BIWDTN6 TTc^'^ 'MI 1 K tQfff
ÉTUDES
D'HISTOIRE LITTÉRAIRE
DEUXIEME SERIE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C'
Gottfried Kcller, sa vie et ses œuvres. Un vol. in-8,
broché 7 fr. 50
Goethe en France, étude de littérature comparée. Un vol.
in-8, broché 7 fr. 50
Bibliographie critique de Goethe en France. Un vol. in-8,
broché 7 fr. 50
Études d'histoire littéraire, première série (Comment
le xviii^ siècle expliquait l'universalité de la langue
française; — Young et ses « Nuits » en France; —
Le « genre troubadour » ; — « Lénore » de Biirger
dans la littérature française; — Les définitions de
l'humour). Un vol. in-16, broché 3 fr. 50
Histoire littéraire de V Emigration (1792-1815). (En pré-
paration.)
POESIES DE Fernand Baldenne.
Mezza Voce (épuisé).
En Marge de la Vie. Un vol. in-16 (Bibliothèque de la
Pliune).
475-10. — Coulommiers. Imp. Padl BRODARD. — 6-tO.
î>iî{&fefe
F. BALDENSPERGER
ÉTUDES
D'HISTOIRE LITTÉRAIRE
DEUXIEME SERIE
LA >nclETE PRECIEUSE DE LYON AU XVH' SIECLE
LES THÉORIES DE LAVATEH
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
CHATEAUBRIAND
ET l'Émigration royaliste a londres
ESQUISSE d'une histoire DE SHAKESPEARE EN FRANCE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
79, BOULEVARD SAINT-GEBMAIN, 79
1910
S
3-
.\
pa
33
o. ..
1
ÉTUDES
D'HISTOIRE LITTÉRAIRE
LA SOCIÉTÉ PRECIEUSE DE LYON
AU XVIP SIÈCLE
La ville de Milet, écrit Somaizc dans la première « apos-
tille » de son Grand dictionnaire des Précieuses *, étant une
des plus grandes villes de Grèce et une de celles où il se
passe le plus de galanteries, je n'ai pas voulu vous priver
du plaisir que vous devez avoir en lisant les aventures de
tant d'illustres Précieuses de cette charmante ville; et
comme les mémoires que j'en ai reçus me sont venus
trop tard, et que j'avais déjà fait commencer à mettre ce
Dictionnaire sous la presse pour satisfaire à l'impatience de
ceux qui le demandaient avec empressement, j'ai cru que
les personnes dont j'ai à parler étaient assez illustres, et les
incidents que j'ai à raconter assez remarquables pour me
faire retourner à l'A, B, C.
La « charmanlo villi^ do Milel », c'esl Lyon; et
l'abondance des pseudonymes enregistrés par Somaizc
1. La Grand Diclionnaire des Précieuses (1661) dans rédilion
Ch.-L. Livet. Paris, 1856, t. I, p. 247. Les renseif,'nenu>nts fournis
sur la Société de Lyon par cette « apostille » sont postérieurs à
1659 : on y parle de • la paix entre les deux premières couronnes
de l'Europe ». L' • achevé d'imprimer • est du 28 juin 1661.
i
2 ETUDES D UISTOIRE LITTERAIRE.
dans leur ordre alphabétique témoigne assez de
l'extension qu'y avait prise l'important épisode de
notre civilisation qu'on appelle la Préciosité. Ce
mouvement d'efl'ort intellectuel, d'at'finement social
et d'émancipation féminine, que ses exagérations et
ses caricatures ont fait juger trop sévèrement, ne
pouvait manquer, en eifet, d'être représenté dans la
seconde ville du royaume. Lyon, ville opulente et
distinguée, devait à ses relations continues avec
l'Italie d'offrir un terrain particulièrement propice à
ces sociétés polies dont Rome et Florence avaient
fourni les premiers modèles. Le négoce et l'âpre vie
mercantile n'empêchaient pas encore le souci de la
culture désintéressée. Une certaine tolérance dans les
mœurs, la « douce liberté lyonnaise », constatée à
cette date par maint voyageur*, y rendait peut-être
plus facile qu'ailleurs ce que l'époque entendait par
la galanterie, ce « composé où il entre du je ne sais
quoi, ou de la bonne grâce, de l'air de la cour, de
l'esprit, du jugement, de la civilité, de la courtoisie
et de la gaîté, le tout sans contrainte, sans affectation
et sans vice -... »
On ne semble pas s'être jamais préoccupé d'iden-
tifier exactement les personnages signalés par le
Grand Dictionnaire des Précieuses : Rœderer, le plus
attentif des historiens de la société polie ^, ne s'est pas
laissé distraire par la province, par Lyon, Toulouse
et Rouen, des ruelles et des chambres bleues pari-
1. Cf. le Voyage en France de Sébastien Locatelli (à Lyon en
1664 et 1665) éd. Ad. Vautier. Paris, 1905.
2. C'est la définition que donnait Vaugelas, en 1647, du mot
« galant ».
3. Cf. son Mémoire ^our servir à Vhistoire de la Société polie en
France. Paris, 1835.
LA SOCIETE PRECHEUSE DE LYON AU XVI^ SIECLE. 3
siennes. Les annotations de l'édition Livet sont, pour
Lyon, approximatives et peu développées; et même
les données fournies par Tiniatigable Péricaud restent
brèves à l'excès K La recherche a pourtant son intérêt,
s'il est vrai qu'une bonne part de la culture française
du xvii" siècle, la constitution même d'un public mixte
et d'une société choisie, le développement des « salons
où l'on cause », ont leur origine dans la tentative des
précieux et des précieuses. Ajoutons qu'à une date
où Tattrail de Paris n'avait pas encore produit tout
son effet, le rôle joué par la plus grande des villes de
province, dans cet épisode de notre civilisation,
était considérable : de fait, nous verrons que toutes
sortes de liens de famille et d'affinités diverses ratta-
chent les précieux lyonnais à divers personnages qui
tiennent une place en vue sur la scène française.
Somaize a fourni lui-même le premier élément
de ces identifications en publiant la « clef » de son
annuaire de la préciosilé, où les pseudonymes des
personnages cités sont suivis de leurs noms en clair,
et parfois de leurs titres et qualités. Les rensei-
gnements que lui envoyaient ses correspondants et
qu'il mettait simplement en œuvre paraissent en
général exacts-. En ce qui concerne la société pré-
cieuse lyonnaise, cette authenticité est confirmée par
un garant indirect. La Bibliothèque municipale de
Lyon possède, de la Clef de Somaize, un exemplaire
qui a passé par les mains de Brossette. Le parchemin
1. A. l'cricuid, isoles et Documents : Lyon sous Louis XIV. Lyon,
s. tl., p. \>2.
2. Lfirroumet, Un historien de la Société précieuse au XVII" siècle:
Baudeau de Somaize {licv. des Dews-Mondcs, 1"' juillet 1892)
« Comme foud, il semble bien qu'il n'a point menti en déclarant
qu'il a travaille sur mémoires et pièces authentiques. »
4 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
de la couverture porte, en effet, ce petit avis : « Mon-
sieur Brossette gardera pour lui la Clef des Pré-
cieuses, me rendra le Dictionnaire à son loisir. » Or,
une addition manuscrite et sans doute antérieure
ajoute, page 42, deux noms supplémentaires à la liste
fournie par Somaize. N'est-il pas probable que Bros-
sette ou le propriétaire inconnu de la brochure, si
soucieux de tenir ainsi au courant le lexique de noms
locaux offert par la Clef, n'auraient pas manqué,
eux si proches par le temps et le lieu de la société
précieuse, de corriger les indications notoirement
erronées qu'ils auraient pu y relever?
Il n'y a guère, dans la société précieuse de Lyon,
qu'un personnage à qui l'on puisse donner le titre
d'homme de lettres — et c'est une femme, Fran-
çoise Pascal. Cette « fille lyonnaise », comme elle
signe ses premières œuvres, était née au pied de la
Croix-Rousse, rue Neyret, au commencement de l'an
1632 : elle est baptisée le 18 février dans l'église de sa
paroisse, Notre-Dame de la Platière *. Son père,
Séraphin Pascal, est à cette époque « commis pour la
douane du roi à Lyon »; en 1636, il porte encore le
même titre, mais, dès 1644, on le voit qualifié ainsi :
« l'un des gardes de Monseigneur le gouverneur de
1. Archives municipales de Lyon, registres paroissiaux de
l'église Notre-Dame de la Platière, vol. 290, f° 73. La famille
Pascal habite en 1636 « près la porte Saint-Sébastien ». D'après
une note de G. Brouchoud, les Origines du théâtre de Lyon (Lyon,
1865, p. 35), une fille sans doute plus âgée, et née d'un premier
mariage du père de Françoise, serait morte en 1669.
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON Ai: WW SIECLE. 5
Lyon », et lorsqu'on rentcrro, le 29 mars 1672, il est
encore « garde de Monseigneur le gouverneur de
Neuville ». Il fut donc de bonne heure de la « maison »
des Villeroy, et ce n'est pas sans raison que la Clef do.
Somaizc fera de sa fille, en 1601, une « domestique
de la maison de Villeroy ». A en juger par les parrains
de ses enfants, un « procureur ès-com's de Lyon », un
magistrat « à la cour souveraine de Lyon », Séraphin
Pascal, bien que de condition plutôt moyenne, n'était
pas sans relations dans k; monde judiciaire, l'un des
plus cultivés de France à cette époque.
Est-ce à cette circonstance, est-ce à la sollicitude
du gouverneur et à la précoce distinction d'esprit
manifestée par l'enfant, que Françoise dut de rece-
\oir une éducation comme il n'était guère fréquent
den donner alors aux filles de la petite bour-
geoisie? C'est en tout cas à sa situation familière
auprès des Villeroy qu'elle fut redevable d'une ini-
tiation privilégiée aux choses du théâtre. Elle put
assister de bonne heure, dans la salle contiguë à
l'hôtel des gouverneurs, à des représentations (jue la
société officiclh; était seule conviée, d'ordinaire, à
venir applaudir. Des troupes de campagne italiennes
et françaises — rappelons les séjours de Molière à
Lyon, entre 16.^3 et 1658 — complétaient peut-être,
dans des salles moins fermé(;s, cette révélation de
spirituels divertissements. La jeune fdle semble y
avoir pris un plaisir silencieux et ravi : elle le dit elle-
même dans un sonne i fa il à la comédie :
Si je vois ces objets si brillants à mes yeux,
J'en admire l'éclat avec un doux silence,
Ouand d'autres spectateurs avecque violence
Far leurs bruits indiscrets troublent ces denii-dieux '...
1. Poésies diverses. Lyon, 1057.
6 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Elle ne devait pas tarder à s'essayer à son tour dans
la composition dramatique. A vingt-trois ans, elle fuit
imprimer une Iragi-comédie, Agathonphile martyr*,
pièce chrétienne et romanesque à la Polyeucle et dont
le sujet lui avait été sans doute suggéré par le roman
pieux de Camus, Tévêque de Belley; quelques his-
toriens ont conjecturé que cette œuvre de début de la
jeune Lyonnaise avait eu la bonne fortune d'être jouée
dans sa ville natale par Molière et sa troupe. Deux
ans plus tard, elle publie coup sur coup une autre
tragi-comédie, Endymion-, où Fun des plus char-
mants sujets de la mythologie fournit la matière
d'une sorte de féerie abondamment machinée et
féconde en rythmes changeants, et des Poésies
diverses dont les pièces de résistance sont deux
comédies dans la manière italienne, YAmoureux
extravagant et V Amoureuse vaine et ridicule. Un
amant assez fou pour racheter à Pluton, par l'entre-
mise d'un laquais déguisé en « pauvre passant », la
belle Gloris qu'on disait captive aux enfers; une
coquette persuadée, contre l'évidence même, du pou-
voir de ses charmes : tels sont les personnages prin-
cipaux de ces rapides saynètes.
La tragi-comédie de Sésostris, qui sera imprimée
en 1661, semble avoir été jouée vers ce temps à
Lyon : elle ramène sur le trône de ses pères, à la
suite d'un oracle ambigu et de péripéties compli-
quées, un roi qui vit en berger loin des villes.
Une nouvelle « pièce comique », le Vieillard amou-
reux ou r/ieureuse feinte, place à Lyon, « proche
le Change », la scabreuse affaire qui met Cléandre
1. Lyon, 1655.
2. Lyon, 1G57.
LA SOCIÉTÉ PRÉGIEUSE DE LYON AU XVir SIÈCLE. 7
aux bras d'Isabelle, à la barbe du vieil avare son
père.
L'activité dramatique de Françoise Pascal semble
sOlre bornée à ces pièces, qui correspondent bien
aux modes dominantes de l'époque. La jeune femme
de lettres nous avertit d'aillcuis que la poésie n'est
pour elle que l'occupation du matin ou du soir, le
milieu de la journée étant réservé à la peinture.
Comme elle est musicienne par surcroît, ses admira-
teurs ne manquent pas de célébrer son triple talent :
Melpomt'ne, Thalie et l'illustre Clio
Trouvent en vous ce beau trio :
Et vous égalez bien ces trois doctes pucelles,
On le sait par tout l'univers :
Vous peignez, vous cbantez et vous faites des vers,
N'est-ce pas valoir autant qu'elles?
Peu jolie, si Ton en juge par l'éloge discret de son
physique,
— Elle a les traits bien faits et la taille bien prise :
Elle n'a rien de trivial;
Elle est fort belle en gros aussi bien qu'en détail;
Mais c'est ce que moins elle prise —
cette fille enthousiaste, sincère et tranche jusqu'à
une certaine âpreté combative', apparaît à distance
comme une « vierge forte » dont le pétrarquisme
facile, en poésie, n'a pas entamé un fond-s de sloïque
moralité et de forte discipline :
Elle est si bien d'accord avec ses passions
Qu'on peut voir par ses actions
Qu'elle est absolument maîtresse d'elle-même :
L'unie régit si bien le corps
Que si l'on doit juger d'elle par le dehors
On n'oserait dire qu'elle aime...
1. Elle-même se donne ce témoignage et un correspondant le
lui rend. Commerce du Parnasse, p. 44 et 14.
8 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Nul doute que Françoise Pascal ne traverse un
peu plus tard une crise qui lui fera délaisser ses
tableaux et ses vers, et qui la plongera « dans la
mélancolie » : peut-être est-ce le secret de la détermi-
nation qui la conduit vers 16G7 à Paris, où elle
poursuit ses travaux de portraitiste; elle ne tardera
pas à y publier une série de Cantiques spirituels, de
paraphrases bibliques, de Noëls surtout, qui mar-
quent dans sa carrière, et sans doute dans sa vie,
une nouvelle période.
Mais pour l'instant, la jeune Lyonnaise, à qui ses
concitoyens font fête, que la familiarité des Villeroy
distingue et protège, est très satisfaite de « notre
bonne et aimable ville de Lyon » : elle va jusqu'à
revendiquer, dans VAvis au lecteur de son Sésostris,
les droits du provincialisme, « péché d'origine dont
je ne suis coupable que parce que je suis Lyonnaise ».
D'ailleurs, sa réputation ne laisse pas de passer les
confins de sa ville natale : le chaste surnom d'Angé-
lique, dans le Cercle des femmes savantes de Laforge,
désigne Françoise Pascal et la met, en 1663, au
nombre des auteurs d'élite, à une dizaine de vers de
Mme de La Fayette, pas trop loin de Mme Deshou-
lières et de Mlle de Scudéry elle-même'.
Il est possible que cette femme de lettres connue
ait été chargée de renseigner Somaize sur le mou-
vement précieux de Lyon, et de rédiger pour la
seconde ville de France ces « portraits déguisés »
sur lesquels devait travailler le chroniqueur. Ainsi
s'expliqueraient, et la sèche brièveté de la notice qui
1. Le Cercle des Femmes sçavantes, dédié à Mme la comtesse de
Fiesque, par M. D. L. F. Paris, 1063, p. 12; la Clef confirme cette
attribution.
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON AU XVII" SIECLE. 9
la concerne et qui est modestement reléguée à la
fin, et la sévérité, dès lors humoristique, avec laquelle
cette fille de vingt-huit ans est traitée de « vieille
précieuse », enfin la parfaite absence de tout rensei-
gnement « galant » sur son compte :
Palimène est une vieille précieuse. Elle lait fort bien
des vers, et l'on a représenté aux jeux du Cirque une pièce
qu'elle a composée et qui a été trouvée fort belle.
Un autre membre de la société précieuse de Lyon
s'essaya au théâtre : il eut môme, s'il en faut croire
un témoignage contemporain souvent cité, le comé-
dien itinérant Molière pour interprète.
Bazare, dit le Dictionnaire, est un homme de trente-deux
à trente-trois ans, qui, avant que d'avoir l'emploi qu'il a
présentement, faisait parler de lui comme d'un des plus
beaux génies de Milet. Il a fait représenter aux jeux du
Cirque, étant encore fort jeune, un ouvrage de sa façon, qui
a été généralement approuvé de tous ceux de cette ville; il
ne travaille plus présentement, son emploi ne lui laissant
pas de temps de reste.
Il s'agit de l'avocat Claude Basset, qui, né en 1629,
fui, tout jeune encore, secrétaire des archevêques
Alphonse du Plessis et Camille de Neufville. 11 figure
à ce titre dans la liste du Conseil archiépiscopal
qui fut établi par ce dernier pour être convoqué
tous les mercredis à l'archevêché'. C'est avant de
remplir ces fonctions qu'il avait composé une tragédie
d'Irène sur le sujet, si souvent traité, de Mahomet II
et de la favorite chrétienne qu'il se résigne à déca-
1. P. Guichenon, la Vie d'illustrissime et reverendissime Camille de
Neufville, archevêque et comte de Lyon, primat de France. Lyon,
1693, p. 175.
10 ÉTUDES d'histoire LITTERAIRE.
piter. Chorier, dans sa Vie de P. Baissât ^^ nous en
a laissé une analyse, en même temps qu'il nous ren-
seigne sur les talents de cet ami de Boissat, si heu-
reusement doué :
Claude Basset, dans le même temps, avait accès au sanc-
tuaire des Muses. D'un esprit vif, droit, fécond, ce Lyonnais
était le fils d'un homme riche et préoccupé de faire et
d'augmenter sa fortune par tous les moyens honnêtes et
décents. Dès son enfance, on attendait de lui son mérite
futur, et le P. de Bussières, son professeur de belles-lettres,
en augurait ainsi... En peu de temps il dépassa ses cama-
rades et prit une avance extrême sur eux, même sur ceux
qui étaient plus âgés que lui. Bien que passionnément
épris de tous les genres d'études, il se voua spécialement,
du consentement de son père, à la jurisprudence et au
affaires du barreau. Mais un penchant irrésistible, souffle
divin, l'entraînait par-dessus tout vers la poésie. Entré au
palais, il y plaida avec éloquence et savoir. Ses discours
plaisaient et charmaient par l'élégance du langage et par la
valeur des pensées et des arguments. Mais de temps en
temps les Muses le rappelaient à elles, et il écoutait leur
voix; il leur consacrait avec joie et empressement toutes les
heures que laissaient libres ses occupations d'avocat. A la
fleur de l'âge, il servait ainsi Apollon plutôt que Bacchus;
Minerve et non Vénus. Sa tragédie dlrèiie fait voir jusqu'où
serait allé son talent poétique s'il l'avait cultivé par un tra-
vail sérieux et suivi. J.-B. Molière, ce prince des comédiens,
la jugea digne d'être représentée en public, et la joua en
effet lui-même à Lyon : elle fut excellemment donnée et eut
un grand succès. Lorsqu'elle fut jouée, l'auteur était encore
dans les premières années de l'adolescence. Plus tard, il la
remit sur le chantier et la polit si bien que, si elle revoyait
le jour à présent, elle obtiendrait certainement un haut
degré d'estime et de réputation. Il est l'auteur d'autres
essais, en assez grand nombre, soit en vers, soit en prose,
1. De Pétri Boessatii equitis et comitis paiatini viri clarissimi vita
amicisque litteratis libri duo. Gratiaiiopoli, 1680, t. II, p. 232.
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON AU XVII'= SIÈCLE. H
excellents chacun dans son genre. Distrait, d'ailleurs, par
la multitude des affaires, il prit congé des Muses, mais sans
divorcer tout à fait d'avec elles. Si la Destinée lui laissait
des loisirs, il les courtiserait encore, car il conserve et
nourrit au fond du cœur l'amour qu'il leur a voué dès ses
plus jeunes ans. Honnête homme autant qu'homme d'esprit,
il ne regarde comme honnête que ce que les gens d'esprit
approuvent et comme spirituel que ce qu'approuvent les
honnêtes gens.
Ce flatteur portrait d'un homme d'élite emprunte-
l-il quelque emphase à l'enthousiasme de son auteur
ou à la pompe du latin d'humaniste où il est rédigé'?
Il est certain que riaiporlance du poste où le con-
firme la confiance de Mgr. Camille de Neufville, les
amitiés distinguées dont on le voit honoré, les fonc-
tions d'échevin qu'il devait remplir en I680-8G, con-
cordent à faire l'éloge de ce Lyonnais que la société
précieuse devait s'enorgueillir de compter parmi ses
membres, en dépit de ses fonctions plutôt graves.
A part quelques tentatives isolées et acciden-
telles', Françoise Pascal et Claude Basset, semblent
les seuls de nos précieux qui se soient essayés à tra-
vailler pour la scène. Mais le goiit de la littérature
était lié par trop d'affinités à l'esprit de société pour
que nombre de ces personnages ne figurent pas, dans
le Diclionnaire do Somaize, avec l'indication d'un
certain talent damateur pour les divertissements de
1. Philidian, second du nom, c'est-à-dire Palerne II (voir plus
loin, p. 20), aurait mis au théâtre, i\ Lyon, une dramatisation
do ses propres aventures à la cour de Turin.
12 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
rintelligence. Tous les « petits genres » chers aux
ruelles et aux alcôves sont représentés dans la pro-
duction éphémère de ces provinciaux élégants : le
portrait, dont la vogue est culminante à cette
époque, le sonnet, qui trouvera longtemps encore,
dans les exercices des amateurs, un accueil propre à
le venger des dédains de la littérature académique; le
rondeau, le madrigal, autres survivants d'une poé-
tique trop uniquement « courtoise », autres victimes
désignées aux mépris des législateurs du Parnasse....
L'un « parle et écrit admirablement bien, en vers
et en prose ». L'autre « fait des vers admirablement
bien, et fait encore mieux de la prose ». Les dames
ne se laissent pas distancer, et, au-dessous de Fran-
çoise Pascal, femme de lettres authentique ou peu
s'en faut, on en cite plus d'une qui « fait fort bien
toutes sortes de pièces galantes, comme portraits,
sonnets , rondeaux et autres ouvrages de cette
nature ».
On écrit beaucoup, mais on lit davantage; car
c'est, nous le savons, un des passe-temps favoris de
la société précieuse que ces lectures attentives et que
l'échange des impressions, la discussion « en visite »
des livres nouveaux, toute la vive et libre critique
par quoi s'établit une sorte d'opinion publique en
matière littéraire. Les hommes ne font pas leur cour
à moins de procurer aux dames les dernières nou-
veautés ; les femmes disent « qu'elles aiment souvent
mieux s'entretenir avec les livres qu'avec une infinité
d'ignorants dont la conversation est très ennuyeuse ».
La lecture est la grande ressource, le refuge des vic-
times du sentiment, l'orgueil des âmes dédaigneuses
qui prétendent ne rien donnera l'amour. Pour l'une,
« les malheurs qui lui sont arrivés l'ayant contrainte
LA SOClÉTl': PRÉCIEUSE DE LYON AU XVII" SIÈCLE. 13
de s'entretenir avec les livres, comme elle a beaucoup
d'esprit et qu'elle conçoit aisément ce qu'elle lit, elle
est depuis peu devenue une dos plus savantes pré-
cieuses de IMilet ». Telle autre, qui n'a point de
galanterie connue, « lit beaucoup, connaît tous les
beaux endroits des meilleurs livres, et elle les a
même souvent avant que les autres en aient ouï
parler. Elle connaît le faible et le fort d'un ouvrage,
et en récite les beautés avec tant d'éloquence et de
vivacité d'esprit qu'elle dit souvent les choses en plus
beaux termes qu'elle ne les a lues ».
C'est sur ce fond dintellectualité, où s'empresse
une génération peu blasée sur les choses de l'esprit,
que se détachent les menues intrigues et les affaires
de cœur, les flirts ou les passions d'une société encore
très voisine des libres mœurs de l'autre siècle, et où
l'on devine parfois, sous un affinement à fleur de
peau, des violences et des rudesses singulières. Si le
langage est parfois quintessencié, les sentiments ne
sont nullement anémiés. Il y a, dans ce petit monde
d'autrefois, des jalousies qui s'entrecroisent et des
haines qui s'allument, des amants secrets dont
malgré eux, en société, « les yeux et le visage décou-
vraient les discours passionnés », des promesses
trahies, des infidélités punies. Une veuve d.e soixante-
dix printcmjjs inspire une passion à un jeune homme
de vingt à trente ans, qui « paraît aussi vain d'être
bien auprès de cette vieille que s'il était aimé de
toutes les plus belles dames de Milet. » Et quelle
étrange survivance de pratiques superstitieuses que
la démarche d'une belle, qui consulte « un homme
qui savait la médecine » sur les moyens de ramener
un infidèle; d'après son conseil, elle prépare « une
certaine poudre » qu'elle essaie de lui faire prendre,
14 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
et la répand ensuite sur les cheveux d'un galant
qu'elle voudrait séduire pour inspirer de la jalousie
au premier! « Mais il n'eut pas de cette poudre sur la
tête qu'il en pensa mourir, ce qui l'obligea à se faire
ramener au plus tôt chez lui. » Quoi d'étonnant que
l'archevêque de Lyon ait jugé nécessaire, vers ce
temps précisément, de condamner les pratiques de
magie qu'il trouvait encore, en son diocèse, diffuses
d'une manière inquiétante? Dans cette société qui
cherche à s'affiner et qui aspire à la culture de
l'esprit et des manières, on sent la persistance d'une
certaine rudesse latente, qui s'insinue bon gré
malgré dans la liberté et l'agrément des relations
sociales.
Le père de Françoise Pascal appartenait, nous
l'avons vu, au service des Villeroy, et son acte
d'inhumation le qualifie de « garde de Monseigneur
le gouverneur de Neufville ». La Clef de Somaize
désigne la jeune femme elle-même comme « domes-
tique de la maison de Villeroy » ; sans doute y faisait-
elle office de gouvernante ou de maîtresse de dessin,
et il est certain, à ses dédicaces, que les membres de
cette famille n'ont point cessé de lui accorder leur
protection. Claude Basset était secrétaire de l'arche-
vêché. Il n'est pas surprenant qu'autour de ces fami-
liers ou clients de la puissante dynastie, nous
trouvions d'autres membres, au moins intermittents,
de la société précieuse, qui se rattachent à ces « rois
de Lyon », le gouverneur et son lieutenant l'arche-
vêque. La victime du singulier procédé de conquête
amoureuse de tout-à-l'heure, c'est « Businian, qui
LA SOCIÉTÉ PKÉCIKUSE DE LYON AU XYII" SIÈCLi:. 15
après les gouverneurs de Milet, occupe une des
premières places ». La Clef nous aide à retrouver
dans ce personnage un des plus proches parents de
MjM. de Villeroy. Leur sœur, Marie de NeutVillo. avait
épousé en premières noces Alexandre de Bonne,
vicomte de Tallart; Catherine de Bonne, issue de ce
mariage, s'était mariée par contrat du 17 mai 1648 à
Roger d'Hostun, marquis de la Baume, descendant
de la riche famille florentine des Gadagne*. Il avait
été promu, par lettres du 26 janvier 1641, à la dignité
assez nominale de sénéchal de Lyon ^ qu'avait déjà
revêtue son père après 1611 : ce n'est pas la dernière
fois que le népotisme des Villeroy se manifestera au
profit de cette branche de leur maison, et le maréchal
de Tallart, le fils de leur nièce, en témoignera par sa
surprenante fortune. Pauvre sénéchal de Lyon! La
marquise de la Baume — à qui Françoise Pascal
dédie son Sésostris — est jolie, capricieuse et fan-
tasque. C'est elle qui danse à l'Hôtel-de- Ville de
Lyon, le 5 mars 1654, un ballet dont le Consulat sol-
dera les frais en s'estimant très honoré, et auquel
assistent « Mgr. l'Archevêque, beaucoup de noblesse
et les principaux magistrats et concitoyens de ladite
ville \ » El la Grande Mademoiselle rapporte d'elle
un Irait (jui excuse peut-être son mari — puisque
c'est lui — d'avoir pris tant de plaisir à se laisser
verser sur les cheveux la poudre aphrodisiaciue pré-
parée par lardcnte Coriolane. « Il y avait une dame
à Lyon dont la beauté faisait grand bruit, la marquise
d(! la Baume, nièce du maréchal de Villeroy. Elle
1. (;iiar|iiii-Ft'Ugerolles, Les Florentins à Lyon. Lvon, 1804,
p. 112.
2. l'. Anselme, Histoire généalogique, nrlicle La iJuunœ-lIonliin.
3. Actes consulaires, série BD, l. CCXXIV, folio .j9I.
16 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
était belle assurément; mais elle était grosse et elle
n'avait point de cheveux, ayant coupé tous les siens
un matin, qui étaient les plus beaux du monde, d'un
blond admirable. Les uns disaient que c'était par
caprice (car la dame est quinteuse) ; qu'un jour son
mari étant entré dans sa chambre lorsque l'on la
peignait, avait loué la beauté de sa chevelure; et à
l'instant elle avait pris des ciseaux et les avait coupés.
D'autres disaient que ce fut lorsqu'elle apprit la mort
de M. de Caudale, qui en avait fait le galant toutes
les fois qu'il était passé à Lyon en allant et venant de
Catalogne ^ »
Un autre haut dignitaire qui se trouve au moins
« tangent » à la société précieuse (car il apprécie fort,
nous dit-on, la conversation d'une jeune femme qui
en fait partie), c'est « une personne de grande qualité
qui se nomme Nizander » : entendez le marquis
Charles-Achille de Nerestang, grand-maître des
ordres du Mont-Carmel et de Saint-Lazare de Jéru-
salem, d'une famille qui a fourni à l'abbaye de l' Ile-
Barbe ses derniers abbés séculiers 2.
Le magnifique chapitre de Saint-Jean, « le plus
beau chapitre de Fi-ance », si pointilleux sur les
quartiers de noblesse et les « preuves » de ses digni-
taires, fournit aussi deux noms à notre recensement.
« Cloridan » est M. Contenson, ou, plus exactement,
M. de Faudras de Contenson, probablement François,
le plus jeune membre de cette maison du Forez qui
n'a pas donné, au début du xvii" siècle, moins de
1. Mémoires de Mlle de Montpensier, éd. Chéruel, t. III, p. 348.
Mme de la Baume sera l'une des victimes de la malice de Bussy-
Rabutin après avoir été, en 1663, son mauvais génie.
2. Le Laboureur, Les Masures de Vile-Barbe, éd. Guigne, t. I.
p. 316; t. II, p. 68.
LA SOCIETE PRECIEUSE DR LYON AU XVir SIECLE. 17
quatre chanoines-comtes à l'illustre primatiale •.
Quant à « Didonius, âgé de vingt à trente ans, bien
fait, avec des qualités capables de le faire aimer des
plus belles et des plus spirituelles personnes du
monde », c'est M. Ghambost de Pierreclos, chanoine-
comte depuis 1656 seulement, et appartenant à une
famille noble de Bourgogne-. Ces hauts dignitaires
ecclésiastiques n'ont pas, dans le Grand Dictionnaire,
de notice indépendante, et il est visible qu'ils figurent
surtout dans la société précieuse grâce à leurs ami-
tiés, à leurs parentés, à l'intérêt qu'ils prennent aux
entretiens d'une femme distinguée.
Il n'en est pas de même d'une « religieuse de
Sainte-Ursule de Lyon », qu'un long article con-
cerne :
Delianide est une veslale de Milet; elle est d'une illustre
famille et serait une des plus belles personnes de Grèce sans
les maladies et les ctiagrins qu'elle a eus... quoiqu'elle n'ait
encore que trente-deux ou trente-trois ans, on ne voit
presque plus rien de ces dons si précieux, que la nature ne
lui a fait que prêter, et quoiqu'elle soit présentement plus
laide que belle, il y a tant d'autres choses aimables en elle
qu'il n'y a personne de sa profession qui soit si visitée ni si
estimée de tous les gens de mérite. Son esprit est d'une si
grande étendue qu'à peine se le peut-on imaginer. Elle est
avec cela véritablement précieuse, car elle parle juste, écrit
parfaitement bien en prose et fait des vers que tout le monde
estime, et qui ont un certain tour qui fait voir que celle qui
les a faits a infiniment de l'esprit.
Mais on voudrait percer l'anonymat dont la Clef
ne cesse pas de couvrir Delianide à qui elle attribue
1. Abbé Ad. Vachet, Les anciens chanoines comtes de Lyon. Lyon,
1807, p. 133.
•2. 1(1., ibid., p. 204.
0
18 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
le nom, un peu sujet à caution, de Mme Débugné^
Rien de plus naturel, en tout cas, que de rencontrer
cette distinction intellectuelle chez une Ursuline, cet
ordre demi-cloitré s'attribuant comme lâche Tins-
Iruclion des jeunes filles et étant fait, suivant un de
ses panégyristes lyonnais de Tépoque, «. pour ensei-
gner et instruire la jeunesse aux lettres scolastiques
et mystiques-. » Le Dictionnaire nous apprend que
d'ailleurs notre Ursuline profite des relations dis-
tinguées que lui vaut sa réputation pour entreprendre
des conversions d'hérétiques, et qu'il lui arrive d'y
réussir.
La société précieuse de Lyon recrute bon nombre
de ses membres dans la magistrature judiciaire ou
financière, Présidial, Bureau des finances, Parlement
de Dombes. Il y a là, sans doute, de vieilles tradi-
tions de culture qui continuent à se manifester, qui
s'affirment selon les tendances de l'époque : après
avoir, au siècle précédent, apporté leur contingent à
l'humanisme, il est dans l'ordre que les gens de robe
fournissent un appoint à ces efforts d'une mondanité
intelligente. Dans une ville à peu près dépourvue de
noblesse d'épée, où la récente noblesse de comptoir
et de banque est encore malhabile à jouer un rôle
1. On est assez tenté de croire à une faute de transcription
commise par Somaize et de supposer un nom plus plausible :
Desligneris? d'Espiné? D'Elbène? Notons qu'une sœur de Roger
d'Hostun était également ursuline à Lyon.
2. Pierre Guérin, VÉloge des religieuses de Sainte-Ursule, appelées
communément ursulines. Lyon, 1649, p. 30. Il y a en 1656 trois
maisons de cet ordre à Lyon. Cf. État des revenus, charges et
nombre des religieuses des dix-huit monastères de femmes à Lyon,
dans Nouv. Arch. statistiques du Rhône, 1832, t. Il, p. 12.
LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVII" SIÈCLE. 19
d'apparal, les officiers de justice et de finances — les
niat,nslrals de cet oisif Parlement de Bombes en par-
ticulier — sont tout désignés pour tenir quelque
place dans une sociélé curieuse des choses de
lespril.
L'un deux, « autrefois lieulenant de robe courte »,
porte le mC-me nom que le greffier criminel du Pré-
sidial qui lut, en 1642, Tarrêl de mort à Cinq-Mars
et de Tliou, agenouillés et tête nue dans la grande
salle du Palais de la Sénéchaussée et Siège présidial.
Cependant cet autre Palerne, que ses fonctions avaient
mêlé au dénouement d'un des fails les plus drama-
tiques que l'histoire ait vus se passer à Lyon, était
mort le 18 octobre 1G52, et c'est sans doute son fîls\
Claude Palerne, écuyer, lieutenant criminel de robe
courte au moment où il testait le 9 janvier 1653, qu'il
faut chercher sous le pseudonyme « de Philidian,
second du nom ». Avant de se retrouver dans la
société précieuse de Lyon, ce M. Palerne a eu des
aventures plutôt scabreuses de magistrat galant.
Il ne s'en est tiré, à en croire le Dictionnaire, que
grûce à son talent littéraire et à l'intervention de cette
princesse Marguerite de Savoie, que Mazarin feignit
de faire épouser à Louis XIV et qui vint à Lyon
pour s'y rencontrer avec le jeune roi, le 28 novem-
bre 1638 : « il lui parla des plaisirs de Paris, note
malicieusement la Grande Mademoiselle, et elle, de
ceux de Turin. » Or le lyonnais Palerne, qui avait
trop goûté des plaisirs de Turin comme de ceux de
sa ville natale, a trouvé par bonheur un appui géné-
reux auprès de la princesse savoisienne :
1. De Jouvence!, l'Assemblée de la noblesse de la sénéchaussée de
Lyon en 17ii9. Lyon, 1907.
20 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Philidian, second du nom, est un des plus galants hommes
de ce siècle, qui, ayant dépensé une grande partie de son
bien auprès des dames, a été contraint d"aller à Clusium *
pour éviter la persécution de ses créanciers; mais, comme
pour changer de lieu l'on ne change pas de naturel, il fît
bientôt connaissance avec les dames de cette cour, et eut
bientôt de nouvelles intrigues avec elles, ce qui l'obligea à
de si grandes dépenses, qu'un homme à qui il devait de
l'argent le fit mettre prisonnier. Cet accident n'empêcha
qu'il ne fit diverses pièces galantes, qu'il envoya à la prin-
cesse Menodaphile, à présent princesse de Guide. Cette géné-
reuse princesse, pour reconnaître sa peine, paya tout ce qu'il
devait à Clusium et le fit sortir d'une prison où, sans son
esprit, il serait longtemps demeuré. Il est depuis peu revenu
à Milet, et je crois que depuis son retour il a fait représenter
au Cirque une pièce où l'on voit toutes les intrigues qu'il a
eues à Clusium.
Le témoignage de Somaize est difficile à vérifier en
ce qui concerne les mésaventures de M. Palerne. En
revanche, nous possédons le poème qui lui valut
l'intervention de la princesse, et la pièce de vers où il
la remercia d'une mesure de clémence qui semble
avoir coïncidé avec la nouvelle du traité des
Pyrénées, si mortifiant pour la Savoie. Le poème est
une sorte d'élégie pastorale ^ qui met dans la bouche
de l'infortuné Silvandre, en attendant que l'Amour
lui-même le perce d'une de ses flèches, le genre de
doléances que tant de bergers amoureux, depuis
ÏAminta et le Pastor fldo, ont tour à tour exprimées :
1. Turin.
2. La Mort de Silvandre, poème pastoral du xvn° siècle, dédié,
en 1660, à Marguerite de Savoie par D. Palerne, forézien.
Deuxième édition, conforme à la première [et publiée par
A. Benoît]. Paris et Saint-Etienne, 1878.
LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVII" SIÈCLE. 21
Mais j'ai beau vous chercher, vous êtes disparue;
J'ai beau dedans ces lieux jeter partout ma vue,
Pour vous y reucoutrer, mes soins sont superflus;
Je vous y cherebe en vain, vous n'y paraissez plus.
Flatteuse illusion, agréable mensonge.
Vaine ombre d'un plaisir que je n'avais qu'en songe.
Ne me llaltiez-vous donc (jue pour me décevoir
Et pousser plus avant mon juste désespoir'?...
Ouanl à 1 Y-pi Ire adressée ù la princesse libératrice
par le galant prisonnier, elle est tenue dans un style
marotique plus analogue à son objet :
On voit, lorsqu'on a bâti! On est égal aujourd'hui;
Sur un fondement fragile, On tremble pour sa visite.
Que l'amitié n'est fertile Chacun lui ferme son gîte;
Qu'autant que l'on peut semer Et (comme Ovide dit bien)
Le métal qui fait aimer; Dés qu'un homme n'a plus rien,
Qu'aussitét {[ue, sans ressource. Il est (juitte de la presse
Un homme a vidé sa bourse. De ceux (ju'il voyait sans cesse
Pour le loup comme pour lui Assis au coin de son feu...
La carrière des autres magistrats que nous retrou-
vons dans la société précieuse semble avoir été moins
mouvementée que celle de « Philidian. » Il y paraît
aux notices plus brèves que le Grand Dictionnaire
leur consacre. Plusieurs ne sont là qu'à titre de
maris ou de sigisbées de quelque belle Lyonnaise.
On no nous dit rien de « Pisidore », sinon qu'il fui
écouté favorablement (\(^ « Blomestris « ; « et la con-
versation de Blomestris plaisait si fort à Pisidore, et
celle de Pisidore à Blomestris, qu'ils se donnaient
partout des rendez-vous pour on pouvoir goûter les
douceurs sans être interrompus ». Mais il se maria
inopinément, et une série singulière de complications
sentimentales fit qu'il « devint en même temps jaloux
du frère de sa première incliualion, (jui aimait sa
fi-mme, et de son ami, qui aimait sa maîtresse. » Or,
ce Pisidore au cœur ombrageux, dont la Clef ne
22 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
nous donne que le nom cl le jtrincipal titre, est
Andé-Nicolas Prost, écuyer, conseiller du roi en la
Sénéchaussée et siège présidial de Lyon. Il figure de
ce chef, en mars 16G0, au quatrième rang du défilé
qui fait parcourir la ville à MM. du Présidial avec
le corps de ville à leur gauche, « tous montés sur des
chevaux blancs à la housse de velours noir traînant
jusqu'à terre ^ » Il succède à son père dans le titre
de seigneur de Grange-blanche. En 1664-1665, il est
échevin, dignité fréquente dans sa famille anoblie
depuis 1584. Il sera impliqué en 1666 dans une
fâcheuse affaire pour complicité de lèse-majesté, sera
condamné à être pendu et, contumace, sera exécuté
en effigie-. Mais son fils, M. Prost de Grange-
blanche, ira offrir les présents de la ville, lors du
voyage des Princes en 1701, aux royaux visiteurs ^
Quant à Blomestris, c'est, nous dit Somaize,
... une femme âgée de vingt-cinq ans, qui a été mariée
fort jeune; mais comme ce mariage se fit plutôt par raison
que par amour, l'ardeur qu'elle a pour son mari ne lincom-
mode point; ce n'est pas qu'il n'ait le cœur grand, car il
tient un équipage de chasse digne d'un prince et reçoit si
admirablement bien tous ceux qui le vont voir, soit à sa
maison de ville, soit à celle de campagne, que l'on n'en
revient jamais sans s'entretenir de sa magnificence.
« Blomestris » s'appelle, de son véritable nom,
Mme Blauf; elle est probablement la première
femme de Hugues Blauf, seigneur de la Maison-
Forte de Vourles, qui fut échevin en 1650-1651 : c'est
1. Les réjouissances de la paix..., par le P. C. F. M. de la Com-
pagnie de Jésus (le P. Méncstrier). Lyon, 1G60, p. 9.
2. Vachez, Un procès criminel à Lyon. Revue Lyonnaise, 1883, t. VI.
3. Mercure galant, T fascicule de mai 1701, p. 09.
LA SOCIETi: PRECIEUSE DE LYON AT' XVH= SIECLE. 23
à sa famille qu'apparlienl un ilirecleur do la Com-
pagnie des Indes en 1670, distingué par Colbert
comme un homme « d'expérience, de très bon sens et
de lettres. » Elle est la sœur de « Calistenès », qui
est M. Cropi)et, conseiller au Présidial : sans doute
Philippe Croppet ', qui, échovin en IG0O-I60I, était
qualifié à ce moment de « sieur de Pontournis, doc-
teur es droits », et qui était « juge des terres de
l'Archevêché et de Tabbaye royale d'Ainay. »
Après le Présidial, le Parlement de Dombes : les
fonctions en sont volontiers recherchées par des
Lyonnais, que rien n'oblige encore à résider au res-
sort et qui ont l'habitude de s'accommoder des
menues vexations d'un service d'ailleurs fort bénin.
C'est à ce Parlement, qui fait parfois figure d'assem-
blée politique, qu'appartient, à titre de conseiller, à
partir de 1630, César de Bernon, seigneur de Saint-
Didier, de Formans et de Marcieu "-; mais il n'a guère
d'autre qualité que d'être le mari de « l'incompa-
rable » Mme de Bernon, une des plus longuement
portraiturées des précieuses lyonnaises :
Barimcnide est une précieuse âgée de trente ans ; elle est
brune et elle a la taille grande et bien laite, l'œil noir, bril-
lant et plein de douceur, la bouche un peu grande, les dents
blanches et bien rangées, la gorge admirable et le teint
aussi frais qu'elle avait à l'âge de quatorze ans, qu'elle fut
mariée. L'humeur précieuse règne si fort chez elle, et elle
aime si fort lindépcndance, que, si on ne leùt mariée à cet
âge, elle n'aurait jamais pu se résoudre h recevoir un maître,
lille a lesprit fin et flatteur, et ses amants l'accusent d'avoir
1. G. Croppier, lyonnais, dédie en 1C63 ses Essais et définitions
de mots à Mme Louise Croppet.
2. Cf. P. Lenail, Notice liistQrii]ae sur le Parlement de Dombes,
1523-1771. Lyon, 1900, p. 175.
24 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
l'âme un peu inégale; mais ils ne savent pas que c'est une
qualité nécessaire à une précieuse, qui ne doit pas toujours
faire bonne mine à ceux qui la visitent depuis longtemps,
de crainte d'empêcher que d'autres ne la viennent voir...
Mme de Bernon a eu, semble-t-il, rhonneur de
poser devant Mignard, qui s'arrête à Lyon en 1658, à
son retour de Rome, et qui fait le portrait de plu-
sieurs notabilités lyonnaises. Car « l'ouvrage qu'on
admira le plus, dit un ancien biographe de Mignard,
fut un portrait de Mme de Bernon. Elle avait une
fille fort jeune, qui est peinte prenant des fleurs sur
une table auprès de sa mère, avec tant de force, tant
d'agrément et de vérité, qu'on accourait de toutes
parts pour voir ce tableau *. »
Mme de Bernon, « étant véritablement précieuse
et ne se laissant pas gouverner par l'amour », le
prend d'assez haut avec son intermittent cavalier
servant, « Bagoras », c'est-à-dire M. de la Barouil-
lière, conseiller au grand Conseil, passant à ce titre
six mois de l'année à Paris, et dont Livet nous dit
« qu'il faisait la cour, durant les mois d'exercice de
sa charge, à Mme de Turgis, « une des plus fines
coquettes de Paris » selon Tallemant ». Il s'agit de
Claude Richard, seigneur de la Barouillère, qui n'est
donc lyonnais que par intermittence; mais, neveu
d'un conseiller au Parlement de Dauphiné, étant aussi
« trésorier provincial de l'extraordinaire des guerres
et des régiments es provinces de Lyonnais, Forez,
Beaujolais et pays de Dombes », il est ramené vers
le Sud-Est par une partie des fonctions qu'il cumule 2.
1. Abbé de Monville, La Vie de Pierre Mignard, premier peintre
du roi. Paris, 1730, p. 57. L'auteur écrit Pernon.
2. Il mourut en 1703, âgé de quatre-vingt-onze ans, doyen du
LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVII'' SIECLE. 25
Sans doute y apporte-t-il un peu de l'air de la Cour.
Kn tout cas, sa réputation d'ami des lettres est assez
bien laite pour qu'un poète lyonnais, A. Noël, lui
dédie un volume de vers, les Nouvelles Fleurs du
Parnasse *.
A côté de Mme de Bernon, une autre jolie femme
qui tient au Parlement de Dombes par la situation
qu'y avait récemment son mari, c'est « Filicrite », la
veuve « aussi belle que riche » d'un conseiller que la
Clef appelle « M. du Felan » : il faut lire André Bol-
lioud, seigneur de Félan et de Fourqueveaux, qui
fut nommé maître des requêtes le 18 février 1642 et
installé le 2i) avril 16 43-. La même rectification s'im-
pose au sujet d'un épisode qui marque le séjour à
Lyon de la Grande Mademoiselle en 1658.
Nous allâmes à mon logis. Il vint deux femmes de la ville :
l'une veuve dun oi'ficier du parlement de Dombes, nommée
Mme de Feteau, l'autre, Mme Mignot, dont le mari est lieu-
tenant général de Viilefranche en lieaujolais. Elles sont bien
faites et spirituelles pour des femmes de province. Monsieur,
en les voyant, sécria : « Ah! ma cousine, chassez ces
femmes, je ne veux point qu'elles nous voient souper. » Je
lui dis que je le priais de trouver bon qu'elles demeu-
rassent, qu'elles étaient si aises d'avoir cet honneur. Il y
consentit avec bien de la peine '.
Mme de Félan a longtemps reçu les hommages du
comte d'Angalerie, « un gentilhomme qui n'est pas
de Milet »^ mais qui y épousa « Damestriane », « une
Grand Conseil. Cf. sa nécrologie dans le Mercure galant, août 1703,
p. 31.
1. Lyon, 1G07.
2. Lenail, oui?, cité, p. 171. Il était mort en 1653.
3. Mémoires, éd. Chéruel, p. 334.
26 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
beauté parfaite, qui a riiumeur douce... et plaît dès
la première fois à tous ceux qui la voient ». Sans
doute s'agit-il de quelqu'un de la famille de Lan-
gallerie, et peut-être du comte de Langallerie, qui
mourut en 1693, « l'un des plus anciens officiers
généraux, et fort estimé parmi les troupes », dont le
Mercure galant enregistre la mort dans son fasci-
cule de novembre.
Baptisée le 17 septembre 1623, mariée en 1644-,
Geneviève de Fétan était fille de N. Charrier, sei-
gneur de la Barge, trésorier général de France en la
généralité de Lyon^ Elle joignait ainsi les liens du
sang à ceux qui rattachaient d'autre part les magis-
trats aux officiers de finance, assez largement repré-
sentés, eux aussi, dans la société précieuse de Lyon.
M. Gueston, trésorier dans la généralité, est le vrai
nom de « Gisimaque », lequel nous est donné pour
avoir « avec trente mille livres de rentes, un esprit
des plus galants ». C'est, à cette époque, un des
grands notables de la ville. Noble Barthélémy Gues-
ton, seigneur de la Buissière et de la Duchère, con-
seiller du roi et trésorier de France, portant d'azur à
la hure de sanglier, a été reçu capitaine pennon de
la milice pour le quartier de la Juiverie en 1655-; il
fait l'ornement du Bureau des finances de la généra-
lité de Lyon depuis que la mort de son père l'a mis
en possession de biens considérables'. Il est « le plus
prompt et le plus violent de tous les hommes » ; sa
grande fortune lui permet des caprices d'amoureux
1. Pernetti, Les Lyonnais dignes de mémoire, II, p. 60.
2. Les Forces de Lyon, par J.-B. L'IIermite de iSoliers, dit Tristan.
Lyon, 1658, p. 35.
3. P. de Varax, Notice sur lechàlcan de la Duchère {Rev. du Lyon-
nais, 1872, t. XIV, p. 351).
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON AU XVir SIECLE. 27
grand seigneur, comme de faire bâlir, « ayant et
beaucoup de bien et beaucoup d'amour », une mai-
son tout près de celle d'une femme ({u'il aime, « pour
trouver un prélexe à des visites plus fréquentes qu'il
avait dessein de lui rendre. »
Les attentions successives de M. Gueston, quelque
soin qu'il mette à les cacher, font jaser les bonnes
langues de la ville; d'autant que ce somptueux sei-
gneur, lorsqu'il est le sigisbée d'une dame, « ne perd
aucune occasion de lui plaire et de lui procurer tous
les divertissements qu'il peut ». Avant d'aimer Galli-
diane, qui est Mme Giraut*, il a été l'attentif de Corio-
lane, « une précieuse qui approche de sa trentième
année; elle est brune et bien faite, et n'a rien en sa
personne qui ne plaise infiniment >>. Il s'agit de
« Mme Chartier, femme d'un trésorier dans la géné-
ralité de Lyon », ou, avec une variante légère, de la
femme d'un des nombreux Charrier qui occupaient
alors des fonctions dans le Bureau des finances-.
C'est elle qui s'avise, pour retrouver l'amour de
M. Gueston, de lui faire prendre la poudre magique
qu'un charlatan lui a donnée; « mais comme il
s'aperçut de ce qu'elle faisait, il ne voulut januiis
goûter de la viande où elle en avait mis, encore
qu'elle l'en priût fort, ce qui la pensa fpire déses-
j)érer ».
Le groupe des précieux de Lyon tient encore par
deux autres de ses membres à l'administration argen-
1. Jean Giraud, moulinicr de soie, obtient la noblesse consu-
laire en 101)5. Cf. Vital de Valons, Les origines des fainillcs consu-
laires de la ville de Lyon. Lyon, IS03.
2. Cf. Chappuzeau, f.yon dans son lustre. Lyon, 1656, p. 07.
28 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
tière de la France, et à la plus élevée cette fois :
« Melianus, qui est un des mieux faits de cette ville,
et qui paraissait alors dans un éclat où il était bien
difficile de lui résister », et sa sœur « Meliane, pré-
cieuse de qualité, extraordinairement belle », dési-
gnent en effet M. et Mlle Manlich, le neveu et la
nièce d'un des plus hauts dignitaires de la France
de Colbert. Ce sont, par leur mère, les propres
petits-enfants de ce Daniel Herwarth, issu d'une
famille patricienne d'Augsbourg, qui se fixait à
Lyon à la fin du xvr siècle, et dont le fils aîné,
Barthélémy, après avoir joué un certain rôle mi-
diplomatique mi-financier auprès de Bernard de Saxe-
Weimar, devenait intendant des finances en 1650 et
contrôleur général en 1657^ Bien que la résidence et
le centre d'affaires de la maison Herwarth eussent
été transférés à Paris vers 1642, Barthélémy et son
frère Jean-Henri avaient conservé à Lyon diverses
attaches qui ne se dénouèrent que petit à petit. Ils
continuaient d'y posséder le comptoir qu'ils n'avaient
pas cessé d'y tenir même lorsqu'ils se trouvaient
auprès du duc de Saxe-Weimar, et les actes de l'état
civil réformé, en 1629 et 1634, 1635 et 1638, persis-
tent à les qualifier « marchands à Lyon^ » ; leur père
y vivait encore en 1634. Enfin, différents mariages
1. Cf. p. Mesnard, Notice biographique sur La Fontaine en tête
du premier volume de ses œuvres dans la Collection des grands
écrivains, p. CLXVI, et surtout G. Depping, Barthélémy Herwarth,
contrôleur général des finances (IQOQ-lôlè). (Revue historique, 1879).
Il y aurait, d'après lui, une généalogie manuscrite de la famille
à la Bibliothèque nationale. C'est Herwarth qui vendit en 1658 le
domaine de Saint-Cloud a Louis XIV pour Monsieur. Voir aussi
l'article nécrologique d'Anne Herwarth, fils de Barthélémy, dans
le Mercure galant, sept. 1699, p. 251.
2. A propos de leur mariage et de baptêmes où ils sont
parrains.
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON AU XVII'' SIECLE, 29
leur créaient des liens dans la ville de leur jeunesse;
les leurs d'abord — 1629 et 1635 — ensuite celui de
leur sœur, Hélène, qui avait épousé Jean-Antoine
Manlich, « un marchand allemand résidant à Lyon »,
et qui avait de lui plusieurs enfants auxquels il arrive
que Barthélémy serve de parrain.
Ce Jean-Antoine Manlich, que son acte d'inhuma-
tion, à la date 23 décembre 1661, qualifie de « ban-
quier », avait sans doute une grande Cortune, si l'on
en juge par celle que firent ses beaux-l'rôres. Ainsi
s'explique cet extraordinaire « éclat » dans lequel
paraissait, vers 1659, son fils, qui est peut-être Jean-
Barthélemy, baptisé le 18 mai 1638^, ou Daniel,
baptisé le 18 avril 1634 -; un autre Jean, né en 1635,
était mort après quelques semaines. Quant à Mlle Man-
lich, elle était née en 1639 ou en 1641 ; des deux filles
que Jean-Antoine Manlich l'ait baptiser ces années-là,
nous ne connaissons le prénom que de la seconde,
Marie-Esther^. Est-ce elle, est-ce son aînée anonyme
qui devint la « précieuse de qualité, extraordinaire
ment belle », dont nous parle Somaize? « La pre-
mière fois que l'on la voit elle paraît de l'humeur du
monde la plus douce, et il semble qu'elle ignore ce
que c'est que cruauté. » Ne nous étonnons pas que le
goût des lettres se retrouve ici. Barthélémy Herwarth
est sensible aux choses de l'esprit; sa femme est une
des correspondantes de Samuel Sorbière, qui préci-
1. Il a pour parrain et marraine Barthélémy Herwarth et sa
seconde femme, Marie Rosner de l'hilingen.
2. Il a pour parrain son grand-pore Daniel Herwarth, pour
marraine la première femme de son oncle Barthélémy, Esther
Vimar.
3. L'acte de baptôme de 1639 est incomplet. Le parrain de 1641
est Philibert Sarrazin, sieur de la Pierre.
30 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
sèment s'arrête à Lyon, en 1057', et ne peut manquer
de voir la famille Manlich, puisque Jean- Antoine est
depuis 1649 le procureur général des frères Herwarlh
pour la gestion de leur belle propriété de Moncorin
que Sorbière va visiter-. Et il n'est pas indiffèrent de
rappeler que M. et Mlle Manlich sont les cousins
germains de cet Anne d'Herwarth chez qui La Fon-
taine se réfugiera après la mort de Mme de La Sa-
blière.
Mlle Manlich, en particulier, est une fdle d'esprit :
elle fait profession d'aimer également la lecture et
l'indépendance, bien que sa mère, sans doute protes-
tante rigide, lui fasse la guerre sur ses goûts. « Quoi-
que la mère de cette aimable fille soit un peu sévère,
et qu'elle ne lui donne pas toute la liberté qu'elle sou-
haiterait avoir, cela n'empêche pas qu'elle ne soit pré-
cieuse et qu'une de ses amies, qui est un des piliers
de cet empire, ne lui fournisse tout ce qui se fait de
nouveau et dans Athènes et dans Milet, à quoi elle
prend autant de plaisir qu'à parler juste, délicate-
ment et de bonne grâce ». Peut-être l'amie qui pour-
voit ainsi de lecture Mlle Manlich est-elle une de ses
coreligionnaires, très en situation de se tenir au
courant du mouvement des livres, la fille d'un des
membres de l'importante famille Huguetan, lequel
est libraire à Lyon à cette époque. En tout cas. une
autre protestante encore, appartenant à cet impor-
tant milieu réformé, se rencontre dans la société
précieuse : c'est Mlle Seignoret « la cadette », sans
1. S. Sorbière, Lettres et discours sur diverses matières curieuses.
Paris, 1660, p. 348 et 354. Cf. A. Péricaud, Sorbière dans ses rapports
avec Lyon {Mém. de la Soc. litt.de Lyon, 1867),
2. A. V. Moncorin à Irijny. (Revue du Lyonnais, 1847, t. XXV,
p. 113).
LA SOCIETE PllKCIEUSE DE LYON AU XVII" SIECLE. 31
doute Suzanne, fille de Jacques Seignoret, marchand
à Lyon, et de Suzanne Huguclan, née h; 21 Icvrier 1645,
et sœur cadclle, en effet, de Marie Seignoret, née
en 1625 et mariée en 1643*. Suzanne est « la plus
belle personne, non seulement do Milet, mais encore
de la Grèce »; d'ailleurs le Dictionnaire, sans s'ar-
rêter ;i une description « des qualités de son corps »,
s'étend sur la complaisante énumération de ses talents
et de ses vertus morales.
Pour ce qui regarde l'esprit, l'on ne saurait douter qu'elle
en ait iiilininient; puis quelle chante, quelle danse, qu'elle
joue du luth et quelle dessine en perfection. Elle aime la
solitude, parce que peu de personnes lui reviennent, et que
les choses que l'on dit communément dans le monde l'en-
nuient eflroyahlenient. On la loue, sur toutes choses, d'être
sincère, d'avoir l'àme grande et généreuse et d'être incapable
de faire une lâcheté.
Mlle Manlich et Mlle Seignoret, nous dit Soraaize,
ont été l'une et l'autre « servies » par M. de Robbio,
un Lyonnais de famille piémontaise, appartenant à
une de ces tribus ilaliennes qui contribuèrent le plus
« à faire fleurir le commerce »^, la soirie et la banque
à Lyon, C'est, pour la seconde de ces précieuses, une
affinité ([ui s'ajoute à celles qui semblent avoir créé,
au-delà des Alpes, de nombreuses relations à la
famille Huguetan : le Voyage d'Jlalie de l'avocat
lyonnais de ce nom^ va bientôt témoigner de ces per-
1. Archives municipales. Registres du culte prolestant.
2. Pernetti, Lyonnais dignes de mémoire, t. II, p. 418 et M. Vipne,
La Bawiuc à LyonduXV au XV Ul' siècle. Lyon-Paris, 1903.
3. Lyon, 1081. Spon, l'archéologue, a collaboré à l'ouvra're. Noter
32 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
sistantes curiosités transalpines. On nous donne de
M. de Robbio un signalement flatteur sous le nom de
« Rosomane ».
De tous les galants hommes de Milet, que j'ai mis dans
ce Dictionnaire, il n'y en a pas un qui ne cède à Rosomane.
Il écrit admirablement bien en prose et fait des vers avec une
facilité inconcevable. Il est bien fait de sa personne, il est
obligeant, il sait la flne galanterie, il est brave au dernier
point; ce qui m'oblige à le nommer plutôt un homme
accompli qu'un galant homme.
Môme en faisant la part de l'hjperbole inévitable,
quoi d'étonnant qu'un homme de cette distinction ait
aspiré à des charges élevées? « Il fit un voyage à la
cour, où, étant appuyé d'une personne de première
qualité, il trouva un emploi considérable, ce qui
l'obligea de faire céder l'amour à l'ambition ». Il est
devenu, en effet, commissaire extraordinaire des
guerres (peut-être grâce à l'appui du contrôleur
général Herwarth), et ce n'est que depuis le traité des
Pyrénées qu'il est de retour à Lyon, — où il voudrait
bien rentrer en faveur auprès de Mme de Gamot, de
qui nous ne savons rien, sinon qu'elle a trente-deux
ans, qu'elle a une taille un peu courte et beaucoup
d'esprit, et « qu'elle est présentement tout à fait
retirée, ne fréquente plus personne et n'a point
d'autres occupations que les livres ».
Un autre précieux lyonnais que ses fonctions obli-
gèrent souvent à faire à Paris des séjours prolongés
est « Diorante », que les affaires arrachent au bel
esprit et au bel air plus que ne le souhaiteraient les
Précieux ses amis.
que Dante semble familier à l'auteur, curiosité rare à Tépoque.
Cf. A. Farinelli, Dante in Francia. Milano, 1908, t. II, p. 341.
LA SOCIKTÉ PRKCIEUSE DE LYOX AU XVII" SIÈCLK. 33
Diorante est le secrétaire de la ville de Milct ; il a autant
desprit et de vivacité que l'on peut avoir, et il ne part rie»
de sa plume qui ne soit achevé : mais, pour le malheur de
ceux de Milet, l'occupation que sa charge lui donne est si
grande qu'il n'a pas un moment de temps pour donner de
nouvelles preuves do son esprit.
C'csl iiol^lo Thomas de Moulcoau, avocat, au Parle-
ment, dont le i)ère était se«rétairc « de la ville de
Lyon eL communauté d'icelle » depuis 1619, et qui à
son tour, en considération de ces longs services, a été
pourvu, en IGU, par des provisions du Consulat, de
la même charge à sa survivance'. Thomas de Moul-
ceau remplira de nombreuses missions à Paris où il
résidera même quelque temps pour plus de commo-
dité. Puis, en 1679-80, il ajoutera à ses titres d'écuyer
et de seigneur du ^las la dignité de prévôt des mar-
chands. Il aura en celte qualité à recevoir et à com-
plimenter le duc de Bourgogne, en juillet 1679 2. Il
témoignera d'un grand sang-froid dans un conflit de
préséance — comme il s'en produit si souvent en ce
siècle — entre le corps consulaire et les officiers du
l*résidial'. Les goûts intellectuels sont de tradition
dans cette famille : Thomas de Moulceau a un frère,
président à la Cour des Aides de Montpellier qui est,
en prose et en vers, un des correspondants préférés
de Mme de Sévigné et un aimable scélérat que tout
le monde aime à l'hôtel Carnavalet. D'ailleurs le pré-
,cieux de Lyon n'est pas inconnu à la spirituelle
1. Chappuzeau, Lyon dans son lustre, p. 83; Tristan l'Uermile,
Forces de Lyon, p. 22.
2. Cf. Mercure galant, septembre 1079, p. 50.
3. Actes consulaires, série BB, 108U. Noter que 1' « oraison doc-
torale - de Th. de .Moulceau était intitulée De Victoria sui. Ibid.,
BB, t. CIC. r" ns. 270 et suivants.
3
34 ETUDES D HTSTOIRE LITTERAIRE.
marquise, qui trouve en 1682 que le nouvel intendant
du Lyonnais ferait de bien mauvaise politique si
parmi ses administrés de la province il ne le distin-
guait pas comme il convient.
Un autre officier consulaire nous est présenté sous
le nom de « Teliodante » :
C'est un homme de qualité qui fait fort bien des vers et
qui réussit bien à la satyre, comme l'on peut voir dans une
pièce qu'il a faite, intitulée le Tombeau des Dames de Milet.
Cette pièce fut trouvée si belle, que l'auteur n'y ayant point
mis de nom, plusieurs que je ne veux pas nommer firent ce
qu'ils purent pour en être crus auteurs.
Ce personnage appartient à une maison originaire
de Thélys en Beaujolais* : Jacques de Thélys, baron
de Chambost, seigneur de Chastel et Thorigny, tré-
sorier de France. La Clef fait de lui, par surcroît,
en 1659, le trésorier de la ville de Lyon; cette charge,
depuis 1625, n'était plus conférée que pour trois
années, à cause de la crainte qu'avait eue le Consulat
de voir ceux qui en étaient revêtus prendre une
importance qui fît ombrage à sa propre autorité 2.
Quand le cardinal Chigi fait en 1664 son entrée solen-
nelle à Lyon, Jacques de Thélys le harangue, comme
président du bureau des trésoriers, « avec une élo-
quence et une grâce sans pareille, qui marquait par-
faitement la solidité de son grand génie, qui est un
des plus beaux du royaume" ».
1. Cf. le mémoire de l'intendant d'Herbigny publié par M. Cha-
vannes dans la Revue d'histoire de Lyon, 1902, p. 84.
2.1bid.,p. 327.
3. L'entrée solennelle dans la ville de Lyon de Mgr VEminentissime
Cardinal Flavio Chigi. Lyon, 1664, f F.
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON AU XVII'= SIECLE. 35
On regrette de ne rencontrer nulle part, en dehors
de l'indication de Somaize, quelque trace de cette
« satyre » dun Lyonnais sUr les femmes de sa ville
natale : sans doute pourrait-on y retrouver plusieurs
des figures dont le Dictionnaire nous fournit le réper-
toire. En voici quelques-unes encore.
Coriane est une veuve d'un des principaux magistrats de
cette ville, qui lui a laissé beaucoup de bien; et quoiqu'elle
ait soixante et dix ans passés, l'âge ne lui a point encore
fait perdre l'inclination qu'elle a toujours eue pour la galan-
terie. Elle n'a présentement rien de beau que le bras et la
main; car, pour son visage, il est tel qu'il faudrait avoir de
l'encre plus noire que la mienne pour vous en faire la pein-
ture... Cette femme aime plus que jamais tous les divertis-
sements; elle ne perd aucun des jeux du Cirque et se trouve
dans toutes les assemblées de plaisirs... Elle aime encore
les vers et toutes les galanteries de cette nature comme ferait
une précieuse de vingt-cinq ans.
Cette Bélise lyonnaise, qui a pour sigisbée le jeune
comte de Saint-Jean, M. de Pierreclos, est désignée
par la Clef comme Mme Coutton : Péricaud propose
de lire Cotton. Elle serait alors vénérable Anne d'Os-
saris*, veuve de Hierosme de Cotton, (|ui l'ut échevin
en 1635, et peut-èlrc la mèi"e de noble Louis de Cotton,
qui avait été reçu, en 1653, capitaine pennon au quar-
tier de Saint-Nizier -.
1. Péricaud, art. cité.
2. Cf. L'entrée solennelle dans la ville de Lyon de M<jr l'I-iminentissimc
Cardinal Flavio Chitji, (^ G^.
36 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
Quant à « Martane », qui est « mademoiselle Mon-
rozat la mère », et qui, déjà « sur le déclin de son
âge, peut encore plaire à une personne qui en a été
épris »; quant à « Martane », seconde du nom, dont
M. de Nerestang recherche les spirituels entretiens,
et qui est « mademoiselle Monrozat la fille »,on ne
peut que les rattacher à Antoine Monrozat, lequel eut
à remplir les honorables et onéreuses fonctions de
recteur de la Charité ^
Même approximation pour « Gallidiane », « une
précieuse de trente ans, dont l'humeur est fort en-
jouée », qui a épousé en secondes noces M. Giraut,
et pour une autre « Gallidiane », « qui est une dame
fort bien faite, et dont l'humeur est tout à fait douce » :
il faut se contenter de supposer qu'elles appartiennent
à l'une des nombreuses branches de ce nom qui
s'acheminèrent à la noblesse par Téchevinat : J.-B. Gi-
raut, seigneur de Saint-Try, né en 1630, fut en par-
ticulier échevin « pour le côté de St-Nizier » en 1673.
« Camestris » est Mme de Camot, et c'est tout ce
qu'on sait d'elle à part qu' « elle est une des mieux
faites de Milet; et si elle était un peu plus grande,
il n'y aurait rien à souhaiter en sa personne, ayant
les yeux beaux, la bouche petite, les dents bien
rangées et le teint des plus déliés... avec ces avan-
tages de la nature, de l'esprit infiniment, et aussi
fière qu'elle est belle ». Mlle Hebrais, c'est-à-dire
« Hilarine », habite Paris, après avoir rempli Lyon,
dès l'âge de dix ans, du bruit de sa beauté, « les che-
veux blonds, les yeux bleus et brillants » ^ Elle était
1. Archives de la Charité, série E, p. 70 (tome III de VInventaire
des Archives hospitalières).
2. C'est la seule mention faite par le Grand Dictionnaire d'une
précieuse blonde à Lyon ; il s'y trouve en revanche deux brunes
LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVir SIÈCLE. 37
— on nous le dit expressément — « d'une condition
médiocre » et son bien égalait sa qualité; et M. Saint-
André, qui avait promis le mariage à cette jolie et
pauvre roturière, s'en fut déloyalement à Paris,
« sans songer à sa foi ni au contrat qu'il venait de
faire, se maria avec une autre. »
Mme Ponsaimpierre, « qui a plus d'agrément que
de beauté », paraît jouir au contraire d'une fortune
qui, même dans ce monde de large aisance, la met
en grande situation. Car « Palamedonte » « donne
plus souvent des collations que l'on ne lui en donne »
elle achète toutes les nouveautés littéraires, et « dès
que l'on veut voir ou que l'on recherche quelque
chose de nouveau à Milet, l'on ne manque jamais de
le trouver dans sa bibliothèque ». Cette dame, Mar-
guerite Laure,fdle de César Laure, a à jamais mémo-
rable par l'institution des Pénitents de la Miséri-
corde*, » est la femme de Dominique de Ponsaim-
pierre, échevin en 1660-61, qui met dans ses armes
deux colonnes d'argent-, et la bru de François de
Ponsaimpierre,» qui devint si riche par le commerce
des soies, qu'il faisait presque tout seul alors. » La
famille lucquoise à laquelle appartiennent ces opu-
lents « soyeux » est venue en 1535, sous le nom
d'Andretti, du village de Ponsampieri et a été natu-
ralisée en 1559.
expressément désignées : ce qui fait pour une quarantaine de
notices trois désignations de couleurs de cheveux, alors que pour
l'ensemble de Paris Somaize n'en donne pas plus de trois non
plus. On sait qu'à ce moment la couleur à la mode, à Paris, est
le blond.
1. Pernetti, ouv. cité, t. II, p. 389.
2. (Claudine Hrunand, Noms, surnoms, qualités et blason de
MM. les Prévôts des marchands et échevins de la ville de Lyon.
Lyon, s. d.
38 ETUDES d'histoire LITTERAIRE.
On est assez tenté de reconnaître, dans « Girois »,
non pas «. Mlle Cabry », mais Mlle Chevry, qui devint
grande-prieure de l'abbaye royale de Saint-Pierre de
Lyon. Cette fille d'un conseiller du roi, président en
la Chambre des Comptes, était, dira l'article nécro-
logique du Mercure galant, « un des plus beaux
esprits de ce temps. Les ouvrages de poésie qu'elle a
faits de temps en temps l'ont fait regarder comme une
des merveilles de son siècle ^ » La notice de Somaize
est d'accord avec ces éloges :
Girois est une femme qui fait fort bien toutes sortes de
pièces galantes, comme portraits, sonnets, rondeaux et
autres ouvrages de cette nature. Cette précieuse est fort
estimée dans Milet, et ses ouvrages vont de pair avec ceux
des plus habiles et des plus galants hommes de cette ville-là-.
Mais voici venir, un compliment aux lèvres, mus-
qué, enrubanné à souhait, canons plissés et gants
parfumés, l'arbitre des élégances et la fleur des
ruelles lyonnaises :
Disimante est un des plus galants hommes de Milet, et un
de ceux qui écrit en prose et en vers avec plus de facilité
et qui divertit le mieux les dames.
« Disimante », soyons-en sûrs, ne serait pas de ces
gens qui vont en visite, comme dit Cathos, « avec
1. Mercure galant, décembre 1702, p. 234.
2. Elle figurera en bonne place dans Vertron, la Nouvelle Pan-
dore. Paris, 1698, t. II, p. 319. Les recueils collectifs du xvn" siècle
font la place la plus flatteuse aux vers de cette religieuse : cf.
F. Laohèvre, Bibliographie des recueils collectifs, t. III.
LA SOCIETE PRECIEUSE DE LYON AU XVII* SIECLE. 39
une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes,
une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui
souffre une indigence de rubans. » lî n'aurait garde!
Si quelqu'un fut jamais à bonne école pour con-
naître le fin de toutes les élégances de costume, de
manières et de langage, c'est bien Disimante : il se
fait appeler M. de Belair, et se pique de justifier ce
triomphant nom de guerre et, du même coup, de
faire honneur à M. son père, son premier maître en
matière de maintien distingué et d'ingénieux propos.
M. de Belair est, en effet, le propre fils de M. Fores-
tier, lequel est directeur de cette Académie, une des
gloires lyonnaises de Tépoque, où l'aristocratie fran-
çaise et étrangère était conviée à « apprendre les
mathématiques et les exercices de monter à cheval,
tirer des armes, voltiger, danser, jouer du luth », et
en général tout ce qui pouvait v( rendre recomman-
dables ceux qui font profession de noblesse ' ». Gra-
tifiée de subventions croissantes par la ville, qui
revaut ainsi le lustre que cet institut confère à
Lyon, l'Académie royale d'art et d'équitation mili-
taire, est, à cette époque, dans tout son éclat. Chap-
puzcau, en IGoG, consacrait un paragraphe ému de
son dévotieux ouvrage à cette « école de la gentil-
lesse et de la vertu - » ; et sa situation florissante, l'ac-
rroissoment de sa riche clientèle — une trentaine
d' « académistes » de condition — sont officiellement
constatés, en 1659, par les Actes consulaires. Elle
était installée près des jardins d'Ainay, vis-à-vis de
l'Arsenal, sur un vaste emplacement qui faisait l'angle
1. Aclrs consulaires, 15B, 1052. Le Mercure galant de novembre
ICiSS publie un véritable prospectus pour l'Académie lorsqu'elle
est rétablie.
2. Lyon dans son lustre, p. 41 : il y revient p. 105.
40 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
des rues Sala et du Plat '. C'est là qu'on formait aux
belles manières et à la parfaite gentilhommerie des
jeunes g'ens venus de tous les points du royaume et,
çà et là, de l'étranger; or, avec son nom de Belair qui
est tout un programme, le fils de M. Forestier ne
pouvait manquer d'être un des produits les plus
distingués de cette pépinière. On ne le verra pas,
cependant, succéder à son père lorsque l'Académie,
après une période de décadence, sera rétablie en
1685 sous la direction de « M. de Pavan, seigneur de
Flora tis », qui reprend le même programme (« équi-
tation, danse, bon air, mathématiques, etc. ») et le
poursuit avec assez de succès pour aller, en mars 1701,
à la rencontre des Princes ^ avec son escadron d'aca-
démistes.
D'ailleurs, sous la direction de M. Forestier, et
quand M. de Belair faisait partie des cercles précieux
de Lyon, un ]dus grand honneur avait été réservé à
l'Académie. Louis XIV l'avait honorée d'une visite
durant son séjour à Lyon en 1658. Le 22 mars 1660,
elle participe aussi à l'ample déploiement de solen-
nités et de festivités qui célébraient à Lyon la con-
clusion de la paix et les mariages espagnols. Lyon
voit « sur la carrière dressée par l'ordre de Messieurs
les Prévôt des marchands et échevins en la place Bel-
lecour», paraître « trente gentilshommes, montés sur
de très beaux chevaux » pour courir la bague en
présence des autorités et de « grand nombre de
seigneurs et de dames de considération ^ ».
Cependant M. de Belair ne semble pas avoir pris
1. B., L'école d'application dans la Revue du Lyonnais, 1867, t. III,
p. 123.
2. Mercure galant, mai 1701, t. II, p. 87.
3. Les réjouissances de la paix, p. 29.
LA SOCIKTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVIT SIÈCLE. 41
part à ces joutes : la galanterie et la haute école,
ce jour-là, ne furent pas représentées par lui. En
revanche, dans la liste de ceux qui coururent la
bague, nous retrouvons le nom de M. de Villeneuve,
« gentilhomme provençal ». Cette désignation est
probablement plus exacte que celle de la C/e/, qui
lait de ce M. de Villeneuve un gentilhomme anglais :
il est probable que c'est un des jeunes élèves de
TAcadémie, et l'un de ceux qui ont le mieux « l'air
cavalier »; sans doute peut-on le rattachera la mai-
son des barons de Vitrolles et Villeneuve en Provence.
M. de la Villardière — Dicaste — serait alors un de
ses compatriotes. C'est un gentilhomme « mieux fait
d'esprit que de corps », et plus riche en devis ingé-
nieux qu'en écus sonnants; « l'estime que l'on a pour
lui fait voir que l'esprit Jious fait souvent plus res-
pecter que les richesses ». Il est logé par M. de Vail-
lac, peut-être un membre de la famille comtale de
ce nom.
Trois officiers, M. Herre qui appartient au régi-
ment de Navarre et qui a été assassiné en allant en
Italie, MM. Sardy et de Mepeau \ ne figurent dans
le Dictionnaire que pour mémoire. Il en faut dire
autant de « Sinesandre », ce « déloyal » qui se marie
à Paris après avoir promis mariage à Lyon, et dont le
nom de Saint-André ne permet guère l'identification -.
M. Margat, « Ihomme de Milet qui a le génie le plus
beau pour les vers », cache ses élégances un peu
séniles — il a soixante ans — sous le nom de
1. Peut-être faut-il lire de Mépiou; il s'agirait alors du chef de
la maison de Grolay en Dauphiné, qui mourut en 1080.
2. Péricaud propose Pierre de Sève, sei|^neur de Saint-André,
ou Nicolas Prunier de Saint-André, plus tard président au Parle-
ment de Dnupliiné.
42 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Mézence. En revanche, « Dordonius, un des habiles
hommes de la ville de Milet, qui n'ignore rien, et qui
parle et écrit admirablement bien en vers et en
prose », s'il ne nous a rien transmis de sa production
littéraire, a laissé quelques reliques de son activité
professionnelle. C'est M. François du Faisan, avocat
en parlement et aux cours de Lyon, et les Archives
hospitalières conservent de lui une interprétation
juridique d'un testament (2 mai 1670) et quelques
autres pièces relatives aux années 1674 et 1675'.
On sait que c'est à la préciosité que la société
française doit l'usage mondain du « jour », où le visi-
teur est assuré de trouver une dame chez elle
<c parce qu'on observe maintenant, écrit l'abbé de
Pure dans la Précieuse ou le mystère de la ruelle^
pour la commodité du public, cette manière de rendez-
vous. Un jour est pris par l'une, et l'autre par l'autre;
de sorte que quiconque veut avoir une conversation
ou la rencontre d'une dame n'a plus besoin de confi-
dent, ni de poulet, pour convenir de rendez-vous^ ».
Il serait piquant que l'abbé de Pure, originaire de
Lyon où son père avait été prévôt des marchands,
indiquât en ces termes un usage de provenance lyon-
naise. Mais rien, d'après le Diclionnaire de Somaize,
ne permet de supposer que ces précieuses provin-
ciales aient déjà préludé à une pratique qui devait
peu à peu devenir la pierre angulaire de la vie mon-
1. Archives hospitalières du Rhône, t. II, série C, p. 29.
2. Paris, 4 vol. 1656-8 (privilège du 14 décembre 1655), t. I,
p. 70. L'usage même des visites est assez récent à cette date.
LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVII^ SIÈCLE. 43
daine. Les alcôves, ici, ne s'ouvrent pas à jour fixe. Il
est vrai que beaucoup des familles intéressées à la pré-
ciosité sont parentes ou alliées entre elles; mais c'est
« en compae^nie » que l'on se voit, et une plus étroite
intimité, un cercle resserré n'y semblent guère de
mise. Les conversations intellectuelles, la lecture des
petites nouveautés littéraires, les galanteries décla-
rées voisinent, pour nos précieux, avec les danses et
les parties de jeu et souvent s'y mêlent. Peut-être
que, toutes les « après-dînées », cette société si peu
affairée se retrouve en ces « assemblées » qui sont
composées « de tout ce qu'il y a de plus illustre «
à Lyon, et dans des maisons « où il y a toujours
grand monde ».
Quelques détails de cette sociabilité infatigable
— à laquelle cependant, dès cette époque, plusieurs
femmes ont hâte de se soustraire pour accorder plus
de temps à la lecture solitaire et à la vie intérieure,
— ont un accent très particulièrement local qui vaut
dètre signalé. Les « jeux du cirque » qui, dans le
Dictionnaire y désignent le théâtre, concernent
vraisemblablement les locaux de hasard et les jeux
de paume où des troupes de campagne françaises et
italiennes — des Gelosi a V Illustre Théâtre — don-
naient leurs représentations, aussi bien que la salle
de spectacle adjacente à l'hôtel des gouverneurs.
Ctîtte société de notables, qui se meut presque toute
aux environs du Consulat, du Présidial, du bureau
des Finances, ne pouvait en effet manquer d'avoir
accès à ce théâtre dont la tribune communiquait direc-
l(;ment avec les appartements des Villeroy. Rien
n'empêche d'admettre, comme on l'a fait, que non
seulement ï Irène de Basset, mais telle pièce de Fran-
çoise Pascal, ait eu la faveur dêlre jouée ici, fut-ce
44 ÉTUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
par Molière dont Lyon est presque le domicile
professionnel de 1653 à 16o7 *.
C'est ailleurs, « à un lycée qui se tient ici tous
les ans, » que M. Palerne revit Mlle Giraud; et il
s'agit de l'une des quatre foires, honneur et presque
raison d'être de la cité lyonnaise, qui s'y tenaient
annuellement, et qui transformaient la ville en une
vaste hôtellerie. La place Bellecour de son côté, si
contestée qu'en fût la propriété entre le Consulat et
des particuliers, recevait sous les frondaisons de ses
tilleuls le va-et-vient élégant de la société. La
vieille Mme Coutton elle-même va « au Cours »,
c'est-à-dire « en Bellecour ». « C'est sous ces
ombrages agréables, écrit Chappuzeau à cette époque
même, que se vient rendre par bandes toute la
noblessse et tout le peuple, c'est où se donnent
parfois des sérénades, où se tiennent des concerts,
où se pratiquent toutes sortes d'honnêtes galan-
teries^... » La Saône coule tout auprès; « on la
passe, nous dira Mme du Noyer un peu plus tard,
sur un grand pont de bois où il y a des bancs des
deux côtés , sur lequel on va le soir respirer au
frais... »
Enfin il est un trait que le Dictionnaire de Somaize
marque infiniment moins, pour les cercles précieux
de Paris ou d'ailleurs, que pour celui-ci; il nous est
1. Voir à ce sujet Brouchoud, les Origines du théâtre de Lyon.
Lyon, 1865; Aug. Bleton, Molière à Lyon (Revue du Lyonnais, 1900,
5" série, t. XXX, p. 315); L. de Combes, Molière à Lyon (Nouvelles
littéraires de Lyon, 25 mars, 1 et 8 avril 1906). Mademoiselle note
dans ses Mémoires (éd. Ghéruel, t. III, p. 328) : « Nous étions
dans une tribune où l'on entrait par chez M. le maréchal de Vil-
leroy. » Ailleurs (p. 317) <> on dansa sur un grand théâtre fort
bien éclairé. »
2. Chappuzeau, ouv. cité, p. 16.
LA SOCIÉTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVI^ SIÈCLE. 45
assez facile à ce sujet de compléter notre chroni-
queur. Le [)loin air, la nature ou du moins la maison
des champs jouent ici un rôle qu'il n'est pas surpre-
nant de leur voir attribuer par cette haute bour-
geoisie lyonnaise. Il est inutile de rappeler les goûts
de Camille de Neufville, dont Texistence en partie
double comportait de fréquents séjours sur les rives
do la Saône qu'il aimait, dans cette villa de Vimy qui
lui dut ses embellissements ' et où il était naturel
qu'un prélat hospitalier reçût une société qui lui tenait
de si près. « Les plus belles terres du pays, notait
Mademoiselle, sont possédées par les officiers du Par-
lement et du présidial de Lyon- ». M. de Robbio
possède plusieurs maisons de campagne. C'est à Th.
de Moulceau qu'appartiennent les résidences de Gri-
gny et de Millery, avec les vignes (jui produisent le
crû réputé de la Gallée^. M. Blauf « tient un équipage
de chasse digne d'un prince et reçoit admirablement
bien tous ceux qui le vont voir, soit à sa maison de
ville soit à celle de campagne ». Les Ponsaimpierre
sont devenus acquéreurs — non sans difficultés — de
la terre du Perron *. Le château de la Duchère à
Vaise, avec ses belles terrasses et sa galerie de
tableaux, appartient jusqu'en 1652 à la famille de
1. Guichenon, ouv. cité; le poème latin de Jean de Bussières,
Vimiacum villa, Lugdunum, 1601, célèbre la résidence de Vimy,
qui va devenir Neuville (aussi dans les Misccllanea poelica,
2* partie). Cf. la Helalion d'un voyage de Paris à Lyon en //>.^i2,
dans le Kecueil de Scrcy, analysée par Péricaud, Notes et Docu-
ments, année 1652 : « Ce lieu de plaisance est celui de tous les
honoètea gens, parce que, avec ce caractère, chacun y est le
bienvenu, et c'est le billet qu'il faut pour y rentrer. »
2. Mémoires, éd. Ghéruel, t. III, p. 339.
3. E. Vial, Un Noël en patois lyonnais. Rev. d'hist. de Lyon, 1909,
p. 462, note 6.
4. Archives hospitalières, séries F, p. 29.
46 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Nérestang, pour passer ensuite à celle des Gueston '.
La famille Prost occupe le château de Grangeblanche ^.
Enfin Jean- Antoine Manlich, le père de « Melianus »
et de « Meliane », a été chargé par ses beàux-frères
Herwarth, dès 1649, d'administrer leur splendide
propriété de Moncorin à ïrigay, « lieu incomparable,
écrit Sorbière après sa visite, avec sa vue vers les
quatre coins de l'horizon... Il n'y a point d'allée où je
ne sois retourné, après lui avoir dit adieu. Les
deux bois ont tellement partagé leurs avantages que
j'ai laissé indécise la question, lequel des deux est le
plus agréable? ^ » Il est certain que dans ces aimables
résidences d'été, pour lesquelles ils quittaient leurs
maisons de la rue du Bœuf ou du quartier d'Ainay,
les précieux de Lyon, beaucoup plus que ceux du
Marais ou de l'Ile de la Cité, pouvaient donner aux
groupes et aux devis un cadre qui rappelait les ori-
gines mêmes de cette forme de sociabilité, les grands
arbres de Ferrare ou la villa proche de Florence où se
réfugièrent, durant la peste, les sept dames et les
trois jeunes hommes dont les récits composent le
Décaméron...
Assurément, leur liLLéralure avail plus de relief et
de force que celle de nos précieux lyonnais. Les
œuvres poétiques de Françoise Pascal, les pièces limi-
naires de ses recueils, hommages et louanges de ses
1. Paul de Varax, Notice sur le château de la Duchêre. Rev. du
Lyonnais, 1872, 3" série, t. XIV, p. 351.
2. L. Niepce, Les environs de Vile-Barbe. Lyon, 1892, p. 120.
3. Sorbière, Lettres et Discours sur diverses matières curieuses.
Paris, 1660, p. 354.
LA SOCIETl': PRECIEUSE DE LYON AU XVII" SIECLE. 47
admirateurs, les harangues prononcées, quelque jour
solennel, par les plus diserts de ces niagistrals amis
des belles-lettres, peuvent nous donner la mesure du
goût dominant de ce groupe tout entier. Des survi-
vances de VAslrée, des tragi-comédies avec un arrière-
plan pastoral et merveilleux, des comédies de situation
plutôt que de caractère, un lyrisme d'un badinage
marotiquc
Vous pourrez la nommer Françoise
Puisqu'elle n'est jamais à l'aise
Que parmi les feux et les dards...
ou bien un pétrarquisme doucereux, que rompt par
instants la véhémence contenue d'une confidence
personnelle
Soucis, chagrins, ennuis! retirez-vous de moi...
Quand vous me poursuiviez sans me dire pourquoi,
Je n'aimais que la nuit, et fuyais les lumières,
Pour mieux m'entretenir de fâcheuses chimères
Où mes tristes esprits se donnaient à l'elTroi...
— telle est la direction que gardent ces beaux esprits
de province ^ : et c'est, à cette époque, avec une légère
avance de Paris, celle de tout le public français.
Certes, on donnerait ici pJus de suffrages au sonnet
d'Oronte qu'à la « vieille chanson » préférée par
Alceste. Mais absolument rien n'autorise à croire que
les petites mignardises qui sont devenues légendaires,
le parler gras et les propos biscornus des « précieuses
de campagne » qui ne visent qu'à singer Paris, fus-
sent de règle dans ces réunions. Il est peu vraisem-
1. Une nuance plus lihertine et gauloise semble caractériser
vers le même temps la société polie de Grenohle. Cf. E. Houx,
les Précieusex à Grimobb; au XVH° siècle (Bull, de la Soc. dauiiltiiwise
d'clhmlogiv, 19(Jl, t. Vlll, p. 133.
48 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
blable que les officiers de judicature et de finance qui
dominent ici, gens du monde avant tout, se plaisent
aux tortillements et aux périphrases qu'une certaine
préciosité aurait mis à la mode; Françoise Pascal
revendique assez hardiment, dans la préface de son
Sésotris, le droit au provincialisme dans la langue.
La lettre qu'elle écrit de Paris à sa sœur, après son
installation dans la capitale, n'a rien de contourné :
Barbin l'imprime, dans le Commerce du Parnasse, avec
un certain nombre de pièces en vers et en prose qui
peuvent fournir la moyenne des artifices littéraires
chers à des gens soucieux de réagir contre la vulgarité
courante. C'est plutôt chez les pédants qui tournent
autour de ces groupes que sévit la préciosité ridi-
cule : témoin ce Lyonnais, Guillaume Coppier, qui
dédie en 1663 à Mme Louise Croppet ses Essais et
définitions de mots, et qui y découvre que « les afflic-
tions sont les soufflets dont nos âmes sont allumées
à la vertu... »
Il faut noter, à ce propos, que le cercle précieux,
d'accord avec l'esprit de tout ce mouvement, semble
se garder de tout contact avec l'érudition caracté-
risée. « Il n'y entre personne, dit Furetière à propos
des vrais « réduits », qui portât la livrée de pédante-
rie » ; et aucun de ceux qui, à cette époque, représen-
tent à Lyon la science livresque, les Monconys, les
Spon, les ecclésiastiques érudits, ne paraît avoir eu
accès dans ce groupe, assez accueillant d'ailleurs pour
admettre à la fois des religieuses et des réformés \ A
l'autre extrémité des professions trop « spéciales »,
1. L'inquiétante Confrérie du Saint-Sacrement, par plusieurs
de ses adhérents, M. Du Faisan, des membres des familles Cotton,
Palerne, a d'ailleurs déjà des ramifications dans ce monde (com-
munication de M. Guigue).
LA SOCŒTÉ PRÉCIEUSE DE LYON AU XVIl'^ SIECLE. 49
la rudesse de manières des gens d'épée a loiil Tair
d'inspirer, elle aussi, quelque défiance; c'est une his-
toire amusante que la confusion d'un g'uerrier qui a eu
querelle avec Mlle Monrozat, et qui, « ne sachant pas
comme il faut se gouverner avec le sexe, lui dit,
comme s'il eût parlé à quelcjue brave, que, puisqu'elle
connaissait tant de personnes de sa profession, elle en
exposât un pour la venger; mais elle lui répondit,
en raillant avec beaucoup d'esprit, qu'elle n'avait que
faire de hasarder ses amis; qu'elle était seule capable
de lui faire peur, et qu'elle n'avait besoin que de sa
quenouille pour le bien battre ' » . Un certain féminisme
avant la lettre se trouve d'accord avec la défiance
inspirée par tout ce qui sentait de trop près la solda-
tesque ou la cuistrerie, pour consigner à la porte
tous les hommes qui ne savent pas se muer au moins
en « honnêtes gens » le moment venu.
Surtout — et c'est là ce qui importe au point de
vue de l'histoire générale des sociétés précieuses —
nous sommes singulièrement éloignés, pour ce qui
est de la condition moyenne de ces Lyonnais, des
« pecques provinciales » immortalisées par Molière,
Mascarille et Jodelet ne sauraient se glisser dans un
monde recruté {)armi cette oligarchie bourgeoise,
parmi ces familles consulaires qui faisaient'dans Lyon
ligure de noblesse et qui, les unes après les autres,
déclaraient <( dorénavant vivre noblement ». Des
parents ou des clients immédiats des Villeroy, ces
podestats de Lyon, des chanoines-comtes de la prima-
tiale de Saint-Jean n'auraient garde de se commettre
1. Cf. une répartie aiialog-ue dans l'ouvrage qui a servi de
bréviaire initial à la société polie, le Courtisan de 13. Caslifrlione,
livre 1", où T • incivilité ■■ de la caste guerrière est pareillement
tancée.
f)0 ÉTUDES d'histoire LITTERAIRE.
avec de semblables fantoches. Et le frère d'un cor-
respondant très cher de Mme de Sévigné, les cousins
d'un protecteur obstiné de La Fontaine ne sauraient
être les porte-paroles d'une littérature grotesque et,
de propos délibéré, tarabiscotée et artificielle.
Molière remarque dans la préface des Précieuses
ridicules « que les plus excellentes choses sont sujettes
à être copiées par de mauvais singes, qui méritent
d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il
y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de
la Comédie ». F. Brunetière veut, au contraire*, que
cette cinglante petite pièce s'en soit pris à « toutes les
précieuses de Paris ou de la province, les illustres
comme les ridicules, à fond et indistinctement » : véri-
fication faite, il semble préférable de croire à la sin-
cérité de Molière et d'admettre que la contrefaçon ridi-
cule, avec ses affectations de langage et de manière,
fut vraiment le fait de ce qu'on pourrait appeler le
second ban de la préciosité, le premier ayant simple-
ment commencé à constituer le type de sociabilité
— curiosité des œuvres littéraires actuelles, admission
des femmes au jugement des choses de l'esprit, exclu-
sion de tout ce qui sentait sa spécialité — qui a été
une des caractéristiques de la civilisation française.
1. La Société précieuse au XVIP siècle. {Revue des Deux-Mondes du
15 avril 1882 et Nouvelles Études critiques, t. I.)
LES THÉORIES DE LAVATER
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
Aussi vieille, sans doute, et aussi éternelle que la
curiosité humaine et que le désir de déchiffrer les
âmes et les destinées sur les simples apparences
physiques, la science des visages semble émerger
épisodiquement de Tempirisme des tireurs d'horo-
scopes et des aventuriers, de l'intuition courante des
bonnes gens, pour gagner les régions de la science et
de la littérature. La Renaissance italienne, merveil-
leusement avisée, avec un Alberli ou un Léonard de
Vinci, des mystérieuses correspondances du physique
et du moral, tente de mettre en forme, dans les écrits
d'Équicola et de Délia Porta, ses impressions, ses
secrets ou ses subtiles déductions : mais il ne reste
bientôt, de cet effort qu'il serait aisé de rattacher
à la fois à la notion de Tunité du monde et à la résur-
rection enthousiaste de l'individualisme, que des
curiosités éparses chez les érudits, une défiance assez
générale à l'endroit d'une science prétendue que des
aigrefins, communément italiens, ne se lassent pas
d'exploiter. Montaigne estime que « c'est une faible
garantie que la raine », mais qu'il y a néanmoins
52 ETUDES D flISTOIRE LITTERAIRE.
« quelque art à distinguer les visages débonnaires
des niais; les sévères, des rudes; les malicieux, des
chagrins; les dédaigneux, des mélancoliques, et
telles autres qualités voisines... d'en pronostiquer les
aventures futures, ce sont matières que je laisse
indécises'. » C'est cependant Fauteur des Essais que
cite, à un siècle de là, l'auteur d'une Défense de la
physionomie'^ : « Science conjecturale » assurément,
mais qui renferme sa très grosse part de probabilités.
Seulement « il n'appartient pas à tout le monde d'être
physionomiste. L'art et l'étude y ont peu de part.
C'est un enthousiasme divin qui, à l'aspect d'une
personne, fait découvrir les plus secrets mouvements
de son âme. »
A cette apologie de 1' « enthousiasme divin » néces-
saire au physionomiste, ne répond en général que le
dédain, ou que la simple constatation des indices qui
n'échapperont jamais à un œil exercé. « Il n'est rien
de plus trompeur que la physionomie, écrit Vigneul-
Marville, et ceux qui prétendent avoir l'art de con-
naître l'esprit et les mœurs des personnes par les
traits de leurs visages, se trompent souvent eux-
mêmes, et ceux qui les croient. Quelque chose qu'on
puisse dire, il n'y a point de règles certaines de cet
art^. » Ch. Perrault se contente d'admettre que le
visage humain offre à l'ingéniosité divinatrice deux
sortes distinctes de caractères physionomiques, dont
les premiers seuls pourraient révéler le tréfonds de
l'être : les « traits », qui sont donnés, fondamentaux
et innés chez chacun, et les « mouvements »,qui sont
1. Essais, livre III, ch. xii : De la physionomie.
2. La Fèvrerie dans le Mercure galant de février 1702, p. 8.
3. Vigneul-Marville, Mélanges d'histoire et de littérature, t. II,
p. 435 de la i" édition. Paris, 1740.
LES THÉORIES DE LAVATER. 53
le résultat de causes multiples et qu'on aurait sans
doute grand tort d'interpréter comme des « signa-
tures astrales ' ». Leljrun recommande surtout, aux
artistes, l'étude de l'expression, de sa concordance
avec les sentiments. Un observateur de profession
comme La Bruyère s'en tiendrait, vers le même
temps, à la simple pénétration intuitive : « Il n'y a
rien de si délié, de si simple, et de si imperceptible,
où il n'entre des manières qui nous décèlent"... »
Défiance d'esprits amoureux d'évidence, à l'égard
d'une science incertaine au premier chef, aussi peu
ferme dans ses principes que dans ses vérifications?
Répugnance d'une époque très confiante dans la
puissance de l'éducation, de la culture, de la vie de
société pour des conjectures qui risquent d'attribuer
à la fatalité du sang une part indiscrète dans la déter-
mination de l'être humain? 11 est évident, en tout
cas (à part une vogue très notable du « merveil-
leux » de tout genre aux environs de 1700), que les
temps ne sont guère favorables à des spéculations
fort poussées en cette matière. Ils ne le sont guère
plus à un emploi conscient des données physiono-
miques dans le roman — le genre littéraire le plus
susceptible cependant, par sa forme môme, d'établir
des correspondances systématiques entre. la psycho-
logie, la conduite, la destinée de ses personnages et
leur signalement extérieur.
On ne trouve pas, en effet, en parcourant la galerie
de portraits qu'offrent les personnages de l'ancien
loman, beaucoup de physionomies qui soient l'indice
1. Ch. Perrault, Parallèle des anciens et des modernes, t. IV, p. 62.
2. La Bruyère, Du mérite personnel, t. I, p. 12(5 de l'éd. Jouaust.
La suite de la pensée de l'auteur des Caractères anoonce ù sa
manière la théorie de la démarche.
54 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
et le reflet matériel d'une disposition intérieure. Le
souci de fixer par des mots les particularités d'un
visage inspire bien, vers 1660, toute une mode qui
tente de rivaliser avec l'art des maîtres hollandais,
des Philippe de Champaigne et des Petitot : mais
cette curiosité passe dans les collections de « por-
traits » et dans les jeux d'esprit des salons % sans
guère toucher les procédés des romanciers. Elle a en
effet à lutter, dans ce domaine, avec la manie de
la description métaphorique , puis avec l'idéalisme
simplificateur ot abstrait du classicisme : Mandane
du Grand Cyriis aura « le teint si éclatant, si lustré,
si uni et si vermeil, que la fraîcheur et la beauté des
plus rares fleurs du printemps n'en saurait donner
qu'une idée imparfaite » ; la princesse de Clèves
restera blonde et w blanche » , et Valincourt raillera son
futur mari de juger de son caractère sur ces simples
apparences. Le réalisme dans le roman, toujours
volontiers burlesque, ne fera guère état, de son côté,
que des verrues et des déformations de ses person-
nages. Et l'on ne peut guère citer que dans les romans
de Des Challes des signalements circonstanciés où
s'affirme une véritable corrélation entre certains traits
physiques et des dispositions morales; témoin ce
portrait d'une jeune fille- qui fait prévoir « la femme
qu'on n'épouse pas » de Dumas fils : « Elle était d'une
taille moyenne, la peau un peu brune et rude, la
bouche un peu grosse ; mais on lui pardonnait ce
défaut en faveur de ses dents qu'elle avait admi-
rables, les yeux bruns et étincelants; un peu maigre
1. CL les Recueils des portraits et éloges publiés chez Sercy en 1668
et le Recueil Conrart.
2. Cf. Max Freiherr von Waldberg, Der empjindsame Roman in
Frankreich. 1. Strassburg-Berlin, 1906, p. 412.
LES THEORIES DE LAVATER. SS
et un pou veine, et toujours jxlle; tous sig-nes qui
montraient son penchant aux plaisirs de l'amour».
Mais déjà, avec ces romans d'un homme qui semble
sôtre frayô très consciemment sa voie indépendante
entre la « stylisation » classique et la sentimentalité
des auteurs féminins, nous sommes au début du
xviii'' siècle. II semble qu'il faille enjamber la plus
grande partie de ce temps pour trouver de nouveau
une diffusion réelle d'idées physiognomoniques. Car
aux yeux de la plupart des romanciers de l'Age
intermédiaire, mémo réalistes, mémo attentifs à
lous les remous de la vie de l'âme, c'est V expres-
sion qui importe. Pour Marivaux, pour l'abbé
Prévost ', les « jeux de physionomie », la « tournure
de mine », — toute la « dynamique », si l'on peut
dire, des manifestations psychiques — font tort à une
'< statique » plus secrète qui pourrait s'inscrire dans
les traits du visage au repos.
Les controverses touchant la légitimité de la phy-
sionomie se poursuivent cependant, entre théoriciens
que Ihistoire naturelle, la pédagogie, l'esthétique,
peuvent placer en face de ces questions. Mais, là
encore, on accorde plus, en général, au résultat de
la vie sociah; ou aux manifestations dont elle est le
puini de départ, qu'à la donnée primordiale de la
Miiliirc et à la première mise, en quelque sorte, que
riioniiui' apporte avec lui. Rousseau en vent au
1. (^r. le Paysan parvenu de Marivnuv : ■■ je n(î sais quoi de franc
dans ma physionomie » ; . l'd-il vif (pji anmini.ail un peu d'es-
prit ol qui ne mentait pas tolaleincnt. ■>
S6 ETUDES J) FIISTOIRE LITTERAIRE.
« maséfue » de Fliommo du monde de lui cacher
l'indice du vrai moi; il admet d'ailleurs une com-
binaison de signes primitifs et de signes acquis dans
toute physionomie. « On croit, dit-il au livre IV de
VÉmile, qu'elle n'est qu'un simple développement de
traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je
penserais qu'outre ce développement, les traits du
visage d'un homme viennent insensiblement à se
former et prendre de la physionomie par l'impression
fréquente et habituelle de certaines affections de
l'âme. Ces affections se marquent sur le visage,
rien n'est plus certain; et quand elles tournent en
habitude, elles y doivent laisser des impressions
durables... » D'ailleurs, Rousseau ne croit pas à la
possibilité de fonder une étude sérieuse de ces
indices. « Voilà comment, continue-t-il, je conçois
que la physionomie annonce le caractère, et qu'on
peut quelquefois juger de l'un par l'autre, sans aller
chercher des explications mystérieuses qui supposent i
des connaissances que nous n'avons pas. »
BufFon, qui examine de si près les nuances des
yeux et la plantation des cheveux, s'en tient néan-
moins, lui aussi, aux indices fournis par les traits
« en mouvement ». « Lorsque l'âme est agitée, la face
humaine devient un tableau vivant, où les passions sont
rendues avec autant de délicatesse que d'énergie, où
chaque mouvement de l'âme est exprimé par un trait* » .
A plus forte raison les « signes pathétiques »,
au détriment du possible témoignage des traits au
repos, enchanteront-ils, en plein xviii^ siècle, les
amis de Vexpression, ceux qui, avec Diderot, s'ima-
ginent qu'en peinture, au théâtre, comme dans l'état
i. De Vhomme, § VII.
LES THEORIES DE LAVATER. 57
Spontané de riiumanité, toutes les impressions, les
états d'ame, les émotions doivent s'accompagner
d'une sorte de signalement presque immuable : la
vie de société en atténue l'énergie, et il convient que
lart en retrouve le dessin efficace et la valeur com-
municative. Parmi tant de bras ouverts à des enfants
prodigues, de larmes suspendues à des cils éplorés
de veuves et de mères, parmi tant de poings serrés,
de fronts barrés de rides ou de lèvres soulevées par
un pli amer, il n'y a guère de place, dans la litté-
rature, pour des indications d'un autre genre, qui
laisseraient se manifester cette « nature primitive de
l'homme » dont la fin du xviii'' siècle aura bientôt la
hantise, ou qui, en tout cas, rattacheraient les appa-
rences extérieures de l'individu à quelques disposi-
tions fondamentales.
Même les survivances théoriques, en matière de
physionomie, restent dédaignées. L'Année lilléraire,
en 1760, raille les Lellres philosophiques sur les phy-
sionomies de l'abbé Pernetti, qui avaient eu un
succès de curiosité; l'Académie de Berlin, en 1769,
s'occupe de la question sans adhérer aux conclusions
de cet ecclésiastique ^ Il fera pourtant figure de
précurseur 2, lorsqu'un enthousiasme quasi-européen
saluera les travaux du pasteur zurichois qui va être
pour longtemps l'apôtre d'une science singulièrement
séduisante, à la fois enrichissement de la connaissance
de Ihomme, semblc-t-il, et vue générale sur Thar-
monie de la création.
i. Histoire de r Académie de Berlin, année 17G9, p. 437.
2. Son cousin Peniotli onlnaient le :)() septembro I7.SG le libraire
Hoyoz d'une fusion possil>le do divers ouvraf^es (dont ceux de
l'abbé) avec le livre de Lavater. Bibl. municipale de Lyon, fonds
Costc, n" 16 003.
58 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE,
La France entretenait avec la Suisse des relations
trop anciennes et trop étroites^ pour ignorer long-
temps cette synthèse oîi Lavater entreprit de systéma-
tiser des vues contestables, de vieilles notions
empiriques, et tout un détail de remarques et de
conjectures qui trahissent tantôt une faculté d'ob-
servation très aiguë, tantôt la fausse naïveté d'un
demi-savant qui finit par être dupe de lui-même
et par ne plus bien distinguer entre des vérités
acquises et des hypothèses invérifiables. A tout
cela s'ajoutaient une onction de vicaire savoyard ?
qui ne fut pas le moindre de ses moyens de séduc-
tion, et une admiration enthousiaste pour les voies
de la Providence, telles que les révélaient les mysté-
rieuses concordances qu'il se tiattait de pénétrer :
et ce n'est pas sans raison qu'une génération élevée
dans le culte des « âmes sensibles » fut souvent
tentée de révérer en lui « le fils qu'aurait eu Fénélon,
s'il n'avait été un saint prélat ». En cinq fois, de 1772
à 1778, Lavater publia le résultat de ses observations.
De bonne heure, le charme opéra en France. Un des
intermédiaires les plus efficaces entre le pasteur zuri-
chois et le public français fut le poète alsacien
Pfeffel, qui dirigeait à Colmar une Académie militaire
et recevait, dans ce carrefour de rEuropcque n'a pas
cessé d'être l'Alsace, les visiteurs les plus divers :
Lavater et les jeunes écrivains allemands du Siurm
iind Drang, Seb. Mercier et Cagliostro, Grimm et
1. D. Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rous-
seau à B. de Saint-Pierre. Paris, 1907, p. 55.
LES THEORIES DR LAVATER. 59
Alfieri, de Pange et l'abbé Grégoire figurent parmi
les hôtes successifs de la maison \ C'est là que le
jeune Custiue, élève de l'Académie, va se prendre
crenlhousiasme pour Lavater : « sa ferveur était si
grande qu'il ne put s'empêcher de l'exprimer dans
une lettre. Une réponse de Lavater fit au jeune comte
une joie infinie"- ».
Plus encore, en eiret, que la lettre imprimée et les
vignettes gravées de ses ouvrages, l'ascendant per-
sonnel du prédicateur philanthrope, le déconcertant
mélange de religion, d'ingénuité et de rouerie dont
témoignait sa conversation, semblent avoir exercé
une action singulière sur les esprits. Lavater est avec
Gessner, et en attendant KIopstock à Hambourg et
Gœthe à Weimar, le premier écrivain de langue
allemande qui ait trouvé chez des Français une
admiration sympathique, due a des particularités de
manières et d'esprit où l'âge antérieur aurait vu des
bizarreries et des ridicules, et où cette génération-ci
trouve de touchantes nouveautés.
Une visite à Lavater, avec une consultation physio-
nomique s'il est possible, fait partie des rites obligés
d'un voyage en Suisse. Dès 1777, Ramond de Carbon-
nières s'enflamme à son voisinage. « J'ai vu sans
émotion plusieurs hommes célèbres, je n'ai })oint
trouvé dans leur commerce l'espèce d'enchantement
(pie leur nom seul inspire; Lavater seul a surpassé
mon attente... .le l'ai vu dans l'intérieur de sa maison,
au milieu de ses affaires comme dans ses délasse-
ments, partout je l'ai trouvé simple, grand, intéres-
sant. On a beau critiquer son système et son ouvrage,
1. G. K. PfefTel, Fremdenbuch, hrsg. von II. Pfaiinenschmid.
Colmar, 1892.
2. /6k/., p. 42.
60 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
les doutes cessent quand on l'entend, et l'on ne peut
être son ami sans devenir son disciple* ». Le même
charme opère sur La Borde en 1781. « Ceux qui ne
font que le lire se rendent rarement à ses raisons;
mais on dit que ceux qui l'écoutent ne peuvent résis-
ter au charme impérieux de sa brûlante éloquence ; il
prouve, ou paraît prouver tout ce qu'il avance; et
son air franc, grand, simple, sérieux, doux et majes-
tueux inspire une si grande confiance, qu'on n'est
jamais tenté de former des doutes sur ce qu'il dit 2 ».
Quant à S. Mercier, qui profite de son séjour forcé
en Suisse pour aller voir à Zurich l'enthousiaste
pasteur en 1784, il reconnaît en lui le fils spirituel de
Fénelon et revient féru de physiognomonie ^. Même
des visiteurs moins disposés à l'exaltation laissent
agir cette influence d'une individualité singulière ; le
baron de Frénilly, en 1787, trouve que sa personne,
sa voix, sa conversation respiraient la simplicité, la
candeur et la vérité », mais sans admettre que ses
« fables » aient plus qu'un « principe de vérité '*. »
Hérault de Séchelles et Saint-Fargeaud, l'avocat
Target, de Mézy et Rolland de Chambaudoin, con-
seillers au Parlement de Paris, Grimod de la Reynière
et l'abbé Grégoire s'honorent d'être ses correspon-
dants.
Quant aux femmes, comment n'auraient-elles pas
été disposées à se soumettre à l'enthousiasme per-
suasif du mage zurichois, et à justifier du même coup,
1. Lettres de M. William Coxe à M. W. Mebnolh, sur Vétat politique,
civil et naturel de la Suisse; traduites de l'anglais et augmentées
des observations faites dans le même pays, par le traducteur.
Paris, 1781, p. 126.
2. (La Borde). Lettres sur la Suisse. Genève, 1783, t. I, p. 124.
3. L. Béclard, Séb. Mercier. Paris, 1903, p. 461.
4. Souvenirs du baron de Frénilly, p. p. Ghuquet. Paris, 1908, p. 59.
LES THEORIES DE LAVATEU. 61
par son système, les pressentiments et les intuitions
qui ont de tout temps constitué une « physiogno-
monie » féminine * ? Mme Roland voit Lava ter à Zurich
en 1787 et reste en relation avec le « célèbre pasteur,
connu par ses écrits, sa brillante imagination, son
cœur alîectueux et la pureté de ses mœurs - ». Mme de
Genlis, qui a des « principes » ditîércnts de ceux de
Lavaler, en cette matière, et qui « ne juge que par
Texpression du sourire », ne laisse pas de tirer vanité
de son interviewa Mais la plus flatteuse rencontre
est celle qui mettra Mme de Cusline, en 1797 ou 1798,
en face de Lavater, devenu dès 1789 et redevenu,
durant l'émigration, l'ami de sa mère Mme de Sabran.
En l'apercevant, il se tourna vers celle-ci et s'écria :
« Votre fdle est transparente! On lit à travers son
front! Jamais je n'ai vu tant de sincérité!* »
Les vicissitudes de la Révolution, loin de diminuer
la notoriété de ce voyant helv^que, lui valent en
efl'et la visite de nouveaux pèlerins. Le sage et tolé-
rant ami de la liberté avait tenté, par l'entremise de
Roland, de sa femme et dHéraultde Séchclles, d'agir
sur le cours des événements et de modérer les
rigueurs qui frappaient la maison royale, l'aristo-
cratie, le clergé : effort inutile, ({ui du moins laissera
Lavater particulièrement pitoyable à l'émigration'.
On ne se lasse pas de lui demander des consulta-
tions, même quand le hasard d'un voyage l'amène
près des champs de bataille : il tire en 1791 le sinistre
1. G. Finsler, Lavaters Beziehungen :u Paris in dcn Hcvolu-
tionsjahren 1789-1795. Zurich, 1808.
2. Mme Roland, Mémoires particuliers, éd. Daubaii, p. 177.
■i. Souvenirs de Féiicie, p. 91.
4. A. Hardoii.x, Madame de Custine. Paris, 188S, p. 126.
."). Neuilly, Souvenirs et Correspondance, Paris, 1805, p. 201.
62 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
horoscope du comte Charles de Sombreuil *. Et quand
lui-même tombe blessé à mort par une main française,
le commandant de Tarméc républicaine exprime à sa
veuve les condoléances les plus pathétiques-.
Des relations personnelles de ce genre, une occulte
action de bonne heure exercée sur les sectateurs
français du magnétisme animal et du somnambu-
lisme, Bergasse et Pougens, Mmes de Bourbon et
de Chastené, une sympathie latente avec certaines
intuitions de Saint-Martin lui-même, « le philosophe
inconnu », avaient fait de Lavater un des inspirateurs
invisibles et lointains de Textraordinaire efferves-
cence qui agita les esprits avant la Révolution. Ses
études physionomiques, bien qu'elles se rattachent à
ce côté de son activité où le piétisme voisine avec les
sciences magiques, avaient malgré tout une allure
moins ésotérique. Dès 1778, il s'était préoccupé de
faire mettre en français, non l'original allemand de
son ouvrage, mais une refonte qu'il avait lui-même
entreprise. « Il y travaille d'arrache-pied, écrit
Gessner à Meister le 11 octobre; je me demande ce
que les Français en diront et s'ils se laisseront jeter
de la poudre aux yeux... » Et Meister répond le 22 :
« Si la copie ressemble à l'original, nous n'aurons
guère pour lecteurs que quelques convulsion-
naires ou quelques disciples échappés de l'école de
Mme Guyon. J'en suis fâché, avec le fonds d'esprit et
1. Souvenirs et Fragments du marquis de Bouille. Paris, 1908,
t. Il, p. 144.
2. Cf. le Publiciste, 10 pluviôse an IX.
LES THEORIES DE LAVATEU. 63
de génie qu'on trouve dans ses quatre volumes on
pourrait sans doute faire un ouvrage assez intéres-
sant, mais comment se résoudre à chercher quelques
vues ingénieuses, quelques observations pleines de
finesse et de tact dans un aussi énorme fatras de
folies et de platitudes.... ^ »
Ll'Jssai sur la Phijsiognomonie, desliné à faire
connaître r/ionune et à le faire aimer, par Jean
Gaspard Lavaler, citoyen de Zurich et ministre du
Sain t- fil vangile-, est le résultat de ce labeur, auquel
lauleur associa, pour la rédaction française, Mme de
la Fite, femme d'un pasteur à La Haye, Gaillard et
Renfner : trois volumes luxueusement édités, munis
de gravures démonstratives et de déférentes dédi-
caces, mais qui durent attendre jusqu'en 1803 le
complément d'un quatrième tome, les Règles physio-
gnomiques, ou Observations sur quelques traits carac-
téristiques ^. Or c'est à vrai dire ce volume, différé
jusqu'après la mort de l'auteur, qui renfermait le
détail de la méthode de Lavater, les applications
réellement pratiques d'un système qui était surtout
justifié, expliqué, comparé dans les trois volumes
publiés à la date de 1786.
Par là s'explique sans doute le vague où reste, à la
lin du XVIII'' siècle, l'influence de Lavater en France.
11 faut savoir l'allemand pour aborder, dans le texte
original, les exercices de divination psychologique
dont sa méthode doit fournir la clef; ou bien, après
avoir vu opérer, dans son logis zurichois, « le scru-
tateur de pensées », on s'ingénie h imaginer les
principes d'après lesquels sa clairvoyance a reconnu
1. Archiv de Hcrrip, 1008, 3-4, p. 371.
2. La H ave, 1783-6.
3. La Haye et Paris, an Xl-iSÛ3.
64 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
en Roland une « âme droite et sage », une nature
« bonne et fidèle » chez sa femme, et, à travers la
séduction « enchantée » d'Hérault de Séchelies, un
caractère que l'adoration des femmes et une imagi-
nation trop inflammable risquent de mènera sa perte.
Cette manière tout intuitive de pratiquer la physio-
gnomonie aboutit simplement à l'enthousiaste affir-
mation des merveilleuses correspondances que la
divinité a mises dans l'âme et dans la figure humaines.
« O visage de Thomme, s'écrie Séb. Mercier, ô miroir
plus vrai, plus expressif que son geste, son discours
et même son accent, tu peux te déguiser quelquefois ;
mais tu ne peux éteindre ce rapide éclair qui part de
l'âme... Le poète doit croire à la physionomie : tout
considéré, elle est moins fautive que toute autre
apparence. On forme son langage, ses manières, son
ton, son attitude, son style; mais la physionomie,
moulée, pour ainsi dire, par le caractère intérieur,
est indestructible comme lui.... L'homme de génie ne
se distingue-t-il pas au premier bond? Sa physio--
nomie le caractérise ^.. »
Mais, pour un « génie » aussi aisément discernable,
qu'il est difficile de découvrir chez des centaines de
médiocrités les éléments primordiaux du caractère!
Un M. Mallet, qui a lu les Fragments de Lavater, lui
demandait des éclaircissements qu'il confiait à V Année
liitéraire^. Mme Roland, avant de s'enflammer pour
le vénérable Zurichois, sous l'action de son prestige
personnel, n'avait pas trouvé assez méthodique le
début de sa publication, que son ami Bosc lui avait
fait connaître, et qu'elle jugeait bien coûteuse pour
1. Mon bonnet de nuit. Neuchàtel, 1784, t. îl, p. 126;
2. Année littéraire, 1786, t. VI, p. 333.
LES THEORIES DE LAVATER. 65
co qu'on y découvrait. « On cherche avidement une
suite de propositions, de principes qui fassent la base
de la science physiognomique; on ne trouve que des
descriptions, des portraits...' » Cela ne Fempèche
pas de tracer son propre dessin « physiognomique »,
un peu comme les précieuses de 1660 détaillaient les
particularités de leur visage. Mais quelles difl'érences
dans l'orientation respective de ces portraitistes litté-
raires! Et comme on sent qu'un siècle de curiosités
naturalistes a succédé à une époque de « stylisation »
et d'abstraction plus ou moins cartésienne!
Les railleries à l'adresse de la clairvoyance de
Lavater ne manquent pas. La plus célèbre est la
brochure où Mirabeau, bien qu'il fût l'obligé du
pasteur zurichois, aiïectait de le mettre au même
rang que Cagliostro et entendait démasquer en lui un
composé bizarre d'instruction et d'ignorance, un
dévot et un magicien, un voluptueux et un mys-
tique - : ce libelle, auquel Lavater dédaigne de
répondre, fait prévoir les attaques qui ne tarderont
pas à assimiler le système tout entier à une des mani-
festations les plus condamnables de l'illuminisme,
du dangereux mysticisme qui met en péril la civili-
sation européenne.
Chemin faisant, la doctrine physionomique occupe
le public et gagne des adhérents. Le Journal de
Lausanne en fait ronnaîtro quelques points en 1792.
J.-J. Sue, en 1797, extrait des œuvres de Lavater la
1. LeUres de Mme Roland, éd. Perroud. Paris, 1900-2, t. I, p. 309,
314, 334 (1784). Cf. ses Mémoires, éd. Perroud, Paris, 1905, t. II,
p. 98.
2. Lettre du comte de Mirabeau à M... sur MM. Cagliostro et
Lavater. Rerlin, 1786. Cf. Stern, Mirabeau und Lavater. Deutsche
Rundschau, 1903-4, t. II, p. 448.
b
66 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
partie la plus substantielle et l'insère dans son Essai
sur la physiognomonie des corps vivants, considérés
depuis l'homme jusqu'à la planle, dont la Décade
philosophique parle avec éloge*. Quand Lavater
meurt, le Publicisle du 4 pluviôse an IX publie une
apologie de l'homme et de la doctrine, et s'élève
contre les « sophistes intolérants » qui ont pu
s'acharner à le dénigrer et à le tourner en ridicule,
parce qu' « amoureux de leurs systèmes, bouffis d'or-
gueil, se croyant les oracles de la raison universelle »,
ils s'indignaient « de ce que Lavater ne se prosternait
pas devant leurs réputations usurpées ».
Nous rencontrons la même impatience des objec-
tions sceptiques dans une note de VEssai sur les
Révolutions : Chateaubriand émigré, d'ailleurs, ne
néglige pas d'appliquer les indications de Lavater
sur la graphologie ^ se faisant fort de lire dans le fond
des âmes médiocres et fermées au moyen de ces pro-
cédés que « notre siècle raisonneur a trop dédai-
gnées... Toute l'antiquité a cru à la vérité de cette
science, et Lavater l'a portée de nos jours à une
perfection inconnue. La vérité est que la plupart des
hommes la rejettent parce qu'ils s'en trouveraient
mal. Nous pourrions du moins porter son flambeau
dans l'histoire. Je m'en suis servi souvent avec
succès dans cette partie. Quelquefois aussi je me
suis plu à descendre dans le cœur de mes contempo-
rains. J'aime à aller m'asseoir, pour ces espèces
d'observations, dans quelque coin obscur d'une
promenade publique, d'où je considère furtivement
les personnes qui passent autour de moi. Ici, sur un
1. Décade philosophique, an V, t. III, p. 267.
2. Cf. A. Le Braz, Au pays d'exil de Chateaubriand. Paris, 1909,
p. 44.
tES THEORIES DE LAVATER. 67
front à demi ridé, dans ces yeux couverts d'un nuage,
sur celle bouche un peu enlr'ouvcrte, je lis les
chagrins cachés de cet homme qui essaye de sourire
à la société; là, je vois sur la lèvre intérieure de cet
autre, sur les deux rides descendantes des narines, le
mépris et la connaissance des hommes percer à travers
le masque de la politesse; un troisième me montre
les restes d'une sensibilité native étouffée à force
d'avoir été déçue... ' »
Un aulre émigré, un peu plus tard, s'en prenait au
contraire à cette révélation prétondue des caractères
par les dehors, comme à la coupable et inquiétante
intrusion des sociétés secrètes allemandes — et peut-
être françaises — sur la sécurité civile. La connais-
sance de ces signes, telle que l'abbé Barruel l'extrayait
d'instructions envoyées à des « illuminés majeurs » -,
semblait être l'habileté fondamentale de ces recru-
teurs dun nouveau genre : il y avait là une pratique
insidieuse des groupements occultes auxquels on
attribuait la Révolution, — et, par conséquent, une
fâcheuse doctrine que devait rejeter la conservation
sociale...
Les idées de Lavater, chemin faisant, ont rencontré
la vogue passagère dont jouit dans toute l'Europe
une doctrine qui présente, dans les applications pra-
liiiues que le grand public en voudrait tirer, de
grandes analogies avec la physiognomonie : le sys-
tème de Gall. Assurément, la littérature n'a pas grand
chose à extraire de celui-ci. Les gens un peu informés,
d'ailleurs, se rendent compte que sur un point seule-
ment, — la correspondance relative de la forme exté-
1. Hssai, i" partie, chap. xix.
2. Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme. Hambourg,
1798, t. m, p. VJ; t. IV, p. 39.
68 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Heure de la boite crânienne à la construction inté-
rieure du cerveau, — « la doctrine du docteur Gall se
trouve en contact avec la science réchaufjfée par
Lavater, dans les dernières années du siècle précé-
dent », et que « ce serait la mal juger que de la
prendre pour une physiognomonie^ » Mais il va sans
dire que pour le commun des gens, c'est bien une
divination qui vient compléter les horoscopes lava-
tériens : on palpera, dans les salons, la bosse de
l'imagination, de la bonté ou du « penchant au
larcin » avec la même désinvolture qu'on mettait à
interpréter « l'œil pendu » qui laisse paraître le blanc
de la cornée au-dessous de l'iris, ou la gencive trop
visible sous le retroussement de la lèvre supérieure.
Aussi les deux systèmes sembleront-ils avoir lié
partie^, et peut-être au détriment de celui de Lavater.
Il garde, au début du xix° siècle, une apparence
quelque peu mystérieuse : il se rapproche de la bonne
aventure, ou peu s'en faut, dans une publication
comme celle-ci, qui est de 1801 : Le Petit Lavater, ou
tablettes mystérieuses; almanach dans lequel on trouve
le télescope de l'astrologue, le symbole de la sagesse et
de la justice, d'après les savants Égyptiens et le
petit Lavater; fin du grand Lavater; ce qu'il a fait,
ce qu'il a dit en mourant... A peine réhabilité par les
deux volumes de 1802, Physiologie, ou l'art de con-
naître les hommes sur leur physionomie, qui avaient
précédé la fin de la traduction de l'original, Lavater
est l'objet, en 1807, d'une sérieuse publication due à
1. LeUre de Charles Villers à Georges Guvier sur une nouvelle
théorie du cerveau par le D' Gall. Metz, 1802, p. 39.
2. X.Sur les systèmes de Lavater et du D' Gall, dans le Publicistedu
13 février 1806; Exposition de la doctrine physionomique du D' Gall,
dans la Biblioth. franc, de Pougens, nov. 1803.
LES THEORIES DE LAVATEIl. 69
un médecin de valeur, Moreau de la Sarihe, qui, dans
son Ar( de connaître les hommes par la phi/sionomie,
ordonne et complète sur quelques points les données
du maître. Mais les objections ordinaires n'ont pas
cessé d'avoir cours; et il est probable que Désaugiers
répondait à la défiance générale en représentant, dans
son Avis au public, ou le Physionomiste en défaut^,
les méprises du provincial Jeannin, que sa perspicacité
prétendue, en matière de physiognomonie, n'empê-
chait pas d'être bon fTonnement berné.
Détail significatif : ce sont les hommes que leur
destinée a mis dans la situation de « connaisseurs
d'Ames » par excellence qui font à Lavater les plus
graves objections. Manque de souplesse, dit le prince
de Ligne, d'un système qui prétend fournir des
indications générales en des cas où l'infinie variété
des apparences ne souffre que des observations de
détail ; « Lavater et ceux qui travaillent dans son genre
ont tort s'ils s'imaginent que les yeux de tel pays
disent ce que les mêmes yeux expriment dans un
autre. Les figures diffèrent comme les langues-... »
Charlatanisme, affirme Napoléon, d'une doctrine qui
procède inconsidérément aux plus hâtives associations
d'idées. « A peine voyons-nous les traits d'un homme,
que nous voulons prétendre connaître son caractère.
La sagesse serait d'en repousser l'idée, de .neutraliser
ces circonstances mensongères. Un tel m'a volé; il
avait les yeux gris; depuis, je ne verrai plus d'yeux
gris sans l'idée de la crainte du vol, etc.'' » En face
i. Opéra-comique en deux actes, musique de Piccini; Opéra-
Comi([uc, 22 novembre 1806.
2. Lettres el pensées du maréchal prince de Ligne, coll. Uarriùre,
p. 2i.
3. Mémorial de Sainte-Hélène, iuiWel 1810. Paris, 1823, t. V, p. 83.
70 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
de ces réalistes, il n'y a guère, avec les médecins
attentifs aux relations du physique et du moral, que
des rêveurs, presque des mystiques, pour rester
fidèles, au début du xix* siècle, à Tadmiration sou-
levée par Lavater à la fin de FAncien Régime. « Si
je vous accorde que Lavater est un enthousiaste,
écrit Senancour, vous m'accorderez qu'il n'est pas un
radoteur. Je soutiens que de trouver le caractère et
surtout les facultés des hommes dans leurs traits,
c'est une conception du génie, et non pas un écart de
l'imagination... Au reste, nulles recherches peut-être
ne sont moins susceptibles de la certitude des sciences
exactes'... »
Pour trouver enfin une conciliation de tant de vues
contradictoires, et surtout une vivante utilisation de
données restées si longtemps suspectes ou spéciale-
ment techniques, il faut arriver au plus grand pétris-
seur de masques de la littérature moderne, Balzac.
Rechercher ce que doit à Lavater Fauteur de la
Comédie humaine, c'est préciser l'origine de maintes
correspondances physiques et morales, assignées à ces
personnages dont la galerie fait concurrence à l'état
civil par l'allure vivante autant que par le nombre; et
c'est, du même coup, ramener à leur source bien des
signalements physiologiques attribués à leurs héros, à
la suite de Balzac, par des romanciers français plus
récents. C'est esquisser aussi un paragraphe de ce
chapitre, La philosophie scienlifique dans l'œuvre de
1. Oberman, lettre LI.
LES THEORIES DE LAVATER. 71
Balzac, qu'ont en général négligé biographes el
critiques'.
Sans doute une partie des indications signalétiques
employées par le grand romancier pourindividualiscr
tout un peuple de héros ou de comparses lui auraient-
elles été suggérées par l'observation, ou par les on-
dit traditionnels en matière de physiognomonie; et,
de même, quelques-unes de ses hypothèses les plus
caractéristiques, en fait de biologie humaine, lui
seraient venues aisément d'ailleurs, même avant
GeolTroy Saint-Ililaire : cependant le nom de Lavater,
le code « lavatérien » des visages et de leur signifi-
cation se trouvent trop expressément associés, dans
son œuvre, à la dilTérenciation physique de ses per-
sonnages, pour qu'il ne faille pas se préoccuper en
toute première ligne de cette méthode qui permettait
de lutter contre l'uniformité apparente et les « types
clTacés » du xix" siècle niveleur.
C'est le 20 août 1822 que le jeune écrivain mande à
sa sœur, avec une satisfaction où la vanité du proprié-
taire le dispute à l'impatience du néophyte ; « J'ai
acheté un superbe Lavater qu'on me relie. » Sans
doute s'agit-il de la belle réédition, publiée en 1820
par le docteur Maygrier, du Lavater qu'avait donné
Moreau de la Sarthe en 1807, avec les six cents
gravures qui en illustraient le texte ^ On- y trouvait,
au tome II, un large développement sur l'homogénéité
des corps humains propre à justifier lambition qu'eut
de bonne heure le romancier, de « coordonner ses
créations » : il préparait Balzac ;'i adopter d'enthou-
1. Cf. A. Le Breton, Balzac. Paris, 100."), p. 99 et suiv., où l'im-
portance de cette riuestion est signalée.
2. L'An (le connaître les hommes par la physionomie. Paris, 1820,
10 vol. in-8".
72 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
siasme, à quelques années de là, l'hypothèse de l'unité
organique ' .
... Une partie tient à l'autre comme à sa racine... Chaque
partie d'un tout organique est semblable à l'ensemble et
en porte le caractère... Comme chaque partie du corps se
trouve en rapport avec le corps auquel elle appartient, la
mesure d'un seul membre, d'une seule petite jointure du
doigt, peut servir de règle pour trouver et pour déterminer
les proportions de l'ensemble, la longueur et la largeur du
corps dans toute son étendue... C'est ce qui fait que chaque
corps organique compose un tout dont on ne peut rien
retrancher, et auquel on ne peut rien ajouter sans qu'il
résulte du désordre ou de la difformité... La nature ne
s'amuse pas à apparier des parties détacliées, elle compose d'un
seul jet; ses organisations ne sont pas des pièces de rapport...
Le corps humain peut être envisagé comme une plante,
dont chaque partie conserve le caractère de la tige...
Il ne s'agissait encore, pour Lavater, que de « l'ho-
mogénéité des corps humains » : mais déjà de tels
articles étaient gros d'encouragements. Cuvier et la
fameuse reconstitution d'êtres disparus dont il ne
reste qu'un os, Geoffroy Saint-Hilaire et la théorie de
l'unité de composition organique transporteront dans
les sciences biologiques cette hypothèse de la parfaite
cohésion des êtres. Pour Balzac comme pour son
Raphaël, « les formes infinies de tous les règnes étaient
les développements d'une même substance, les com-
binaisons d'un même mouvement, vaste respiration
d'un être immense... » D'ailleurs, d'accord avec les
mystiques, il maintient en face des séductions du
panthéisme un dualisme persistant. Bien que « dans
la vie réelle, dans la société, les faits s'enchaînent si
1. Cf. dans Spœlberch de Lovenjoul, Histoir4^ des œuvres de
Balzac. Paris, 1879, les Préfaces de F. Davin.
LES THEOniKS DE LAVATER. 73
fatalement à d'autres faits, qu'ils ne vont pas les uns
sans les autres' », le monde de l'esprit constitue un
domaine distinct, où se meut cette « volonté » dont
Louis Lambert, dans le traité que lui attribue Balzac,
aurait décrit les attributs en se servant d'arguments
empruntés à Mesmer, Lavater et Gall : ordre quasi
transcendant de facultés, métapsychisme auquel se
rattachent les idées du grand romancier sur les
pressentiments et les rêves, les antipathies instinc-
tives, l'action de l'âme à distance et la transmission
de la pensée; car « si les idées sont une création
propre à l'homme, si elles subsistent en vivant d'une
vie qui leur soit propre, elles doivent avoir des formes
insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles
à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines
conditions-. »
Mais l'unité de l'univers empoche des solutions de
continuité de se produire entre le monde de la matière
et celui de l'esprit : nulle part, le contact n'est perdu
de l'un à l'autre, et l'interpénétration reste parfaite.
Sur deux points, en particulier, Balzac se préoccupe,
tout en continuant « l'œuvre analytique dont il por-
tait la synthèse en lui-môme' », de rendre manifeste
l'action réciproque du monde de la volonté et du
monde de la matière.
Dune part, « l'influence exercée sur l'âme par les
lieux est une chose digne de remarque* »; les eaux,
les montagnes, la diversité des milieux naturels et
sociaux impriment leur marque sur le moral de
1. Dernière incarnation de Vautrin, p. 18 de l'éd. iM. Lùvy.
2. Ursule Mirouël, p. 31.').
.3. Inlruducliun de F. Davin pour la i|ualricme édition des Etudes
philii:;iil)ltitiues.
4. La i'cuxine de trente ans, p. 53.
74 ETUDES d'histoire LITTERAIRE.
rhomme. a II est des monuments dont Tinfluence est
visible sur les personnes qui vivent à Tentour »
(Béalrix). « La loi qui régit la nature physique rela-
tivement à rinflucnce des milieux atmosphériques
pour les conditions d'existence des êtres qui s'y déve-
loppent, régit également la nature morale » {Envers
de riiistoire contemporaine). Cette accommodation, ce
« travail d'harmonie intime qui se fait chez les êtres
organisés » {Duchesse de Langeais) détermine peut-
être des caractères que l'hérédité pourra transmettre :
« les êtres humains prennent-ils, comme les autres,
quelque chose aux milieux dans lesquels ils se déve-
loppent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités
qu'ils en tirent? » En tout cas, l'analogie est constante
entre l'être humain et son milieu. Milieu surtout
physique (d'où la nécessité de prolonger les descrip-
tions, « les cadres devraient passer avant les por-
traits ») : Gobseck et sa maison, Guérande et ses
habitants ee ressemblent, « vous eussiez dit de l'huître
et son rocher »; « à Paris, les différents sujets qui
concourent à la physionomie d'une portion quelconque
de cette monstrueuse cité s'harmonisent admirable-
ment avec le caractère de l'ensemble. Ainsi portier,
concierge ou suisse, quel que soit le nom donné à ce
muscle essentiel du monstre parisien, il est toujours
conforme au quartier dont il fait partie, et souvent il
le résume * ». Milieu plus complexe., où des influx
moraux s'ajoutent à des actions physiques : « la
réunion des condamnés est un des plus grands crimes
sociaux » {Envers de F histoire); << La nature, pour
l'employé, c'est les bureaux; son horizon est de toutes
parts borné par des cartons verts; pour lui, les
1. Ferragus, p. 87.
LES THEORIES DE LAVATER. 7F}
circonstances atmosphériques, c'est lair des corri-
dors , les exlialaisons masculines contenues dans
des chambres sans ventilateurs, etc. » [Les Em-
ployés).
Et voici, d'autre part, et à l'inverse, l'action exercée
par le monde moral sur la matière physiologique. Les
matérialistes diraient simplement que la vivacité ou
l'âcreté du sang, le déséquilibre d'un tempérament,
déterminent à la fois le caractère et l'apparence phy-
sique. Pour Balzac, au contraire, « la vie habituelle /^^
fait l'âme, et l'Ame fait la physionomie » {Curé de ' "
Tours). Non pas seulement l'expression du visage
et l'harmonie des traits, résultats « de cette beauté
morale qui réagit sur la forme, et qui, non moins
que les travaux et les veilles, dore les jeunes visages
d'une teinte divine » {Un grand homme de province);
le détail même des linéaments lui semble résulter
d'une sorte de modelage effectué sur la matière
humaine par un influx mystérieux. « La phrénologie et
la physiognomonie, la science de Gall et de Lavater,
qui sont jumelles, dont Tune est à l'autre ce que la
cause est à l'effet, démontrent aux yeux de plus d'un
physiologiste les traces du fluide insaisissable, base
des phénomènes de la volonté humaine, et d'où
résultent les passions, les habitudes, les formes du
visage et celles du crâne'. » C'est cette sorte d'éva-
poration du fluide impondérable qui, pour Balzac,
détermine les modalités de l'être extérieur. Même les
yeux en peuvent être affectés : l'éclat solaire de ceux
de Wilfrid (Séraphita) « annonçait avec quelle avidité
sa nature aspirait la lumière »; ceux de B. Claës
{Recherche de l'absolu) ont « la vivacité brusque que X
1. Ursule Mirouël, p. 'Jl.
76 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Ton a remarqué chez les grands chercheurs de causes
occultes »; le regard de l'avare, celui du voluptueux,
du joueur ou du courtisan, « contracte nécessaire-
ment certaines habitudes indélinissables, des mouve-
ments furtifs, avides, mystérieux » (Eugénie Grandet.) '
Le grand observateur a cru voir dans la main
rincarnation la plus évidente de la pensée, et dans
la chirologie un autre procédé d'investigation :
« apprendre à connaître les sentiments par les varia-
tions atmosphériques de la main est une étude moins
ingrate et plus sûre que celle de la physionomie ^ » ;
ou bien c'est la Physiologie gastrologique dont il lui
semble que Lavater a fait trop peu d'état — ou la
Théorie de la démarche qu'il lui faudra élaborer lui-
même parce que, indiquée par Lavater, elle « occupe
peu de place dans son magnifique et très prolixe
ouvrage ».
Cependant, fondée comme elle semblait dans ses
principes et justifiée par des apparences scientifiques,
trouvant enfin son complément dans les localisations
cérébrales proposées par la doctrine de Gall,
comment la Phgsiognomonie n'offrirait-elle pas à
l'observateur de profession la plus précieuse des
méthodes pour scruter les visages et procéder à cette
investigation « intuitive » que le grand romancier
s'est vanté d'avoir exercée dès sa jeunesse? « Elle
pénétrait l'âme sans négliger le corps, ou plutôt elle
saisissait si bien les détails extérieurs qu'elle allait
sur-le-champ au-delà. » Il ne se contentera pas
d' « étudier comme Lavater sur tous les visages, les
1. Cf. la Théorie de la Volonté dans Louis Lambert, p. 43 et 53;
dans la Physiologie du mariage, p. 127.
2. Physiologie du mariage. Méditation XVII.
Li:s THEORIES DE LAVATER. 77
stigmates qu y impriment les passions et les vices' ».
Il répétera souvent ce qu'il proclame pour la première
fois avec netteté dans la Phi/siolngie du Mariage :
« la physiognomonie de Lavatcr a créé une véritable
science. Elle a pris place enfin parmi les connaissances
humaines. Si, d'abord, quelques doutes, quelques
plaisanteries accueillirent l'apparition de ce livre,
depuis, le célèbre docteur Gall est venu, par sa
belle théorie du crâne, compléter le système du
Suisse, et donner de la solidité à ses fines et lumi-
neuses observations-. » Il ira môme jusqu'à admettre
la partie « divinatoire » du système, au moins pour
certaines destinées singulières. « Les lois de la phy-
siognomie sont exactes, non seulement dans leur
application aux caractères, mais encore relativement
à la fatalité de l'existence. Il y a des physionomies
propliétiques. S'il était possible, et cette statistique
vivante importe à la société, d'avoir un dessin exact
de ceux qui périssent sur l'échafaud, la science de
Lavater et celle de Gall prouveraient invinciblement
qu'il y avait dans la tète de tous ces gens, même chez
les innocents, des signes étranges. Oui, la fatalité
met sa marque au visage de ceux qui doivent mourir
d'une mort violente quelconque! ^ »
L'observateur, le physionomiste, le précurseur de
Lombroso, le visionnaire intuitif redevient roman-
cier : et il ne manque pas, en nous présentant ses
personnages, d'accorder leur signalement extérieur à
leur psychologie intime. Sur la plupart des points, il
reste fidèle aux données lavatériennes dans cette éla-
1. Mme Laure Surville, Balzac, sa vie et ses œuvres, d'après sa
correspondance.
2. Méditation XV.
3. Une ténébreuse affaire, p. 3.
78 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
— ^ boration des visageé^jLe front est pour Lavaler « ce
qui se trouve de plus prophétique en Thomme «. Il
connaît les « fronts à idées imparfaites et confuses » ',
« les fronts très en avant, mais dont le haut se replie
fort en arrière, avec un nez arqué et la partie infé-
rieure du visage très allongée, traits d'un homme qui
chancelle sur les bords de l'abîme de la folie- ». Le
front de Mme de Mortsauf, « arrondi, proéminent
comme celui de la Joconde, paraissait plein d'idées
inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs
noyées dans des eaux amères » {Lys dans la vallée).
« Des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet...
trahissent une pente au matérialisme... » {Ursule
Mirouet). « Tous les fronts bombés sont idéologues »
{Grandissart). Comme Lavater^, Balzac attribue au
f ^y^nez une valeur révélatrice éminente; il s'étonne que
Mlle Gormon ait « un nez aquilin contrastant avec la
petitesse de son front, car il est rare que cette forme
de nez n'implique pas un beau front » {Une vieille
fdle). Le nez aquilin de M. d'Hauteserre « relevait un
peu sa figure » {Ténébreuse affaire); celui de Sylvain
Pons, donquichottesque, « exprime une disposition
native à ce dévouement aux grandes choses qui
dégénère en duperie » {Cousin Pons), tandis que
celui de Roguin est « ignoblement retroussé » (Cousin
Pons). Pour Balzac comme pour Lavater, « l'immo-
bilité des narines accuse une sorte de sécheresse »
(Camille Maupin dans Béatrix).
Yi « De grosses lèvres bien prononcées, affirme la
Physiognomonie^, répugnent à la fausseté et à la
1. T. II, p. 125.
2. T. III, p. 84.
3. T. II et III. passim.
4. T. II, p. 191.
LES THÉORIES DE LAVATER. 79
méchanceté » : Mlle Cormon aura « de grosses lèvres
rouges, l'indice d'une grande bonté » (Une vieille
fille), et Popinol »< une bouche sur les lèvres de
laquelle respirait une bonté divine... de bonnes
grosses lèvres rouges, à mille plis... » (l'Interdic-
tion). Tous les personnages largement sympathiques,
l'abbé Bonnet, le D"" Benassis auront de grosses
lèvres.. Inversement, le méchant homme a « les coins
de la bouche abaissés ' ; » et des lèvres resserrées,
remontant aux deux extrémités, dénotent un fond de
vanité, . peut-être aussi de malice ^ : Grandet et
Gobseck, naturellement, auront les lèvres minces que
l'observation a toujours attribuées aux avares. Chez
le farouche capitaine italien de Y Autre étude de
femme, « la lèvre inférieure, mince et très mobile,
s'abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever,
ce qui semblait trahir un fonds de cruauté dans ce
caractère en apparence flegmatique et paresseux ».
Un retroussement habituel, à la commissure des
lèvres, annonce des penchants à l'ironie (Langeais).
Les dents petites et courtes, selon l'observateur
zurichois, dénotent une force de corps extraor-
dinaire' : voilà un détail qu'il aurait fallu attribuer
à l'incomparable lutteur, Vautrin! En tout cas,
Balzac a tenu à spécifier que, dans la physionomie de
l'assassin Tascheron, « un trait confirmait une asser-
tion de Lavater sur les gens destinés au meurtre,
il avait les dents de devant croisées ». De même pour
Tonsard dans les Paysans. Quant au menton, la Phy-
siognomonie lui attribuait une grande importance.
« Un menton mou, charnu et à double étage est, la
1. T. II. p. 194.
2. T. II, p. 192.
3. T. 11, p. 204.
80 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
plupart du temps, la marque et l'effet de la sensua-
lité' ». Chez Véronique {Curé de village), « le menton
et le bas du visage étaient un peu gras,., et cette
forme épaisse est, suivant les lois impitoyables de la
physiognomonie, l'indice d'une violence quasi-mor-
bide dans la passion ». « Les femmes à menton gras
sont exigeantes en amour » (Be'airix). Même trait
chez la Natalie du Contrai de mariage. Inversement,
« les mentons plats, disait Lavater, supposent la froi-
deur et la sécheresse du tempérament ^ ». Le déplo-
rable mari du Lys dans la vallée, M. de Mortsauf, a
le menton « droit et long ». Enfin, le menton de
galoche, indice d'un vice rachitique, marque de la
pusillanimité % a été attribué à M. d'Hauteserre
[Ténébreuse affaire) qui en reçoit « un air de sou-
mission en parfaite harmonie avec son caractère », à
Athanase Granson ( Vieille fille) qui finit par le
suicide.
Balzac n'a guère multiplié, dans ses signalements,
les indices offerts par l'oreille humaine : il suivait
sans doute, ici encore, son modèle qui, de l'aveu de
ses commentateurs*, avait très peu avancé l'inter-
prétation de ce détail du visage. En revanche, le
grand romancier a merveilleusement différencié son
étude et sa description des yeux et des regards, alors
que son guide, visiblement coloriste médiocre, s'en
tenait aux formes, à la coupe de l'œil, sans fournir,
en matière de nuances, d'autres indications que les
généralités attribuant au « génie » les yeux d'un
jaune tirant sur le brun, ou associant la couleur bleue
1. T. II, p. 186.
2. T. Il, p. 186.
3. T. II, p. 187.
4. T. II, p. 208.
LES TnÉORIES DE LVVATEIl. 81
à la (louctMirct la coulcui- brune à la l'crinolé'. Sans
(loulc Balzac a-l-il emprunti' à Lavaler, — pour qui
« clos yeux qui, vus de profil, semblent presque de
niveau avec le profil du nez... indiquent constamment
une organisation faible- » — ce trait qu'il attribue à
Mlle Cormon : « des yeux d'une couleur indécise, à
fleur de tète, donnaient au visage un air d'étonnement
et de simplicité moutonnière qui seyait d'ailleurs à
une vieille fille. » Quant au reste, il a singulièrement
étendu la gamuîe des iris humains et de leur signi-
fication, depuis les petits yeux jaune clair du juge
Camusot, « pleins de cette défiance qui passe pour de
la ruse », jusqu'aux « yeux verdâtres de Mme de Mort-
sauf, semés de points bruns », depuis l'œil clair, jaune
et dur, lumineux sans chaleur, de son mari, ou les
yeux, jaunes comme ceux d'une fouine, de Gobseck,
jusqu'aux yeux gris, à la fois doux et fiers, d'Ursule
Mirouët, aux yeux gris mélangés de noir, et si résignés,
de Mlle Taillefer, aux yeux d'un bleu clair et riche
•À de B. Claës. Contrairement à Lavatcr, il attribue
volontiers l'œil bleu à des natures « terribles à
froid », et il le signale chez M" Grévin, caractère
absolu, chez Maxime de Trailles, chez l'abbé Bonnet,
« lumineux de foi, brûlant d'espérance vive ». Il sait
que la couleur apparente des prunelles trompe par-
fois; Natalie a des yeux '< noirs en apparence, mais
en réalité, d'un brun orangé » (Contrat de mariage).
Surtout, il sait distinguer entre les yeux et le regard,
admire le coup d'œil impénétrable de Talleyrand
{Ferragus), parle de « ces regards à l'aide desquels
les femmes blondes paraissent être brunes » {Secrets
1. T. II. p. i3S.
2. T. 111, p. 89.
82 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
de la Princesse de Cadignan), admet que chez un
avare comme Grandet le regard contracte « des habi-
tudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides,
mystérieux ».
Lavater n'avait guère fait qu'indiquer le parti que
l'observateur pouvait tirer d'autres indices encore,
l'écriture, le maintien, la démarche : « ceux-ci ne
sont naturels qiren partie, et la plupart du temps
nous y mêlons quelque chose d'emprunté ou d'imité;
mais ces imitations même, et les habitudes qu'elles
nous font contracter, sont encore des résultats de la
nature, et rentrent dans le caractère primitif ». On
sait quel développement ces suggestions secondaires
ont pris dans la pensée de Balzac, et comment ses
idées sur les variations atmosphériques de la main,
ou sa théorie de la démarche, s'y viennent rattacher.
Le neuvième volume tout entier du Lavater de 1820
était consacré à l'illustration d'une autre thèse qui
n'était pas nouvelle, mais qui se trouvait systématisée
V >^ À ici d'une manière saisissante : l'analogie des types
'* humains avec les types animaux. Balzac n'en a pas
seulement retenu quelques traits particulièrement
expressifs, les yeux de chèvre ' qu'il attribue à Goupil
dans Ursule Mirouët, « deux yeux de chèvre, une pru-
nelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches », la
tête de cheval, la tête de lion^ qui caractériseront
respectivement Balthasar Claës ou, dans Une iéné-'^
breuse affaire, Mlle Goujet la « grande haquenée »,
et Z. Marcas avec ses cheveux en crinière, son nez
court, écrasé, large et fendu au bout comme celui
d'un lion, son front partagé par un sillon puissant.
1. T. IX, p. 168.
2. Ib., p. 112.
LES THEORIES DE LAVATER. 83
ses pommelles velues et ses joues creuses. Il a rendu
hommage au « système scientifique qui attribue à 1
chaque visage humain une ressemblance avec la lace j
d'un animal » {Recherche de Vahsohi); car « les
ressemblances animales, inscrites sur les figures
humaines, et si curieusement démontrées par les
physiologistes, reparaissent vaguement dans les
gestes, dans les habitudes du corps » {Peau de cha-
grin). Et par là, il se ralliait encore à la grande théorie
unitaire qui peut paraître prétentieuse à ses lecteurs
d'aujourd'hui, mais qui a donné une partie de sa
signification à l'effort même de la Comédie.
La nature fondamentale de l'homme, ses rapports
fonciers avec ses compagnons de planète seront-ils
seuls à apparaître dans le visage et les autres indices
extérieurs, démarche, altitudes et gestes? Et comment
les modifications apportées par l'habitude ne s'ins-
criraient-elles pas à leur tour dans ce répertoire si
complet? Moreau de la Sarthe, au tome VI, avait repris
et développé les idées de La va ter sur rinfluence des
métiers et des professions. « On a bien observé et bien ijh
décrit les grandes variétés de l'espèce humaine : il ne
serait pas moins curieux et moins utile d'étudier les
variétés de détail, qui sont si nombreuses, et qui
dépendent de la diversité des conditions des hommes
chez les peuples policés... Chaque métier, chaque
profession doit être regardée en général comme une
éducation spéciale prolongée, et de toute la vie, qui
développe, exerce, fortifie quelques organes, et
établit un rapport particulier de l'homme avec la
nature... » Le roman des Emploifés devait illustrer
H celte partie de la physiologie, si peu connue et si
féconde, qui explique les rapports de l'être moral avec ,
les agents extérieurs de la nature. » Toute la série,
84 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
d'ailleurs, des Éludes de mœurs prétendait bien
prouver par des démonstrations particulières cette
loi d'adaptation et d'assimilation sociale, avec toutes
les conséquences qu'elle doit manifester au regard
de l'observateur. Et l'introduction écrite par F. Davin,
en 1835, sous l'inspiration de Balzac, pour présenter
au public cette partie de la Comédie humaine, ne man-
quait pas d'y insister. « Il ne suffît pas d'être un
homme, il faut être un système, disait-on de l'auteur...
Certes on peut dire de lui qu'il a fait marcher les
maximes de La Rochefoucauld, qu'il a donné la vie
aux observations de Lavater en les appliquant... »
Balzac est, de toute la génération de 1830, l'écri-
vain qui a coordonné le plus rigoureusement — en y^
ajoutant — les données lavatériennes : il est permis
de croire que c'est par son œuvre, grâce à sa diffu-
sion et à l'intensité d'évocation qu'elle recèle, que le
plus grand nombre de notions physiognomoniques
ont passé dans la littérature française. Autour de lui,
d'ailleurs, les fervents ne manquent pas. Stendhal ne
pousse pas aussi loin qu'on pourrait croire la liaison
des indices physiques avec les caractères moraux. Il
se contente, par exemple, de signaler chez Julien
Sorel, comme une « spécialité saisissante parmi les
innombrables variétés de la physionomie humaine »,
des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, qui lui
donnaient un petit front, et dans les moments de
colère un air méchant». La grande pâleur de ce
1. Le Rouge et le Noir, chap. iv.
LES THEORIES DE LAVATER. 85
héros par excellence de Stendhal, son nez aquilin et
ses ii^rands yeux noh's necomplètentciue modérément
son signalement.
George Sand, elle, est une admiratrice enthousiaste
des idées de Lavater. <» Je suis convaincue pour ma
part que ce système est bon, et que Lavater doit être
un physionomiste presque infaillible. Mais je pense
qu'un livre, si excellent qu'il soit, ne peut jamais être
une parl'aile initiation aux mystères de la science. Il
serait à souhaiter que Lavater eiit formé des disciples
dignes de lui, et que la physiognomonie, telle qu'il
parvint à la posséder, pût être enseignée et transmise
par des cours et par des leçons, comme Ta été la
phrénologie' ». En attendant, l'auteur deMauprai, qui
« avait eu Lavater entre les mains dans son enfance »,
(jui en 1829 avait rencontré « un homme très dis-
tingué qui croyait fermement à Lavater » et qui sans
doute l'y avait ramenée, est très avisée des objections
opposées par les partisans de l'éducation à un système
qui semble admettre une prédestination et un déter-
minisme absolus. « Lavater, accusé de fatalisme aussi
dans son temps, était l'homme le plus chrétien que
l'Évangile ait jamais formé- ».
Le RicheHeu de Vigny dans Cinq-Mars a « une
bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé
d'avouer que Lavater regarde ce signe comme indi-
quant la méchanceté à n'en pouvoir douter » :
intrusion au moins singulière de la science de
l'auteur dans un récit historique. Hugo se garde de
1. Cf. toute la 7° Lettre d'un voyageur, .. sur Lavater et sur une
maison déserte -.
2. Mauprat, p. 381. Sur l'enthousiasme de G. Sand pour Lavater,
cL Dora d'Istria, Die deuische Schweiz. 2° éd. Zurich, 18G0, t. 11,
p. 4t).
86 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
pareilles maladresses, mais le costume de ses per-
sonnages de roman l'intéresse plus que leurs traits.
Quant à Th. Gautier, il est trop artiste pour ne pas
tirer parti des indications fournies par la physionomie
quand il s'agit de présenter au lecteur des person-
nages imaginaires, mais le goût du pittoresque et du
truculent le pousse à détailler, dans le Capitaine
Fracasse, des visages dont l'aspect extérieur est
souvent contredit par les dispositions réelles. Si la
marquise de Bruyères a bien la psychologie alTépeute
à ses deux yeux à fleur de tête et à ses sourcils en
arc, si leScapin possède la laideur d'âme qui convient
à sa tête de renard et à sa prunelle jaune, le Tyran
de la troupe dément par son humeur débonnaire son
signalement horrifique, « de gros soucils charbonnés,
larges de deux doigts, noirs comme s'ils eussent été
en peau de taupe, se rejoignant à la racine du
nez ».
Même des romanciers mondains comme Ch. de
Bernard se préoccupent d'accommoder à la doctrine
de Lavater leurs créations, ou de relever les contrastes
qui, dès l'examen du visage, indiquent chez elles des
conflits de sentiments. Chez Mme de Bergenheim,
dans Gerfaut, « les détails étaient féconds en nuances
et en oppositions. Les cheveux d'un châtain clair et
doux s'arrondissaient autour des tempes en courbes
larges et plates avec une sorte d'ingénuité, tandis que
les sourcils plus foncés donnaient parfois au front une
gravité imposante. Le même contraste régnait dans
la bouche : le peu de distance qui la séparait du nez
eût paru, d'après Lavater, l'indice d'une énergie
virile; mais la lèvre inférieure, qui avançait en s'ar-
rondissant avec cette grâce qu'on a nommée autri-
chienne, en imprégnait le sourire d'une volupté
LES THEORIES DE LAVATER. 87
angélique' ». Un vaudeville en deux actes ^, en 1848,
fait triompher sur la scène du Gymnase le bon Lava-
tcr en personne, qui a démasqué un vil assassin dans
la fii^ure du jeune marquis de Trevel.
A mesure que la science se montrait plus exigeante
à l'égard de ceux qui se réclamaient d'elle, la doc-
trine de Lavater se dépouillait cle quelques-uns des
titres qui lui avaient conféré son prestige. Challemel-
Lacour renverra aux Petites-Maisons, ou peu s'en
faut, le sot qui se cache derrière « cette énigme
qu'on appelle Lavater, lequel, justement ridiculisé de
son temps, est resté chez nous, je ne sais par quelle
fortune propice, en possession d'une sorte de popula-
rité et l'objet d'admirations plus vives qu'éclairées ».
Ces admirations, on sent qu'elles se détachent de
lui et de son système dans la seconde moitié du
xix" siècle : on n'est plus aussi sûr des diagnostics
que sa doctrine semblait permettre de porter. D'autre
part, les procédés de composition des romanciers,
s'elTorçant de mettre en vedette un seul détail, mais
caractéristique, abandonnant le portrait composé., le
personnage campé une fois pour toutes et muni de
prime abord de toutes ses particularités physiques,
sont moins favorables à ces états signaléti(iucs où
excellait un Balzac. Enlin, les théories de Zola sur
riiérédité donneront la principale importance à un
indice dominant, Iqgs des névroses ancestrales accu-
mulées et tyranniques, plutôt qu'elles ne recherchciont
1. I». 45.
2. l'ar Dumauoir et (^lairville.
88 ÉTUDES d'histoire LITTERAIRE.
un enisemble de traits qui refléterait un amalgame
de dispositions psychologiques.
Aussi la science de Lavater semble-t-elle reprendre,
dans la littérature française, la place un peu mysté-
rieuse et l'apparence occultiste qu'elle avait au
xviii^ siècle. Dumas fils y croit et s'en vante, comme
il croit à la chiromancie : D'Arpentigny et DesbaroUes
voisinent avec le sage zurichois dans ses admirations.
« Ce n'est pas impunément qu'on a le teint brun,
blanc, rose, ou jaune, les cheveux blancs et plats de
l'albinos, ou les cheveux noirs et crépus du nègre,
les mains courtes ou longues, minces ou grasses,
molles ou dures; bref, vous êtes bien convaincus
comme moi qu'on ne saurait être César avec le
masque de Grassot, ni Raphaël avec la face de
Marat* ». Aussi Paul, dans le Régent Mustel, a-t-il
« ce même nez aquilin, signe d'énergie, de courage
et de volonté ». L' « homme à femmes » est « un
grand gaillard au teint ambré, à la voix métallique, à
l'œil cave, au front pâle, à la crinière, à la moustache
noires, aux belles dents larges et fortes- ». Et comme
une prédestination impitoyable enserre chaque indi-
vidu et l'enclôt dans le cercle infranchissable de ses
dispositions morales et physiques, les erreurs de la
fille à tempérament, les crimes de la Femme de
Claude, les destinées des peuples telles que les déci-
dèrent les auteurs de la guerre de 1870, sont impli-
qués dans les spatules des doigts, les courbes des
crânes ou l'épaisseur des lèvres...
Ailleurs, bien que son auteur soit de moins en
moins nommé par les romanciers, VArl de connaîlre
1. Nomvclle Lettre de Junius (Eiitr Actes, t. II).
2. Préface de VArni des Fcinines.
LES THEORIES DK LAVATER. 89
les /lommes par la physionomie ne laisse par de four-
nir, soiL directement, soit à travers la Comédie
humaine, plus d'un trait signalélique à noire littéra-
ture d'imagination. Flaubert ne néglige pas le nez
pointu du père Roque, « Ténergie impitoyable qui
reposait dans les yeux glauques, plus froids que des
yeux de verre », de M. Dambreuse, les « yeux
bleuâtres à fleur de tête » de Martinon, le « crâne en
pointe » du systématique Sénécal : Bouvard et Pécu-
chet, néanmoins, sont là qui guetteront ces syn-
thèses en même temps que bien d'autres. Zola, qui
dans Thérèse Raquin et Madeleine Péral fournit
encore des descriptions lavatériennes, s'en tiendra de
plus en plus à la tare dominante. Richepin connaît
« les yeux gris, indice de domination* »; Bourget
« les larges yeux très bruns de charmeur, mais aussi
d'aigrefin... de ces yeux dont la prunelle est humide,
caressante, veloutée, avec un arrière-fond brutal et
implacable- » ; Barrés « les yeux gris au regard sin-
gulier, avec quelque chose de retourné en dedans, pas
très net, un peu brouillé, vraiment d'un homme qui
voit des abstractions^ ». Et par là ils marqueront,
sans doute, leur souci des concordances incontes-
tables que l'observateur établit entre le physique et le
moral — sans engager cep<;ndant la doctrine môme
de la Physionomie.
Mais l'auteur du Disciple rappelle deux fois « l'in-
dice d'une duplicité innée » que manifeste un con-
traste de couleur entre les cheveux et la moustache,
entre les prunelles et les cheveux'' : il développe ainsi
1. Cauchemars, p. 126.
2. Recommencements, p. 6.
3. Les Déracinés, p. 100.
4. I.'IrréfjaraLk' al \'oyn(j cases.
90 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
une indication très précise que Lavater avait expres-
sément donnée'. Richepin maintient, dans VAimé, les
narines palpitantes et le menton gras des sensuels,
ailleurs le nez long-, le menton fuyant, le front
bombé, les tempes serrées des mystiques. De même,
chez M. Prévost, chez P. Adam, d'autres détails sur-
vivent et s'affirment, dont l'observateur zurichois
avait le premier fourni l'énoncé. Même Maupassant
se plaît à reprendre pour son compte^ les assimila-
tions de personnages humains à des types de bêtes,
« la marque de la ligne primitive >', « une simiHtude
de gestes, de mouvements, de tenue qu'on dirait être
du souvenir ».
Qu'on dirait être du souvenir... Ni Lavater ni Bal-
zac, pour qui les analogies de ce genre marquent
plutôt identité foncière des types que descendance
animale de l'homme, n'auraient admis cette allusion
à l'hypothèse évolutionniste. Au contraire, les signa-
lements physionomiques offerts par nos romanciers
les plus récents supposent plus ou moins des persis-
tances dont le darwinisme serait la clef^ : il arrive
même, comme dans les livres de J. H. Rosny, que
cette préoccupation des survivances — animales ou
ethnologiques — soit poussée jusqu'à la hantise.
Pris entre ces nouvelles curiosités plus ou moins
scientifiques et les procédés impressionnistes dans la
description et la présentation des personnages, le
souci des concordances physionomiques ne saurait
plus aboutir à des masques définis et à des types
classés. Lavater a eu son heure, et il l'a eue, dans le
1. Edition française de 1820, t. II, p. 217.
2. Sœurs Rondoli.
3. Cf. L. Faure-Favier, Le signe de la race chez les romanciers
modernes. Rev. bleue, 1903, l. XX, p. 315.
LES THEORIES DE LAVATER. 91
roman français, grâce au plus fougueux modeleur de
figures que nous possédions, grâce aussi à des cir-
constances qui ne se trouvent pas deux fois dans
une lillérature. Entre un classicisme sollicité par
l'abstraction ou la généralisation et un réalisme plus
soucieux de préciser les particularités et les détails
individuels que de rechercher les traits permanents
et les linéaments essentiels, il y avait place pour une
littérature objective qui interprétât au bénéfice de la
psychologie les indices offerts par le monde exté-
rieur. Les émotions seules, pour un Bufl'on, étaient
susceptibles de ces déchiffrements; l'indice d'une tare
particulière, au gré d'un réaliste, importera unique-
ment; entre ces deux conceptions opposées, c'est le
siihstratum même du visage, de Thabitus et du corps
qui semble révélateur à ceux qui éprouvent aussi
vivement qu'un Balzac le sentiment de l'interdépen-
dance des phénomènes.
CHATEAUBRIAND
ET
L'ÉMIGRATION ROYALISTE A LONDRES
S'il est une période de la vie de Chateaubriand
qu'il importe de bien connaître, c'est assurément
celle qui, de mai 1793 à mai 1800, le retient en
Angleterre, le réduit à toutes les dures nécessités de
l'exil et lui fait traverser une crise qui prépare la
retentissante révélation de son talent dans le Génie
du Christianisme. Pendant sept années, le jeune
Breton est l'hôte d'Albion. Il mène à Londres l'exis-
tence incertaine de l'émigré, à moins qu'il ne se sou-
mette, dans la province anglaise, à toutes les
exigences du métier improvisé de maître de français.
Flûncur solitaire ou mercenaire de librairie, il bat
mélancoliquement le pavé londonien que brûlera, à
un quart de siècle de là, son carrosse d'ambassadeur.
Mais il se soumet aux influences oiTertes par une
grande ville, une civilisation variée et d'anciennes
traditions, et par un mouvement d'idées (ju'il a vu
d'assez près. Il a passé la première jeunesse. Il est à
l'âge où les linéaments d'une destinée commencent à
94 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
se fixer, où les curiosités successives du jeune âge se
cristallisent autour d'un noyau de plus en plus déter-
miné. Ce sont des années décisives, d'où Chateau-
briand sortira méconnaissable pour plusieurs de ses
anciens amis.
Or lui-môme, dans les Mémoires d' outre-tombe^ a
resserré en deux chapitres ce qu'il lui plaisait de dire
de cette époque. Longtemps limitée, dans Sainte-
Beuve* et après lui, à l'exposé pur et simple des
quelques données fournies par le héros lui-même, la
biographie de Chateaubriand vient seulement dans les
tout derniers temps de s'éclairer de quelques lumières
nouvelles. Deux points de détail ont été examinés
par MM. L. Séché ^ et R. de Gourmont^ MM. Dick^
et A. Le Braz^ l'un avec une rigueur assez sèche,
l'autre en des pages charmantes de pittoresque et de
bonne grâce, ont étudié le séjour de Chateaubriand
dans le Sufiolk. Ce sont ses rapports avec les groupes
de Français émigrés comme lui qu'on voudrait
entourer ici de quelques précisions. Car il y trouvait
un milieu politique et intellectuel qui offrit au jeune
littérateur mainte excitation féconde, et qui, par
l'accoutumance insensible de relations qui lurent
souvent à peu près quotidiennes, agit efficacement
sur sa pensée encore indécise et plastique.
\. Chateaubriand et son groupe littéraire.
2. La genèse du •■ Génie du Christianisme ». Revue bleue, 1902, t. I,
p. 500.
3. Lespreniières idées de Chateaubriand. Mercure de France, l'^"' juin
1908.
4. Le séjour de Chateaubriand en Suffolk. Rev. d'hist. litt. de la
France, 1908, p. 76.
5. Au pays d'exil de Chateaubriand. Paris, 1909.
CHATEAUBRIAND ET l'ÉMIGRATION IIOYALISTK. 05
I
Ce n'est pas sans raison que Chateaubriand, dans
les Mémoires d" oulre-tombe *, a mis au premier rang
de ses compagnons d'exil le journaliste Peltier :
c'était un Breton, lils d'un négociant de Nantes, et
nous savons que Chateaubriand s'est toujours sou-
venu volontiers de ce « cousinage que tous les Bre-
tons ont entre eux ». Le jeune Malouin, encore inva-
lide de sa campagne à l'armée des Princes, I rainant
sur le pavé de Londres sa misère et ses rêves, dut
à ce compatriote sa première aubaine. Il achevait
de dépenser les trente louis apportés de Jersey le
17 mai 1793; il partageait le « grenier » de son cousin
La Bouëtardais, sans doute dans le quartier de
Covent-Garden -, et supportait vaillamment « la
misère commune de lémigration » : le bohème
Peltier, dont il accuse à plaisir, dans les Mémoires^
la vulgarité et le débraillé, lui procura un logis plus
indépendant et un provisoire gagne-pain. « Mon
Cil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux
poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant,
met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le
1. Ed. Biré, t. II, p. 111,
2. Entre le Strand, Ilolborn et l'aboutissement de Tollcniiam
Court Hoad, mais sans <loute plus près du Slrand. Gliateatibriaud
parle (Môm. d'outre-tombe, t. I, p. 319) du - bout d'une petite rue
qui jdiirnait Tottenham Court Hoad; ailleurs de Holborn (t. 11,
p. 109); mais dans VE'ssai, note finale du livre II, cbap. xvi, il
rappelle lonj^uement un pèlerinage fait, il y a déjà assez long-
temps, sur l'emplacement d<' l'exécution de Charles l"' : - Je
demeurais alors dans le Strand. » Peltier, à ce moment, habile
tout près de là, quoique de l'autre cùté de l'actuel Trafalgar
S<]uare : 24, Oxendon Street, llaymarket.
96 ETUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
bras et me conduit chez rimprimeur Baylis, où il me
loue sans façon une chambre, au prix d'une guinée
par mois.... Peltier me procura des traductions du
latin et de l'anglais : je travaillais le jour à ces tra-
ductions', la nuit à ÏEssai historique dans lequel je
faisais entrer une partie de mes voyages et de mes
rêveries. Baylis me fournissait les livres, et j'em-
ployais mal à propos quelques schellings à l'achat
des bouquins étalés sur les échoppes. »
Quand cette manière de sauvetage eut-elle lieu? Si
les souvenirs de Chateaubriand sont exacts, le plan
de VEssai était déjà assez avancé, à cette date, pour
que l'exposé en pût être écouté favorablement par
Peltier et fait ensuite à l'imprimeur Baylis : or, si
chaotique et décousu que soit l'ouvrage lui-même, il
était nécessaire que divers événements historiques se
fussent passés afin que l'idée même de ce livre, le
parallèle indiscret et aventureux des révolutions
anciennes et modernes, pût avoir quelque vraisem-
blance. C'est ainsi que la chute des Jacobins et la
campagne de 1794 font partie trop intégrante, pour
la « Révolution moderne », de ces analogies essen-
tielles que recherche l'auteur, pour qu'un projet eût
grande chance d'être approuvé avant la date corres-
pondant à ces événements.
D'autre part, les premières publications londo-
niennes de l'ancien rédacteur parisien des Actes des
Apôtres, la Correspondance politique ou Tableau de
f Europe (2 novembre 1793-2 août 1794) et les seize
numéros du Tableau de l'Europe qui y font suite
en 1794 sont Tune et les autres imprimés chez
1. Sans doute le Paradis perdu de Milton (sous une première
forme) et les Poésies erses de J. Smith furent-ils traduits à cette
époque.
CHATEAUBRIAND KT L KMIGRATION ROYALISTE. 97
W. (jlindon, et non chez Baylis : ce n'est qu'à partir
(le son Paris pendant rannée 1795 (ju'on voit fif^urer
sur les périodiques rédigés par l'infatigable publiciste
la mention : Londres, de l imprimerie de T. Baylis.
Puisque le pamphlétaire breton put proposer et pro-
curer à son malheureux compatriote « une chambre
chez son imprimeur Baylis », il est rraisemblable
ciue cette entrevue décisive n'eut pas lieu avant les
derniers mois de 1794, au début des nouveaux arran-
gements de Pellier : cette nouvelle installation, nous
l'avons vu, est d'ailleurs suivie d'une période de tra-
vail intense et de première rédaction; et Chateau-
briand a toujours dit en effet <{u'il « commença à
écrire VEssai en 1794 » '.
Quant à l'emplacement du nouveau gîte occupé
par le futur ambassadeur de France à Londres, il ne
l'écartait pas sensiblement de sa première résidence.
L'imprimerie Baylis est située à cette époque dans
Grevill Street, numéro 15, près de Gray's Inn, non
loin de Red Lion Square et du quartier de Blooms-
bury-, où résident, au cours de l'Émigration, nombre
de Français exilés : c'est ainsi que Mgr de la Marche,
évêque de Saint-Paul-de-Léon, que citent les
Mémoires d'outre-tomhe, loge « chez Mme Silburne,
lu, Little Oueen Street, Bloomsbury » '\ Hingant,
autre compatriote breton rencontré sur le paquebot
de Jersey, et avec qui s'est lié Chateaubriand, « se
logea, assez près de Baylis, au fond dune rue qui
1. Préface de l'édition de 1820.
2. D'après les publications (]ui sortent de ses presses, Deboffe
a sa l)Ouli(iue dans Gerrard Street, près de Leicester Square.
3. D'après des avis concernant les secours à donner aux eini-
{.Tés. L'abbé Péricaut, vicaire général de l'évéque de Doi, liabile
0, Little Russell Street, Bloomsbury Square; etc.
98 ÉTUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
donnaiL dans Holborn » : c'est avec ce voisin labo-
rieux el instruit que le chevalier-littérateur passe
une bonne partie de ses heures de loisir, à moins
qu'il n'aille errer dans les prairies de Kensington ou
sous les voûtes de Westminster-Abbey ^
Gomme il n'est, à cette heure, royaliste que par
honneur, et qu'il adhère quant au reste à une sorte
d'anarchisme sentimental, Chateaubriand a des curio-
sités politiques que s'interdirait sans doute un doc-
trinaire de l'Émigration. 11 est disciple de Rousseau,
et justement l'inlluence de la philosophie du droit
naturel en Angleterre a été représentée d'une façon
fort active par la Société correspondante, que YEssai
cite dans une note (livre I, chapitre xiv) : il fait pré-
voir, pour un cinquième livre qui ne sera jamais
écrit, un exposé en règle des a vues peu communes
en politique » de l'auteur de General Justice, et cite
sous des initiales probables Thelwall et Th. Hardy,
deux agitateurs réformistes; dans son article de
juin 1800 sur V Angleterre et les Anglais, il mention-
nera de même Horne Tooke, « devenu l'apôtre de la
liberté ». Or, les réunions de la Corresponding
Society ayant pris fin après l'arrestation de Hardy et
de Thelwall en mai 1794, pour n'être reprises qu'en
juin 1795-, il est vraisemblable que les notions
acquises par Chateaubriand à cet égard datent de la
toute première phase de son émigration, mais qu'avec
ses théories sur la Révolution « inévitable » à cause
1. La mésaventure qui lui fait passer la nuit dans l'abbaye est
racontée, comme advenue à « un de ses amis », par un émigré
bas-breton, La Tocuaye, dans l'édition allemande de sa Prome-
nade dans la Grande-Bretagne {Riga, 1797, p. 132), et manque dans
la 2" édition française (Brunswick, 1801).
2. Cf. Cestre, Jo/ifi Thelwall. London, 1900, p. 120.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 99
du progrès de la société h la fois vers les lumières et
vers la corruption, il est encore en communion de
doctrine avec ces « libertaires » lorsqu'il se met à
rédiger VEssai.
II
Cependant cette seconde période de la vie de
l'émigré, relativement tolérable, et de subsistance à
peu près assurée, va prendre fin. L'imprimeur Baylis et
l'éditeur Debolïe, — « l'aveugle et innocent Debofîe »,
comme l'appellera un jour Peltier % — s'étaient
hasardés à commencer l'impression de cet Essai sur
les Révolutions anciennes et modernes où le débutant
jetait pcle-méle les aperçus de sa jeune expérience
politique, les découvertes d'une érudition de fraîche
date et l'incertitude d'une âme profondément déses-
pérée et « dissociée ». Mais les ressources produites
par les traductions se font rares. L'Essai ne s'achève
pas. Chateaubriand traverse avec Ilingant une crise
<le misère qu'il faut sans doute placer vers la lin du
glacial hiver 1794-1795 : il parle d'une « rude soirée
d'hiver » où il resta deux heures j)lanté devant un
magasin de comestibles (il est vrai qu'un peu plus haut
il mûchait de l'herbe). Pendant cinq jours, les deux
amis soulTrent de la faim; la tentative de suicide où
Ilingant se blesse dénoue h; j)lus cruellement du
monde? cet épisode de détresse et de privations. « J'écri-
vis à M. de Barentin ' et lui révélai la situation de
1. Dfins ['Appel au public joint au plaidoyer do son avocat
Mackinlusli. Cf. plus loin, p. 144.
2. C'élail le chef de la magistrature éniigrée, le « chancelier •
du comte de Provence.
100 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
mon ami. Les parents de Hingant accoururent et
l'emmenèrent à la campagne... Privé de la compagnie
de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement
d'une guinée par mois; je payai le terme échu et m'en
allai. »
Voilà notre chevalier replongé dans les pitoyables
bas-fonds de l'Émigration. 11 est assez probable qu'il
a tenté à ce moment de se rappeler au souvenir ou à
l'attention des gens de lettres parisiens. Un peu plus
tard il saura leur faire parvenir VEssai sur les Révo-
lutions] le 6 avril 1795 — à supposer que cette date
soit authentique * — Rœderer, rédacteur influent au
Journal de Paris, reçoit ce court message :
Un malheureux banni recommande à linduîgence de
M. Roedererle petit ouvrage qu'il a Ihonneur de lui envoyer.
Chateaubriand.
Sainte-Beuve suppose que « ce petit ouvrage » est
la Nuit chez les sauvages de V Amérique, le futur cha-
pitre final de VEssai, dont Chateaubriand pourra dire
en effet qu'il est « connu des gens de lettres de Paris ».
Il faut noter que la Lettre sur l'art du dessin dans
les paysages est précisément datée de 1795 et que deux
détails semblent en situer la composition à l'instant
présent. « Nous sommes en hiver ; vous avez du
feu », dit humoristiquement l'auteur; et il se plaint
aussi des prédictions pessimistes des médecins qui le
soignent : or les privations des derniers temps avaient
particulièrement éprouvé sa santé. Sans doute, d'ail-
leurs, est-ce pour cette raison que Chateaubriand ne
1. Ce qui permet d'en douter, c'est que les QE'uwres de Roederer,
publiées par son fils (Paris, 1856, t. IV, p. 138), qui donnent le
texte de ce billet et lui attribuent une date, ajoutent cependant
sans date.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 101
figure pas sur les états des officiers français émigrés,
résidant à Londres ou aux environs, fin 1794, ou des
volontaires qui se sont fait inscrire en janvier 1795
pour servir dans les compagnies nobles que le gou-
vernement anglais forme à Jersey*.
Il s'est réfugié, dit-il, dans une mansarde que son
cousin germain La Bouëtardais viendra bientôt par-
tager avec lui, dans New Road, aux environs de Mary-
le-Bone, cest-à-dire presque hors ville, et dans le
voisinage d'un cimetière sur lequel donne la lucarne
du galetas. Ses relations, durant cette période assez
courte, semblent se recruter surtout parmi ses com-
patriotes bretons. « Nous tenions des conseils dans
notre chambre haute, nous raisonnions sur la politi-
que, nous nous occupions des cancans de l'émigra-
tion. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines
danser, après les modes enrubannées et les chapeaux
faits... »
En dépit de celle gaieté désespérée, c'est le moment
où Chateaubriand aurait connu la détresse la plus
profonde. Par bonheur, « l'homme aux ressources,
Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans mon
aire » : Chateaubriand misérable, La Bouëtardais apo-
plectique, et « deux émigrés en guenilles qui se trou-
vèrent sous sa main », il emmène dîner ces quatre
compatriotes à London Tavern : si les souvenirs de
Chateaubriand ne le trompent pas, il s'agit sans doute
do l'hôlel-restaurant situé Bishopsgate Street et qui,
dit un guide de 180:2, « contient des salles élégantes
où des marchands et des gentlemen se donnent sou-
vent rendez-vous pour discuter des affaires publiques
1. Gh. llettier, fielations de la Normandie et de la Bretagne avec
les îles de la Manche pendant V Emigration. Caen, 1885, p. 170 et 371.
102 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
OU faire honneur à des dîners parfaitement pré-
parés ' ».
Ces pauvres diables se régalent, et Chateaubriand
considère à loisir la proposition que Peltier vient lui
faire : pourquoi n'irait-il pas se mettre au service
d'une société d'antiquaires de province qui demande,
par voie d'annonces de journaux, un collaborateur
capable de déchiffrer des manuscrits français du xii"
siècle? Sa décision est prise, et après quelques jours
de préparatifs, il se met en route pour le Suffolk.
C'est là, du moins, ce que relatent les Mémoires
d' outre-tombe. Mais il est certain que nulle associa-
tion savante ne le fit venir à Beccles; il est probable
que le directeur d'une des deux écoles de cette petite
ville engagea en sa personne le maître de français qui
manquait à son établissement^, et qu'ayant déjà donné
à Londres des leçons particulières 3, notre Breton fut
attiré par la perspective d'un salaire fixe et d'une rési-
dence plus agréable et pi saine. Un fait reste
1. The Pictare of London for 180 • aco'reci Guirfe... Lon-
don, t. II, p. 82.
2. M. Brightle y, directeur de la Ftinconberge School, se retire à
Noël 1794 pour se faire imprimeu peut admettre avec
. Le Braz, qu'avant de quitter la direction de son établissement
tenu à le pourvoir d'un enseignement qui lui faisait défaut
afin de mieux négocier la cession à son successeur), ou au con-
traire — ce qui me semble plus logique — qu'il profite après sa
retraite de ses relations avec l'imprimeur Ba} lis pour lui demander
un Français dont a besoin son successeur.
3. Dans ses conférences sur Chateaubriand, J. B. Robertson,
professeur à Dublin, ancien ami de Lamennais et de Ncwman,
fait allusion à « plusieurs de ses amis d'autrefois et de plus tard,
qui l'ont mis en possession de divers détails concernant l'écrivain
français ». Et, racontant sa vie à Londres, au début de son émi-
gration : « Ce fut en donnant des leçons de français et en faisant
des traductions pour un libraire qu'il fut mis en mesure de gagner
sa vie. » J. B. Robertson, Lectures on soinc subjccls of modem Idstory
and biography. Dublin, 18G4, p. 236.
CHATKAUBRIAND ET L KMIGUATION UOYALISÏK. 103
acquis : sous le nom de M. de Gombourg, plus facile
à prononcer et à retenir que son patronymique,
Chateaubriand quitta Londres quelque temps pour
occuper, dans l'est de l'Angleterre, les fonctions de
professeur de français.
Lorsqu'il s'éloigne de la capitale, sans doute au
printemps de 1195, le jeune émigré n'est guère diffé-
rent de ce ([u'il était à son arrivée en 1793. « Né,
comme il dira, avec un cœur indépendant », il a per-
sévéré dans l'espèce d'anarchisme farouche et d'inso-
ciabilité rousseauiste qui avait été longtemps son
attitude favorite. « Indépendance individuelle, voilà
le cri intérieur qui nous poursuit. » Emigré sans con-
viction, à la fois éloigné du principe d'autorité par
sentimentalisme libertaire, et hostile à la foi républi-
caine ([ue la « corruption des mœurs » lui parait
menacer et interdire d'avance, il est resté grand par-
tisan de l'état sauvage et n'a pas cessé d'en vouloir à
la nécessité sociale. Et ce ne sont pas ses premières
relations dans le monde émigré qui ont pu rien changer
à cette humeur ombrageuse. Hingant de la Tiemblais
ou La Bouëtardais, de Ferron du Quengo, leurs
parents et leurs amis sont assurément d'aimables et
vaillants compagnons, supportant la détresse de l'exil
avec une bonne humeur charmante, se pliant s'il le
faut à la nécessité des labeurs serviles sans bien
admettre au fond la dignité du travail, changeant
allègrement « la légèreté en vertu », mais- ne compre-
nant pas grand chose, en somme, à ces événements
ixilitiques (pi'ils ne se lassent pas de commenter
passionnément. Peltier lui-même, avec son Apre verve
de polémiste anti-révolutionnaire, manque de véri-
table sens j)olilique et fait campagne en franc-lireur,
sans esprit stralt-giquc, jiour la royauté déchue. On
104 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
sait que Burke disait, des émigrés qu'il avait vus
en 93 : « Ils sont seulement affectionnés à la monar-
chie, ou plutôt aux personnes du feu roi et de la feue
reine. Sous tout autre rapport, leur conversation est
jacobine ». Les premiers compagnons d'exil de
Chateaubriand, avec leur fierté frondeuse de gen-
tilshommes ou de parlementaires bretons, ne contre-
diraient qu'en apparence cette boutade. Et quant aux
choses religieuses, la foi traditionnelle des uns ne
compense guère l'indifférence des autres, ou leur
enthousiasme pour Swedenborg et pour ses rêveries
sur l'organisation du monde spirituel. Ce qui manque
le plus à ces êtres violemment jetés hors de leur
milieu ancien, c'est V esprit social, et Chateaubriand,
en 1795, en est plus profondément dépourvu qu'eux
tous. Il a, par surcroît, son originalité d'artiste et de
sentimental, et cette manie, qu'on lui reproche, « de
voir les objets différemment des autres ». Il appar-
tiendrait passionnément à la fraction des insociables,
dont Rœderer, vers le même temps, parlait en France
avec une sagesse ironique.
Il n'apparaît pas que notre chevalier ait rapporté,
de son séjour dans la province anglaise, un sens plus
développé d'autres nécessités. Ce séjour a duré peut-
être plus longtemps que ne l'insinuent les Mémoires
d'outre-tombe et que ne le fait supposer le repérage
chronologique tenté ci-dessus : M. Dick et M. le Braz
nous invitent à déplacer le plus possible les dates qui
le limitent', et à faire partir Chateaubriand pour
1. A. Le Braz, oiiv. cilé, passiin.
CHATKAIRIUANI) KT L KMIC.RATION IlOYALlSTi:. lOS
Becclcs dès le prinlcmps do 1794; ils apportent à
l'appui do colle sui^p^oslion quelques intérossanlos
l)récisions, récho dos traditions locales, des hypo-
tlièses parfois séduisantes, et un seul document, daté
do lîecclos, le 26 juillet 1795. La déiuonslralion en
est l'aile on tout cas : le jeune Breton trouva à Bungay,
dans la iH'rsonnede Charlottes Ives, une « Sylphide »
dont le souvenir hantera longtenn)s son esprit; « son
cœur reçut, au moment propice, la grande initiation
douloureuse et féconde sans laquelle sa puissante
imagination eût continué de travailler à vide... » Et
nous savons aussi que le jeune maître de français,
qui monte à cheval et est servi par un lad portant ses
couleurs, a été contraint de s'endetter pour une
somme assez importante auprès de plusieurs per-
sonnes du SulTolk. Il est parfaitement reçu par la
genlry de la région et trouve auprès des révérends
Boncc Sparrow et John Ives, Tun amateur d'anti-
quités et l'autre helléniste et mathématicien, un
accueil particulièrement cordial. Cependant il fait,
après ce séjour si décisif par la longue hantise qu'en
gardera son cœur, do persistantes objections ;\ la
société; la solitude lui reste sainte, toute communion
avec les hommes ne s'effectue pour lui ({uo sous un
angle sentimental et Imaginatif; il a vu chez les grands
« des femmes ignorantes et mal élevées »; il constate
que « le ministre anglais, riche et homme du monde,
no se rapproche pas assez du peuple ». Lès pauvres,
daulrc i)art, ont le tort de jalouser les riches, et il
n'osl dis|)Osé lui-mome à les chérir que de loin. Si bien
• juo l'Essai sur les Révolulions, dont la préparation le
rappela à Londres, est toujours le livre dedoule et de
douleur (ju'il avait esquissé en 179i,et où l'impatience
rousseauiste se mêle à une érudition désordonnée.
106 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Telle que nous la possédons, cette singulière rapso-
die contient sans doute quelques parties rédigées à
Beccles et à Bungay, mais le gros effort de rédaction
n'en doit pas moins être situé à Londres et attribué à
Tannée 1796 : réinstallé chez Baylis, Chateaubriand
continue vraisemblablement à donner des leçons de
français, à Londres encore ^ ; il fait dans la campagne,
aux heures de loisir, ces promenades mélancoliques
et désolées qui lui valent les railleries de ses anciens
compagnons; il s'occupe surtout de préparer pour la
presse la plus grande partie de son manuscrit.
Il est probable que la typographie de TE'ssa/ n'avait
pas été bien avancée durant le temps où le jeune
auteur était une première fois l'hôte de son impri-
meur, ou du moins que les formes n'en avaient été
conservées qu'en très faible partie; dans l'intervalle,
un rafraîchissement abondant des lectures grecques et
latines de Chateaubriand, une documentation puisée
dans les bibliothèques anglaises du Suffolk et la
rédaction de pièces détachées, de « morceaux de bra-
voure », l'avaient approvisionné à nouveau. Cepen-
dant c'est plutôt à Londres qu'à Bungay, et en 1796
qu'en 1793, que l'œuvre achève de prendre tournure.
En effet, si quelques notes peuvent avoir été ajoutées
après coup à la composition de certains chapitres,
d'autres contiennent, dans leur texte même, des allu-
sions qui se rapportent à des événements postérieurs
à 1795. Il est question, dès le chapitre vi, du Direc-
toire, de sa constitution, de ses « cohortes », de ses
adversaires. Le chapitre xxii tire sa citation de Fon-
1. L. Audiat, Revue de Saintonge et d'Aunis, t. XXIII, p. 51 :
« Chateaubriand apprenait à lire à un petit neveu, Loquet de
Blossac, lequel à neuf ans gagnait quelques sous par jour chez
les trappistes à chasser avec une gaule les corbeaux... »
CHATi;ALimii.ND ET LÉMIGUATION ROYALISTE. 107
tanes du Paris dePeltier du Î24 octobre 1795; d'autres
emprunts sont plus tardifs encore : une note du
chapitre XLi est lars^ement postérieure à juillet 1796.
Parler des victoires révolutionnaires et nommer
Lodi et non Aréole, c'est assigner au texte du cha-
pitre XXVI une date intermédiaire entre mai et
novembre 1796. Un note du chapitre vi parle de
« l'insurrection de Drouet » : l'arrestation de Babeuf
et de ses partisans est du 10 mai 1796. D'autre part,
les Œuvres complètes de Chamforl, édition Ginguené
(Paris, 179.')), les Mémoires de Dumouriez (Hambourg,
1794), que cite expressément l'Essai, n'avaient guère
chance de se trouver dans les bibliothèques de la
province anglaise '.
En tout cas, l'ouvrage achève de s'imprimer pen-
dant l'hiver 1796-7 ; l'auteur traverse une nouvelle
crise de détresse physique, et espère pouvoir aban-
donner, pour se soigner, ces ennuyeuses leçons de
français, qui font l'appoint de ses moyens d'exis-
tence-. Enfin, ce livre désespéré sort des presses de
Baylis dans les premiers mois de 1797, après avoir
été annoncé par une circulaire qui l'avait fait espérer
[)our la fin de 1796. Il est mis en vente chez les
principaux libraires de l'Émigration, non-seulement
à Londres, mais à Hambourg, où un journal parle
de sa mise en vente le 12 avril; il parvient aussi à
Paris, d'oii un neveu du poète Lemierre. remercie
l'auteur le l.j juillet 1797. Le Times du 18 mars con-
1. On pourrait adtiii'ttre ([ue Pcltier fournissail de livres son
ami. Cependant l'essai se plaint (à propoa des Soirées littéraires
de L. (^oupé qui commencent à paraître à Paris en 17!)5) des
« inconvénients (jù l'on tombe à écrire loin des capitales et dans
un pays étranger • (p. 237 de la 1" édition).
2. Le Braz, p. 32.
108 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
tient une annonce qui le concerne. Et dans une lettre
adressée de Londres, le 20 mai 1797, au Neuer teul-
sc/ier Merkur de Wieland, son correspondant londo-
nien signale cet ouvrage, « le plus importanl et le
mieux qualifié pour une traduction allemande», avec
les écrits de dlvernois, des ouvrages publiés par
rÉmigration française ^ « L'auteur a fait durant la
Révolution de longs voyages à travers TAmérique du
Nord et a sans doute mieux observé que la plupart
de ses prédécesseurs. C'est un véritable cosmopolite,
et c'est lui qui m'a fait estimer pour la première fois
la nation à laquelle il appartient encore de toute son
âme... »
« Cette date, écrit Chateaubriand, est celle d'une
des transformations de ma vie. Il y a des moments
où notre destinée, soit quelle cède à la société, soit
qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle commence à
nous faire ce que nous devons demeurer, se détourne
soudain de sa ligne première, telle qu'un fleuve qui
change son cours par une subite inflexion... » On
pourrait croire que cette date de 1797, fatidique entre
toutes, annus mirabilis, comme disaient les anciens
tireurs d'horoscopes, désigne le retour de Chateau-
briand à la foi. Mais non : il est entendu que ce n'est
qu'après avoir reçu la lettre de sa sœur, qu'il publiera
avec sa date de 1798, qu'il se résolut à « changer
subitement de voie » ; d'autre part, l'indiscret « exem-
plaire confidentiel » de VEssai est couvert aussi tard
que 1798 de notes médiocrement religieuses, et c'est
en septembre 1798 que M. Victor Giraud place la
crise fameuse-, que M. Bertrin situe un peu aupara-
1. Fascicule de juillet 1797, p. 284.
2. Chateaubriand, études littéraires. Paris, 1904, p. 121, note.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 109
vanl, mais dans la même année'. CVesL donc plutôt,
sans doute, parce (pic sa destinée a « cédé à la
société », et que le sauvage désespéré s'est rapproché,
en 1797, d'un groupe avec lequel il se découvre des
affinités et des sympathies intellectuelles, c'est parce
qu'uni; nouvelle conception des choses balayera son
anarchisme, que l'époque qui suit la publication de
V Essai lui semble décidément un u tournant >« impor-
tant de sa vie. Il y a là une marque de sincérité en
faveur de quoi bien des « fictions » biographiques
lui seront pardonnées : la fameuse conversion, avec
ses allures de miracle et de volte-face provoquée par
une maternelle intercession, aura beau rester en
apparence la crise essentielle qu'il a prétendu après
son retour en France ; dans son for intérieur, en tôte-
à-tète avec lui-même, il rend la justice convenable à
la « transformation de sa vie » qu'il place sans hésiter
en 1797.
Après l'achèvement du volume, quelle joie d'aller
se mettre au vert! Mais au lieu de retournera Beccles
comme il y songeait encore le 16 janvier, il s'est
avancé, au nord-ouest de la grande ville, sur la route
de Hampstead, où il est le pensionnaire d'une veuve
irlandaise : c'est là, sans doute, que, resté tout endo-
lori de son grand amour, il compose diverses pièces
de vers, ou les fragments des Natchez les plus ana-
logues à son propre état d'âme-. Et une belle voisine
ne peut s'empêcher de tenir au jeune Breton mélan-
colique, promeneur solitaire et rêveur absorbé ce
propos shakespearien : « Vous portez votre cœur en
éc harpe »>.
1. La sinrérité religieuse de Chateaubriand, l'aris, 1891), p. 100((tll5.
2. Cf., dans l'i-dition des Œuvres de 1857, t. IV, Milton el Davc-
nant, A Lydie (qu'il remauiera plus tard), Clarisse.
no ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Cependant son livre a retenu un moment l'attention
du milieu émigré. Ne fût-ce que par leurs relations
avec DebofTe, Debrette, Dulau, éditeurs et libraires
ordinaires de cette importante colonie française de
Londres, les « intellectuels » de l'Émigration con-
naissent cette curieuse élucubration d'un des leurs.
Or, parmi ceux-ci, ce ne sont pas les royalistes irré-
ductibles qui devaient être tentés de faire des avances
à l'auteur d'un livre où un fond de sentimentalisme
anarchique transparaît si souvent. Chateaubriand a
demandé à Peltier de ne pas rendre compte de Y Essai
dans son périodique : précaution utile, sans doute,
autant qu' « amour de la tranquillité «, car les publi-
cations de Peltier deviennent de plus en plus une
sorte de moniteur du royalisme intégral. En revanche,
le Courrier de Londres, dont le comte de Montlosier
avait récemment pris la direction, rend compte
« avec bienveillance et justice » de l'ouvrage de ce
débutant inconnu. Déjà, dans une note de VEssai,
le gentilhomme breton faisait une avance aux publi-
cistes qui représentaient une opinion qu'abominait
à ce moment l'entourage des princes. Parmi « les
gens de lettres émigrés », Peltier et Rivarol lui sem-
blaient, à la vérité, occuper « une place distinguée >» ;
mais il mettait ces deux défenseurs de la royauté
intangible comme en dehors d'un groupe plus digne
de louanges : « MM. d'Ivernois et Mallet du Pan ne
sont pas à la vérité français; cependant, comme ils
écrivent dans cette langue, ainsi que le fit leur illustre
compatriote Jean -Jacques, les émigrés peuvent
s'honorer de grands talents. La plupart des membres
de l'assemblée constituante, les Lally, les Mounier,
les Montlosier, ont écrit d'une manière qui fait
autant d'houneur à leur esprit qu'à leur cœur. Je
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 111
voudrais quon fûl juste; comment Tétre avec des
passions? ' »
Ces passions, cette injustice, Chateaubriand pou-
vait les reprocher, avec autant de droit et plus
d'actualité qu'aux « gens de lettres restés en France »,
à tout ce qui, dans rÉmigration londonienne, n'avait
que méjiris et que haine pour la clairvoyance et la
modération de ces monarchiens -. Lui-même reçoit, à
propos de ï Essai, des injures anonymes d'un Fran-
çais : celui-ci, vraisemblablement, le rangeait dans
le même lot que les tristes Cassandre qui, dès le
début de la Révolution, avaient vu clair dans la
marche des événements et n'avaient cessé de donner
des avis de sagesse à leurs intransigeants compa-
gnons d'exil. Sur la nature même delà nouvelle répu-
blique instaurée en France, avec le cercle vicieux
qui lui semblait résulter d'une extrême indépendance
d'idées coexistant avec une extrême corruption de
mœurs — c'est un des leitmotiv de ÏEssai — Cha-
teaubriand était parfaitement d'accord avec les vues
exprimées par plusieurs des membres de l'Émigra-
tion constitutionnelle.
La jonction, ou tout au moins le contact, n'avait
donc rien que de normal et presque de fatal entre le
solitaire écrivain et plusieurs compatriotes que bien
des affinités préparaient à lui faire accueil. Chateau-
briand parle dans les Mémoires, au sujet des nouvelles
relations que lui vaut la publication de lEssai, de la
« haute Émigration « qui l'aurait recherché à ce
moment. On pourrait s'y méprendre, et croire que le
1. Livre I, 1° partie, note du chapitre XVII.
2. Sur les différends qui séparent ces deux partis, cf. Bardoux,
Le comte de Monllosier et le Gallicanisme. Paris, 1881, et B. Mallet,
Mallet du Pan and the French Hevolulion. f^ondon, 1902.
112 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
baron de Rolle, l'évêque d'Arras, le duc d'Harcourt,
les archevêques de Narbonne et, de Bordeaux, tout
le cercle des conseillers du comte d'Artois et les
coteries aristocratiques qui jugeaient de bon ton
d'imiter leur intransigeance, lui auraient l'ait des
avances : attitude peu vraisemblable de la part de
gens qui ne cessaient guère d'accabler de leurs récri-
minations quiconque était suspect de modérantisme
et de « constitutionalisme ». C'est ainsi qu'en 1796,
un véritable déchaînement des ultras s'était produit
contre Montlosier, qui songe à ce moment à s'établir
dans la Pologne prussienne'. Chateaubriand parle
plus justement, un peu plus loin, des « émigrés de
mérite » qui devinrent ses relations les plus ordi-
naires : c'étaient assez exactement les hommes qui,
décriés auprès des Princes, formaient, selon leurs
adversaires, un soi-disant prétendu u comité consti-
tutionnel », que détestaient les « purs » de l'Émigra-
tion, mais où s'élaboraient en réalité bien des idées
que l'avenir devait reprendre ou vérifier. Un nouveau
déménagement rapproche l'auteur de VEssai de ses
nouveaux amis et de ces quartiers de l'ouest de
Londres, les quartiers des « félicités exilées », où
résidaient, comme disent les Mémoires d'ouh^e-tombe,
« les évoques, les familles de cour et les colons de la
Martinique. »
Ce changement de résidence, qui s'opère probable-
ment à l'automne de 1797, est confirmé par divers
témoignages plus ou moins directs, sans qu'il semble
possible de déterminer exactement le point topogra-
phique de ce dernier logis occupé par l'émigré à
1. Lettre à Frédéric-Guillaume II, du 8 septembre 1796, aux
Archives de Prusse.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 113
l'intérieur des barrières de Londres. C'est ainsi <juc
« l'abbé » Dclille habitera, en 1800, 28, South ÎMolton
Street, et que Chateaubriand se trouvera assez son
voisin pour qu'on puisse passer en hâte de l'un chez
l'autre. Mallet du Pan est logé à deux pas de là,
19, Woodstock Street, Oxford Street, avant d'aller
s'installer, pour y mourir, à Riehmond dans la maison
de Lally-Tolendal ; INlontlosier a sa demeure dans
Green Street, Leicester Square; Malouet est établi
après 1794 Oueen Street, Golden Square; le chevalier
de Panât habite 35, Great Pullney Street, Golden
Square. Peltier lui -môme, qui reparaîtra vers ce
moment, marié, réside plus loin du quartier de Soho
qu'il ne fait d'ordinaire, et habite au n" 14 de Piccadilly
West. Il y a là comme une concentration relative, au
milieu d'une ville immense, d'un groupe d'hommes
passionné d'idées, avide de discussion, et comme une
reconstitution de la vie de société, sinon de salon, en
plein milieu étranger et parmi une population assez
indiiîérente. Le quartier général de l'Émigration
ecclésiastique reste situé à portée de là, dans les
environs de Tottenham Court Road (avant le trans-
fert des fondations de l'abbé Carron à Somerstown
en 1799). Enfin, les jardins de Kensington ne sont
pas loin, et il y a là pour les désœuvrés comme pour
les laborieux de l'Emigration, une promenade favorite
et familière*.
Ce fut peut-être la visite de remerciement faite par
1. J. B. Robcrtson, ouv.cilé, p. 296. Les jardins de Kensington
sont l'hantés par un di!s ])oètos de IKmigration, un ami de
Delille, In r.tievalior Dupuy des Isiets. — I/importance de ces
questions de topoi;rapJiie ne |)araitra pas aussi indiiïérente qu'il
pourrait sembler à premitie vue, si l'on songe que les moyens
de transport étaient plutôt coûteux et encore assez mal organisés
dans le Londres de celte époque.
8
114 ETUDES n HISTOIRE LITTERAIRE.
Chateaubriand à Montlosier, à la suite de son compte-
rendu de VEssai, qui Famena à ce groupe. Il le retrou-
vait d'ailleurs chez Mme Lindsay, « attachée à
Auguste de Lamoignon » : ce dernier et son frère
Christian, l'un un peu plus âgé, l'autre un peu plus
jeune que Chateaubriand, avaient avec celui-ci des
relations communes. Les Mémoires cVoutre-lombe,
qui énumèrent un peu négligemment les membres de
la société nouvelle que le jeune Breton fréquente à
présent, citent ici Malouet, émigré en Angleterre
depuis 1792, avec Mme de Belloy, la « femme digne
d'attachement » qui avait soigné avec dévouement,
durant une maladie, l'ancien député aux États géné-
raux; le comte de Montlosier, qui avait rejoint
Malouet à la fin de septembre 1794, et le chevalier de
Panât. Mais ils sont muets sur Lally-Tolendal et sur
la princesse d'Hénin, chez qui se réunissait le plus
fréquemment ce groupe de bannis; ils ne disent rien
non plus de Mallet du Pan, qui se décida au prin-
temps de 1798 à s'installer à Londres, et qui retrouva
parmi les « monarchiens » de l'Émigration londo-
nienne quelques vieux amis, avec lesquels il orga-
nisa, près de Leicester Square, en 1798, un modeste
« club des Étrangers » où il est possible que Chateau-
briand ait fréquenté'.
Il serait injuste de ne point associer à tous ces der-
niers noms, depuis longtemps notoires dans le monde
de l'Émigration, et même auprès du gouvernement
et du public anglais, celui d'A. Dulau, qui devient
— d'imprimeur qu'il avait d'abord été — l'éditeur et
le libraire par excellence de la colonie française
1. Mémoires et Correspondance de Mallet du Pan. Paris, 1851,
l. 11, p. 435.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 115
émigrée à Londres. Son nom et, son adresse de War-
dour Slreet (Soho) figurent à partir du tome XII
(1797) sur les titres des publications de Peltier; c'est
chez lui que s'éditent les principales œuvres par
lesquelles TÉmigration, et en particulier le clergé,
trompe le vide des heures d'exil, fait des amendes
honorables ou des projets de vie nouvelle : lorsque
Dulau entreprendra l'impression du Génie du Chris-
lianisme, il ne fera que patronner l'œuvre la plus
propre à accroître ses collections de « bons ouvrages * ».
Cet ancien bénédictin du collège de Sorèze a eu, avec
les « intellectuels » de la colonie royaliste, des rap-
ports qui n'étaient pas uniquement d'homme d'affaires
à gens de plume; et quelqu'un (qui se dit bien ren-
seigné) n'avait pas si tort , dans l'entourage de
Napoléon à Sainte-Hélène, de le traiter d' « homme
d'esprit et de jugement » — expression reprise par
Edm. Birédans une note de son édition des Mémoires,
— et de lui attribuer une influence extrême sur
l'orientation nouvelle de l'auteur de VEssai sur les
Révolutions-. 11 avait, certainement, un prestige par-
ticulier qu'il devait à une circonstance rare : neveu
et, dit-on, secrétaire de Mgr Jean-Marie Dulau,
archevêque d'Arles et ancien député aux États géné-
raux, qui avait été massacré en septembre 1792, il
savait, sur les derniers jours et la fin de ce prélat.
1. Voir les annonces de ses publications dans les journaux de
rEinipration et surtout le Catalogue de la maison Dulau en 1812.
2. Las Cases, Mémorial de Sainte- Hé le ne. Paris, 1823, t. IV,
p. 121. (Jn peut se demander si linterprétalion analogue de
Frénilly (Souvenirs, publiés par A. Chuquet, p. 240) a la même
source ou si elle a été puisée à Londres. La voile-race de Cha-
teaubriand est expti(juée d'une fai^on analogue — mais plus
méchamment — par F. R. de Toreinx, Histoire du romantisme en
France. Paris, 1829, livre 11, p. 195.
116 ÉTUDES d'histoire LITTERAIRE.
des détails émouvanls qu'on voit paraître, dès 1797,
dans les écrits de ce groupe. C'est ainsi que Lally-
Tolendal, dans sa Défense des Émigrés ^ datée de
Londres, janvier 1697, cite en exemple la mort
héroïque de Mgr Dulau, et que Peltier, longuement
et en grand détail, relate les circonstances où cet
« Ambroise de l'église moderne », âgé et infirme,
chrétien résigné, trouva une fin édifiante'. De toute
façon, il faudrait se garder de voir dans cet éditeur
de l'Émigration, — « fort connu dans la librairie »,
dira Chateaubriand en 1799 — un simple commerçant
plus ou moins entreprenant.
Les Mémoires d outre-tombe citent, sans trop pré-
ciser, des « personnages distingués de notre Église
militante » que Chateaubriand doit avoir connus, et
qui, eux aussi, sont des clients de Dulau ou vont
l'être : l'abbé G. -T. Carron, le saint Vincent de Paul
de l'Émigration à Jersey d'abord, puis à Londres à
partir d'août 1796, et qui, outre ses fondations chari-
tables, fait succéder aux Réflexions chrétiennes pour
tous les Jours de Vannée- les Pensées ecclésiastiques
pour tous les Jours de l'année recueillies par un prêtre
français exilé pour la foi^; Mgr Boisgelin de Cucé,
qui va publier en 1799 son Psalmiste, avec un dis-
cours préliminaire sur la poésie sacrée^, et que Cha-
teaubriand excuse à sa manière, alors qu'en général
on lui reprochera, dans l'Émigration anti-concorda-
1. Tableau du massacre des ministres catholiques, Paris et Lyon,
1797, p. 15.
2. Winchester, 1796. Une réflexion de l'auteur, assez courte, est
suivie pour chaque éphéméride d'une citation d'auteurs chrétiens.
Page 3, pour le 2" jour de janvier : Esprit du christianisme.
3. 3 vol. Londres, 1799.
4. Londres, 1799.
CHATKAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 117
taire, d'avoir bien vile fait sa paix avec Bonaparte^
II peut n'être pas téméraire de citer encore ici le
nom d'un i'arouchc contre-révolutionnaire, Clemen-
ceau, qui sera en 1801 l'un des fournisseurs de Dulau
en fait de poèmes irréductiblement anti-Bonapar-
tistes et chouans, et qui se rattache peut-être autre-
ment que par son nom à cette « affaire Clemenceau »
qu'Etlm. Biré a racontée-.
En revanche, c'est certainement à un titre pure-
ment documentaire et sans qu'il faille croire à des
relations de société qui auraient existé entre elles et
Chateaubriand, que les Mémoires iVoiiire-tomhe nom-
ment Mmes de Boigne et de Gontaut parmi les habi-
tantes du « quartier des félicités exilées » : elles
n'auraient pas manqué, de leur côté, de nommer à
son heure le futur ambassadeur et ministre dans les
souvenirs oîi elles ont rapporté leurs impressions
d'exil**.
Quoi qu'il en soit, nous avons, sur la vie de société
qui s'était tant bien que mal établie, entre ces exilés,
dans l'ouest de la capilale anglaise, quelques témoi-
gnages qu'il n'(^st pas indifférent de rassembler.
« Chateaubriand, écrit le lils de Mallet du Pan,
donna un soir une séance de lecture chez Malouet : il y
lid .-1 Idla et c[uelques croquis de son œuvre ultérieure,
h" Génie du C/irislianisme. Plusieurs personnages de
marque de l'Émigration étaient dans l'assistance, et
de Calonne et mon père se trouvaient présents. Après
la lecture, mon père dit aux personnes qui étaient
1. Latreillc, L'opposUion religieuse au Concordat de 1792 à 1803.
Varia. lltlO. p. 232.
2. Méin. d'u.-i., t. I, p. 460.
3. Cf. Mémoires de Mme de Bovine, l'.iris, 19U7, t. I; Mémoires de
.Mme la duchesse de Gontaut. Paris, 18'JI.
118 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
près de lui : « Il y a du talent dans tout cela, mais je
« ne comprends rien à ses harmonies de la Nature et
« de la Religion »; et de Galonné fut d'accord avec
« lui là-dessus'. »
Les mémoires inédits de Montlosier- parlent de
leur côté des réunions qui se tenaient chez la prin-
cesse d'Hénin. « Là, nous disent-ils, — et le premier
nom se rapporte à une date légèrement postérieure,
— Delille lisait ses vers, Chateaubriand racontait ses
voyages, Malouet parlait des colonies où il avait vécu. »
La même source fournit à un autre biographe d'autres
détails. « Ils dînaient ensemble tous les mercredis,
écrit A. Bardoux de Montlosier et de Chateaubriand;
le chevalier de Panât et Christian de Lamoignon
étaient aussi des convives. En été, on allait dans
quelque taverne solitaire, à Ghelsea, sur la Tamise;
on parlait de Milton et de Shakespeare... Dans la
mauvaise saison, c'était Montlosier qui offrait l'hospi-
talité... Le samedi, on allait en affluence chez Cha-
teaubriand, qui offrait du punch. Il donna un soir
lecture d'Atala... Des femmes, dans l'auditoire, por-
tèrent un jugement plus rigoureux que les hommes.
Malgré toutes les critiques, on fut enlevé, entraîné
malgré soi, par je ne sais quel charme ascendant et
troublant. On sentait, pour parler avec le poète, que
la flamme divine avait passé par les lèvres de Chac-
tas et l'on emportait avec soi la flèche empoison-
née^ »...
1. B. Mallet, ouv. cité, p. 301, note 1.
2. Mémoires de Malouet, publiés par son petit-fils le baron
Malouet. Paris, 1S74, t. 1, p. il3, note citant ces mémoires
inédits.
3. A. Bardoux, le Comte de Montlosier et le Gallicanisme. Paris,
1881, p. 128. — Voir aussi, à propos des réunions chez Malouet,
L. Audiat, Rev. de Saintonge et d'Aunis, t. XXill, p. 51.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 119
On regrette que des dates plus précises ne soient
pas jointes à ces indications; en voici d'autres, qui
concernent la tonalité générale de ce milieu où Cha-
teaubriand avait pénétré, et qui furent empruntées,
malgré la forme toute romanesque de l'ouvrage où
elles se trouvent, à des sources historiques, souvenirs
personnels ou mémoires encore inédits :
Mme dA*** était bien éloignée da toutes ces futilités '. Sa
maison était le rendez-vous des membres les plus illustres
du clergé, de la noblessse, de la magistrature, martyrs
divers de la foi, de l'honneur et de la vertu : quelques
orateurs célèbres des dernières assemblées, des écrivains de
talent, proscrits d^ France, vinrent plus tard augmenter
rintérèt de ces réunions, auxquelles prenaient part aussi
plusieurs Anglais de distinction et des membres de l'église
anglicane.
Malgré la profonde douleur qu'inspiraient les crimes de
cette époque, les entretiens étaient animés; il semblait que,
ne pouvant se consoler de tant de malheurs, l'on cherchât
à se distraire par l'exercice de la raison et l'examen des choses
du temps. Le clergé, dont la conduite était si noble dans la
persécution, reprenait sur les esprits un ascendant que les
idées philosophiques lui avaient fait perdre...
La littérature de l'émigration était très forte. De grands
poètes, de profonds publicistes, d'habiles et ingénieux cri-
tiques, longtemps à la mode dans les sociétés de Paris,
vivaient alors de leurs travaux, inquiets, quelques-uns
même avec exagération, sur leur propre subsistance-.
A coté de noms déjà célèbres, une grande destinée litté-
raire se préparait; grâce à ce noble génie, le christianisme
et la royauté si indignement outrages allaient enfin trouver
1. Les frivolités de toute une partie de l'Ernij^ration.
2. .illusion aux angoisses de l'abbé Delille. Peut-être cette
maréchale d'A"**^ correspond-elle à la présidente d'Outremont
que retrouve ù Londres Frénilly en 1815, et Chateaubriand est-il
représenté par l'ingénieux Florville.
120 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
un vengeur, et cette même liberté, démocratique et san-
glante, derait devenir un jour monarchique et secourable '.
Voilà donc, à partir de cette date de 1797, qui
prend une si grande importance dans les Mémoires
cV outre-tombe^ Chateaubriand arraché à l'espèce de
bohème aristocratique à laquelle il avait été réduit,
et rattaché décidément à un nouveau milieu. Il est,
dès lors, fort important de connaître les idées qui
avaient cours dans ce district de TÉmigration :
l'inévitable point d'honneur, aussi fort que n'importe
quelle contrainte pour un Français du xviii" siècle,
devait tendre à les imposer à quiconque y pénétrait.
Mme de Duras, dont le témoignage est doublement
intéressant parce qu'elle a été l'amie du grand écri-
vain et qu'elle avait connu, elle aussi, les hasards de
l'exil à Londres, caractérisait de ce mot prestigieux
d' « honneur » la vertu la plus agissante du monde
émigré : « Il a été pour nous la planche dans le
naufrage, car il est remarquable que, dans la Révo-
lution, c'est par l'honneur qu'on est rentré dans la
la morale ; c'est l'honneur qui a fait l'émigration ; c'est
l'honneur qui a ramené aux idées religieuses. Dès que
le mépris s'est attaché à la puissance, on a voulu être
opprimé; dès que le déshonneur s'est attaché à l'im-
piété, on a voulu être homme de bien^ »...
Il est visible, en effet, qu'une sorte d'émulation ne
1. Valéry, Sainte-Périne, souvenirs contemporains. Paris, 1820,
p. 80. I^'auteurest A.-C. Pasqu in, administrateur des bibliothèques
de la couroene sous Charles X.
2. Noie inale d'Edouard.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 121
larda guère à agir sur ceux des émigrés qui n'étaient
pas de ces simples inconscients auxquels le chevalier
de Panât appliquait dès ce moment sa définition des
gens « qui n'avaient rien appris ni rien oublié » —
formule destinée à une si belle carrière historique.
On a pu s'égayer de l'explication que Napoléon à
Sainte-Hélène, — « fort amusé )>, nous dit-on, —
entendit donner, de la fameuse conversion de l'auteur
de VEssai, par un de ses compagnons qui la tenait
(i d'un des successeurs de M. de Chateaubriand à la
légation de Rome » : une heureuse prévision des efïets
prochains de 1' « esprit nouveau » aurait dissuadé le
jeune révolté de persévérer dans le philosophisme
et l'aurait conduit à défendre ce qu'il venait d'at-
taquer. Ainsi simpHfîée, l'explication est sans doute
trop brutalement positive ; mais c'est répondre à côté
que d'écrire: a En 1798, rien ne faisait prévoir encore
la restauration prochaine des ruines que la Révolu-
tion avait accumulées. Nul ne pouvait songer au
rétablissement officiel du culte. En un mot, des cir-
constances qui ont favorisé le succès du livre apolo-
gétique de Chateaubriand, aucune ne se présentait
encore aux regards de l'observateur ^.. »
Or il est certain, au contraire, que pour tous les
membres du groupe émigré que fréquente désor-
mais l'auteur de VEssai, la persistance, en dépit de la
Révolution, des traditions religieuses chez la majorité
des Français ne fait pas doute; surtout, l'importance
dune foi commune, moyen de « lier ensemble tous les
instants de la vie d'un peuple - », l'appui qu(; l'Etat
peut demander à laulel, toute cette interprétation
1. Bertriii, onv. cité, p. lOG.
2. Expression de .Montlosier dans ses Mystères de la vie humaine,
2° éd. Paris, 1S:33, l. II, p. 170.
122 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
uniquement sociale d'un christianisme traditionnel
considéré comme une garantie contre-révolutionnaire
est parfaitement admise et courante. Lally-Tolendal
estime que la religion « est une base fondamentale
tout aussi nécessaire à la morale publique, que cette
morale elle-même est indispensable pour les magis-
trats du peuple et pour un état républicain... Posons
donc pour vérité incontestable, pour fondement et
pour faîte de Fédifice social, la nécessité d'une reli-
gion, plus pressante encore que le genre de gouver-
nement dont la seule garantie est la morale; nécessité
qui, en admettant la tolérance de tous les cultes,
impose un culte national * ». Peltier invoque, à Tappui
de la nécessité de croire, des exemples tels que la
mort héroïque des massacrés de septembre. « Philo-
sophes mondains, qui depuis si longtemps essayez de
répandre les germes de Tirréligion et de Tincrédulité,
voyez comme la divinité se joue de l'œuvre de vos
mains. En vain vous réunissez contre elle les futiles
travaux de la philosophie ancienne et nouvelle, les
sophismes de l'antiquité, le scepticisme, l'athéisme
modernes viennent se briser devant un rayon de la
toute-puissance de l'Être suprême. Un jour, une
heure lui suffisent pour réduire en poussière l'édifice
fragile de vingt siècles de corruption -. » Dans un
factum qui fit grand bruit dans le monde émigré ^
contre lequel le comte d'Artois s'indignait en 1796
et qu'on appréciait d'autant plus parmi les « consti-
tutionnels », de Galonné mettait au premier rang
1. Défense des Emigrés français adressée au peuple français. Paris,
1797, t. H, p. 109 et 117.
2. Tableau du massacre..., p. 31.
3. Tableau de l'Europe en novembre 1795. Londres, s. d., p. 73 et
suivantes.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 123
(les « véhicules » d'une Restauration plus ou moins
prochaine « le sentiment religieux qui, malgré tout
ce qu'on a l'ait pour l'étouller, vit encore dans le
cœur des Français, et entretient le vœu du peuple
pour un culle fixe, pour des secours spirituels, pour
une règle de conduite fondée sur des préceptes
divins ». L'ancien conseiller des Princes insistait sur
la nécessité sociale d'un lien que la religion sem-
blait fournir mieux que toute autre notion. « Oui,
certainement, il vit encore au fond des cœurs fran-
çais, ce sentiment que la nature y a placé, que la
raison y a fortifié, que Tliabilude y a enraciné. Ce
sentiment protecteur de la sûreté publique, et con-
solateur de la faiblesse humaine, n'a pu être anéanti
ni par cinq années de troubles, ni par les attentats
qui ont renversé les objets de sa vénération, ni par
les elTorts systématiques d'une secte impie par in-
térêt plutôt que par opinion. » Et le Bapjiorl fail
à S. M. Louis XVIIl, dans lequel IMonthyon réfutait
quelques-unes des suggestions politiques de Galonné,
ne manquait pas de rester d'accord avec lui sur ce
point au moins. « De toutes les mesures d'exécution
;\ prendre pour rétablir l'ordre public en France,
la plus nécessaire, la plus juste, la plus instante, la
plus efficace, celle qui peut-être peut suppléer toutes
les autres, et qu'aucune autre ne peut suppléer, c'est
le rétablissement de la religion et des mœurs.... Il
faut répéter ce qui n'eût jamais dû être méconnu,
(|ue la religion est le grand bienfaiteur de riiuma-
nilé... que la religion est la seule morale du plus
grand nombre des hommes '. »
11 est donc certain (pjc dans le milieu dont (Iha-
1. liapporl fait à S. M. Louis XVIII. Iiiipriiiic à Constance, 179G.
124 KTUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
teaubriand s'est rapproché en 1797, la nécessité
sociale de la religion est une sorte d'article de foi,
et que la persistance des dispositions catholiques
chez un grand nombre de Français y semble assurée.
Le scepticisme anarchique et désespéré qui subsis-
tait chez l'auteur de VEssai devait paraître plutôt
suranné à ses nouveaux amis, et nous savons par eux
que la philosophie de Chateaubriand était mise à une
rude épreuve. « J'ai moi-même entendu, écrit Ville-
main, le chevalier de Panât se vanter de la bonne
guerre qu'il avait faite dans ce temps, chez la belle
Irlandaise (Mme Lindsay), au jeune émigré philo-
sophe, et du secours qu'il empruntait aux impétueuses
boutades de M. de Montlosier '. « D'ailleurs, la maî-
tresse de maison — la future Éléonore de V Adolphe
de Constant — semble avoir elle-même été en mesure
de faire estimer et valoir la religiosité active et
dévouée de son âme forte et grave.
Si les Mémoires (Toiilre-tombe sont sincères sur
ce point, c'est aussi à cette date — sans doute
en juin 1797 — qu'il faut rapporter la rencontre de
Chateaubriand avec Burke, dans le collège que
celui-ci avait fondé en 1796, à Penn, près de Bea-
consfîeld, pour les fils d'émigrés : le grand orateur
séjourne dans cette dernière résidence de fin mai,
après son retour de Bath, à sa mort 1&9 juillet. Enfin,
il est possible que les publicistes que fréquente à pré-
sent Chateaubriand, et qui sont tous peu ou prou en
relations avec les leaders du Parlement, lui faci-
litent l'accès de ces débats parlementaires dont il
lui arrive de parler avec une insincérité évidente :
car VEssai sur la littérature anglaise- écrit: « En
1. Villemain, Chateaubriand, p. 71.
2. Article Eloquence politique.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 125
niX) j'assistai à la mémorable séance de la chambre
des communes où M. Biirkc se sépara de M. Fox... »
Erreur de dalc (|ue l'auteur rectifie d'un Iront serein
dans les Mémoires : « En 1792, M. Burke se sépara
de M. Fox... »
A (luel moment au juste Fontanes vint-il accentuer
les dispositions de ce jeune ami qu'il avait connu en
France avant son émigration, et qui éprouvait pour
lui toute la déférence qu'un cadet de lettres peut
avoir pour un aîné? La revue de Peltier, Paris pen-
danl Vannée 1797 , ne manque pas de signaler, dans
son numéro du l.j septembre', que le nom de Fon-
tanes se trouve sur les listes de proscriptions du
18 fructidor : mais comme c'est en faisant un vaste
détour par TAllemagne que le rédacteur du Mémorial
historique , poliUque et littéraire se réfugie à Londres,
il est difficile de préciser la date de son apparition
aux côtés de Chateaubriand et le début de cette inti-
mité qui marque certainement une nouvelle phase
dans la vie de notre émigré. « Il se logea auprès de
moi ; nous ne nous quittions plus, » disent les Mé-
moires d' outre-tombe \ et l'on sait avec quelle effusion
Chateaubriand a évoqué ses promenades avec Fon-
tanes et les interminables conversations, le long de la
Tamise, (\\\\ ramenaient les deux amis à Londres « aux
rayons (h'-faillants des étoiles, submergées Tune après
l'autre dans le brouillard de la ville ». C'est dans les
premiers mois de 1798 que se place le vif de celle
grande inlinnié, (|ui ne pouvait manquer d'agir, sur
1. T. XV, p. 113 et suivantes, post-scriptuni.
126 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
l'esprit de Chateaubriand, dans un sens analogue à
celui que ses relations avec Panât et ses amis l'avaient
déjà sollicité de suivre : Fontanes brouillé radicale-
ment avec le xviii'' siècle critique, Fontanes irrité
contre le Directoire qui l'exilait, et très avisé de la
fragilité réelle du régime actuel de la France, ne
pouvait manquer d'apporter des arguments de plus
en plus entraînants à l'appui de cette « conversion »
qui se prépare. A côté des conseils d'ordre littéraire
que Fontanes donnait à son ami •, il ne se faisait
certainement pas faute d'incliner la pensée du jeune
écrivain vers des questions plus importantes qu'un
détail de style, le choix d'une épithète ou l'alliance
nouvelle de deux mots : et c'est évidemment dans
ces entretiens intarissables que gît une certaine part
du secret de la conversion de Chateaubriand.
Surtout, il semble que la présence de Fontanes en
Angleterre marque, pour l'ami de Montlosier et de
Malouet, un rapprochement avec les milieux légi-
timistes purs. Les lectures que fait à Londres vers
ce moment Cléry, l'ancien valet de chambre de
Louis XVI, du Journal de son maître au Temple,
fournissent en effet à la piété royaliste un terrain
admirable de communion et de ferveur. Lorsqu'en
mai ou juin 1798 Baylis a fini d'imprimer ce mé-
moire ", le périodique de Peltier rappelle ces séances
douloureuses et émouvantes. « Si le journal de Cléry
cause à la lecture une impression aussi profonde,
1. Azakia, histoire canadienne anonyme qui paraît tout à la fin
de 1798 dans le Paris de Peltier (n° clxxi, p. 141), ne serait-elle
pas, avec son personnage de Coelario et son épisode de 1' « épi
rompu », un témoifinage de cette activité renouvelée de Château-
briand guidé par Fontanes?
2. La liste des souscripteurs est close le 25 mai 1798.
CHATEAUBRIANn KT L EMIGUATION ROYALISTK. 127
on peut ajouter avec quelque raison pour ceux (jui
viendront après nous : Que serail-ce donc si vous
l'aviez enlendu de sa bouche? Si vous aviez pu voir
réuni, aux souvenirs que sa présence retraçait, à
l'accent pathétique et vrai dont la nature l'avait doué,
ce beau caractère extérieur qui présentait, sur les
formes les plus parfaites, l'empreinte inelïaçable
d'une douleur noble et sublime et d'une loyauté sans
peur et sans reproche. Il semble que le génie de la
Monarchie ait écrit dans les traits de M. Cléry : C'est
lui qui est resté avec moi Jusqu'à la fin K » « Qu'on
juge, disent de leur côté les Mémoires d'outre-tombe,
de l'émotion d'un auditoire d'exilés, écoutant le valet
de chambre de Louis XVI raconter, témoin oculaire,
les souffrances et la mort du prisonnier du Temple -. »
Ce fut, pour l'Émigration « fidèle », comme un acte
de persévérance, d'application et de foi royaliste que
cet applaudissement donné au récit des souffrances
de Louis XVI et à l'entreprise de Cléry:
Organe du malheur et de la vérité,
Tu proclames l'arrêt de la postérité...
Il semble difficile d'admettre que Chateaubriand n'ait
pas été sollicité, à ce moment, de mettre au service
dun projet plus accentué de restauration royaliste
son talent d'écrivain et ce loyalisme de chouan
qu'avait vanlé Pcltier lorsqu'il avait publié des vers
de lui. On sait quelles espérances la visible agonie du
Directoire éveillait dans le monde de l'Émigration;
au milieu même des hommes en place de Paris, on
1. Paris pendant l'année I79S, 30 juin, p. 466,
2. T. Il, p. 167. Ciery habite 29, Great Pultney Street, dans cette
pi'tile ruelle proche do Golden Square qui devient comme uq
quartier général de rEmigratiou.
128 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
commençait à découvrir plus d'un symptôme propre
à faire escompter un prochain rétablissement de
l'ancien ordre de choses : serait-ce par un Monk
nouveau, serait-ce par un César intérimaire que,
Bourbons ou Orléans, les représentants de l'ancienne
famille régnante allaient être rappelés en France*?
Les royalistes purs, au dire de leurs meilleurs infor-
mateurs, pouvaient à plusieurs reprises « concevoir
de légitimes espérances ^ » : on sait qu'ils n'y man-
quèrent pas, et que, de Pichegru à Bonaparte, ils
crurent n'avoir que l'embarras du choix de l'instru-
ment. Le 18 fructidor avait contrarié pour un temps
ces espérances; mais l'intrigue restauratrice n'avait
pas tardé à renouer ses fils rompus ou enchevêtrés.
Assurément, Chateaubriand n'en était pas à avoir
besoin d'un introducteur auprès des grands chefs lon-
doniens du parti. Outre que VEssai n'avait pas fait
assez de bruit parmi les purs royalistes pour qu'on
dût lui en tenir autant de rigueur qu'aux brochures
de Mallet ou de Calonne, le jeune Breton trouvait
aisément, dans sa famille même, des intermédiaires
auprès des conseillers des Princes. Le grand-père de
sa femme — à supposer que Chateaubriand fût dis-
posé à se souvenir d'elle — n'avait-il pas obtenu
naguère du comte d'Artois une promesse toute spé-
ciale de bienveillance^? Son beau-frère, le comte du
Plessix de Parseau, n'était-il pas retiré en Angleterre,
et n'allait-il pas être chargé en 1799 d'une mission
importante par le comte d'Artois*? Son cousin Ar-
mand de Chateaubriand n'était-il pas, depuis 1793
1. Cf. L. Madelin, Fouché. Paris, 1901.
2. Hyde de Neuville, Mémoires. Paris, 1888, t. 1, p. 157 et 223.
3. Méin. d' outre-tombe, t. II, p. 4.
4. Ihid., t. II, p. 548.
CHATEAUBRIAND KT l'eMIGRATION ROYALISTE. 129
un des agents les plus actifs et les plus dévoués du
|)rince de Houillon à Jersey'? En dehors nK-'iiiede ces
réi)ondaiils naturels, la duchesse de Gonlaut- ou le
chevalier de Panais pouvaient favoriser la jonction
du jeune écrivain avec les directeurs londoniens de
la politique légitimiste. Il est impossible dédire dans
quelle mesure ce rapprochement avait été tenté avant
l'arrivée de Fontanes à Londres : le séjour de celui-ci
auprès de Chateaubriand, de la fin de 1797 à Tété de
1798, est marqué en tout cas par des démarches i)lus
caractérisées.
Car Fontanes ne s'est assurément pas contenté de
rêver le long de la Tamise avec son ami, de revisiter en
sa compagnie la ville et ses environs qu'il avait vus
en 1785-86, et de lui inculquer un peu de son mépris
pour les idéologues. Polémiste avisé, défenseur célèbre
déjà de la cité de Lyon suppliante, Fontanes n'a cer-
tainement pas laissé là, autant qu'on l'a dit*, la poli-
tique pour la poésie après sa fuite hors de France :
les instances mêmes que met Chateaubriand à le
rappeler à la littérature, à le détourner d' « un métier
indigne de vos talents, et (pii troublerait le reste de
votre vie et celle de vos amis^ », témoignent d'ar-
rière-pensées que la Grèce sauvée n'occupait point
tout entières. Et c'est par lui que s'opère le rattache-
ment, au moins provisoire, du prochain auteur du
Génie au représentant officiel du royalisme intégral
dans la capitale anglaise. « M. du Theil, chargé des
1. t;f. (i. di' Contndcs, Enngrés cl Chouftns. Paris, i.S95.
2. Par sf's relations do frrande ariiitit- avec Mm(Ml(! Itosambo.
■i. Il assistait en 1795 au contrat do mariaire du oonito de
Vaudrouil.
4. Nolauirnout Saiiito-Beuve, Portraits liltérnin;s, l. II, p. 247.
."). Hhaloauhiiand à Fonlaues, 15 août 1198 (Mcin. d'oulrc-loinbe,
l. 11, p. 55;j).
9
-130 ÉTUDES n'iIlSTOIHE HTTKUAIRE.
affaires de M. le comte d'Artois à Londres, s'était hâté
de chercher Fontanes : celui-ci me pria de le con-
duire chez l'agent des })rinces. » Les deux amis se
rendent donc au siège de l'agence royaliste londo-
nienne, Great Pultney Street, et trouvent le « chargé
des pouvoirs du Roi » environné de la foule des
aventuriers, « vendeurs de contre-révolution », qui
tournoyaient autour des espoirs légitimistes. Tandis
que Chateaubriand, « dans la cohue du parloir »,
reste à contempler un paysan vendéen qui est venu
apporter une lettre de ses chefs, Fontanes a obtenu
« une audience particulière de celui qu'il appelait
plaisamment le contrôleur général des financ&s ».
De cette audience particulière, Fontanes « sortit
fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'encou-
rager la publication de mes ouvrages, et F'ontanes
ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible d'être
meilleur homme : timide en ce qui le regardait, il
devenait tout courage pour l'amitié^ »... En d'autres
termes, Fontanes avait — à une date qu'il faut vrai-
semblablement placer dans les premiers mois de
1798^ — obtenu de M. du Theil une subvention pour
imprimer les écrits de son ami; et l'assurance en fut
même réitérée, puisqu'il pourra dire à celui-ci, dans sa
lettre du 28 juillet 1798 : « J'espère que la parole si
souvent donnée par le contrôleur général des finances
est au moins acquittée en partie. Cette partie me
console, car je ne puis soutenir l'idée qu'un bel ou-
vrage est arrêté faute de quelques secours ^... » Et
cette promesse de subvention se trouve liée à l'activité
1. Mém. d'onlre-loinbe, t. II, p. 171.
2. Chateaubriand donne lui-même cette date de 1798 dans le
Portrait d'un Vendéen inséré dans 'Essai sur la littérature anglaise.
3. Mém, d' outre-tombe , t. II, p. 175.
CHATr.U'BHIAND ET L lùMICHATlON ROYALISTE. 131
(|u'()ii allciid (le Fonliuios; car, après son dôparl do
Londres et durant son séjour d'Allemagne, tandis
qu'il suit d'un œil allentillcs intrigues souvent mala-
droites des agents royalistes en France, il reste en
correspondance avec M. du Theil et ne néglige pas
de lui rappeler son jeune ami l'écrivain : « Je parle
encore de vous avec l'accent de l'amitié, et je souhaite
du l'ond du cœur que les espérances d'amitié (ju'on
peut fonder sur moi réchaufîent les bonnes disposi-
tions (pion m'a témoignées à cet égard, et qui sont si
bien dues à votre personne et à vos grands talents '... »
De (juel ouvrage s'agil-il donc? Fontanes connaît
et admire des fragments manuscrits des Natchez;
mais il est malaisé d'admettre que le « contrôleur
général des finances » de Louis XVIII ait promis, et
à plusieurs reprises, d'employer l'argent des coffres
royaux à imprimer les fameuses deux mille trois cent
([uatre-vingt-treize pages in-folio, uniquement à cause
des beautés descriptives qui y étaient renfermées, ou
parce que l'épopée de l'homme primitif s'y inscrivait
magnifiquement. Surtout de la part de l'auteur
récent de VEssai sur les Révolutions — en dépit de
l'hommage que ce livre rendait (;à et là à l'ancienne
foi chrétienne — le « chargé des pouvoirs du Roi »
devait attendre autre chose qu'une épopée ou des
notes de voyage, (\\xAtala môme ou René, pour y
employer en subventions des ressources financières
de plus en plus raréfiées : c'est le moment oîi Joseph
de .Maistre, après fructidor, obtient de Louis XVIII
une gratification de 50 louis pour les Considérations
sur la France. Mais les allocations sont si rares, dans
l'espèce, que le pauvre Chateaubriand ne voit rien
l.Mcm. d'oulrc-lomhc, t. Il, p. 174.
132 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
venir, et que, le 15 août 1798, il peut écrire à son ami :
« Le contrôleur des finances n'a point tenu sa parole,
et je suis fort malheureux* ». Serait-ce que Fon-
tanes, qui désapprouve à ce moment certains agisse-
ments, certaines imprudences des agents royalistes
en France -, inspirerait une moindre confiance — et
aussi, par contre-coup, son fidus Achates de Londres
— à ces « petites gens », qui, paraît-il, sont peu
contents de lui^?
Fontanes parti, Chateaubriand s'était trouvé d'a-
bord plus solitaire qu'avant sa visite. Son ami l'avait
certainement éloigné du groupe des publicistes
constitutionnels — il détestait si fort la « philoso-
phaillerie », dont Montlosier, Malouet et Mallet ne
cessaient pas de se réclamer à leur manière * — et
avait relâché quelque peu des liens qui tardent à se
renouer; sans doute, en revanche, l'avait-il introduit
dans quelques milieux anglais qu'il connaissait par son
ancien séjour à Londres. La société de Christian de
Lamoignon, que Mme Lindsay a quitté pour rentrer
en France, semble être sa principale ressource
d'amitié, et divers indices paraissent même nous
inviter à antidater un passage des Mémoires d'oiitre-
tombe^, et à situer en 1798 toute cette partie de l'été
de 1799 passée, selon Chateaubriand, à Richmond
avec Christian de Lamoignon, avec les nagées sur
la Tamise, les courses dans le parc, et l'apparition
1. Méin. d'oulre-lombr, t. II, p. 534.
2. Ibid., t. II, p. 174.
3. Ihid., t. II, p. 553.
4. On connaît la thèse de Mallet du Pan : « Si l'esprit a été
nuisible, il faut eacure plus d'esprit que n'en ont les méchants
pour les contenir et les vaincre ».
5. T. Il, p. 214.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 123
(le Peltior qui entraîne Cliateaubriand dans une
excursion en voiture, poussée jusqu'à Oxford, Blen-
heim, etc. Il faut constater, en efiet, que Peltier a
été soulïiant à la fin du printemps de 1798, et (|uV)n
lui a conseillé le repos : Paris est interrompu (à la
lin ilu tome XVI) et n'est repris qu'avec le numéro
(lu lo mai, et c'est peut-être dans cet intervalle (pie
se place l'excursion dans la province anglaise. Rien
de pareil, en tout cas, ne se passe en 1799, et le
journal, bimensuel et serrant toujours d'assez près
l'actualité anglaise et continentale, n'aurait guère
permis à son rédacteur en chef et principal collabo-
rateur une absence prolongée. D'ailleurs l'été de 1799
— (pii l'ut, par parenthèse, particulièrement humide
et iVoid et peu propice aux sports de plein air — fut
marqué par une grave affaire entre Peltier et les
iillras d'une part, IMallet et Malouel d'autre part; et
il fallut que Monsieur vînt lui-même d'Ecosse pour
tenter de rétablir la paix entre les adversaires ^ Enfin
le combat d'Aboukir, qui valut à Chateaubriand des
insultes dont le souvenir lui resta, est du l'''' août 1798,
et les rameurs anglais dont il parle, si indiscrètement
patriotes, auraient contenu bien longtemps leur
enthousiasme railleur s'ils avaient attendu à l'année
suivante pour le manifester-. Chateaubriand a-t-il vu
tout ce qu'il énumère dans les Mémoires'! C'est fort
admissible pour Oxford et Blenheim, de môme pour
les résidences et les parcs voisins de Richmond. Mais
la visite à IlerschcU et à sa savante sœur à l'observa-
toire de Slough, et surtout les circonstances dans
1. Cf. H. Mallet, ouv. cité; la Mercure britannique du 2.") juillet 1790;
Puris pindnnl l'année il'J'J du 15 août.
2. T. II, |.. 2IG.
134 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
lesquelles il voit George III comme une espèce de
roi Lear, sont bien sujettes à caution '.
Cependant la mère de Chateaubriand est morte
dans les circonstances que l'on sait; et la lettre de
Mme de Farcy, en date du l*"'' juillet 1798, ne semble
pas encore avoir atteint l'exilé lorsque, le 15 août, il
écrit à Fontanes cette lettre désolée qui est parmi les
pages les plus sincèrement attristées qu'ait jamais
écrites ce grand artiste en mélancolie. Lorsqu'il
reçoit enfin la douloureuse nouvelle, l'émotion ou le
remords n'ont guère qu'à achever une conversion
virtuelle depuis longtemps accomplie : et l'on com-
prend parfaitement que la tristesse du fils repentant
achève de mûrir une décision que tant de circons-
tances ont préparée : son prochain livre sera une
apologie de la religion chrétienne, conçue par un
« cœur sensible » et par une imagination de voyageur
et d'artiste, mais ce sera un « livre d'émigré » au
premier chef, soucieux à sa manière d'aider à créer
l'atmosphère morale propice à une reprise plus ou
moins nette des anciennes traditions ^.
1. Noter que Peltier avait publié, dans son numéro du 6 no-
vembre 1797, quelques indications sur Herschell et sa sœur;
cf. aussi le Journal de celle-ci : nulle mention d'une telle visite.
D'autre part, Mme de Gontaut a pu voir George III à Windsor
très facilement et sans grand subterfuge. (Mémoires, p. 75.)
2. On peut se demander dans quelle mesure le mouvement des
idées, dans l'Angleterre de plus en plus « anti-jacobine » qui
entourait Chateaubriand, agit sur la genèse du Génie. Peltier se
trouve en relations avec Nares, rédacteur en chef du British
Critic, et avec Mathias, l'éditeur des Piirsuits of Literature. Les
dernières années du xvni" siècle sont marquées en Angleterre par
une lloraison d'ouvrages qui tendent à donner au christianisme
toute sa valeur active et présente. L'éditeur Dulau fera traduire,
par exemple, en français le livre de Bailbey Porteus, évêque de
Londres, intitulé A Summary of the principal évidences for the
trulh and divine origin of the Christian révélation (London, 1800).
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION lîOYALISTE. 13;
Chateaubriand est foii occupé, durant les premiers
mois de 1799, à l'élaboration de ses matériaux et à la
lédaction de son ouvrag'e. u jMes jours et mes nuits,
dit-il dans les Mémoires, se passaient à lire, à écrire,
à prendre d'un savant prêtre, l'abbé Gapelan, des
leçons d'hébreu, à consulteriez bibliothèques et les
gens instruits, à rùiler dans les campaj^ncs avec mes
opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des visites...
Quelques lectures de mes premières ébauches ser-
virent à m'éclairer.... » On voudrait savoir à quelle
date au juste se place, à ce sujet, la lettre de Panât,
citée par Chateaubriand ', où le « sale chevalier »
félicite « le grand peintre et l'homme sensible » de la
manière nouvelle dont il montre « les charmes de
cette religion admirable ». En tout cas, Dulau a déjà
fort avancé, le 19 août 1799, la composition typogra-
phique de cette Religion chrétienne par rapport à la
morale et aux beaux arts, puisque Chateaubriand
prie Fontanes, à cette date, de lui trouver un éditeur
parisien qui pourrait acheter les feuilles composées
jusque-là.
C'est en ce moment même que se passe la dernière
algarade qui mette sérieusement aux prises « monar-
chiens » et absolutistes : le 15 août, Peltier a publié
dans Paris une réponse grossière à une lettre de
il y a dans ce renouveau raboutissemenl d'une opinion cxprimoe
au Parlement, dés le 21 janvier 1794, par le duc de Portland, à
savoir que la guerre avec la France était ■< fondée sur un seul
principe, la conservation du Cliristianisiiie ». C'est en 17% <iiio
sont publiés les KeUijious Musimjs de Coleridge.
1. Méin. d'oulrc-lombe, t. Il, \>. 183.
136 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Malouet insérée dans le Mercure britannique de
Mallet du Pan^ La question de la Constitution future
avait en effet , au plus fort des espérances suscitées
par la défaite de l'armée française en Italie, été
débattue plus passionnément que jamais dans les
cercles d'émigrés. « En supposant au nouveau Roi
la plus grande latitude pour faire sa volonté, avait
écrit Malouet, il me paraît douteux qu'il voulût pré-
cisément tout ce qui existait en 1789; et quand il le
voudrait, oi^i trouverait-il les mêmes hommes, les
mêmes dispositions, le même esprit, le même genre
de talents et de moyens? » A quoi Peltier^, parlant
au nom des « vrais royalistes » et de l'Émigration
fidèle, avait répliqué sur un ton si méprisant pour
l'activité de « certains individus »
— Et Ton dira toujours Malouet et Mallet,
Gomme on unit encor... qui donc... Biaise et Babet —
que l'évoque d'Arras engagea Monsieur à témoigner
solennellement son indignation aux ultras indiscrets
et sa bonne grâce à leurs victimes : « grande aventure
qui a absorbé quinze jours le babil de nos sociétés
françaises ^, » et point de départ d'une brouille irré-
ductible entre Peltier et ses adversaires.
Il est assez probable que la date de la lettre adressée
par Chateaubriand à son ami rentré en France se
trouve en quelque corrélation avec ces événements,
si fâcheux pour un homme qui s'était fait à la fois
des relations amicales avec les deux partis. Même si
l'on avance de 1799 à 1798 le voyage dans l'ouest avec
1. Mercure britannique, n° XXIII, 25 juillet 1799. La suite dans
le numéro du 10 août.
2. Paris pendant l'année 1799, t. XXllI, p. 241.
3. Mallet à Sainte-Aldegonde, dans Mémoires et Correspondance,
pp. Sayous, t. II, p. 404.
CHATEAUBRIAND KT L EMIGRATION ROYALISTE. 137
Pelticr, il est certain que Chateaubriand restait en
contact avec le remuant journaliste : Paris donne
plusieurs fois, en 1799, des nouvelles de Fontanes
que son fidèle ami de Londres a sans doute contribué
à lui procurer. Le 28 février, on y insère des vers
inédits, « fragments que le hasard a fait tomber entre
nos mains >>; ailleurs ' le récit détaillé de son évasion
de Lyon est rectifié « par un ami, d'après des détails
qu'il dit lui avoir été donnés par Fontanes lui-
môme « ; ou bien ^ l'accident dont il a été victime —
le môme dont s'informera encore Chateaubriand un
peu plus tard — est raconté avec émotion par le
journal de Peltier.
Une célèbre recrue littéraire vient d'arriver, sur
ces entrefaites, en Angleterre, et c'est le parti des
idtras qui va se l'annexer, en dépit des relations
d'origine ou de rencontre qui le rattachent à quel-
ques-uns des « monarchiens ». Delille, qui s'installe
à Londres le 5 juillet 1799 avec sa « nièce »,
Mlle Vaudechamp, est accueilli avec enthousiasme
par l'Émigration française, fière d'ouvrir ses rangs à
son poète préféré, celui qui sans doute va faire dans
ses vers une place à ses compagnons d'exil.
Quoi! nous vous possédons! quoi! ces Goths inhumains,
Si fiers d'exterminer les rois et le génie.
Ont on vous respecté le dieu de l'harmonie :
La lyre d'Apollon brille encordans vos mains?
La gloire endn, sur un sol plus tranquille,
Vole avec vous au bruit de vos accords :
Et vos talents, immortels passe-ports,
D'Albion vous ouvrent l'asile. 3
1. T. XXI, p. 149.
2. T. XXIV, p. (jll, note.
3. Chevalier du l'uy-des-lslets, Stances à Delille. Alm. des Muses,
1818, p. 201.
138 ETUDES 1) HISTOIRE LITTERAIRE.
C'est ainsi que le poète des Géorgujiies est
acclamé, à son arrivée en Angleterre, par un émule
en Apollon; et Peltier, dans son journal \ proclame
<i le bonheur que les Français réfugiés en Angleterre
éprouvent aujourd'hui, en possédant parmi eux,
dans la personne de cet illustre abbé, un des hommes
les plus instruits et les plus aimables de l'Europe
littéraire; un compatriote dont les talents font la
g^loire et l'ornement du nom français, et dont les sen-
timents purs et loyaux ont résisté à toutes les
épreuves de la Révolution. » Chateaubriand se trouve
tout naturellement mis en rapport avec le grand
versificateur, qui « entendit aussi la lecture de
quelques fragments » du livre en cours d'impression
et qui « parut surpris » de la nouveauté d'une prose
qui distançait si singulièrement le siècle finissant.
Quelques mois d'exil encore... Mme de Farcy, la
sœur de notre émigré, est morte le 26 juillet 1799, et
la nouvelle de ce deuil accentue la solitude morale
où se débat Chateaubriand, et où Christian de Lamoi-
gnon, « cet admirable jeune homme », est à peu près
seul à lui témoigner l'amitié ingénieuse dont son
cœur a besoin. Il trouve — dans sa lettre à Fontanes
du 27 octobre — des accents presque mystiques pour
parler de la tâche qu'il s"est imposée, ou plutôt que
Dieu lui a réservée. « Il aura désormais avec vous
toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces
qu'il m'a données vers sa gloire-.... »
Partage-l-il, après Brumaire, l'admiration de Lally,
de Montlosier, pour Bonaparte^? S'imagine-t-il, avec
les royalistes infatués, que le triomphant Premier
1. Paris pendant l'année 1709, n" du 31 juillet, p. 33.
2. Mém. (ï outre-tombe, t. Il, p. 559.
u 3. Mémoires de Malouet, t. 11, p. 507.
CHATEAUBRIAND KT L EMIGRATION ROYALISTE. 139
Consul fait simplement le jeu de Louis XVIII, de
connivence avec le roi légitime *? S'indigne-t-il plutôt,
comme il arrive si souvent à Pellier, de Tattitude
dindillerence religieuse que se donne cette manière
de « roi athée » qui, naguère, en Egypte, sur un sol
illustré par saint Louis, a fait profession de respecter
la foi musulmane? C'est difficile à dire. En tout cas,
s'il est vrai qu'il a « entendu prononcer, dans un
grenier h Londres, l'oraison funèbre » de Mmes Vic-
toire et Adélaïde, les tantes de Louis XVI - — mortes
l'une le 7 juin 1799, l'autre le 27 février 1800 — il
témoigne assez nettement de sa fidélité à la maison
de France. Et il est permis enfin de se demander si
linilialedu « citoyen du B. », qui figure assez mysté-
rieusement dans sa dernière lettre d'exil, adressée à
Fontanes le 19 février 1800, ne cache pas le pseudo-
nyme de Dubois, c'est-à-dire du chevaliei- de Coigny ^,
le ]j1us actif intermédiaire entre Dutheil, lagcmt
londonien, et les émissaires royalistes en France : ce
serait un autre indice d'un contact gardé avec la tête
officielle du parti en Angleterre.
Enfin, sa décision est prise; au début de mai 1800,
dans des circonstances bien connues, il quitte l'île
hospitalière où il a passé sept années et où il laisse
encore nombre d'anciens compagnons d'exil qui vont
suivre de loin sa nouvelle carrière.
1. Mémoires et Correspondance de Mallel du Pan, t. Il, p. 43i.
2. Cf. son article de juillet 1807 sur le Voyage ai Espagne de
Laliorde.
3. Mémoires de llyde de Neuville. Paiid, 18SC, t. I, p. 277.
140 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Il n'est pas douteux que le retour de Chateaubriand
en France, la signification et la portée des écrits par
lesquels il ne tarde pas à s'affirmer comme écrivain,
ont été interprétés par « l'Émigration fidèle » de façon
assez inquiétante. Sans doute, ce n'était point faire
acte d'intransigeance royaliste et d'inébranlable fidé-
lité bourbonienne que de tirer ainsi sa révérence à
ses frères en émigration : mais on suivit des yeux,
d'abord, avec plus d'envie que de détestation, ceux qui
étaient assez heureux pour pouvoir enfin céder à une
nostalgie si longtemps contenue. D'ailleurs, les symp-
tômes de restauration semblent se multiplier en
France : et qui sait si l'œuvre littéraire du jeune
écrivain, en démontrant avec éclat l'utilité sociale de
la religion et les charmes poétiques du christianisme,
ne va pas contribuer à sa manière à ramener la légi-
timité? C'est en 1802 seulement que le comte d'Artois,
impuissant à retenir l'impatience de tous ces infor-
tunés, leur donne une sorte d'exeat correspondant au
décret d'amnistie du gouvernement français^ : or c'est
après cette date, lorsque Chateaubriand sera visible-
ment entraîné dans l'orbite de l'astre usurpateur, et
apparemment infidèle et traître à son ancien parti,
que Peltier, qui se pique de représenter le royalisme
irréductible, lui reprochera avec plus ou moins de
netteté sa palinodie et sa défection.
Pour l'instant, sa revue reproduit plusieurs des
articles qui, dans le Mercure de France reconstitué,
1. Cf. L. Pingaud, Correspondance intime du comte de Vaudreuil
et du comte d'Artois pendant VEmigration. Paris, 1889.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 141
font allusion au prochain ouvrage de Chateaubriand :
le numéro du 13 juillet 1800 donne le texte du compte
rendu consacré par Fontanes à la Liltératiire de
Mme de Staël, avec la fameuse note annonçant
« Touvrage qui n'est pas encore publié et qui a pour
titre Des beautés morales et poétiques de la Religion
chrétienne^ ». Le 30 novembre, c'est l'article de Fon-
tanes sur la Morale religieuse de Necker, et la phrase
qui y Taisait espérer V « ouvrage inédit qu'on annonça
dans le Mercure il y a quelques mois, et qui terminera
peut-être la querelle littéraire entre les philosophes
et les partisans de la religion. Cet ouvrage s'intitule :
Génie du Christ ianisjue ou Beautés poétiques et morales
de la religion chrétienne- ». En 1801, le même ouvrage
est encore une fois annoncé par allusion : dans le
numéro du 14 février, une note de la rédaction promet
à ses lecteurs, entre autres nouveautés « du plus
haut intérêt », une lettre « extrêmement piquante »
sur la Littérature de Mme de Statd, par « l'auteur des
Beautés morales et poétiques du Christianisme-^ ».
Mais c'est Atala, bientôt, qui concentre sur elle
tout lintérêt que la clientèle émigrée de Peltier peut
accorder au plus brillant de ses anciens membres. Le
fameux « extrait » de Fontanes dans le Mercure est
reproduit le 30 avril 1801. Dans le même numéro,
entre deux articles sur le petit livre de Chateaubriand,
celle note de la rédaction : « Nous appionons par les
derniers papiers de Pans que deux éditions de ce
1. T. XXVIl, p. 295.
2. Déjà sifrn.ilé par M. Giraud dans son Chalraubriand, note d<'
la p. 124, C'i'st rarticlo publié par li; Mercure du 22 no-
vcmlin- JSOO.
■i. T. XXX, p. 241. C'est évidemment la lettre de Chateaubriand
sur la préface que Mme do Staël avait écrite pour la seconde
édition de sa LUléralure.
142 ETUDES D HISTOIRE LITTERAinE.
roman ont été épuisées en moins de quinze jours, et
que la troisième était sous presse, ainsi que le grand
ouvrage du môme auteur, inViivûé Des Beautés Morales
et Poétiques du Christianisme, auquel M. de La Harpe
a ajouté des notes. »
Est-ce là une façon de garantir à la fois l'orthodoxie
religieuse de l'ouvrage attendu et sa bonne tenue
littéraire? En tout cas, dans son numéro du 30 mai,
Peltier ajoute, à des commentaires indifférents, cette
justification qui est déjà significative : « M. de Cha-
teaubriand a pu être exagéré, bizarre, incorrect dans
ses écrits, mais il est gentilhomme Breton, il est plein
d'honneur et incapable d'une action vile'. » Venant
de quelqu'un qui a vécu dans la familiarité de Cha-
teaubriand et qui s'adresse à un public tout disposé
à comprendre à demi-mot, à quelles insinuations
cette rectification ne répond-elle pas déjà?
Au cours de Tannée 1801, le périodique de Peltier
reproduit souvent des articles publiés par l'auteur
d'Atala dans le Mercure, « dont il paraît que M. de
Chateaubriand est aujourd'hui un des collabora-
teurs^ » : De l'Angleterre et des Anglais (15 juillet);
Éloge des Médecins (31 juillet); Mœurs et Instincts
des oiseaux (15 août); il donnera, de même^, en 1802,
Young (15 mai); Shakespeare (15 juin).
Le public qui suivait la revue de Peltier était donc
parfaitement préparé — tout comme, en France, la
clientèle du Mercure — à accueillir de plain-pied
l'ouvrage de Chateaubriand. Le Génie paraît à Paris
le 14 avril, et, dès le 27 du même mois, le journal
londonien en donne une série de fragments, en les
i. T. XXXI, p. 519.
2. T. XXXII, p. 179.
3. Sigaalé par M. Giraud, Chateaubriand, p. 148.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 143
faisant suivre de cette note : « La police a lait faire à
l'auteur de cet ouvrag'e de nombreuses corrections
avant d'en permettre la publication; ce dernier mor-
ceau [Sainl Denijs] entre autres a été étrangement
mutilé; nous le donnons tel qu'il a été composé origi-
nairement, et non point suivant l'édition qui cir-
cule • ». Le môme numéro publie le fameux « extrait »
que Fontanes, dans le Mercure du 15 avril, avait con-
sacré au livre de son ami. C'est ici le point culminant
de la notoriété flatteuse que le périodique de l'Émi-
gration obstinée dispense au jeune écrivain.
Car Chateaubriand n'aura pas, jusqu'au moment
où il se sera séparé de ce Bonaparte avec lequel on le
voit à présent lier partie, d'adversaire plus tenace que
son ancien compagnon d'exil. Dans le numéro du
15 mai 1802, Peltier donne encore quelques fragments
du Génie ; mais il annonce en même temps la jn'uchaine
mise en vente d'un ouvrage qui est sous presse, à ce
qu'il annonce, — un seul volume semble en avoir été
imprimé — et dont le titre seul est une malice et un
coup de revers : c'est le Véritable Génie du Chrislia-
nisme, ou Recueil des chefs-d^ œuvre du grand Bossue l,
patronné par Peltier lui-même, chez qui « l'on pourra
voir des échantillons des premières feuilles », et
vendu par les libraires ordinaires de l'Émigration
londonienne, Deboffe, Dulau, Prosper-.
"Voici, de plus, pour le journaliste devenu l'adver-
saire de Bonaparte après avoir été celui de la Révo-
lution, une éclatante occasion de flétrir,- devant un
1. (jiraud. Chateaubriand, p. 169.
2. Lr vcrilahlc Génie du Christianisme, ou Œuvres choisies de
J.-B. Bossuet. Edition des royalistes français, retirés à Londres.
Tome I, Londres, 1802. L'avis de l'éditeur annonce six volumes.
L'ouvrage est dédié • au fils aîné de l'Eglise ».
144 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
auditoire de royalistes encore fidèles, les renégats,
les déserteurs, ceux qui, sous couleur de pacification,
vont faire leur cour à un pouvoir qui continue l'usur-
pation révolutionnaire. On sait que le Premier Consul
avait obtenu, dans le court espace qui sépare la paix
d'Amiens de la reprise des hostilités avec l'Angleterre,
la suspension de Valien bill et des poursuites contre
Peltier. Dans Y Adresse au Public que le pamphlétaire
breton publia à la suite du plaidoyer prononcé, devant
le King's Bench, par sir James Mackintosh le 21 février
1803^ il ne cacha point son interprétation :
Plusieurs royalistes français s'imaginaient que Buonaparte
avait intention de profiter du pouvoir momentané dont il
jouissait, peur faire la paix, calmer toutes les factions,
remettre l'ordre dans les propriétés, faire renaître la tran-
quillité dans les consciences, et replacer ensuite le souverain
légitime, auquel il devait son éducation et son existence, sur
un trône agrandi et pacifié....
Il s'attaquait un peu plus loin à Lucien Bonaparte
— chez qui Chateaubriand, à présent, allait dîner au
château du Plessis^, — Lucien, qui « fait maintenant
le Mécène, et traîne à sa suite une bande d'artistes,
de comédiens et de littérateurs, à qui il donne copieu-
sement à boire et à manger pour être prôné ^ ». Une
conclusion ironiquement contristée multipliait les
allusions aux courtisans du régime nouveau; Peltier
s'y accusait
... d'avoir préféré mon obscurité, ma pauvreté, mon exil,
ma non-existence, mes peines de toute espèce, à l'honneur et
1. The Trial of John Peltier, Es<j. fur a libel againsl Buonaparte.
London, 1803.
2. Méin. d'outre-tonibe, t. II, p. 254 : " unu maison de campagne...
où j'étais contraint d'aller diuer... »
3. Ouv. cité, p. 223.
CIIATEArBIUANI) ET L KMIGIJATIOX HOYALISTE. i^t'S
à l'avantage d"ètre jockey législateur, ou valet de chambre
sénateur, ou commis conseiller d'état du héros de Saint-
Cloud, ainsi que tel homme que j'ai eu le malheur de pré-
senter au gouvernement, qui en a reçu des hicnl'aits nom-
breux, et qui l'ait aujourd'hui de beaux discours académiques
au Consul, dans lesquels il l'excite à venir déchirer le pays
qui lui avait l'ourni à lui-même asile, subsistance et faveurs
pécuniaires....
J'en demande humblement pardon à liuonaparté-le-
Grand... à Fontanes-le-Reconnaissant... J'en demande pardon
au génie de la République, et même à tout le Génie du
Christianisme de Messieurs les cardinaux, archevêques et
évêques de Boisgelin, de Cicé, d'Osmond, et de Barrai, sans
en excepter celui de M. de Chateaubriand; jai passé ma
condamnation... '.
Presque aussitôt, V Ambigu, la nouvelle revue lancée
par Peltier contre l'usurpateur qui s'obstine à profiter
pour lui-même de la restauration morale du pays,
commence contre Chateaubriand une guerre de sar-
casmes parfois assez amusante. Son premier numéro,
dans une sorte de programme humoristi(|ue, admet
que « le siècle de Buonaparle est le siècle du génie;
ce qui est inconteslablement reconnu depuis la
sublime découverte que Ton a faite à Paris, à l'époque
du Concordat, que Dieu est le grand Solitaire de
r Univers, r éternel Célibataire des Mondes'- ». L'at-
taque contre la défection de Chaleaubriand est plus
directe un peu plus loin, et elle se complique de plus
en plus de rancunes anliconcordataires.
M. de Chateaubriand, autour de l'ouvrage intitulé : Génie
du Christianisme, dont ses amis de Londres croyaient qu'il
1. Ibid., ]). 254 et 256. Cf. la Iraducliuii anglaise ()ue l'ullier
ajoutait ii sou Adresse eu fraudais.
2. L'Ainbi'ju, a" 1, p. 2 et 17.
10
146 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
devait faire hommage à Louis XVIII, et que ses amis de
Paris lui ont conseillé d'elTrir au premier consul pour la fête
de Pâques, M. de Chateaubriand, disons-nous, est attendu
incessamment à Londres. Comme on assure qu'il a obtenu
la place de secrétaire de légation de France à la cour de
Rome à la suite de M. le chanoine Fecce, oncle maternel de
Buonaparte, on croit que Tobjet de son voyage est de venir
faire un cours de politique ultramontaine chez M. l'abbé
Barruel, afin de seconder puissamment le ministre français
dans son ambassade et que le sacré collège trouve dans
M. Fecce un digne représentant du premier consul....
Ailleurs, ce sont des plaisanteries sur les saintes
ampoules que le Génie fournira pour 15 francs en
abondance, si l'on en manque pour la cérémonie du
sacre* ; un dialogue entre Fonianes et Chateaubriand,
chacun préparant sa petite politesse littéraire à
l'adresse du Premier Consul-; la critique du Génie
par M. de Villeterque, avec sa conclusion : « Je crois
que tout ce qui tient à la religion, dans cet ouvrage,
est absolument manqué; cette partie, la plus impor-
tante, celle qui caractérise le livre, et qui devait en
être la meilleure, en est la plus faible.... Le livre de
M. de Chateaubriand pèche donc par son plan, son
but et ses moyens, et la religion n'y gagnera rien. La
réimpression des bons ouvrages sur ce sujet fera plus
de bien. » Comme pour donner acte de ce vœu, ï Am-
bigu reprend l'annonce ironique donnée naguère par
Peltier dans Paris, et signale comme nouveauté
intéressante le Véritable Génie du Christianisme, ou
Œuvres choisies de Bossuet, six volumes. Edition des
royalistes Français retirés à Londres, dédiée au Fils
aîné de V Église, parJ. Peltier^. Le numéro 11 débute
1. N° 3, p. 68.
2. N" 5, p. 109.
3. N" 8, p. 200.
CHATEAUBRIAND ET L EMIGRATION ROYALISTE. 147
ainsi, à propos de la seconde édition du Ge'n/e dédiée
au Prcmior Consul :
La première édition de cet ouvrage, dédiée au roi de
France Louis XVIII, avait été imprimée à Londres, et y
avait été convertie en maculatures, lors du départ do l'auteur
pour [la] France, l'ne seconde première édition l'ut bientôt
après imprimée à Paris, en cinq volumes....
Puis, après un extrait de la Défense du Génie du
Christianisme :
Nous attendrons la troisième édition de cet ouvrage, pour
voir comment l'auteur se justifiera vis-à-vis de nous de sa
dédicace actuelle à Ali-Buonaparte*.
U Ambigu, tout en dirigeant cette petite guerre
contre rancien émigré devenu fonctionnaire de Napo-
léon, ne se fait pas faute de reproduire des articles
entiers de Chateaubriand. C'est ainsi que le numéro
27 publie son compte rendu du Printemps d'un
Proscrit de Michaud -, et, en môme temps, cette
Variété piquante sous sa forme de billet de part :
Mme de Beaumont, fille d'Armand de Montmorin, ministre
des alTaires étrangères sous le règne de Louis XVI, vient de
mourir à Rome, à l'âge de trente-cinq ans. Les Français
attachés au cardinal I^'esch ont accompagné avec des torches
le convoi de cette dame à l'église Saint-Louis où son corps a
été déposé, l/auteur du Génie du Chris Uanisme a pris le deuil
pour deux ans à cette occasion. Mme de Chateauhriand a cru
quelle pouvait se dispenser de donner les mêmes marques
de douleur '.
Mais c'est la question des dédicaces successives —
ou plutôt des successives intentions dédicatoires — de
1. N' 11, p. 27.
2. Mercure de France, article de janvier 1803.
.\. N» 27, à la date du 30 décembre 1803.
148 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
l'auleur du Génie, qui continue à inspirer à Pellicr ses
insinuations les plus plus malicieuses. En note d'une
lettre parodique au Général Dessalines, général en
chef des troupes nationales de Saint-Domingue\
V Ambigu du 20 janvier 1804 fait une récapitulation
ironique où sont rappelées les variations passées, et
annoncées les dispositions futures de Chateaubriand :
Progression du Génie du Christianisme, par M. de Chateau-
briand. Numéro 1. Première édition, à Londres, en 1800,
dédiée à Louis XVIII, 300 livres sterL
2 Seconde édition, à Paris, en 1802, dédiée à Buonaparte.
Une place de 15 000 franos par an.
3 Troisième édition, pour le général Dessalines au Gap,
en 1804. Mille portugaises.
4 Quatrième édition à dédier à Barrère, en 1806. La
guillotine et le paradis 2.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire en lisant les
Mémoires d'outre-tombe, l'attitude de Chateaubriand
après l'exécution du duc d'Enghien ne modifie en
rien l'animosité de Peltier. L'Ambigu du 30 juin 1806
écrit encore 3 :
La révolution marchait autrefois sous les enseignes d* la
liberté; elle marche aujourd'hui derrière une croix et une
bannière; les Jacobins sont devenus Capucins, voilà toute
la dilférence. M. de Chateaubriand, auteur du Génie du
Christianisme, faisait dernièrement une analyse des Mémoires
de Louis XIV ; son imagination senflammant sur une phrase
de ces mémoires, il Ta fait servir de texte à un commentaire
très chaleureux sur ce que les Gaulois purent et furent
i. Rappelons les attaches de Peltier avec cette colonie, et la
présence à Londres d'un certain nombre de propriétaires émigrés
qui y avaient des plantations.
2. N° 29.
3. N» 117.
CHATEAURRIAND ET L'ÉMIGFÎATION ROYALISTE. 149
autrefois. H semble, en lisant eettc phrase, voir le peintre
d'Alala conseiller et prédire à Napoléon la conquête de
ri'nivers.
Ce n'est gurre qu'en 1807 que le Ion change vrai-
ment, et que Chateaubriand semblera, à ses anciens
compagnons d'exil, revenu d'une coupable erreur. Le
numéro du oOaoùl 1807 annonce avec une satisl'aclion
visible que « M. de Chateaubriand vient de tomber
tians la disgrâce du gouvernement impérial pour
quelques digressions qu'il a introduites dans un
compte rendu des deux premières livraisons du
Voyage en Espagne de M. Laborde ». Voilà donc enfin
le gentilhomme breton redevenu, grûce à la fameuse
affaire de l'article du Mercure du 4 juillet 1807, un
« émigré à l'intérieur », un protestataire légitimiste
et un adversaire déclaré de l'usurpateur!
Enlin, dans ï Ambigu du 10 septembre 1818, au
tome dernier de la longue série, et quand la Restau-
ration aura recueilli le fruit d'une tenace attente,
Peltier confiera à ses lecteurs un extrait d'une lettre
affectueuse (juc Chateaubriand adressait en 1817 à
son ancien compagnon d'exil, au moment où celui-ci
avait suspendu la publication de son périodique'.
« ...Cette époque si difficile de ma vie m'a donné la satis-
faction dempècher beaucoup de mal et de faire (juclque bien.
Le temps de la justice viendra et je l'attends.
« Je voudrais bien qu'il fût venu pour vous. J'ai trois fois
sollicité .M. de Richelieu. Il se rappelle très bien votre nom,
vos talents et vos services. Mais nos ministres ont une cir-
conspection désespérante. Ils n'osent rien. .Nous sommes
bien punis davoir trop osé pendant vin^'t ans. Votre vrai
lot serait détre attaché au département des affaires étran-
1. Tome dernier, p. 550, n du 10 septembre 1818.
150 ETUDES d'histoire LITTERAIRE.
gères. Vous pourriez, ce me semble, y rendre d"éminents
services. Je ne me découragerai point, je reviendrai à la
charge. Quoique M. de Langeron soit bien loin, ne pourriez-
vous réchauffer son ancienne amitié pour vous? II a près du
ministre beaucoup d'influence....
<c ... On me dit que vous avez toujours conservé la jeunesse
de votre imagination et la gaité de votre caraclère. Il n'en
est pas ainsi de moi. Je suis vaincu du temps. J'en perds les
yeux. Mon écriture vous le prouvera. Je vois à peine ce que
j'écris. Mais mon vieux cœur sera toujours sensible, et je
n'oublierai jamais les moments heureux passés près devons
dans les jours d'exil, etc. etc. »
*
* *
La parfaite défiance de Peltier à l'égard de la
sincérité religieuse de Chateaubriand semble avoir été
partagée par d'autres « intellectuels » de l'Émigra-
tion. C'est ainsi qu'une société d' « amis des lettres »
entreprend en 1800, à Londres, la publication d'un
Mercure de France — doit-il faire pièce à celui qui
vient de se reconstituer en France? — qui paraît
durant deux ans, et dont les six volumes*, inspirés
par un plan très conscient de reconstitution du sen-
timent religieux par la littérature, ne désignent même
point par allusion l'entreprise analogue de Chateau-
briand. « Pourquoi la religion, source des sentiments
doux et des idées sublimes, ne serait-elle pas rappelée
dans l'esprit des hommes par ces mêmes moyens
qu'il a fallu dénaturer pour la détruire? On l'a
calomniée pour la faire haïr. Il faut faire sentir tout
ce qu'elle inspire pour la faire aimer... Il est digne
1. Mercure de France; ou recueil historique, politique et littéraire.
Par une société de gens de lettres. Londres, 1800-1801, 6 vol.
in-12.
CHATEAUBRIAND ET L'EMIGRATION ROYALISTE. 151
des hommes de lettres les plus célèbres en France, et
hors de France, de former cette entreprise qui devient
la plus belle des conjurations.... » Ainsi parle, le
30 avril 1800, un rédacteur signalant le Psalmiste de
Mgr. de Boisgelin, et il est curieux que rien, dans les
numéros qui suivent, ne révèle l'entreprise dont le
Mercure français, et Paris par contre coup, entretien-
nent si souvent leurs lecteurs. Ce périodique londo-
nien disparaît trop tùt, d'ailleurs, pour que le Génie
lui-même puisse y être apprécié.
II n'en est pas de môme du Courrier de Londres,
dont le rédacteur en chef, Montlosier, est trop avisé,
trop disposé à faire bon accueil à tout régime, même
extra-bourbonien, qui sera capable de ramener la
pacification des esprits et l'ordre dans les rapports
sociaux*, pour s'arrêter à des questions secondaires
à ses yeux. Peu après le Génie, ce journal écrit, le
3 août 1802 : « M. de Chateaubriand (ce nom seul
commande l'attention)... «etilcite à plusieurs reprises
les articles de l'auteur d'Atala. Il ne faut pas moins
que le retour définitif de Montlosier en France, et le
passage du Courrier en d'autres mains, pour qu'on
retrouve dans ce périodique l'écho des réserves qui
furent faites si fréquemment, au sein de l'orthodoxie
légitimiste, au sujet du christianisme du grand
écrivain. Annonçant un discours d'émigré sur le
Couronnement de M. Buonaparlé , le numéro du
26 février 1805 se hûte d'ajouter : «. Cet ouvrage sera
dédié à tous les amis de la justice et de la vérité qui y
retrouveront le véritable génie du christianisme qu'ils
ne cherchent ni dans les mandements des évoques
1. Dès 1796, sa formule était (Vues sommaires) : « Il faut con-
server les produits do la révolution, et non pns son mouvement. •
152 KTUDES d'histoire LITTERAIRE.
parjures, ni dans les romans de M. Chateaubriand ».
C'est pourtant dans ce milieu de l'Émigration tenace
que va paraître la première anthologie française où
le plus glorieux représentant de tout ce groupe trouve
la place que la littérature ne manquera pas de lui
faire. Il s'agit d'une importante publication de la
maison Dulau : la Bibliothèque portative des Ecri-
vains français, ou choix des meilleurs morceaux
extraits de leurs ouvrages, publiée par Moysant en
1800, par Moysant et Levizac en 1803, en une nou-
velle édition portée de deux à trois tomes. La pre-
mière, qui faisait déjà sa place h Fontanes, ignorait
Chateaubriand. La seconde, au contraire, s'ouvrait
toute grande à celui-ci. Six « morceaux choisis » dans
le premier volume et neuf dans le second, allant du
fameux « Il est un Dieu... » à <c Bossuet historien »
et des « Bords du IMississipi » au « Caractère des
nations modernes » ; une notice qui ne fait pas encore
prévoir les enthousiasmes que le nom de Chateau-
briand suscitera plus tard, mais qui accueille fort
honorablement le jeune écrivain dans un florilège
dont, par exemple, Mme de Staël est encore exclue :
flatteuse admission, à tout prendre, d'une toute
récente renommée parmi les auteurs dignes de pré-
tendre à la qualité de classiques. Il est probable que
les petits Français des institutions dues à l'initiative
de l'abbé Carron ont appris à connaître la prose de
Chateaubriand dans ces recueils de morceaux choisis,
tandis que leurs parents — avec de nombreuses
réserves — plaçaient sur les rayons de leurs biblio-
thèques les exemplaires du Génie que Dulau avait
reçus de son confrère Migneret' durant la suspension
1. Le 9 juin 1802, Chateaubriand priait Migneret de délivrer
134 exemplaires à M. Michaud, à destination de la maison Dulau.
CHATEAIBRIAND ET LKMIORATIOX HOYALISTE. 153
des hostilités entre la France et TAnfi^leterre. Comme
la notice du troisième volume de la Bibliothèque por-
tative est peut-être le premier article lexicographique
dont Chateaubriand ait<Hé l'objet, on nous permettra
de la reproduire ici. Dans la liste des « grands écri-
vains » dont elle fait partio, elle n'est d'ailleurs pas
tout à fait à sa place alphabétique, se trouvant après
Chatelel et Chaulieu, comme si elle avait été insérée
après coup dans l'ouvrage.
CHATEAUBRIAND (N.), né en lîretagne. M. de Chateau-
briand, dans le temps de son émigration à Londres, a publié
des ouvrages qui annonçaient beaucoup de connaissances en
histoire, et une imagination forte et ardente. Rentré en
France, il a publié à Paris le Génie du Christianisme, qui est
une espèce d'apologétique de la religion chrétienne contre
les attaques et les inculpations du philosophisme. On peut
dire de cet ouvrage, qui fait honneur à son auteur, qu'il a
mérité les critiques et les éloges qu'on en a faits : les
critiques par des écarts d'imagination, quelquefois par trop
denflure, et souvent par de grandes inégalités de style; et
les éloges, par un fonds d'idées sublimes, neuves ou intéres-
santes, par un style énergique et plein de feu, et par des
tableaux à grands traits, dessinés avec hardiesse et peints
avec force.
Lorsque Chateaubriand rédige, à Londres où il est
ambassadeur, la partie de ses Mémoires- qm a trait à
son émigration, le contraste entre sa splendeur pré-
sente et son ancienne misère ne laisse pas d'exercer
L(! 10 décembre, il niïrait à celui-ci de lui vendre le droit de
reproduction du Gi^iiic pour rAngleterrc, mais il ne semble pas
que l'éditeur londonien ait donné suite a l'alTaire. Cf. A l'ailhès,
Clwtraubriand, sa femme el ses amis. Paris, 1S!)(», |i. 97.
154 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
sur lui une hantise insidieuse. De même que dans la
première préface d'Atala il se représentait « couvert
du sang de son frère unique, de sa belle-sœur, de
celui de l'illustre vieillard leur père », il exagère à
plaisir son temps de bohème ou en singularise les
péripéties. Et il convient de multiplier, autour des
indications offertes par le grand écrivain lui-même,
les certitudes qui atténuent ce caractère de « bloc
erratique » qu'il nous invite à attribuer à son œuvre
maîtresse, celle qui couronne à sa manière toute une
partie de la littérature de l'Émigration.
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE
DE SHAKESPEARE EN FRANCE
En dépit de deux ouvrages de fort inégale valeur,
V Influence de Shakespeare sur le théâtre français Jus-
qu'à nos Jours, dA. Lacroix (Bruxelles, 1850), et
Shakespeare en France sous Vancien régime, de
J.-J. Jusscrand (Paris, 1898), nous ne possédons pas
d'étude d'ensemble consacrée à un sujet dont
quelques aspects ont seuls été examinés avec la
netteté désirable '. La fortune et Tintluence que notre
littérature a réservées à l'œuvre du grand poète
anglais, les conflits d'opinion qui se sont élevés à ce
propos, les résistances d'ordre esthétique, moral,
national qui se sont émues à son endroit, les émanci-
pations successives auxquelles contribuèrent, de ce
côté du détroit, l'exemple et le spectacle de celte
dramaturgie issue d'une civilisation différente et d'un
Age aboli : autant de questions dont il est naturel que
l'histoire littéraire se préoccupe. L'esthétique n'y est
pas moins intéressée, s'il est vrai, comme l'observe
1. Cf. les n" 1459-1585 de Betz, la LiUératurc comparée, 2* édition.
Strasbourg-, 1004.
156 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
M. Jusserand, que « le système classique et le sys-
tème shakespearien ne sont pas simplement différents,
ils sont opposés; Tun est la contre-partie, le contre-
pied de Tautre.... »
Il s'en faut que les précisions nécessaires aient
été apportées au détail de tous les épisodes d'une
aussi longue histoire. La valeur des traductions, le
degré de pénétration des commentaires, le sens des
manifestations significatives n'ont pas encore été
déterminés exactement. Du moins est- il possible
d'esquisser, en attendant que des études fragmen-
taires plus poussées en permettent l'élaboration com-
plète, l'histoire de deux siècles de scrupules ou
d'enthousiasmes, d'ignorances ou de préventions, de
dédains ou d'adhésions où Shakespeare se trouva
mis en cause, en France, d'une manière continue,
bien qu'avec des significations fort variables.
I
Le barbare de génie; le créateur ignorant, inculte
et ingénument chaotique d'œuvres où étincelaient
des merveilles aussi stupéfiantes que disséminées :
tel fut le premier aspect de Shakespeare, dont
s'étonnèrent les curiosités françaises jusqu'aux alen-
tours de 1780. Diverses questions littéraires, plusieurs
épisodes de notre vie intellectuelle durent quelques-
uns de leurs éléments les plus vivaces à des influences
émanées du poète d'outre-Manche.
Les premiers indices de sa notoriété en France —
les pièces de Shakespeare cotées 1 sol dans V Inven-
taire, prisée et estimation des livres trouvés à Saint-
Mandé appartenant ci-devant à M. Fouqiiet , le
ESQUISSE D LNE UISTOIHE DE SHAKESPEARE. ItiT
calalogue des imprimés de la Bibliothèque royale
allribuant une fiche à l'exemplaire in-l'olio (jue pos-
sédait le Koi-Soleil, sont d'amusantes singularités
au milieu de l'indiiTérence du grand siècle. Sans
doute l'appréciation de Nicolas Clément, bibliothé-
caire royal, est-elle le premier jugement qui ait été
formulé en France par écrit : « Ce poète anglais a
linuigination assez belle, il pense naturellement, il
s'exprime avec finesse; mais ces belles (jualilés sont
obscurcies par les ordures qu'il mêle dans ses comé-
dies. » La petite cour de Charles II ou de Jacques II à
Saint-Germain n'aurait pas donné un avis dilïérent.
Les voyageurs français en Angleterre notent, à
l'occasion des « spectacles anglais », la singularité,
la brutalité ou la hardiesse des usages scéniques,
sans faire mention de Shakespeare — même, on Ta
observé, s'il leur arrive de passer par Stratford-sur-
Avon. « Les poètes anglais, pour flatter l'humeur et
l'inclination de leurs spectateurs, font toujours couler
du sang sur leur théâtre, et ne manquent jamais
d'orner leur scène des catastrophes du monde les
plus cruelles'. » C'est là, avec la fréquence des chan-
gements de décors- et l'emploi courant de la prose
au théâtre ^, la remarque ordinaire i)ar où se mani-
feste, au xvii" siècle, l'antagonisme de deux formes
d'art et de civilisation. Et comme, en Angleterre
même, la renommée du grand poète traverse une
longue éclipse, rien d'étonnant si chez nous son
nom se détache à peine, çà et là, dans une énumé-
1. Amiliés, amours el amourettes, par M. Le Pays, 3' éd. Paris,
1665 (Relation d'un l'oyage d'Angleterre), p. 201.
2. Journal des voyages de M. de Montconys. Lyon, 1000, t. II.
3. Chappuzeau, VEurope vivante. Genève, 1667. Cf. son Théâtre
français. Lyon, 1674, p. 55.
158 ÉTUDES d'histoire LITTERAIRE.
ration indifférente d'écrivains anglais, celle que donne
en 1685-86 Baillet dans ses Jugements des Savants ;
ou si le Bernois Murait en 1694, Moreau de Brasey en
1712 s'en tiennent à des compliments peu circons-
tanciés : « L'Angleterre est un pays de passions et de
catastrophes, jusque là que Shakespeare, un de leurs
meilleurs anciens poètes, a mis une grande partie de
leur histoire en tragédies ^ » « Un certain Shake-
speare, qui vivait dans le siècle dernier, a laissé une
fondation de maître pour cela [le drame historique]
dans ses excellentes pièces de théâtre 2.... »
Un Saint-Evremond, banni en Angleterre, très
avisé d'ailleurs des différences qui séparent les deux
nations et les deux théâtres, qui cependant juge des
choses littéraires anglaises un peu par ouï-dire et
selon le rapport de ses amis, cite Ben Jonson et non
Shakespeare comme représentant du théâtre éliza-
béthain. Et l'on ne sait quelles notions nouvelles se
cachent derrière un propos de la mère du Régent,
réclamant le 10 décembre 1711 une traduction
manuscrite allemande de pièces étrangères, « car j'ai
toujours entendu dire à feu mon père que les comé-
dies espagnoles sont bien supérieures aux françaises,
mais que les anglaises les dépassent toutes, et de
beaucoup^ ». Encore n'y aurait-il là, si Shakespeare
s'y trouvait en cause, qu'une dilection qui risquait,
même à la Cour, de se trouver confinée dans le
groupe exigu et presque suspect des familiers de
Madame.
1. Lettres sur les Anglais et les François et sur les voyages. S. 1.,
1725, p. 57.
2. Cité par Jusseraad, p. 131.
3. Correspondance de Madame, duchesse d'Orléans, éd. Jaeglé, t. II,
p. 159.
ESQUISSE DUNE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 159
Les choses vont bien changer après la mort do
Louis XIV, et les informations nouvelles que plusieurs
de nos g'ens de lettres rapporteront d'un séjour
outre-Manche, les indications offertes par des pério-
diques de Hollande, ne tarderont guère à divulguer
une connaissance plus précise de ce grand poète que
ses compatriotes, eux aussi, commencent à exhumer.
Il reste entendu que les « pièces anglaises » pèchent
par défaut de régularité. « Mais, écrit Tabbé Prévost
dans les Mémoires d'un homme de qualité^, pour la
beauté des sentiments, soit tendres, soit sublimes,
pour cette forme tragique qui remue le fond du cœur
et qui excite infailliblement les passions de Tâme la
plus endormie; pour l'énergie des expressions et
pour l'art de conduire les événements et de ménager
les situations, je n'ai rien lu, ni en grec ni en fran-
çais, qui l'emporte sur le théâtre d'Angleterre. Le
Ilamletde Shakespeare, le Don Sébastien de Dryden,
VOrphan et la Conspiration de Venise d'Otway, plu-
sieurs pièces de Congreve, de Farquhar, etc., sont
des tragédies excellentes, où l'on trouve mille beautés
réunies. » Dans le Pour et Contre, en 1738, Prévost
développe les plus favorables de ces jugements; il
félicite le poète — dont il donnera jusqu'à une bio-
graphie circonstanciée — de n'avoir pas connu les
Anciens. Et « il y aurait injustice ù le juger par les
règles de lart, puisqu'il ne les a jamais connues'^ ». '^'
1. Ed. d'Amsterdam, 1783, t. H, p. 270.
2. Le Pour cl Contre, 17:58, t. XIV, n" 194 et 195. En 173G,
t. Vlll, l'unité de lieu y était discutée.
160 ÉTunES d'histoire littéraire.
Ilamlel — comparé à Electre — , la Tempête, les
Joyeuses Commères, Othello, sont l'objet spécial d'un
examen sympathique. On est loin, avec Prévost, des
préventions accoutumées , celles qu'expose par
exemple, en 1717, le Journal littéraire de La Haye
dans une « Dissertation sur la poésie anglaise » :
génie déréglé s'il en fut, Shakespeare « n'a imité
personne, et, tirant tout de sa propre imagination,
a, pour ainsi dire, abandonné ses ouvrages aux soins
de la Fortune, sans choisir les circonstances nobles
et nécessaires de ses sujets et sans écarter celles qui
étaient inutiles et indécentes. On ne voit pas même
dans ses pièces que, par son propre raisonnement, il
ait tiré, de la nature de la tragédie, la moindre règle
fixe pour remplacer celles des anciens qu'il avait
négligé d'étudier* ».
Mais déjà, quand l'abbé Prévost donne à son anglo-
manie sa libre expression, l'homme dont l'activité va
remplir le siècle a commencé son rôle de héraut
d'armes, d'introducteur précédant le poète qu'il doit
un jour traîner aux gémonies. Voltaire, ayant tiré le
meilleur parti possible de son séjour un peu forcé en
Angleterre -, des commodités de relations qui en
rehaussent l'agrément, est admirablement disposé
poin- Shakespeare. Ses amis et ses hôtes lui ont fait
connaître une partie de son œuvre ; il a vu à la scène
les quelques pièces qui sont alors au répertoire, et il
semble en garder un sentiment mêlé : homme de
théâtre, il ne peut s'empêcher d'être frappé par l'effi-
cacité superbe de ces moyens dramatiques; homme
de son siècle, de sa culture et de sa tradition littéraire,
1. Cité par Jusserand, p. 148.
2. Sur lout ce qui se rapporte à la préparation des Lettres
anglaises, voir l'édition qu'a donnée de celles-ci M. Lanson.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 161
il reste dépaysé devant rirrégularité persistante de
ces pièces, qui sont toujours pour lui des lragédies,^-\
non des drames, cl qu'il juge sous l'angle de ses habi-
tudes esthétiques; homme supérieur, enfin, il est saisi
par la profondeur et le pathétique de l'inspiration sha- ^
kespearicnne. Ce ravissement mêlé de crainte apparaît
déjà dans son Essai sur la poésie épique; Voltaire
évidemment songe à Shakespeare en toute première
ligne, lorsqu'il écrit : « Chez les Français, la tragédie
est pour l'ordinaire une suite de conversations en
cinq actes, avec une intrigue amoureuse. En Angle-
terre, la tragédie est véritablement une action; et si
les auteurs de ce pays joignaient à l'activité qui
anime leurs pièces un style naturel avec de la décence
et de la régularité, ils l'emporteraient bientôt sur les
Grecs et les Français. y> Malgré d'expresses réserves,
il admettait plus explicitement encore, dans son
second chapitre, « le privilège du véritable génie. Il
se t'ait une route où personne n'a marché avant lui,
il court sans guide, sans art, sans règle, il s'égare
dans sa carrière ; mais il laisse loin derrière lui tout
ce qui n'est que raison et qu'exactitude.... »
Ainsi parlait Voltaire dès 1727; la préface de l'édi-
tion d'Œdipe de 1730 ne laisse pas de taxer de bar- _
barie les temps où la pratique des trois unités « était
ignorée des plus grands génies, tels que don Lope de
Vega et Shakespeare ». Enfin, quand parurent en
1734 les Lettres philosophiques, on eut, dans la 18"
de ces lettres, le jugement circonstancié de Voltaire,
avec preuves à l'appui, sur ces monstres brillants.
« Shakespeare avait un génie plein de force et de
fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre
étincelle de bon goût, et sans la moindre connais-
sance des règles. Je vais vous dire une chose
M
162 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
hasartléc mais vraie, c'est que le mérite de cet auteur
a perdu le théâtre anglais ; il y a de si belles scènes,
des morceaux si grands et si terribles répandus dans
\ ses farces monstrueuses, qu'on appelle tragédies, que
^ ces pièces ont toujours été jouées avec un grand
succès. Le temps qui seul fait la réputation des
hommes rend à la fin leurs défauts respectables.
La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet
auteur ont acquis au bout de deux cents ans le droit
de passer pour sublimes.... » La dernière protestation
de Desdemona mourante, les plaisanteries macabres
des fossoyeurs d'Hamlei sont les deux exemples cités
par Voltaire de ces « sottises » shakespeariennes.
Pour faire une balance qu'il reproche à ses devan-
ciers de n'avoir pas équitablement établie, il donné
en revanche une traduction rimée du monologue
d'Hamlet :
Demeure; il faut choisir et passera l'instant
De la vie à la mort, et de l'être au néant....
L'ouvrage de Voltaire ayant eu la plus retentissante
des réclames, l'appréciation dont Shakespeare y était
£ l'objet bénéficia de la rumeur et de la diffusion qui
^ accueillirent le premier ouvrage de grande polémique
de cet infatigable batailleur. Les contradicteurs ne
manquèrent pas d'attaquer, en même temps que
d'autres irrévérences, sa manifeste hétérodoxie litté-
raire et la mollesse de sa foi classique. Le Coq de
Villeray estima qu'un pays qui possédait Jacques
Grévin n'avait nul besoin qu'on lui vantât un poète
« totalement dépourvu de goût « et qui trouvait dans
l'époque primitive où il vécut la seule excuse pour «tou-
tes les sottises qu'il faisait représenter sur la scène' ».
1. Cité par Jusserand, p. 170.
ESQIISSE d'une histoire DE SHAKESPEARE. 163
Tandis que de plus en plus triomphe cette notion
d'un poète suprêmement inégal, dont aucune œuvre
n'est supportable dans sa totalité, mais qui doit
à r « impétuosité de son génie » d'incomparables
beautés', Voltaire s'est mis ù faire passer dans son
propre théâtre tout ce qui, de la dramaturgie balbu-
tiante et géniale de Shakespeare, semble de nature à
infuser une vie nouvelle à la tragédie française, trop
galante, discursive et verbeuse. Ce n'était pas une
réforme qu'il entendait faire, mais un enrichissement
qu'il voulait tenter; une action plus apparente, un
redoublement de vie extérieure sur la scène et, s'il
se pouvait, plus de « philosophie » dans les idées
exprimées : telles étaient les nouveautés que le
genre illustré par Racine pouvait emprunter h l'espèce
de contrefaçon déconcertante qu'en offrait Shake-
speare. Briitus, représenté le 11 décembre 1730, ouvré'i
la série de la demi-douzaine de pièces où apparaissentj
les obligations directes que Voltaire poète drama-j
tique eut à l'égard du poète de Julius Caesar. Une]
décoration pompeuse et animée, une exposition^
immédiate et pressante où des harangues remplacent
Fa confidence ou le monologue, constituent le prin-
cfpal emprunt, et il est entendu que nulle vie drama-
tique profonde n'a galvanisé la forme consacrée de
la tragédie. C était beaucoup cependant que ce souci
de laclion théâtrale et du spectacle scénique, et le
Discours sur la traqcdie adressé à lord Bolingbroke,
qui précédait en 1731 l'édition de Brutus, pouvait
1. Cf. le Mercure de France df mai 1735, p. 830; le Supplément
au Grand Dictionnaire de Moreri; l'opinion de iMoiilesquicu dans
ses Ptiisi'-cs et fragments inédits, t. Il, p. 48; Iticcoltoni, Réflexions
historiques et critiques sur les différents théâtres de l'Europe. Paris,
1738.
164 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
légitimement faire valoir Tavantage que la littérature
française devait trouver à adopter les situations pathé-
tiques de Shakespeare, « bien ménagées, représentées
avec art, et surtout adoucies par le charme des beaux
vers ».
Erypliile, un peu plus tard, transpose artificielle-
ment la donnée initiale à'Hamlet et prétend faire
passer sur la scène parisienne un peu de cette terreur
à laquelle les théâtres de Londres se sont accou-
tumés ; Zaïre tient à « couvrir de toute la bienséance
possible » cette « passion de la jalousie » qui, dans
Othello, animait d'une ardeur si farouche le more de
Venise. La Moi^t de César, de Taveu de Voltaire, ren-
ferme des nouveautés dont il est redevable au théâtre
anglais : c'est « une tragédie, écrit de Cirey Algarotti
le 12 octobre 1735, où les femmes ne priment pas, où
Ton ne trouve que des sentiments de liberté, joints
aux ressorts de la plus profonde politique... Dans
cette tragédie, Voltaire s'est attaché à imiter la sévé-
rité du théâtre anglais, et particulièrement Shake-
speare... Vous pouvez bien juger que notre poète en a
fait le même usage que Virgile faisait des ouvrages
d'Ennius... En imitant le poète anglais, il n'en a
emprunté que la sévérité seule, sans en adopter la
férocité ^ » Audaces de construction plutôt que har-
diesses organiques et essentielles, elles n'en avaient
pas moins l'avantage d'élargir les cadres d'un genre
immobile et figé : Shakespeare restait d'ailleurs un
simple fournisseur de situations émouvantes, non le
représentant d'un autre système dramatique. Maho-
met, de même, gardera des traces de Macbeth',
1. Œavres du comte Algarotli, trad. do l'italien. Berlin, 1772,
t. VII. Cf. des idées analogues, sans doute inspirées par Voltaire,
dans une lettre au marquis Spada du 22 juin 1757.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 165
Séiniramis reprendra à Hamlel le speclre, pure
« machine » Ihéàlrale, {{w'Enjphile avait déjà fait
sortir d'un mausolée royal. Ici « toute blanche, por-
tant cuirasse dorée, sceptre à la main et couronne en
télé », l'ombre de Ninus a eu bien du mal à traverser
l'épaisse haie des petits-maîtres encombrant la scène :
et puisqu'en 1759, à la suite d'incidents de plus en
plus fâcheux pour l'illusion théâtrale, les banquettes
sont supprimées sur la scène, c'est là un effet indirect,
mais heureux, de l'initiation française à Shakespeare
et, si l'on veut, une victoire imprévue de la « supers-
tition » sur un abus de l'extrême sociabilité.
Ophélic et Desdémone ont peut-être contribué à ^
déterminer, parmi les héro'ines dramatiques de Vol-
taire, ce « type anglais presque inconnu avant lui de
féminine fragilité, un type faible et charmant de créa-
ture abandonnée à l'amour, moins morale et rélléchie
que les Junic et les Aricie, moins énergique que les
Hermione et les Roxane * ». Influence peu discer-
nable, sans doute, aux yeux des contemporains, et
qui paraissait moins frappante que des particularités
presque indiscrètes de l'œuvre shakespearienne. Le
style contrasté du poète anglais, qui « fit tout à la
fois parler prose et vers, rire, pleurer et hurler Mel-
jiomène^ », est l'objet d'un paragraphe assez neuf,
dans la 30® des Lettres d'un Français -^ de l'abbé .-^
Leblanc. «C'est la partie qui distingue le plus Shake-
speare des autres poètes de sa nation, c'est celle
où il excelle. Il peint tout ce qu'il exprime. Il anime
tout ce qu'il dit. Il parle pour ainsi dire une langue
1. Lanson, Voltaire, p. 102.
2. L. liacine. Remarques sur la poésie de Jean Racine.
^^. Nouv. éd., .VmstenJam, 1751, t. II, p. 85. Le séjour de
Leblanc en Angleterre 3e place en 1738. Voir les lettres 59, 70, 73.
166 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
qui lui est propre, et c'est ce qui le rend si difficile à
traduire... »
« Des traductions complètes ou des extraits fidèles
de ses meilleures pièces, affirmait Leblanc, feraient
beaucoup de tort en France à sa réputation ». Voici
enfin, après tant d'approches tâtonnantes et d'appré-
ciations par ouï-dire, une timide restitution de quel-
ques œuvres. Le Théâtre anglais de Laplace ne
manque pas de faire l'accueil convenable, dans ses
premiers volumes, à l'œuvre de l'écrivain qui « doit
être regardé comme l'inventeur de l'art dramatique
en Angleterre, qui le premier a donné, dans son
pays, une espèce de forme à un spectacle qui n'en
avait point avant lui. » La méthode de traduction
adoptée par Laplace, « crayonner, par analyse, tout
ce qui ne tend pas directement à l'action et à l'intérêt
de ses tragédies, m'arrètersur toutes les scènes et sur
toutes les situations susceptibles d'une traduction
tolérable, pour ceux qui ne sont pas à portée de con-
naître par eux-mêmes les vraies beautés de l'original »,
avait ses avantages et son opportunité. Grâce à cette
espèce de resserrement, les « irrégularités » et les
« monstruosités » de Shakespeare ne risquaient plus
de choquer des classiques orthodoxes : ses « pièces »,
d'Othello au Boi Lear, de Richard III aux Joyeuses
Commères, avaient quelque chance d'intéresser par
leur intrigue et par la véhémence de quelques scènes
détachées '. Le Mercure de France, en novembre 1745,
et mai 1746, rendit compte des trois premiers volumes,
1. Le Théâtre antjlais. 8 volumes répartis de 1745 à 1749.
ESQUISSE D l'NE HISTOIIIE DE SHAKESPEARE. 16"7
sans enthousiasme d'abord, en admettant ensuite
Tefficacité incontestable de ces nouveautés. « 11 ne
faut lairi; aucun douU^ que la |)lu|)art des beautés
(jui sont dans Shakespeare produiraient un j^i-and
elïet sur notre théâtre, si elles étaient présentées
avec assez d'art, et les mêmes gens qui s'élèvent
contre, qui réclament Tautorilé d(!S règles drama-
tiques pour combattre la raison, seraient émus comme
les autres, et reviendraient peut-être de leurs préven-
tions. » Le Journal de Trévoux^ moins favorable, fit
les réserves usuelles sur le mélange des genres.
Fiquet du Bocage • loua la modération de Laplace.
Fréron ne manqua pas de souligner les analogies
qu'offre Zaïre avec Othello.
L'adaptation de Laplace tombait en un moment
d'effervescence et de désarroi dramatique. Tandis
({ue le i< comique larmoyant » réclamait sa place au
soleil, d'autres variétés hybrides de l'art théâtral, plus
voisines, elles, de l'usuelle tragédie, manifestaient çà
et là une vie embryonnaire. Le Chevalier Bayard,
« comédie héroïque », 1731, est en vers; Thomas
Moriis. ou le triomphe de la foi et de la constance,
1735, est déjà une « tragédie en prose ». Des sujets
modernes, nationaux ou étrangers, Marie Stuart,
Gustave Wasa, Coligny, le Comte de Neuilly, tentent
de se conformer tant bien que mal à l'ancienne for-
mule, on d'adapter celle-ci à de nouvelles nécessités.
La Venise sauvée d'Otway, traduite par Laplace,
était jouée en 174G. Môme dans des œuvres défé-
rentes, quant au reste, pour l'ancienne esthétique,
des innovations jugées téméraires uiar([uaient TrlTii-
1. Cité par Jusserand, p. 182, luite.
2. <>iniscules. Amsterdam, 1753, t. 1, p. 228,
168 ETUDES d'histoire LITTERAIRE.
icment de la doctrine classique : VÉdouard III de
Gresset, en 1740, risqua sur la scène « un coup de
poignard, coup de théâtre dont un applaudissement
général et réitéré a justifié la hardiesse, môme sur
notre théâtre* ». Déjà Melpomène pouvait se plaindre
qu'on invoquât les « révolutions du goût » pour jus-
tifier tant de nouveautés, en alléguant
Qu'il n'en est pas du goût ainsi que d'un état :
Qu'un état n'est brillant qu'autant qu'il est durable,
Que l'essence du goût est d'être variable,
Qu'il dépend des saisons ainsi que des climats;
Que ce qui plaît un jour dans l'autre ne plaît pas,
Que Corneille vieillit, que le tendre Racine
N'excite plus en nous une terreur divine.... 2
L'exemple de Shakespeare — et de ses drames his-
toriques autant que des autres pièces — ne pouvait
manquer de donner de l'audace aux révolutionnaires.
C'est au théâtre anglais que songe l'abbé Yart,
l'auteur d'une prochaine Idée de la poésie anglaise,
lorsqu'il renvoie à la mythologie ou à la géographie
« des Grecs, des Romains, des Américains et des
Turcs, dont les vertus et les malheurs ont je ne sais
quoi d'étranger pour vous », et qu'il réclame en
revanche « Saint-Louis, Charles V et VII, Louis XII,
François Premier, Henri le Grand, Richelieu, Col-
bert, etc., pour ne pas parler des femmes illustres
dont l'histoire de France est remplie ^ ».
Un commencement de satisfaction était certaine-
ment offert, vers le milieu du siècle, à ces amateurs de
drames historiques. Le président Hénault publie en
1. Mercure de France, avril 1740, p. 761.
2. Melpomène, élégie, par li** d'Aix. Merc. de France, juillet 1743,
p. 1490.
3. Ibkl., déc. 1742, p. 2642.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 1G9
1747 son François II, roi de France, œuvro d'historien
et de parlementaire habile |)lutôt (]iie de poète», suite
de conversations d'Etat — au lieu des conversations
d'amour de l'ancienne tragédie — que varient insuf-
fisamment quelques détails mystérieux et comiques,
mais qui se libère IVanchemenl des unités de lieu et
de temps et s'en tient, pour l'unité d'action, à l'exposé
dune crise nationale*. Le duc de Broglie, deux ans
plus tard, rédige sans la publier une Prison du Prince
Charles-Edouard Stuart, « tragédie anglaise à l'imi-
tation de Shakespeare », cinq actes en prose qui
allaient jusqu'à prévoir des changements de décors
dans l'intérieur d'un môme acte -.
Ajoutons à ces symptômes des épisodes plus mani-
i'estes encore d'une renommée croissante, Macbeth
joué en anglais, en 17'il, à Genève-', Garrick inter-
prétant, en 1751, dans les salons parisiens débordant
d'enthousiasme, des scènes shakespeariennes, Mac-
beth surtout (jui « croit voir un poignard en l'air qui
le conduit à la chambre où il doit assassiner le roi »,
la grande déclamation majestueuse et pondérée du
xvip siècle refoulée par la mimique expressive ou la
réplique sensationnelle. Ajoutons enlhi l'anglomanie
envahissant peu à peu les terrains les plus divers,
joignant des engouements de surface à des curiosités
plus profondes et plus explicables, \ix frivolité, comme
dit Boissy*, s'emparant de « Shakespir »etle mettant
au-dessus de Corneille. Songeons surtout que le
1. Le compte rendu du Mercure de France, octobre 1747, est
assez favorable.
2. fiev. d'Iiist. diplomalique, 1891, p. 553.
■i. D'après F. Gribble, LaUe Geneva. Weslniinsler, 1901, p. 2.35.
4. Dans sa comédie de 1753. WAnglomane de Sauriii est de
17G5.
170 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
siècle , avide d'émotions , fatigué de conventions ,
altéré de naturel, n'a point cessé de considérer le poète
anglais comme un grand inconscient dont la barbarie
a des lueurs géniales, et qu'il s'enthousiasme pour
cette barbarie même. Voilà — beaucoup plus que tels
indices accessoires d'influence, une imitation des
Joyeuses Commères , un Roméo transformé en nou-
velle % le Journal étranger s'employant, en juillet 1754,
en décembre 1755, à faire mieux connaître, et « sans
vernis », un poète dont « le génie est le génie de
toute l'île », — voilà ce qui ne peut manquer de
départager pour de bon les amateurs de littérature;
voilà surtout de quoi émouvoir sérieusement la bile
de Voltaire.
Ce qu'on a appelé sa volte-face ne s'explique vrai-
ment qu'ainsi : en réalité, l'auteur des Lettres
anglaises n'a guère varié dans son estimation du
poète anglais; il a simplement mis un accent différent
sur les deux parties de la formule, un barbare de
génie, qui synthétisait les vues de son temps, et Ville-
main le comparait assez justement à un noble qui, en
1788, aurait demandé les États-Généraux et qui aurait
émigré deux ans plus tard, simplement parce que les
événements se seraient développés en dehors de lui.
Il avait jadis appelé de ses vœux l'influence shake-
spearienne pour galvaniser l'antique tragédie, pour
orner d'action et de mouvement la suite de conversa-
tions à quoi tendait à se réduire la forme illustrée par
Racine : et voici que, la mode aidant, le navire qui
portait Shakespeare et sa fortune, au lieu de débar-
quer un peu de sa cargaison, jetait sur les quais ce
1. Portelance, A trompeur, trompeuses et demi (vers 1760).
2. Les Amours infortunées de Juliette et de Roméo, par Feutry.
Merc. de France, iiiin 1752.
ESQUISSE DUNE HISTOIRE DR SHAKESPEARE. 171
qu'il avait à fond de cale! De corsaire, Voltaire se fit
douanier.
Déjù, dans la préface de VOrphelin de la Chine,
dans V Essai sur les mœurs \ dans diverses conversa-
tions particulières-, il avait repris ses anciennes
objections contre l'irrég-ularité, Tabsence de goût de
Shakespeare. Les « cérébraux » lui faisaient en géné-
ral écho ', tandis que les grands émotifs du siècle, un
Diderot, un Séb. Mercier, s'irritaient de toutes ces
réserves proposées par un grand homme à l'estima-
tion du génie. Enfin, en 17U0, le Journal encyclopé-
dique de Bouillon publia, dans ses. numéros du
15 0(;tobre et du l"'" novembre, un parallèle, traduit
de l'anglais, entre Corneille et Shakespeare, un autre
entre Racine et Otway ; Shakespeare, dans le pre-
mier, était mis au-dessus de son émule français,
avec toutes sortes de considérants aggravants : « En
un mot, l'on peut dire que Shakespeare avait trop de
génie pour se soumettre aux règles du théâtre, et
que Corneille, s'il avait été un grand génie, se serait
moins soumis à ces règles... Shakespeare était incon-
testablement un grand génie poétique, et Corneille
un excellent poète dramatique... » Voltaire, qui juste-
ment admonestait Mlle Clairon et Lekain pour leur
faire abandonner aux Anglais « l'abominable tenta-
Lion » de tendre le théâtre en noir et de dresser un
échafaud au 3" acte de Tancrède, relève bien vite
l'outrage fait à une tradition dramatique à laquelle
il appartient. « Je suis fâché contre les Anglais, écrit-
1. Chap. r.xxi, à propos du xvi' siècle.
2. Cf. une lettre de Patu ii Garrick, I nov. 1755 (Lettres de
Mme de Graj'fujny, éd. Assc. Paris, 1879, p. 249).
3. D'Aryens, Lettres juives, t. V de Téd. de La Jl.iye, \HiG,
p. 275.
172 ETUDES D HISTOIRE LITTÉRAIRE.
il le 9 décembre à Mme du Deffant. Non-seulement
ils m'ont pris Pondichéry, à ce que je crois, mais ils
viennent d'imprimer que leur Shakespeare, Madame,
est infiniment au-dessus de Gilles... »
Désormais, la bataille est engagée*. « Le zèle de la
patrie m'a saisi, écrit Voltaire à d'Argental, le 16 dé-
cembre ; j'ai été indigné d'une brochure anglaise dans
laquelle on préfère hautement Shakespeare à Cor-
neille. » Et il y a en efTet quelque chose de patrio-
tique dans son souci de replanter sur ce point menacé
le drapeau qui a été abattu par l'ennemi : c'est, lui
semble-t-il, l'emblème de la culture rationaliste,
« éclairée » et sociable qui a été depuis plus d'un
siècle la gloire de la société française.
Il emploie parallèlement deux tactiques. C'est
d'abord l'attaque directe, malicieuse ou furibonde,
injurieuse ou sarcastique, où tous les projectiles lui
sont bons pour accabler ce Gilles de la foire, ce
farceur très au-dessous d'Arlequin, ce séducteur de
Velches, le plus misérable bouffon qui ait jamais
amusé la populace...
C'est ensuite l'exaltation du grand écrivain national
auquel des goujats ont le front de préférer un
étranger : et Voltaire entreprend le Commentaire de
Corneille qui devient, dans ces années de fièvre, une
si grosse préoccupation pour lui, et qui est à la fois
1 . Cf. surtout V Appel à toutes les nations de l'Europe des juge-
ments d'un écrivain anglais, ou manifeste au sujet des honneurs du
pavillon entre les théâtres de Londres et de Paris, brochure du début
de 1761, reprise en 1704 et insérée dans les Contes de Guill. Vadé
sous ce titre plus simple : Du théâtre anglais; les lettres à d'Ar-
gental, Mme du [DefTand, Saurin, etc., passini; les articles Art
dramatique, Baiser, Goût, du Dictionnaire philosophique ; des épi-
grammes éparses dans Vlngénu, l'Homme aux quarante écus,
Jenni, etc.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEAnE. 173
une vraie bonne action et une esthétique, une gram-
maire et un lexique en marge du texte cornélien.
Machine de guerre en même temps que tireHre;
manifestation retentissante à laquelle Voltaire veut
intéresser tout le monde, le roi, la reine, l'Académie
française, les princes d'Allemagne et le parlement
d'Angleterre; bréviaire de saint Pierre Corneille;
mobilisation des forces françaises et peut-être conti-
nentales, le Commentaire n'esquive jamais la com-
paraison avec Shakespeare, non « pour égaler les
irrégularités sauvages et pernicieuses de Shakespeare
à la profondeur du jugement de Corneille, mais seu-
lement pour faire voir comment des hommes de
génie ex[)riment difTéremment les mêmes idées ». Or,
comme ces parallèles tournent parfois à l'avantage
d'un poète dont les « monstruosités », à tout prendre,
(( n'ennuyaient pas », il n'est point dit que Voltaire
n'ait pas abouti à un résultat opposé à celui qu'il
espérait, et que Corneille, aux yeux de M. Tout-le-
Monde, ne soit pas sorti un peu rapetissé des mains
de son spirituel apologiste.
Pour prendre contre Voltaire la défense du monstre,
il fallait avoir quelque aplomb, savoir démasquer les
petites ruses employées par le maître. D'Alembert le
remercie au nom de l'Académie, le 8 septembre 1762,
]iour la traduction soi-disant littérale qu'il lui a
envoyée des trois premiers actes de Jules César, et a ,,
« peine à croire, pour son compte, qu'en certains
endroits l'original soit aussi mauvais qu'il le paraît
dans cette traduction ». Bernis y trouve un document
>' servant à l'histoire de l'esprit humain et du goût par-
ticulier des nations ». Diderot, le 29 septembre 1762,
et dans une conversation rapportée par Métra et par
Hérault de Séchelles, tente de faire admettre au vieux
174 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
classique la « rapidité », le « nombre » de cet
« homme bien extraordinaire », et confond l'adver-
saire en prenant à la lettre son image méprisante,
« le Saint Christophe de Notre Dame de Paris ».
« Que diriez-vous cependant, Monsieur, si vous voyiez
cet immense Christophe marcher et s'avancer dans
les rues avec ses jambes et sa statue colossale? «C'est
que déjà les « dramalurg-es », les « dramomanes », les
partisans tumultueux des genres mixtes qui devaient
réconcilier Melpomène et Thalie succédaient aux sec-
tateurs de la tragédie « historique » moderne : Mar-
montel, dans son article Drame ^, pouvait qualifier
Shakespeare de « grand modèle des dramaturges ».
La « manière grande et aisée, simple, naturelle,
forte, éloquente » du « fidèle interprète de la nature - »
était proposée en exemple aux jeunes écrivains qui
rêvaient de rendre pour de bon toute son énergie à
la languissante Muse de l'émotion théâtrale.
A l'étranger, on se gênait moins pour railler la
tenace résistance du vieil écrivain. Horace Walpole,
dans la seconde édition de son Château d'Otrante, en
1764, avait manifesté par une préface tendancieuse sa
réprobation; traduite en français en 1767, préface
comprise, cette « histoire gothique » permit aux com-
patriotes du poète de lire dans sa propre langue des
malices comme celle-ci : « Voltaire est un homme
d'esprit, mais il s'en faut beaucoup qu'il en ait autant
que Shakespeare... Je suis fâché que son juge-
ment s'affaiblisse, lorsqu'il devrait se fortifier^... »
1. Eléments de littérature. Ed. revue, Paris, 1787, t. 111, p. 20.
Shakespeare est à peine cité dans sa Poétique française. Paris,
1763.
2. Mercier, Tableau de Paris, t. IV : tragédies modernes.
3. Le Château d'Otrante, par M. Horace Walpole, trad. E[idoux].
ESQUISSE D UNE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 175
VoUairo pvïl la mouche, inonlra sans se lasser ses
chevrons d'ancien Shakespearien, que dis-jc? du pre-
mier Shakespearien de France, mais n'en persista
pas moins à pleurer la décadence du goût, de la scène,
de la civilisation qui lui étaient chers. « Le théâtre
s'en va au diable... l'Antéchrist est arrivé... »
Une suprême occasion s'ofl're au tenace champion
de la tragédie classique et de la culture rationaliste
de frapper un coup désespéré. En mars 1776 parais-
sent les deux premiers volumes d'une nouvelle traduc-
tion de Shakespeare. Le principal auteur, Letourneur,
a groupé sur la liste de ses souscripteurs autant de
noms en vedette que Voltaire, jadis, pour son Com-
menlaire de Corneille. De Ferney, le vieux lutteur
s'inquiète et se désole. Il veut « venger les Français
avant de mourir », négocie avec d'Alembert la lecture
publique, à la saint Louis, le 25 août, d'un « petit écrit
dans lequel il a essayé d'étouffer sa juste douleur pour
ne laisser parler que sa raison ». Lue par le secrétaire,
la Lettre où Voltaire ramassait une dernière fois tous
les arguments, toutes les objections, toutes les rail-
leri<'s (jui pouvaient l'aire balle, eut un grand succès
dans le milieu académique : le triomphe ne fut
I rouble fjue par les protestations d'un jeune Anglais
(|u"on eut grand peine à faire tenir tranquille. jMais le
vieillard dut demeurer sous les armes jusqu'à sa
mort. Outre les manifestations de plus en plus nom-
breuses des curiosités shakespeariennes dr la France
« sensible », la polémique devenait européenne. La
jeune littérature allemande opposait le culte de
.Vinsterdam, 17f>7. l'n p»tu plus lard, VAiince lillérairc, 1709, t. IV,
p. 3, riiproduisait, d'après VEi'enimj Post, un Parallèle de. Shake-
speare et des poètes dramatiques fjrecs et français, avec quelques
remarques sur les jwjements faux portés par M. de Voltaire.
176 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Shakespeare aux anciennes dévolions; l'Angleterre
et ritalie manifestaient des tendances au schisme*;
et Ton pouvait se demander si c'était en vain que
Voltaire avait combattu, comme disait Laharpe dans
sa Correspondance Ulléraire, « en brave général pour
la gloire du théâtre français contre celui de Londres,
et contre les sots enthousiastes qui ont voulu renverser
notre scène pour y substituer les tréteaux de la bar-
barie... »
Le « génie » et le « goût » s'étaient trouvés en
cause et en conflit dans toutes ces luttes et ces polé-
miques. Ces deux notions étaient devenues les pôles
autour desquels venaient s'agglomérer, au cours du
xviii" siècle, arguments théoriques, prédilections
individuelles et dispositions sociales. La vérité artis-
tique, la sincérité humaine dans l'expression, la phi-
losophie de la vie ou l'évocation des choses lointaines
ou passées sont assurément des considérations qui ne
tardent pas à entrer en jeu ; mais dans ces premières
passes d'armes entre partisans et adversaires de
Shakespare, ils cèdent le pas à la question de 1' « imi-
1. Cf. Rutlidge, Observations à MM. de l'Académie française au
sujet d'une lettre de M. de Voltaire... Paris, 1777, les Mémoires
secrets du l"janvier, le Mercure de mars, l'Année littéraire de 1776,
t. VI, p. 145; V Apologie de Shakespeare en réponse à la critique de
M. de Voltaire, traduite de l'anglais de Mme Montagu, Londres,
1777, le Mercure de novembre, les Mémoires de Lauzun, VAnnée
littéraire, 1777, t. VI, p. 217; J. Baretti, Discours sur Shakespeare
et sur Monsieur de Voltaire, Londres et Paris, 1777; Sherlock,
Lettres d'un voyageur anglais, Londres, 1779 et Nouvelles Lettres
dhin voyageur anglais, Londres et Paris, 1780; La Borde, Lettres
sur la Suisse, Genève, 1783; D"" Moore, A view of Society... London,
1779, etc.
ESQUISSE DUNE HISTOIHE DE SHAKESPEARE. d77
lalion choisie », de 1' « utilité des règles », de la
<( conformité aux modèles consacrés », ou des droits
de rinspiralion, de l'inanité du bon goût. Il va sans
dire ((ue Shakespeare, considéré comme le type du
« barbare de génie », de l'ignorant et de l'inculte poète
qu'anime un frisson surhumain, fournit d'excellents
arguments à Tappui ou à l'encontre de l'esthétique
consacrée.
L'article génie de V Encyclopédie, sous la plume de
Diderot, opposait le goût au génie dans la [)lupart
des manifestations littéraires. « Le génie est un pur
don de la nature ; ce qu'il produit est l'ouvrage d'un
mouu'ut ; le goût est l'ouvrage de l'étude et du temps;
il tient à la connaissance d'une multitude de règles,
ou établies ou supposées; il fait produire des beautés
qui ne sont que de convention. Pour qu'une chose
soit belle selon les règles du goût, il faut (ju'elle soit
élégante, finie, travaillée sans le paraître : pour être
de génie, il faut quelquefois qu'elle soit négligée;
qu'elle ait l'air irrégulier, escarpé, sauvage. Le su-
blime et le génie brillent dans Shakespeare comme
des éclairs dans une longue nuit, et Racine est tou-
jours beau, Homère est plein de génie, et Virgile
d'élégance. »
Pour la plupart des écrivains qui, dans les Acadé-
mies, les journaux, les salons, les cafés, donnent une
difl'usion considérable à des thèses que livres et bro-
chures reprennent plus catégoriquement, il est
entendu que le mélange des genres ou la distinction
entre le comique elle tragique, le naturel du dialogue
ou la pompe du langage théâtral, \v buuleverseuu'iit
des unités de lieu et de temps ou leur maintien, le
choix même d'un sujet moderne ou antique sont res-
pectivement liés à la prédominance du « génie »
U
178 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
OU à l'observance des prescriptions du « goût ». De
Trublet* à Voltaire^, de Lefranc de Pompignan^ à
MorelletS de RivaroP à Geoffroy*^ on prend parti
contre le désordre, les « élans convulsifs «^ les « irré-
gularités monstrueuses », la « folie » et la « barbarie »
du poète anglais. La Harpe n'a que railleries pour
cet Anglais, ce grand homme
Qui fit parler les savetiers de Rome,
Le Caliban, les fossoyeurs danois ».
Dans le camp opposé, de Diderot à Barthélémy',
de Mercier à Nicolas de Bonneville ^^, parmi les
« âmes sensibles » qui réclament les « droits du
cœur » en face des prescriptions de la « froide
raison », Ton tient au contraire pour les libres beautés
du poète anglais, son énergie sublime, ses inventions
qui sont « l'ouvrage du génie et de la nature ». Les
plus conciliants, de l'abbé Denina " à Fontanes '^, de
Saurin et Sedaine à Mme de Gharrière, appellent de
1. Essais sur divers sujets de littérature et de morale. Paris, 1754,
t. III, p. 128.
2. Ajouter, aux articles déjà cités, les articles Génie et Goût dans
le Dictionnaire philosophique.
3. Cf. sa Notice de deux tragédies anglaises {Othello et Hamlet)
dans les Œuvres, Paris, t. III.
4. Observations sur la traduction de Shakespeare.
5. Notes à la suite du Discours sur l'universalité de la langue fran-
çaise.
^: ^. Année littéraire, 1780, t. I, p. 1.
7. Lettre d'un jeune homme à son ami.... Amsterdam, 1779.
8. Vombrede Duclos, 1773, dans les Poésies légères.
9. Lettre de Mme du Deffant à H. Walpole, 31 mars 1776 :
« L'abbé m'a chargée de vous dire qu'il trouve Shakespeare supé-
rieur à tout. »
10. Lettre à M*** à la suite du Choix de petits romans imités de
Vallemand. Paris, 1786.
11. Tableau des révolutions de la littérature ancienne et moderne,
trad. franc. Paris, 1767, p. 320.
12. Cf. son Épitre à Ducis, ses lettres à Joubert.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 179
leurs vœux une combinaison, peut-ôtre irréalisable,
entre les dons du « génie » et les exigences du
" goût » : le « comble de l'art serait de renfermer
diuis !(>-; bornes d'une fable décente et régulière autant
(ractioii, de spectacle, de mouvement, de variété et de
siLuaLions qu'on on trouve communéraeut dans les
pièces de Shakespeare; mais peut-être n'est-il pas
j)ossible d'atteindre j'i ce degré de perfection* ».
Il va sans dire que ces points de vue ne disparaîtront
jamais tout à fait de la perspective que prend chez
nous la dispute shakespearienne. Dans la lutte qui se
Hvre au xviii'" siècle aux alentours de la citadelle clas-
sique, ils sont au tout premier plan : c'est là, peut-on
dire, que se développent à l'extrême les éléments
contenus dans la définition du barbare de génie. Et
déjà la vraie signification de Shakespeare pour la
littérature française est ailleurs, que l'on s'attarde
à chercher ici le pivot du combat. « Quel est, écrit
encore leMercare de France du 20 mai 1781, l'état de
la question entre les seuls Anglais d'un côté, et de
l'autre les Français, appuyés de l'exemple et de l'au-
torité des anciens et du suffrage de tous les modernes?
Le voici. Faut-il prendre la nature, telle qu'elle se
présente à nos yeux, avec ce mélange confus d'objets ;
nobles et vils, intéressants et rebutants, tragiques et
burlesques qu'elle entasse autour de nous? Faut-il,
sous prétexte de vérité, mettre à côté de ce que le
pathétique a de plus touchant et de plus sublime, ce
(pie le jargon des halles a de plus bas et de plus
dégoûtant? Ou faut-il peindre une Nature choisie,
séparer les genres, distinguer les styles, être vrai
avec décence, et s'assujettir aux lois de la conve-
1. Année [illérain; 1778, l. VI, p. 7:{.
180 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
nance? Sans doute la règle gêne, et le goût met un
frein au génie :
Mais la règle qui semble austère
N'est qu'un art plus certain de plaire... »
En réalité, le mélange des styles était déjà beau-
coup moins en cause, dans les influences shakespea-
riennes auxquelles se prêtait avec complaisance une
bonne partie du public de l'ancien Régime expirant,
que le « sombre », l'exaspération violente des impres-
sions théâtrales au moyen des ressorts les plus terri-
bles.
II
La traduction Letourneur elle-même, par sa date,
par le rôle que jouait en général, dans son office d'in-
formateur franco-britannique, l'interprète d'Young,
d'Ossian, de Clarisse Harlowe^ précisait et alimentait
ces curiosités qui n'avaient pas attendu jusque-là
pour se manifester, et qui étaient sans doute plus
grosses de conséquences que les nouveautés de fac-
ture qu'on avait çà et là demandées à Shakespeare. Le
« drame », au lieu de se maintenir dans les lignes de la
simple technique théâtrale et de représenter, en face
de la tragédie régulière, les droits du génie, satis-
faisait des tendances profondes; les inquiétudes du
siècle, l'impatience des jeunes esprits « pour qui
Quatre-vingt-neuf n'arrivait pas assez vite », la satiété
qui, chez beaucoup de blasés, réclamait sans cesse
des aliments plus forts, inclinaient vers une mélan-
colie singulière les prédilections d'une partie du
public. Que la littérature anglaise fournît l'essentiel
des nouveautés souhaitées, il n'y avait là rien que de
ESQUISSE d'iNE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 181
conlormo à la sii^^nification (lonn(^(; communément,
par la France, à sa vieille rivale d'oulre-Manche.
C'est par quoi Shakespeare devient le poiile du
sombre à l'heure où les dis?;ussions esthétiques
paraissent le juger encore du point de vue des règles
et du goût. Tandis que ses comédies restent à peu'
près inconnues et inappréciées, que des utilisations
telles que les Fausses infidélités de Barthc, Ilijlas el
Sylvie de Rochon de Chabannes, VAmant loup-garou
de Collot d'IIerbois ne procurent qu'une médiocre
ditlusiou aux Joyeuses Commères et à la Tempête, les
pièces les plus dramatiques de Shakespeare devien-
nent, au gré de la moyenne de l'opinion française,
caractérislitpies d'une inspiration toute lugubre,
d'une imagination qui aurait le vertige du crime et
de l'horreur. Quoi d'étonnant à cela? « Les specta-
cles, en Angleterre, ne sont pas une ressource moins
certaine pour entretenir la mélancolie nationale, ou
plutôt pour l'exalter... Aux représentations de Mac-
helh, de Richard III, du Roi Lear, et autres pièces
de Shakespeare... le spectateur a sous les yeux tout
ce que peut exécuter, tout ce que peut imaginer la
cruauté la plus brutale et la scélératesse la plus raf-
finée. Ce qui manipie à ces pièces du côté des règles
est abondamment compensé par le choix des situa-
tions les plus attendrissantes et les plus capables de
déchirer l'Ame. Si l'amour s'y montre, c'est dans ce
que peut produire de plus fort et de plus énergique
l'anionr lilial ou conjugal '. » Et la lutte est engagée,
aux environs de 1770, entre la vieille « gaîté fran-
çaise » et tous ces excitants nouveaux dont Young,
1. Grosley, Londrcx (1770). T. I, p. 355 de l'édition de 1788. Cf.
la note de la pape 301.
182 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
Hervey, Ossian, Werther démontraient tour à tour
l'efficacité, et que les âmes françaises, intellectuali-
sées jusqu'à l'aridité, accueillaient avec reconnais-
sance.
L'adaptation de Roméo et Juliette que le chevalier
de Gliastellux présente au château de la Chevrette
en 1770 fait goûter à un public nombreux « la pièce
la plus tragique du tragique Shakespeare ' » : ce n'est
qu'une des transpositions où s'efforcent amateurs ou
professionnels, Watelet, Moustier de Moissy, Ducis
eniin en 1772. Son Hamlet, en 1770, s'abstenant de
faire paraître le spectre paternel, s'était interdit un
moyen de pathétique violent que ne remplaçait guère
l'urne tirée du tombeau et portée par le prince de
Danemark. Au contraire, le Roméo que donne le
Théâtre Français le 27 juillet 1772, et qui respectait
l'unité de lieu en représentant le palais de Capulet,
puis « la sépulture commune aux deux maisons »,
offrait une lamentable histoire d'amour et de mort,
de haines familiales et de fatalités douloureuses, ter-
minée par « une des plus terribles catastrophes
qu'aucun auteur tragique ait jamais imaginée- ».
Le Comte de Comminges de Baculard d'Arnaud, sur
ces entrefaites, se hasarde en librairie, prétend for-
muler dans sa préface et justifier par son exemple les
règles du sombre, système dont Eschyle et Shake-
speare sont les vrais patrons, et qui ne néglige aucun
des procédés favorables à un maximum d'effet scé-
nique.
1. Lettre de Mme Necker, citée par d'Haussonville, Le Salon de
Mme Necker, t. I, p. 273; cf. Aug. Rey, Le château de la Chevrette et
Mme d'Epinay, Paris, 1904; la Correspondance liltérairc, avril 1771;
les Lettres de Mlle de Lespinasse.
2. Année littéraire, 1772, t. V, p. 289.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 183
En d(''pil du recul que subissent, vers 1774, Tanglo- /
manie ténébreuse et le goût de la mélancolie, en^
dépit des défections qui se produisent dans les rangs
des auteurs gagnés au parti novateur, il y a là une
tradition qui commence à s'organiser et à s'installer;
et Shakespeare devient pour le genre dramatique
ré([uivalenl de ce que Young et Ossian sont de plus
en i)lus dans les modes élégiaques et lyriques. La
traduction de Letourncur a sans doute, malgré d'in-
contestables défauts, des mérites dont l'histoire litté-
raire doit lui tenir compte, et qui justifient dans une
certaine mesure la fierté qui respire dans llnti'oduc-
tion. Cependant, bon gré mal gré, le Shakespeare de
Letourneur devient le fournisseur préféré des « mélan-
coliques )) : cette publication de grand luxe, dédiée
au roi, honorée de la souscription de souverains, de
princes, de gens de lettres nombreux*, et dont les
préparatifs fur-mt très longs, comme il convenait à
une entreprise qui voulait être, non « une copie, une
idée, une approximation , mais le poète, Shakespeare, . .
lui-même- » et ciui avait le courage « de le délivrer de
ces faux brillants qu'on avait substitués à sa vraie
richesse, et d'arracher ce masque, qui en étouffant
l'expression vivante de ses traits, n'oflrait de lui
qu'une physionomie morte et sans caractère »; cette
« copie ressemblante » dont la « barbarie » émouvait
la bile de Voltaire, de Marmontel et de Laharpe et
qui cependant, pour ne pas « être infidèle à la vérité
et trahir la gloire ilu poète », ne se faisait pas faute
d'atténuer les expressions basses et ridicules ; ces
1. Voir les listes en tète fies tomes I, III, V.
2. Année littéraire, 1772, t. IV, p. 69, annonçant la prochaine
impression; le privilège est du 11 février 1775, le 1" voiiiine ilu
commencement de mars 1770.
184 ETUDES D HISTOIRE LlTTÉnAIRE.
vingt volumes qui, selon un contemporain, étaient
« entre les mains do tout le monde », et qui conqué-
raient de haute lutte, en tout cas, les membres de la
société cultivée, ravitaillèrent surtout en inspirations
« lugubres » les hommes de lettres habiles à saisir
Tactualité. La « manière noire » sembla trouver, dans
cette œuvre si variée, de précieux modèles, Gubières
touchait assez juste quand, éditant en 47-77 sa Manie
des drames sombres, il témoignait expressément, dans
une lettre préliminaire « à une femme sensible »,
qu'il en voulait à ces farces sépulcrales où « les fos-
soyeurs de cimetière font de froides plaisanteries sur
les crânes de leurs aïeux, où Ton voit des spectres,
des revenants, encore couverts du drap mortuaire,
venir faire des discours pathétiques aux assistants,
où Ton prodigue les échafauds, les cercueils, les
potences, les coupes empoisonnées et mille autres
ressorts puérils de terreur ».
Le bon Ducis, continuant la série des adaptations
shakespeariennes qui pliaient aux conventions fran-
çaises, après Hamlet et Roméo, Lear en 1783, Mac-
beth en 1784, Othello en 1792, offrait à la fois au
public la satisfaction de son goût persistant pour la
sentimentalité, de sa dilection plus passagère pour le
lugubre, de ses habitudes théâtrales les plus invé-
térées ou à peu près. Ce sont des « tragédies », rédi-
gées en alexandrins traînants et incolores, accueil-
lantes aux confidents et aux expositions en récits,
impitoyables aux épisodes secondaires et aux inter-
mèdes du drame shakespearien, et qui eurent ainsi un
succès que des adaptations plus intégrales n'auraient
certes pas rencontré. En revanche, Ducis croyait
« tremper sa plume dans l'encrier de Dante » lorsqu'il
transformait Montaigu en Ugolin et que, plus tard, il
ESQUISSE D'iNE HISTOIRE DE SHAKESPEAKK . 185
ajoutait quelques horreurs supplémentaires au der-
nier acte de son Ilamlet. Du moins la parodie, un
Roméo (lu Cousin Jacques', un Roi Lu, un Richard,
faisait-elle des gorges chaudes de toutes ces horreurs
accumulées. Mais Ducis n'en avait pas moins trouvé
le chemin du cœur — ou des entrailles...
Eh! ([ui pout s'empêcher de répandre des larmes,
Quand l'auguste Lear, couvert de cheveux blancs,
Au milieu de la nuit, sans secours et sans armes,
Dans le sein des forêts porte ses pas errants;
Sous un arbre ébranlé par les vents en furie,
Incline avec elTroi sa léte appesantie,
Et de son tronc noueux se formant un appui,
N'attend que le trépas prêt à fondre sur lui?...2
Othello, en attendant l'adaptation de Ducis en 1792,
jouit d'un vogue spéciale. Traduit par « M. Douin,
capitaine d'infanterie » en 1773, il l'est encore en 1776
par Chaillet de Neuchûtel, par Butini en 1785, par un
anonyme vers le môme temps'. Vinezac donne en 1778
son drame des Époux malheureux, nouvelle adapta-
tion de Roméo, et en renforce le sens par une héroïde,
Monlaigu à V archevêque Roger son li/ran*.
Combatif autan! que Ducis était paisible et conci-
liant, Mercier ne pouvait manquer d'ajouter l'exemple
à des préceptes qu'il ne se lassait pas de clamer
depuis fort longtemps. La morale, chez lui, entend le
disputer à l'horreur, et à ce frisson qui devait friper
les nerfs délicieusement. Il projetait un Olhello, lui
aussi, et Vlmogène qu'il tira de Cymbeline est restée
1. Dans les Étrennes de mon cousin, année 178S.
2. Mlle de Gaudin, À M. Ducis, sur sa trœjédie du Hoi Léar.
Alin. ilrs Muscs, 17H4, p. i:t.
.3. Collection Sol. 'inné, Bibl. nat.. rns. fr. !>263.
4. Laharjje se défend de devoir (|uoi (|ue ce soil ù Shakesjjeare
pour son Coriolan (1784).
/
186 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
inédite. En revanche, ses Tombeaux de Vérone en
1782, son Vieillard el ses trois fdles en 1792, son Timon
d'Athènes en 1794 prétendent ofTrir un « tableau
moral, rapproché de nous, appliquable surtout à la
vie domestique », mais ne réussissent guère qu'à
acheminer délibérément vers le mélodrame l'effort
que le xviii" siècle avait tenté de faire vers plus de
vérité, de naturel et de vie.
Le « sombre » en arrive à être uniquement, non
pas le tragique profond qui résulte de l'enchaînement
des actions humaines et de ce déterminisme impla-
cable qui constitue au théâtre une destinée^ mais un
moyen de produire et d'amener telles scènes épiso-
diques dont le spectateur soit bouleversé physique-
ment : la douloureuse angoisse d'un Hamlet, infé-
rieur à la mission que les événements lui imposent,
le pitoyable écrasement des amours de Juliette et
Roméo entre les haines de leurs familles rivales, —
voilà qui importe moins, pour cette dramaturgie de
Grand-Guignol avant la lettre, que l'évocation de la
jalousie sur la face d'Othello, le double suicide des
amants de Vérone ou les plaisanteries macabres des
fossoyeurs d'Elseneur...
« Jamais homme de génie ne pénétra plus avant
que Shakespeare dans l'abîme du cœur humain ».
Cette proposition de la préface de Letourneur, indé-
pendante des questions strictement esthétiques et
théâtrales, attendait un développement et l'adhésion
efficace d'un public de choix. On peut dire que les
confins du xviir et du xix'' siècles, en reléguant dans
ESQUISSE dîne histoire DE SHAKESPEARE. 187
les bas-fonds ou les à-côtés de l'art Taclion directe du
drame shakespearien, en aggravant de susceptibilité
nationale les anciennes objections faites au poète
anglais par Voltaire ou Marmontel, permettent à cette
sagesse intuitive de Shakespeare de se dégager.
Toute une pléiade de critiques, nourris des traditions \
les plus strictes de l'ancienne observance, a ramassé
les débris de la férule classique. Les curiosités moins
orthodoxes encouragées par l'Émigration et par les
guerres européennes restent occultes et timides. Du
moins pourra-t-on chercher dans une œuvre aussi
variée et sincère que celle de Shakespeare des
réilexions profondes sur Ihomme et sur la vie, issues,
sans doute, de « cette disposition de l'àme, source de
toutes les passions généreuses, comme de toutes les
idées philosophiques », qui est « le sentiment doulou-
reux de l'incomplet de la destinée' ».
André Chénier défendant contre son frère, Joubert
soutenant contre Fontanes les mérites du grand
Anglais songent moins assurément à ses qualités pro-
prement scéniques qu'aux éclairs illuminant d'un
jour saisissant le tréfonds des âmes, laissant dans
l'esprit ébloui une trace fulgurante. Shakespeare se
crée ainsi, à l'écart des simples amateurs de théâtre
qui restent défiants, une clientèle enthousiaste dont
les critères ne sont plus ceux de l'ancienne esthé-
tique. « Quand on juge les talents des grands poètes,
c'est par les beautés seules, ce nous semble, qu'on les
doit comparer... » Oui parle ainsi? Ce n'est pas
encore Chateaubriand, c'est l'ardent girondin N. de
Bonncville, dévot de Shakespeare, auquel il » ne
connaît pas de supérieur », et qui traduit le mono-
1. .Mme de Staël, De la Litli'ralurc, I, ,\i.
188 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
logiie de Richard III en vers blancs, une scène de
Jules César en prose, qui adapte pour une représenta-
tion populaire des motifs shakespeariens, et chante
enfin, dans un sonnet enthousiaste.
Le Poète divin, l'Homme de tous les temps'...
Souvent, de nouvelles informations, plus précises,
alimentées par Fexégèse shakespearienne renaissante
d'Angleterre et d'Allemagne, contribuent à cette
valeur imprévue accordée au visionnaire, à l'étrange
psychologue clair-obscuriste. Mme de Boigne, en exil
dans le Yorkshire, écoute les lectures et les commen-
taires du chevalier Legard. Mme de Staël ne semble
pas avoir rapporté de sa courte émigration en Angle-
terre le même bénéfice; en revanche, son ami Bon-
stetten, initié dès 1770 par Gray, à Cambridge, au
monde surnaturel de Shakespeare, a pu l'éclairer sur
ce point. Elle parlera, dans sa Littérature, de ces
particularités en même temps que de quelques autres,
l'idée de « nécessité », la terreur de la mort, l'isole-
ment de l'infortune, la folie causée par le malheur,
la pitié témoignée même à des comparses ou à des
personnages méprisables. Léonce et Delphine citeront
du Shakespeare : de même Corinne, qui l'aime
comme un ami « puisqu'il connaît tous les secrets de
la douleur » et Oswald, qui révère en lui « le poète
qui a le mieux approfondi l'histoire et les passions de
l'homme ». Le comte d'Erfeuil a beau protester, et
Y Allemagne aura beau faire les réserves accoutumées
du goût sur les erreurs et les indécences de Shake-
speare : il est entendu que ce génie « possède encore
1. Cf. De Vespril des religions. Paris, 1792, Appendice, et les
Poésies. Paris, 1793.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 189
plus la connaissance du cœur humain que celle du n
théiUre ». ''
Chateaubriand ne dit pas autre chose, en avril 1801,
dans le Mercure de France. « Je no sais si jamais .
hoinnio a jeté des regards plus proi'onds sur la nature
humaine. Soit qu'il traite des passions, soit qu'il
parle de morale ou de politique, soit qu'il déplore ou
qu'il prévoie les malheurs des États, il a mille senti-
ments à citer, mille pensées à recueillir, mille sen-
tences à appliquer dans toutes les circonstances de
la vie. C'est sous le rapport du génie qu'il faut consi-
dérer les belles scènes isolées dans Shakespeare, et
non sous le rapport de l'art dramatique. Et c'est ici
que se trouve la principale erreur des admirateurs du
poète anglais; car si l'on considère ces scènes relati-
vement à l'art, il faudra savoir si elles sont néces-
saires, si elles sont bien liées au sujet, bien motivées,
si elles forment partie du tout, et conservent les
unités. Or, le non erat hic locus se présente à toutes
les pages de Shakespeare'... »
Pour être ainsi conditionnelle, et pour donner
satisfaction aux critiques de l'ancienne doctrine, cette
appréciation ne laisse pas de faire la part assez belle
à la perception poignante de la destinée, telle que
la retrouvait, dans Shakespeare, une génération que
les événements inclinaient au fatalisme. Poète du
« sombre «, il intéressait dès lors, malgré ses fautes de !/
goût, ceux qui gardaient l'obsession d'un temps où
l'on avait vu « des reines pleurer comme de simples
lemmes «, ceux aussi que stupéfiaient les vicissi-
tudes auxquelles étaient soumis les Etats et les for-
1. Mélanges littéraires, éd. 1857, p. 170. Cf. le commentaire dont
Chateaubriand fait suivre sa critique de Shakespeare, lorsqu'il
la publie en 1830 dans son Essai sur la poésie anglaise.
190 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Lunes. On dit que Bonaparte, qui plus tard devait
n'aimer que les « genres tranchés », n'entendit pas
sans trouble le « Tu seras roi! » de Macbeth \ entre
Campo-Formio et le départ pour l'Egypte : c'était,
dans la bouche des sorcières shakespeariennes, une
manifestation de ce sens fatidique, supérieur et
presque extérieur à la dramaturgie du poète.
Talma suscita, surtout à partir de 1800, quelques
fortes impressions analogues à ces curiosités; il
aidait, en même temps, à faire passer sur la scène
française un certain nombre de nouvelles interpré-
tations dont son séjour à Londres avait permis au
jeune tragédien d'enrichir son répertoire. A travers
toutes les mollesses et toutes les veuleries des trans-
positions de Ducis, apparaissaient grâce à lui les
« fureurs jalouses » d'Othello, les « accès de fré-
nésie » d'Hamlet, la hantise ambitieuse de Macbeth :
outrance dangereuse, disaient les partisans de l'an-
cienne déclamation tragique; admirable entente
des moyens les plus rares, répondaient les précur-
seurs du romantisme; et Mme de Staël, après une
représentation d'Hamlet à Lyon, lui écrivait le 4 juillet
1809 : « Votre talent m'est apparu dans ce rôle
d'Hamlet, comme le génie de Shakespeare; mais sans
inégalités, sans ses gestes familiers, devenus tout à
coup ce qu'il y a de plus noble sur la terre. Cette pro-
fondeur de nature, ces questions sur notre destinée à
tous, en présence de celte foule qui mourra et qui
ji semblait vous écouter comme l'oracle du sort; cette
apparition du spectre, plus terrible dans vos regards
que sous la forme la plus redoutable ; cette profonde
1. Roger, Préface de la Dupe de soi-me'me, dans les Œuvres
diverses. Paris, 1835, t. 1, p. 117.
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 191
mélancolie, cette voix, ces regards qui décèlent des
scnlimenls, un caractère au-dessus de toutes les
proportions humaines, c'est admirable, trois fois
admirable M... »
Mais de celle inUiilion Ires upprolondic des mérites
du poêle anglais, il ne passe que peu de chose dans
la partie la plus active de la lilléralure française :
peut-être quelques nuances de celle amertume par-
ticulière qui, dans les œuvres du tournant du
siècle, témoignaient du désarroi des croyances et
des sensibilités : lilléralure d' « émigrés à Tinté-
rieur » ou de vrais proscrits, qui va des grands pro-
tagonistes aux écrivains de second plan comme
Senancour et Ch. Nodier. Ce dernier avait publié
en 1801, à très peu d'exemplaires, des Pensées de
Shakespeare extraites de ses ouvrages, où le jeune
Comtois, dans cinq pages d'Observations prélimi-
naires et 190 aphorismes isolés -, dressait un modeste
monument à 1' <( ami » que tout cœur inquiet ne
pouvait manquer de trouver dans le poète anglais :
lui-même, dès l'hiver 1793-4 où M. de Charlrans lui
traduisait Shakespeare à la volée, s'élail senti trans-
porté pour lui d'un amour reconnaissant qu'il saura
transformer bien souvent en efficace propagande.
La scène du Théâtre Français vit aussi, dans le
Shakespeare amoureux d'Al. Duval, une tentative
de reconstitution psychologique du père spirituel
d'Othello et de Koméo. Pauvre reconstitution et
mince psychologie, que seul le talent de Talma
1. Opposer aux objections persistantes de G(!oiïroy le Publiciste,
17 janvier 1800, 25 mai 1807, etc.
2. Cf. Siduey Lee, Shakespeare and tlie modem Stage. London,
190G, p. 211. Cf. Quelques pensées de Shakespeare dans le Bulletin de
Lyon, 20 thermidor au XII et 4 brumaire un XIV.
192 ETUDES D HISTOIHE LITTÉRAIRE.
animait de la vie scénique! Ce poète qui venait
faire une scène de dépit amoureux, puis de jalousie,
à l'actrice Clarence (« O Shakespeare! tu peins
les passions et les faiblesses des hommes, et tu
ne saurais t'en garantir! ») prenait une place assez
quelconque dans la galerie des personnages histo-
riques dramatisés que le début du xix" siècle se plut
à voir défiler. Duval cependant connaissait bien une
partie de l'œuvre de son héros. Il a su s'en souvenir
dans Monloni, l Enfant prodigue, Guillaume le Con-
quérant. Népomucène Lemercier, autre écrivain de
transition, tâchait de transiger, dans son Christophe
Colomb en 4809, entre un plan quasi-shakespearien
et une forme pseudo-classique : tentative qui parais-
sait, au public du théâtre de l'Odéon, tellement
inadmissible que, la politique aidant, il y eut tumulte,
bagarre et mort d'homme. C'est au mélodrame, en
effet, que semblaient réservés ces artifices de mise
en scène et de changement de décor.
C'est là, de fait, que s'étaient réfugiés, en même
temps que mille ingrédients commodes et grossiers de
l'art dramatique, de très nettes influences où Shake-
speare a sa part. Le fils illégitime et méprisé de la
Melpomène tragique a rencontré, au long de ces
années stériles pour la haute littérature dramatique,
d'incroyables succès que les « législateurs du Par-
nasse » daignaient lui passer, pourvu qu'il consentît
à ne mener son existence tumultueuse et facile que
sur les scènes des boulevards. Mélodrames à poi-
gnard ou mélodrames historiques pouvaient égale-
ESQUISSE D (NE niSTOIRE DE SHAKESPEARE. lOlJ
menl lairo leur i)rofU de ce qui, dans Shakespeare,
ollVail dindéniables affinités avec une dramaturgie
avide de contrastes et d'eirets violents, « grand fracas
de spectacle, de mouvement sur la scène, de change-
ment de décoration, et tous les brillants accessoires
qui concourent à frapper les sens'. » Évocations de
carton peint et mise en scène de bric-à-brac, assuré-
ment, mais qui donnaient satisfaction au goût de
l'exotisme, de rarchaïsmc, du dépaysement, par où
se prépare le romantisme : ajoutons-y cet obscur
fatalisme, ces événements déclanchés j)ar l'homme et
dont il ne peut ensuite arrêter les conséquences ;
ajoutons-y l'opposition fort simpliste entre le héros et
le traître, l'ange et le démon, et une facile juxtapo-
sition d'effets comiques et de pathétique, et nous
aurons l'essentiel de ce qui, dans cette forme hybride,
jiouvait se réclamer du poète anglais.
Shakespeare fournit à Pixérécourt, Cuvelier,
Ducray-Duminil et leurs émules, des effets de mise
en scène, forôt qui marche à la Macbeth dans
Robinson Crusoé, manœuvre à bord, dans Chris-
tophe Colomb comme dans la Tempête, spectre parent
(Vllamlel dans C'est te diable, soldats de garde sur les
remparts, camps opposés comme dans Richard III.
Puis ce sont quelques geôliers {Héroïsme des
femmes), des enfants, des niais, qui réalisent à leur
manière, pour la joie ou l'attendrissement du public,
ce «' mélange des genres » que les IhéAtres classés ne
cesseid pas de réprouver. Çà et là, une inspiration
moins superficielle : la Marguerite d Anjou de Pixé-
léeourt doit beaucou[) à Richard ///; le Daraoiselj
I. Cf. A. \V. Sclilogel, 12' lot.-on du Cours de liUérature draina-
iiilue.
13
194 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
dans Palmérin ou le Solitaire des Gaules, par Victor,
ploie comme le prince de Danemark sous une lourde
mission vengeresse; Adélaïde de Bavière, par Loaisel
de Tréogate, bénéficie de revirements d'émotions qui
agitent Frédéric comme jadis Othello. Et c'est enfin,
dans les Francs-Juges de Lamartelière et dans
mainte pièce de Pixérécourt, la prétention manifeste
de s'être servi, à la manière du Shakespeare des
Histoires et du Gœthe de Gœtz^ des chroniques du
temps pour documenter un réel drame historique. Le
Journal des Débats voyait assurément un peu gros,
mais il n'avait pas si tort d'écrire, le 1" mai 1804, à
propos du mélodrame : « Ce genre convient à un
peuple sombre, ennuyé, blasé, sans goût, sans déli-
catesse : c'est à peu près le caractère que les philo-
sophes anglomanes avaient essayé de donner au
peuple français; c'était du moins l'elïet que devaient
produire des imitations indiscrètes des monstrueux
ouvrages de Shakespeare, tels qu'Othello, Hamlet, le
Roi Lear, Macbeth, Bornéo et Juliette, etc. Voilà les
modèles et les types des mélodrames du boulevard... »
Il arrivait même qu'on dût descendre plus bas
encore pour trouver du Shakespeare sur la scène
française. Certains livrets d'opéras ou de « tragédies
lyriques », Vlmogène de Dejaure en 1796, les Bornéo
de Ségur en 1796, de Molène et Cubières en 1806,
délayaient pour des fins vaguement musicales les
originaux anglais. Et que dire enfin de Macbeth ou
les Sorcières de la forêt, pantomine en quatre actes
de 1817, du Mo/^e de Venise, pantomine en trois actes
entremêlée de dialogues, de 1818, qui entraînaient
jusqu'aux confins de l'art des sujets auxquels le
poète élizabethain avait conféré, à force de génie,
d'admirables apparences de vie?
ESQUISSE DUNE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 195
III
« Si nos aulcurs de mrlod rames s'avisent d'avoir
du style, nous sommes perdus. » M.-J. Chénier expri-
maitsous cette forme inulilcmontdéscspcrée une vérité
([ue beaucoup de ses contemporains apci-cevaiimt
comme lui. D'anciennes affinités continueront à lier
l'activité des mélodramalistes aux aspects les plus
extérieurs et les moins nobles de l'œuvre shakespea-
rienne ; Ducang-e, F. Soulié, Anicct Bourg'eois, pour
ne parler que de ceux-là, n'abandonneront pas leurs
droits de chasse - — ou de braconnage — sur les
domaines du poète ani^lais. Cependant, durant la
Restauration, le nom de Shakespeare prendra pour
d'autres raisons la valeur d'un mot d'ordre, d'une
devise et presque d'un programme. « La tragédie
historique et libre n'est pas à coui) sur le romantisme
tout entier, écrit le Globe du 2i mars 1823, mais elle
en est l'une des branches les [)lus importantes, celle
peut-être vers laquelle la direction actuelle des
esprits nous pousse le plus irrésistiblement » : et
comme la tradition shakespearienne fournit le plus
d'arguments et d'exemples à l'appui de cette nou-
veauté dont il semble bien que l'heure enfin ait
sonné, il n'est pas surprenant que l'auteur des Histo-
riés devienne, chemin faisant, le patron par (excel-
lence du romantisme au théâtre.
Les partisans de la routine s'en rendent bien
compte; et Y Anti-romantique de Saint-Chamans
comme; les Promenades d'un solitaire de Ch. d'Outre-
pont s'inscrivent en faux contre tout éloge immo-
(h'-ré du poète anglais, tandis que la satiro au jour
196 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIIîE.
le jour et la polémique des « Romains du luslre » le
renvoient décidément à sa barbarie d'insulaire du
XVI'' siècle. Mais il a pour lui des circonstances qui
deviennent de plus en plus favorables : l'initiative
des acteurs anglais qui, malgré une tentative man-
quée en 1823, le jouent dans l'original, à Paris, en
1827 et 1828 ; Tincurable affadissement de la produc-
tion tragique du pseudo-classicisme; l'élan d'une
jeune génération libérale d'artistes et de poètes que
ne saurait satisfaire le romantisme de demi-sang des
Casimir Delavigne, des Soumet et des Lebrun; et
surtout, peut-être, durant la période la plus agitée
de la lutte, une entente implicite qui semble imposer
à la fois ce grand nom et cet illustre précédent à
quatre tendances fort divergentes en réalité, mais
que réunit tout au moins, avec l'admiration de
Shakespeare, la partie négative de leur programme.
Au Globe, puis à la Revue française, on est surtout
persuadé de l'opportunité d'un drame historique en
prose, qui « ne mutile pas les événements et leur
conserve, non pas une minutieuse fidélité dans les
détails, mais la vérité historique, c'est-à-dire ce
caractère d'effets composés de la volonté et des cir-
constances, du conseil et du hasard. » Héritiers de
Mme de Staël, ces « doctrinaires « plus intelligents
qu'artistes, plus historiens que poètes, appellent de
leurs vœux ce « nouveau système dramatique » que
les vicissitudes des temps n'allaient pas manquer de
faire surgir; et pour le hâter, Shakespeare offrait,
non un modèle absolu, mais « les plans d'après
lesquels le génie, écrivait Guizot en tête de sa revi-
sion de la traduction Letourneur, doit maintenant
travailler ». Comme résultat de cet eifort auquel les
encourage d'autre part le précédent de Goethe dans
ESQUISSE dYNE HISTOIUE DE SHAKESPEARE. 197
son Goetz, de judicieux articles dans le Globe, des
éludes, excellentes pour lépoquc, sur les conditions
nialériclles ou intellectuelles où s'offre le théâtre de
Shakespeare, et des drames purement livresques,
Vlnsiirreclion de Sainl-Domiiujiie de Rémusal et sur-
tout la trilogie de Vilet, Barricades, Etats de Blois,
Morl de Henri III....
Très voisin de ce groupe, ceux qui pensaient avec
Stendhal que le romantisme devait procurer lo maxi-
mum de « plaisir » et d'illusion théâtrale par la vérité
psychologique et l'expression directe des caractères
et des tempéraments : le drame en prose était encore
impliqué dans leur programme, mais avec une recher-
che de la vérité caractéristique [dutùt que des enchaî-
nements historiques. Les i»am[)hlets de Stendhal,
Racine el_ Shakespeare, une partie du Mérimée du
Théâtre de Clara Gazul et de la Jacquerie ont leur
point de départ dans ces revendications.
Mais les poètes que groupe le Cénacle n'aban-
(hinnent pas leurs droits. En l'ace de ces desiderata
de la prose et de ces prétentions du drame-chronique,
ils maintiennent un point de vue esthétique que leurs
alliés d'occasion sacrilient trop aisément. Que le vers
IVançais se libère, lui aussi, de quelques-unes de ses
on! raves, el rien nempèchera plus le drame qu'ap-
I)ellent tant de vœux de rester tidèle à la forme poé-
tique. Shakespeare offre, par la variété môme de sa
l'orme, d'incomparables modèles à l'émulation des
jeunes novateurs. L'aisance avec laquelle il passe de
la prose aux vers lamiliers ou au lyrisme est à elle
seule un encouragement : puisqu'en français une
telle variété de ton serait inadmissible, rpi'on s'ef-
force au moins de faire admettre, sur lancicnne
scène tragique, paicille combinaison de « moiles »
198 ÉTUDES d'histoire LITTERAIRE.
divers dans le commun alexandrin. La Iraduclion
de Bruguière de Sorsum, éditée en 1826, ne pouvait
faire école : cependant elle poussait à Textrôme la
démonstration de cette variété souhaitable, puisqu'elle
n'hésitait pas à suivre l'original à travers toutes les
sautes de la prose au vers blanc, du vers blanc aux
morceaux rimes. Le groupe des poètes se rallie,
comme de juste, autour de la Préface de Cromivell
où Victor Hugo revendique si tièrement pour l'alexan-
drin libéré le droit à l'existence dans le drame nou-
veau. L'injouable Cromivell offert par Hugo à l'appui
de sa théorie démontre, à tout le moins, de quelles
fantaisies est capable notre vers national : c'est bien
ainsi que le prennent les adversaires de la jeune
école '. Mais la vérification reste à faire à la scène : le
Roméo et Juliette de Vigny et Deschamps, Y Othello
et le Marchand de Venise du premier de ces poètes
visent avant tout à transporter en franc^ais des exem-
ples juxtaposés de ce que Vigny appelait le mélange du
récitatif ai du chant, à offrir de la nouveauté authen-
tique « dans la peinture individualisée des carac-
tères..., dans la naïveté du langage ou le coloris
poétique », comme disait la préface des Etudes fran-
çaises et étrangères.
Enfin il va sans dire que les amuseurs sans pré-
tention, à la Dumas, font cause commune avec les
poètes : le mélange des genres, la suppression des
unités, quoi de plus favorable à leur propre des-
sein? L'auteur d'Henri III a comparé son émoi,
devant les comédiens anglais jouant du Shakespeare,
1. Cf. A. Jay, La conversion cVun romantique. Paris, 1830, p. 98 et
suivantes, et sur la question du style shakespearien, Roméo et
Juliette de L. da Porto, traduite en français et suivie de quelques
scènes de la Juliette de Shakespeare, par Delécluze. Paris, 1827.
ESQUISSE n INE IIISTOIRF, DE SHAKESPEAnE. 199
à la sensation d'un aveugle-né recouvrant la lumière;
entendons que les ell'els de théâtre les jilus saisis-
sants lui sont révélés, garantis et aullicnliqués par
un écrivain reconnu et classé, et aussi qu'il com-
prend avec gratitude, comme il le dii'a djuis un article
de lArliste de 1838, par quelle « merveille sont tel-
lement rivées l'une à l'autre, et fondues l'une dans
l'autre la réalité et Timaginalion qu'il est impossible
de les sépare;-. »
Le succès cl'Ifernani ne fait assurément Iriompher
qu'une partie des revendiealions qui semblaient
grouper, dans une dépendance parallèle à l'égard
de Shakespeare, des ambitions hétérogènes : l»s par-
tisans du drane-clironique, en particulier, n'ont
jamais pardonné au lyrisme, à la splendeur verbale
et à l'arbitraire historique de les avoir évincés.
Shakespeare, a'iié, quoi qu'il en eût, des novateurs
pendant la phase héroïque, se trouva associé à leur
triomphe. La «liberté dans l'art », le « grotesque »
avaient paru saictionnés par son œuvre au même
titre que le lyrisme et la fantaisie.
Quand riiuiuiiie d'Albion que l'univi-rs réclame.
Quand le ba'de eut créé d'un soufde de son ànie
Li' sylphe aux ailes d'or, le brillant Ariel,
11 voulut à 1,1 fois, par un contraste étrange,
Placer l'impiir démon face à face avec l'ange,
Et l'en^'er près du ciel '.
Cependant — quelques esprits plus avisés s'en
rendirent compte de bonne heure — Hugo ne faisait
1. Kd. Tur(|uety, Crliban {Annales ronumliqucs, 18Ho).
200 KTUDES d'histoire LITTERAIRE.
guère que « multiplier par elle-même la tragédie »,
c'est-à-dire présenter, en les répartissant sur plu-
sieurs actes, ces crises que le classicisme concentrait
et précisait. Quant à Dumas et à ses émules, il reste
entendu que leur shakespearianisme est fait du mou-
vement extérieur, du pittoresque plus ou moins
expressif du langage, des coups de théâtre que pou-
vait offrir, en effet, le poète anglais.
Si bien que par un singulier retour de fortune, et
en dépit de nombreuses dépendances de détail', les
dramatistes romantiques vont s'écarter de leur patron
à l'heure où la carrière est déblayée de tous ses
obstacles. Ou plutôt, une fois admis le principe de
la liberté de l'art, Shakespeare restait, en dehors de
toute étude dramaturgique sérieuse, le symbole du
créateur affranchi des règles, échappant aux détermi-
nations et aux explications, encourageant le Roman-
tisme français à « traverser la liberté » et à la dépasser
pour rester maître souverain de sa matière et de sa
forme, en dépit des exigences de la vérité ou de la
vraisemblance. « Shakespeare comme Michel-Ange,
déclare la préface de Marie Tiiclor, semble avoir été
créé pour résoudre ce problème étrange dont le simple
énoncé paraît absurde : rester toujours dans la na-
ture, tout en en sortant quelquefois. Shakespeare
exagère les proportions, mais il maintient les rap-
ports. Admirable toute-puissance du poète! il fait
des choses plus hautes que nous, qui vivent comme
nous... » Vu à travers cette lentille grossissante, le
dramatiste anglais prendra de plus en plus les dimen-
1. Surtout, chez Hugo, 1(? développement lyrique de certaines
situations, la drôlerie des fous et des clowns, l'élan qui disculpe
ou qui trahit les amoureux, l'ahurissement d'un comparse, et
aussi la frêle suavité de quelques amoureus2S.
ESQUISSE d'L'NE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 201
sions gigantesques que V, Hugo, de son exil, tiendra
plus tard à proclamer; mais son influence, en fait
dart théâtral, cessera d'être vraiment bienfaisante :
les Biirgraves, en 18-43, accuseront la divergence de
toutes ces lignes qui avaient paru, quinze ans aupa-
ravant, se croiser et se joindre si heureusement.
Ou bien, c'est la sinistre vague du fantastique
hotrmannescpic dont est touchée, en plein roman-
tisme triomphant, la signification de Shakespeare.
Le « merveilleux » de son théâtre avait paru inad-
missible aux contemporains de Laplace : mais les
temps sont changés. « Avec ses sorcières dansant
sur la bruyère au clair de lune, avec ses esprits infer-
naux, lutins, fées, farfadets, préparant dans les ca-
vernes de noirs enchantements... ; avec ses peintures
convulsives d'une existence toute d'action, du destin,
de la fatalité, ces questions solennelles et redou-
tables dont il interroge la vie future, Shakespeare
ressuscite pour moi les siècles qui l'ont précédé, et,
supérieur au moyen âge, il m'en paraît comme le
plus noble eflbrt, le plus magique reflet, la plus
pathétique réverbération. En un mot Shakespeare
me sendjle le représentant de l'art, de l'humanité, de
la nature et du dieu de cette immense période ^ »
C'est ainsi qu'en 1833 un ami de Lamartine entend
restituer au moyen âge — entre Homère et G(cthe
symbolisant l'un l'antiquité, l'autre les temps nou-
veaux — un écrivain que le romantisme maniant,
naguère, avait dressé au contraire sur un haul pié-
destal comme le représentant par excellence de l'ère
moderne.
1. J. M. Dargaud,.SoWud<-. Paris, 1833, p. 32.
202 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
L'efficacité réelle de Shakespeare pour l'aclivité
dramatique de la jeune école paraît usée quand se
fait sentir — mais en dehors de toute réalisation scé-
nique — l'effet de deux autres aspects de l'universa-
lité shakespearienne : et notre patrimoine artistique
en sera plus définitivement enrichi, que des toiles
inspirées à la peinture romantique par Hamlel et
Lear, ou même que des interprétations colorées de
Berlioz.
Balzac a trop souvent rencontré, dans les cercles
de son Enfer, les ambitieux et les jaloux pour ne pas
donner mieux qu'un souvenir au « Tu seras roi » de
Macbeth, au spectre de Banquo, à la détresse du roi
Lear, à la jalousie du More de Venise; et sa concep-
tion de la délicatesse féminine ou de l'amour plus
fort que la vie s'est aiguisée parfois à l'évocation de
Roméo et Juliette. On ne saurait dire que sa Comédie
humaine se soit proposé de rivaliser avec la variété
dans la synthèse des trente-six drames shakespea-
riens, car son émulation était tournée d'un autre
côté; et cependant une sorte d'endosmose a fait péné-
trer dans son pandaemonium une telle abondance de
tragique ou de grotesque humanité que la compa-
raison est, aujourd'hui, une de celles qui s'imposent
le plus naturellement à l'esprit'.
A l'opposé de ce réalisme de visionnaire, la plus
délicate fantaisie vient apparenter le Musset des
comédies et des proverbes aux œuvres romanesques
1. Cf. G. MooEe, Shakespeare et Balzac. {Revue bleue, 26 février et
5 mars 1910).
ESQUISSF D 1:NE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 203
d'un poète qui avait toujours été pour lui « le grand
ami Shakespeare », et qui fournit à sa mélancolie et
à son caprice des décors, des situations, des person-
nages de féerie, un humour résigné d'Ames meurtries
que console un esprit alerte, ou les frais enchante-
ments d'une région intermédiaire entre le rêve et la
vie'. Et toutes les pièces d'un répertoire dont la
France n'avait jusque-là goûté que la pailio sérieuse
ou « grotesque », trouvent enfin leur réhabilitation.
Grâce à elles, il y aura tout un coin de poésie ou
de fantaisie française que baignent la fraîcheur boca-
gère de Comme il vous plaira, le clair de lune du
Songe d'une nuit d'été, où Gautier et Banville feront
des incursions moins iieureuses que Musset, mais
qui démentent à leur tour le sceptique |)ronostic de
H. Heine : « si les Français ont grand peine à com-
prendre les tragédies de Shakespeare, l'intelligence
<le ses comédies leur est presque entièrement inter-
dite. La poésie de la passion leur est accessible; ils
perçoivent aussi jusqu'à un certain point la vérité de
la caractéristique... Mais toutes ces notions d'expé-
rience leur sont de peu de secours dans le jardin
enchanté de la comédie shakespearienne... »
Or de ces enrichissements de la poésie dramatique
française, les auditoires ordinaires des salles de
spectacle ne tiraient pas grand profit. Et Gérard de
Nerval pouvait constater, à propos de nouvelles
représentations anglaises à Paris, en 1844, lorsque
léchée des Burgraves avait rendu manifeste le déclin
du théâtre romantique : « Les acteurs anglais nous
reviennent avec; Shakespeare, et nous trouvent
lelournés au point où ils nous avaient laissés!... Ce
1. Cf. L. Laf.i^cado, Le Théâtre d\i. de Musset. Paris, l'JUl. p. 70.
204 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE,
qu'on craint à Paris, c'est le mot propre, c'est l'action
vraie; mieux vaut la gravelure déguisée, ou le coup
de poignard académique '. » Un autre poète le
constatait sous une autre forme :
Mais un souffle a changé l'arène :
Dans les murs d'une cité reine,
Sophocle renlre pâlissant -,
Le goût croissant du grand public pour cette
« gravelure déguisée » dont se plaignait Nerval, et
une résurrection plus ou moins sincère, mais assez
brève, du grand art classique, surtout la sollicitation
directe d'un répertoire moderne, pratique et bour-
geois, oblitèrent pour longtemps la signification de
Shakespeare pour la scène française. Sa valeur ésolé-
rique s'en accroît : il y paraît lorsque Philoxène
Boyer, en 1839, organise des conférences pour
u apprendre à Paris ce que c'est au juste que Shake-
speare » et pour distribuer autour de lui la doctrine
presque hermétique dont la lecture de « quatre cents
volumes » et des méditations spéciales lui ont permis
de se rendre maître, sans qu'il eût besoin, comme
son ancien camarade bousingot Jules Vabre, de s'ins-
taller à Londres à demeure pour cela...
IV
L'âge des audaces et des intransigeances est bien
passé : ce sont des adaptations très sages qu'offrent
au public des salles de spectacle les traducteurs et
1. L'Artiste, 22 décembre 1844.
2. Ibid., 2 novembre 1843.
KSQL'ISSE 0 UNE HISTOIRE DE SIIAKESPEAUi:. 205
les libreltisles, F. Dugiié en son Juif de Venise
de 1854, G. Sand même dans Comme il vous plaira
en 1856, J. Lacroix dans Macbelh, le Boi Lear,
Dumas et Meurice dans Ilamlel; el le bon Vieimet
relardail un peu en analhématisanl encore en 1865, à
rinstilut,
Les Eschyles crottés, les Molières bâtards
Qui, depuis dt>u\ cents ans, dans trente capitales,
Ont fait rire et pleurer les lluns et les Vandales.
Sur deux points cependant, Shakespeare se trouve
bénéficier auprès du public français, grâce au livre
et au (' spectacle dans un fauteuil », d'un effort nou-
veau que les théâtres ne sauraient accueillir. C'est de
ces années-ci que datent quelques traductions de son
œuvre qui laissent loin derrière elles l'antique ver-
sion de Letourneur, même remaniée par Guizot et
A. Pichot, celle de M. Michel, celle de B. Laroche.
Des approximations plus poussées sont ofl'erles par
Fr.-V. Hugo et par Em. Montégut, celui-là coloré et
truculent, celui-ci précis et consciencieux, non sans
(|ue l'un et l'autre expie ses qualités mêmes par leur
contre-partie. L'inexactitude et Tù-peu près balancent
les nKMiles de mouvement et de couleur du jeune
lomanlique; la gaucherie dans l'expression accom-
|iagne souvent le souci d'exactitude du critique.
D'autre pari, l'individualité du poète anglais cons-
titue, pour celte pério(h' plus positive, un pro-
Idènie que le Romantisme n'avait guère envisagé: et
l'examen des causes ou des conditions qui « déter-
minent » son œuvre apj)orte quehpies réponses à
des curiosités légitimes dont Vigny seul peut-être,
|iarmi \v< hommes de la génération antérieure, avait
'^ard<'' la hantise :
206 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Quel fut jadis Shakespeare? — On ne répondra pas...
...Quel fantôme il suivait de ceux que l'homme embrasse,
Gloire — fortune — amour — pouvoir ou volupté!
Sans doule l'activilé critique de Sainte-Beuve, de
plus en plus vouée à la recherche de Vhomme dans
une œuvre et dans un écrivain, contribuc-t-elle à
aiguiser l'attention : l'absence de documents con-
fidentiels assurés ouvre au large le champ de la con-
jecture, et il n'est pas surprenant que les poètes s'y
risquent autant que les historiens. F. Dugué fait jouer
en 1857 un drame intitulé Shakespeare, où il utilise
diverses traditions relatives à l'écrivain anglais : le
pivot de l'intrigue est l'abandon, par le futur drama-
tiste, de sa femme qu'il a laissée à Stratford et avec
laquelle il finit par se réconcilier. En 1864 paraît le
William Shakespeare de V. Hugo, testament du grand
romantique en matière de génie, d'inspiration, de
maîtrise intellectuelle, apothéose mystique de l'artiste
absolu et type de ce qu'on pourrait appeler la critique
par équivalences : elle consiste moins à donner des
explications et des appréciations qu'à instituer des
séries de doubles et conime des équations infinies.
Hugo affirme, dans l'exégèse shakespearienne, une
sorte de théorie de la révélation, faisant de l'œuvre
du poète élizabéthain une chose donnée — prolon-
gement des forces naturelles, dirait-on, ou manifes-
tation d'un principe supérieur — à laquelle les pro-
cédés moyens d'explication ne sauraient convenir.
Paul de Saint- Victor à sa suite s'en tiendra, dans les
Deux Masques, à cette thèse du « génie-monstre »,
En face de cette magnifique apologie de la « bouche
d'ombre », de nombreuses tentatives d'interpréta-
tion. Le 15 juillet 1856, Taine avait publié dans la
ESQUISSE d'I'NE HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 207
Bévue des Deux-Mondes réludc sur Shakespcaro qui,
(liinient remaniée, prendra place dans VHisloire de
la littëralure anglaise. Génie « sympathique » doué
d'une imagination extrême : telle serait la formule à
laquelle aboutirait, appliquée à ce grand créateur
d'êtres imaginaires, la théorie de la « faculté maî-
tresse ». « De là cette psychologie involontaire et
cette pénétration terrible qui, apercevant en un ins-
tant tous les effets d'une situation et tous les détails
d'un caractère, les concentre dans chaque réplique
du personnage, et donne à sa ligure un relief et une
couleur qui font illusion. »
Avec moins d'éclat et des vues nullement systéma-
tiques, A. Mézières publiait, un peu plus tard, ses
études sur Shakespeare, et suivait la route ouverte
par l'érudition avisée de Ph. Chasles ' : divers
travaux d'approche l'avaient familiarisé avec l'état
où se trouvaient, en Angleterre et en Allemagne, les
questions shakespeariennes. Son ouvrage de 1861,
Shakespeare, ses œuvres et ses critiques, a le mérite
de rompre nettement avec les explications trop uni-
taires et de proclamer « le double aspect de son
caractère répondant exactement au double jugement
([ue nous devons porter de son génie. » Et tandis
que V. Hugo semblera faire de l'œuvre shakespea-
rienne un magnifique bloc erratique, ne tenant à
rien et devant commander une admiration stupéfaite,
tandis ([ue pour Taine « les circonstances et les dehors
n'ont contribué que médiocrement à développer »
lautcur d'une telle œuvre, Mézières tâche de suivre
lelfet de diverses conditions extérieures sur la men-
1. Cf. la séance d'ouverture de son cours à l'Athénée, 17 jan-
vier I83Ô et ses recueils d'Études.
208 ÉTUDES d'histoire LITTÉRAIRE.
laliLé du poète anglais, — sentiment de la nature et
influence du pays natal, état du théâtre à son arrivée
à Londres : d'autres volumes, sur les prédécesseurs,
les contemporains, les successeurs de Shakespeare,
compléteront ce rattachement d'une cime éminente à
tout le relief de la région voisine.
Ces préoccupations, désormais, resteront plus ou
moins présentes à l'esprit de tous ceux qui s'occu-
peront de Shakespeare. Edmond Scherer à propos
des livres de Mézières, Gandar préparant en 1857 son
cours sur Shakespeare au moyen d'un voyage en
Angleterre, P. Stapfer plus tard : tous sont d'accord
pour examiner désormais l'écrivain en fonction de
son temps, et Littré, résumant dans un article de
1860 les travaux d© la Nouvelle Exégèse de Shake-
speare ', marquait expressément l'actualité des expli-
cations qui « conditionnent » le poète génial, au
détriment des admirations qui semblent renoncer à
tout appel à la causalité. On peut dire que l'extrême
aboutissement de ce souci, ce sera une esquisse de
biographie psychologique comme le Voyage de
Shakespeare de L. Daudet (1896) : à défaut du para-
doxe baconien, qui n'a pas eu grand succès de ce
côté de la Manche, c'est une des tentatives les plus
ingénieuses qu'on ait faites pour retrouver les êtres
possibles à qui le grand magicien aurait donné une
existence poétique plus réelle que la vie. « Le monde
s'incline vers mon àme, de sorte qu'il s'y reflète tout
entier. La vie me traverse et me laisse ses empreintes
aux suites innombrables... »
1. Revue des Deux-Mondes, 13 nov. 1860, et dans Littêralure et
morale. Il conviendrait d'indiquer ici les études françaises con-
sacrées aux Sonnets, considérées assez longtemps comme une clef
psycho-biographique.
ESQUISSE d'UiNK HISTOIRH DIC SHAKESPEAIIK. 209
Tenlalion bien excusable, et bien attrayante en un
tenij^s qui prétend laisser indéterminées le moins
possible des démarches de l'esprit! L' « œuvre expli-
quée par la vie » est une formule si engag-eanle! « Je
veux bien admettre qu'un poète ne copie aucunement
les faits de sa vie, et que, dans toute son œuvre, on
ne puisse découvrir un événement qui lui soit arrivé,
ni le portrait d'une personne qu'il ait connu. Je me
refuse à comprendre qu'il écrive la scène entre Hamlet
et sa mère, et l'acte de la Tempête dans le Boi Lear,
s'il n'a pas connu dans toute leur Acreté les sensa-
tions (|ui servent de thème à ces deux morceaux :
celle de voir tachée, ;\ ne jamais se pouvoir laver,
l'ûme la plus aimée; — celle d'avoir subi, ou commis,
quelque irréparable injustice* », Et pourtant, l'un des
derniers venus et des mieux informés des exégètes
de Shakespeare. J,-J. Jusserand, écrit de son côté :
« Peu de dramaturges laissèrent moins paraître de
leur personnalité dans leurs œuvres de théâtre. Ce
qui se reflète dans les pièces de Shakespeare, en
dehors de ce qu'elles contiennent d'éternel, c'est son
temps et son public bien plus que lui-même... »
Longtemps aussi — jusqu'au jour où l'histoire litté-
raire démontrera leur caractère d'imitation et de
pastiche — les Sonnets, dont Ch.-M. Garnier nous
donnera une artistique version, paraîtront renfermer
une partie du grand secret.
Tandis que le répertoire shakespearien sincère,
entre 1S45 et 1885, était à peu près exclu de la scène
française, une bonne partie de l'influence psycholo-
gique de ce grand créateur aidait le roman réaliste
à affermir dans ses héros la dépendance du jnoral
1. P. liourirct, Eludes el Portraits, l. 1, p. :t(i;.
210 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
au physique, à faire agir Têtre de sang et de nerfs
qu'il entendait ressusciter. Lectures enthousiastes de
Flaubert, surtout en 1846, 1856, 1875; enchantement
de Zola en 1860; jeunes émotions de Maupassant et
culte fidèle de Daudet : qui pourrait démêler au
juste cet apport qui provient de Shakespeare dans
l'élaboration d'une humanité littéraire faite surtout
d'obéissance à des tempéraments, à des névroses, à
des idées fixes, à des hérédités obscures? Et cette
influence se continue dans le môme sens, au-delà de
l'âge dominant du réaUsme : chez les Rosny par
exemple, qui transposent parfois des données shake-
speariennes dans le modernisme le plus aigu; chez
P. Bourget, qui reprend la situation anxieuse
à'Hamlet en son André Cornelis et qui anime souvent
les définitions de Spinoza, dans sa Physiologie de
ramoiir moderne^ d'une vie émanée des drames du
poète anglais.
Mais déjà, dans cette région de la littérature, quel-
ques éléments nouveaux palpitaient obscurément. La
part de l'inconscient, ou du subconscient, de quelque
chose, en tout cas, dont nos personnages dramatiques
semblaient à peu près dépourvus, se reformait loin
de la scène : or les dessous inquiétants, suggérés par
les procédés mêmes de l'art de Shakespeare et par
l'indéterminable de tels de ses personnages, sollici-
taient une nouvelle génération littéraire. Une sorte
de révélation « métapsychique » s'offre ici à des curio-
sités parfois exacerbées. Pour un Marcel Schwob,
pour un Jules Laforgue, un art de suggestion et d'indi-
cation, une atmosphère enveloppée où passent des
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 211
fanlômos d'iiuninnilô et se manilestenl, des véi'ilés
toutes IVagmenlaires, sont évidemment le meilleur
de Shakespeare. Moralilës légendaires... Maurice
M;elerlinck va peupler ses drames de })ersonnages
analogues aux plus rudimentaires, balbutiants et
pitoyables des liéros shakespeariens, jeunes filles
« qui agissent, sans que rien de leur âme intervienne »,
eni'ants douloureux qui dorment enlaeés comme les
enfants d'Edouard, vieux rois dont le caprice est
limitrophe de la folie comme chez le roi Lear,
méprises, pactes singuliers, pressentiments, ressem-
blances.
De cet art mystérieux aux crudités de la rampe,
qu'il y avait loin! Et qu'il y aurait eu loin d'un Shake-
si)eare à peu près intégral, vers 1885, à l'oreille d'un
moyen public parisien, à en juger par les répugnances
de Sarcey devant YHamlet de Meurice et Dumas en
1S8() ou le S/??//oc/f d'Haraucourtenl889! « Je ne peux
pas venir à bout de m'y plaire... Les trois premiers
actes m'ont saisi par leur grandeur triste... Le
reste m'a ennuyé », avoue-t-il du premier; et du
second : « La pièce est comme (|ui dirait à présent
une opérette, ou, si vous aimez mieux, une féerie-
opérette »...
Pour rendre possible une jonction sur quelques
points, ce ne fut pas trop d'une puissance nouvelle,
la musi(|ue. Précisément à cause de la part d'incons-
cient et d'incommunicable quolTraient des person-
nages moins discursifs que nos protagonistes ordi-
naires, l'intervention de l'art imprécis par excellence,
la médiation heureuse de l'harmonie et du rythme
In pont singulièrement efficaces. De bonne heure,
Berlioz avait cherché dans Shakespeare des tableaux
à colorer; mais sa musique ne faisait qu'ajouter
212 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
précisions somptueuses à quelques détails très suffi-
samment matériels. Au contraire, quelle que lut leur
valeur intrinsèque, le Roméo de Gounod, le Hamlet
de Thomas, les partitions dont s'ag-rémentèrent le
Sonqe d'une nuit d'été de P. Meurice, le Conte d'avril
de Dorchain, Beaucoup de bruit pour rien de Legendre
accentuèrent, à la représentation, le caractère imma-
tériel de ces pièces. Jouée par des marionnettes,
l'adaptation de la Tempête par M. Bouchor tendait
aux mêmes fins. « Ce n'est en somme, écrivait
J. Lemaître à ce propos, qu'une lecture « illustrée «
par les mouvements de petits personnages, d'une
silhouette simplifiée et d'une vie incomplète. On les
voit comme en rêve. Ce genre de représentations est
peut-être ce qui convient le mieux à des drames très
lointains, très singuliers et irréels ».
Cependant, à l'autre pôle des réalisations scéniques,
le réalisme shakespearien bénéficie quelque peu de
l'endurcissement que le « Théâtre Libre » ou le
« Grand Guignol » peuvent avoir produit sur les
nerfs du public. Du moins, le Boi Lear de 1904, le
Jules César de 1906 permettent-ils à Antoine, acteur
et directeur tout ensemble, de faire apparaître tout
ce qu'il y a, dans ce répertoire vieux de trois siècles,
de jeunesse, de verdeur et de sève. Cela veut-il dire
qu'un public français goûte sincèrement, au début du
xx** siècle, la forme d'art qui se manifeste dans ces
pièces, et surtout qu'il serait enfin possible de lui
faire entendre intégralement et tout ensemble, comme
disait Vigny, le récitatif et le chant, le réalisme tru-
culent et le chatoyant lyrisme? E. Faguet reste
sceptique et croit que le jour où Shakespeare réussi-
rait dans ces conditions, « nous aurons un signe cer-
tain que la race française se sera absolument modifiée,
ESQUISSE d'une HISTOIRE DE SHAKESPEARE. 213
et, pour parler plus frauc, aura été remplacée par
une autre' ».
C'est peut-être beaucoup dire, puisque aussi bien
le système dramatique sur lequel nous vivons date à
peine du xvi" siècle, et que nulle substitution ethni(pie
de ce «^enre ne paraît s'être elVectuée alors. Mais qu'il
y ait là des habitudes invétérées que mille circons-
tances ont favorisées, qui pourrait en douter? Nous
nous intéressons plus à une crise qu'à une destinée;
nous sommes tentés de rejeter comme des « lon-
gueurs » les développements qui ne concourent pas
à l'action principale; nous en voulons aux person-
nages de ne se point présenter à nous munis d'un
caractère déterminé et fixe, et de se trouver simple-
ment dans l'état de « devenir » qui est l'ordinaire
aspect de la vie.
Quoi qu'il en soit des dernières rencontres consta-
tées de Shakespeare intégral et du grand public pari-
sien, il est avéré que ses traducteurs de l'heure
présente, Rosny et surtout G. Duval, n'ont pas de
plus grand souci que l'équivalence de la version
française et de l'original britannique, afin que l'aspect
multiforme du poète apparaisse dans tout son relief.
C'est « avant tout la qualité dramatique » qu'essaie
de mettre en lumière E. Legouis, dans d'attentives
Pages choisies précédées d'une sobre introduction;
c'est l'eiret saississant des tableaux shakespeariens
que fait comprendre Maeterlinck dans sa reconstitu-
tion de Macbeth à Saint-W'andrille; c'est la totalité,
s'il est possible, d'une dramaturgie qui a pu aller de
Coriotan à la Tempête (jue la société de Camille de
1. Cite par Ad. Brisson dans son feuilleton du Temps du
5 décembre l'J04.
214 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
Sainte-Croix veut enfin révéler à des spectateurs
français. Et, s'il est vrai que Técho en France des
attaques de Tolstoï contre Shakespeare a indiqué
un certain fléchissement dans les admirations pour
Thomme et le moraliste, le dramatiste en revanche
reprend toute sa valeur, et ne tardera peut-être guère
à exercer à nouveau une bienfaisante influence...
Un besoin de logique et de clarté qui attend d'un
auteur dramatique une simplification et une déter-
mination absolues des caractères et des événements ;
des habitudes hostiles à la fois à Tentière fantaisie et
au réalisme sincère, une « âme des foules » tout
ensemble assez narquoise et passablement pudi-
bonde : telles sont les dispositions moyennes que les
auditoires des salles de spectacle apportent chez
nous devant le rideau. États d'âme fort estimables,
propices à l'élaboration d'un art dramatique où la
« scène à faire » sera l'inévitable point culminant, où
les personnages n'auront rien d'indéterminé, d'hési-
tant ou de contradictoire dans leur psychologie ; mais
habitudes qui risquent, la routine et l'accoutumance
aidant, de laisser une gangue immobile se déposer
autour des formes théâtrales les plus vivantes à l'ori-
gine.
C'est cette gangue que l'influence shakespearienne
a si souvent aidé à briser. Bien que le camp des
« hommes de théâtre » ait, chez nous, moins sincère-
ment goûté ses drames que nos psychologues, ses
comédies que nos poètes, ses histoires dialoguées que
nos historiens, c'est encore la scène qui est le plus
ESQUISSE d'une histoire DE SHAKESPEARE. 21 o
redevable au poète anjiflais dun secours comme en
apporlenl, par delà les l'ronlières, les i^n-ands écrivains.
Supposer le Ihéàlrc shakespearien ignoré ou détruit,
c'est modifier la courbe même de notre histoire dra-
mali'pio, rendre plus incertains et plus tâtonnants
des elVorts comme ceux de Voltaire en 1730, de Mer-
cier en 1780, d'Hugo en 1830, de Musset en 1840;
c'est supprimer bien des escarmouches, des combats
davant-garde, des contre-attaques et des mouvements
tournants où Shakespeare s'est trouvé engagé quoi
qu'il en eût.
Il reste douteux, assurément, que la forme d'art
qu'il représente parvienne à s'imposer à l'acceptation
de nos salles de spectacle, — et même à la dévotion
d'un grand public de lecteurs. Ces Welches que
tançait Voltaire, quand ils se rassemblent dans un
amphithéâtre, se plient à une sorte de moyenne dans
la bienséance, dans la poésie, dans la profondeur, au-
delà de quoi un auteur a mauvaise grâce à vouloir
les entraîner : et c'est peut-être pourquoi les seules
époques qui aient vu applaudir avec persistance des
pièces oflVant sur certains points la désinvolture du
répertoire shakespearien — 1 âge de 179o-1803 avec
le mélodrame, la période 1826-1835 avec le drame
romantique — sont celles qui recrutent parmi des
rouelles sociales nouvelles une importante portion du
l)n]>lie. Vienne une suffisante assimilation de ces élé-
ments elîervescenls : les conversations sous le lustre,
les mots d'auteur, les récits au confident ont chance
de retrouver l'oreille d'un public redevenu docile; la
psychologie consciente des héros, la présentation
analytique des caractères se transposera peut-»*tie
dans des formes théâtrales différentes, sans se modi-
fier profondément. Dans la même salle, souvent, et
216 ETUDES D HISTOIRE LITTERAIRE.
devant la même pièce d'un type divergent, sans que
les expériences antérieures fassent sentir leur effet,
des préventions ou des répugnances identiques se
manifesteront. Du moins la part de l'auxiliaire
étranger, en chacune des adaptations successives de
la formule française aux tendances du moment,
reste-t-elle acquise : elle s'inscrit autant dans la
défaite et l'abandon d'un répertoire suranné que
dans l'effort nouveau de la faculté dramatique. Et
dans chaque révolution de notre théâtre, c'est plutôt,
ainsi, l'espérance que la réalisation qui porte la
marque de la bienfaisante et libératrice influence du
grand dramatiste.
D'ailleurs, en dehors des salles de spectacle et des
occasions où Shakespeare s'est offert à des publics
nombreux, des affinités croissantes ont lié au monde
évoqué par lui des catégories flatteuses de lecteurs
français. Artistes et politiques, musiciens et poètes,
réalistes et rêveurs lui doivent des satisfactions tou-
jours renouvelées : et par là encore il est devenu une
portion de notre patrimoine. 11 faudrait, pour que
cette dépendance-là pût cesser, que la conception
fondamentale de l'Art, dans notre occident, subît une
de ces métamorphoses comme il ne s'en produit
guère qu'une ou deux tous les millénaires. Et des
transformations de ce genre laisseraient subsister
pour Shakespeare bien des chances d'une persistante
renommée, tant son œuvre est saturée des sèves
mêmes de la vie.
TABLE DES MATIEIIES
La Société précieuse de Lyon au xvir siècle 1
Les théories de Lavater dans la littérature française. ... 51
Chateaubriand et l'émigration royaliste à Londres 93
Esquisse d'une histoire de Sliakes|)eare en France 155
475-10. — Coulommiers. Imp. Paul BKODAKD. — 6-10.
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY