  se  servant  d'arguments 
empruntés  à  Mesmer,  Lavater  et  Gall  :  ordre  quasi 
transcendant  de  facultés,  métapsychisme  auquel  se 
rattachent  les  idées  du  grand  romancier  sur  les 
pressentiments  et  les  rêves,  les  antipathies  instinc- 
tives, l'action  de  l'âme  à  distance  et  la  transmission 
de  la  pensée;  car  «  si  les  idées  sont  une  création 
propre  à  l'homme,  si  elles  subsistent  en  vivant  d'une 
vie  qui  leur  soit  propre,  elles  doivent  avoir  des  formes 
insaisissables  à  nos  sens  extérieurs,  mais  perceptibles 
à  nos  sens  intérieurs  quand  ils  sont  dans  certaines 
conditions-.  » 

Mais  l'unité  de  l'univers  empoche  des  solutions  de 
continuité  de  se  produire  entre  le  monde  de  la  matière 
et  celui  de  l'esprit  :  nulle  part,  le  contact  n'est  perdu 
de  l'un  à  l'autre,  et  l'interpénétration  reste  parfaite. 
Sur  deux  points,  en  particulier,  Balzac  se  préoccupe, 
tout  en  continuant  «  l'œuvre  analytique  dont  il  por- 
tait la  synthèse  en  lui-môme'  »,  de  rendre  manifeste 
l'action  réciproque  du  monde  de  la  volonté  et  du 
monde  de  la  matière. 

Dune  part,  «  l'influence  exercée  sur  l'âme  par  les 
lieux  est  une  chose  digne  de  remarque*  »;  les  eaux, 
les  montagnes,  la  diversité  des  milieux  naturels  et 
sociaux    impriment   leur   marque   sur   le    moral   de 


1.  Dernière  incarnation  de  Vautrin,  p.  18  de  l'éd.  iM.  Lùvy. 

2.  Ursule  Mirouël,  p.  31.'). 

.3.  Inlruducliun  de  F.  Davin  pour  la  i|ualricme  édition  des  Etudes 
philii:;iil)ltitiues. 

4.  La  i'cuxine  de  trente  ans,  p.  53. 


74  ETUDES   d'histoire   LITTERAIRE. 

rhomme.  a  II  est  des  monuments  dont  Tinfluence  est 
visible  sur  les  personnes  qui  vivent  à  Tentour  » 
(Béalrix).  «  La  loi  qui  régit  la  nature  physique  rela- 
tivement à  rinflucnce  des  milieux  atmosphériques 
pour  les  conditions  d'existence  des  êtres  qui  s'y  déve- 
loppent, régit  également  la  nature  morale  »  {Envers 
de  riiistoire  contemporaine).  Cette  accommodation,  ce 
«  travail  d'harmonie  intime  qui  se  fait  chez  les  êtres 
organisés  »  {Duchesse  de  Langeais)  détermine  peut- 
être  des  caractères  que  l'hérédité  pourra  transmettre  : 
«  les  êtres  humains  prennent-ils,  comme  les  autres, 
quelque  chose  aux  milieux  dans  lesquels  ils  se  déve- 
loppent, et  gardent-ils  pendant  des  siècles  les  qualités 
qu'ils  en  tirent?  »  En  tout  cas,  l'analogie  est  constante 
entre  l'être  humain  et  son  milieu.  Milieu  surtout 
physique  (d'où  la  nécessité  de  prolonger  les  descrip- 
tions, «  les  cadres  devraient  passer  avant  les  por- 
traits »)  :  Gobseck  et  sa  maison,  Guérande  et  ses 
habitants  ee  ressemblent,  «  vous  eussiez  dit  de  l'huître 
et  son  rocher  »;  «  à  Paris,  les  différents  sujets  qui 
concourent  à  la  physionomie  d'une  portion  quelconque 
de  cette  monstrueuse  cité  s'harmonisent  admirable- 
ment avec  le  caractère  de  l'ensemble.  Ainsi  portier, 
concierge  ou  suisse,  quel  que  soit  le  nom  donné  à  ce 
muscle  essentiel  du  monstre  parisien,  il  est  toujours 
conforme  au  quartier  dont  il  fait  partie,  et  souvent  il 
le  résume  *  ».  Milieu  plus  complexe.,  où  des  influx 
moraux  s'ajoutent  à  des  actions  physiques  :  «  la 
réunion  des  condamnés  est  un  des  plus  grands  crimes 
sociaux  »  {Envers  de  F  histoire);  <<  La  nature,  pour 
l'employé,  c'est  les  bureaux;  son  horizon  est  de  toutes 
parts   borné    par   des  cartons  verts;   pour  lui,  les 

1.  Ferragus,  p.  87. 


LES    THEORIES    DE   LAVATER.  7F} 

circonstances  atmosphériques,  c'est  lair  des  corri- 
dors ,  les  exlialaisons  masculines  contenues  dans 
des  chambres  sans  ventilateurs,  etc.  »  [Les  Em- 
ployés). 

Et  voici,  d'autre  part,  et  à  l'inverse,  l'action  exercée 
par  le  monde  moral  sur  la  matière  physiologique.  Les 
matérialistes  diraient  simplement  que  la  vivacité  ou 
l'âcreté  du  sang,  le  déséquilibre  d'un  tempérament, 
déterminent  à  la  fois  le  caractère  et  l'apparence  phy- 
sique. Pour  Balzac,  au  contraire,  «  la  vie  habituelle  /^^ 
fait  l'âme,  et  l'Ame  fait  la  physionomie  »  {Curé  de  '  " 
Tours).  Non  pas  seulement  l'expression  du  visage 
et  l'harmonie  des  traits,  résultats  «  de  cette  beauté 
morale  qui  réagit  sur  la  forme,  et  qui,  non  moins 
que  les  travaux  et  les  veilles,  dore  les  jeunes  visages 
d'une  teinte  divine  »  {Un  grand  homme  de  province); 
le  détail  même  des  linéaments  lui  semble  résulter 
d'une  sorte  de  modelage  effectué  sur  la  matière 
humaine  par  un  influx  mystérieux.  «  La  phrénologie  et 
la  physiognomonie,  la  science  de  Gall  et  de  Lavater, 
qui  sont  jumelles,  dont  Tune  est  à  l'autre  ce  que  la 
cause  est  à  l'effet,  démontrent  aux  yeux  de  plus  d'un 
physiologiste  les  traces  du  fluide  insaisissable,  base 
des  phénomènes  de  la  volonté  humaine,  et  d'où 
résultent  les  passions,  les  habitudes,  les  formes  du 
visage  et  celles  du  crâne'.  »  C'est  cette  sorte  d'éva- 
poration  du  fluide  impondérable  qui,  pour  Balzac, 
détermine  les  modalités  de  l'être  extérieur.  Même  les 
yeux  en  peuvent  être  affectés  :  l'éclat  solaire  de  ceux 
de  Wilfrid  (Séraphita)  «  annonçait  avec  quelle  avidité 
sa  nature  aspirait  la  lumière  »;  ceux  de  B.  Claës 
{Recherche  de  l'absolu)  ont  «  la  vivacité  brusque  que     X 

1.  Ursule  Mirouël,  p.  'Jl. 


76  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Ton  a  remarqué  chez  les  grands  chercheurs  de  causes 
occultes  »;  le  regard  de  l'avare,  celui  du  voluptueux, 
du  joueur  ou  du  courtisan,  «  contracte  nécessaire- 
ment certaines  habitudes  indélinissables,  des  mouve- 
ments furtifs,  avides,  mystérieux  »  (Eugénie  Grandet.)  ' 
Le  grand  observateur  a  cru  voir  dans  la  main 
rincarnation  la  plus  évidente  de  la  pensée,  et  dans 
la  chirologie  un  autre  procédé  d'investigation  : 
«  apprendre  à  connaître  les  sentiments  par  les  varia- 
tions atmosphériques  de  la  main  est  une  étude  moins 
ingrate  et  plus  sûre  que  celle  de  la  physionomie  ^  »  ; 
ou  bien  c'est  la  Physiologie  gastrologique  dont  il  lui 
semble  que  Lavater  a  fait  trop  peu  d'état  —  ou  la 
Théorie  de  la  démarche  qu'il  lui  faudra  élaborer  lui- 
même  parce  que,  indiquée  par  Lavater,  elle  «  occupe 
peu  de  place  dans  son  magnifique  et  très  prolixe 
ouvrage  ». 

Cependant,  fondée  comme  elle  semblait  dans  ses 
principes  et  justifiée  par  des  apparences  scientifiques, 
trouvant  enfin  son  complément  dans  les  localisations 
cérébrales  proposées  par  la  doctrine  de  Gall, 
comment  la  Phgsiognomonie  n'offrirait-elle  pas  à 
l'observateur  de  profession  la  plus  précieuse  des 
méthodes  pour  scruter  les  visages  et  procéder  à  cette 
investigation  «  intuitive  »  que  le  grand  romancier 
s'est  vanté  d'avoir  exercée  dès  sa  jeunesse?  «  Elle 
pénétrait  l'âme  sans  négliger  le  corps,  ou  plutôt  elle 
saisissait  si  bien  les  détails  extérieurs  qu'elle  allait 
sur-le-champ  au-delà.  »  Il  ne  se  contentera  pas 
d'  «  étudier  comme  Lavater  sur  tous  les  visages,  les 


1.  Cf.  la  Théorie  de  la  Volonté  dans  Louis  Lambert,  p.  43  et  53; 
dans  la  Physiologie  du  mariage,  p.  127. 

2.  Physiologie  du  mariage.  Méditation  XVII. 


Li:s    THEORIES    DE   LAVATER.  77 

stigmates  qu  y  impriment  les  passions  et  les  vices'  ». 
Il  répétera  souvent  ce  qu'il  proclame  pour  la  première 
fois  avec  netteté  dans  la  Phi/siolngie  du  Mariage  : 
«  la  physiognomonie  de  Lavatcr  a  créé  une  véritable 
science.  Elle  a  pris  place  enfin  parmi  les  connaissances 
humaines.  Si,  d'abord,  quelques  doutes,  quelques 
plaisanteries  accueillirent  l'apparition  de  ce  livre, 
depuis,  le  célèbre  docteur  Gall  est  venu,  par  sa 
belle  théorie  du  crâne,  compléter  le  système  du 
Suisse,  et  donner  de  la  solidité  à  ses  fines  et  lumi- 
neuses observations-.  »  Il  ira  môme  jusqu'à  admettre 
la  partie  «  divinatoire  »  du  système,  au  moins  pour 
certaines  destinées  singulières.  «  Les  lois  de  la  phy- 
siognomie  sont  exactes,  non  seulement  dans  leur 
application  aux  caractères,  mais  encore  relativement 
à  la  fatalité  de  l'existence.  Il  y  a  des  physionomies 
propliétiques.  S'il  était  possible,  et  cette  statistique 
vivante  importe  à  la  société,  d'avoir  un  dessin  exact 
de  ceux  qui  périssent  sur  l'échafaud,  la  science  de 
Lavater  et  celle  de  Gall  prouveraient  invinciblement 
qu'il  y  avait  dans  la  tète  de  tous  ces  gens,  même  chez 
les  innocents,  des  signes  étranges.  Oui,  la  fatalité 
met  sa  marque  au  visage  de  ceux  qui  doivent  mourir 
d'une  mort  violente  quelconque!  ^  » 

L'observateur,  le  physionomiste,  le  précurseur  de 
Lombroso,  le  visionnaire  intuitif  redevient  roman- 
cier :  et  il  ne  manque  pas,  en  nous  présentant  ses 
personnages,  d'accorder  leur  signalement  extérieur  à 
leur  psychologie  intime.  Sur  la  plupart  des  points,  il 
reste  fidèle  aux  données  lavatériennes  dans  cette  éla- 

1.  Mme  Laure  Surville,  Balzac,  sa  vie  et  ses  œuvres,  d'après  sa 
correspondance. 

2.  Méditation  XV. 

3.  Une  ténébreuse  affaire,  p.  3. 


78  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

— ^  boration  des  visageé^jLe  front  est  pour  Lavaler  «  ce 
qui  se  trouve  de  plus  prophétique  en  Thomme  «.  Il 
connaît  les  «  fronts  à  idées  imparfaites  et  confuses  »  ', 
«  les  fronts  très  en  avant,  mais  dont  le  haut  se  replie 
fort  en  arrière,  avec  un  nez  arqué  et  la  partie  infé- 
rieure du  visage  très  allongée,  traits  d'un  homme  qui 
chancelle  sur  les  bords  de  l'abîme  de  la  folie-  ».  Le 
front  de  Mme  de  Mortsauf,  «  arrondi,  proéminent 
comme  celui  de  la  Joconde,  paraissait  plein  d'idées 
inexprimées,  de  sentiments  contenus,  de  fleurs 
noyées  dans  des  eaux  amères  »  {Lys  dans  la  vallée). 
«  Des  fronts  hauts,  mais  fuyant  à  leur  sommet... 
trahissent  une  pente  au  matérialisme...  »  {Ursule 
Mirouet).  «  Tous  les  fronts  bombés  sont  idéologues  » 
{Grandissart).  Comme  Lavater^,  Balzac  attribue  au 

f  ^y^nez  une  valeur  révélatrice  éminente;  il  s'étonne  que 
Mlle  Gormon  ait  «  un  nez  aquilin  contrastant  avec  la 
petitesse  de  son  front,  car  il  est  rare  que  cette  forme 
de  nez  n'implique  pas  un  beau  front  »  {Une  vieille 
fdle).  Le  nez  aquilin  de  M.  d'Hauteserre  «  relevait  un 
peu  sa  figure  »  {Ténébreuse  affaire);  celui  de  Sylvain 
Pons,  donquichottesque,  «  exprime  une  disposition 
native  à  ce  dévouement  aux  grandes  choses  qui 
dégénère  en  duperie  »  {Cousin  Pons),  tandis  que 
celui  de  Roguin  est  «  ignoblement  retroussé  »  (Cousin 
Pons).  Pour  Balzac  comme  pour  Lavater,  «  l'immo- 
bilité des  narines  accuse  une  sorte  de  sécheresse  » 
(Camille  Maupin  dans  Béatrix). 

Yi  «  De  grosses  lèvres  bien   prononcées,  affirme  la 
Physiognomonie^,  répugnent  à  la  fausseté  et  à  la 

1.  T.  II,  p.  125. 

2.  T.  III,  p.  84. 

3.  T.  II  et  III.  passim. 

4.  T.  II,  p.  191. 


LES    THÉORIES    DE   LAVATER.  79 

méchanceté  »  :  Mlle  Cormon  aura  «  de  grosses  lèvres 
rouges,  l'indice  d'une  grande  bonté  »  (Une  vieille 
fille),  et  Popinol  »<  une  bouche  sur  les  lèvres  de 
laquelle  respirait  une  bonté  divine...  de  bonnes 
grosses  lèvres  rouges,  à  mille  plis...  »  (l'Interdic- 
tion). Tous  les  personnages  largement  sympathiques, 
l'abbé  Bonnet,  le  D""  Benassis  auront  de  grosses 
lèvres..  Inversement,  le  méchant  homme  a  «  les  coins 
de  la  bouche  abaissés  '  ;  »  et  des  lèvres  resserrées, 
remontant  aux  deux  extrémités,  dénotent  un  fond  de 
vanité, .  peut-être  aussi  de  malice  ^  :  Grandet  et 
Gobseck,  naturellement,  auront  les  lèvres  minces  que 
l'observation  a  toujours  attribuées  aux  avares.  Chez 
le  farouche  capitaine  italien  de  Y  Autre  étude  de 
femme,  «  la  lèvre  inférieure,  mince  et  très  mobile, 
s'abaissait  aux  deux  extrémités,  au  lieu  de  se  relever, 
ce  qui  semblait  trahir  un  fonds  de  cruauté  dans  ce 
caractère  en  apparence  flegmatique  et  paresseux  ». 
Un  retroussement  habituel,  à  la  commissure  des 
lèvres,  annonce  des  penchants  à  l'ironie  (Langeais). 
Les  dents  petites  et  courtes,  selon  l'observateur 
zurichois,  dénotent  une  force  de  corps  extraor- 
dinaire' :  voilà  un  détail  qu'il  aurait  fallu  attribuer 
à  l'incomparable  lutteur,  Vautrin!  En  tout  cas, 
Balzac  a  tenu  à  spécifier  que,  dans  la  physionomie  de 
l'assassin  Tascheron,  «  un  trait  confirmait  une  asser- 
tion de  Lavater  sur  les  gens  destinés  au  meurtre, 
il  avait  les  dents  de  devant  croisées  ».  De  même  pour 
Tonsard  dans  les  Paysans.  Quant  au  menton,  la  Phy- 
siognomonie  lui  attribuait  une  grande  importance. 
«  Un  menton  mou,  charnu  et  à  double  étage  est,  la 

1.  T.  II.  p.  194. 

2.  T.  II,  p.   192. 

3.  T.  11,  p.  204. 


80  ÉTUDES    d'histoire   LITTÉRAIRE. 

plupart  du  temps,  la  marque  et  l'effet  de  la  sensua- 
lité' ».  Chez  Véronique  {Curé de  village),  «  le  menton 
et  le  bas  du  visage  étaient  un  peu  gras,.,  et  cette 
forme  épaisse  est,  suivant  les  lois  impitoyables  de  la 
physiognomonie,  l'indice  d'une  violence  quasi-mor- 
bide dans  la  passion  ».  «  Les  femmes  à  menton  gras 
sont  exigeantes  en  amour  »  (Be'airix).  Même  trait 
chez  la  Natalie  du  Contrai  de  mariage.  Inversement, 
«  les  mentons  plats,  disait  Lavater,  supposent  la  froi- 
deur et  la  sécheresse  du  tempérament  ^  ».  Le  déplo- 
rable mari  du  Lys  dans  la  vallée,  M.  de  Mortsauf,  a 
le  menton  «  droit  et  long  ».  Enfin,  le  menton  de 
galoche,  indice  d'un  vice  rachitique,  marque  de  la 
pusillanimité  %  a  été  attribué  à  M.  d'Hauteserre 
[Ténébreuse  affaire)  qui  en  reçoit  «  un  air  de  sou- 
mission en  parfaite  harmonie  avec  son  caractère  »,  à 
Athanase  Granson  (  Vieille  fille)  qui  finit  par  le 
suicide. 

Balzac  n'a  guère  multiplié,  dans  ses  signalements, 
les  indices  offerts  par  l'oreille  humaine  :  il  suivait 
sans  doute,  ici  encore,  son  modèle  qui,  de  l'aveu  de 
ses  commentateurs*,  avait  très  peu  avancé  l'inter- 
prétation de  ce  détail  du  visage.  En  revanche,  le 
grand  romancier  a  merveilleusement  différencié  son 
étude  et  sa  description  des  yeux  et  des  regards,  alors 
que  son  guide,  visiblement  coloriste  médiocre,  s'en 
tenait  aux  formes,  à  la  coupe  de  l'œil,  sans  fournir, 
en  matière  de  nuances,  d'autres  indications  que  les 
généralités  attribuant  au  «  génie  »  les  yeux  d'un 
jaune  tirant  sur  le  brun,  ou  associant  la  couleur  bleue 

1.  T.  II,  p.  186. 

2.  T.  Il,  p.  186. 

3.  T.  II,  p.  187. 

4.  T.  II,  p.  208. 


LES    TnÉORIES    DE   LVVATEIl.  81 

à  la  (louctMirct  la  coulcui-  brune  à  la  l'crinolé'.  Sans 
(loulc  Balzac  a-l-il  emprunti'  à  Lavaler,  —  pour  qui 
«  clos  yeux  qui,  vus  de  profil,  semblent  presque  de 
niveau  avec  le  profil  du  nez...  indiquent  constamment 
une  organisation  faible-  »  —  ce  trait  qu'il  attribue  à 
Mlle  Cormon  :  «  des  yeux  d'une  couleur  indécise,  à 
fleur  de  tète,  donnaient  au  visage  un  air  d'étonnement 
et  de  simplicité  moutonnière  qui  seyait  d'ailleurs  à 
une  vieille  fille.  »  Quant  au  reste,  il  a  singulièrement 
étendu  la  gamuîe  des  iris  humains  et  de  leur  signi- 
fication, depuis  les  petits  yeux  jaune  clair  du  juge 
Camusot,  «  pleins  de  cette  défiance  qui  passe  pour  de 
la  ruse  »,  jusqu'aux  «  yeux  verdâtres  de  Mme  de  Mort- 
sauf,  semés  de  points  bruns  »,  depuis  l'œil  clair,  jaune 
et  dur,  lumineux  sans  chaleur,  de  son  mari,  ou  les 
yeux,  jaunes  comme  ceux  d'une  fouine,  de  Gobseck, 
jusqu'aux  yeux  gris,  à  la  fois  doux  et  fiers,  d'Ursule 
Mirouët,  aux  yeux  gris  mélangés  de  noir,  et  si  résignés, 
de  Mlle  Taillefer,  aux  yeux  d'un  bleu  clair  et  riche 
•À  de  B.   Claës.   Contrairement  à   Lavatcr,  il  attribue 
volontiers   l'œil    bleu   à    des    natures  «  terribles  à 
froid  »,  et  il  le  signale  chez  M"  Grévin,  caractère 
absolu,  chez  Maxime  de  Trailles,  chez  l'abbé  Bonnet, 
«  lumineux  de  foi,  brûlant  d'espérance  vive  ».  Il  sait 
que  la  couleur  apparente  des  prunelles  trompe  par- 
fois; Natalie  a  des  yeux  '<  noirs  en  apparence,  mais 
en  réalité,  d'un  brun  orangé  »  (Contrat  de  mariage). 
Surtout,  il  sait  distinguer  entre  les  yeux  et  le  regard, 
admire   le   coup  d'œil    impénétrable    de   Talleyrand 
{Ferragus),  parle  de  «  ces  regards  à  l'aide  desquels 
les  femmes  blondes  paraissent  être  brunes  »  {Secrets 


1.  T.  II.  p.  i3S. 

2.  T.  111,  p.  89. 


82  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

de  la  Princesse  de  Cadignan),  admet  que  chez  un 
avare  comme  Grandet  le  regard  contracte  «  des  habi- 
tudes indéfinissables,  des  mouvements  furtifs,  avides, 
mystérieux  ». 

Lavater  n'avait  guère  fait  qu'indiquer  le  parti  que 
l'observateur  pouvait  tirer  d'autres  indices  encore, 
l'écriture,  le  maintien,  la  démarche  :  «  ceux-ci  ne 
sont  naturels  qiren  partie,  et  la  plupart  du  temps 
nous  y  mêlons  quelque  chose  d'emprunté  ou  d'imité; 
mais  ces  imitations  même,  et  les  habitudes  qu'elles 
nous  font  contracter,  sont  encore  des  résultats  de  la 
nature,  et  rentrent  dans  le  caractère  primitif  ».  On 
sait  quel  développement  ces  suggestions  secondaires 
ont  pris  dans  la  pensée  de  Balzac,  et  comment  ses 
idées  sur  les  variations  atmosphériques  de  la  main, 
ou  sa  théorie  de  la  démarche,  s'y  viennent  rattacher. 
Le  neuvième  volume  tout  entier  du  Lavater  de  1820 
était  consacré  à  l'illustration  d'une  autre  thèse  qui 
n'était  pas  nouvelle,  mais  qui  se  trouvait  systématisée 
V  >^  À  ici  d'une  manière  saisissante  :  l'analogie  des  types 
'*  humains  avec  les  types  animaux.  Balzac  n'en  a  pas 
seulement  retenu  quelques  traits  particulièrement 
expressifs,  les  yeux  de  chèvre  '  qu'il  attribue  à  Goupil 
dans  Ursule  Mirouët,  «  deux  yeux  de  chèvre,  une  pru- 
nelle cerclée  de  jaune,  à  la  fois  lascifs  et  lâches  »,  la 
tête  de  cheval,  la  tête  de  lion^  qui  caractériseront 
respectivement  Balthasar  Claës  ou,  dans  Une  iéné-'^ 
breuse  affaire,  Mlle  Goujet  la  «  grande  haquenée  », 
et  Z.  Marcas  avec  ses  cheveux  en  crinière,  son  nez 
court,  écrasé,  large  et  fendu  au  bout  comme  celui 
d'un  lion,  son  front  partagé  par  un  sillon  puissant. 


1.  T.  IX,  p.  168. 

2.  Ib.,  p.  112. 


LES   THEORIES    DE   LAVATER.  83 

ses  pommelles  velues  et  ses  joues  creuses.  Il  a  rendu 
hommage  au  «  système  scientifique  qui  attribue  à  1 
chaque  visage  humain  une  ressemblance  avec  la  lace  j 
d'un  animal  »  {Recherche  de  Vahsohi);  car  «  les 
ressemblances  animales,  inscrites  sur  les  figures 
humaines,  et  si  curieusement  démontrées  par  les 
physiologistes,  reparaissent  vaguement  dans  les 
gestes,  dans  les  habitudes  du  corps  »  {Peau  de  cha- 
grin). Et  par  là,  il  se  ralliait  encore  à  la  grande  théorie 
unitaire  qui  peut  paraître  prétentieuse  à  ses  lecteurs 
d'aujourd'hui,  mais  qui  a  donné  une  partie  de  sa 
signification  à  l'effort  même  de  la  Comédie. 

La  nature  fondamentale  de  l'homme,  ses  rapports 
fonciers  avec  ses  compagnons  de  planète  seront-ils 
seuls  à  apparaître  dans  le  visage  et  les  autres  indices 
extérieurs,  démarche,  altitudes  et  gestes?  Et  comment 
les  modifications  apportées  par  l'habitude  ne  s'ins- 
criraient-elles pas  à  leur  tour  dans  ce  répertoire  si 
complet?  Moreau  de  la  Sarthe,  au  tome  VI,  avait  repris 
et  développé  les  idées  de  La  va  ter  sur  rinfluence  des 
métiers  et  des  professions.  «  On  a  bien  observé  et  bien  ijh 
décrit  les  grandes  variétés  de  l'espèce  humaine  :  il  ne 
serait  pas  moins  curieux  et  moins  utile  d'étudier  les 
variétés  de  détail,  qui  sont  si  nombreuses,  et  qui 
dépendent  de  la  diversité  des  conditions  des  hommes 
chez  les  peuples  policés...  Chaque  métier,  chaque 
profession  doit  être  regardée  en  général  comme  une 
éducation  spéciale  prolongée,  et  de  toute  la  vie,  qui 
développe,  exerce,  fortifie  quelques  organes,  et 
établit  un  rapport  particulier  de  l'homme  avec  la 
nature...  »  Le  roman  des  Emploifés  devait  illustrer 
H  celte  partie  de  la  physiologie,  si  peu  connue  et  si 
féconde,  qui  explique  les  rapports  de  l'être  moral  avec  , 
les  agents  extérieurs  de  la  nature.  »  Toute  la  série, 


84  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

d'ailleurs,  des  Éludes  de  mœurs  prétendait  bien 
prouver  par  des  démonstrations  particulières  cette 
loi  d'adaptation  et  d'assimilation  sociale,  avec  toutes 
les  conséquences  qu'elle  doit  manifester  au  regard 
de  l'observateur.  Et  l'introduction  écrite  par  F.  Davin, 
en  1835,  sous  l'inspiration  de  Balzac,  pour  présenter 
au  public  cette  partie  de  la  Comédie  humaine,  ne  man- 
quait pas  d'y  insister.  «  Il  ne  suffît  pas  d'être  un 
homme,  il  faut  être  un  système,  disait-on  de  l'auteur... 
Certes  on  peut  dire  de  lui  qu'il  a  fait  marcher  les 
maximes  de  La  Rochefoucauld,  qu'il  a  donné  la  vie 
aux  observations  de  Lavater  en  les  appliquant...  » 


Balzac  est,  de  toute  la  génération  de  1830,  l'écri- 
vain qui  a  coordonné  le  plus  rigoureusement  —  en  y^ 
ajoutant  —  les  données  lavatériennes  :  il  est  permis 
de  croire  que  c'est  par  son  œuvre,  grâce  à  sa  diffu- 
sion et  à  l'intensité  d'évocation  qu'elle  recèle,  que  le 
plus  grand  nombre  de  notions  physiognomoniques 
ont  passé  dans  la  littérature  française.  Autour  de  lui, 
d'ailleurs,  les  fervents  ne  manquent  pas.  Stendhal  ne 
pousse  pas  aussi  loin  qu'on  pourrait  croire  la  liaison 
des  indices  physiques  avec  les  caractères  moraux.  Il 
se  contente,  par  exemple,  de  signaler  chez  Julien 
Sorel,  comme  une  «  spécialité  saisissante  parmi  les 
innombrables  variétés  de  la  physionomie  humaine  », 
des  cheveux  châtain  foncé,  plantés  fort  bas,  qui  lui 
donnaient  un  petit  front,  et  dans  les  moments  de 
colère  un  air  méchant».    La  grande  pâleur  de   ce 

1.  Le  Rouge  et  le  Noir,  chap.  iv. 


LES   THEORIES    DE   LAVATER.  85 

héros  par  excellence  de  Stendhal,  son  nez  aquilin  et 
ses  ii^rands  yeux  noh's  necomplètentciue  modérément 
son  signalement. 

George  Sand,  elle,  est  une  admiratrice  enthousiaste 
des  idées  de  Lavater.  <»  Je  suis  convaincue  pour  ma 
part  que  ce  système  est  bon,  et  que  Lavater  doit  être 
un  physionomiste  presque  infaillible.  Mais  je  pense 
qu'un  livre,  si  excellent  qu'il  soit,  ne  peut  jamais  être 
une  parl'aile  initiation  aux  mystères  de  la  science.  Il 
serait  à  souhaiter  que  Lavater  eiit  formé  des  disciples 
dignes  de  lui,  et  que  la  physiognomonie,  telle  qu'il 
parvint  à  la  posséder,  pût  être  enseignée  et  transmise 
par  des  cours  et  par  des  leçons,  comme  Ta  été  la 
phrénologie'  ».  En  attendant,  l'auteur  deMauprai,  qui 
«  avait  eu  Lavater  entre  les  mains  dans  son  enfance  », 
(jui  en  1829  avait  rencontré  «  un  homme  très  dis- 
tingué qui  croyait  fermement  à  Lavater  »  et  qui  sans 
doute  l'y  avait  ramenée,  est  très  avisée  des  objections 
opposées  par  les  partisans  de  l'éducation  à  un  système 
qui  semble  admettre  une  prédestination  et  un  déter- 
minisme absolus.  «  Lavater,  accusé  de  fatalisme  aussi 
dans  son  temps,  était  l'homme  le  plus  chrétien  que 
l'Évangile  ait  jamais  formé-  ». 

Le  RicheHeu  de  Vigny  dans  Cinq-Mars  a  «  une 
bouche  presque  sans  lèvres,  et  nous  sommes  forcé 
d'avouer  que  Lavater  regarde  ce  signe  comme  indi- 
quant la  méchanceté  à  n'en  pouvoir  douter  »  : 
intrusion  au  moins  singulière  de  la  science  de 
l'auteur  dans  un  récit  historique.  Hugo  se  garde  de 

1.  Cf.  toute  la  7°  Lettre  d'un  voyageur,  ..  sur  Lavater  et  sur  une 
maison  déserte  -. 

2.  Mauprat,  p.  381.  Sur  l'enthousiasme  de  G.  Sand  pour  Lavater, 
cL  Dora  d'Istria,  Die  deuische  Schweiz.  2°  éd.  Zurich,  18G0,  t.  11, 
p.  4t). 


86  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

pareilles  maladresses,  mais  le  costume  de  ses  per- 
sonnages de  roman  l'intéresse  plus  que  leurs  traits. 
Quant  à  Th.  Gautier,  il  est  trop  artiste  pour  ne  pas 
tirer  parti  des  indications  fournies  par  la  physionomie 
quand  il  s'agit  de  présenter  au  lecteur  des  person- 
nages imaginaires,  mais  le  goût  du  pittoresque  et  du 
truculent  le  pousse  à  détailler,  dans  le  Capitaine 
Fracasse,  des  visages  dont  l'aspect  extérieur  est 
souvent  contredit  par  les  dispositions  réelles.  Si  la 
marquise  de  Bruyères  a  bien  la  psychologie  alTépeute 
à  ses  deux  yeux  à  fleur  de  tête  et  à  ses  sourcils  en 
arc,  si  leScapin  possède  la  laideur  d'âme  qui  convient 
à  sa  tête  de  renard  et  à  sa  prunelle  jaune,  le  Tyran 
de  la  troupe  dément  par  son  humeur  débonnaire  son 
signalement  horrifique,  «  de  gros  soucils  charbonnés, 
larges  de  deux  doigts,  noirs  comme  s'ils  eussent  été 
en  peau  de  taupe,  se  rejoignant  à  la  racine  du 
nez  ». 

Même  des  romanciers  mondains  comme  Ch.  de 
Bernard  se  préoccupent  d'accommoder  à  la  doctrine 
de  Lavater  leurs  créations,  ou  de  relever  les  contrastes 
qui,  dès  l'examen  du  visage,  indiquent  chez  elles  des 
conflits  de  sentiments.  Chez  Mme  de  Bergenheim, 
dans  Gerfaut,  «  les  détails  étaient  féconds  en  nuances 
et  en  oppositions.  Les  cheveux  d'un  châtain  clair  et 
doux  s'arrondissaient  autour  des  tempes  en  courbes 
larges  et  plates  avec  une  sorte  d'ingénuité,  tandis  que 
les  sourcils  plus  foncés  donnaient  parfois  au  front  une 
gravité  imposante.  Le  même  contraste  régnait  dans 
la  bouche  :  le  peu  de  distance  qui  la  séparait  du  nez 
eût  paru,  d'après  Lavater,  l'indice  d'une  énergie 
virile;  mais  la  lèvre  inférieure,  qui  avançait  en  s'ar- 
rondissant  avec  cette  grâce  qu'on  a  nommée  autri- 
chienne,   en   imprégnait    le    sourire    d'une    volupté 


LES  THEORIES  DE  LAVATER.  87 

angélique'  ».  Un  vaudeville  en  deux  actes  ^,  en  1848, 
fait  triompher  sur  la  scène  du  Gymnase  le  bon  Lava- 
tcr  en  personne,  qui  a  démasqué  un  vil  assassin  dans 
la  fii^ure  du  jeune  marquis  de  Trevel. 


A  mesure  que  la  science  se  montrait  plus  exigeante 
à  l'égard  de  ceux  qui  se  réclamaient  d'elle,  la  doc- 
trine de  Lavater  se  dépouillait  cle  quelques-uns  des 
titres  qui  lui  avaient  conféré  son  prestige.  Challemel- 
Lacour  renverra  aux  Petites-Maisons,  ou  peu  s'en 
faut,  le  sot  qui  se  cache  derrière  «  cette  énigme 
qu'on  appelle  Lavater,  lequel,  justement  ridiculisé  de 
son  temps,  est  resté  chez  nous,  je  ne  sais  par  quelle 
fortune  propice,  en  possession  d'une  sorte  de  popula- 
rité et  l'objet  d'admirations  plus  vives  qu'éclairées  ». 
Ces  admirations,  on  sent  qu'elles  se  détachent  de 
lui  et  de  son  système  dans  la  seconde  moitié  du 
xix"  siècle  :  on  n'est  plus  aussi  sûr  des  diagnostics 
que  sa  doctrine  semblait  permettre  de  porter.  D'autre 
part,  les  procédés  de  composition  des  romanciers, 
s'elTorçant  de  mettre  en  vedette  un  seul  détail,  mais 
caractéristique,  abandonnant  le  portrait  composé.,  le 
personnage  campé  une  fois  pour  toutes  et  muni  de 
prime  abord  de  toutes  ses  particularités  physiques, 
sont  moins  favorables  à  ces  états  signaléti(iucs  où 
excellait  un  Balzac.  Enlin,  les  théories  de  Zola  sur 
riiérédité  donneront  la  principale  importance  à  un 
indice  dominant,  Iqgs  des  névroses  ancestrales  accu- 
mulées et  tyranniques,  plutôt  qu'elles  ne  recherchciont 

1.  I».  45. 

2.  l'ar  Dumauoir  et  (^lairville. 


88  ÉTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

un  enisemble  de  traits  qui  refléterait  un  amalgame 
de  dispositions  psychologiques. 

Aussi  la  science  de  Lavater  semble-t-elle  reprendre, 
dans  la  littérature  française,  la  place  un  peu  mysté- 
rieuse et  l'apparence  occultiste  qu'elle  avait  au 
xviii^  siècle.  Dumas  fils  y  croit  et  s'en  vante,  comme 
il  croit  à  la  chiromancie  :  D'Arpentigny  et  DesbaroUes 
voisinent  avec  le  sage  zurichois  dans  ses  admirations. 
«  Ce  n'est  pas  impunément  qu'on  a  le  teint  brun, 
blanc,  rose,  ou  jaune,  les  cheveux  blancs  et  plats  de 
l'albinos,  ou  les  cheveux  noirs  et  crépus  du  nègre, 
les  mains  courtes  ou  longues,  minces  ou  grasses, 
molles  ou  dures;  bref,  vous  êtes  bien  convaincus 
comme  moi  qu'on  ne  saurait  être  César  avec  le 
masque  de  Grassot,  ni  Raphaël  avec  la  face  de 
Marat*  ».  Aussi  Paul,  dans  le  Régent  Mustel,  a-t-il 
«  ce  même  nez  aquilin,  signe  d'énergie,  de  courage 
et  de  volonté  ».  L'  «  homme  à  femmes  »  est  «  un 
grand  gaillard  au  teint  ambré,  à  la  voix  métallique,  à 
l'œil  cave,  au  front  pâle,  à  la  crinière,  à  la  moustache 
noires,  aux  belles  dents  larges  et  fortes-  ».  Et  comme 
une  prédestination  impitoyable  enserre  chaque  indi- 
vidu et  l'enclôt  dans  le  cercle  infranchissable  de  ses 
dispositions  morales  et  physiques,  les  erreurs  de  la 
fille  à  tempérament,  les  crimes  de  la  Femme  de 
Claude,  les  destinées  des  peuples  telles  que  les  déci- 
dèrent les  auteurs  de  la  guerre  de  1870,  sont  impli- 
qués dans  les  spatules  des  doigts,  les  courbes  des 
crânes  ou  l'épaisseur  des  lèvres... 

Ailleurs,  bien  que  son  auteur  soit  de  moins  en 
moins  nommé  par  les  romanciers,  VArl  de  connaîlre 


1.  Nomvclle  Lettre  de  Junius  (Eiitr  Actes,  t.  II). 

2.  Préface  de  VArni  des  Fcinines. 


LES   THEORIES    DK   LAVATER.  89 

les  /lommes  par  la  physionomie  ne  laisse  par  de  four- 
nir, soiL  directement,  soit  à  travers  la  Comédie 
humaine,  plus  d'un  trait  signalélique  à  noire  littéra- 
ture d'imagination.  Flaubert  ne  néglige  pas  le  nez 
pointu  du  père  Roque,  «  Ténergie  impitoyable  qui 
reposait  dans  les  yeux  glauques,  plus  froids  que  des 
yeux  de  verre  »,  de  M.  Dambreuse,  les  «  yeux 
bleuâtres  à  fleur  de  tête  »  de  Martinon,  le  «  crâne  en 
pointe  »  du  systématique  Sénécal  :  Bouvard  et  Pécu- 
chet, néanmoins,  sont  là  qui  guetteront  ces  syn- 
thèses en  même  temps  que  bien  d'autres.  Zola,  qui 
dans  Thérèse  Raquin  et  Madeleine  Péral  fournit 
encore  des  descriptions  lavatériennes,  s'en  tiendra  de 
plus  en  plus  à  la  tare  dominante.  Richepin  connaît 
«  les  yeux  gris,  indice  de  domination*  »;  Bourget 
«  les  larges  yeux  très  bruns  de  charmeur,  mais  aussi 
d'aigrefin...  de  ces  yeux  dont  la  prunelle  est  humide, 
caressante,  veloutée,  avec  un  arrière-fond  brutal  et 
implacable-  »  ;  Barrés  «  les  yeux  gris  au  regard  sin- 
gulier, avec  quelque  chose  de  retourné  en  dedans,  pas 
très  net,  un  peu  brouillé,  vraiment  d'un  homme  qui 
voit  des  abstractions^  ».  Et  par  là  ils  marqueront, 
sans  doute,  leur  souci  des  concordances  incontes- 
tables que  l'observateur  établit  entre  le  physique  et  le 
moral  —  sans  engager  cep<;ndant  la  doctrine  môme 
de  la  Physionomie. 

Mais  l'auteur  du  Disciple  rappelle  deux  fois  «  l'in- 
dice d'une  duplicité  innée  »  que  manifeste  un  con- 
traste de  couleur  entre  les  cheveux  et  la  moustache, 
entre  les  prunelles  et  les  cheveux''  :  il  développe  ainsi 

1.  Cauchemars,  p.  126. 

2.  Recommencements,  p.  6. 

3.  Les  Déracinés,  p.  100. 

4.  I.'IrréfjaraLk'  al  \'oyn(j cases. 


90  ETUDES   D  HISTOIRE  LITTERAIRE. 

une  indication  très  précise  que  Lavater  avait  expres- 
sément donnée'.  Richepin  maintient,  dans  VAimé,  les 
narines  palpitantes  et  le  menton  gras  des  sensuels, 
ailleurs  le  nez  long-,  le  menton  fuyant,  le  front 
bombé,  les  tempes  serrées  des  mystiques.  De  même, 
chez  M.  Prévost,  chez  P.  Adam,  d'autres  détails  sur- 
vivent et  s'affirment,  dont  l'observateur  zurichois 
avait  le  premier  fourni  l'énoncé.  Même  Maupassant 
se  plaît  à  reprendre  pour  son  compte^  les  assimila- 
tions de  personnages  humains  à  des  types  de  bêtes, 
«  la  marque  de  la  ligne  primitive  >',  «  une  simiHtude 
de  gestes,  de  mouvements,  de  tenue  qu'on  dirait  être 
du  souvenir  ». 

Qu'on  dirait  être  du  souvenir...  Ni  Lavater  ni  Bal- 
zac, pour  qui  les  analogies  de  ce  genre  marquent 
plutôt  identité  foncière  des  types  que  descendance 
animale  de  l'homme,  n'auraient  admis  cette  allusion 
à  l'hypothèse  évolutionniste.  Au  contraire,  les  signa- 
lements physionomiques  offerts  par  nos  romanciers 
les  plus  récents  supposent  plus  ou  moins  des  persis- 
tances dont  le  darwinisme  serait  la  clef^  :  il  arrive 
même,  comme  dans  les  livres  de  J.  H.  Rosny,  que 
cette  préoccupation  des  survivances  —  animales  ou 
ethnologiques  —  soit  poussée  jusqu'à  la  hantise. 

Pris  entre  ces  nouvelles  curiosités  plus  ou  moins 
scientifiques  et  les  procédés  impressionnistes  dans  la 
description  et  la  présentation  des  personnages,  le 
souci  des  concordances  physionomiques  ne  saurait 
plus  aboutir  à  des  masques  définis  et  à  des  types 
classés.  Lavater  a  eu  son  heure,  et  il  l'a  eue,  dans  le 

1.  Edition  française  de  1820,  t.  II,  p.  217. 

2.  Sœurs  Rondoli. 

3.  Cf.  L.  Faure-Favier,  Le  signe  de  la  race  chez  les  romanciers 
modernes.  Rev.  bleue,  1903,  l.  XX,  p.  315. 


LES  THEORIES  DE  LAVATER.  91 

roman  français,  grâce  au  plus  fougueux  modeleur  de 
figures  que  nous  possédions,  grâce  aussi  à  des  cir- 
constances qui  ne  se  trouvent  pas  deux  fois  dans 
une  lillérature.  Entre  un  classicisme  sollicité  par 
l'abstraction  ou  la  généralisation  et  un  réalisme  plus 
soucieux  de  préciser  les  particularités  et  les  détails 
individuels  que  de  rechercher  les  traits  permanents 
et  les  linéaments  essentiels,  il  y  avait  place  pour  une 
littérature  objective  qui  interprétât  au  bénéfice  de  la 
psychologie  les  indices  offerts  par  le  monde  exté- 
rieur. Les  émotions  seules,  pour  un  Bufl'on,  étaient 
susceptibles  de  ces  déchiffrements;  l'indice  d'une  tare 
particulière,  au  gré  d'un  réaliste,  importera  unique- 
ment; entre  ces  deux  conceptions  opposées,  c'est  le 
siihstratum  même  du  visage,  de  Thabitus  et  du  corps 
qui  semble  révélateur  à  ceux  qui  éprouvent  aussi 
vivement  qu'un  Balzac  le  sentiment  de  l'interdépen- 
dance des  phénomènes. 


CHATEAUBRIAND 

ET 

L'ÉMIGRATION  ROYALISTE  A  LONDRES 


S'il  est  une  période  de  la  vie  de  Chateaubriand 
qu'il  importe  de  bien  connaître,  c'est  assurément 
celle  qui,  de  mai  1793  à  mai  1800,  le  retient  en 
Angleterre,  le  réduit  à  toutes  les  dures  nécessités  de 
l'exil  et  lui  fait  traverser  une  crise  qui  prépare  la 
retentissante  révélation  de  son  talent  dans  le  Génie 
du  Christianisme.  Pendant  sept  années,  le  jeune 
Breton  est  l'hôte  d'Albion.  Il  mène  à  Londres  l'exis- 
tence incertaine  de  l'émigré,  à  moins  qu'il  ne  se  sou- 
mette, dans  la  province  anglaise,  à  toutes  les 
exigences  du  métier  improvisé  de  maître  de  français. 
Flûncur  solitaire  ou  mercenaire  de  librairie,  il  bat 
mélancoliquement  le  pavé  londonien  que  brûlera,  à 
un  quart  de  siècle  de  là,  son  carrosse  d'ambassadeur. 
Mais  il  se  soumet  aux  influences  oiTertes  par  une 
grande  ville,  une  civilisation  variée  et  d'anciennes 
traditions,  et  par  un  mouvement  d'idées  (ju'il  a  vu 
d'assez  près.  Il  a  passé  la  première  jeunesse.  Il  est  à 
l'âge  où  les  linéaments  d'une  destinée  commencent  à 


94  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

se  fixer,  où  les  curiosités  successives  du  jeune  âge  se 
cristallisent  autour  d'un  noyau  de  plus  en  plus  déter- 
miné. Ce  sont  des  années  décisives,  d'où  Chateau- 
briand sortira  méconnaissable  pour  plusieurs  de  ses 
anciens  amis. 

Or  lui-môme,  dans  les  Mémoires  d' outre-tombe^  a 
resserré  en  deux  chapitres  ce  qu'il  lui  plaisait  de  dire 
de  cette  époque.  Longtemps  limitée,  dans  Sainte- 
Beuve*  et  après  lui,  à  l'exposé  pur  et  simple  des 
quelques  données  fournies  par  le  héros  lui-même,  la 
biographie  de  Chateaubriand  vient  seulement  dans  les 
tout  derniers  temps  de  s'éclairer  de  quelques  lumières 
nouvelles.  Deux  points  de  détail  ont  été  examinés 
par  MM.  L.  Séché  ^  et  R.  de  Gourmont^  MM.  Dick^ 
et  A.  Le  Braz^  l'un  avec  une  rigueur  assez  sèche, 
l'autre  en  des  pages  charmantes  de  pittoresque  et  de 
bonne  grâce,  ont  étudié  le  séjour  de  Chateaubriand 
dans  le  Sufiolk.  Ce  sont  ses  rapports  avec  les  groupes 
de  Français  émigrés  comme  lui  qu'on  voudrait 
entourer  ici  de  quelques  précisions.  Car  il  y  trouvait 
un  milieu  politique  et  intellectuel  qui  offrit  au  jeune 
littérateur  mainte  excitation  féconde,  et  qui,  par 
l'accoutumance  insensible  de  relations  qui  lurent 
souvent  à  peu  près  quotidiennes,  agit  efficacement 
sur  sa  pensée  encore  indécise  et  plastique. 


\.  Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire. 

2.  La  genèse  du  •■  Génie  du  Christianisme  ».  Revue  bleue,  1902,  t.  I, 
p.  500. 

3.  Lespreniières  idées  de  Chateaubriand.  Mercure  de  France,  l'^"' juin 
1908. 

4.  Le  séjour  de  Chateaubriand  en  Suffolk.   Rev.  d'hist.  litt.  de  la 
France,  1908,  p.  76. 

5.  Au  pays  d'exil  de  Chateaubriand.  Paris,  1909. 


CHATEAUBRIAND    ET   l'ÉMIGRATION    IIOYALISTK.         05 


I 


Ce  n'est  pas  sans  raison  que  Chateaubriand,  dans 
les  Mémoires  d" oulre-tombe  *,  a  mis  au  premier  rang 
de  ses  compagnons  d'exil  le  journaliste  Peltier  : 
c'était  un  Breton,  lils  d'un  négociant  de  Nantes,  et 
nous  savons  que  Chateaubriand  s'est  toujours  sou- 
venu volontiers  de  ce  «  cousinage  que  tous  les  Bre- 
tons ont  entre  eux  ».  Le  jeune  Malouin,  encore  inva- 
lide de  sa  campagne  à  l'armée  des  Princes,  I rainant 
sur  le  pavé  de  Londres  sa  misère  et  ses  rêves,  dut 
à  ce  compatriote  sa  première  aubaine.  Il  achevait 
de  dépenser  les  trente  louis  apportés  de  Jersey  le 
17  mai  1793;  il  partageait  le  «  grenier  »  de  son  cousin 
La  Bouëtardais,  sans  doute  dans  le  quartier  de 
Covent-Garden  -,  et  supportait  vaillamment  «  la 
misère  commune  de  lémigration  »  :  le  bohème 
Peltier,  dont  il  accuse  à  plaisir,  dans  les  Mémoires^ 
la  vulgarité  et  le  débraillé,  lui  procura  un  logis  plus 
indépendant  et  un  provisoire  gagne-pain.  «  Mon 
Cil  Blas,  grand,  maigre,  escalabreux,  les  cheveux 
poudrés,  le  front  chauve,  toujours  criant  et  rigolant, 
met  son  chapeau  rond  sur  l'oreille,  me  prend  par  le 


1.  Ed.  Biré,  t.  II,  p.  111, 

2.  Entre  le  Strand,  Ilolborn  et  l'aboutissement  de  Tollcniiam 
Court  Hoad,  mais  sans  <loute  plus  près  du  Slrand.  Gliateatibriaud 
parle  (Môm.  d'outre-tombe,  t.  I,  p.  319)  du  -  bout  d'une  petite  rue 
qui  jdiirnait  Tottenham  Court  Hoad;  ailleurs  de  Holborn  (t.  11, 
p.  109);  mais  dans  VE'ssai,  note  finale  du  livre  II,  cbap.  xvi,  il 
rappelle  lonj^uement  un  pèlerinage  fait,  il  y  a  déjà  assez  long- 
temps, sur  l'emplacement  d<'  l'exécution  de  Charles  l"'  :  -  Je 
demeurais  alors  dans  le  Strand.  »  Peltier,  à  ce  moment,  habile 
tout  près  de  là,  quoique  de  l'autre  cùté  de  l'actuel  Trafalgar 
S<]uare  :  24,  Oxendon  Street,  llaymarket. 


96  ETUDES    d'histoire   LITTÉRAIRE. 

bras  et  me  conduit  chez  rimprimeur  Baylis,  où  il  me 
loue  sans  façon  une  chambre,  au  prix  d'une  guinée 
par  mois....  Peltier  me  procura  des  traductions  du 
latin  et  de  l'anglais  :  je  travaillais  le  jour  à  ces  tra- 
ductions', la  nuit  à  ÏEssai  historique  dans  lequel  je 
faisais  entrer  une  partie  de  mes  voyages  et  de  mes 
rêveries.  Baylis  me  fournissait  les  livres,  et  j'em- 
ployais mal  à  propos  quelques  schellings  à  l'achat 
des  bouquins  étalés  sur  les  échoppes.  » 

Quand  cette  manière  de  sauvetage  eut-elle  lieu?  Si 
les  souvenirs  de  Chateaubriand  sont  exacts,  le  plan 
de  VEssai  était  déjà  assez  avancé,  à  cette  date,  pour 
que  l'exposé  en  pût  être  écouté  favorablement  par 
Peltier  et  fait  ensuite  à  l'imprimeur  Baylis  :  or,  si 
chaotique  et  décousu  que  soit  l'ouvrage  lui-même,  il 
était  nécessaire  que  divers  événements  historiques  se 
fussent  passés  afin  que  l'idée  même  de  ce  livre,  le 
parallèle  indiscret  et  aventureux  des  révolutions 
anciennes  et  modernes,  pût  avoir  quelque  vraisem- 
blance. C'est  ainsi  que  la  chute  des  Jacobins  et  la 
campagne  de  1794  font  partie  trop  intégrante,  pour 
la  «  Révolution  moderne  »,  de  ces  analogies  essen- 
tielles que  recherche  l'auteur,  pour  qu'un  projet  eût 
grande  chance  d'être  approuvé  avant  la  date  corres- 
pondant à  ces  événements. 

D'autre  part,  les  premières  publications  londo- 
niennes de  l'ancien  rédacteur  parisien  des  Actes  des 
Apôtres,  la  Correspondance  politique  ou  Tableau  de 
f  Europe  (2  novembre  1793-2  août  1794)  et  les  seize 
numéros  du  Tableau  de  l'Europe  qui  y  font  suite 
en    1794  sont   Tune   et   les   autres    imprimés    chez 

1.  Sans  doute  le  Paradis  perdu  de  Milton  (sous  une  première 
forme)  et  les  Poésies  erses  de  J.  Smith  furent-ils  traduits  à  cette 
époque. 


CHATEAUBRIAND    KT    L  KMIGRATION    ROYALISTE.  97 

W.  (jlindon,  et  non  chez  Baylis  :  ce  n'est  qu'à  partir 
(le  son  Paris  pendant  rannée  1795  (ju'on  voit  fif^urer 
sur  les  périodiques  rédigés  par  l'infatigable  publiciste 
la  mention  :  Londres,  de  l imprimerie  de  T.  Baylis. 
Puisque  le  pamphlétaire  breton  put  proposer  et  pro- 
curer à  son  malheureux  compatriote  «  une  chambre 
chez  son  imprimeur  Baylis  »,  il  est  rraisemblable 
ciue  cette  entrevue  décisive  n'eut  pas  lieu  avant  les 
derniers  mois  de  1794,  au  début  des  nouveaux  arran- 
gements de  Pellier  :  cette  nouvelle  installation,  nous 
l'avons  vu,  est  d'ailleurs  suivie  d'une  période  de  tra- 
vail intense  et  de  première  rédaction;  et  Chateau- 
briand a  toujours  dit  en  effet  <{u'il  «  commença  à 
écrire  VEssai  en  1794  »  '. 

Quant  à  l'emplacement  du  nouveau  gîte  occupé 
par  le  futur  ambassadeur  de  France  à  Londres,  il  ne 
l'écartait  pas  sensiblement  de  sa  première  résidence. 
L'imprimerie  Baylis  est  située  à  cette  époque  dans 
Grevill  Street,  numéro  15,  près  de  Gray's  Inn,  non 
loin  de  Red  Lion  Square  et  du  quartier  de  Blooms- 
bury-,  où  résident,  au  cours  de  l'Émigration,  nombre 
de  Français  exilés  :  c'est  ainsi  que  Mgr  de  la  Marche, 
évêque  de  Saint-Paul-de-Léon,  que  citent  les 
Mémoires  d'outre-tomhe,  loge  «  chez  Mme  Silburne, 
lu,  Little  Oueen  Street,  Bloomsbury  »  '\  Hingant, 
autre  compatriote  breton  rencontré  sur  le  paquebot 
de  Jersey,  et  avec  qui  s'est  lié  Chateaubriand,  «  se 
logea,  assez  près  de  Baylis,  au  fond  dune  rue  qui 

1.  Préface  de  l'édition  de  1820. 

2.  D'après  les  publications  (]ui  sortent  de  ses  presses,  Deboffe 
a  sa  l)Ouli(iue  dans  Gerrard  Street,  près  de  Leicester  Square. 

3.  D'après  des  avis  concernant  les  secours  à  donner  aux  eini- 
{.Tés.  L'abbé  Péricaut,  vicaire  général  de  l'évéque  de  Doi,  liabile 
0,  Little  Russell  Street,  Bloomsbury  Square;  etc. 


98  ÉTUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

donnaiL  dans  Holborn  »  :  c'est  avec  ce  voisin  labo- 
rieux el  instruit  que  le  chevalier-littérateur  passe 
une  bonne  partie  de  ses  heures  de  loisir,  à  moins 
qu'il  n'aille  errer  dans  les  prairies  de  Kensington  ou 
sous  les  voûtes  de  Westminster-Abbey  ^ 

Gomme  il  n'est,  à  cette  heure,  royaliste  que  par 
honneur,  et  qu'il  adhère  quant  au  reste  à  une  sorte 
d'anarchisme  sentimental,  Chateaubriand  a  des  curio- 
sités politiques  que  s'interdirait  sans  doute  un  doc- 
trinaire de  l'Émigration.  11  est  disciple  de  Rousseau, 
et  justement  l'inlluence  de  la  philosophie  du  droit 
naturel  en  Angleterre  a  été  représentée  d'une  façon 
fort  active  par  la  Société  correspondante,  que  YEssai 
cite  dans  une  note  (livre  I,  chapitre  xiv)  :  il  fait  pré- 
voir, pour  un  cinquième  livre  qui  ne  sera  jamais 
écrit,  un  exposé  en  règle  des  a  vues  peu  communes 
en  politique  »  de  l'auteur  de  General  Justice,  et  cite 
sous  des  initiales  probables  Thelwall  et  Th.  Hardy, 
deux  agitateurs  réformistes;  dans  son  article  de 
juin  1800  sur  V Angleterre  et  les  Anglais,  il  mention- 
nera de  même  Horne  Tooke,  «  devenu  l'apôtre  de  la 
liberté  ».  Or,  les  réunions  de  la  Corresponding 
Society  ayant  pris  fin  après  l'arrestation  de  Hardy  et 
de  Thelwall  en  mai  1794,  pour  n'être  reprises  qu'en 
juin  1795-,  il  est  vraisemblable  que  les  notions 
acquises  par  Chateaubriand  à  cet  égard  datent  de  la 
toute  première  phase  de  son  émigration,  mais  qu'avec 
ses  théories  sur  la  Révolution  «  inévitable  »  à  cause 


1.  La  mésaventure  qui  lui  fait  passer  la  nuit  dans  l'abbaye  est 
racontée,  comme  advenue  à  «  un  de  ses  amis  »,  par  un  émigré 
bas-breton,  La  Tocuaye,  dans  l'édition  allemande  de  sa  Prome- 
nade dans  la  Grande-Bretagne  {Riga,  1797,  p.  132),  et  manque  dans 
la  2"  édition  française  (Brunswick,  1801). 

2.  Cf.  Cestre,  Jo/ifi  Thelwall.  London,  1900,  p.  120. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.         99 

du  progrès  de  la  société  h  la  fois  vers  les  lumières  et 
vers  la  corruption,  il  est  encore  en  communion  de 
doctrine  avec  ces  «  libertaires  »  lorsqu'il  se  met  à 
rédiger  VEssai. 


II 

Cependant  cette  seconde  période  de  la  vie  de 
l'émigré,  relativement  tolérable,  et  de  subsistance  à 
peu  près  assurée,  va  prendre  fin.  L'imprimeur  Baylis  et 
l'éditeur  Debolïe,  —  «  l'aveugle  et  innocent  Debofîe  », 
comme  l'appellera  un  jour  Peltier  %  —  s'étaient 
hasardés  à  commencer  l'impression  de  cet  Essai  sur 
les  Révolutions  anciennes  et  modernes  où  le  débutant 
jetait  pcle-méle  les  aperçus  de  sa  jeune  expérience 
politique,  les  découvertes  d'une  érudition  de  fraîche 
date  et  l'incertitude  d'une  âme  profondément  déses- 
pérée et  «  dissociée  ».  Mais  les  ressources  produites 
par  les  traductions  se  font  rares.  L'Essai  ne  s'achève 
pas.  Chateaubriand  traverse  avec  Ilingant  une  crise 
<le  misère  qu'il  faut  sans  doute  placer  vers  la  lin  du 
glacial  hiver  1794-1795  :  il  parle  d'une  «  rude  soirée 
d'hiver  »  où  il  resta  deux  heures  j)lanté  devant  un 
magasin  de  comestibles  (il  est  vrai  qu'un  peu  plus  haut 
il  mûchait  de  l'herbe).  Pendant  cinq  jours,  les  deux 
amis  soulTrent  de  la  faim;  la  tentative  de  suicide  où 
Ilingant  se  blesse  dénoue  h;  j)lus  cruellement  du 
monde?  cet  épisode  de  détresse  et  de  privations.  «  J'écri- 
vis à  M.  de  Barentin  '  et  lui  révélai  la  situation  de 


1.  Dfins   ['Appel  au  public  joint   au    plaidoyer   do    son   avocat 
Mackinlusli.  Cf.  plus  loin,  p.  144. 

2.  C'élail  le  chef  de  la  magistrature  éniigrée,  le  «  chancelier  • 
du  comte  de  Provence. 


100  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

mon  ami.  Les  parents  de  Hingant  accoururent  et 
l'emmenèrent  à  la  campagne...  Privé  de  la  compagnie 
de  Hingant,  je  ne  gardai  pas  chez  Baylis  un  logement 
d'une  guinée  par  mois;  je  payai  le  terme  échu  et  m'en 
allai.  » 

Voilà  notre  chevalier  replongé  dans  les  pitoyables 
bas-fonds  de  l'Émigration.  11  est  assez  probable  qu'il 
a  tenté  à  ce  moment  de  se  rappeler  au  souvenir  ou  à 
l'attention  des  gens  de  lettres  parisiens.  Un  peu  plus 
tard  il  saura  leur  faire  parvenir  VEssai  sur  les  Révo- 
lutions]  le  6  avril  1795  —  à  supposer  que  cette  date 
soit  authentique  *  —  Rœderer,  rédacteur  influent  au 
Journal  de  Paris,  reçoit  ce  court  message  : 

Un  malheureux  banni  recommande  à  linduîgence  de 
M.  Roedererle  petit  ouvrage  qu'il  a  Ihonneur  de  lui  envoyer. 
Chateaubriand. 

Sainte-Beuve  suppose  que  «  ce  petit  ouvrage  »  est 
la  Nuit  chez  les  sauvages  de  V Amérique,  le  futur  cha- 
pitre final  de  VEssai,  dont  Chateaubriand  pourra  dire 
en  effet  qu'il  est  «  connu  des  gens  de  lettres  de  Paris  ». 
Il  faut  noter  que  la  Lettre  sur  l'art  du  dessin  dans 
les  paysages  est  précisément  datée  de  1795  et  que  deux 
détails  semblent  en  situer  la  composition  à  l'instant 
présent.  «  Nous  sommes  en  hiver  ;  vous  avez  du 
feu  »,  dit  humoristiquement  l'auteur;  et  il  se  plaint 
aussi  des  prédictions  pessimistes  des  médecins  qui  le 
soignent  :  or  les  privations  des  derniers  temps  avaient 
particulièrement  éprouvé  sa  santé.  Sans  doute,  d'ail- 
leurs, est-ce  pour  cette  raison  que  Chateaubriand  ne 

1.  Ce  qui  permet  d'en  douter,  c'est  que  les  QE'uwres  de  Roederer, 
publiées  par  son  fils  (Paris,  1856,  t.  IV,  p.  138),  qui  donnent  le 
texte  de  ce  billet  et  lui  attribuent  une  date,  ajoutent  cependant 
sans  date. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.       101 

figure  pas  sur  les  états  des  officiers  français  émigrés, 
résidant  à  Londres  ou  aux  environs,  fin  1794,  ou  des 
volontaires  qui  se  sont  fait  inscrire  en  janvier  1795 
pour  servir  dans  les  compagnies  nobles  que  le  gou- 
vernement anglais  forme  à  Jersey*. 

Il  s'est  réfugié,  dit-il,  dans  une  mansarde  que  son 
cousin  germain  La  Bouëtardais  viendra  bientôt  par- 
tager avec  lui,  dans  New  Road,  aux  environs  de  Mary- 
le-Bone,  cest-à-dire  presque  hors  ville,  et  dans  le 
voisinage  d'un  cimetière  sur  lequel  donne  la  lucarne 
du  galetas.  Ses  relations,  durant  cette  période  assez 
courte,  semblent  se  recruter  surtout  parmi  ses  com- 
patriotes bretons.  «  Nous  tenions  des  conseils  dans 
notre  chambre  haute,  nous  raisonnions  sur  la  politi- 
que, nous  nous  occupions  des  cancans  de  l'émigra- 
tion. Le  soir,  nous  allions  chez  nos  tantes  et  cousines 
danser,  après  les  modes  enrubannées  et  les  chapeaux 
faits...  » 

En  dépit  de  celle  gaieté  désespérée,  c'est  le  moment 
où  Chateaubriand  aurait  connu  la  détresse  la  plus 
profonde.  Par  bonheur,  «  l'homme  aux  ressources, 
Peltier,  me  déterra,  ou  plutôt  me  dénicha  dans  mon 
aire  »  :  Chateaubriand  misérable,  La  Bouëtardais  apo- 
plectique, et  «  deux  émigrés  en  guenilles  qui  se  trou- 
vèrent sous  sa  main  »,  il  emmène  dîner  ces  quatre 
compatriotes  à  London  Tavern  :  si  les  souvenirs  de 
Chateaubriand  ne  le  trompent  pas,  il  s'agit  sans  doute 
do  l'hôlel-restaurant  situé  Bishopsgate  Street  et  qui, 
dit  un  guide  de  180:2,  «  contient  des  salles  élégantes 
où  des  marchands  et  des  gentlemen  se  donnent  sou- 
vent rendez-vous  pour  discuter  des  affaires  publiques 


1.  Gh.  llettier,  fielations  de  la  Normandie  et  de  la  Bretagne  avec 
les  îles  de  la  Manche  pendant  V Emigration.  Caen,  1885,  p.  170  et  371. 


102  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

OU  faire  honneur  à  des  dîners  parfaitement  pré- 
parés '  ». 

Ces  pauvres  diables  se  régalent,  et  Chateaubriand 
considère  à  loisir  la  proposition  que  Peltier  vient  lui 
faire  :  pourquoi  n'irait-il  pas  se  mettre  au  service 
d'une  société  d'antiquaires  de  province  qui  demande, 
par  voie  d'annonces  de  journaux,  un  collaborateur 
capable  de  déchiffrer  des  manuscrits  français  du  xii" 
siècle?  Sa  décision  est  prise,  et  après  quelques  jours 
de  préparatifs,  il  se  met  en  route  pour  le  Suffolk. 

C'est  là,  du  moins,  ce  que  relatent  les  Mémoires 
d' outre-tombe.  Mais  il  est  certain  que  nulle  associa- 
tion savante  ne  le  fit  venir  à  Beccles;  il  est  probable 
que  le  directeur  d'une  des  deux  écoles  de  cette  petite 
ville  engagea  en  sa  personne  le  maître  de  français  qui 
manquait  à  son  établissement^,  et  qu'ayant  déjà  donné 
à  Londres  des  leçons  particulières  3,  notre  Breton  fut 
attiré  par  la  perspective  d'un  salaire  fixe  et  d'une  rési- 
dence  plus  agréable   et  pi       saine.   Un  fait   reste 

1.  The  Pictare  of  London  for  180  •  aco'reci  Guirfe...  Lon- 
don,  t.  II,  p.  82. 

2.  M.  Brightle  y,  directeur  de  la  Ftinconberge  School,  se  retire  à 
Noël   1794    pour   se    faire    imprimeu  peut  admettre    avec 

.  Le  Braz,  qu'avant  de  quitter  la  direction  de  son  établissement 
tenu  à  le  pourvoir  d'un  enseignement  qui  lui  faisait  défaut 
afin  de  mieux  négocier  la  cession  à  son  successeur),  ou  au  con- 
traire —  ce  qui  me  semble  plus  logique  —  qu'il  profite  après  sa 
retraite  de  ses  relations  avec  l'imprimeur  Ba}  lis  pour  lui  demander 
un  Français  dont  a  besoin  son  successeur. 

3.  Dans  ses  conférences  sur  Chateaubriand,  J.  B.  Robertson, 
professeur  à  Dublin,  ancien  ami  de  Lamennais  et  de  Ncwman, 
fait  allusion  à  «  plusieurs  de  ses  amis  d'autrefois  et  de  plus  tard, 
qui  l'ont  mis  en  possession  de  divers  détails  concernant  l'écrivain 
français  ».  Et,  racontant  sa  vie  à  Londres,  au  début  de  son  émi- 
gration :  «  Ce  fut  en  donnant  des  leçons  de  français  et  en  faisant 
des  traductions  pour  un  libraire  qu'il  fut  mis  en  mesure  de  gagner 
sa  vie.  »  J.  B.  Robertson,  Lectures  on  soinc  subjccls  of  modem  Idstory 
and  biography.  Dublin,  18G4,  p.  236. 


CHATKAUBRIAND    ET    L  KMIGUATION    UOYALISÏK.       103 

acquis  :  sous  le  nom  de  M.  de  Gombourg,  plus  facile 
à  prononcer  et  à  retenir  que  son  patronymique, 
Chateaubriand  quitta  Londres  quelque  temps  pour 
occuper,  dans  l'est  de  l'Angleterre,  les  fonctions  de 
professeur  de  français. 

Lorsqu'il  s'éloigne  de  la  capitale,  sans  doute  au 
printemps  de  1195,  le  jeune  émigré  n'est  guère  diffé- 
rent de  ce  ([u'il  était  à  son  arrivée  en  1793.  «  Né, 
comme  il  dira,  avec  un  cœur  indépendant  »,  il  a  per- 
sévéré dans  l'espèce  d'anarchisme  farouche  et  d'inso- 
ciabilité  rousseauiste  qui  avait  été  longtemps  son 
attitude  favorite.  «  Indépendance  individuelle,  voilà 
le  cri  intérieur  qui  nous  poursuit.  »  Emigré  sans  con- 
viction, à  la  fois  éloigné  du  principe  d'autorité  par 
sentimentalisme  libertaire,  et  hostile  à  la  foi  républi- 
caine ([ue  la  «  corruption  des  mœurs  »  lui  parait 
menacer  et  interdire  d'avance,  il  est  resté  grand  par- 
tisan de  l'état  sauvage  et  n'a  pas  cessé  d'en  vouloir  à 
la  nécessité  sociale.  Et  ce  ne  sont  pas  ses  premières 
relations  dans  le  monde  émigré  qui  ont  pu  rien  changer 
à  cette  humeur  ombrageuse.  Hingant  de  la  Tiemblais 
ou  La  Bouëtardais,  de  Ferron  du  Quengo,  leurs 
parents  et  leurs  amis  sont  assurément  d'aimables  et 
vaillants  compagnons,  supportant  la  détresse  de  l'exil 
avec  une  bonne  humeur  charmante,  se  pliant  s'il  le 
faut  à  la  nécessité  des  labeurs  serviles  sans  bien 
admettre  au  fond  la  dignité  du  travail,  changeant 
allègrement  «  la  légèreté  en  vertu  »,  mais- ne  compre- 
nant pas  grand  chose,  en  somme,  à  ces  événements 
ixilitiques  (pi'ils  ne  se  lassent  pas  de  commenter 
passionnément.  Peltier  lui-même,  avec  son  Apre  verve 
de  polémiste  anti-révolutionnaire,  manque  de  véri- 
table sens  j)olilique  et  fait  campagne  en  franc-lireur, 
sans  esprit  stralt-giquc,  jiour  la  royauté  déchue.  On 


104  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

sait  que  Burke  disait,  des  émigrés  qu'il  avait  vus 
en  93  :  «  Ils  sont  seulement  affectionnés  à  la  monar- 
chie, ou  plutôt  aux  personnes  du  feu  roi  et  de  la  feue 
reine.  Sous  tout  autre  rapport,  leur  conversation  est 
jacobine  ».  Les  premiers  compagnons  d'exil  de 
Chateaubriand,  avec  leur  fierté  frondeuse  de  gen- 
tilshommes ou  de  parlementaires  bretons,  ne  contre- 
diraient qu'en  apparence  cette  boutade.  Et  quant  aux 
choses  religieuses,  la  foi  traditionnelle  des  uns  ne 
compense  guère  l'indifférence  des  autres,  ou  leur 
enthousiasme  pour  Swedenborg  et  pour  ses  rêveries 
sur  l'organisation  du  monde  spirituel.  Ce  qui  manque 
le  plus  à  ces  êtres  violemment  jetés  hors  de  leur 
milieu  ancien,  c'est  V esprit  social,  et  Chateaubriand, 
en  1795,  en  est  plus  profondément  dépourvu  qu'eux 
tous.  Il  a,  par  surcroît,  son  originalité  d'artiste  et  de 
sentimental,  et  cette  manie,  qu'on  lui  reproche,  «  de 
voir  les  objets  différemment  des  autres  ».  Il  appar- 
tiendrait passionnément  à  la  fraction  des  insociables, 
dont  Rœderer,  vers  le  même  temps,  parlait  en  France 
avec  une  sagesse  ironique. 


Il  n'apparaît  pas  que  notre  chevalier  ait  rapporté, 
de  son  séjour  dans  la  province  anglaise,  un  sens  plus 
développé  d'autres  nécessités.  Ce  séjour  a  duré  peut- 
être  plus  longtemps  que  ne  l'insinuent  les  Mémoires 
d'outre-tombe  et  que  ne  le  fait  supposer  le  repérage 
chronologique  tenté  ci-dessus  :  M.  Dick  et  M.  le  Braz 
nous  invitent  à  déplacer  le  plus  possible  les  dates  qui 
le  limitent',  et  à   faire  partir  Chateaubriand  pour 

1.  A.  Le  Braz,  oiiv.  cilé,  passiin. 


CHATKAIRIUANI)    KT    L  KMIC.RATION    IlOYALlSTi:.       lOS 

Becclcs  dès  le  prinlcmps  do  1794;  ils  apportent  à 
l'appui  do  colle  sui^p^oslion  quelques  intérossanlos 
l)récisions,  récho  dos  traditions  locales,  des  hypo- 
tlièses  parfois  séduisantes,  et  un  seul  document,  daté 
do  lîecclos,  le  26  juillet  1795.  La  déiuonslralion  en 
est  l'aile  on  tout  cas  :  le  jeune  Breton  trouva  à  Bungay, 
dans  la  iH'rsonnede  Charlottes  Ives,  une  «  Sylphide  » 
dont  le  souvenir  hantera  longtenn)s  son  esprit;  «  son 
cœur  reçut,  au  moment  propice,  la  grande  initiation 
douloureuse  et  féconde  sans  laquelle  sa  puissante 
imagination  eût  continué  de  travailler  à  vide...  »  Et 
nous  savons  aussi  que  le  jeune  maître  de  français, 
qui  monte  à  cheval  et  est  servi  par  un  lad  portant  ses 
couleurs,  a  été  contraint  de  s'endetter  pour  une 
somme  assez  importante  auprès  de  plusieurs  per- 
sonnes du  SulTolk.  Il  est  parfaitement  reçu  par  la 
genlry  de  la  région  et  trouve  auprès  des  révérends 
Boncc  Sparrow  et  John  Ives,  Tun  amateur  d'anti- 
quités et  l'autre  helléniste  et  mathématicien,  un 
accueil  particulièrement  cordial.  Cependant  il  fait, 
après  ce  séjour  si  décisif  par  la  longue  hantise  qu'en 
gardera  son  cœur,  do  persistantes  objections  ;\  la 
société;  la  solitude  lui  reste  sainte,  toute  communion 
avec  les  hommes  ne  s'effectue  pour  lui  ({uo  sous  un 
angle  sentimental  et  Imaginatif;  il  a  vu  chez  les  grands 
«  des  femmes  ignorantes  et  mal  élevées  »;  il  constate 
que  «  le  ministre  anglais,  riche  et  homme  du  monde, 
no  se  rapproche  pas  assez  du  peuple  ».  Lès  pauvres, 
daulrc  i)art,  ont  le  tort  de  jalouser  les  riches,  et  il 
n'osl  dis|)Osé  lui-mome  à  les  chérir  que  de  loin.  Si  bien 
•  juo  l'Essai  sur  les  Révolulions,  dont  la  préparation  le 
rappela  à  Londres,  est  toujours  le  livre  dedoule  et  de 
douleur  (ju'il  avait  esquissé  en  179i,et  où  l'impatience 
rousseauiste  se  mêle  à  une  érudition  désordonnée. 


106  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Telle  que  nous  la  possédons,  cette  singulière  rapso- 
die  contient  sans  doute  quelques  parties  rédigées  à 
Beccles  et  à  Bungay,  mais  le  gros  effort  de  rédaction 
n'en  doit  pas  moins  être  situé  à  Londres  et  attribué  à 
Tannée  1796  :  réinstallé  chez  Baylis,  Chateaubriand 
continue  vraisemblablement  à  donner  des  leçons  de 
français,  à  Londres  encore  ^  ;  il  fait  dans  la  campagne, 
aux  heures  de  loisir,  ces  promenades  mélancoliques 
et  désolées  qui  lui  valent  les  railleries  de  ses  anciens 
compagnons;  il  s'occupe  surtout  de  préparer  pour  la 
presse  la  plus  grande  partie  de  son  manuscrit. 

Il  est  probable  que  la  typographie  de  TE'ssa/ n'avait 
pas  été  bien  avancée  durant  le  temps  où  le  jeune 
auteur  était  une  première  fois  l'hôte  de  son  impri- 
meur, ou  du  moins  que  les  formes  n'en  avaient  été 
conservées  qu'en  très  faible  partie;  dans  l'intervalle, 
un  rafraîchissement  abondant  des  lectures  grecques  et 
latines  de  Chateaubriand,  une  documentation  puisée 
dans  les  bibliothèques  anglaises  du  Suffolk  et  la 
rédaction  de  pièces  détachées,  de  «  morceaux  de  bra- 
voure »,  l'avaient  approvisionné  à  nouveau.  Cepen- 
dant c'est  plutôt  à  Londres  qu'à  Bungay,  et  en  1796 
qu'en  1793,  que  l'œuvre  achève  de  prendre  tournure. 

En  effet,  si  quelques  notes  peuvent  avoir  été  ajoutées 
après  coup  à  la  composition  de  certains  chapitres, 
d'autres  contiennent,  dans  leur  texte  même,  des  allu- 
sions qui  se  rapportent  à  des  événements  postérieurs 
à  1795.  Il  est  question,  dès  le  chapitre  vi,  du  Direc- 
toire, de  sa  constitution,  de  ses  «  cohortes  »,  de  ses 
adversaires.  Le  chapitre  xxii  tire  sa  citation  de  Fon- 

1.  L.  Audiat,  Revue  de  Saintonge  et  d'Aunis,  t.  XXIII,  p.  51  : 
«  Chateaubriand  apprenait  à  lire  à  un  petit  neveu,  Loquet  de 
Blossac,  lequel  à  neuf  ans  gagnait  quelques  sous  par  jour  chez 
les  trappistes  à  chasser  avec  une  gaule  les  corbeaux...  » 


CHATi;ALimii.ND    ET    LÉMIGUATION    ROYALISTE.       107 

tanes  du  Paris  dePeltier  du  Î24 octobre  1795;  d'autres 
emprunts  sont  plus  tardifs  encore  :  une  note  du 
chapitre  XLi  est  lars^ement  postérieure  à  juillet  1796. 
Parler  des  victoires  révolutionnaires  et  nommer 
Lodi  et  non  Aréole,  c'est  assigner  au  texte  du  cha- 
pitre XXVI  une  date  intermédiaire  entre  mai  et 
novembre  1796.  Un  note  du  chapitre  vi  parle  de 
«  l'insurrection  de  Drouet  »  :  l'arrestation  de  Babeuf 
et  de  ses  partisans  est  du  10  mai  1796.  D'autre  part, 
les  Œuvres  complètes  de  Chamforl,  édition  Ginguené 
(Paris,  179.')),  les  Mémoires  de  Dumouriez  (Hambourg, 
1794),  que  cite  expressément  l'Essai,  n'avaient  guère 
chance  de  se  trouver  dans  les  bibliothèques  de  la 
province  anglaise  '. 

En  tout  cas,  l'ouvrage  achève  de  s'imprimer  pen- 
dant l'hiver  1796-7  ;  l'auteur  traverse  une  nouvelle 
crise  de  détresse  physique,  et  espère  pouvoir  aban- 
donner, pour  se  soigner,  ces  ennuyeuses  leçons  de 
français,  qui  font  l'appoint  de  ses  moyens  d'exis- 
tence-. Enfin,  ce  livre  désespéré  sort  des  presses  de 
Baylis  dans  les  premiers  mois  de  1797,  après  avoir 
été  annoncé  par  une  circulaire  qui  l'avait  fait  espérer 
[)our  la  fin  de  1796.  Il  est  mis  en  vente  chez  les 
principaux  libraires  de  l'Émigration,  non-seulement 
à  Londres,  mais  à  Hambourg,  où  un  journal  parle 
de  sa  mise  en  vente  le  12  avril;  il  parvient  aussi  à 
Paris,  d'oii  un  neveu  du  poète  Lemierre.  remercie 
l'auteur  le  l.j  juillet  1797.  Le  Times  du  18  mars  con- 


1.  On  pourrait  adtiii'ttre  ([ue  Pcltier  fournissail  de  livres  son 
ami.  Cependant  l'essai  se  plaint  (à  propoa  des  Soirées  littéraires 
de  L.  (^oupé  qui  commencent  à  paraître  à  Paris  en  17!)5)  des 
«  inconvénients  (jù  l'on  tombe  à  écrire  loin  des  capitales  et  dans 
un  pays  étranger  •  (p.  237  de  la  1"  édition). 

2.  Le  Braz,  p.  32. 


108  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

tient  une  annonce  qui  le  concerne.  Et  dans  une  lettre 
adressée  de  Londres,  le  20  mai  1797,  au  Neuer  teul- 
sc/ier  Merkur  de  Wieland,  son  correspondant  londo- 
nien signale  cet  ouvrage,  «  le  plus  importanl  et  le 
mieux  qualifié  pour  une  traduction  allemande», avec 
les  écrits  de  dlvernois,  des  ouvrages  publiés  par 
rÉmigration  française  ^  «  L'auteur  a  fait  durant  la 
Révolution  de  longs  voyages  à  travers  TAmérique  du 
Nord  et  a  sans  doute  mieux  observé  que  la  plupart 
de  ses  prédécesseurs.  C'est  un  véritable  cosmopolite, 
et  c'est  lui  qui  m'a  fait  estimer  pour  la  première  fois 
la  nation  à  laquelle  il  appartient  encore  de  toute  son 
âme...  » 

«  Cette  date,  écrit  Chateaubriand,  est  celle  d'une 
des  transformations  de  ma  vie.  Il  y  a  des  moments 
où  notre  destinée,  soit  quelle  cède  à  la  société,  soit 
qu'elle  obéisse  à  la  nature,  soit  qu'elle  commence  à 
nous  faire  ce  que  nous  devons  demeurer,  se  détourne 
soudain  de  sa  ligne  première,  telle  qu'un  fleuve  qui 
change  son  cours  par  une  subite  inflexion...  »  On 
pourrait  croire  que  cette  date  de  1797,  fatidique  entre 
toutes,  annus  mirabilis,  comme  disaient  les  anciens 
tireurs  d'horoscopes,  désigne  le  retour  de  Chateau- 
briand à  la  foi.  Mais  non  :  il  est  entendu  que  ce  n'est 
qu'après  avoir  reçu  la  lettre  de  sa  sœur,  qu'il  publiera 
avec  sa  date  de  1798,  qu'il  se  résolut  à  «  changer 
subitement  de  voie  »  ;  d'autre  part,  l'indiscret  «  exem- 
plaire confidentiel  »  de  VEssai  est  couvert  aussi  tard 
que  1798  de  notes  médiocrement  religieuses,  et  c'est 
en  septembre  1798  que  M.  Victor  Giraud  place  la 
crise  fameuse-,  que  M.  Bertrin  situe  un  peu  aupara- 


1.  Fascicule  de  juillet  1797,  p.  284. 

2.  Chateaubriand,  études  littéraires.  Paris,  1904,  p.  121,  note. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.       109 

vanl,  mais  dans  la  même  année'.  CVesL  donc  plutôt, 
sans  doute,  parce  (pic  sa  destinée  a  «  cédé  à  la 
société  »,  et  que  le  sauvage  désespéré  s'est  rapproché, 
en  1797,  d'un  groupe  avec  lequel  il  se  découvre  des 
affinités  et  des  sympathies  intellectuelles,  c'est  parce 
qu'uni;  nouvelle  conception  des  choses  balayera  son 
anarchisme,  que  l'époque  qui  suit  la  publication  de 
V Essai  lui  semble  décidément  un  u  tournant  >«  impor- 
tant de  sa  vie.  Il  y  a  là  une  marque  de  sincérité  en 
faveur  de  quoi  bien  des  «  fictions  »  biographiques 
lui  seront  pardonnées  :  la  fameuse  conversion,  avec 
ses  allures  de  miracle  et  de  volte-face  provoquée  par 
une  maternelle  intercession,  aura  beau  rester  en 
apparence  la  crise  essentielle  qu'il  a  prétendu  après 
son  retour  en  France  ;  dans  son  for  intérieur,  en  tôte- 
à-tète  avec  lui-même,  il  rend  la  justice  convenable  à 
la  «  transformation  de  sa  vie  »  qu'il  place  sans  hésiter 
en  1797. 

Après  l'achèvement  du  volume,  quelle  joie  d'aller 
se  mettre  au  vert!  Mais  au  lieu  de  retournera  Beccles 
comme  il  y  songeait  encore  le  16  janvier,  il  s'est 
avancé,  au  nord-ouest  de  la  grande  ville,  sur  la  route 
de  Hampstead,  où  il  est  le  pensionnaire  d'une  veuve 
irlandaise  :  c'est  là,  sans  doute,  que,  resté  tout  endo- 
lori de  son  grand  amour,  il  compose  diverses  pièces 
de  vers,  ou  les  fragments  des  Natchez  les  plus  ana- 
logues à  son  propre  état  d'âme-.  Et  une  belle  voisine 
ne  peut  s'empêcher  de  tenir  au  jeune  Breton  mélan- 
colique, promeneur  solitaire  et  rêveur  absorbé  ce 
propos  shakespearien  :  «  Vous  portez  votre  cœur  en 
éc harpe  »>. 

1.  La  sinrérité  religieuse  de  Chateaubriand,  l'aris,  1891),  p.  100((tll5. 

2.  Cf.,  dans  l'i-dition  des  Œuvres  de  1857,  t.  IV,  Milton  el  Davc- 
nant,  A  Lydie  (qu'il  remauiera  plus  tard),  Clarisse. 


no  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Cependant  son  livre  a  retenu  un  moment  l'attention 
du  milieu  émigré.  Ne  fût-ce  que  par  leurs  relations 
avec  DebofTe,  Debrette,  Dulau,  éditeurs  et  libraires 
ordinaires  de  cette  importante  colonie  française  de 
Londres,  les  «  intellectuels  »  de  l'Émigration  con- 
naissent cette  curieuse  élucubration  d'un  des  leurs. 
Or,  parmi  ceux-ci,  ce  ne  sont  pas  les  royalistes  irré- 
ductibles qui  devaient  être  tentés  de  faire  des  avances 
à  l'auteur  d'un  livre  où  un  fond  de  sentimentalisme 
anarchique  transparaît  si  souvent.  Chateaubriand  a 
demandé  à  Peltier  de  ne  pas  rendre  compte  de  Y  Essai 
dans  son  périodique  :  précaution  utile,  sans  doute, 
autant  qu'  «  amour  de  la  tranquillité  «,  car  les  publi- 
cations de  Peltier  deviennent  de  plus  en  plus  une 
sorte  de  moniteur  du  royalisme  intégral.  En  revanche, 
le  Courrier  de  Londres,  dont  le  comte  de  Montlosier 
avait  récemment  pris  la  direction,  rend  compte 
«  avec  bienveillance  et  justice  »  de  l'ouvrage  de  ce 
débutant  inconnu.  Déjà,  dans  une  note  de  VEssai, 
le  gentilhomme  breton  faisait  une  avance  aux  publi- 
cistes  qui  représentaient  une  opinion  qu'abominait 
à  ce  moment  l'entourage  des  princes.  Parmi  «  les 
gens  de  lettres  émigrés  »,  Peltier  et  Rivarol  lui  sem- 
blaient, à  la  vérité,  occuper  «  une  place  distinguée  >»  ; 
mais  il  mettait  ces  deux  défenseurs  de  la  royauté 
intangible  comme  en  dehors  d'un  groupe  plus  digne 
de  louanges  :  «  MM.  d'Ivernois  et  Mallet  du  Pan  ne 
sont  pas  à  la  vérité  français;  cependant,  comme  ils 
écrivent  dans  cette  langue,  ainsi  que  le  fit  leur  illustre 
compatriote  Jean -Jacques,  les  émigrés  peuvent 
s'honorer  de  grands  talents.  La  plupart  des  membres 
de  l'assemblée  constituante,  les  Lally,  les  Mounier, 
les  Montlosier,  ont  écrit  d'une  manière  qui  fait 
autant  d'houneur  à  leur  esprit  qu'à  leur  cœur.  Je 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION   ROYALISTE.       111 

voudrais  quon  fûl  juste;  comment  Tétre  avec  des 
passions?  '  » 

Ces  passions,  cette  injustice,  Chateaubriand  pou- 
vait les  reprocher,  avec  autant  de  droit  et  plus 
d'actualité  qu'aux  «  gens  de  lettres  restés  en  France  », 
à  tout  ce  qui,  dans  rÉmigration  londonienne,  n'avait 
que  méjiris  et  que  haine  pour  la  clairvoyance  et  la 
modération  de  ces  monarchiens  -.  Lui-même  reçoit,  à 
propos  de  ï Essai,  des  injures  anonymes  d'un  Fran- 
çais :  celui-ci,  vraisemblablement,  le  rangeait  dans 
le  même  lot  que  les  tristes  Cassandre  qui,  dès  le 
début  de  la  Révolution,  avaient  vu  clair  dans  la 
marche  des  événements  et  n'avaient  cessé  de  donner 
des  avis  de  sagesse  à  leurs  intransigeants  compa- 
gnons d'exil.  Sur  la  nature  même  delà  nouvelle  répu- 
blique instaurée  en  France,  avec  le  cercle  vicieux 
qui  lui  semblait  résulter  d'une  extrême  indépendance 
d'idées  coexistant  avec  une  extrême  corruption  de 
mœurs  —  c'est  un  des  leitmotiv  de  ÏEssai —  Cha- 
teaubriand était  parfaitement  d'accord  avec  les  vues 
exprimées  par  plusieurs  des  membres  de  l'Émigra- 
tion constitutionnelle. 

La  jonction,  ou  tout  au  moins  le  contact,  n'avait 
donc  rien  que  de  normal  et  presque  de  fatal  entre  le 
solitaire  écrivain  et  plusieurs  compatriotes  que  bien 
des  affinités  préparaient  à  lui  faire  accueil.  Chateau- 
briand parle  dans  les  Mémoires,  au  sujet  des  nouvelles 
relations  que  lui  vaut  la  publication  de  lEssai,  de  la 
«  haute  Émigration  «  qui  l'aurait  recherché  à  ce 
moment.  On  pourrait  s'y  méprendre,  et  croire  que  le 

1.  Livre  I,  1°  partie,  note  du  chapitre  XVII. 

2.  Sur  les  différends  qui  séparent  ces  deux  partis,  cf.  Bardoux, 
Le  comte  de  Monllosier  et  le  Gallicanisme.  Paris,  1881,  et  B.  Mallet, 
Mallet  du  Pan  and  the  French  Hevolulion.  f^ondon,  1902. 


112  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

baron  de  Rolle,  l'évêque  d'Arras,  le  duc  d'Harcourt, 
les  archevêques  de  Narbonne  et,  de  Bordeaux,  tout 
le  cercle  des  conseillers  du  comte  d'Artois  et  les 
coteries  aristocratiques  qui  jugeaient  de  bon  ton 
d'imiter  leur  intransigeance,  lui  auraient  l'ait  des 
avances  :  attitude  peu  vraisemblable  de  la  part  de 
gens  qui  ne  cessaient  guère  d'accabler  de  leurs  récri- 
minations quiconque  était  suspect  de  modérantisme 
et  de  «  constitutionalisme  ».  C'est  ainsi  qu'en  1796, 
un  véritable  déchaînement  des  ultras  s'était  produit 
contre  Montlosier,  qui  songe  à  ce  moment  à  s'établir 
dans  la  Pologne  prussienne'.  Chateaubriand  parle 
plus  justement,  un  peu  plus  loin,  des  «  émigrés  de 
mérite  »  qui  devinrent  ses  relations  les  plus  ordi- 
naires :  c'étaient  assez  exactement  les  hommes  qui, 
décriés  auprès  des  Princes,  formaient,  selon  leurs 
adversaires,  un  soi-disant  prétendu  u  comité  consti- 
tutionnel »,  que  détestaient  les  «  purs  »  de  l'Émigra- 
tion, mais  où  s'élaboraient  en  réalité  bien  des  idées 
que  l'avenir  devait  reprendre  ou  vérifier.  Un  nouveau 
déménagement  rapproche  l'auteur  de  VEssai  de  ses 
nouveaux  amis  et  de  ces  quartiers  de  l'ouest  de 
Londres,  les  quartiers  des  «  félicités  exilées  »,  où 
résidaient,  comme  disent  les  Mémoires d'ouh^e-tombe, 
«  les  évoques,  les  familles  de  cour  et  les  colons  de  la 
Martinique.  » 

Ce  changement  de  résidence,  qui  s'opère  probable- 
ment à  l'automne  de  1797,  est  confirmé  par  divers 
témoignages  plus  ou  moins  directs,  sans  qu'il  semble 
possible  de  déterminer  exactement  le  point  topogra- 
phique de   ce  dernier  logis  occupé  par  l'émigré  à 


1.  Lettre  à  Frédéric-Guillaume  II,  du  8  septembre  1796,  aux 
Archives  de  Prusse. 


CHATEAUBRIAND    ET    L  EMIGRATION    ROYALISTE.       113 

l'intérieur  des  barrières  de  Londres.  C'est  ainsi  <juc 
«  l'abbé  »  Dclille  habitera,  en  1800,  28,  South  ÎMolton 
Street,  et  que  Chateaubriand  se  trouvera  assez  son 
voisin  pour  qu'on  puisse  passer  en  hâte  de  l'un  chez 
l'autre.  Mallet  du  Pan  est  logé  à  deux  pas  de  là, 
19,  Woodstock  Street,  Oxford  Street,  avant  d'aller 
s'installer,  pour  y  mourir,  à  Riehmond  dans  la  maison 
de  Lally-Tolendal  ;  INlontlosier  a  sa  demeure  dans 
Green  Street,  Leicester  Square;  Malouet  est  établi 
après  1794  Oueen  Street,  Golden  Square;  le  chevalier 
de  Panât  habite  35,  Great  Pullney  Street,  Golden 
Square.  Peltier  lui -môme,  qui  reparaîtra  vers  ce 
moment,  marié,  réside  plus  loin  du  quartier  de  Soho 
qu'il  ne  fait  d'ordinaire,  et  habite  au  n"  14  de  Piccadilly 
West.  Il  y  a  là  comme  une  concentration  relative,  au 
milieu  d'une  ville  immense,  d'un  groupe  d'hommes 
passionné  d'idées,  avide  de  discussion,  et  comme  une 
reconstitution  de  la  vie  de  société,  sinon  de  salon,  en 
plein  milieu  étranger  et  parmi  une  population  assez 
indiiîérente.  Le  quartier  général  de  l'Émigration 
ecclésiastique  reste  situé  à  portée  de  là,  dans  les 
environs  de  Tottenham  Court  Road  (avant  le  trans- 
fert des  fondations  de  l'abbé  Carron  à  Somerstown 
en  1799).  Enfin,  les  jardins  de  Kensington  ne  sont 
pas  loin,  et  il  y  a  là  pour  les  désœuvrés  comme  pour 
les  laborieux  de  l'Emigration,  une  promenade  favorite 
et  familière*. 

Ce  fut  peut-être  la  visite  de  remerciement  faite  par 

1.  J.  B.  Robcrtson,  ouv.cilé,  p.  296.  Les  jardins  de  Kensington 
sont  l'hantés  par  un  di!s  ])oètos  de  IKmigration,  un  ami  de 
Delille,  In  r.tievalior  Dupuy  des  Isiets.  —  I/importance  de  ces 
questions  de  topoi;rapJiie  ne  |)araitra  pas  aussi  indiiïérente  qu'il 
pourrait  sembler  à  premitie  vue,  si  l'on  songe  que  les  moyens 
de  transport  étaient  plutôt  coûteux  et  encore  assez  mal  organisés 
dans  le  Londres  de  celte  époque. 

8 


114  ETUDES    n  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Chateaubriand  à  Montlosier,  à  la  suite  de  son  compte- 
rendu  de  VEssai,  qui  Famena  à  ce  groupe.  Il  le  retrou- 
vait d'ailleurs  chez  Mme  Lindsay,  «  attachée  à 
Auguste  de  Lamoignon  »  :  ce  dernier  et  son  frère 
Christian,  l'un  un  peu  plus  âgé,  l'autre  un  peu  plus 
jeune  que  Chateaubriand,  avaient  avec  celui-ci  des 
relations  communes.  Les  Mémoires  cVoutre-lombe, 
qui  énumèrent  un  peu  négligemment  les  membres  de 
la  société  nouvelle  que  le  jeune  Breton  fréquente  à 
présent,  citent  ici  Malouet,  émigré  en  Angleterre 
depuis  1792,  avec  Mme  de  Belloy,  la  «  femme  digne 
d'attachement  »  qui  avait  soigné  avec  dévouement, 
durant  une  maladie,  l'ancien  député  aux  États  géné- 
raux; le  comte  de  Montlosier,  qui  avait  rejoint 
Malouet  à  la  fin  de  septembre  1794,  et  le  chevalier  de 
Panât.  Mais  ils  sont  muets  sur  Lally-Tolendal  et  sur 
la  princesse  d'Hénin,  chez  qui  se  réunissait  le  plus 
fréquemment  ce  groupe  de  bannis;  ils  ne  disent  rien 
non  plus  de  Mallet  du  Pan,  qui  se  décida  au  prin- 
temps de  1798  à  s'installer  à  Londres,  et  qui  retrouva 
parmi  les  «  monarchiens  »  de  l'Émigration  londo- 
nienne quelques  vieux  amis,  avec  lesquels  il  orga- 
nisa, près  de  Leicester  Square,  en  1798,  un  modeste 
«  club  des  Étrangers  »  où  il  est  possible  que  Chateau- 
briand ait  fréquenté'. 

Il  serait  injuste  de  ne  point  associer  à  tous  ces  der- 
niers noms,  depuis  longtemps  notoires  dans  le  monde 
de  l'Émigration,  et  même  auprès  du  gouvernement 
et  du  public  anglais,  celui  d'A.  Dulau,  qui  devient 
—  d'imprimeur  qu'il  avait  d'abord  été  —  l'éditeur  et 
le   libraire   par    excellence  de    la  colonie   française 


1.   Mémoires  et   Correspondance  de  Mallet  du   Pan.   Paris,   1851, 
l.  11,  p.  435. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.        115 

émigrée  à  Londres.  Son  nom  et,  son  adresse  de  War- 
dour  Slreet  (Soho)  figurent  à  partir  du  tome  XII 
(1797)  sur  les  titres  des  publications  de  Peltier;  c'est 
chez  lui  que  s'éditent  les  principales  œuvres  par 
lesquelles  TÉmigration,  et  en  particulier  le  clergé, 
trompe  le  vide  des  heures  d'exil,  fait  des  amendes 
honorables  ou  des  projets  de  vie  nouvelle  :  lorsque 
Dulau  entreprendra  l'impression  du  Génie  du  Chris- 
lianisme,  il  ne  fera  que  patronner  l'œuvre  la  plus 
propre  à  accroître  ses  collections  de  «  bons  ouvrages  *  ». 
Cet  ancien  bénédictin  du  collège  de  Sorèze  a  eu,  avec 
les  «  intellectuels  »  de  la  colonie  royaliste,  des  rap- 
ports qui  n'étaient  pas  uniquement  d'homme  d'affaires 
à  gens  de  plume;  et  quelqu'un  (qui  se  dit  bien  ren- 
seigné) n'avait  pas  si  tort ,  dans  l'entourage  de 
Napoléon  à  Sainte-Hélène,  de  le  traiter  d'  «  homme 
d'esprit  et  de  jugement  »  —  expression  reprise  par 
Edm.  Birédans  une  note  de  son  édition  des  Mémoires, 
—  et  de  lui  attribuer  une  influence  extrême  sur 
l'orientation  nouvelle  de  l'auteur  de  VEssai  sur  les 
Révolutions-.  11  avait,  certainement,  un  prestige  par- 
ticulier qu'il  devait  à  une  circonstance  rare  :  neveu 
et,  dit-on,  secrétaire  de  Mgr  Jean-Marie  Dulau, 
archevêque  d'Arles  et  ancien  député  aux  États  géné- 
raux, qui  avait  été  massacré  en  septembre  1792,  il 
savait,  sur  les  derniers  jours  et  la  fin  de  ce  prélat. 


1.  Voir  les  annonces  de  ses  publications  dans  les  journaux  de 
rEinipration  et  surtout  le  Catalogue  de  la  maison  Dulau  en  1812. 

2.  Las  Cases,  Mémorial  de  Sainte- Hé  le  ne.  Paris,  1823,  t.  IV, 
p.  121.  (Jn  peut  se  demander  si  linterprétalion  analogue  de 
Frénilly  (Souvenirs,  publiés  par  A.  Chuquet,  p.  240)  a  la  même 
source  ou  si  elle  a  été  puisée  à  Londres.  La  voile-race  de  Cha- 
teaubriand est  expti(juée  d'une  fai^on  analogue  —  mais  plus 
méchamment  —  par  F.  R.  de  Toreinx,  Histoire  du  romantisme  en 
France.  Paris,  1829,  livre  11,  p.  195. 


116  ÉTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

des  détails  émouvanls  qu'on  voit  paraître,  dès  1797, 
dans  les  écrits  de  ce  groupe.  C'est  ainsi  que  Lally- 
Tolendal,  dans  sa  Défense  des  Émigrés  ^  datée  de 
Londres,  janvier  1697,  cite  en  exemple  la  mort 
héroïque  de  Mgr  Dulau,  et  que  Peltier,  longuement 
et  en  grand  détail,  relate  les  circonstances  où  cet 
«  Ambroise  de  l'église  moderne  »,  âgé  et  infirme, 
chrétien  résigné,  trouva  une  fin  édifiante'.  De  toute 
façon,  il  faudrait  se  garder  de  voir  dans  cet  éditeur 
de  l'Émigration,  —  «  fort  connu  dans  la  librairie  », 
dira  Chateaubriand  en  1799 —  un  simple  commerçant 
plus  ou  moins  entreprenant. 

Les  Mémoires  d outre-tombe  citent,  sans  trop  pré- 
ciser, des  «  personnages  distingués  de  notre  Église 
militante  »  que  Chateaubriand  doit  avoir  connus,  et 
qui,  eux  aussi,  sont  des  clients  de  Dulau  ou  vont 
l'être  :  l'abbé  G. -T.  Carron,  le  saint  Vincent  de  Paul 
de  l'Émigration  à  Jersey  d'abord,  puis  à  Londres  à 
partir  d'août  1796,  et  qui,  outre  ses  fondations  chari- 
tables, fait  succéder  aux  Réflexions  chrétiennes  pour 
tous  les  Jours  de  Vannée-  les  Pensées  ecclésiastiques 
pour  tous  les  Jours  de  l'année  recueillies  par  un  prêtre 
français  exilé  pour  la  foi^;  Mgr  Boisgelin  de  Cucé, 
qui  va  publier  en  1799  son  Psalmiste,  avec  un  dis- 
cours préliminaire  sur  la  poésie  sacrée^,  et  que  Cha- 
teaubriand excuse  à  sa  manière,  alors  qu'en  général 
on  lui  reprochera,  dans  l'Émigration  anti-concorda- 


1.  Tableau  du  massacre  des  ministres  catholiques,  Paris  et  Lyon, 
1797,  p.  15. 

2.  Winchester,  1796.  Une  réflexion  de  l'auteur,  assez  courte,  est 
suivie  pour  chaque  éphéméride  d'une  citation  d'auteurs  chrétiens. 
Page  3,  pour  le  2"  jour  de  janvier  :  Esprit  du  christianisme. 

3.  3  vol.  Londres,  1799. 

4.  Londres,  1799. 


CHATKAUBRIAND    ET    L  EMIGRATION    ROYALISTE.       117 

taire,  d'avoir  bien  vile  fait  sa  paix  avec  Bonaparte^ 
II  peut  n'être  pas  téméraire  de  citer  encore  ici  le 
nom  d'un  i'arouchc  contre-révolutionnaire,  Clemen- 
ceau, qui  sera  en  1801  l'un  des  fournisseurs  de  Dulau 
en  fait  de  poèmes  irréductiblement  anti-Bonapar- 
tistes et  chouans,  et  qui  se  rattache  peut-être  autre- 
ment que  par  son  nom  à  cette  «  affaire  Clemenceau  » 
qu'Etlm.  Biré  a  racontée-. 

En  revanche,  c'est  certainement  à  un  titre  pure- 
ment documentaire  et  sans  qu'il  faille  croire  à  des 
relations  de  société  qui  auraient  existé  entre  elles  et 
Chateaubriand,  que  les  Mémoires  iVoiiire-tomhe  nom- 
ment Mmes  de  Boigne  et  de  Gontaut  parmi  les  habi- 
tantes du  «  quartier  des  félicités  exilées  »  :  elles 
n'auraient  pas  manqué,  de  leur  côté,  de  nommer  à 
son  heure  le  futur  ambassadeur  et  ministre  dans  les 
souvenirs  oîi  elles  ont  rapporté  leurs  impressions 
d'exil**. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nous  avons,  sur  la  vie  de  société 
qui  s'était  tant  bien  que  mal  établie,  entre  ces  exilés, 
dans  l'ouest  de  la  capilale  anglaise,  quelques  témoi- 
gnages qu'il  n'(^st  pas  indifférent  de  rassembler. 
«  Chateaubriand,  écrit  le  lils  de  Mallet  du  Pan, 
donna  un  soir  une  séance  de  lecture  chez  Malouet  :  il  y 
lid  .-1  Idla  et  c[uelques  croquis  de  son  œuvre  ultérieure, 
h"  Génie  du  C/irislianisme.  Plusieurs  personnages  de 
marque  de  l'Émigration  étaient  dans  l'assistance,  et 
de  Calonne  et  mon  père  se  trouvaient  présents.  Après 
la  lecture,  mon  père  dit  aux  personnes  qui  étaient 


1.  Latreillc,  L'opposUion  religieuse  au  Concordat  de  1792  à  1803. 
Varia.  lltlO.  p.  232. 

2.  Méin.  d'u.-i.,  t.  I,  p.  460. 

3.  Cf.  Mémoires  de  Mme  de  Bovine,  l'.iris,  19U7,  t.  I;  Mémoires  de 
.Mme  la  duchesse  de  Gontaut.  Paris,  18'JI. 


118  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

près  de  lui  :  «  Il  y  a  du  talent  dans  tout  cela,  mais  je 
«  ne  comprends  rien  à  ses  harmonies  de  la  Nature  et 
«  de  la  Religion  »;  et  de  Galonné  fut  d'accord  avec 
«  lui  là-dessus'.  » 

Les  mémoires  inédits  de  Montlosier-  parlent  de 
leur  côté  des  réunions  qui  se  tenaient  chez  la  prin- 
cesse d'Hénin.  «  Là,  nous  disent-ils,  —  et  le  premier 
nom  se  rapporte  à  une  date  légèrement  postérieure, 
—  Delille  lisait  ses  vers,  Chateaubriand  racontait  ses 
voyages,  Malouet  parlait  des  colonies  où  il  avait  vécu.  » 
La  même  source  fournit  à  un  autre  biographe  d'autres 
détails.  «  Ils  dînaient  ensemble  tous  les  mercredis, 
écrit  A.  Bardoux  de  Montlosier  et  de  Chateaubriand; 
le  chevalier  de  Panât  et  Christian  de  Lamoignon 
étaient  aussi  des  convives.  En  été,  on  allait  dans 
quelque  taverne  solitaire,  à  Ghelsea,  sur  la  Tamise; 
on  parlait  de  Milton  et  de  Shakespeare...  Dans  la 
mauvaise  saison,  c'était  Montlosier  qui  offrait  l'hospi- 
talité... Le  samedi,  on  allait  en  affluence  chez  Cha- 
teaubriand, qui  offrait  du  punch.  Il  donna  un  soir 
lecture  d'Atala...  Des  femmes,  dans  l'auditoire,  por- 
tèrent un  jugement  plus  rigoureux  que  les  hommes. 
Malgré  toutes  les  critiques,  on  fut  enlevé,  entraîné 
malgré  soi,  par  je  ne  sais  quel  charme  ascendant  et 
troublant.  On  sentait,  pour  parler  avec  le  poète,  que 
la  flamme  divine  avait  passé  par  les  lèvres  de  Chac- 
tas  et  l'on  emportait  avec  soi  la  flèche  empoison- 
née^ »... 

1.  B.  Mallet,  ouv.  cité,  p.  301,  note  1. 

2.  Mémoires  de  Malouet,  publiés  par  son  petit-fils  le  baron 
Malouet.  Paris,  1S74,  t.  1,  p.  il3,  note  citant  ces  mémoires 
inédits. 

3.  A.  Bardoux,  le  Comte  de  Montlosier  et  le  Gallicanisme.  Paris, 
1881,  p.  128.  —  Voir  aussi,  à  propos  des  réunions  chez  Malouet, 
L.  Audiat,  Rev.  de  Saintonge  et  d'Aunis,  t.  XXill,  p.  51. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.       119 

On  regrette  que  des  dates  plus  précises  ne  soient 
pas  jointes  à  ces  indications;  en  voici  d'autres,  qui 
concernent  la  tonalité  générale  de  ce  milieu  où  Cha- 
teaubriand avait  pénétré,  et  qui  furent  empruntées, 
malgré  la  forme  toute  romanesque  de  l'ouvrage  où 
elles  se  trouvent,  à  des  sources  historiques,  souvenirs 
personnels  ou  mémoires  encore  inédits  : 

Mme  dA***  était  bien  éloignée  da  toutes  ces  futilités  '.  Sa 
maison  était  le  rendez-vous  des  membres  les  plus  illustres 
du  clergé,  de  la  noblessse,  de  la  magistrature,  martyrs 
divers  de  la  foi,  de  l'honneur  et  de  la  vertu  :  quelques 
orateurs  célèbres  des  dernières  assemblées,  des  écrivains  de 
talent,  proscrits  d^  France,  vinrent  plus  tard  augmenter 
rintérèt  de  ces  réunions,  auxquelles  prenaient  part  aussi 
plusieurs  Anglais  de  distinction  et  des  membres  de  l'église 
anglicane. 

Malgré  la  profonde  douleur  qu'inspiraient  les  crimes  de 
cette  époque,  les  entretiens  étaient  animés;  il  semblait  que, 
ne  pouvant  se  consoler  de  tant  de  malheurs,  l'on  cherchât 
à  se  distraire  par  l'exercice  de  la  raison  et  l'examen  des  choses 
du  temps.  Le  clergé,  dont  la  conduite  était  si  noble  dans  la 
persécution,  reprenait  sur  les  esprits  un  ascendant  que  les 
idées  philosophiques  lui  avaient  fait  perdre... 

La  littérature  de  l'émigration  était  très  forte.  De  grands 
poètes,  de  profonds  publicistes,  d'habiles  et  ingénieux  cri- 
tiques, longtemps  à  la  mode  dans  les  sociétés  de  Paris, 
vivaient  alors  de  leurs  travaux,  inquiets,  quelques-uns 
même  avec  exagération,  sur  leur  propre  subsistance-. 

A  coté  de  noms  déjà  célèbres,  une  grande  destinée  litté- 
raire se  préparait;  grâce  à  ce  noble  génie,  le  christianisme 
et  la  royauté  si  indignement  outrages  allaient  enfin  trouver 


1.  Les  frivolités  de  toute  une  partie  de  l'Ernij^ration. 

2.  .illusion  aux  angoisses  de  l'abbé  Delille.  Peut-être  cette 
maréchale  d'A"**^  correspond-elle  à  la  présidente  d'Outremont 
que  retrouve  ù  Londres  Frénilly  en  1815,  et  Chateaubriand  est-il 
représenté  par  l'ingénieux  Florville. 


120  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

un  vengeur,   et  cette   même  liberté,  démocratique  et  san- 
glante, derait  devenir  un  jour  monarchique  et  secourable  '. 


Voilà  donc,  à  partir  de  cette  date  de  1797,  qui 
prend  une  si  grande  importance  dans  les  Mémoires 
cV outre-tombe^  Chateaubriand  arraché  à  l'espèce  de 
bohème  aristocratique  à  laquelle  il  avait  été  réduit, 
et  rattaché  décidément  à  un  nouveau  milieu.  Il  est, 
dès  lors,  fort  important  de  connaître  les  idées  qui 
avaient  cours  dans  ce  district  de  TÉmigration  : 
l'inévitable  point  d'honneur,  aussi  fort  que  n'importe 
quelle  contrainte  pour  un  Français  du  xviii"  siècle, 
devait  tendre  à  les  imposer  à  quiconque  y  pénétrait. 
Mme  de  Duras,  dont  le  témoignage  est  doublement 
intéressant  parce  qu'elle  a  été  l'amie  du  grand  écri- 
vain et  qu'elle  avait  connu,  elle  aussi,  les  hasards  de 
l'exil  à  Londres,  caractérisait  de  ce  mot  prestigieux 
d'  «  honneur  »  la  vertu  la  plus  agissante  du  monde 
émigré  :  «  Il  a  été  pour  nous  la  planche  dans  le 
naufrage,  car  il  est  remarquable  que,  dans  la  Révo- 
lution, c'est  par  l'honneur  qu'on  est  rentré  dans  la 
la  morale  ;  c'est  l'honneur  qui  a  fait  l'émigration  ;  c'est 
l'honneur  qui  a  ramené  aux  idées  religieuses.  Dès  que 
le  mépris  s'est  attaché  à  la  puissance,  on  a  voulu  être 
opprimé;  dès  que  le  déshonneur  s'est  attaché  à  l'im- 
piété, on  a  voulu  être  homme  de  bien^  »... 

Il  est  visible,  en  effet,  qu'une  sorte  d'émulation  ne 


1.  Valéry,  Sainte-Périne,  souvenirs  contemporains.  Paris,  1820, 
p.  80.  I^'auteurest  A.-C.  Pasqu in,  administrateur  des  bibliothèques 
de  la  couroene  sous  Charles  X. 

2.  Noie  inale  d'Edouard. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.       121 

larda  guère  à  agir  sur  ceux  des  émigrés  qui  n'étaient 
pas  de  ces  simples  inconscients  auxquels  le  chevalier 
de  Panât  appliquait  dès  ce  moment  sa  définition  des 
gens  «  qui  n'avaient  rien  appris  ni  rien  oublié  »  — 
formule  destinée  à  une  si  belle  carrière  historique. 
On  a  pu  s'égayer  de  l'explication  que  Napoléon  à 
Sainte-Hélène,  —  «  fort  amusé  )>,  nous  dit-on,  — 
entendit  donner,  de  la  fameuse  conversion  de  l'auteur 
de  VEssai,  par  un  de  ses  compagnons  qui  la  tenait 
(i  d'un  des  successeurs  de  M.  de  Chateaubriand  à  la 
légation  de  Rome  »  :  une  heureuse  prévision  des  efïets 
prochains  de  1'  «  esprit  nouveau  »  aurait  dissuadé  le 
jeune  révolté  de  persévérer  dans  le  philosophisme 
et  l'aurait  conduit  à  défendre  ce  qu'il  venait  d'at- 
taquer. Ainsi  simpHfîée,  l'explication  est  sans  doute 
trop  brutalement  positive  ;  mais  c'est  répondre  à  côté 
que  d'écrire:  a  En  1798,  rien  ne  faisait  prévoir  encore 
la  restauration  prochaine  des  ruines  que  la  Révolu- 
tion avait  accumulées.  Nul  ne  pouvait  songer  au 
rétablissement  officiel  du  culte.  En  un  mot,  des  cir- 
constances qui  ont  favorisé  le  succès  du  livre  apolo- 
gétique de  Chateaubriand,  aucune  ne  se  présentait 
encore  aux  regards  de  l'observateur  ^..  » 

Or  il  est  certain,  au  contraire,  que  pour  tous  les 
membres  du  groupe  émigré  que  fréquente  désor- 
mais l'auteur  de  VEssai,  la  persistance,  en  dépit  de  la 
Révolution,  des  traditions  religieuses  chez  la  majorité 
des  Français  ne  fait  pas  doute;  surtout,  l'importance 
dune  foi  commune,  moyen  de  «  lier  ensemble  tous  les 
instants  de  la  vie  d'un  peuple  -  »,  l'appui  qu(;  l'Etat 
peut  demander  à  laulel,    toute  cette  interprétation 

1.  Bertriii,  onv.  cité,  p.  lOG. 

2.  Expression  de  .Montlosier  dans  ses  Mystères  de  la  vie  humaine, 
2°  éd.  Paris,  1S:33,  l.  II,  p.  170. 


122  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

uniquement  sociale  d'un  christianisme  traditionnel 
considéré  comme  une  garantie  contre-révolutionnaire 
est  parfaitement  admise  et  courante.  Lally-Tolendal 
estime  que  la  religion  «  est  une  base  fondamentale 
tout  aussi  nécessaire  à  la  morale  publique,  que  cette 
morale  elle-même  est  indispensable  pour  les  magis- 
trats du  peuple  et  pour  un  état  républicain...  Posons 
donc  pour  vérité  incontestable,  pour  fondement  et 
pour  faîte  de  Fédifice  social,  la  nécessité  d'une  reli- 
gion, plus  pressante  encore  que  le  genre  de  gouver- 
nement dont  la  seule  garantie  est  la  morale;  nécessité 
qui,  en  admettant  la  tolérance  de  tous  les  cultes, 
impose  un  culte  national  *  ».  Peltier  invoque,  à  Tappui 
de  la  nécessité  de  croire,  des  exemples  tels  que  la 
mort  héroïque  des  massacrés  de  septembre.  «  Philo- 
sophes mondains,  qui  depuis  si  longtemps  essayez  de 
répandre  les  germes  de  Tirréligion  et  de  Tincrédulité, 
voyez  comme  la  divinité  se  joue  de  l'œuvre  de  vos 
mains.  En  vain  vous  réunissez  contre  elle  les  futiles 
travaux  de  la  philosophie  ancienne  et  nouvelle,  les 
sophismes  de  l'antiquité,  le  scepticisme,  l'athéisme 
modernes  viennent  se  briser  devant  un  rayon  de  la 
toute-puissance  de  l'Être  suprême.  Un  jour,  une 
heure  lui  suffisent  pour  réduire  en  poussière  l'édifice 
fragile  de  vingt  siècles  de  corruption  -.  »  Dans  un 
factum  qui  fit  grand  bruit  dans  le  monde  émigré  ^ 
contre  lequel  le  comte  d'Artois  s'indignait  en  1796 
et  qu'on  appréciait  d'autant  plus  parmi  les  «  consti- 
tutionnels »,  de  Galonné  mettait  au   premier  rang 

1.  Défense  des  Emigrés  français  adressée  au  peuple  français.  Paris, 
1797,  t.  H,  p.  109  et  117. 

2.  Tableau  du  massacre...,  p.  31. 

3.  Tableau  de  l'Europe  en  novembre  1795.  Londres,  s.  d.,  p.  73  et 
suivantes. 


CHATEAUBRIAND  ET  L  EMIGRATION  ROYALISTE.   123 

(les  «  véhicules  »  d'une  Restauration  plus  ou  moins 
prochaine  «  le  sentiment  religieux  qui,  malgré  tout 
ce  qu'on  a  l'ait  pour  l'étouller,  vit  encore  dans  le 
cœur  des  Français,  et  entretient  le  vœu  du  peuple 
pour  un  culle  fixe,  pour  des  secours  spirituels,  pour 
une  règle  de  conduite  fondée  sur  des  préceptes 
divins  ».  L'ancien  conseiller  des  Princes  insistait  sur 
la  nécessité  sociale  d'un  lien  que  la  religion  sem- 
blait fournir  mieux  que  toute  autre  notion.  «  Oui, 
certainement,  il  vit  encore  au  fond  des  cœurs  fran- 
çais, ce  sentiment  que  la  nature  y  a  placé,  que  la 
raison  y  a  fortifié,  que  Tliabilude  y  a  enraciné.  Ce 
sentiment  protecteur  de  la  sûreté  publique,  et  con- 
solateur de  la  faiblesse  humaine,  n'a  pu  être  anéanti 
ni  par  cinq  années  de  troubles,  ni  par  les  attentats 
qui  ont  renversé  les  objets  de  sa  vénération,  ni  par 
les  elTorts  systématiques  d'une  secte  impie  par  in- 
térêt plutôt  que  par  opinion.  »  Et  le  Bapjiorl  fail 
à  S.  M.  Louis  XVIIl,  dans  lequel  IMonthyon  réfutait 
quelques-unes  des  suggestions  politiques  de  Galonné, 
ne  manquait  pas  de  rester  d'accord  avec  lui  sur  ce 
point  au  moins.  «  De  toutes  les  mesures  d'exécution 
;\  prendre  pour  rétablir  l'ordre  public  en  France, 
la  plus  nécessaire,  la  plus  juste,  la  plus  instante,  la 
plus  efficace,  celle  qui  peut-être  peut  suppléer  toutes 
les  autres,  et  qu'aucune  autre  ne  peut  suppléer,  c'est 
le  rétablissement  de  la  religion  et  des  mœurs....  Il 
faut  répéter  ce  qui  n'eût  jamais  dû  être  méconnu, 
(|ue  la  religion  est  le  grand  bienfaiteur  de  riiuma- 
nilé...  que  la  religion  est  la  seule  morale  du  plus 
grand  nombre  des  hommes  '.  » 

11  est  donc  certain  (pjc  dans  le  milieu  dont  (Iha- 

1.  liapporl  fait  à  S.  M.  Louis  XVIII.  Iiiipriiiic  à  Constance,  179G. 


124  KTUDES    D  HISTOIRE    LITTERAIRE. 

teaubriand  s'est  rapproché  en  1797,  la  nécessité 
sociale  de  la  religion  est  une  sorte  d'article  de  foi, 
et  que  la  persistance  des  dispositions  catholiques 
chez  un  grand  nombre  de  Français  y  semble  assurée. 
Le  scepticisme  anarchique  et  désespéré  qui  subsis- 
tait chez  l'auteur  de  VEssai  devait  paraître  plutôt 
suranné  à  ses  nouveaux  amis,  et  nous  savons  par  eux 
que  la  philosophie  de  Chateaubriand  était  mise  à  une 
rude  épreuve.  «  J'ai  moi-même  entendu,  écrit  Ville- 
main,  le  chevalier  de  Panât  se  vanter  de  la  bonne 
guerre  qu'il  avait  faite  dans  ce  temps,  chez  la  belle 
Irlandaise  (Mme  Lindsay),  au  jeune  émigré  philo- 
sophe, et  du  secours  qu'il  empruntait  aux  impétueuses 
boutades  de  M.  de  Montlosier '.  «  D'ailleurs,  la  maî- 
tresse de  maison  —  la  future  Éléonore  de  V Adolphe 
de  Constant  —  semble  avoir  elle-même  été  en  mesure 
de  faire  estimer  et  valoir  la  religiosité  active  et 
dévouée  de  son  âme  forte  et  grave. 

Si  les  Mémoires  (Toiilre-tombe  sont  sincères  sur 
ce  point,  c'est  aussi  à  cette  date  —  sans  doute 
en  juin  1797  —  qu'il  faut  rapporter  la  rencontre  de 
Chateaubriand  avec  Burke,  dans  le  collège  que 
celui-ci  avait  fondé  en  1796,  à  Penn,  près  de  Bea- 
consfîeld,  pour  les  fils  d'émigrés  :  le  grand  orateur 
séjourne  dans  cette  dernière  résidence  de  fin  mai, 
après  son  retour  de  Bath,  à  sa  mort  1&9  juillet.  Enfin, 
il  est  possible  que  les  publicistes  que  fréquente  à  pré- 
sent Chateaubriand,  et  qui  sont  tous  peu  ou  prou  en 
relations  avec  les  leaders  du  Parlement,  lui  faci- 
litent l'accès  de  ces  débats  parlementaires  dont  il 
lui  arrive  de  parler  avec  une  insincérité  évidente  : 
car  VEssai  sur  la  littérature  anglaise-  écrit:   «  En 

1.  Villemain,  Chateaubriand,  p.  71. 

2.  Article  Eloquence  politique. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION   ROYALISTE.       125 

niX)  j'assistai  à  la  mémorable  séance  de  la  chambre 
des  communes  où  M.  Biirkc  se  sépara  de  M.  Fox...  » 
Erreur  de  dalc  (|ue  l'auteur  rectifie  d'un  Iront  serein 
dans  les  Mémoires  :  «  En  1792,  M.  Burke  se  sépara 
de  M.  Fox...  » 


A  (luel  moment  au  juste  Fontanes  vint-il  accentuer 
les  dispositions  de  ce  jeune  ami  qu'il  avait  connu  en 
France  avant  son  émigration,  et  qui  éprouvait  pour 
lui  toute  la  déférence  qu'un  cadet  de  lettres  peut 
avoir  pour  un  aîné?  La  revue  de  Peltier,  Paris  pen- 
danl  Vannée  1797 ,  ne  manque  pas  de  signaler,  dans 
son  numéro  du  l.j  septembre',  que  le  nom  de  Fon- 
tanes se  trouve  sur  les  listes  de  proscriptions  du 
18  fructidor  :  mais  comme  c'est  en  faisant  un  vaste 
détour  par  TAllemagne  que  le  rédacteur  du  Mémorial 
historique ,  poliUque  et  littéraire  se  réfugie  à  Londres, 
il  est  difficile  de  préciser  la  date  de  son  apparition 
aux  côtés  de  Chateaubriand  et  le  début  de  cette  inti- 
mité qui  marque  certainement  une  nouvelle  phase 
dans  la  vie  de  notre  émigré.  «  Il  se  logea  auprès  de 
moi  ;  nous  ne  nous  quittions  plus,  »  disent  les  Mé- 
moires d' outre-tombe  \  et  l'on  sait  avec  quelle  effusion 
Chateaubriand  a  évoqué  ses  promenades  avec  Fon- 
tanes et  les  interminables  conversations,  le  long  de  la 
Tamise,  (\\\\  ramenaient  les  deux  amis  à  Londres  «  aux 
rayons  (h'-faillants  des  étoiles,  submergées  Tune  après 
l'autre  dans  le  brouillard  de  la  ville  ».  C'est  dans  les 
premiers  mois  de  1798  que  se  place  le  vif  de  celle 
grande  inlinnié,  (|ui  ne  pouvait  manquer  d'agir,  sur 

1.  T.  XV,  p.  113  et  suivantes,  post-scriptuni. 


126  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

l'esprit  de  Chateaubriand,  dans  un  sens  analogue  à 
celui  que  ses  relations  avec  Panât  et  ses  amis  l'avaient 
déjà  sollicité  de  suivre  :  Fontanes  brouillé  radicale- 
ment avec  le  xviii''  siècle  critique,  Fontanes  irrité 
contre  le  Directoire  qui  l'exilait,  et  très  avisé  de  la 
fragilité  réelle  du  régime  actuel  de  la  France,  ne 
pouvait  manquer  d'apporter  des  arguments  de  plus 
en  plus  entraînants  à  l'appui  de  cette  «  conversion  » 
qui  se  prépare.  A  côté  des  conseils  d'ordre  littéraire 
que  Fontanes  donnait  à  son  ami  •,  il  ne  se  faisait 
certainement  pas  faute  d'incliner  la  pensée  du  jeune 
écrivain  vers  des  questions  plus  importantes  qu'un 
détail  de  style,  le  choix  d'une  épithète  ou  l'alliance 
nouvelle  de  deux  mots  :  et  c'est  évidemment  dans 
ces  entretiens  intarissables  que  gît  une  certaine  part 
du  secret  de  la  conversion  de  Chateaubriand. 

Surtout,  il  semble  que  la  présence  de  Fontanes  en 
Angleterre  marque,  pour  l'ami  de  Montlosier  et  de 
Malouet,  un  rapprochement  avec  les  milieux  légi- 
timistes purs.  Les  lectures  que  fait  à  Londres  vers 
ce  moment  Cléry,  l'ancien  valet  de  chambre  de 
Louis  XVI,  du  Journal  de  son  maître  au  Temple, 
fournissent  en  effet  à  la  piété  royaliste  un  terrain 
admirable  de  communion  et  de  ferveur.  Lorsqu'en 
mai  ou  juin  1798  Baylis  a  fini  d'imprimer  ce  mé- 
moire ",  le  périodique  de  Peltier  rappelle  ces  séances 
douloureuses  et  émouvantes.  «  Si  le  journal  de  Cléry 
cause  à  la  lecture  une  impression  aussi  profonde, 


1.  Azakia,  histoire  canadienne  anonyme  qui  paraît  tout  à  la  fin 
de  1798  dans  le  Paris  de  Peltier  (n°  clxxi,  p.  141),  ne  serait-elle 
pas,  avec  son  personnage  de  Coelario  et  son  épisode  de  1'  «  épi 
rompu  »,  un  témoifinage  de  cette  activité  renouvelée  de  Château- 
briand  guidé  par  Fontanes? 

2.  La  liste  des  souscripteurs  est  close  le  25  mai  1798. 


CHATEAUBRIANn    KT   L  EMIGUATION    ROYALISTK.       127 

on  peut  ajouter  avec  quelque  raison  pour  ceux  (jui 
viendront  après  nous  :  Que  serail-ce  donc  si  vous 
l'aviez  enlendu  de  sa  bouche?  Si  vous  aviez  pu  voir 
réuni,  aux  souvenirs  que  sa  présence  retraçait,  à 
l'accent  pathétique  et  vrai  dont  la  nature  l'avait  doué, 
ce  beau  caractère  extérieur  qui  présentait,  sur  les 
formes  les  plus  parfaites,  l'empreinte  inelïaçable 
d'une  douleur  noble  et  sublime  et  d'une  loyauté  sans 
peur  et  sans  reproche.  Il  semble  que  le  génie  de  la 
Monarchie  ait  écrit  dans  les  traits  de  M.  Cléry  :  C'est 
lui  qui  est  resté  avec  moi  Jusqu'à  la  fin  K  »  «  Qu'on 
juge,  disent  de  leur  côté  les  Mémoires  d'outre-tombe, 
de  l'émotion  d'un  auditoire  d'exilés,  écoutant  le  valet 
de  chambre  de  Louis  XVI  raconter,  témoin  oculaire, 
les  souffrances  et  la  mort  du  prisonnier  du  Temple  -.  » 
Ce  fut,  pour  l'Émigration  «  fidèle  »,  comme  un  acte 
de  persévérance,  d'application  et  de  foi  royaliste  que 
cet  applaudissement  donné  au  récit  des  souffrances 
de  Louis  XVI  et  à  l'entreprise  de  Cléry: 

Organe  du  malheur  et  de  la  vérité, 
Tu  proclames  l'arrêt  de  la  postérité... 

Il  semble  difficile  d'admettre  que  Chateaubriand  n'ait 
pas  été  sollicité,  à  ce  moment,  de  mettre  au  service 
dun  projet  plus  accentué  de  restauration  royaliste 
son  talent  d'écrivain  et  ce  loyalisme  de  chouan 
qu'avait  vanlé  Pcltier  lorsqu'il  avait  publié  des  vers 
de  lui.  On  sait  quelles  espérances  la  visible  agonie  du 
Directoire  éveillait  dans  le  monde  de  l'Émigration; 
au  milieu  même  des  hommes  en  place  de  Paris,  on 

1.  Paris  pendant  l'année  I79S,  30  juin,  p.  466, 

2.  T.  Il,  p.  167.  Ciery  habite  29,  Great  Pultney  Street,  dans  cette 
pi'tile  ruelle  proche  do  Golden  Square  qui  devient  comme  uq 
quartier  général  de  rEmigratiou. 


128  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

commençait  à  découvrir  plus  d'un  symptôme  propre 
à  faire  escompter  un  prochain  rétablissement  de 
l'ancien  ordre  de  choses  :  serait-ce  par  un  Monk 
nouveau,  serait-ce  par  un  César  intérimaire  que, 
Bourbons  ou  Orléans,  les  représentants  de  l'ancienne 
famille  régnante  allaient  être  rappelés  en  France*? 
Les  royalistes  purs,  au  dire  de  leurs  meilleurs  infor- 
mateurs, pouvaient  à  plusieurs  reprises  «  concevoir 
de  légitimes  espérances  ^  »  :  on  sait  qu'ils  n'y  man- 
quèrent pas,  et  que,  de  Pichegru  à  Bonaparte,  ils 
crurent  n'avoir  que  l'embarras  du  choix  de  l'instru- 
ment. Le  18  fructidor  avait  contrarié  pour  un  temps 
ces  espérances;  mais  l'intrigue  restauratrice  n'avait 
pas  tardé  à  renouer  ses  fils  rompus  ou  enchevêtrés. 
Assurément,  Chateaubriand  n'en  était  pas  à  avoir 
besoin  d'un  introducteur  auprès  des  grands  chefs  lon- 
doniens du  parti.  Outre  que  VEssai  n'avait  pas  fait 
assez  de  bruit  parmi  les  purs  royalistes  pour  qu'on 
dût  lui  en  tenir  autant  de  rigueur  qu'aux  brochures 
de  Mallet  ou  de  Calonne,  le  jeune  Breton  trouvait 
aisément,  dans  sa  famille  même,  des  intermédiaires 
auprès  des  conseillers  des  Princes.  Le  grand-père  de 
sa  femme  —  à  supposer  que  Chateaubriand  fût  dis- 
posé à  se  souvenir  d'elle  —  n'avait-il  pas  obtenu 
naguère  du  comte  d'Artois  une  promesse  toute  spé- 
ciale de  bienveillance^?  Son  beau-frère,  le  comte  du 
Plessix  de  Parseau,  n'était-il  pas  retiré  en  Angleterre, 
et  n'allait-il  pas  être  chargé  en  1799  d'une  mission 
importante  par  le  comte  d'Artois*?  Son  cousin  Ar- 
mand de  Chateaubriand  n'était-il  pas,  depuis  1793 

1.  Cf.  L.  Madelin,  Fouché.  Paris,  1901. 

2.  Hyde  de  Neuville,  Mémoires.  Paris,  1888,  t.  1,  p.  157  et  223. 

3.  Méin.  d' outre-tombe,  t.  II,  p.  4. 

4.  Ihid.,  t.  II,  p.  548. 


CHATEAUBRIAND    KT    l'eMIGRATION    ROYALISTE.       129 

un  des  agents  les  plus  actifs  et  les  plus  dévoués  du 
|)rince  de  Houillon  à  Jersey'?  En  dehors  nK-'iiiede  ces 
réi)ondaiils  naturels,  la  duchesse  de  Gonlaut-  ou  le 
chevalier  de  Panais  pouvaient  favoriser  la  jonction 
du  jeune  écrivain  avec  les  directeurs  londoniens  de 
la  politique  légitimiste.  Il  est  impossible  dédire  dans 
quelle  mesure  ce  rapprochement  avait  été  tenté  avant 
l'arrivée  de  Fontanes  à  Londres  :  le  séjour  de  celui-ci 
auprès  de  Chateaubriand,  de  la  fin  de  1797  à  Tété  de 
1798,  est  marqué  en  tout  cas  par  des  démarches  i)lus 
caractérisées. 

Car  Fontanes  ne  s'est  assurément  pas  contenté  de 
rêver  le  long  de  la  Tamise  avec  son  ami,  de  revisiter  en 
sa  compagnie  la  ville  et  ses  environs  qu'il  avait  vus 
en  1785-86,  et  de  lui  inculquer  un  peu  de  son  mépris 
pour  les  idéologues.  Polémiste  avisé,  défenseur  célèbre 
déjà  de  la  cité  de  Lyon  suppliante,  Fontanes  n'a  cer- 
tainement pas  laissé  là,  autant  qu'on  l'a  dit*,  la  poli- 
tique pour  la  poésie  après  sa  fuite  hors  de  France  : 
les  instances  mêmes  que  met  Chateaubriand  à  le 
rappeler  à  la  littérature,  à  le  détourner  d'  «  un  métier 
indigne  de  vos  talents,  et  (pii  troublerait  le  reste  de 
votre  vie  et  celle  de  vos  amis^  »,  témoignent  d'ar- 
rière-pensées que  la  Grèce  sauvée  n'occupait  point 
tout  entières.  Et  c'est  par  lui  que  s'opère  le  rattache- 
ment, au  moins  provisoire,  du  prochain  auteur  du 
Génie  au  représentant  officiel  du  royalisme  intégral 
dans  la  capitale  anglaise.  «  M.  du  Theil,  chargé  des 

1.  t;f.  (i.  di'  Contndcs,  Enngrés  cl  Chouftns.  Paris,  i.S95. 

2.  Par  sf's  relations  do  frrande  ariiitit-  avec  Mm(Ml(!  Itosambo. 
■i.    Il    assistait   en    1795    au   contrat  do  mariaire   du  oonito  de 

Vaudrouil. 

4.  Nolauirnout  Saiiito-Beuve,  Portraits  liltérnin;s,  l.  II,  p.  247. 

.").  Hhaloauhiiand  à  Fonlaues,  15  août  1198  (Mcin.  d'oulrc-loinbe, 
l.  11,  p.  55;j). 

9 


-130  ÉTUDES    n'iIlSTOIHE    HTTKUAIRE. 

affaires  de  M.  le  comte  d'Artois  à  Londres,  s'était  hâté 
de  chercher  Fontanes  :  celui-ci  me  pria  de  le  con- 
duire chez  l'agent  des  })rinces.  »  Les  deux  amis  se 
rendent  donc  au  siège  de  l'agence  royaliste  londo- 
nienne, Great  Pultney  Street,  et  trouvent  le  «  chargé 
des  pouvoirs  du  Roi  »  environné  de  la  foule  des 
aventuriers,  «  vendeurs  de  contre-révolution  »,  qui 
tournoyaient  autour  des  espoirs  légitimistes.  Tandis 
que  Chateaubriand,  «  dans  la  cohue  du  parloir  », 
reste  à  contempler  un  paysan  vendéen  qui  est  venu 
apporter  une  lettre  de  ses  chefs,  Fontanes  a  obtenu 
«  une  audience  particulière  de  celui  qu'il  appelait 
plaisamment  le  contrôleur  général  des  financ&s  ». 

De  cette  audience  particulière,  Fontanes  «  sortit 
fort  satisfait,  car  M.  du  Theil  avait  promis  d'encou- 
rager la  publication  de  mes  ouvrages,  et  F'ontanes 
ne  pensait  qu'à  moi.  Il  n'était  pas  possible  d'être 
meilleur  homme  :  timide  en  ce  qui  le  regardait,  il 
devenait  tout  courage  pour  l'amitié^  »...  En  d'autres 
termes,  Fontanes  avait  —  à  une  date  qu'il  faut  vrai- 
semblablement placer  dans  les  premiers  mois  de 
1798^  —  obtenu  de  M.  du  Theil  une  subvention  pour 
imprimer  les  écrits  de  son  ami;  et  l'assurance  en  fut 
même  réitérée,  puisqu'il  pourra  dire  à  celui-ci,  dans  sa 
lettre  du  28  juillet  1798  :  «  J'espère  que  la  parole  si 
souvent  donnée  par  le  contrôleur  général  des  finances 
est  au  moins  acquittée  en  partie.  Cette  partie  me 
console,  car  je  ne  puis  soutenir  l'idée  qu'un  bel  ou- 
vrage est  arrêté  faute  de  quelques  secours  ^...  »  Et 
cette  promesse  de  subvention  se  trouve  liée  à  l'activité 

1.  Mém.  d'onlre-loinbe,  t.  II,  p.  171. 

2.  Chateaubriand  donne  lui-même  cette  date  de  1798  dans  le 
Portrait  d'un  Vendéen  inséré  dans    'Essai  sur  la  littérature  anglaise. 

3.  Mém,  d' outre-tombe ,  t.  II,  p.  175. 


CHATr.U'BHIAND    ET    L  lùMICHATlON    ROYALISTE.       131 

(|u'()ii  allciid  (le  Fonliuios;  car,  après  son  dôparl  do 
Londres  et  durant  son  séjour  d'Allemagne,  tandis 
qu'il  suit  d'un  œil  allentillcs  intrigues  souvent  mala- 
droites des  agents  royalistes  en  France,  il  reste  en 
correspondance  avec  M.  du  Theil  et  ne  néglige  pas 
de  lui  rappeler  son  jeune  ami  l'écrivain  :  «  Je  parle 
encore  de  vous  avec  l'accent  de  l'amitié,  et  je  souhaite 
du  l'ond  du  cœur  que  les  espérances  d'amitié  (ju'on 
peut  fonder  sur  moi  réchaufîent  les  bonnes  disposi- 
tions (pion  m'a  témoignées  à  cet  égard,  et  qui  sont  si 
bien  dues  à  votre  personne  et  à  vos  grands  talents  '...  » 
De  (juel  ouvrage  s'agil-il  donc?  Fontanes  connaît 
et  admire  des  fragments  manuscrits   des  Natchez; 
mais  il  est  malaisé  d'admettre  que  le  «  contrôleur 
général  des  finances  »  de  Louis  XVIII  ait  promis,  et 
à  plusieurs  reprises,  d'employer  l'argent  des  coffres 
royaux  à  imprimer  les  fameuses  deux  mille  trois  cent 
([uatre-vingt-treize  pages  in-folio,  uniquement  à  cause 
des  beautés  descriptives  qui  y  étaient  renfermées,  ou 
parce  que  l'épopée  de  l'homme  primitif  s'y  inscrivait 
magnifiquement.    Surtout   de    la    part    de    l'auteur 
récent  de  VEssai  sur  les  Révolutions  —  en  dépit  de 
l'hommage  que  ce  livre  rendait  (;à  et  là  à  l'ancienne 
foi  chrétienne  —  le  «  chargé  des  pouvoirs  du  Roi  » 
devait  attendre  autre  chose  qu'une  épopée  ou  des 
notes  de  voyage,  (\\xAtala  môme  ou  René,  pour  y 
employer  en  subventions  des  ressources  financières 
de  plus  en  plus  raréfiées  :  c'est  le  moment  oîi  Joseph 
de  .Maistre,  après  fructidor,  obtient  de  Louis  XVIII 
une  gratification  de  50  louis  pour  les  Considérations 
sur  la  France.  Mais  les  allocations  sont  si  rares,  dans 
l'espèce,  que  le  pauvre  Chateaubriand  ne  voit  rien 

l.Mcm.  d'oulrc-lomhc,  t.  Il,  p.   174. 


132  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

venir,  et  que,  le  15  août  1798,  il  peut  écrire  à  son  ami  : 
«  Le  contrôleur  des  finances  n'a  point  tenu  sa  parole, 
et  je  suis  fort  malheureux*  ».  Serait-ce  que  Fon- 
tanes,  qui  désapprouve  à  ce  moment  certains  agisse- 
ments, certaines  imprudences  des  agents  royalistes 
en  France  -,  inspirerait  une  moindre  confiance  —  et 
aussi,  par  contre-coup,  son  fidus  Achates  de  Londres 
—  à  ces  «  petites  gens  »,  qui,  paraît-il,  sont  peu 
contents  de  lui^? 

Fontanes  parti,  Chateaubriand  s'était  trouvé  d'a- 
bord plus  solitaire  qu'avant  sa  visite.  Son  ami  l'avait 
certainement  éloigné  du  groupe  des  publicistes 
constitutionnels  —  il  détestait  si  fort  la  «  philoso- 
phaillerie  »,  dont  Montlosier,  Malouet  et  Mallet  ne 
cessaient  pas  de  se  réclamer  à  leur  manière  *  —  et 
avait  relâché  quelque  peu  des  liens  qui  tardent  à  se 
renouer;  sans  doute,  en  revanche,  l'avait-il  introduit 
dans  quelques  milieux  anglais  qu'il  connaissait  par  son 
ancien  séjour  à  Londres.  La  société  de  Christian  de 
Lamoignon,  que  Mme  Lindsay  a  quitté  pour  rentrer 
en  France,  semble  être  sa  principale  ressource 
d'amitié,  et  divers  indices  paraissent  même  nous 
inviter  à  antidater  un  passage  des  Mémoires  d'oiitre- 
tombe^,  et  à  situer  en  1798  toute  cette  partie  de  l'été 
de  1799  passée,  selon  Chateaubriand,  à  Richmond 
avec  Christian  de  Lamoignon,  avec  les  nagées  sur 
la  Tamise,  les  courses  dans  le  parc,  et  l'apparition 


1.  Méin.  d'oulre-lombr,  t.  II,  p.  534. 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  174. 

3.  Ihid.,  t.  II,  p.  553. 

4.  On  connaît  la  thèse  de  Mallet  du  Pan  :  «  Si  l'esprit  a  été 
nuisible,  il  faut  eacure  plus  d'esprit  que  n'en  ont  les  méchants 
pour  les  contenir  et  les  vaincre  ». 

5.  T.  Il,  p.  214. 


CHATEAUBRIAND    ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.       123 

(le  Peltior  qui  entraîne  Cliateaubriand  dans  une 
excursion  en  voiture,  poussée  jusqu'à  Oxford,  Blen- 
heim,  etc.  Il  faut  constater,  en  efiet,  que  Peltier  a 
été  soulïiant  à  la  fin  du  printemps  de  1798,  et  (|uV)n 
lui  a  conseillé  le  repos  :  Paris  est  interrompu  (à  la 
lin  ilu  tome  XVI)  et  n'est  repris  qu'avec  le  numéro 
(lu  lo  mai,  et  c'est  peut-être  dans  cet  intervalle  (pie 
se  place  l'excursion  dans  la  province  anglaise.  Rien 
de  pareil,  en  tout  cas,  ne  se  passe  en  1799,  et  le 
journal,  bimensuel  et  serrant  toujours  d'assez  près 
l'actualité  anglaise  et  continentale,  n'aurait  guère 
permis  à  son  rédacteur  en  chef  et  principal  collabo- 
rateur une  absence  prolongée.  D'ailleurs  l'été  de  1799 
—  (pii  l'ut,  par  parenthèse,  particulièrement  humide 
et  iVoid  et  peu  propice  aux  sports  de  plein  air  —  fut 
marqué  par  une  grave  affaire  entre  Peltier  et  les 
iillras  d'une  part,  IMallet  et  Malouel  d'autre  part;  et 
il  fallut  que  Monsieur  vînt  lui-même  d'Ecosse  pour 
tenter  de  rétablir  la  paix  entre  les  adversaires  ^  Enfin 
le  combat  d'Aboukir,  qui  valut  à  Chateaubriand  des 
insultes  dont  le  souvenir  lui  resta,  est  du  l''''  août  1798, 
et  les  rameurs  anglais  dont  il  parle,  si  indiscrètement 
patriotes,  auraient  contenu  bien  longtemps  leur 
enthousiasme  railleur  s'ils  avaient  attendu  à  l'année 
suivante  pour  le  manifester-.  Chateaubriand  a-t-il  vu 
tout  ce  qu'il  énumère  dans  les  Mémoires'!  C'est  fort 
admissible  pour  Oxford  et  Blenheim,  de  môme  pour 
les  résidences  et  les  parcs  voisins  de  Richmond.  Mais 
la  visite  à  IlerschcU  et  à  sa  savante  sœur  à  l'observa- 
toire de  Slough,  et  surtout  les  circonstances  dans 


1.  Cf.  H.  Mallet,  ouv.  cité;  la  Mercure  britannique  du  2.")  juillet  1790; 
Puris  pindnnl  l'année  il'J'J  du  15  août. 

2.  T.  II,  |..  2IG. 


134  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

lesquelles  il  voit  George  III  comme  une  espèce  de 
roi  Lear,  sont  bien  sujettes  à  caution  '. 

Cependant  la   mère  de   Chateaubriand  est  morte 
dans  les  circonstances  que  l'on  sait;  et  la  lettre  de 
Mme  de  Farcy,  en  date  du  l*"''  juillet  1798,  ne  semble 
pas  encore  avoir  atteint  l'exilé  lorsque,  le  15  août,  il 
écrit  à  Fontanes  cette  lettre  désolée  qui  est  parmi  les 
pages  les  plus  sincèrement  attristées  qu'ait  jamais 
écrites    ce   grand   artiste    en   mélancolie.    Lorsqu'il 
reçoit  enfin  la  douloureuse  nouvelle,  l'émotion  ou  le 
remords  n'ont  guère  qu'à  achever  une  conversion 
virtuelle  depuis  longtemps  accomplie  :  et  l'on  com- 
prend parfaitement  que  la  tristesse  du  fils  repentant 
achève  de  mûrir  une  décision  que  tant  de  circons- 
tances ont  préparée   :  son  prochain  livre  sera  une 
apologie  de  la  religion  chrétienne,  conçue  par  un 
«  cœur  sensible  »  et  par  une  imagination  de  voyageur 
et  d'artiste,  mais  ce  sera  un  «  livre  d'émigré  »  au 
premier  chef,  soucieux  à  sa  manière  d'aider  à  créer 
l'atmosphère  morale  propice  à  une  reprise  plus  ou 
moins  nette  des  anciennes  traditions  ^. 


1.  Noter  que  Peltier  avait  publié,  dans  son  numéro  du  6  no- 
vembre 1797,  quelques  indications  sur  Herschell  et  sa  sœur; 
cf.  aussi  le  Journal  de  celle-ci  :  nulle  mention  d'une  telle  visite. 
D'autre  part,  Mme  de  Gontaut  a  pu  voir  George  III  à  Windsor 
très  facilement  et  sans  grand  subterfuge.  (Mémoires,  p.  75.) 

2.  On  peut  se  demander  dans  quelle  mesure  le  mouvement  des 
idées,  dans  l'Angleterre  de  plus  en  plus  «  anti-jacobine  »  qui 
entourait  Chateaubriand,  agit  sur  la  genèse  du  Génie.  Peltier  se 
trouve  en  relations  avec  Nares,  rédacteur  en  chef  du  British 
Critic,  et  avec  Mathias,  l'éditeur  des  Piirsuits  of  Literature.  Les 
dernières  années  du  xvni"  siècle  sont  marquées  en  Angleterre  par 
une  lloraison  d'ouvrages  qui  tendent  à  donner  au  christianisme 
toute  sa  valeur  active  et  présente.  L'éditeur  Dulau  fera  traduire, 
par  exemple,  en  français  le  livre  de  Bailbey  Porteus,  évêque  de 
Londres,  intitulé  A  Summary  of  the  principal  évidences  for  the 
trulh  and  divine  origin  of  the   Christian  révélation  (London,   1800). 


CHATEAUBRIAND    ET    L  EMIGRATION    lîOYALISTE.       13; 


Chateaubriand  est  foii  occupé,  durant  les  premiers 
mois  de  1799,  à  l'élaboration  de  ses  matériaux  et  à  la 
lédaction  de  son  ouvrag'e.  u  jMes  jours  et  mes  nuits, 
dit-il  dans  les  Mémoires,  se  passaient  à  lire,  à  écrire, 
à  prendre  d'un  savant  prêtre,  l'abbé  Gapelan,  des 
leçons  d'hébreu,  à  consulteriez  bibliothèques  et  les 
gens  instruits,  à  rùiler  dans  les  campaj^ncs  avec  mes 
opiniâtres  rêveries,  à  recevoir  et  à  rendre  des  visites... 
Quelques  lectures  de  mes  premières  ébauches  ser- 
virent à  m'éclairer....  »  On  voudrait  savoir  à  quelle 
date  au  juste  se  place,  à  ce  sujet,  la  lettre  de  Panât, 
citée  par  Chateaubriand  ',  où  le  «  sale  chevalier  » 
félicite  «  le  grand  peintre  et  l'homme  sensible  »  de  la 
manière  nouvelle  dont  il  montre  «  les  charmes  de 
cette  religion  admirable  ».  En  tout  cas,  Dulau  a  déjà 
fort  avancé,  le  19  août  1799,  la  composition  typogra- 
phique de  cette  Religion  chrétienne  par  rapport  à  la 
morale  et  aux  beaux  arts,  puisque  Chateaubriand 
prie  Fontanes,  à  cette  date,  de  lui  trouver  un  éditeur 
parisien  qui  pourrait  acheter  les  feuilles  composées 
jusque-là. 

C'est  en  ce  moment  même  que  se  passe  la  dernière 
algarade  qui  mette  sérieusement  aux  prises  «  monar- 
chiens  »  et  absolutistes  :  le  15  août,  Peltier  a  publié 
dans  Paris  une  réponse  grossière  à  une  lettre  de 


il  y  a  dans  ce  renouveau  raboutissemenl  d'une  opinion  cxprimoe 
au  Parlement,  dés  le  21  janvier  1794,  par  le  duc  de  Portland,  à 
savoir  que  la  guerre  avec  la  France  était  ■<  fondée  sur  un  seul 
principe,  la  conservation  du  Cliristianisiiie  ».  C'est  en  17%  <iiio 
sont  publiés  les  KeUijious  Musimjs  de  Coleridge. 
1.  Méin.  d'oulrc-lombe,  t.  Il,  \>.  183. 


136  ETUDES    D  HISTOIRE    LITTERAIRE. 

Malouet  insérée  dans  le  Mercure  britannique  de 
Mallet  du  Pan^  La  question  de  la  Constitution  future 
avait  en  effet ,  au  plus  fort  des  espérances  suscitées 
par  la  défaite  de  l'armée  française  en  Italie,  été 
débattue  plus  passionnément  que  jamais  dans  les 
cercles  d'émigrés.  «  En  supposant  au  nouveau  Roi 
la  plus  grande  latitude  pour  faire  sa  volonté,  avait 
écrit  Malouet,  il  me  paraît  douteux  qu'il  voulût  pré- 
cisément tout  ce  qui  existait  en  1789;  et  quand  il  le 
voudrait,  oi^i  trouverait-il  les  mêmes  hommes,  les 
mêmes  dispositions,  le  même  esprit,  le  même  genre 
de  talents  et  de  moyens?  »  A  quoi  Peltier^,  parlant 
au  nom  des  «  vrais  royalistes  »  et  de  l'Émigration 
fidèle,  avait  répliqué  sur  un  ton  si  méprisant  pour 
l'activité  de  «  certains  individus  » 

—  Et  Ton  dira  toujours  Malouet  et  Mallet, 

Gomme  on  unit  encor...  qui  donc...  Biaise  et  Babet  — 

que  l'évoque  d'Arras  engagea  Monsieur  à  témoigner 
solennellement  son  indignation  aux  ultras  indiscrets 
et  sa  bonne  grâce  à  leurs  victimes  :  «  grande  aventure 
qui  a  absorbé  quinze  jours  le  babil  de  nos  sociétés 
françaises  ^,  »  et  point  de  départ  d'une  brouille  irré- 
ductible entre  Peltier  et  ses  adversaires. 

Il  est  assez  probable  que  la  date  de  la  lettre  adressée 
par  Chateaubriand  à  son  ami  rentré  en  France  se 
trouve  en  quelque  corrélation  avec  ces  événements, 
si  fâcheux  pour  un  homme  qui  s'était  fait  à  la  fois 
des  relations  amicales  avec  les  deux  partis.  Même  si 
l'on  avance  de  1799  à  1798  le  voyage  dans  l'ouest  avec 

1.  Mercure  britannique,  n°  XXIII,  25  juillet  1799.  La  suite  dans 
le  numéro  du  10  août. 

2.  Paris  pendant  l'année  1799,  t.  XXllI,  p.  241. 

3.  Mallet  à  Sainte-Aldegonde,  dans  Mémoires  et  Correspondance, 
pp.  Sayous,  t.  II,  p.  404. 


CHATEAUBRIAND    KT    L  EMIGRATION    ROYALISTE.       137 

Pelticr,  il  est  certain  que  Chateaubriand  restait  en 
contact  avec  le  remuant  journaliste  :  Paris  donne 
plusieurs  fois,  en  1799,  des  nouvelles  de  Fontanes 
que  son  fidèle  ami  de  Londres  a  sans  doute  contribué 
à  lui  procurer.  Le  28  février,  on  y  insère  des  vers 
inédits,  «  fragments  que  le  hasard  a  fait  tomber  entre 
nos  mains  >>;  ailleurs  '  le  récit  détaillé  de  son  évasion 
de  Lyon  est  rectifié  «  par  un  ami,  d'après  des  détails 
qu'il  dit  lui  avoir  été  donnés  par  Fontanes  lui- 
môme  «  ;  ou  bien  ^  l'accident  dont  il  a  été  victime  — 
le  môme  dont  s'informera  encore  Chateaubriand  un 
peu  plus  tard  —  est  raconté  avec  émotion  par  le 
journal  de  Peltier. 

Une  célèbre  recrue  littéraire  vient  d'arriver,  sur 
ces  entrefaites,  en  Angleterre,  et  c'est  le  parti  des 
idtras  qui  va  se  l'annexer,  en  dépit  des  relations 
d'origine  ou  de  rencontre  qui  le  rattachent  à  quel- 
ques-uns des  «  monarchiens  ».  Delille,  qui  s'installe 
à  Londres  le  5  juillet  1799  avec  sa  «  nièce  », 
Mlle  Vaudechamp,  est  accueilli  avec  enthousiasme 
par  l'Émigration  française,  fière  d'ouvrir  ses  rangs  à 
son  poète  préféré,  celui  qui  sans  doute  va  faire  dans 
ses  vers  une  place  à  ses  compagnons  d'exil. 

Quoi!  nous  vous  possédons!  quoi!  ces  Goths  inhumains, 
Si  fiers  d'exterminer  les  rois  et  le  génie. 
Ont  on  vous  respecté  le  dieu  de  l'harmonie  : 
La  lyre  d'Apollon  brille  encordans  vos  mains? 

La  gloire  endn,  sur  un  sol  plus  tranquille, 
Vole  avec  vous  au  bruit  de  vos  accords  : 
Et  vos  talents,  immortels  passe-ports, 
D'Albion  vous  ouvrent  l'asile.  3 

1.  T.  XXI,  p.  149. 

2.  T.  XXIV,  p.  (jll,  note. 

3.  Chevalier  du  l'uy-des-lslets,  Stances  à  Delille.  Alm.  des  Muses, 
1818,  p.  201. 


138  ETUDES    1)  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

C'est  ainsi  que  le  poète  des  Géorgujiies  est 
acclamé,  à  son  arrivée  en  Angleterre,  par  un  émule 
en  Apollon;  et  Peltier,  dans  son  journal  \  proclame 
<i  le  bonheur  que  les  Français  réfugiés  en  Angleterre 
éprouvent  aujourd'hui,  en  possédant  parmi  eux, 
dans  la  personne  de  cet  illustre  abbé,  un  des  hommes 
les  plus  instruits  et  les  plus  aimables  de  l'Europe 
littéraire;  un  compatriote  dont  les  talents  font  la 
g^loire  et  l'ornement  du  nom  français,  et  dont  les  sen- 
timents purs  et  loyaux  ont  résisté  à  toutes  les 
épreuves  de  la  Révolution.  »  Chateaubriand  se  trouve 
tout  naturellement  mis  en  rapport  avec  le  grand 
versificateur,  qui  «  entendit  aussi  la  lecture  de 
quelques  fragments  »  du  livre  en  cours  d'impression 
et  qui  «  parut  surpris  »  de  la  nouveauté  d'une  prose 
qui  distançait  si  singulièrement  le  siècle  finissant. 

Quelques  mois  d'exil  encore...  Mme  de  Farcy,  la 
sœur  de  notre  émigré,  est  morte  le  26  juillet  1799,  et 
la  nouvelle  de  ce  deuil  accentue  la  solitude  morale 
où  se  débat  Chateaubriand,  et  où  Christian  de  Lamoi- 
gnon,  «  cet  admirable  jeune  homme  »,  est  à  peu  près 
seul  à  lui  témoigner  l'amitié  ingénieuse  dont  son 
cœur  a  besoin.  Il  trouve  —  dans  sa  lettre  à  Fontanes 
du  27  octobre  —  des  accents  presque  mystiques  pour 
parler  de  la  tâche  qu'il  s"est  imposée,  ou  plutôt  que 
Dieu  lui  a  réservée.  «  Il  aura  désormais  avec  vous 
toutes  mes  pensées.  Je  dirigerai  le  peu  de  forces 
qu'il  m'a  données  vers  sa  gloire-....  » 

Partage-l-il,  après  Brumaire,  l'admiration  de  Lally, 
de  Montlosier,  pour  Bonaparte^?  S'imagine-t-il,  avec 
les   royalistes  infatués,  que  le    triomphant  Premier 

1.  Paris  pendant  l'année  1709,  n"  du  31  juillet,  p.  33. 

2.  Mém.  (ï outre-tombe,  t.  Il,  p.  559. 
u  3.  Mémoires  de  Malouet,  t.  11,  p.  507. 


CHATEAUBRIAND    KT   L  EMIGRATION    ROYALISTE.      139 

Consul  fait  simplement  le  jeu  de  Louis  XVIII,  de 
connivence  avec  le  roi  légitime  *?  S'indigne-t-il  plutôt, 
comme  il  arrive  si  souvent  à  Pellier,  de  Tattitude 
dindillerence  religieuse  que  se  donne  cette  manière 
de  «  roi  athée  »  qui,  naguère,  en  Egypte,  sur  un  sol 
illustré  par  saint  Louis,  a  fait  profession  de  respecter 
la  foi  musulmane?  C'est  difficile  à  dire.  En  tout  cas, 
s'il  est  vrai  qu'il  a  «  entendu  prononcer,  dans  un 
grenier  h  Londres,  l'oraison  funèbre  »  de  Mmes  Vic- 
toire et  Adélaïde,  les  tantes  de  Louis  XVI  -  —  mortes 
l'une  le  7  juin  1799,  l'autre  le  27  février  1800  —  il 
témoigne  assez  nettement  de  sa  fidélité  à  la  maison 
de  France.  Et  il  est  permis  enfin  de  se  demander  si 
linilialedu  «  citoyen  du  B.  »,  qui  figure  assez  mysté- 
rieusement dans  sa  dernière  lettre  d'exil,  adressée  à 
Fontanes  le  19  février  1800,  ne  cache  pas  le  pseudo- 
nyme de  Dubois,  c'est-à-dire  du  chevaliei-  de  Coigny  ^, 
le  ]j1us  actif  intermédiaire  entre  Dutheil,  lagcmt 
londonien,  et  les  émissaires  royalistes  en  France  :  ce 
serait  un  autre  indice  d'un  contact  gardé  avec  la  tête 
officielle  du  parti  en  Angleterre. 

Enfin,  sa  décision  est  prise;  au  début  de  mai  1800, 
dans  des  circonstances  bien  connues,  il  quitte  l'île 
hospitalière  où  il  a  passé  sept  années  et  où  il  laisse 
encore  nombre  d'anciens  compagnons  d'exil  qui  vont 
suivre  de  loin  sa  nouvelle  carrière. 


1.  Mémoires  et  Correspondance  de  Mallel  du  Pan,  t.  Il,  p.  43i. 

2.  Cf.  son  article  de  juillet  1807   sur  le    Voyage  ai  Espagne  de 
Laliorde. 

3.  Mémoires  de  llyde  de  Neuville.  Paiid,  18SC,  t.  I,  p.  277. 


140  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 


Il  n'est  pas  douteux  que  le  retour  de  Chateaubriand 
en  France,  la  signification  et  la  portée  des  écrits  par 
lesquels  il  ne  tarde  pas  à  s'affirmer  comme  écrivain, 
ont  été  interprétés  par  «  l'Émigration  fidèle  »  de  façon 
assez  inquiétante.  Sans  doute,  ce  n'était  point  faire 
acte  d'intransigeance  royaliste  et  d'inébranlable  fidé- 
lité bourbonienne  que  de  tirer  ainsi  sa  révérence  à 
ses  frères  en  émigration  :  mais  on  suivit  des  yeux, 
d'abord,  avec  plus  d'envie  que  de  détestation,  ceux  qui 
étaient  assez  heureux  pour  pouvoir  enfin  céder  à  une 
nostalgie  si  longtemps  contenue.  D'ailleurs,  les  symp- 
tômes de  restauration  semblent  se  multiplier  en 
France  :  et  qui  sait  si  l'œuvre  littéraire  du  jeune 
écrivain,  en  démontrant  avec  éclat  l'utilité  sociale  de 
la  religion  et  les  charmes  poétiques  du  christianisme, 
ne  va  pas  contribuer  à  sa  manière  à  ramener  la  légi- 
timité? C'est  en  1802  seulement  que  le  comte  d'Artois, 
impuissant  à  retenir  l'impatience  de  tous  ces  infor- 
tunés, leur  donne  une  sorte  d'exeat  correspondant  au 
décret  d'amnistie  du  gouvernement  français^  :  or  c'est 
après  cette  date,  lorsque  Chateaubriand  sera  visible- 
ment entraîné  dans  l'orbite  de  l'astre  usurpateur,  et 
apparemment  infidèle  et  traître  à  son  ancien  parti, 
que  Peltier,  qui  se  pique  de  représenter  le  royalisme 
irréductible,  lui  reprochera  avec  plus  ou  moins  de 
netteté  sa  palinodie  et  sa  défection. 

Pour  l'instant,  sa  revue  reproduit  plusieurs  des 
articles  qui,  dans  le  Mercure  de  France  reconstitué, 


1.  Cf.  L.  Pingaud,  Correspondance  intime  du  comte  de   Vaudreuil 
et  du  comte  d'Artois  pendant  VEmigration.  Paris,  1889. 


CHATEAUBRIAND   ET   L  EMIGRATION    ROYALISTE.       141 

font  allusion  au  prochain  ouvrage  de  Chateaubriand  : 
le  numéro  du  13  juillet  1800  donne  le  texte  du  compte 
rendu  consacré  par  Fontanes  à  la  Liltératiire  de 
Mme  de  Staël,  avec  la  fameuse  note  annonçant 
«  Touvrage  qui  n'est  pas  encore  publié  et  qui  a  pour 
titre  Des  beautés  morales  et  poétiques  de  la  Religion 
chrétienne^  ».  Le  30  novembre,  c'est  l'article  de  Fon- 
tanes sur  la  Morale  religieuse  de  Necker,  et  la  phrase 
qui  y  Taisait  espérer  V  «  ouvrage  inédit  qu'on  annonça 
dans  le  Mercure  il  y  a  quelques  mois,  et  qui  terminera 
peut-être  la  querelle  littéraire  entre  les  philosophes 
et  les  partisans  de  la  religion.  Cet  ouvrage  s'intitule  : 
Génie  du  Christ  ianisjue  ou  Beautés  poétiques  et  morales 
de  la  religion  chrétienne-  ».  En  1801,  le  même  ouvrage 
est  encore  une  fois  annoncé  par  allusion  :  dans  le 
numéro  du  14  février,  une  note  de  la  rédaction  promet 
à  ses  lecteurs,  entre  autres  nouveautés  «  du  plus 
haut  intérêt  »,  une  lettre  «  extrêmement  piquante  » 
sur  la  Littérature  de  Mme  de  Statd,  par  «  l'auteur  des 
Beautés  morales  et  poétiques  du  Christianisme-^  ». 

Mais  c'est  Atala,  bientôt,  qui  concentre  sur  elle 
tout  lintérêt  que  la  clientèle  émigrée  de  Peltier  peut 
accorder  au  plus  brillant  de  ses  anciens  membres.  Le 
fameux  «  extrait  »  de  Fontanes  dans  le  Mercure  est 
reproduit  le  30  avril  1801.  Dans  le  même  numéro, 
entre  deux  articles  sur  le  petit  livre  de  Chateaubriand, 
celle  note  de  la  rédaction  :  «  Nous  appionons  par  les 
derniers   papiers  de  Pans  que  deux  éditions  de  ce 

1.  T.  XXVIl,  p.  295. 

2.  Déjà  sifrn.ilé  par  M.  Giraud  dans  son  Chalraubriand,  note  d<' 
la  p.  124,  C'i'st  rarticlo  publié  par  li;  Mercure  du  22  no- 
vcmlin-  JSOO. 

■i.  T.  XXX,  p.  241.  C'est  évidemment  la  lettre  de  Chateaubriand 
sur  la  préface  que  Mme  do  Staël  avait  écrite  pour  la  seconde 
édition  de  sa  LUléralure. 


142  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAinE. 

roman  ont  été  épuisées  en  moins  de  quinze  jours,  et 
que  la  troisième  était  sous  presse,  ainsi  que  le  grand 
ouvrage  du  môme  auteur,  inViivûé  Des  Beautés  Morales 
et  Poétiques  du  Christianisme,  auquel  M.  de  La  Harpe 
a  ajouté  des  notes.  » 

Est-ce  là  une  façon  de  garantir  à  la  fois  l'orthodoxie 
religieuse  de  l'ouvrage  attendu  et  sa  bonne  tenue 
littéraire?  En  tout  cas,  dans  son  numéro  du  30  mai, 
Peltier  ajoute,  à  des  commentaires  indifférents,  cette 
justification  qui  est  déjà  significative  :  «  M.  de  Cha- 
teaubriand a  pu  être  exagéré,  bizarre,  incorrect  dans 
ses  écrits,  mais  il  est  gentilhomme  Breton,  il  est  plein 
d'honneur  et  incapable  d'une  action  vile'.  »  Venant 
de  quelqu'un  qui  a  vécu  dans  la  familiarité  de  Cha- 
teaubriand et  qui  s'adresse  à  un  public  tout  disposé 
à  comprendre  à  demi-mot,  à  quelles  insinuations 
cette  rectification  ne  répond-elle  pas  déjà? 

Au  cours  de  Tannée  1801,  le  périodique  de  Peltier 
reproduit  souvent  des  articles  publiés  par  l'auteur 
d'Atala  dans  le  Mercure,  «  dont  il  paraît  que  M.  de 
Chateaubriand  est  aujourd'hui  un  des  collabora- 
teurs^ »  :  De  l'Angleterre  et  des  Anglais  (15  juillet); 
Éloge  des  Médecins  (31  juillet);  Mœurs  et  Instincts 
des  oiseaux  (15  août);  il  donnera,  de  même^,  en  1802, 
Young  (15  mai);  Shakespeare  (15  juin). 

Le  public  qui  suivait  la  revue  de  Peltier  était  donc 
parfaitement  préparé  —  tout  comme,  en  France,  la 
clientèle  du  Mercure  —  à  accueillir  de  plain-pied 
l'ouvrage  de  Chateaubriand.  Le  Génie  paraît  à  Paris 
le  14  avril,  et,  dès  le  27  du  même  mois,  le  journal 
londonien  en  donne  une  série  de  fragments,  en  les 

i.  T.  XXXI,  p.  519. 

2.  T.  XXXII,  p.  179. 

3.  Sigaalé  par  M.  Giraud,  Chateaubriand,  p.  148. 


CHATEAUBRIAND    ET    L  EMIGRATION    ROYALISTE.       143 

faisant  suivre  de  cette  note  :  «  La  police  a  lait  faire  à 
l'auteur  de  cet  ouvrag'e  de  nombreuses  corrections 
avant  d'en  permettre  la  publication;  ce  dernier  mor- 
ceau [Sainl  Denijs]  entre  autres  a  été  étrangement 
mutilé;  nous  le  donnons  tel  qu'il  a  été  composé  origi- 
nairement, et  non  point  suivant  l'édition  qui  cir- 
cule •  ».  Le  môme  numéro  publie  le  fameux  «  extrait  » 
que  Fontanes,  dans  le  Mercure  du  15  avril,  avait  con- 
sacré au  livre  de  son  ami.  C'est  ici  le  point  culminant 
de  la  notoriété  flatteuse  que  le  périodique  de  l'Émi- 
gration obstinée  dispense  au  jeune  écrivain. 

Car  Chateaubriand  n'aura  pas,  jusqu'au  moment 
où  il  se  sera  séparé  de  ce  Bonaparte  avec  lequel  on  le 
voit  à  présent  lier  partie,  d'adversaire  plus  tenace  que 
son  ancien  compagnon  d'exil.  Dans  le  numéro  du 
15  mai  1802,  Peltier  donne  encore  quelques  fragments 
du  Génie  ;  mais  il  annonce  en  même  temps  la  jn'uchaine 
mise  en  vente  d'un  ouvrage  qui  est  sous  presse,  à  ce 
qu'il  annonce,  —  un  seul  volume  semble  en  avoir  été 
imprimé  —  et  dont  le  titre  seul  est  une  malice  et  un 
coup  de  revers  :  c'est  le  Véritable  Génie  du  Chrislia- 
nisme,  ou  Recueil  des  chefs-d^ œuvre  du  grand  Bossue l, 
patronné  par  Peltier  lui-même,  chez  qui  «  l'on  pourra 
voir  des  échantillons  des  premières  feuilles  »,  et 
vendu  par  les  libraires  ordinaires  de  l'Émigration 
londonienne,  Deboffe,  Dulau,  Prosper-. 

"Voici,  de  plus,  pour  le  journaliste  devenu  l'adver- 
saire de  Bonaparte  après  avoir  été  celui  de  la  Révo- 
lution, une  éclatante  occasion  de  flétrir,- devant  un 


1.  (jiraud.  Chateaubriand,  p.  169. 

2.  Lr  vcrilahlc  Génie  du  Christianisme,  ou  Œuvres  choisies  de 
J.-B.  Bossuet.  Edition  des  royalistes  français,  retirés  à  Londres. 
Tome  I,  Londres,  1802.  L'avis  de  l'éditeur  annonce  six  volumes. 
L'ouvrage  est  dédié  •  au  fils  aîné  de  l'Eglise  ». 


144  ETUDES    D  HISTOIRE    LITTERAIRE. 

auditoire  de  royalistes  encore  fidèles,  les  renégats, 
les  déserteurs,  ceux  qui,  sous  couleur  de  pacification, 
vont  faire  leur  cour  à  un  pouvoir  qui  continue  l'usur- 
pation révolutionnaire.  On  sait  que  le  Premier  Consul 
avait  obtenu,  dans  le  court  espace  qui  sépare  la  paix 
d'Amiens  de  la  reprise  des  hostilités  avec  l'Angleterre, 
la  suspension  de  Valien  bill  et  des  poursuites  contre 
Peltier.  Dans  Y  Adresse  au  Public  que  le  pamphlétaire 
breton  publia  à  la  suite  du  plaidoyer  prononcé,  devant 
le  King's  Bench,  par  sir  James  Mackintosh  le  21  février 
1803^  il  ne  cacha  point  son  interprétation  : 

Plusieurs  royalistes  français  s'imaginaient  que  Buonaparte 
avait  intention  de  profiter  du  pouvoir  momentané  dont  il 
jouissait,  peur  faire  la  paix,  calmer  toutes  les  factions, 
remettre  l'ordre  dans  les  propriétés,  faire  renaître  la  tran- 
quillité dans  les  consciences,  et  replacer  ensuite  le  souverain 
légitime,  auquel  il  devait  son  éducation  et  son  existence,  sur 
un  trône  agrandi  et  pacifié.... 

Il  s'attaquait  un  peu  plus  loin  à  Lucien  Bonaparte 
—  chez  qui  Chateaubriand,  à  présent,  allait  dîner  au 
château  du  Plessis^,  —  Lucien,  qui  «  fait  maintenant 
le  Mécène,  et  traîne  à  sa  suite  une  bande  d'artistes, 
de  comédiens  et  de  littérateurs,  à  qui  il  donne  copieu- 
sement à  boire  et  à  manger  pour  être  prôné ^  ».  Une 
conclusion  ironiquement  contristée  multipliait  les 
allusions  aux  courtisans  du  régime  nouveau;  Peltier 
s'y  accusait 

...  d'avoir  préféré  mon  obscurité,  ma  pauvreté,  mon  exil, 
ma  non-existence,  mes  peines  de  toute  espèce,  à  l'honneur  et 

1.  The  Trial  of  John  Peltier,  Es<j.  fur  a  libel  againsl  Buonaparte. 
London,  1803. 

2.  Méin.  d'outre-tonibe,  t.  II,  p.  254  :  "  unu  maison  de  campagne... 
où  j'étais  contraint  d'aller  diuer...  » 

3.  Ouv.  cité,  p.  223. 


CIIATEArBIUANI)    ET    L  KMIGIJATIOX    HOYALISTE.       i^t'S 

à  l'avantage  d"ètre  jockey  législateur,  ou  valet  de  chambre 
sénateur,  ou  commis  conseiller  d'état  du  héros  de  Saint- 
Cloud,  ainsi  que  tel  homme  que  j'ai  eu  le  malheur  de  pré- 
senter au  gouvernement,  qui  en  a  reçu  des  hicnl'aits  nom- 
breux, et  qui  l'ait  aujourd'hui  de  beaux  discours  académiques 
au  Consul,  dans  lesquels  il  l'excite  à  venir  déchirer  le  pays 
qui  lui  avait  l'ourni  à  lui-même  asile,  subsistance  et  faveurs 
pécuniaires.... 

J'en  demande  humblement  pardon  à  liuonaparté-le- 
Grand...  à  Fontanes-le-Reconnaissant...  J'en  demande  pardon 
au  génie  de  la  République,  et  même  à  tout  le  Génie  du 
Christianisme  de  Messieurs  les  cardinaux,  archevêques  et 
évêques  de  Boisgelin,  de  Cicé,  d'Osmond,  et  de  Barrai,  sans 
en  excepter  celui  de  M.  de  Chateaubriand;  jai  passé  ma 
condamnation...  '. 

Presque  aussitôt,  V Ambigu,  la  nouvelle  revue  lancée 
par  Peltier  contre  l'usurpateur  qui  s'obstine  à  profiter 
pour  lui-même  de  la  restauration  morale  du  pays, 
commence  contre  Chateaubriand  une  guerre  de  sar- 
casmes parfois  assez  amusante.  Son  premier  numéro, 
dans  une  sorte  de  programme  humoristi(|ue,  admet 
que  «  le  siècle  de  Buonaparle  est  le  siècle  du  génie; 
ce  qui  est  inconteslablement  reconnu  depuis  la 
sublime  découverte  que  Ton  a  faite  à  Paris,  à  l'époque 
du  Concordat,  que  Dieu  est  le  grand  Solitaire  de 
r Univers,  r éternel  Célibataire  des  Mondes'-  ».  L'at- 
taque contre  la  défection  de  Chaleaubriand  est  plus 
directe  un  peu  plus  loin,  et  elle  se  complique  de  plus 
en  plus  de  rancunes  anliconcordataires. 

M.  de  Chateaubriand,  autour  de  l'ouvrage  intitulé  :  Génie 
du  Christianisme,  dont  ses  amis  de  Londres  croyaient  qu'il 


1.  Ibid.,   ]).   254   et  256.  Cf.    la   Iraducliuii  anglaise  ()ue  l'ullier 
ajoutait  ii  sou  Adresse  eu  fraudais. 

2.  L'Ainbi'ju,  a"  1,  p.  2  et  17. 

10 


146  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

devait  faire  hommage  à  Louis  XVIII,  et  que  ses  amis  de 
Paris  lui  ont  conseillé  d'elTrir  au  premier  consul  pour  la  fête 
de  Pâques,  M.  de  Chateaubriand,  disons-nous,  est  attendu 
incessamment  à  Londres.  Comme  on  assure  qu'il  a  obtenu 
la  place  de  secrétaire  de  légation  de  France  à  la  cour  de 
Rome  à  la  suite  de  M.  le  chanoine  Fecce,  oncle  maternel  de 
Buonaparte,  on  croit  que  Tobjet  de  son  voyage  est  de  venir 
faire  un  cours  de  politique  ultramontaine  chez  M.  l'abbé 
Barruel,  afin  de  seconder  puissamment  le  ministre  français 
dans  son  ambassade  et  que  le  sacré  collège  trouve  dans 
M.  Fecce  un  digne  représentant  du  premier  consul.... 

Ailleurs,  ce  sont  des  plaisanteries  sur  les  saintes 
ampoules  que  le   Génie  fournira  pour  15  francs  en 
abondance,  si  l'on  en  manque  pour  la  cérémonie  du 
sacre*  ;  un  dialogue  entre  Fonianes  et  Chateaubriand, 
chacun    préparant    sa    petite    politesse    littéraire   à 
l'adresse  du  Premier  Consul-;  la  critique  du  Génie 
par  M.  de  Villeterque,  avec  sa  conclusion  :  «  Je  crois 
que  tout  ce  qui  tient  à  la  religion,  dans  cet  ouvrage, 
est  absolument  manqué;  cette  partie,  la  plus  impor- 
tante, celle  qui  caractérise  le  livre,  et  qui  devait  en 
être  la  meilleure,  en  est  la  plus  faible....  Le  livre  de 
M.  de  Chateaubriand  pèche  donc  par  son  plan,  son 
but  et  ses  moyens,  et  la  religion  n'y  gagnera  rien.  La 
réimpression  des  bons  ouvrages  sur  ce  sujet  fera  plus 
de  bien.  »  Comme  pour  donner  acte  de  ce  vœu,  ï Am- 
bigu reprend  l'annonce  ironique  donnée  naguère  par 
Peltier    dans  Paris,   et   signale  comme   nouveauté 
intéressante  le    Véritable  Génie  du  Christianisme,  ou 
Œuvres  choisies  de  Bossuet,  six  volumes.  Edition  des 
royalistes  Français  retirés  à  Londres,  dédiée  au  Fils 
aîné  de  V Église,  parJ.  Peltier^.  Le  numéro  11  débute 

1.  N°  3,  p.  68. 

2.  N"  5,  p.  109. 

3.  N"  8,  p.  200. 


CHATEAUBRIAND    ET    L  EMIGRATION    ROYALISTE.       147 

ainsi,  à  propos  de  la  seconde  édition  du  Ge'n/e  dédiée 
au    Prcmior   Consul  : 

La  première  édition  de  cet  ouvrage,  dédiée  au  roi  de 
France  Louis  XVIII,  avait  été  imprimée  à  Londres,  et  y 
avait  été  convertie  en  maculatures,  lors  du  départ  do  l'auteur 
pour  [la]  France,  l'ne  seconde  première  édition  l'ut  bientôt 
après  imprimée  à  Paris,  en  cinq  volumes.... 

Puis,  après  un  extrait  de  la  Défense  du  Génie  du 
Christianisme  : 

Nous  attendrons  la  troisième  édition  de  cet  ouvrage,  pour 
voir  comment  l'auteur  se  justifiera  vis-à-vis  de  nous  de  sa 
dédicace  actuelle  à  Ali-Buonaparte*. 

U Ambigu,  tout  en  dirigeant  cette  petite  guerre 
contre  rancien  émigré  devenu  fonctionnaire  de  Napo- 
léon, ne  se  fait  pas  faute  de  reproduire  des  articles 
entiers  de  Chateaubriand.  C'est  ainsi  que  le  numéro 
27  publie  son  compte  rendu  du  Printemps  d'un 
Proscrit  de  Michaud  -,  et,  en  môme  temps,  cette 
Variété  piquante  sous  sa  forme  de  billet  de  part  : 

Mme  de  Beaumont,  fille  d'Armand  de  Montmorin,  ministre 
des  alTaires  étrangères  sous  le  règne  de  Louis  XVI,  vient  de 
mourir  à  Rome,  à  l'âge  de  trente-cinq  ans.  Les  Français 
attachés  au  cardinal  I^'esch  ont  accompagné  avec  des  torches 
le  convoi  de  cette  dame  à  l'église  Saint-Louis  où  son  corps  a 
été  déposé,  l/auteur  du  Génie  du  Chris Uanisme  a  pris  le  deuil 
pour  deux  ans  à  cette  occasion.  Mme  de  Chateauhriand  a  cru 
quelle  pouvait  se  dispenser  de  donner  les  mêmes  marques 
de  douleur  '. 

Mais  c'est  la  question  des  dédicaces  successives  — 
ou  plutôt  des  successives  intentions  dédicatoires  —  de 

1.  N'   11,  p.  27. 

2.  Mercure  de  France,  article  de  janvier  1803. 
.\.  N»  27,  à  la  date  du  30  décembre  1803. 


148  ETUDES   D  HISTOIRE  LITTERAIRE. 

l'auleur  du  Génie,  qui  continue  à  inspirer  à  Pellicr  ses 
insinuations  les  plus  plus  malicieuses.  En  note  d'une 
lettre  parodique  au  Général  Dessalines,  général  en 
chef  des  troupes  nationales  de  Saint-Domingue\ 
V Ambigu  du  20  janvier  1804  fait  une  récapitulation 
ironique  où  sont  rappelées  les  variations  passées,  et 
annoncées  les  dispositions  futures  de  Chateaubriand  : 

Progression  du  Génie  du  Christianisme,  par  M.  de  Chateau- 
briand. Numéro  1.  Première  édition,  à  Londres,  en  1800, 
dédiée  à  Louis  XVIII,  300  livres  sterL 

2  Seconde  édition,  à  Paris,  en  1802,  dédiée  à  Buonaparte. 
Une  place  de  15  000  franos  par  an. 

3  Troisième  édition,  pour  le  général  Dessalines  au  Gap, 
en  1804.  Mille  portugaises. 

4  Quatrième  édition  à  dédier  à  Barrère,  en  1806.  La 
guillotine  et  le  paradis  2. 

Contrairement  à  ce  qu'on  pourrait  croire  en  lisant  les 
Mémoires  d'outre-tombe,  l'attitude  de  Chateaubriand 
après  l'exécution  du  duc  d'Enghien  ne  modifie  en 
rien  l'animosité  de  Peltier.  L'Ambigu  du  30  juin  1806 
écrit  encore  3  : 

La  révolution  marchait  autrefois  sous  les  enseignes  d*  la 
liberté;  elle  marche  aujourd'hui  derrière  une  croix  et  une 
bannière;  les  Jacobins  sont  devenus  Capucins,  voilà  toute 
la  dilférence.  M.  de  Chateaubriand,  auteur  du  Génie  du 
Christianisme,  faisait  dernièrement  une  analyse  des  Mémoires 
de  Louis  XIV ;  son  imagination  senflammant  sur  une  phrase 
de  ces  mémoires,  il  Ta  fait  servir  de  texte  à  un  commentaire 
très  chaleureux    sur  ce  que  les  Gaulois  purent  et  furent 


i.  Rappelons  les  attaches  de  Peltier  avec  cette  colonie,  et  la 
présence  à  Londres  d'un  certain  nombre  de  propriétaires  émigrés 
qui  y  avaient  des  plantations. 

2.  N°  29. 

3.  N»  117. 


CHATEAURRIAND    ET    L'ÉMIGFÎATION    ROYALISTE.       149 

autrefois.  H  semble,  en  lisant  eettc  phrase,  voir  le  peintre 
d'Alala  conseiller  et  prédire  à  Napoléon  la  conquête  de 
ri'nivers. 

Ce  n'est  gurre  qu'en  1807  que  le  Ion  change  vrai- 
ment, et  que  Chateaubriand  semblera,  à  ses  anciens 
compagnons  d'exil,  revenu  d'une  coupable  erreur.  Le 
numéro  du  oOaoùl  1807  annonce  avec  une  satisl'aclion 
visible  que  «  M.  de  Chateaubriand  vient  de  tomber 
tians  la  disgrâce  du  gouvernement  impérial  pour 
quelques  digressions  qu'il  a  introduites  dans  un 
compte  rendu  des  deux  premières  livraisons  du 
Voyage  en  Espagne  de  M.  Laborde  ».  Voilà  donc  enfin 
le  gentilhomme  breton  redevenu,  grûce  à  la  fameuse 
affaire  de  l'article  du  Mercure  du  4  juillet  1807,  un 
«  émigré  à  l'intérieur  »,  un  protestataire  légitimiste 
et  un  adversaire  déclaré  de  l'usurpateur! 

Enlin,  dans  ï Ambigu  du  10  septembre  1818,  au 
tome  dernier  de  la  longue  série,  et  quand  la  Restau- 
ration aura  recueilli  le  fruit  d'une  tenace  attente, 
Peltier  confiera  à  ses  lecteurs  un  extrait  d'une  lettre 
affectueuse  (juc  Chateaubriand  adressait  en  1817  à 
son  ancien  compagnon  d'exil,  au  moment  où  celui-ci 
avait  suspendu  la  publication  de  son  périodique'. 

«  ...Cette  époque  si  difficile  de  ma  vie  m'a  donné  la  satis- 
faction dempècher  beaucoup  de  mal  et  de  faire  (juclque  bien. 
Le  temps  de  la  justice  viendra  et  je  l'attends. 

«  Je  voudrais  bien  qu'il  fût  venu  pour  vous.  J'ai  trois  fois 
sollicité  .M.  de  Richelieu.  Il  se  rappelle  très  bien  votre  nom, 
vos  talents  et  vos  services.  Mais  nos  ministres  ont  une  cir- 
conspection désespérante.  Ils  n'osent  rien.  .Nous  sommes 
bien  punis  davoir  trop  osé  pendant  vin^'t  ans.  Votre  vrai 
lot  serait  détre  attaché  au  département  des  affaires  étran- 

1.  Tome  dernier,  p.  550,  n    du  10  septembre  1818. 


150  ETUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

gères.  Vous  pourriez,  ce  me  semble,  y  rendre  d"éminents 
services.  Je  ne  me  découragerai  point,  je  reviendrai  à  la 
charge.  Quoique  M.  de  Langeron  soit  bien  loin,  ne  pourriez- 
vous  réchauffer  son  ancienne  amitié  pour  vous?  II  a  près  du 
ministre  beaucoup  d'influence.... 

<c  ...  On  me  dit  que  vous  avez  toujours  conservé  la  jeunesse 
de  votre  imagination  et  la  gaité  de  votre  caraclère.  Il  n'en 
est  pas  ainsi  de  moi.  Je  suis  vaincu  du  temps.  J'en  perds  les 
yeux.  Mon  écriture  vous  le  prouvera.  Je  vois  à  peine  ce  que 
j'écris.  Mais  mon  vieux  cœur  sera  toujours  sensible,  et  je 
n'oublierai  jamais  les  moments  heureux  passés  près  devons 
dans  les  jours  d'exil,  etc.  etc.  » 


* 
*  * 

La  parfaite  défiance  de  Peltier  à  l'égard  de  la 
sincérité  religieuse  de  Chateaubriand  semble  avoir  été 
partagée  par  d'autres  «  intellectuels  »  de  l'Émigra- 
tion. C'est  ainsi  qu'une  société  d'  «  amis  des  lettres  » 
entreprend  en  1800,  à  Londres,  la  publication  d'un 
Mercure  de  France  —  doit-il  faire  pièce  à  celui  qui 
vient  de  se  reconstituer  en  France?  —  qui  paraît 
durant  deux  ans,  et  dont  les  six  volumes*,  inspirés 
par  un  plan  très  conscient  de  reconstitution  du  sen- 
timent religieux  par  la  littérature,  ne  désignent  même 
point  par  allusion  l'entreprise  analogue  de  Chateau- 
briand. «  Pourquoi  la  religion,  source  des  sentiments 
doux  et  des  idées  sublimes,  ne  serait-elle  pas  rappelée 
dans  l'esprit  des  hommes  par  ces  mêmes  moyens 
qu'il  a  fallu  dénaturer  pour  la  détruire?  On  l'a 
calomniée  pour  la  faire  haïr.  Il  faut  faire  sentir  tout 
ce  qu'elle  inspire  pour  la  faire  aimer...  Il  est  digne 

1.  Mercure  de  France;  ou  recueil  historique,  politique  et  littéraire. 
Par  une  société  de  gens  de  lettres.  Londres,  1800-1801,  6  vol. 
in-12. 


CHATEAUBRIAND    ET    L'EMIGRATION    ROYALISTE.       151 

des  hommes  de  lettres  les  plus  célèbres  en  France,  et 
hors  de  France,  de  former  cette  entreprise  qui  devient 
la  plus  belle  des  conjurations....  »  Ainsi  parle,  le 
30  avril  1800,  un  rédacteur  signalant  le  Psalmiste  de 
Mgr.  de  Boisgelin,  et  il  est  curieux  que  rien,  dans  les 
numéros  qui  suivent,  ne  révèle  l'entreprise  dont  le 
Mercure  français,  et  Paris  par  contre  coup,  entretien- 
nent si  souvent  leurs  lecteurs.  Ce  périodique  londo- 
nien disparaît  trop  tùt,  d'ailleurs,  pour  que  le  Génie 
lui-même  puisse  y  être  apprécié. 

II  n'en  est  pas  de  môme  du  Courrier  de  Londres, 
dont  le  rédacteur  en  chef,  Montlosier,  est  trop  avisé, 
trop  disposé  à  faire  bon  accueil  à  tout  régime,  même 
extra-bourbonien,  qui  sera  capable  de  ramener  la 
pacification  des  esprits  et  l'ordre  dans  les  rapports 
sociaux*,  pour  s'arrêter  à  des  questions  secondaires 
à  ses  yeux.  Peu  après  le  Génie,  ce  journal  écrit,  le 
3  août  1802  :  «  M.  de  Chateaubriand  (ce  nom  seul 
commande  l'attention)...  «etilcite  à  plusieurs  reprises 
les  articles  de  l'auteur  d'Atala.  Il  ne  faut  pas  moins 
que  le  retour  définitif  de  Montlosier  en  France,  et  le 
passage  du  Courrier  en  d'autres  mains,  pour  qu'on 
retrouve  dans  ce  périodique  l'écho  des  réserves  qui 
furent  faites  si  fréquemment,  au  sein  de  l'orthodoxie 
légitimiste,  au  sujet  du  christianisme  du  grand 
écrivain.  Annonçant  un  discours  d'émigré  sur  le 
Couronnement  de  M.  Buonaparlé ,  le  numéro  du 
26  février  1805  se  hûte  d'ajouter  :  «.  Cet  ouvrage  sera 
dédié  à  tous  les  amis  de  la  justice  et  de  la  vérité  qui  y 
retrouveront  le  véritable  génie  du  christianisme  qu'ils 
ne  cherchent  ni  dans  les   mandements  des  évoques 


1.  Dès  1796,  sa  formule  était  (Vues  sommaires)  :  «  Il  faut  con- 
server les  produits  do  la  révolution,  et  non  pns  son  mouvement.  • 


152  KTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

parjures,  ni  dans  les  romans  de  M.  Chateaubriand  ». 
C'est  pourtant  dans  ce  milieu  de  l'Émigration  tenace 
que  va  paraître  la  première  anthologie  française  où 
le  plus  glorieux  représentant  de  tout  ce  groupe  trouve 
la  place  que  la  littérature  ne  manquera  pas  de  lui 
faire.  Il  s'agit  d'une  importante  publication  de  la 
maison  Dulau  :  la  Bibliothèque  portative  des  Ecri- 
vains français,  ou  choix  des  meilleurs  morceaux 
extraits  de  leurs  ouvrages,  publiée  par  Moysant  en 
1800,  par  Moysant  et  Levizac  en  1803,  en  une  nou- 
velle édition  portée  de  deux  à  trois  tomes.  La  pre- 
mière, qui  faisait  déjà  sa  place  h  Fontanes,  ignorait 
Chateaubriand.  La  seconde,  au  contraire,  s'ouvrait 
toute  grande  à  celui-ci.  Six  «  morceaux  choisis  »  dans 
le  premier  volume  et  neuf  dans  le  second,  allant  du 
fameux  «  Il  est  un  Dieu...  »  à  <c  Bossuet  historien  » 
et  des  «  Bords  du  IMississipi  »  au  «  Caractère  des 
nations  modernes  »  ;  une  notice  qui  ne  fait  pas  encore 
prévoir  les  enthousiasmes  que  le  nom  de  Chateau- 
briand suscitera  plus  tard,  mais  qui  accueille  fort 
honorablement  le  jeune  écrivain  dans  un  florilège 
dont,  par  exemple,  Mme  de  Staël  est  encore  exclue  : 
flatteuse  admission,  à  tout  prendre,  d'une  toute 
récente  renommée  parmi  les  auteurs  dignes  de  pré- 
tendre à  la  qualité  de  classiques.  Il  est  probable  que 
les  petits  Français  des  institutions  dues  à  l'initiative 
de  l'abbé  Carron  ont  appris  à  connaître  la  prose  de 
Chateaubriand  dans  ces  recueils  de  morceaux  choisis, 
tandis  que  leurs  parents  —  avec  de  nombreuses 
réserves  —  plaçaient  sur  les  rayons  de  leurs  biblio- 
thèques les  exemplaires  du  Génie  que  Dulau  avait 
reçus  de  son  confrère  Migneret'  durant  la  suspension 

1.  Le  9  juin  1802,  Chateaubriand  priait  Migneret  de  délivrer 
134  exemplaires  à  M.  Michaud,  à  destination  de  la  maison  Dulau. 


CHATEAIBRIAND    ET   LKMIORATIOX    HOYALISTE.       153 

des  hostilités  entre  la  France  et  TAnfi^leterre.  Comme 
la  notice  du  troisième  volume  de  la  Bibliothèque  por- 
tative est  peut-être  le  premier  article  lexicographique 
dont  Chateaubriand  ait<Hé  l'objet,  on  nous  permettra 
de  la  reproduire  ici.  Dans  la  liste  des  «  grands  écri- 
vains »  dont  elle  fait  partio,  elle  n'est  d'ailleurs  pas 
tout  à  fait  à  sa  place  alphabétique,  se  trouvant  après 
Chatelel  et  Chaulieu,  comme  si  elle  avait  été  insérée 
après  coup  dans  l'ouvrage. 

CHATEAUBRIAND  (N.),  né  en  lîretagne.  M.  de  Chateau- 
briand, dans  le  temps  de  son  émigration  à  Londres,  a  publié 
des  ouvrages  qui  annonçaient  beaucoup  de  connaissances  en 
histoire,  et  une  imagination  forte  et  ardente.  Rentré  en 
France,  il  a  publié  à  Paris  le  Génie  du  Christianisme,  qui  est 
une  espèce  d'apologétique  de  la  religion  chrétienne  contre 
les  attaques  et  les  inculpations  du  philosophisme.  On  peut 
dire  de  cet  ouvrage,  qui  fait  honneur  à  son  auteur,  qu'il  a 
mérité  les  critiques  et  les  éloges  qu'on  en  a  faits  :  les 
critiques  par  des  écarts  d'imagination,  quelquefois  par  trop 
denflure,  et  souvent  par  de  grandes  inégalités  de  style;  et 
les  éloges,  par  un  fonds  d'idées  sublimes,  neuves  ou  intéres- 
santes, par  un  style  énergique  et  plein  de  feu,  et  par  des 
tableaux  à  grands  traits,  dessinés  avec  hardiesse  et  peints 
avec  force. 


Lorsque  Chateaubriand  rédige,  à  Londres  où  il  est 
ambassadeur,  la  partie  de  ses  Mémoires-  qm  a  trait  à 
son  émigration,  le  contraste  entre  sa  splendeur  pré- 
sente et  son  ancienne  misère  ne  laisse  pas  d'exercer 

L(!  10  décembre,  il  niïrait  à  celui-ci  de  lui  vendre  le  droit  de 
reproduction  du  Gi^iiic  pour  rAngleterrc,  mais  il  ne  semble  pas 
que  l'éditeur  londonien  ait  donné  suite  a  l'alTaire.  Cf.  A  l'ailhès, 
Clwtraubriand,  sa  femme  el  ses  amis.  Paris,  1S!)(»,  |i.  97. 


154  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

sur  lui  une  hantise  insidieuse.  De  même  que  dans  la 
première  préface  d'Atala  il  se  représentait  «  couvert 
du  sang  de  son  frère  unique,  de  sa  belle-sœur,  de 
celui  de  l'illustre  vieillard  leur  père  »,  il  exagère  à 
plaisir  son  temps  de  bohème  ou  en  singularise  les 
péripéties.  Et  il  convient  de  multiplier,  autour  des 
indications  offertes  par  le  grand  écrivain  lui-même, 
les  certitudes  qui  atténuent  ce  caractère  de  «  bloc 
erratique  »  qu'il  nous  invite  à  attribuer  à  son  œuvre 
maîtresse,  celle  qui  couronne  à  sa  manière  toute  une 
partie  de  la  littérature  de  l'Émigration. 


ESQUISSE  D'UNE  HISTOIRE 
DE   SHAKESPEARE    EN    FRANCE 


En  dépit  de  deux  ouvrages  de  fort  inégale  valeur, 
V  Influence  de  Shakespeare  sur  le  théâtre  français  Jus- 
qu'à nos  Jours,  dA.  Lacroix  (Bruxelles,  1850),  et 
Shakespeare  en  France  sous  Vancien  régime,  de 
J.-J.  Jusscrand  (Paris,  1898),  nous  ne  possédons  pas 
d'étude  d'ensemble  consacrée  à  un  sujet  dont 
quelques  aspects  ont  seuls  été  examinés  avec  la 
netteté  désirable  '.  La  fortune  et  Tintluence  que  notre 
littérature  a  réservées  à  l'œuvre  du  grand  poète 
anglais,  les  conflits  d'opinion  qui  se  sont  élevés  à  ce 
propos,  les  résistances  d'ordre  esthétique,  moral, 
national  qui  se  sont  émues  à  son  endroit,  les  émanci- 
pations successives  auxquelles  contribuèrent,  de  ce 
côté  du  détroit,  l'exemple  et  le  spectacle  de  celte 
dramaturgie  issue  d'une  civilisation  différente  et  d'un 
Age  aboli  :  autant  de  questions  dont  il  est  naturel  que 
l'histoire  littéraire  se  préoccupe.  L'esthétique  n'y  est 
pas  moins  intéressée,  s'il  est  vrai,  comme  l'observe 


1.  Cf.  les  n"  1459-1585  de  Betz,  la  LiUératurc  comparée,  2*  édition. 
Strasbourg-,  1004. 


156  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

M.  Jusserand,  que  «  le  système  classique  et  le  sys- 
tème shakespearien  ne  sont  pas  simplement  différents, 
ils  sont  opposés;  Tun  est  la  contre-partie,  le  contre- 
pied  de  Tautre....  » 

Il  s'en  faut  que  les  précisions  nécessaires  aient 
été  apportées  au  détail  de  tous  les  épisodes  d'une 
aussi  longue  histoire.  La  valeur  des  traductions,  le 
degré  de  pénétration  des  commentaires,  le  sens  des 
manifestations  significatives  n'ont  pas  encore  été 
déterminés  exactement.  Du  moins  est- il  possible 
d'esquisser,  en  attendant  que  des  études  fragmen- 
taires plus  poussées  en  permettent  l'élaboration  com- 
plète, l'histoire  de  deux  siècles  de  scrupules  ou 
d'enthousiasmes,  d'ignorances  ou  de  préventions,  de 
dédains  ou  d'adhésions  où  Shakespeare  se  trouva 
mis  en  cause,  en  France,  d'une  manière  continue, 
bien  qu'avec  des  significations  fort  variables. 


I 


Le  barbare  de  génie;  le  créateur  ignorant,  inculte 
et  ingénument  chaotique  d'œuvres  où  étincelaient 
des  merveilles  aussi  stupéfiantes  que  disséminées  : 
tel  fut  le  premier  aspect  de  Shakespeare,  dont 
s'étonnèrent  les  curiosités  françaises  jusqu'aux  alen- 
tours de  1780.  Diverses  questions  littéraires,  plusieurs 
épisodes  de  notre  vie  intellectuelle  durent  quelques- 
uns  de  leurs  éléments  les  plus  vivaces  à  des  influences 
émanées  du  poète  d'outre-Manche. 

Les  premiers  indices  de  sa  notoriété  en  France  — 
les  pièces  de  Shakespeare  cotées  1  sol  dans  V Inven- 
taire, prisée  et  estimation  des  livres  trouvés  à  Saint- 
Mandé    appartenant   ci-devant    à    M.    Fouqiiet ,    le 


ESQUISSE   D  LNE   UISTOIHE    DE   SHAKESPEARE.        ItiT 

calalogue  des  imprimés  de  la  Bibliothèque  royale 
allribuant  une  fiche  à  l'exemplaire  in-l'olio  (jue  pos- 
sédait le  Koi-Soleil,  sont  d'amusantes  singularités 
au  milieu  de  l'indiiTérence  du  grand  siècle.  Sans 
doute  l'appréciation  de  Nicolas  Clément,  bibliothé- 
caire royal,  est-elle  le  premier  jugement  qui  ait  été 
formulé  en  France  par  écrit  :  «  Ce  poète  anglais  a 
linuigination  assez  belle,  il  pense  naturellement,  il 
s'exprime  avec  finesse;  mais  ces  belles  (jualilés  sont 
obscurcies  par  les  ordures  qu'il  mêle  dans  ses  comé- 
dies. »  La  petite  cour  de  Charles  II  ou  de  Jacques  II  à 
Saint-Germain  n'aurait  pas  donné  un  avis  dilïérent. 
Les  voyageurs  français  en  Angleterre  notent,  à 
l'occasion  des  «  spectacles  anglais  »,  la  singularité, 
la  brutalité  ou  la  hardiesse  des  usages  scéniques, 
sans  faire  mention  de  Shakespeare  —  même,  on  Ta 
observé,  s'il  leur  arrive  de  passer  par  Stratford-sur- 
Avon.  «  Les  poètes  anglais,  pour  flatter  l'humeur  et 
l'inclination  de  leurs  spectateurs,  font  toujours  couler 
du  sang  sur  leur  théâtre,  et  ne  manquent  jamais 
d'orner  leur  scène  des  catastrophes  du  monde  les 
plus  cruelles'.  »  C'est  là,  avec  la  fréquence  des  chan- 
gements de  décors-  et  l'emploi  courant  de  la  prose 
au  théâtre  ^,  la  remarque  ordinaire  i)ar  où  se  mani- 
feste, au  xvii"  siècle,  l'antagonisme  de  deux  formes 
d'art  et  de  civilisation.  Et  comme,  en  Angleterre 
même,  la  renommée  du  grand  poète  traverse  une 
longue  éclipse,  rien  d'étonnant  si  chez  nous  son 
nom  se  détache  à  peine,  çà  et  là,  dans  une  énumé- 


1.  Amiliés,  amours  el  amourettes,  par  M.  Le  Pays,  3'  éd.  Paris, 
1665  (Relation  d'un  l'oyage  d'Angleterre),  p.  201. 

2.  Journal  des  voyages  de  M.  de  Montconys.  Lyon,  1000,  t.  II. 

3.  Chappuzeau,  VEurope  vivante.  Genève,  1667.  Cf.  son   Théâtre 
français.  Lyon,  1674,  p.  55. 


158  ÉTUDES   d'histoire   LITTERAIRE. 

ration  indifférente  d'écrivains  anglais,  celle  que  donne 
en  1685-86  Baillet  dans  ses  Jugements  des  Savants  ; 
ou  si  le  Bernois  Murait  en  1694,  Moreau  de  Brasey  en 
1712  s'en  tiennent  à  des  compliments  peu  circons- 
tanciés :  «  L'Angleterre  est  un  pays  de  passions  et  de 
catastrophes,  jusque  là  que  Shakespeare,  un  de  leurs 
meilleurs  anciens  poètes,  a  mis  une  grande  partie  de 
leur  histoire  en  tragédies  ^  »  «  Un  certain  Shake- 
speare, qui  vivait  dans  le  siècle  dernier,  a  laissé  une 
fondation  de  maître  pour  cela  [le  drame  historique] 
dans  ses  excellentes  pièces  de  théâtre 2....  » 

Un  Saint-Evremond,  banni  en  Angleterre,  très 
avisé  d'ailleurs  des  différences  qui  séparent  les  deux 
nations  et  les  deux  théâtres,  qui  cependant  juge  des 
choses  littéraires  anglaises  un  peu  par  ouï-dire  et 
selon  le  rapport  de  ses  amis,  cite  Ben  Jonson  et  non 
Shakespeare  comme  représentant  du  théâtre  éliza- 
béthain.  Et  l'on  ne  sait  quelles  notions  nouvelles  se 
cachent  derrière  un  propos  de  la  mère  du  Régent, 
réclamant  le  10  décembre  1711  une  traduction 
manuscrite  allemande  de  pièces  étrangères,  «  car  j'ai 
toujours  entendu  dire  à  feu  mon  père  que  les  comé- 
dies espagnoles  sont  bien  supérieures  aux  françaises, 
mais  que  les  anglaises  les  dépassent  toutes,  et  de 
beaucoup^  ».  Encore  n'y  aurait-il  là,  si  Shakespeare 
s'y  trouvait  en  cause,  qu'une  dilection  qui  risquait, 
même  à  la  Cour,  de  se  trouver  confinée  dans  le 
groupe  exigu  et  presque  suspect  des  familiers  de 
Madame. 


1.  Lettres  sur  les  Anglais  et  les  François  et  sur  les  voyages.  S.  1., 
1725,  p.  57. 

2.  Cité  par  Jusseraad,  p.  131. 

3.  Correspondance  de  Madame,  duchesse  d'Orléans,  éd.  Jaeglé,  t.  II, 
p.  159. 


ESQUISSE   DUNE   HISTOIRE    DE    SHAKESPEARE.        159 


Les  choses  vont  bien  changer  après  la  mort  do 
Louis  XIV,  et  les  informations  nouvelles  que  plusieurs 
de    nos    g'ens    de   lettres   rapporteront  d'un   séjour 
outre-Manche,  les  indications  offertes  par  des  pério- 
diques de  Hollande,  ne  tarderont  guère  à  divulguer 
une  connaissance  plus  précise  de  ce  grand  poète  que 
ses  compatriotes,  eux  aussi,  commencent  à  exhumer. 
Il  reste  entendu  que  les  «  pièces  anglaises  »  pèchent 
par  défaut  de  régularité.  «  Mais,  écrit  Tabbé  Prévost 
dans  les  Mémoires  d'un  homme  de  qualité^,  pour  la 
beauté  des  sentiments,  soit  tendres,  soit  sublimes, 
pour  cette  forme  tragique  qui  remue  le  fond  du  cœur 
et  qui  excite  infailliblement  les  passions  de  Tâme  la 
plus   endormie;    pour  l'énergie   des  expressions  et 
pour  l'art  de  conduire  les  événements  et  de  ménager 
les  situations,  je  n'ai  rien  lu,  ni  en  grec  ni  en  fran- 
çais, qui  l'emporte  sur  le  théâtre  d'Angleterre.  Le 
Ilamletde  Shakespeare,  le  Don  Sébastien  de  Dryden, 
VOrphan  et  la  Conspiration  de  Venise  d'Otway,  plu- 
sieurs pièces  de  Congreve,  de  Farquhar,  etc.,  sont 
des  tragédies  excellentes,  où  l'on  trouve  mille  beautés 
réunies.  »  Dans  le  Pour  et  Contre,  en  1738,  Prévost 
développe  les  plus  favorables  de   ces  jugements;  il 
félicite  le  poète  —  dont  il  donnera  jusqu'à  une  bio- 
graphie circonstanciée  —  de  n'avoir  pas  connu  les 
Anciens.  Et  «  il  y  aurait  injustice  ù  le  juger  par  les 
règles  de  lart,  puisqu'il  ne  les  a  jamais  connues'^  ».  '^' 

1.  Ed.  d'Amsterdam,  1783,  t.  H,  p.  270. 

2.  Le  Pour  cl   Contre,   17:58,   t.  XIV,  n"   194   et  195.  En  173G, 
t.  Vlll,  l'unité  de  lieu  y  était  discutée. 


160  ÉTunES  d'histoire  littéraire. 

Ilamlel  —  comparé  à  Electre  — ,  la  Tempête,  les 
Joyeuses  Commères,  Othello,  sont  l'objet  spécial  d'un 
examen  sympathique.  On  est  loin,  avec  Prévost,  des 
préventions  accoutumées ,  celles  qu'expose  par 
exemple,  en  1717,  le  Journal  littéraire  de  La  Haye 
dans  une  «  Dissertation  sur  la  poésie  anglaise  »  : 
génie  déréglé  s'il  en  fut,  Shakespeare  «  n'a  imité 
personne,  et,  tirant  tout  de  sa  propre  imagination, 
a,  pour  ainsi  dire,  abandonné  ses  ouvrages  aux  soins 
de  la  Fortune,  sans  choisir  les  circonstances  nobles 
et  nécessaires  de  ses  sujets  et  sans  écarter  celles  qui 
étaient  inutiles  et  indécentes.  On  ne  voit  pas  même 
dans  ses  pièces  que,  par  son  propre  raisonnement,  il 
ait  tiré,  de  la  nature  de  la  tragédie,  la  moindre  règle 
fixe  pour  remplacer  celles  des  anciens  qu'il  avait 
négligé  d'étudier*  ». 

Mais  déjà,  quand  l'abbé  Prévost  donne  à  son  anglo- 
manie sa  libre  expression,  l'homme  dont  l'activité  va 
remplir  le  siècle  a  commencé  son  rôle  de  héraut 
d'armes,  d'introducteur  précédant  le  poète  qu'il  doit 
un  jour  traîner  aux  gémonies.  Voltaire,  ayant  tiré  le 
meilleur  parti  possible  de  son  séjour  un  peu  forcé  en 
Angleterre  -,  des  commodités  de  relations  qui  en 
rehaussent  l'agrément,  est  admirablement  disposé 
poin-  Shakespeare.  Ses  amis  et  ses  hôtes  lui  ont  fait 
connaître  une  partie  de  son  œuvre  ;  il  a  vu  à  la  scène 
les  quelques  pièces  qui  sont  alors  au  répertoire,  et  il 
semble  en  garder  un  sentiment  mêlé  :  homme  de 
théâtre,  il  ne  peut  s'empêcher  d'être  frappé  par  l'effi- 
cacité superbe  de  ces  moyens  dramatiques;  homme 
de  son  siècle,  de  sa  culture  et  de  sa  tradition  littéraire, 

1.  Cité  par  Jusserand,  p.  148. 

2.  Sur  lout  ce  qui  se  rapporte  à  la  préparation  des  Lettres 
anglaises,  voir  l'édition  qu'a  donnée  de  celles-ci  M.  Lanson. 


ESQUISSE   d'une   HISTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        161 

il  reste  dépaysé  devant  rirrégularité  persistante  de 
ces  pièces,  qui  sont  toujours  pour  lui  des  lragédies,^-\ 
non  des  drames,  cl  qu'il  juge  sous  l'angle  de  ses  habi- 
tudes esthétiques;  homme  supérieur,  enfin,  il  est  saisi 
par  la  profondeur  et  le  pathétique  de  l'inspiration  sha-  ^ 
kespearicnne.  Ce  ravissement  mêlé  de  crainte  apparaît 
déjà  dans  son  Essai  sur  la  poésie  épique;  Voltaire 
évidemment  songe  à  Shakespeare  en  toute  première 
ligne,  lorsqu'il  écrit  :  «  Chez  les  Français,  la  tragédie 
est  pour  l'ordinaire  une  suite  de  conversations  en 
cinq  actes,  avec  une  intrigue  amoureuse.  En  Angle- 
terre, la  tragédie  est  véritablement  une  action;  et  si 
les  auteurs  de  ce  pays  joignaient  à  l'activité  qui 
anime  leurs  pièces  un  style  naturel  avec  de  la  décence 
et  de  la  régularité,  ils  l'emporteraient  bientôt  sur  les 
Grecs  et  les  Français.  y>  Malgré  d'expresses  réserves, 
il  admettait  plus  explicitement  encore,  dans  son 
second  chapitre,  «  le  privilège  du  véritable  génie.  Il 
se  t'ait  une  route  où  personne  n'a  marché  avant  lui, 
il  court  sans  guide,  sans  art,  sans  règle,  il  s'égare 
dans  sa  carrière  ;  mais  il  laisse  loin  derrière  lui  tout 
ce  qui  n'est  que  raison  et  qu'exactitude....  » 

Ainsi  parlait  Voltaire  dès  1727;  la  préface  de  l'édi- 
tion d'Œdipe  de  1730  ne  laisse  pas  de  taxer  de  bar-  _ 
barie  les  temps  où  la  pratique  des  trois  unités  «  était 
ignorée  des  plus  grands  génies,  tels  que  don  Lope  de 
Vega  et  Shakespeare  ».  Enfin,  quand  parurent  en 
1734  les  Lettres  philosophiques,  on  eut,  dans  la  18" 
de  ces  lettres,  le  jugement  circonstancié  de  Voltaire, 
avec  preuves  à  l'appui,  sur  ces  monstres  brillants. 
«  Shakespeare  avait  un  génie  plein  de  force  et  de 
fécondité,  de  naturel  et  de  sublime,  sans  la  moindre 
étincelle  de  bon  goût,  et  sans  la  moindre  connais- 
sance   des    règles.    Je    vais   vous   dire   une    chose 

M 


162  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

hasartléc  mais  vraie,  c'est  que  le  mérite  de  cet  auteur 
a  perdu  le  théâtre  anglais  ;  il  y  a  de  si  belles  scènes, 
des  morceaux  si  grands  et  si  terribles  répandus  dans 
\  ses  farces  monstrueuses,  qu'on  appelle  tragédies,  que 
^  ces  pièces  ont  toujours  été  jouées  avec  un  grand 
succès.  Le  temps  qui  seul  fait  la  réputation  des 
hommes  rend  à  la  fin  leurs  défauts  respectables. 
La  plupart  des  idées  bizarres  et  gigantesques  de  cet 
auteur  ont  acquis  au  bout  de  deux  cents  ans  le  droit 
de  passer  pour  sublimes....  »  La  dernière  protestation 
de  Desdemona  mourante,  les  plaisanteries  macabres 
des  fossoyeurs  d'Hamlei  sont  les  deux  exemples  cités 
par  Voltaire  de  ces  «  sottises  »  shakespeariennes. 
Pour  faire  une  balance  qu'il  reproche  à  ses  devan- 
ciers de  n'avoir  pas  équitablement  établie,  il  donné 
en  revanche  une  traduction  rimée  du  monologue 
d'Hamlet  : 

Demeure;  il  faut  choisir  et  passera  l'instant 
De  la  vie  à  la  mort,  et  de  l'être  au  néant.... 

L'ouvrage  de  Voltaire  ayant  eu  la  plus  retentissante 
des  réclames,  l'appréciation  dont  Shakespeare  y  était 
£  l'objet  bénéficia  de  la  rumeur  et  de  la  diffusion  qui 
^  accueillirent  le  premier  ouvrage  de  grande  polémique 
de  cet  infatigable  batailleur.  Les  contradicteurs  ne 
manquèrent  pas  d'attaquer,  en  même  temps  que 
d'autres  irrévérences,  sa  manifeste  hétérodoxie  litté- 
raire et  la  mollesse  de  sa  foi  classique.  Le  Coq  de 
Villeray  estima  qu'un  pays  qui  possédait  Jacques 
Grévin  n'avait  nul  besoin  qu'on  lui  vantât  un  poète 
«  totalement  dépourvu  de  goût  «  et  qui  trouvait  dans 
l'époque  primitive  où  il  vécut  la  seule  excuse  pour  «tou- 
tes les  sottises  qu'il  faisait  représenter  sur  la  scène'  ». 

1.  Cité  par  Jusserand,  p.  170. 


ESQIISSE   d'une   histoire   DE    SHAKESPEARE.        163 

Tandis  que  de  plus  en  plus  triomphe  cette  notion 
d'un  poète  suprêmement  inégal,  dont  aucune  œuvre 
n'est  supportable  dans  sa  totalité,  mais  qui  doit 
à  r  «  impétuosité  de  son  génie  »  d'incomparables 
beautés',  Voltaire  s'est  mis  ù  faire  passer  dans  son 
propre  théâtre  tout  ce  qui,  de  la  dramaturgie  balbu- 
tiante et  géniale  de  Shakespeare,  semble  de  nature  à 
infuser  une  vie  nouvelle  à  la  tragédie  française,  trop 
galante,  discursive  et  verbeuse.  Ce  n'était  pas  une 
réforme  qu'il  entendait  faire,  mais  un  enrichissement 
qu'il  voulait  tenter;  une  action  plus  apparente,  un 
redoublement  de  vie  extérieure  sur  la  scène  et,  s'il 
se  pouvait,  plus  de  «  philosophie  »  dans  les  idées 
exprimées  :  telles  étaient  les  nouveautés  que  le 
genre  illustré  par  Racine  pouvait  emprunter  h  l'espèce 
de  contrefaçon  déconcertante  qu'en  offrait  Shake- 
speare. Briitus,  représenté  le  11  décembre  1730,  ouvré'i 
la  série  de  la  demi-douzaine  de  pièces  où  apparaissentj 
les  obligations  directes  que  Voltaire  poète  drama-j 
tique  eut  à  l'égard  du  poète  de  Julius  Caesar.  Une] 
décoration  pompeuse  et  animée,  une  exposition^ 
immédiate  et  pressante  où  des  harangues  remplacent 
Fa  confidence  ou  le  monologue,  constituent  le  prin- 
cfpal  emprunt,  et  il  est  entendu  que  nulle  vie  drama- 
tique profonde  n'a  galvanisé  la  forme  consacrée  de 
la  tragédie.  C  était  beaucoup  cependant  que  ce  souci 
de  laclion  théâtrale  et  du  spectacle  scénique,  et  le 
Discours  sur  la  traqcdie  adressé  à  lord  Bolingbroke, 
qui   précédait  en  1731   l'édition  de  Brutus,  pouvait 


1.  Cf.  le  Mercure  de  France  df  mai  1735,  p.  830;  le  Supplément 
au  Grand  Dictionnaire  de  Moreri;  l'opinion  de  iMoiilesquicu  dans 
ses  Ptiisi'-cs  et  fragments  inédits,  t.  Il,  p.  48;  Iticcoltoni,  Réflexions 
historiques  et  critiques  sur  les  différents  théâtres  de  l'Europe.  Paris, 
1738. 


164  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

légitimement  faire  valoir  Tavantage  que  la  littérature 
française  devait  trouver  à  adopter  les  situations  pathé- 
tiques de  Shakespeare,  «  bien  ménagées,  représentées 
avec  art,  et  surtout  adoucies  par  le  charme  des  beaux 
vers  ». 

Erypliile,  un  peu  plus  tard,  transpose  artificielle- 
ment la  donnée  initiale  à'Hamlet  et  prétend  faire 
passer  sur  la  scène  parisienne  un  peu  de  cette  terreur 
à  laquelle  les  théâtres  de  Londres  se  sont  accou- 
tumés ;  Zaïre  tient  à  «  couvrir  de  toute  la  bienséance 
possible  »  cette  «  passion  de  la  jalousie  »  qui,  dans 
Othello,  animait  d'une  ardeur  si  farouche  le  more  de 
Venise.  La  Moi^t  de  César,  de  Taveu  de  Voltaire,  ren- 
ferme des  nouveautés  dont  il  est  redevable  au  théâtre 
anglais  :  c'est  «  une  tragédie,  écrit  de  Cirey  Algarotti 
le  12  octobre  1735,  où  les  femmes  ne  priment  pas,  où 
Ton  ne  trouve  que  des  sentiments  de  liberté,  joints 
aux  ressorts  de  la  plus  profonde  politique...  Dans 
cette  tragédie,  Voltaire  s'est  attaché  à  imiter  la  sévé- 
rité du  théâtre  anglais,  et  particulièrement  Shake- 
speare... Vous  pouvez  bien  juger  que  notre  poète  en  a 
fait  le  même  usage  que  Virgile  faisait  des  ouvrages 
d'Ennius...  En  imitant  le  poète  anglais,  il  n'en  a 
emprunté  que  la  sévérité  seule,  sans  en  adopter  la 
férocité  ^  »  Audaces  de  construction  plutôt  que  har- 
diesses organiques  et  essentielles,  elles  n'en  avaient 
pas  moins  l'avantage  d'élargir  les  cadres  d'un  genre 
immobile  et  figé  :  Shakespeare  restait  d'ailleurs  un 
simple  fournisseur  de  situations  émouvantes,  non  le 
représentant  d'un  autre  système  dramatique.  Maho- 
met,   de    même,   gardera  des    traces   de    Macbeth', 

1.  Œavres  du  comte  Algarotli,  trad.  do  l'italien.  Berlin,  1772, 
t.  VII.  Cf.  des  idées  analogues,  sans  doute  inspirées  par  Voltaire, 
dans  une  lettre  au  marquis  Spada  du  22  juin  1757. 


ESQUISSE    d'une   HISTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        165 

Séiniramis  reprendra  à  Hamlel  le  speclre,  pure 
«  machine  »  Ihéàlrale,  {{w'Enjphile  avait  déjà  fait 
sortir  d'un  mausolée  royal.  Ici  «  toute  blanche,  por- 
tant cuirasse  dorée,  sceptre  à  la  main  et  couronne  en 
télé  »,  l'ombre  de  Ninus  a  eu  bien  du  mal  à  traverser 
l'épaisse  haie  des  petits-maîtres  encombrant  la  scène  : 
et  puisqu'en  1759,  à  la  suite  d'incidents  de  plus  en 
plus  fâcheux  pour  l'illusion  théâtrale,  les  banquettes 
sont  supprimées  sur  la  scène,  c'est  là  un  effet  indirect, 
mais  heureux,  de  l'initiation  française  à  Shakespeare 
et,  si  l'on  veut,  une  victoire  imprévue  de  la  «  supers- 
tition »  sur  un  abus  de  l'extrême  sociabilité. 

Ophélic  et  Desdémone  ont  peut-être  contribué  à  ^ 
déterminer,  parmi  les  héro'ines  dramatiques  de  Vol- 
taire, ce  «  type  anglais  presque  inconnu  avant  lui  de 
féminine  fragilité,  un  type  faible  et  charmant  de  créa- 
ture abandonnée  à  l'amour,  moins  morale  et  rélléchie 
que  les  Junic  et  les  Aricie,  moins  énergique  que  les 
Hermione  et  les  Roxane  *  ».  Influence  peu  discer- 
nable, sans  doute,  aux  yeux  des  contemporains,  et 
qui  paraissait  moins  frappante  que  des  particularités 
presque  indiscrètes  de  l'œuvre  shakespearienne.  Le 
style  contrasté  du  poète  anglais,  qui  «  fit  tout  à  la 
fois  parler  prose  et  vers,  rire,  pleurer  et  hurler  Mel- 
jiomène^  »,  est  l'objet  d'un  paragraphe  assez  neuf, 
dans  la  30®  des  Lettres  d'un  Français -^  de  l'abbé  .-^ 
Leblanc.  «C'est  la  partie  qui  distingue  le  plus  Shake- 
speare des  autres  poètes  de  sa  nation,  c'est  celle 
où  il  excelle.  Il  peint  tout  ce  qu'il  exprime.  Il  anime 
tout  ce  qu'il  dit.  Il  parle  pour  ainsi  dire  une  langue 

1.  Lanson,  Voltaire,  p.  102. 

2.  L.  liacine.  Remarques  sur  la  poésie  de  Jean  Racine. 

^^.  Nouv.  éd.,    .VmstenJam,    1751,   t.    II,    p.   85.    Le  séjour  de 
Leblanc  en  Angleterre  3e  place  en  1738.  Voir  les  lettres  59,  70,  73. 


166  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

qui  lui  est  propre,  et  c'est  ce  qui  le  rend  si  difficile  à 
traduire...  » 


«  Des  traductions  complètes  ou  des  extraits  fidèles 
de  ses  meilleures  pièces,  affirmait  Leblanc,  feraient 
beaucoup  de  tort  en  France  à  sa  réputation  ».  Voici 
enfin,  après  tant  d'approches  tâtonnantes  et  d'appré- 
ciations par  ouï-dire,  une  timide  restitution  de  quel- 
ques œuvres.  Le  Théâtre  anglais  de  Laplace  ne 
manque  pas  de  faire  l'accueil  convenable,  dans  ses 
premiers  volumes,  à  l'œuvre  de  l'écrivain  qui  «  doit 
être  regardé  comme  l'inventeur  de  l'art  dramatique 
en  Angleterre,  qui  le  premier  a  donné,  dans  son 
pays,  une  espèce  de  forme  à  un  spectacle  qui  n'en 
avait  point  avant  lui.  »  La  méthode  de  traduction 
adoptée  par  Laplace,  «  crayonner,  par  analyse,  tout 
ce  qui  ne  tend  pas  directement  à  l'action  et  à  l'intérêt 
de  ses  tragédies,  m'arrètersur  toutes  les  scènes  et  sur 
toutes  les  situations  susceptibles  d'une  traduction 
tolérable,  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  à  portée  de  con- 
naître par  eux-mêmes  les  vraies  beautés  de  l'original  », 
avait  ses  avantages  et  son  opportunité.  Grâce  à  cette 
espèce  de  resserrement,  les  «  irrégularités  »  et  les 
«  monstruosités  »  de  Shakespeare  ne  risquaient  plus 
de  choquer  des  classiques  orthodoxes  :  ses  «  pièces  », 
d'Othello  au  Boi  Lear,  de  Richard  III  aux  Joyeuses 
Commères,  avaient  quelque  chance  d'intéresser  par 
leur  intrigue  et  par  la  véhémence  de  quelques  scènes 
détachées  '.  Le  Mercure  de  France,  en  novembre  1745, 
et  mai  1746,  rendit  compte  des  trois  premiers  volumes, 

1.  Le  Théâtre  antjlais.  8  volumes  répartis  de  1745  à  1749. 


ESQUISSE   D  l'NE   HISTOIIIE    DE    SHAKESPEARE.        16"7 

sans  enthousiasme  d'abord,  en  admettant  ensuite 
Tefficacité  incontestable  de  ces  nouveautés.  «  11  ne 
faut  lairi;  aucun  douU^  que  la  |)lu|)art  des  beautés 
(jui  sont  dans  Shakespeare  produiraient  un  j^i-and 
elïet  sur  notre  théâtre,  si  elles  étaient  présentées 
avec  assez  d'art,  et  les  mêmes  gens  qui  s'élèvent 
contre,  qui  réclament  Tautorilé  d(!S  règles  drama- 
tiques pour  combattre  la  raison,  seraient  émus  comme 
les  autres,  et  reviendraient  peut-être  de  leurs  préven- 
tions. »  Le  Journal  de  Trévoux^  moins  favorable,  fit 
les  réserves  usuelles  sur  le  mélange  des  genres. 
Fiquet  du  Bocage  •  loua  la  modération  de  Laplace. 
Fréron  ne  manqua  pas  de  souligner  les  analogies 
qu'offre  Zaïre  avec  Othello. 

L'adaptation  de  Laplace  tombait  en  un  moment 
d'effervescence  et  de  désarroi  dramatique.  Tandis 
({ue  le  i<  comique  larmoyant  »  réclamait  sa  place  au 
soleil,  d'autres  variétés  hybrides  de  l'art  théâtral,  plus 
voisines,  elles,  de  l'usuelle  tragédie,  manifestaient çà 
et  là  une  vie  embryonnaire.  Le  Chevalier  Bayard, 
«  comédie  héroïque  »,  1731,  est  en  vers;  Thomas 
Moriis.  ou  le  triomphe  de  la  foi  et  de  la  constance, 
1735,  est  déjà  une  «  tragédie  en  prose  ».  Des  sujets 
modernes,  nationaux  ou  étrangers,  Marie  Stuart, 
Gustave  Wasa,  Coligny,  le  Comte  de  Neuilly,  tentent 
de  se  conformer  tant  bien  que  mal  à  l'ancienne  for- 
mule, on  d'adapter  celle-ci  à  de  nouvelles  nécessités. 
La  Venise  sauvée  d'Otway,  traduite  par  Laplace, 
était  jouée  en  174G.  Môme  dans  des  œuvres  défé- 
rentes, quant  au  reste,  pour  l'ancienne  esthétique, 
des  innovations  jugées  téméraires  uiar([uaient  TrlTii- 


1.  Cité  par  Jusserand,  p.  182,  luite. 

2.  <>iniscules.  Amsterdam,  1753,  t.  1,  p.  228, 


168  ETUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

icment  de  la  doctrine  classique  :  VÉdouard  III  de 
Gresset,  en  1740,  risqua  sur  la  scène  «  un  coup  de 
poignard,  coup  de  théâtre  dont  un  applaudissement 
général  et  réitéré  a  justifié  la  hardiesse,  môme  sur 
notre  théâtre*  ».  Déjà  Melpomène  pouvait  se  plaindre 
qu'on  invoquât  les  «  révolutions  du  goût  »  pour  jus- 
tifier tant  de  nouveautés,  en  alléguant 

Qu'il  n'en  est  pas  du  goût  ainsi  que  d'un  état  : 
Qu'un  état  n'est  brillant  qu'autant  qu'il  est  durable, 
Que  l'essence  du  goût  est  d'être  variable, 
Qu'il  dépend  des  saisons  ainsi  que  des  climats; 
Que  ce  qui  plaît  un  jour  dans  l'autre  ne  plaît  pas, 
Que  Corneille  vieillit,  que  le  tendre  Racine 
N'excite  plus  en  nous  une  terreur  divine....  2 

L'exemple  de  Shakespeare  —  et  de  ses  drames  his- 
toriques autant  que  des  autres  pièces  —  ne  pouvait 
manquer  de  donner  de  l'audace  aux  révolutionnaires. 
C'est  au  théâtre  anglais  que  songe  l'abbé  Yart, 
l'auteur  d'une  prochaine  Idée  de  la  poésie  anglaise, 
lorsqu'il  renvoie  à  la  mythologie  ou  à  la  géographie 
«  des  Grecs,  des  Romains,  des  Américains  et  des 
Turcs,  dont  les  vertus  et  les  malheurs  ont  je  ne  sais 
quoi  d'étranger  pour  vous  »,  et  qu'il  réclame  en 
revanche  «  Saint-Louis,  Charles  V  et  VII,  Louis  XII, 
François  Premier,  Henri  le  Grand,  Richelieu,  Col- 
bert,  etc.,  pour  ne  pas  parler  des  femmes  illustres 
dont  l'histoire  de  France  est  remplie  ^  ». 

Un  commencement  de  satisfaction  était  certaine- 
ment offert,  vers  le  milieu  du  siècle,  à  ces  amateurs  de 
drames  historiques.  Le  président  Hénault  publie  en 

1.  Mercure  de  France,  avril  1740,  p.  761. 

2.  Melpomène,  élégie,  par  li**  d'Aix.  Merc.  de  France,  juillet  1743, 
p.  1490. 

3.  Ibkl.,  déc.  1742,  p.  2642. 


ESQUISSE   d'une   HISTOIRE    DE    SHAKESPEARE.        1G9 

1747  son  François  II,  roi  de  France,  œuvro  d'historien 
et  de  parlementaire  habile  |)lutôt  (]iie  de  poète»,  suite 
de  conversations  d'Etat  —  au  lieu  des  conversations 
d'amour  de  l'ancienne  tragédie  —  que  varient  insuf- 
fisamment quelques  détails  mystérieux  et  comiques, 
mais  qui  se  libère  IVanchemenl  des  unités  de  lieu  et 
de  temps  et  s'en  tient,  pour  l'unité  d'action,  à  l'exposé 
dune  crise  nationale*.  Le  duc  de  Broglie,  deux  ans 
plus  tard,  rédige  sans  la  publier  une  Prison  du  Prince 
Charles-Edouard  Stuart,  «  tragédie  anglaise  à  l'imi- 
tation de  Shakespeare  »,  cinq  actes  en  prose  qui 
allaient  jusqu'à  prévoir  des  changements  de  décors 
dans  l'intérieur  d'un  môme  acte  -. 

Ajoutons  à  ces  symptômes  des  épisodes  plus  mani- 
i'estes  encore  d'une  renommée  croissante,  Macbeth 
joué  en  anglais,  en  17'il,  à  Genève-',  Garrick  inter- 
prétant, en  1751,  dans  les  salons  parisiens  débordant 
d'enthousiasme,  des  scènes  shakespeariennes,  Mac- 
beth surtout  (jui  «  croit  voir  un  poignard  en  l'air  qui 
le  conduit  à  la  chambre  où  il  doit  assassiner  le  roi  », 
la  grande  déclamation  majestueuse  et  pondérée  du 
xvip  siècle  refoulée  par  la  mimique  expressive  ou  la 
réplique  sensationnelle.  Ajoutons  enlhi  l'anglomanie 
envahissant  peu  à  peu  les  terrains  les  plus  divers, 
joignant  des  engouements  de  surface  à  des  curiosités 
plus  profondes  et  plus  explicables,  \ix  frivolité,  comme 
dit  Boissy*,  s'emparant  de  «  Shakespir  »etle  mettant 
au-dessus  de   Corneille.    Songeons    surtout  que   le 


1.  Le  compte  rendu  du  Mercure  de  France,  octobre   1747,   est 
assez  favorable. 

2.  fiev.  d'Iiist.  diplomalique,  1891,  p.  553. 

■i.  D'après  F.  Gribble,  LaUe  Geneva.  Weslniinsler,  1901,  p.  2.35. 
4.  Dans  sa  comédie  de   1753.    WAnglomane   de  Sauriii   est   de 
17G5. 


170  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

siècle ,  avide  d'émotions ,  fatigué  de  conventions , 
altéré  de  naturel,  n'a  point  cessé  de  considérer  le  poète 
anglais  comme  un  grand  inconscient  dont  la  barbarie 
a  des  lueurs  géniales,  et  qu'il  s'enthousiasme  pour 
cette  barbarie  même.  Voilà  —  beaucoup  plus  que  tels 
indices  accessoires  d'influence,  une  imitation  des 
Joyeuses  Commères ,  un  Roméo  transformé  en  nou- 
velle %  le  Journal  étranger  s'employant,  en  juillet  1754, 
en  décembre  1755,  à  faire  mieux  connaître,  et  «  sans 
vernis  »,  un  poète  dont  «  le  génie  est  le  génie  de 
toute  l'île  »,  —  voilà  ce  qui  ne  peut  manquer  de 
départager  pour  de  bon  les  amateurs  de  littérature; 
voilà  surtout  de  quoi  émouvoir  sérieusement  la  bile 
de  Voltaire. 

Ce  qu'on  a  appelé  sa  volte-face  ne  s'explique  vrai- 
ment qu'ainsi  :  en  réalité,  l'auteur  des  Lettres 
anglaises  n'a  guère  varié  dans  son  estimation  du 
poète  anglais;  il  a  simplement  mis  un  accent  différent 
sur  les  deux  parties  de  la  formule,  un  barbare  de 
génie,  qui  synthétisait  les  vues  de  son  temps,  et  Ville- 
main  le  comparait  assez  justement  à  un  noble  qui,  en 
1788,  aurait  demandé  les  États-Généraux  et  qui  aurait 
émigré  deux  ans  plus  tard,  simplement  parce  que  les 
événements  se  seraient  développés  en  dehors  de  lui. 
Il  avait  jadis  appelé  de  ses  vœux  l'influence  shake- 
spearienne pour  galvaniser  l'antique  tragédie,  pour 
orner  d'action  et  de  mouvement  la  suite  de  conversa- 
tions à  quoi  tendait  à  se  réduire  la  forme  illustrée  par 
Racine  :  et  voici  que,  la  mode  aidant,  le  navire  qui 
portait  Shakespeare  et  sa  fortune,  au  lieu  de  débar- 
quer un  peu  de  sa  cargaison,  jetait  sur  les  quais  ce 

1.  Portelance,  A  trompeur,  trompeuses  et  demi  (vers  1760). 

2.  Les  Amours   infortunées  de  Juliette  et  de  Roméo,  par  Feutry. 
Merc.  de  France,  iiiin  1752. 


ESQUISSE   DUNE   HISTOIRE    DR   SHAKESPEARE.        171 

qu'il  avait  à  fond  de  cale!  De  corsaire,  Voltaire  se  fit 
douanier. 

Déjù,  dans  la  préface  de  VOrphelin  de  la  Chine, 
dans  V Essai  sur  les  mœurs  \  dans  diverses  conversa- 
tions particulières-,  il  avait  repris  ses  anciennes 
objections  contre  l'irrég-ularité,  Tabsence  de  goût  de 
Shakespeare.  Les  «  cérébraux  »  lui  faisaient  en  géné- 
ral écho  ',  tandis  que  les  grands  émotifs  du  siècle,  un 
Diderot,  un  Séb.  Mercier,  s'irritaient  de  toutes  ces 
réserves  proposées  par  un  grand  homme  à  l'estima- 
tion du  génie.  Enfin,  en  17U0,  le  Journal  encyclopé- 
dique de  Bouillon  publia,  dans  ses.  numéros  du 
15  0(;tobre  et  du  l"'"  novembre,  un  parallèle,  traduit 
de  l'anglais,  entre  Corneille  et  Shakespeare,  un  autre 
entre  Racine  et  Otway  ;  Shakespeare,  dans  le  pre- 
mier, était  mis  au-dessus  de  son  émule  français, 
avec  toutes  sortes  de  considérants  aggravants  :  «  En 
un  mot,  l'on  peut  dire  que  Shakespeare  avait  trop  de 
génie  pour  se  soumettre  aux  règles  du  théâtre,  et 
que  Corneille,  s'il  avait  été  un  grand  génie,  se  serait 
moins  soumis  à  ces  règles...  Shakespeare  était  incon- 
testablement un  grand  génie  poétique,  et  Corneille 
un  excellent  poète  dramatique...  »  Voltaire,  qui  juste- 
ment admonestait  Mlle  Clairon  et  Lekain  pour  leur 
faire  abandonner  aux  Anglais  «  l'abominable  tenta- 
Lion  »  de  tendre  le  théâtre  en  noir  et  de  dresser  un 
échafaud  au  3"  acte  de  Tancrède,  relève  bien  vite 
l'outrage  fait  à  une  tradition  dramatique  à  laquelle 
il  appartient.  «  Je  suis  fâché  contre  les  Anglais,  écrit- 

1.  Chap.  r.xxi,  à  propos  du  xvi'  siècle. 

2.  Cf.   une   lettre   de    Patu   ii   Garrick,   I  nov.  1755  (Lettres  de 
Mme  de  Graj'fujny,  éd.  Assc.  Paris,  1879,  p.  249). 

3.  D'Aryens,   Lettres  juives,   t.   V   de    Téd.  de  La  Jl.iye,  \HiG, 
p.  275. 


172  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTÉRAIRE. 

il  le  9  décembre  à  Mme  du  Deffant.  Non-seulement 
ils  m'ont  pris  Pondichéry,  à  ce  que  je  crois,  mais  ils 
viennent  d'imprimer  que  leur  Shakespeare,  Madame, 
est  infiniment  au-dessus  de  Gilles...  » 

Désormais,  la  bataille  est  engagée*.  «  Le  zèle  de  la 
patrie  m'a  saisi,  écrit  Voltaire  à  d'Argental,  le  16  dé- 
cembre ;  j'ai  été  indigné  d'une  brochure  anglaise  dans 
laquelle  on  préfère  hautement  Shakespeare  à  Cor- 
neille. »  Et  il  y  a  en  efTet  quelque  chose  de  patrio- 
tique dans  son  souci  de  replanter  sur  ce  point  menacé 
le  drapeau  qui  a  été  abattu  par  l'ennemi  :  c'est,  lui 
semble-t-il,  l'emblème  de  la  culture  rationaliste, 
«  éclairée  »  et  sociable  qui  a  été  depuis  plus  d'un 
siècle  la  gloire  de  la  société  française. 

Il  emploie  parallèlement  deux  tactiques.  C'est 
d'abord  l'attaque  directe,  malicieuse  ou  furibonde, 
injurieuse  ou  sarcastique,  où  tous  les  projectiles  lui 
sont  bons  pour  accabler  ce  Gilles  de  la  foire,  ce 
farceur  très  au-dessous  d'Arlequin,  ce  séducteur  de 
Velches,  le  plus  misérable  bouffon  qui  ait  jamais 
amusé  la  populace... 

C'est  ensuite  l'exaltation  du  grand  écrivain  national 
auquel  des  goujats  ont  le  front  de  préférer  un 
étranger  :  et  Voltaire  entreprend  le  Commentaire  de 
Corneille  qui  devient,  dans  ces  années  de  fièvre,  une 
si  grosse  préoccupation  pour  lui,  et  qui  est  à  la  fois 


1 .  Cf.  surtout  V Appel  à  toutes  les  nations  de  l'Europe  des  juge- 
ments d'un  écrivain  anglais,  ou  manifeste  au  sujet  des  honneurs  du 
pavillon  entre  les  théâtres  de  Londres  et  de  Paris,  brochure  du  début 
de  1761,  reprise  en  1704  et  insérée  dans  les  Contes  de  Guill.  Vadé 
sous  ce  titre  plus  simple  :  Du  théâtre  anglais;  les  lettres  à  d'Ar- 
gental,  Mme  du  [DefTand,  Saurin,  etc.,  passini;  les  articles  Art 
dramatique,  Baiser,  Goût,  du  Dictionnaire  philosophique  ;  des  épi- 
grammes  éparses  dans  Vlngénu,  l'Homme  aux  quarante  écus, 
Jenni,  etc. 


ESQUISSE   d'une  HISTOIRE   DE   SHAKESPEAnE.        173 

une  vraie  bonne  action  et  une  esthétique,  une  gram- 
maire et  un  lexique  en  marge  du  texte  cornélien. 
Machine  de  guerre  en  même  temps  que  tireHre; 
manifestation  retentissante  à  laquelle  Voltaire  veut 
intéresser  tout  le  monde,  le  roi,  la  reine,  l'Académie 
française,  les  princes  d'Allemagne  et  le  parlement 
d'Angleterre;  bréviaire  de  saint  Pierre  Corneille; 
mobilisation  des  forces  françaises  et  peut-être  conti- 
nentales, le  Commentaire  n'esquive  jamais  la  com- 
paraison avec  Shakespeare,  non  «  pour  égaler  les 
irrégularités  sauvages  et  pernicieuses  de  Shakespeare 
à  la  profondeur  du  jugement  de  Corneille,  mais  seu- 
lement pour  faire  voir  comment  des  hommes  de 
génie  ex[)riment  difTéremment  les  mêmes  idées  ».  Or, 
comme  ces  parallèles  tournent  parfois  à  l'avantage 
d'un  poète  dont  les  «  monstruosités  »,  à  tout  prendre, 
((  n'ennuyaient  pas  »,  il  n'est  point  dit  que  Voltaire 
n'ait  pas  abouti  à  un  résultat  opposé  à  celui  qu'il 
espérait,  et  que  Corneille,  aux  yeux  de  M.  Tout-le- 
Monde,  ne  soit  pas  sorti  un  peu  rapetissé  des  mains 
de  son  spirituel  apologiste. 

Pour  prendre  contre  Voltaire  la  défense  du  monstre, 
il  fallait  avoir  quelque  aplomb,  savoir  démasquer  les 
petites  ruses  employées  par  le  maître.  D'Alembert  le 
remercie  au  nom  de  l'Académie,  le  8  septembre  1762, 
]iour  la  traduction  soi-disant  littérale  qu'il  lui  a 
envoyée  des  trois  premiers  actes  de  Jules  César,  et  a  ,, 
«  peine  à  croire,  pour  son  compte,  qu'en  certains 
endroits  l'original  soit  aussi  mauvais  qu'il  le  paraît 
dans  cette  traduction  ».  Bernis  y  trouve  un  document 
>'  servant  à  l'histoire  de  l'esprit  humain  et  du  goût  par- 
ticulier des  nations  ».  Diderot,  le  29  septembre  1762, 
et  dans  une  conversation  rapportée  par  Métra  et  par 
Hérault  de  Séchelles,  tente  de  faire  admettre  au  vieux 


174  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

classique  la  «  rapidité  »,  le  «  nombre  »  de  cet 
«  homme  bien  extraordinaire  »,  et  confond  l'adver- 
saire en  prenant  à  la  lettre  son  image  méprisante, 
«  le  Saint  Christophe  de  Notre  Dame  de  Paris  ». 
«  Que  diriez-vous  cependant,  Monsieur,  si  vous  voyiez 
cet  immense  Christophe  marcher  et  s'avancer  dans 
les  rues  avec  ses  jambes  et  sa  statue  colossale?  «C'est 
que  déjà  les  «  dramalurg-es  »,  les  «  dramomanes  »,  les 
partisans  tumultueux  des  genres  mixtes  qui  devaient 
réconcilier  Melpomène  et  Thalie  succédaient  aux  sec- 
tateurs de  la  tragédie  «  historique  »  moderne  :  Mar- 
montel,  dans  son  article  Drame  ^,  pouvait  qualifier 
Shakespeare  de  «  grand  modèle  des  dramaturges  ». 
La  «  manière  grande  et  aisée,  simple,  naturelle, 
forte,  éloquente  »  du  «  fidèle  interprète  de  la  nature  -  » 
était  proposée  en  exemple  aux  jeunes  écrivains  qui 
rêvaient  de  rendre  pour  de  bon  toute  son  énergie  à 
la  languissante  Muse  de  l'émotion  théâtrale. 

A  l'étranger,  on  se  gênait  moins  pour  railler  la 
tenace  résistance  du  vieil  écrivain.  Horace  Walpole, 
dans  la  seconde  édition  de  son  Château  d'Otrante,  en 
1764,  avait  manifesté  par  une  préface  tendancieuse  sa 
réprobation;  traduite  en  français  en  1767,  préface 
comprise,  cette  «  histoire  gothique  »  permit  aux  com- 
patriotes du  poète  de  lire  dans  sa  propre  langue  des 
malices  comme  celle-ci  :  «  Voltaire  est  un  homme 
d'esprit,  mais  il  s'en  faut  beaucoup  qu'il  en  ait  autant 
que  Shakespeare...  Je  suis  fâché  que  son  juge- 
ment s'affaiblisse,  lorsqu'il  devrait  se  fortifier^...  » 


1.  Eléments  de  littérature.  Ed.  revue,  Paris,  1787,  t.  111,  p.  20. 
Shakespeare  est  à  peine  cité  dans  sa  Poétique  française.  Paris, 
1763. 

2.  Mercier,  Tableau  de  Paris,  t.  IV  :  tragédies  modernes. 

3.  Le  Château  d'Otrante,  par  M.  Horace  Walpole,  trad.  E[idoux]. 


ESQUISSE   D  UNE   HISTOIRE    DE   SHAKESPEARE.        175 

VoUairo  pvïl  la  mouche,  inonlra  sans  se  lasser  ses 
chevrons  d'ancien  Shakespearien,  que  dis-jc?  du  pre- 
mier Shakespearien  de  France,  mais  n'en  persista 
pas  moins  à  pleurer  la  décadence  du  goût,  de  la  scène, 
de  la  civilisation  qui  lui  étaient  chers.  «  Le  théâtre 
s'en  va  au  diable...  l'Antéchrist  est  arrivé...  » 

Une  suprême  occasion  s'ofl're  au  tenace  champion 
de  la  tragédie  classique  et  de  la  culture  rationaliste 
de  frapper  un  coup  désespéré.  En  mars  1776  parais- 
sent les  deux  premiers  volumes  d'une  nouvelle  traduc- 
tion de  Shakespeare.  Le  principal  auteur,  Letourneur, 
a  groupé  sur  la  liste  de  ses  souscripteurs  autant  de 
noms  en  vedette  que  Voltaire,  jadis,  pour  son  Com- 
menlaire  de  Corneille.  De  Ferney,  le  vieux  lutteur 
s'inquiète  et  se  désole.  Il  veut  «  venger  les  Français 
avant  de  mourir  »,  négocie  avec  d'Alembert  la  lecture 
publique,  à  la  saint  Louis,  le  25  août,  d'un  «  petit  écrit 
dans  lequel  il  a  essayé  d'étouffer  sa  juste  douleur  pour 
ne  laisser  parler  que  sa  raison  ».  Lue  par  le  secrétaire, 
la  Lettre  où  Voltaire  ramassait  une  dernière  fois  tous 
les  arguments,  toutes  les  objections,  toutes  les  rail- 
leri<'s  (jui  pouvaient  l'aire  balle,  eut  un  grand  succès 
dans  le  milieu  académique  :  le  triomphe  ne  fut 
I rouble  fjue  par  les  protestations  d'un  jeune  Anglais 
(|u"on  eut  grand  peine  à  faire  tenir  tranquille.  jMais  le 
vieillard  dut  demeurer  sous  les  armes  jusqu'à  sa 
mort.  Outre  les  manifestations  de  plus  en  plus  nom- 
breuses des  curiosités  shakespeariennes  dr  la  France 
«  sensible  »,  la  polémique  devenait  européenne.  La 
jeune    littérature    allemande    opposait   le    culte    de 

.Vinsterdam,  17f>7.  l'n  p»tu  plus  lard,  VAiince  lillérairc,  1709,  t.  IV, 
p.  3,  riiproduisait,  d'après  VEi'enimj  Post,  un  Parallèle  de.  Shake- 
speare et  des  poètes  dramatiques  fjrecs  et  français,  avec  quelques 
remarques  sur  les  jwjements  faux  portés  par  M.  de  Voltaire. 


176  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Shakespeare  aux  anciennes  dévolions;  l'Angleterre 
et  ritalie  manifestaient  des  tendances  au  schisme*; 
et  Ton  pouvait  se  demander  si  c'était  en  vain  que 
Voltaire  avait  combattu,  comme  disait  Laharpe  dans 
sa  Correspondance  Ulléraire,  «  en  brave  général  pour 
la  gloire  du  théâtre  français  contre  celui  de  Londres, 
et  contre  les  sots  enthousiastes  qui  ont  voulu  renverser 
notre  scène  pour  y  substituer  les  tréteaux  de  la  bar- 
barie... » 


Le  «  génie  »  et  le  «  goût  »  s'étaient  trouvés  en 
cause  et  en  conflit  dans  toutes  ces  luttes  et  ces  polé- 
miques. Ces  deux  notions  étaient  devenues  les  pôles 
autour  desquels  venaient  s'agglomérer,  au  cours  du 
xviii"  siècle,  arguments  théoriques,  prédilections 
individuelles  et  dispositions  sociales.  La  vérité  artis- 
tique, la  sincérité  humaine  dans  l'expression,  la  phi- 
losophie de  la  vie  ou  l'évocation  des  choses  lointaines 
ou  passées  sont  assurément  des  considérations  qui  ne 
tardent  pas  à  entrer  en  jeu  ;  mais  dans  ces  premières 
passes  d'armes  entre  partisans  et  adversaires  de 
Shakespare,  ils  cèdent  le  pas  à  la  question  de  1'  «  imi- 

1.  Cf.  Rutlidge,  Observations  à  MM.  de  l'Académie  française  au 
sujet  d'une  lettre  de  M.  de  Voltaire...  Paris,  1777,  les  Mémoires 
secrets  du  l"janvier,  le  Mercure  de  mars,  l'Année  littéraire  de  1776, 
t.  VI,  p.  145;  V Apologie  de  Shakespeare  en  réponse  à  la  critique  de 
M.  de  Voltaire,  traduite  de  l'anglais  de  Mme  Montagu,  Londres, 
1777,  le  Mercure  de  novembre,  les  Mémoires  de  Lauzun,  VAnnée 
littéraire,  1777,  t.  VI,  p.  217;  J.  Baretti,  Discours  sur  Shakespeare 
et  sur  Monsieur  de  Voltaire,  Londres  et  Paris,  1777;  Sherlock, 
Lettres  d'un  voyageur  anglais,  Londres,  1779  et  Nouvelles  Lettres 
dhin  voyageur  anglais,  Londres  et  Paris,  1780;  La  Borde,  Lettres 
sur  la  Suisse,  Genève,  1783;  D""  Moore,  A  view  of  Society...  London, 
1779,  etc. 


ESQUISSE   DUNE   HISTOIHE    DE    SHAKESPEARE.        d77 

lalion  choisie  »,  de  1'  «  utilité  des  règles  »,  de  la 
<(  conformité  aux  modèles  consacrés  »,  ou  des  droits 
de  rinspiralion,  de  l'inanité  du  bon  goût.  Il  va  sans 
dire  ((ue  Shakespeare,  considéré  comme  le  type  du 
«  barbare  de  génie  »,  de  l'ignorant  et  de  l'inculte  poète 
qu'anime  un  frisson  surhumain,  fournit  d'excellents 
arguments  à  Tappui  ou  à  l'encontre  de  l'esthétique 
consacrée. 

L'article  génie  de  V Encyclopédie,  sous  la  plume  de 
Diderot,  opposait  le  goût  au  génie  dans  la  [)lupart 
des  manifestations  littéraires.  «  Le  génie  est  un  pur 
don  de  la  nature  ;  ce  qu'il  produit  est  l'ouvrage  d'un 
mouu'ut  ;  le  goût  est  l'ouvrage  de  l'étude  et  du  temps; 
il  tient  à  la  connaissance  d'une  multitude  de  règles, 
ou  établies  ou  supposées;  il  fait  produire  des  beautés 
qui  ne  sont  que  de  convention.  Pour  qu'une  chose 
soit  belle  selon  les  règles  du  goût,  il  faut  (ju'elle  soit 
élégante,  finie,  travaillée  sans  le  paraître  :  pour  être 
de  génie,  il  faut  quelquefois  qu'elle  soit  négligée; 
qu'elle  ait  l'air  irrégulier,  escarpé,  sauvage.  Le  su- 
blime et  le  génie  brillent  dans  Shakespeare  comme 
des  éclairs  dans  une  longue  nuit,  et  Racine  est  tou- 
jours beau,  Homère  est  plein  de  génie,  et  Virgile 
d'élégance.  » 

Pour  la  plupart  des  écrivains  qui,  dans  les  Acadé- 
mies, les  journaux,  les  salons,  les  cafés,  donnent  une 
difl'usion  considérable  à  des  thèses  que  livres  et  bro- 
chures reprennent  plus  catégoriquement,  il  est 
entendu  que  le  mélange  des  genres  ou  la  distinction 
entre  le  comique  elle  tragique,  le  naturel  du  dialogue 
ou  la  pompe  du  langage  théâtral,  \v  buuleverseuu'iit 
des  unités  de  lieu  et  de  temps  ou  leur  maintien,  le 
choix  même  d'un  sujet  moderne  ou  antique  sont  res- 
pectivement liés  à   la  prédominance   du    «    génie   » 

U 


178  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

OU  à  l'observance  des  prescriptions  du  «  goût  ».  De 
Trublet*  à  Voltaire^,  de  Lefranc  de  Pompignan^  à 
MorelletS  de  RivaroP  à  Geoffroy*^  on  prend  parti 
contre  le  désordre,  les  «  élans  convulsifs  «^  les  «  irré- 
gularités monstrueuses  »,  la  «  folie  »  et  la  «  barbarie  » 
du  poète  anglais.  La  Harpe  n'a  que  railleries  pour 

cet  Anglais,  ce  grand  homme 
Qui  fit  parler  les  savetiers  de  Rome, 
Le  Caliban,  les  fossoyeurs  danois  ». 

Dans  le  camp  opposé,  de  Diderot  à  Barthélémy', 
de  Mercier  à  Nicolas  de  Bonneville  ^^,  parmi  les 
«  âmes  sensibles  »  qui  réclament  les  «  droits  du 
cœur  »  en  face  des  prescriptions  de  la  «  froide 
raison  »,  Ton  tient  au  contraire  pour  les  libres  beautés 
du  poète  anglais,  son  énergie  sublime,  ses  inventions 
qui  sont  «  l'ouvrage  du  génie  et  de  la  nature  ».  Les 
plus  conciliants,  de  l'abbé  Denina  "  à  Fontanes  '^,  de 
Saurin  et  Sedaine  à  Mme  de  Gharrière,  appellent  de 

1.  Essais  sur  divers  sujets  de  littérature  et  de  morale.  Paris,  1754, 
t.  III,  p.  128. 

2.  Ajouter,  aux  articles  déjà  cités,  les  articles  Génie  et  Goût  dans 
le  Dictionnaire  philosophique. 

3.  Cf.  sa  Notice  de  deux  tragédies  anglaises  {Othello  et  Hamlet) 
dans  les  Œuvres,  Paris,  t.  III. 

4.  Observations  sur  la  traduction  de  Shakespeare. 

5.  Notes  à  la  suite  du  Discours  sur  l'universalité  de  la  langue  fran- 
çaise. 

^:   ^.  Année  littéraire,  1780,  t.   I,  p.  1. 

7.  Lettre  d'un  jeune  homme  à  son  ami....  Amsterdam,  1779. 

8.  Vombrede  Duclos,  1773,  dans  les  Poésies  légères. 

9.  Lettre  de  Mme  du  Deffant  à  H.  Walpole,  31  mars  1776  : 
«  L'abbé  m'a  chargée  de  vous  dire  qu'il  trouve  Shakespeare  supé- 
rieur à  tout.  » 

10.  Lettre  à  M***  à  la  suite  du  Choix  de  petits  romans  imités  de 
Vallemand.  Paris,  1786. 

11.  Tableau  des  révolutions  de  la  littérature  ancienne  et  moderne, 
trad.  franc.  Paris,  1767,  p.  320. 

12.  Cf.  son  Épitre  à  Ducis,  ses  lettres  à  Joubert. 


ESQUISSE   d'une   HISTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        179 

leurs  vœux  une  combinaison,  peut-ôtre  irréalisable, 
entre  les  dons  du  «  génie  »  et  les  exigences  du 
"  goût  »  :  le  «  comble  de  l'art  serait  de  renfermer 
diuis  !(>-;  bornes  d'une  fable  décente  et  régulière  autant 
(ractioii,  de  spectacle,  de  mouvement,  de  variété  et  de 
siLuaLions  qu'on  on  trouve  communéraeut  dans  les 
pièces  de  Shakespeare;  mais  peut-être  n'est-il  pas 
j)ossible  d'atteindre  j'i  ce  degré  de  perfection*  ». 

Il  va  sans  dire  que  ces  points  de  vue  ne  disparaîtront 
jamais  tout  à  fait  de  la  perspective  que  prend  chez 
nous  la  dispute  shakespearienne.  Dans  la  lutte  qui  se 
Hvre  au  xviii'"  siècle  aux  alentours  de  la  citadelle  clas- 
sique, ils  sont  au  tout  premier  plan  :  c'est  là,  peut-on 
dire,  que  se  développent  à  l'extrême  les  éléments 
contenus  dans  la  définition  du  barbare  de  génie.  Et 
déjà  la  vraie  signification  de  Shakespeare  pour  la 
littérature  française  est  ailleurs,  que  l'on  s'attarde 
à  chercher  ici  le  pivot  du  combat.  «  Quel  est,  écrit 
encore  leMercare  de  France  du  20  mai  1781,  l'état  de 
la  question  entre  les  seuls  Anglais  d'un  côté,  et  de 
l'autre  les  Français,  appuyés  de  l'exemple  et  de  l'au- 
torité des  anciens  et  du  suffrage  de  tous  les  modernes? 
Le  voici.  Faut-il  prendre  la  nature,  telle  qu'elle  se 
présente  à  nos  yeux,  avec  ce  mélange  confus  d'objets  ; 
nobles  et  vils,  intéressants  et  rebutants,  tragiques  et 
burlesques  qu'elle  entasse  autour  de  nous?  Faut-il, 
sous  prétexte  de  vérité,  mettre  à  côté  de  ce  que  le 
pathétique  a  de  plus  touchant  et  de  plus  sublime,  ce 
(pie  le  jargon  des  halles  a  de  plus  bas  et  de  plus 
dégoûtant?  Ou  faut-il  peindre  une  Nature  choisie, 
séparer  les  genres,  distinguer  les  styles,  être  vrai 
avec   décence,  et  s'assujettir  aux  lois  de  la  conve- 

1.  Année  [illérain;  1778,  l.  VI,  p.  7:{. 


180  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

nance?  Sans  doute  la  règle  gêne,  et  le  goût  met  un 
frein  au  génie  : 

Mais  la  règle  qui  semble  austère 

N'est  qu'un  art  plus  certain  de  plaire...  » 

En  réalité,  le  mélange  des  styles  était  déjà  beau- 
coup moins  en  cause,  dans  les  influences  shakespea- 
riennes auxquelles  se  prêtait  avec  complaisance  une 
bonne  partie  du  public  de  l'ancien  Régime  expirant, 
que  le  «  sombre  »,  l'exaspération  violente  des  impres- 
sions théâtrales  au  moyen  des  ressorts  les  plus  terri- 
bles. 


II 

La  traduction  Letourneur  elle-même,  par  sa  date, 
par  le  rôle  que  jouait  en  général,  dans  son  office  d'in- 
formateur franco-britannique,  l'interprète  d'Young, 
d'Ossian,  de  Clarisse  Harlowe^  précisait  et  alimentait 
ces  curiosités  qui  n'avaient  pas  attendu  jusque-là 
pour  se  manifester,  et  qui  étaient  sans  doute  plus 
grosses  de  conséquences  que  les  nouveautés  de  fac- 
ture qu'on  avait  çà  et  là  demandées  à  Shakespeare.  Le 
«  drame  »,  au  lieu  de  se  maintenir  dans  les  lignes  de  la 
simple  technique  théâtrale  et  de  représenter,  en  face 
de  la  tragédie  régulière,  les  droits  du  génie,  satis- 
faisait des  tendances  profondes;  les  inquiétudes  du 
siècle,  l'impatience  des  jeunes  esprits  «  pour  qui 
Quatre-vingt-neuf  n'arrivait  pas  assez  vite  »,  la  satiété 
qui,  chez  beaucoup  de  blasés,  réclamait  sans  cesse 
des  aliments  plus  forts,  inclinaient  vers  une  mélan- 
colie singulière  les  prédilections  d'une  partie  du 
public.  Que  la  littérature  anglaise  fournît  l'essentiel 
des  nouveautés  souhaitées,  il  n'y  avait  là  rien  que  de 


ESQUISSE   d'iNE   HISTOIRE    DE   SHAKESPEARE.        181 

conlormo  à  la  sii^^nification   (lonn(^(;  communément, 
par  la  France,  à  sa  vieille  rivale  d'oulre-Manche. 

C'est  par  quoi  Shakespeare  devient  le  poiile  du 
sombre  à  l'heure  où  les  dis?;ussions  esthétiques 
paraissent  le  juger  encore  du  point  de  vue  des  règles 
et  du  goût.  Tandis  que  ses  comédies  restent  à  peu' 
près  inconnues  et  inappréciées,  que  des  utilisations 
telles  que  les  Fausses  infidélités  de  Barthc,  Ilijlas  el 
Sylvie  de  Rochon  de  Chabannes,  VAmant  loup-garou 
de  Collot  d'IIerbois  ne  procurent  qu'une  médiocre 
ditlusiou  aux  Joyeuses  Commères  et  à  la  Tempête,  les 
pièces  les  plus  dramatiques  de  Shakespeare  devien- 
nent, au  gré  de  la  moyenne  de  l'opinion  française, 
caractérislitpies  d'une  inspiration  toute  lugubre, 
d'une  imagination  qui  aurait  le  vertige  du  crime  et 
de  l'horreur.  Quoi  d'étonnant  à  cela?  «  Les  specta- 
cles, en  Angleterre,  ne  sont  pas  une  ressource  moins 
certaine  pour  entretenir  la  mélancolie  nationale,  ou 
plutôt  pour  l'exalter...  Aux  représentations  de  Mac- 
helh,  de  Richard  III,  du  Roi  Lear,  et  autres  pièces 
de  Shakespeare...  le  spectateur  a  sous  les  yeux  tout 
ce  que  peut  exécuter,  tout  ce  que  peut  imaginer  la 
cruauté  la  plus  brutale  et  la  scélératesse  la  plus  raf- 
finée. Ce  qui  manipie  à  ces  pièces  du  côté  des  règles 
est  abondamment  compensé  par  le  choix  des  situa- 
tions les  plus  attendrissantes  et  les  plus  capables  de 
déchirer  l'Ame.  Si  l'amour  s'y  montre,  c'est  dans  ce 
que  peut  produire  de  plus  fort  et  de  plus  énergique 
l'anionr  lilial  ou  conjugal  '.  »  Et  la  lutte  est  engagée, 
aux  environs  de  1770,  entre  la  vieille  «  gaîté  fran- 
çaise »  et  tous  ces  excitants  nouveaux  dont  Young, 


1.  Grosley,  Londrcx  (1770).  T.  I,  p.  355  de  l'édition  de  1788.  Cf. 
la  note  de  la  pape  301. 


182  ÉTUDES   d'histoire  LITTÉRAIRE. 

Hervey,  Ossian,  Werther  démontraient  tour  à  tour 
l'efficacité,  et  que  les  âmes  françaises,  intellectuali- 
sées jusqu'à  l'aridité,  accueillaient  avec  reconnais- 
sance. 

L'adaptation  de  Roméo  et  Juliette  que  le  chevalier 
de  Gliastellux  présente  au  château  de  la  Chevrette 
en  1770  fait  goûter  à  un  public  nombreux  «  la  pièce 
la  plus  tragique  du  tragique  Shakespeare  '  »  :  ce  n'est 
qu'une  des  transpositions  où  s'efforcent  amateurs  ou 
professionnels,  Watelet,  Moustier  de  Moissy,  Ducis 
eniin  en  1772.  Son  Hamlet,  en  1770,  s'abstenant  de 
faire  paraître  le  spectre  paternel,  s'était  interdit  un 
moyen  de  pathétique  violent  que  ne  remplaçait  guère 
l'urne  tirée  du  tombeau  et  portée  par  le  prince  de 
Danemark.  Au  contraire,  le  Roméo  que  donne  le 
Théâtre  Français  le  27  juillet  1772,  et  qui  respectait 
l'unité  de  lieu  en  représentant  le  palais  de  Capulet, 
puis  «  la  sépulture  commune  aux  deux  maisons  », 
offrait  une  lamentable  histoire  d'amour  et  de  mort, 
de  haines  familiales  et  de  fatalités  douloureuses,  ter- 
minée par  «  une  des  plus  terribles  catastrophes 
qu'aucun  auteur  tragique  ait  jamais  imaginée-  ». 
Le  Comte  de  Comminges  de  Baculard  d'Arnaud,  sur 
ces  entrefaites,  se  hasarde  en  librairie,  prétend  for- 
muler dans  sa  préface  et  justifier  par  son  exemple  les 
règles  du  sombre,  système  dont  Eschyle  et  Shake- 
speare sont  les  vrais  patrons,  et  qui  ne  néglige  aucun 
des  procédés  favorables  à  un  maximum  d'effet  scé- 
nique. 


1.  Lettre  de  Mme  Necker,  citée  par  d'Haussonville,  Le  Salon  de 
Mme  Necker,  t.  I,  p.  273;  cf.  Aug.  Rey,  Le  château  de  la  Chevrette  et 
Mme  d'Epinay,  Paris,  1904;  la  Correspondance  liltérairc,  avril  1771; 
les  Lettres  de  Mlle  de  Lespinasse. 

2.  Année  littéraire,  1772,  t.  V,  p.  289. 


ESQUISSE   d'une  HISTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        183 

En  d(''pil  du  recul  que  subissent,  vers  1774,  Tanglo- / 
manie  ténébreuse  et  le  goût  de  la  mélancolie,  en^ 
dépit  des  défections  qui  se  produisent  dans  les  rangs 
des  auteurs  gagnés  au  parti  novateur,  il  y  a  là  une 
tradition  qui  commence  à  s'organiser  et  à  s'installer; 
et  Shakespeare  devient  pour  le  genre  dramatique 
ré([uivalenl  de  ce  que  Young  et  Ossian  sont  de  plus 
en  i)lus  dans  les  modes  élégiaques  et  lyriques.  La 
traduction  de  Letourncur  a  sans  doute,  malgré  d'in- 
contestables défauts,  des  mérites  dont  l'histoire  litté- 
raire doit  lui  tenir  compte,  et  qui  justifient  dans  une 
certaine  mesure  la  fierté  qui  respire  dans  llnti'oduc- 
tion.  Cependant,  bon  gré  mal  gré,  le  Shakespeare  de 
Letourneur  devient  le  fournisseur  préféré  des  «  mélan- 
coliques ))  :  cette  publication  de  grand  luxe,  dédiée 
au  roi,  honorée  de  la  souscription  de  souverains,  de 
princes,  de  gens  de  lettres  nombreux*,  et  dont  les 
préparatifs  fur-mt  très  longs,  comme  il  convenait  à 
une  entreprise  qui  voulait  être,  non  «  une  copie,  une 
idée,  une  approximation ,  mais  le  poète,  Shakespeare, . . 
lui-même-  »  et  ciui  avait  le  courage  «  de  le  délivrer  de 
ces  faux  brillants  qu'on  avait  substitués  à  sa  vraie 
richesse,  et  d'arracher  ce  masque,  qui  en  étouffant 
l'expression  vivante   de  ses  traits,  n'oflrait  de  lui 
qu'une  physionomie  morte  et  sans  caractère  »;  cette 
«  copie  ressemblante  »  dont  la  «  barbarie  »  émouvait 
la  bile  de  Voltaire,  de  Marmontel  et  de  Laharpe  et 
qui  cependant,  pour  ne  pas  «  être  infidèle  à  la  vérité 
et  trahir  la  gloire  ilu  poète  »,  ne  se  faisait  pas  faute 
d'atténuer  les  expressions  basses  et  ridicules  ;  ces 

1.  Voir  les  listes  en  tète  fies  tomes  I,  III,  V. 

2.  Année  littéraire,  1772,  t.  IV,  p.  69,  annonçant  la  prochaine 
impression;  le  privilège  est  du  11  février  1775,  le  1"  voiiiine  ilu 
commencement  de  mars  1770. 


184  ETUDES    D  HISTOIRE    LlTTÉnAIRE. 

vingt  volumes  qui,  selon  un  contemporain,  étaient 
«  entre  les  mains  do  tout  le  monde  »,  et  qui  conqué- 
raient de  haute  lutte,  en  tout  cas,  les  membres  de  la 
société  cultivée,  ravitaillèrent  surtout  en  inspirations 
«  lugubres  »  les  hommes  de  lettres  habiles  à  saisir 
Tactualité.  La  «  manière  noire  »  sembla  trouver,  dans 
cette  œuvre  si  variée,  de  précieux  modèles,  Gubières 
touchait  assez  juste  quand,  éditant  en  47-77  sa  Manie 
des  drames  sombres,  il  témoignait  expressément,  dans 
une  lettre  préliminaire  «  à  une  femme  sensible  », 
qu'il  en  voulait  à  ces  farces  sépulcrales  où  «  les  fos- 
soyeurs de  cimetière  font  de  froides  plaisanteries  sur 
les  crânes  de  leurs  aïeux,  où  Ton  voit  des  spectres, 
des  revenants,  encore  couverts  du  drap  mortuaire, 
venir  faire  des  discours  pathétiques  aux  assistants, 
où  Ton  prodigue  les  échafauds,  les  cercueils,  les 
potences,  les  coupes  empoisonnées  et  mille  autres 
ressorts  puérils  de  terreur  ». 

Le  bon  Ducis,  continuant  la  série  des  adaptations 
shakespeariennes  qui  pliaient  aux  conventions  fran- 
çaises, après  Hamlet  et  Roméo,  Lear  en  1783,  Mac- 
beth en  1784,  Othello  en  1792,  offrait  à  la  fois  au 
public  la  satisfaction  de  son  goût  persistant  pour  la 
sentimentalité,  de  sa  dilection  plus  passagère  pour  le 
lugubre,  de  ses  habitudes  théâtrales  les  plus  invé- 
térées ou  à  peu  près.  Ce  sont  des  «  tragédies  »,  rédi- 
gées en  alexandrins  traînants  et  incolores,  accueil- 
lantes aux  confidents  et  aux  expositions  en  récits, 
impitoyables  aux  épisodes  secondaires  et  aux  inter- 
mèdes du  drame  shakespearien,  et  qui  eurent  ainsi  un 
succès  que  des  adaptations  plus  intégrales  n'auraient 
certes  pas  rencontré.  En  revanche,  Ducis  croyait 
«  tremper  sa  plume  dans  l'encrier  de  Dante  »  lorsqu'il 
transformait  Montaigu  en  Ugolin  et  que,  plus  tard,  il 


ESQUISSE    D'iNE   HISTOIRE    DE    SHAKESPEAKK .         185 

ajoutait  quelques  horreurs  supplémentaires  au  der- 
nier acte  de  son  Ilamlet.  Du  moins  la  parodie,  un 
Roméo  (lu  Cousin  Jacques',  un  Roi  Lu,  un  Richard, 
faisait-elle  des  gorges  chaudes  de  toutes  ces  horreurs 
accumulées.  Mais  Ducis  n'en  avait  pas  moins  trouvé 
le  chemin  du  cœur  —  ou  des  entrailles... 

Eh!  ([ui  pout  s'empêcher  de  répandre  des  larmes, 
Quand  l'auguste   Lear,  couvert  de  cheveux  blancs, 
Au  milieu  de  la  nuit,  sans  secours  et  sans  armes, 
Dans  le  sein  des  forêts  porte  ses  pas  errants; 
Sous  un  arbre  ébranlé  par  les  vents  en  furie, 
Incline  avec  elTroi  sa  léte  appesantie, 
Et  de  son  tronc  noueux  se  formant  un  appui, 
N'attend  que  le  trépas  prêt  à  fondre  sur  lui?...2 

Othello,  en  attendant  l'adaptation  de  Ducis  en  1792, 
jouit  d'un  vogue  spéciale.  Traduit  par  «  M.  Douin, 
capitaine  d'infanterie  »  en  1773,  il  l'est  encore  en  1776 
par  Chaillet  de  Neuchûtel,  par  Butini  en  1785,  par  un 
anonyme  vers  le  môme  temps'.  Vinezac  donne  en  1778 
son  drame  des  Époux  malheureux,  nouvelle  adapta- 
tion de  Roméo,  et  en  renforce  le  sens  par  une  héroïde, 
Monlaigu  à  V archevêque  Roger  son  li/ran*. 

Combatif  autan!  que  Ducis  était  paisible  et  conci- 
liant, Mercier  ne  pouvait  manquer  d'ajouter  l'exemple 
à  des  préceptes  qu'il  ne  se  lassait  pas  de  clamer 
depuis  fort  longtemps.  La  morale,  chez  lui,  entend  le 
disputer  à  l'horreur,  et  à  ce  frisson  qui  devait  friper 
les  nerfs  délicieusement.  Il  projetait  un  Olhello,  lui 
aussi,  et  Vlmogène  qu'il  tira  de  Cymbeline  est  restée 

1.  Dans  les  Étrennes  de  mon  cousin,  année  178S. 

2.  Mlle  de  Gaudin,  À  M.  Ducis,  sur  sa  trœjédie  du  Hoi  Léar. 
Alin.  ilrs  Muscs,  17H4,  p.  i:t. 

.3.  Collection  Sol. 'inné,  Bibl.  nat..  rns.  fr.  !>263. 
4.  Laharjje  se  défend  de  devoir  (|uoi  (|ue  ce  soil  ù  Shakesjjeare 
pour  son  Coriolan  (1784). 


/ 


186  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

inédite.  En  revanche,  ses  Tombeaux  de  Vérone  en 
1782,  son  Vieillard el  ses  trois  fdles  en  1792,  son  Timon 
d'Athènes  en  1794  prétendent  ofTrir  un  «  tableau 
moral,  rapproché  de  nous,  appliquable  surtout  à  la 
vie  domestique  »,  mais  ne  réussissent  guère  qu'à 
acheminer  délibérément  vers  le  mélodrame  l'effort 
que  le  xviii"  siècle  avait  tenté  de  faire  vers  plus  de 
vérité,  de  naturel  et  de  vie. 

Le  «  sombre  »  en  arrive  à  être  uniquement,  non 
pas  le  tragique  profond  qui  résulte  de  l'enchaînement 
des  actions  humaines  et  de  ce  déterminisme  impla- 
cable qui  constitue  au  théâtre  une  destinée^  mais  un 
moyen  de  produire  et  d'amener  telles  scènes  épiso- 
diques  dont  le  spectateur  soit  bouleversé  physique- 
ment :  la  douloureuse  angoisse  d'un  Hamlet,  infé- 
rieur à  la  mission  que  les  événements  lui  imposent, 
le  pitoyable  écrasement  des  amours  de  Juliette  et 
Roméo  entre  les  haines  de  leurs  familles  rivales,  — 
voilà  qui  importe  moins,  pour  cette  dramaturgie  de 
Grand-Guignol  avant  la  lettre,  que  l'évocation  de  la 
jalousie  sur  la  face  d'Othello,  le  double  suicide  des 
amants  de  Vérone  ou  les  plaisanteries  macabres  des 
fossoyeurs  d'Elseneur... 


«  Jamais  homme  de  génie  ne  pénétra  plus  avant 
que  Shakespeare  dans  l'abîme  du  cœur  humain  ». 
Cette  proposition  de  la  préface  de  Letourneur,  indé- 
pendante des  questions  strictement  esthétiques  et 
théâtrales,  attendait  un  développement  et  l'adhésion 
efficace  d'un  public  de  choix.  On  peut  dire  que  les 
confins  du  xviir  et  du  xix''  siècles,  en  reléguant  dans 


ESQUISSE   dîne   histoire   DE   SHAKESPEARE.        187 

les  bas-fonds  ou  les  à-côtés  de  l'art  Taclion  directe  du 
drame  shakespearien,  en  aggravant  de  susceptibilité 
nationale  les  anciennes  objections  faites  au  poète 
anglais  par  Voltaire  ou  Marmontel,  permettent  à  cette 
sagesse  intuitive  de  Shakespeare  de  se  dégager. 
Toute  une  pléiade  de  critiques,  nourris  des  traditions  \ 
les  plus  strictes  de  l'ancienne  observance,  a  ramassé 
les  débris  de  la  férule  classique.  Les  curiosités  moins 
orthodoxes  encouragées  par  l'Émigration  et  par  les 
guerres  européennes  restent  occultes  et  timides.  Du 
moins  pourra-t-on  chercher  dans  une  œuvre  aussi 
variée  et  sincère  que  celle  de  Shakespeare  des 
réilexions  profondes  sur  Ihomme  et  sur  la  vie,  issues, 
sans  doute,  de  «  cette  disposition  de  l'àme,  source  de 
toutes  les  passions  généreuses,  comme  de  toutes  les 
idées  philosophiques  »,  qui  est  «  le  sentiment  doulou- 
reux de  l'incomplet  de  la  destinée'  ». 

André  Chénier  défendant  contre  son  frère,  Joubert 
soutenant  contre  Fontanes  les  mérites  du  grand 
Anglais  songent  moins  assurément  à  ses  qualités  pro- 
prement scéniques  qu'aux  éclairs  illuminant  d'un 
jour  saisissant  le  tréfonds  des  âmes,  laissant  dans 
l'esprit  ébloui  une  trace  fulgurante.  Shakespeare  se 
crée  ainsi,  à  l'écart  des  simples  amateurs  de  théâtre 
qui  restent  défiants,  une  clientèle  enthousiaste  dont 
les  critères  ne  sont  plus  ceux  de  l'ancienne  esthé- 
tique. «  Quand  on  juge  les  talents  des  grands  poètes, 
c'est  par  les  beautés  seules,  ce  nous  semble,  qu'on  les 
doit  comparer...  »  Oui  parle  ainsi?  Ce  n'est  pas 
encore  Chateaubriand,  c'est  l'ardent  girondin  N.  de 
Bonncville,  dévot  de  Shakespeare,  auquel  il  »  ne 
connaît  pas  de  supérieur  »,  et  qui  traduit  le  mono- 

1.  .Mme  de  Staël,  De  la  Litli'ralurc,  I,  ,\i. 


188  ÉTUDES    d'histoire   LITTÉRAIRE. 

logiie  de  Richard  III  en  vers  blancs,  une  scène  de 
Jules  César  en  prose,  qui  adapte  pour  une  représenta- 
tion populaire  des  motifs  shakespeariens,  et  chante 
enfin,  dans  un  sonnet  enthousiaste. 

Le  Poète  divin,  l'Homme  de  tous  les  temps'... 

Souvent,  de  nouvelles  informations,  plus  précises, 
alimentées  par  Fexégèse  shakespearienne  renaissante 
d'Angleterre  et  d'Allemagne,  contribuent  à  cette 
valeur  imprévue  accordée  au  visionnaire,  à  l'étrange 
psychologue  clair-obscuriste.  Mme  de  Boigne,  en  exil 
dans  le  Yorkshire,  écoute  les  lectures  et  les  commen- 
taires du  chevalier  Legard.  Mme  de  Staël  ne  semble 
pas  avoir  rapporté  de  sa  courte  émigration  en  Angle- 
terre le  même  bénéfice;  en  revanche,  son  ami  Bon- 
stetten,  initié  dès  1770  par  Gray,  à  Cambridge,  au 
monde  surnaturel  de  Shakespeare,  a  pu  l'éclairer  sur 
ce  point.  Elle  parlera,  dans  sa  Littérature,  de  ces 
particularités  en  même  temps  que  de  quelques  autres, 
l'idée  de  «  nécessité  »,  la  terreur  de  la  mort,  l'isole- 
ment de  l'infortune,  la  folie  causée  par  le  malheur, 
la  pitié  témoignée  même  à  des  comparses  ou  à  des 
personnages  méprisables.  Léonce  et  Delphine  citeront 
du  Shakespeare  :  de  même  Corinne,  qui  l'aime 
comme  un  ami  «  puisqu'il  connaît  tous  les  secrets  de 
la  douleur  »  et  Oswald,  qui  révère  en  lui  «  le  poète 
qui  a  le  mieux  approfondi  l'histoire  et  les  passions  de 
l'homme  ».  Le  comte  d'Erfeuil  a  beau  protester,  et 
Y  Allemagne  aura  beau  faire  les  réserves  accoutumées 
du  goût  sur  les  erreurs  et  les  indécences  de  Shake- 
speare :  il  est  entendu  que  ce  génie  «  possède  encore 


1.  Cf.   De  Vespril  des  religions.    Paris,    1792,   Appendice,  et  les 
Poésies.  Paris,  1793. 


ESQUISSE    d'une   HISTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        189 

plus  la  connaissance  du  cœur  humain  que  celle  du  n 
théiUre  ».  '' 

Chateaubriand  ne  dit  pas  autre  chose,  en  avril  1801, 
dans  le  Mercure  de  France.  «  Je  no  sais  si  jamais  . 
hoinnio  a  jeté  des  regards  plus  proi'onds  sur  la  nature 
humaine.  Soit  qu'il  traite  des  passions,  soit  qu'il 
parle  de  morale  ou  de  politique,  soit  qu'il  déplore  ou 
qu'il  prévoie  les  malheurs  des  États,  il  a  mille  senti- 
ments à  citer,  mille  pensées  à  recueillir,  mille  sen- 
tences à  appliquer  dans  toutes  les  circonstances  de 
la  vie.  C'est  sous  le  rapport  du  génie  qu'il  faut  consi- 
dérer les  belles  scènes  isolées  dans  Shakespeare,  et 
non  sous  le  rapport  de  l'art  dramatique.  Et  c'est  ici 
que  se  trouve  la  principale  erreur  des  admirateurs  du 
poète  anglais;  car  si  l'on  considère  ces  scènes  relati- 
vement à  l'art,  il  faudra  savoir  si  elles  sont  néces- 
saires, si  elles  sont  bien  liées  au  sujet,  bien  motivées, 
si  elles  forment  partie  du  tout,  et  conservent  les 
unités.  Or,  le  non  erat  hic  locus  se  présente  à  toutes 
les  pages  de  Shakespeare'...  » 

Pour  être  ainsi  conditionnelle,  et  pour  donner 
satisfaction  aux  critiques  de  l'ancienne  doctrine,  cette 
appréciation  ne  laisse  pas  de  faire  la  part  assez  belle 
à  la  perception  poignante  de  la  destinée,  telle  que 
la  retrouvait,  dans  Shakespeare,  une  génération  que 
les  événements  inclinaient  au  fatalisme.  Poète  du 
«  sombre  «,  il  intéressait  dès  lors,  malgré  ses  fautes  de  !/ 
goût,  ceux  qui  gardaient  l'obsession  d'un  temps  où 
l'on  avait  vu  «  des  reines  pleurer  comme  de  simples 
lemmes  «,  ceux  aussi  que  stupéfiaient  les  vicissi- 
tudes auxquelles  étaient  soumis  les  Etats  et  les  for- 

1.  Mélanges  littéraires,  éd.  1857,  p.  170.  Cf.  le  commentaire  dont 
Chateaubriand  fait  suivre  sa  critique  de  Shakespeare,  lorsqu'il 
la  publie  en  1830  dans  son  Essai  sur  la  poésie  anglaise. 


190  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Lunes.  On  dit  que  Bonaparte,  qui  plus  tard  devait 
n'aimer  que  les  «  genres  tranchés  »,  n'entendit  pas 
sans  trouble  le  «  Tu  seras  roi!  »  de  Macbeth  \  entre 
Campo-Formio  et  le  départ  pour  l'Egypte  :  c'était, 
dans  la  bouche  des  sorcières  shakespeariennes,  une 
manifestation  de  ce  sens  fatidique,  supérieur  et 
presque  extérieur  à  la  dramaturgie  du  poète. 

Talma  suscita,  surtout  à  partir  de  1800,  quelques 
fortes  impressions  analogues  à  ces  curiosités;  il 
aidait,  en  même  temps,  à  faire  passer  sur  la  scène 
française  un  certain  nombre  de  nouvelles  interpré- 
tations dont  son  séjour  à  Londres  avait  permis  au 
jeune  tragédien  d'enrichir  son  répertoire.  A  travers 
toutes  les  mollesses  et  toutes  les  veuleries  des  trans- 
positions de  Ducis,  apparaissaient  grâce  à  lui  les 
«  fureurs  jalouses  »  d'Othello,  les  «  accès  de  fré- 
nésie »  d'Hamlet,  la  hantise  ambitieuse  de  Macbeth  : 
outrance  dangereuse,  disaient  les  partisans  de  l'an- 
cienne déclamation  tragique;  admirable  entente 
des  moyens  les  plus  rares,  répondaient  les  précur- 
seurs du  romantisme;  et  Mme  de  Staël,  après  une 
représentation  d'Hamlet  à  Lyon,  lui  écrivait  le  4  juillet 
1809  :  «  Votre  talent  m'est  apparu  dans  ce  rôle 
d'Hamlet,  comme  le  génie  de  Shakespeare;  mais  sans 
inégalités,  sans  ses  gestes  familiers,  devenus  tout  à 
coup  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  sur  la  terre.  Cette  pro- 
fondeur de  nature,  ces  questions  sur  notre  destinée  à 
tous,  en  présence  de  celte  foule  qui  mourra  et  qui 
ji  semblait  vous  écouter  comme  l'oracle  du  sort;  cette 
apparition  du  spectre,  plus  terrible  dans  vos  regards 
que  sous  la  forme  la  plus  redoutable  ;  cette  profonde 


1.  Roger,   Préface    de   la   Dupe  de  soi-me'me,  dans  les  Œuvres 
diverses.  Paris,  1835,  t.  1,  p.  117. 


ESQUISSE   d'une   HISTOIRE    DE   SHAKESPEARE.        191 

mélancolie,  cette  voix,  ces  regards  qui  décèlent  des 
scnlimenls,  un  caractère  au-dessus  de  toutes  les 
proportions  humaines,  c'est  admirable,  trois  fois 
admirable  M...  » 

Mais  de  celle  inUiilion  Ires  upprolondic  des  mérites 
du  poêle  anglais,  il  ne  passe  que  peu  de  chose  dans 
la  partie  la  plus  active  de  la  lilléralure  française  : 
peut-être  quelques  nuances  de  celle  amertume  par- 
ticulière qui,  dans  les  œuvres  du  tournant  du 
siècle,  témoignaient  du  désarroi  des  croyances  et 
des  sensibilités  :  lilléralure  d'  «  émigrés  à  Tinté- 
rieur  »  ou  de  vrais  proscrits,  qui  va  des  grands  pro- 
tagonistes aux  écrivains  de  second  plan  comme 
Senancour  et  Ch.  Nodier.  Ce  dernier  avait  publié 
en  1801,  à  très  peu  d'exemplaires,  des  Pensées  de 
Shakespeare  extraites  de  ses  ouvrages,  où  le  jeune 
Comtois,  dans  cinq  pages  d'Observations  prélimi- 
naires et  190  aphorismes  isolés  -,  dressait  un  modeste 
monument  à  1'  <(  ami  »  que  tout  cœur  inquiet  ne 
pouvait  manquer  de  trouver  dans  le  poète  anglais  : 
lui-même,  dès  l'hiver  1793-4  où  M.  de  Charlrans  lui 
traduisait  Shakespeare  à  la  volée,  s'élail  senti  trans- 
porté pour  lui  d'un  amour  reconnaissant  qu'il  saura 
transformer  bien  souvent  en  efficace  propagande. 

La  scène  du  Théâtre  Français  vit  aussi,  dans  le 
Shakespeare  amoureux  d'Al.  Duval,  une  tentative 
de  reconstitution  psychologique  du  père  spirituel 
d'Othello  et  de  Koméo.  Pauvre  reconstitution  et 
mince   psychologie,    que  seul  le    talent   de  Talma 

1.  Opposer  aux  objections  persistantes  de  G(!oiïroy  le  Publiciste, 
17  janvier  1800,  25  mai  1807,  etc. 

2.  Cf.  Siduey  Lee,  Shakespeare  and  tlie  modem  Stage.  London, 
190G,  p.  211.  Cf.  Quelques  pensées  de  Shakespeare  dans  le  Bulletin  de 
Lyon,  20  thermidor  au  XII  et  4  brumaire  un  XIV. 


192  ETUDES    D  HISTOIHE   LITTÉRAIRE. 

animait  de  la  vie  scénique!  Ce  poète  qui  venait 
faire  une  scène  de  dépit  amoureux,  puis  de  jalousie, 
à  l'actrice  Clarence  («  O  Shakespeare!  tu  peins 
les  passions  et  les  faiblesses  des  hommes,  et  tu 
ne  saurais  t'en  garantir!  »)  prenait  une  place  assez 
quelconque  dans  la  galerie  des  personnages  histo- 
riques dramatisés  que  le  début  du  xix"  siècle  se  plut 
à  voir  défiler.  Duval  cependant  connaissait  bien  une 
partie  de  l'œuvre  de  son  héros.  Il  a  su  s'en  souvenir 
dans  Monloni,  l Enfant  prodigue,  Guillaume  le  Con- 
quérant. Népomucène  Lemercier,  autre  écrivain  de 
transition,  tâchait  de  transiger,  dans  son  Christophe 
Colomb  en  4809,  entre  un  plan  quasi-shakespearien 
et  une  forme  pseudo-classique  :  tentative  qui  parais- 
sait, au  public  du  théâtre  de  l'Odéon,  tellement 
inadmissible  que,  la  politique  aidant,  il  y  eut  tumulte, 
bagarre  et  mort  d'homme.  C'est  au  mélodrame,  en 
effet,  que  semblaient  réservés  ces  artifices  de  mise 
en  scène  et  de  changement  de  décor. 


C'est  là,  de  fait,  que  s'étaient  réfugiés,  en  même 
temps  que  mille  ingrédients  commodes  et  grossiers  de 
l'art  dramatique,  de  très  nettes  influences  où  Shake- 
speare a  sa  part.  Le  fils  illégitime  et  méprisé  de  la 
Melpomène  tragique  a  rencontré,  au  long  de  ces 
années  stériles  pour  la  haute  littérature  dramatique, 
d'incroyables  succès  que  les  «  législateurs  du  Par- 
nasse »  daignaient  lui  passer,  pourvu  qu'il  consentît 
à  ne  mener  son  existence  tumultueuse  et  facile  que 
sur  les  scènes  des  boulevards.  Mélodrames  à  poi- 
gnard ou  mélodrames  historiques  pouvaient  égale- 


ESQUISSE   D  (NE   niSTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        lOlJ 

menl  lairo  leur  i)rofU  de  ce  qui,  dans  Shakespeare, 
ollVail  dindéniables  affinités  avec  une  dramaturgie 
avide  de  contrastes  et  d'eirets  violents,  «  grand  fracas 
de  spectacle,  de  mouvement  sur  la  scène,  de  change- 
ment de  décoration,  et  tous  les  brillants  accessoires 
qui  concourent  à  frapper  les  sens'.  »  Évocations  de 
carton  peint  et  mise  en  scène  de  bric-à-brac,  assuré- 
ment, mais  qui  donnaient  satisfaction  au  goût  de 
l'exotisme,  de  rarchaïsmc,  du  dépaysement,  par  où 
se  prépare  le  romantisme  :  ajoutons-y  cet  obscur 
fatalisme,  ces  événements  déclanchés  j)ar  l'homme  et 
dont  il  ne  peut  ensuite  arrêter  les  conséquences  ; 
ajoutons-y  l'opposition  fort  simpliste  entre  le  héros  et 
le  traître,  l'ange  et  le  démon,  et  une  facile  juxtapo- 
sition d'effets  comiques  et  de  pathétique,  et  nous 
aurons  l'essentiel  de  ce  qui,  dans  cette  forme  hybride, 
jiouvait  se  réclamer  du  poète  anglais. 

Shakespeare  fournit  à  Pixérécourt,  Cuvelier, 
Ducray-Duminil  et  leurs  émules,  des  effets  de  mise 
en  scène,  forôt  qui  marche  à  la  Macbeth  dans 
Robinson  Crusoé,  manœuvre  à  bord,  dans  Chris- 
tophe Colomb  comme  dans  la  Tempête,  spectre  parent 
(Vllamlel  dans  C'est  te  diable,  soldats  de  garde  sur  les 
remparts,  camps  opposés  comme  dans  Richard  III. 
Puis  ce  sont  quelques  geôliers  {Héroïsme  des 
femmes),  des  enfants,  des  niais,  qui  réalisent  à  leur 
manière,  pour  la  joie  ou  l'attendrissement  du  public, 
ce  «'  mélange  des  genres  »  que  les  IhéAtres  classés  ne 
cesseid  pas  de  réprouver.  Çà  et  là,  une  inspiration 
moins  superficielle  :  la  Marguerite  d  Anjou  de  Pixé- 
léeourt  doit  beaucou[)  à  Richard  ///;  le  Daraoiselj 

I.  Cf.  A.  \V.  Sclilogel,  12'  lot.-on  du  Cours  de  liUérature  draina- 
iiilue. 

13 


194  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

dans  Palmérin  ou  le  Solitaire  des  Gaules,  par  Victor, 
ploie  comme  le  prince  de  Danemark  sous  une  lourde 
mission  vengeresse;  Adélaïde  de  Bavière,  par  Loaisel 
de  Tréogate,  bénéficie  de  revirements  d'émotions  qui 
agitent  Frédéric  comme  jadis  Othello.  Et  c'est  enfin, 
dans    les    Francs-Juges    de    Lamartelière    et    dans 
mainte  pièce  de  Pixérécourt,  la  prétention  manifeste 
de  s'être  servi,   à   la   manière  du   Shakespeare  des 
Histoires  et  du  Gœthe  de  Gœtz^  des  chroniques  du 
temps  pour  documenter  un  réel  drame  historique.  Le 
Journal  des  Débats  voyait  assurément  un  peu  gros, 
mais  il  n'avait  pas  si  tort  d'écrire,  le  1"  mai  1804,  à 
propos  du  mélodrame  :   «   Ce  genre  convient  à  un 
peuple  sombre,  ennuyé,  blasé,  sans  goût,  sans  déli- 
catesse :  c'est  à  peu  près  le  caractère  que  les  philo- 
sophes anglomanes   avaient   essayé   de   donner   au 
peuple  français;  c'était  du  moins  l'elïet  que  devaient 
produire  des  imitations  indiscrètes  des  monstrueux 
ouvrages  de  Shakespeare,  tels  qu'Othello,  Hamlet,  le 
Roi  Lear,  Macbeth,  Bornéo  et  Juliette,  etc.  Voilà  les 
modèles  et  les  types  des  mélodrames  du  boulevard...  » 
Il  arrivait  même  qu'on   dût  descendre  plus  bas 
encore  pour  trouver  du  Shakespeare  sur  la  scène 
française.  Certains  livrets  d'opéras  ou  de  «  tragédies 
lyriques  »,  Vlmogène  de  Dejaure  en  1796,  les  Bornéo 
de  Ségur  en  1796,  de  Molène  et  Cubières  en  1806, 
délayaient  pour  des  fins  vaguement  musicales  les 
originaux  anglais.  Et  que  dire  enfin  de  Macbeth  ou 
les  Sorcières  de  la  forêt,  pantomine  en  quatre  actes 
de  1817,  du  Mo/^e  de  Venise,  pantomine  en  trois  actes 
entremêlée  de  dialogues,  de   1818,  qui  entraînaient 
jusqu'aux  confins   de  l'art  des  sujets  auxquels  le 
poète  élizabethain  avait  conféré,  à   force   de  génie, 
d'admirables  apparences  de  vie? 


ESQUISSE   DUNE   HISTOIRE   DE    SHAKESPEARE.        195 


III 


«  Si  nos  aulcurs  de  mrlod rames  s'avisent  d'avoir 
du  style,  nous  sommes  perdus.  »  M.-J.  Chénier  expri- 
maitsous  cette  forme  inulilcmontdéscspcrée  une  vérité 
([ue  beaucoup  de  ses  contemporains  apci-cevaiimt 
comme  lui.  D'anciennes  affinités  continueront  à  lier 
l'activité  des  mélodramalistes  aux  aspects  les  plus 
extérieurs  et  les  moins  nobles  de  l'œuvre  shakespea- 
rienne ;  Ducang-e,  F.  Soulié,  Anicct  Bourg'eois,  pour 
ne  parler  que  de  ceux-là,  n'abandonneront  pas  leurs 
droits  de  chasse  - —  ou  de  braconnage  —  sur  les 
domaines  du  poète  ani^lais.  Cependant,  durant  la 
Restauration,  le  nom  de  Shakespeare  prendra  pour 
d'autres  raisons  la  valeur  d'un  mot  d'ordre,  d'une 
devise  et  presque  d'un  programme.  «  La  tragédie 
historique  et  libre  n'est  pas  à  coui)  sur  le  romantisme 
tout  entier,  écrit  le  Globe  du  2i  mars  1823,  mais  elle 
en  est  l'une  des  branches  les  [)lus  importantes,  celle 
peut-être  vers  laquelle  la  direction  actuelle  des 
esprits  nous  pousse  le  plus  irrésistiblement  »  :  et 
comme  la  tradition  shakespearienne  fournit  le  plus 
d'arguments  et  d'exemples  à  l'appui  de  cette  nou- 
veauté dont  il  semble  bien  que  l'heure  enfin  ait 
sonné,  il  n'est  pas  surprenant  que  l'auteur  des  Histo- 
riés devienne,  chemin  faisant,  le  patron  par  (excel- 
lence du  romantisme  au  théâtre. 

Les  partisans  de  la  routine  s'en  rendent  bien 
compte;  et  Y  Anti-romantique  de  Saint-Chamans 
comme;  les  Promenades  d'un  solitaire  de  Ch.  d'Outre- 
pont  s'inscrivent  en  faux  contre  tout  éloge  immo- 
(h'-ré  du  poète  anglais,  tandis  que  la  satiro  au  jour 


196  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIIîE. 

le  jour  et  la  polémique  des  «  Romains  du  luslre  »  le 
renvoient  décidément  à  sa  barbarie  d'insulaire  du 
XVI''  siècle.  Mais  il  a  pour  lui  des  circonstances  qui 
deviennent  de  plus  en  plus  favorables  :  l'initiative 
des  acteurs  anglais  qui,  malgré  une  tentative  man- 
quée  en  1823,  le  jouent  dans  l'original,  à  Paris,  en 
1827  et  1828  ;  Tincurable  affadissement  de  la  produc- 
tion tragique  du  pseudo-classicisme;  l'élan  d'une 
jeune  génération  libérale  d'artistes  et  de  poètes  que 
ne  saurait  satisfaire  le  romantisme  de  demi-sang  des 
Casimir  Delavigne,  des  Soumet  et  des  Lebrun;  et 
surtout,  peut-être,  durant  la  période  la  plus  agitée 
de  la  lutte,  une  entente  implicite  qui  semble  imposer 
à  la  fois  ce  grand  nom  et  cet  illustre  précédent  à 
quatre  tendances  fort  divergentes  en  réalité,  mais 
que  réunit  tout  au  moins,  avec  l'admiration  de 
Shakespeare,  la  partie  négative  de  leur  programme. 
Au  Globe,  puis  à  la  Revue  française,  on  est  surtout 
persuadé  de  l'opportunité  d'un  drame  historique  en 
prose,  qui  «  ne  mutile  pas  les  événements  et  leur 
conserve,  non  pas  une  minutieuse  fidélité  dans  les 
détails,  mais  la  vérité  historique,  c'est-à-dire  ce 
caractère  d'effets  composés  de  la  volonté  et  des  cir- 
constances, du  conseil  et  du  hasard.  »  Héritiers  de 
Mme  de  Staël,  ces  «  doctrinaires  «  plus  intelligents 
qu'artistes,  plus  historiens  que  poètes,  appellent  de 
leurs  vœux  ce  «  nouveau  système  dramatique  »  que 
les  vicissitudes  des  temps  n'allaient  pas  manquer  de 
faire  surgir;  et  pour  le  hâter,  Shakespeare  offrait, 
non  un  modèle  absolu,  mais  «  les  plans  d'après 
lesquels  le  génie,  écrivait  Guizot  en  tête  de  sa  revi- 
sion de  la  traduction  Letourneur,  doit  maintenant 
travailler  ».  Comme  résultat  de  cet  eifort  auquel  les 
encourage  d'autre  part  le  précédent  de  Goethe  dans 


ESQUISSE   dYNE   HISTOIUE    DE   SHAKESPEARE.        197 

son  Goetz,  de  judicieux  articles  dans  le  Globe,  des 
éludes,  excellentes  pour  lépoquc,  sur  les  conditions 
nialériclles  ou  intellectuelles  où  s'offre  le  théâtre  de 
Shakespeare,  et  des  drames  purement  livresques, 
Vlnsiirreclion  de  Sainl-Domiiujiie  de  Rémusal  et  sur- 
tout la  trilogie  de  Vilet,  Barricades,  Etats  de  Blois, 
Morl  de  Henri  III.... 

Très  voisin  de  ce  groupe,  ceux  qui  pensaient  avec 
Stendhal  que  le  romantisme  devait  procurer  lo  maxi- 
mum de  «  plaisir  »  et  d'illusion  théâtrale  par  la  vérité 
psychologique  et  l'expression  directe  des  caractères 
et  des  tempéraments  :  le  drame  en  prose  était  encore 
impliqué  dans  leur  programme,  mais  avec  une  recher- 
che de  la  vérité  caractéristique  [dutùt  que  des  enchaî- 
nements historiques.  Les  i»am[)hlets  de  Stendhal, 
Racine  el_  Shakespeare,  une  partie  du  Mérimée  du 
Théâtre  de  Clara  Gazul  et  de  la  Jacquerie  ont  leur 
point  de  départ  dans  ces  revendications. 

Mais  les  poètes  que  groupe  le  Cénacle  n'aban- 
(hinnent  pas  leurs  droits.  En  l'ace  de  ces  desiderata 
de  la  prose  et  de  ces  prétentions  du  drame-chronique, 
ils  maintiennent  un  point  de  vue  esthétique  que  leurs 
alliés  d'occasion  sacrilient  trop  aisément.  Que  le  vers 
IVançais  se  libère,  lui  aussi,  de  quelques-unes  de  ses 
on! raves,  el  rien  nempèchera  plus  le  drame  qu'ap- 
I)ellent  tant  de  vœux  de  rester  tidèle  à  la  forme  poé- 
tique. Shakespeare  offre,  par  la  variété  môme  de  sa 
l'orme,  d'incomparables  modèles  à  l'émulation  des 
jeunes  novateurs.  L'aisance  avec  laquelle  il  passe  de 
la  prose  aux  vers  lamiliers  ou  au  lyrisme  est  à  elle 
seule  un  encouragement  :  puisqu'en  français  une 
telle  variété  de  ton  serait  inadmissible,  rpi'on  s'ef- 
force au  moins  de  faire  admettre,  sur  lancicnne 
scène  tragique,  paicille  combinaison   de  «  moiles  » 


198  ÉTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

divers  dans  le  commun  alexandrin.  La  Iraduclion 
de  Bruguière  de  Sorsum,  éditée  en  1826,  ne  pouvait 
faire  école  :  cependant  elle  poussait  à  Textrôme  la 
démonstration  de  cette  variété  souhaitable,  puisqu'elle 
n'hésitait  pas  à  suivre  l'original  à  travers  toutes  les 
sautes  de  la  prose  au  vers  blanc,  du  vers  blanc  aux 
morceaux  rimes.  Le  groupe  des  poètes  se  rallie, 
comme  de  juste,  autour  de  la  Préface  de  Cromivell 
où  Victor  Hugo  revendique  si  tièrement  pour  l'alexan- 
drin libéré  le  droit  à  l'existence  dans  le  drame  nou- 
veau. L'injouable  Cromivell  offert  par  Hugo  à  l'appui 
de  sa  théorie  démontre,  à  tout  le  moins,  de  quelles 
fantaisies  est  capable  notre  vers  national  :  c'est  bien 
ainsi  que  le  prennent  les  adversaires  de  la  jeune 
école  '.  Mais  la  vérification  reste  à  faire  à  la  scène  :  le 
Roméo  et  Juliette  de  Vigny  et  Deschamps,  Y  Othello 
et  le  Marchand  de  Venise  du  premier  de  ces  poètes 
visent  avant  tout  à  transporter  en  franc^ais  des  exem- 
ples juxtaposés  de  ce  que  Vigny  appelait  le  mélange  du 
récitatif  ai  du  chant,  à  offrir  de  la  nouveauté  authen- 
tique «  dans  la  peinture  individualisée  des  carac- 
tères..., dans  la  naïveté  du  langage  ou  le  coloris 
poétique  »,  comme  disait  la  préface  des  Etudes  fran- 
çaises et  étrangères. 

Enfin  il  va  sans  dire  que  les  amuseurs  sans  pré- 
tention, à  la  Dumas,  font  cause  commune  avec  les 
poètes  :  le  mélange  des  genres,  la  suppression  des 
unités,  quoi  de  plus  favorable  à  leur  propre  des- 
sein? L'auteur  d'Henri  III  a  comparé  son  émoi, 
devant  les  comédiens  anglais  jouant  du  Shakespeare, 

1.  Cf.  A.  Jay,  La  conversion  cVun  romantique.  Paris,  1830,  p.  98  et 
suivantes,  et  sur  la  question  du  style  shakespearien,  Roméo  et 
Juliette  de  L.  da  Porto,  traduite  en  français  et  suivie  de  quelques 
scènes  de  la  Juliette  de  Shakespeare,  par  Delécluze.  Paris,  1827. 


ESQUISSE   n  INE   IIISTOIRF,   DE   SHAKESPEAnE.        199 

à  la  sensation  d'un  aveugle-né  recouvrant  la  lumière; 
entendons  que  les  ell'els  de  théâtre  les  jilus  saisis- 
sants lui  sont  révélés,  garantis  et  aullicnliqués  par 
un  écrivain  reconnu  et  classé,  et  aussi  qu'il  com- 
prend avec  gratitude, comme  il  le  dii'a  djuis  un  article 
de  lArliste  de  1838,  par  quelle  «  merveille  sont  tel- 
lement rivées  l'une  à  l'autre,  et  fondues  l'une  dans 
l'autre  la  réalité  et  Timaginalion  qu'il  est  impossible 
de  les  sépare;-.  » 


Le  succès  cl'Ifernani  ne  fait  assurément  Iriompher 
qu'une  partie  des  revendiealions  qui  semblaient 
grouper,  dans  une  dépendance  parallèle  à  l'égard 
de  Shakespeare,  des  ambitions  hétérogènes  :  l»s  par- 
tisans du  drane-clironique,  en  particulier,  n'ont 
jamais  pardonné  au  lyrisme,  à  la  splendeur  verbale 
et  à  l'arbitraire  historique  de  les  avoir  évincés. 
Shakespeare,  a'iié,  quoi  qu'il  en  eût,  des  novateurs 
pendant  la  phase  héroïque,  se  trouva  associé  à  leur 
triomphe.  La  «liberté  dans  l'art  »,  le  «  grotesque  » 
avaient  paru  saictionnés  par  son  œuvre  au  même 
titre  que  le  lyrisme  et  la  fantaisie. 

Quand  riiuiuiiie  d'Albion  que  l'univi-rs  réclame. 
Quand  le  ba'de  eut  créé  d'un  soufde  de  son  ànie 
Li'  sylphe  aux  ailes  d'or,  le  brillant  Ariel, 
11  voulut  à  1,1  fois,  par  un  contraste  étrange, 
Placer  l'impiir  démon  face  à  face  avec  l'ange, 
Et  l'en^'er  près  du  ciel  '. 

Cependant  —  quelques  esprits  plus  avisés  s'en 
rendirent  compte  de  bonne  heure  —  Hugo  ne  faisait 

1.  Kd.  Tur(|uety,  Crliban  {Annales  ronumliqucs,  18Ho). 


200  KTUDES    d'histoire   LITTERAIRE. 

guère  que  «  multiplier  par  elle-même  la  tragédie  », 
c'est-à-dire  présenter,  en  les  répartissant  sur  plu- 
sieurs actes,  ces  crises  que  le  classicisme  concentrait 
et  précisait.  Quant  à  Dumas  et  à  ses  émules,  il  reste 
entendu  que  leur  shakespearianisme  est  fait  du  mou- 
vement extérieur,  du  pittoresque  plus  ou  moins 
expressif  du  langage,  des  coups  de  théâtre  que  pou- 
vait offrir,  en  effet,  le  poète  anglais. 

Si  bien  que  par  un  singulier  retour  de  fortune,  et 
en  dépit  de  nombreuses  dépendances  de  détail',  les 
dramatistes  romantiques  vont  s'écarter  de  leur  patron 
à  l'heure  où  la  carrière  est  déblayée  de  tous  ses 
obstacles.  Ou  plutôt,  une  fois  admis  le  principe  de 
la  liberté  de  l'art,  Shakespeare  restait,  en  dehors  de 
toute  étude  dramaturgique  sérieuse,  le  symbole  du 
créateur  affranchi  des  règles,  échappant  aux  détermi- 
nations et  aux  explications,  encourageant  le  Roman- 
tisme français  à  «  traverser  la  liberté  »  et  à  la  dépasser 
pour  rester  maître  souverain  de  sa  matière  et  de  sa 
forme,  en  dépit  des  exigences  de  la  vérité  ou  de  la 
vraisemblance.  «  Shakespeare  comme  Michel-Ange, 
déclare  la  préface  de  Marie  Tiiclor,  semble  avoir  été 
créé  pour  résoudre  ce  problème  étrange  dont  le  simple 
énoncé  paraît  absurde  :  rester  toujours  dans  la  na- 
ture, tout  en  en  sortant  quelquefois.  Shakespeare 
exagère  les  proportions,  mais  il  maintient  les  rap- 
ports. Admirable  toute-puissance  du  poète!  il  fait 
des  choses  plus  hautes  que  nous,  qui  vivent  comme 
nous...  »  Vu  à  travers  cette  lentille  grossissante,  le 
dramatiste  anglais  prendra  de  plus  en  plus  les  dimen- 

1.  Surtout,  chez  Hugo,  1(?  développement  lyrique  de  certaines 
situations,  la  drôlerie  des  fous  et  des  clowns,  l'élan  qui  disculpe 
ou  qui  trahit  les  amoureux,  l'ahurissement  d'un  comparse,  et 
aussi  la  frêle  suavité  de  quelques  amoureus2S. 


ESQUISSE   d'L'NE   HISTOIRE    DE    SHAKESPEARE.        201 

sions  gigantesques  que  V,  Hugo,  de  son  exil,  tiendra 
plus  tard  à  proclamer;  mais  son  influence,  en  fait 
dart  théâtral,  cessera  d'être  vraiment  bienfaisante  : 
les  Biirgraves,  en  18-43,  accuseront  la  divergence  de 
toutes  ces  lignes  qui  avaient  paru,  quinze  ans  aupa- 
ravant, se  croiser  et  se  joindre  si  heureusement. 

Ou  bien,  c'est  la  sinistre  vague  du  fantastique 
hotrmannescpic  dont  est  touchée,  en  plein  roman- 
tisme triomphant,  la  signification  de  Shakespeare. 
Le  «  merveilleux  »  de  son  théâtre  avait  paru  inad- 
missible aux  contemporains  de  Laplace  :  mais  les 
temps  sont  changés.  «  Avec  ses  sorcières  dansant 
sur  la  bruyère  au  clair  de  lune,  avec  ses  esprits  infer- 
naux, lutins,  fées,  farfadets,  préparant  dans  les  ca- 
vernes de  noirs  enchantements...  ;  avec  ses  peintures 
convulsives  d'une  existence  toute  d'action,  du  destin, 
de  la  fatalité,  ces  questions  solennelles  et  redou- 
tables dont  il  interroge  la  vie  future,  Shakespeare 
ressuscite  pour  moi  les  siècles  qui  l'ont  précédé,  et, 
supérieur  au  moyen  âge,  il  m'en  paraît  comme  le 
plus  noble  eflbrt,  le  plus  magique  reflet,  la  plus 
pathétique  réverbération.  En  un  mot  Shakespeare 
me  sendjle  le  représentant  de  l'art,  de  l'humanité,  de 
la  nature  et  du  dieu  de  cette  immense  période  ^  » 
C'est  ainsi  qu'en  1833  un  ami  de  Lamartine  entend 
restituer  au  moyen  âge  —  entre  Homère  et  G(cthe 
symbolisant  l'un  l'antiquité,  l'autre  les  temps  nou- 
veaux —  un  écrivain  que  le  romantisme  maniant, 
naguère,  avait  dressé  au  contraire  sur  un  haul  pié- 
destal comme  le  représentant  par  excellence  de  l'ère 
moderne. 

1.  J.  M.  Dargaud,.SoWud<-.  Paris,  1833,  p.  32. 


202  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 


L'efficacité  réelle  de  Shakespeare  pour  l'aclivité 
dramatique  de  la  jeune  école  paraît  usée  quand  se 
fait  sentir  —  mais  en  dehors  de  toute  réalisation  scé- 
nique  —  l'effet  de  deux  autres  aspects  de  l'universa- 
lité shakespearienne  :  et  notre  patrimoine  artistique 
en  sera  plus  définitivement  enrichi,  que  des  toiles 
inspirées  à  la  peinture  romantique  par  Hamlel  et 
Lear,  ou  même  que  des  interprétations  colorées  de 
Berlioz. 

Balzac  a  trop  souvent  rencontré,  dans  les  cercles 
de  son  Enfer,  les  ambitieux  et  les  jaloux  pour  ne  pas 
donner  mieux  qu'un  souvenir  au  «  Tu  seras  roi  »  de 
Macbeth,  au  spectre  de  Banquo,  à  la  détresse  du  roi 
Lear,  à  la  jalousie  du  More  de  Venise;  et  sa  concep- 
tion de  la  délicatesse  féminine  ou  de  l'amour  plus 
fort  que  la  vie  s'est  aiguisée  parfois  à  l'évocation  de 
Roméo  et  Juliette.  On  ne  saurait  dire  que  sa  Comédie 
humaine  se  soit  proposé  de  rivaliser  avec  la  variété 
dans  la  synthèse  des  trente-six  drames  shakespea- 
riens, car  son  émulation  était  tournée  d'un  autre 
côté;  et  cependant  une  sorte  d'endosmose  a  fait  péné- 
trer dans  son  pandaemonium  une  telle  abondance  de 
tragique  ou  de  grotesque  humanité  que  la  compa- 
raison est,  aujourd'hui,  une  de  celles  qui  s'imposent 
le  plus  naturellement  à  l'esprit'. 

A  l'opposé  de  ce  réalisme  de  visionnaire,  la  plus 
délicate  fantaisie  vient  apparenter  le  Musset  des 
comédies  et  des  proverbes  aux  œuvres  romanesques 


1.  Cf.  G.  MooEe,  Shakespeare  et  Balzac.  {Revue  bleue,  26  février  et 
5  mars  1910). 


ESQUISSF    D  1:NE    HISTOIRE    DE    SHAKESPEARE.        203 

d'un  poète  qui  avait  toujours  été  pour  lui  «  le  grand 
ami  Shakespeare  »,  et  qui  fournit  à  sa  mélancolie  et 
à  son  caprice  des  décors,  des  situations,  des  person- 
nages de  féerie,  un  humour  résigné  d'Ames  meurtries 
que  console  un  esprit  alerte,  ou  les  frais  enchante- 
ments d'une  région  intermédiaire  entre  le  rêve  et  la 
vie'.  Et  toutes  les  pièces  d'un  répertoire  dont  la 
France  n'avait  jusque-là  goûté  que  la  pailio  sérieuse 
ou  «  grotesque  »,  trouvent  enfin  leur  réhabilitation. 
Grâce  à  elles,  il  y  aura  tout  un  coin  de  poésie  ou 
de  fantaisie  française  que  baignent  la  fraîcheur  boca- 
gère  de  Comme  il  vous  plaira,  le  clair  de  lune  du 
Songe  d'une  nuit  d'été,  où  Gautier  et  Banville  feront 
des  incursions  moins  iieureuses  que  Musset,  mais 
qui  démentent  à  leur  tour  le  sceptique  |)ronostic  de 
H.  Heine  :  «  si  les  Français  ont  grand  peine  à  com- 
prendre les  tragédies  de  Shakespeare,  l'intelligence 
<le  ses  comédies  leur  est  presque  entièrement  inter- 
dite. La  poésie  de  la  passion  leur  est  accessible;  ils 
perçoivent  aussi  jusqu'à  un  certain  point  la  vérité  de 
la  caractéristique...  Mais  toutes  ces  notions  d'expé- 
rience leur  sont  de  peu  de  secours  dans  le  jardin 
enchanté  de  la  comédie  shakespearienne...  » 

Or  de  ces  enrichissements  de  la  poésie  dramatique 
française,  les  auditoires  ordinaires  des  salles  de 
spectacle  ne  tiraient  pas  grand  profit.  Et  Gérard  de 
Nerval  pouvait  constater,  à  propos  de  nouvelles 
représentations  anglaises  à  Paris,  en  1844,  lorsque 
léchée  des  Burgraves  avait  rendu  manifeste  le  déclin 
du  théâtre  romantique  :  «  Les  acteurs  anglais  nous 
reviennent  avec;  Shakespeare,  et  nous  trouvent 
lelournés  au  point  où  ils  nous  avaient  laissés!...  Ce 

1.  Cf.  L.  Laf.i^cado,  Le  Théâtre  d\i.  de  Musset.  Paris,  l'JUl.  p.  70. 


204  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE, 

qu'on  craint  à  Paris,  c'est  le  mot  propre,  c'est  l'action 
vraie;  mieux  vaut  la  gravelure  déguisée,  ou  le  coup 
de  poignard  académique  '.  »  Un  autre  poète  le 
constatait  sous  une  autre  forme  : 

Mais  un  souffle  a  changé  l'arène  : 
Dans  les  murs  d'une  cité  reine, 
Sophocle  renlre  pâlissant  -, 

Le  goût  croissant  du  grand  public  pour  cette 
«  gravelure  déguisée  »  dont  se  plaignait  Nerval,  et 
une  résurrection  plus  ou  moins  sincère,  mais  assez 
brève,  du  grand  art  classique,  surtout  la  sollicitation 
directe  d'un  répertoire  moderne,  pratique  et  bour- 
geois, oblitèrent  pour  longtemps  la  signification  de 
Shakespeare  pour  la  scène  française.  Sa  valeur  ésolé- 
rique  s'en  accroît  :  il  y  paraît  lorsque  Philoxène 
Boyer,  en  1839,  organise  des  conférences  pour 
u  apprendre  à  Paris  ce  que  c'est  au  juste  que  Shake- 
speare »  et  pour  distribuer  autour  de  lui  la  doctrine 
presque  hermétique  dont  la  lecture  de  «  quatre  cents 
volumes  »  et  des  méditations  spéciales  lui  ont  permis 
de  se  rendre  maître,  sans  qu'il  eût  besoin,  comme 
son  ancien  camarade  bousingot  Jules  Vabre,  de  s'ins- 
taller à  Londres  à  demeure  pour  cela... 


IV 


L'âge  des  audaces  et  des  intransigeances  est  bien 
passé  :  ce  sont  des  adaptations  très  sages  qu'offrent 
au  public  des  salles  de  spectacle  les  traducteurs  et 


1.  L'Artiste,  22  décembre  1844. 

2.  Ibid.,  2  novembre  1843. 


KSQL'ISSE   0  UNE   HISTOIRE   DE   SIIAKESPEAUi:.        205 

les  libreltisles,  F.  Dugiié  en  son  Juif  de  Venise 
de  1854,  G.  Sand  même  dans  Comme  il  vous  plaira 
en  1856,  J.  Lacroix  dans  Macbelh,  le  Boi  Lear, 
Dumas  et  Meurice  dans  Ilamlel;  el  le  bon  Vieimet 
relardail  un  peu  en  analhématisanl  encore  en  1865,  à 
rinstilut, 

Les  Eschyles  crottés,  les  Molières  bâtards 

Qui,  depuis  dt>u\  cents  ans,  dans  trente  capitales, 

Ont  fait  rire  et  pleurer  les  lluns  et  les  Vandales. 

Sur  deux  points  cependant,  Shakespeare  se  trouve 
bénéficier  auprès  du  public  français,  grâce  au  livre 
et  au  ('  spectacle  dans  un  fauteuil  »,  d'un  effort  nou- 
veau que  les  théâtres  ne  sauraient  accueillir.  C'est  de 
ces  années-ci  que  datent  quelques  traductions  de  son 
œuvre  qui  laissent  loin  derrière  elles  l'antique  ver- 
sion de  Letourneur,  même  remaniée  par  Guizot  et 
A.  Pichot,  celle  de  M.  Michel,  celle  de  B.  Laroche. 
Des  approximations  plus  poussées  sont  ofl'erles  par 
Fr.-V.  Hugo  et  par  Em.  Montégut,  celui-là  coloré  et 
truculent,  celui-ci  précis  et  consciencieux,  non  sans 
(|ue  l'un  et  l'autre  expie  ses  qualités  mêmes  par  leur 
contre-partie.  L'inexactitude  et  Tù-peu  près  balancent 
les  nKMiles  de  mouvement  et  de  couleur  du  jeune 
lomanlique;  la  gaucherie  dans  l'expression  accom- 
|iagne  souvent  le  souci  d'exactitude  du  critique. 

D'autre  pari,  l'individualité  du  poète  anglais  cons- 
titue, pour  celte  pério(h'  plus  positive,  un  pro- 
Idènie  que  le  Romantisme  n'avait  guère  envisagé:  et 
l'examen  des  causes  ou  des  conditions  qui  «  déter- 
minent »  son  œuvre  apj)orte  quehpies  réponses  à 
des  curiosités  légitimes  dont  Vigny  seul  peut-être, 
|iarmi  \v<  hommes  de  la  génération  antérieure,  avait 
'^ard<''  la  hantise  : 


206  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Quel  fut  jadis  Shakespeare?  —  On  ne  répondra  pas... 
...Quel  fantôme  il  suivait  de  ceux  que  l'homme  embrasse, 
Gloire  —  fortune  —  amour  —  pouvoir  ou  volupté! 

Sans  doule  l'activilé  critique  de  Sainte-Beuve,  de 
plus  en  plus  vouée  à  la  recherche  de  Vhomme  dans 
une  œuvre  et  dans  un  écrivain,  contribuc-t-elle  à 
aiguiser  l'attention  :  l'absence  de  documents  con- 
fidentiels assurés  ouvre  au  large  le  champ  de  la  con- 
jecture, et  il  n'est  pas  surprenant  que  les  poètes  s'y 
risquent  autant  que  les  historiens.  F.  Dugué  fait  jouer 
en  1857  un  drame  intitulé  Shakespeare,  où  il  utilise 
diverses  traditions  relatives  à  l'écrivain  anglais  :  le 
pivot  de  l'intrigue  est  l'abandon,  par  le  futur  drama- 
tiste,  de  sa  femme  qu'il  a  laissée  à  Stratford  et  avec 
laquelle  il  finit  par  se  réconcilier.  En  1864  paraît  le 
William  Shakespeare  de  V.  Hugo,  testament  du  grand 
romantique  en  matière  de  génie,  d'inspiration,  de 
maîtrise  intellectuelle,  apothéose  mystique  de  l'artiste 
absolu  et  type  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  critique 
par  équivalences  :  elle  consiste  moins  à  donner  des 
explications  et  des  appréciations  qu'à  instituer  des 
séries  de  doubles  et  conime  des  équations  infinies. 
Hugo  affirme,  dans  l'exégèse  shakespearienne,  une 
sorte  de  théorie  de  la  révélation,  faisant  de  l'œuvre 
du  poète  élizabéthain  une  chose  donnée  —  prolon- 
gement des  forces  naturelles,  dirait-on,  ou  manifes- 
tation d'un  principe  supérieur  —  à  laquelle  les  pro- 
cédés moyens  d'explication  ne  sauraient  convenir. 
Paul  de  Saint- Victor  à  sa  suite  s'en  tiendra,  dans  les 
Deux  Masques,  à  cette  thèse  du  «  génie-monstre  », 

En  face  de  cette  magnifique  apologie  de  la  «  bouche 
d'ombre  »,  de  nombreuses  tentatives  d'interpréta- 
tion. Le  15  juillet  1856,  Taine  avait  publié  dans  la 


ESQUISSE   d'I'NE   HISTOIRE    DE   SHAKESPEARE.        207 

Bévue  des  Deux-Mondes  réludc  sur  Shakespcaro  qui, 
(liinient  remaniée,  prendra  place  dans  VHisloire  de 
la  littëralure  anglaise.  Génie  «  sympathique  »  doué 
d'une  imagination  extrême  :  telle  serait  la  formule  à 
laquelle  aboutirait,  appliquée  à  ce  grand  créateur 
d'êtres  imaginaires,  la  théorie  de  la  «  faculté  maî- 
tresse ».  «  De  là  cette  psychologie  involontaire  et 
cette  pénétration  terrible  qui,  apercevant  en  un  ins- 
tant tous  les  effets  d'une  situation  et  tous  les  détails 
d'un  caractère,  les  concentre  dans  chaque  réplique 
du  personnage,  et  donne  à  sa  ligure  un  relief  et  une 
couleur  qui  font  illusion.  » 

Avec  moins  d'éclat  et  des  vues  nullement  systéma- 
tiques, A.  Mézières  publiait,  un  peu  plus  tard,  ses 
études  sur  Shakespeare,  et  suivait  la  route  ouverte 
par  l'érudition  avisée  de  Ph.  Chasles  '  :  divers 
travaux  d'approche  l'avaient  familiarisé  avec  l'état 
où  se  trouvaient,  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  les 
questions  shakespeariennes.  Son  ouvrage  de  1861, 
Shakespeare,  ses  œuvres  et  ses  critiques,  a  le  mérite 
de  rompre  nettement  avec  les  explications  trop  uni- 
taires et  de  proclamer  «  le  double  aspect  de  son 
caractère  répondant  exactement  au  double  jugement 
([ue  nous  devons  porter  de  son  génie.  »  Et  tandis 
que  V.  Hugo  semblera  faire  de  l'œuvre  shakespea- 
rienne un  magnifique  bloc  erratique,  ne  tenant  à 
rien  et  devant  commander  une  admiration  stupéfaite, 
tandis  ([ue  pour  Taine  «  les  circonstances  et  les  dehors 
n'ont  contribué  que  médiocrement  à  développer  » 
lautcur  d'une  telle  œuvre,  Mézières  tâche  de  suivre 
lelfet  de  diverses  conditions  extérieures  sur  la  men- 


1.  Cf.  la  séance  d'ouverture  de  son  cours  à  l'Athénée,  17  jan- 
vier I83Ô  et  ses  recueils  d'Études. 


208  ÉTUDES    d'histoire   LITTÉRAIRE. 

laliLé  du  poète  anglais,  —  sentiment  de  la  nature  et 
influence  du  pays  natal,  état  du  théâtre  à  son  arrivée 
à  Londres  :  d'autres  volumes,  sur  les  prédécesseurs, 
les  contemporains,  les  successeurs  de  Shakespeare, 
compléteront  ce  rattachement  d'une  cime  éminente  à 
tout  le  relief  de  la  région  voisine. 

Ces  préoccupations,  désormais,  resteront  plus  ou 
moins  présentes  à  l'esprit  de  tous  ceux  qui  s'occu- 
peront de  Shakespeare.  Edmond  Scherer  à  propos 
des  livres  de  Mézières,  Gandar  préparant  en  1857  son 
cours  sur  Shakespeare  au  moyen  d'un  voyage  en 
Angleterre,  P.  Stapfer  plus  tard  :  tous  sont  d'accord 
pour  examiner  désormais  l'écrivain  en  fonction  de 
son  temps,  et  Littré,  résumant  dans  un  article  de 
1860  les  travaux  d©  la  Nouvelle  Exégèse  de  Shake- 
speare ',  marquait  expressément  l'actualité  des  expli- 
cations qui  «  conditionnent  »  le  poète  génial,  au 
détriment  des  admirations  qui  semblent  renoncer  à 
tout  appel  à  la  causalité.  On  peut  dire  que  l'extrême 
aboutissement  de  ce  souci,  ce  sera  une  esquisse  de 
biographie  psychologique  comme  le  Voyage  de 
Shakespeare  de  L.  Daudet  (1896)  :  à  défaut  du  para- 
doxe baconien,  qui  n'a  pas  eu  grand  succès  de  ce 
côté  de  la  Manche,  c'est  une  des  tentatives  les  plus 
ingénieuses  qu'on  ait  faites  pour  retrouver  les  êtres 
possibles  à  qui  le  grand  magicien  aurait  donné  une 
existence  poétique  plus  réelle  que  la  vie.  «  Le  monde 
s'incline  vers  mon  àme,  de  sorte  qu'il  s'y  reflète  tout 
entier.  La  vie  me  traverse  et  me  laisse  ses  empreintes 
aux  suites  innombrables...  » 

1.  Revue  des  Deux-Mondes,  13  nov.  1860,  et  dans  Littêralure  et 
morale.  Il  conviendrait  d'indiquer  ici  les  études  françaises  con- 
sacrées aux  Sonnets,  considérées  assez  longtemps  comme  une  clef 
psycho-biographique. 


ESQUISSE   d'UiNK   HISTOIRH    DIC   SHAKESPEAIIK.        209 

Tenlalion  bien  excusable,  et  bien  attrayante  en  un 
tenij^s  qui  prétend  laisser  indéterminées  le  moins 
possible  des  démarches  de  l'esprit!  L'  «  œuvre  expli- 
quée par  la  vie  »  est  une  formule  si  engag-eanle!  «  Je 
veux  bien  admettre  qu'un  poète  ne  copie  aucunement 
les  faits  de  sa  vie,  et  que,  dans  toute  son  œuvre,  on 
ne  puisse  découvrir  un  événement  qui  lui  soit  arrivé, 
ni  le  portrait  d'une  personne  qu'il  ait  connu.  Je  me 
refuse  à  comprendre  qu'il  écrive  la  scène  entre  Hamlet 
et  sa  mère,  et  l'acte  de  la  Tempête  dans  le  Boi  Lear, 
s'il  n'a  pas  connu  dans  toute  leur  Acreté  les  sensa- 
tions (|ui  servent  de  thème  à  ces  deux  morceaux  : 
celle  de  voir  tachée,  ;\  ne  jamais  se  pouvoir  laver, 
l'ûme  la  plus  aimée;  —  celle  d'avoir  subi,  ou  commis, 
quelque  irréparable  injustice*  »,  Et  pourtant,  l'un  des 
derniers  venus  et  des  mieux  informés  des  exégètes 
de  Shakespeare.  J,-J.  Jusserand,  écrit  de  son  côté  : 
«  Peu  de  dramaturges  laissèrent  moins  paraître  de 
leur  personnalité  dans  leurs  œuvres  de  théâtre.  Ce 
qui  se  reflète  dans  les  pièces  de  Shakespeare,  en 
dehors  de  ce  qu'elles  contiennent  d'éternel,  c'est  son 
temps  et  son  public  bien  plus  que  lui-même...  » 
Longtemps  aussi  —  jusqu'au  jour  où  l'histoire  litté- 
raire démontrera  leur  caractère  d'imitation  et  de 
pastiche  —  les  Sonnets,  dont  Ch.-M.  Garnier  nous 
donnera  une  artistique  version,  paraîtront  renfermer 
une  partie  du  grand  secret. 

Tandis  que  le  répertoire  shakespearien  sincère, 
entre  1S45  et  1885,  était  à  peu  près  exclu  de  la  scène 
française,  une  bonne  partie  de  l'influence  psycholo- 
gique de  ce  grand  créateur  aidait  le  roman  réaliste 
à  affermir  dans  ses  héros  la  dépendance  du  jnoral 

1.   P.  liourirct,  Eludes  el  Portraits,  l.  1,  p.  :t(i;. 


210  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

au  physique,  à  faire  agir  Têtre  de  sang  et  de  nerfs 
qu'il  entendait  ressusciter.  Lectures  enthousiastes  de 
Flaubert,  surtout  en  1846,  1856,  1875;  enchantement 
de  Zola  en  1860;  jeunes  émotions  de  Maupassant  et 
culte  fidèle  de  Daudet  :  qui  pourrait  démêler  au 
juste  cet  apport  qui  provient  de  Shakespeare  dans 
l'élaboration  d'une  humanité  littéraire  faite  surtout 
d'obéissance  à  des  tempéraments,  à  des  névroses,  à 
des  idées  fixes,  à  des  hérédités  obscures?  Et  cette 
influence  se  continue  dans  le  môme  sens,  au-delà  de 
l'âge  dominant  du  réaUsme  :  chez  les  Rosny  par 
exemple,  qui  transposent  parfois  des  données  shake- 
speariennes dans  le  modernisme  le  plus  aigu;  chez 
P.  Bourget,  qui  reprend  la  situation  anxieuse 
à'Hamlet  en  son  André  Cornelis  et  qui  anime  souvent 
les  définitions  de  Spinoza,  dans  sa  Physiologie  de 
ramoiir  moderne^  d'une  vie  émanée  des  drames  du 
poète  anglais. 


Mais  déjà,  dans  cette  région  de  la  littérature,  quel- 
ques éléments  nouveaux  palpitaient  obscurément.  La 
part  de  l'inconscient,  ou  du  subconscient,  de  quelque 
chose,  en  tout  cas,  dont  nos  personnages  dramatiques 
semblaient  à  peu  près  dépourvus,  se  reformait  loin 
de  la  scène  :  or  les  dessous  inquiétants,  suggérés  par 
les  procédés  mêmes  de  l'art  de  Shakespeare  et  par 
l'indéterminable  de  tels  de  ses  personnages,  sollici- 
taient une  nouvelle  génération  littéraire.  Une  sorte 
de  révélation  «  métapsychique  »  s'offre  ici  à  des  curio- 
sités parfois  exacerbées.  Pour  un  Marcel  Schwob, 
pour  un  Jules  Laforgue,  un  art  de  suggestion  et  d'indi- 
cation, une  atmosphère  enveloppée  où  passent  des 


ESQUISSE   d'une   HISTOIRE   DE    SHAKESPEARE.        211 

fanlômos  d'iiuninnilô  et  se  manilestenl,  des  véi'ilés 
toutes  IVagmenlaires,  sont  évidemment  le  meilleur 
de  Shakespeare.  Moralilës  légendaires...  Maurice 
M;elerlinck  va  peupler  ses  drames  de  })ersonnages 
analogues  aux  plus  rudimentaires,  balbutiants  et 
pitoyables  des  liéros  shakespeariens,  jeunes  filles 
«  qui  agissent,  sans  que  rien  de  leur  âme  intervienne  », 
eni'ants  douloureux  qui  dorment  enlaeés  comme  les 
enfants  d'Edouard,  vieux  rois  dont  le  caprice  est 
limitrophe  de  la  folie  comme  chez  le  roi  Lear, 
méprises,  pactes  singuliers,  pressentiments,  ressem- 
blances. 

De  cet  art  mystérieux  aux  crudités  de  la  rampe, 
qu'il  y  avait  loin!  Et  qu'il  y  aurait  eu  loin  d'un  Shake- 
si)eare  à  peu  près  intégral,  vers  1885,  à  l'oreille  d'un 
moyen  public  parisien,  à  en  juger  par  les  répugnances 
de  Sarcey  devant  YHamlet  de  Meurice  et  Dumas  en 
1S8()  ou  le  S/??//oc/f  d'Haraucourtenl889!  «  Je  ne  peux 
pas  venir  à  bout  de  m'y  plaire...  Les  trois  premiers 
actes  m'ont  saisi  par  leur  grandeur  triste...  Le 
reste  m'a  ennuyé  »,  avoue-t-il  du  premier;  et  du 
second  :  «  La  pièce  est  comme  (|ui  dirait  à  présent 
une  opérette,  ou,  si  vous  aimez  mieux,  une  féerie- 
opérette  »... 

Pour  rendre  possible  une  jonction  sur  quelques 
points,  ce  ne  fut  pas  trop  d'une  puissance  nouvelle, 
la  musi(|ue.  Précisément  à  cause  de  la  part  d'incons- 
cient et  d'incommunicable  quolTraient  des  person- 
nages moins  discursifs  que  nos  protagonistes  ordi- 
naires, l'intervention  de  l'art  imprécis  par  excellence, 
la  médiation  heureuse  de  l'harmonie  et  du  rythme 
In  pont  singulièrement  efficaces.  De  bonne  heure, 
Berlioz  avait  cherché  dans  Shakespeare  des  tableaux 
à  colorer;  mais  sa  musique  ne  faisait  qu'ajouter 


212  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

précisions  somptueuses  à  quelques  détails  très  suffi- 
samment matériels.  Au  contraire,  quelle  que  lut  leur 
valeur  intrinsèque,  le  Roméo  de  Gounod,  le  Hamlet 
de  Thomas,  les  partitions  dont  s'ag-rémentèrent  le 
Sonqe  d'une  nuit  d'été  de  P.  Meurice,  le  Conte  d'avril 
de  Dorchain,  Beaucoup  de  bruit  pour  rien  de  Legendre 
accentuèrent,  à  la  représentation,  le  caractère  imma- 
tériel de  ces  pièces.  Jouée  par  des  marionnettes, 
l'adaptation  de  la  Tempête  par  M.  Bouchor  tendait 
aux  mêmes  fins.  «  Ce  n'est  en  somme,  écrivait 
J.  Lemaître  à  ce  propos,  qu'une  lecture  «  illustrée  « 
par  les  mouvements  de  petits  personnages,  d'une 
silhouette  simplifiée  et  d'une  vie  incomplète.  On  les 
voit  comme  en  rêve.  Ce  genre  de  représentations  est 
peut-être  ce  qui  convient  le  mieux  à  des  drames  très 
lointains,  très  singuliers  et  irréels  ». 

Cependant,  à  l'autre  pôle  des  réalisations  scéniques, 
le  réalisme  shakespearien  bénéficie  quelque  peu  de 
l'endurcissement  que  le  «  Théâtre  Libre  »  ou  le 
«  Grand  Guignol  »  peuvent  avoir  produit  sur  les 
nerfs  du  public.  Du  moins,  le  Boi  Lear  de  1904,  le 
Jules  César  de  1906  permettent-ils  à  Antoine,  acteur 
et  directeur  tout  ensemble,  de  faire  apparaître  tout 
ce  qu'il  y  a,  dans  ce  répertoire  vieux  de  trois  siècles, 
de  jeunesse,  de  verdeur  et  de  sève.  Cela  veut-il  dire 
qu'un  public  français  goûte  sincèrement,  au  début  du 
xx**  siècle,  la  forme  d'art  qui  se  manifeste  dans  ces 
pièces,  et  surtout  qu'il  serait  enfin  possible  de  lui 
faire  entendre  intégralement  et  tout  ensemble,  comme 
disait  Vigny,  le  récitatif  et  le  chant,  le  réalisme  tru- 
culent et  le  chatoyant  lyrisme?  E.  Faguet  reste 
sceptique  et  croit  que  le  jour  où  Shakespeare  réussi- 
rait dans  ces  conditions,  «  nous  aurons  un  signe  cer- 
tain que  la  race  française  se  sera  absolument  modifiée, 


ESQUISSE   d'une   HISTOIRE   DE   SHAKESPEARE.        213 

et,  pour  parler  plus  frauc,  aura  été  remplacée  par 
une  autre'  ». 

C'est  peut-être  beaucoup  dire,  puisque  aussi  bien 
le  système  dramatique  sur  lequel  nous  vivons  date  à 
peine  du  xvi"  siècle,  et  que  nulle  substitution  ethni(pie 
de  ce  «^enre  ne  paraît  s'être  elVectuée  alors.  Mais  qu'il 
y  ait  là  des  habitudes  invétérées  que  mille  circons- 
tances ont  favorisées,  qui  pourrait  en  douter?  Nous 
nous  intéressons  plus  à  une  crise  qu'à  une  destinée; 
nous  sommes  tentés  de  rejeter  comme  des  «  lon- 
gueurs »  les  développements  qui  ne  concourent  pas 
à  l'action  principale;  nous  en  voulons  aux  person- 
nages de  ne  se  point  présenter  à  nous  munis  d'un 
caractère  déterminé  et  fixe,  et  de  se  trouver  simple- 
ment dans  l'état  de  «  devenir  »  qui  est  l'ordinaire 
aspect  de  la  vie. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  dernières  rencontres  consta- 
tées de  Shakespeare  intégral  et  du  grand  public  pari- 
sien, il  est  avéré  que  ses  traducteurs  de  l'heure 
présente,  Rosny  et  surtout  G.  Duval,  n'ont  pas  de 
plus  grand  souci  que  l'équivalence  de  la  version 
française  et  de  l'original  britannique,  afin  que  l'aspect 
multiforme  du  poète  apparaisse  dans  tout  son  relief. 
C'est  «  avant  tout  la  qualité  dramatique  »  qu'essaie 
de  mettre  en  lumière  E.  Legouis,  dans  d'attentives 
Pages  choisies  précédées  d'une  sobre  introduction; 
c'est  l'eiret  saississant  des  tableaux  shakespeariens 
que  fait  comprendre  Maeterlinck  dans  sa  reconstitu- 
tion de  Macbeth  à  Saint-W'andrille;  c'est  la  totalité, 
s'il  est  possible,  d'une  dramaturgie  qui  a  pu  aller  de 
Coriotan  à  la   Tempête  (jue  la  société  de  Camille  de 


1.   Cite   par   Ad.   Brisson    dans   son    feuilleton  du   Temps   du 
5  décembre  l'J04. 


214  ETUDES    D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

Sainte-Croix  veut  enfin  révéler  à  des  spectateurs 
français.  Et,  s'il  est  vrai  que  Técho  en  France  des 
attaques  de  Tolstoï  contre  Shakespeare  a  indiqué 
un  certain  fléchissement  dans  les  admirations  pour 
Thomme  et  le  moraliste,  le  dramatiste  en  revanche 
reprend  toute  sa  valeur,  et  ne  tardera  peut-être  guère 
à  exercer  à  nouveau  une  bienfaisante  influence... 


Un  besoin  de  logique  et  de  clarté  qui  attend  d'un 
auteur  dramatique  une  simplification  et  une  déter- 
mination absolues  des  caractères  et  des  événements  ; 
des  habitudes  hostiles  à  la  fois  à  Tentière  fantaisie  et 
au  réalisme  sincère,  une  «  âme  des  foules  »  tout 
ensemble  assez  narquoise  et  passablement  pudi- 
bonde :  telles  sont  les  dispositions  moyennes  que  les 
auditoires  des  salles  de  spectacle  apportent  chez 
nous  devant  le  rideau.  États  d'âme  fort  estimables, 
propices  à  l'élaboration  d'un  art  dramatique  où  la 
«  scène  à  faire  »  sera  l'inévitable  point  culminant,  où 
les  personnages  n'auront  rien  d'indéterminé,  d'hési- 
tant ou  de  contradictoire  dans  leur  psychologie  ;  mais 
habitudes  qui  risquent,  la  routine  et  l'accoutumance 
aidant,  de  laisser  une  gangue  immobile  se  déposer 
autour  des  formes  théâtrales  les  plus  vivantes  à  l'ori- 
gine. 

C'est  cette  gangue  que  l'influence  shakespearienne 
a  si  souvent  aidé  à  briser.  Bien  que  le  camp  des 
«  hommes  de  théâtre  »  ait,  chez  nous,  moins  sincère- 
ment goûté  ses  drames  que  nos  psychologues,  ses 
comédies  que  nos  poètes,  ses  histoires  dialoguées  que 
nos  historiens,  c'est  encore  la  scène  qui  est  le  plus 


ESQUISSE    d'une   histoire    DE    SHAKESPEARE.        21  o 

redevable  au  poète  anjiflais  dun  secours  comme  en 
apporlenl,  par  delà  les  l'ronlières,  les  i^n-ands  écrivains. 
Supposer  le  Ihéàlrc  shakespearien  ignoré  ou  détruit, 
c'est  modifier  la  courbe  même  de  notre  histoire  dra- 
mali'pio,  rendre  plus  incertains  et  plus  tâtonnants 
des  elVorts  comme  ceux  de  Voltaire  en  1730,  de  Mer- 
cier en  1780,  d'Hugo  en  1830,  de  Musset  en  1840; 
c'est  supprimer  bien  des  escarmouches,  des  combats 
davant-garde,  des  contre-attaques  et  des  mouvements 
tournants  où  Shakespeare  s'est  trouvé  engagé  quoi 
qu'il  en  eût. 

Il  reste  douteux,  assurément,  que  la  forme  d'art 
qu'il  représente  parvienne  à  s'imposer  à  l'acceptation 
de  nos  salles  de  spectacle,  —  et  même  à  la  dévotion 
d'un  grand  public  de  lecteurs.  Ces  Welches  que 
tançait  Voltaire,  quand  ils  se  rassemblent  dans  un 
amphithéâtre,  se  plient  à  une  sorte  de  moyenne  dans 
la  bienséance,  dans  la  poésie,  dans  la  profondeur,  au- 
delà  de  quoi  un  auteur  a  mauvaise  grâce  à  vouloir 
les  entraîner  :  et  c'est  peut-être  pourquoi  les  seules 
époques  qui  aient  vu  applaudir  avec  persistance  des 
pièces  oflVant  sur  certains  points  la  désinvolture  du 
répertoire  shakespearien  —  1  âge  de  179o-1803  avec 
le  mélodrame,  la  période  1826-1835  avec  le  drame 
romantique  —  sont  celles  qui  recrutent  parmi  des 
rouelles  sociales  nouvelles  une  importante  portion  du 
l)n]>lie.  Vienne  une  suffisante  assimilation  de  ces  élé- 
ments elîervescenls  :  les  conversations  sous  le  lustre, 
les  mots  d'auteur,  les  récits  au  confident  ont  chance 
de  retrouver  l'oreille  d'un  public  redevenu  docile;  la 
psychologie  consciente  des  héros,  la  présentation 
analytique  des  caractères  se  transposera  peut-»*tie 
dans  des  formes  théâtrales  différentes,  sans  se  modi- 
fier profondément.  Dans  la  même  salle,  souvent,  et 


216  ETUDES   D  HISTOIRE   LITTERAIRE. 

devant  la  même  pièce  d'un  type  divergent,  sans  que 
les  expériences  antérieures  fassent  sentir  leur  effet, 
des  préventions  ou  des  répugnances  identiques  se 
manifesteront.  Du  moins  la  part  de  l'auxiliaire 
étranger,  en  chacune  des  adaptations  successives  de 
la  formule  française  aux  tendances  du  moment, 
reste-t-elle  acquise  :  elle  s'inscrit  autant  dans  la 
défaite  et  l'abandon  d'un  répertoire  suranné  que 
dans  l'effort  nouveau  de  la  faculté  dramatique.  Et 
dans  chaque  révolution  de  notre  théâtre,  c'est  plutôt, 
ainsi,  l'espérance  que  la  réalisation  qui  porte  la 
marque  de  la  bienfaisante  et  libératrice  influence  du 
grand  dramatiste. 

D'ailleurs,  en  dehors  des  salles  de  spectacle  et  des 
occasions  où  Shakespeare  s'est  offert  à  des  publics 
nombreux,  des  affinités  croissantes  ont  lié  au  monde 
évoqué  par  lui  des  catégories  flatteuses  de  lecteurs 
français.  Artistes  et  politiques,  musiciens  et  poètes, 
réalistes  et  rêveurs  lui  doivent  des  satisfactions  tou- 
jours renouvelées  :  et  par  là  encore  il  est  devenu  une 
portion  de  notre  patrimoine.  11  faudrait,  pour  que 
cette  dépendance-là  pût  cesser,  que  la  conception 
fondamentale  de  l'Art,  dans  notre  occident,  subît  une 
de  ces  métamorphoses  comme  il  ne  s'en  produit 
guère  qu'une  ou  deux  tous  les  millénaires.  Et  des 
transformations  de  ce  genre  laisseraient  subsister 
pour  Shakespeare  bien  des  chances  d'une  persistante 
renommée,  tant  son  œuvre  est  saturée  des  sèves 
mêmes  de  la  vie. 


TABLE  DES  MATIEIIES 


La  Société  précieuse  de  Lyon  au  xvir  siècle 1 

Les  théories  de  Lavater  dans  la  littérature  française.  ...  51 

Chateaubriand  et  l'émigration  royaliste  à  Londres 93 

Esquisse  d'une  histoire  de  Sliakes|)eare  en  France 155 


475-10.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BKODAKD.  —  6-10. 


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