Skip to main content

Full text of "Études et portraits"

See other formats


v^. 


y-^ 


^'^ 


L 


PAUL    BOURGET 

DE    l'académie    française 


Études  et   Portraits 


'ortraits  d'écrivains 

et 

Notes  d'esthétique 


ÉDITION    DÉFINITIVE 


IBRAIRIE    PLON 


ÉTUDES   ET   PORTRAITS 


—  •  — 


PORTRAITS  D'ÉCRIVAINS 


NOTES  D'ESTHÉTIQUE 


DU  MÊME  AUTEUR,  DANS  LA  MÊME  SÉRIE 

(Ouvrages  déjà  parus  ou  en  cours  de  réimpression) 

CRITIQUE    ET   VOYAGES 

Essais  de  psychologie  contemporaine,  2  vol.  —  Etudes  et 
Portraits,  3  vol.  —  Outre-Mer,  2  vol.  —  Sensations  d'Italie, 
I  vol.  —  Pages  de  critique  et  de  doctrine,  2  vol. 

ROMANS 
Cruelle  Énigme,  suivi  de  Profils  perdus,  i  vol.  —  Un  Crime 
d'amour,  i  vol.  —  André  Cornélis,  i  vol.  —  Mensonges, 
I  vol.  —  Physiologie  de  l'amour  moderne,  i  vol.  —  Le  Dis- 
ciple, I  vol.  —  Un  Cœur  de  femme,  i  vol.  —  Terre  pro- 
mise, I  vol.  —  Cosmopolis,  I  vol.  —  Une  Idylle  tragique, 
I  vol.  — La  Duchesse  bleue,  i  vol.  — Le  Fantôme,  i  vol.  — 
L'Etape,  i  vol.  —  Un  Divorce,  i  vol.  —  L'Emigré,  i  vol.  — 
Le  Démon  de  midi,  2  vol.  —  Le  Sens  de  la  mort,  i  vol.  — 
Lazarine,  i  vol.  —  Némésis,  i  vol. 

NOUVELLES 

L'Irréparable,  suivi  de  Deuxième  Amour,  Céline  Lacoste 
et  de  Jean  Maquenem,  i  vol.  —  Pastels  et  Eaux-fortes,  1  vol. 

—  François  Vernantes,  i  vol.  —  Un  Saint,  i  vol.  —  Recom- 
mencements, I  vol.  —  Voyageuses,  i  vol.  —  Complications 
sentimentales,  i  vol.  —  Drames  de  famille,  i  vol.  —  Un 
Homme  d'affaires,  i  vol.  —  Monique,  i  vol.  —  L'Eau  pro- 
fonde, I  vol.  —  Les  Deux  Sœurs,  i  vol.  —  Les  Détours  du 
cœur,  I  vol.  —  La  Dame  qui  a  perdu  son  peintre,  i  vol.  — 
L'Envers  du  décor,  i  vol.  —  Le  Justicier,  i  vol. 

POÉSIES 
La  Vie  inquiète.  Petits  Poèmes,  Edel,  les  Aveux,  Poésies 
inédites,  2  vol. 

THÉÂTRE 
Un  Divorce  (en  collaboration  avec;  M.   André  Cury),   i    vol. 

—  La  Barricade.  Chronique  de  jQio.  I  vol.  —  Un  Cas  do 
conscience  (en  collaboration  avec  M.  Serge  Basset),  i  vol.  — 
Le  Tribun.  Chronique  de  IQII.  I  vol. 

ŒUVRES    COMPLÈTES 

Édition  in-S"  cavalier.  Prix  de  chaque  volume 8  francs. 

L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de 
reproduction  et  de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays 
étrangers. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en   1903. 

P.\RIS.    TYP.    PLON-NOURRIT    ET  C'",    8,    RUE  GARANCIÈRE. 2397I. 


Études  et  Portraits 

—  •  — .. 

Portraits   d'écrivains 

et 

Notes  d'esthétique 


PAUL    BOURGET 


DE    L  ACADÉMIE    FRANÇAISE 


Édition  définitive 

■4 


PARIS 


LiIBRAlRIE     PLON 
PLON-NOURRIT    et    C',    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE    GARANCIÈRE  —   6« 

Tous  droits   réservés 


pa 

4-    \ 

S'  * 


'  •  ^   ■   -    (\     ù- 


l: 


if  y  of  V^ 


,^ 


gli)69h 


MONSIEUR  JULES  DIETZ 

MON  ASCIEN  RÉDACTEUR  EN  CHEF  AU  JOURNAL  LE  PARLEMENT 


Comme  un  témoignai^e  de  gratitude, 
de  grande  estime  et  d' amitié. 


PORTRAITS  D'ÉCRIVAINS 


I 

PASCAL^'> 


Professer  \e  plus  intolérant  catholicisme  dont 
l'ardeur  ait  jamais  brûlé  âme  vivante;  abhorrer 
l'impiété  non  comme  une  erreur,  mais  comme  un 
crime;  ravaler  la  nature  humaine  à  n'être  plus 
qu'un  gouffre  de  sottise  ou  de  perversité;  prêcher 
la  foi  imposée  par  la  force,  maudire  la  liberté, 
nier  le  progrès;  insulter  jusqu'à  la  littérature  après 
avoir  traîné  dans  la  boue  la  philosophie,  la 
science,  la  morale,  tous  les  splendides  paillons  de 
la  parade  sociale  —  et  cependant  voir  sa  renom- 
mée grandie  à  l'époque  même  oii  les  gloires  les 
plus  pures  sont  à  vau-l'eau  et  roulent  vers  l'oubli; 
être  admiré  par  des  impies,  adoré  par  des  scepti- 
ques, quasi  vénéré  par  une  génération  de  littéra- 
teurs idolâtres  de  libre-pensée,  de  progrès  et  de 
tolérance,    voilà   certes  un    étrange    paradoxe,    et 

(i)  A  propos  rie  l'édition  des  Pensées  de  Pascal  donnée  par 
M.  MoLiNiER  (1879). 


4  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

telle  fut  la  destinée  du  grand  Pascal.  Aucun  au- 
teur ne  va  plus  hardiment,  voiles  ouvertes,  contre 
le  courant  de  notre  siècle.  Aucun  ne  compte  parmi 
nous  plus  de  fidèles.  Depuis  le  jour  où  M.  Cou- 
sin, dans  un  a  Mémoire»  demeuré  célèbre,  déclara 
que  le  vrai  Pascal  était  à  rétablir  en  pleine  intégrité 
de  son  texte,  les  éditions  se  sont  succédé.  Après 
la  trop  complète,  mais  consciencieuse  compilation 
de  M.  Faugère,  voici  venir  les  deux  forts  volumes 
de  M.  Ernest  Havet,  accompagnés  d'un  commen- 
taire perpétuel  et  suivis  d'un  lexique.  Je  passe 
sous  silence  les  réimpressions  moins  étudiées.  Au- 
jourd'hui, M.  Auguste  Molinier  nous  donne  les 
Pensées  en  deux  volumes,  distribués  d'après  un 
ordre  nouveau.  Demain,  d'autres  travailleurs  essaie- 
ront de  reprendre  ce  texte,  et  de  nouvelles  décou- 
vertes y  seront  faites  sans  doute.  Les  Provinciales 
ont  dès  longtemps  obtenu  la  même  vogue.  Mais,  si 
hardiment  écrites,  si  aiguës  d'ironie  et  si  élo- 
quentes d'accent  que  soient  ces  lettres,  le  Pascal 
du  dix-neuvième  siècle  est  plus  encore  dans  le  re- 
cueil mutilé  que  dans  l'œuvre  achevée,  et  c'est  les 
Pensées  qu'il  faut  lire  pour  recevoir  le  coup  de 
soleil  direct  de  son  génie.  Le  nombre  des  com- 
mentateurs prouve  seulement  combien  est  complexe 
la  tourmentée  figure  de  cet  homme  qui  demeure, 
avec  Lucrèce,  le  plus  étonnant  exemple  peut-être 
de  passion  intellectuelle.  —  C'est  de  quoi  justifier 
la  présente  analyse  après  tant  d'autres,  et  ce  por- 
trait de  plus  dans  ime  galerie  où  Sainte-Beuve  a 
suspendu  la  plus  achevée  de  ses  toiles. 


PASCAL 


Pour  bien  les  goûter,  ces  célèbres  Pensées,  il  faut 
se  configurer  exactement  l'âme  et  le  corps  de  celui 
qui  les  griffonnait  d'une  main  hâtive,  dans  la  soli- 
tude de  ses  nuits  d'angoisse.  Malade,  il  l'avait 
toujours  été.  Dès  sa  plus  tendre  enfance,  on 
désespéra  de  l'élever.  Plus  tard,  l'abus  des  spécu- 
lations mathématiques  et  une  incroyable  tension 
d'esprit  avaient  commencé  de  l'épuiser.  Une  fois 
converti,  la  nourriture  insuffisante,  les  macérations 
de  toutes  sortes,  jusqu'à  se  servir  de  ses  mains, 
faire  son  lit,  refuser  les  plus  simples  mets,  les 
remèdes,  porter  un  cilice,  l'avaient  achevé.  Il  est 
donc  là,  ne  sentant  son  corps  que  pour  en  souffrir, 
et  se  complaisant  dans  cette  souffrance,  «l'état 
naturel  du  chrétien»,  se  sachant  à  deux  doigts  de 
la  mort  et  s'immobilisant  dans  la  contemplation 
de  l'heure  suprême,  de  ce  dernier  acte  toujours 
sanglant,  après  lequel,  comme  il  l'a  écrit  avec  une 
énergie  effrayante,  «on  jette  un  peu  de  terre  sur 
la  tête,  et  en  voilà  pour  jamais».  Hamlet  aussi, 
dans  Shakespeare,  regarde  la  mort  face  à  face,  à 
travers  les  orbites  du  crâne  d'Yorick,  et  il  a  peur. 
Mais  c'est  l'obscur  frisson  de  l'animal  vivant  de- 
vant un  trou  noir,  rien  de  plus.  Ce  frisson,  ner- 
veux  et   physique,    Pascal    le   connaît,    compliqué 


6  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

d'un  autre,  moral  celui-là  et  plus  épouvanté,  l'ac- 
cablement du  janséniste  devant  son  Dieu.  Si  le 
corps  est  malade,  l'âme  l'est  plus  encore.  On  voit 
au  Louvre  le  portrait  d'une  dame  port-royaliste 
par  Philippe  de  Champaigne  :  la  peau  est  exsan- 
gue, d'une  pâleur  bleuissante  de  cadavre,  le  teint 
vidé  de  sang.  Des  yeux  noirs  y  brûlent  fous  d'in- 
quiétude. Le  costume  est  sévère.  Les  cheveux  res- 
tent bruns,  mais  d'une  nuance  quasi  décolorée.  Il 
y  a  dans  ce  visage  un  excès  de  mortification  qui 
fait  peur,  et  au  sens  latin  du  mot  mortem  sibi 
facere,  se  faire  d'avance  sa  mort.  Pas  une  des 
fibres  de  cette  chair  que  n'ait  pénétrée  le  repentir, 
et  qui  ne  crie  à  Dieu  :  «Aie  pitié  de  moi.»  Tout 
le  vrai  jansénisme  est  dans  cette  peinture,  qu'il 
suffit  d'avoir  regardée,  même  sans  études  théolo- 
giques, pour  bien  comprendre  ce  que  c'était  que  la 
doctrine  de  Pascal.  L'affirmation  catégorique,  en- 
tière, que  Jésus-Christ  n'est  pas  mort  pour  tous  les 
hommes;  la  conviction  que  les  bonnes  œuvres  ne 
servent  de  rien  sans  la  grâce,  et  que  la  prédestina- 
tion divine  nous  a,  dès  l'aurore  du  monde,  sauvés 
ou  damnés;  l'enfer  éternel  au  bout  de  quelques 
années,  de  quelques  semaines  peut-être,  dans  l'ir- 
rémissible écoulement  de  tout  ce  que  nous  possé- 
dons ici-bas,  telles  sont  les  préoccupations  jansé- 
nistes. Ce  sont  elles  aussi  qui  accompagnent  les 
jours  de  Pascal,  et  qui  le  réveillent  durant  ses 
nuits. 

Eh  bien!   Cet  homme  croit  cela  de  toutes  les 
forces  de  son  âme.  Il  le  croit,  non  seulement  pour 


PASCAL  7 

lui,  mais  pour  les  hommes,  ses  semblables,  et,  à 
cette  heure  où  il  voit  distinctement  la  formidable 
main  du  juge  levée  sur  la  création,  il  sait  que  les 
créatures  condamnées,  au  lieu  d'implorer  la  clé- 
mence du  vengeur  tout-puissant,  cette  clémence 
infinie  comme  sa  justice,  s'abandonnent  en  proie 
aux  plus  criminels!  divertissements.  Le  spectacle, 
monstrueux  pour  sa  foi,  des  passions  qu'il  a  con- 
nues lui-même  et  ressenties  durant  ses  heures  d'éga- 
rement, se  développe  devant  ses  yeux,  comme  dans 
ces  tableaux  symboliques  ori  les  peintres  primitifs 
évoquent  autour  de  la  mort  tous  les  figurants  de 
la  comédie  humaine.  —  En  haut,  d'abord,  c'est  la 
pompe  de  la  cour,  les  vigoureux  soldats,  «ces 
trognes  armées»,  rangés  autour  du  roi,  de  ce  con- 
damné à  mort  comme  les  autres,  mais  couronné,  et 
dent  la  puissance  repose  siur  un  nuage,  l'opinion 
du  peuple.  Ah!  si  le  peuple  savait  ce  qu'il  peut!... 
—  Plus  bas,  c'est  les  jolis  seigneurs,  c'est  leurs 
galanteries  avec  les  jolies  femmes,  dont  la  vieil- 
lesse ou  la  maladie  perdront  sitôt  le  charmant 
visage.  C'est  les  viveurs  et  c'est  les  ivrognes,  les 
joueurs  de  paume,  les  chasseurs.  Pascal  les  passe 
en  revue.  Il  n'en  omet  pas  un.  Prédicateurs  et  ma- 
gistrats, poètes  et  médecins,  son  analyse  féroce  les 
déshabille  de  leur  costume  et  met  à  nu  leur  médio- 
crité. —  Enfin,  au  dernier  degré,  c'est  la  basse 
plèbe,  consolée  de  sa  pauvreté  par  ses  rêves,  et  en 
cela  aussi  voisine  de  la  réalité  que  les  plus  hauts 
seigneurs  de  la  terre.  Et  cette  foule  vivante  se 
grise  et  oublie.  La  chaude  frénésie  de  l'existence 


8  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

empêche  ces  gens  de  regarder  l'horizon,  et  cepen- 
dant ils  vont  mourir.  Dans  cent  années,  cette  mul- 
titude se  sera  abîmée  dans  la  fosse  —  tout  entière. 
Qu'importe  cent  ans?  a  Tout  ce  qui  doit  finir  est 
court  »,  écrivait  un  saint,  et,  pour  ceux  qui  le  sa- 
vent, tout  ce  qui  doit  finir  est  déjà  fini.  Comme 
Pascal  sent  cette  vérité  avec  amertume  !  Son  imagi- 
nation, acharnée  à  se  torturer,  a  déjà  couché  sa  gé- 
nération dans  le  tombeau.  Le  o  ci-gît  »  irréparable 
est  gravé  sur  les  pierres,  les  croix  plantées,  les 
corps  dévorés...  Et  les  âmes? 

Possédé  par  cette  vision,  cet  homme  ne  peut  pas 
se  taire.  Ce  serait  trahir  son  prochain  de  la  plus 
infâme  trahison  que  de  ne  pas  crier  à  ces  insensés 
ce  qu'il  croit  être  la  vérité,  de  ne  pas  les  saisir  par 
le  pan  de  leur  manteau  de  cour,  par  leur  robe  de 
magistrat,  par  leur  veste  d'ouvrier;  de  ne  pas  les 
tirer  hors  de  l'abîm'e,  car  ilsi  vont  sombrer.  Ne 
fût-ce  qu'un  seul,  un  seul  sauvé!...  Et  Pascal  s'as- 
sied à  sa  table.  Il  prend  sa  plume,  sa  tête  palpite, 
son  cœur  tremble.  Il  y  a  là,  présents  et  réels.  Dieu 
qui  juge  chacun  de  ses  mots,  ses  semblables  qu'il 
peut  perdre  ou  racheter,  —  car  n'est-ce  pas  les 
perdre  que  de  ne  pas  les  racheter,  le  pouvant?  Et 
il  leur  écrit.  Peut-on  appeler  cela  écrire?  Il  leur 
pa.rle,  il  les  conjure.  Ilier,  il  les  a  presque  insultés; 
aujourd'hui,  il  pleure  avec  eux.  Sur  un  petit  coin 
d'un  livre,  sur  n'importe  quel  chiffon  de  papier,  en 
marge  d'un  compte  de  blanchisseuse,  fébrilement 
et  furieusement,  il  note  son  idée.  Ah!  s'il  n'avait 
pas  le  temps  de  finir!  La  maladie  presse.  Ah!  s'il 


PASCAL  9 

avait  employé  à  ce  travail  les  années  consacrées 
aux  futilités  des  mathématiques,  dont  l'usage  est 
nul  devant  Dieu!  Ah!  s'il  lui  faut  rendre  compte 
des  années  perdues,  parce  que  ces  années  perdues, 
c'est  des  âmes  perdues!...  Et  Pascal  écrit.  Un 
beau  jour,  la  plume  lui  tombe  des  mains.  Il  meurt, 
sans  avoir  fini,  en  nous  laissant  ces  étranges  frag- 
ments que  ses  amis  de  Port-Royal  ont  appelés  d'un 
nom  profond  et  troublant  comme  l'éloquence  de 
leur  auteur  :  les  Pensées. 

Certes,  s'il  fut  un  livre  sincère,  un  livre  d'homme 
à  homme,  c'est  celui-là.  On  comprend  aussi  que 
Port-Royal  en  ait  eu  peur.  Au  regard  des  mourants, 
les  convenances  sont  moins  que  rien,  et  la  pru- 
dence n'est  plus  de  mise.  Or,  Pascal  écrivait  comme 
un  malade  qui  doit  mourir  dans  le  quart  d'heure. 
Que  lui  faisait,  à  lui,  l'homme  de  Dieu,  cet  im- 
mense mensonge  qu'on  appelle  la  société?  Port- 
Royal  avait  à  vivre  et  à  combattre  de  puissants 
ennemis.  Quelles  armes  entre  les  mains  hostiles 
que  certaines  de  ces  phrases  où  Pascal  ose  écrire 
que  «la  mode  seule  fait  la  justice»,  que  «la  force 
est  la  reine  du  monde»,  que  ola  propriété  a  pour 
fondement  l'usurpation»,  que  «tous  les  hommes  se 
haïssent  naturellement  les  uns  les  autres»,  que  «la 
chasse  est  supérieure  à  la  poésie»,  qu'«il  est  dan- 
gereux de  récompenser  les  mérites,  et  qu'il  vaut 
mieux  qu'un  sot  succède  par  droit  de  naissance»,  et 
cent  autres  formules  que  l'on  croirait  les  unes  de 
Jean-Jacques,  les  autres  de  Proudhon,  —  le  style 
à  part,  —  tant  les  fondements  du  présent  pacte 


lo  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

social  y  sont  culbutés  avec  une  fureur  de  destruc- 
tion que  les  pires  révolutionnaires  n'ont  pas  dé- 
passée! De  là,  ce  Pascal  émasculé  du  dix-septième 
siècle,  si  fort  cependant  qu'il  épouvanta  jusqu'à 
Voltaire  comme  un  monstre  d'éloquence,  de  misan- 
thropie et  de  passion.  Aussi,  nous  qui  le  tenons, 
le  Pascal  entier,  nous  qui  entendons  rugir  k  lion 
lui-même,  nous  qui  n'avons  rien  à  ménager  des 
ennemis  que  redoutaient  les  Port-Royalistes,  nous 
nous  arrêtons  comme  eux,  déroutés.  Avons-nous 
affaire  à  un  chrétien,  ou  à  un  sceptique?  Devons- 
nous  ranger  Pascal  parmi  les  apôtres  de  la  reli- 
gion, ou  parmi  les  détracteurs,  les  négateurs,  j'al- 
lais dire  les  nihilistes?  A  la  première  découverte 
du  manuscrit  complet,  la  stupeur  fut  si  profonde 
que  M.  Cousin  déclara  Pascal  sceptique,  et  cette 
formule  s'est  si  bien  transmise  dans  l'école  que  la 
première  question  à  résoudre  sur  les  Pensées  est 
celle  du  scepticisme  de  Pascal.  M.  Havet  abonde 
dans  le  sens  de  M.  Cousin.  M.  Molinier,  dans  la 
très  judicieuse  préface  mise  en  tête  de  son  édition, 
opine  que  non,  et  que  Pascal  ne  doit  être  nullement 
considéré  comme  un  sceptique.  A  mon  sens,  il  a 
raison,  et  une  analyse,  même  sommaire,  d'une 
partie  du  plan  des  Pensées  le  démontre,  je  crois, 
péremptoirement.  A  vrai  dire,  ce  plan  est  hypothé- 
tique. Pascal  ne  paraît  pas  avoir  eu  une  idée  unique 
de  3on  apologie  de  la  religion.  Il  semble  qu'il  se 
soit  tour  à  tour  placé  à  quatre  ou  cinq  points  de 
vue  fort  distincts,  parmi  lesquels  nous  distinguons 
nettement   une   théorie   du    péché   originel   et   des 


PASCAL  II 

figures,  puis  un  développement  de  la  règle  des 
partis.  Les  plus  connues  d'entre  les  Pensées  se 
rapportent  à  la  théorie  du  péché  originel.  C'est 
de  ce  point  de  vue  que  nous  considérerons  d'abord 
le  livre  pour  résoudre  à  notre  manière  ce  problème 
pendant  entre  les  éditeurs  du  grand  écrivain. 


II 


Pascal  ramène  les  philosophies  humaines  à  deux 
types  :  îe  pyrrhonisme  et  le  dogmatisme.  Est  dog- 
matique tout  homme  qui  affirme  la  puissance  de 
la  raison  à  établir  quoi  que  ce  soit.  Matérialiste 
ou  panthéiste,  qu'on  absorbe  Dieu  dans  l'univers 
comme  les  Alexandrins,  qu'avec  Thaïes  on  divi- 
nise l'eau,  avec  Heraclite  le  feu,  avec  Pythagore  le 
nombre,  du  moment  qu'un  philosophe  affirme,  il 
est  dogmatique.  Est  pyrrhonien  quiconque  dénie 
à  la  raison  le  pouvoir  de  dépasser  l'illusion  et 
d'étreindre  la  réalité;  est  pyrrhonien  renforcé  qui- 
conque, prétendant  demeurer  neutre,  suspend  éter- 
nellement sa  conclusion.  Et  cette  distinction  est 
vraie,  non  seulement  de  la  philosophie,  mais  de  la 
vie  :  car  à  chacune  de  ces  deux  doctrines  corres- 
pond un  groupe  de  réalités  qu'elle  explique  et  qui 
la  justifie.  Oui,  Epictète,  ce  prince  des  dogma- 
tiques, est  dans  la  vérité  de  la  vie  lorsqu'il  affirme 
la  grandeur  de  l'homme,  car  l'homme  pense,  et 


12  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

penser  est  si  grand  que,  même  écrasé  par  l'univers, 
l'homme  lui  est  supérieur  parce  qu'il  comprend  la 
loi  qui  l'écrase,  et  l'univers,  non.  Oui,  Montaigne 
est  dans  la  vérité  de  la  vie  lorsqu'il  traîne  l'homme 
dans  la  fange  au  croc  de  son  ironie  empoisonnée, 
car  l'homme  est  un  comble  d'ignorance,  d'impuis- 
sance, de  vice  et  de  petitesse;  car  tout  n'est  que 
tournoiement  de  phénomènes,  en  lui,  autour  de 
lui,  et  qu'incertitude.  Emprisonné  dans  le  petit 
cachot  de  l'univers,  étouffé  entre  l'infini  d'en  haut 
qui  l'oppresse  et  l'infini  d'en  bas  qui  le  confond; 
incapable  également  de  connaître  les  fins  et  de 
connaître  les  causes;  obligé,  pour  oublier  sa  misère, 
de  courir  le  divertissement;  vénérant  comme  res- 
pectables les  coutumes  qu'il  a  lui-même  imaginées 
et  les  dieux  qu'il  s'est  créés;  esclave  de  la  force, 
victime  des  passions  égoïstes,  féroce,  hypocrite  et 
frivolement  fou,  l'homme  mérite  les  plus  bas  ou- 
trages, comme  il  mérite  la  plus  haute  admiration. 
Quelle  doctrine  résoudra  ce  paradoxe  réel,  cette 
antinomie  vivante  qu'on  appelle  l'homme?  Aucune 
philosophie  ne  le  peut,  car,  ou  bien  elle  affirme,  et 
c'est  le  dogmatisme  contre  quoi  les  pyrrhoniens 
ont  raison,  ou  bien  elle  nie,  et  c'est  le  pyrrhonisme 
que  les  dogmatiques  mettent  a  quia.  Seule  la  reli- 
gion donne  le  mot  de  l'énigme  :  l'homme  est  grand 
parce  qu'il  a  été  créé  parfait,  et  qu'en  lui  éclatent 
visiblement  les  traces  de  sa  primitive  splendeur.  Il 
a  une  beauté  de  roi  dépossédé.  L'homme  est  petit, 
il  est  misérable,  parce  que  la  faute  héréditaire  l'a 
déshonoré.  Ce  signe  négatif,  écrit  par  Adam  en 


PASCAL 


«3 


tcte  de  la  colossale  addition  des  efforts  humains, 
annule  à  jamais  leur  résultat.  L'homme  est  un 
Janus  à  face  de  bête  et  à  face  d'ange.  Montaigne 
a  vu  la  première  de  ces  deux  faces,  Epictète  la 
seconde.  Le  chrétien,  lui,  les  voit  toutes  deux.  Le 
péché  originel  concilie  ces  contradictions,  —  et  lui 
seul.  A  sa  lumière,  les  obscurités  s'éclaircissent. 
Même  les  arguments  des  pyrrhoniens,  en  attestant 
que  l'homme  est  double,  concourent  à  démontrer 
ce  péché  originel,  comme  ceux  des  dogmatiques. 
Mais  le  péché  originel  ne  va  pas  sans  la  croyance 
en  la  révélation,  qui  ne  va  pas  sans  la  croyance  en 
Dieu.  Si  Dieu  existe,  sa  loi  édictée  dans  les  livres 
saints  donne  une  règle  de  justice  inattaquable. 
C'est  lui  qui  a  voulu  que  le  monde  fût  comme  il 
est.  Donc  l'ordre  social  est  respectable  dans  son 
principe.  C'est  Dieu  qui  nous  a  donné  notre  raison. 
Donc  les  premiers  principes  ne  nous  trompent  pas. 
Nous  avons  en  notre  «cœur»,  comme  dit  Pascal, 
c'est-à-dire  dans  l'évidence  intime,  un  infaillible 
témoin  de  vérité;  et  voilà  que  la  certitude  la  plus 
ferme  se  rencontre  à  l'extrémité  même  de  cette 
incertitude  absolue  où  cet  étrange  polémiste  nous 
avait  réduits. 

Ce  plan  de  vaincre  ses  ennemis  en  passant  chez 
eux,  et  de  sortir  du  doute  en  se  jetant  au  centre 
même  du  doute,  Pascal  l'a  exécuté  avec  une  ab- 
solue franchise.  Il  n'est  pas  pyrrhonien  une  minute. 
Mais  quand  il  expose  les  arguments  des  pyrrho- 
niens, il  détaille  cette  exposition  comme  s'il  était 


14  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

pyrrhonien  déterminé.  Il  y  a  des  philosophes  qui 
désarment  leurs  adversaires  avant  de  les  attaquer 
et  qui  diminuent  la  force  de  l'argument  contraire 
pour  se  donner  une  plus  facile  victoire.  Pascal,  lui, 
croyait  comme  un  avare  entasse,  comme  un  amou- 
reux aime,  comme  un  soldat  se  bat,  avec  tout  son 
être.  Celui  qui  portait  cousu  dans  la  doublure  de 
son  habit  son  amulette  fameux,  ce  papier,  sou- 
venir du  jour  de  sa  conversion  sur  lequel  il  avait 
écrit  :  «Joie!  joie!  pleurs  de  joie!...»  celui-là  ne 
redoutait  pas  que  cette  conversion  fût  troublée  par 
les  raisonnements  d'un  Montaigne  ou  d'un  Char- 
ron. Au  contraire,  et  en  cela  même  l'intensité  de 
sa  croyance  apparaît,  il  triomphait  de  voir  ses 
ennemis  vigoureux.  Il  ressemblait  à  ces  vaillants 
duellistes  qui  ne  veulent  pas  d'un  combat  inégal. 
Il  lui  faut  de  terribles  adversaires,  car  plus  ces 
adversaires  sont  forts,  plus  il  y  a  de  gloire  reje- 
tée, non  pas  sur  lui,  —  il  n'y  tient  guère,  —  mais 
sur  son  Christ,  dont  il  dit  avec  tant  de  passion 
dans  son  Mystère  de  Jésus  «  Il  a  versé  telle 
goutte  de  sang  pour  moi  dans  son  agonie.» 

On  voit  donc  à  quoi  se  ramène  en  dernière  ana- 
lyse le  scepticisme  de  Pascal.  C'est  un  artifice  de 
raisonnement.  Rien  de  plus.  Il  me  semble  que  cet 
artifice  de  raisonnement  remonte  en  droite  ligne 
au  Discours  de  la  méthode  et  aux  Méditations  de 
Descartes.  Que  Pascal  ait  été  cartésien  avec  Port- 
Royal  tout  entier,  cela  est  évident  pour  quiconque 
connaît,  fût-ce  très  superficiellement,  les  premiers 
principes  de  la  métaphysique  cartésienne.   Pascal 


PASCAL  15 

admet,  comme  Descartes,  un  infranchissable  abîme 
entre  la  matière  constituée  par  l'étendue  et  l'es- 
prit constitué  par  la  pensée.  Comme  Descartes,  il 
introduit  dans  la  philosophie  la  notion  mathéma- 
tique de  l'infini,  et  l'univers  lui  révèle  son  double, 
son  obscur  et  formidable  gouffre  :  l'infini  de  la 
grandeur  d'une  part,  de  l'autre  l'infini  de  la  peti- 
tesse. On  multiplierait  les  exemples.  Il  est  vrai 
que  Pascal  laisse  derrière  lui  Descartes,  et  qu'après 
avoir,  à  la  suite  de  l'auteur  des  Méditations, 
anéanti  le  monde  de  la  matière  devant  le  monde 
de  la  pensée,  il  anéantit  le  monde  de  la  pensée 
devant  le  monde  de  la  charité  et  de  l'amour  divin. 
Ces  différences  importent  peu.  Elles  n'infirment  en 
rien  les  arguments  irréfutables  qui  établissent  l'in- 
fluence capitale  de  la  doctrine  cartésienne  sur  le 
développement  du  génie  de  Pascal. 

Or,  qu'on  se  rappelle  le  procédé  cartésien.  Il 
consiste  à  tirer  la  certitude  de  l'incerlitude  par 
une  sorte  de  coup  d'état  psychologique.  Admet- 
tons avec  les  sceptiques  la  connaissance  impossible 
et  le  doute  absolu  au  bout  des  sciences  humaines. 
On  ne  doutera  pas  du  moins  qu'on  doute,  car 
douter  de  son  doute,  c'est  ne  pas  douter.  Or,  dou- 
ter, c'est  penser.  Penser,  c'est  être.  De  là,  cette 
formule  célèbre  :  «Je  pense,  donc  je  suis.»  Sur 
cette  inébranlable  assise.  Descartes  édifie  une  lo- 
gique, car  la  formule  donne  le  type  de  la  vérité; 
une  psychologie,  car  la  formule  révèle  la  nature 
essentielle  de  l'âme;  une  métaphysique,  car  la  for- 
mule prouve  la  conception  du  parfait  par  la  con- 


i6  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

ception  de  l'imparfait.  De  là,  Dieu  est  conclu  et 
le  reste  suit.  Cette  brève  exposition  me  paraît  dé- 
cisive. Pascal  applique  à  la  religion  le  procédé 
appliqué  par  Descartes  à  la  philosophie.  Avec  les 
pyrrhoniens  il  admet  tous  les  arguments  dirigés 
contre  la  nature  humaine  et  la  vérité.  Puis,  de  ces 
arguments,  il  fait  jaillir  la  foi.  Il  faut  donc  assi- 
miler le  scepticisme  de  Pascal  au  scepticisme  mé- 
thodique de  Descartes,  et  reconnaître  qu'au  mo- 
ment même  oii  il  semble  le  plus  imprudemment 
s'abandonner  au  pyrrhonisme,  il  réserve  sa  con- 
viction intime,  son  vrai  palladium,  ses  pensées 
qu'il  appelle  énergiquement  «de  derrière  la  tête». 


III 


M.  Molinier,  au  cours  de  la  préface  qu'il  a  misé 
en  tête  de  son  édition,  a  traité  finement  cette  ques- 
tion du  scepticisme  de  Pascal.  Il  omet  pourtant  la 
comparaison  avec  Descartes,  qui  jette  tant  de  jour 
sur  les  Pensées.  Ainsi  est  détruite  cette  légende 
qui  nous  parle  d'un  Pascal  modernisé,  d'un  Jouf- 
froy  port-royaliste,  ayant  peur  de  perdre  la  foi  et 
comme  écartelé  entre  sa  raison  et  son  cœur.  J'ai 
beaucoup  lu  Pascal,  et  je  n'ai  trouvé  qu'un  fana- 
tique, —  car  il  le  fut  jusqu'à  dénoncer,  en  1642,  un 
capucin  hétérodoxe,  le  père  Saint-Ange,  —  et  un 
fanatique  n'a  jamais  tremblé  de  ne  pas  croire.  D 


PASCAL  17 

attrait  bien  plutôt  tremblé  de  trop  croire.  On 
objecte  la  célèbre  formule  :  «Prenez  de  l'eau  bé- 
nite, abêtissez-vous.  »  Il  faut  voir  oti  elle  est 
placée,  et  ceci  nous  mène  à  cette  seconde  série  des 
Pensées  qui  se  résume  d'un  mot  :  «La  règle  des 
partis.» 

On  connaît  cette  argumentation  quasi  insolente 
pour  la  religion  dans  sa  témérité.  Pascal,  conti- 
nuant son  jeu  d'esprit  à  la  Montaigne,  admet 
avec  les  sceptiques  l'incertitude  absolue  d'une  autre 
vie.  La  somme  des  raisonnements  qui  démontrent 
l'immortalité  de  l'âme  est  égale  à  la  somme  des 
raisonnements  contraires.  Par  cela  même,  nous  voilà 
forcés  de  choisir  à  l'aveugle  entre  ces  deux  lende- 
mains possibles  de  l'existence  actuelle.  Car  ne 
choisir  ni  l'un  ni  l'autre,  ce  serait  vivre  comme  s'il 
ne  devait  rien  y  avoir  au  delà  du  tombeau,  en  pyr- 
rhonien  par  conséquent.  Ce  serait  donc  choisir 
encore,  ce  serait  admettre  le  néant.  Il  faut  parier 
sur  ce  dilemme  :  l'enfer  ou  le  néant.  Dieu  ou  le 
hasard.  Au  cas  oiî  nous  parierions  que  Dieu  existe 
et  que  Dieu  ne  fût  pas,  que  perdrions-nous? 
La  vie  actuelle,  c'est-à-dire  peu.  Et  si  Dieu  existe, 
nous  gagnons  le  paradis,  c'est-à-dire  tout.  Au 
contraire.  Dieu  existe  et  nous  parions  contre  lui. 
Que  gagnons-nous?  Une  félicité  terrestre,  chétive, 
douteuse,  certainement  finie,  c'est-à-dire  peu.  Que 
perdons-nous?  Le  bonheur  éternel,  c'est-à-dire  tout. 
Donc  parions  que  Dieu  est.  —  Mais  je  n'ai  pas  la 
foi.  —  La  foi  s'acquiert,  crie  Pascal,  «prenez  de 
J'eau  bénite,  abêtissez- vous  a. 


^8  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Placée  ainsi  à  l'extrémité  de  cette  argumenta- 
tion pressante,  cette  brusque  formule  s'éclaire  d'mie 
lumière  nouvelle.  Il  ne  s'agit  pas  de  renoncer  à 
la  raison.  Il  s'agit,  par  une  raison  suprême,  de 
fairfe  le  silence  dans  son  entendement,  pour  écou- 
ter la  voix  qui  viendra  de  Dieu.  C'est  ainsi  que 
l'on  ferme  les  volets  d'une  chambre  au  crépuscule, 
afin  que  la  lumière  de  la  lampe  rayonne  mieux. 
Cela  est  si  vrai  que  Pascal  ne  s'arrête  pas  à  cette 
contrainte.  Il  ne  lui  suffit  pas  d'avoir  dompté 
l'homme  s'il  ne  le  conquiert,  et  ici  commence  la 
théorie  des  figures,  qui  constitue  la  partie  la  moins 
connue  de  ce  glorieux  ouvrage.  Pascal  a  montré 
dans  le  péché  originel  la  solution  unique  des  anti- 
nomies philosophiques.  Il  a  établi  que  la  foi  en 
Dieu  est  la  suprême  habileté  du  calcul  humain.  Il 
aborde  la  religion  directement,  et  il  prouve  qu'elle 
porte  en  elle  les  traces  ineffaçables  de  sa  surna- 
turelle origine,  —  traces  mystiques,  visibles  aux 
yeux  du  seul  croyant,  invisibles  aux  yeux  de  l'im- 
pie. Voilà  l'envers  du  «  prenez  de  l'eau  bénite, 
abêtissez-vous».  Votre  renoncement  à  la  science  va 
être  récompensé  par  une  science  supérieure  que 
les  savants  du  monde  ne  soupçonnent  point.  Vous 
interpréterez  les  figures.  Chaque  mot  de  l'Ancien 
Testament  est,  en  effet,  une  figure.  Il  a  deux  sens, 
l'un  historique,  l'autre  symbolique.  C'est  l'histoire 
littérale  du  peuple  juif,  et  c'est  aussi  la  représen- 
tation des  actes  tcanporels  du  Messie.  La  prophé- 
tie est  perpétuelle.  Une  merveilleuse  correspon- 
dance entre  les  deux  Testaments  fait  de  l'ancien 


PASCAL  19 

une  sorte  de  traduction  anticipée  du  nouveau,  tra- 
duction avant  la  lettre  et  qui  est  déjà  le  christia- 
nisme avant  que  le  Christ  ait  apparu.  "La  clarté 
rayonne.  La  raison  et  les  sens  avaient  été  touchés. 
C'est  le  cœur  maintenant  qui  est  vaincu. 


IV 


Tel  est,  dans  le  raccourci  d'une  brève  analyse, 
ce  livre  extraordinaire  des  Pensées  de  Pascal,  à 
peu  près  comme  une  médiocre  photographie  du 
Parthénon  est  le  Parthénon.  Maintenant  nous  pou- 
vons répondre  à  la  question  posée  au  commence- 
ment de  cette  étude  :  d'où  le  succès  permanent  de 
ce  livre  dans  une  époque  que  Bossuet  même,  ce 
demi-dieu  de  la  langue  française,  laisse  indiffé- 
rente? J'en  vois  trois  raisons,  par  où  je  veux  con- 
clure. 

Et  d'abord  tout  sceptique  doit  aimer  Pascal, 
parce  qu'il  est,  des  apologistes  de  la  religion,  celui 
qui  a  le  mieux  compris  ses  adversaires  et  qui  leur 
a  rendu  la  justice  la  plus  pleine.  Connaisseur  in- 
tuitif de  la  nature  de  l'homme,  il  possédait  le  don 
comique  à  la  Molière,  et  ce  don,  qui  lui  a  permis 
une  si  pittoresque  invention  de  tant  de  termes,  lui 
permettait  de  se  représenter  exactement  l'âme  la 
plus  opposée  à  la  sienne,  celle  d'un  Montaigne, 
par  exemple,  d'un  épicurien  délicatement  endormi 


20  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

sur  le  mol  oreiller  de  l'indifférence.  Sa  foi  gémis- 
sait, saignait  de  ce  spectacle,  mais  son  imagina- 
tion voyait  juste,  et,  dans  l'ordre  des  idées,  tou- 
jours nous  aimons  celui  par  lequel  nous  sommes 
compris,  même  s'il  nous  combat. 

En  second  lieu,  Pascal  est  un  type.  En  littéra- 
ture, on  ne  subsiste  qu'à  la  condition  d'être  fran- 
chement et  complètement  un  exemplaire  poussé  à 
son  plus  haut  point  d'un  certain  état  de  la  nature, 
ou  de  la  société  humaine.  Ainsi  se  fondent  les 
grandes  immortalités.  Rousseau  fut  le  plébéien  ré- 
volté; Gœthe,  le  grand  bourgeois  allemand;  Rabe- 
lais, l'érudit  du  seizième  siècle;  Saint-Simon,  la 
noblesse  en  guerre  contre  la  royauté  ;  Balzac, 
l'homme  de  lettres  à  Paris  après  Napoléon.  —  Pas- 
cal, lui,  n'est  pas  seulement  le  janséniste  exalté,  le 
plus  brûlant  dévot  de  cette  brûlante  Eglise,  il  est 
l'âme  religieuse  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  tragique 
et  de  plus  épouvanté.  Or,  l'âme  religieuse  ne  s'en 
ira  jamais  de  notre  race.  Quoi  qu'on  en  ait,  et  se 
fût-on,  comme  l'adorable  Heine  le  raconte  de  lui- 
même,  divinisé  à  la  suite  des  panthéistes;  eût-on, 
comme  Byron,  promené  ses  fantaisies  de  grand  sei- 
gneur riche  aux  quatre  coins  de  la  vieille  Europe, 
ou,  comme  Bonaparte,  joué  à  quitte  ou  double  avec 
la  fortune  vingt  ans  durant,  et  toujours  gagné,  — 
il  y  a  un  arrière- fond  ténébreux  à  l'existence  et 
au  cœur.  L'obscure  énigme,  au  contact  de  l'ennui, 
reparaît  sur  la  pensée,  comme  les  vieilles  lettres 
des  palimpsestes  au  contact  d'un  acide.  On  en- 
tend le  pas,  dans  l'escalier,  de  la  visiteuse  devant 


PASCAL  21 

qui  s'ouvrent  toutes  les  portes,  la  Mort,  et  l'on  se 
demande  si  l'on  a  bien  employé  sa  vie,  et  dans 
quelles  mains  on  tombera.  Le  plus  brave  des  hom- 
mes, Stendhal,  écrivait  après  sa  première  attaque 
d'apoplexie  :  «Je  viens  de  me  colleter  avec  le. 
néant;  le  passage  est  dur,  à  cause  des  sottes  idées 
qu'on  nous  a  mises  dans  la  tête  dès  l'âge  de  trois 
ans.»  En  cela,  ce  profond  analyste  se  trompait. 
Nous  nous  serions  donné  ces  idées  dont  il  parle, 
même  sans  éducation,  et  rien  qu'à  voir  s'en  aller  à 
jamais  ceux  que  nous  aimons.  Mais  il  est  juste  de 
dire  que  l'angoisse  de  l'inconnu  est  rendue  plus 
forte  par  l'effroi  de  l'enfer.  C'est  cette  double 
épouvante  qui  frémit  dans  Pascal.  L'énigme  du 
tombeau  se  complique  pour  lui  de  l'énigme  du 
salut.  Il  ne  sait  pas  s'il  sera  sauvé  ou  damné,  et 
cette  seconde  peur  avivant  la  première,  il  exprime 
cette  sensation  si  profondément  humaine  de  la 
mort  pressentie  dans  d'inoubliables  accents  d'élo- 
quence. 

Et  puis,  c'est  un  des  princes  du  style.  On  sait 
aujourd'hui  à  quel  acharné  travail  est  due  la 
phrase  qu'il  écrit.  Le  vulgaire  s'imagine  que  la 
prose  est  plus  flottante  que  les  vers  et  ne  se  déve- 
loppe pas  suivant  un  rythme.  Rien  de  plus  faux. 
Une  phrase  bien  faite  donne  à  chaque  mot  une 
place  telle  qu'une  simple  conjonction  ne  saurait 
bouger  sans  que  l'effet  total  diminue.  Une  page 
bien  écrite  se  tient  debout,  comme  les  stèles  de 
marbre,  immobile  et  d'une  s^aîe  venue.  L^n  nombre 
secret  soutient  ces  phrases  et  ces  pages.  Ce  nombre 


22  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

les  adapte  à  notre  poitrine  de  façon  que  nous 
pourrions  les  réciter  tout  haut  presque  sans  fatigue. 
Nul,  comme  Pascal,  n'eut  ces  énergies  techniques, 
et  dans  une  époque  où  la  qualité  des  mots  était 
merveilleuse.  Le  seizième  siècle  était  derrière  cha- 
cun d'eux.  Enfin,  pour  conclure  par  une  de  ses 
formules,  cet  instrument  incomparable  était  entre 
les  mains,  non  pas  d'un  auteur,  mais  d'un  homme. 
Quand  chez  un  grand  artiste  l'art  est  tout  entier 
au  service  de  la  foi,  cet  artiste  est  Dante,  il  est 
Michel -Ange,  —  et  il  est  Pascal. 


II 
LA  FONTAINE  ^'^ 


La  belle  collection  des  Grands  Ecrivains  de  la 
France  que  publie  la  maison  Hachette  vient  de  s'en- 
richir du  premier  tome  des  œuvres  de  Jean  de  La 
Fontaine.  L'éloge  de  cette  série  n'est  plus  à  faire.  On 
trouvera  dans  les  notes  consacrées  aux  cinq  premiers 
livres  des  Fables  que  comprend  ce  premier  tome 
les  qualités  de  science  et  de  goût  qui  se  remar- 
quaient dans  les  précédents  volumes.  M.  Henri 
Régnier,  au  cours  d'un  substantiel  avertissement, 
nous  dit  que  MM.  Julien  Girard  et  Desfeuilles  se 
sont  chargés  du  travail  de  ce  commentaire. 
M.  Paul  Mesnard  a  écrit  une  notice  sur  le  poète, 
qui  est  un  modèle  de  biographie  judicieusement 
complète.  Je  voudrais  prendre  texte  de  cette  publi- 
cation commençante,  et  qui   promet  d'être  magis- 


(i)  A  propos  de  la  public.uioii  du  premier  volume  des  Fables 
de  La  Fontaine  par  M  Henri  Régnier,  dans  la  collectien  des 
Grands  Écrivains  (1883). 


34  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

tralement  continuée,  non  point  pour  donner  à  mon 
tour  un  Essai  sur  La  Fontaine,  —  la  besogne  n'est 
plus  à  faire,  —  mais  pour  formuler  quelques 
réflexions  d'abord  sur  le  caractère  même  du  fabu- 
liste, ou,  comme  nous  disons  aujourd'hui  avec 
quelque  pédantisme,  sur  sa  psychologie,  puis  sur 
la  qualité  particulière  de  son  style  poétique.  Cela 
fournira  la  matière  de  deux  fragments  dont  le 
défaut  sera  d'être  consacrés  à  un  auteur  sur  lequel 
il  semble  que  tout  ait  été  dit.  Mais,  n'est-ce  pas  le 
privilège  des  génies  d'une  étonnante  puissance  de 
création  qu'ils  soient  comme  la  vie  même,  sur  la- 
quelle, après  tant  et  tant  de  siècles,  tout  reste  à 
dire? 


Quand  on  a  lu  cette  notice  biographique  de 
M.  Paul  Mesnard,  et  suivi  par  le  menu  le  détail 
de  l'existence  du  Bonhomme,  une  impression 
d'étonnement  s'impose,  si  prévenu  que  l'on  ait  été 
à  l'avance.  Même  dégagée  de  la  légende,  et  réduite 
à  la  réalité  des  anecdotes  indiscutables,  cette  exis- 
tence apparaît  comme  quelque  chose  de  prodigieu- 
sement excentrique  et  solitaire.  Aucune  des  lois  qui 
gouvernent  notre  conduite,  à  tous,  ne  trouve  ici 
son  application,  sans  doute  parce  que  les  facultés 
très  exceptionnelles  de  cet  être  singulier  l'ont  comme 


LA    FONTAINE  25 

mis  à  part  de  la  communauté.  Considérez-le,  en  effet, 
du  point  de  vue  de  la  morale  universelle.  Tra- 
duisez-le à  la  barre  de  cet  impératif  catégorique 
dont  parle  Kant  et  qui  veut  que  chacun  de  nos 
actes  puisse  servir  de  règle  à  chacun  de  nos  frères 
en  conscience,  et  voici  que  le  Bonhomme  n'est  pas 
irès  loin  d'être  un  très  malhonnête  homme.  Le 
mot  n'est  pas  trop  fort,  si  l'on  s'en  tient  à  la  stricte 
constatation  des  faits.  Que  penser,  en  effet,  d'un 
mari  qui  abandonne  sa  jeune  femme  sans  motif 
aucun,  après  l'avoir  lancée  dans  un  monde  de 
galanterie  et  de  légèreté;  —  d'un  père  au  regard 
duquel  son  fils  est  exactement  comme  s'il  n'était 
pas  et  qui  ne  révèle  pas  une  fois,  dans  le  cours  de 
sa  longue  vie,  par  une  ligne,  par  un  mot,  une  trace 
de  remords,  voire  de  regrets  à  l'endroit  de  cet 
abandon;  —  d'un  écrivain  qui,  réduit  à  la  médio- 
crité par  une  inguérissable  incurie,  va  quêtant  des 
secours  auprès  de  tous  les  grands  de  son  époque, 
depuis  le  financier  concussionnaire  j  usqu'aux  bâtards 
royaux,  payant  avec  de  petits  vers  les  écus  que  ses 
protecteurs  lui  comptent;  —  d'un  vieillard  sans  di- 
gnité qui  prolonge  presque  jusqu'à  son  dernier 
jour  ses  habitudes  de  basse  galanterie  et  ne  se 
convertit  à  la  suprême  heure  qu'avec  la  crainte  de 
l'enfer?  0  Ah!  mon  ami  »,  écrivait-il  à  Maucroix, 
«mourir  n'est  rien,  mais  songes-tu  que  je  vais  com- 
paraître devant  Dieu  et  tu  sais  comme  j'ai  vécu  !...  » 
Ce  billet  est  de  1695.  Cinq  ans  auparavant,  Ver- 
gier  écrivait  au  sujet  du  poète,  alors  âgé  de 
soixante- dix   ans,    et   qui    allait   vivre   auprès   de 


a6  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Mlle  de  Beaulieu  :  a  Pourvu  qu'il  ne  s'avise  pas 
d'effaroucher  cette  jeunesse  simple  et  modeste  par 
ses  naïvetés  et  par  ces  petites  façons  qu'il  emploie 
quand  il  veut  caresser  les  jeunes  filles.»  —  Oui, 
tout  cela  est  vrai,  et  l'opinion  du  sévère  dix- 
septième  siècle  n'a  pourtant  pas  tenu  compte  de 
ce  manquement  continuel  aux  plus  simples  règles 
de  la  morale  et  de  la  décence,  pas  plus  que  la 
postérité  n'en  tient  et  n'en  tiendra  compte.  Il  est 
trop  évident,  pour  quiconque  lit  cette  biographie 
après  avoir  lu  les  Fables  et  les  Contes,  que  nous 
avons  affaire  à  un  artiste  pour  qui  les  actes  exté- 
rieurs ne  signifient  par  les  états  de  l'âme  qu'ils 
signifient  chez  les  autres  hommes.  Goethe  disait  à 
Eckermann  :  «Tous  les  faits  de  ma  vie  ont  été  des 
symboles...-»  Et  Stendhal  :  «J'ai  dépensé  ma  jeu- 
nesse en  expériences...  »  Ce  sont  deux  paroles 
dcingereuses  mais  profondes,  et  qu'il  faut  com- 
prendre, pour  juger  un  artiste  de  la  valeur  de  La 
Fontaine  du  point  de  vue  véritablement  psycho- 
logique. 

Et  remarquez-le  :  non  seulement  La  Fontaine  a 
vécu  en  dehors  des  lois  générales  qui -sont  celles 
de  l'éthique  universelle;  mais  encore  il  s'est  isolé 
dans  ses  façons  de  penser  et  de  sentir,  au  point 
de  présenter  un  exemplaire  unique  d'originalité 
dans  la  galerie  de  nos  écrivains,  grands  ou  petits. 
Ce  poète  en  qui  se  sont  incarnées  les  plus  essen- 
tielles qualités  du  génie  français  n'offre  peut-être 
pas  dans  sa  physionomie  morale  un  seul  des  traits 
que  la  critique  se  plaît  à  reconnaître  au  caractère 


LA    FONTAINE  27 

national.  C'est  le  défaut  et  la  qualité  de  notre 
race  d'être  sociable  jusqu'à  l'excès,  sociabilité  qui 
se  manifeste  dans  notre  littérature  par  un  souci 
constant  de  l'opinion.  Ou  pour  la  flatter,  ou  pour 
la  braver,  —  c'est  encore  une  manière  de  la  recon- 
naître, —  nos  écrivains  ont  toujours  cette  opinion 
devant  leurs  yeux,  depuis  Corneille  que  l'insuccès 
de  ses  dernières  pièces  martyrise,  jusqu'à  Voltaire 
dont  on  disait  :  ail  a  pour  cent  mille  francs  de 
gloire  et  il  en  voudrait  bien  encore  pour  deux 
sous...  »  Mais  La  Fontaine?  Sait-il  seulement  que 
cette  opinion  existe,  lui  qui  s'étorme  d'apprendre 
que  ses  Contes  ont  une  réputation  d'ouvrage  immo- 
ral; lui  qui,  en  pleine  effervescence  de  l'esprit  clas- 
sique, va  puiser  son  style  aux  plus  dédaignées 
d'entre  les  sources  de  notre  vieux  langage  et  qui 
ose  écrire  de  Malherbe  :  il  pensa  me  gâter?  Pareil- 
lement vous  chercherez  en  vain  chez  lui  ce  souci  de 
la  prévoyance  personnelle,  si  général  qu'il  se  re- 
trouve et  chez  notre  paysan,  que  son  épargne  oc- 
cupe à  la  passion,  et  chez  notre  bourgeois,  qui  fait 
de  ses  fils  des  fonctionnaires,  et  chez  les  bohé- 
miens de  notre  littérature,  qui  ne  se  consolent  pas 
d'avoir  négligé  le  soin  du  terrier  —  c'était  l'ex- 
pression de  Mérimée  parlant  de  l'Institut.  Vous 
souvenez-vous  des  vers  oii  Villon  pleure  sa  jeunesse 
dépensée  au  hasard  et  comme  il  regrette  la  «mai- 
son» avec  la  a  couche  molle»   : 

En  écrivant  cette  parole 

A  peu  que  le  cœur  ne  me  fend? 

C'est  le  mot  de  Murger  :  «  La  Bohème  est  une  ma- 


28  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

ladie,  et  j'en  meurs...  »  Aucune  mélancolie  de  cet  ordre 
ne  se  rencontre  chez  le  fabuliste,  qui  mangea  son 
bien  et  son  revenu,  ainsi  qu'il  l'avouait  ingénument, 
avec  la  plus  complète  tranquillité  d'esprit  et  de 
cœur,  et  qui  mourut  chez  ses  amis  les  d'Hervart, 
comme  il  serait  mort  à  l'auberge,  sans  avoir  connu, 
semble-t-il,  ni  l'inquiétude  du  lendemain  ni  le  be- 
soin de  la  sécurité  matérielle.  Il  n'avait  pas  connu 
davantage  cet  autre  besoin,  commun  aussi  à  presque 
tous  les  écrivains  français,  d'appuyer  son  inven- 
tion personnelle  sur  une  théorie  esthétique  d'ordre 
universel.  Même  Molière,  ainsi  que  l'attestent  les 
Précieuses,  le  premier  acte  du  Misanthrope  et  la 
Critique  de  VEcole  des  Femmes,  professait  une 
doctrine  qui  le  rattachait  à  une  école.  Il  reconr^ais- 
sait  les  exigences  d'une  formule  d'art.  Non  pas 
La  Fontaine,  qui  composait  des  ouvrages  d'un 
genre  sans  analogue,  d'après  des  procédés  d'uiie 
technique  solitaire  et  qu'il  n'a  jamais  communi- 
quée. C'est  dans  ce  sens  qu'on  peut  interpréter  le 
mot  de  son  amie  :  «C'est  un  fablier.-»  Oui,  un  fa- 
blier;  car  il  portait  des  fables  comme  les  rosiers 
portent  des  roses.  Il  écrivait  comme  un  arbuste  vé- 
gète, par  la  poussée  d'une  sève  intérieure,  et  la  flo- 
raison de  son  génie  ne  pouvait  pas  plus  apparte- 
nir à  un  autre  que  les  roses  à  une  tige  qui  ne  soit 
pas  celle  d'un  rosier. 

Enfin,  pour  que  la  différence  fût  complète  entre 
cet  auteur  et  la  plupart  des  écrivains  de  son  pays, 
La  Fontaine  était  privé  complètement  du  don  de 
la  causerie  brillante  et  de  la  séduction  personnelle. 


LA   FONTAINE  ag 

On  connaît  le  portrait  qu'a  laissé  de  lui  La 
Bruyère  :  «Un  homme  paraît  grossier,  lourd,  stu- 
pide.  11  ne  sait  point  parler,  ni  raconter  ce  qu'il 
vient  de  voir.  S'il  se  met  à  écrire,  c'est  le  modèle 
des  bons  contes.  Il  fait  parler  les  animaux,  les 
arbres,  les  pierres,  tout  ce  qui  ne  parle  point.  Ce 
n'est  que  légèreté,  qu'élégance,  que  beau  naturel  et 
que  délicatesse  dans  ses  ouvrages...»  Il  est  cer- 
tain que  voilà  une  singularité  encore  et  qui  tranche 
sur  la  tradition  de  notre  histoire.  Sans  rappeler 
ceux  de  nos  poètes  qui  ont  eu  la  belle  figure  d'un 
Racine  et  d'un  Alfred  de  Musset,  ni  les  éloquents 
qui  ont  improvisé  avec  l'entraînement  d'un  Diderot 
ou  d'un  Balzac,  même  Corneille,  qui  ne  payait  pas 
de  mine,  n'eût  pu  être  qualifié  par  de  telles  épi- 
thètes.  Il  était,  comme  La  Bruyère  dit  encore, 
«simple  et  timide»;  mais  il  y  a  loin  de  cette  sim- 
plicité à  la  lourdeur  du  fabuliste.  Les  anecdotes 
abondent  qui  témoignent  que  l'observateur  des 
Caractères  n'a  pas  beaucoup  exagéré  les  étranges 
dehors  de  La  Fontaine.  Et  ces  dehors  frustes 
achèvent  de  donner  au  poète  ce  caractère  profon- 
dément, suprêmement  original  qui  le  met  à  part 
de  tous  ses  confrères  en  gloire. 

Il  me  semble  que  les  bizarreries  de  cette  nature 
concentrée  s'éclairent  d'un  jour  singulier,  si  l'on 
veut  admettre  que  La  Fontaine  fut  simplement  un 
des  artistes  de  notre  pays  auquel  tout  ce  qui  n'était 
pas  son  art  fut  le  plus  complètement  indifférent. 
On  a  beaucoup  parlé  de  ses  distractions,  qu'il 
serait  plus  juste  d'appeler  des  rêveries.  Il  me  pa- 


30  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

raît  certain  qu'elles  étaient  uniquement  consacrées 
à  l'invention  des  procédés  nouveaux  dont  toute 
son  œuvre  est  remplie.  Nul  écrivain  n'est  plus  ré- 
fléchi, plus  calculateur  que  celui-ci.  Nul  n'a  eu  plus 
entièrement  la  conscience  de  ce  qu'il  voulait  exé- 
cuter, ni  possédé  davantage  la  sûreté  de  mam  qui 
réalise  un  programme  idéal  sans  une  seule  dé- 
faillance. C'est  à  découvrir  cet  idéal  et  conquérir 
cette  sûreté  de  main  que  La  Fontaine  a  travaillé 
toute  sa  vie.  Il  a  sacri&é  à  ce  but  suprême  depuis 
les  grands  devoirs  jusqu'aux  petits,  estimant  sans 
doiite  que  les  quelques  heures  par  jour  qu'il  eût 
consacrées  au  soin  de  ses  affaires  étaient  perdues 
pour  son  art.  Il  s'affranchit  ainsi  de  la  famille  qui 
gênait  son  rêve,  du  métier  qui  occupait  sa  pensée, 
des  devoirs  sociaux  qui  enchaînaient  sa  liberté.  Il 
y  a  bien  de  la  ruse  dans  la  bonhomie  dont  il  s'en- 
veloppait, et  une  singulière  habileté  à  conserver 
son  absolue  indépendance.  Il  se  fit  ainsi,  à  moitié 
par  instinct,  à  moitié  par  réflexion,  une  morale  à 
lui,  comme  Gœthe  devait  s'en  faire  une  plus  tard, 
et  il  s'y  conforma  jusqu'aux  affaiblissements  de 
la  dernière  heure,  —  on  sait  avec  quel  profit  pour 
les  Lettres.  Y  a-t-il  un  fanatique  assez  barbare 
pour  le  regretter?..» 


LA    FONTAINK  $t 


n 


Il  est  aisé  de  démontrer,  par  une  analyse,  même 
superncielle,  de  quelques-unes  des  fables  prises  au 
hasard,  le  témoignage  constant  que  cette  hypo- 
thèse sur  la  profonde  réflexion  de  La  Fontaine 
n'est  pas  un  paradoxe.  C'est  même  le  raffinement 
de  ses  procédés  de  style  qui  rend  La  Fontaine  à 
peu  près  inintelligible  à  qui  n'a  pas  une  connais- 
sance profonde  de  notre  langue.  Aussi  les  criti- 
ques étrangers  sont-ils  volontiers  à  son  endroit 
d'une  sévérité  qui  n'étonne  qu'au  premier  regard. 
Un  des  essayistes  anglais  qui  connaissent  le  mieux 
notre  littérature,  M.  Saintsbury,  a  pu  résumer  ainsi 
le  jugement  que  ses  compatriotes  portent  sur  notre 
grand  fabuliste  :  «C'est  un  prosateur  de  premier 
ordre  qui  a  choisi  d'écrire  en  vers...»  Et  ce  n'est 
pas  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le  caractère  gau- 
lois de  La  Fontaine  qui  déconcerte  les  critiques 
comme  M.  Saintsbury.  Ils  sont  portés,  au  contraire, 
à  une  admiration  presque  trop  indulgente  envers 
notre  poésie  légère.  Ce  n'est  pas  non  plus  le  choix 
des  sujets  qui  leur  rend  malaisée  la  pleine  intel- 
ligence de  La  Fontaine;  car,  sauf  exception,  la 
matière  de  ses  fables  comme  celle  de  ses  contes 
est  empruntée  à  des  auteurs  d'une  popularité  clas- 
sique. Non;  mais  la  beauté  de  cette  poésie  réside 


3J  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

si  particulièrement  dans  une  science  infinie  du 
rythme  et  des  mots,  qu'elle  échappe  presque  tout 
entière  aux  esprits  qui  ne  connaissent  ce  rythme 
et  ces  mots  que  par  le  dehors.  N'est-ce  pas  tou- 
jours un  peu  le  cas  lorsqu'il  s'agit  d'une  langue 
qui  n'est  pas  celle  de  notre  enfance  et  de  notre 
race? 

Oui,  le  style  de  La  Fontaine  est  un  style  très 
savant,  et  son  art,  un  art  très  compliqué,  bien 
que  le  titre  de  «bonhomme»,  qui  lui  avait  été 
donné  par  ses  amis  et  qui  l'accompagne  dans  la 
gloire,  semble  attester  le  contraire,  et  bien  que 
l'opinion  range  volontiers  le  poète  parmi  les  écri- 
vains simples.  Virgile,  avec  lequel  La  Fontaine  a 
plus  d'un  rapport,  quand  ce  ne  serait  que  la  sen- 
sibilité de  certains  vers,  comme  celui-ci  : 

Ses  œufs,  ses  tendres  œufs,  sa  plus  douce  espérance,.. 

passe  bien,  lui  aussi,  pour  employer  des  procédés 
d'art  d'une  absolue  simplicité,  et  il  n'y  a  peut-être 
pas  de  versificateur  plus  compliqué.  Mais  cette 
complication  est  comme  celle  "de  la  vie  même.  A 
force  d'adresse,  elle  est  invisible.  L'un  et  l'autre 
poète,  le  romain  et  le  français,  ont  réalisé  ce  rêve, 
qui  fut  celui  du  plus  subtil  analyste  de  la  Renais- 
sance, Léonard  de  Vinci  :  ils  ont  eu  l'aisance  par- 
faite dans  le  raffinement  suprême,  et  l'apparent 
naturel  dans  le  plus  savant  calcul.  A  lire  Virgile  et 
à  lire  La  Fontaine,  que  de  vérités  n'aperçoit-on 
pas  sur  l'Esthétique!  On  reconnaît  que  tout  le 
talent  d'écrire  se  ramène  à  l'art  du  détail,  et  en 


LA    FONTAINE  33 

même  temps  que  cet  art  du  détail  n'est  complet 
que  s'il  se  dissimule,  c'est-à-dire  s'il  n'y  a  ni  saillie 
trop  vive  du  mot,  ni  soulignement  trop  marqué  de 
l'expression.  De  même  on  découvre  que  les  effets 
de  force  sont  surtout  des  effets  de  nuance.  Avec 
un  adjectif  placé  en  son  lieu,  une  vision  peut  ap- 
paraître aussi  démesurée,  aussi  tragique  et  gran- 
diose que  si  le  poète  avait  employé  les  entasse- 
ments des  métaphores.  Et  l'on  éprouve  une  tris- 
tesse intellectuelle  à  constater  qu'il  fut  pour  la 
langue  un  âge  heureux  ovi  les  mots  encore  jeunes 
avaient  la  plénitude  de  leur  sens  originel,  oii  la 
simple  juxtaposition  exacte  de  deux  termes  pro- 
duisait une  harmonie  irréprochable.  Les  écrivains 
du  troisième  siècle  devaient  lire  les  Géorgiques 
avec  ce  regret-là,  et  nous  le  ressentons,  nous  autres, 
laborieux  ouvriers  de  prose  et  de  vers  du  dix- 
neuvième  siècle  finissant,  à  étudier  les  Fables  et 
les  Contes. 

Ce  qui  révèle  la  puissance  du  génie  poétique  de 
La  Fontaine,  c'est  d'abord  l'emploi  qu'il  a  su 
faire  de  ce  que  l'on  appelle  le  vers  libre.  Il  semble 
que  cette  sorte  de  vers  doive  être  plus  facile  à 
manier  que  toute  autre.  Pour  se  convaincre  du  con- 
traire, il  suffit  de  réfléchir  que  les  poèmes  en  vers 
libres  ne  peuvent  pas  plus  se  passer  de  rythme 
que  les  poèmes  en  vers  réguliers.  La  seule  diffé- 
rence est  qu'ils  exigent  une  invention  continue  et 
toujours  renouvelée  de  ce  rythme.  Il  ne  suffit  pas  à 
l'écrivain  de  mettre  bout  à  bout  des  lignes  inégales 
f.t  qui  riment,  il  faut  qu'il  relie  ces  lignes  les  unes 


34  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

aux  autres  par  un  nombre  secret.  M.  Legouvé,  au 
cours  de  ses  études  sur  la  diction,  a  été  conduit 
à  reconnaître  que,  sans  cesse,  La  Fontaine  com- 
pose des  stances  régulières  à  travers  l'apparente 
irrégularité  de  ses  périodes.  L'observation  est  très 
juste,  et  l'on  citerait  d'innombrables  exemples  qui 
la  corroborent.  N'est-ce  pas  une  stance,  carrée  et 
massive,  dans  la  forme  du  vieux  Malherbe,  que  ce 
début  de  la  Besace? 

Jupiter  dit  un  jour  :  «  Que  tout  ce  qui  respire 
«  S'en  vienne  comparaître  au  pied  de  ma  grandeur; 
M  Si,  dans  son  composé,  quelqu'un  trouve  à  redire, 
«  Il  peut  le  déclarer  sans  peur...   » 

Ne  sont-ce  pas  des  couplets,  et  d'une  facture 
identique  à  ceux  des  odelettes  de  Ronsard,  que  les 
deux  strophes  qui  composent  cette  chanson  iro- 
nique :  le  Coq  et  la  Perle? 

Un  jour  un  coq  détourna 

Une  perle,  qu'il  donna 

Au  beau  premier  lapidaire. 

«  Je  la  crois  fine  »,  dit-il, 

«  Mais  le  moindre  grain  de  mil 

«  Serait  bien  mieux  mon  affaire...  w 

Et  c'est  si  bien  une  chanson  que  la  seconde 
strophe  répète  la  première  dans  sa  coupe  et  jusque 
dans  son  refrain  : 

Un  ignorant  hérita 

D'nn  manuscrit  qu'il  porta 

Chez  son  voisin  le  libraire. 

«  Je  crois  »,  dit-il,  «  qu'il  est  bon, 

<€  Mais  le  moindre  ducaton 

«  Serait  bien  mieux  mon  affaire...  » 

Quand  il  n'intercale  pas -ainsi  des  groupes  de| 


LA    FONTAINE  J5 

vers  d'une  forme  arrêtée  dans  ses  petits  poèmes, 
La  Fontaine  se  sert  de  la  facilité  d'allonger  ou 
de  raccourcir  les.  vers  de  manière  à  suivre  exacte- 
ment le  contour  de  ses  idées.  Il  y  en  a  de  célèbres 
exemples,  tel  que  : 

Même  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  manger 
Le  berger. 

Ou  encore  : 

Mais  qu'en  sort-il  souvent? 
Du  vent. 

Ce  sont  là  les  types  les  plus  frappants  d'un 
procédé  qui  est  habituel  au  poète  et  qu'il  emploie 
tout  le  long  de  ses  récits,  soit  que,  pour  peindre 
l'effort  impuissant  de  la  Grenouille  qui  veut  se 
faire  aussi  grosse  que  le  Bœuf,  il  dise  : 

Envieuse,  s'étend,  et  s'enfle  et  se  travaille... 

soit  que,  devançant  les  inventions  pittoresques  de 
l'école  romantique,  il  adopte  hardiment  l'usage  du 
rejet  qui  enjambe  d'un  vers  sur  l'autre  : 

Attaché,  dit  le  loup,  vous  ne  courez  donc  pas 
Ou  vous  voulez ?... 

Et  ailleurs  : 

Nous  nous  réjouirons  des  suites  de  l'affaire 
Une  autre  fois  ..  —  Le  galant  aussitôt... 

Et  ailleurs  : 

«I  Oh!  dit-il,  j'en  fais  faire  autant 

<»  Qu'on  m'en  fait  faire:'  —  Ma  présence... 

L'industrie  de  la  rime  est  égale  chez  lui  à  l'iii-s 


36  ÉTUDES   ET  PORTRAITS 

dustrie  du  rythme.  S'il  ne  rime  pas  d'habitude 
avec  les  consonnes  d'appui,  tenez  pour  certain 
qu'il  a  sa  raison  secrète,  car  il  connaît  les  objec- 
tions qui  peuvent  lui  être  faites  à  ce  sujet,  ainsi 
que  l'atteste  la  sorte  d'épître  familière  mise  en 
tête  du  Livre  II  des  Fables,  sous  le  titre  :  Contre 
ceux  qui  ont  le  goût  difficile.  Mais  la  rime  riche 
aurait  eu  cet  inconvénient  de  faire  saillie  d'une 
manière  trop  forte,  et  d'empêcher  l'effet  de  flui- 
dité heureuse  qui  était  dans  ses  intentions  d'ar- 
tiste. En  revanche,  s'il  ne  choisit  pas  pour  les 
mettre  à  la  fin  de  ses  vers  des  mots  d'une  iden- 
tité trop  complète  de  chute,  il  est  merveilleux  de 
voir  comme  il  installe  à  cette  place  les  vocables 
essentiels  à  son  récit,  ceux  qui  donneront  la  cou- 
leur à  l'ensemble  du  morceau.  Examinez,  entre 
autres  fables,  cette  moqueuse  et  fine  élégie  qui 
s'appelle  le  Lièvre  et  les  Grenouilles,  dont  Mau- 
rice de  Guérin  récitait  le  début  avec  un  si  profond 
accent  de  mélancolie!  Il  y  voyait  tout  le  sym- 
bole de  la  maladie  de  l'inquiétude.  Sur  les  dix- 
huit  premiers  vers,  dix  des  mots  placés  à  la  rime 
expriment  précisément  cette  inquiétude  :  songeait^ 
—  songe,  —  le  ronge,  —  feureux,  —  malheureux^ 
crainte  maudite,  —  yeux  ouverts,  —  le  guet,  — 
inquiet,  —  fièvre,  et  ce  dernier  mot  rime  avec 
lièvre!  Toute  la  tonalité  Hé  la  fable  est  là,  percep- 
tible. Aussi  bien  que  les  plus  modernes  théoriciens 
de  notre  versification  française,  La  Fontaine  sait 
que  dans  un  morceau  de  poésie,  c'est  la  finale  du 
vers  qui  fait  tache,  qui  reste  devant  les  yeux  de 


LA    FONTAINE  37 

l'imagination,  et  l'on  ne  citerait  pas  beaucoup  de 
ses  belles  fables  où  il  ne  se  soit  conformé  à 
cette  loi. 

Si,  dans  cette  partie  toute  technique  de  son  art, 
la  trace  de  la  réflexion  est  très  saisissable,  elle 
l'est  davantage  encore  dans  la  substance  même  de 
sa  langue.  Il  est  impossible  de  le  lire  sans  remar- 
quer aussitôt  l'abondance  des  vieux  mots  qu'il 
emprunte  au  dictionnaire  des  auteurs  du  moyen 
âge,  et  aussi  comme  jamais  cet  emprunt  n'est  ar- 
chaïque. Ce  n'est  ni  par  dilettantisme  ni  par  curio- 
sité que  La  Fontaine  rajeunit  des  termes  abolis. 
Son  intention  est  au  contraire  de  rendre  son  récit 
plus  vivant.  Il  espère  qu'une  senteur  de  terroir  pas- 
sera dans  ses  vers  avec  les  idiomes  du  parler  rus- 
tique et  plébéien,  mais  il  se  rend  bien  compte 
qu'écrivant  d'une  façon  savante,  il  ne  peut  être  trop 
discret  dans  l'usage  de  ces  formes,  sous  peine  d'af- 
ficher une  prétention  là  011  il  désire  paraître  naïf 
et  familier.  Ses  audaces  de  patois  sont  rares,  tou- 
jours aisées  à  saisir  du  premier  coup,  ainsi  que  ses 
rappels  des  anciens  sobriquets  ou  que  ses  réédi- 
tions des  anciens  verbes.  Il  agit  de  même  avec  le 
vocabulaire  des  termes  de  métier,  qu'il  connaît 
aussi  bien  qu'un  Saint-Simon  ou  qu'un  Théophile 
Gautier.  Parmi  ces  termes,  il  en  a  employé  de  déli- 
cieux, et  ceux-là  seulement,  —  comme  dans  le 
Paon  se  plaignant  à  ]unon,  ce  charmant  nué,  de 
nuer,  qui  signifie  «assortir  et  disposer  les  couleurs 
dans  les  ouvrages  de  laine  et  de  soie  de  manière 
qu'il  y  ait  une  dégradation  insensible  d'une  cou- 


38  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

leur    dans    l'autre.    La    Déesse    dit    à    l'Oiseau    : 

Est-ce  à  toi  d'envier  la  voix  du  rossignol, 
Toi  que  l'on  voit  porter  à  l'entour  de  ton  col 
Un  arc-en-ciel  nue  de  cent  sortes  de  soies... 

La  qualité  maîtresse  de  cet  esprit  est,  en  effet, 
la  justesse  impeccable,  qui  dérive  d'une  pensée  tou- 
jours surveillée.  S'il  décrit  un  paysage,  c'est  d'un 
trait  qui  découpe  la  partie  essentielle  de  l'im- 
pression et  la  fixe  sous  la  lumière  précise,  comme 
dans  V Hirondelle  et  les  petits  Oiseaux^  ce  tableau 
des  semailles,  rendu  visible  en  dix  mots  : 

Voyez-vous  cette  main  qui,  par  les  airs,  chemine? 

Il  n'y  a  qu'un  œil  d'une  sûreté  accomplie  qui, 
parmi  ses  sensations,  discerne  ainsi  celle  qui  peut 
et  qui  doit  être  le  signe  de  tout  un  groupe.  —  Et 
si  La  Fontaine  abonde  en  trouvailles  de  cet  ordre, 
c'est  qu'il  est  probablement,  avec  André  Chénier, 
le  poète  français  qui  s'est  fait  la  théorie  la  plus 
raisonnée,  la  plus  complète,  la  plus  personnelle 
de  son  art 


III 
RIVAROL^'^ 


Ce  gentilhomm,e  à  la  physionomie  mobile  et 
fière,  voluptueuse  et  réfléchie,  —  ce  Méridional  à 
la  bouche  insolente  et  gaie,  d'où  la  raillerie  va 
s'élancer  tout  à  l'heure,  —  ce  philosophe  au  front 
noblement  coupé,  aux  yeux  profonds,  mélange  sin- 
gulier de  trois  ou  quatre  tempéraments  fondus  en 
un  seul,  —  qui  pourrait-ce  bien  être  sinon  le  prince 
de  la  conversation  française,  l'aventurier  à  la  fois 
frivole  et  prophétique  auquel  il  n'aura  manqué 
pour  être  un  très  grand  écrivain  qu'une  meilleure 
surveillance  de  ses  dons  prestigieux,  et,  pour  être 
un  grand  ministre,  que  la  rencontre  d'un  roi  ca- 
pable de  l'apprécier  :  Son  Impertinence  le  comte 
de  Rivarol?...  Rivarol  !  Ce  nom  jette  un  scintille- 
ment de  gloire  et  cependant  l'homme  qui  le  porta 


(i)  A  propos  du  livre  de  M.  de  Lescure  :  Rivarol  et  la  société 
française  pendant  V Émigration  et  la  Révolution  (1S82). 


40  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

ne  saurait  être  défini  nettement  même  par  ses 
admirateurs.  —  Rivarol  !  C'est  pour  les  uns  le  sou- 
venir de  la  plus  étonnante  prodigalité  d'esprit  qui 
fût  jamais.  C'est  pour  les  autres  le  rappel  d'une 
prose  incomparable,  où  la  finesse  s'unit  à  l'opu- 
lence; car  ce  causeur  infatigable  fut  aussi  un  sty- 
liste de  première  force,  ce  lanceur  d'épigrammes 
eut  une  tenue  presque  latine  dans  les  phrases  qu'il 
daigna  écrire.  Il  détestait  la  plume,  qu'il  appelait 
«  cette  triste  accoucheuse  de  l'esprit  avec  son  long 
bec  effilé  et  criard...»  —  Rivarol!  c'est  encore  le 
hardi  conseiller  de  Louis  XVI,  qui,  dès  les  pre- 
mières années  de  la  Révolution,  aperçut  distincte- 
ment la  chute  de  la  monarchie  et  le  triomphe  final 
du  Césarisme  militaire.  .Par-dessus  tout  cela,  Ri- 
varol possède  ce  charme  souverain  de  permettre 
le  rêve  à  l'imagination.  Il  a  cette  poésie  des  des- 
tinées inachevées.  Mort  vers  quarante-sept  ans,  à 
une  époque  de  perturbations  politiques  presque 
inouïes,  il  paraît  n'avoir  pas  rempli  tout  son  mérite. 
Comme  le  prince  de  Ligne,  cet  autre  adorable 
diseur  de  mots,  il  possède  plus  de  renommée  qu'il 
n'a  laissé  d'œuvres,  et,  derrière  ses  pages,  on  pres- 
sent, on  devine,  on  crée  aussi  un  Rivarol  qui  ne 
s'est  pas  donné,  mais  que  ses  fidèles  ont  connu 
improvisant  de  ces  discours  auxquels  Chênedollé 
ne  put  s'arracher  qu'en  prenant  la  poste  et  fuyant 
ce  magicien  de  la  causerie  comme  on  fuit  une 
femme  trop  aimée...  Admirer  Rivarol,  c'est  encore 
aujourd'hui  le  découvrir.  Sep'^ation  tentatrice!  Elle 
est  la  coquetterie  posthume  de  ce  coquet,  la  fatuité 


RIVAROI.  41 

suprême  de  ce  fat  qui  a  su  ne  demeurer  au-dessous 
d'aucune  de  ses  prétentions.  Il  y  a  donc  une  petite 
société  secrète  de  rivarolisants,  et  cette  société 
doit  être  en  fête  à  cette  heure.  Un  de  ceux  qui 
la  composent  et  auquel  on  devait  déjà  une  édi- 
tion soignée  des  oeuvres  choisies  du  maître, .  M.  de 
Lescure,  vient  de  ramasser  en  un  corps  de  récit 
tous  les  détails  relatifs  aux  diverses  phases  de  la 
vie  de  Rivarol.  Son  livre  s'appelle  :  Rivarol  et  la 
société  française  fendant  V Emigration  et  la  Révo- 
lution. Je  voudrais  prendre  texte  de  cet  excellent 
travail  pour  esquisser,  comme  en  deux  crayons,  le 
portrait  de  ce  personnage,  si  léger  et  si  profond, 
si  frivole  et  si  grave,  si  gracieux  et  si  éloquent, 
où  l'on  trouve  du  petit  abbé  de  salon  et  du  vision- 
naire presque  tragique.  Ce  sont  les  contradictions 
de  cette  nature,  taillée  à  facettes  comme  le  dia- 
mant, mais  comme  lui  scintillante  et  coupante,  que 
j'essayerai  de  montrer  d'abord  —  contradictions 
étonnantes  au  regard  superficiel,  car  ce  mystifica- 
teur qui  interpellait  son  secrétaire  par  la  phrase  fa- 
meuse :  a  Asseyez-vous  là,  je  vais  vous  dire  des 
bêtises,  ça  éveillera  vos  idées...  »  était  aussi  le 
trouveur  de  formules  définitives  qui  définissait 
le  temps  par  cette  image  superbe  :  «Rivage  de 
l'esprit,  tout  passe  devant  lui  et  nous  croyons  que 
c'est  lui  qui  passe...»  Après  avoir  suivi  dans  la 
société  parisienne  la  formation  de  cet  homme  si 
étrangement  compliqué,  j'essayerai  de  dire  com- 
ment ce  roi  des  salons  de  la  monarchie  finissante 
supporta  les  années  de  l'émigration.  Il  y  a  dans  le 


42  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

très  complet  ouvrage  de  M.  de  Lescure  les  éléments 
de  plusieurs  autres  essqis.  Il  m'a  semblé  que  ces 
deux-là  résumaient  pourtant  les  portions  les  plus 
intéressantes  de  cet  ouvrage. 


C'est  aux  environs  de  l'année  1780  que  Paris 
apprit  rexistence  de  ce  causeur  dont  il  devait  su- 
bir la  fascination.  Qui  était-il  et  d'où  venait-il? 
Qu'il  eût  de  l'esprit  comme  Voltaire,  qu'il  fût  frin- 
gant comme  un  roué,  beau  comme  un  Dieu  grec,  et 
redoutable  comme  un  bravo,  il  suffisait  pour  s'en 
convaincre  de  le  voir  une  fois  et  de  l'entendre.  Il 
s'était  montré.  Il  avait  parlé.  Il  avait  vaincu.  Mais 
on  ne  savait  même  pas  son  vrai  nom.  Il  était  arrivé 
vêtu  du  petit  manteau  et  affublé  du  titre  d'abbé 
Rivarol.  En  un  clin  d'œil  l'abbé  s'était  transformé 
en  chevalier  Rivarol  de  Parcieux.  Cependant  un 
très  authentique  de  Parcieux  ayant  protesté,  le 
nouveau  chevalier  avait  fait  contre  mauvaise  for- 
tune bon  cœur  et  rendu  le  nom  au  légitime  posses- 
seur :  «Il  en  a  plus  besoin  que  moi,»  avait-il  pu 
dire.  Ce  fut  alors  une  incarnation  nouvelle  et  dé- 
finitive. Le  chevalier  et  l'abbé  se  fondirent  dans 
la  personne  du  comte  de  Rivarol.  M.  de  Lescure 
établit  avec  une  précision  qui  semble  irréfutable 
que  réellement  l'ex-abbé  avait  tous  les  droits  à 


RIVAROL  43 

ce  nom  et  à  ce  titre.  Sa  famille  était  de  vieille  no- 
blesse italiemie.  Un  des  Rivaroli  ou  Rivareli  reve- 
nait d'Espagne  après  avoir  servi  dans  la  guerre 
de  Succession.  Il  traverse  Nîmes,  y  devient  amou- 
reux d'une  fille  de  condition  modeste  et  l'épouse. 
C'était  aux  environs  de  1720.  Cette  mésalliance 
coûta  au  noble  italien  sa  patrie  et  son  héritage, 
■ —  sa  patrie,  car  sa  femme  le  fit  s'installer  dans  le 
Languedoc;  son  héritage,  car  ses  parents  le  tinrent 
pour  mort.  Ce  Rivarol  était  le  grand-père  de  l'écri- 
vain. L'argent  manquait  à  la  famille,  et  quand 
notre  Rivarol  naquit,  vers  1753,  son  père  en  était 
r-éduit,  pour  vivre,  à  tenir  lui-même  ou  à  faire 
tenir  à  Bagnols  une  auberge  à  l'enseigne  des  Trois 
Pigeons.  C'était  de  quoi  jeter  un  voile  sur  le  blason 
héréditaire  qui  portait  :  au  premier,  d'or  à  l'aigle 
de  sable  éployée  et  couronnée,  et,  au  deux,  de 
gueules  au  lion  d'or,  avec  cette  devise  accordée 
par  l'empereur  Maximilien  :  Léo  menât  aqiiïlam. 
Mais  voilé,  mais  tombé  en  pauvreté,  ce  blason 
n'en  était  pas  moins  légitime,  et  l'auteur  du  Fetit 
Ahnanach  des  grands  hommes  ne  fit,  en  s'en  pa- 
rant à  nouveau,  que  reprendre  un  droit  qu'aucune 
dérogeance  ne  lui  avait  enlevé.  Seulem^ent  on  com- 
prend que  les  contemporains  ne  se  soient  pas 
donné  la  peine  d'exécuter  le  travail  de  recherches 
qui  était  nécessaire  pour  découvrir  l'authenticité 
de  la  noblesse  de  Rivarol.  Ils  préférèrent  reprocher 
au  railleur  impitoyable  le  métier  de  son  père  et 
les  incertitudes  de  ses  débuts.  Rivarol  aurait  pu 
répondre   comme   Casanova,   auquel    on    disputait 


44  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

son  titre  de  Seingalt  :  «L'alphabet  est  à  tout  le 
monde.»  Il  se  contenta  de  sourire  aux  affronts, 
en  beau  joueur  d'esprit  qu'il  est  demeuré  jusqu'à 
la  fin.  Ne  se  divertissait-il  pas  à  corriger  les  vers 
écrits  contre  lui?  De  telles  insolences,  plus  dures 
que  les  plus  dures  vengeances,  ne  sont  permises 
qu'aux  invincibles  ;  et,  sur  le  terrain  de  l'épi- 
gramme,  Rivarol  se  sentait  capable  de  porter  tou- 
jours et  à  tous  le  dernier  coup. 

S'imposer  au  grand  monde  avec  l'intégrité  de 
son  titre  et  par  la  seule  arme  de  son  esprit,  telle 
fut  donc  la  première  ambition  de  cet  homme  su- 
périeur. Cela  seul  excuse,  ou,  à  tout  le  moins, 
explique  l'importance  que  les  succès  de  salon  tin- 
rent dans  cette  âme  qui  dépensa  le  meilleur  d'elle 
à  ces  batailles  frivoles.  Dès  l'âge  de  trente  ans, 
Rivarol  eût  pu  viser  le  plus  noble  but  et  l'attein- 
dre. L'homme  qui  rencontrait,  dans  son  premier 
ouvrage  sérieux,  des  formules  comme  celle-ci  : 
«La  langue  française  est  la  seule  qui  ait  une  pro- 
bité attachée  à  son  génie»,  n'était  pas  né  pour 
s'accouder  à  une  table  de  souper^ et  faire  pétiller 
sa  pensée  comme  le  vin  de  Champagne  de  son 
verre,  —  juste  le  temps  de  vider  cette  flûte  de 
mousse  alcoolique  et  parfumée.  —  Mais  l'aiguillon 
de  la  déchéance  nobiliaire  et  de  la  paAivreté  pi- 
quait ce  cœur,  sublime  et  enfantin  tout  ensemble, 
à  la  place  malade  de  l'araour-propre,  et  la  glo- 
riole du  prestige  mondain  devint,  pour  lui,  l'ins- 
trument nécessaire  d'une  fortune  à  rétablir.  Ri- 
varol fit  carrière  de  causer,  comme  d'autres   fai- 


RIVAROL  45 

saient  carrière  de  se  battre.  C'est  le  secret  de  la 
disproportion  singulière  qui  se  remarque  entre  son 
œuvre  et  son  génie.  Imaginez-le  riche  d'une  ri- 
chesse héritée,  noble  d'une  noblesse  reconnue,  sa 
destinée  se  redresse  du  coup.  Sans  doute  il  eût 
soupe  et  il  eût  causé,  il  avait  besoin  de  ce  pétille- 
ment d'idées  et  de  mots  comme  on  a  besoin  de 
respirer.  Il  était  la  salamandre  de  cette  flamme 
d'esprit,  seule  atmosphère  oii  il  n'étouffât  point. 
Mais  il  eût  causé,  par  surcroît;  au  lieu  que  sa 
causerie  devint,  grâce  à ,  sa  situation  de  déclassé, 
l'essentiel  de  sa  vie  et  de  son  effort.  Il  n'eût  pas 
tendu  sa  merveilleuse  intelligence  à  l'inutile  ob- 
servation des  ridicules  de  ses  rivaux,  ni  déployé 
les  savantes  ressources  de  l'art  le  plus  délicat  à  ré- 
diger d'un  mot  inoubliable  cette  observation. 
Aussitôt  les  affaires  publiques  eussent  attiré  ces 
facultés  si  évidemment  créées  pour  les  spécula- 
tions de  l'ordre  le  plus  haut.  Avec  ce  sens  instinc- 
tif des  lois  de  la  vie  sociale  qui  lui  faisait  aper- 
cevoir les  conséquences  pratiques  des  théories,  — 
comme  un  géomètre  aperçoit  une  courbe  derrière 
une  formule  d'algèbre,  —  Rivarol  eût,  dès  la  veille, 
deviné  la  Révolution.  Il  n'eût  pas  connu  ce  cruel 
regret  de  parler  trop  tard,  à  l'heure  sinistre  où  la 
portée  des  idées,  l'énergie  des  conseils,  les  cons- 
tatations du  bon  sens  ne  font  qu'annoncer  jus- 
qu'où ira  la  force  aveugle  des  événements  et  pro- 
clamer notre  impuissance  à  leur  barrer  la  route. 
La  faculté  de  prévoir  sert  alors  à  redoubler  la 
sensation    des  misères   présentes   par   la  certitude 


46  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

des  misères  à  venir.  Ce  fut  précisément  l'heure  que 
choisit  Rivarol  pour  appliquer  à  l'analyse  de  la 
situation  de  la  France  la  merveilleuse  subtilité 
de  son  talent.  Et  à  cette  heure-là,  que  durent  peser 
à  ses  yeux  désabusés  les  triomphes  de  coterie  où 
il  s'était  tant  complu,  dans  l'âge  des  forces  entières 
et  de  la  virilité  inattaquée? 

Mais  regretta-t-il  vraiment  ce  gaspillage  de 
ces  forces  et  de  cette  virilité?  Il  est  permis  d'en 
douter  si  l'on  songe  que  ce  grand  jugeur  a  écrit 
quelque  part  que  certaines  paresses  sont  des  mé- 
pris, et  quand  on  se  représente  l'état  d'ivresse  in- 
tellectuelle où  il  vécut  aux  environs  de  sa  tren- 
tième année.  C'est  bien  aussi  à  cette  ivresse  qu'il 
a  dû,  lui,  le  profond  philosophe,  de  devenir  le 
représentant  illustre  de  la  frivolité  de  son  temps. 
Accompagnons-le  dans  sa  campagne  d'épigrammes 
contre  ses  ennemis  et  contre  ses  amis.  Car  il  n'épar- 
gnait pas  plus  les  uns  que  les  autres.  Entre  1778 
et  1783,  il  écrit  sa  lettre  sur  le  poème  des  Jardins  y 
adressée  à  l'abbé  Delille,  où  se  trouve  cette  ligne 
si  finement  comique  :  «Toujours  occupé  de  faire 
un  sort  à  chacun  de  ses  vers,  il  n'a  pas  songé  à 
la  fortune  de  l'ouvrage...»  Il  rime  sa  parodie  du 
songe  d' Ai  halte,  dirigée  contre  Mme  de  Genlis  et 
contre  Buffon.  Il  collabore  au  Mercure  du  libraire 
Panckoucke,  et  il  cause,  il  cause...  Les  journées 
s'en  vont  ainsi,  puis,  soudainement,  par  un  de  ces 
contrastes  dont  les  hommes  très  compliqués  peu- 
vent seuls  donner  l'exemple,  il  publie  coup  sur 
coup  un  Discours  sur  îuniversalïté  de  la  langue 


RIVAROL  47 

française  et  une  traduction  de  l'Enfer  du  Dante. 
Il  apparaît,  de  mondain  et  de  moqueur  qu'il  était, 
souverainement  réfléchi,  et  dans  la  splendeur  de 
ce  qui  fut  sa  qualité  maîtresse,  le  génie  de  l'expres- 
sion. On  l'avait  quitté  pamphlétaire,  il  se  révèle 
idéologue;  —  faiseur  de  bons  mots,  on  le  retrouve 
un  grand  et  mâle  prosateur.  Il  y  avait  dans  son 
Discours,  particulièrement,  une  telle  science  de  la 
phrase,  un  sentiment  si  complet  de  la  langue  et 
en  même  temps  une  si  virile  fermeté  de  doctrine 
que  même  l'envie  dut  se  taire  en  présence  d'une 
supériorité  indiscutable.  Le  Rivarol  profond  ve- 
nait de  se  montrer,  l'autre  ne  tarda  pas  à  reprendre 
son  rôle.  Au  lieu  de  poursuivre  ces  recherches 
d'idées  générales  pour  lesquelles  il  était  né,  voici 
que  le  railleur  de  salons  et  de  cafés  se  reprend  à 
son  œuvre  de  brocarts.  Il  s'associe  à  Champcenetz, 
a  son  clair  de  lune»,  comme  il  l'appelait,  et  tous 
les  deux  écrivent  le  Petit  Almanach  des  grands 
hommes  four  Vannée  iy88,  dans  lequel  ils  passent 
au  fil  de  l'esprit  le  plus  aiguisé  les  réputations  lit- 
téraires de  leur  temps.  Cela  va  depuis  Condorcet, 
dont  Rivarol  disait  qu'il  écrivait  avec  de  l'opium 
sur  des  feuilles  de  plomb,  jusqu'à  Joseph  Chénier, 
qu'il  devait  surnommer  plus  tard  a  le  frère  d'Abel 
Chénier  ».  Le  pamphlet  fit  le  tapage  qu'on  ima- 
gine, un  si  beau  tapage  qu'à  cinq  années  de  là, 
Rivarol  dut  échapper  par  l'émigration  aux  ran- 
cunes de  ses  victimes  de  V Almanach,  devenues  les 
jacobins  victorieux  de  la  Terreur. 
T»'uiours    ondoyant   et   contradictoire,    capable 


48  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

d'égaler  Montesquieu  et  s'amusant  au  rôle  de  per- 
sifleur des  Trissotins,  Rivarol  vit  débuter  la  Ré- 
volution avec  l'extraordinaire  lucidité  d'esprit  qui 
lui  était  propre,  et  si  la  tragédie  sanglante  de  cette 
•époque  lui  révéla  à  lui-même  sa  propre  valeur  de 
politicien,  elle  ne  guérit  pas  son  goût  de  la  mo- 
querie et  sa  manie  de  l'épigramme.  Il  comprit  dès 
le  début,  suivant  son  expression,  que  «  la  France 
recommençait».  Il  ne  fut  pas  la  dupe  des  gémis- 
sements et  des  efforts  de  la  noblesse  ou  du  cierge, 
pas  plus  qu'il  ne  fut  entraîné  par  l'exaltation  du 
peuple.  La  noblesse  et  le  clergé,  il  les  jugea  d'un 
mot  :  «  Ils  ont  »,  disait-il,  «  oublié  ce  principe  : 
Res  eodem  modo  conservantur  quo  gêner antur... 
Les  fortunes  se  conservent  par  les  mérites  qui  les 
ont  acquises.  »  Quant  aux  utopies  des  démocrates, 
il  n'y  croyait  point.  Il  disait  encore  :  «  On  ne  jette 
pas  brusquement  un  empire  au  moule...»  Que 
voulait-il  donc?  C'est  dans  l'e  Journal  politique 
national  qu'il  faut  chercher  les  applications  de 
ses  idées;  et  dans  ses  conseils  secrets  à  Louis  XVI 
on  en  trouvera  l'essence.  Il  disait  :  «  Songez-y  bien, 
Sire,  lorsque  l'on  veut  empêcher  les  horreurs  d'une 
révolution,  il  faut  la  vouloir  et  la  faire  soi-même.» 
Il  ajoutait  :  «Les  rois  de  France  ont  toujours 
péri  ou  se  sont  conservés  par  la  partie  forte  de 
leur  temps...  Il  fallait  que  Sa  Majesté  renonçât 
à  l'appui  de  l'Eglise  et  de  la  Noblesse  pour  régner 
désormais  par  la  partie  forte,  je  veux  dire  par  les, 
maximes  populaires.  »  C'est  donc  clans  l'alliance  du 
principe  monarchique  et  du  Tiers  Etat,  en  un  mot 


RIVAROL  4^ 

dans  la  royauté  constitutionnelle,  que  Rivarol 
voyait  la  seule  chance  de  salut  pour  l'ancien  ré- 
gime; —  de  salut,  non,  mais  de  transformation. 
Devançant  sur  ce  point  presque  tous  les  esprits 
de  son  temps,  il  considère  l'Etat  comme  un  orga- 
nisme. L'expression  :  le  corps  politique,  revient 
^ans  cesse  sous  sa  plume.  —  Mais  comme  il  est,  en 
même  temps  qu'un  philosophe,  un  Italien  et  un 
homme  de  médiocre  scrupule,  il  passe  de  cette 
théorie  supérieure  à  des  conseils  d'un  machiavé- 
lisme singulièrement  mesquin.  Le  changement  de 
ton  est  piquant  et  montre  à  plein  combien  cet 
homme  était  composé  d'éléments  disparates,  plus 
piquant  encore  si  l'on  se  souvient  que  ce  même 
théoricien  profond  de  la  royauté  aux  abois  s'est 
fait,  dans  ce  début  de  la  Révolution,  le  polémiste 
cynique  et  violent  des  Actes  des  Apôtres.  Tout 
Rivarol  est  dans  ces  oppositions.  La  pensée  chez 
lui  est  d'un  philosophe  de  premier  ordre;  l'esprit 
est  d'un  incorrigible  railleur.  Avec  cela,  il  y  a 
dans  ses  actions  une  certaine  facilité  immorale  qui 
lui  est  commune  avec  beaucoup  de  personnages 
de  son  temps.  Et  cependant,  comme  ni  le  Journal 
politique  national  ni  les  Actes  des  Apôtres  n'avaient 
empêché  la  Révolution  de  marcher,  cet  ancien  ré- 
gime dont  Rivarol  était  le  fils,  mais  si  lucide, 
continua  d'agoniser  ;  et  l'écrivain  dut  quitter  la 
France  pour  n'y  plus  rentrer,  emportant  dans  l'émi- 
gration toutes  ses  qualités  de  maître  prosateur  et 
de  raisonneur  incomparable,  et  tous  ses  défauts 
de  persifleur  inguérissable. 


50  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 


II 


Quand  il  se  décida,  l'un  des  derniers  et  bien  à 
contre-cœur,  à  ce  départ  définitif,  il  allait  avoir 
quarante  ans.  C'était  une  existence  à  refaire  et  aux 
environs  de  cet  âge  qui,  pour  la  plupart  des  hom- 
mes, marque  le  commencement  de  la  période  repo- 
sée. La  violente  marée  de  la  Révolution,  en  roulant 
ses  lames  le  long  de  la  grève  sociale,  brisa  ainsi 
bien  des  ancres,  siur  la  foi  desquelles  de  calmes 
destinées  espéraient  séjourner  toujours.  Rivarôl, 
lui,  supporta  courageusement  son  malheur,  et, 
comme  le  Robinson  de  Daniel  de  Foë,  il  entassa 
dans  la  chaloupe,  qu'il  lui  fallait  remettre  à  flot, 
tout  ce  qu'il  put  sauver  du  naufrage.  Ce  fut,  cette 
cargaison  de  la  suprême  aventure,  un  peu  d'argent 
d'abord,  les  quelques  rouleaux  de  louis  qu'avait 
procurés  à  son  rédacteur  le  Journal  foUtïque  na- 
tional. Ce  furent  les  quelques  sacs  soigneusement 
fermés  où  l'homme  de  lettres  mettait  à  l'abri  ses 
notes  les  plus  précieuses.  Ce  fut  une  provision 
d'esprit  et  de  belle  humeur  qui  ne  s'épuisa  ja»- 
mais...  Et  ce  fut  aussi  Manette.  Ah!  Manette/! 
Elle  seule  eût  suffi  à  rendre  au  sentimental  et  scc/p- 
tique  Rivarol  la  a  vie  vivable  »  —  vita  vitalis, 
comme  disaient  énergiquement  les  anciens.  Elle 
était  jolie  et  légère,  ignorante  et  capricieuse.  Ses 


RIVAROL  51 

moeurs  ne  valaient  pas  beaucoup  mieux  que  celles 
de  sa  presque  homonyme  Manon  Lescaut,  mais 
Rivarol  l'aimait,  —  et  cela  suffit.  Il  l'aimait,  d'un 
singulier  amcmr  et  qui  n'allait  pas  jusqu'à  l'illu- 
sion, si  nous  en  croyons  l'épître  qu'il  lui  adressa 
un  jour  : 

...  Ah  !  conservez-moi  bien  tous  ces  jolis  zéros 

Dont  votre  tête  se  compose. 

Si  jamais  quelqu'un  vous  instruit, 

Tout  mon  bonheur  sera  détruit, 

Sans  que  vous  y  gagniez  grand'chose. 
Ayez  toujours  pour  moi  du  goût  comme  un  beau  fruit, 

Et  de  l'esprit  comme  une  rose!.., 

l^.îais  c'est  précisément  cette  ignorance  de  fleur, 
c'est  l'inconsciente  simplicité  de  cette  nature  que 
cet  intellectuel  adorait.  Pourquoi?  Et  pourquoi 
Gœthe  et  Henri  Heine  ont-ils  attaché  leur  cœur, 
comme  Rivarol,  à  des  femmes  qui  ne  soupçon- 
naient rien  de  leur  génie?  Pourquoi  le  poète  des 
Fleurs  du  mal  commence-t-il  un  madrigal  à  sa 
maîtresse  par  cet  hémistiche  :  «Sois  charmante  et 
tais-toi?...»  Pourquoi  l'analyste  des  Consolations 
et  de  Joseph  Delonne  soupire-t-il  à  la  sienne  : 

Et  ton  sourire  en  sait  plus  long  que  le  génie  ?... 

Pour  une  certaine  race  d'hommes  supérieurs,  et 
à  un  moment  de  leur  vie,  il  semble  que  la  femme 
aimée  ne  soit  plus  qu'un  prétexte.  Le  rcve  qu'ils 
forment  à  son  occasion  leur  appartient  en  propre, 
et  ils  ne  lui  en  dévoilent  pas  la  beauté,  persuadés 
qu'elle  ne  comprendrait  pas  cette  poésie  dont  elle 
est  la  cause  involontaire.  Comme  les  pères  du  ce- 


52  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

lèbre  concile,  ces  hommes  discuteraient  sérieuse- 
ment la  question  de  savoir  si  les  femmes  ont  une 
âme,  et,  ne  croyant  guère  à  cette  âme,  ils  deman- 
dent à  leur  compagne  de,  leur  montrer  des  yeux 
profonds,  un  tendre  sourire,  des  gestes  menus,  et, 
par-dessus  tout,  d'être  naturelle.  Car  cette  femme 
ignorante  et  jeune  a  pour  ces  excédés  de  raffine- 
ment un  attrait  suprême,  la  spontanéité.  S'il  entre 
un  peu  de  mépris  dans  cette  sorte  de  galanterie 
caressante,  qui  renonce  d'avance  aux  nobles 
ivresses  de  l'amour  partagé,  il  s'y  rencontre  aussi 
beaucoup  de  la  mélancolie  qui  saisit  l'Henri  VI 
de  Shakespeare  devant  une  hutte  de  berger  :  «  Oh  ! 
Dieu  !  il  me  semble  qu'on  serait  heureux  de  mener 
cette  vie,  de  s'asseoir  sur  cette  colline,  comme  j'y 
suis  assis  maintenant...  Quelle  vie  serait  celle-là, 
comme  elle  serait  douce,  comme  elle  serait  aima- 
ble! Est-ce  que  le  buisson  d'aubépine  ne  donne 
pas  aux  bergers  qui  surveillent  leurs  sots  moutons 
une  ombre  plus  douce  que  le  dais  aux  riches  bro- 
deries n'en  donne  aux  rois  qui  craignent  la  trahi- 
son de  leurs  sujets?  Oh!  oui,  plus  douce,  mille 
fois  plus  douce!...»  J'imagine  qu'à  regarder  le  fin 
profil  de  Manette,  à  écouter  son  babil  d'oiseau, 
Rivarol  songeait  de  même  :  —  «  Cette  facile  et 
légère  façon  de  goûter  la  vie  n'est-elle  pas  supé- 
rieure à  toutes  les  vaines  complications  de  ce  que 
mes  admirateurs  appellent  mon  esprit?...»  —  Et  il 
la  contemplait,  et  il  l'enviait,  et  il  en  raffolait,  et 
elle  le  trompait  sans  doute.  Cela  faisait  une  ten- 
dresse qui  avait  le  charme  du  caprice  avec  un  peu 


RIVAROL  53 

de  ramertume  de  la  passion.  C'était  une  tendresse, 
pourtant,  et  assez,  orofonde  pour  qu'en  s'en  allant 
de  Paris  l'émigré  ait  emmené  cette  amie  des  heu- 
reux jours,  afin  de  conioler  les  mauvais. 

Les  mauvais?  Non.  Car  avec  de  la  curiosité  on 
supporte  tout,  et  Rivarol,  qui  de  Paris  se  rendit 
d'abord  à  Bruxelles,  eut  aussitôt  de  quoi  exercer 
les  dons  d'observateur  qui  étaient  en  lui.  Les 
plus  piquantes  pages  du  livre  de  M.  de  Lescure 
sont  consacrées  à  peindre,  d'après  les  témoignages 
contemporains,  la  scène  et  les  acteurs  qui  furent 
l'objet  de  cette  observation.  Si  les  émigrés  n'avaient 
pas,  suivant  l'expressive  et  triviale  formule  de  ce 
brigand  de  Danton,  emporté  leur  patrie  à  la  se- 
melle de  leurs  souliers,  ils  avaient,  certes,  emporté 
leurs  ridicules.  C'était  l'intermède  grotesque,  dans 
cette  absurde  tragi-comédie  de  la  Révolution  fran- 
çaise, que  le  spectacle  de  leurs  mœurs  disparates  et 
de  leurs  fantaisies  singulières.  Il  y  avait  l'émigré 
frivole,  qui  tenait  avant  toutes  choses  à  ne  pas 
perdre  le  ton  de  Paris.  Paris  chantait  la  Marseil- 
laise et  la  Carmagnole.  L'émigré  frivole  apprenait 
les  airs  de  ces  terribles  chansons.  Il  adaptait  à  ces 
airs  des  paroles  royalistes,  puis  il  finissait  par  chan- 
ter bravement  les  paroles  républicaines,  —  pour  être 
edans  le  train»,  comme  nous  dirions  aujourd'hui. 
Il  y  avait  l'émigré  par  vanité,  le  monsieur  Jour- 
dain affamé  de  noblesse  et  qui  avait  quitté  la 
France  afin  de  manifester,  par  sa  fuite,  ses  droits 
à  la  persécution.  Le  prince  de  Ligne  disait  plai- 
samment ;  «Certaines  gens  se  sont  flattés  deire 


54  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

des  gentilshommes  en  émigrant,  de  sorte  qu'un  des 
résultats  de  l'émigration  aura  été  de  vulgariser  la 
noblesse...»  Il  y  avait  aussi  l'émigré  bravache, 
toujours  prêt  à  couper  la  gorge  de  quelque  autre 
émigré,  royaliste  comme  lui,  brave  comme  lui,  mais 
qui  se  serait  permis  de  n'avoir  pas  tout  à  fait  les 
mêmes  idées  sur  la  réorganisation  future  de  la 
France,  —  au  lendemain  de  la  victoire  !  Cet  émigré- 
là  ne  se  contentait  pas  de  vendre  la  peau  de  l'ours 
encore  en  vie,  il  se  faisait  tuer  pour  l'emploi  de 
cette  peau,  toujours  à  conquérir.  Il  y  avait  enfin, 
et  comme  il  arrive  d'ordinaire  c'était  l'espèce  la 
plus  malheureuse,  l'émigré  lucide,  qui  voyait  les 
fautes  commises,  l'avenir  impénétrable,  le  dévoue- 
ment inutile,  et  qui  se  dévouait,  quand  même. 
On  pense  bien  que  Rivarol  appartenait  à  cette 
catégorie  des  héros  sans  illusions.  Il  avait  jadis, 
dans  un  de  ses  mémoires  au  roi  Louis  XVI  et 
dès  1792,  écrit  cette  phrase  :  «Les  émigrants,  sans 
s'en  douter,  ont  donné  jusqu'ici  un  grand  degré 
d'énergie  à  l'Assemblée.  Ce  sont  les  terreurs  qu'ils 
inspirent  qui  rallient  tous  les  cœurs  et  tous  les 
esprita  autour  du  Corps  législatif.»  La  stérile 
agitation  de  Bruxelles  ne  devait  pas  changer  les 
opinions  de  ce  perspicace  dissecteur  de  cons- 
ciences auquel  s'applique  si  bien  une  de  ses 
phrases  :  «  Au  lieu  de  vous  demander  combien 
vous  avez  de  facultés,  on  pourrait  vous  poser  cette 
question  :  Par  combien  d'endroits  fouvez-vous  être 
blessé?. . .  » 

II  vécut  cependant,  grâce  à  ces  contradictions 


RIVAROL  55 

étranges  qui  avaient  causé  les  insuffisances  de  sa 
destinée  littéraire.  Le  philosophe  qui  était  en  lui 
apercevait  la  misère  des  temps,  et  le  moqueur  en 
riait  de  ce  rire  implacable  dont  ses  «mots»  d'alors 
nous  ont  gardé  l'écho  persifleur  :  «  Les  coalisés  », 
disait-il,  «ont  toujours  été  en  retard  d'une  armée, 
d'une   année  et   d'une   idée...  »,   et   à   son   ami    le 
banquier  David  Cappadoce-Pereira,  auquel  il  adres- 
sait  des   lettres   intimes  que   M.    de   Lescure   pu- 
blie le  premier,  il  écrivait  de  Bruxelles  :  «Il  y  a 
assez  de  ridicule  ici  et  assez  d'infortune  à  Paris 
pour  qu'on  puisse  rire  d'un  œil  et  fleurer  de  Vau- 
tre...s»  Cela  fait  songer  à  la  jolie  phrase  du  jour- 
nal de  Gavarni,  qui  fut,  comme  Rivarol,  un  élé- 
gant,   comme    lui   un   philosophe,    comme   lui   un 
artiste  à  la  fois  célèbre  et  méconnu   :  a  Mais  les 
absents,  mais  les  femmes  absentes,  les  femmes  qui 
voyagent,  qui  vous  emportent  l'âme  par  monts  et 
par  vaux,  vous  pleurent  d'un  œil  et  rient  de  Vautre 
d'être  libres   de  vous .'...-»   Cette  définition   de   la 
dualité  féminine  eût  ravi  Rivarol,  et  il  aurait  pu 
se  reconnaître  dans  le  portrait.  C'était  lui  tout  en- 
tier, ces  larmes  et  ce  sourire,  cette  vision  tragique, 
presque  prophétique,  et  ce  badinage  à  côté.  On  le 
vit  bien  quand  il  quitta  Bruxelles  pour  Londres, 
la  seconde  escale  de  son  voyage  d'émigration,  et 
qu'il  s'y  retrouva  aussi  hardi  condottiere  de  con- 
versation  qu'aux   beaux    soirs    de   jeunesse,    —    à 
Hambourg  pareillement,  sa  troisième  escale,  et  à 
Berlin,  sa  dernière.  —  Et  c'est  bien  de  ce  badinage 
qu'il  mourut  tout  jeune  encore,  victime  du  plaisir 


S6  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

enfantin  qu'il  éprouvait,  lui  le  grand  écrivain,  lui 
le  profond  politique,  à  souper  en  causant  avec  des 
convives  transportés.  Il  a  tout  sacrifié  à  ce  plaisir- 
là,  et  son  œuvre  littéraire  et  son  œuvre  politique, 
étrange  prodigue  qui  aura  dépensé  ses  plus  belles 
heures  à  faire  des  ricochets  sur  l'eau,  avec  des 
pièces  d'or! 

Représentez-vous  le  Rivarol  de  Hambourg  et  de 
Berlin,  et  ses  journées.  Il  est  couché  dans  son  lit, 
très  tard,  le  visage  pâli  par  l'abus  de  la  chambre 
close,  et  il  tient  salon,  car  ses  admirateurs  arrivent 
chez  lui  aussitôt  qu'ils  peuvent.  A  peine  levé,  il 
se  met  à  table  et  il  déjeune  en  causant.  L'après- 
midi  se  passe  à  des  promenades  et  à  des  visites,  le 
soir  à  ce  souper  attendu  par  les  fidèles,  et  toujours 
le  conversationniste  jette  aux  intelligences  de  ses 
auditeurs  la  pâture  vivante  de  son  prodigieux 
esprit.  Il  a  un  traité  avec  l'éditeur  Fauche,  qui  lui 
avance  mille  francs  par  mois  sur  un  dictionnaire 
à  publier  bientôt.  A  peine  s'il  a  pu  prendre  sur 
lui  d'écrire  une  partie  de  la  préface.  Il  a  une  mis- 
sion secrète  du  roi  Louis  XVIII  auprès  du  roi  de 
Prusse.  Il  n'a  même  pas  été  reçu  à  la  cour,  et  il 
s'en  console  en  parlant,  avec  sa  verve  accoutumée, 
dans  un  cercle  de  femmss  qui  se  disputent  ses 
regards.  Il  est  pourtant  plus  réfléchi  qu'il  ne  l'a  ja- 
mais été.  Ses  convictions  se  précisent  d'année  en 
année.  Il  avait  professé  une  sorte  de  sensualisme  à 
la  C(indillac,  dans  un  des  opuscules  de  sa  jeu- 
nesse; il  aboutit  maintenant  à  la  morale  religieuse. 
«  Les  philosophes  »,  disait-il,  «  sont  plus  anato- 


RIVAROL  57 

mistes  que  médecins;  ils  dissèquent  et  ne  gué- 
rissent point.  »  Ses  formules  politiques  deviennent 
plus  nettes  et  il  médite  un  travail  déânitif  sur  le 
«corps  social».  En  même  temps  son  goût  litté- 
raire achève  de  s'affirmer.  Ses  jugements  portent  de 
plus  en  plus  l'empreinte  de  cette  décision  qui  im- 
pose la  certitude...  Que  de  motifs  pour  être  éco- 
nome de  son  temps  et  de  ses  forces  !  Mais  la  vo- 
lupté de  la  dissipation  était  plus  puissante.  A 
souper  ainsi  tous  les  soirs,  —  pour  causer,  —  Ri- 
varol  tua  sa  santé.  Il  mourut  en  iSoi,  d'une  ûèvre 
intestinale.  Il  avait  été,  pour  tous  ses  compagnons 
d'émi'gration,  la  patrie,  car  il  en  incarnait  les  dons 
les  plus  contrastés  :  le  merveilleux  bon  sens  et  la 
frivolité  coquette,  l'élégance  incomparable  et  la 
généreuse  expansion.  Il  est  demeuré  ce^te  patrie 
pour  nous,  qui  l'entrevoyons  derrière  ses  livres 
inachevés.  C'est  pour  cela  que  nous  devons  une 
reconnaissance  aux  historiens  qui  nous  permettent 
d'écarter  le  voile  et  de  nous  rapprocher  de  ce  char- 
mant et  profond  Français.  Aucun  ouvrage  plus 
que  celui  de  ■\I.  de  Lescure  n'aidera  le  lecteur  à 
ce  rapprochement  délicieux. 


IV 

CHATEAUBRIAND^'^ 


Nos  plus  doux  pèlerinages  au  pays  des  ombres 
ne  sont  pas  ceux  que  nous  accomplissons  vers  le 
souvenir  des  morts  que  nous  avons  connus  et  ai- 
més. Il  est  si  rare  que  nous  puissions  nous  rendre 
la  justice  de  leur  avoir  prodigué  assez  de  ten- 
dresse, quand  ils  vivaient  !  Qui  n'a  éprouvé  au 
contraire  combien  sont  pures  de  cuisants  regrets, 
combien  exemptes  d'amertume  les  promenades  de 
l'imagination  dans  un  passé  plus  lointain,  auquel 
nous  n'avons  jamais  été  mêlés?  Qui  n'a  goûté,  par 
exemple,  —  j'entends  parmi  ceux  dont  la  tête  est  j 
demeurée  capable  d'un  peu  de  fantaisie  poétique, 
■ —  des  minutes  d'une  émotion  délicieuse  devant  le 
portrait  d'une  des  princesses  du  temps  jadis,  ap- 
pendu  à  quelque  mur  d'un  musée?  Cela  est  tout 
à  la  fois  incertain,  comme  le  songe,  mélancolique 

(i)  A  propos  du  livre  de  M.  A.  Bardoux  t  la  Comtesse  Paw 
Une  de  Beaumont  (1884) . 


CHATEAUBRIAND  F.g 

comme  la  pitié,  caressant  et  léger  comme  une  pre- 
mière pensée  d'amour.  Dans  un  éclair,  on  a  la 
vision  de  l'âme,  inaccessible  pour  toujours,  et  qui 
s'est  manifestée  une  fois  par  cette  forme  mainte- 
nant évanouie.  Il  y  a  ainsi  dans  une  des  salles  du 
Palais-Rouge,  à  Gênes,  une  toile  peinte  par  Van 
Dyck,  et  qui  représente  une  marquise  Paola  Bri- 
gnole  Sale,  devant  laquelle  il  semble  impossible 
que  le  visiteur  n'éprouve  pas  cette  sorte  d'ensorcel- 
lement. Mince  et  droite  dans  sa  robe  d'un  vert 
presque  noir,  avec  une  torsade  de  perles  dans  ses 
cheveux  sombres,  elle  tient  entre  ses  doigts  longs 
et  blancs  un  œillet  rouge.  Ses  yeux  bruns  luisent 
dans  son  fin  visage  d'une  pâleur  ambrée.  On  la 
regarde,  et  soudain  on  subit  le  charme  d'énigme 
de  cette  beauté  singulière.  On  est  tout  près  de 
dire  la  phrase  de  Sénancourt,  que  Michelet  cite 
avec  des  larmes  au  début  d'un  de  ses  livres  :  aO 
femme  que  j'aurais  aimée!...»  Il  suffit  encore,  pour 
que  cette  rêverie  indéterminée  surgisse  en  nous, 
d'un  mot  rencontré  dans  un  volume  de  mémoires 
ou  de  correspondance,  —  mot  qui  nous  révèle 
toute  une  délicate  et  passionnée  manière  de 
sentir.  Quand  l'une  des  plus  charmantes  d'entre 
les  femmes  qui  eurent  leurs  seize  ans,  —  il 
y  a  cent  ans,  —  la  comtesse  Pauline  de  Beau- 
mont,  comprit  qu'elle  allait  mourir,  elle  voulut 
revoir  Chateaubriand,  et  elle  se  mit  en  route  pour 
l'Italie  où  il  se  trouvait.  Ils  visitèrent  la  cas- 
cade de  Terni.  La  malade  fit  un  effort  pour  se 
lever   de   la  voilure,    puis   elle  se  rassit  et   mur- 


6o  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

mura  :  «Il  faut  laisser  tomber  les  flots!...»  Com- 
ment ne  pas  deviner,  rien  qu'à  cette  parole  d'uno 
résignation,  si  gracieuse  dans  sa  forme  et  si  déses- 
pérée cependant,  tout  ce  qui  fut  l'incomparable 
attrait  de  cet  esprit  de  femme?...  Mais  nous  quit- 
tons le  musée,  nous  fermons  le  livre,  et  notre  atten- 
drissement a  bientôt  fait  de  se  dissiper.  Si  l'on 
veut  citer  des  modèles  accomplis  de  ces  passions 
rétrospectives  pour  des  fantômes  qu'aucune  magie 
ne  saurait  plus  évoquer  sous  la  lumière  du  jour, 
avec  l'éclat  de  leur  regard,  l'harmonie  de  leur 
geste,  la  suavité  de  leur  sourire,  c'est  parmi  les 
historiens  qu'il  faut  chercher.  M.  Cousin  a  pré- 
senté un  exemple  célèbre  de  ce  mirage  sentimental, 
et  l'on  sait  que  Mme  de  Longueville  fut  aussi 
vivante  pour  lui  qu'elle  avait  pu  l'être  pour  un  de 
ses  admirateurs  du  temps  de  la  Fronde.  On  ne 
compte  plus  les  amoureux  de  Marie  Stuart  et  de 
Marie-Antoinette,  les  deux  reines  si  belles  et  si 
imprudentes,  si  calomniées  et  si  malheureuses. 
Sourie  qui  voudra  de  ces  cristallisations  posthumes 
auxquelles  se  livre  la  fantaisie  des  érudits  !  Un 
poète  qui  se  connaissait  en  douleurs,  cet  Henri 
Heine  dont  Vlntermezzo  reste  le  plus  ardent  livre 
d'amour  de  notre  époque,  disait  dans  ses  derniers 
jours  :  «Je  n'ai  jamais  aimé  que  des  statues  et 
que  des  mortes...» 


CHATEAUBRIAND 


Elles  ont  été  les  plus  heui'euses  inspiratrices  de 
son  génie,  ces  disparues  auxquelles  Henri  Heine  pen- 
sait si  follement,  puisqu'elles  lui  ont  fait  écrire 
les  pages  du  Tambour  Legrand,  et  les  Réminis- 
cences du  Livre  de  Lazare.  C'est  qu'en  toute  chose, 
poésie  ou  histoire,  la  sympathie  est  la  grande  mé- 
thode. Un  écrivain  distingué  auquel  nous  devions 
déjà  une  remarquable  étude  sur  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  '\l.  A.  Bardoux,  vient  de  le  prouver 
une  fois  de  plus  en  nous  donnant,  précisément  sur 
Mme  de  Beaumont,  l'amie  de  Chateaubriand,  un 
essai  d'un  charme  tout  à  fait  rare.  Il  semble  bien 
qu'en  composant  cet  ouvrage  il  ait  cédé  à  un 
attrait  analogue  à  celui  que  Mme  de  Longueville 
exerçait  sur  M.  Cousin,  tant  il  a  mis  de  pitié,  j'al- 
lais dire  de  tendresse,  à  dessiner  le  profil  de  la 
frêle  et  fière  jeune  femme  que  ses  amis  appelaient 
l'hirondelle  (i).  C'est  avec  une  émotion  communi- 

(i)  C'était  en  effet  l'hirondelle  de  la  légende  païenne,  celle 
qu'accompaçne  pour  toujours  le  souvenir  de  la  mort  des  siens 
et  du  sang  répandu.  La  Terreur  avait  tué  toute  sa  famille,  et, 
si  elle  avait  voulu  être  heureuse,  elle  aurait  entendu  des  voix 
d'outre-tombe  lui  soupirer,  comme  Itylus  à  Procné,  dans  le 
poème  de  l'anglais  Swinburne  :  «  O  hirondelle,  ma  sœur,  6 
douce  et  légère  hirondelle,  —  pourquoi  t'envoler,  après  le  prin- 
temps, vers  le  Sud,  —  le   Sud  enrhnnté  où  ton  cœur  habite  P 


6a  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

cative  qu'il  nous  décrit  :  «sa  bouche  spirituelle, 
ses  yeux  profonds,  fendus  en  amande,  d'une  sua- 
vité extraordinaire  et  à  demi  éteints  par  la  lan- 
gueur, sa  longue  chevelure,  sa  taille  élégante  et 
souple  ».  Et  ailleurs,  avec  quelle  mélancolie  il  nous 
la  montre  âgée  de  trente  ans,  au  lendemain  de  la 
Révolution,  brisée  d'avoir  vu  son  père,  M.  de  Mont- 
morin,  massacré  aux  journées  de  septembre,  sa 
mère,  sa  sœur  et  son  frère,  guillotinés  après  un  ju- 
gement hâtif  :  les  souffrances  ont  amaigri  et  pâli 
ce  visage  encadré  par  la  coiffure  à  la  mode  du 
Directoire.  Le  châle  est  noué  autour  de  la  taille. 
Le  regard  noyé  par  les  larmes  est  encore  «adouci», 
et  M.  Bardoux  cite,  comme  pour  son  propre 
compte,  ce  mot  d'un  ajni,  le  sensitif  Joubert  :  «  On 
n'aime  pas  impunément  ces  êtres  fragiles  qui  sem- 
blent n'être  retenus  à  la  terre  que  par  quelques 
liens  prêts  à  se  rompre.  »  Et  il  se  reprend  à 
peindre  ce  corps,  souple  et  trop  mince,  oii  se  réunis- 
saient l'élégance  d'une  Florentine  de  la  Renais- 
sance et  les  grâces  d'une  patricienne  de  Paris.  Il 
l'évoque  de  nouveau,  irrésistible,  «quand  elle  pas- 
sait, enveloppée  d'un  châle  blanc,  toute  mignonne 
avec  la  ûnesse  de  son  allure,  et  comme  éclairée 
dans  sa  pâleur  par  l'éclat  de  ses  yeux  ».  Ce  lui  est 
un  bonheur  d'avoir  recueilli,  à  travers  beaucoup 
de  papiers  inédits,  les  preuves  de  la  parfaite  hon- 
nêteté politique  du  père  de  cette  créature  exquise, 

Est-ce  que  le  chagrin  des  vieux  jours  ne  te  suivra  pas?  Est-r 
que  ta  chanson  ne  s'arrêtera  pas  dans  ta  gorge? —  As-tu  oublié 
ce  que  je  n'oublie  pas  ?...  » 


CHATEAUBRIAND  6^ 

ce  comte  de  Montmorin  qui  fut  le  premier  ministre 
des  affaires  étrangères  de  la  Révolution.  C'est  avec 
reconnaissance  qu'il  dénombre  les  preuves  de  l'ami- 
tié idéale  dont  ce  même  Joubert  entourait  l'isolée. 
Il  y  a  presque  de  la  jalousie  dans  le  récit  qu'il 
fait  de  la  retraite  à  Savigny.  Pauline  de  Beaumont 
avait  loué  une  petite  maison  de  campagne  dans  ce 
village.  Elle  y  amena  Chateaubriand,  qui  séjourna 
plus  de  six  mois  auprès  d'elle,  à  refondre  le  Génie 
du  christianisme  dont  son  hôtesse  copiait  de  sa 
main  les  citations.  «  Heureux  »,  s'écrie  l'historien, 
«heureux  l'artiste  qui  peut  inspirer  à  une  femme 
spirituelle  et  intimidée  de  pareilles  sollicitudes!» 
Longuement,  douloureusement,  il  marque  les  étapes 
du  suprême  voyage  de  la  mourante,  en  train  d'al- 
ler, contre  toute  prudence  humaine,  du  Mont-Dore 
à  Rome  afin  d'entendre  encore  la  voix  de  René.  Il 
a  lui-même  accompli  le  pèlerinage  de  Rome  pour 
visiter  dans  l'église  de  Saint-Louis  le  tombeau  de 
Pauline.  «Il  nous  semblait»,  dit-il,  «qu'après  nous 
être  incliné  sur  ses  cendres,  nous  serions  plus  digne 
de  parler  d'elle.  »  Il  a  contemplé  le  bas-relief  dont 
M.  Bertin  avait  fourni  le  délicat  motif  :  Pauline 
de  Beaumont  est  couchée  sur  son  lit  et  montre 
d'une  main  les  portraits  des  siens,  au-des;sous  des- 
quels est  gravé  le  mot  de  Rachel  .-  Quia  non  suntf 
—  C'est  parce  qu'ils  ne  sont  plus  que  je  m'en  vais 
du  monde.  —  Ce  livre  aussi  ressemble  à  ce  bas- 
relief  funéraire  par  la  poétique  mélancolie  dont  il 
est  empreint  et  par  la  profonde  intelligence  de  la 
destinée   malheureuse   à   laquelle  il   est   consacré. 


64  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Mais,  comme  il  est,  en  même  temps  que  l'œuvre 
d'un  historien,  celle  d'un  moraliste,  il  ne  se  con- 
tente pas  d'évoquer  une  charmantie  image,  il  sou- 
lève à  l'occasion  de  l'amie  de  Chateaubriand  bien 
des  problèmes  de  psychologie  féminine  et  sociale. 
Ce  sont  quelques-uns  de  ces  problèmesi  que  nous 
voudrions  au  moins  indiquer  dans  ce  qu'ils  ont  de 
presque  contemporain.  Il  y  a  dans  la  physionomie 
spéciale  du  salon  de  Mme  de  Beaumont,  dans  la 
nature  de  son  influence  sur  le  talent  de  l'auteur 
des  Martyrs  et  dans  la  nuance  de  son  amitié  aîvec 
Joubert  de  quoi  fournir  texte  à  bien  des  réflexions. 
Voici,  me  semble-t-il,  celles  qui  se  présentent  tout 
d'abord. 


II 


C'est  aux  environs  de  1800  que  Mme  de  Beau- 
mont,  installée  dans  un  appartement  de  la  rue 
Neuve- du-Luxembourg,  dont  les  fenêtres  ouvraient 
sur  le  jardin  du  ministère  de  la  Justice,  commença 
de  réunir  habituellement  autour  d'elle  et  ses  amies 
et  ses  amis.  Là  venaient  presque  tous  les  soirs 
Mmes  de  Pastoret,  de  Levis  et  de  Vintimille;  là 
aussi  M.  Joubert  et  M.  Pasquier,  M.  de  Fontanes 
et  M.  Mole.  Plus  tard,  ce  fut  le  tour  de  M.  de  Chê- 
nedollé  et  celui  de  M.  de  Bonald.  M.  Guéneau  de 
Mussy  était  encore  un  des  fidèles.  Mme  de  Staël 


CHATEAUBRIAND  65 

apparaissait  par  intervalles,  et,  j'ai  gardé  le  nom 
plus  glorieux  pour  le  dernier,  c'est  là  que  Chateau- 
briand connut  les  premiers  enivrements  du  génie 
reconnu.  Tous  ceux  qui  ont  traversé  ce  petit  monde 
en  gardèrent  un  souvenir  qui  ne  s'effaça  jamais. 
Sans  doute,  la  grâce  aérienne  de  la  maîtresse  de 
la  maison  entrait  pour  quelque  chose  dans  cet  en- 
chantement. Joubert  la  comparait  à  ces  figures 
d'Herculanum  «qui  coulent  sans  bruit  dans'  les 
airs».  Cette  grâce  seule  n'eût  pas  suffi.  Pauline  de 
Beaumont  pouvait  bien,  comme  toutes  les  femmes 
spirituelles  et  fines,  présider  un  salon  avec  art;  elle 
ne  pouvait  pas  créer  une  société.  Il  lui  fallait 
accepter  celle  que  l'époque  lui  imposait.  Il  se  ren- 
contra, par  un  étrange  et  heureux  hasard,  que  cette 
société  retenait  de  la  génération  précédente  ses 
plus  précieuses  qualités,  sans  aucun  des  odieux  dé- 
fauts que  nous  pouvons  constater  aujourd'hui 
dans  la  vie  de  salon,  telle  que  la  pratique  notre 
monde,  à  cent  ans  de  la  Révolution.  Le  malheur 
des  salons  du  dix-huitième  siècle  résidait  en  ceci 
surtout  qu'ils  étaient  comme  situés  en  dehors  de 
l'atmosphère  humaine.  Les  hommes  et  les  femmes 
s'y  mouvaient  à  travers  les  fantaisies  cérébrales,  sans 
vision  aucune  de  la  réalité  quotidienne  et  dou- 
loureuse. Où  auraient-ils  appris  que  la  lutte  pour 
la  vie  gouverne  l'humanité,  eux  qui  allaient  et  ve- 
naient parmi  le  luxe  effréné,  les  privilèges  exorbi- 
tants, les  mœurs  légères  et  les  idées  abstraites? 
Singulier  moment,  et  d'une  sensibilité  si  artifi- 
cielle que  même  l'animalisme  du  désir  s'y  faisait 


66  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

joli  et  rieur!  C'est  peut-être  la  seule  fois,  depuis 
qu'il  y  a  des  créatures  humaines  et  qui  aiment,  que 
la  moquerie  s'est  associée  à  la  volupté.  Aussi  ren- 
contrait-on, dans  les  âmes  de  ce  temps-là,  presque 
toujours,  un  fonds  de  sécheresse.  Vraisemblable- 
ment la  conversation  d'alors  était  comme  celle  de 
Rivarol,  un  feu  d'artifice  tiré  sur  l'eau,  —  quelque 
chose  de  pétillant,  d'étincelant,  de  rayonnant  au 
regard,  et  puis,  pour  finir,  la  froideur  glacéie.  Cer- 
tes, aVijc  toutes  ses  infériorités  de  race  et  d'élé- 
gance, la  société  de  nos  jours  possède  en  plus  que 
celle-là  un  sentiment  du  sérieux  de  l'existence,  et 
parmi  ceux  qui  font  métier  de  causer,  on  n'en 
trouverait  pas  un  peut-être  qui  n'ait  connu  par  lui- 
même  combien  il  est  dur  de  vivre  parfois  et  com- 
bien amer.  Il  suffit  de  comparer  l'esprit  des  comé- 
dies d'il  y  a  cent  ans  à  l'esprit  de  notre  théâtre 
actuel  pour  mesurer  la  distance  franchie.  Mais 
aussi  les  tempêtes  politiques  et  sociales  qui  ont 
passé  sur  notre  France  nous  ont  rendus  presque 
incapables  de  manier  les  idées  avec  la  parfaite 
indépendance  qui  fut  l'étourderie  charmante  de 
nos  aïeux.  Si  dix  personnes  sont  réunies  à  l'heure 
présente  autour  d'une  table,  et  que  l'on  pose  de- 
vant elles  une  thèse  de  philosophie  générale,  com- 
bien discuteront  les  doctrines  sans  apercevoir  leur 
conséquence  immédiate  et  pratique?  Nous  savons 
trop  que  les  hypothèses  abstraites  sur  la  religion, 
sur  la  politique,  sur  les  lettres  mêmes,  ont  un  reten- 
tissement prolongé  dans  l'ordre  des  faits,  et  si  c'est 
là  une  disposition  moins  imprudente,  c'est  aussi  de 


CHATEAUBRIAND  67 

quoi  empêcher  le  libre  courant  de  la  causerie. 
Ajoutez  à  cela  que  la  mêlée  démocratique,  en  con- 
fondant les  classes  et  en  détruisant  les  traditions, 
a  tendu  à  l'excès  les  conflits  des  amours-propres. 
La  plupart  des  hommes  abordaient  jadis  la  vie 
mondaine  avec  une  situation  toute  faite.  La  plu- 
part des  hommes,  aujourd'hui,  y  arrivent  avec  un 
cortège  de  prétentions  à  imposer.  Ainsi  se  trouve 
supprimée  du  coup  la  facilité  insouciante  et  heu- 
reuse des  rapports.  La  société  du  dix-huitième 
siècle  était  superficielle,  légère  et  gaie.  La  nôtre 
a  pour  suprême  défaut  d'être  troublée,  calcula- 
trice et  incohérente.  Les  aimables  exceptions  qu'il 
est  loisible  à  chacun  de  citer  au  gré  de  son  expé- 
rience propre,  sont  dues  à  des  influences  person- 
nelles et  passagères.  Elles  ne  sauraient  infirmer  la 
vérité  presque  banale  de  ces  quelques  remarques, 
faites  à  mainte  reprise  par  tous  les  observateurs 
réfléchis  des  deux  époques. 

Les  circonstances  permettaient  qu'à  l'heure  même 
où  Mme  de  Beaumont  ouvrit  son  salon  de  la  rue 
Neuve-du-Luxembourg,  les  survivants  du  dix- 
huitième  siècle  eussent  encore  tous  les  bénéfices  de 
la  société  de  l'ancien  régime  sans  trop  en  subir  les 
inconvénients.  De  leur  jeunesse  ils  avaient  gardé 
le  goût  des  idées  générales  sai.o  lequel  la  causerie 
dégénère  en  médisance  mesquine  ou  en  bavardage 
futile.  D'autre  part,  les  traditions  étaient  intactes, 
et  le  ton,  cet  élément  essentiel  et  indéfinissable  da 
toute  réunion  mondaine,  ne  s'était  pas  corrompu. 
A  ces  vertus  de  salon  venait  s'adjoindre  un  senti- 


68  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

ment  que  les  contemporains  du  duc  de  Richelieu 
et  du  second  Lauzun  n'avaient  pas  soupçonné, 
celui  des  besoins  de  la  vie  morale.  C'est  le  bien- 
fait des  grands  malheurs  qu'ils  laissent  derrière 
eux,  dans  l'âme  qu'ils  ont  éprouvée,  pour  peu 
qu'elle  soit  d'une  trempe  distinguée,  un  goût  du 
sérieux  et  une  entente  de  la  profondeur.  Une 
femme  du  monde,  qui  avait  traversé,  comme 
Mme  de  Beaumont,  des  journées  sinistres  et  pleuré 
de  certaines  larmes,  ne  devait  plus  se  contenter 
des  amusements  légers  de  l'esprit  et  du  cœur  où 
elle  se  serait  complu  auparavant.  Elle  ne  pouvait 
pas  aimer  ses  amis  de  la  façon  superficielle  et  dé- 
tachée qui  avait  été  celle  de  ses  devancières  dans 
l'art  de  diriger  un  tournoi  de  causerie.  Elle  com- 
prenait le  prix  unique  des  affections  vraies,  pour 
avoir  éprouvé  d'une  manière  terrible  combien  la 
solitude  soudaine  est  cruelle.  La  rapidité  fou- 
droyante avec  laquelle  lui  avaient  été  enlevés 
tous  les  siens,  lui  enseignait  à  ne  rien  négliger  des 
tendresses  qu'elle  pouvait  inspirer  et  garder  en- 
core. Une  loi  de  notre  nature,  dans  laquelle  un  La 
Rochefoucauld  reconnaîtrait  un  détour  caché  de 
notre  égoïsme,  veut  que  la  vision  de  la  brièveté  de 
nos  joies  en  relève  singulièrement  la  douceur.  C'est 
là  une  observation  que  les  épicuriens,  ces  habiles 
psychologues  du  plaisir,  ont  traduite  et  interprétée 
sous  bien  des  formes.  Mme  de  Beaumont  et  ses 
amis  furent  la  preuve  qu'il  y  a  dans  ce  sentiment 
de  quoi  produire  des  résultats  d'une  haute  valeur 
morale.  Ces  échappés  du  redouté  naufrage  avaient 


CHATEAUBRIAND  69 

appris  à  ne  rien  laisser  perdre  de  l'irréparable 
trésor  des  sympathies.  Leurs  effusions  n'étaient 
plus  seulement  spirituelles.  Un  peu  de  sentimenta- 
lisme commençait  de  s'y  mêler.  Le  style  même 
dont  ils  s'écrivaient  se  teintait  d'une  couleur  où 
nousi  reconnaissons  aujourd'hui  la  trace  de  la  mé^ 
tamorphose  d'imagination  qui  aboutit  plus  tard  à 
l'Idéal  romantique.  Si  Pauline  de  Beaumont  exerça 
un  empire  de  séduction  très  particulier  sur  tout 
son  groupe,  c'est  qu'elle  incarna  mieux  que  per- 
sonne les  tendances  ondoyantes  et  mélangées  de 
ce  moment  fugitif.  Par  tant  de  points,  elle  était 
demeurée  la  grande  dame  du  dix-huitième  siècle. 
Cependant  elle  avait  la  prescience  obscure  et  le 
souhait  d'une  sensiblité  nouvelle,  au  point  de  dire  : 
a  Les  phrases  de  M.  de  Chateaubriand  me  font 
éprouver  une  espèce  de  frémissement  d'amour,  elles  ; 
jouent  du  clavecin  sur  toutes  mes  fibres.  » 


III 


C'est  ici  le  lieu  de  remarquer,  par  cet  exemple 
illustre,  quelle  bienfaisante  influence  une  femme 
de  haute  race  peut  exercer  sur  le  développement 
du  génie  d'un  artiste  qui  s'ignore  à  demi.  On  s'est 
moqué  souvent,  et  non  sans  raison,  de  ce  que  l'on 
a  nommé  assez  irrévérencieusement  la  littérature 
pour  dames.  ]\Iais,  s'il  est  inévitable  qu'un  écrivain 


70  ETUDES    ET    PORTRAITS  i 

qui  ne  travaille  que  pour  les  femmes  tombe  dans, 
la  mignardise,  l'afféterie  et  la  misérable  élégance, 
c'est  une  mauvaise  condition,  en  revanche,  de  mé- 
priser tout  à  fait  leur  jugement.  Si  l'on  voulait, 
par  exemple,  résumer  d'un  trait  les  insuffisances 
de  certains  romans  et  de  certains  recueils  de  vers  à 
notre  époque,  —  j'entends  des  plus  célèbres,  —  on 
reconnaîtrait  qu'il  a  manqué  à  leurs  auteurs  d'avoir 
vécu  dans  l'atmosphère  d'idées  nobles  et  de  senti- 
ments délicats  que  répand  autour  d'elle  une  femme 
véritablement  affinée  et  fière.  Le  tendre  esprit  fé- 
minin est,  moins  que  le  nôtre,  capable  de  l'extrême 
logique  et  des  fortes  conceptions.  Il  possède  à  un 
degré  supérieur  le  sens  de  l'exquis,  l'entente  de  la 
nuance,  et  comme  un  goût  inné  de  ce  qui  fait  la 
partie  rare  d'un  talent.  Les  femmes  ont,  en  outre, 
cette  chance  heureuse,  quand  leur  âme  est  un  peu 
hardie  et  subtile,  de  faire  leur  éducation  beaucoup 
plus  par  elles-mêmes  que  par  les  livres.  Leur  vi- 
sion du  monde  est  alors  directe,  personnelle  et 
neuve.  Aussi  les  formes  inédites  de  la  littérature  ; 
trouvent  en  elles  des  adeptes  moins  prévenues  queii 
ne  sont  la  plupart  des  hommes.  Elles  sont  plus  i 
capables  de  s'affranchir  des  doctrines  étroites  et 
des  conventions  de  la  rhétorique.  Lorsque  Cha-  ; 
teaubriand  revint  d'exil,  ses  amis,  Joubert,  Fon- 
tanes  et  les  autres,  l'encouragèrent.  Aucun  ne  lui 
donna  la  mesure  de  son  éloquence  comme  faisait  1 
le  frisson  de  Pauline  de  Beaumont  sous  sa  parole. 
Cette  âme  était  la  flûte  de  cristal  fragile  sur  la- 
quelle il   essayait   ses  mélodies  inédites,  qui   de-    . 


CHATEAUBRIAND  71 

valent  faire  pleurer  d'admiration  tant  de  beaux 
yeux.  Sans  qu'il  s'en  doutât,  il  apprenait  d'elle  à 
dessiner  des  images  à  la  ressemblance  de  son  cœur, 
à  elle,  qui  valait  mieux  que  toutes  ces  images.  Si 
l'on  tentait  d'analyser  ainsi  les  lois  d'éclosion  mys- 
térieuse de  cette  magique  plante  qui  est  le  talent, 
comme  on  s'étonnerait  de  la  part  d'influence  exer- 
cée oar  d'autres  êtres  qui  n'ont  jamais  songé  à 
conquérir  le  don  glorieux  d'exprimer  !  Qui  enlève- 
rait du  miel  composé  par  le  génie  de  l'auteur  de 
René  le  parfum  pris  à  l'âme  de  sa  sœur,  à  celle 
de  Paulme,  —  lis  frémissants  et  si  vite  fanés,  — 
risquerait  de  faire  évaporer  le  plus  délicat  arôme 
du  divin  mélange. 

Chateaubriand  s'est-il  rendu  bien  compte  de  ce 
qu'il  devait  à  ces  nobles  et  gracieux  esprits  de 
femmes?  A  coup  siir,  il  a  dans  ses  Mémoires  une 
phrase  bien  égoïste  sur  Pauline,  et  qui  détonne 
singulièrement  lorsque  l'on  vient  de  lire  le  livre 
de  M.  Bardoux  :  «Quand  je  la  connus,»  dit-il,  «elle 
était  déjà  frappée  de  mort.  ]e  me  consacrai  à  ses 
douleurs. S)  Elle  n'était  pas  morte  depuis  six  mois 
qu'elle  était  remplacée  dans  son  cœur.  Il  s'en  est 
excusé  en  écrivant  une  phrase  éloquente  sur  «l'in- 
digence de  notre  nature».  Nul  plus  que  lui  n'a 
su  pratiquer  cet  art  des  aveux  qui  sauve  nos  fai- 
blesses par  la  magnificence  de  leur  ostentation. 
Une  autre  personne  demeura  plus  fidèle  au  culte 
de  la  morte.  Ce  fut  Joubert.  Celui-là  ne  se  con- 
sola jamais.  Il  continua,  chaque  année,  de  consa- 


72  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

crer  un  mois  à  cette  religion  pieuse,  au  souvenir 
de  celle  qui  avait  donné  à  un  autre  qu'à  lui  le  meil- 
leur d'elle-même.  Joubert  n'était  pourtant  qu'un 
ami,  mais  peut-être,  pour  goûter  pleinement  le 
charme  intime  d'une  femme,  le  mieux  est-il  de  se 
trouver  auprès  d'elle  à  l'abri  de  la  passion  ins- 
pirée ou  ressentie.  Il  y  a  un  duel  dans  presque 
tous  les  amours,  et  il  arrive  le  plus  souvent  que  l'on 
a  été  ou  le  bourreau  ou  la  victime.  —  l'un  et  l'autre 
parfois  —  cie  celle  qui  nous  fut  unie  par  d'autres 
sentiments  que  ceux  de  l'amitié.  Quand  Pauline 
de  Beaumont  mourut  à  Rome,  elle  ne  put  se  re- 
tenir d'avouer  à  Chateaubriand  qu'elle  ne  s'était 
pas  sentie  aimée  par  lui.  Les  protestations  dans 
lesquelles  il  enveloppa  l'agonisante  l'aidèrent  à 
mourir,  c'est  lui  qui  nous  le  raconte,  «désespérée 
et  ravie.»  Il  n'en  avait  pas  moins  vu  saigner  la 
^plaie  de  ce  cœur  malade,  et  une  plaie  ouverte  par 
lui.  C'était  de  quoi  ne  jamais  songer  à  la  pauvre 
femme  sans  un  secret  remords.  Joubert,  au  con- 
traire, n'avait  gardé  de  l'ensevelie  de  Saint-Louis 
des  Français  que  des  souvenirs  d'une  pure,  d'une 
suave  poésie.  Il  avait  été  le  consolateur  des  maux 
causés  par  un  autre  et  qu'il  avait  devinés,  rôle  ro- 
manesque et  tendre  pour  lequel  était  si  naturelle- 
ment fait  ce  songeur  qui  ^  n'était  qu'un  esprit. 
M.  Bardoux,  à  la  dernière  page  et  dans  une  phrase 
touchante,  nous  montre  René  agenouillé  devant  le 
tombeau  de  Pauline,  «  et  la  suppliant,  com.me  dans 
l'épitaphe  grecque,  de  ne  pas  boire,  chez  les  morts, 
à  la  coupe  qui  fait  oublier.  »  Il  n'est  pas  sûr  que 


CHATEAUBRIAND  73 

dans  le  secret  de  sa  pensée  le  grand  écrivain,  qui 
avait  eu  l'involontaire  mais  terrible  tort  de  ne  pas 
assez  aimer  son  amie,  ne  formulât  point  précisé- 
ment le  vœu  contraire  et  qu'il  ne  murmurât  pas  à 
l'ombre  plaintive  le  conseil  d'aller  au  fleuve  sacré, 
afin  de  se  guérir  à  jamais,  tandis  que  Joubert  eût 
certainement  dit,  avec  le  Grec  ancien  :  «  C'est  ici 
le  monument  de  notre  amitié  ;  —  la  pierre  est 
petite,  notre  amitié  fut  grande.  —  Je  t'aimerai  tou- 
jours... et  toi,  s'il  t'est  permis,  au  milieu  des  morts, 
—  pour  moi,  du  moins,  ne  goûte  pas  à  l'eau  du 
Léthé  !  » 


IV 

ALFRED  DE  VIGNY^'> 


Les  œuvres  d'Alfred  de  Vigny  achèvent  de  pa- 
raître dans  la  petite  bibliothèque  elzévirienne  pu- 
bliée par  la  maison  Lemerre.  Après  les  poésies, 
après  les  romans,  voici  le  Journal  d'un  poète,  ce 
précieux  recueil  de  pensées  intimes,  choisies  avec 
un  tact  irréprochable,  dans  les  papiers  de  l'écri- 
vain mort,  par  M.  Louis  Ratisbonne.  L'occasion 
est  bonne  à  la  critique  pour  revenir  une  fois  encore 
sur  l'auteur  de  Moïse,  d'Eloa,  de  la  Maison  du 
berger,  de  la  Mort  du  loup  et  de  la  Colère  de 
Samson,  poèmes  d'une  beauté  inaltérée,  et  qui 
brillent,  dans  notre  ciel  littéraire  d'aujourd'hui, 
avec  une  douce  clarté  de  lointaines  étoiles.  La 
gloire  de  Vigny  n'a-t-elle  pas,  elle  aussi,  un  charme 
d'étoile  par  son  éclat  discret,  son  mystère,  sa  hau- 
teur sereine  et  sa  pureté?  Plusieurs  poètes  lui  sont 

(i)  A  propos  d'une  réimpression  des  œuvres  complètes  d'Alfred 
de  Vigny  (1S85). 


ALFRED    DE    VIGNY  75 

supérieurs  par  la  puissance,  et  plusieurs  par  la  re- 
nommée. Aucun  ne  l'égale  en  aristocratie.  Il  fut, 
par  essence,  un  génie  rare.  Mais  ce  don  de  la  rareté, 
dangereux  autant  que  séduisant,  ne  dégénéra  pas 
chez  lui  en  manière.  Le  scrupule  moral  le  protégea 
contre  cet  excès  de  ses  qualités.  Il  dit  quelque  part 
dans  son  ] oiirnal  :  «  Le  malheur  des  écrivains  est 
qu'ils  s'embarrassent  peu  de  dire  vrai,  pourvu  qu'ils 
disent.  //  es^  temps  de  ne  chercher  les  paroles  qzie 
dans  sa  conscience... y>  La  phrase  que  j'ai  souli- 
gnée pourrait  servir  d'épigraphe  à  toutes  les  par- 
ties de  son  œuvre.  Il  y  a  gagné  de  doubler  son 
aristocratie  native  d'une  étoffe  vivante  d'humanité. 
Cette  poésie  d'une  forme  exquise  se  trouve  ne  pas 
être  un  travail  d'exception  et  de  byzantinisme.  Je 
voudrais  essayer  de  montrer,  en  m'en  tenant  aux 
cinq  morceaux  dont  j'ai  cité  les  titres,  en  quoi  ces 
œuvres  d'un  art  raffiné  traduisent  quelques-unes 
des  profondes  aspirations  de  l'âme  contemporaine. 
Ce  n'est  pas  que  les  autres  poèmes  d'Alfred  de 
Vigny  n'abondent  en  fragments  magnifiques, 
comme  ses  livres  de  prose  en  pages  très  distin- 
guées. Mais  les  cinq  poèmes  dont  je  parle  sont  la 
portion  la  plus  nécessaire,  la  plus  inévitable,  de 
ses  ouvrages,  et  ils  suffisent  à  évoquer  en  ses  maî- 
tresses lignes  cette  physionomie  d'un  des  plus  no- 
bles artistes  qui  aient  vécu  parmi  nous 


';6  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 


Pour  se  r'eprésenter  quelles  influences  ont  con- 
couru à  former  dans  Alfred  de  Vigny  le  je  ne 
sais  quoi  de  presque  inexprimable  qui  fait  la  per- 
sonne et  dont  s'empreint  tout  l'œuvre  d'un  écrivain, 
ensemble  et  détails,  volume  par  volume,  page  par 
page,  il  suffit  de  lire,  d'abord  dans  le  Journal  d'un 
poète,  la  partie  datée  de  1847  et  qu'il  a  intitulée  ; 
Fragment  de  Mémoires,  puis,  dans  Servitude  et 
Grandetcr  militaires,  le  chapitre  du  début  :  «  Pour- 
quoi j'ai  rassemblé  ces  souvenirs.»  Il  était  le  des- 
cendant d'une  vieille  famille  provinciale  dans  la- 
quelle s'était  conservée  une  tradition  de  féodalité 
guerrière  :  «François  de  Vigny,  mon  trisaïeul,  son 
fils  Etienne  de  Vigny  et  Jean  de  Vigny  ensuite,  et 
après,  Guy  de  Vigny,  enfin  Léon  de  Vigny,  mon 
père,  avaient  vécu  paisiblement,  et  sans  ambition, 
dans  leurs  terres  d'Emmierville,  Moncherville  et 
autres  lieux,  chassant  le  loup,  se  mariant  et  créant 
des  enfants,  après  avoir  poussé  leur  service  mili- 
taire jusqu'au  grade  de  capitaine,  où  ils  s'arrê- 
taient pour  se  retirer  chez  eux  avec  la  croix  de 
Saint-Louis,  selon  la  vieille  coutume  de  la  noblesse 
de  province.»  Le  dernier  de  ces  gentilshommes- 
soldats,  le  père  du  poète,  avait  fait  campagne 
contre  le  grand  Frédéric.  Il  racontait  à  l'enfant 


ALFRED    DE    VIGNY  77 

l'héroïque  frivolité  des  armées  d'alors,  les  élé- 
gances martiales  du  roi  de  Prusse,  si  pareil  à 
César  dans  son  mélange  de  réalisme  foncier  et 
d'insouciance  apparente.  —  Ne  s'amusait-il  pas  à 
jouer  de  la  flûte  dans  sa  tente,  le  soir  d'une  ba- 
taille gagnée?  —  Le  descendant  des  Vigny  s'ini- 
tiait ainsi  à  cette  poésie  de  la  guerre  au  dix- 
liuitième  siècle  qui  se  retrouve  dans  les  pages 
fringantes  du  prince  de  Ligne.  Même  le  courage, 
en  ces  temps  heureux,  se  faisait  léger  et  coquet, 
pimpant  et  enrubanné.  Cette  poésie  de  la  guerre 
n'était  pas  seulement  dans;  les  discours  que  le 
futur  écrivain  de  Servitude  et  Grandeur,  à  peine 
aussi  haut  qu'un  mousqueton,  écoutait  de  toutes 
ses  oreilles  et  de  tout  son  esprit.  Sur  l'Europe 
d'après  1800  flottait  une  vapeur  de  poudre,  gri- 
sante et  traversée  de  cris  de  victoire.  Alfred  de 
Vigny  était  né  en  1797,  et  sa  première  jeunesse 
s'écoula,  comme  toutes  les  jeunesses  de  ce  début 
de  siècle,  dans  la  vision  de  l'Homme  qui  remplis- 
sait alors  l'horizon  avec  ses  maréchaux  et  sa 
grande  armée.  L'étrange  atmosphère  de  féerie 
presque  orientale,  dans  laquelle  Napoléon  enve- 
loppa la  France  et  le  monde,  exerça  sur  l'imagi- 
nation des  enfants  de  cette  époque  une  ineffaçable 
influence.  Victor  Hugo  et  Balzac  en  sont  deux 
vivantes  preuves.  Aux  premières  pages  de  la  Con- 
fession, Alfred  de  Musset  a  dit  magnifiquement 
les  extases  et  les  déceptions  de  cet  enthousiasme, 
comme  Michelet  dans  ses  Mémoires  a  révélé  le 
contre-coup  de  haine  furieuse  que  cet  enthousiasme 


78  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

éveillait,  par  réaction,  dans  les  jeunes  cœurs  re- 
belles à  l'Idole.  Le  Toscan  Bonaparte,  cet  énig- 
matique  et  prestigieux  magicien  de  gloire,  a  con- 
servé jusqu'à  nos  jours  le  privilège  de  passionner. 
Il  est  ou  trop  aimé  ou  trop  détesté.  De  son  vivant, 
il  était  le  dieu  de  la  bataille,  et,  par  lui,  la  san- 
glante religion  de  la  guerre  recrutait  des  fidèles 
d'un  bout  à  l'autre  du  vieux  monde.  Alfred  de 
Vigny,  attiré  déjà  du  côté  des  armes  par  les  souve- 
nirs de  sa  famille,  subit,  lui  aussi,  la  fascination 
commune.  Seulement  ses  dix-huit  ans  sonnaient  au 
moment  même  où  Bonaparte  s'abîma  dans  le 
désastre  final.  —  N'importe,  personne  à  cette 
époque  ne  croyait  à  une  paix  durable,  et  le  futur 
écrivain  se  fit  lieutenant  de  cavalerie. 

«Ce  ne  fut  que  très  tard  que  je  m'aperçus  que 
mes  services  n'étaient  qu'une  longue  méprise  et 
que  j'avais  porté  dans  une  vie  tout  active  une 
nature  toute  contemplative...»  Cette  phrase  très 
simple  de  Servitude  et  Grandeur  explique  et  ré- 
sume le  drame  secret  qui  fut  celui  de  la  jeunesse 
du  poète.  Le  contraste  était  trop  fort  entre  ce 
métier,  choisi  d'avance  par  une  aveugle  exalta- 
tion de  tête,  et  cette  nature  de  songeur.  Ceux  qui 
sont  nés  pour  penser  sur  la  vie,  au  lieu  de  vivre, 
ne  seront  jamais  des  hommes  d'action,  quand 
même  le  spectre  d'un  père  assassiné  leur  apparaî- 
trait sur  la  terrasse  d'EIseneur.  Vigny  avouait  lui- 
même  cette  infirmité  de  son  être  intime,  lorsqu'il 
constatait  dans  son  Journal  l'envahissement  con- 
tinu de  la  méditation  intérieure.  «    Ce  qui  se  fait 


ALFRED   DE    VIGNY  79 

et  ce  qui  se  dit  par  moi  ou  par  les  autres  m'a  tou- 
jours été  trop  peu  important.  Dans  le  moment 
même  de  l'action  et  de  la  parole,  je  suis  ailleurs, 
je  pense  à  autre  chose.  Ce  qui  se  rêve  est  tout  pour 
moi.  »  Avec  une  disposition  pareille,  les  promis- 
cuités et  les  duretés  de  son  existence  de  garnison 
ne  pouvaient  qu'exaspérer  en  lui  au  plus  haut 
degré  ce  sentiment  de  la  solitude  morale  auquel  les 
rêveurs  sont  déjà  par  nature  trop  enclins.  C'est 
ainsi  que  peu  à  peu  ce  métier  de  la  guerre  lui 
devint  non  plus  une  occasion  d'agir,  mais  un  pré- 
texte à  réfléchir.  Il  en  supportait  les  servitudes, 
il  en  devina  les  grandeurs,  —  servitudes  et  gran- 
deurs qui  se  résolurent  en  une  sorte  dfe  stoïcisme 
très  personnel,  très  particulier,  et  précisément,  c'est 
par  ce  stoïcisme  que  Vigny  se  trouve  être  un  re- 
présentant admirable  de  ceux  qui  comme  lui,  pour 
des  raisons  de  tous  ordres,  ont  eu  à  souffrir  de  la 
solitude  de  l'âme.  Comme  le  roi  de  la  légende  an- 
tique changeait  en  or  les  objets  que  touchaient  ses 
doigts  ensorcelés,  une  sorte  d'alchimie  de  songe 
permet  au  poète  de  transformer  en  un  métal  pré- 
cieux, en  une  matière  sublimée,  les  plus  menus  évé- 
nements de  la  vie,  et  voilà  comment,  de  la  mélan- 
colie, assez  médiocre  après  tout,  d'un  officier  artiste, 
Alfred  de  Vigny  fit  sortir  d'admirables  fragments 
d'épopée  morale. 


&0  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 


II 


La  solitude  de  l'âme,  —  n'est-ce  pas  le  thème 
unique  des  poèmes  que  j'ai  choisis  dans  l'œuvre 
de  Vigny,  suivant  ainsi  le  goût  de  presque  tous 
les  lecteurs  du  poète?  Considérez,  en  effet,  quelle 
plainte  se  dégage  de  ces  vers,  d'une  si  intense  ar- 
deur dans  leur  nudité,  —  car  la  phrase  d'Alfred 
de  Vigny,  pensive  et  pure  jusqu'à  paraître  entiè- 
rement spiritualisée,  ignore  les  surcharges)  de  cou- 
leur. —  Le  premier,  Moïse,  qu'est-ce  autre  chose 
que  la  solitude  de  l'âme  dans  le  travail  et  dans 
le  génie?  Ce  gémissement  du  prophète  que  sa 
grandeur  sépare  des  autres  hommes,  c'est  le  gémis- 
sement aussi  de  tout  être  emprisonné  dans  un  in- 
communicable Idéal.  «Ah!  Seigneur,»  s'écrie  le 
sublime  ouvrier  qui  n'a  pas,  qui  ne  peut  pas  avoir 
de  compagnon  dans  sa  tâche  mystique,  —  pas 
plus  qu'aucun  de  nous  n'en  saurait  avoir  dans  le 
silencieux  effort  vers  la  réalisation  de  ses  songes. 
«Ah!   Seigneur... 

<f  Vous  m'avez  fait  vieillir  puissant  et  solitaire, 

«  Laissez-moi  m'endormir  du  sommeil  de  la  terre...  » 

Eloa,  c'est  la  solitude  de  l'âme  dans  le  plus  tendre 
des  sentiments,  le  plus  capable,  semble-t-il,  de 
fondre  les  cœurs  les  uns  dans  les  autres,  la  pitié. 
Vainement  cette  plaintive,  cette  caressante  pitié 
se  prodigue- t-el le  jusqu'à  l'entier  sacrifice  de  la 


ALFRED    DE    VIGNY  8i 

personne,  elle  est  impuissante  à  transformer  une 
autre  personne  et  à  la  pénétrer.  Eloa,  descendue 
jusqu'à  l'abîme,  demande  à  celui  qu'elle  a  voulu 
consoler  au  prix  de  son  salut  éternel  : 

«  Seras-tu  plus  heureux  du  moins  ?  Es-tu  content  P  » 

et  l'autre  répond  par  ce  cri  qui  termine  le  poème 
sur  un  infini  de  douleur  : 

M  Plus  triste  que  jamais...  » 

La  Mort  du  loup,  c'est  la  solitude  de  l'âme  dans 
le  malheur,  comme  la  Maison  du  berger  raconte 
la  solitude  de  l'âme  dans  le  bonheur,  —  devant  la 
nature  aveugle,  sourde  et  muette,  qui  ne  sait  rien 
de  nos  désastres  ni  de  nos  félicités,  en  sorte  qu'il 
est  puéril  également  de  la  maudire  et  de  la  bénir, 
de  l'insulter  et  de  l'adorer   : 

A  voir  ce  que  l'on  fut  sur  terre  et  ce  qu'on  laisse, 
Seul  le  silence  est  grand,  tout  le  reste  est  faiblesse. 

Enfin,  la  Colère  de  Samson,  cette  imprécation  su- 
blime qui  gronde  au  fond  de  toutes  nos  mé- 
moires, c'est  la  solitude  de  l'âme  dans  l'amour, 

Près  de  ce  compagnon  dont  le  cœur  n'est  pas  sûr  : 
La  femme,  enfant  malade  et  douze  fois  impur... 

Sous  des  symboles  qui  vont  ainsi  d'une  extrémité 
à  l'autre  des  âges  et  des  temps  bibliques  jusqu'à 
nos  jours,  Vigny  n'a  donc  chanté  qu'une  misère, 
celle  de  la  Psyché  abandonnée  qui  cherche  en 
vain  avec  qui  échanger  son  secret,  exilée  immor- 
telle que  ses  sœurs  méconnaissent,  sur  une  terre 
qui  ne  sera  jamais  sa  patrie. 

6 


82  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Cette  émotion  qui  sert  d'élément  premier  et 
comme  de  substance  morale  aux  poèmes  princi- 
paux d'Alfred  de  Vigny  se  trouve  correspondre  à 
l'un  des  caractères  les  plus  marqués  de  notre  siècle 
finissant.  De  là  résulte  cette  intensité  de  leur  re- 
tentissement dans  le  cœur  de  beaucoup  d'entre 
nous.  De  tous  les  maux  de  notre  âge  d'angoisse. 
l'un  des  plus  douloureux  n'est-il  pas  justement 
cette  solitude  morale  oii  vivent  tant  de  sensibilités 
aujourd'hui?  Ne  peut-on  dire  que  c'est  le  sort  non 
pas  de  tel  ou  de  tel  individu,  mais  de  l'homme 
moderne  lui-même?  Si  l'on  considère  cet  homme 
moderne  du  point  de  vue  religieux,  on  trouve  que 
le  plus  souvent  il  est  seul  parce  qu'il  n'a  plus 
d'Eglise,  qu'il  ne  fait  plus  partie  d'une  commu- 
nion. Aucun  autel  nouveau  ne  se  dresse  en  face  de 
l'autel  déserté.  Que  sera-ce  du  point  de  vue  social  ? 
Les  traditions  ont  été  détruites  qui  dans  le  pré- 
sent faisaient  survivre  le  passé,  qui  donnaient  aux 
fils,  comme  compagne  invisible  et  toujours  pré- 
sente, la  bonne  volonté  des  pères.  La  vaste  marée 
démocratique  roule  dans  ses  vagues  les  débris  des 
anciens  foyers,  et  chacun  lutte  pour  son  compte 
parmi  les  larges  ondes  qui  vont  et  qui  viennent, 
balayant  le  sol  de  l'antique  Europe.  Que  sera-ce 
encore  du  point  de  vue  métaphysique?  Voici  que 
l'homme  moderne  a  cessé  d'avoir  cette  notion  du 
déisme,  dogme  consolateur  où  se  réfugiaient  les 
contemporains  de  Voltaire  et  de  Rousseau. 
Esclaves  de  la  conception  scientifique  de  l'univers, 
nous  ne  pouvons  pas  nous  représenter  autrement 


ALFRED    DE    VIGNY  83 

qu'à  l'état  d'inconnaissable  le  fond  ténébreux  sur 
lequel  se  détache  le  songe,  peut-être  inutile,  de 
notre  pauvre  vie.  Où  le  retrouver,  ce  Dieu  person- 
nel, ce  Père  qui  était  aux  cieux,  le  seul  être  avec 
qui  l'âme  pût  engager  le  dialogue  immortel  du 
repentir  et  du  pardon?  Ils  sont  noirs  et  fermés, 
les  cieux,  pour  l'âme  qui  a  perdu  la  foi,  et  elle 
se  sent  seule,  d'autant  plus  seule  qu'elle  se  souvient 
d'avoir  été  aimée,  d'avoir  senti  qu'elle  était  aimée 
infiniment.  Comme  le  saint  Jean  de  la  céleste 
Cène,  elle  se  penche,  cherchant  une  épaule  où 
reposer  le  poids  de  ses  pensées,  et,  ne  la  trouvant 
pas,   ses   larmes  coulent,   intarissables. 

Ces  larmes  de  nostalgie  et  de  désespoir  mouil- 
lent les  pages  des  poèmes  d'Alfred  de  Vigny. 
Mieux  qu'aucun  autre  il  a  rendu  cette  double  an- 
goisse des  négateurs  de  notre  époque  :  l'angoisse 
que  leur  infligent  la  vision  de  l'universel  néant  et 
le  besoin  de  l'universel  amour,  le  sentiment  de  l'ab- 
solue, de  l'implacable  nécessité,  et  l'appétit  insa- 
tiable de  la  justice.  De  là  résulte  une  sorte  de 
stoïcisme  que  nul  n'a  su  traduire  comme  ce  poète, 
le  stoïcisme  héroïque  et  tendre  d'un  vaincu  qui 
ne  crie  pas  à  la  douleur  :  —  «  Tu  n'es  pas  un 
mal»,  mais  qui  lui  soupife  :  —  «Tu  es  un  mal,  et 
à  cause  de  cela,  je  t'aime,  parce  que  souffrir,  c'est 
se  distinguer  de  cet  insensible  monde,  c'est  don- 
ner tort  à  cette  nature  qui  nous  a  fait  sortir  d'elle, 
capables  de  la  juger  et  de  la  condamner.  »  Dans 
les  projets  de  poèmes  que  Vigny  a  laissés  derrière 
lui,  il  r<'en  trouvait  un  intitulé  le  Jugement  dernier. 


84  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

«  Ce  sera  ce  jour-là  que  Dieu  viendra  se  justifier 
devant  toutes  les  âmes  et  devant  ce  qui  est  vie...» 
Se  justifier,  c'est-à-dire  montrer  qu'il  y  a  une  cor- 
respondance entre  les  exigences  de  notre  âme  et 
la  nature,  que  cette  âme,  par  suite,  n'est  pas  seule... 
Les  bergers  de  la  fable  coupaient  au  bord  d'un 
lac  le  roseau  où  ils  taillaient  leur  flûte;  on  dirait 
que  Vigny  a  coupé,  lui,  pour  moduler  ses  mélo- 
dies plaintives,  un  roseau  pensant,  —  comme  celui 
dont  parle  Pascal,  —  et  quoi  d'étonnant  s:i  notre 
cœur  défaille  à  écouter  le  soupir  idéal  que  son 
souffle  arrache  à  cet  instrument  de  rêve? 


III 


Si  l'auteur  de  Moïse  et  d'Eloa  n'avait  été  que  le 
poète  de  philosophie  dont  j'ai  essayé  de  caracté- 
riser l'inspiration,  certes,  il  serait  très  grand,  il  ne 
serait  pas  complet.  Le  problème  de  la  solitude  de 
l'âme  a  pour  suite  nécessaire  le  problème  de 
l'amour,  et  Alfred  de  Vigny  l'a  si  bien  compris 
que  deux  de  ses  plus  belles  œuvres  :  la  Maison  du 
berger  et  la  Colère  de  Samson,  unissent  ces  deux 
données  l'une  à  l'autre.  Ces  deux  poèmes  mani- 
festent une  conception  du  type  féminin,  si  pas- 
sionnée à  la  fois  et  si  intellectuelle,  si  originale  et 
en  même  temps  si  humaine,  qu'elle  n'a  pas  été  sur- 
passée. D'autres  poètes  ont  aimé,  souffert  de  leur 


ALFRED   DE    VIGNY  85 

amour  et  chanté  leur  souffrance.  Alfred  de  Musset 
a  jeté  un  cri  d'agonie  qui  nous  trouble  encore.  Seu- 
lement il  a  subi  la  passion  sans  la  penser,  si  l'on 
peut  dire.  Ses  vers  laissent  deviner  des  femmes 
diverses;  il  n'a  pas  eu,  semble-t-il,  une  vision  su- 
périeure de  la  femme  et  de  l'amour.  Lamartine, 
lui,  a  confondu  l'amour  avec  l'enthousiasme.  La 
femme  qu'il  célèbre  en  ses  strophes  merveilleuses 
ne  lui  est  qu'une  occasion  d'hosannahs.  Il  était  si 
profondément  religieux  que  tout  chez  lui  tournait 
à  la  piété,  même  le  plaisir.  Qu'est-ce  que  le  Lac, 
sinon  la  paraphrase  du  discours  des  impies  dans 
l'Ecriture  :  «  Couronnons-nous  de  roses  avant 
qu'elles  ne  soient  flétries...?»  Que  disent  d'autre 
les  païens  illustres,  un  Catulle  et  un  Horace?  Mais 
cette  paraphrase  s'orchestre  en  hymne,  et  ces  va- 
riations sur  un  thème  de  Catulle  et  d'Horace  ac- 
compagnées par  l'orgue  immense  de  ce  génie  chré- 
tien prennent  des  sonorités  grandioses  de  plain- 
chant.  Les  stances  d'amour  de  Victor  Hugo  ne 
sont  qu'une  effusion  lyrique,  une  ode  enivrée  tour 
à  tour  et  sentimentale,  mais  rien  qu'une  ode,  un  cri 
dans  un  assaut  de  visions.  Il  ne  s'en  dégage  pas 
une  idée  de  la  femme  et  de  l'amour,  tandis  que 
cette  idée  apparaît  au-dessus  de  la  Maison  du 
berger  et  de  la  Colère  de  Sanison,  comme  les  idées, 
dont  parle  Platon,  flottent  au-dessus  de  notre 
monde,  qui  leur  emprunte  et  sa  force  et  sa  vie. 

Le  sujet  du  premier  de  ces  poèmes  est  indiqué 
par  son  titre  même.  C'est  une  invitation  au  voyage 
adressée  par  le  poète  à  une  femme  qu'il  appelle 


86  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

du  nom  symbolique  d'Eva,  et  qu'il  convie  à  s'en- 
fuir avec  lui  au  loin  : 

Il  est  sur  ma  montagne  une  épaisse  bruyère 
Où  les  pas  du  chasseur  ont  peine  à  se  plonger, 
Qui  plus  haut  que  nos  fronts  lève  sa  tête  altière, 
Et  garde  dans  la  nuit  le  pâtre  et  l'étranger. 
Viens  y  cacher  l'amour  et  ta  divine  faute. 
Si  l'herbe  est  agitée  ou  n'est  pas  assez  haute, 
J'y  roulerai  pour  toi  la  maison  du  berger... 

Et  la  femme  évoquée  ainsi  dans  ce  paysage  en 
devient  l'âme  réelle,  la  seule  raison  d'exister  pour 
ce  décor  de  nature,  destiné  uniquement  à  servir 
de  cadre  à  sa  beauté  : 

Viens  donc;  le  ciel  pour  moi  n'est  plus  qu'une  auréole 

Qui  t'entoure  d'azur,  t'éclaire  et  te  défend. 

La  montagne  est  ton  temple  et  le  bois  ta  coupole, 

L'oiseau  n'est  sur  sa  fleur  balancé  par  le  vent, 

Et  la  fleur  ne  parfume  et  l'oiseau  ne  soupire 

Que  pour  mieux  enchanter  l'air  que  ton  sein  respire, 

La  terre  est  le  tapis  de  tes  beaux  pieds  d'enfant... 

A  cette  élévation  extatique  vers  la  femme  consi- 
dérée comme  l'être  de  qui  émane  toute  beauté,  en 
qui  s'incarne  toute  douceur,  à  ce  culte  tremblant 
qui  fait  dire  au  poète  : 

Eva,  j'aimerai  tout  dans  les  choses  créées, 
Je  les  contemplerai  dans  ton  regard  rêveur, 

reconnaissez-vous  le  sentiment  de  l'amour  tel  qu'il 
dérive  du  moyen  âge?  Nos  brûlantes  ambitions  de 
spiritualité,  nos  tendresses  imaginatives  trouvaient 
de  quoi  se  dépenser  autrefois  dans  l'adoration  de 
la  Madone.  Nous  avons  pu,  en  nos  jours  de  néga- 
tion, perdre  la  foi  de  jadis  dans  la  mère  de  Dieu, 
dans  la  créature  céleste  en  qui  s'incorporait  sous 


ALFRr<:D    DE    VIGNY  87 

une  forme  purifiée  le  doux  esprit  féminin.  Mais  la 
croyance  chassée  de  notre  intellect  survit  dans 
notre  sensibilité.  Chez  Edgar  Poë,  chez  Baude- 
laire, chez  d'autres  poètes  encore  qui  furent  des 
curieux  de  la  vie  spirituelle,  on  retrouve  cette  vision 
de  la  femme,  parée  pour  une  heure  de  l'idéalité 
de  la  Vierge  sainte.  Aucun  n'a  eu  les  agenouille- 
ments, les  effusions  de  tendre  rêverie  qui  se  mani- 
festent dans  la  Maison  du  berger.  Aucun  n'a  su, 
comme  Vigny,  mélanger  à  cette  ferveur  d'amour 
exalté  la  sensation  amère  que  l'objet  de  cette  fer- 
veur n'est  pas  l'incorruptible  et  surnaturelle  Marie, 
mais  bien  une  créature  de  chair,  fragile  et  péris- 
sable, dont  la  beauté  va  s'évanouir  dajis  la  vieil- 
lesse et  dans  la  mort. 

Aimons  ce  que  jamais  on  ne  verra  deux  fois, 

s'écrie  le  poète,  et  il  reprend  : 

Ah!  qui  verra  deux  fois  ta  grâce  et  ta  tendresse, 
Ange  doux  et  plaintif  qui  parle  en  soupirant? 

Oui,  elle  est  promise  à  la  mort  et  il  l'en  aime  da- 
vantage de  ne  faire  que  passer,  —  que  passer, 
comme  tant  d'autres  qui  furent,  elles  aussi,  une 
heure  durant,  le  visible  Idéal  : 

Nous  marcherons  tous  deux,  ne  laissant  que  notre  ombre 
Sur  cette  terre  ingrate  où  les  morts  ont  passé. 

Et  quelle  signification  tragique  cela  donne  aux 
derniers  vers  qui  montrent  la  bien-aimée, 

Pleurant  comme  Diane  au  bord  de  ses  fontaines 

Son  amour  taciturne  et  toujours  menacé... 

Toujours  menacé,   par  la  nature  d'abord,  par  la 


88  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

vie,  par  les  haines  des  autres  hommes,  et,  danger 
pire,  hélas  !  par  le  cœur  même  de  celui  dont  elle 
est  aimée.  Tournez  quelques  pages  du  recueil  et 
lisez  maintenant  la  Colère  de  Samson,  qui  sert  de 
contraste  à  la  Maison  du  berger.  Tel,  sur  les  murs 
d'une  chapelle  italienne,  un  crucifiement  fait  op- 
position à  quelque  heureuse  scène  de  gloire  reli- 
gieuse :  nativité,  visite  des  rois  mages,  agenouille- 
ment de  l'ange  qui  dit,  Ave,  son  lis  entre  les 
doigts.  Oui,  de  sa  religion  envers  la  Madone, 
l'homme  moderne  a  gardé  un  besoin  d'entourer 
d'un  culte  le  doux  esprit  féminin;  mais  aussi  de 
ses  coupables  expériences,  de  ses  curiosités  cri- 
minelles, de  ses  réflexions  de  psychologie  et  de 
physiologie,  il  a  pris  la  défiance  de  cet  esprit  si 
décevant  dans  sa  douceur,  si  meurtrier  dans  ses 
trahisons   : 

Car,  plus  ou  moins,  la  femme  est  toujours  Dalila. 

Qu'elle  est  impressive  et  simple,  cette  vision  du 
Samson  biblique!  —  Une  tente  est  dressée  dans 
le  désert.  Le  héros  y  rêve,  ayant  sur  ses  genoux  la 
tête  si  belle  de  la  maîtresse  qui  doit  le  vendre 
pour  la  quatrième  fois.  Il  le  sait,  et  il,  commence 
de  se  lamenter  : 

Une  lutte  éternelle,  en  tout  temps,  en  tout  lieu, 
Se  livre  sur  la  terre,  en  présence  de  Dieu, 
Entre  la  bonté  d'homme  et  la  ruse  de  femme. 
Car  la  femme  est  un  être  impur  de  corps  et  d'âme. 

Ah  !  l'éloquente  plainte  et  dans  laquelle  se  résut- 
ment  les  invectives  les  plus  dures  de  Schopenhauer 
à    l'égard    des    femmes,    comme    les    amertumes 


ALFRED   DE   VIGNY  89 

éparses  dans  les  comédies  d'un  Dumas,  comme 
les  réquisitoires  diriges  par  Tolstoï  et  les  plus  ré- 
cents pessimistes  contre  l'amour  et  ses  animalités 
natives!  Et  quels  vers  que  ceux  où  l'implacable 
poète  lance  à  l'avenir  cette  prophétie  sinistre  : 

Bientôt,  se  retirant  dans  un  hideux  royaume, 

La  femme  aura  Gomorrhe  et  l'homme  aura  Sodomej 

Et,  se  jetant  de  loin  un  regard  irrité. 

Les  deux  sexes  mourront  chacun  de  leur  côté! 

Mais  plus  encore  que  cette  éloquence  et  que  cette 
colère,  ce  qu'il  y  a  d'incomparable  dans  ce  poème, 
c'est  sa  douleur,  c'est  le  suintement  de  la  plaie 
intime  qui  le  colore  de  sang.  Quelle  plaie?  La  plus 
inguérissable,  celle  du  cœur  qui,  ne  pouvant  plus 
jamais  croire  tout  à  fait,  ne  peut  cependant  se  gué- 
rir d'aimer,  et  qui  s'abandonne  aux  trahisons  pos- 
sibles, par  désespoir  d'avoir  à  les  combattre  : 

Mais  enfin  je  suis  las,  j'ai  l'âme  si  pesante 

Que  mon  corps  gigantesque  et  ma  tête  puissante 

Qui  soutiennent  le  poids  des  colonnes  d'airain, 

Ne  la  peuvent  porter  avec  tout  son  chagrin. 

Toujours  voir  serpenter  la  vipère  dorée 

Qui  se  tord  dans  sa  fange  et  s'y  croit  ignorée!... 

Comment  sortir  de  cette  affreuse  lutte  contre  l'être 
aimé,  —  où  il  est  honteux  d'être  vainqueur,  si  on 
l'est  par  la  ruse,  et  trop  douloureux,  si  c'est  par  le 
pardon,  —  autrement  qu'en  s'en  allant  d'un  monde 
où  il  est  également  impossible  de  satisfaire  le  rêve 
de  l'amour,  héritage  sublime  des  piétés  de  naguère, 
et  d'y  renoncer  : 

j'ai  donné  mon   .secret,  Dalila  va  le  vendre. 
Qu'ils  seront  beaux  les  pieds  de  celui  qui  viendra 
Pour  m'annoncer  la  mort!  Ce  qui  sera  sera... 


90  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 


IV 


Le  lecteur  a  pu  le  remarquer  :  les  différents  mor- 
ceaux que  je  viens  d'analyser  appartiennent  à 
l'ordre  symbolique.  C'est,  à  mon  avis,  une  des 
preuves  les  plus  frappantes  de  la  hauteur  de  vues 
d'Alfred  de  Vigny  que  d'avoir  deviné  cette  va- 
leur poétique  du  symbole.  La  beauté  poétique  pure 
ne  réside-t-elle  pas  dans  la  suggestion  plus  encore 
que  dans  l'expression?  Les  esthétiques  confuses  de 
notre  époque  ont  pu  s'y  tromper,  et  beaucoup  de 
poètes  ont  essayé  de  produire  des  effets  de  poésie 
avec  une  transcription  directe  de  leurs  sentiments. 
L'expérience  a  prouvé  qu'ils  obtenaient  ainsi  de 
très  puissants  effets  de  passion,  mais  qui  dit  pas- 
sion ne  dit  pas  poésie.  Pour  que  le  sortilège  des 
beaux  vers  s'accomplisse,  il  y  faut  du  rêve  et  de 
l'au-delà,  de  la  pénombre  morale  et  du  mysté- 
rieux, a  Qu'est-ce  que  la  poésie?  »  disait  Byron 
dans  ses  Mémoires.  —  «Le  sentiment  d'un  ancien 
monde  et  celui  d'un  monde  à  venir.»  Un  autre 
univers  aperçu,  par  delà  les  événements  de  la  vie 
présente,  comme  capable  de  nous  combler  le  cœur, 
et  regretté  dans  le  désespoir  ou  pressenti  dans  le 
désiir,  c'est  bien  là  où  se  meuvent  les  imaginations 
des  poètes,  et  le  symbolisme  se  prête  merveilleuse- 
ment à  cette  sorte  de  mirage.  Alfred  de  Vigny  a 


ALFRED    DK    VIGNY  91 

eu  l'énergie,  voyant  cette  vérité,  de  la  mettre  en 
pratique,  comme  il  a  eu  l'énergie,  si  rare  en  un 
âge  ivre  de  violence,  de  demeurer  discret  et  tendre. 
Il  a  pratiqué  la  plus  rare  des  intransigeances,  celle 
de  la  délicatesse.  Aussi  reste-t-il  cher  à  ceux  qui 
l'aiment,  comme  Virgile  et  comme  Shelley,  —  le 
Virgile  de  la  Didon  après  la  mort,  qui  détourne 
ses  yeux  pour  ne  pas  voir  son  amant  perfide;  le 
Shelley  de  la  Plante  sensitive  ou  du  fragment  : 
The  Magnetic  Lady  to  her  patient,  et  longtemps 
encore  les  adorateurs  des  beaux  vers  auront  dans 
les  yeux  la  silhouette  du  noble  artiste  telle  que 
lui-même  l'a  dessinée  aux  dernières  strophes  de 
la  Maison  du  berger  : 

Mais  toi,  ne  veux-tu  pas,  voyageuse  indolente, 
Rêver  sur  mon  épaule  en  y  posant  ton  front? 
Viens,  du  paisible  seuil  de  la  maison  roulante. 
Voir  ceux  qui  sont  passés  et  ceux  qui  passeront... 

Et  le  divin  poète,  lui,  ne  passera  pas! 


VI 

LAMARTINE^'^ 


Il  en  est  des  grandes  renommées  littéraires,  ces 
créations  idéales  de  l'imagination  des  siècles, 
comme  de  tous  les  êtres  vivants;  elles  subissent 
des  métamorphoses  et  sont  soumises  à  l'univer- 
selle loi  de  l'évolution.  Il  semble  que  presque  toutes 
traversent  ainsi  trois  principales  phases,  au  terme 
desquelles  l'écrivain  se  trouve  enfin  rangé  à  une 
place  fixe  dans  l'histoire  générale  des  esprits.  Il 
y  a  d'abord,  pour  le  génie  qui  se  manifeste,  une 
période  d'avènement,  ou,  si  l'on  veut,  d'envahis- 
sante et  subite  conquête  de  l'opinion.  Cette  pé- 
riode, qui  se  produit  d'ordinaire  du  vivant  même 
de  l'auteur,  est  celle  des  enthousiasmes  extrêmes 
et  des  fanatismes.  C'est  l'époque  oii  les  dévots  du 
talent  récemment  révélé  pullulent,  s'agitent,  s'exal- 
tent, et  sacrifient  sur  l'autel  du  dernier  Dieu  toutes 

(i)  A  propos  des  Souvenirs  de  M.   Alexandre  sur  Lamartine 

(iS8s). 


LAMARTINE  93 

les  religions  passées.  Cela  dure  dix  années  ou 
cinquante,  suivant  les  circonstances;  puis  la  pé- 
riode de  la  réaction  commence,  qui  est  celle  de  la 
cruelle  injustice.  Le  Dieu  d'hier  se  trouve  soudain 
relégué,  à  son  tour,  parmi  les  idoles  vieillies.  La 
mode  a  fait  volte-face  et  ne  reconnaît  plus  que  les 
défauts  de  l'artiste  dont  elle  n'avait  vu  que  les 
qualités.  On  dirait  que  la  loi  de  la  Némésis  est, 
ici  comme  ailleurs,  inévitable,  et  que  l'excès  de 
l'admiration  se  solde  nécessairement  par  l'excès 
du  dénigrement.  La  troisième  période  arrive  enfin, 
qui  est  celle  de  la  critique  digne  de  ce  nom,  — 
de  la  critique  pacifiante  qui  n'exalte  ni  ne  con- 
damne, mais  qui  comprend,  et  au  regard  de  la- 
quelle une  étroite  connexion  unit  les  qualités  aux 
insufiîsances. 

C'est  alors  seulement  que  l'œuvre  de  l'écrivain 
apparaît  sous  son  vrai  jour,  dans  la  place  qui  lui 
convient,  entre  les  œuvres  qui  l'ont  précédée  ou 
déterminée,  d'une  part,  et,  de  l'autre,  les  œuvres 
qui  l'ont  suivie  et  qu'elle  a  déterminées.  Elle  n'était, 
cette  œuvre,  trop  admirée  tour  à  tour  et  trop  dé- 
criée, qu'un  moment  de  la  littérature,  et  c'est  après 
coup  que  l'importance  de  ce  moment  peut  être 
mesurée.  Aujourd'hui  nous  savons  quelle  fut  la 
portée  de  l'effort  de  Ronsard.  Qui  pouvait  en  ju- 
ger parmi  ses  contemporains,  ivres  d'engouement, 
et  parmi  ses  successeurs,  aveugles  d'injustice?  Nous 
commençons  de  définir  à  sa  valeur  la  besogne  ac- 
complie par  Voltaire.  Ni  les  encyclopédistes,  ses 
fervents,  ni  les  romantiques,  ses  détracteurs,  n'étaient 


94  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

des  appréciateurs  équitables  de  ce  grand  homme. 
A  une  moindre  distance,  nous  pouvons  recon- 
naître ceux  de  nos  illustres  contemporains  qui  déjà 
sortent  de  la  seconde  période  pour  entrer  dans  la 
troisième.  Parmi  ceux-là,  deux  surtout  doivent  atti- 
rer l'attention  de  l'observateur  qui  étudie  le  flux 
et  reflux  du  goût  public  :  ai-je  besoin  de  nom- 
mer Chateaubriand  et  Lamartine?  Qu'il  est  loin 
cet  âge  où  Atala  et  les  Harmonies  apparaissaient 
comme  une  révélation  nouvelle  de  la  Beauté  ! 
«Qu'ils  ont  vite  passé!...»  disent  du  prosateur  et 
du  poète  leurs  adversaires  triomphants,  et  même 
leurs  fidèles  répètent  avec  mélancolie  :  «Ils  ont 
passé!...  »  Mais,  s'ils  ont  passé,  c'est  pour  revenir, 
pour  s'asseoir  à  la  place  méritée  qui  doit  demeurer 
la  leur.  A  bien  des  signes,  il  est  loisible  de  recon- 
naîtra  que  l'époque  de  la  mise  au  point  de  ces 
glorieuses  figures  n'est  pas  très  éloignée.  Pour  ce 
qui  est  du  second  -au  moins  de  ces  deux  écrivains, 
je  veux  parler  du  poète,  la  faveur  avec  laquelle 
est  accueilli  le  livre  de  Sojivenïrs  publié  sur  lui 
par  son  secrétaire  intime,  M.  Charles  Alexandre, 
suffirait  à  témoigner  de  ce  retour  d'opinion.  Ce 
livre  n'est  pas  près  d'être  un  chef-d'œuvre.  Il  est 
composé  au  hasard  d'un  journal  privé,  tout  mêlé 
d'anecdotes  insignifiantes,  écrit  d'un  style  bien 
inégal.  Il  a  été  lu  cependant,  parce  que  Lamartine 
y  revit  tout  entier,  parce  qu'à  cette  occasion,  les 
traits  essentiels  de  cette  figure  si  typique,  de  ce 
poète  qui  ne  fut  que  poète,  se  trouvent  remis  en 
pleine  lumière,  enfin  parce  que  ces  Souvenirs  ont 


LAMARTINE  95 

rappelé  à  notre  mémoire  à  tous  tant  de  vers  d'une 
incomparable  beauté,  auxquels  il  faut  bien  retour- 
ner comme  à  la  plus  pure,  à  la  plus  jaillissante 
source  de  rêverie. 


Le  Lamartine  que  M.  Charles  Alexandre  évoque 
devant  nous  n'est  déjà  plus  ce  poète  de  la  tren- 
tième année  qui  s'accoudait  en  1820  au  marbre  des 
cheminées  dans  les  salons  du  faubourg  Saint- 
Germain  pour  réciter  ses  premiers  vers,  —  char- 
mant cavalier  qu'une  légende  romanesque  entou- 
rait d'une  auréole.  «  La  touche  de  ses  vers  »,  écri- 
vait de  lui  Stendhal,  «rappelle  à  tous  moments 
ses  aventures  de  Naples.  Ces  aventures  touchantes 
ne  sont  un  mystère  pour  personne  ici;  mais  il 
serait  peu  délicat  de  les  imprimer.  Elles  ont 
plongé  M.  de  Lamartine  dans  une  mélajicolie  pro- 
fonde, et  lui  ont  donné  son  talent.»  Un  quart  de 
siècle  avait  passé  sur  la  tête  bouclée  de  l'amant 
de  Graziella,  depuis  cette  entrée  triomphante  dans 
le  génie  et  dans  la  gloire.  On  était  en  1843.  Le 
poète,  né  vers  1790,  avait  alors  plus  de  cinquante 
ans.  Il  n'écrivait  plus  de  vers  que  pour  aider  aux 
œuvres  de  charité  de  sa  femme.  Quand  cette  der- 
nière lui  disait  :  «Je  vous  aurais  voulu  à  ce  con- 
cert de  musique,»  il  répondait  :  a  J'aime  mieux  la 


96  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

commission  des  chemins  de  fer.»  Il  avait  aban- 
donné la  muse  pour  la  politique,  et  l'ensorcelle- 
ment  où  il  tenait  ses  fidèles  était  si  fort  que  même 
ceux-ci  ne  lui  en  voulaient  point  de  ne  plus  les 
enivrer  avec  la  mélodie  sacrée  de  ses  strophes.  «Il 
veut  mettre  Dieu  dans  la  politique,  l'homme  y  est 
trop.»  Cette  ligne  du  journal  de  M.  Charles 
Alexandre  suffirait  à  indiquer  ce  que  l'auteur  des 
Méditations  était  pour  ses  admirateurs  d'alors,  — 
une  religion;  et  remarquez  que  le  jeune  homme  qui 
parlait  ainsi  de  son  poète  ne  le  connaissait  que 
par  ses  livres.  M.  Charles  Alexandre  était  venu  de 
sa  province,  possédé  par  cet  unique  désir  :  voir 
Lamartine.  «Lamartine!  Ce  nom  harmonieux  me 
ravissait.  —  Ton  nom  est  un  parfum  répandu,  dit 
le  Cantique  des  Cantiques,  voilà  pourquoi  les 
vierges  t'aiment...  »  Il  était  recommandé  à  un 
autre  disciple  du  poète,  ce  dévoué  et  noble  Dar- 
gaud,  que  Lamartine  employait  à  ses  négociations 
d'argent  et  dont  il  disait  :  «  C'est  un  Talleyrand 
d'âme.  »  Dargaud  vivait  pour  le  grand  homme, 
comme  Ernest  de  la  Brière  vit  pour  Canalis  dans 
la  Modeste  Mignon  de  Bakac.  Rien  de -plus  aima- 
ble que  l'émotion  timide  ressentie  par  le  futur  se- 
crétaire intime  durant  les  semaines  qu'il  passe  à 
espérer  l'heure  de  là  présentation.  «Ah!»  écrit-il 
sur  son  journal,  à  la  date  de  janvier  1843,  «Dar- 
gaud a  fait  une  longue  promenade  avec  Lamar- 
tine; que  je  l'envie!»  et  il  relate  la  conversation 
du  poète,  entendue  à  travers  les  récits  du  confi- 
dent   :    «Aujourd'hui,    dans   la  rUe,   au   bruit   des 


LAMARTINE  97 

voitures,  Lamartine  a  exposé  à  Dargaud  les  idées 
du  discours  par  lequel  il  inaugure  son  opposi- 
tion... Il  y  a  quelques  jours,  séduit  par  le  soleil, 
le  poète  est  monté  à  cheval  avec  Dargaud...  » 
Quand  enfin  il  a  pu  l'approcher  en  personne,  quels 
cris  de  joie,  ceux  d'un  amoureux  qui  a  réussi  à  se 
faire  présenter  à  une  femme  idolâtrée  de  loin  pen- 
dant des  jours  :  «Soirée  de  bonheur!  J'ai  entendu 
Lamartine...»  Et,  à  la  première  visite  :  «Grande 
date  dans  ma  vie,  je  suis  allé  au  foyer  de  Lamar- 
tine...» L'enchantement  avait  commencé  par  la 
lecture  des  livres  du  poète,  il  continuait  par  le 
charme  de  sa  personne.  La  mort  même  ne  devait 
pas  l'interrompre.  Ce  livre,  daté  de  1884,  en  est 
la  vivante  preuve.  Rien  qu'à  feuilleter  ces  Sou- 
venirs, on  comprend  bien  cet  enchantement,  car 
c'était,  cet  homme  de  génie,  la  séduction  même. 
Il  avait  pour  lui,  même  à  cet  âge  de  la  jeunesse 
finie  et  de  la  vieillesse  toute  proche,  le  don  pres- 
tigieux dv  magnétisme  physique.  Il  était  beau,  de 
cette  beauv  î  indestructible  que  Chateaubriand  a 
gardée,  lui  aussi,  jusqu'à  la  fin.  «Sa  tête  maigre, 
nerveuse,  sculptée  par  le  divin  artiste,  bien  posée 
sur  la  longue  tige  du  cou,  aux  yeux  noirs  perçants, 
au  nez  aquilin,  à  la  bouche  souriante,  au  menton 
à  large  base,  au  front  élevé,  à  la  pâleur  transpa- 
rente, se  détachait  sur  un  habit  noir.  Sa  taille 
élancée  se  cambrait  avec  une  sveltesse,  une  élé- 
gance suprêmes.  Il  avait  la  démarche  rythmée,  lé- 
gère, le  corps  ailé,  la  beauté  de  l'Apollon  antique. 
//  éfûif  lyrique  de  la  tête  aux  pieds.  Son  corps, 


98  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

fait  de  im/scles  et  de  nerfs,  n'avait  pas  de  chair... ti 
En  un  mot,  il  ressemblait  à  sa  propre  poésie,  — 
rencontre  saisissante  et  qu'achevait  de  rendre  plus 
saisissante  une  coquetterie  de  grand  homme  à  la- 
quelle il  était  difficile  de  résister.  Comment  un  dis- 
ciple, invité  à  dîner  chez  un  maître  adulé,  n'aurait- 
il  pas  été  touché  aux  larmes  par  des  gestes  comme 
celui-ci  :  «On  annonce  le  dîner,  et  l'on  passe  à  la 
salle  à  manger.  Je  restai  le  dernier.  Lamartine, 
avec  un  geste  plein  de  grâce  caressante,  m'entoura 
la  taille  et  me  conduisit  doucement.  Ce  qu'il  y 
avait  de  bonté  charmante,  de  poésie,  d'accueil  dans 
ce  geste  d'amitié,  je  le  sentis.  Un  geste,  un  accent, 
c'est  le  cœur!»  Ajoutez  à  cela  une  magie  de  con- 
versation que  M.  Charles  Alexandre  traduit  ainsi  : 
«  J'avais  l'illusion  d'une'  symphonie  d'étoiles,  d 
Ce  charmeur  possédait  un  art  incomparable  pour 
dorer  de  poésie  les  plus  vulgaires  détails  de  l'exis- 
tence quotidienne.  Il  est  à  table  entouré  de  ses 
lévriers,  il  ne  touche  qu'aux  fruits  et  qu'aux  lé- 
gumes. «En  Russie»,  dit-il,  «on  place  une  cor- 
beille de  fruits  et  de  fleurs  sur  la  table,  oii  l'on  ne 
met  que  le  dessert.  On  présente  les  viandes,  on  en 
prend,  et  on  les  fait  disparaître.  On  n'a  pas  cette 
odeur  désagréable  des  carcasses  sanglantes,  mais 
quelque  chose  de  réjouissant,  une  fête  des  yeux...» 
Il  se  promène  dans  un  jardin  et  voit  des  chiens 
jouer  :  «Comme  Vinci  devant  les  oiseaux  prison- 
niers, il  s'arrête  et  dit  :  Voilà  nos  amis.»  Il  sort 
du  théâtre,  la  nuit  est  belle,  et  il  improvise  une 
sorte  de  cantique   :  «Là,  au  fond   de  sa  voiture. 


L/>  MARTINE  99 

SOUS  ce  beau  ciel  étincelant  d'étoiles,  sous  ce  pro- 
fond azur,  image  de  l'idéale  tristesse,  il  eut  un 
accès  d'inspiration.  »  Il  garde  une  bonhomie  à 
travers  ce  lyrisme  continu,  et  c'est  une  coquetterie 
de  plus  :  «  Mangez  ce  jambon  de  Saint-Point,  » 
dit-il  à  son  jeune  secrétaire,  «  il  est  délicieux.  Si 
Chevet  connaissait  cette  façon  de  le  faire,  il  gagne- 
rait des  millions.  J'ai  en  l'idée  de  me  faire  mar- 
chand de  jambons...  »  Et  puis,  tout  aussitôt,  jaillit 
un  torrent  d'éloquence  qui  roule  des  images  bi- 
bliques à  l'occasion  des  réalités  les  plus  positives. 
Il  veut  défendre  la  haute  banque  contre  les  ran- 
cunes des  démagogues,  et  il  trouve  cette  phrase  : 
0  Quand  vous  voulez  de  la  pluie,  il  faut  vouloir  des 
nuées.  Les  réservoirs  de  l'industrie  sont  précisément 
au  crédit  et  à  l'argent  ce  que  les  nuées  sont  à  la 
pluie  qui  féconde  la  terre.  »  Homme  véritablement 
extraordinaire,  qui  ne  se  contentait  pas  d'être  gra- 
cieux comme  une  femme,  inspiré  comme  un  pro- 
phète, familier  comme  un  ami,  éloquent  comme  un 
orateur,  mais  qui  savait  se  montrer  brave  comme 
un  soldat  !  Il  faut  lire,  dans  le  livre  de  M.  Alexan- 
dre, l'épisode  si  connu  de  l'Hôtel  de  Ville,  pour 
apprécier  la  somme  d'énergie  physique  dont  ce 
songeur  était  capable,  comme  aussi  le  récit  des 
dernières  années  pour  mesurer  sa  force  morale. 
Presque  jusqu'à  la  fin  il  lutta  de  son  mieux  pour 
briser  l'imbrisable  chaîne  de  ses  dettes,  couvrant 
des  pages  et  des  pages  avec  sa  longue  et  fière 
écriture,  trouvant  le  moyen  de  rester  grand,  là  oii 
n'importe  quel   autre  aurait   perdu  sa   dignité,  et, 


loo  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

pcmr  tout  dire,  si  complètement,  si  uniquement 
poète  à  travers  les  étranges  péripéties  de  son  exis- 
tence, qu'il  est  impossible  de  le  juger  à  la  mesure 
commune  de  l'humanité. 


II 


Tout  Lamartine,  en  effet,  avec  ses  vertus  et  ses 
défaillances,  avec  ses  grandeurs  et  ses  misères, 
ne  s'explique-t-il  point  par  quelques-unes  des  lois 
de  la  nature  poétique  dont  il  fut  un  des  exem- 
plaires les  plus  significatifs  ?  Cette  nature  poétique 
s'accom.pagne  d'ordinaire,  chez  ceux  qu'elle  do- 
mine, d'autres  facultés  qui  font  équilibre,  et  qui 
empêchent  la  saillie  extrême  des  qualités  et  des 
défauts.  L'auteur  des  Méditations,  lui,  encore  une 
fois,  n'était  que  poète,  et,  pat  cela  seul,  il  pré- 
sente un  tableau,  admirable  pour  le  psychologue, 
d'une  faculté  grandiose  développée  sans  aucune 
mesure,  tour  à  tour  bienfaisante  et  meurtrière,  tel- 
lement forte  qu'elle  a  créé  à  cet  écrivain  du  dix- 
neuvième  siècle  une  destinée  sans  analogue  et 
dont  la  féerie  ressemble  à  quelque  caprice  d'une 
légende  orientale. 

Quel  rêve,  et  ce  fut  ton  destin!... 

Ce  mot  qu'il  a  dit  de  Napoléon  pourrait  s'ap- 
pliquer à  lui-même  avec  autant  de  justesse.  Tout 
pouvoir  excessif  de  l'esprit  produit  nécessairement 


LAMARTINE  loi 

une  destinée  excessive.  Réduite  cependant  à  ses 
éléments  premiers,  la  faculté  poétique  paraît  rési- 
der dans  un  don  technique  d'une  part,  celui  du 
rythme,  —  dans  un  don  psychologique  d'autre 
part,  que,  faute  d'un  terme  plus  exact,  j'appelle- 
rai r imagination  des  états  de  l'âme.  Le  pouvoir  de 
manier  le  rythme  s'expliquerait  sans  doute  par  une 
analyse  de  physiologie,  comme  l'aptitude  de  l'œil 
du  peintre  à  saisir  des  rapports  de  couleurs  et 
celle  de  l'oreille  du  musicien  à  mesurer  des  rap- 
ports de  sons.  L'imagination  des  états  de  l'âme  ne 
saurait,  elle,  se  ramener  à  un  principe  plus  simple. 
C'est  un  fait  initial  qu'il  faut  admettre,  comme 
l'existence  des  autres  sortes  d'imagination.  Il  est 
aisé  de  voir  à  -priori  quelles  conséquences  en  dé- 
coulent, pour  peu  qu'elle  prédomine  d'une  manière 
absolue  sur  un  caractère.  Les  Souvenirs  de 
M.  Alexandre  permettent  de  suivre,  expérimenta- 
lement, si  l'on  peut  dire,  dans  le  grand  poète  dont 
il  fut  l'ami,  le  jeu  singulier  de  cette  faculté,  les 
vertus  qu'elle  exalte,  comme  aussi  les  défauts  vers 
lesquels  elle  précipite  ses  victimes. 

La  différence  essentielle  qui  sépare  l'homme 
doué  fortement  de  l'imagination  des  états  de  l'âme 
et  l'homme  ordinaire,  parait  résider  en  ceci  :  ce 
dernier  n'admet  en  lui  que  les  sentiments  qu'il 
éprouve  en  vérité,  tandis  que  le  premier  est  ca- 
pable de  se  représenter  avec  une  force  extrême, 
p;ir  suite  de  ressentir,  des  sentiments  qu'il  conçoit 
possibles  dans  certaines  circonstances  données.  Le 
rébultat   immédiat   de   cette   capacité   particulière 


I02  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

est  de  compliquer  à  l'extrême  la  vie  sentimentale 
de   celui  qui   la   possède,    d'abord   parce   que   leg 
sentiments  ainsi  conçus  à  l'avance  deviennent  un 
but  au  lieu  d'être  un  résultat,  et  surtout  parce  que 
la  ligne  de  séparation  finit  par  s'effacer  entre  les 
sentiments  réels  et  les  autres.  Où  réside  alors  la 
véritable  personne,  et  comment  la  saisir  parmi  tous 
les  avatars  auxquels  elle  se  complaît?  L'avantage 
d'une  telle  disposition  est  cette  mobilité  charmante 
que  nous  venons   de  reconnaître  chez   Lamartine. 
Il  était  bien,  comme  on  l'a  dit  de  Shakespeare,  une 
créature  à  mille  cœurs,  car,  pour  lui,  entrevoir  un 
état  de  sensibilité,  c'était,  du  même  coup,  se  l'ap- 
proprier ou  s'y  approprier.  De  là  dérive  cet  aspect 
d'immortelle  jeunesse  intérieure.   Il  y  a  dans  ces 
causeries,  rapportées  cependant  après  des  années, 
le  charme  d'un  être  toujours  nouveau  à  lui-même, 
toujours  en  train  de  s'inventer  une  vie  jusqu'alors 
inconnue.    Rien    ne    montre    mieux    combien    cette 
puissance  de  se  représenter  à  l'avance  un  «moi» 
idéal  était  souveraine  chez  Lamartine  que  l'anec- 
dote rapportée  par   M.  Alexandre  à  la   date   de 
1850.  Il  n'y  avait  pas  deux  ans  que  le  poète  venait 
d'être  mêlé  à  tous  les  événements  de  la  vie  con- 
temporaine, —  traduisez  ces  mots  par  les  innom- 
brables  détails    de   minutieuse   activité   qu'ils   re- 
présentent. —  Voici  qu'il   fait  demander  au  sul- 
tan Abdul-Medjid  une  concession  près  de  Smyrne. 
Il   l'obtient,   et   aussitôt  sa  vie  d'hier  est  oubliée. 
«Maintenant,»    écrit   Mme   de  Lamartine,    «il    ne 
songe  qu'à  la  concession.  Il  voudrait  à  tout  prix 


LAMARTINE  103 

trouver  des  capitaux  pour  l'exploiter.  Je  tremble, 
tout  en  étant  bien  disposée  à  tout  ce  qu'il  vou- 
dra... »  Et  lui  :  «  Je  rêve  de  me  retirer  dans  l'hos- 
pitalité de  l'Orient.  L'homme  y  est  noble.  La  po- 
litesse y  est  à  un  degré  de  religion  et  de  solennité. 
L'âme  y  est  grave,  profonde  et  contemplative.  Ils 
ont  à  la  bouche  des  proverbes  divins.  Ils  parlent 
Job  et  Salomon.  »  Est-ce  bien  le  même  personnage 
qui  préférait  à  tout  plaisir  la  commission  des  che- 
mins de  fer,  celui  qui  disait  :  a  L'annonce  est  un 
art  inventé  par  Girardin  et  accompli  par  Lamar- 
tine?» Il  s'est  vu  en  pensée  éprouvant  les  senti- 
ments d'un  Sage  oriental,  et  cela  suffît  pour  qu'il 
ne  soit  plus  reconnaissable  ni  à  lui-même  ni  aux 
autres.  Cette  involontaire  et  continue  métempsy- 
cose offre  une  séduction  incomparable.  Elle  a  ce 
danger  d'interdire  à  celui  qui  s'y  abandonne  le  ma- 
niement du  réel.  Au  lieu  de  regarder  les  conditions 
des  choses  et  de  les  accepter  comme  inévitables, 
l'homme  que  domine  l'imagination  des  états  de 
l'âme  s'applique  à  voir  ces  conditions  telles  qu'il 
les  désire.  Absorbé  qu'il  est  dans  le  jeu  intérieur  de 
ses  fantaisies  sentimentales,  il  ne  regarde  pas  le  jeu 
intérieur  des  ferces  parmi  lesquelles  il  doit  lutter,  et 
c'est  ainsi  que  les  triomphes  de  Lamartine  s'achè- 
vent sur  une  lamentable  déroute,  —  déroute  dans 
sa  vie  littéraire,  déroute  dans  sa  vie  politique,  dé- 
route dans  sa  vie  privée.  C'est  exactement  le  con- 
traire de  la  destinée  des  poètes  chez  lesquels  l'ima- 
gination des  objets  fut  aussi  forte  que  l'imagina- 
tipn  de   leur  propre  sensibilité   -.   Shakespeare  et 


104  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Goethe.  Mais  peut-être  trouvera-t-on  qu'ils  sont 
moins  absolument  poètes  que  ne  le  resta  jusqu  au 
dernier  jour  le  vaincu  de  Saint-Point. 

Cette  imagination  des  états  de  l'âme  n'a  pas 
seulement  pour  résultat  de  faire  de  l'homme  une 
créature  mobile  à  l'extrême,  elle  en  fait  aussi  une  ■ 
sorte  d'artiste  en  émotions.  Celui  qui  se  complaît 
à  se  représenter  des  crises  morales  se  complaît  bien 
vite  à  en  raffiner  les  délicatesses.  Ce  ne  sont  plus 
alors  que  sentiments  exquis,  subtilités  tendres, 
constantes  recherches  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  haut 
et  de  plus  rare  dans  l'ordre  du  cœur.  Le  volume 
de  M.  Alexandre  abonde  en  récits  qui  montrent 
chez  Lamartine  ce  goût  invincible  de  la  noblesse 
intime  et  cette  habituelle  distinction  de  sensibilité. 
Mais  en  piême  temps,  et  par  un  détour  inattendu, 
cette  imagination  rend  celiji  qui  la  possède  de  plus 
en  plus  incapable  de  se  représenter  le  cœur  des 
autres,  en  sorte  qu'il  est  tout  ensemble  l'être  le 
plus  facile  à  l'attendrissement  et  le  plus  impuis- 
sant à  aimer  d'une  manière  complète.  On  ne  sau- 
rait dire  d'un  tel  homme  qu'il  est  égoïste.  Cepen- 
dant il  arrive  d'ordinaire  qu'il  ne  voit  que  lui- 
même,  et  par  suite  qu'il  ne  vit  que  pour  lui-même. 
En  lisant  ces  Souvenirs  d'un  disciple  qui  aima  si 
passionnément  son  maître,  on  éprouve  malgré  soi 
un  malaise  à  constater  combien  le  poète  est  empri- 
sonné, naïvement,  magnifiquement,  mais  empri- 
sonné tout  de  même  dans  sa  propre  personnalité. 
Généreux  comme  il  l'était,  et  répandant  autour 
de  lui  avec  profusion  les  richesses  qui  passaient 


LAMARTINE  105. 

à  travers  ses  mains,  il  semble  avoir  obéi,  dans  cette 
prodigalité,  plutôt  à  son  instinct  qu'à  ses  affec- 
tions. Il  est  impossible  de  ne  pas  en  vouloir  au 
grand  homme  de  ses  folles  imprévoyances  quand 
on  lit  les  lettres  de  Mme  de  Lamartine  que  cite 
M.  Alexandre,  et  si  l'on  mesure  l'abîme  de  dé- 
tresse où  cette  noble  femme  était  tombée,  avec  le 
poète  sans  doute,  mais  aussi  par  lui  :  «  ...Voilà,» 
dit-elle  après  l'avoir  justifié  de  ses  dettes,  «voil^ 
où  est  la  grande  plaie  qui  m'a  troublée  toute  ma 
vie  et  qui  me  troublera  jusqu'à  la  mort...  Il  est 
tout  naturel  que  la  nature  de  M.  de  Lamartine, 
tout  imagination,  poésie,  générosité,  grandeur, 
l'ait  entraîné  à  mal  calculer.  On  ne  le  sent  pas 
assez,  le  génie  a  son  prix.  Il  en  souffre  plus  que 
personne,  excepté  moi... -a  Déjà  Sainte-Beuve  avait 
remarqué  la  curieuse  nuance  d'excessive  personna- 
lité qui  se  dissimule  dans  l'adorable  élégie  du 
Premier  Regret.  Le  poète  raconte  qu'une  jeune 
fille  est  morte  d'amour  pour  lui,  il  la  pleure,  et 
cependant  il  y  a  une  volupté  plus  qu'une  pitié 
dans  ces  larmes.  La  douceur  que  lui  procure  son 
attendrissement  est  plus  forte  que  la  peine  et  que 
le  remords.  Il  est  presque  heureux  dans  sa  mélan- 
colie d'avoir  été  aimé  si  follement.  Peut-on  lui  en 
vouloir,  puisque  même  les  victimes  de  cet  égoïsme 
involontaire  et  caressant  paraissent  l'avoir  béni 
des  souffrances  qu'il  a  causées,  et  qu'il  n'a  certes 
pas  vues? 

Enfin,  et  c'est  là  un  troisième  effet  de  la, prédo- 
minance de  cette  sorte  d'imagination,  si  celui  qui 


io6  ÉTUDES    éT   portraits 

la  possède  a  naturellement  le  goût  du  sublime  et 
du  délicat,  il  lui  arrive  souvent  de  se  servir  de  ce 
goût  comme  d'une  parure.  Il  se  complaît  volon- 
tiers dans  l'attitude.  Pour  tout  dire,  il  y  a  un  peu 
de  comédie,  inconsciente  ou  non,  dans  son  per- 
sonnage. Ce  Lamartine  auprès  duquel  nous  intro- 
duit M.  Alexandre,  tout  divin  qu'il  fût  par  tant  de 
côtés,  n'était  pas  exempt  d'une  nuance  au  moins 
de  ce  défaut.  Il  lui  plaisait  trop  d'être  le  grand 
homme  qu'il  était.  L'admiration  émue  l'envelop- 
pait d'une  trop  douce  flatterie.  Il  y  avait  en  lui 
comme  une  fatuité  angélique,  si  l'on  ose  associer 
ces  deux  mots.  Ce  défaut  fait  comprendre,  plus  en- 
core que  l'antipathie  littéraire,  une  boutade  cruelle 
de  Chateaubriand  et  quelques  épigrammes  de  ce 
même  Sainte-Beuve.  Il  est  vrai  aussi  de  dire  que  ce 
goût  de  l'attitude  était  si  ingénument,  si  délicieuse- 
ment inoffensif  !  Reconnaissons-y  la  jouissance  na- 
turelle d'une  grande  manière  d'être,  mais  qui  se  sait 
grande,  d'une  âme  très  noble,  mais  qui  se  con- 
temple trop  pour  ne  pas  se  savoir  noble.  Précisé- 
ment, cette  grandeur  et  cette  noblesse  préservent 
le  poète  de  tomber  dans  ce  que  l'on  a  flétri  du 
terme  moderne  de  «cabotinage».  Seulement  on 
comprend  que  les  mêmes  facultés,  mises  au  service 
d'une  créature  de  distinction  moindre,  doivent  la 
conduire  à  ce  vice  horrible  qui  dessèche  le  cœur, 
en  tarissant  à  sa  source  la  sincérité.  On  s'explique 
ainsi  pourquoi  le  premier  moraliste  de  notre  siècle, 
Balzac,  a  étudié  à  deux  reprises  les  effets  des- 
tructeurs de  l'imagination  propre  au  poète,  lors- 


LAMARTINE  107 

qu'elle  se  développe  dans  un  mauvais  sens.  Il  a 
créé  ainsi  le  Rubempré  des  Illusions  perdues  et  le 
Canalis  de  Modeste  Mignon.  On  a  dit  même  que 
le  second  de  ces  deux  héros  de  roman  était  une 
copie  de  Lamartine.  C'est  alors  une  copie  oii  se 
retrouvent  exagérés  les  défauts  que  l'analyse  mal- 
veillante pouvait  pressentir  dans  le  modèle,  tan- 
dis qu'il  y  manque  ce  qui  a  sauvé  l'auteur  des 
Harmonies  et  de  ses  qualités  et  de  ses  défauts  : 
la  magnificence  morale. 


III 


Elle  apparaît,  elle  déborde,  cette  magnificence, 
à  travers  l'œuvre  lyrique  de  cet  écrivain  sans  ana- 
logue dans  notre  dix-neuvième  siècle,  et  qui  fait 
bien  plutôt  songer  aux  chanteurs  des  temps  légen- 
daires qu'à  un  homme  de  lettres  parisien.  A  re- 
prendre ses  trois  grands  recueils  :  les  Premières  et 
les  Nouvelles  Méditations,  puis  les  Harmonies,  on 
demeure  étonné  devant  ce  flot  ininterrompu  de 
vers  grandioses,  qui  vont,  qui  passent,  avec  la  faci- 
lité, avec  l'amplitude,  avec  la  puissance  d'un  large 
fleuve  épandu  dans  une  vaste  plaine,  et  tour  à 
tour  coloré  de  tous  les  reflets  du  ciel,  rosé  avec 
l'aurore,  bleu  avec  le  midi,  pourpre  avec  le  soir, 
ténébreux  sous  la  taciturne  nuit.  Ce'te  imagina- 
tion des  états  de  l'âme,  si  exclusivement  domina- 


io8  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

trice  dans  cette  tête  de  songeur,  est  la  cause  que 
ces  poèmes  expriment  non  pas  une  âme  individuelle 
et  spéciale,  mais  l'Ame  elle-même,  la  Psyché  va- 
gabonde et  nostalgique  et  son  dialogue  immortel 
avec  Dieu,  avec  l'Amour,  avec  la  Nature.  Si  le 
poète  est  incapable  d'étreindre  le  réel,  il  est  aussi 
affranchi  de  sa  servitude,  et  le  monde  du  rêve 
infini  s'ouvre  devant  son  essor.  S'il  n'est  pas  un 
scrupuleux  observateur  de  la  sensibilité  d'autrui, 
il  y  gagne  d'apercevoir  plus  aisément  l'Idéal  et 
de  donner  à  ses  mélodies  ce  charme  presque  cé- 
leste, celui  d'une  musique  entendue  dans  une 
sphère  où  les  cris  des  passions  ne  pénètrent  pas. 
S'il  s'attarde  trop  complaisamment  à  la  beauté  de 
ses  propres  sentiments,  il  y  gagne  d'évoquer  les 
images  à  profusion,  de  doubler  et  de  redoubler 
les  développements  de  son  éloquence,  et  ces  mêmes 
facultés,  qui  dans  l'existence  quotidienne  étaient 
son  danger,  l'exaltent  et  le  portent  au  premier 
rang  dans  l'univers  de  la  création  intellectuelle, 
—  tant  il  est  vrai  que  ces  mots  :  un  défaut,  une 
qualité,  n'expriment  qu'un  accord  entre  nos  dons 
intimes  et  le  milieu  dans  lequel  nous  les  appli- 
quons. 

Aujourd'hui  que  ces  poèmes  ont  perdu,  avec  leur 
magie  de  nouveauté,  le  prestige  que  leur  assurait 
une  harmonie  profonde  entre  les  aspirations  du 
public  et  les  inspirations  de  l'auteur,  il  est  malaisé 
de  ranger  cette  œuvre,  tour  à  tour  trop  admirée 
et  trop  négligée,  à  sa  place  définitive.  On  est  en 
droit  cependant  de  remarquer  que,  parmi  nos  ar- 


LAMARTINE  109 

tistes  modernes,  Lamartine  est  celui  qui  ressemble 
le  plus  aux  grands  rêveurs  du  Nord,  à  un  Shel- 
ley,  à  un  Keats,  par  ce  caractère  d'une  beauté 
poétique  absolument  étrangère  à  tout  ce  qui  n'est 
pas  la  poésie.  Il  y  a  du  peintre  dans  Victor  Hugo, 
il  y  a  de  l'orateur  dans  Alfred  de  Musset,  il  y  a 
du  philosophe  dans  Alfred  de  Vigny.  Chez  La- 
martine seul  aucun  alliage  n'est  venu  déformer 
ou  compléter,  —  comme  on  voudra,  —  le  génie 
primitif.  Il  ne  suit  pas  de  là  qu'il  soit  le  premier 
de  tous,  mais  à  coup  sûr  il  est  unique.  Sainte- 
Beuve  disait  des  derniers  entretiens  des  Cours  fa- 
miliers de  littérature  ;  «Il  a  toujours  cette  flûte  en- 
chantée dont  il  jouera  jusqu'à  la  fin.»  Ceux  qui 
aiment  les  sons  de  cette  musique  idéale  continue- 
ront à  en  surprendre  l'écho  dans  ses  vers;  et  le 
vœu  qu'il  fit  un  jour  se  trouvera  réalisé,  ce  vœu  : 

De  ne  laisser  ici  pour  trace  et  pour  mémoire 
Qu'une  voix  dans  le  temple... 

et  m,ême  sur  les  ruines  du  temple  où  il  priait,  cette 
voix  s'entendra  toujours. 


VII 

VICTOR   HUGO^'> 


L'effort  littéraire  de  l'homiïïe  de  génie  dont  je 
viens  d'écrire  le  nom  en  tête  de  ces  pages  a  été  si 
grand,  si  continu  et  si  complexe  qu'il  déconcerte 
les  procédés  habituels  de  la  critique.  Cet  écrivain 
qui,  durant  soixante  années  et  plus,  a  multiplié 
les  coups  de  théâtre  de  sa  gloire,  passant  des 
Orientales  à  la  Légende  des  siècles,  de  Hernani 
aux  Châtiments,  de  Noire-Dame  aux  Misérables, 
échappe  presque  à  l'analyse.  Cette  production  dé- 
mesurée ne  saurait,  semble-t-il,  s'étreindre  dans 
une  formule  qui  l'explique  tout  entière.  Il  faudrait 
que  M.  Taine  reprît  la  plume  des  Essais  de  cri- 
tique et  d'histoire  pour  que  nous  eussions  un  por- 
trait intellectuel  de  Victor  Hugo,  vraiment  défi- 
nitif et  complet.  A  défaut  de  ce  portrait  total, 
c'est  une  simple  esquisse  que  je  voudrais  essayer 
ici,  en  m'excusant  de  parler  de  ce  mort  d'hier  avec 

(i)  A  l'occasion  de  sa  mort  (1S85). 


I 


VICTOR    HUGO  III 

une  émotion,  trop  justiuéc  par  la  soudaineté  de 
cette  catastrophe.  Victor  Hugo  restait  si  invinci- 
blement vivant  et  alerte  qu'il  paraissait  devoir 
demeurer  longtemps  encore  parmi  nous  comme  un 
témoin,  et  le  plus  illustre,  des  grandes  batailles 
littéraires  livrées  dans  la  première  moitié  du  siècle. 
Maintenant  qu'il  n'est  plus,  on  peut  appliquer  à 
cette  génération  des  écrivains  de  1830  le  vers 
admirablement  mélancolique  : 

O  soleils  disparus  derrière  l'horizon  !.., 


Il  y  a  une  méthode  à  peu  près  assurée  pour 
reconnaître  la  qualité  maîtresse  d'un  écrivain.  Elle 
consiste  à  comparer  un  certain  nombre  des  frag- 
ments de  son  œuvre  aux  fragments  analogues  qui 
se  rencontrent  dans  l'œuvre  de  ses  principaux  ri- 
vaux de  génie.  Si  l'on  soumet  à  ce  procédé  quel- 
ques pages  de  Victor  Hugo,  on  arrive  à  trouver 
que  sa  supériorité  constante  réside  dans  \exfres- 
sion.  D'autres  poètes  ont  possédé  à  un  degré  plus 
rare  le  don  de  la  mélancolie,  ainsi  Lamartine; 
d'autres  le  don  de  l'éloquence  et  du  pathétique, 
ainsi  Alfred  de  Musset;  d'autres  celui  de  la  pen- 
sée et  de  l'au-delà,  ainsi  Alfred  de  Vigny.  D'autres 
prosateurs  ont  fait  de  la  langue  un  instrument  de 
notation  plus  subtil  et  plus  exact.  Aucun  n'ép^ale 


112  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

le  manieur  de  rimes  des  Orientales  et  le  coij1;enr 
épique  des  Misérables  dans  l'art  d'employer  1  : 
mot  qui  fait  saillie  et  grave  l'idée  avec  une  inten- 
sité d'eau-forte.  Presque  toute  poésie  paraît  dé- 
colorée à  cô'té  de  la  sienne,  presque  toute  prose 
adoucie.  Ces  strophes  où  la  rime  s'incruste  comme 
une  pierrerie  qui  renvoie  la  lumière,  ces  phrases 
aux  cassures  hairdies  qui  semblent  avoir  des  por- 
tions renflées  et  des  portions  creuses,  comme  un 
métal  repoussé,  entrent  dans  l'œil  du  lecteur  par 
une  magie  presque  physique;  et  ce  pouvoir  d'ex- 
pression était  chez  Victor  Hugo  si  profondément 
inné,  que  dès  les  premières  odes  et  aux  temps  oîi 
il  subissait  la  rhétorique  classique,  il  en  faisait 
preuve,  comme  il  en  fit  preuve  dans  ses  discours 
de  tribune,  dans  ses  pamphlets  de  proscrit,  dans 
ses  harangues  d'académicien.  Parcourez  au  hasard 
la  seule  table  d'un  de  ses  livres,  celle,  par  exem- 
ple, d'un  de  ses  romans.  Voici  quatre  titres  de 
chapitres  qui  se  suivent  dans  Quatre-vingt-treize . 
a  Un  coin  non  trempé  dans  le  Styx...  —  Minos, 
Raque  et  Rhadama^ite...  —  Magna  testantur  voce 
fer  timbras...  —  Tressaillement  des  fibres  pro- 
fondes... »  Apercevez-vous  comme  les  moindres 
détails  deviennent  une  occasion  de  style  pour  ce 
visionnaire  des  mots,  qui  fut  en  même  temps  un 
visionnaire  prodigieux  des  choses? 

Car  ce  pouvoir  d'expression  est  lui-même  un  cas 
d'une  faculté  plus  haute,  qu'une  analyse,  même 
superficielle,  découvre  aussitôt  chez  Victor  Hugo  : 
le   pouvoir  de  l'image.   Les  quelqups  confidences 


VICTOR    HUGO  113 

que  nous  avons  sur  ses  procédés  de  travail  nous 
permettent  d'affirmer  que  la  faculté  de  l'évocation 
intérieure  était  chez  lui  beaucoup  plus  forte  que 
chez  les  autres  personnes.  Il  a  pu  ainsi,  de  mé- 
moire et  sans  notes,  décrire  le  quartier  de  Paris  par 
oii  s'échappe  Jean  Valjean  dans  les  Misérables^  et 
cette  description  est  strictement  exacte,  rue  par  rue, 
maison  par  maison.  Lorsque  Hugo  fermait  les 
yeux  et  qu'il  pensait  à  un  objet,  le  contour  phy- 
sique de  cet  objet  ressuscitait  en  lui  d'une  manière 
intégrale,  et  même  avec  un  peu  plus  de  rehaut 
que  dans  l'impression  première.  Les  dessins  qu'il 
a  laissé  publier  attestent  cette  exagération.  Pour 
tout  dire,  il  semble  avoir  possédé  d'une  façon  sur- 
prenante une  imagination  spéciale  qui  est  celle  du 
relief,  et  cette  sorte  d'imagination  lui  était  à  ce 
point  essentielle  qu'il  l'appliquait  aux  phénomènes 
de  la  vie  morale.  Il  concevait  les  caractères  de  ses 
personnages  par  antithèses,  aussi  naturellement 
qu'un  écrivain  d'imagination  psychologique  con- 
çoit les  siens  par  nuances.  Il  lui  fallait  des  con- 
trastes vigoureux  d'ombre  et  de  lumière,  qui  lui 
donnassent  Vhnfressïon  de  la  saillie  morale.  Her- 
nani,  ce  bandit  plein  d'honneur,  • —  Ruy  Blas,  ce 
valet  sublime,  —  Marion  Delorme,  cette  courti- 
sane aimante,  —  Jean  Valjean,  ce  forçat  héroïque, 
sont  construits  ainsi.  Et  jusque  dans  son  fond  mé- 
taphysique cette  œuvre  énorme  porte  l'empreinte 
de  cette  espèce  particulière  d'imagination.  Aucun 
esprit  plus  que  celui-là  n'a  conçu  le  monde  comme 
le  champ   d'antagonisme  de  deux  principes  con- 


114  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

tradictoires,  c'est-à-dire  se  faisant  saillir  Vun 
Vautre,  le  Bien  et  le  Mal.  Et  ne  croyez  pas  qu'il 
y  eût  là  un  procédé  ajusté  en  vue  d'un  certain 
effet.  C'était  l'élément  premier  de  l'esprit  de  Vic- 
tor Hugo  que  cette  vision  par  violentes  opposi- 
tions, et  cet  élément  premier  explique  toute  l'his- 
toire de  son  génie. 


II 


Pour  un  artiste  dominé  par  cette  imagination 
du  relief,  la  poésie  classique  de  1820  devait  être 
l'objet  de  la  plus  invincible  antipathie.  Car,  préci- 
sément, c'est  à  la  ■  suppression  absolue  du  relief 
qu'aboutissait  cette  poésie,  dernier  moment  de  la 
grande  évolution  idéologique  commencée  par  les 
cartésiens  du  dix-septième  siècle.  Plus  d'images 
vives  et  naturelles,  partant  nul  éclat;  plus  de 
termes  propres,  partant  nul  pittoresque.;  plus  de 
rimes  imprévues  et  riches,  plus  de  variété  dans  la 
césure,  partant  une  terne,  une  grise  monotonie  de 
versification.  Les  notes  placées  par  Sainte-Beuve, 
alors  dans  la  pieuse  ferveur  de  ses  débuts,  à  la 
suite  de  Joseph  Delorme,  attestent  que  ces  pro- 
blèmes de  technique  jouèrent  un  rôle  capital  parmi 
les  fidèles  de  Victor  Hugo.  Des  pièces  telles  que 
le  Pas  d'armes  dit  roi  Jean,  Sarak  la  Baigneuse, 
les  Djinns,   démontrent  combien  Hugo   lui-même 


VICTOR    HUGO  115 

fut  préoccupé,  en  ces  années-là,  de  l'invention 
d'une  forme  nouvelle.  Quelle  forme?  Celle  dont 
ses  visions  avaient  besoin  pour  se  traduire  avec 
l'énergie  de  leur  relief.  Par  delà  deux  cents  ans, 
il  alla  rechercher  le  vers  souple  et  si  expressif  de 
Ronsard,  il  le  travailla  de  toule  la  force  de  son 
génie,  et  il  finit  par  créer  un  vers  nouveau  dont 
les  qualités  principales  se  raccordent  merveilleuse- 
ment à  son  don  premier.  D'abord  une  césure  mo-» 
bile  permet  de  varier  la  valeur  de  chaque  partie 
d'une  période  poétique.  Tantôt  l'alexandrin  coupé 
en  morceaux  se  plie  à  copier  l'humble  détail  de 
l'existence  quotidienne.  Tantôt,  soufflé  d'un  trait, 
il  s'enfle  et  s'agrandit  jusqu'à  une  ampleur 
énorme  : 

Et  leur  âme  chantait  dans  les  clairons  d'airain... 

(LBS  CH.\TIMENTS.) 

Étant  le  grand  rêveur  solitaire  de  l'ombre... 

(la  légende  des  siècles.) 

Ces  vers  immenses  abondent  dans  l'œuvre  de 
Hugo  qui,  en  second  lieu,  a  introduit  dans  la 
langue  poétique  française  toute  la  masse  des 
termes  jusque-là  réputés  sans  noblesse.  Il  a  comme 
affiché  un  décret  de  mise  en  liberté  du  mot.  Lui- 
m.ême  a  raconté  dans  une  pièce  des  Contempla- 
tions (livre  I,  7),  essentielle  pour  l'intelligence  de 
son  esthétique,  de  quelle  manière  il  avait  compris 
son  rôle  de  chef  applaudi  du  romantisme  : 

Je  fis  souffler  un  vent  révolutionnaire. 

Je  mis  un  bonnet  rouge  au  vieu.x  dictionnaire. 


Ii6  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

Plus  de  mot  sénateur!  Plus  de  mot  roturier! 
Je  fis  une  tempête  au  fond  de  l'encrier... 

Enfin  il  aperçut,  avec  l'entente  profonde  qu'il  eut 
toujours  de  l'animalité  de  la  langue,  quelle  fonc- 
tion vitale  la  rime  occupait  dans  l'organisme  du 
vers  français.  Etant  la  dernière  syllabe  de  ce  vers 
et  une  syllabe  redoublée,  c'est  elle  qui  fait  sommet, 
si  l'on  peut  dire,  et  Victor  Hugo  se  complut  à  la 
♦charger  de  sens.  Il  choisit,  pour  les  mettre  à  cette 
place  de  lumière,  les  mots  qui  donnent  la  tona- 
lité au  morceau  poétique.  Il  accrut  encore  cette  va- 
leur de  la  rime  en  la  voulant  à  la  fois  sonore  et 
inattendue,  concise  et  riche.  M.  de  Banville,  dans  son 
Traité .  de  -poésie  fraîtcaise,  a  étudié  par  le  menu 
et  de  ce  point  de  vue  spécial  un  long  fragment 
de  la  Légende  des  siècles,  —  modèle  accompli 
d'analyse  que  le  lecteur  pourra  vérifier  en  prenant 
une  pièce  quelconque  du  grand  poète,  et  considé- 
rant simplement  quels  mots  terminent  chaque  vers. 
C'est  toute  une  langue  nouvelle  que  Victor  Hugo 
a  façonnée  ainsi  pour  l'usage  des  versificateurs. 
Cette  langue  a  eu  la  fortune  la  plus  extraordinaire. 
Un  critique  exercé  déterminerait,  presque  à  coup  sûr, 
en  présence  d'un  poèm^  s'il  date  d'avant  ou  d'après 
l'auteur  des  Oricnîales.  Cette  fortune  s'explique 
par  ce  fait  que  la  révolution  prosodique  accomplie 
ainsi  a  coïncidé  avec  la  plus  grande  révolution 
psychologique  de  notre  âge.  Lorsque  au  lendemain 
du  premier  em.pire  les  jeunes  gens,  ouvrirent  les 
yeux  sur  la  vie,  il  se  trouva  que  leur  sensation  de 
toutes  choses  ne  ressemblait  guère  à  la  sensation 


VICTOR    HUGO  117 

notée  par  leurs  pères  du  dix-huitième  siècle.  La 
métEimorphose  de  la  société,  les  guerres  héroïques, 
les  mêlées  de  races  avaient  eu  pour  résultat  de  pro- 
duire des  âmes  nouvelles  qui  eurent  besoin,  elles 
aussi,  d'une  nouvelle  langue  pour  s'exprimer  au 
dehors.  Rien  de  plus  impraticable  que  le  conseil 
célèbre  de  Chénier  : 

Sur  des  pensers  nouveaux  faisons  des  vers  antiques. 

Lui-même  avait  fait  des  vers  très  nouveaux  sur 
des  pensées  très  nouvelles.  Victor  Hugo,  grâce  au 
don  supérieur  d'expression  dont  il  était  muni,  in- 
venta presque  du  premier  coup  cette  forme  dont 
ses  jeunes  contemporains  étaient  obscurément, 
mais  passionnément  désireux.  Aux  affamés  d'exo- 
tisme, comme  Théophile  Gautier,  il  offrait  un  vers 
capable  de  se  colorer,  ainsi  qu'une  toile  de  peintre, 
de  tous  les  tons  de  la  palette.  Aux  curieux  de  pit- 
toresque, comme  fut  le  Sainte-Beuve  de  Joseph 
Delorjiie,  il  apportait  le  droit  d'insérer  dans  la 
trame  de  leurs  descriptions  les  humbles  vocables 
du  parler  quotidien.  Aux  lyriques  purs,  il  présen- 
tait vingt  rythmes  ou  nouveaux  ou  renouvelés. 
Aux  écrivains  de  théâtre,  il  révélait  un  dialogue 
tout  mêlé  de  comique  et  de  tragique.  Quoi  d'éton- 
nant si  une  dévotion  ininterrompue  des  lettrés 
accompagna,  depuis  la  première  heure  jusqu'à  la 
dernière,  ce  grand  ouvrier  de  poésie  qui  avait 
inauguré,  puis  du  premier  coup  porté  à  sa  per- 
fection, la  rhétorique  moderne? 


Ii8  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 


III 


Nos  facultés  exercent  sur  nous  une  tyrannie. 
Nous  avons  le  besoin  de  lesi  employer,  comme  l'en- 
fant de  remuer  ses  membres,  comme  l'oiseau  de 
déplier  ses  ailes.  Le  don  supérieur  de  l'expression 
conduisit  aussitôt  Victor  Hugo  à  un  besoin  irré- 
sistible d'exprimer  ce  qui  flottait  dans  l'air  de  son 
temps.  Il  se  fit,  d'instinct,  le  porte-voix  des  idées 
de  sa  génération.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  ait 
rendu  dans  ses  vers  et  dans  sa  prose  toutes  les 
aspirations  du  dix-neuvième  siècle.  Plusieurs  lui 
ont  échappé,  dont  une  essentielle  :  la  Science. 
Vous  chercherez  vainement  en  lui  une  trace  de  cet 
esprit  d'analyse  qui  se  rencontre  à  un  si  haut  de- 
gré dans  Stendhal  et  dans  Balzac.  Son  intelli- 
gence, merveilleusement  armée  pour  l'élan  du  ly- 
risme, était  impuissante  à  la  lente  besogne  de 
l'observation  anatomique.  Il  s'est  défini  lui-même 
avec  une  justesse  saisissante  lorsqu'il  s'est  repré- 
senté comme  une  sorte  de  harpe,  émue  au  moindre 
souifie, 

Mise  au  centre  du  tout,  comme  un  éch:>  sonore. 

Par  une  involontaire  soumission  à  cette  desti- 
née, il  fut,  dès  son  «enfance  sublime»,  le  poète, 
non   pas   de   ses    propres   tortures,    comme   Henri 


VICTOR   HUGO  119 

ITeine  ou  Musset,  mais  des  passions  de  ceux  qui 
l'entouraient.  Les  voix  plaintives  des  victimes  de 
la  Terreur,  entendues  encore  dans  le  grand  silence 
de  la  Restauration,  passèrent  dans  ses  Odes.  Puis 
la  sonnerie  des  victoires  napoléoniennes  se  réper- 
cuta dans  d'autres  odes,  et  dans  des  strophes  ma- 
gnifiques l'appel  des  revendications  grecques.  Il 
devait  plus  tard  laisser  passer  en  lui  le  cri  tra- 
gique de  la  démocratie  militante,  et  qu'est-ce  que 
la  Légende  des  siècles,  le  chef-d'œuvre  entre  ses 
chefs-d'œuvre,  sinon  l'écho  de  la  vaste  clameur 
de  l'histoire  humaine?  Même  ses  vers  les  plus  in- 
times, ceux  des  Feuilles  d'automne  et  des  Con- 
templations, ont  quelque  chose  de  presque  imper- 
sonnel par  la  simplicité  des  sentiments  exprimés. 
Il  semble  qu'il  ait  recueilli  le  soupir  de  toutes  les 
familles  dans  ses  vers  de  foyer,  le  souffle  de  tous 
les  amants  dans  ses  vers  d'amour.  Ce  qu'il  y  a 
d'individuel  et  de  local  s'efface,  et  c'est  ainsi  que, 
même  dans  les  élégies,  dans  les  paysages,  dans 
les  confidences,  grâce  à  ce  je  ne  sais  quoi  de  tou- 
jours collectif  et  de  général,  la  poésie  de  Victor 
Hugo  prend  comme  un  caractère  d'épopée. 

Epique,  —  telle  est  bien  la  définition  naturelle 
de  cette  poésie  aux  ampleurs  démesurées,  aux  vi- 
sions grandioses,  aux  impersonnalités  sublimes. 
Même  on  peut  suivre  dans  l'œuvre  de  Victor  Hugo 
le  travail  d'esprit  par  lequel  cette  sensation  épique 
de  la  vie  s'élabore.  Examinez,  par  exemple,  ce  que 
devient,  pour  le  créateur  dç  Didier  et  de  Ruy 
Blas,  ce  personnage  si  fréquent  à  notre  époque  et 


120  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

qui  s'appelle  le  plébéien  révolté.  Nous  avons  dans 
les  Confessions  de  Rousseau,  dans  le  Ronge  et  le 
IS!  oir  de  Stendhal,  dans  le  Jacques  Yingiras  de 
Jules  Vallès,  des  monographies  de  valeur  diffé- 
rente où  ce  type  d'homme  se  trouve  étudié.  Com- 
parez ces  analyses  aiguës  aux  deux  esquisses  de 
héros  tracées  par  le  poète  et  voyez  la  métamor- 
phose accomplie.  Après  avoir  analysé  avecM.Taine 
la  psychologie  du  Jacobin,  ouvrez  Quatre-vingt- 
treize,  et  contemplez  la  figure  de  Cimourdain.  Ce 
n'est  pas  qu'il  y  ait  une  contradiction  absolue  entre 
les  œuvres  des  analystes  et  l'œuvre  de  Hugo.  Lui 
aussi  a  vu  les  causes  profondes  qui  font  le  sou- 
bassement des  caractères.  Mais  au  lieu  de  montrer 
ces  causes  avec  les  misères  que  comporte  une  exis- 
tence individuelle  et  bornée,  il  crée  des  êtres  plus 
grands  que  nature,  plus  pénétrés  de  symbolisme, 
et  dans  lesquels  s'incarne  l'espérance  ou  la  souf- 
france d'une  classe  entière.  Encore  ici,  le  poète 
exprime  ce  qui  tressaille,  inexprimable,  dans  des 
milliers  de  créatures  tourmentées  de  confus  désirs. 
Il  y  a  une  interprétation  religieuse,  et  d'ailleurs 
inexacte,  de  la  Révolution  éparse  dans  la  vague 
rêverie  de  beaucoup  de  Français.  Vous  trouverez 
cette  interprétation  rendue  avec  la  plus  étonnante 
éloquence  dans  telles  pages  des  Misérables  ou  de 
Qiiatre-vingt-treïse.  C'est  là  proprement  la  puis- 
sance épique.  Il  ne  faut  pas  chercher  ailleurs  la 
cause  du  succès  de  Hugo  parmi  les  foules.  Elles 
ont  aimé  en  lui  un  grand  écrivain  dont  le  génie 
vibrait  à  leur  haleine.  Elles  crurent  voir,  dans  cette 


VICTOR    HUGO  121 

faculté  de  transformation  épique  de  la  vie,  une 
sorte  de  charité  intellectuelle  qui  manque  aux  purs 
analystes.  Il  y  avait  là  une  singulière  illusion, 
car  cette  soi-disant  charité  n'est  qu'une  flatterie  et 
la  plus  dangereuse.  Mais  un  écrivain  épique  est 
nécessaire  à  la  vaste  conscience  flottante  d'une 
époque.  Et  Hugo  sentait  si  bien  cette  force  de  son 
rôle  qu'il  a  pu  écrire  dans  la  préface  des  Contem- 
plations :  «  Quand  je  vous  parle  de  moi,  je  vous 
parle  de  vous.  Comment  ne  le  sentez-vous  pas?  Ah! 
insensé  qui  crois  que  je  ne  suis  pas  toi  !  » 


IV 


Grâce  à  ce  double  caractère  de  nouveauté  dans 
la  rhétorique  et  de  large  généralité  dans  les  con- 
ceptions, l'oeuvre  de  Victor  Hugo  a  été,  tout  en- 
semble, admirée  par  les  artistes  et  admirée  par  le 
peuple.  Gustave  Flaubert,  s'il  vivait  encore,  ins- 
crirait en  pleurant  son  nom  sur  le  registre  déposé 
à  la  porte  du  poète  mort,  et,  à  côté  de  lui,  Bou- 
vard et  Pécuchet  viendraient  signer  aussi.  A  cette 
gloire  universelle,  il  y  a  une  autre  cause  qui  tient, 
celle-là,  aux  profondeurs  mêmes  du  cœur  de 
l'homme.  Nous  avons  tous  en  nous,  que  nous  le 
sachions  ou  non,  ce  que  Carlyle  appelait  :  le  culte 
du  héros,  c'est-à-dire  du  personnage  représentatif 
dans  lequel  se  résument  les  vertus  propres  à  un 


122  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

groupe  d'individus.  Victor  Hugo  aura  été  ce  per- 
sonnage représentatif  au  plus  haut  chef,  un  héros 
littéraire  incomparable.  Il  était,  de  son  vivant, 
^Ecrivain,  et  le  cas  le  plus  réussi  de  cette  race 
qu'il  ait  été  donné  à  un  contemporain  de  réaliser, 
depuis  Gœthe.  De  ce  point  de  vue,  son  existence 
entière  peut  être  considérée  comme  une  œuvre  d'art 
à  laquelle  la  chance  et  la  volonté  avaient  concouru 
en  proportions  pareilles.  Il  avait  su  maintenir  un 
équilibre  accompli  entre  la  vie  physique  et  la  vie 
intellectuelle,  si  bien  que,  dans  un  âge  de  troubles 
cruels,  il  a  gardé  jusqu'à  la  fin  la  sérénité  du  génie 
qui  domine  son  art  et  remplit  toute  sa  tâche.  Quel 
contraste  saisissant  avec  i'avortement  de  tant  d'au- 
tres !  Le  même  esprit  de  raison,  qui  lui  avait  per- 
mis de  maintenir  sa  vigueur  corporelle  à  travers 
son  gigantesque  labeur,  l'avait  préservé  des  folles 
prodigalités  à  l'heure  du  succès,  qui  se  payent  plus 
tard  par  l'indigence  et  la  dépendance  des  années 
suprêmes.  Sa  fortune,  noblement  acquise,  sage- 
ment préservée,  faisait  de  lui  un  grand  seigneur 
de  la  poésie  qui  pouvait  ouvrir  sa  maison  à  ses 
fidèles  sans  rien  demander  à  leur  admiration.  Ses 
opinions  politiques  se  trouvaient  avoir  triomphé 
momentanément,  en  sorte  qu'une  immense  popu- 
larité enveloppait  cette  vieillesse  égale  à  la  plus 
vigoureuse  maturité.  Il  n'avait,  en  outre,  jamais 
abandonné  cet  art  des  vers  auquel  il  devait  les 
commencements  de  sa  renommée.  Les  hasards  heu- 
reux de  sa  destinée,  comme  les  prudences  heu- 
reuses de  sa  réflexion,  concouraient  donc  unique- 


VICTOR    HUGO  123 

ment  chez  lui  au  triomphe  du  Poète.  Cela  faisait 
de  sa  personne  quelque  chose  de  rare,  de  presque 
surhumain,  une  poésie  vivante  qui,  elle,  ne  pou- 
vait pas  durer  comme  sa  poésie  écrite,  et  voici  que 
cette  existence  aussi  étonnante  qu'un  songe  a  fini 
brusquement.  Qu'il  est  profond  et  d'une  rêverie 
pénétrante  ce  vers  que  je  citais  tout  à  l'heure  et  que 
je  ne  puis  m'empêcher  d'écrire  de  nouveau,  à  la  fin 
de  cette  courte  étude  : 

O  soleils  disparus  derrière  l'horizon!.,. 


VIII 

GEORGE  SAND^^> 


C'est  une  dure  épreuve  pour  un  gra,nd  écrivain, 
que  ces  tristes  années  qui  suivent  la  cinquantième, 
alors  que  la  meilleure  portion  de  l'œuvre  est  ac- 
complie, la  gerbe  des  plus  riches  fleurs  moisson- 
née et  liée,  et  que  le  poète  célèbre  commence  de 
survivre  à  la  génération  dont  il  fut  un  des  porte- 
voix.  Comment  supportera-t-il  le  talent  des  nou- 
veaux venus  qui  grandissent  autour  de  lui,  —  qui 
ne  grandit  plus?  Comment  les  volte-face  inévi 
tables  du  goût  public?  Comment  la  progressive  di- 
minution de  ses  forces?  Comment  la  viie  toujours 
plus  présente  du  tombeau  rapproché?  Aussi  un 
intérêt  de  curiosité  passionné  nous  attache-t-il  aux 
confidences  de  l'artiste  durant  cet  automne  de  sa 
pensée,  comme  si,  dans  la  manière  de  traverser 
cette  suprême  crise,  l'âme  révélait  plus  complète- 

(i)  A  propos  du  tome  V  de  la  Correspondance  de  George  Sand 
(1S85). 


GEORGE    SAND  125 

ment  le  secret  de  sa  vigueur  intime  ou  de  sa  fai- 
blesse. C'en  est  fini  des  espérances  et  des  désespoirs 
imaginaires.  La  vie  a  fait  sur  l'être  son  travail 
meurtrier  ou  bienfaisant.  Elle  a  mutilé  ou  redressé 
l'arbre  intérieur,  cette  ramure  mystique  dont  les 
feuilles  et  les  fleurs  sont  nos  sentiments  et  nos 
idées.  Si  l'homme  garde  un  dernier  mot  à  dire  sur 
la  destinée,  quand  le  prononcera-t-il,  sinon  dans 
ces  années-là?  Et  il  semble  bien  que  presque  tous 
les  écrivains  aient  la  notion  du  caractère  solennel 
que  revêtent  leurs  paroles  à  cette  époque  de  leur 
existence,  car  c'est  pour  la  plupart  la  saison  des 
Confessions  et  des  Souvenirs,  celle  aussi  des  lon- 
gues lettres  à  des  amis  plus  jeunes  ou  à  des  com- 
pagnons de  jadis  demeurés  fidèles  malgré  les  dé- 
fections et  les  désabusements  de  l'âge,  et  sur  toutes 
ces  pages,  familières  ou  graves,  résignées  ou  mé- 
lancoliques, plane  un  peu  de  ce  que  Tourgueniev 
appelle  avec  tant  d'éloquence  «la  sincérité  de  la 
mort»  !... 


C'est  bien  elle,  cette  inimitable,  cette  divine 
sincérité  qui  fait  le  charme  unique  du  volume  des 
lettres  de  George  Sand  —  le  5®  de  la  série  — 
qui  vient  de  nous  être  donné.  Pour  comprendre  la 
haute  valeur  de  ces  lettres,  et  mieux  apprécier  leur 


126  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

signification  intime,  leur  qualité  d'âme,  si  l'on 
peut  dire,  il  faut  se  représenter  exactement  dans 
quelles  circonstances  se  trouvait  emprisonnée  la 
femme  de  génie  qui  les  écrivait  entre  les  années 
1864  et  1870.  George  Sand  avait  alors  soixante 
ans.  Elle  n'était  plus  celle  que  Balzac  a  peinte 
dans  son  roman  de  Béatrice  et  sous  le  nom  de 
Camille  Maupin,  avec  ses  yeux  «impénétrables», 
—  avec  sa  beauté  d'Isis,  «plus  sérieuse  que  gra- 
cieuse, et  comme  frappée  de  la  tristesse  d'une  mé- 
ditation constante;»  —  avec  «ses  cheveux  noirs 
descendant  en  nattes  le  long  du  cou  comme  la 
coiffe  à  double  bandelette  rayée  des  statues  de 
Memphis»;  —  avec  son  front  «plein  et  large, 
illuminé  par  des  méplats  où  s'arrête  la  lumière, 
coupé  comme  celui  de  la  Diane  chasseresse»;  — 
avec  son  teint  «olivâtre  au  jour  et  blanc  aux  lu- 
mières,» sur  lequel  tranchait  la  pourpre  vive  d'une 
bouche  admirable  de  bonté.  L'auteur  d'Indiana 
était  bien  loin  de  ces  années  de  sa  jeunesse,  par  le 
masque,  superbe  encore,  mais  superbe  de  lassi- 
tude, que  nous  lui  avons  connu,  et  elle  en  était  plus 
loin  encore  par  sa  situation  d'écrivain.  Toutes  les 
causes  auxquelles  s'étaient  dévoués  ses  premiers 
efforts  et  qui  lui  avaient  valu  ses  anciens  triom- 
phes semblaient  si  près  d'être  perdues!  Elle  avait 
représenté,  avec  quelle  puissance,  on  le  sait  de 
reste,  la  tradition  du  roman  à  idées  issu  de  la 
No7ivelle  Héloïse  et  de  Corinne,  et  elle  assistait  à 
la  victoire  de  la  littérature  d'observation,  du  ro- 
man de  mœurs  ou  d'analyse.  Son  œuvre,  dans  la 


GEORGE    SAND  127 

sorte  cfe  lutte  pour  la  vie  que  les  livres  soutiennent 
les  uns  contre  les  autres,  n'était-elle  pas  vaincue 
par  celle  de  son  prodigieux  rival,  le  maître  de  la 
Comédie  humaine?  Et  il  en  était  de  ses  convic- 
tions politiques  comme  de  ses  croyances  esthé- 
tiques. Tous  les  rêves  généreux  du  socialisme 
avaient  rencontré  en  elle  un  apôtre  éloquent,  puis 
la  révolution  de  1848  s'était  achevée  sur  une  ruine 
de  ces  décevantes  espérances.  Si  du  moins,  à  servir 
ces  causes  perdues  dans  la  littérature  et  dans  la 
politique,  elle  avait  conquis  le  droit  de  se  reposer? 
Mais  non.  L'immense  succès  de  ses  premiers  livres 
n'avait  pas  assuré  la  complète  indépendance  de 
sa  vieillesse,  et  il  lui  fallait  continuer  d'écrire  au 
jour  la  journée,  conter  derechef  après  avoir  conté, 
imaginer  des  romans  nouveaux  après  tant  d'autres, 
couvrir  de  sa  large  écriture  des  feuilles  de  papier, 
encore,  et  cela  sans  espérance  de  s'affranchir  ja- 
mais entièrement.  «J'ai  bien  le  droit,»  s'écriait-elle, 
«de  mépriser  mon  argent.  Je  le  méprise  en  ce 
sens  que  je  lui  dis  :  Tu  représentes  l'aisance,  la 
sécurité,  l'indépendance,  le  repos  nécessaire  à  mes 
vieux  jours.  Tu  représentes  donc  mon  intérêt  per- 
sonnel, le  sanctuaire  de  mon  égoïsme.  Mais  pen- 
dant que  je  te  placerai  en  lieu  sûr  et  que  je  te 
ferai  fructifier,  tout  souffrira  autour  de  moi,  et  je 
ne  m'en  s'oucierai  pas?  Tu  veux  me  tenter?  Va  au 
diable!  je  dédaigne  ta  séduction;  donc,  je  te  mé- 
prise.» Mais  elle  ajoutait,  non  sans  un  retour  de 
mélancolie  résignée  :  «  Avec  cette  prodigalité-là, 
j'ai   passé   ma   vie    à  ne   me   satisfaire   jamais,    à 


128  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

écrire  quand  j'aurais  voulu  rêver,  à  rester  quand 
j'aurais  voulu  courir...»  Elle  disait  aussi  :  «J'ai 
bien  donné  un  demi-million,  sans  compter  les  dots 
de  mes  enfants,»  et  toute  sa  réserve  se  montait, 
c'est  elle  qui  nous  le  dit  dans  une  de  ses  lettres, 
à  deux  billets  de  mille  francs  !  Ce  sont  là  des 
peines  de  toutes  les  heures,  auxquelles  s'ajoutaient 
les  chagrins  inséparables  de  toute  longue  exis- 
tence. Elle  voyait  mourir  ceux  qu'elle  aimait.  Un 
de  ses  petits-enfants  venait  d'être  emporté  par  un 
mal  foudroyant.  Ses  amis  de  jeunesse  s'en  allaient 
l'un  après  l'autre.  Elle-même  était  souffrante,  et, 
à  maint  indice,  bien  qu'elle  prétendît  dominer  la 
maladie  à  force  de  volonté,  elle  sentait  les  signes 
de  la  faiblesse  physique  se  multiplier.  S'il  y  eut 
jamais  un  terrain  préparé  pour  les  sombres  fleurs 
de  la  tristesse,  certes  c'était  celui-là.  «  Croyez  bien,» 
écrivait-elle  à  Barbes,  «croyez  bien  que  je  pour- 
rais dire  avec  vous  :  ma  vie  a  été  triste.  Elle  a  été, 
elle  sera  toujours  pleine  d'atroces  déchirements.» 
Par-dessous  les  causes  de  chagrin  qu'elle  avouait, 
n'y  en  avait-il  pas  d'autres  encore,  qu'elle  ne 
s'avouait  peut-être  pas  à  elle-même?  Toute  femme 
de  génie  qu'elle  fût,  George  Sand  n'en  était  pas 
moins  une  femme,  et  elle  avait  connu,  comme 
toutes  celles  qui  ont  été  belles,  les  implacables 
cruautés  du  miroir,  dure  revanche  des  splendeurs 
d'autrefois  !  Même  pour  les  plus  nobles,  même 
pour  les  plus  ardemment  éprises  d'idéal,  ne  sont- 
ils  pas  terriblement  vrais,  ne  fût-ce  qu'une  heure, 
les  vers  du  poète  : 


GEORGE    SAND  129 

Ange  plein  de  beauté,  connaissez-vous  les  rides, 

Et  ia  peur  de  vieillir,  et  ce  hideux  tourment 

De  lire  la  secrète  horreur  du  dévouement 

Dans  des  yeux  où  longtemps  burent  vos  yeux  avides? 

Ange  plein  de  beauté,  connaissez-vous  les  rides?... 

Oui,  c'est  bien  là  le  dessin  visible  des  conditions 
cil  se  débattait  cette  âme,  mais  les  conditions'  de 
milieu  et  d'existence  sont-elles  autre  chose  qu'un 
prétexte  à  déployer  l'originalité  intime  de  notre 
être  moral  ?  Quand  le  psychologue  a  tout  montré 
des  circonstances  parmi  lesquelles  palpite  un  cœur, 
cette  palpitation  même  reste  à  montrer,  et  elle 
seule  importe.  Une  vie  humaine  n'est  pas  écrite 
dans  les  faits,  elle  réside  dans  les  sentiments  que 
ces  faits  inspirent.  C'est  bien  pour  cela  que  cha- 
cun de  nous  constitue  un  univers  à  part  des  autres, 
que  toute  sensibilité  apparaît  à  l'observateur  comme 
un  domaine  solitaire  et  inabordable,  et,  si  l'on 
veut,  que  toute  créature  pensante  porte  avec  elle 
un  monde  d'illusions  otj  se  révèle  ce  je  ne  sais 
quoi  d'indéfini,  d'unique  :  sa  personne.  Après 
avoir  dénombré  les  circonstances  de  tristesse  parmi 
lesquelles  la  grande  romancière  vieillissait,  nous 
ouvrons  le  recueil  de  ses  lettres.  Nous  en  lisons 
une,  puis  dix,  puis  vingt,  et  voici  que  nous  enten- 
dons s'élever  de  ces  pages  un  cantique  d'allégresse, 
un  hymne  de  reconnaissance  inspirée,  la  réconfor- 
tante et  magnanime  action  de  grâces  d'un  esprit 
que  rien  n'a  brisé,  que  tout  suscite  et  qui  s'épanche 
en  effusions  de  joie  profonde.  A  son  vieil  ami,  le 
conspirateur  Barbes,  à  son  fils,  à  ses  jeunes  confi- 
dents,  Flaubert  et  Dumas,   à   d'autres  encore,   la 


I30  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

généreuse  femme  prodigue  les  paroles  de  vaillance 
et  d'espoir  courageux.  «  Il  faut  aimer,  »  dit-elle, 
«il  faut  souffrir,  il  faut  pleurer,  créer,  espérer, 
être...,  ne  pas  compter  les  chutes,  les  blessures,  les 
vains  espoirs,  les  cruels  événements  de  la  pensée, 
maïs  toujours  se  relever,  ramasser,  rassembler  les 
lambeaux  de  son  cœur  accrochés  à  toutes  les  ronces 
du  chemin,  aller  toujours  à  Dieu  avec  ce  sanglant 
trophée.  »  C'est  sur  cet  héroïque  appel  que  s'achève 
le  sanglot  que  vient  de  lui  arracher  la  mort  de 
son  petit-fils.  Quand  elle  songe  à  la  vieillesse,  avec 
quelle  grâce  elle  lui  sourit  !  «  Je  cherche,  car  mon 
état,  à  cette  heure,  c'est  d'être 

«  Au  soleil  couchant 
«  Toi  qui  vas  cherchant 
«  Fortune:. 

«Oui,  fortune  intellectuelle,  lumière,  dans  ce  soleil 
couchant  de  la  vie  qui  est  la  plus  belle  heure  des 
tons  et  des  reflets...»  Si  l'image  de  la  funèbre  nuit, 
où  elle  va  bientôt  entrer,  s'offre  à  sa  pensée,  comme 
elle  l'accueille  d'un  geste  paisible!  «  Ne  désespé- 
rons jamais,  mon  ami;  tout  ce  qui  s'éteint  en  ap- 
parence est  un  travail  occulte  de  renouvellement, 
et  nous-mêmes  aujourd'hui,  c'est  toujours  vie  et 
mort,  sommeil  et  réveil.  Notre  état  normal  résume 
si  bien  notre  avenir  infini.  »  Se  trouve-t-elle  aux 
prises  avec  une  des  mille  difficultés  de  l'existence 
d'artiste?  «  Je  fais  mon  état  d'écrivain,  »  raconte- 
t-elle-,  «au  milieu  de  toutes  les  choses  et  de  tous 
les  êtres,  et,  comme  je  l'aime,  mon  état,  j'aime  tout 
ce  qui  l'alimente  et  le  renouvelle.  On  me  fait  bien 


GEORGE    SAND  131 

des  misères  que  je  vois,  mais  que  je  ne  sens  plus. 
Je  sais  qu'il  y  a  des  épines  dans  les  buissons,  ça  ne 
m'empêche  pas  d'y  fourrer  toujours  les  mains  et 
d'y  cueillir  des  fleurs.»  Jamais  peut-être  la  cor- 
diale féliciié  du  bon  ouvrier  n'a  été  exprimée  d'une 
façon  à  la  fois  plus  éloquente  et  plus  simple.  Car 
de  quoi  s'agit-il  sans  cesse?  Des  menus  événements 
d'une  vie  sans  éclat  imprévu,  d'une  pièce  à  faire 
représenter,  d'un  roman  à  écrire,  du  rôle  de  châte- 
laine de  Nohant  à  remplir.  Ces  humbles  tâches 
s'ennoblissent,  comme  touchées  par  une  baguette 
de  fée  heureuse,  et  c'est  bien  cette  noblesse  qui 
fait  la  beauté  de  cet  optimisme.  Certes,  dans  cette 
époque  de  spleens  longuement  caressés  et  de  com- 
plaisantes névroses,  il  ne  manque  cependant  pas 
d'hommes  robustes  et  qui  célèbrent  la  joie  de  la  vie. 
Cette  joie  s'obtient  trop  souvent  par  le  sacrifice 
de  ce  qui  donne  seul  du  prix  à  la  vie,  et  le  cou- 
rage n'est  pas  chose  admirable  s'il  n'est  fondé 
que  sur  la  brutalité  satisfaite.  L'optimisme  de 
George  Sand  comporte  autant  d'idéal  que  le  pes- 
simisme le  plus  sublime,  et  c'est  précisément  un 
problème  d'un  grand  intérêt  pour  le  moraliste  que 
de  savoir  comment  cet  idéal  n'a  pas  fait  plaie 
dans  cette  âme,  ainsi  que  chez  la  plupart  des  en- 
fants du  siècle.  A  cette  santé  persistante  et  victo- 
rieuse, malgré  toutes  les  conditions  de  maladies,  je 
vois  trois  causes  principales.  George  Sand  a  été 
préservée  des  tortures  de  la  vie  d'artibtfc  par  sa 
conception  de  l'art.  Par  sa  conception  du  dévoue- 
ment, elle  a  été  guérie  des  malheurs  de  la  vie  sen- 


Ï32  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

timentale.  Enân  l'une  et  l'autre  de  ces  théories 
s'appuyaient  sur  une  instinctive  intuition  de  la 
Nature  qui  se  retrouve  dans  le  fond  de  tout  opti- 
misme. Je  voudrais  préciser  ces  trois  points  dans 
ce  qu'ils  ont  d'essentiel. 


II 


On  aperçoit,  ai-je  dit,  dans  cette  correspondance 
de  George  Sand  une  conception  de  l'art,  incons- 
ciente d'abord,  et  qu'elle  a  surtout  formulée  dans 
ses  réponses  aux  lettres  douloureuses  de  Flaubert. 
J'ai  essayé,  ailleurs,  dans  les  Essais  de  Psycholo- 
gie (i),  de  montrer,  à  propos  de  ces  lettres,  com- 
ment l'auteur  de  Madame  Bovary  fut  la  victime  de 
l'étrange  doctrine  qui  lui  faisait  considérer  l'œuvre 
comme  un  but  pour  ainsi  dire  indépendant  de  l'es- 
prit. Tout  autre  était  le  principe  de  George  Sand, 
pour  qui  la  grande  affaire  fut,  comme  pour  Gœthe, 
non  pas  de  produire  des  livres,  mais  de  développer 
sa  pensée  à  travers  ses  livres.  Tandis  que  Flaubert 
découvrait  dans  chaque  production  manquée  un 
motif  de  désespoir,  elle  rencontrait,  elle,  même  dans 
ses  erreurs  d'artiste,  de  quoi  marcher  en  avant,  et, 
par  suite,  de  quoi  se  réjouir  :  «  Quand  on  recon- 
naît,» écrit-elle,  «qu'un  sujet  ne  vaut  rien,  ou  qu'on 

(i)  Essais  de  Psychologie,  édition  Pion  (tome  premier  — 
appendice  E). 


GEORGE    SAND  133 

n'est  pas  propre  à  s'en  servir,  on  y  renonce.  On  a 
-perdu  du  temps,  c'est  vrai,  maïs  il  n'est  pas  perdu 
en  ce  sens  qu'on  a  raiguisé  l'instrument  cérébral  qui 
sert  à  composer.  »  C'est  qu'aussi  bien  elle  recherche 
dans  la  composition,  comme  elle  le  dit  avec  une 
rare  profondeur,  «  un  état  de  son  être...  »  Cette 
conviction,  que  le  perfectionnement  personnel  est 
tout,  la  "domine  d'une  manière  si  complète,  qu'elle 
y  revient  à  plusieurs  reprises  :  «Il  n'y  a  pas  de 
travail  perdu,  du  moment  qu'on  a  eu  du  plaisir  à 
travailler.  Ça  apprend,  et  la  vie  se  passe  à  ap- 
prendre.» Armée  de  cette  foi  ardente  dans  la  va- 
leur du  développement  intime,  comment  ne  serait- 
elle  pas  à  l'abri  de  ces  incertitudes  sur  la  du- 
rée future  des  œuvres,  habituelle  angoisse  de 
l'homme  de  lettres  vieillissant?  Comment  se  dirait- 
elle  le  sinistre  :  «Si  je  m'étais  trompée?...»  Est-il 
possible  de  se  tromper,  quand  on  a  demandé  à 
ses  travaux  seulement  d'être  des  travaux,  c'est-à- 
dire  des  étapes  de  sa  vie  intérieure?  «L'artiste,» 
dit-elle  ailleurs,  «  doit  vivre  dans  sa  nature  le 
plus  possible...  C'est  un  homme  dont  tout  doit 
jouer  avant  qu'il  joue  des  autres...  Moi,  je  n'ai 
jamais  su  soigner  ni  polir.  J'aime  trop  la  vie.» 
Quand  elle  jette  les  yeux  sur  ses  volumes  d'au- 
trefois, c'est  avec  l'indifférence  qu'un  arbre  pen- 
sant pourrait  avoir  pour  son  feuillage  de  l'autre 
armée.  La  fête  de  sa  végétation  une  fois  finie, 
qu'importe  que  ce  feuillage  se  flétrisse  et  tombe? 
Naïvement,  avec  une  bonhomie  enfantine,  elle 
écrit  à  Flaubert  :  aCoiisuelo,  la  Comtesse  de  Ru- 


134  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

dolsiadt,  est-ce  que  c'est  de  moi?  Je  ne  m'en  rap- 
pelle plus  un  traître  mot...  »  Elle  dit  plus  loin 
qu'elle  est  panthéiste  en  fait  d'art,  entendant  par 
là  que  des  procédés  de  tous  ordres  trouvent  grâce 
devant  elle.  Le  mot  va  plus  avant  dans  son  être 
qu'elle  ne  l'imagine.  Il  peut  s'interpréter  autre- 
ment. Oui,  cette  femme  au  talent  si  facile  était 
une  panthéiste  d'art,  en  ce  sens  qu'elle  laissait  agir 
en  elle  le  Dieu  caché,  l'esprit  obscur,  instinctif, 
qui  commande  à  l'écrivain  d'écrire,  comme  à  la 
fleur  de  s'ouvrir,  comme  à  l'oiseau  de  voler;  et,  pas 
plus  que  la  fleur  ne  discute  son  parfum,  ou  l'oiseau 
la  couleur  de  ses  ailes,  ce  génie  obéissant  ne  dis- 
cutait la  portée  de  son  effort.  Le  grand  moraliste 
du  portique,  Marc-Aurèle,  donne-t-il  un  autre  con- 
seil :  «  Il  faut  vivre  avec  les  Dieux.  C'est  vivre 
avec  les  Dieux  que  de  leur  montrer  une  âme  sa- 
tisfaite de  son  partage,  obéissant  à  tous  les  ordres 
du  génie  qui  est  son  gouverneur  et  son  guide  :  — 
don  de  Jupiter,  émanation  de  la  nature?» 

Cette  même  puissance  de  soumission,  d'imper- 
sonnalité,  pour  employer  un  terme  plus  exact,  qui 
se  révèle  chez  George  Sand  dans  l'ordre  de  la  vie 
artistique  apparaît  aussi  dans  la  vie  affectueuse 
et  sentimentale.  Parlant  des  impressions  que  lui 
procurent  les  choses  et  les  individus,  elle  laisse 
tomber  cette  phrase  étrange  :  «J'aime  tout  ce  qui 
caractérise  un  milieu  :  le  roulement  des  voitures 
et  le  bruit  des  ouvriers,  à  Paris;  les  cris  de  mille 
oiseaux,  à  la  campagne;  le  mouvement  des  embar- 


GEORGE    SAND  135 

cations  sur  les  fleuves.  J'aime  aussi  le  silence  profond, 
et,  en  résumé,  fainie  tout  ce  qui  est  autour  de  moi, 
n  importe  où  je  suis...r>  Traduisez  cette  phrase  en 
ses  éléments  psychologiques.  Vous  apercevrez  par 
derrière  elle  un  don  singulier  de  vivre  dans  autrui, 
de  glisser  son  âme  dans  des  formes  étrangères,  de 
se  renoncer  soi-même  pour  épouser  des  existences 
différentes,  —  don  de  sympathie  qui  fut  refusé  à 
quelques  très  grands  artistes  comme  Byron  et  Cha- 
teaubriand, et  accordé  si  généreusement  à  Miche- 
let  ainsi  qu'à  George  Sand.  Celle-ci  écrivait  à 
Flaubert  :  «Il  n'y  a  d'intéressant,  dans  ma  vie  à 
moi,  que  les  autres.  Te  voir  à  Paris,  bientôt,  me 
sera  plus  doux  que  mes  affaires  ne  me  seront  embê- 
tantes. Ton  roman  m'intéresse  plus  que  tous  les 
miens.  L'impersonnalité,  espèce  d'idiotisme  qui 
m'est  propre,  fait  de  notables  progrès.»  Et  ail- 
leurs :  a  Je  sais  si  bien  vivre  hors  de  moi!»  Rien 
n'est  plus  touchant  que  de  voir  avec  quelle  sou- 
plesse cette  âme  heureuse  et  facile  se  plie  à  des 
idées  et  à  des  sentiments  différents  des  siens, 
comme  elle  est  ingénieuse  à  comprendre  des  êtres 
opposés  à  elle,  à  les  aimer.  Probablement  cette 
faculté  d'aimer  n'était  chez  elle  qu'un  cas  parti- 
culier d'une  faculté  plus  haute  :  celle  d'imaginer 
des  cœurs  autres  que  son  cœur.  Peut-être  l'égoïsme 
a-t-il  pour  racine  une  impuissance  à^nous  repré- 
senter complètement  une  sensibilité  qui  n'est  pas 
la  nôtre?  En  même  temps  que  cette  étonnante  ima- 
gination des  autres  cœurs  faisait  de  George  Sand 
un  grand  romancier,  elle  faisait  d'elle  une  créa- 


136  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

ture  d'une  infatigable  sympathie.  L'intelligence 
des  sentiments  a  toujours  pour  conséquence  la  ten- 
dresse. On  ne  peut  pas  comprendre  profondément 
un  être  sans  l'aimer.  Cela  est  si  vrai  que  les  pes- 
simistes comme  Georges  Eliot  et  Tourgueniev,  qui 
ont  eu  l'imagination  des  cœurs  à  un  haut  degré, 
n'ont  jamais  passé  du  pessimisme  à  la  misanthro- 
pie, ainsi  qu'il  arrive  d'ordinaire.  Ils  ont  trouvé 
moyen  de  concilier  par  la  pitié  leur  théorie  de  la 
misère  de  toutes  choses  et  leur  vision  trop  com- 
plète de  la  douleur  humaine.  Cette  conciliation, 
George  Sand,  elle,  n'eut  jamais  besoin  de  la  ten- 
ter, car  personne  n'a  répugné  davantage  au  pes- 
simisme, personne  n'a  cru  plus  profondémjent 
qu'elle  à  la  bonté  de  la  vie  et  à  l'harmonie  de 
l'âme  avec  la  nature. 


m 


Nous  touchons  ici  à  ce  qui  fait,  sous  tous  les  dé- 
guisements, le  fond  même  du  débat  dans  le  pro- 
cès de  l'optimisme  contre  le  pessimisme.  Y  a-t-il 
un  accord  initial  et  final  entre  les  exigences  fon- 
cières de  notre  être  intime  et  l'ordre  des  choses, 
ou  bien  non?  Suivant  la  réponse  que  l'on  donne  à 
cette  question  première,  on  croit  ou  l'on  ne  croit 
pas  que  la  vie  vaille  la  peine  d'être  vécue.  Si,  en 
effet,   notre  bonne  volonté   demeure  sans   corres- 


GEORGE    SAND  137 

pondance  suprême  et  définitive,  —  si  notre  cœur, 
ou  tendre  ou  cruel,  ou  bon  ou  mauvais,  n'est  qu'un 
phénomène  d'un  instant  destiné  à  disparaître 
comme  il  est  apparu,  pour  toujours,  —  si  le  tra- 
vail de  l'humanité  entière  aboutit  à  une  irréparable 
banqueroute,  puisque  avec  la  mort  de  la  planète 
tout  doit  un  jour  mourir  ici-bas  de  l'œuvre  des 
âges,  comment  ne  pas  apercevoir  la  vie  sous  une 
clarté  de  cauchemar,  et  à  l'état  de  sinistre  bouf- 
fonnerie? Les  plus  éloquentes  phrases  n'empêche- 
ront pas  que  l'existence,  dépourvue  de  significa- 
tion d'au-delà,  ne  roule  et  ne  retombe  sans  cesse 
sur  un  fond  immobile  de  désespoir.  Et  si  l'on  veut 
bien  examiner  tous  les  désespérés  de  tous  les 
temps,  on  reconnaîtra  qu'ils  ont  souffert  unique- 
ment de  ne  pouvoir  dire  :  a  Notre  Père,  qui  êtes  aux 
cieux...»  Hélas!  combien  ont  gardé  la  nostalgie 
de  la  foi,  après  avoir  perdu  la  foi  elle-même,  et 
ceux-là  qui  soupirent  :  «Notre  Père,  qui  éùez  aux 
cieux. . .  »  sont  les  plus  misérables  de  tous  !  Ils  sont 
vraiment  ces  rois  dépossédés  dont  parlait  Pascal. 
La  croyance  que  Dieu  existe,  c'est-à-dire  que  la 
vie  humaine  a  un  sens  supérieur,  notre  volonté  un 
résultat  durable,  notre  caducité  un  point  d'appui 
éternel,  se  rencontre  au  contraire  dans  l'arrière- 
fond  de  tout  optimisme.  Celui  de  George  Sand 
n'échappe  pas  à  la  loi  commune  :  «  Croyons  en 
Dieu,  dès  à  présent,  quoique  nous  ne  puissions  pas 
le  prouver,»  dit-elle.  Et  ailleurs  :  a  Croyons  qu'il 
y  a  toujours,  quand  même,  une  bonne  route  à 
chercher,  et  que  l'humanité  la  trouvera;  ne  disons 


138  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

jamais  :  il  n'y  en  a  pas...»  Et  comparant  l'agonie 
de  Sainte-Beuve  à  celle  de  Barbes  :  «Barbes,»  dit- 
elle,  a  est  doux  et  souriant.  Il  ne  lui  semble  pas, 
et  il  ne  semble  pas  non  plus:  à  ses  amis,  que  la 
mort  le  séparera  de  nous.  Celui  qui  s'en  va  tout  à 
fait,  c'est  celui  qui  croit  finir  et  ne  tend  la  main 
à  personne  pour  qu'on  le  suive  ou  le  rejoigne.» 
Mais,  si  Sainte-Beuve  avait  pu  lire  ces  lignes,  il 
aurait  sans  doute  répondu  à  George  Sand  que  les 
croyances  sont  des  actes  de  foi  et  que  la  foi  ne  se 
commande  pas  plus  que  la  santé.  C'est  l'impres- 
sion que  l'on  éprouve  en  fermant  le  volume  où  se 
trouvent  tant  de  pages  d'un  si  bel  accent  d'éner- 
gie et  d'espérance.  Elles  ne  guériront  personne 
de  ceux  qui  sont  malades  à  un  certain  degré,  pas 
plus  qu'elles  n'ont  guéri  Flaubert.  Il  n'y  a  pour 
les  souffrances  de  la  vie  morale  comme  pour  celles 
de  la  vie  physique  qu'un  remède,  c'est  le  temps  — 
qui  nous  ouvre  tôt  ou  tard  la  porte  derrière  la- 
quelle s'apprend  le  mot  de  l'énigme.  Cette  porte, 
et  George  Sand,  la  vaillante,  et  Flaubert,  le  déses- 
péré, l'ont  franchie  pour  ne  plus  la  passer.  Lequel 
avait  raison,  de  la  noble  femme  qui  ne  doutait 
plus,  ou  du  grand  négateur,  son  ami  d'il  y  a 
vingt  ans?  Il  y  a  quelque  chose  de  plus  effrayant 
que  le  silence  des  espaces  infinis  dont  s'épouvan- 
tait Pascal,  c'est  le  silence  des  grandes  âmes  qui 
s'en  sont  allées,  —  nous  ne  savons  où  ! 


IX 

JULES   VALLÉS^'^ 


Je  voudrais  parler  sans  passion  d'un  homme 
qui,  de  son  vivant,  fut  tout  passion,  et  qui,  mort, 
vient  de  passionner  ses  amis  comme  ses  ennemis, 
la  rue  comme  la  presse,  —  j'ai  nommé  Jules  Val- 
lès. Le  psychologue  a  le  devoir  de  demeurer  im- 
partial devant  toutes  les  natures  humaines,  s'il 
veut  les  comprendre.  Chaque  homme,  en  effet,  a 
subi,  pour  arriver  à  une  formation  définitive  de 
son  caractère,  des  centaines  d'influences  que  nous 
ne  connaissons  pas.  Cette  ignorance  doit  nous  dé- 
cider à  suspendre  notre  jugement,  si  nous  tenons 
à  être  justes,  même  à  l'égard  des  personnes  dont 
les  idées  répugnent  le  plus  à  nos  idées.  J'ajoute 
que  cette  impartialité  est  plus  nécessaire  encore  à 
qui  veut  se  placer  au  point  de  vue  historique;  et 
pour  celui  qui  étudie  notre  époque  si  confuse  et 
si  complexe,  le  grand  agitateur  qu'on  enterrait  tu- 

(i)  A  l'occasion  de  sa  mort  (1885). 


I40  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

multueusement  voici  quinze  jours  est  un  phéno- 
mène d'histoire,  un  échantillon  très  précieux  de 
l'espèce  révolutionnaire.  Jules  Vallès  ne  se  con- 
tenta pas  d'agir,  comme  la  plupart  de  ceux  .de  sa 
race.  Il  a  écrit  et  il  s'est  ictconté.  Doué  à  un  degré 
supérieur  du  pouvoir  de  traduire  sa  sensibilité  avec 
des  mots,  il  s'est  longuement  et  minutieusement 
confessé  dans  quelques  volumes,  documents  de 
première  main  et  qui  nous  introduisent  dans  l'ar- 
rière-fond  même  de  sa  vie  morale.  Grâce  aux 
Réfractaïres,  grâce  à  l'autobiographie  en  trois  vo- 
lumes qu'il  a  intitulée  Jacques  Vingiras,  nous 
pouvons  nous  représenter  le  secret  agencement  des 
rouages  qui  déterminèrent  les  actes  de  cette  vie. 
Les  faits  matériels  n'abondent  pas  dans  ces  livres. 
Ils  sont  d'ailleurs  connus  de  tous.  On  sait  commu- 
nément que  Vallès  naquit,  vers  1830,  en  Auvergne, 
qu'il  fut  l'enfant  malheureux  d'un  petit  profes- 
seur de  province,  qu'il  lutta  contre  la  misère  à 
Paris,  qu'il  se  fit  connaître  au  Figaro  hebdoma- 
daire par  les  articles  réunis  dans  son  premier  vo- 
lume, qu'il  participa  à  l'insurrection  de  la  Com- 
mune, qu'il  passa  les  années  de  l'exil  à  Londres, 
et  aussi  qu'une  fois  revenu  de  l'exil,  il  reprit  son 
œuvre  d'anarchiste  et  de  démolisseur  social  où  il 
l'avait  laissée,  non  moins  implacable  dans  son 
dernier  journal  que  dans  ses  premiers!  articles  de 
jeune  écrivain  pauvre  et  obscur.  C'est  là  comme  le 
dessin  visible  de  cette  existence.  Lisez  mainte- 
nant ce  Jacques  Vingtras,  et,  derrière  ces  événe- 
ments, vous  verrez  apparaître  les  causes  profondes 


JULES    VALLÈS  141 

dont  ils  sont  la  manifestation  saisissable  :  une 
certaine  sorte  de  sensibilité  d'abord,  puis  l'in- 
fluence d'un  certain  milieu,  enfin,  comme  résultat 
du  conflit  de  ce  milieu  et  de  cette  sensibilité,  une 
vue  particulière  de  la  vie,  si  caractérisée,  si  vio- 
lente, qu'elle  a  conduit  cet  homme  à  représenter, 
avec  une  saillie  exceptionnelle  de  physionomie, 
toute  une  catégorie  d'autres  hommes  nos  con- 
temporains et  ses  semblables. 


a  Rien  que  mes  idées,  à  moi,  c'est  terrible!  Des 
idées  comme  en  auraient  un  paysan,  une  bonne 
femme,  un  marchand  de  vin,  un  garçon  de  café! 
Je  ne  vois  pas  au  delà  de  mes  yeux,  pas  au  delà, 
ma  foi  non  !  Je  n'entends  qu'avec  mes  oreilles, 
des  oreilles  qu'on  a  tant  tirées...»  Tout  Jules  Val- 
lès tient  dans  ces  quelques  lignes  avec  ses  puis- 
sances de  vision  et  ses  insuffisances.  Nul  écrivain 
n'a  été  emprisonné  plus  que  celui-ci  dans  la  sen- 
sation personnelle  et  animale  des  choses.  Ce  qui 
ressuscite  dans  son  esprit,  quand  il  songe,  ce  sont 
des  couleurs,  des  sons,  des  odeurs,  le  tout  d'une 
manière  très  intense  à  la  fois  et  très  bornée,  car 
ces  images  ne  lui  servent  pas  d'instrument  pour 
sortir  de  lui-même.  Il  en  jouit  ou  bien  il  en  souffre, 
à  la  manière  des  enfants  et  des  sauvages.  Aussi, 


142  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

comme  les  enfants,  charge-t-il  naturellement  ses 
phrases  d'onomatopées  qui  reproduisent  l'impres- 
sion directe  et  concrète.  Dès  la  première  page  de 
Jacques  Vingiras,  l'auteur  raconte  qu'il  était  beau- 
coup fouetté  :  nVlin/  Vlan!  Zon!  Zon!  —  Voilà 
le  petit  Chose  qu'on  fouette...  »  Il  décrit  une  pro- 
menade à  cheval  :  «La  bête  va  l'amble,  tatata, 
tatatay  toute  rai  de;  on  dirait  que  son  cou  va  se 
casser,  et  sa  crinière  couleur  de  mousse  roule  sur 
ses  gros  yeux  qui  ressemblent  à  des  cœurs  de 
mouton...  »  Et  durant  les  trois  volumes  ce  sera 
ainsi,  à  chaque  page,  des  sursauts  de  style  des- 
tinés à  traduire  des  bruits  et  des  mouvements.  Ces 
phrases  vous  entrent  dans  les  oreilles  comme  le 
fracas  d'une  rue,  comme  l'accent  d'une  voix.  La 
sensation  est  copiée  telle  quelle,  ou  plutôt  elle 
s'est  inscrite  toute  seule  dans  cette  prose.  De  là  dé- 
rive un  autre  caractère  de  ce  style,  qui  est  la  re- 
cherche et  la  trouvaille  de  la  comparaison  pure- 
ment physique.  Les  associations  d'idées  sont  ici 
des  associations  d'images,  et  d'images  d'objets. 
J'ai  souligné,  comme  très  significatif,  -le  membre 
de  phrase  où  les  yeux  d'un  cheval  se  trouvent 
assimilés  à  des  cœurs  de  mouton.  Voici  une  des- 
cription de  marché  où  le  procédé  se  fait  plus  pal- 
pable encore  :  «Les  vestes  des  hommes  se  redres- 
sent comme  des  queues  d'oiseau.  Les  cotillons  des 
femmes  se  tiennent  en  l'air  comme  s'il  y  avait  un 
champignon  dessous.  Des  cols  de  chemise  comme 
des  oreilles  de  cheval,  des  pantalons  à  pont,  cou- 
leur de  vache,  avec  des  boutons  larges  comme  des 


)C/léS  VALLES  143 

lunes,  des  chemises  pelucheuses  et  jaunes  comme 
des  peaux  de  cochon,  des  souliers  comme  des  troncs 
d'arbres...»  Evidemment  la  méthode  de  cet  esprit 
est  de  lier  ensemble  des  souvenirs  d'ordre  matériel, 
parce  que  la  nature  de  ce  système  nerveux  est  de 
retenir  seulement  des  souvenirs  de  cet  ordre.  «Les 
mitrons»,  dit-il  en  parlant  des  boulangeries  de- 
vant lesquelles  il  passait  à  cinq  ans,  «les  mitrons 
ont  les  joues  blanches  comme  de  la  farine  et  la 
barbe  blonde  comme  de  la  croûte...  »  Un  enfant, 
en  effet,  a  cette  façon  de  saisir  la  réalité.  L'auteur 
de  Jacques  Vingtras  a  écrit  de  cette  manière  jus- 
qu'à la  fin,  parce  qu'il  a,  jusqu'à  la  fin,  vu  et  senti 
ainsi. 

«Mon  père,»  a-t-il  dit  quelque  part,  «est  le  fils 
d'un  paysan  qui  a  eu  de  l'orgueil  et  a  voulu  que 
son  fils  étudiât  pour  être  prêtre...  Il  s'est  installé, 
un  beau  jour,  dans  une  petite  chambre,  au  fond 
d'une  rue  noire,  d'où  il  sort  pour  donner  quelques 
leçons  à  dix  sous  l'heure,  et  où  il  rentre  pour  faire 
la  cour  à  une  paA'snnne  qui  sera  ma  mère...»  Cette 
hérédité  suffit  à  expliquer  l'imagination  de  Vallès 
et  sa  nuance  spéciale.  Il  est  demeuré  homme  du 
peuple  dans  son  impression  intime  de  la  vie.  Tra- 
duisez ces  mots.  Ils  signifient  la  plus  absolue  in- 
capacité d'arriver  à  l'idée  abstraite.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait,  dans  les  quatre  volumes  dont  j'ai 
cité  les  titres,  une  seule  phrase  qui  enferme  une 
généralisation  ou  qui  exprime  un  raisonnement. 
C'est  exactement  l'envers  de  l'esprit  philosophique 
ou  scientifique,  lequel  voit  les  choses  par  formules. 


\ 


144  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 


Vallès,  lui,  les  voit  en  elles-mêmes,  avec  une  telle 
intensité,  qu'il  ne  peut  pas  aller  au  delà.  En  outre, 
et  par  suite  de  cette  même  intensité,  il  se  trouve 
incapable  de  se  figurer  les  objets  ou  les  êtres  en 
contemplateur,  c'est-à-dire  d'une  manière  imper- 
sonnelle, ou,  comme  disent  les  Allemands,  objec- 
tive. II  ne  peut  pas  se  détacher  de  sa  personne. 
Dans  une  de  ses  notes  sur  sa  vie  de  collège,  il 
s'écrie  :  «Je  ne  peux  cependant  pas  me  figurer  que 
je  suis  un  Latin.  Je  ne  peux  pas...  Je  ne  sais  pas 
comment  les  Latins  vivaient.  Moi,  je  fais  la  vais- 
selle, je  reçois  des  coups,  j'ai  des  bretelles,  je  m'en- 
nuie pas  mal,  mais  je  ne  connais  pas  d'autre  con- 
sul que  mon  père  qui  a  une  grosse  cravate  et  des 
bottes  ressemelées...  Je  me  moque  de  la  Grèce,  de 
l'Italie,  du  Tibre  et  de  l'Eurotas.  J'aime  mieux  le 
ruisseau  de  Farreyroles,  la  bouse  des  vaches,  le 
crottin  des  chevaux  et  ramasser  des  pissenlits  pour 
if  aire  de  la  salade...»  Ne  prenez  pas  cet  aveu  pour 
une  boutade  sans  conséquence.  C'est  la  constata- 
tion d'un  trait  essentiel  de  cette  imagination.  Le 
don  de  la  métamorphose  intellectuelle  lui  était 
refusé  par  l'énergie  même  de  la  sensation  animale. 
Aussi  dans  tous  ses  livres  ne  trouverez-vous  ja- 
mais l'évocation  d'un  individu  qui  ne  soit  lui,  ou 
qui  n'ait  des  rapports  avec  lui.  Il  ne  voit  pets  les 
hommes  qu'il  rencontre,  en  eux-mêmes  et  de  leur 
point  de  vue.  Il  les  saisit  dans  leurs  relations  avec 
sa  propre  nature,  d'une  manière  très  pittoresque 
et  très  vive,  mais  ne  lui  demandez  jamais  de  se 
transformer    en     autrui     par     la    compréhension, 


JULES    VALLÈS  145 

comme  ce  fut,  par  exemple,  le  plaisir  habituel  d'un 
Tourgueniev  ou  d'un  Balzac.  Il  ne  le  pourrait  pas 
plus  que  ne  le  pouvait  sa  mère,  elle  qui  le  torturait 
sans  savoir  qu'elle  le  torturait.  Ne  lui  demandez 
pas  non  plus  de  se  transformer  dans  les  chosies, 
c'est-à-dire  de  saisir  la  complexité  des  objets  qui 
l'entourent,  et  d'admettre,  par  suite,  comme  inévi-^ 
tables,  les  conditions,  même  hostiles,  où  il  se 
trouve  engagé.  Il  jouit  et  il  souffre  trop  vivement. 
L'amour  et  la  haine,  le  désir  et  la  colère,  se  mé- 
langent à  toutes  ses  descriptions,  parce  que  toutes 
ses  impressions  en  sont  teintées.  C'est  le  secret  de 
l'énergie  infuse  dans  cette  langue  et  de  son  étrange 
saveur.  Parlant  de  son  désir  de  pécher,  quand  il 
était  tout  petit,  il  s'exalte  :  «  Un  goujon  pris  par 
moi  !  —  //  portait  toute  mon  imagination  sur  ses 
nageoires...  »  Phrase  singulière  et  d'une  justesse 
admirable  sous  sa  forme  comique  !  C'est  le  propre 
d'un  tempérament  semblable  de  s'en  aller  tout 
entier  dans  la  convoitise  ou  la  répulsion,  de  subir 
la  tyrannie  de  chaque  secousse  venue  du  dehors. 
C'est  dii'e  que,  dans  le  développement  d'une  créa- 
ture douée  de  cette  sorte,  l'action  du  milieu  est  dé- 
cisive. On  va  voir  quel  fut  celui  où  le  hasard  jeta 
Jules  Vallès. 


Ï46  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 


II 


«Un  métier,»  s'écrie  Jacques  Vingtras  à  plusieurs 
reprises  dans  sa  douloureuse  confession.  «  Ah  ! 
tout  mon  talent  pour  un  travail  qui  occupe  les 
bras,  brise  le  corps,  et  permette  de  vivre  parmi  les 
simples!,..»  C'est  là  un  souhait  qui  vaut  les  au- 
tres souhaits  de  ceux  qui  reçurent  de  la  nature  le 
pouvoir  fatal  d'écrire.  Ils  écriront  toujours,  et  tou- 
jours l'univers  tiendra  pour  eux  dans  leur  encrier. 
Cependant  Vallès  était  sincère  en  se  rêvant  une 
destinée  d'ouvrier,  et  il  y  voyait  juste  sur  l'origine 
de  sa  détresse  intime.  Avec  la  sorte  d'imagination 
que  la  nature  lui  avait  départie,  la  classe  intermé- 
diaire où  il  était  né  devait  lui  fournir  l'occasion 
d'une  torture  constante.  Son  père  est'  un  pauvre 
diable  de  professeur  pauvre  qui  gagne  à  grand'- 
peine  la  vie  des  siens  à  travers  beaucoup  d'humi- 
liations. L'enfant  souffre  dans  ses  appétits  maté- 
riels qu*e  le  grand  exercice  physique  ne  dompte 
pas.  11  souffre  aussi  dans  son  orgueil,  car  le  pou- 
voir qu'il  possède  de  se  représenter  avec  force  les 
sensations  le  contraint  à  s'exagérer  les  déboires 
d'amour-propre  qu'il  lui  faut  supporter.  Sa  mère 
est  une  paysanne  que  l'inconnu  des  mœurs  bour- 
geoises épouvante  et  attire  à"  la  fois;  elle  rudoie 
son  fils  parce  qu'elle-même  est  rude;  elle  l'habille 


JULES    VALLÈS  147 

mal  parce  qu'elle-même  ne  sait  pas  s'habiller;  elle 
le  méconnaît  parce  qu'elle-même  ne  se  comprend 
pas  bien,  et  les  petits  désastres  de  cet  intérieur 
sans  certitudes  deviennent  des  supplicesi  pour  ce 
garçon  qui  s'affole  dans  les  mésintelligences  de 
sa  famille.  Les  bourgeois  en  face  desquels  il  se 
trouve  hors  de  sa  maison  ne  font  qu'augmenter  ce 
froissement  premier.  Chose  étrange  !  Il  n'y  a  pas 
trace  dans  cette  autobiographie  d'une  amitié  d'en- 
fance, d'une  de  ces  douces  fraternités  d'élection 
propres  à  la  douzième  année.  Jacques  Vingtras  se 
sent  trop  différent  des  autres  et  par  la  fortune  et 
par  la  nature.  Il  hait  ses  maîtres,  parce  que  ces 
deri\iers  sont  les  instruments  de  la  discipline  du 
collège,  si  absolument  contraire  aux  besoins  de  son 
âme,  plébéienne  jusqu'à  en  être  aisément  sauvage. 
Oui,  il  les  hait,  et  d'une  haine  qui  confine  parfois 
à  la  férocité.  Songeant  qu'il  a  été  couronné  à  une 
distribution  de  prix  et  qu'on  a  ri  de  lui  voir  le 
front  chargé  de  trois  couronnes,  il  dit  :  «  Cest  le 
premier  ridïc7ile  qui  m'ait  écorché  le  cœur.'-»  Quoi 
d'étonnant  si,  rencontrant,  après  des  années,  un 
de  ces  maîtres  qui,  dans  une  minute  de  vivacité,  a 
levé  la  main  sur  lui,  il  se  prend  à  se  venger  avec 
fureur.  —  «  Il  me  souffleta  un  mardi  :  —  un  mardi 
m;iiin.  Je  n'ai  pas  oublié  le  jour,  je  n'ai  pas  oublié 
l'heure...»  Et  il  lui  saisit  le  poignet  :  «Je  vous 
tiens  et  je  vais  vous  garder  le  temps  de  vous  dire 
que  vcHis  êtes  un  lâche,  le  temps  de  vous  gifler  et 
de  vous  botter,  si  vous  n'êtes  pas  un  lâche  jusqu'au 
3out  si  vous  ne  m'écotitez  pas  vous  insulter  comme 


148  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

j'ai  besoin  et  envie  de  le  faire,  parce  que  vous 
m'êtes  tombé  sous  la  coupe...»  Vous  souriez  de- 
vant cette  folle  réapparition  de  la  colère  de  l'en- 
fant chez  l'homme  fait.  Mesurez  plutôt  à  la  force 
de  cette  réapparition  la  force  primitive  de  cette 
colère,  et  quel  levain  de  révolte  fut  déposé  alors 
dans  l'âme  de  celui  qui  devait  dédier  ses  confes- 
sions :  «A  tous  ceux  qui  crevèrent  d'ennui  au  col- 
lège, ou  qu'on  ht  pleurer  dans  la  famille,  qui,  pen- 
dant leur  enfance,  furent  tyrannisés  par  leurs 
maîtres,  ou  rossés  par  leurs  parents.» 

Donc,  révolte  contre  les  personnes,  telle  est  l'at- 
titude du  précoce  enfant,  et  aussi  révolte  contre 
les  idées.  La  nature  d'esprit  qui  le  rend  rebelle  à 
ses  parents  et  à  ses  maîtres  le  raidit  contr'2  l'ensei- 
gnement qu'on  lui  impose.  J'ai  copié  tout  à  l'heure 
le  passage  où  il  décrit  ses  impressions  devant  ses 
sujets  de  composition.  Un  des  traits  les  plus 
curieux  de  ses  confidences  d'écolier  me  paraît  être 
la  complète  indifférence  où  l'a  laissé  la  beauté,  — 
telle  que  la  révèle  l'antiquité  classique.  Visible-: 
ment  les  vers  attendris  de  Virgile,  la  noble  prose 
de  Tite-Live,  l'ardente  rhétorique  de  Tacite,  ne  lui 
ont  jamais  représenté  qu'une  salle  d'étude  puante 
où,  parmi  les  faces  grossières  des  camarades,  souîl 
le  regard  inquisiteur  du  maître,  il  s'agit  de  noirciij 
une  feuille  de  papier  blanc,  afin  de  mériter  l'éloge 
inutile  d'un  proviseur  haï,  au  jour  de  la  distribU' 
tion  des  places.  «Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  qu( 
la  liberté,  moi,  ni  ce  que  c'est  que  la  patrie,  ['a 
toujours  été  foucLté,  giflé,  —  voilà  pour  la  liberté 

■-% 

■3i 


JULES    VALLÈS  149 

—  pour  la  patrie,  je  ne  connais  que  notre  appar- 
tement oi^i  je  m'embête  et  les  champs,  où  je  me 
plais,  mais  où  je  ne  vais  pas...»  Tel  est  le  cas 
qu'il  fait  des  sentiments  exprimés  par  les  grands 
poètes  d'autrefois.  L'afflux  des  sensations  person- 
nelles est  encore  ici  trop  fort.  Tout  ce  qui  est  pré- 
sent, concret,  immédiat  s'empare  de  lui  et  l'absorbe. 
Il  n'est  pas  davantage  attiré  par  la  poésie  de  la 
religion,  si  puissante  pour  les  enfants  à  imagina- 
tion tendre,  ni  par  le  mystère  de  la  philosophie,  si 
fascinateur  pour  les  enfants  à  imagination  morale. 
Sa  mère  l'entraîne  à  la  messe  de  minuit,  mais  il  a 
respiré  dans  la  rue  l'odeur  des  grillades  de  porc, 
préparées  pour  le  réveillon  :  «  Cet  arôme  de  salai- 
son domine  tous  mes  souvenirs.  Une  satanée  petite 
queue  de  cochon  m'apparaît  partout,  même  dans 
l'église.  Le  cordon  de  cire  au  bout  de  la  perche  de 
l'allumeur,  le  ruban  rose  qui  sert  à  faire  des  si- 
gnets dans  le  livre,  et  jusqu'à  la  mèche  du  vicaire 
qui  se  tirebouchonne,  isolée  et  fadasse,  au  coin 
d'une  oreille  violette,  la  flamme  même  des  cierges, 
la  fumée  qui  monte,  en  se  tortillant,  des  trous  des 
encensoirs,  sont  autant  de  petites  queues  de  co- 
chon que  j'ai  envie  de  tirer,  de  pincer  ou  de  dé- 
nouer, que  je  visse  par  la  pensée  à  un  derrière  de 
petit  porc  gras,  rose  et  grognon,  et  qui  nie  font 
oublier  la  résurrection  du  Christ,  le  bon  Dieu. 
Père,  Fils,  Vierge  et  C*^...»  Telle  est  son  émotion 
devant  les  pompes  de  la  liturgie  catholique.  Il  a 
connu,  d'autre  part,  un  vieux  maniaque  qui  dé- 
montrait  l'existence  de  Dieu  en  représentant  les 


I50  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

preuves  classiques  par  des  haricots  :  «Tous  les 
haricots  sont  dans  le  coin,  donc,  Dieu  existe...» 
Quand  il  songe  aux  problèmes  métaphysiques, 
c'est  le  bonhomme  grotesque  et  ses  pareils  qu'il 
aperçoit,  en  sorte  que  littérature,  religion  et  phi- 
losophie se  confondent  pour  lui  dans  un  pêle- 
mêle  de  mornes  ou  d'odieux  souvenirs,  sans  qu'une 
émotion  ou  exaltante  ou  consolante  s'y  mêle. 

Il  sort  du  collège  et  il  entre  dans  la  vie  libre. 
Y  rencontre-t-il  du  moins  un  milieu  auquel  sa  sen- 
sibilité particulière  puisse  s'adapter?  Pas  davan- 
tage. Comme  sa  famille  est  isolée  entre  la  bour- 
geoisie et  la  classe  ouvrière,  il  ne  voit  aucune  pro- 
tection sur  quoi  s'appuyer.  Comme  il  n'a  d'autre  j 
titre  en  poche  qu'un  diplôme  de  baccalauréat,  il 
ne  peut  du  premier  coup  entrer  dans  une  carrière. 
Il  faudrait  attendre,  travailler  encore  d'après  des 
programmes,  —  et  pourquoi?,..  Pour  se  glisser 
plus  avant  dans  cette  bourgeoisie  régulière  dont  il 
hait  tout,  esprit  et  mœurs!  Le  voilà  lancé  dans  la 
bohème;  avec  quels  sentiments,  les  premières  lignes 
des  Réfractaires  en  font  foi  :  <tll  existe  de  par 
les  chemins  une  race  de  gens  qui,  au  lieu  d'ac- 
cepter la  place  que  leur  offrait  le  monde,  ont 
voulu  s'en  faire  une  toute  seule,  à  coup  d'audace 
ou  de  talent,  qui,  se  croyant  de  taille  à  arriver  d'un 
coup,  par  la  seule  force  de  leur  désir,  au  souffle 
brûlant  de  leur  ambition,  n'ont  pas  daigné  se 
mêler  aux  autres,  prendre  un  numéro  dans  la 
vie...»  Quel  moyen  cependant  de  gagner  son  pain 
avec  de  pareilles  dispositions  d'âme,  dans  ce  vaste 


JULES    VALLÈS  ^3.  151 

Paris  où  chacun  travaille?  Et  voilà  qu'il  faut  su- 
bir les  hasards  douteux  des  professions  louches, 
donner  des  leçons  au  rabais,  rimer  des  chansons 
pour  les  almanachs,  rédiger  des  réclames  pour  des 
magasins,  et,  à  travers  ces  aventures  de  la  noire 
misère,  souffrir  comme  au  collège  dans  tous  ses 
appétits  contrariés,  dans  toute  sa  sensualité  bri- 
dée. C'est  la  révolte  encore  qui  est  au  bout  de 
cette  existence  de  jeune  homme,  comme  elle  était 
au  terme  de  ces  années  d'une  lamentable  enfance. 
«Il  faut  bien  que  les  déclasssés  se  casent  ou  se 
vengent.  Et  voilà  pourquoi  il  coule  tant  d'absinthe 
dans  les  poitrines  ou  de  sang  sur  les  pierres;  ils 
deviennent  ivrognes  ou  émeutiers...  »  L'enfant 
placé  dans  un  milieu  contraire  à  sa  sensibilité 
innée  a  donné  naissance  au  collégien  blagueur  et 
furieux,  le  collégien  s'est  changé  en  un  réfractaire 
malheureux,  et  du  réfractaire,  voici  jaillir  le  ré- 
volutionnaire oui  ne  désarmera  pas. 


III 


«  Oui,  tu  nous  le  payeras,  société  bète...  Tu  ne 
perdras  rien  pour  attendre.  J'aiguiserai  l'arme  qui 
un  jour  t'ensanglantera...  »  Ecoutez  bien  ce  cri  de 
guerre,  et  ne  croyez  pas  que  ce  soit  là  une  simple 
déclamation  de  littérateur.  La  flamme  des  incen- 
dies de  la  Commune  éclaire  des  phrases  sembla- 


152  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

blés  de  la  plus  effrayante  lumière.  La  destruction 
du  vieux  monde,  à  ce  programme  se  borne  la  doc- 
trine de  Jules  Vallès,  mais  cela  même  donne  une 
valeur  typique  à  tous  ses  livres.  Il  n'est  pas  un 
révolutionnaire  par  théorie,  comme  un  Robespierre 
ou  un  Saint-Just.  Il  n'est  pas  davantage  un  révo- 
lutionnaire par  ambition,  tel  que  fut  ce  barbare 
de  Danton,  qui  ne  demandait  sans  doute  qu'une 
place  à  la  mesure  de  ses  appétits  pour  se  ranger, 
comme  firent  tant  de  personnages  de  89  sous  le 
premier  empire,  du  côté  de  la  résistance.  Jacques 
Vingtras  n'appartient  ni  à  l'une  ni  à  l'autre  de  ces 
deux  classes.  Des  théories  sur  la  rénovation  so- 
ciale? Où  les  aurait-il  prises?  Il  l'avoue  lui-même, 
avec  cette  terrible  franchise  qui  fait  la  force  de 
ses  moindres  écrits  :  a  Tu  as  dû,  pendant  tes  mo- 
ments durs,  songer  au  remède  contre  la  famine  et 
ruminer  les  articles  frais  d'un  code  de  justice  so- 
ciale... Qu'apportes-tu  du  fond  de  ta  jeunesse 
affreuse?...  Réfléchir?  Etudier?  Quand?...  »  Une 
ambition?  Pourquoi  en  aurait-il  une?  Est-ce  que 
la  richesse  ou  le  pouvoir  rafraîchiraient  l'ardeur 
brûlante  d'un  sang  que  consume  la  lièvre  des  inex- 
piables rancunes?  Les  faits  sont  là  :  Vallès  a 
connu,  durant  ses  dernières  années,  sinon  la  for- 
tune, du  moins  l'aisance,  et  sinon  la  gloire,  la 
renommée.  Sa  fièvre  de  révolution  en  fut-elle  di- 
minuée une  heure?  A-t-il  cessé  de  prêcher  la  guerre 
et  toujours  la  guerre  contre  cette  société  qu'il  enr 
sanglantait  en  effet  de  sa  plume,  parce  que  c'était 
la  seule  arme  à  sa  portée?  C'est  que  la  révolution 


JULES    VALLÈS  153 

était  pour  lui  a  la  minute  espérée  et  attendue  depuis 
la  première  cruauté  du  père,  depuis  le  premier  jour 
passé  sans  pain,  depuis  la  première  nuit  passée 
sans  logis...  —  Elle  est  la  revanche  du  collège!  » 
Oui,  du  collège  comme  du  reste,  comme  de  toute 
une  jeunesse  qui  n'a  pas  pu  trouver  un  accommo- 
dement entre  sa  façon  de  sentir  et  son  milieu,  et 
d'un  âge  mûr  qui  ne  le  trouvera  jamais.  Que  faire, 
sinon  détruire,  abattre  ce  qui  reste  debout  de  l'édi- 
fice social,  par  désespoir  de  le  sentir  inhabitable, 
accomplir  une  besogne  de  nihilisme?  Et  c'est  bien 
aussi  le  seul  mot  qui  caractérise  exactement  l'esprit 
de  Jacques  Vingtras,  des  Rèfractaïres  et  de  la  Rue. 
Vallès  fut  un  exemplaire,  et  le  plus  saisissant 
peut-être,  du  nihiliste  français. 

Du  nihiliste  en  effet,  du  Bazarof  redoutable  que 
Tourgueniev  nous  montre  par  exemple  dans  Feres 
et  Enfants,  il  a  l'ironie  cruelle  et  l'infatigable 
force  de  négation.  Le  premier  volume  de  Jacques 
Vingtras,  consacré  tout  entier  à  raconter  les  plaies 
de  son  enfance  et  la  misère  morale  de  ses  parents, 
perm.et  de  mesurer  cette  force.  Pas  un  souvenir  de 
famille  qui  ne  suscite  dans  cette  âme  ulcérée  l'aver- 
sion et  le  dégoût.  Du  Bazarof  de  Tourgueniev,  il 
a  encore  la  haine  de  la  littérature,  lui,  le  littéra- 
teur d'une  prose  si  intense,  et  comme  une  horreur 
de  l'admiration,  cette  forme  enivrée  de  l'amour 
intellectuel  :  «A  la  hotte,  ce  tas  de  vieilleries;  à 
bas  le  mélodieux  Virgile  et  l'immortel  Patachon 
qui  a  fait  VIliade  et  l'Odyssée/...  Cascade,  Hor- 
tense  Schneider,  et  toi,  vieil  Homère,  aux  Quinze- 


154  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Vingt!...»  De  ce  même  nihiliste  russe,  il  a  le  mé- 
pris inné  pour  ses  prédécesseurs,  même  en  révolte  : 
1789  et  1793,  mais  c'est  encore  de  la  tradition,  de 
la  légende...  «Vos  longs  cheveux,  Robespierre  et 
Saint- Just,  tout  ça,  c'est  de  la  blague.  Vous  êtes 
les  calotins  de  la  démocratie...  Il  m'arrive  souvent 
le  soir,  quand  je  suis  seul,  de  me  demander  si  je 
n'ai  pas  quitté  une  cuistrerie  pour  une  autre,  et  si, 
après  les  classiques  de  l'Université,  il  n'y  a  pas  les 
classiques  de  la  Révolution  —  avec  des  provi- 
seurs rouges  et  un  bachot  jacobin...»  Voici  pour- 
tant un  premier  trait  qui  le  distingue  de  son  frère 
slave  et  par  lequel  son  nihilisme  demeure  celui 
d'un  occidental  et  d'un  Français  :  tout  destruc- 
teur de  la  société  qu'il  puisse  être,  par  tempéra- 
ment et  par  éducation,  il  demeure  social,  en  ceci 
qu'il  lui  faut  l'opinion  des  autres.  Il  n'a  pas  ce 
pouvoir  d'isoler  son  âme,  face  à  face  avec  son 
idée,  qui  permet  au  révolutionnaire  russe  d'aller 
et  de  venir  comme  en  dehors  des  autres  hommes. 
Parlant  d'un  projet  de  régicide,  Jacques  Vingtras 
s'écrie  :  «Il  aurait  fallu  être  en  bande  et  que  per- 
sonne ne  fût  spécialement  l'assassin... s»  Apercevez- 
vous  là,  même  dans  la  révolte,  le  cfvilisé,  pour  qui 
la  conscience  des  autres  existe  et  qui  ne  peut  pas 
se  sentir  jugé?  —  Ce  qui  le  sépare  encore  de  Ba- 
zarof,  que  j'ai  choisi  comme  type  ix&n  de  préciser 
davantage,  c'est  que  Bazarof  sort  de  la  science. 
C'est  un  positiviste  et  c'est  un  illettré.  Vallès  sort, 
au  contraire,  de  l'éducation  classique.  Il  est  un  La- 
tin, et  l'héritier  malgré  lui  de  l'antique  esprit  de 


I 


JULES    VALLÈS  155 

la  civilisation  romaine,  même  en  la  reniant.  Il  a 
le  sentiment  oratoire,  le  goût  de  la  phrase  habile, 
un  art  très  savant  sou?,  sa  rudesse  visible.  Il  a 
beau  si'insurger  contre  les  Lettres,  elles  l'ont  saisi, 
et  il  est  leur  œuvre.  C'est  à  elles  qu'il  a  demandé 
son  pain  dans  sa  jeunesse,  c'est  à  elles  qu'il  a  de- 
mandé s«jn  arme  dans  sa  guerre  sociale,  et,  par  une 
contradiction  suprême,  ce  sont  elles  aussi,  ces  Let- 
tres indulgentes  et  immortelles,  qui  garderont  sans 
doute  son  nom  de  prosateur,  âpre  et  violent,  contre 
l'éternel  oubli. 


X 
BARBEY   D'AUREVILLY^' 


Les  deux  cahiers  de  notes  intimes  auxquels 
M.  Barbey  d'Aurevilly  a  donné  le  titre  de  Memo- 
randa  se  rapportent  à  l'époque  de  sa  vie  d'écrivain 
qui  fut  la  plus  féconde  en  œuvres.  N'est-ce  pas 
aux  environs  de  ces  années-là,  entre  1850  et  1860, 
que  la  Vieille  Maîtresse  successivement  et  l'En- 
sorcelée et  les  Ricochets  de  conversation,  —  deve- 
nus dans  les  Diaboliques,  après  coup,  le  Dessous 
de  cartes  d'une  -partie  de  whist,  —  furent  publiés, 
romans  extraordinaires,  mais  dont  la  vive  origi- 
nalité éclate  aujourd'hui  seulement  à  tous  les 
yeux?  Alors  aussi  se  multipliaient  d'innombrables 
articles  de  critique.  M.  d'Aurevilly  donnait  chaque 
semaine  au  journal  le  Pays  une  étude  littéraire 
sur  un  des  livres  parus  de  la  veille.  Ces  études  ont 
été  réunies  en  plusieurs  volumes.  —  Les  séries 
s'en  continuent  sous  la  désignation  :  les  Œuvres 

(i)  A  propos  de  la  réimpression  des  Memoranda  (1883). 


BARBEY    D'AUREVILLY  157 

et  les  H ommes.  —  'D&\xyi  éclaircies  dans  cette  atmos- 
phère chargée  d'œuvres,  quelques  journées  d'ab- 
sence, passées  les  unes  dans  une  ville  de  Norman- 
die jadis  habitée  par  l'auteur,  les  autres  dans  un 
port  voisin  de  l'Espagne,  —  voilà  toute  la  ma- 
tière des  deux  cahiers  de  notes  que  l'écrivain  a 
griffonnées  entre  deux  pages  de  ses  romans  ou 
deux  paragraphes  de  ses  articles.  Mais,  dans  ces 
notes,  il  apparaît  tout  entier,  comme  Byron  et  Sten- 
dhal dans  les  leurs,  avec  sa  puissance  extraordi- 
naire d'expression,  avec  sa  belle  faculté  de  voir 
intense  là  où  d'autres  verraient  médiocre  et  de 
donner  de  l'esprit  même  aux  plus  menus  détails  de 
la  vie.  —  Et  quel  esprit!...  Depuis  Rivarol  et  le 
prince  de  Ligne,  personne  n'a  causé  comme 
M.  d'Aurevilly.  Il  n'a  pas  seulement  le  mot,  comme 
tant  d'autres,  il  a  le  style  dans  le  mot,  et  la  méta- 
phore, et  la  poésie.  Mais  c'est  que  toutes  les  fa- 
cultés de  ce  rare  talent  se  font  équilibre  et  se 
tiennent  d'une  étroite  manière;  et,  même  à  l'occa- 
sion de  ces  feuilles  légères  des  Memoranda,  c'est  ce 
talent  tout  entier  qu'il  convient  d'évoquer. 


^T.  d'Aurevilly  ferme  ses  lettres  d'un  cachet  sur 
lequel  il  a  fait  graver  une  devise,  à  la  fois  résignée 
et  superbe,  ûère  et  vaincue  :   Too  late!  —   Trop 


158  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

tard!...  Il  prétend,  lui,  le  courageux  écrivain  et 
qui  n'a  guère  fait  d'aveux  plaintifs  devant  les 
autres,  que  ces  deux  mots  contiennent  l'histoire 
secrète  de  sa  vie,  et  que  tout  lui  est  arrivé  trop 
tard  de  ce  qui,  venu  plus  tôt,  lui  aurait  comblé  le 
cœur,  —  si  le  cœur  peut  être  comblé.  —  Trop 
tard!...  Cette  devise  est-elle  vraie  des  événements 
de  cette  vie?  Il  est  malaisé  d'en  juger;  car  M.  d'Au- 
revilly, au  rebours  de  la  plupart  de  ses  contem- 
porains et  des  plus  illustres,  n'a  pas  dévoilé  dans 
des  Mémoires  ou  des  Confidences  le  roman  de 
ses  bonheurs  ou  de  ses  mélancolies,  et  un  mys- 
tère demeure  sur  sa  lointaine  jeunesse,  sur  la  pé- 
riode surtout  de  cette  jeunesse  dont  il  ne  reste  au- 
cune trace  littéraire.  Mais  ce  qui  domine  les  faits 
matériels  de  notre  vie,  ce  qui  les  crée  même,  en 
un  certain  sens,  —  car  de  ces  faits  rien  n'existe 
pour  nous  que  leur  retentissement  dans  notre  âme, 
—  c'est  notre  personne;  et  la  devise  du  cachet  de 
M.  d'Aurevilly  apparaît  comme  évidemment 
exacte  pour  qui  connaît  la  -personne  qu'il  est  au- 
jourd'hui, qu'il  a  dû  être  à  vingt  ans.  Il  offre  un 
rare  exemple,  et  d'un  intérêt  singulier  pouf  le  psy- 
chologue, de  facultés  (i)  qui  n'ont  rencontré  ni 
leur  milieu  ni  leur  époque.  Il  a  eu,  dès  son  adoles- 
cence où  il  vit  Brummel,  et  il  a  conservé  dans  son 
âge  mûr  où  il  connut  d'Orsay,  le  goût  passionné  de 
l'aristocratie    Le  dandysme,  dont  il  a  donné  une 


(i)   Outlqu'un  l'a  dcfini  très   finement  :  an   pur-snng   dand  un 
cirque. 


BARBEY    D'AUREVILLY  159 

piquante  théorie,  ne  fut  pas  chez  lui  affaire  d'atti- 
tude. Il  en  aima  la  rareté,  le  quant  à  soi,  l'imperti- 
nente solitude,  —  car,  être  rare,  ne  pas  se  mêler  à  la 
foule,  c'est  de  la  quintessence  d'aristocratie.  Le 
Il  malheur  est  que,  des  diverses  façons  de  sentir, 
l'aristocratique  est  celle  qui  suppose  le  plus  de  con- 
ditions extérieures,  et  ces  conditions  ont  manqué  à 
l'auteur  de  Bnimmel.  Il  n'a  pas  eu  cette  arme  de 
l'argent,  ce  bâton  de  longueur  contre  les  promis- 
cuités cruelles.  Il  lui  a  fallu  subir,  avec  une  nature 
affamée  de  distinction,  toutes  les  vilenies  du  mé- 
tier :  l'âpreté  des  médiocres  concurrences  qui  dé- 
goûte même  du  triomphe,  l'exécution  des  besognes 
à  jour  fixe  qur'^fait  regretter  même  le  talent  qui 
vous  en  rend  capable,  et,  pour  combler  la  mesure, 
ce  métier,  ces  concurrences,  ces  besognes,  en  pleine 
société  démocratique.  Mais  cet  amour  de  la  haute 
vie  et  des  élégances  ambiantes  n'est-il  pas  commun 
à  tous  les  poètes?  Est-ce  autre  chose  que  le  désir 
d'imprégner  d'âme  les  vulgarités  nécessaires,  et  ne 
s'en  guérit-on  pas,  comme  des  autres  nostalgies 
de  l'ordre  physique,  par  le  sentiment  que  la  ma- 
tière ne  suffit  point  aux  exigences  de  l'esprit,  si 
bien  que  réaliser  certains  de  ses  rêves  serait  les  ' 
diminuer?  Un  trait  plus  particulier  de  M.  d'Aure- 
villy et  qui  lui  assigne  une  place  spéciale  parmi  les 
hommes  de  lettres  de  ce  temps,  c'est  qu'il  était  né, 
c'est  qu'il  est  resté  fanatique  de  l'action.  Le  ca- 
ractère de  ses  personnages  préférés  dans  l'histoire, 
comme  le  caractère  de  ses  héros  inventés  dans  le 
roman,  atteste  ce  fanatisme  que  son  aspect  volon- 


i^o  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

tiers  martial  ne  dément  point.  Il  a  vécu  cependant 
sédentaire,  assez  analogue  par  l'antagonisme  de  ses 
désirs  et  de  ses  habitudes  à  ces  héritiers  de  familles 
ruinées  que  Walter  Scott  évoque  au  coin  du  foyer 
désert,  sous  le  portrait  d'un  roi  chassé  et  qui  ne 
régnera  plus,  à  l'ombre  d'un  blason  qui  va  s'effa- 
çant,  et  que  nulle  piété  ne  réparera.  Etait-ce  par 
l'intuition  d'une  analogie  pareille  que  Théophile 
Silvestre  appelait  M.  d'Aurevilly  de  ce  nom  de 
laiïd  si  étroitement  uni  pour  l'imagination  au  sou- 
venir de  l'héritier  des  Ravenswood  ?  «  Allons  chez 
le  laïrd,  »  disait-il  à  leur  ami  Léon  Gambetta,  tout 
jeune  alors  et  qui  aimait  à  disputer  avec  l'extraor- 
dinaire causeur.  Pourtant  ils  n'avaient  guère  d'idées 
du  même  ordre,  lui,  l'orateur  méridional,  lancé  si 
hardiment  en  plein  courant  du  monde  moderne,  et 
l'autre,  l'écrivain  solitaire,  d'une  invincible  énergie 
de  protestation  contre  ce  monde.  M.  d'Aurevilly 
en  effet  a  encore  exagéré  par  ses  convictions  ac- 
quises —  cette  seconde  nature  qui  parfois  contre- 
dit la  première,  parfois  en  accroît  l'originalité  na- 
tive en  la  doublant  de  réflexion  —  le  divorce  qui 
le  séparait  de  son  époque.  Il  est  devenu  catholique, 
et  du  catholicisme  le  plus  hautement  proclamé,  jus- 
qu'à écrire  l'apologie  des  procédés  inquisitoriaux, 
à  l'heure  précise  oii  la  science  contemporaine  pa- 
raissait se  résoudre  dans  le  positivisme  le  plus 
hostile  à  la  tradition  catholique.  Absolutiste  et: 
nourri  de  la  moelle  des  doctrines  de  Joseph  de! 
Maistre,  il  a  vu  les  monarchies  s'écrouler,  les  théo- 
ries issues  de  la  Révolution  foisonner  et  grandir,: 


BARBEY    D'AUREVILLY  i6i 

la  France  multiplier  les  essais  de  gouvernement 
parlementaire.  Idéaliste  dans  son  art  comme  il  l'a 
été  dans  sa  vie,  admirateur  de  Byron  et  de  La- 
martine, il  assiste  aujourd'hui  à  l'avènement  de  la 
littérature  documentaire.  Rarement  antithèse  plus 
étrangement  et  plus  complaisamment  prolongée 
n'a  isolé  davantage  un  homme  dans  les  partis 
pris  de  son  orgueil  et  de  sa  chimère.  Faut-il  voir 
dans  cet  isolement  l'inévitable  résultat  de  causes 
lointaines  et  faire  intervenir  ce  mot  si  commode 
et  qui  rend  compte  de  tant  de  mystère  :  l'atavisme? 
Faut-il  attribuer  à  une  destinée  d'exception  le  dé- 
veloppement dans  un  sens  inattendu  de  facultés 
déjà  par  elles-mêmes  exceptionnelles  ?  De  lentes  an- 
nées de  jeunesse  passées  en  province  à  tuer  l'ennui 
à  force  de  songes;  d'autres,  plus  douloureuses, 
passées  à  Paris  aux  aguets  d'une  occasion  d'em- 
ployer tout  son  mérite,  qui  n'est  pas  venue;  les 
injustices  de  la  critique  et  les  misères  de  la  publi- 
cité, rendues  plus  dures  par  la  hauteur  d'âme,  — 
voilà  de  quoi  expliquer  beaucoup  de  froissements, 
par  suite  beaucoup  de  résolutions  de  farouche  in- 
dépendance. Quoi  qu'il  en  soit  des  causes  dont  ces 
habitudes  furent  l'effet  visible,  il  est  certain  que, 
pareil  à  ce  lord  Byron  qu'il  aime  tant,  M.  d'Aure- 
villy aura  vécu,  dans  notre  dix-neuvième  siècle,  à' 
l'état  de  révolte  permanente.  Seulement  Byron  re- 
tranchait ses  dégoûts  derrière  sa  pairie  et  ses 
quatre  mille  livres  de  revenu,  et  M.  d'Aurevilly,  ce 
Saint-Simon  qui  n'a  pas  connu  la  cour,  disait  Paul 
Arène,  a  dû  conquérir  son  indépendance  avec  sa 


ti 


i62  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

plume  et  son  encrier.  Il  n'a  pourtant  pas  accordé 
une  concession  de  plus  à  la  société  que  le  châtelain 
de  Newstead  Abbey.  C'est  une  destinée  moins  ro- 
manesque peut-être,  mais,  en  un  sens,  aussi  poé- 
tique, sinon  davantage. 


II 


Il  faut  bien  apercevoir  le  caractère  étrange  de 
cette  destinée  pour  juger  l'œuvre  écrite  de  M.  d'Au- 
revilly du  point  de  vue  exact,  et  pour  en  pénétrer 
la  secrète  logique.  Il  y  a  une  question  à  se  poser 
devant  chaque  existence  consacrée  aux  lettres  : 
quelle  sorte  de  volupté  l'écrivain  leur  a-t-il  de- 
mandée, à  ces  lettres  complaisantes?  Car  elles  se 
prêtent  à  toutes  les  fantaisies,  et  pourvu  qu'on  les 
aime  de  tout  son  cœur,  elles  consentent  qu'on  les 
aime  de  beaucoup  de  façons  diverses.  Quelques 
auteurs  exigent  d'elles  une  gloire  immédiate.  Ils 
veulent  exprimer  leur  époque  et  devenir,,  comme 
Latouche  le  disait  de  Mme  Sand,  un  écho  qui 
«double  la  voix»  de  la  foule.  C'est  une  conception 
qui  convient  à  des  âmes  communicatives,  faciles 
et  chaudes,  et  il  y  a  des  règles  d'esthétique  qui 
lui  correspondent.  S'il  veut  réaliser  cette  ambition 
d'être  l'orateur  et  le  héraut  acclamé  de  son  temps, 
l'écrivain  doit  avoir  un  style  de  transparence  et  de 
bonne  humeur.   Une  certaine   largeur   d'humanité, 


BARBEY    D'AUREVILLY  163 

l'acceptation  des  formes  à  la  mode,  même  des  pré- 
jugés reçus,   sont   aussi  nécessaires.   Cet  écrivain- 
là  comprend  et  pratique  avec  naïveté  la  formule 
ironique  du  moraliste   :   «C'est  une  grande  folie 
que  d'être  sage  tout  seul.»  On  peut,  quoi  qu'il  en 
semble   aux   apôtres    de   l'art   dédaigneux,   penser 
ainsi   et   composer   des   chefs-d'œuvre.   La   preuve 
en  est   dans  Molière  et  dans  George   Sand  elle- 
même.  Il  est  une  autre  race  d'hommes  de  lettres, 
dont  Flaubert  fut,   de  nos  jours,  le  type  achevé, 
qui  reporte  sur  les  initiés  seuls  le  culte  pieux  que 
les  premiers  accordent  à  la  foule.  Ceux-ci  sont  des 
hommes    d'étude   et    de   raffinement.    Ils    s'empri- 
sonnent dans  l'ombre  d'une  école.   Ils  évitent   la 
brutale  lumière,  ils  ne  travaillent  qu'avec  la  sensa- 
tion des  yeux  aigus  des  juges  fixés  sur  eux.  Quels 
juges?  Leurs  confrères  vraiment  avertis  des  plus 
délicats  secrets  de  la  composition,  les  connaisseurs 
scrupuleux   qui   sont  capables   d'apprécier   la   va- 
leur d'une  syllabe  mise  à  sa  place  et  les  insuffi- 
sances d'une  métaphore  manquée.  Cette  préoccupa- 
t  tien,  qualifiée  de  byzantine  par  les  malveillants, 
I  aboutit   volontiers  à  une  littérature  hiératique  et 
1  sibylline,   dans  laquelle  la  science  accomplie  des 
;  procédés    techniques    s'accompagne    d'un    mépris 
transcendantal   pour   la  simple  émotion  et   l'élo- 
quence spontanée  du  cœur.  Les  innombrables  épi- 
grammes  dirigées  contre  ce  byzantinisme  n'empê- 
cheront pas  la  Tentation  de  saint  Antoine  d'être  un 
livre  supérieur.  —  Il  est  enfin  un  troisième  groupe 
d'artistes   pour   lesquels  écrire  est  une   façon   de 


104  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

vivre,  rien  de  plus.  Ceux-là  n'ont  d'autre  but  que 
d'aviver  avec  leurs  propres  phrases  la  plaie  inté- 
rieure de  leur  sensibilité.  La  réalité  leur  est  dou- 
loureuse. Elle  les  opprime,  elle  les  blesse.  Leur 
âme  ne  rencontre  pas  dans  le  cercle  de  circons- 
tances où  cette  réalité  l'emprisonne,  de  quoi  satis- 
faire son  appétit  d'émotions  grandioses  et  intenses. 
Ils  demandent  aux  mots  et  à  la  sorcellerie  de  l'art 
ce  que  les  Orientaux  obtiennent  par  le  haschisch, 
ce  que  l'Anglais  Quincey  se  procurait  en  appuyant 
sur  ses  lèvres  sa  fiole  noire  de  laudanum,  un 
autre  songe  des  jours  et  une  nouvelle  destinée. 
C'est  leur  vengeance  à  la  fois  et  leur  affranchis- 
sement que  la  littérature  :  leur  vengeance,  car  ils 
attestent  ainsi  que  le  sort  fut  injuste  pour  eux  et 
qu'ils  ont  été,  comme  a  dit  magnifiquement  un  an- 
cien, «humiliés  par  la  vie...»  — leur  affranchisse- 
ment, car  ils  conquièrent  ainsi  une  excitation  qui 
efface  en  la  dépassant  l'empreinte  de  la  haïssable 
réalité.  A  ce  groupe  d'écrivains  par  désir  pas- 
sionné d'être  ailleurs  appartenait  ce  même  Byron, 
qu'il  faut  nonmier  sans  cesse  lorsqu'on  parle  de 
M.  d'Aurevilly,  et  qui  composa  la  Fiancée  d'Aby- 
dos  en  quelques  nuits,  afin  de  chasser  des  fan- 
tômes qui  sont  toujours  revenus.  A  ce  même  groupe, 
ce  furieux  duc  de  Saint-Simon,  qu'il  faut  nommer  i 
aussi  de  nouveau.  Rentré  de  la  cour  et  le  fiel  crevé, 
il  couvrait  de  sa  large  écriture  les  énormes  feuilles 
de  papier  de  ses  Mémoires,  pour  devenir,  de  par  la 
magie  de  sa  propre  prose  et  pendant  ces  heures  de 
travail,    l'homme    d'Etat    qu'il    ne    pouvait    être 


BARBEY   D'AUREVILLY  165 

qu'alors...  Il  jugeait  ministres  et  ambassadeurs.  Il 
disait  les  causes  profondes  de  l'avilissement  pu- 
blic. Il  prévoyait  les  inévitables  catastrophes.  Il 
découvrait  la  gangrène  des  infamies,  et  démaillo- 
tait  de  leurs  langes  blasonnés  les  âmes  pourries  des 
courtisans.  Puis,  cette  plume  réparatrice  une  fois 
posée,  cet  encrier  vengeur  une  fois  fermé,  il  fallait 
reprendre  le  collier  de  médiocrité,  subir  la  superbe 
de  Louis  XIV,  l'insolence  des  bâtards,  la  lâcheté 
du  régent,  l'infamie  de  Dubois,  et  faire  politesse  à 
la  honte!  Au  même  groupe  appartient  M.  d'Aure- 
villy. Comme  à  Byron,  comme  à  Saint-Simon,  la 
littérature  lui  aura  été  la  fée  libératrice  et  qui 
console  de  tout.  Les  contradictions  dont  il  a  souf- 
fert se  sont  résolues,  les  avortements  de  son  destin 
se  sont  réparés,  les  crève-cœur  de  ses  désespoirs  se 
sont  soulagés  lorsqu'il  a  écrit.  Ce  beau  vers  de  son 
mince  recueil  de  poésie, 

L'Esprit,  l'aigle  vengeur  qui  plane  sur  la  vie, 

pourrait  servir  d'épigraphe  à  ses  moindres  volumes 
comme  à  ses  plus  importants,  comme  à  ses  lettres  fa- 
milières, commie  aux  Memoranda  composés  au  jour 
la  journée.  Qu'importe  que  le  lecteur  s'épouvante 
de  ces  orgies  d'images,  de  ces  violences  d'inven- 
tion, de  ces  audaces  de  style,  puisque  l'auteur  a 
du  moins  atteint  son  but,  puisqu'il  a  été  Lui-Même. 
avec  la  pleine  expansion  de  tout  l'intime  de  sa 
personne,  durant  les  trop  courtes  heures  qu'il  a 
dépensées  à  écrire  ces  pages? 

C'est  à  cause  de  cela  qu'il  n'y  a  rien  de  moins 
factice  que  de  tels  livres,  bien  que  la  rêverie  en 


i66  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

soit  très  intense,  la  rhétorique  très  violente,  et  l'im- 
pression si  souvent  étrange.  Quand  cet  homme 
vous  raconte  le  détail  des  excessives  passions  de 
Ryno  de  Marigny  (Une  Vieille  Maîtresse),  ou  qu'il 
évoque  devant  vos  yeux  la  face  cicatrisiée  du  gi- 
gantesque abbé  de  la  Croix- Jugan  (VEnsorcelée), 
croyez  qu'il  ne  se  propose  pas  de  vous  étonner  par 
l'inattendu  de  sa  fantaisie.  Vous  êtes  parfaite- 
ment absent  de  sa  pensée,  vous,  le  lecteur  futur  du 
roman,  à  l'heure  de  nuit  où,  fenêtres  closes,  bou- 
gies allumées,  cet  alchimiste  élabore  son  grand 
œuvre,  qui  vous  intéressera  ou  non,  —  peu  lui 
soucie.  Vraisemblablement,  il  a  débattu  quelque 
affaire  dans  la  journée,  où  sa  noblesse  native  s'est 
irritée;  il  a  lu  des  articles  qui  l'ont  excédé,  en- 
tendu des  paroles  qui  l'ont  écœuré,  aperçu  des 
visages  qui  l'ont  dégoûté,  deviné  des  sentiments 
qui  l'ont  indigné.  Ces  basses  misères  de  la  quoti- 
dienne expérience  s'évanouissent,  et,  le  Sésame, 
ouvre-toi!  de  l'imagination  à  peine  prononcé,  voici 
que  la  caverne  magique  dévoile  ses  enchantements. 
Le  romancier  voit  Marigny,  il  voit  Vellini  la  Ma- 
lagaise,  il  voit  Jéhoël  de  la  Croix-Jugan.  Est-il 
encore  un  univers  de  sensations  vulgaires  et  de 
médiocres  destinées?  Il  n'en  sait  plus  rien,  ab- 
sorbé qu'il  est  dans  ses  personnages.  Oui,  ses  per- 
sonnages, au  sens  littéral  du  terme;  car  il  les  a 
projetés  hors  de  son  cerveau,  —  comme  le  Jupiter 
de  la  Fable  la  guerrière  Minerve,  —  engendrés  et 
nourris  de  la  plus  pure  substance  de  son  être.  Il  a 
imaginé,    comme   les   croyants   prient,    comme   les 


BARBEY    D'AUREVILLY  167 

amants  se  plaignent,  par  un  impérieux  besoin  de 
sfogafsif  pour  employer  une  tournure  italienne 
chère  à  Beyle.  Pareillement,  si  chaque  phrase  de 
ces  tragiques  récits  est  chargée  jusqu'à  la  gueule, 
comme  un  tromblon  de  giaour,  avec  les  mots  les 
plus  énergiques  du  dictionnaire;  si  V expression 
est  ici  portée  à  son  extrême  degré  de  vigueur,  ne 
croyez  pas  que  ce  soit  un  artifice  d'industrieux 
ouvrier  de  prose.  L'auteur  n'a  point  fait  besogne 
de  rhétorique.  Cette  furie  du  langage  est,  à  sa 
manière,  une  furie  d'action.  Pour  cet  écrivain, 
comme  pour  tous  ceux  qui  ont  un  style,  les  mots 
existent  d'une  existence  de  créatures.  Ils  vivent, 
ils  palpitent,  ils  sont  nobles,  ils  sont  roturiers.  Il 
en  est  de  Sublimes,  il  en  est  d'infâmes.  Ils  ont 
une  physionomie,  une  physiologie,  une  psycholo- 
gie. Dans  le  raccourci  de  leurs  syllabes  que  ne 
tient-il  pas  d'humanité  !  En  un  certain  sens,  écrire 
est  une  incarnation,  et  l'esprit  d'un  grand  prosa- 
teur habite  ses  phrases,  comme  le  Dieu  de  Spinoza 
habite  le  monde,  à  la  fois  présent  dans  l'ensemble 
et  présent  dans  chaque  parcelle.  Voilà  pourquoi  le 
romancier  d'Une  Vieille  Maîtresse  et  des  Diabo- 
liques s'est  fabriqué  une  prose  à  la  fois  violente 
et  parée,  aristocratique  et  militaire,  comme  il  au- 
rait souhaité  que  fût  sa  propre  vie.  Que  dis-je?  Il 
ne  s'est  pas  fait  cette  prose,  il  a  seulement  noté  la 
parole  intérieure  qu'il  se  prononce  à  lui-même  dans 
la  solitude  de  sa  chambre  de  travail,  et  la  parole 
improvisée  qu'il  jette  au  hasard  des  confidences 
de  conversation.   J'ai   bien   souvent   remarqué   au 


l68  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

cours  de  mes  entretiens  avec  lui,  —  un  des  plus 
vifs  plaisirs  d'intelligence  que  j'aie  goûtés,  —  cette 
surprenante  identité  de  sa  phrase  écrite  et  de  sa 
phrase  causée.  Il  me  contait  des  anecdotes  de  Va- 
lognes  ou  de  Paris  avec  cette  même  puissance 
d'évocation  verbale,  avec  la  même  surcharge  de 
couleurs  qui  s'observe  dans  ses  romans.  Il  s'en 
allait  tout  entier  dans  ses  mots.  Ils  devenaient 
lui,  et  lui  devenait  eux.  Je  comprenais  plus  claire- 
ment alors  ce  que  la  littérature  a  été  pour  cet 
homme  dépaysé,  et  quel  alibi  sa  mélancolie  a 
demandé  à  son  imagination.  De  là  dérive,  entre 
autres  conséquences,  cette  force  de  dédain  pour 
l'opinion  qui  lui  a  permis  de  ne  jamais  abdi- 
quer devant  le  goût  du  public.  Il  admire  beau- 
coup ce  titre  d'un  poème  de  Lamartine  :  le  Génie 
dans  Vobscurité.  Cette  admiration  est  de  bonne 
foi,  et  je  ne  serais  pas  étonné  qu'aimant  les  Let- 
tres de  l'amour  que  j'ai  dit,  non  seulement  les 
insouciances  de  la  renommée  à  son  endroit  l'aient 
trouvé  indifférent,  mais  encore  qu'il  s'en  soit 
réjoui,  aux  heures  d'entière  sincérité. 


III 


Sa  littérature  a  donc  été  pour  M.  d'Aurevilly  un 
songe  réparateur.  Mais,  en  dépit  d'un  proverbe 
fameux,  tous  les  songes  ne  sont  pas  des  mensonges, 


BARBEY    D'AUREVILLY  169 

et  quand  le  songeur  est  un  moraliste  et  un  psy- 
chologue, il  n'est  pas  bien  malaisé  de  détemiiner 
dans  l'arrière-fond  de  sa  rêverie  quels  éléments 
d'expérience  il  a  combinés,  exagérés  parfois,  par- 
fois déformés,  et  ils  demeurent  pourtant  invin- 
ciblement solides  et  réels,  —  comme  la  matière 
brute  sur  laquelle  travaille  un  sculpteur.  Il  y  a 
dans  une  lettre  de  Stendhal  à  Balzac  une  phrase 
significative  et  qu'il  faut  citer  sans  cesse.  Elle 
marque  bien  quel  procédé  de  métamorphose  em- 
ploient à  l'égard  de  leurs  observations  ces  alchi- 
mistes de  l'âme  humaine  qui  sont  les  grands  ro- 
manciers :  «Je  prends,»  dit  l'auteur  de  Rouge  et 
Noir,  «  un  personnage  de  moi  bien  connu.  Je  lui 
laisse  les  habitudes  qu'il  a  contractées  dans  l'art 
d'aller  tous  les  matins  à  la  chasse  du  bonheur.  En- 
suite je  lui  donne  plus  d'esprit.-»  Le  plus  d'esprit 
devient  pour  un  d'Aurevilly  un  plus  de  passion, 
mais  le  procédé  reste  sensiblement  analogue.  Il 
est  d'ailleurs  aisé,  pour  qui  connaît  un  peu  la  jeu- 
nesse de  M.  d'Aurevilly,  de  faire  un  départ  des 
sources  diverses  qui  ont  nourri  de  réalité  son  ima- 
gination. Il  a  vécu  enfant,  et  même  adolescent, 
dans  la  vieille  ville  de  Valognes,  et  il  a  connu  les 
survivants  des  terribles  guerres  de  la  chouannerie 
du  Cotentin.  Il  a  entendu  ces  hommes  raconter 
des  actions,  qu'ils  avaient  faites  de  ces  mêmes 
mains  qu'ils  chauffaient  maintenant  au  feu  des 
veillées  d'hiver.  De  cette  impression  première,  de- 
meurée ineffaçable  sur  son  souvenir,  M.  d'Aure- 
villy   a    tiré    l'Ensorcelée    et    le    Chevalier    des 


170  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Touches.  Il  a  vu,  à  cette  même  époque,  les  jeunes 
nobles  de  sa  province  et  les  anciens  soldats  de 
l'Empire  tuer  les  loisirs  forcés  de  leur  stagnante 
existence  par  toutes  sortes  d'excès  de  jeu,  d'amour 
dangereux  et  de  conversation.  Il  s'est  souvenu  de 
ces  nobles  et  de  ces  soldats  lorsqu'il  a  écrit  le 
Bonheur  dans  le  crime,  le  Dîner  d'athées  et  le 
Dessous  de  cartes  d'une  partie  de  whist.  Puis  il 
est  venu  à  Paris,  et  les  sensations  de  sa  vie  mon- 
daine ont  abouti  à  V Amour  impossible,  à  la  Bague 
d'Annibal,  à  la  Vieille  Maîtresse,  au  Plus  bel 
amour  de  don  Juan,  comme  les  heures  de  mysti- 
cisme qu'il  a  traversées  sous  une  influence  de 
femme  se  sont  résumées  dans  le  Prêtre  marié.  Je 
citais  tout  à  l'heure  le  nom  de  Ouincey,  le  man- 
geur d'opium.  Ce  singulier  analyste  de  son  propre 
vice,  et  si  perspicace,  avait  reconnu  que  ses  visions 
les  plus  effrayantes  et  les  plus  ravissantes,  les  plus 
démesurées  iet  les  plus  surhumaines,  dérivaient 
toutes  des  impressions  ambiantes.  L'ivresse  les 
transformait  en  les  amplifiant,  en  les  interprétant 
d'une  manière  grandiose.  C'est  une  vérité  acquise 
aujourd'hui  à  la  science  des  poisons  de  l'intel- 
ligence. La  littérature  a  son  ivresse  aussi,  qui  ne 
fait  qu'interpréter  et  amplifier  les  sensations  que 
l'écrivain  a  subies.  Cette  transformation-là  s'ap- 
pelle le  talent. 

Ce  qui  fait  l'intérêt  psychologique  des  Memo- 
randa,  c'est  précisément  que  l'on  y  assiste  à  ce  tra- 
vail de  métamorphose.  On  y  peut  saisir  à  plein 
comment  chez  M.  d'Aurevilly  les  impressions  sécri- 


BARBEY    D'AUREVILLY  171 

vent.  Ce  livre,  qui  n'est  pas  un  livre,  me  séduit  par 
ce  charme  d'une  nuance  fine.  Il  laisse  voir  la  mi- 
nute où  l'homme  va  devenir  l'auteur,  oii  la  réalité 
se  change  en  poésie,  où  l'observation  se  double  de 
rêve.  Et  le  rêve  est  si  naturel  à  M.  d'Aurevilly  que 
le  moindre  événement  l'y  conduit  par  une  invin- 
cible pente.  Un  enfant  s'endort  à  son  côté  dans 
une  diligence,  et  la  Léïla  de  Byron  lui  apparaît. 
Il  regarde  le  vent  frapper  des  arbres  :  «Il  sabrait 
les  ormes  comme  avec  un  bancal  et  leur  hachait 
leur  beau  visage  de  verdure  nuancée, y>  dit-il.  Et 
ailleurs,  sur  la  pluie  :  «Ne  sommes-nous  pas  en 
Normandie,  la  belle  Pluvieuse,  qui  a  de  belles 
larmes  froides  sur  de  belles  jo2ies  fraîches?  J'ai 
vu  des  femmes  pleurer  ainsi.»  A  chaque  page  c'est 
ainsi  un  au-delà  entrevu  derrière  la  vibration  pré- 
sente des  nerfs  et  du  cœur.  C'est  que  M.  d'Aure- 
villy est,  au  sens  le  plus  beau  et  le  plus  exact  de 
ce  mot,  un  poète,  —  un  créateur.  Même  sa  poésie 
est  aussi  voisine  de  celle  des  Anglais  que  sa  Nor- 
mandie est  voisine  de  l'Angleterre.  Je  me  rap- 
pelle, dans  un  voyage  que  je  fis  en  ligne  directe 
de  Caen  à  Weymouth,  par  Cherbourg,  au  mois 
d'août  1882,  être  demeuré  saisi  par  l'extraordinaire 
ressemblance  des  paysages  (i).  Cette  ressemblance 
est-elle  descendue  jusqu'aux  âmes?  Je  le  croirais  à 
sentir  combien  le  rêve  d'un  Shakespeare  ou  d'un 

(i)  On  en  trouvera  le  détail  et  une  conversation  de  Barbey 
d'Aurevilly  justement  à  ce  sujet  dans  la  seconde  série  de  ces 
Fttfdes  et  Portraits,  au  début  du  morceau  intitulé  :  Les  lacs 
anglais 


172  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

Carlyle  est  voisin  du  rêve  d'un  Normand  de  race 
pure  comme  M.  d'Aurevilly.  C'est  un  trait  encore 
à  joindre  aux  traits  que  j'ai  notés,  et  qui  explique 
pourquoi  l'accord  intime  n'a  jamais  pu  se  faire 
entre  ce  noble  écrivain  et  notre  dix-neuvième  siècle 
français.  Apre  et  Solitaire  destinée,  à  laquelle 
M.  d'Aurevilly  aura  dû  de  séjourner  dans  un 
monde  de  visions  magnifiques,  et  de  conserver 
une  superbe  intégrité  de  sa  pensée.  —  Un  homme 
fier  peut-il  souhaiter  davantage? 


XI 
GUSTAVE   FLAUBERT^'' 


Je  ne  me  doutais  guère,  messieurs,  la  première 
fois  que  je  vins  à  Oxford,  voici  quatorze  ans,  qu'un 
jour  je  me  trouverais  associé,  même  pour  la  plus 
humble  part,  à  la  grande  œuvre  d'enseignement 
qui  s'accomplit  ici  depuis  des  siècles.  Laissez-moi 
tout  d'abord  vous  en  dire  ma  reconnaissance.  Vous 
avez  trouvé  le  secret  d'allier  dans  votre  Univer- 
sité le  respect  de  ce  qu'il  y  eut  d'excellent  dans  le 
passé  au  goût  et  à  l'intelligence  de  ce  qu'il  y  a  de 
plus  nouveau  dans  le  présent,  comme  vous  faites 
monter  sur  les  vénérables  murs  de  vos  collèges  de 
jeunes  verdures  et  de  jeunes  fleurs.  C'est  ainsi  que 
votre  large  hospitalité  n'a  pas  craint  de  convier 
aujourd'hui  parmi  vous  un  romancier  français  à 

(i)  Texte  d'une  lecture  donnée  le  23  juin  1897  sur  l'invitation 
du  Taylorian  Institute,  à  Oxford.  Cf.  dans  les  Essais  de  Psycho- 
logie  (tome  premier  de  cette  édition)  les  trois  morceaux  consa- 
crés au  même  auteur. 


174  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

s'asseoir  dans  cette  place  où  il  a  eu  comme  pré- 
décesseurs tant  de  littérateurs  distingués,  et  parmi 
eux  un  de  vos  écrivains  qu'il  a  le  plus  admirés  et 
aimés,  le  regretté  Walter  Pater.  Vous  me  permet- 
trez, messieurs,  d'apporter  ici  mon  tribut  d'hom- 
mage à  cette  précieuse  mémoire  et  de  mettre  sous 
les  auspices  de  ce  parfait  prosateur,  dont  je  m'ho- 
nore d'avoir  eu  la  sympathie,  le  court  et  un  peu 
technique  essai  que  je  vais  vous  lire.  Si  ce  scrupu- 
leux ouvrier  de  style  était  encore  des  vôtres,  le 
savant  fellow  de  Brasenose,  l'artiste  accompli  de 
Marins  VE-pïcurien  et  de  la  Renaissance,  m'approu- 
verait d'avoir  choisi  pour  l'évoquer  devant  vous  la 
figure  du  prosateur  français  le  plus  scrupuleux 
aussi  et  le  plus  accompli  qui  ait  paru  chez  nous 
dans  cette  seconde  moitié  du  siècle,  l'auteur  de 
Madame  Bovary,  de  Salammbô,  de  V Education  sen- 
timentale, de  la  Tentation  de  saint  Antoine,  de 
Bouvard  et  Pécuchet  et  des  Trois  Contes,  Gus- 
tave Flaubert.  Tous  vous  connaissez  les  livres  que 
je  viens  de  vous  nommer,  et  qui  sont  clg.ssiques 
déjà  par  leur  forme,  malgré  les  hardiesses  de  cer- 
taines de  leurs  pages.  Ils  sont  en  effet  d'un  art 
très  sévère,  mais  très  libre,  oti  se  trouve  pratiquée 
cette  esthétique  du  vrai  total  qui  se  reconnaît  dans 
Aristophane,  dans  Plaute,  dans  Lucrèce,  dans  les 
dramatistes  de  la  période  Elisarbethéenne,  dans  le 
Gœthe  de  Faust,  des  Affinités,  des  Elégies  ro- 
maines et  de  Wilhelm  Meister.  Ce  n'est  pas  ici  le 
lieu  de  discuter  les  périls  de  cette  esthétique,  si 
tant  est  que  le  souci  pieux  de  l'art  puisse  aller  sans 


GUSTAVE    FLAUBERT  175 

une  profonde  moralité.  Et,  pour  Flaubert,  je  me 
chargerais  de  démontrer  que  si  ses  livres  sont  au- 
dacieux, l'esprit  qui  s'en  dégage  n'est  pas  corrup- 
teur. Mais  ce  n'est  pas  une  thèse  que  je  viens  sou- 
tenir devant  vous,  c'est  un  homme  que  j'ai  l'inten- 
tion de  vous  montrer.  Ses  idées  ont  pu  être  plus 
ou  moins  exactes,  plus  ou  moins  complètes.  Une 
chose  est  certaine  :  il  les  a  conçues  dans  toute  la 
sincérité  de  sa  conscience,  il  y  a  conformé  son 
effort  avec  la  plus  courageuse  ardeur  et  la  plus 
désintéressée;  à  l'ambition  de  réaliser  ce  rêve  d'art 
il  a  tout  sacrifié,  plaisir,  argent,  succès,  santé.  En- 
fin ce  Maître  du  réalisme  a  donné  le  plus  noble, 
le  plus  continu  spectacle  d'idéalisme  pratique. 
Dans  sa  correspondance  et  à  propos  d'Alfred  de 
Musset,  on  rencontre  cette  phrase  significative  : 
«C'est  un  malheureux.  On  ne  vit  pas  sans  reli- 
gion et  il  n'en  a  aucune. ..r»  Flaubert,  lui,  a  eu  la 
religion  des  Lettres,  poussée  jusqu'à  la  dévotion, 
jusqu'au  fanatisme.  Aucun  homme  n'a  représenté 
à  un  degré  supérieur  les  hautes  vertus  du  grand 
artiste  littéraire.  Son  existence  ne  fut  qu'une  longue 
lutte  avec  les  circonstances  et  avec  lui-même  pour 
égaler  le  type  d'écrivain  qu'il  s'était  formé  dès 
sa  première  jeunesse,  et,  vraiment,  à  lire  sa  cor- 
respondance, à  le  suivre  parmi  ses  quotidiens,  ses 
acharnes  efforts  vers  la  perfection  du  style,  à  le 
regarder  qui  pense  et  qui  travaille  depuis  ses 
années  d'adolescence  jusqu'à  la  veille  de  sa  mort, 
on  comprend  la  tragique  justesse  du  mot  que  Bal- 
zac  prête  à  un  de  ses  héros  dans  son  roman  sur 


Ij6  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

la  vie  littéraire,  les  Illusions  perdues  :  «Un  grand 
écrivain  est  un  martyr  qui  ne  mourra  pas,  voilà 
tout...» 


Depuis  ses  années  d'adolescence?...  C'est  de- 
puis ses  années  d'enfance,  que  j'aurais  dû  dire.  Le 
premier  volume  des  lettres  de  Flaubert  s'ouvre  par 
un  billet,  daté  de  décembre  1830,  —  il  avait  neuf 
ans,  —  où  il  s'adresse  en  ces  termes  à  l'un  de  ses 
camarades  :,«Si  tu  veux  nous  associer  pour  écrire, 
moi  j'écrirai  des  comédies  et  toi  tu  écriras  tes 
rêves,»  et  le  dernier  volume  de  ces  mêmes  lettres 
s'acHeve  en  1880,  sur  ces  lignes  griffonnées  quel- 
ques jours,  quelques  heures  presque  avant  sa 
mort  :  «  Je  me  flattais  d'avoir  terminé  le  pre- 
mier volume  de  Bouvard  et  Pécuchet  ce  mois- 
ci.  Il  ne  le  sera  pas  avant  le  mois  d'octobre. 
J'en  ai  probablement  pour  toute  l'année...  » 
Et  ces  deux  phrases  encadrent  un  demi-siècle 
d'urîe  correspondance  qui  n'est  qu'une  longue  con- 
fession du  même  labeur  toujours  recommencé. 
Aucune  vocation  d'écrivain  ne  fut  plus  continû- 
ment prolongée,  aucune  ne  fut  plus  précocement 
caractérisée.  Pour  comprendre  dans  quel  sens  cette 
vocation  se  développa,  il  faut  se  représenter 
d'abord  avec  exactitude  le  milieu  social  où  l'écri- 


GUSTAVE    FLAUBERT  177 

vain  se  trouva  placé  par  le  hasard  de  la  naissance, 
et  le  milieu  intellectuel  où  il  se  trouva  placé  par 
le  hasard  de  l'éducation. 

Le  père  de  Gustave  Flaubert  était  chirurgien 
en  chef  à  l'Hôtel-Dieu  de  Rouen.  Les  témoignages 
s'accordent  à  célébrer  son  génie  professionnel,  la 
droiture  de  son  caractère,  la  sûreté  de  sa  science, 
la  généreuse  ampleur  de  sa  nature.  Mais  quel  té- 
moignage vaut  le  portrait  fameux  que  son  fils  en 
a  tracé  sous  le  nom  du  docteur  La  Rivière  et  cette 
page  où  il  le  montre,  arrivant  dans  la  chambre  de 
Mme  Bovary  mourante  :  «les  mains  nues,  de  fort 
belles  mains  et  qui  n'avaient  jamais  de  gants, 
comme  pour  être  plus  promptes  à  plonger  dans 
les  misères.»  Quelle  touche  de  maître  et  qui  fait 
penser  à  ces  tableaux  de  Van  Dick  où  toute  une 
race  tient  dans  la  minceur  ou  la  vigueur  des 
doigts!  Et  il  ajoute  :  «Son  regard,  plus  tranchant 
que  ses  bistouris,  vous  descendait  dans  l'âme,  et 
désarticulait  tout  mensonge  à  travers  les  alléga- 
tions et  les  pudeurs.  Et  il  allait  ainsi,  plein  de 
cette  majesté  débonnaire  que  donnent  la  cons- 
cience d'un  grand  talent,  de  la  fortune,  et  quarante 
ans  d'une  existence  laborieuse  et  irréprochable...» 
De  ce  père,  qu'il  admirait  si  profondément,  Gus- 
tave Flaubert  avait  hérité  cette  précision  dure, 
comme  chirurgicale,  de  son  analyse.  Mais  cette  res- 
semblance intellectuelle  ne  devait  apparaître  que 
plus  tard  et,  dans  l'exécution,  dans  le  tour  de  main 
de  son  œuvre,  au  lieu  que,  durant  les  années  d'ap- 
prentissage, un   irréparable   divorce   d'idées  s'éta- 


178  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

blit  entre  le  père  et  le  fils  dont  celui-ci  souffrit 
cruellement.  Voici  pourquoi.  Pareil  à  tant  de  spé- 
cialistes dont  les  facultés  se  condensent  sur  un 
point  unique,  le  père  Flaubert  était  d'une  indiffé- 
rence absolue  à  l'endroit  de  la  littérature  et  de 
l'art.  Maxime  Du  Camp,  qui  fut  l'intime  ami  de 
Gustave  à  cette  époque,  rapporte  dans  ses  Souve- 
nirs quelques-uns  des  propos  que  tenait  le  vieux 
chirurgien  lorsque  son  fils  lui  parlait  de  ses  ambi- 
tions d'écrivain  :  «Le  beau  métier  de  se  tremper 
les  doigts  dans  l'encre!  Si  je  n'avais  manié  qu'une 
plume,  mes  enfants  n'auraient  pas  de  quoi  vivre 
aujourd'hui...»  Et  encore  :  «Ecrire  est  une  dis- 
traction qui  n'est  pas  mauvaise  en  soi.  Cela  vaut 
mieux  que  d'aller  au  café  ou  de  perdre  son  argent 
au  jeu...  Mais  à  quoi  cela  sert-il?  Personne  ne  l'a 
jamais  su...»  De  telles  boutades,  si  elles  n'enta- 
maient pas  la  tendresse  et  l'admiration  du  jeune 
homme,  paralysaient  en  lui  tout  abandon,  toute 
confiance.  Il  s'habituait  à  considérer  le  monde 
profond  de  ses  émotions  esthétiques  comme  un 
domaine  réservé  qu'il  fallait  (constamment  dé- 
fendre contre  l'inintelligence  de  sa  famille,  contre 
celle  de  ce  père  d'abord,  contre  celle  de  son  frère, 
héritier  du  bistouri  et  des  préjugés  du  chirurgien, 
contre  celle  de  sa  mère  qui  lui  disait  :  «  Les  livres 
t'ont  dévoré  le  cœur...»  Ce  père,  ce  frère,  cette 
mère,  —  cette  mère  surtout,  —  il  les  chérit  d'une 
grosse  et  large  affection  d'homme  robuste  qui 
contraste  d'autant  plus  étrangement  avec  l'évidente 
réserve  de  son  être  intime  chaque  fois  qu'il  s'agit 


GUSTAVE    FLAUBKRT  »      179 

des  choses  de  la  littérature  ou  de  l'art.  Rien  de 
plus  significatif,  de  ce  point  de  vue,  que  les  lettres 
écrites  à  son  plus  cher  confident,  Alfred  Le  Poit- 
tevin,  durant  un  voyage  en  Italie  entrepris  avec 
toute  cette  famille  durant  sa  vingtième  année  : 
«  Mon  père,  »  dit-il,  «  a  hésité  à  aller  jusqu'à 
Naples.  Comprends-tu  quelle  a  été  ma  peur?  En 
vois-tu  le  sens?  Le  voyage  que  j'ai  fait  jusqu'ici, 
excellent  sous  le  rapport  matériel,  a  été  trop  brut 
sous  le  rapport  poétique,  pour  désirer  le  prolonger 
plus  loin...  Si  tu  savais  ce  qu'involontairement  on 
fait  avorter  en  moi,  tout  ce  qu'on  nCarrache  et 
tout  ce  que  je  perds... •» 

Remarquez,  messieurs,  la  nuance  du  sentiment 
exprimé  dans  ces  quelques  mots.  Il  y  a  là  bien 
autre  chose  que  la  mauvaise  humeur  du  jeune 
homme  dont  les  vingt-deux  ans,  fougueux  parfois 
jusqu'au  désordre,  se  rebellent  contre  les  cinquante 
ans  d'un  père  ou  d'une  mère,  assagis  jusqu'à  la 
froideur.  J'y  reconnais  la  protestation  doulou- 
reuse d'un  talent  qui  veut  durer,  grandir,  s'épa- 
nouir, qui  veut  vivre  enfin,  contre  un  milieu  qui 
l'opprime  en  le  protégeant,  comme  un  vase  trop 
étroit  pour  l'arbuste  qui  vient  d'y  pousser.  J'y 
reconnais  aussi  l'origine  d'une  des  idées  maî- 
tresses de  Gustave  Flaubert  :  la  persuasion,  pour 
prendre  une  de  ses  formules,  que  le  monde  a  la 
«haine  de  la  littérature».  Il  devait,  sur  le  tard 
de  sa  vie,  exagérer  encore  cette  théorie  sur  la  soli- 
tude de  l'écrivain  et  sur  l'hostilité  que  lui  portent 


l8o  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

les  autres  hommes.  Le  même  Maxime  Du  Camp 
raconte  qu'après  la  guerre  de  1870,  et  à  propos 
de  chaque  événement  politique  capable  de  nuire 
à  un  roman  ou  à  une  pièce  de  théâtre,  Flaubert 
s'écriait  :  «Ils  ne  savent  qu'imaginer  pour  nous 
tourm.enter.  Ils  ne  seront  heureux  que  lorsqu'il  n'y 
aura  plus  ni  écrivains,  ni  dramaturges,  ni  livres, 
ni  théâtres...»  C'est  là  une  explosion  qui  fait  sou- 
rire. Rapprochez-la  de  ses  mécontentements  de 
jeune  homme  contre  les  inintelligences  de  sa  fa- 
mille, de  ses  fureurs  d'homme  mûr  contre  sa  ville 
natale,  ce  Rouen  a  où,  »  disait-il,  «  j'ai  bâillé  de 
tristesse  à  tous  les  coins  de  rue,  »  et  vous  compren- 
drez comment  il  est  arrivé  à  ce  qui  fait  le  fond 
même  de  son  esthétique  :  la  contradiction  de  l'art 
et  de  la  vie. 

Vous  le  comprendrez  davantage,  si  vous  consi- 
dérez qu'à  cette  première  influence  d'exil  hors  de 
la  vie  une  autre  vient  s'ajouter  qu'il  est  néces- 
saire de  caractériser  avec  quelque  détail,  car  elle 
circule  d'un  bout  à  l'autre  de  l'œuvre  de  Flaubert, 
et  en  un  certain  sens  elle  en  fait  la  matière  cons- 
tante :  cette  influence  est  celle  du  romantisme 
français  de  1830,  perçu  sur  le  tard,  à  travers  les 
livres  des  Hugo,  des  Musset,  des  Balzac,  des  Mé- 
rimée, des  Sainte-Beuve,  des  Gautier,  par  un  jeune 
provincial  enthousiaste.  Tout  a  été  dit  sur  les 
dangers  et  les  contradictions  de  cet  Idéal  roman- 
tique, conçu  au  lendemain  de  la  prestigieuse  aven- 
ture napoléonienne  par  les  enfants  oisifs  et  nos- 
talgiques des  héros  de  la  Grande-Armée.  Aucune 


i 


GUSTAVE    FLAUBERT  i8i 

analyse  n'en  saurait  mieux  montrer  la  déraison 
que  la  confidence  faite  par  Flaubert  lui-même 
dans  sa  biographie  de  Louis  Bouilhet  :  «  ...  Tan- 
dis que  les  cœurs  enthousiastes  auraient  voulu 
des  amours  dramatiques  avec  gondoles,  masques 
noirs  et  grandes  dames  évanouies  dans  des  chaises 
de  poste  au  milieu  des  Calabres,  quelques  carac- 
tères plus  sombres,  épris  d'Armand  Carrel,  un 
compatriote,  ambitionnaient  les  fracas  de  la  presse 
et  de  la  tribune,  la  gloire  des  conspirateurs.  Un 
rhétoricien  composa  une  Apologie  de  Robespierre 
qui,  répandue  hors  du  collège,  scandalisa  un  mon- 
sieur, si  bien  qu'un  échange  de  lettres  s'ensuivit, 
avec  proposition  de  duel  oii  le  monsieur  n'eut  pas 
le  beau  rôle.  Je  me  souviens  d'un  brave  garçon 
toujours  affublé  d'un  bonnet  rouge.  Un  autre  se 
proposait  de  vivre  plus  tard  en  Mohican,  un  de 
mes  intimes  voulait  se  faire  renégat  pour  aller 
servir  Abd-el-Kader !...»  Figurez- vous  maintenant 
la  rencontre  de  pareilles  sensibilités  avec  les  mœurs 
paisibles  de  la  France  au  temps  de  Louis-Philippe 
et  la  nécessité  pour  tous  ces  petits  lords  Byron  en 
disponibilité  de  prendre  un  métier,  celui-ci  d'avo-  ' 
cat,  cet  autre  de  professeur,  un  troisième  de  né- 
gociant, un  quatrième  de  magistrat.  Quelle  chute 
du  haut  de  leur  chimère!  Quelle  impossibilité  d'ac- 
cepter sans  révolte  l'humble  labeur,  l'étroitesse  du 
sort,  le  quotidien  des  jours!  Et  voilà  pour  Flau- 
bert un  second  principe  de  déséquilibre  intime.  Il 
était,  par  naissance,  im  homme  de  lettres  parmi 
des  savants  et  des  praticiens.  Il  fut,  par  éducation, 


i82  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

un   romantique   au   milieu    des   bourgeois   et    des 
provinciaux. 

Il  fut  aussi,  et  c'est  la  troisième  influence  qui 
achève  d'expliquer  sa  conception  de  l'art,  un  ma- 
lade au  milieu  de  l'humanité  saine  et  simple,  la 
victime  courageuse  et  désespérée  d'une  des  plus 
cruelles  affections  qui  puissent  atteindre  un  ou- 
vrier de  pensée,  car  il  souffrait  d'une  de  ces  infir- 
mités qui  touchent  au  plus  vif  de  l'être  conscient, 
toutes  mêlées  qu'elles  sont  de  troubles  physiques 
et  de  troubles  inoraux.  On  peut  regretter  que 
Maxime  Du  Camp  se  soit  reconnu,  dans  ses  Sou- 
venirs, le  droit  de  révéler  les  attaques  d'épilepsie 
qui,  dès  la  vingt-deuxième  année,  terrassèrent 
Flaubert.  La  révélation  est  faite,  et  il  y  aurait  une 
puérilité  à  paraître  ignorer  ce  qui  fut  le  drame 
physique,  si  l'on  peut  dire,  de  ce  malheureux 
homme.  Quand  les  premiers  accès  se  furent  pro- 
duits, il  eut  le  courage  de  prendre  dans  la  biblio- 
thèque de  son  père  les  livres  qui  traitaient  du  ter- 
rible mal.  Il  y  reconnut  la  description  exacte  des 
symptômes  dont  il  avait  été  victime  et  il  dit  à 
Maxime  Du  Camp  :  «Je  suis  perdu...»  Dès  lors, 
il  vécut  dans  une  préoccupation  constante  de  l'at- 
taque toujours  possible,  et  ses  habitudes  furent 
toutes  subordonnées  à  cette  angoisse,  depuis  la 
plus  légère  jusqu'aux  plus  essentielles.  Il  prit  en 
horreur  la  marche,  parce  qu'elle  l'exposait  à  être 
saisi  en  pleine  rue  de  la  crise  redoutée.  Il  ne  sor- 
tait qu'en  voiture,  lorsqu'il  sortait,  et  il  lui  arri- 
vait de  rester  des  mois  enfermé,  comme  s'il  n'eût 


GUSTAVE    FLAUBERT  183 

éprouvé  de  sécurité  qu'entre  les  murs  protecteurs 
de  sa  chambre.  Désireux  de  cacher  une  misère 
dont  il  avait  la  pudeur,  il  se  concentra  de  plus 
en  plus  dans  le  cercle  étroit  de  l'affection  domes- 
tique. Il  se  refusa  toute  espérance  d'un  établisse- 
menl:  personnel,  estimant  qu'il  n'avait  pas  le  droit 
de  se  marier,  de  fonder  une  famille,  d'avoir  des 
enfants  auxquels  il  eût  risqué  de  transmettre  une 
tare  aussi  certainement  héréditaire.  Les  liens  qui 
rattachent  l'homme  à  la  vie  achevèrent  de  se  rompre 
pour  lui  sous  l'assaut  de  cette  dernière  épreuve, 
et,  comme  il  l'a  dit  lui-même  dans  une  formule 
singulière,  mais  bien  profonde  :  «tous  les  acci- 
dents du  monde  lui  apparurent  comme  transpo- 
sés pour  l'emploi  d'une  illusion  à  décrire,  telle- 
ment que  toutes  les  choses,  y  compris  sa  propre 
existence,  ne  lui  semblèrent  plus  avoir  d'autre 
utilité...»  Traduisez  cette  phrase  dans  sa  signifi- 
cation précise.  Vous  y  trouverez  la  définition 
même  de  l'artiste  littéraire,  pour  qui  la  vie  n'est 
qu'une  ocasion  de  dégager  l'œuvre  d'art,  devenue 
ainsi,  non  plus  un  moyen,  mais  une  fin,  non  plus 
une  image  de  la  réalité,  mais  la  réalité  même  et  la 
seule  qui  vaille  la  peine  de  supporter  la  douleur 
d'être  homme. 


l84  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 


II 


L'art  littéraire  a  été  souvent  défini  de  la  sorte, 
comme  constituant  un  but  par  lui-même  et  aussi 
comme  représentant  la  consolation  et  la  revanche 
de  la  vie.  Pour  ne  citer  que  deux  noms,  très  dis- 
parates, mais  moins  éloignés  l'un  de  l'autre  qu'il 
ne  semble,  par  leur  haine  du  monde  moderne,  c'est 
la  thèse  que  proclamaient  Théophile  Gautier  et 
ses  disciples,  et  c'est  aussi  la  thèse  à  laquelle 
aboutissait  le  pessimisme  de  Schopenhauer.  L'ori- 
ginalité de  Flaubert  réside  en  ceci,  qu'il  était, 
comme  je  l'ai  marqué  déjà,  doué  de  cette  ferveur 
intime  qui  fait  les  convaincus,  les  fanatiques  même, 
et  cette  ardeur  de  sa  conviction  l'a  fait  pousser 
jusqu'au  bout  les  conséquences  logiques  de  son 
principe  d'art  avec  une  netteté  qu'aucun  autre  écri- 
vain n'a  peut-être  égalée.  On  extrairait  de  sa  cor- 
respondance un  code  complet  des  règles  que  doit 
suivre  l'écrivain  qui  s'est  voué  au  culte  de  ce  que 
l'on  a  quelquefois  appelé  l'art  pour  l'art,  s'il  se  dé- 
die au  travail  du  roman.  La  première  de  ces  règles, 
celle  qui  revient  constamment  dans  cette  corres- 
pondance, c'est  l'impersonnalité,  ou,  pour  prendre 
le  langage  des  esthéliciens,  l'objectivité  absolue  de 
l'œuvre.  Cela  se  comprend  aisément  :  le  fond  de 
cette  théorie  de  l'art  pour  l'arc,  c'est  la  crainte  et 


GUSTAVE    FLAUBERT  185 

le  mépris  de  la  vie.  La  fuite  de  cette  vie  redoutée 
et  méprisée  doit  donc  être  aussi  complète  qu'il  est 
possible.  L'artiste  essayera  avant  tout  de  se  fuir 
soi-même,  et,  pour  cela,  il  s'interdira  de  mêler  ja-  . 
mais  sa  personne  à  son  œuvre.  Flaubert  est,  sur 
ce  point,  d'une  intransigeance  farouche  :  «  N'im- 
porte qui,»  écrivait-il  à  George  Sand  qui  l'enga- 
geait à  se  confesser,  à  se  raconter,  «n'importe  qui 
est  plus  intéressant  que  le  sieur  Flaubert  parce 
qu'il  est  plus  général.»  Et  ailleurs  :  a  Dans  l'idéal 
que  j'ai  de  l'art,  je  crois  qu'on  ne  doit  rien  mon- 
trer de  ses  colères  et  de  ses  indignations.  L'artiste 
ne  doit  pas  plus  apparaître  dans  son  œuvre  que 
Dieu  dans  la  nature.»  Et  dans  son  roman  de 
VEdiication  sentimentale,  parlant  d'un  travail 
d'histoire  que  fait  un  de  ses  héros  :  «Il  se  plongea 
dans  la  personnalité  des  autres,  ce  qui  est  la  seule 
façon  de  ne  pas  souffrir  de  la  sienne...»  Pous- 
sant cette  règle  d'impersonnalité  jusqu'à  ses  der- 
nières limites,  il  défend  à  l'artiste  de  conclure;  car 
conclure,  c'est  montrer  une  opinion,  c'est  se  mon- 
trer. «Aucun  grand  poète,»  dit-il  quelque  part, 
«n'a  jamais  conclu.  Que  pensait  Homère.?  Que 
pensait  Shakespeare?  On  ne  le  sait  pas...»  Il  dé- 
fend de  même  au  romancier  l'emploi  du  person- 
nage sympathique  :  préférer  un  de  ses  person- 
nages à  un  autre  c'est  encore  se  montrer.  Sur  ce 
chapitre  de  l'impassibilité  que  l'écrivain  doit  ob- 
server d'après  lui,  avec  une  rigueur  entière,  il  a 
prononcé  des  paroles  d'une  saisissante  éloquence. 
Reprenant  sa  comparaison  de  Dieu  et  de  la  na- 


i86  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

ture,  il  disait  :  «  L'auteur  dans  son  œuvre  doit 
être  comme  Dieu  dans  l'univers,  présent  partout 
et  visible  nulle  part.  L'art  étant  une  seconde  na- 
ture, le  créateur  de  cette  nature-là  doit  agir  par 
des  procédés  analogues.  Que  l'on  sente  dans  tous 
les  atomes,  à  tous  les  aspects,  une  impassibilité 
cachée,  infinie.  L'effet  pour  le  spectateur  doit  être 
ujie  espèce  d'ébahissement.  Comment  tout  cela 
s'est-il  fait?  doit-on  dire,  et  que  l'on  se  sente 
écrasé  sans  savoir  pourquoi...»  Il  disait  encore  :  — 
je  cite  au  hasard  —  «nul  lyrisme,  pas  de  réflexions. 
L'abus  de  la  personnalité  sentimentale  sera  ce  qui, 
plus  tard,  fera  passer  pour  puérile  et  un  peu  niaise, 
une  bonne  partie  de  la  littérature  contemporaine... 
Moins  on  sent  une  chose,  plus  on  est  apte  à  l'ex- 
primer comme  elle  est,  comme  elle  est  toujours  en 
elle-même,  dans  sa  généralité  et  dégagée  de  toutes 
les  contingences  éphémères...  »  Et,  dominant  ces 
préceptes,  il  réclame  une  continuelle  surveillance 
de  son  propre  élan,  une  intime  défiance  envers 
cette  espèce  d'échauffement  que  les  niais  appellent 
l'inspiration...  «Il  faut  écrire  froidement,»  dit-il... 
«  Tout  doit  se  faire  à  froid,  posément.  Quand  Lou- 
vel  a  voulu  tuer  le  duc  de  Berri,  il  a  pris  une 
carafe  d'orgeat,  et  n'a  pas  manqué  son  coup. 
C'était  une  comparaison  de  ce  pauvre  Pradier  qui 
m'a  toujours  frappé.  Elle  est  d'un  haut  enseigne- 
ment pour  qui  sait  la  comprendre...» 

Si  maintenant,  messieurs,  vous  passez  de  la  cor- 
respondance de  Flaubert,  où  ces  idées  sont  expri- 
mées de  cette  façon  abstraite  et  doctrinale  quasi 


GUSTAVE    FLAUBERT  187 

à  chaque  page,  aux  œuvres  sur  lesquelles  s'est 
consumé  son  patient,  son  acharné  labeur,  vous 
constaterez  aussitôt  que  ses  livres  ne  sont  que  ces 
idées  mises  en  pratique.  Et  d'abord  tous  les  su- 
jets en  ont  été  choisis  par  l'auteur,  systématique- 
ment, en  dehors  de  son  existence  et  dans  une  tona- 
lité en  pleine  antithèse  avec  ses  préférences,  ses 
goûts,  son  caractère,  son  atmosphère  d'esprit.  Rien 
de  plus  significatif  sous  ce  rapport,  que  cette  Ma- 
dame Bovary  qui  marqua  une  date  dans  l'histoire 
du  roman  français,  et  servit  de  point  de  départ  à 
l'évolution  naturaliste.  Quel  contraste  entre  ce 
roman  anatomique  et  les  circonstances  de  magna, 
nime  exaltation  oii  il  fut  composé!  Flaubert  était 
retiré  à  la  campagne  près  de  Rouen,  chez  sa  mère, 
dans  cette  maison  blanche  de  Croisset,  ancienne 
habitation  de  plaisance  d'une  confrérie  religieuse. 
Il  y  vivait  de  manière  à  justifier  une  de  ses  plai- 
santeries habituelles  :  Je  suis  le  dernier  des  Pères 
de  l'Eglise...»  Il  était  jeune,  il  était  riche,  il  était 
libre,  et  son  unique  souci  était  de  peiner  parmi 
ses  livres  et  sur  sa  page  blanche,  passionnément, 
infatigablement.  La  semaine  s'écoulait  à  travailler 
seize  heures  sur  vingt-quatre,  et  la  récompense  du 
jjon  prosateur  était  de  recevoir,  le  dimanche,  la 
visite  du  poète  Louis  Bouilhet  avec  lequel  il  lisait 
tout  haut  Ronsard  et  Rabelais.  D'ordinaire,  de 
pareils  labeurs  sont,  chez  un  homme  de  cet  âge, 
le  signe  d'une  ambition  d'autant  plus  violente 
qu'elle  a  reculé  plus  loin  son  terme  et  ajourné  son 
assouvissement.   Dans  une  page  d'autobiograohie 


i88  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

très  frappante,  Balzac,  parlant  de  sa  jeunesse  et 
du  travail  auquel  il  se  condamna  lui-même,  a  fait 
la  confession  de  tous  les  ambitieux  pauvres  qui 
voient  dans  le  triomphe  littéraire  un  moyen  de 
rentrer  dans  le  monde,  illustres,  riches  et  aimés  : 
0 J'allais, »  dit-il,  «vivre  de  pain  et  de  lait,  comme 
un  solitaire  de  la  Thébaïde,  au  milieu  de  ce  Paris 
si  tumultueux,  sphère  de  travail  et  de  silence,  où, 
comme  les  chrysalides,  je  me  bâtissais  une  tombe 
pour  renaître  brillant  et  glorieux,  y  allais  risquer 
de  mourir  pour  vivre... t»  Gustave  Flaubert,  lui,  ne 
poursuit  à  travers  son  patient  effort  aucune  chi- 
mère de  luxe,  d'amour  ou  de  gloire.  C'est  un  Idéal 
tout  intellectuel  qu'il  s'est  proposé  de  réaliser, 
avec  le  plus  complet  dédain  de  la  réussite  exté- 
rieure :  «  Je  vise  à  mieux  qu'au  succès,  »  décla- 
rait-il à  un  ami,  «  je  vise  à  me  plaire.  J'ai  en  tête 
une  manière  d'écrire  et  une  gentillesse  de  langage 
auxquelles  je  veux  atteindre,  voilà  tout...  »  Et 
avec  une  rude  bonhomie,  celle  du  gars  normand 
qu'il  était  resté  :  «  Quand  je  croirai  avoir  cueilli 
l'abricot,  je  ne  refuse  pas  de  le  vendre,-  ni  qu'on 
batte  les  mains  s'il  est  bon.  Mais  si,  à  ce  moment-là, 
il  n'est  plus  temps  et  que  la  soif  en  soit  passée  à 
tout  le  monde,  tant  pis...  »  Peu  lui  importe  que  les 
compagnons  de  sa  jeunesse  arrivent  à  la  notoriété, 
tandis  qu'il  demeure  inconnu  :  «  Si  mon  œuvre  est 
bonne,  si  elle  est  vraie,  elle  aura  son  écho,  sa  place, 
dans  six  mois,  dans  six  ans,  après  ma  mort,  qu'im- 
porte... »  Et  quelle  modestie  dans  cet  orgueil  : 
a  Je  n'irai  jamais  bien  loin,   »  gémit-il,  «   mais  la 


GUSTAVE    FLAUBERT  1S9 

tâche  que  j'entreprends  sera  exécutée  par  un  autre. 
J'aurai  mis  sur  la  voie  quelqu'un  de  mieux  né  et  de 
plus  doué...  Et  qui  sait?  Le  hasard  a  des  bonnes 
fortunes.  Avec  un  sens  droit  du  métier  que  l'on  fait 
et  de  la  persévérance,  on  arrive  à  l'estimable...  » 
Ouvrez  maintenant  Madame  Bovary^  qu'y  ren- 
contrez-vous? Le  tableau,  scrupuleux  jusqu'à  la 
minutie,  des  mœurs  les  plus  violemment  contraires 
à  cette  pure  et  fière  existence  d'un  jeune  Faust 
emprisonné  dans  sa  cellule.  Ce  ne  sont,  dans  les 
scènes  décrites  par  cet  implacable  roman,  qu'es- 
poirs médiocres,  passions  mesquines,  intelligences 
avortées,  sensibilités  basses,  une  déplorable  légion 
d'âmes  grotesques  au-dessus  desquelles  plane  le 
sourire  imbécile  du  pharmacien  Homais,  de  ce 
bourgeois,  grandiose  à  force  de  sottise!  Cet  effet 
d'ébahissement  rêvé  par  Flaubert  est  obtenu.  Cette 
prose  impeccable,  tour  à  tour  colorée  comme  une 
peinture  flamande,  taillée  en  plein  marbre  comme 
une  statue  grecque,  rythmée  et  souple  comme  une 
phrase  de  musique,  s'emploie  à  représenter  des 
êtres  si  difformes  et  si  diminués  que  l'application 
de  cet  outil  de  génie  à  cette  plate  besogne  vous 
étonne,  vous  déconcerte,  vous  fait  presque  mal. 
Que  pense  l'auteur  des  misères  qu'il  examine  d'un 
si  lucide  regard,  qu'il  raconte  dans  cet  incompa- 
rable langage?  Vous  ne  le  saurez  jamais,  et  pas 
davantage  son  jugement  sur  les  vilenies  de  ses 
personnages,  sur  l'état  social  dont  ils  sont  les  pro- 
duits, sur  les  maladies  morales  dont  ils  sont  les 
victimes.    Le    livre    est    devant    vous,    réellement, 


190  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

comme  une  chose  de  la  nature.  Il  se  tient  debout 
par  lui-même,  ainsi  que  le  voulait  Flaubert,  «  par 
la  force  interne  du  style,  comme  la  terre,  sans  être 
soutenue,  se  tient  dans  l'air. . .  »  C'est  en  ces  termes 
qu'il  annonçait  son  projet.  Ils  pourraient  servir 
d'épigraphe  à  ce  roman  de  mœurs  provinciales, 
comme  à  ce  roman  de  mœurs  carthaginoises  qui 
s'appelle  Salammbô,  comme  à  ce  roman  d'histoire 
contemporaine  qui  s'appelle  VEducation,  comme  à 
cette  épopée  mystique  qui  s'appelle  Saint  Antoine, 
comme  à  ce  pamphlet  contre  la  bêtise  moderne  qui 
s'appelle  Bouvard  et  Pécuchet,  comme  à  ce  trip- 
tique  des  Trois  Contes  qui  ramasse  sous  une  même 
couverture  de  volume  les  infortunes  d'une  servante 
normande,  la  légende  pieuse  de  saint  Jean  l'Hos- 
pitalier et  la  Décollation  du  Baptiste.  Il  semble 
que  l'artiste  littéraire  ait  vraiment  exécuté  tout  le 
programme  qu'il  formulait  dans  ses  lettres  de  jeu- 
nesse :  «  Ecrire,  c'est  ne  plus  être  soi... 


III 


J'ai  dit  :  «il  semble,»  car  si  Gustave  Flaubert 
avait  vraiment  conformé  son  activité  d'artiste  à 
la  rigueur  de  ses  théories,  et  complètement,  abso- 
lument dépersonnalisé  son  œuvre,  ses  livres  ne 
nous  arriveraient  pas  imprégnés  de  çgtte  saveur  de 
mélancolie,  pénétrés  de  ce  pathétique  qui  nous  les 


GUSTAVE   FLAUBERT  191 

rend  chers.  C'est  ici,  messieurs,  l'occasion  de  cons- 
tater une  fois  de  plus  une  grande  loi  de  toutes 
les  créations  d'art  :  ce  qu'il  y  a  de  meilleur,  d'es- 
sentiel, de  plus  vivant  en  elles,  ce  n'est  pas  ce  que 
l'artiste  a  médité  et  voulu,  c'est  l'élément  incalculé 
qu'il  y  a  déposé,  le  plus  souvent  à  son  insu,  et 
quelquefois  malgré  lui.  J'ajoute  qu'il  faut  saluer 
dans  cette  inconscience  non  pas  une  humiliation 
pour  l'artiste,  mais  un  ennoblissement  de  sa  tâche 
et  une  récompense  d'un  autre  travail  :  celui  qu'il 
a  fait  non  pas  sur  son  œuvre  elle-même,  mais  sur 
son  propre  esprit.  Ce  don  de  mettre  dans  un  livre 
plus  de  choses  qu'on  ne  le  soupçonne  soi-même, 
et  de  dépasser  sa  propre  ambition  par  le  résultat, 
n'est  accordé  qu'aux  génies  de  souffrance  et  de  sin- 
cérité qui  portent  dans  le  fond  de  leur  être  le 
riche  trésor  d'une  courageuse,  d'une  haute  expé- 
rience désintéressée.  C'est  ainsi  que  Cervantes  a 
fait  Don  Quichotte,  et  Daniel  de  Foë  Robinson, 
sans  se  douter  qu'ils  y  insinuaient,  l'un  toute 
l'héroïque  ardeur  de  l'Espagnol,  l'autre  toute  l'éner- 
gie solitaire  de  l'Anglo-Saxon.  S'ils  n'eussent  pra- 
tiqué, de  longues  années  durant,  ces  vertus,  le  pre- 
mier de  chevaleresque  entreprise,  le  second  d'in- 
vincible endurance,  leurs  romans  fussent  restés  ce 
qu'ils  voulaient  que  ces  livres  restassent,  de  simples 
récits  d'aventures.  Mais  leur  âme  valait  mieux  en- 
core que  leur  art,  et  elle  a  passé  dans  cet  art  pour 
lui  donner  cette  puissance  de  symbole  qui  est  la 
vitalité  agissante  des  livres.  Eh  bien!  l'âme  de 
Flaubert  aussi  valait  mieux  que  son  esthétique,  et 


192  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

c'est  cette  âme  insufflée,  contre  sa  propre  volonté, 
dans  ses  pages,  qui  leur  assure  cette  place  à  part 
dans  l'histoire  du  roman  français  contempo- 
rain. 

Reprenez  en  effet  cette  Madame  Bovary  qu'il  a 
prétendu  exécuter  de  cette  manière  impeccablement 
objective,  et  cherchez  à  dégager  la  qualité  qui  en 
fait,  de  l'aveu  des  juges  les  plus  hostiles,  un  livre 
supérieur.  Ce  n'est  pas  l'exactitude  du  document. 
Vous  trouveriez  dans  tel  ou  tel  procès,  rapporté 
par  la  Gazette  des  tribunaux^  des  renseignements 
aussi  précis  sur  les  mœurs  de  province.  Ce  n'est  pas 
la  difficulté  que  l'auteur  a  vaincue  pour  rédiger 
dans  un  style  aussi  magistral  une  anecdote  aussi 
sottement  vulgaire.  La  saillie  toute  hollandaise 
des  figures,  le  relief  d'une  phrase  à  vives  arêtes  qui 
montre  les  objets  comme  à  la  loupe,  la  correction 
d'une  syntaxe  qui  ne  se  permet  jamais  une  répéti- 
tion de  mots,  une  assonnance,  un  hiatus,  —  ces 
suprêmes  habiletés  de  métier  risqueraient  plutôt, 
à  ce  degré,  de  donner  une  impression  de  factice, 
presque  de  tour  de  force,  et  Sainte-Beuve  avait, 
dès  le  début,  mis  le  trop  adroit  écrivain  en  garde 
contre  ce  péril  de  l'excessive  tension.  Non.  Ce  qui 
soulève  cette  médiocre  aventure  jusqu'à  une  hau- 
teur de  symbole,  ce  qui  transforme  ce  récit  des 
erreurs  d'une  petite  bourgeoise  mal  mariée  en  une 
poignante  élégie  humaine,  c'est  que  l'auteur  n'a 
pas  pu,  malgré  les  gageures  de  sa  doctrine,  se  re- 
noncer lui-même.  Il  a  eu  beau  choisir  un  sujet  situé 
aux  antipodes  de  son  monde  moral,   le  raconter 


GUSTAVE    FLAUBERT  193 

tout  uniment  et  sans  une  seule  réflexion,  maintenir 
chacun  de  ses  personnages  à  un  même  plan  d'in- 
différente impartialité,  ne  pas  juger,  ne  pas  con- 
clure, sa  vision  de  l'existence  le  révèle  tout  entier. 
Le  mal  dont  il  à  souffert  toute  sa  vie,  cet  abus  de 
la  pensée  qui  l'a  mis  en  disproportion  avec  son 
milieu,  avec  son  temps,  avec  toute  action,  invo- 
lontairement, instinctivement,  il  le  donne  à  ses 
tristes  héros.  C'est  la  pensée,  mal  comprise,  égarée 
par  un  faux  Idéal,  par  une  littérature  inférieure, 
mais  la  pensée  tout  de  même  qui  précipite  Emma 
Bovary  dans  ses  coupables  expériences,  et  tout  le 
livre  apparaît  comme  un  violent  et  furieux  réqui- 
sitoire contre  les  ravages  que  la  disproportion  des 
rêves  imaginatifs  et  du  sort  produit  dans  une 
créature  assurément  vulgaire,  mais  encore  trop 
fine,  trop  délicate  pour  son  milieu.  Et  ce  même 
thème  du  danger  du  rêve  et  de  la  pensée  court 
d'un  bout  à  l'autre  de  cette  Editcatïon  sentimen- 
tale dont  Flaubert  aurait  pu  dire  plus  justement 
encore  que  de  Bouvard  et  Pécuchet  que  c'était  a  le 
livre  de  ^es  vengeances  ».  Ce  même  thème  sou- 
tient Salammbô  où  l'emprisonnement  de  la  pensée 
et  du  rêve  est  montré  agissant  sur  des  âmes 
barbares  avec  la  même  force  destructrice  que  sur  des 
âmes  civilisées.  Ce  même  thème  circule  dans  la  Ten- 
tation de  saint  Antoine  où  la  pensée  et  le  rêve  sont 
de  nouveau  aux  prises,  cette  fois,  avec!  une  âme 
croyante  qui  en  agonise  de  douleur,  en  sorte  que 
cet  homme  de  raisonnement  et  de  doctrine,  qui 
s'est   voulu   impassible,   impersonnel    et    glacé    se 

•  »3 


194  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

trouve  avoir  donné  comme  motif  profond  à  tous 
ses  livres,  le  mal  dont  il  a  souffert  :  l'impuissance 
d'égaler  la  vie  à  la  pensée  et  au  rêve.  Seulement 
au  lieu  que,  chez  lui,  cette  pensée  et  ce  rêve 
étaient  à  leur  maximum,  ses  doctrines  d'art  l'ont 
amené  à  choisir  pour  ses  romans  des  existences 
dans  lesquelles  cette  pensée  et  ce  rêve  sont  à  leur 
minimum,  et  cela  même  ajoute  à  l'accent  de  ces 
livres.  Par  delà  ses  ironies  continues,  sa  réserve 
volontaire,  sa  surveillance  de  lui-même,  nous  sen- 
tons un  monde  d'émotions  cachées  qu'il  ne  nous 
dit  pas.  C'est  Diderot,  je  crois,  qui  a  jeté  au 
cours  d'une  de  ses  divagations  esthétiques  cette 
phrase  admirable  :  a  Un  artiste  est  toujours  plus 
grand  par  ce  qu'il  laisse  que  par  ce  qu'il  exprime.» 
Flaubert  se  fût  révolté  là  contre,  lui,  l'expressif  par 
excellence,  et  pourtant  aucune  œuvre  plus  que  la 
sienne  ne  justifie  cette  parole  du  philosophe,  tant 
il  est  vrai  que  nous  sommes  tous,  suivant  une  vieille 
comparaison,  les  ouvriers  d'une  tapisserie  dont  nous 
ne  voyons  que  l'envers  et  dont  le  dessin  nous 
échappe. 

Quand  on  aperçoit  Gustave  Flaubert  sous  cet 
angle,  comme  un  romantique  comprimé  par  son 
milieu,  rejeté  par  les  circonstances  aux  plus  in- 
transigeantes théories  de  l'art  pour  l'art,  et  ce- 
pendant conduit  par  l'instinctive  nécessité  de  son 
génie  intérieur  à  imprégner  ses  livres  de  sa  tra- 
gique mélancolie  intellectuelle,  on  se  rend  mieux 
compte  des  raisons  qui  ont  fait  de  lui  un  chef 


GUSTAVE    FLAUBERT  195 

d'école,  à  son  insu  encore  et  contre  sa  volonté. 
Il  était  de  bien  bonne  foi,  lorsqu'en  1875,  et  au 
moment  où  triomphaient  ses  disciples  Zola  et  Dau- 
det, il  écrivait  à  George  Sand  :  a  A  propos  de  mes 
amis,  vous  ajoutez  :  mon  école.  Mais  je  m'abîme 
le  tempérament  à  tâcher  de  n'avoir  pas  d'école. 
A  priori,  je  les  repousse  toutes.  Ceux  que  je  vois 
souvent  et  que  vous  désignez  recherchent  tout  ce 
que  je  méprise  et  s'inquiètent  médiocrement  de  ce 
qui  me  tourmente...»  Ici  encore,  Flaubert  ne  mesu- 
rait pas  la  portée  complète  de  son  œuvre.  Elève 
attardé  des  maîtres  de  1830,  il  était  arrivé  dans 
la  littérature  française  au  moment  précis  où  cette 
littérature  se  partageait  entre  les  deux  tendances 
que  résument  les  deux  plus  grands  noms  du  mi- 
lieu du  siècle  :  Victor  Hugo  et  Balzac,  Avec  Hugo, 
une  rhétorique  nouvelle  était  née,  toute  en  couleurs 
et  en  formes,  et  qui  avait  poussé  jusqu'à  la  virtuo- 
sité le  talent  de  peindre  par  les  mots.  Avec  Balzac, 
l'esprit  d'enquête  scientifique  avait  fait  irruption 
dans  le  roman,  et  presque  aussitôt  l'une  et  l'autre 
école  avait  manifesté  le  vice  qui  était  son  danger 
possible  :  la  première,  l'insuffisance  de  la  pensée, 
la  seconde,  l'insuffisance  du  style.  Ce  qui  fit  de  la 
publication  de  Madame  Bovary  un  événement 
d'une  importance  capitale,  une  date,  pour  tout 
dire,  dans  l'histoire  du  roman  français,  ce  fut  l'ac- 
cord de  ces  deux  écoles  dans  un  même  livre,  égal 
en  force  plastique  aux  plus  belles  pages  de  Hugo 
et  de  Gautier,  comparable  en  lucidité  analytique 
aux  maîtres  chapitres  de  Balzac  et  de  Stendhal. 


196  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

Cette  rencontre  en  lui  des  deux  tendances  du 
siècle,  du  romantisme  et  de  la  science,  Flaubert 
ne  l'avait  pas  cherchée.  Sa  théorie  de  l'art  pour 
l'art  l'y  avait  conduit  par  un  jeu  de  logique  dont 
lui-même  s'étonna  toute  sa  vie.  On  sait  qu'il  a 
constamment  souffert  des  éloges  donnés  au  réa- 
lisme de  Madame  Bovary.  Sa  recherche  systéma- 
tique de  l'impersonnalité,  en  le  faisant  s'effacer 
devant  l'objet,  l'avait  amené  à  cette  rigueur  d'ana- 
lyse exacte.  Ayant,  de  parti  pris,  choisi  comme 
objet  de  son  premier  roman  une  aventure  commune 
et  terre  à  terre,  il  s'était  trouvé  composer  une 
étude  de  mœurs,  et  la  composer  dans  une  prose 
supérieurement  ouvrée,  sa  prose.  Ce  fut  pour  ses 
contemporains  une  révélation.  L'article  de  Sainte- 
Beuve  dans  ses  Lundis,  celui  de  Baudelaire  dans 
son  Art  romantique,  restent  les  monuments  d'une 
surprise  qui  tout  de  suite  devint  féconde  et  sus- 
cita tour  à  tour  les  li\T:es  des  frères  de  Goncouçt, 
ceux  de  ]\I.  Emile  Zola,  ceux  de  AI.  Alphonse 
Daudet,  ceux  de  Guy  de  Maupassant,  pour  ne  citer 
dans  le  roman  français  contemporain  que  des  ar- 
tistes incontestés.  Un  roman  dont  la  matière  soit 
la  vérité  quotidienne,  «l'humble  vérité,»  comme 
disait  Maupassant  en  tête  d'Une  Vie, — un  roman 
capable  de  servir  à  l'histoire  des  mœurs,  comme  un 
document  de  police,  —  et  ce  roman,  écrit  dans  une 
prose  colorée  et  plastique,  serrée  et  savante,  avec 
ce  que  les  Concourt  appelaient,  barbarement  d'ail- 
leurs, une  «  écriture  artiste  »,  tel  est  le  programme 
issu  de  Madame  Bovary,  qu'ont  essayé  d'appliquef 


GUSTAVE    FLAUBERT  19; 

tour  à  tour,  suivant  leur  tempérament,  les  minia- 
turistes énervés  de  Renée  Maitperin,  le  puissant 
visionnaire  de  V Assommoir,  le  chroniqueur  sensitif 
du  Nabab,  le  large  conteur  de  Pierre  et  ]ean.  Flau- 
bert, ce  poète  lyrique,  né  d'un  médecin  et  grandi 
dans  un  hôpital,  l'avait  trouvée  toute  faite  en  lui, 
cette  synthèse  du  romantisme  et  de  la  science.  Il 
s'était  trouvé  aussi  tout  prêt  pour  ressentir  et  pour 
traduire,  lui,  l'ardent  idéaliste  emprisonné  dans 
les  plates  misères  d'une  ville  de  province,  la  haine 
des  lettrés  contre  la  médiocrité  ambiante,  qui  est 
une  des  formes  de  la  révolte  contre  la  démocratie. 
Enfin,  et  c'est  par  là  qu'il  demeure  si  vivant  parmi 
nous  et  si  présent,  malgré  les  tendances  nouvelles 
des  Lettres  françaises,  il  a  donné  aux  écrivains  le 
plus  magnifique  exemple  d'amour  passionné, 
exclusif  pour  la  littérature.  Avec  ses  longues 
années  de  patient  scrupule  et  de  consciencieuse 
attente,  son  admirable  dédain  de  l'argent,  des 
honneurs,  des  succès  faciles,  avec  son  courage  à 
poursuivre  jusqu'à  leur  extrémité  son  rêve  et  son 
œuvre,  il  nous  apparaît  comme  un  héros  intellectuel. 
Je  serai  bien  fier,  messieurs,  si  le  témoignage  d'un 
ordre  un  peu  trop  technique,  que  je  lui  ai  apporté 
aujourd'hui,  pouvait  contribuer  à  répandre  et  à 
augmenter  dans  ce  libéral  Oxford,  malgré  les  iné- 
vitables malentendus  que  la  très  libre  conception 
du  roman  français  risque  toujours  de  soulever  en 
terre  anglo-saxonne,  le  respect  auquel  a  droit  le 
plus  grand,  le  plus  pur,  le  plus  complet  de  nos 
artistes  littéraires. 


^ 


Il 


QUESTIONS   D'ESTHÉTIQUE 


I 
SCIENCE  ET   POÉSIE^'> 

(DIALOGUE) 


Quand  les  deux  jeunes  gens  entrèrent  dans  la 
boutique  du  fleuriste  de  la  rue  d'Antibes,  à 
Cannes,  ils  venaient  de  goûter  pleinement  la  di- 
vine impression  de  la  belle  matinée  d'hiver,  et  qui 
ne  connaît  le  charme  méridional  de  ces  matinées- 
là,  dont  même  les  printemps  du  Nord  n'ont  point 
la  douceur?  L'air  était  léger,  la  lumière  heureuse. 
De  coquettes  voitures  passaient,  attelées  de  petits 
chevaux  dont  le  trot  sonnait  gaiement  sur  les 
dalles  de  la  longue  rue,  et,  dans  ces  voitures,  des 
femmes  souriaient  au  soleil,  étrangères  pour  la 
plupart,  comme  il  était  aisé  de  le  reconnaître  à  ce 
je  ne  sais  quoi  d'exotique  auquel  des  yeux  de 
Français  ne  se  trompent  guère,  —  séduction  pour 
les  uns,  pour  les  autres  antipathie.  Mais  les  deux 

(i)  Cf.  dans  les  Essais  de  Psychologie  l'essai  sur  Leconte  de 
Lisle  et  l'appendice  L  oîa  le  même  problème  se  trouve  traité.  Ce 
dialogue  est  de  1883. 


202  ÉTUDES    ET  PORTRAITS 

jeunes  gens  ne  se  retournèrent  pas  vers  les  pro- 
meneuses, car  aussitôt  la  porte  de  la  boutique  re- 
fermée sur  eux,  la  fraîcheur  de  cette  salle  om- 
breuse les  saisit,  et  surtout  son  atmosphère  exquise, 
et  ils  s'arrêtèrent,  comme  involontairement,  à  res- 
pirer l'arôme  des  plantes  de  toute  essence  qui  gar- 
nissaient les  tables. 

C'était,  dans  cette  boutique,  plus  longue  que 
large,  comme  une  agonie  de  parfums,  enivrante  et 
délicieuse.  On  y  distinguait  d'abord,  —  sorte  de 
fond  richement  étoffé  sur  lequel  les  autres  senteurs 
brodaient  leurs  fines  arabesques,  —  l'exhalaison 
des  narcisses  dont  les  longues  tiges  vertes  et  les 
fleurs  pâles  s'entassaient  par  gerbes.  L'haleine  em- 
baumée des  roses  se  reconnaissait  ensuite,  et  les 
nobles  fleurs  allongeaient  à  côté  des  narcisses  leurs 
files  soigneusement  distribuées  en  plusieurs  grou- 
pes. Il  y  en  avait  de  pourprées  comme  un  beau 
sang.  D'autres  presque  dorées  et  pourtant  fraîches 
faisaient  songer  à  la  grâce  un  peu  morbide  d'une 
enfant  blonde.  D'autres  étaient  blanches  comme 
les  joues  d'une  morte.  Plus  loin  des  .bouquets 
énormes  de  violettes  de  Parme  s'amoncelaient  dans 
des  corbeilles,  et  leur  souffle  caressant  qui  s'accorde 
si  bien  avec  l'aristocratique  délicatesse  de  leur 
aspect  arrivait,  à  demi  étouffé  par  le  voisinage 
des  arômes  trop  forts  des  autres  fleurs.  Des  œil- 
lets d'un  rose  délicat  se  mêlaient  à  des  œillets 
d'un  rouge  intense;  il  fallait  les  prendre  dans  la 
main  et  les  respirer  pour  distinguer  la  senteur 
poivrée    qui    leur    est    propre,    et    c'était    encore, 


SCIENCE   ET   POÉSIE  203 

s'échappant  des  brouettes  de  bois  doré  prêtes  pour 
la  vente,  le  parfum  des  mimosas  et  des  muguets, 
tandis  que  du  fouillis  de  fougères  qui  faisait  ri- 
deau à  la  devanture  sortait  le  relent  des  plantes 
de  serre,  raides  et  magnifiques  dans  leurs  vases 
épais.  La  fleuriste  errait  à  travers  cet  étroit  do- 
maine dont  elle  subissait  la  meurtrière  influence, 
car  son  teint  trop  mat,  ses  yeux  trop  brillants, 
quelque  chose  d'énervé  répandu  sur  toute  sa  per- 
sonne disait  la  sûre  et  lente  intoxication  de  cette 
atmosphère  de  fièvre.  Les  deux  jeunes  gens  la  re- 
gardaient, sans  même  qu'elle  s'aperçût  de  leur 
présence,  occupée  qu'elle  était  à  tresser  un  cadre 
de  violettes  et  de  roses  à  un  portrait  de  femme, 
qui  devait  sans  doute  partir  au  loin  le  soir  même. 
Vers  quel  regard  ami  et  pour  "annoncer  quel  sen- 
timent?... La  bouquetière  froissait  les  tiges,  dis- 
posait les  pétales.  Une  joie  éclairait  ce  pauvre 
visage  à  manier  ces  frêles  matériaux  de  son  chef- 
d'œuvre  de  quelques  jours.  —  Combien  de  jours, 
en  effet,  ou  combien  d'heures  résisterait-il,  ce  cadre 
vivant  où  se  complaisait  l'agilité  de  ces  mains 
effilées,  que  le  réseau  bleuâtre  des  veines  nuançait 
délicatement? 

Oui,  quelques  minutes  durant,  les  deux  visiteurs 
se  tinrent  debout,  appuyés  sur  leurs  cannes,  et 
comme  respectant  l'inspiration  d'artiste  avec  la- 
quelle la  jeune  fille  achevait  son  travail.  L'un  et 
l'autre  étaient  mis  avec  une  recherche  de  tenue  qui 
disait  un  goût  à  la  fois  très  personnel  et  très 
sûr,  —  car  une  hainionie  parfaite  de  physionomie 


204  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

et  de  toilette  est  chose  aussi  rare  chez  un  homme  à 
la  mode  que  chez  une  femme  élégante.  L'un  était 
mince  et  gracile,  de  taille  moyenne  et  souple,  avec 
un  visage  légèrement  creusé  aux  joues,  des  yeux 
d'un  bleu  sombre,  et  sur  la  lèvre  supérieure  comme 
une  ombre  d'or.  S'il  eût  vécu  à  Oxford  ou  à  Cam- 
bridge, ses  camarades  lui  eussent  appliqué  sûre- 
ment cet  intraduisible  adjectif  à'eihereal,  et  l'état 
de  morbidesse  où  il  se  trouvait  évidemment  ajou- 
tait encore  à  cette  impression.  L'autre,  au  contraire, 
athlétique  et  d'une  tournure  martiale  d'officier  en 
congé,  avait  le  teint  presque  bistré  qui  révèle  un 
tempérament  inattaqué.  Ses  yeux  charbonnés  et 
sa  largeur  de  menton  eussent  donné  à  son  profil 
un  caractère  un  peu  animal,  si  la  belle  vivacité 
intellectuelle  du  regard  de  ses  prunelles  glauques, 
presque  vertes,  n'eût  dénoncé  aussitôt  le  person- 
nage de  haute  culture,  comme  tout  son  aspect  dé- 
nonçait le  personnage  de  haute  vie.  Tandis  que 
son  compagnon,  les  yeux  mi-clos,  aspirait  avec 
une  langueur  quasi  féminine  le  parfum  des  fleurs, 
il  étudiait  la  jeune  fille,  et  il  communiqua  le  ré- 
sultat de  ses  observations  à  son  ami  par  une  phrase 
dite  en  anglais  qui  produisit  l'effet  des  formules 
d'exorcisme  dans  la  légende.  L'enchantement  de 
ces  quelques  minutes  cessa  tout  à  coup.  Les  deux 
amis  sourirent  avec  malignité.  La  bouquetière  se 
leva  et  prit  en  rougissant  les  commandes  de 
M.  Pierre  V...  —  c'était  le  nom  du  jeune  homme 
aux  yeux  bleus,  —  et  du  marquis  Norbert  de  N..., 
ainsi  s'appelait  celui  qui  avait  parlé  le  premier,  — 


SCIENCE    ET   POÉSIE  205 

et  ces  messieurs  quittèrent  la  petite  boutique  pour 
reprendre  leur  promenade. 

Une  boutique  de  fleurs  cueillies  de  la  veille  et 
du  jour,  —  une  jolie  et  intéressante  créature  de  la 
couleur  d'un  camellia,  et  qui  mourra  des  bouquets 
charmants  qu'elle  compose,  —  un  bleu  et  doux 
matin  d'hiver  méridional  sur  une  ville  de  plai- 
sance semée  de  palais  en  miniature  et  de  grands 
jardins,  —  en  faut-il  davantage  pour  mettre  en 
éveil  des  esprits  de  causeurs?  Les  deux  compa- 
gnons, que  le  hasard  avait  fait  se  rencontrer  sur 
le  trottoir  qui  passe  devant  l'étalage  du  fleuriste, 
étaient  de  la  race  de  celui  qui  disait  :  «Avec  de  la 
conversation  et  de  la  lecture  on  se  console  de 
tout,  même  de  vivre...»  La  pratique  constante  des 
Sciences  naturelles  n'avait  pas  enlevé  au  marquis 
Norbert  ce  goût  des  idées  générales,  sans  lequel 
la  tête  la  mieux  approvisionnée  de  faits  ressemble 
à  une  cheminée  garnie  de  bois,  mais  qu'on  a  né- 
gligé d'allumer.  Pierre  V...  passait  les  heures  de 
réclusion  forcée,  auxquelles  sa  santé  le  condamnait 
trop  souvent,  à  étudier  des  métaphysiciens  et  des 
poètes,  si  bien  que  le  pouvoir  de  la  discussion 
s'unissait  en  lui  d'une  manière  assez  inattendue 
au  pouvoir  de  la  rêverie.  Bref,  une  fois  la  boutique 
laissée  derrière  eux,  ces  jeunes  gens  se  laissèrent 
aller  à  inventer  des  théories.  Il  était  dix  heures 
quand  ils  commencèrent  de  bavarder  à  propos  des 
fleurs  qu'ils  venaient  de  voir.  Il  était  midi  quand 
ils  se  séparèrent.  Leur  dialogue  improvisé  parut 
intéressant  à  noter  au  plus  littéraire  des  deux,  et 


2o6  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

je  l'ai  transcrit  sur  ses  notes,  tant  bien  que  mal,  en 
gardant  seulement  les  thèses  essentielles  de  cette 
causerie.  Cela  pourrait  s'intituler,  comme  le  bel 
essai  du  grand  analyste  américain  :  Etude  sur  le 
principe  poétique.  J'ai  conservé  le  titre  plus  vague 
que  Pierre  V...  avait  griffonné  en  tête  de  ses  notes. 
Si  le  lecteur  connaît  la  promenade  de  la  Croi- 
sette  qui  longe  le  golfe  de  Cannes,  il  peut  se  re- 
présenter les  palmiers  et  la  mer,  les  îles  à  une 
extrémité  de  la  baie,  la  pointe  de  la  Napoule  à 
l'autre,  et  songer  qu'il  valait  mieux  peut-être  ne 
pas  philosopher  sur  l'esthétique  devant  ce  paysage 
admirable.  Mais  cette  côte  de  Provence  ressemble 
aux  côtes  de  la  Grèce,  et,  comme  les  jeunes  gens 
de  ,Platon,  les  deux  amis  s'abandonnèrent  au 
plaisir  de  penser  librement  parmi  des  sensations 
heureuses.  Firent-ils  pas  aussi  bien  que  de  médire 
des  femmes  avec  lesquelles  ils  avaient  dîné  la  veille? 
Ce  fut  Pierre  V...  qui,  respirant  une  poignée  de 
violettes  russes  avant  de  les  passer  à  sa  bouton- 
nière, commença  d'éveiller  un  sourire  sur  les  lèvres 
du  marquis  par  une  citation  de  quelques  vers  du 
poème  de  Shelley  sur  la  Plante  sensitïve  : 

«  The  snowdrop,  and  then  the  violet 
Arose  from  the  ground  with  warm  rain  wet, 
And  their  breath  was  mixed  with  fresh  odour  sent 
From  the  turf,  like  the  voice  and  the  instrument... 

«Le  perce-neige  puis  la  violette  —  se  levaient 
du  sol,  humides  de  pluie  chaude,  —  et  leur  soupir 
se  mêlait  à  la  fraîche  senteur  sortie  —  du  gazon, 
comme  la  voix  se  mêle  à  l'instrument.»  Et  il  con- 


SCIENCE    ET    POÉSIE  207 

tinua  :  a  Je  n'ai  jamais  regardé  de  près  une  de  ces 
idéales,  de  ces  magiques  fleurs,  dont  nous  venons 
de  voir  une  jonchée,  sans  me  rappeler  quelques- 
unes  des  stances  du  poème  de  Shelley,  celle  sur  le 
narcisse  qui  mire  ses  yeux  dans  les  enfoncements 
du  fleuve  —  jusqu^à  ce  qu'il  nieiire  de  sa  propre 
beauté  trop  aimée  y  ou  celle  encore  sur  l'hyacinthe, 

—  qui  de  ses  clochettes  frêles  jette  un   carillon 

—  de  notes  si  délicates,  si  dojices  et  si  intenses, 

—  qu'elles  pénètrent  dans  les  sens  comme  un  par- 
fum (i)...  Ce  n'est  rien,  la  matière  de  ce  poème, 
c'est  l'histoire  de  la  vie  et  de  la  mort  d'un  jardin... 
Il  vit,  il  respire,  il  est  heureux  par  les  mille  co- 
rolles de  ses  fleurs,  par  les  mille  frissons  de  ses 
feuilles,  tant  qu'une  femme  aux  yeux  de  la  cou- 
leur des  violettes  des  plates-bandes,  aux  doigts 
délicats  cormne  les  tiges  des  jeunes  plantes,  aux 
joues  rosées  comme  les  pétales  des  églantines,  au 
pas  léger  comme  un  soupir  du  vent  parmi  les  ar- 
bres, se  promène  à  travers  les  allées...  Son  pied, 
dit  le  poète,  semblait  avoir  pitié  du  gazon  qu'il 
foulait...  Trait  divin  et  digne  de  Virgile  par  la 
nuance  d'âme  qu'il  indique!...  Cette  femme  meurt, 


(l)     And  Narcissi,  the  fairest  among  them  ail, 

Who  gaze  on  their  eyes  in  the  stream's  recess, 
Till  they  die  of  their  own  dear  loveliness. 


And  the  hyacinth  purple,  and  white,  and  blue. 
Which  flung  from  its  bells  a  sweet  peal  anew 
Of  music  so  délicate,  soft,  and  intense, 
It  was  felt  like  an  odour  within  the  sensé. 


î2o8  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

et  le  jardin  abandonné  languit  et  meurt,  comme 
une  personne,  laissant  les  pétales  et  les  feuilles 
jaunir,  tomber,,  tourbillonner,  s'amonceler...  C'est 
la  transcription,  presque  surnaturelle  à  forcé  de 
beauté,  de  tout  ce  que  nous  ressentons  de  vagues 
impressions  devant  le  mystère  du  monde  végétal, 
—  ce  monde  où  sommeille,  incarnée  dans  des 
formes  merveilleuses,  une  pensée  qui  n'est  pas 
différente  en  essence  de  notre  sentiment...  Toute 
poésie  paraît  brutale,  si  on  la  compare  à  celle-là, 
et  choquante,  et  prosaïque...  Mais  je  vous  donné- 
rai  le  volume  ce  soir,  et  vous  jugerez  vous-même 
si  j'ai  menti  dans  mon  enthousiasme  pour  le  chef- 
d'œuvre  de  celui  que  Byron  appelait  niy  délicate 
Ariel...  comme  Prospère  son  génie  familier...  » 
—  «  Je  vous  remercie,  »  répondit  l'autre,  a  mes 
propres  sensations  me  suffisent,  et  je  n'ai  pas  be- 
soin de  les  fouetter  avec  de  la  littérature.  Je  vous 
avouerai  même  qu'en  vous  voyant  vous  extasier 
ainsi  devant  un  commentaire  et  une  expression  de 
la  réalité  plus  que  vous  n'aviez  fait  devant  la 
réalité  même,  je  vous  examinais  avec  une  curiosité 
presque  triste.  Vous  acheviez  de  m' apparaître 
comme  un  exemplaire  singulier  de  notre  civilisa- 
tion occidentale  dans  ce  qu'elle  a  de  profondé- 
ment artificiel  et  qui  répugne  à  l'étreinte  directe 
de  ce  qui  est.  Vous  me  permettez  de  vous  parler 
avec  ma  terrible  franchise  de  positiviste?...  Ce 
n'est  rien,  ce  que  vous  venez  de  me  dire  tout  à 
l'heure,  c'est  une  phrase  comme  vous  en  avez  pro- 
noncé des  centaines  devant  moi.  Vous  n'y  attachez 


SCIENCE    ET    POÉSIE  209 

pas  beaucoup  plus  d'importance  que  ce  promeneur 
à  la  fumée  de  son  cigare,  ou  cette  dame,  qui  vient 
de  passer,  à  la  douceur  de  son  œillade...  Vous  cau- 
sez ainsi,  comme  vous  pensez,  comme  vous  sentez, 
avec  toute  votre  personne,  et  c'est  précisément  ce 
naturel  dans  le  factice,  cette  sensibilité  dans  la 
littérature  qui  me  semble  signifier  un  état  d'âme 
aussi  dangereux  qu'il  est  illusoire.  Je  m'explique. 
Dans  notre  société  moderne,  deux  sortes  d'esprits 
très  différents  se  partagent  la  royauté  des  pensées. 
L'un,  que  je  considère  comme  un  esprit  de  mort 
et  de  byzantinisme,  que  vous  décorez,  vous,  du 
beau  nom  d'esprit  de  raffinement  et  de  subtilité, 
pousse  ses  adeptes  à  interposer  sans  cesse  quelque 
chose  entre  la  nature  et  eux.  Ce  quelque  chose  est 
un  livre  ou  bien  un  tableau,  un  dogme  de  reli- 
gion ou  une  hypothèse  de  métaphysique.  N'im- 
porte... Ceux  que  domine  cet  espoir  n'ont  pas 
pénétré  leur  être  de  la  grande,  de  l'unique  maxime 
qui  soit  aujourd'hui  féconde  :  ne  rien  devoir  qu'à 
l'expérience;  car  c'est  d'expérience,  et  d'expérience 
seulement,  qu'est  fait  l'autre  esprit,  celui  qui  em- 
porte avec  lui  la  vie.  Le  positivisme  en  a  donné 
la  plus  complète  formule.  La  Science  et  l'Industrie 
en  ont  démontré  la  prodigieuse  puissance.  Nous 
en  sommes  arrivés  au  point  où  il  faut,  de  toute 
nécessité,  choisir  entre  la  chinoiserie  stérile  des 
anciennes  formes  de  la  pensée  ou  l'acceptation 
vigoureuse  et  rajeunissante  du  procédé  nouveau. 
Pouvez-vous  me  dire  quelle  place  occupent,  si  cette 
conception  du  monde  est  vraie,  et  votre  Shellcy, 

* 

14 


210  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

et  tous  les  poètes,  et  la  poésie  elle-même,  art 
aussi  étranger  à  l'activité  de  notre  existence 
contemporaine  que  l'architecture  du  moyen  âge 
ou  la  peinture  religieuse  du  quinzième  siè- 
cle?...  » 

L'autre  répondit  doucement  :  —  «  Vous  n'êtes 
pas  la  première  personne  avec  laquelle  j'aie  eu 
maille  à  partir  à  l'occasion  de  ce  que  vous  appel- 
leriez volontiers  ma  manie  poétique.  Je  pourrais 
vous  répondre  simplement  que  des  sensations  d'un 
certain  ordre  ne  disputent  pas  contre  des  sensa- 
tions d'un  ordre  différent,  et  qu'en  définitive,  nous 
avons  toujours  raison  de  professer  des  goûts  qui 
sont  les  nôtres.  J'aime  mieux  vous  demander 
quelles  sont  vos  preuves  positives,  —  puisque  vous 
aimez  ce  mot,  —  pour  croire  que  la  poésie  n'a  pas 
sa  place  légitime  dans  notre  civilisation  nouvelle. 
Car  c'est  bien  votre  avis,  n'est-il  pas  vrai,  qu'uno 
révolution  immense  s'accomplit  sous  nos  yeux 
dans  l'intelligence  humaine,  et  c'est  votre  avis  en- 
core, si  je  vous  ai  bien  compris,  que  la  forme  poé- 
tique ne  doit  pas  survivre  à  cette  révolution?... 
J'ai  souvent  constaté  qu'une  conviction  analogue 
tendait  à  s'établir  dans  beaucoup  de  têtes  forte- 
ment organisées.  Ni  l'exemple  de  la  gloire  de 
Victor  Hugo  en  France,  ni  la  renommée  de  Ten- 
nyson  en  Angleterre  ne  paraissent  justifier  cette 
hypothèse  d'une  disparition  prochaine  de  la  caté- 
gorie poétique,  telle  que  les  siècles  passés  l'ont 
transmise  à  l'âme  humaine  jusqu'à  nosi  siècles  à] 
nous.  Mais,  en  pareille  matière,  les  faits  sont  in-' 


SCIENCE    ET    POÉSIE  2ii 

suffisants.  Il  pourrait  se  rencontrer  que  ces  illustres 
poètes  dussent  leur  autorité  à  un  reste  de  préjugé, 
et  que  ce  reste  de  préjugé  fût  destiné  à  s'en  aller 
comme  d'autres  préjugés  qu'on  eût  cru  impos- 
sibles à  déraciner.  C'est  donc  une  démonstration 
théorique  et  raisonnée  que  je  voudrais  avoir  de 
vous,  et  je  vous  expliquerai  ensuite  pourquoi  mes 
théories  à  moi  vont  directement  à  l'encontre  des 
vôtres...» 

Le  marquis  rassembla  ses  idées  durant  un  assez 
long  silence,  tandis  que  son  compagnon  regardait 
les  lames  bleues  onduler  sous  le  soleil  et  les 
mouettes  agiter  leurs  ailes  blanches.  Il  y  avait 
quelque  chose  de  piquant  à  parler  contre  la  poésie 
dans  ce  cadre  merveilleusement  poétique,  et  de- 
vant cet  horizon  fermé  de  montagnes  neigeuses. 
Pierre  V...  ne  put  s'empêcher  de  sourire  à  ce  con- 
traste qui  s'imposa  aussitôt  à  son  imagination, 
mais  déjà  l'autre  commençait  :  —  «Mon  hypo- 
thèse, en  effet,  —  car  tout  pronostic  de  cet  ordre 
est  condamné  à  demeurer  une  hypothèse,  puisque 
la  vérification  expérimentale  reste  à  jamais  inter- 
dite, —  mon  hypothèse  donc  repose  uniquement 
siu-  un  principe  que  l'histoire  nous  permet  de  con- 
sidérer comme  indiscutable,  à  savoir  que  toute 
forme  d'art  ne  subsiste  qu'à  la  condition  d'être  né- 
cessaire. Nécessaire  à  la  sensibilité  de  l'artiste  qui 
s'y  consacre.  Nécessaire  à  l'âme  du  public  qui  s'en 
nourrit.  La  nature  n'admet  pas  plus  le  luxe  et  la 
virtuosité  dans  l'ordre  de  l'intelligence  qu'elle  ne 


213  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

l'admet  dans  l'ordre  de  la  matière.  Il  n'y  a  pas 
dans  le  corps  d'organe  inutile,  et  il  ne  s'accomplit 
dans  aucun  organe  des  opérations  indifférentes. 
La  loi  du  besoin  domine  la  physiologie.  Elle  do- 
mine également  la  psychologie.  Même  ce  que  nous 
appelons  le  dilettantisme,  cet  amusement  en  appa- 
rence capricieux  de  l'épicurien  intellectuel,  est 
régi  par  une  implacable  nécessité.  L'esprit  est  une 
créature  vivante  qui  se  développe  par  les  aliments 
qui  lui  sont  indispensables.  Il  les  cherche  partout 
et  il  ne  cherche  que  ceux-là.  Je  prononçais  tout  à 
l'heure  le  mot  de  factice,  et  je  le  regrette  mainte- 
nant, car,  à  mon  sens,  rien  n'est  factice  dans  cette 
vie  de  l'esprit,  de  même  que  rien  n'est  factice  dans 
la  vie  du  corps.  C'est  nous  qui  supposons  gratuite- 
ment que  l'esprit  pourrait  penser  d'une  autre  ma- 
nière, comme  nous  supposons  que  le  corps  pour- 
rait s'accommoder  d'un  autre  régime.  En  réalité, 
l'esprit  a  pompé  le  suc  d'idées  qu'il  devait  s'assi- 
miler, comme  le  corps  s'est  assimilé  les  substances 
qui  devaient  s'absorber  en  lui.  Si  donc  nous  voulons 
savoir  quelles  chances  une  forme  d'art  conserve  de 
prospérer,  un  problème  se  pose  aussitôt  :  à  quel* 
besoins  de  l'esprit  contemporain  correspond-elle? 
Il  n'y  a  pas  de  rhétorique  dont  les  préceptes  puis- 
sent inspirer  le  goût  de  cette  forme  d'art,  si  l'esprit 
n'en  a  pas  faim  et  ,soif,  comme  nous  avons  faim 
de  viande  et  soif  de  vin.  Il  n'y  a  pas  de  rhéto- 
rique dont  les  défenses  puissent  paralyser  ce  goût 
si  son  tourment  nous  travaille.  Hé  bien!  Ma  thèse 
d'iconoclaste  se  ramène  à  ceci  :  l'esprit  contempo- 


SCIENCE    ET    POÉSIE  213 

rain  est  en  voie  de  perdre  tout  besoin  de  la  forme 
poétique. 

»  Puisque  nous  nous  sommes  placés  sur  le  ter- 
rain des  hypothèses  et  des  généralités,  permettez- 
moi  quelques-unes  de  ces  simplifications  qui  faci- 
litent les  raisonnements.  Si  vous  aviez  à  définir 
les  grands  courants  qui  nous  emportent  et  qui 
paraissent  déterminer  la  direction  de  notre  avenir, 
vous  trouveriez  que  ces  courants  sont  au  nombre 
de  deux.  Le  premier  est  la  Démocratie.  Le  se- 
cond est  la  Science.  Ces  deux  courants  roulent 
paisiblement  ou  violemment  ceux  qui  s'y  aban- 
donnent et  ceux  qui  tentent  de  les  remonter,  avec 
l'inexorable  fatalité  qu'élabore  toute  la  succes- 
sion de  l'histoire.  Démocratique  et  scientifique, 
l'époque  est  ainsi  par  des  raisons  profondes, 
qui  tiennent  à  l'essence  même  de  la  société. 
Voici  à  peine  cent  ans  que  l'homme  a  commencé 
de  comprendre  et  de  gouverner  la  nature  par  xine 
application  enfin  lucide  des  méthodes  expérimen- 
tales. Vous  ne  supposez  point  qu'il  va  renoncer  à 
cette  besogne  avcint  de  l'avoir  poussée  jusqu'à  son 
terme,  et  pour  se  rapprocher  de  ce  terme,  vous 
n'attendez  point  qu'il  respecte  les  obstacles  an- 
ciens. La  Science  est  une  idole  suprême  à  laquelle 
toutes  les  autres  idoles  des  vieux  jours  seront  sa- 
crifiées les  unes  après  les  autres.  La  sublime  ingra- 
titude de  la  vie  exige  ces  sacrifices  et  elle  les  a 
toujours  obtenus.  En  même  temps  que  le  colossal 
développement  de  la  faculté  expérimentale  et  scien- 
tifique s'accomplit,  observez  que  les  conditions  ma- 


214  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

térielles  de  l'existence  se  modifient,  que  le  bien- 
être  plus  répandu  permet  une  multiplicité  presque 
infijiie  des  éducations  moyennes,  que  les  dogmes 
capables  de  justifier  les  inégalités  sociales  ou  sont 
détruits  ou  ne  sont  pas  formés,  en  un  mot,  que  la 
poussée  démocratique  résulte  évidemment  des  mil- 
liers d'efforts  partiels  vers  un  développement  et 
vers  une  jouissance,  accomplis  par  des  armées  de 
petits  travailleurs  et  de  petits  propriétaires.  Dans 
quelque  voie  qu'il  veuille  marcher,  l'homme  de 
notre  temps  se  trouve  collaborer  à  une  de  ces  deux 
œuvres,  ou  la  Science,  ou  la  Démocratie.  La  ques- 
tion est  de  savoir  s'il  y  collabore  de  bonne  vo- 
lonté, ou  à  contre-cœur.  Je  connais  et  je  comprends 
les  objections  qui  peuvent  être  dirigées  contre  le 
résultat  final  de  ces  deux  vastes  tendances.  Je 
n'ignore  pas  que  la  Science  recèle  un  fonds  incu- 
rable de  pessimisme,  et  qu'une  banqueroute  est  le 
dernier  mot  de  cet  immense  espoir  de  notre  géné- 
ration, —  banqueroute  dès  aujourd'hui  certaine 
pour  ceux  qui  ont  mesuré  l'abîme  de  cette  for- 
mule :  l'Inconnaissable.  Il  y  a  un  principe  assuré 
de  désespoir  dans  la  définition  même  de  la  mé- 
thode expérimentale,  car,  en  se  condamnant  à 
n'atteindre  que  des  faits,  elle  se  condamne  du  coup 
au  phénoménisme  final,  autant  vaut  dire  au  nihi- 
lisme. Il  est  probable,  d'autre  part,  que  la  Démo- 
cratie, suivant  une  antique  comparaison,  mais  tou- 
jours juste,  fait  perdre  à  la  civilisation  en  pro- 
fondeur ce  qu'elle  lui  fait  gagner  en  étendue.  Plus 
simplement  encore,   la  Démocratie  paraît  aboutir 


SCIENCE    ET   POÉSIE  215 

au  triomphe  de  la  médiocrité,  par  cela  seul  qu'elle 
aboutit,  en  politique  à  la  souveraineté  imbécile  du 
plus  grand  nombre,  en  instruction  à  l'éparpille- 
ment  des  connaissances,  en  économie  sociale  à 
l'éparpillement  de  la  richesse.  Tout  cela  est  vrai 
ou  vraisemblable.  Mais,  bienfaisantes  ou  dange- 
reuses, la  Science  et  la  Démocratie  n'en  sont  pas 
moins  inévitables,  et  comme  il  n'a  jamais  été  dé- 
crété ailleurs  que  dans  notre  ignorance  que  l'inévi- 
table fût  en  même  temps  le  meilleur  pour  l'homme, 
nous  nous  abstiendrons  de  toute  discussion  sur 
le  plus  ou  moins  de  malheur  que  l'avenir  réserve 
aux  sociétés  nouvelles,  pour  nous  borner  à  consta- 
ter les  deux  grands  faits  qui  dominent  ces  so- 
ciétés. 

»  Oui,  deux  grands  faits,  mais  qu'il  faut  tra- 
duire, ou  si  vous  aimez  mieux,  décomposer  en 
leurs  éléments  pour  en  mesurer  davantage  la  por- 
tée. Qui  dit  Démocratie  dit  en  même  temps  dé- 
veloppement de  plus  en  plus  marqué  des  tendances 
individuelles  et  diminution  de  plus  en  plus  mar- 
quée aussi  de  la  culture.  Je  m'explique.  Le  carac- 
tère propre  d'un  peuple  démocratique  est  que  les 
individus  y  soient  très  actifs,  que  chaque  citoyen 
y  ait  sa  part  d'initiative  et  de  bonheur,  que  la 
vaste  conscience  commune  s'y  résolve  en  une  série 
de  consciences  personnelles,  en  un  mot,  que  les 
masses  n'aient  plus  leur  représentation  dans  un 
héros  ou  dans  une  caste.  C'était  bon,  cela,  dans  des 
périodes  de  hiérarchie,  partant  d'aristocratie,  oiî 
l'activité  de  tous  se  subordonnait  à  la  direction 


2i6  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

d'un  monarque,  ou  d'une  élite.  Le  monarque  et 
l'élite  incarnaient  l'idée  commune  à  la  nation. 
Elle  jouissait,  elle  pensait,  elle  triomphait  par 
délégation.  C'est  le  principe  contraire  qui  nous 
gouverne  aujourd'hui.  Il  y  a  comme  une  résolu- 
tion de  l'ensemble  dans  ses  éléments,  comme  une 
distribution  du  gâteau  public  en  des  millions  de 
petites  parts.  Une  prodigieuse  variété  de  points 
de  vue  est  la  conséquence  intellectuelle  de  ce  retour 
à  l'individu.  Une  exagération  des  difficultés  de 
la  lutte  pour  la  vie  en  est  la  conséquence  écono- 
mique. Suivez  aussitôt  la  filière  des  métamorphoses 
inéluctables.  L'homme  de  la  démocratie  se  trouve 
obligé,  une  fois  sur  mille,  de  se  faire,  aussitôt  qu'il 
entre  dans  la  vie,  un  capital  de  convictions  sur 
les  principaux  objets  de  la  pensée  et  un  capital 
matériel  d'argent  monnayé.  L'hérédité  des  dogmes 
et  des  fortunes  tend  à  disparaître,  et,  si  nous  étu- 
dions la  France  actuelle,  a  disparu.  Les  mora- 
listes déplorent  amèrement  cette  solitude  où  la 
plupart  des  jeunes  gens  se  trouvent  à  vingt  ans, 
cette  nécessité  imposée  à  presque  tous  de  se- suffire 
à  eux-mêmes  et  dans  le  domaine  des  idées  et  dans 
le  domaine  des  faits.  C'est  là  une  condition  mau- 
vaise pour  la  floraison  de  cei  laines  plantes  rares, 
mais  les  moralistes  négligent  d'ajouter  que  l'es- 
pèce des  plantes'  rares  est  bientôt  détruite,  quand 
la  marée  démocratique  tiéferle  à  plein  Ilot.  Il  y  a, 
en  effet  une  transformation  de  la  race  qui  s'ac- 
complit sous  nos  yeux  et  dont  le  résultat  se  ré- 
vèle déjà  au  regard  des  observateurs.  Les  mariages 


SCIENCE    ET    POÉSIE  217 

se  font  de  plus  en  plus  fréquents  de  province  à 
province  et  de  pays  à  pays,  —  d'où  il  résulte  que 
l'homme  s'attache  de  moins  en  moins  à  un  sol  et 
consent  de  plus  en  plus  à  mener  sans  douleur  une 
vie  errante.  La  facilité  des  carrières  ouvertes  rend 
de  plus  en  plus  rare  la  persévérance  des  membres 
d'une  même  famille  dans  un  même  métier,  d'où 
une  certaine  banalité  des  caractères  et  une  étrange 
improvisation  des  talents.  La  sécurité  de  l'hygiène 
permet  la  conservation  des  enfants  faibles  qui  gran- 
dissent, se  marient  et  deviennent  les  reproducteurs  de 
leur  propre  faiblesse,  d'où  cette  quantité  effrayante 
de  créatures  grêles  et  din  inuées  dont  les  grandes 
villes  foisonnent.  Apercevez-vous  la  race  de  de- 
main, avec  son  activité  fébrile,  ses  insuffisances, 
ce  je  ne  sais  quoi  de  très  positif  tout  ensemble  et 
de  très  momentané  qui  doit  être  son  signe  dis- 
tinctif? 

«Tel  je  le  pressens  et  tel  je  le  salue,  cet  homme 
de  demain,  car  il  aura  moins  de  martyrs  sur  qui 
pleurer  s'il  a  moins  de  héros  sur  qui  s'exalter. 
D'ailleurs,  aux  changements  que  sa  sensibilité  aura 
subis  sous  la  pression  de  la  Démocratie,  il  nous 
faut  joindre  ceux  qu'aura  produits  la  pression 
non  moins  efficace  de  la  Science.  Vous  plaît-il  que 
nous  énumérions  quelques-uns  d'entre  ces  derniers, 
un  peu  au  hasard  ?  Ce  sera  d'abord  un  amoindris- 
sement, sinon  une  annulation  définitive  du  sens 
du  mystère,  —  ce  sens  à  peine  étudié  par  la  psy- 
chologie ordinaire  et  qui  rend  pourtant  compte 
des  plus  passionnées  volte-face  de  la  vie  morale, 


3i8  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

dans  l'individu  et  dans  la  race.  Non  pas  que  la 
Science,  comme  l'imaginaient  les  faux  prophètes 
du   dix-huitième  siècle,    doive  jamais   parvenir   à 
tout  expliquer,  mais,  si  elle  ne  pénètre  pas  l'In- 
connaissable, elle  le  caractérise.   Cela  suffit  pour 
que  nos  sentiments  à  l'égcird  de  cet  Inconnaissable 
soient  tout  autres.  La  Science  nous  dit  bien  qu'au 
delà    d'une    limite   marquée   un    domaine   s'étend 
que  nous  ne  conquerrons  jamais,  mais  elle  ajoute 
que  si  nous  conquerrions   ce   domaine,   nous   n'y 
rencontrerions  rien  qui  fût  en  contradiction  avec 
le   domaine  que  nous   possédons   déjà.   Entre  ce 
que  nous  connaissons  d'une  connaissance  scienti- 
fique et  l'Inconnaissable,  il  y  a  une  différence  de 
degré,  il  n'y  a  pas  une  différence  d'essence.  Il  n'y 
a  pas  une  nature  à  côté  ou  au  delà  de  la  nature, 
un  univers  à  côté  ou  au   delà  de  notre  univers. 
La  portion  inexpliquée  des  phénomènes  n'est  telle 
qu'à  cause  de  la  faiblesse   de  notre  intelligence, 
elle   n'est   pas   d'un   ordre   transcendantal   et   qui 
recèle  quelque  chose  de  terrifiant  ou  d'adorable,  — 
commie    les   mystiques    l'affirmaient.    En    d'autres 
termes,  la  Science  substitue  à  la  notion  de  mystère 
la   notion    d'ignorance.    Apercevez-vous    la    diver- 
sité de  ces  deux  notions,  et  combien  les  sentiments 
qu'elles  évoquent  ont  peu  de  rapports  entre  eux? 
La  sombre,  l'ineffable  ardeur  de  l'imagination,  en 
train  de  descendre  dans  cet  abîme  et  ce  silence  que    j 
les  gnostiques  de  l'antiquité  apercevaient  au  fond 
de  toute  réalité,  cette  féconde  et  dangereuse  ar- 
deur s'en  ira  de  notre  monde  d'expérimentation, 


SCIENCE    ET    POÉSIE  219 

car  elle  enveloppait  une  espérance  que  nous  ne 
pouvons  plus  nourrir.  Jamais  les  Alexandrins 
n'auraient  pratiqué  l'extase,  s'ils  avaient  su  d'une 
façon  indiscutable  qu'ils  n'arriveraient  par  elle  à 
aucune  vision  de  vérité.  Tenez  pour  assuré  que  du 
jour  où  l'humanité  croirait  tout  entière  qu'il  n'y  a 
pas  de  volonté  particulière  et  surnaturelle  capable 
d'intervenir  dans  les  événements  d'ici-bas,  et  même 
qu'il  n'y  a  ni  ici-bas,  ni  en  haut,  puisque  le  cosmos 
ne  forme  qu'une  seule  série  de  phénomènes,  indé- 
finiment prolongés,  la  face  de  la  civilisation  chan- 
gerait. C'est  là  une  de  ces  grosses  branches  de 
l'arbre  intérieur  dont  parlait  Pascal,  et  qui  en  sou- 
tiennent quantité  de  plus  petites.  Ajoutez  à  cette 
première  modification  de  l'intelligence  humaine  le 
développement,  par  l'exercice  continu,  de  deux 
pouvoirs  à  l'exclusion  des  autres  :  celui  de  cons- 
tater et  celui  de  raisonner.  Constater  et  raisormer, 
—  ces  deux  mots  résument  assez  bien  ce  que  nous 
appelons,  nous  autres  philosophes,  plus  barbare- 
ment,  l'esprit  positiviste.  Imaginez  que  par  l'héré- 
dité d'abord,  puis  par  l'éducation,  cet  esprit  posi- 
tiviste soit  le  maître  de  ce  monde  où  ne  passera 
plus  aucun  souffle  de  mystère,  et  dont  la  Démo- 
cratie aura  fait  une  immense  usine  d'industrie  et 
de  bien-être.  Avivez  en  vous  cette  image  par  le 
souvenir  de  vos  voyages  dans  les  grands  centres 
de  vie  véritablement  moderne  et  d'action  vérita- 
blement pratique,  —  et  tout  de  suite  e^^aminez  à 
quel  besoin  des  habitants  de  ce  monde  de  Science 
et  de  Démocratie  peut  correspondre  la  force  poé- 


220  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

tique.  Il  me  semble  que,  toutes  réserves  faites  sur 
le  caractère  forcément  hypothétique  d'une  pareille 
méthode,  vous  aurez  en  main  les  éléments  d'une 
induction,  sinon  absolument  correcte,  au  moins 
assez  voisine  de  la  vérité. 

«  N'admettez-vous  pas  que  les  grands  poètes  ont 
toujours  été  reconnus  à  ce  signe  distinctif  qu'ils 
ramassaient  en  eux-mêmes  et  qu'ils  exprimaient  les 
larges  et  vagues  sentiments  épars  dans  l'atmos- 
phère contemporaine?  L'histoire  de  la  littérature 
semble  attester  cette  loi  de  communion  entre  les 
illustres  faiseurs  de  vers  et  leur  époque.  Cette 
époque  prend  cœur  en  eux,  si  je  peux  dire.  Ils 
traduisent  à  la  fois  et  ils  concentrent  l'âme,  heu- 
reuse ou  malheureuse,  héroïque  ou  vaincue,  d'une 
génération.  J'assimilerai  volontiers  leur  rôle  à  ce- 
lui de  l'orateur  de  race  au  milieu  d'une  foule.  Une 
assemblée  est  réunie  et  discute.  Vingt  personnes 
ont  successivement  énoncé  leur  avis,  sans  que  leur 
voix  ait  pu  dominer  le  tumulte.  Enûn  ïorateur 
prend  la  parole,  celui  auquel  est  échu  de  par  la 
nature  ce  don  magnétique  de  trouver  la  phrase  et 
l'accent,  les  gestes  et  la  physionomie  qui  font  vi- 
brer d'accord  tous  ceux  qui  l'écoutent?  Ce  don, 
l'illettré  Gambetta,  pour  prendre  un  exemple  per- 
sonnellement connu  de  nous  deux,  le  possédait  au 
plus  haut  degré.  Il  parlait  sur  un  balcon  et  à  une 
tribune,  il  parlait  devant  des  ouvriers  et  devant 
des  artistes,  il  parlait  en  improvisant  ou  en  argu- 
mentant, et  toujours  sa  parole  devenait  celle  de 
tous  ceux  qui  l'entouraient.  Il   disait  le  mot  qui 


SCIENCE    ET    POÉSIE  221 

résumait  les  aspirations  communes,  et  il  le  disait 
comme  il  fallait  le  dire,  pour  que  cette  unité  d'as- 
piration se  révélât  dans  la  diversité  des  avis.  Une 
condition  pourtant  était  nécessaire  à  l'exercice 
de  cette  faculté  ensorcelante.  C'était  que  l'assem- 
blée fût  capable  de  vibrer  d'accord.  Il  pouvait  se 
rencontrer  que  l'orateur  fût  paralysé,  et  cela  s'est 
rencontré,  quand  les  divisions  étaient  si  profondes 
entre  les  auditeurs,  qu'elles  les  rendaient  incapa- 
bles d'aucune  exaltation  commune.  Précisément, 
comme  l'orateur,  le  poète  incarne  en  lui  une  sorte 
d'harmonie  au  moins  passagère  entre  toutes  les 
sensibilités  de  son  temps.  Il  est  l'interprète  du 
frémissement  universel  qui  court  sur  la  houleuse 
marée  des  amours  et  des  haines  de  son  siècle.  Mais 
il  faut  que  ce  frémissement  soit  universel.  Il  faut 
que  ces  sensibilités  puissent  se  fondre  en  un  seul 
frisson.  Pour  que  le  poète  soit  le  type  de  sa  géné- 
ration, il  faut  que  cette  génération  ait  des  traits 
qui  se  prêtent  à  la  formation  d'un  type;  or  c'est 
justement  ce  qu'une  démocratie  immense  et  mou- 
vante interdit.  De  vaste  conscience  nationale,  elle 
n'en  laisse  point  se  former,  tant  elle  éparpille  les 
intérêts  et  les  passions.  Les  mœurs  générales  et 
les  tendances  communes,  elle  les  rend  impossibles 
par  la  diffusion  à  l'infini  des  activités  indivi- 
duelles. Concluez. 

»  Donc,  faute  d'une  vaste  conscience  commune 
de  la  race,  pas  de  poésie,  et  pas  de  poésie  non 
plus,  faute  de  très  grande  culture  ou  d'entière 
naïveté.  On  l'a  remarqué  souvent  :  deux  milieux 


222  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

sont  particulièrement  favorables  à  la  production 
poétique,  ceux  qui  sont  raffinés  au  plus  haut  point, 
comme  l'Athènes  du  siècle  de  Périclès,  comme  la 
Rome  du  siècle  d'Auguste;  ceux  qui  sont  incultes 
et  rudes  comme  la  Grèce  des  poèmes  homériques, 
comme  les  campagnes  où  grandit  même  aujour- 
d'hui la  charmante  fleur  des  chansons  populaires. 
Peut-être  ne  considère-t-on  les  choses  de  l'intelli- 
gence d'un  point  de  vue  absolument  désintéressé 
que  lorsqu'on  possède  une  âme  très  supérieure  ou 
une  âme  très  simple,  et  ce  désintéressement  me 
paraît  la  condition  première  du  sortilège  poétique. 
Un  artiste  de  la  valeur  spéculative  de  Gœthe  et 
une  paysanne  qui  songe  à  son  amoureux  en  sou- 
pirant la  navrante  romance  : 

M  Chante,  rossignol,  chante, 
«  Si  tu  as  le  cœur  gai...  » 

ont  ce  trait  commun  que  pour  eux  la  sensation  de 
la  poésie  est  parfaitement  détachée  de  toute  idée 
de  profit  ou  de  perte.  Le  grand  rêveur  qui  compose 
le  Faust,  comme  la  pauvre  abandonnée"  qui  se 
complaît  aux  naïves  mélancolies  de  sa  chanson  ne 
recherchent,  l'un  et  l'autre,  qu'une  satisfaction  d'un 
ordre  idéal,  —  satisfaction  sans  calcul  utilitaire, 
et  qui  ne  saurait  se  résoudre  en  un  profit  matériel. 
Entre  cette  culture  supérieure  et  cette  suprême 
naïveté  se  groupe  la  légion  des  bons  et  solides 
esprits,  comme  la  Démocratie  en  produit  un  très 
grand  nombre,  pour  qui  leur  pensée  est  un  outil. 
Ceux-là,  fissent-ils  tous  leurs  efforts  pour  déve- 
lopper en  eux  le  sens  poétique,  sont  incapables  de 


SCIENCE    ET   POÉSIE  223 

l'exaltation  et  du  renoncement  que  ce  sens  exige. 
Je  les  connais  d'autant  mieux,  ces  esprits  positifs, 
que  j'ai  la  prétention  d'être  l'un  d'eux,  et  qu'il 
m'est  impossible,  comme  à  eux,  de  ne  pas  me  poser 
la  question  :  à  quoi  cela  sert-il  ?  quand  j'ai  en- 
tendu ou  lu  quelques  pages.  Cette  question  se  raf- 
fine et  se  subtilise.  On  demande  :  quelle  est  la 
valeur  psychologique  d'un  poème,  quelles  idées 
il  défend,  quelle  inspiration  l'anime,  quelle  con- 
séquence morale  il  emporte?  Toutes  périphrases 
au  fond  desquelles  se  retrouve  la  vieille  con- 
ception utilitaire.  Tenez  pour  certain  qu'un  homme 
à  qui  un  beau  poème  ne  procure  pas  une  sa- 
tisfaction complète  et  définitive,  par  cela  seul  que 
c'est  un  beau  poème  et  que  cette  beauté-là  le  grise 
comme  un  vin,  est  un  homme  qui  n'aime  pas 
vraiment  les  vers.  Ils  ne  lui  seront  jamais  cet  in- 
dispensable, cette  nécessaire  pâture  qu'ils  doivent 
être. 

»  Et  d'ailleurs,  quel  appétit  de  nos  intelligences 
scientifiques  la  poésie  rassasie-t-elle?  Notre  faim 
et  notre  soif  suprême,  c'est  de  connaître.  Pour 
apaiser  cette  faim  et  cette  soif,  le  poète  peut-il 
redevenir  le  vates  des  premiers  jours,  le  devin 
dont  les  révélations  projettent  des  clartés  nou- 
velles dans  la  riuit  de  notre  ignorance?  L'intui- 
tion a  perdu  son  rang  et  ne  compte  plus  parmi  les 
procédés  de  science.  Enoncera-t-il  du  moins  des 
vérités  déjà  établies  par  d'autres  méthodes  et  ré- 
digera-t-il  en  formules  supérieures  et  définitives, 
comme  fit  Lucrèce  après  Empédocle,  les  résultats 


224  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

des  travaux  de  son  époque?  Mais  une  telle  be- 
sogne serait  inutile,  sans  compter  qu'elle  est  im- 
possible. Une  loi  de  notre  physique  ou  de  notre 
chimie  trouve  sa  rédaction  la  plus  complète,  la 
plus  correcte  aussi,  dans  un  langage  technique  et 
qu'il  serait  puéril  de  prétendre  réduire  aux  exi- 
gences du  rythme.  L'essayer  en  effet,  le  réussir 
même  serait  un  tour  de  force  gratuit,  et  contraire 
à  toute  règle  d'esthétique.  En  art  le  tour  de  force, 
c'est-à-dire  le  sentiment  de  la  difficulté  vaincue, 
n'a  de  valeur  que  si  cette  difficulté  s'imposait  né- 
cessairement. De  là  les  insuccès  des  diverses  ten- 
tatives, et  elles  ont  été  nombreuses,  que  des  ver- 
sificateurs, même  très  industrieux,  ont  exécutées, 
dans  le  noble  et  naïf  dessein  de  revêtir  d'une 
expression  poétique  les  découvertes  du  génie  mo- 
derne. C'est  l'aveu  pourtant,  ces  tentatives,  que 
la  vie  des  générations  nouvelles  est  dans  la  Science. 
Les  poètes  ne  sont  pas  les  seuls  à  s'être  aperçu 
qu'en  dehors  de  cette  Science  tout  aujourd'hui  est 
vieux,  formel,  impuissant.  Les  romanciers  l'ont 
senti  aussi,  et  de  là  ce  foisonnement  d'œuvres  de 
réalisme,  —  comme  on  dit  assez  peu  philosophi- 
quement en  France.  Les  auteurs  dramatiques  l'ont 
senti,  et  de  là  cette  recherche  de  l'observation 
exacte  et  positive  qui  fait  du  théâtre  de  ces  vingt 
années  tour  à  tour  une  école  de  Bourse  ou  un 
commentaire  d'actes  notariés.  L'erreur  est  de  croire 
que  tous  les  genres  sont  également  propres  à  des 
transformations  de  cet  ordre.  Il  s'est  trouvé  que 
le  roman  s'y  prêtait  merveilleusement.   Le  théâtre 


SCIENCE   ET   POÉSIE  225 

déjà  offre  plus  de  difficultés.  La  poésie  se  refuse 
absolument  à  cette  intrusion  de  l'esprit  scientifique 
de  l'époque. 

»  Il  y  a  une  vue  profonde  dans  la  vieille 
théorie  de  la  rhétorique  vulgaire  qui  distribue  la 
littérature  en  un  certain  nombre  de  genres.  Des 
espèces  littéraires  existent,  analogues  aux  espèces 
vivantes,  constituées  par  des  caractères  propres  et 
irréductibles  les  unes  aux  autres,  malgré  l'unité 
de  composition  de;  notre  monde  intellectuel.  Com- 
ment se  sont  formées  ces  espèces  littéraires?  Par 
quelle  série  d'association  d'idées  sont-elles  arri- 
vées, d'hérédité  en  hérédité,  à  cet  état  presque 
concret  que  nous  leru:  reconnaissons  maintenant? 
Toujours  est-il  que  ces  espèces  littéraires,  comme 
les  espèces  vivantes,  restent  soumises  à  la  loi  de 
la  concurrence.  Elles  se  livrent  une  sorte  de  combat 
pour  la  primauté,  qui  a  pour  champ  l'intelligence 
des  races.  Parmi  ces  espèces  littéraires,  les  unes 
triomphent  à  leur  heure  et  absorbent  en  elles  ce 
qu'il  y  a  de  sève  créatrice  dans  les  cerveaux  d'xme 
génération  d'écrivains,  —  de  plusieurs  générations 
quelquefois.  C'est  ainsi  qu'à  l'époque  de  Shakes- 
peare la  forme,  j'allais  dire  l'espèce  dramatique,  a 
vaincu  les  autres  en  Angleterre.  Elle  a  pullulé 
avec  une  intensité  prodigieuse  en  œuvres  de  toutes 
sortes.  D'autres  fois,  ces  mêmes  espèces  languissent 
jusqu'à  être  bien  voisines  de  la  mort,  quand  elles 
ne  meurent  pas.  Faut-il  vous  rappeler  que  nous 
parlons  du  poème  épique,  aujourd'hui,  comme  du 
plésiosaure  et  du  ptérodactyle,  avec  l'étonnement 


226  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

qu'impose  la  monstruosité  d'un  organisme  jadis 
florissant,  puis  disparu,  et  dont  la  magnificence 
antique  est  indiscutée?  Ne  vous  paraît-il  pas  que 
la  tragédie,  elle  aussi,  appartient  au  groupe  de 
ces  espèces  littéraires  à  jamais  mortes,  que  des 
archéologues  du  style  peuvent  reconstruire,  mais  à 
la  manière  dont  un  naturaliste  reconstruit  des  ani- 
maux d'avant  le  déluge?  Seriez-vous  bien  loin  de 
penser  que  les  symptômes  d'une  disparition  sem- 
blable menacent  aussi  la  comédie  et  le  drame  en 
vers?  C'étaient  là  des  rameaux  divers  de  ce  vaste 
et  puissant  arbre  de  la  poésie,  des  variétés,  si  vous 
aimez  mieux,  dans  la  grande  espèce.  Les  rameaux 
tombent  les  uns  après  les  autres,  les  variétés  s'en 
vont  successivement,  l'arbre  va  suivre.  La  grande 
espèce  est  en  train  de  s'en  aller.  Je  vous  ai  dit 
quelques-unes  des  raisons  que  je  vois  à  cette  dispa- 
rition qui  ne  sera  pas  plus  extraordinaire  que  celle 
de  beaucoup  d'autres  formes  de  l'art.  Est-ce  que 
l'architecture  est  demeurée  un  art  vivant,  et  le 
Parthénon  ou  Notre-Dame  de  Paris  n'égàlent-ils 
pas  en  suggestion  de  beauté  tous  les  poèmes  ?  Ah  ! 
mon  ami,  pourquoi  des  catégories  entières  de  la 
pensée  ne  s'effaceraient-elles  pas,  quand  des  Dieux 
sont  morts,  les  magnifiques  et  sombres  Dieux  de 
l'Egypte,  les  florissants  et  adorables  Dieux  de 
l'Hellade,  et  combien  d'autres?  On  peut  s'attendre 
à  toutes  les  destructions  dans  l'avenir  lorsque  l'on 
voit  de  ces  tombes  ouvertes  dans  le  passé  et  que 
l'on  se  rappelle  ce  que  l'humanité  y  a  laissé  choir 
de  son  cœur.   A  nous   de  choisir  entre  ces   deux 


SCIENCE    ET    POÉSIE  227 

rôles  :  pleurer  immortellement  sur  ces  tombes  et 
habiter  les  siècles  de  jadis,  ou  bien  regarder  de- 
vant nous  et  marcher  vers  l'avenir,  comme  les  sol- 
dats marchent  vers  l'horizon,  sans  s'occuper  des 
blessés  ou  des  traînards.  Entre  les  lamentations 
indéfinies  du  regret  inutile  et  la  hardie  conquête, 
je  n'hésite  point  et  voilà  pourquoi  je  tiens  pour 
la  Science  contre  la  Poésie,  comme  je  tiens  pour 
la  Démocratie  contre  l'Ancien  Régime.  Je  ne  re- 
connais qu'un  mot  d'ordre  ici-bas  :  Vive  la 
vie!...» 

Il  y  eut  un  silence  er^tre  les  deux  jeunes  hom- 
mes. Ils  s'intéressaient  très  vivement  sans  doute 
à  l'objet  de  leur  discussion,  car  ils  négligè- 
rent d'admirer  la  portion  du  paysage  où  leur 
promenade  s'égarait  maintenant.  La  route  avait 
quitté  le  bord  de  la  mer;  elle  courait  entre 
des  massifs  d'oliviers  et  d'orangers,  auxquels 
l'épaisseur  de  leur  feuillage  donnait  un  vague 
aspect  de  bois  sacré.  Au  pied  de  ces  arbres,  la 
terre,  récemment  remuée,  était  presque  rouge;  et 
la  lumière  du  soleil,  tour  à  tour  épandue  large- 
ment sur  la  route,  brisée  contre  le  faîte  des  arbres, 
emprisonnée  dans  les  creux  des  montagnes,  bai- 
gnait cette  tranquille  campagne  d'une  vaste  et  heu- 
reuse sérénité.  Cependant  Pierre  V...  répliquait  à 
son  compagnon  •:  —  «Je  ne  suis  pas  tellement 
aveuglé  p<ir  l'enthousiasme  que  je  ne  reconnaisse 
la  grande  part  de  vérité  enveloppée  dans  vos  ar- 
guments. Vous  avez  même  énoncé,  en  passan^  une 


228  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

théorie  qui  m'est  familière,  et  dont  j'estime  que, 
profondément  interprétée,  elle  éclairait  beau- 
coup l'histoire  de  l'esprit  humain.  Je  suis  persuadé, 
comme  vous,  qu'il  y  a  des  espèces  littéraires,  non 
pas  abstraites  et  mathématiques,  maisi  vivantes, 
et  gouvernées,  comme  les  autres  espèces,  par  la  loi 
souveraine  de  l'évolution.  Nous  différons  en  ceci 
que  vous  croyez  une  de  ces  espèces,  la  Poésie,  ar- 
rivée au  terme  suprême  de  cette  évolution  et  que, 
moi,  je  ne  le  crois  pas.  Voulez-vous  qu'une  par 
une  nous  reprenions  vos  preuves  et  que  je  leur 
oppose  les  miennes?  Ce  faisant,  je  vous  aurai  dé- 
vidé presque  tout  le  fi.1  de  mon  esthétique. 

»  Comme  vous,  je  considère  que  la  haïssable  Dé- 
mocratie représente,  suivant  toute  vraisemblance, 
l'avenir,  au  moins  passager,  de  notre  civilisation, 
et,  comme  vous,  je  veux  bien  admettre  qu'elle  est 
synonyme  d'éparpillement.  Oui,  le  règne  de  l'indi- 
vidu médiocre  est  proche,  et  ce  règne  s'accompa- 
gnera d'une  anarchie  morale,  d'une  régressipn  men- 
tale, dont  les  signes  précurseurs  sont  déjà  visibles 
autour  de  nous.  Habitudes  privées  et  publiques, 
principes  de  politique  et  de  religion,  théories  du 
devoir  et  du  plaisir,  tout  ce  qui  fait  le  fond  et  la 
forme  de  la  vie  humaine  est  devenu  personnel 
aujourd'hui  et  différent  d'un  homme  à  un  autre. 
Les  prophètes  de  décadence  qui  vont  annonçant 
avec  des  lamentations  qu'il  n'y  a* plus  de  goût  na- 
tional, et  plus  de  société,  au  sens  mondain  et  an- 
cien du  terme,  constatent  simplement  un  des  mille 
prodromes  de  la  grande  déliquescence  démocra- 


SCIENCE   ET   POÉSIE  229 

tique.  Vous  en  concluez  qu'il  y  a  plus  de  chances 
pour  l'apparition  d'un  poète  qui  soit  la  synthèse 
vivante  de  son  époque,  à  la  manière  d'un  Shakes- 
peare, d'un  Racine  ou  d'un  Gœthe.  Vous  ajoutez 
que  les  poètes  de  cet  ordre  sont  les  seuls  poètes, 
semblable  à  tous  ceux  qui  n'aiment  pas  réellement 
la  poésie,  par  votre  dédain  pour  les  poètes  que  l'on 
appelle  mineurs,  et  ces  poètes  mineurs  ont  pour- 
tant écrit  les  chefs-d'œuvre  peut-être  de  l'art  des 
vers.  Mais  je  veux  vous  suivre  sur  ce  terrain  et 
borner  mon  analyse  aux  seuls  très  grands  poètes. 
Je  soutiens  donc  que  la  portion  vraiment  néces- 
saire et  inévitable  de  leur  œuvre  était  précisément 
la  portion  qu'ils  n'ont  pas  due  à  l'influence 
de  leur  milieu.  Il  y  a  en  eux  un  premier  talent, 
par  lequel  ils  sont  représentatifs.  Il  y  en  a  un 
second  par  lequel  ils  sont  absolument  et  invinci- 
blement individuels.  Ils  ont  écrit  deux  sortes  de 
pages  :  celles  où  ils  se  proposaient  de  communi- 
quer leurs  sensations  et  leurs  sentiments,  celles  oii 
ils  se  proposaient  uniquement  de  les  aviver.  Je 
vous  accorde  que  la  grande  gloire  vient  du  pou- 
voir de  représentation  et  de  communication,  et 
aussi  que  ce  pouvoir  exige  un  certain  état  de  la 
société.  Je  vous  accorde  encore  que  cette  intime  cor- 
respondance entre  les  artistes  et  leur  époque  est, 
pour  un  naturaliste  des  esprits,  le  fait  imporlant. 
Je  ne  me  scandalise  pas  que  dans  son  Histoire  de 
la  littérature  française,  M.  Taine  ait  consacré 
quelques  pages  au  divin  Shelley,  qui  fut  un  soli- 
taire, C:  une  longue  étude  à  Byron^  qui  a  si  fçite- 


a.-îo  ÉTUDES    ET    PORTRAITS     ' 

ment  traduit  les  cœurs  de  ses  contemporains.  Mais 
le  véritable  amoureux  de  la  poésie  ne  s'attache  pas 
dans  une  œuvie,  vous  l'avez  dit,  à  son  caractère 
social  ou  psychologique.  C'est  la  beauté  poétique 
pure  qu'il  demande  au  poète,  et  il  la  rencontre, 
cette  beauté,  dans  ces  vers  où  l'artiste  révèle  la 
race  de  son  âme,  dans  ceux  où  il  a  mis  à  nu  sa 
sensibilité  d'homme  qui  songe  et  qui  se  trouve  seul 
devant  la  nature,  comme  s'il  n'y  avait  ici-bas  de 
réel  que  lui  et  sa  destinée.  Il  n'est  besoin  d'au- 
cune influence  du  milieu  pour  que  Shakespeare 
rencontre  ces  lignes  de  son  Othello  :  Sois  ainsi 
qiiand  tu  seras  morte  et  je  te  tuerai^  et  je  {aimerai 
ensuite...  —  ni  pour  que  Hugo  écrive  : 

Tout  parle  et  tout  s'émeut.  Le  bois  profond  tressaille, 
Le  bœuf  reprend  son  joug  et  l'homme  sa  douleur. 
Le  matin,  froid  et  bleu  derrière  la  broussaille, 
Ferme  l'œil  de  l'étoile,  ouvre  l'œil  de  la  fleur.., 

ni  pour  que  Racine  soupire  : 

Ariane,  ma  sœur,  de  quelle  amour  blessée 

Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée... 

ni  pour  que  Baudelaire  murmure  : 

Que  m'importe  que  tu  sois  sage, 
Sois  belle  et  sois  triste... 

A  des  traits  semblables  se  décèle  une  façon  amère 
ou  extatique  de  sentir  la  vie.  Ce  n'est  pas  une 
expérience  sociale  qui  donne  cela,  ni  qui  l'enlève, 
Il  faut  naître  avec  une  certaine  qualité  d'imagi- 
nation et  de  cœur.  Pour  affirmer  qu'il  n'y  aura 
plus   de    poètes    capables    de   trouver    de    pareils 


SCIENCE    ET   POÉSIE  231 

accents  ou  d'analogues,  vous  devriez  démontrer  du 
même  coup  que  cette  qualité  d'imagination  et  de 
cœur  s'en  ira  du  monde. 

»  Ah!  je  le  sais  trop  et  vous  l'avez  trop  juste- 
ment montré,  l'abominable  invasion  démocratique 
s'accompagne  d'un  abaissement  général  des  intel- 
ligences. Une  lèpre  de  vulgarité  envahit  l'univers. 
Cette  conviction  me  troublerait  dans  ma  foi  pro- 
fonde à  l'avenir  de  l'art  que  je  préfère,  si  je  n'étais 
persuadé  que  la  grande  puissance  de  création  poé- 
tique a  pour  loi  première  une  solitude.  De  tous 
les  milieux  raffinés  que  la  vieille  aristocratie  euro- 
péenne avait  constitués',  combien  de  vrais  artistes 
sont  donc  sortis,  et  à  quel  prix?  Est-ce  que  lord 
Byron  n'a  pas  eu  à  renier  et  sa  caste  et  sa  société? 
Est-ce  que  le  vicomte  de  Chateaubriand  n'a  pas 
grandi  comme  un  enfant  du  peuple,  dans  la  sau- 
vagerie d'un  château  à  demi  ruiné  qu'encerclaient 
des  étangs  solitaires  et  de  vastes  bois?  D'autre 
part,  le  caractère  démocratique  de  la  société  amé- 
ricaine a-t-il  empêché  l'atavisme  irlandais  de  fer- 
menter dans  la  tête  d'Edgar  Poë  et  d'élaborer  en 
lui  la  liqueur  étrange  de  son  rêve?  J'irai  même 
jusqu'à  dire  que  l'absence  d'un  milieu  qui  puisse 
le  comprendre  est  pour  un  artiste  un  bienfait,  au 
moins  dans  un  certain  sens.  Partout  oià  nous 
sommes  compris,  nous  sommes  regardés.  Etre  re- 
gardé, c'est  aussi  se  sentir  regardé,  et  cela  seul 
altère  un  peu  la  sincérité.  Je  me  suis  souvent  re- 
présenté le  poète  comme  un  Gygès  et  qui  ne  pour- 
rait entendre  ce  que  l'on  dit  de  lui,  et,  si  vous  voulez 


•32  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

étudier  la  psychologie  deS'  tout  à  fait  grands,  de 
ceux  qui,  comme  Shakespeare,  comme  Sheiley, 
comme  Keats,  comme  Heine,  ont  reculé  les  bornes 
du  cœur  et  du  songe,  vous  trouverez  qu'ils  ont  eu 
au  doigt,  même  dans  la  gloire,  la  bague  qui  rend 
invisible,  et  autour  de  leur  personne  le  nuage  qui 
rend  isolé.  Il  y  a  un  ineffable  et  sublime  renonce- 
ment aux  suffrages  des  autres  dans  tout  effort 
vers  la  découverte  d'un  monde  nouveau  de  pen- 
sées et  de  sensations.  Car  être  nouveau,  c'est  être 
différent  et  c'est  déplaire.  Je  ne  doute  pas  que  la 
Démocratie  ne  soit  parfaitement  insouciante, 
comme  les  aristocraties  étaient  hostiles,  à  l'égard 
de  tout  génie  poétique  d'une  originalité  intense. 
Mais  cette  insouciance  n'aura  pas  plus  de  résultats 
destructifs  que  n'en  a  eu  l'hostilité  de  ce  que  l'on 
appelait  au  dix-huitième  siècle  la  bonne  compa- 
gnie. L'âme  poétique  sera  même  préservée  plus 
aisément,  si  jamais  cette  indifférence  devient  la 
règle,  des  tentations  de  vanité  auxquelles  son  pou- 
voir d'imagination  la  condamnait.  Goethe  a  écrit 
son  Tasse  pour  montrer  que  le  poète  se  laisse  sé- 
duire jusqu'à  la  folie  par  les  brillantes  étoffes, 
les  festins,  les  triomphes,  l'éclat.  Balzac  du  moins 
cite  quelque  part  cette  opinion  de  l'auteur  de 
Faust.  Il  la  partageait  pleinement,  puisqu'il  a 
montré  dans  son  Lucien  de  Rubempré  et  dans  son 
Canalis  à  quelles  fautes  criminelles  ou  à  quelles 
hypocrisies  honteuses  les  séductions  de  cet  ordre 
entraînent  l'homme  de  poésie  qui  se  grise  de  succès 
sociaux.  C'est  vous  dire  combien  peu  je  redouti^ 


SCIENCE   ET   POÉSIE  «33 

pour  la  production  poétique,  l'abandon  d'une  Dé- 
mocratie. C'est  une  sollicitude  que  je  considérerais 
comme  terrible,  —  car  elle  seule  empêcherait  l'ar- 
tiste de  s'en  aller  tout  entier  dans  sa  chimère,  ce 
qui  est,  à  mon  sentiment  comme  au  vôtre,  la  maî- 
tresse condition  de  la  poésie.  Si  la  très  haute 
culture  ou  la  très  grande  naïveté  sont  plus  favo- 
rables à  cette  entière  absorption  de  la  personne 
dans  le  songe,  c'est  uniquement  parce  que  toutes 
deux  font  la  solitude  autour  de  1  ame.  Vous  avoue- 
rez que  je  ne  suis  pas  trop  paradoxal  en  estimant 
que  les  sociétés  démocratiques,  qui  par  définition 
excluent  les  hommes  supérieurs  des  affaires  et  de 
la  popularité,  constituent  l'atmosphère  la  plus  fa- 
vorable au  développement  du  génie  désintéressé  et 
personnel. 

B  Mais  quel  sera  le  fond  de  l'œuvre  du  poète, 
dites-vous,  puisque  la  Science  doit  diminuer  jour 
par  jour  et  annuler  sans  doute  ce  sens  du  mystère 
qui  paraît  avoir  été  la  faculté  dominante  de  tous 
les  grands  créateurs,  depuis  Lucrèce  jusqu'à  Victor 
Hugo?  —  Ici  encore  je  vous  arrête  sur  une  défini- 
tion. Oui,  la  Science  chasse  la  notion  du  mystère 
hors  de  l'entendement,  mais  de  quel  droit  ajoutez- 
vous  que  son  Incormaissable  n'a  rien  de  commun 
avec  ce  que  nous  pouvons  proprement  appeler  le 
Mystérieux?  De  quel  droit  afiirmez-vous  sur  cet 
Inconnaissable,  puisque  vous  n'en  connaissez  rien, 
qu'il  est  un  au-delà  de  la  même  nature  que  l'en- 
deçà?  Toutefois  je  veux  admettre,  pour  un  mo- 
ment, même  cette  définition  :  il  n'en  demeurerait 


234  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

pas  moins  vrai  qu'il  est  un  autre  domaine  du 
mystère  qui  appartient  à  la  sensibilité  seule  et  non 
pas  à  l'entendement.  Il  est  un  mystère  qui  se  ré- 
vèle non  plus  dans  le  raisonnement,  mais  dans 
l'émotion,  et  que  la  Science  ne  peut  pas  restreindre 
par  le  simple  motif  qu'elle  ne  peut  pas  l'atteindre. 
Quand  la  Science,  en  effet,  a  constaté  chez  nous 
les  phénomènes  que  nous  étiquetons  du  terme  de 
cœur,  —  plaisirs  ou  peines,  —  elle  a  fini  son  œuvre. 
Ces  plaisirs  et  ces  peines  demeurent  inattaquables 
à  toutes  ses  conclusions.  L'homme  qui  souffre  et 
l'homme  qui  jouit  n'ont  ni  tort  ni  raison  de  souffrir 
ou  de  jouir,  aux  yeux  du  psychologue  ou  du  phy- 
siologiste. Jouissance  et  souffrance  sont  deux  phé- 
nomènes légitimes,  quelle  que  soit  leur  cause,  en 
tant  que  modification  de  notre  sensibilité.  Nierez- 
vous  maintenant  qu'il  y  ait  des  jouissances  et  des 
souffrances  du  mystère?  Ne  m'accorderez-vous  pas 
qu'il  se  rencontre  des  heures,  des  minutes  étranges, 
dans  lesquelles  notre  propre  existence  et  les  exis- 
tences qui  nous  entourent  nous  apparaissent 
comme  quelque  chose  d'ineffable,  de  divin,  comme 
la  vision  d'un  songe  oii  le  présent  et  le  passé  se 
confondent,  où  l'étonnement  d'exister  nous  fait 
presque  mal?  Refuserez- vous  d'avouer  que  certains 
souvenirs,  la  vue  d'un  paysage,  la  couleur  d'un 
ciel,  un  son  de  voix,  une  parole,  un  regard  peuvent 
nous  jeter  ainsi  dans  ce  trouble  indéfinissable  et 
nous  faire  monter  aux  paupières  ces  larmes  dont 
parle  une  jeune  fille  de  Tennyson  :  ...  Des  larmes, 
de  vaines  larmes^  je  ne  sais  pas  ce  qu'elles  veulent 


SCIENCE    ET    POÉSIE  235 

dire,  —  des  larmes  sorties  du  profond  de  quelque 
divin  désespoir  —  roident  dans  le  cœur  et  se  ras- 
semblent dans  les  yeux,  —  à  regarder  les  heureuses 
plaines  de  Vautonine  —  et  à  songer  aux  jours  qui 
ne  sont  plus...  (i).  —  Dans  les  angoissantes,  dans 
les  défaillantes  délices  de  ce  frissonnement,  il  y 
a  une  impression  toute  sentimentale,  par  suite  in- 
discutable, qu'un  mystère  est  au  fond  de  nous  et 
autour  de  nous,  que  la  nature  entière  est  surnatu- 
relle. J'ai  dit  impression  et  non  pas  affirmation. 
Si  j'ai  absorbé  de  l'opium  et  que,  sous  l'influence 
du  poison,  le  temps  s'amplifie  pour  moi  au  point 
de  me  sembler  indéfini,  cette  illusion  est  par  elle- 
même  une  réalité  contre  laquelle  aucune  constata- 
tion d'horloge  n'est  valable,  pourvu  que  je  pré- 
tende, non  point  que  le  temps  est  ainsi,  mais  que 
je  le  perçois  ainsi.  Pareillement  le  fait  qu'à  des 
moments  particuliers  l'univers  m'apparaisse  comme 
un  inexprimable  mystère  de  mélancolie  ou  d'ex- 
tase est  par  lui-même  un  fait  réel,  que  nous  de- 
vons reconnaître  comme  légitime.  Vous  en  énumé- 
rerez  toutes  les  conditions,  sans  le  détruire.  Vous 
direz  que  nous  percevons  sous  cette  forme  des 
états  d'épuisement  nerveux  auxquels  aboutissent 
certaines  sensations  trop  vives.  Vous  supposerez 
que  celte  illusion  du  mystère  résulte  d'un  senti- 
ment  confus   de   l'être   inconscient   qui   s'agite   au 

(i)        Tears,  idle  tears,  I  know  not  what  they  mean, 
Tears  from  the  depth  of  sonie  divine  despair 
Rise  in  the  heart,  and  galher  to  the  eyes 
In  iooking  on  the  happy  autumn  fields, 
And  thinlting  of  the  days  that  are  no  more. 


236  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

fond  de  nous  d'après  quelques  psychologues. 
Qu'importe  la  cause,  pourvu  que  l'effet  se  pro- 
duise? Et  je  soutiens  qu'il  se  produit,  rarement 
chez  vous  ou  chez  moi,  très  fréquemment  chez  ceux 
qui  méritent  le  nom  magnifique  de  poètes.  C'est 
cette  illusion  qu'ils  cherchent  à  transcrire  dans  leurs 
vers.  Dans  les  aveux  qu'ils  laissent  échapper  siir 
leur  art,  il  est  visible  qu'ils  se  rendent  compte  que 
c'est  proprement  la  matière  de  cet  art.  o  Qu'est-ce 
a  que  la  poésie  ?  »  dira  l'un  d'eux  :  «  Le  sentiment 
«  d'un  ancien  monde  et  d'un  monde  à  venir. . .  »  Et 
le  plus  grand  de  tous  :  «  Nous  sommes  faits  de  la 
0  même  étoffe  que  nos  songes...  >  Transcrire  cette 
illusion,  ils  l'essaient  du  moins,  car  s'il  est  vrai 
que  la  philosophie  consiste  à  comprendre  l'in- 
compréhensible comme  incompréhensible,  la  poé- 
sie, elle,  consiste  à  exprimer  l'inexprimable  comme 
inexprimable.  C'est  pour  cela  que  la  musique  et 
la  poésie,  lorsqu'elles  réussissent  à  fixer  dans  une 
de  ses  nuances  cette  illusion  du  mystère,  exercent 
leur  charme  sur  nous  par  une  puissance  que  nous 
ne  pouvons  pas  clairement  définir  à  ceux  qui  ne 
la  subissent  point,  —  puissance  qui  s'adresse  à 
une  tou:  autre  catégorie  de  l'esprit  que  la  Science, 
et  c'est  pour  cela  aussi  que  cette  expression,  la 
Poésie  de  la  Science,  ne  soutient  guère  l'analyse.  En 
.voulez-vous  un  exemple?  Représentez- vous  le  del 
physique  dont  cette  Science  a  fait  la  découverte,  — 
les  astres,  leur  volume,  leur  distance.  L'imagina- 
tion est  écrasée,  mais  cet  écrasement  n'est  pas  une 
poésie.  Lisez  maintenant  les  vers  de  Hugo  : 


SCIENCE    ET    POÉSIE  237 

Les  astres  sont  vivants  et  ne  sont  pas  des  choses 
Qui  s'effeuillent,  aux  soirs  d'été,  comme  des  roses... 

et  ceux  de  Sully-Prudhomme  : 

La  grande  Ourse,  archipel  de  l'océan  sans  bords, 
Scintillait  bien  avant  qu'elle  fût  regardée, 
Bien  avant  qu'il  errât  des  pâtres  en  Chaldée 
Et  que  l'âme  anxieuse  eût  habité  les  corps... 

Il  n'y  a  pas  de  chiffres  qui  procurent  de  ces  fris- 
sons-là. Il  y  faut  cette  sorte  de  sentiment  tout 
voisin  du  mysticisme  qui  se  retrouve  au  fond  des 
grandes  extases  religieuses  ou  amoureuses.  Ce  n'est 
pas  la  Science  qui  le  donne  et  ce  n'est  pas  elle  qui 
peut  l'enlever.  Il  vient  d'ailleurs.  Il  jaillit  des 
abîmes  de  cet  insondable  cœur  humain  d'où  ruis- 
selle une  intarissable  source  d'adoration  et  de  ten- 
dresse, qui  est  aussi  la  source  de  toute  poésie. 

»  Et  voici  que  nous  ne  sommes  plus  aussi  éloi- 
gnés l'un  de  l'autre  qu'il  semblerait,  cajr  une  partie 
au  moins  de  votre  raisonnement  se  raccorde  aux 
conséquences  de  la  thèse  que  je  viens  de  soute- 
nir. Je  constate  comme  vous  que  la  Poésie  a  subi 
une  métamorphose,  qu'elle  s'est  dépouillée  d'une 
quantité  d'éléments  qui  jadis  en  paraissaient  in- 
séparables. J'avoue  que  le  poème  épique,  par 
exemple,  n'appartient  plus  à  notre  âge.  En  d'au- 
tres termes,  il  n'y  a  plus  d'expression  poétique  des 
sentiments  communs  à  tout  un  peuple.  C'est  une 
formule  négative,  cela,  et  qui  enveloppe  une  for- 
mule positive.  Elle  signifie  simplement  que  la 
Poésie  se  fait  de  jour  en  jour  individuelle.  Je 
constate  encore,  et  comme  vous  toujours,  que  la 


23S  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

Poésie  a  cessé  d'être  un  instrument,  un  porte-voix 
de  la  vérité,  si  vous  voulez,  et  que  de  grands  écri- 
vains en  vers  ont  vainement  essayé  de  renouveler 
les  tentatives  des  initiateurs  helléniques  ou  latins, 
les  Empédocle  et  les  Lucrèce.  Traduisons  encore 
cette  formule  négative  en  une  formule  positive. 
Elle  signifie  que  la  Poésie  se  concentre  de  plus  en 
plus  dans  le  domaine  de  la  sensibilité,  tandis  que 
sa  rivale,  la  Science,  s'empare  de  plus  en  plus  du 
domaine  de  l'intelligence.  Comme  vous,  je  recon- 
nais volontiers  que  la  forme  poétique  est  rebelle 
aux  exigences  du  théâtre  moderne.  Admettons  que 
par  suite  cette  forme  devienne  de  moins  en  moins 
apte  à  traduire  l'action,  j'irai  plus  loin,  à  traduire 
la  vie.  Nos  critiques  nouveaux  croient  avoir  tout 
dit  quand  ils  ont  prononcé  ce  mot  magique, 
comme  si  à  côté  de  la  Vie  ne  s'étendait  pas  le 
Rêve,  et  comme  si,  à  parler  juste,  rêver  n'était  pas 
encore  une  manière  de  vivre,  comme  si,  enfin,  ce 
n'était  pas  une  mine  assez  riche  d'exploitation 
pour  un  art  que  ce  Rêve  et  son  indéfini  royaume? 
—  Personnelle,  suraiguë,  préoccupée  avant  totit  de 
nous  procurer  un  frisson  d'au-delà,  que  la  Poésie 
soit  ainsi,  et  au  lieu  de  dénoncer  comme  vous  sa 
décadence,  je  proclamerai  que  de  plus  en  plus 
elle  cherche  à  réaliser  cet  Idéal,  que  je  désignais 
tout  à  l'heure  par  cette  intraduisible  périphrase  : 
la  Beauté  poétique  pure. 

»  C'est  bien  dans  ce  sens  qu'ont  travaillé  cet»^ 
des  artistes  de  notre  temps  qui  ont  contmue  a 
faire  des  vers,  malgré  l'indifférence  ou  la  malveil- 


SCIENCE    ET    POÉSIE  239 

lance  du  public.  Etudiez,  par  exemple,  les  prin- 
cipaux caractères  de  l'école  assez  barbarement  ap- 
pelée Parnassienne,  et  qui  a  groupé  en  elle,  à  un 
moment,  les  plus  rares  talents  de  l'époque.  Les 
poètes  de  cette  école  se  sont  appliqués  à  se  créer 
une  langue  tout  à  fait  spéciale,  ils  ont  exagéré  la 
valeur  technique  de  leurs  vers.  C'est  qu'ils  ont  pro- 
fondément senti  que  la  Poésie,  pour  pénétrer  dans 
le  monde  du  songe  et  du  mystère  et  pour  procurer 
cette  vague  suggestion  de  beauté  qui  lui  est  propre, 
doit  procéder  par  voie  d'initiation  et  rompre  réso- 
lument avec  le  quotidien  de  la  vie  réelle.  Dans 
cette  langue,  presque  hiératique  et  sacerdotale,  ces 
poètes  ont  composé  des  pièces  de  courte  haleine, 
et,  quand  ils  ont  hasardé  de  longs  ouvrages,  c'a  été 
en  les  morcelant  en  une  suite  de  fragments  lyri- 
ques. Il  y  a  longtemps  qu'Edgar  Poë,  ce  savant 
esthéticien,  et,  avant  lui,  Henri  Heine,  avaient 
reconnu  que  la  brièveté  est  une  condition  de  l'art 
suggestif.  Poë  allait  plus  loin  et  soutenait  que  les 
grands  poètes  de  toutes  les  époques  ont  procédé 
de  la  sorte.  Il  démontrait  que  l'Iliade,  VEnéide  et 
le  Paradis  -perdu  forment  une  mosaïque  de  mor- 
ceaux plus  ou  moins  courts,  distincts  les  uns  des 
autres,  et  reliés  par  un  artifi.ce  industrieux  qui  dé- 
cèle l'ingéniosité  de  l'écrivain,  mais  qui  n'ajoute 
pas  à  la  qualité  poétique  de  l'œuvre.  C'est  une 
théorie  qui  me  paraît,  à  moi,  indiscutable,  et  j'en 
trouve  la  vérification  dans  l'étude  du  grand 
Shakesfjeare.  Considérez  les  drames  de  ce  poète 
sous  le  point  de  vue  psychologique  ou  simplement 


240  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

scénique,  leur  unité  vous  semble  absolue.  Consi- 
dérez-les sous  le  point  de  vue  poétique,  ils  vous 
apparaissent  comme  une  succession  de  courts  frag- 
ments, duos  et  couplets,  stances  ou  méditations, 
reliés  tellement  quellement  par  un  dialogue  dont 
pas  un  mot  n'ajoute  à  la  valeur  du  poète  en  tant 
que  poète. 

»  Donc  un  style  très  particulier,  une  brièveté  ré- 
fléchie de  composition,  tels  sont  les  deux  premiers 
caractères  de  l'école  des  poètes  contemporains,  à 
l'étranger  d'ailleurs  aussi  bien  qu'en  France.  Il 
fallait  cette  sorte  de  style  et  cette  sorte  de  compo- 
sition pour  répondre  à  la  sorte  d'Idéal  qu'ils  ont 
conçu.  Ou  bien  leur  art  a  été  exclusivement  per- 
sonnel et  ils  se  sont  efforcés  de  reproduire  ce  qu'il 
y  a  de  plus  subtil,  de  plus  maladif  dans  la  sensi- 
bilité d'une  créature  moderne  surexcitée  par  les 
névroses,  ou  bien,  renonçant  à  ce  monde  moderne 
et  à  ses  douleurs,  ils  se  sont  réfugiés  dans  une 
contemplation  visionnaire  des  siècles  morts.  Mais 
dans  l'un  et  dans  l'autre  cas  ils  ont  cherché  ax- 
demment,  quoi  donc?  le  Rêve  et  toujours  le  Rêve. 
Ils  ont  inventé  un  art  de  décadence,  disent  les 
uns,  de  renaissance,  disent  les  autres,  art  person- 
nel, suraigu,  et  affamé  d'au-delà,  —  un  art  de 
haschisch  et  d'opium,  qui  correspond  bien  aux 
nécessités  sociales  que  j'ai  tenté  d'analyser  après 
vous.  Oui,  un  art  de  haschisch  et  d'opium,  et 
pourquoi  pas?...  Lorsque  je  me  rends  compte  des 
éléments  de  pessimisme  qui  flottent  dans  l'atmos- 
phère d'action  à  outrance,  où  nous  souffrons  tous, 
9 


SCIENCE    ET   POÉSIE  »4i 

lorsque  je  vois  cette  action  se  faire  plus  brutale, 
plus  violente  chaque  jour,  lorsque  je  considère  les 
cataclysmes  public  et  privés  que  l'inévitable  inin- 
telligence de  la  Démocratie  infligera  au  vieux 
monde,  lorsque  je  constate  le  fond  de  pessimisme 
qui  se  dissimule  sous  l'apparente  splendeur  de  la 
Science  et  que  je  mesure  l'intensité  de  pression 
destructrice  qu'elle  exerce  sur  les  plus  antiques 
tendances  du  cœur,  —  alors  j'imagine  que  le  be- 
soin va  s'imposer,  plus  violent,  plus  irrésistible 
chaque  jour  à  certaines  âmes  de  s'en  aller,  comme 
dit  Baudelaire,  n'importe  où,  mais  hors  de  ce 
monde?  Il  n'y  aura  pkis  de  cloîtres  dans  les  val- 
lées comme  aux  mauvaises  heures  de  l'agonie  ro- 
maine, mais  beaucoup  voudront  se  construire  un 
cloître  idéal,  oii  se  réfugier  loin  de  l'odieuse  vio- 
lence des  barbares  et  loin  de  la  tyrannie  obsé- 
dante des  faits.  Ce  sera  l'occasion  pour  la  Poésie 
de  se  développer  davantage  encore  dans  cette  ten- 
dance qui  est  la  sienne  depuis  qu'elle  a  commencé 
d'être.  A  côté  de  la  littérature  positiviste  qui  pro- 
longe la  Science  avec  une  telle  vigueur  de  moyens, 
une  littérature  peut  et  doit  grandir,  d'une  humanité 
tendre  et  triste,  qui  plaigne  et  qui  caresse  l'endo- 
lorissement  des  esprits  froissés,  littérature  dont 
Shelley,  dont  Keats  en  Angleterre,  dont  Vigny, 
Baudelaire,  Sully-Prudhomme  en  France,  sont  les 
maîtres  déjà  reconnus.  Non,  vous  n'arracherez  pas 
de  notre  obscur  et  tragique  univers  cette  fleur  de 
nostalgie  et  de  songe  qui,  par  son  parfum,  con- 
sole de  tout,  même  du  chagrin  dont  Byron  disait 

*  i6 


242  ETUDES   ET   PORTRAITS 

qu'on  ne  se  console  jamais,  celui  d'avoir  eu  vingt- 
cinq  ans  et  de  ne  plus  les  avoir,  —  fleur  céleste 
qui  refleurira  tous  les  printemps,  comme  ces  autres 
fleurs  de  la  terre  que  nous  avons  admirées  ce  ma- 
tin, dans  la  petite  boutique,  refleuriront  l'année 
prochaine  et  les  autres  années.  N'est-ce  pas  le 
plus  gracieux  et  le  plus  vrai  symbole  du  germe  de 
poésie  qui  vit  pour  toujours   dans  nos  âmes?,..» 

Ils  continuèrent,  jusqu'à  leur  retour,  de  parler 
ainsi,  reprenant  leurs  idées  et  les  exprimant  sous 
de  nouvelles  formes,  tandis  que  le  soleil  éclairait 
la  magnifique  campagne,  la  mer  immortelle,  les 
montagnes  claires.  Ils  se  séparèrent  sans  s'être 
convaincus,  et  peut-être  avaient-ils  raison  l'un  et 
l'autre.  Il  n'y  a  pas  de  théorie  absolument  vraie, 
puisque  de  belles  œuvres  ont  été  produites  d'après 
et  contre  toutes  les  théories.  Mais  les  spéculations 
sur  l'esthétique  ont  ce  charme  de  nous  apprendre 
à  goûter  un  plus  grand  nombre  de  ces  œuvres  di- 
verses. Elles  nous  apprennent  à  déplacer  nos  points 
de  vue  et  à  nous  affranchir  des  préjugés.  Ainsi  pen- 
sait celui  des  deux  jeunes  gens  qui  transcrivit  cette 
causerie  d'un  matin  d'hiver,  ainsi  ai-je  pensé  en  la 
recopiant  du  mieux  que  j'ai  pu.  Puisse  ainsi  pen- 
ser le  lecteur  de  ces  notes  de  philosophie  artistique. 


Janvier  1883. 


L'ESTHÉTIQUE  DU  PARNASSE  ^^^ 


Voici  que  M.  Catulle  Mendès  vient  de  réunir  en 
rolume  les  quatre  causeries  dans  lesquelles  il  ra- 
;onta  au  public  de  la  salle  des  Capucines  la  Lé- 
gende du  Parnasse  contemporain.  Le  livre  a  réussi 
)Ous  sa  forme  définitive,  et  il  le  mérite.  Il  est  cou- 
•ageux,  car  l'auteur  n'atténue  et  ne  renie  aucune 
ies  convictions  littéraires  qui  furent  celles  de  sa 
jeunesse.  Il  est  généreux,  car  dans  ces  pages  où  se 
Touvent  analysées  les  œuvres  de  plusieurs  poètes 
rivaux,  le  lecteur  ne  relèvera  pas  une  seule  épi- 
gramme,  pas  une  seule  non  plus  de  ces  odieuses 
Indiscrétions  de  vie  privée  qui  font  le  déshonneur 
de  la  soi-disant  critique  moderne.  Enfin  il  a  cette 

(i)  Si  le  lecteur  veut  bien  considérer  les  pages  qui  suivent 
:omme  un  commentaire  et  un  développement  de  quelques  théo- 
ries énoncées  dans  le  précédent  dialogue,  il  excusera  les  répéti- 
:ions  forcées  d'idées  et  parfois  même  d'expressions  qui  s'y  ren- 
contrent. —  Le  livre  de  M.  Mendès  est  de  1885. 


244  ÉTUDES  ET    PORTRAITS 

qualité,  précieuse  entre  toutes,  d'être  l'œuvre  d'un 
témoin  direct.  M.  Catulle  Mendès  fondait  en  1859 
la  Revue  fantaisiste,  à  laquelle  M.  Sully-Pru- 
dhomme  porta  ses  premiers  vers.  Il  fut  mêlé,  dès 
*cette  époque,  à  cet  essai  de  renaissance  poétique, 
peu  compris  à  ses  début?,  souvent  raillé,  mais  au- 
quel se  rattachent  presque  tous  les  noms  un  peu 
marquants  des  artistes  en  vers  d'avant  1870.  Au- 
jourd'hui le  groupe  des  Parnassiens,  comme  on 
les  appelait,  a  été  dispersé  par  le  temps,  qui  n'épar- 
gne pas  plus  la  ferveur  des  cénacles  que  la  beauté 
des  visages  ou  la  verdure  des  arbres.  Il  semble 
que  l'heure  ait  sonné  de  axer  avec  plus  d'impar- 
tialité quelques  caractères  d'une  école  qui  eut,  à 
tout  le  moins,  ce  rare  honneur  de  servir  la  plus 
noble  des  causes,  celle  des  Lettres,  aimées  comme 
elles  doivent  être  aimées,  —  pour  elles-mêmes. 


C'est  donc  aux  environs  de  1859  que  commença 
de  se  recruter  la  petite  phalange  de  ceux  qui  de- 
vaient collaborer  au  Parnasse  contemporain  et  qui, 
en  ces  temps-là,  eussent  été  très  justement  nommés 
les  néo-romantiques.  Ils  reprenaient,  en  effet,  après 
tin  intervalle  d'une  génération,  les  idées  et  les 
rêves  des  écrivains  de  1830.  Une  réaction  avait 
suivi  le  triomphe  de  Victor  Hugo  et  de  sies  fidèles. 


L'ESTHÉTIQUE    DU   PARNASSE  245 

—  réaction  marquée  par  la  défaite  des  Burgraves, 
par  le  succès  de  la  Lucrèce  de  Ponsard,  continuée 
par  l'avènement  de  l'école  dite  du  bon  sens,  et  ac- 
centuée encore  par  la  vogue  de  la  littérature  d'ana- 
lyse. «  Anatomistes  et  physiologistes  je  vous  re- 
trouve partout,»  s'écriait  celui  qui  avait  été  le 
porte-voix  du  romantisme  naissant,  devenu  le 
chef  d'une  école  d'investig§,tion  exacte  et  de  docu- 
ments précis,  Sainte-Beuve.  Un  art  s'inaugurait 
dès  lors  dont  le  développement  entier  s'accomplit 
de  nos  jours,  préoccupé  de  vérité  plus  que  de 
beauté,  soucieux  avant  toutes  choses  de  reproduire 
le  réel  et  d'appliquer  aux  travaux  de  l'imagina- 
tion les  procédés  de  la  Science.  Les  comédies  de 
M.  Dumas,  les  essais  de  M.  Taine,  les  romans  de 
Gustave  Flaubert  paraissaient  coup  sur  coup,  révé- 
lant une  curiosité  passionnée  et  audacieuse  du 
quotidien  de  la  vie,  une  intransigeante  ardeur 
d'analyse,  et  un  renoncement  tantôt  exalté,  tan- 
tôt douloureux,  aux  nobles,  aux  décevantes  chi- 
mères du  romantisme.  Mais  ce  décevant,  ce  chi- 
mérique romantisme  fut  pourtant  la  jeunesse  du 
siècle,  et,  au  regard  de  ceux  qui  étaient  jeunes 
trente  années  après  lui,  comment  n'atirait-il  pas 
revêtu  des  apparences  de  magnifique  croisade  et 
•un  prestige  d'héroïsme  littéraire?  Il  était  donc 
inévitable  qu'un  renouveau  de  cette  foi  roman- 
tique se  produisît  à  une  date  fixe,  et  c'est  ainsi  que 
naquit  le  Parnasse. 

D'oii  cependant  ce  nom  de  Parnasse^  si  singulier 
en  pleine  seconde  moitié  du  dix-neuvième  siècle? 


246  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Précisément  il  trahit  bien  le  culte  que  les  néo- 
romantiques, fidèles  sur  ce  point  à  la  tradition  du 
premier  cénacle,  portaient  aux  souvenirs  du  sei- 
zième siècle  et  aux  poètes  du  temps  de  Louis  XIII. 
Ils  l'attachèrent,  ce  nom,  que  Ronsard  et  Théo-  | 
phile  de  Viaud  eussent  pu  choisir,  à  leur  essai  ■ 
de  restauration  de  poésie  savante.  Ils  l'attachèrent,  i 
cet  essai  lui-même,  à  ceux  des  maîtres  qui  avaient  \ 
gardé  intacte  la  tradition  de  l'Idéal  posé  par  Hugo 
et  ses  disciples  :  —  à  Théophile  Gautier,  d'abord, 
puis  à  Baudelaire,  à  M.  Théodore  de  Banville  et 
à  M.  Leconte  de  Lisle,  pour  citer  les  quatre  noms  ^^ 
les  plus  célèbres.  Presque  tout  de  suite  le  nouveau 
cénacle  fut  au  complet.  C'était  Albert  Glatigny, 
d'abord,  la  plus  étrange  figure  littéraire  qu'ait  peut- 
être  vue  notre  âge  :  un  comédien  errant  et  ronsardi- 
sant  qui  a  aimé  les  vers  comme  on  aime  l'amour,  et 
qui  en  est  mort.  C'était  M.  Mendès  lui-même,  avec 
îa  déconcertante  souplesse  d'un  talent  qui  a  su  se 
hausser  jusqu'à  la  plus  noble  puissance  épique 
dans  son  poème  s^\'edenborgien  d'Hespérus,  — 
digne  pendant  poétique  de  la  Séraphïta  de  Balzac. 
C'était  M.  Sully-Prudhomme,  ce  rêveur  adorable 
dont  les  vers  ont  le  charme  d'un  regard  et  d'une 
voix,  —  un  regard  où  passent  des  larmes,  une 
voix  où  flotte  un  soupir.  Il  écrivait  alors  les 
Stances  et  Poèmes  et  préparerait  les  sonnets  des 
Epreuves.  C'était  ensuite  M.  François  Coppée,  cet 
aquafortiste  des  élégances  de  Paris  et  de  ses  mi- 
sères, de  ses  boudoirs  et  de  ses  banlieues,  l'auteur 
des  Intimités  et   des  Humbles.   C'était   M.   José- 


L'ESTHÉTIQUE    DU    PARNASSE  247 

Maria  de  Heredia,  qui  n'a  guère  écrit  que  des 
sonnets,  mais  excellents.  C'étaient  MM.  Albert  Mé- 
rat  et  Léon  Valade  qui  traduisaient  ensemble  VIjî- 
termezzo  de  Henri  Heine,  et  méritaient  d'être 
signalés  par  Sainte-Beuve,  «  l'oncle  Beuve,  » 
comme  l'appelaient  familièrement  les  nouveaux 
romantiques,  par  contraste  avec  le  a  père  Hugo». 
Il  fut  si  merveilleux,  cet  auteur  des  Lundis,  pour 
avoir  gardé  jusqu'aux  derniers  jours  la  sensation 
aiguë  du  talent  jeune,  et  si  admirable  dans  l'art 
de  la  critique  suggestive  et  fécondante.  Il  com- 
prenait Madame  Bovary,  la  Littérature  anglaise 
de  M.  Taine,  le  Demi-Monde,  la  profonde  et  dou- 
loureuse Fanny  de  Feydeau,  et  il  remarquait  une 
ou  deux  strophes  d'une  belle  facture,  fussent-elles 
signées  d'un  nom  inconnu,  dans  le  coin  d'un  petit 
journal  du  quartier  latin.  C'était  encore  M.  Léon 
Dierx,  d'une  bien  haute  inspiration  dans  son  La- 
zare, étrange  et  sombre  poème  oii  est  évoquée  la 
figure  du  ressuscité,  incapable  de  se  reprendre  à  la 
vie,  maintenant  qu'il  a  vu  la  mort  face  à  face  : 

Oh!  que  de  fois,  à  l'heure  où  l'ombre  emplit  l'espace, 
Loin  des  vivants,  dressant  sur  le  fond  d'or  du  ciel 
Sa  grande  forme  aux  bras  levés  vers  l'Eternel, 
Appelant  par  son  nom  l'ange  attardé  qui  passe, 

Que  de  fois  l'on  te  vit  dans  les  gazons  épais. 
Seul  et  grave,  rôder  autour  des  cimetières. 
Enviant  tous  ces  morts,  qui  dans  leurs  lits  de  pierres 
Un  jour  s'étaient  couchés  pour  n'en  sortir  jamais!... 

J'aurais  vingt  noms  à  énumérer,  et  quelques-uns 
qui  mériteraient,  comme  ceux  de  MM.  Mallarmé, 
Villiers  de   l'Isle-Adam,   Paul   Verlaine,   Armand 


248  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Silvestre,  une  étude  toute  spéciale  à  cause  de  l'in- 
fluence particulière  qu'ils  exercent  encore  aujour- 
d'hui. D'autres,  comme  ceux  de  MM.  Henry  Ca- 
zalis,  André  Theuriet,  André  Lemoyne,  Emmanuel 
des  Essarts,  Georges  Lafenestre,  représentent  des 
tendances  trop  distinctes  pour  être  rangés  parmi 
les  parnassiens  purs.  D'autres,  comme  M.  Anatole 
France,  le  plus  exquis  peut-être  de  ces  parnassiens 
purs,  sont  arrivés  plus  tard.  Les  curieux  d'histoire 
littéraire  trouveront  tous  ces  noms,  et  ceux  que 
j'omets  forcément,  accompagnés  de  commentaires 
d'une  grande  justesse  dans  le  volume  de  M.  Men- 
dès.  J'en  ai  dit  assez  pour  montter  que  ce  groupe 
de  poètes  contenait  des  artistes  d'une  grande  va- 
leur, aussi  distincts  les  uns  des  autres  qu'ils  l'étaient 
de  leurs  maîtres.  Beaucoup  n'ont  écrit  que  des 
pièces  d'anthologie,  mais  d'exquises,  comme  celle- 
ci  que  je  cite  au  hasard  de  mes  souvenirs  et  qui 
est  signée  du  nom  de  M.  Armand  Renaud  t 

Heureux  les  palmiers  !  Leurs  amours 
Vont  sur  les  ailes  de  la  brise 
De  l'amant  ignoré  toujours 
A  l'amante  toujours  surprise. 

Rien  de  réel  ne  vient  briser 
L'idéal  essor  de  leurs  fièvres; 
Ils  ont  l'ivresse  du  baiser 
Sans  avoir  à  subir  les  lèvres. 

N'est-ce  pas  là  une  épigramme  —  au  sens  où 
les  Grecs  prenaient  ce  mot  —  d'une  délicatesse  et 
d'un  art  infinis,  de  quoi  mériter  que  celui  qui  l'a 
composée  ait  sa  place,  au  «temple  de  Mémoire», 
comme  on  disait  autrefois,  entre  André  Chénier 


L'ESTHÉTIQUE    DU    PARNASSE  249 

et  Ronsard?  Et  pourquoi  des  poètes,  dont  chacun 
a  composé  ainsi  plusieurs  pièces  d'une  originalité 
charmante,  ont-ils  rencontré  de  la  part  du  public 
ou  l'indifférence  ou  l'hostilité?  Par  quel  malen- 
tendu ce  titre  de  Parnassien  est-il  devenu,  pendant 
plus  de  quinze  années,  un  objet  de  moquerie?  Y 
avait-il  dans  l'esthétique  de  l'école  quelque  chose 
de  particulièrement  inacceptable  pour  l'opinion 
française  moyeime?  Répondre  à  ces  questions,  ce 
sera  poser  quelques-unes  des  conditions  faites  à 
la  poésie  par  le  public  de  nos  jours,  et  du  même 
coup  marquer  en  quoi  l'école  du  Parnasse  s'est 
distinguée  dans  la  mêlée  des  théories  contempo- 
rainea 


II 


On  écrirait  un  curieux  chapitre  d'histoire  litté- 
raire, et  bien  significatif,  en  analysant  simplement 
les  raisons  du  succès  des  divers  poètes  qui  sont 
devenus  célèbres  chez  nous  depuis  la  Pléiade  et 
Malherbe  jusqu'à  notre  époque.  La  conclusion  se- 
rait, semble-t-il,  que  la  plupart  du  temps  ce  suc- 
cès a  été  l'œuvre  d'une  élite,  qui  a  imposé  les  poètes 
à  la  foule,  ou  bien,  quand  cette  foule  a  d'elle- 
même  applaudi  le  poète,  c'a  été  pour  des  motifs 
étrangers  à  ce  qui  constitue  l'essence  même  du  gé- 
nie poétique.  Peut-être  les  personnes  qui  ont  voyagé 


25^  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

en  Angleterre  comprendront-elles  mieux,  par  une 
comparaison  facile,  cette  situation  respective  du 
poète  français  et  de  ses  lecteurs.  Comment  ne  pas 
être  frappé,  en  regardant  les  devantures  des  bi- 
bliothèques des  chemins  de  fer,  dans  les  gares 
d'outre-Manche,  de  ce  fait  qu'il  s'y  rencontre  tou- 
jours un  Shakespeare,  un  Milton,  un  Bums,  un 
Byron,  un  Tennyson,  un  Wordsworth,  et,  pour  peu 
que  la  station  soit  de  quelque  importance,  un 
Cowper,  un  Keats,  un  Shelley,  un  Browning?  C'est 
que  l'œuvre  des  poètes  anglais  ne  sert  pas  seule- 
ment au  régal  des  lettrés.  Elle  fait  la  pâture  d'une 
masse  énorme  d'hommes  et  de  femmes,  occupés 
d'ailleurs  au  métier  quotidien,  mais  rendus  capa- 
bles d'aimer  les  beaux  vers,  soit  par  la  nature  mé- 
ditative de  la  race,  soit  par  la  familiarité  cons- 
tante avec  ce  prodigieux  livre  de  poésie  qui  est 
l'Ancien  Testament.  Il  ne  semble  pas  qu'il  en  ait 
jamais  été  de  même  chez  nous.  Qui  a  fait  la  for- 
tune de  Ronsard  et  de  ses  disciples?  Des  érudits 
et  des  grands  seigneurs.  Sans  la  faveur  du  roi  et 
les  applaudissements  de  la  cour,  Racine  et  Boileau 
eussent-ils  triomphé  du  même  absolu  triomphe? 
Lamartine  et  Victor  Hugo  eussent-ils  obtenu, 
sans  le  secours  de  la  réaction  monarchique  et 
religieuse,  contempcwaine  de  leur  jeunesse,  leur 
popularité  immense,  popularité  balancée  par  la 
gloire  du  poète  le  plus  prosaïque,  le  moins 
exaltant  qui  fut  jamais,  Béranger,  simplement 
parce  que  ce  dernier  représentait  une  tendance 
politique    en    vogue?    Et    quand    un    poète    qui 


L'ESTHÉTIQUE    DU    PARNASSE  251 

n'est  que  poète  obtient  la  renommée,  c'est  d'ordi- 
naire par  les  portions  de  son  talent  que  les  véri- 
tables amants  de  son  génie  voudraient  en  distraire. 
Tel  fut  le  sort  d'Alfred  de  Musset,  que  sa  sublime 
Portia,  son  adorable  A  quoi  révent  les  jeunes  filleSy 
ses  tragiques  Marrons  du  feu  n'auraient  jamais 
servi  autant  que  l'a  fait  le  dandysme  voltairien  du 
début  de  Namouna  et  de  la  Bonne  Fortune.  On  a 
loué  ce  grand  poète  de  ses  négligences  affectées 
d'artiste,  on  l'a  célébré  parce  qu'il  était  un  homme 
d'esprit  et  un  amoureux,  —  comme  si  dans  une 
œuvre  de  poésie  il  pouvait  se  rencontrer  une  vertu 
supérieure  à  la  beauté  poétique  pure.  En  revanche, 
ni  la  Comédie  de  la  Mort  de  Gautier,  ni  le  Joseph 
Delorme  de  Sainte-Beuve,  ni  le  Moïse  et  la  Maison 
du  berger  d'Alfred  de  Vigny,  ni  le  Fiant o  de  Bar- 
bier, ni  les  Dernières  Faroles  d'Antony  Deschamps 
n'ont  pu  percer  jusqu'au  grand  public,  parce  qu'il 
n'y  avait  là  que  de  la  poésie.  Ces  poèmes,  —  dont 
le  dernier  nommé  est  un  chef-d'œuvre  d'analyse 
égal  à  Adolphe,  —  sont  demeurés  le  domaine 
propre  des  lettrés  auxquels  la  foule  a  rendu  La- 
martine, aujourd'hui  qu'elle  n'a  plus  à  voir  en  lui 
qu'un  poète,  auxquels  elle  va  rendrç  Victor  Hugo, 
maintenant  que  les  basses  passions  démocratiques 
ne  trouvent  plus  de  quoi  admirer  dans  l'auteur  de 
Ruth  et  Booz  et  de  la  Rose  de  Vlnfante  le  polé- 
miste puéril  des  Châtiments.  La  puissance  du 
lyrisme,  la  magnificence  de  la  vision,  la  magie 
du  rêve.  —  ces  qualités  constitutives  de  la  beauté 
poétique,  —  ne  sont  certes  pas  étrangères  à  notre 


252  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

race,  mais  on  dirait  qu'elles  sont  plutôt  acquises 
pour  nos  esprits,  et  que  notre  goût  inné  nous 
porte  davantage  vers  l'amour  d'une  poésie  presque 
dépouillée  de  tout  élément  poétique,  d'une  poésie 
où  cet  élément  soit  du  moins  assagi  et  mélangé 
d'une  forte  dose  d'autres  principes.  Le  Voltaire 
des  petites  pièces,  du  «Si  vous  voulez  que  j'aime 
encore...  »  et  de  tant  de  délicats  badinages,  tous  les 
chansonniers  galants  ou  moqueurs  du  dix-huitième 
siècle  sont  bien  plus  suivant  notre  tempérament 
national  que  le  Victor  Hugo  de  la  Légende  des 
Siècles,  et  la  plupart  d'entre  nous  n'arrivent  à  bien 
sentir  cette  poésie,  ainsi  que  M.  Sarcey  l'avouait  de 
lui-même  avec  sa  bonne  foi  accoutumée  dans  ses 
Souvenirs,  que  par  éducation. 

Ces  remarques,  si  elles  sont  exactes,  ne  suffisent- 
elles  pas  à  expliquer  comment  les  Parnassiens  se 
sont  trouvés  aussitôt  en  antipathie  avec  le  public? 
Il  y  avait  à  cela  deux  raisons,  dont  l'une  résidait 
dans  le  fond  même  de  l'esthétique  de  l'école;  la 
seconde  dans  le  caractère  d'exotisme  qu'affectait 
volontiers  son  inspiration.  Elle  est  assez  rnalai- 
sée  à  définir,  cette  esthétique,  —  lien  commun 
entre  des  esprits  aussi  différents  que  ceux  de 
M.  SuUy-Prudhomme,  de  M.  Valade  et  de  M.  Men- 
dès  par  exemple.  Il  est  pourtant  un  point  sur  le- 
quel ces  trois  écrivains  et  tous  leurs  confrères  du 
Parnasse  seraient  d'accord^  à  savoir  que  la  pre- 
mière qualité  d'un  poème,  celle  qui  le  constitue 
essentiellement  oeuvre  de  poète,  réside  en  ceci  : 
que  les   vers  en   soient  bien    faits.    C'est   là   une 


L'ESTHÉTIQUE    DU    PARNASSE  253 

formule  qui  serait  très  simple,  si,  derrière  les  pro- 
blèmes de  facture,  ne  se  dissimulait  une  philoso- 
phie entière  de  l'art.  Cette  formule  suppose,  en 
effet,  qu'il  y  a  une  langue  poétique  spéciale,  la- 
quelle a  sa  beauté  propre,  comme  la  langue  de  la 
musique  et  comme  celle  de  la  peinture.  Or,  en  quoi 
réâide  essentiellement  cette  beauté?  Ce  n'est  pas 
dans  la  passion.  L'amant  h  plus  sincère,  même 
s'il  traduit  son  cœur  avec  intensité,  pourra  écrire 
des  vers  touchants  qui  ne  seront  pas  de  beaux  vers. 
Ce  n'est  pas  dans  la  vérité  des  idées  exprimées. 
Les  plus  grandes  vérités  du  monde,  celles  de  la 
géologie,  de  la  physique,  de  l'astronomie  ne  pa- 
raissent pas  susceptibles  de  recevoir  une  expression 
poétique.  Ce  n'est  pas  dans  l'éloquence.  Tous  les 
connaisseurs  savent  bien  que  telle  tirade  de  tel 
illustre  auteur  dramatique  est  souverainement  élo- 
quente sans  avoir  une  grande  valeur  de  poésie. 
Certes  l'éloquence,  la  vérité,  la  passion  peuvent  être 
poétiques  au  plus  haut  degré,  mais  à  de  certaines 
conditions  seulement.  Quelles  conditions?  C'est  à 
les  rechercher  que  s'est  consacré  l'effort  de  l'école 
du  Parnasse.  Il  a  semblé  aux  adeptes  de  cette 
école  que  la  vertu  essentielle  de  la  poésie  était  la 
suggestion,  entendez  par  là  le  pouvoir  d'évoquer 
des  images,  ou  des  états  particuliers  de  l'âme,  avec 
des  rencontres  de  syllabes,  si  étroitement  liées  à 
ces  images  et  à  ces  états  de  l'âme  qu'elles  en  fus- 
sent comme  la  figure  perceptible.  C'est  en  vertu  de 
ce  principe  que  ces  poètes  se  sont  appliqués  à  une 
étude  savante  et  raffinée  des  rapports  entre  l'ex- 


254  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

pression  et  l'impression.  S'ils  mettent  à  la  rime 
des  mots  sonores  et  singuliers,  c'est  afin  que  cette 
singularité  imprime  plus  profondément  ces  mots 
dans  l'imagination  du  lecteur,  et  avec  eux  évoque 
un  cortège  de  sensations  d'un  certain  ordre.  Con- 
sidérez de  ce  point  de  vue  cette  stance  d'un  d'entre 
eux  sur  la  Mort  d'Adonis,  et  reconnaissez  avec 
quel  savant  artifice  chacun  des  vers  se  termine 
sur  un  mot  qui  s'accorde  à  l'effet  total  de  mys- 
tère et  de  sensualité  cherché  par  le  poète  : 

Car  sur  un  lit  jonché  d'hyacinthe ^^ewriV, 

La  mort  ayant  fermé  ses  beaux  yeux  languissants, 

Repose  parfumé  d'aromate  et  à'eticens 

Le  jeune  homme  adoré  des  vierges  de  Syrie. 

Victor  Hugo  s'est  écrié  dans  une  des  pièces  les 
plus  profondes  des  Contemplations  : 

Car  le  mot,  qu'on  le  sache,  est  un  être  vivant. 

Les  poètes  du  Parnasse  adoptèrent  cette  doc- 
trine dans  sa  pleine  rigueur.  De  là  dérive  leur 
souci  de  l'épithète  rare,  leur  scrupule  sur  la- dé- 
licatesse et  sur  la  sonorité  des  termes.  De  là 
aussi  leur  travail  pour  donner  à  chaque  vocable 
une  valeur  de  position,  car  les  mots  placés  les 
uns  à  côté  des  autres  se  modifient  par  récipro- 
cité, comme  les  couleurs  dans  un  tableau.  De 
là  encore  leur  amour  des  allitérations,  des  cou- 
pes significatives,  des  rythmes  spéciaux.  A  cette 
recherche  d'une  beauté  poétique  pure,  ils  ont  tout 
sacrifié,  appliquant  ainsi  une  théorie  de  Buffon 
qui  disait  du  style  :  a  Toutes  les  beautés  intellec- 


L'ESTfiÉTIQUE    DU    PARNASSE  255 

tuelles  qui  s'y  trouvent,  tous  les  rapports  dont  il 
est  composé,  sont  autant  de  vérités  aussi  utiles,  et 
peut-être  plus  précieuses  pour  l'esprit  public,  que 
celles  qui  peuvent  faire  le  fond  du  sujet.» 

Si  le  lecteur  français  est  déjà  peu  disposé  par 
nature  à  goûter  des  vers  pour  leur  beauté  propre, 
il  l'est  moins  encore  à  les  goûter  lorsque  cette 
beauté  se  trouve  ainsi  raffinée  et  compliquée.  Dans 
le  cas  des  poètes  du  Parnasse,  une  autre  cause  de 
malentendu  se  rencontrait.  Je  l'ai  indiquée  tout  à 
l'heure,  quand  j'ai  parlé  de  leur  exotisme.  La  trace 
des  grands  artistes  étrangers,  et  des  plus  opposés 
au  génie  national,  apparaît  partout  dans  l'œuvre 
des  maîtres  et  des  disciples  de  cette  école.  M.  Le- 
conte  de  Lisle  s'était  éperdument  plongé  dans 
l'abîme  du  rêve  hindou.  Baudelaire,  à  la  suite  de 
Quincey  et  de  Poë,  s'était  assimilé  la  portion  la 
plus  douloureusement  singulière  de  l'âme  anglo- 
saxonne.  Le  germanisme  intense  de  Richard 
Wagner  ensorcelait  plusieurs  des  artistes  du 
groupe.  Toutes  ces  influences,  d'autres  encore,  se 
réunissaient  pour  que  l'Idéal  de  la  jeune  école  poé- 
tique devînt  quelque  chose  de  complexe,  de  nou- 
veau, d'inaccessible  aussi  à  ceux  qui  n'avaient  pas 
traversé  les  mêmes  initiations.  Un  observateur  phi- 
losophe reconnaîtrait  là  une  des  formes  littéraires 
d'un  certain  cosmopolitisme  contemporain.  Il  re- 
marquerait que  les  deux  poètes  qui  réussirent  le 
mieux  auprès  du  public,  dans  ce  cénacle  de  1860 
et  des  années  suivantes,  furent  précisément  ceux 
qui  échappèrent  le  plus  à  cette  influence  cosmopo- 


2S6  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

lite,  MM.  Sully-Prudhomme  et  François  Coppée. 
C'était  là  aussi  une  continuation  du  romantisme, 
car  presque  tous  les  poètes  de  1830  furent  tentés 
par  la  poésie  exotique,  depuis  Victor  Hugo,  qui 
écrivait  les  Orientales^  jusqu'à  Sainte-Beuve  que 
préoccupaient  les  lakistes,  sans  parler  de  Lamar- 
tine et  d'Alfred  de  Musset  qui  chantaient  l'Italie 
et  l'Espagne,  le  premier  pour  y  avoir  aimé,  le 
second,  à  peine  âgé  de  vingt  ans,  pour  avoir 
désiré  d'y  aimer.  Mais  les  romantiques  essayaient 
de  prendre  aux  littératures  étrangères  ce  qui  pou- 
vait s'adapter  au  génie  de  notre  race.  Les  poètes 
du  Parnasse  s'efforçaient  au  contraire  de  s'assi- 
miler ce  qu'il  y  a  de  plus  rare  dans  l'originalité 
des  génies  étrangers.  Arrivés  tard  et  cherchant  un 
a  frisson  nouveau  »,  comme  disait  Victor  Hugo 
de  Beaudelaire,  ils  ont  bien  arraché  à  notre  vieille 
langue  une  musique  dont  elle  n'était  pas  capable 
jusque-là,  —  mais,  de  cette  musique,  il'.î  ont  dû 
être  seuls  à  jouir  pendant  longtemps.  L'oreille  du 
public  n'y  était  pas  façonnée. 


III 


Que  reste-t-il  aujourd'hui  de  cette  école  poétique, 
grandie  durant  les  dernières  années  de  l'Empire,  et 
dispersée  depuis  la  gvierre,  comme  le  fut  le  groupe 
romantique  après  la  révolution  de  1830?  Des 
poèmes  d'abord,  de  quoi  former  un  volume  d'an- 


L'ESTHÉTIQUE    DU    PARNASSE  757 

thologie  qui  tiendra  sa  place  dans  la  grande  his- 
toire des  Lettres  françaises;  —  une  technique  en 
second  lieu  qui,  longtemps  encore,  imposera  aux 
nouveaux  venus  le  souci  de  la  beauté  de  la 
forme  (i).  Et  c'est  sur  ce  mot  de  Beauté  gue  je 
voudrais  finir  cette  brève  analyse  de  quelques 
idées  cPïères  à  ces  poètes.  Les  théories  d'esthétique 
sont  choses  de  discussion,  et  l'on  disputera  indéfi- 
niment entre  partisans  de  la  couleur  et  du  dessin, 
entre  dévots  de  l'art  antique  et  fervents  de  l'art 
moderne,  entre  adorateurs  du  rêve  et  copistes  du 
réel,  entre  poètes  de  l'image  et  poètes  de  l'idée. 
Mais  la  question  suprême  à  se  poser  sur  un  artiste 
est  celle-ci  :  —  de  quel  amour  a-t-il  chéri  la 
Beauté?  Les  poètes  du  Parnasse,  à  cette  question, 
peuvent  répondre  qu'ils  l'ont  adorée,  elle,  l'inac- 
cessible, la  céleste,  de  toute  la  ferveur  dont  ils 
étaient  capables.  Dans  notre  âge  o\x  l'Utile  et  le 
Vrai  sont  les  rois  du  monde,  ils  ont  dressé  un 
autel  à  la  pure  Déesse,  à  celle  que  les  rêveurs  du 
moyen  âge  incarnaient  dans  l'Hélène  apparue  au 
docteur  Faust.  Nous  ressemblons,  tous,  ou  plus 
ou  moins,  aujourd'hui,  au  vieil  alchimiste,  perdu 
parmi  ses  creusets  et  ses  livres;  nous  avons,  comme 
lui,  l'âme  surchargée;  notre  intelligence  plie  sous 


(i)  Prédiction  qui  semble  démentie  par  les  faits.  Pourtant,  si 
l'on  considère  le  principe  de  l'esthétique  des  nouvelles  écoles 
contemporaines,  on  trouvera  qu'il  est  le  même  que  celui  du  Par- 
nasse, puisque  ces  écoles  ont  pour  but  la  suggestion.  C'est  par 
le  moyen  de  produire  cette  suggestion  qu'elles  diffèrent  de  leur 
aînées.  (Note  de  1899.) 


258  ÉTUDES    ET  PORTRAITS 

les  connaissances  héritées  des  siècles  morts  ; 
quelques-uns,  à  de  certaines  heures),  ferment  les 
livres,  laissent  s'éteindre  le  feu  du  laboratoire,  et 
ils  invoquent  le  mystérieux  et  consolant  fantôme. 
La  voici  venir,  celle  pour  qui  ont  souffert  tous  les 
grands  artistes,  celle  dont  le  sourire  et  le  regard 
semblent  parfois  la  raison  d'être  de  ce  dur  monde, 
celle  qu'Homère  a  chantée,  que  Gœthe  a  priée,  que 
Gustave  Moreau  a  peinte  debout  sur  les  remparts 
de  Troie,  une  fleur  dans  sa  main  parmi  la  jonchée 
des  héros  tombés  pour  elle  : 

Elle  seule  survit,  immuable,  immortelle. 

La  mort  peut  disperser  les  univers  tremblants, 

Mais  la  Beauté  sourit,  et  tout  renaît  en  elle, 

Et  les  mondes  encor  roulent  sous  ses  pieds  blancs. 

C'est  parce  qu'ils  l'ont  profondément  aimée, 
cette  immortelle  Beauté,  que  les  poètes  du  Par- 
nasse méritent  que  la  critique  parle  d'eux  avec 
respect,  et  que  leur  effort  n'aura  pas  été  tout  entier 
perdu. 


III 
DEUX   PARADOXES 

D'UN    DEMI-SAVANT  (i) 


I 

PARADOXE   SUR    LA    MUSIQUE 

Mon  homme,  je  l'avoue  ingénument,  appartient 
à  ce  que  l'on  appelle  —  ou  que  l'on  appelait  —  la 
mauvaise  compagnie.  Il  a  été  ouvrier  dans  sa  jeu- 
nesse. La  rencontre  de  quelques  rapins  l'a  détourné 
de  son  métier  vers  les  seize  ans.  Il  s'est  cru  peintre. 
Puis,  dans  le  monde  très  mêlé  de  petits  ateliers,  il 
a  rencontré  une  façon  de  philosophe  qui  lui  prête 
Proudhon.  Mon  homme  est  bouleversé.  Il  jette  le 
pinceau  et  prend  la  plume.  Il  ne  siavait  pas  l'or- 
thographe; il  l'a  apprise,  ainsi  que  le  latin,  l'al- 
lemand, la  métaphysique,  un  peu  de  sciences  na- 
turelles, l'histoire.  Il  s'est  mal  instruit,  par  bribes 
et  hâtivement,  entre  deux  articles  de  journaux. 
Car  il  a  écrit,  et  beaucoup,  dans  les  feuilles  socia- 

(i)  1882. 


26o  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

listes  de  la  an  de  l'Empire.  La  Commune  l'eût 
trouvé  prêt  à  siéger  à  côté  de  son  ami,  le  réfrac- 
taire  Vallès,  s'il  n'eût  été  assez  gravement  malade 
des  suites  d'une  blessure  Tççue  à  Chajnpigny.  De- 
puis lors,  il  a  jeté  le  pinceau  et  pris  la  cornue.  Il 
est  chimiste.  Il  a  hérité  d'environ  dix-huit  cents 
francs  de  rentes,  dont  il  vit. 

Le  personnage  est  un  type.  Il  a  un  brave  cœur 
tout  d'une  pièce  et  un  esprit  en  morceaux,  comme 
un  morceau  de  verre  tombé  par  terre.  Il  formule 
les  théories  les  plus  saugrenues  où  des  éclairs  de 
raison  brillent  par  instants,  puis  ce  sont  d'inter- 
minables déclamations,  je  l'ai  connu  dans  ma 
prime  jeunesse,  au  bureau  d'un  petit  journal  litté- 
raire où  je  collaborais  timidement.  Mon  homme  ne 
me  rencontre  jamais  sans  m'aborder.  Il  essaie  de 
me  convertir  au  socialisme  et  à  ses  pauvretés  doc- 
trinales. Il  réussit  peu,  mais  je  l'écoute.  Comme  à 
beaucoup  d'apôtres  cela  lui  suffît.  Ceux  qui  le  con- 
naissent l'ont  déjà  reconnu.  Pour  les  autres,  j'ajou- 
terai qu'il  est  hirsute  comme  le  paysan  du  Danube, 
grisonnant,  mal  nippé,  le  teint  bilieux,  une  vilaine 
barbe.  Les  yeux  bruns  et  le  front  sont  magni- 
fiques. 

Il  était  furieux,  l'autre  jour,  quand  il  me  prit  le 
bras  à  l'Odéon  : 

Sous  les  piliers  tournants  de  la  vague  demeure, 

ainsi  que  s'exprimait  Sainte-Beuve  en  ses  mauvais 
jours  de  poésie  compliquée.  «Lisez  ceci,»  fit-il  en 


DEUX    PARADOXES   D'UN    DEMI-SAVANT      261 

me  tendant  un  journal  à  l'article  Gazette  des  tri- 
bunaux. Je  lus  en  effet.  C'était  le  détail  d'un  gro- 
tesque procès  intenté  au  directeur  de  l'Opéra  par 
un  dilettante  intransigeant.  Le  dilettante  a  loué 
une  loge  pour  entendre  la  Favorite.  On  lui  fait  en- 
tendre la  Favorite,  mais  légèrement  modifiée  pour 
les  besoins  de  la  scène.  Il  y  a  donc  eu  dol  dans  la 
livraison  de  la  marchandise.  Sur  quoi  le  dilettante 
réclame  des  dommages-intérêts.  «  Parbleu,  »  dis-je, 
«  voilà  un  étrange  original.  Mais  qu'y  a-t-il  là  qui 
vous  mette  hors  de  vous?...»  —  «Il  y  a  que  les 
Français  deviennent  fous,»  répliqua-t-il  avec  con- 
viction. Je  flairai  une  de  ces  sorties  foudroyantes 
où  ce  diable  d'homme  mêle  toujours  deux  ou 
trois  phrases  qui  rachètent  par  leur  éloquence  le 
désordre  du  reste,  et  je  me  laissai  entraîner  par 
lui  jusqu'au  Luxembourg.  Il  parlait,  s'interrom- 
pait, roulait  une  cigarette,  l'allumait.  La  cigarette 
s'éteignait,  puis  l'allumette.  Il  les  jetait,  secouait 
îe  parement  de  mon  pardessus.  Bref,  voici  le  mo- 
nologue qu'il  prononça  pour  mon  édification  esthé- 
tique, —  ou  à  peu  près  : 

—  «  Oui,  »  s'écria-t-il,  «  fous  par  idolâtrie... 
Vous  riez,  monsieur  le  psychologue,  ignorez-vous 
que  le  monde  est  plein  d'idolâtres  qui  ont  déplacé 
la  notion  de  Dieu,  et  qui  adorent  un  tas  d'êtres  ou 
d'objets  d'un  véritable  culte  de  latrie,  comme 
disent  les  mystiques?  Vous  voyez  ce  plaideur  sin- 
gulier qui  s'indigne  de  ce  que  l'on  ne  vénère  pas 
son  Donizetti  comme  un  Dieu?  C'est  une  excep- 


202  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

tion  ?  Ah  !  que  non  !  C'est  un  symbole  du  Mélo- 
mane. La  plupart  incarnent  leur  Dieu  ailleurs, 
dans  Wagner  ou  dans  Bach.  C'est  exactement  la 
même  chose.  Et  c'est  de  l'idolâtrie  au  premier 
chef,  avec  accompagnement  de  cérémonies  appro- 
priées. Idolâtrie  et  cérémonies  gagnent  chaque 
jour.  Le  dimanche,  ce  peuple  ne  va  plus  à  la 
messe,  il  va  au  concert.  Le  soir,  sous  prétexte  de 
vous  offrir  une  tasse  de  thé,  que  font  les  ido- 
lâtres? Ils  vous  attirent  dans  un  concert.  De  la 
conversation,  de  cet  aimable  goût  qu'avaient  nos 
pères  de  jouer  à  la  raquette  avec  les  idées,  que 
reste-t-il?  Absolument  rien.  Violons,  pianos,  vio- 
loncelles, altos  ont  expulsé  l'esprit  comme  profane 
et  irrévérencieux,  et  en  son  lieu  et  place  règne, 
triomphe,  se  pavane  la  sacro-sainte,  la  céleste,  la 
surnaturelle  musique?...» 

«  —  Cela  revient  à  dire  que  vous  êtes  de  l'avis 
de  Gautier  :  pour  vous  la  musique  est  un  bruit 
pluB  cher  que  les  autres.  Il  vous  manque  un  sens, 
voilà  tout...» 

Le  personnage  me  regarda  d'un  œil  attendri  :' 
—  a  II  me  manque  un  sens?...  Mais  c'est  précisé- 
ment parce  que  je  l'aime  vraiment,  la  musique, 
mais  en  homme  et  non  pas  en  pédant,  que  je  vous 
parle  comme  je  fais  et  que  je  m'indigne  contre 
cette  universelle  affectation  d'engouement.  Tel  que 
vous  me  voyez,  il  y  a  des  airs  que  je  n'entends  ja- 
mais sans  trembler.»  —  Et  il  fredonna  quelques 
notes,  de  la  voix  la  plus  rauque  du  monde,  a  Celui- 


DEUX    PARADOXES   D'UN    DEMI-SAVANT      263 

ci  pcir  exemple.  C'est  le  début  d'une  mazurka  d^ 
Chopin...  Je  chante  faux...  »  ajouta-t-il,  en  voyant 
mon  nouveau  sourire.  «Qu'importe,  si  je  m'entends 
juste?  Mais  cet  air-là,  je  l'ai  compris,  parce  que 
je  l'ai  vécu...  C'était  dans  les  plus  romanesques 
circonstances.  Vous  étiez  trop  jeune  pour  avoir 
connu  cela,  »  fit-il  en  comptant  sur  ses  doigts. 
«Quatre,  cinq...  oui,  cinq  années  avant  la  guerre. 
Ce  n'est  pas  aujourd'hui,  pas  vrai?  Le  paysagiste 
Louis  R...  avait  pour  maîtresse  une  Russe,  la  plus 
singulière  créature  que  j'aie  connue,  très  bien  éle- 
vée, parfaitement  folle  et  poitrinaire  jusque  dans 
la  moelle  de  ses  os  qu'elle  avait  si  minces,  à  croire 
qu'on  lui  casserait  les  doigts  en  les  lui  serrant. 
Nous  allions  chez  eux  les  samedis.  Un  de  ces 
soirs-là,  il  faisait  clair  de  lune,  comme  dans  les 
ballades  romantiques.  Nous  avions  tous  un  je  ne 
sais  quoi,  les  uns  et  les  autres  :  des  phrases  de 
poète  qui  nous  bourdonnaient  dans  un  coin  de 
cerveau.  La  Russe  s'assied  au  piano  et  joue  cet  air, 
tout  doucement,  tout  lentement...  Elle  vibrait  jus- 
qu'au bout  des  notes.  Cette  musique  achevait  son 
être,  comme  ma  main  achève  mon  bras.  Le  frémis- 
sement contenu,  un  élan  sauvage  vers  un  impos- 
sible bonheur,  l'énervement  d'un  désir  malade  qui 
se  sait  d'avance  condamné  à  ne  jamais  se  réaliser, 
de  la  nostalgie  et  du  renoncement,  —  elle  mit  tout 
cela  dans  son  jeu.  Elle  ferma  le  piano  ensuite.  Il 
y  eut  un  silence,  et  nous  partîmes...  Voilà  comme 
j'anne   la  musique...»  , 

—  a  On  ne  peut  cependant  pas  vous  louer  des 


264  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

femmes  poitrinaires,  à  l'heure,  comme  des  fiacres, 
pour  vous  jouer  du  Chopin...» 

«  —  Non;  mais  on  ne  me  persuadera  jamais 
que  l'on  donne  rendez- vous  à  ces  sensations- là, 
comme  a  un  notaire,  à  heure  fixe.  A  neuf  heures 
dix  minutes,  vous  serez  tendre  et  mélancolique. 
A  dix  heures,  héroïque  et  gai.  Ma  parole  d'hon- 
neur, vos  programmes  de  concert  mériteraient  d'être 
rédigés  sur  ce  modèle.  Vous  ne  sortirez  jamais  de 
ce  dilemme  :  ou  vous  ne  comprendrez  pas  Cho-  ! 
pin  à  neuf  heures  dix  minutes,  ou  vous  ne  compren- 
drez pas  Bach  à  dix,  à  moins  detre  professeur 
d'harmonie  et  passé  maître  en  contre-point.  Or 
pour  combien  de  vos  mélomanes  est-ce  le  cas?...  Je 
m'en  tiens  donc  à  mon  rôle  d'ignorant  et  de  simple 
auditeur,  mais  de  bonne  foi;  et  je  vous  soutiens 
que  je  ne  dois  pas,  vous  m'entendez,  que  je  ne 
dois  pas  avoir  de  plaisir  à  un  de  vos  concerts  qui 
vont  de  Mozart  à  Rossini  et  de  Verdi  à  Beethoven. 
Qu'est-ce  qu'un  artiste?  Un  homme  qui  a  vécu 
une  certaine  vie,  senti  de  certains  sentiments,  et 
qui  raconte  cela.  Il  n'y  a  pas  d'art,  il  n'y  a  que 
de  l'humanité.  C'est  vrai  de  la  musique,  comme 
de  la  poésie,  de  la  peinture  et  de  la  sculpture. 
Comprendre  une  œuvre  d'art,  c'est  comprendre 
une  sensibilité,  un  spiritualiste  dirait  :  une  âme. 
Le  reste,  c'est  du  métier,  c'est-à-dire  un  monde 
spécial  auquel  je  tire  mon  chapeau,  mais  ce  métier, 
voulez-vous  me  dire  combien  le  possèdent,  encore 
un  coup?  Et  ces  gens  s'interdisent  d'avoir  le  plai- 


DEUX  PARADOXES   D'UN    DEMI-SAVANT      265 

sir  qu'ils  peuvent  avoir  pour  courir  après  celui 
qu'ils  auraient,  —  s'ils  étaient  les  techniciens  qu'ils 
ne  sont  pas!...  Les  maîtres  italiens,  vous  les  dé- 
daignez, je  le  sais,  en  votre  qualité  d'amateur  de 
musique  savante,  mais  avez-vous  vécu  dans  le 
Midi?  J'ai  là,  dans  mon  souvenir,  un  petit  café 
de  Toulon,  sur  le  joli  quai  garni  de  tendelets... 
C'était  au  printemps,  un  soir  encore.  Décidément, 
mon  imagination  est  comme  les  belles-de-nuit,  elle 
s'ouvre  à  la  lune.  Il  soufflait  un  tantinet  de  brise 
de  mer.  Nous  prenions  des  glaces.  Des  mandoli- 
nistes  arrivent  qui  nous  jouent  des  airs  de  Naples. 
La  facile  et  fine  mélodie  nous  ravissait  tous.  Pour- 
quoi? parce  qu'elle  s'adaptait  à  la  fine  et  facile 
sensation  que  procurait  au  corps  cette  atmosphère 
méridionale,  ce  ciel  léger,  cette  brise  douce.  C'était 
an  peu  d'Italie  que  ce  coin  de  Provence.  Allez 
donc  jouer  ces  airs-là  dans  le  Nord!  Autant  vau- 
drait y  planter  des  orangers...» 

Et  l'implacable  sophiste  continua  une  longue 
heure.  Il  avait  voyagé.  Il  me  raconta  une  visite  à 
Munich,  avant  la  guerre,  et  qu'il  avait  entendu  le 
choral  de  Luther  entonné  à  pleine  voix  par  une 
tablée  d'étudiants  :  —  «  ...De  vrais  fils  de  la 
brume.  C'est  de  la  brume  chantée,  ce  choral,  avec 
tout  ce  qu'il  contient  de  profond  et  d'enveloppé,  de 
sérieux  et  de  réfléchi,  l'existence  dans  cette  brume 
froide,  sans  le  gai  soleil,  sans  l'allure  voluptueu- 
sement vive  que  le  sang  de  nos  veines  prend  sous 
le  ciel  provençal...  Où  je  veux  en  venir?  A  ceci, 


266  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

que  la  musique  est  cela  pour  un  profane  ou  qu'elle 
n'est  rien.  C'est  une  langue  comme  une  autre,  mais 
qu'il  faut  traduire.  Eh  bien,  vous  ne  me  convain- 
crez pas  que  cette  traduction  s'improvise  dans  un 
coin  de  salon,  là,  subitement,  sans  préparation, 
entre  des  messieurs  en  habit  noir,  ou  au  concert, 
dans  des  conditions  pires  encore.  Mais  voilà!  La 
mode  s'impose.  On  ne  comprend  pas,  on  adore  plu? 
aveuglément.   Idolâtrie,  vous  dis-je,   idolâtrie!...» 

—  «Vous  avez  fini?...»  repris-je,  et,  sur  son 
mouvement  de  tête  affirmatif  :  —  «Vous  ne  savez 
pas  une  note  de  musique,  voilà  ce  que  vous  venez 
de  dire  et  de  prouver  en  effet.  Rien  de  plus.  Indé- 
pendamment de  ce  sentinent  humain  dont  vous 
parlez,  une  suite  d'accords  est  belle  par  elle-même, 
comme  une  suite  de  couleurs  mises  à  côté  les  unes 
des  autres.  Pourquoi  voulez-vous  qu'à  force  d'en- 
tendre les  maîtres,  un  amateur  n'arrive  pas  à  sentir 
cette  beauté-là,  même  sans  connaître  le  contre- 
point? Vous  ne  la  goûtez  pas,  vous,  cette  beauté. 
Pour  vous,  la  musique  est  un  verre  de  liqueur  qui 
vous  plaît  ou  qui  vous  déplaît  suivant  l'heure,  la 
disposition  de  votre  estomac,  ce  que  vous  avez 
mangé  à  dîner.  C'est  précisément  ce  qui  vous  sé- 
pare de  l'artiste...  » 

—  «  Possible  !  » 

—  «  Mads  comme  vous  êtes  le  théoricien  acharné 
de  votre  ignorance,  vous  ne  changerez  jamais.  » 

—  a  Probable  !  » 

Sur'^ce  mot,  tout  distrait,  fredonnant  sa  ma- 
zurka, il  me  serre  la  main  et  disparaît,  marchant 


DEUX    PARADOXES    D'UN    DEMI-SAVANT      267 

à  grands  pas.  Son  paradoxe  m'avait  diverti.  En 
y  réfléchissant,  il  me  parut  que  si  sa  conclusion 
était  outrée,  elle  avait  le  mérite  de  la  franchise  et 
que  l'analyse  de  ses  sensations  pouvait  intéresser. 
Je  rédigeai  du  mieux  que  je  pus,  sitôt  rentré,  ces 
phrases  dont  quelques  lecteurs  reconnaîtront  peut- 
être,  sans  l'avouer,  qu'elles  expriment  ce  qu'ils  pen- 
sent eux-mêmes.  —  Excusez  les  fautes  du  sténo- 
graphe. 


II 

PARADOXE    SUR    LA   COULEUR 

Cette  fois,  je  le  rencontrai  dans  une  salle  d'une 
petite  exposition  que  des  peintres  indépendants 
avaient  organisée  au  boulevard  des  Capucines.  Par 
les  fenêtres  entr'ouvertes  et  qui  donnent  sur  une 
cour,  on  aperçoit  un  intérieur  de  couturière.  Les 
bustes  sans  tête  des  mannequins  tendent  de  leurs 
seins  en  bois  l'étoffe  claire  ou  sombre  des  robes. 
Toutes  sortes  d'échantillons  traînent  sur  la  table. 
Là-haut,  un  morceau  de  ciel  bleuit  dans  l'angle 
du  toit.  Mon  homme  regardait  ce  coin  de  Paris  au 
lieu  de  regarder  les  tableaux  :  —  «Vous  lorgnez 
une  jolie  fille?...»  lui  dis-je  en  manière  de  salut 
Il  répliqua  :  «Pas  le  moins  du  monde;  j'étudie  ma 
seiiBation  de  la  couleur...»  Et  comme  la  manie 
des  idées  générales  talonnait  son  intelligence,  le 
voilà  qui  commence  une  théorie  de  la  vision.  Je 


268  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

quitte  la  salle.  Il  prend  mon  bras  et  m'accorn- 
pagne.  Deux  romans  nouveaux  gonflent  la  poche 
un  peu  déformée  de  son  pardessus  de  bouquiniste. 
Il  les  tire  pour  me  montrer  une  page.  Il  ne  voit 
plus  que  sa  pensée.  Est-il  au  boulevard?  Est-il  en 
Chine?  O  puissance  de  la  métaphysique!  Il  n'en 
sait  rien.  Il  invente  ses  idées  en  me  parlant.  Il  ges- 
ticule. L'autre  jour  il  m'avait  exposé  une  théorie 
de  la  musique;  maintenant  c'est  une  hypothèse 
sur  la  peinture.  Demain  il  me  parlera  médecine. 
Heureux  personnage  qui  croit  tout  savoir,  pendant 
qu'il  parle! 

Il  disait  :  —  «  C'est  la  dixième  fois  au  moins 
que  je  rends  visite  à  ces  tableaux.  Ce  n'est  pas 
que  je  les  aime.  Ou  ceux-là  ou  d'autres!...  Je  n'ai 
pas  le  sentiment  des  beaux-arts,  étant  incapable 
de  me  représenter  autre  chose  que  des  abstrac- 
tions.» Remarquez  qu'il  m'avait  soutenu  le  con- 
traire, dans  notre  dernière  causerie,  avec  une  égale 
bonne  foi.  aAIais  ces  peintres-ci  m'intéressent  pas- 
sionnément pour  un  autre  motif.  Ils  confirment 
toutes  mes  réflexions  sur  la  personnalité  des  sens. 
Je  suis  convaincu  que,  les  uns  et  les  autres,  nous 
avons  des  sensations  analogues,  mais  seulement 
analogues,  et  jamais  identiques.  Un  violet,  tenez, 
celui  de  ces  violettes,»  —  et  il  achète  un  bou- 
quet à  une  marchande  qui  vend  des  fleurs  près 
d'un  café,  —  «  m'affecte  d'une  façon,  vous  d'une 
autre.  La  différence  du  ton  est  presque  insigni- 
fiante, je  dirais  négligeable,  si  j'étais  un  mathé- 


DEUX   PARADOXES   D'UN   DEMI-SAVANT      269 

maticien;  mais,  pour  un  philosophe,  rien  n'est  né- 
gligeable, pas  plus  que  pour  un  artiste,  et  voilà 
ce  que  comprennent  nos  indépendants.  Cet  infini- 
ment petit  qui  distingue  nos  sensations  fait  l'ori- 
ginalité de  notre  tempérament.  Ils  s'acharnent  à 
le  rendre,  cet  infiniment  petit,  et,  à  s'acharner, 
à  étudier  le  menu  détail  de  leurs  sensations, 
ils  exaspèrent  leur  œil,  comme  les  écrivains  par 
l'exercice  habituel  de  l'attention  exaspèrent  en  eux 
le  frémissement  du  système  nerveux.  Nos  indé- 
pendants —  j'entends  les  sincères  —  en  arrivent 
à  percevoir  cette  mobilité  incessante  de  la  lumière 
que  la  physique  peut  bien  démontrer,  mais  non 
pas  rendre  réelle  pour  nos  rétines  encore  brutales. 
Une  sorte  d'impalpable  poussière  d'atomes  colorés 
flotte  dans  ce  que  nous  prenons  pour  de  l'ombre 
et  teinte  cette  ombre.  Ces  peintres  trempent  leurs 
pinceaux  dans  cette  poussière-là.  C'est  ainsi  qu'ils 
obtiennent  ces  colorations  singulières  qui  font 
hausser  les  épaules  au  visiteur  inattentif.  Supposez 
que  ce  visiteur  soit  un  psychologue  de  l'école  alle- 
mande, un  disciple  de  Fechner,  il  y  a  là  pour  lui 
un  problème  des  plus  curieux.  Vous  savez  que,  de 
l'autre  côté  du  Rhin,  ils  ont  déterminé  avec  des 
chiffres  la  mesure  de  nos  sensations.  Ils  savent,  par 
exemple,  de  combien  il  faut  augmenter  un  poids 
pour  que  cette  augmentation  soit  perceptible.  Cela 
est  précis  comme  un  compte  de  bourse,  monsieur. 
De  6  pour  100.  Ainsi,  vous  avez  cent  grammes  sur 
votre  main,  j'ajoute  un  gramme,  deux  grammes, 
quatre  grammes,  vous  ne  percevez  pas  une  diffé- 


270  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

rence.  A  six,  vous  percevez  cette  différence.  Si  c'est 
mille  grammes  que  vous  soupesez,  je  devrai  en 
ajouter  soixante  pour  que  la  perception  du  poids 
augmenté  se  produise.  Et  cela  est  vrai  de  l'œil 
comme  de  l'effort  musculaire.  Les  nuances  de  la 
même  couleur  ne  sont  appréciables  qu'à  des  inter- 
valles d'intensité  toujours  fixes.  Cette  fixité  est-elle 
absolue?  Une  éducation  particulière  de  l'œil  ne 
peut-elle  pas  permettre  de  diminuer  ces  intervalles? 
Précisément  nos  peintres  répondent  à  cette  ques- 
tion, car  leur  œil,  à  eux,  saisit  des  nuances  que  le 
nôtre  ne  saisit  pas,  —  pour  l'instant  du  moins,  car 
ils  feront  notre  éducation,  soyez-en  sûr...  Avez- 
vous  jamais  songé  à  ce  sujet  d'étude  :  l'histoire 
d'un  sens  à  travers  les  âges?  Ah!  si  les  historiens 
des  littératures  n'étaient  pas,  comme  dit  l'autre,  des 
hommes  qui  croient  que  la  Science  est  une  chose 
morte,  bonne  à  enfermer  dans  une  bouteille  de 
Leyde,  s'ils  comprenaient  vraiment  qu'une  langue, 
un  style  est  un  organisme  vivant,  —  cette  histoire 
deâ  littératures  nous  apprendrait  l'histoire  des 
sensations,  et  nous  suivrions,  d'âge  en  âge,  la  mo- 
dification artificielle  et  héréditaire  de  la  rétine 
humaine.  Examinez  nos  écrivains  actuels,  par 
exemple,  et  comparez  leurs  descriptions  à  celles 
des  auteurs  de  la  génération  de  1830,  vous  devi- 
nerez du  coup  qu'ils  ont  appris  à  regarder  à  une 
autre  école,  que  leur  œil  a  subi,  comment  faut-il 
dire?  une  amélioration  ou  une  déformation?  A 
coup  sûr  un  changement.  Tenez,  j'ouvre  ce  livre 
nouveau  du  réaliste  Huysmans,  un  de  ces  subtils 


DEUX    PARADOXES    D'UN    DEMI-SAVANT      271 

manieurs  de  style,  pour  qui  écrire  c'est  mettre  des 
papilles  nerveuses  sous  les  mots.  Cela  s'appelle  Eïi 
ménage,  et  voici  la  fin  d'une  description  d'un  mar- 
ché.» 

Et  il  "déploie  un  des  livres  qui  grossissent  sa 
poche,  il  cherche  une  page  cornée  et  me  dé- 
clame : 

« — Ajoute  encore  un  brouhaha  furieux,  des  gueu- 
lements  rauques  auxquels  répondent  des  crécelles 
aiguës  de  femmes,  fuis,  de  tous  côtés,  sous  le  vert- 
de-gris  des  bâches,  des  envolées  bleues  et  blanches 
de  blouses,  des  coups  de  rouge  frappés  par  des 
gilets  de  laine  à  manches,  des  taches  de  Vilas  pla- 
quées par  les  blouses  à  petites  raies  des  garçons 
bouchers;  enfin  des  blancs  de  bonnets,  et  des  noirs 
de  casquettes  montant  et  descendant  sans  arrêts, 
dans  le  flux  ininterrompu  des  têtes...  —  Examinez 
cette  phrase,  membre  à  membre,  en  laissant  de  côté 
vos  souvenirs  de  prose  classique.  N'est-il  pas  vrai 
que  l'écrivain  a  vu  des  objets,  non  plus  leur  ligne, 
mais  leur  tache,  mais  l'espèce  de  trou  criard  qu'ils 
creusent  sur  le  fond  uniforme  du  jour?  Alors 
la  décomposition  presque  barbare  de  l'adjectif  et 
du  substantif  s'est  faite  comme  d'elle-même  :  — 
les  noirs  de  casquette...  les  coiips  de  rouge  des 
gilets?...  —  Et  cet  autre,  ce  Pouvillon  dont  j'ai 
là  le  roman  rustique,  la  Césette,  un  délicieux  récit 
d'amour  campagnard.  Regardez  comme  il  décrit 
un  paysage  vu  à  la  lueur  d'un  éclair...  » 

Il  tire  un  second  volume  de  son  pardessus, 
cherche  une  nouvelle  page  cornée  et  recommence  : 


272  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

a  —  ...  Rien  d'abord.  Le  noir,  V obscur  de  la 
nuit,  et  fendant  que,  anxieuse,  elle  s^ obstine  à  fixer 
les  ténèbres,  le  ciel  longtemps  fermé  soulève  le 
bord  de  sa  paupière,  une  large  lueur  éclate,  et  tout 
un  viorceau  d!  horizon  jaillit  sur  le  blanc  de  V  éclair. 
Loin,  très  loin,  une  crête  de  coteau  frangée  d'ar- 
'bres,  et,  tout  près,  le  jardin  entier,  la  treille  verte, 
la  tête  ronde  des  choux,  tout,  jusqu^au  luisant 
d^une  bêche  oubliée  dans  un  carré  d'oignons... 
C'est  le  même  état  de  l'orgaiie  visuel  que  chez 
Huysmans;  —  l'obscur  de  la  nuit...  le  blatte  de 
V éclair...  le  luisant  de  la  bêche...  —  La  tache 
affecte  la  rétine  qui  saisit,  non  plus  le  contour, 
mais  le  petit  mouvement  lumineux  qui  fait  cou- 
leur. J'irai  plus  loin,  et  jusqu'au  bout  de  ma  théo- 
rie. Cette  modification  de  l'organe  correspond  à 
une  modification  bien  plus  profonde  dans  la  race. 
Vous  allez  sourire,  mais  n'est-il  pas  évident  que 
chez  nous,  et  avec  la  démocratie  grandissante,  la 
ligne  s'en  va,  comme  la  race  dont  elle  est  le  signe? 
Montez  sur  un  tramway  et  regardez  les  gens-  qui 
passent  dans  la  rue.  Voyez  comme  le  costume  a 
perdu  son  dessin,  comme  les  visages  ont  perdu 
leur  caractère  typique,  comme  la  charpente  osseuse, 
si  admirable  chez  les  peuples  d'une  tradition  de 
sang  soigneusement  consei\ ée  par  l'hérédité,  est 
ici  bizarre,  tourmentée,  sans  contour  net?  Ce  qu'il 
y  a  de  curieux,  c'est  la  vie  changeante  du  teint  ré- 
vélant tout  le  tempérament  et  l'heure  du  tempéra- 
ment, l'avant  ou  l'après  du  déjeuner.  L'existence 
s'est  morcelée,  l'homme  a  cessé  d'avoir  des  habi- 


DEUX    PARADOXES    D'UN    DEMI-SAVANT      273 

tudes  et  cette  cessation  imprime  à  son  visage,  à 
son  costume,  à  son  être  entier,  ce  je  ne  sais  quoi 
de  momentané,  la  marque  propre  de  toute  1  époque. 
Or,  qu'est-ce  que  la  tache?  C'est  un  moment  de  la 
lumière.  Et  voilà  pourquoi  les  peintres  et  les  écri- 
vains de  cette  époque  hâtive  et  à  la  minute  appren- 
nent, sans  trop  s'en  douter,  à  ne  plus  voir  que  des 
taches...  » 

Et  voilà  aussi  comment,  avec  cette  baguette  ma- 
gique qui  s'appelle  l'imagination,  un  rêveur,  qui  a 
beaucoup  lu  au  hasard,  peut  trouver,  suivant  le 
proverbe  ancien,  un  peu  de  tout  dans  tout.  Il 
énonça  encore  beaucoup  d'autres  théories,  une  fois 
lancé  sur  la  politique,  essayant  de  me  démontrer 
que  le  suffrage  universel  constitue  une  espèce 
d'impressionnisme  gouvernemental.  Oui,  heureux 
hom_me,  pour  qui  les  phénomènes  du  monde  ne 
sont  qu'un  métal  sur  quoi  frapper  l'efîigie  de  son 
système,  —  ou  He  ses  systèmes,  car,  avec  cela,  il 
a  la  bonne  fortune  d'être  inconséquent. 


iS 


IV 

PiÉFLEXIONS  SUR  L'ART  DU  ROMAN  ^'> 


Je  viens  de  relire  le  Rouge  et  le  Noir  de  Sten- 
dhal, qu'une  édition  nouvelle,  et  de  tous  points 
digne  du  livre,  a  remis  entre  les  mains  des  curieux 
de  littérature.  Nous)  devons  cette  édition  à  la  li- 
brairie Conquet,  qui  nous  avait  déjà  donné  la 
Chartreuse  de  Parme.  Par  la  qualité  du  papier,  par 
la  beauté  de  la  typographie,  par  l'exactitude  du 
texte,  par  la  finesse  des  eaux-fortes,  par  la  pré- 
face enfin  du  regretté  Léon  Chapron,  cette  publi- 
cation mérite  qu'on  la  signale  à  tous  ceux  qui 
aiment  ce  singulier  roman  et  son  non  moins  singu- 
lier auteur,  à  ceux  qui  ont  été  «  mordus  »  par 
Beyle;  —  le  mot  est  de  Sainte-Beuve,  —  et  il 
ajoutait  :  «Ceux  que  Beyle  a  mordus  sont  restés 

(i)  A  propos  de  la  réimpression  de  Rouge  et  Noir,  en  trois 
volumes,  par  l'éditeur  Conquet  (1884).  Cf.  dans  les  Essais  de 
psychologie  l'étude  sur  Stendhal,  et  les  appendices  H  et  I. 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU    ROMAN      275 

mordus.»  L'énigmatique  écrivain  qui  sigiia  du 
pseudonyme  de  Stendhal  tant  de  pages  d'une  ori- 
ginalité rare,  est,  en  effet,  de  ceux  qui  attirent  l'en- 
gouement ou  l'aversion.  Ses  lecteurs  deviennent 
presque  aussitôt  ou  ses  complices  ou  ses  ennemis». 
Ceux  qui  l'aiment  se  prennent  à  l'aimer  dans  ses 
défauts;  ceux  qu'il  rebute,  à  le  haïr  dans  ses  qua- 
lités. Le  même  Sainte-Beuve  lui  refusait  le  ta- 
lent de  conteur.  M.  Taine,  à  plusieurs  reprises, 
proclame  la  Chartreuse  de  Parme  un  des  premiers 
romans  de  ce  siècle.  Ce  pauvre  Léon  Chapron, 
dont  cette  préface  fut  le  dernier  travail,  n'admet- 
tait, lui,  que  le  Rouge  et  le  Noir.  Mais  son  enthou- 
siasme pour  ce  livre  touchait  à  la  dévotion.  Il  en 
savait  les  moindres  phrases  par  cœur.  Il  vous  ren- 
contrait sur  le  boulevard,  dansi  un  entr'acte  d'une 
première  représentation,  et  commençait  de  vous 
parler  de  Julien  Sorel,  de  Mme  de  Rénal,  de  l'abbé 
Frilair,  de  Mlle  de  la  Môle,  comme  Balzac  parlait 
d'Eugénie  Grandet  ou  du  baron  Hulot.  Réelle- 
ment Chapron  habitait  ce  livre,  et  il  n'était  pas  le 
seul,  car,  ayant  raconté,  dans  un  journal,  son  pro- 
jet de  fonder  un  dîner  des  Rougisies,  —  ou  ama- 
teurs passionnés  de  Rouge  et  Noir,  —  il  reçut 
lettres  sur  lettres,  parmi  lesquelles  un  billet  d'un 
Anglais  assez  fervent  admirateur  du  maître  pour 
avoir  voulu  réparer  à  ses  frais  la  tombe  d'Henri 
Beyle  au  cimetière  Montmartre,  cette  tombe  qui 
porte  comme  épitaphe  :  «J'ai  écrit,  j'ai  aimé,  j'ai 
vécu.»  J'imagine  que  ce  subtil  ironique  de  Sten- 
dhal  aurait  été  à  demi  étonné  de  ce  zèle  pieux. 


276  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

lui  qui  considérait  ses  ouvrages  comme  des  billets 
mis  à  la  loterie  :  «Je  pensais  n'être  pas  lu  avant 
1880,»  avouait-il  un  an  avant  sa  mort;  «j'ai  ren- 
voyé à  cette  époque  les  jouissances  de  Vimfrimè.      \ 
Quelque   ravaudeur   littéraire    fera   la   découverte     '■ 
de  mes  ouvrages.  »  Mais  il  y  a  une  grande  coquette    ■ 
cachée  au  fond  de  tout  grand  écrivain,  et  dans  la 
même  lettre  où  se  trouve  ce  passage,   Célimène- 
Beyle   laisse   apercevoir    sa   vraie   pensée    :    «  ].a 
mort,  »    dit-il    en   parlant    de   M.    de    Metternich, 
«nous  fait  changer  de  place  avec  ces  gens-là.  Ils 
peuvent   tout   sur   notre  corps   pendant    leur   vie, 
mais,  à  l'instant  de  la  mort,  l'oubli  les  enveloppe 
à  jamais.» 

Elles  ont  donc  été  réalisées,  et  au  delà,  les  am- 
bitions littéraires  de  Beyle.  Pourtant,  c'est  encore 
une  étrangeté  de  cette  renommée  étrange  que 
la  Chartreuse  de  Parme,  le  Rouge  et  le  Noir,  les 
Chroniques  italiennes,  soient  des  œuvres  à  la  fois 
très  célèbres  et  très  isolées,  j'allais  dire  très  ineffi- 
caces. D'ordinaire,  un  romancier  fameux  suscite 
autour  de  lui  une  légion  d'imitateurs  qui  usurpent 
ses  procédés,  appliquent  ses  méthodes,  copient  sa 
facture.  Celui-ci  est  invoqué  comme  un  ancêtre 
par  les  conteurs  modernes,  au  même  titre  que  Bal- 
zac; mais  on  cherche  en  vain  la  trace  de  son  in- 
fluence dans  les  œuvres  contemporaines,  tandis 
qu'à  chaque  occasion  il  est  loisible  de  constater  la 
souveraineté  du  génie  de  Balzac  sur  tous  les  essais  ~ 
de  l'école  dite  assez  improprement  réaliste  ou  na- 
turaliste, laquelle  devrait  s'appeler  plus  justement 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART   DU    ROMAN      277 

l'école  de  l'observation.  M.  Emile  Zola,  au  cours 
de  son  curieux  ouvrage  sur  les  romanciers  natura- 
listes, a  bien  écrit  :  «Stendhal  est  notre  père  à 
tous.,  comme  Balzac.»  C'est  là  une  paternité  offi- 
cielle et  comme  honoraire.  Ni  dans  les  romans  de 
Flaubert,  ni  dans  ceux  des  frères  de  Concourt,  ni 
dcins  les  études  de  M.  Zola  lui-même  et  de  M.  Dau- 
det, ni  dans  celles  de  M.  de  Maupassant  et  de 
M.  Huysmans,  on  ne  saurait  découvrir  un  trait  qui 
rappelle,  même  de  loin,  le  «faire»  si  spécial  et  si 
reconnaissable  de  l'auteur  de  Rouge  et  Noir.  Est-ce 
qu'un  problème  intéressant  d'esthétique  contempo- 
raine ne  se  pose  pas  à  cet  endroit?  Marquer  pour- 
quoi Stendhal  se  trouve  en  effet  d'accord  sur  le 
principe  de  l'art  du  roman  avec  l'école  nouvelle,  et 
pourquoi  il  s'en  distingue  par  sa  mise  en  œuvre  de 
ce  principe,  ce  serait  du  coup  marquer  dans  quel 
sens  la  littérature  d'observation  s'est  développée 
depuis  cinquante  ans.  Crâce  à  des  comparaisons 
semblables,  la  critique  peut  fixer  plus  nettement 
la  véritable  position  des  doctrines  littérairesi  à 
l'heure  présente,  et,  quand  des  réimpressions 
comme  celle  de  M.  Conquet  n'auraient  d'autre 
avantage  que  de  rendre  une  valeur  d'actualité  à 
des  réflexions  de  cet  ordre,  il  faudrait  se  féliciter 
que  des  éditeurs  lettrés  et  artistes  donnent  comme 
une  seconde  jeunesse  aux  livres  déjà  lointains 
qu'ils  ont  choisis. 


378  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 


u 


Ce  n'est  certes  pas  le  dix-neuvième  siècle,  bien 
qu'en  pensent  les  fanatiques  de  la  littérature  mo- 
derne, qui  a  inventé  la  littérature  d'observation.  La 
Bruyère  et  La  Rochefoucauld,  Molière  et  Racine 
attestent  que  l'âge  classique  a  eu  ses  psychologues, 
et  de  premier  ordre.  Il  semble  cependant  que  de 
nos  jours  seulement  ait  été  professée  la  théorie  de 
l'observation  pour  l'observation,  et  sans  aucun  souci 
de  beauté  ou  de  moralité.  Etudier  l'âme  humaine, 
non  plus  comme  l'auteur  de  Fhedre  pour  tirer  de 
cette  étude  un  effet  de  pitié  attendrissante,  non 
plus,  comme  le  comique  des  Précieuses,  pour  aboutir 
à  un  enseignement  de  sagesse,  mais  seulement  pour 
le  plaisir  de  constater  et  de  décrire  une  réalité,  à  la 
manière  d'un  naturaliste  qui  considère  les  mœurs 
d'une  espèce  animale  ou  le  développement  d'une 
fleur,  —  c'est  là  un  point  de  vue  nouveau  et  qui 
paraît  plus  particulièrement  propre  à  notre  âge 
d'analyse  sans  métaphysique.  M.  Taine  a  donné 
la  formule  la  plus  nette  de  cette  conception,  quand 
il  a  déâni  la  littérature  «une  psychologie  vivante». 
Comme  le  genre  romanesque,  par  la  souplesse  de 
sa  forme,  était  le  plus  apte  à  cette  besogne  d'in- 
vestigation presque  scientifique,  il  est  devenu  par 
excellence  le  genre  à  la  mode,  celui  auquel  se  sont 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU    ROMAN      279 

essayés  tous  ceux  qui  ont  cru  avoir  des  vérités  à 
énoncer  stir  l'âme  humaine,  depuis  les  poètes  comme 
Gautier,  Musset,  Sainte-Beuve,  jusqu'aux  politi- 
ciens comme  Constant,  et  aux  artistes  comme  Fro- 
mentin. Il  est  indiscutable  que  Stendhal,  un  des 
premiers,  a  entrevu  ce  mariage  possible  de  l'ima- 
gination et  de  l'enquête  psychologique.  L'un  des 
premiers  il  s'est  appliqué,  pour  employer  une  de 
ses  expressions,  «à  y  voir  clair  dans  ce  qui  est.» 
C'était  à  ses  yeux  la  fin  dernière  de  l'art  d'écrire  : 
«  Le  public,  »  disait-il  dans  une  de  ses  lettres, 
«  en  se  faisant  plus  nombreux,  moins  mouton,  veut 
un  plus  grand  nombre  de  -petits  faits  vrais  sur 
une  passion  ou  une  situation  de  la  vie.»  Et  ail- 
leurs, parlant  de  nos  plus  illustres  poètes  :  «Com- 
bien ne  font-ils  pas  de  vers  chapeaux  poiu:  la  rime  ! 
Eh  bien,  ces  vers  occupent  la  place  qui  était  due 
légitimement  à  de  petits  faits  vrais. -a 

Recueillir  le  plus  grand  nombre  de  ces  petits 
faits  vrais  et  les  rédiger  en  corps  de  roman,  ce 
fut  donc  l'occupation  constante  de  Beyle.  De  ce 
point  de  vue,  il  se  rattache  au  groupe  qu'on  ap- 
pelle, dans  les  termes  des  polémiques  d'aujour- 
d'hui, l'école  du  document.  Il  appelait  cela  «dé- 
penser sa  vie  en  expériences».  Mérimée,  dans  une 
sagace  et  forte  notice  consacrée  à  celui  qui  fut 
son  unique  maître,  cite  quelques  exemples  qui  at- 
testent jusqu'à  quel  degré  ce  goût  du  détail  signi- 
ficatif était  poussé  chez  Stendhal  :  «Dans  chaque 
anecdote  pouvant  servir  à  porter  la  lumière  dans 
quelque  coin  du  cœur  humain,  il  retenait  touioursre 


2So  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

qu'il  appelait  le  trait,  c'est-à-dire  le  mot  ou  l'action 
qui  révèle  la  passion.»  Il  racontait  à  Mérimée,  avec 
des  larmes  dans  la  voix,  une  affreuse  trahison 
dont  il  avait  été  la  victime  de  la  part  d'une  maî- 
tresse. Elle  l'avait  trompé  dans  des  circonstances 
humiliantes  au  dernier  point  :  «Je  m'en  suis  vengé,» 
disait-il,  «mais  bêtement,  par  du  persiflage.  Elle 
s'affligea  de  notre  rupture  et  me  demanda  pardon 
avec  des  larmes.  J'eus  le  ridicule  orgueil  de  la  re- 
pousser avec  dédain.  Il  me  semble  encore  la  voir 
me  suivre,  s'attachant  à  mon  habit  et  se  traînant 
le  long  d'une  grande  galerie;  je  fus  un  sot 
de  ne  pas  lui  pardonner,  car  assm-ément  elle  ne 
m'a  jamais  tant  aimé  que  ce  jour-là...»  Et  aussitôt 
le  collectionneur  de  documents  humains  reprenait 
le  dessus  :  <s.Se  traîner  à  genoux,-»  ajoute  Mérimée, 
«  c'était  pour  Beyle  le  trait  dans  cette  historiette, 
et  selon  son  habitude  de  tirer  des  faits  à  lui  par- 
ticuliers des  conclusions  générales,  il  tenait  que 
cette  façon  de  faire  était  l'expression  même  du 
remords  et  de  l'amour  passiormé.»  Aussi  Sten- 
dhal avait-il  toutes  les  raisons,  lorsqu'on  lui  de- 
mandait son  métier,  de  répondre,  au  risque  de 
passer  pour  espion  de  police  :  «Observateur  du 
cceur  humain.»  D'un  bout  à  l'autre  de  son  œuvre, 
c'est  bien  cette  recherche  du  fait  vrai  qui  domine, 
et  du  fait  énoncé  dans  un  langage  si  lucide  et  si 
juste  qu'il  n'y  ait  «rien  à  en  rabattre  à  la  réflexion». 
Souci  scrupuleux  de  l'exactitude,  goût  de  l'analyse 
sans  autre  but  que  l'analyse  même,  haine  de  la 
rhétorique,  absence  absolue  de  pré:ention  d'esthé- 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU    ROMAN      281 

tique  ou  de  moralité,  —  ne  sont-ce  pas  bien  là  les 
points  principa.ux  sur  lesquels  s'appuie  le  dogme 
de  la  littérature  d'observation,  et  quoi  d'étonnant 
si  les  adeptes  de  ce  dogme  reconnaissent  l'auteur 
de  Rouge  et  Noir  pour  un  des  initiateurs  de  la 
doctrine? 

Il  en  est  cependant  de  cette  doctrine  comme  de 
toutes  les  autres.  La  théorie  semble  très  simple, 
l'application  est  plus  compliquée.  Quand  on  a 
prononcé  le  mot  d'observation,  il  semble  que  l'on 
ait  tout  dit.  Tout  reste  à  dire.  L'ensemble  des 
phénomènes  pl^ysiques  et  moraux  qui  constituent 
l'homme  est  à  ce  point  touffu  et  confus,  mouvant 
et  changeant,  que  l'observateur  doit,  qu'il  le  veuille 
ou  non,  choisir  parmi  eux,  et  c'est  de  ce  choix,  né- 
cessairement partiel,  que  dépend  la  direction  finale 
de  son  oeuvre.  Il  est  arrivé  que  Stendhal  a  choisi 
en  effet  un  cliamp,  et  que  nos  romanciers  contem- 
porains en  ont  choisi  un  autre.  C'est  pour  cela 
qu'entre  le  Rouge  et  le  Noir  et  Madame  Bovary, 
par  exemple,  la  relation  est  nulle.  Un  terme  me 
semble  marquer  la  différence.  Beyle  à  écrit  des 
romans  de  caractères,  et  nos  romanciers,  à  la  suite 
de  Flaubert  et  de  ses  fervents,  écrivent  tous  des  ro- 
mans de  mœurs.  C'est  là  une  distinction  si  fonda- 
mentale, qu'elle  domine  et  Stendhal  et  l'école 
nouvelle,  et  qu'elle  touche  à  l'essence  même  de  la 
littérature  romanesque. 


a82  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 


III 


Ce  que  l'on  appelle  le  caractère  réside  chez  un 
homme,  et  par  définition,  dans  les  quelques  traits 
profondément  individuels  qui  le  distinguent  et 
font  de  lui  un  être  à  part  des  autres.  Ce  que  l'on 
appelle  les  mœurs  réside  au  contraire  dans  les 
traits  généraux  qui  conviennent  à  une  classe  en- 
tière de  personnes,  en  sorte  que  deux  habitants 
d'une  même  petite  ville  et  de  même  condition,  deux 
membres  d'une  même  confrérie,  pourront  se  res- 
sembler beaucoup  par  les  mœurs  et  différer  tota- 
lement par  le  caractère.  Etant  donnée  une  espèce 
sociale,  celle  des  avocats,  des  médecins,  des  pro- 
fesseurs, le  psychologue  qui  fait  l'anatomie  de 
cette  espèce  rencontre  aussitôt  un  certain  nombre 
d'habitudes  communes,  imprimées  par  le  métier; 
puis,  dans  chaque  échantillon  de  cette  espèce,  un 
certain  nombre  d'habitudes  spéciales  et  originales, 
attribuables  à  la  nature  propre  de  celui  qui  les 
possède.  Le  romancier  qui  se  trouve  en  présence  de 
cette  vaste  classe  peut  donc  se  proposer  un  double 
but  :  ou  bien  il  tentera  de  saisir  et  de  reproduire 
les  ressemblances  du  groupe  entier,  ou  bien  il  sera 
intéressé  par  l'originalité  de  tel  ou  tel  membre  du 
groupe,  et  il  s'attachera  de  son  mieux  à  peindre  le 
personnage  singulier  dans  son  relief  natif  ou  ac- 


RÉFLEXIONS   SUR    L'ART   DU    ROMAN      283 

quis.  Dans  le  premier  cas,  il  écrira  un  roman  de 
mœurs  ;  dans  le  second,  il  composera  un  roman 
de  caractères,  et  la  divergence  du  but  aura  pour 
corollaire  une  divergence  absolue  de  la  mé- 
thode (i). 

Si  Técrivain  a  pour  ambition  d'exécuter  un  ro- 
man de  mœurs,  ses  personnages  se  trouveront  de- 
voir représenter  une  classe  entière.  Par  conséquent, 
ils  devront  rester  moyens,  ils  ne  seront  ni  trop 
réussis  ni  trop  avortés;  car  ni  l'extrême  intensité, 
ni  Pexcessive  dépression  ne  sont  la  règle  com- 
mune. Mais  c'est  surtout  le  talent  trop  complet 
qui  détruit  la  valeur  de  représentation  générale 
d'un  homme.  Il  est  très  évident  qu'un  bon  roman 
sur  les  avocats  ne  saurait  avoir  comme  héros  un 
Berryer,  pas  plus  qu'un  bon  roman  sur  l'armée 
ne  saurait  incarner  l'officier  dans  un  Napoléon.  Ce 
sont  là  des  créatures  exorbitantes,  chez  lesquelles 
le  génie  personnel  s'additionne  au  métier  dans 
une  quantité  trop  forte.  Le  romancier  de  mœurs 
est  donc  amené  à  copier,  dans  un  groupe  social 
quelconque,   l'homme    ordinaire,    et    à    l'entourer 


(i)  Il  y  aurait  encore,  —  ces  théories,  en  apparence  très 
simples,  se  résolvent,  dans  la  pratique,  en  applications  très  va- 
riées, —  à  marquer  une  troisième  espèce  de  roman  qui  serait  le 
roman  d'analyse  psychologique  proprement  dit.  La  Princesse  de 
Clèves,  Do7ninique,  les  Affinités,  Adolphe,  Fanny  en  sont  des  mo- 
dèles. On  peut  y  voir,  comme  dans  les  tragédies  de  Racine,  un 
effort  pour  noter  en  détail  les  moindres  nuances  de  la  passion. 
Le  caractère  et  les  mœurs  sont  relégués  au  second  plan.  Et  cette 
forme  aussi  est  légitime.  Cf.  dans  les  Essais  de  psychologie 
l'étude  sur  Tourgueniev,  II,  et  l'appendice  N. 


284  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

d'événements  ordinaires.  De  là  dérivent  les  traits 
principaux  qui  se  reconnaissent  dans  tant  de  ro- 
mans contemporains  :  médiocrité  des  héros,  di- 
minution systématique  de  l'intrigue,  suppression 
presque  complète  des  faits  dramatiques,  multi- 
plicité du  détail  presque  insignifiant,  —  il  a  une 
plus  forte  signification  de  vie  cormnune,  et  c'est  là 
l'objet  propre  de  la  peinture.  On  peut  considérer, 
même  aujourd'hui,  VEducaiion  sentimentale  de 
Flaubert  comme  le  modèle  le  plus  définitif  de  cette 
sorte  de  romans.  C'est  bien  la  jeunesse  du  temps  de 
Louis-Philippe  qui  revit  dans  cette  œuvre,  repré- 
sentée par  des  personnages  tels  qu'il  a  dû  s'en 
rencontrer  beaucoup  aux  environs  de  1845.  D'in- 
nombrables échantillons  ont  évidemment  existé, 
pareils  à  ceux  que  le  botaniste-psychologique  a 
catalogués  et  desséchés  dans  son  herbier.  C'est 
bien  un  raccourci  des  mœurs  d'une  époque,  et  que 
l'on  aime  ou  non  ce  singulier  livre,  exécuté  avec  un 
si  vigoureux  talent  dans  un  parti  de  grisaille  et  de 
monotonie,  il  est  impossible  de  ne  pas  se  dire, 
en  le  fermant,  que  l'on  vient  d'assister  au  détail 
d'une  existence  comme  il  s'en  est  produit  des  mil- 
liers de  semblables  à  la  même  époque  et  sous  le  jeu 
des  mêmes  circonstances  sociales. 

Si  le  romancier  de  mœurs  cherche  ainsi  l'efface- 
ment et  la  moyenne,  il  est  logique  que  le  roman- 
cier de  caractères  cherche,  au  contraire,  la  saillie 
et  l'exception.  Du  point  de  vue  de  la  représenta- 
tion d'une  classe  sociale,  l'individu  typique  est 
celui  qui  réunit  en  lui  lc3  qualités  et  les  défauts 


RÉFLEXIONS    SUR   L'ART    DU    ROMAN      zS^ 

ordinaires  de  cette  classe,  partant  un  personnage 
médiocre.  En  revanche,  il  semble  que,  dans  l'or- 
dre du  caractère,  l'individu  typique  est  celui  qui 
porte  ce  caractère  à  son  plus  haut  degré  d'intensité. 
Tartufe  ne  s'offre  pas  comme  un  très  bon  repré- 
sentant de  la  classe  de  ceux  qui  hantent  les 
églises,  car  il  y  constitue  une  exception  par  la  noir- 
ceur de  son  mensonge,  la  férocité  de  son  égoïsme, 
l'acharnée  et  sourde  persévérance  de  ses  entreprises. 
Il  est,  par  contre,  un  excellent  exemplaire  de 
l'hypocrite,  car  tous  les  traits  de  l'hypocrite  sont 
ceux  qui  se  retrouvent  dans  ce  caractère,  montrés 
sous  la  pleine  lumière  et  avec  un  développement 
accompli.  De  même  le  Julien  Sorel  de  Rouge  et 
Noir  n'est  pas  un  bon  représentant  du  provincial 
instruit  et  pauvre  qui  veut  se  hisser  jusqu'aux 
hautes  sphères  du  monde  parisien.  Sa  haine  invin- 
cible contre  l'ordre  établi,  ses  qualités  formida- 
bles de  résolution,  l'ardeur  folle  de  sa  convoitise, 
l'isolent  du  reste  de  ses  pareils  et  en  font  une 
sorte  de  monstre  social.  Il  est,  d'autre  part,  un 
excellent  exemplaire  de  l'ambitieux,  précisément 
parce  que  ses  facultés  exceptionnelles  sont  celles 
qui  mettent  un  homme  en  guerre  avec  ses  sem- 
blables et  qui  le  précipitent  à  l'assaut  de  la  for- 
tune, en  proie  au  plus  sauvage  désir  de  parvenir. 
On  pourrait  multiplier  les  exemples.  Ces  deux- 
là  suffisent  à  montrer  que  le  peintre  de  caractères 
aboutit  aussi  nécessairement  à  copier  le  person- 
nage supérieur  que  le  peintre  de  mœursi  à  repro- 
duire le  personnage  moyen.  La  littérature  d'obser- 


286  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

vation,  suivant  qu'elle  s'oriente  d'un  côté  ou  de 
l'autre,  change  donc  sa  méthode  en  changeant  son 
objet.  Peut-être  l'effort  suprême  consisterait-il  à 
reproduire  à  la  fois  les  mœurs  et  les  caractères. 
Balzac  l'a  tenté.  Il  y  a  réussi  à  maintes  reprises. 
Mais  beaucoup  de  critiques  lui  reprochent  ses  par- 
fumeurs hommes  de  génie,  ses  dandies  à  haute 
portée  intellectuelle,  ses  boursiers  napoiléoniens, 
et  les  autres  ne  lui  pardonnent  pa.s  les  prodiga- 
lités de  ses  humbles  descriptions,  le  pullulement 
de  ses  bourgeois,  de  ses  maniaques  et  de  ses  imbé- 
ciles. ETn  définitive,  il  est  deiTieuré  le  seul  romancier 
capable  de  cette  double  vision  du  monde  social  et 
du  monde  individuel,  grâce  à  une  puissance  de 
génie  créateur  qui  le  met  à  part  de  toutes  les  théo- 
ries. Il  n'a  pas  un  seul  modèle  de  roman,  il  en  a  et 
quatre  et  cinq  et  six.  Est-ce  que  le  Curé  de  Tours, 
Béatrice,  la  Peau  de  chagrin,  Louis  Lambert, 
Honorine,  n'appartiennent  pas  chacun  à  un  genre 
particulier,  et  com,ment  ramasser  en  une  formule 
cette  production  d'un  Protée  qui  s'est  tour  à  tour 
incarné  dans  le  songe  mystique  de  Séraphita  et 
dans  la  trivialité  satirique  des  Employés? 


ÏSf 


Stendhal,  n'a  eu,  lui,  qu'un  moule  de  romans. 
'Armance,  le  Ronge  et  le  Noir  et  la  Chartreuse  de 
Parme  sont  construits  avec  plus  ou  moins  d'habi- 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU   ROMAN      2?? 

leté,  mais  sur  le  même  plan  et  par  un  artiste  que 
toutes  les  circonstances  d'humeur  et  de  destinée 
poussaient  à  devenir  un  peintre  de  caractères.  Cet 
homme,  brave  et  subtil,  héroïque  et  réfléchi,  qui 
avait  vécu  dans  la  brûlante,  dans  l'électrique  at- 
mosphère du  premier  Empire,  possédait,  développé 
en  lui  au  plus  rare  degré,  le  sens  de  l'énergie.  Il 
avait  agi  et  il  avait  vu  agir.  Ajoutez  à  cela  que 
ses  études  sur  l'Italie  de  la  Renaissance  avaient 
achevé  de  lui  montrer  quel  relief  la  méda.lle 
humaine  peut  prendre  au  regard  du  contempla- 
teur pour  peu  qu'elle  soit  intacte  et  bien  frappée. 
Beyle  se  rendit  compte  de  très  bonne  heure  qu'il 
y  a  deux  sortes  très  distinctes  de  créatures  hu- 
m.aines,  celles  qui  sont  domestiquées  et  celles  qui 
sont  demeurées  entières  et  violentes  (i).  C'est  à 
la  recherche  et  à  la  peinture  de  ces  dernières  qu'il 
se  voua.  Il  se  trouvait  mieux  outillé  qu'un  autre 
pour  cette  étude.  Il  était  un  idéologue,  nourri  à 
la  forte  école  des  Condillac  et  des  Destutt  de 
Tracy,  partant  très  capable  de  montrer  le  dé- 
tail complet  d'un  mécanisme  intérieur,  et  c'est 
en   effet   aU   point    de   vue  intérieur   que   doit   se 

(i)  M  ...  C'est  un  de  ces  civilisés  toujours  prêts  à  commettre 
quelque  acte  sauvage.  »  Cette  belle  formule  est  d'Hippolyte 
Castille,  dans  une  nouvelle  intitulée  :  Histoire  de  ménage,  où  se 
trouve  le  meilleur  portrait  peut-être  qui  ait  été  donné  des  fils 
des  hommes  de  l'empereur.  Cette  remarquable  eau-forte  psy- 
chologique mériterait  les  honneurs  d'une  exhumation,  comme 
bien  d'autres  pages  sorties  de  la  plume  de  ce  trouble  et  puissant 
écrivain,  qui  fut  l'ami  de  Balzac.  Malheureusement,  il  n'a  rien 
achevé,  pas  même  Histoire  de  ménage,  qui  commence  comme  un 
chef-d'œuvre  et  dont  la  fin  déshonore  le  début. 


«88  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

placer  l'écrivain  qui  veut  démonter  et  démon- 
trer les  rouages  d'un  caractère  singulier.  En 
nature  humaine,  tout  ce  qui  est  très  intense  est 
aussi  très  compliqué.  La  monographie  d'un  per- 
sonnage d'exception  comme  le  Sorel  de  Rouge  et 
Noir  ou  le  Mosca  de  la  Chartreuse  de  Panne  sup-  i 
pose,  pour  être  complète,  la  vision  et  la  notation 
d'une  innombrable  quantité  de  petits  moments 
psychologiques,  et  la  langue  de  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  cette  algèbre  morale,  était  un  ins- 
trument unique  pour  une  semblable  besogne.  La 
preuve  en  est,  non  seulement  dans  les  livres  de 
Beyle,  mais  dans  les  rares  romans  d'analyse,  écrits  : 
de  ce  style,  comme  \ Adolphe  de  Benjamin  Cons- 
tant. Il  y  avait  là  une  forme  d'une  tradition  très 
française  et  à  laquelle  il  n'a  manqué  justement 
que  d'être  moins  française,  en  un  temps  oii  l'exo-  ! 
tisme  de  l'art  romantique  ensorcelait  les  imagina-  \ 
tions. 

S'il  est  donc  aisé  de  déterminer  lesi  causes  qui 
ont  tourné  l'auteur  de  Rouge  et  Noir  du'  côté 
du  roman  de  caractères,  il  ne  l'est  pas  moins  de 
déterminer  celles  qui  ont  fait  prospérer  le  roman 
de  mœurs  dans  la  seconde  moitié  de  notre  dix- 
neuvième  siècle.  La  première  et  la  plus  importante 
a  été  le  désir  de  donner  à  l'œuvre  littéraire  un 
appareil  scientifique.  Beaucoup  d'excellents  esprits 
ont  aperçu  cette  vérité  que  l'histoire  nouvelle 
s'efforçait  de  reconstruire,  à  grand  renfort  de  té- 
moignages et  dans  tout  leur  détail  réel,  les  façons  i 
de  vivre  d'autrefois.  Avec  quelle  minutie  un  Mi- 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU    ROMAN      289 

chelet,  un  Augustin  Thierry,  un  Carlyle,  n'ont-ils 
pas  recherché  les  plus  humbles,  les  plus  mesquins 
renseignements  sur  les  mobiliers,  les  costumes,  la 
nourriture  des  âges  qu'ils  ont  tenté  de  ressusciter? 
N'était-il  pas  possible  de  faire  à  l'avance  cette 
besogne  pour  l'âge  contemporain  et  de  ramasser 
dès  aujourd'hui  les  documents  capables  de  servir 
à  l'histoire  privée  de  notre  époque?  Le  simple  sous- 
titre  de  Madame  Bovary,  celui  des  Rougon-Mac- 
quart,  ceux  aussi  des  divers  livres  de  M.  Alphonse 
Daudet,  attestent  cette  préoccupation,  que  Balzac 
avait  exprimée  déjà  dans  la  préface  de  la  Comé- 
die humaine  :  «En  lisant  les  sèches  et  rebutantes 
nomenclatures  de  faits  appelées  histoires,  qui  ne 
s'est  aperçu  que  les  écrivains  ont  oublié  dans  tous 
les  temps,  en  Egypte,  en  Perse,  en  Grèce,  à  Rome, 
de  nous  donner  l'histoire  des  mœurs  ?  Le  morceau 
de  Pétrone  sur  la  vie  privée  des  Romains  irrite 
plutôt  qu'il  ne  satisfait  notre  curiosité...  Peut-être 
pouvais-je  arriver  à  écrire  cette  histoire  oubliée 
par  tant  d'historiens.»  En  second  lieu,  la  société 
moderne,  pareille  sur  ce  point  à  toutes  les  sociétés 
démocratiques,  est  peu  favorable  au  développe- 
ment des  personnalités  très  intenses  et  très  vigou- 
reuses. Pour  le  peintre  de  caractères,  les  modèles 
s'y  font  rares,  tajndis  qu'il  lui  suffît  d'ouvrir  les 
yeux  pour  apercevoir  le  fonctionnement  des  grands 
organismes  sociaux  qui  absorbent  l'homme  et  font 
de  lui  une  de  leurs  cellules.  C'est  la  grande  va- 
leur de  M.  Zola  d'avoir  vu  ce  fait  social  et  de 
l'avoir  montré  avec  une  extrême  puissance   dans 

19 


290  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

ses  romans,  comme  le  Ventre  de  Paris,  comme  le 
Bonheur  des  dames,  comme  Germinal,  où  le  per- 
sonnage principal  est  non  plus  tel  ou  tel  homme, 
mais  un  quartier,  un  magasin,  une  mine.  La  plupart 
du  temps,  l'écrivain  français  a  grandi  dans  un 
milieu  de  vie  bourgeoise  oii  il  a  constaté  la  soumis- 
sion au  métier,  l'enrôlement  docile  dans  quelque 
carrière,  le  pétrissage  de  l'individu  par  les  forces 
collectives,  en  un  mot  l'action  des  mœurs  sur  les 
personnes.  —  Enfin,  si  la  langue  de  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle  était  merveilleusement  apte  à  noter 
des  décompositions  d'idées,  celle  que  nous  ont  lé- 
guée les  maîtres  de  1830  se  trouve  particulièrement 
capable  de  copier  des  milieux,  et  qui  niera  l'in- 
fluence de  l'outil  sur  l'ouvrier?  A  travers  la  des- 
cendance de  Théophile  Gautier,  cette  langue  fran- 
çaise, enrichie  de  termes  pittoresques,  souple  et 
compliquée,  vibrante  et  colorée,  est  parvenue  à  un 
a  rendu  »  des  choses  visibles  véritablement  extraor- 
dinaire. Elle  excelle  à  évoquer  des  intérieurs  de 
maison,  des  physionomies  de  rues,  toute  la  geéticu- 
lation  de  la  vie,  toute  la  portion  perceptible  des 
habitudes  quotidiennes.  Quoi  d'étonnant  si  les  écri- 
vains se  complaisent  à  brosser  ces  toiles  pour  les- 
quelles les  couleurs  sont  la,  toutes  préparées? 


I 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU    ROMAN      291 


V 


L'école  de  l'observation  —  car  ces  réflexions 
s'appliquent  à  cette  seule  école  et  non  pas  à  ceux 
de  nos  romanciers,  et  il  en  est  d'un  très  beau  talent, 
qui  pratiquèrent  une  esthétique  différente  (i),  — 
s'est  donc  cantonnée  dans  le  roman  de  mœurs.  Les 
excès  qui  ont  pu  être  commisi  au  nom  de  ce  prin- 
cipe ne  doivent  pas  empêcher  la  critique  de  recon- 
naître la  très  réelle  valeur  de  la  tâche  accomplie. 
En  achevant  la  lecture  du  livre  de  Stendhal  qui  a 
fourni  prétexte  à  ces  quelques  notes,  j'imagine 
pourtant  qu'un  renouveau  du  roman  de  caractères 
est  possible  à  côté  de  cette  efflorescence  du  roman 
de  mœurs.  Si  les  artistes  à  la  suite  de  Balzac  et 
de  Flaubert  ont  été  préoccupés  par  l'histoire,  ils 
ne  l'ont  pas  été  au  même  degré  par  la  psychologie. 


(l)  M.  Octave  Feuillet  par  exemple,  si  méconnu  des  jeunes 
écrivains  à  cause  de  ses  procédés  de  rhétorique  spéciaux  et  à 
qui  nous  devons  les  monographies  les  plus  exactes  de  l'homme 
et  de  la  femme  du  monde  entre  1850  et  1880;  —  M.  Pierre 
Loti,  qui  est  venu  démontrer  par  ses  admirables  livres  que 
l'Idylle  pouvait  être  rajeunie  et  modernisée  jusqu'à  tout  faire 
paraître  conventionnel  en  regard.  On  ne  saurait  trop  multiplier 
ces  exemples.  Ils  démontrent  l'insuffisance  des  formules  fixes  et 
des  doctrines  arrêtées.  La  Vie  dans  l'Esprit,  comme  dans  la 
Nature,  échappe  à  la  définition.  Elle  est  chose  sacrée  et  qui  ne 
relève  que  de  la  Cause  Inconnue. 


292  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Cette  science,  qui  s'est  développée  avec  tant  de 
force,  grâce  aux  magnifiques  travaux  de  l'Ecole 
anglaise,  est  demeurée  presque  sans  influence  sur 
la  conception  de  l'âme  humaine  telle  que  les  ro- 
manciers d'observation  nous  la  montrent.  Pour 
n'en  citer  qu'un  seul  exemple,  il  est  acquis  aujour- 
d'hui que  l'imagination  diffère  d'homme  à  homme, 
non  point  seulement  par  l'intensité,  mais  par  le 
genre.  Dans  telle  tête  ressuscitent  des  images  de 
sentiments,  dans  telle  autre  des  images  de  sensa- 
tions, dans  une  troisième  des  images  de  raisonne- 
ment. M.  Taine  a  renouvelé  la  critique  littéraire 
par  l'application  de  cette  vérité.  Vous  chercheriez 
en  vain  un  roman  moderne  où  il  en  soit  tenu 
compte.  Dans  la  Madame  Bovary  de  Flaubert,  par 
exemple,  tous  les  personnages  ont  le  genre  d'ima- 
gination de  l'auteur  lui-même,  cette  étonnante  et 
obsédante  vision  du  moindre  détail  physique.  Et 
cependant,  qui  ne  s'en  rend  compte?  —  dans  un 
groupe  d'êtres  humains,  les  formes  d'esprit  doi- 
vent être  différentes,  par  suite  la  marche  de  la 
volonté.  '  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  Sten- 
dhal, bien  au  contraire,  c'est  qu'il  tient  compte  de 
toutes  les  vérités  psychologiques  acquises  de  son 
temps  et  de  celles  aussi  qu'il  a  devinées.  Il  est 
pareil  en  cela  à  la  grande  romancière  anglaise, 
George  El^'^t.  L'un  et  l'autre  ont  aperçu  et  réa- 
lisé avec  la  nuance  de  leur  génie  ce  problème  dif- 
ficile :  la  mise  en  action  des  grandes  lois  con- 
nues de  l'esprit.  Cette  mise  en  action  est  l'œuvre 
propre  du  roman  de  caractères,  et  aucun  de  ceux 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DU   ROMAN      293 

qui  la  tenteront  ne  pourra  se  dispenser  de  con- 
naître le  Ronge  et  le  Noir  et  la  Chartreuse  de 
Parme,  au  même  titre  que  Silas  Marner  et  que  le 
Moulin  sur  la  Floss.  Cela  ne  suffît-il  pas  à  la 
gloire  de  Beyle? 


V 
RÉFLEXIONS 

SUR   TART   DE   L'HISTOIRE  ^'^ 


M.  Taine  vient  de  publier  à  la  librairie  Hachette 
le  tome  quatrième  de  son  grand  ouvrage  sur  les 
Origines  de  la  France  contemporaine.  Ce  volume, 
consacré  au  gouvernement  révolutionnaire,  peut 
être,  comme  les  précédents,  examiné  sous  bien  des 
aspects.  Je  voudrais  aujourd'hui  discuter,  au  su- 
jet de  ce  livre  magistral,  un  problème  de  pure 
esthétique.  M.  Taine,  en  composant  ses  Origines,  a 
inauguré  une  forme  particulière  dans  ce  vieil  art 
d'écrire  l'histoire,  déjà  discuté,  analysé  et  défini 
par  les  rhéteurs  grecs.  J'essayerai  de  caractériser 
cette  forme  originale,  de  marquer  en  quoi  elle  se 
rattache  à  l'ensemble  des  travaux  de  son  auteur, 
quelle  me  paraît  être  sa  puissance  et  par  cela  seul 
sa  limite. 

(i)  A  propos  de  la  publication  du  tome  quatiième  des  Origines 
de  la  France  contemporaine  (1S84).  Ce  même  ouvrage  a  été  étu- 
dié au  point  de  vue  des  Tiiéories  politiques  dans  les  Essais  de 
psychologie  ■  Appendice  F. 


RÉFLEXIONS   SUR    L'ART   DE    L'HISTOIRE  395 


Pour   Bien    comprendre   M.    Taine  historien,    il 
faut  se  souvenir  qu'il  n'est  pas  arrivé  du  premier 
coup  à  l'histoire,   pas  plus  qu'il   n'a,   du   premier 
coup,  abordé  la  critique,  la  littérature  de  voyage,  et 
celle  de  l'observation  humoristique.  Il  a  cependant 
écrit  des  ouvrages  d'un  ordre  rare,  et  comme  cri- 
tique,  et   comme  voyageur,   et   comme   humoriste, 
de  même  qu'il  écrit  depuis  dix  ans  un  admirable 
fragment  d'histoire;  mais  dans  cette  tâche  il  de- 
meure ce  qu'il  était  dès  l'abord,  ce  qu'il  est  au- 
jourd'hui,   ce    qu'il    sera    demain,    avant    tout    et 
par-dessus  tout,  un  philosophe.  De  l'esprit  philoso- 
phique il  a  les  deux  traits  spéciaux  et  caractéris- 
tiques :  le  goût  passionné  de  concevoir  les  choses 
par  idées  générales,  et  la  faculté  de  ramasser  les 
faits  épars  en  un  système.  Un  tel  esprit  a  son  em- 
ploi immédiat  et  naturel  dans  les  vastes  combinai- 
sons de  la  métaphysique,  dans  les  discussions  sur 
les  origines  et  les  fins  dernières  des  choses,  dans 
l'interprétation  par  larges  hypothèses  des  lois  fon- 
damentales de  la  pensée  et  de  la  vie.  En  un  mot, 
son  royaume  propre  est  ce  vaste  domaine  flottant 
qui    va   de   la  théorie   du   syllogisme   aux  essais 
d'explication   intégrale    de    l'univers.    Il    est    pro- 
bable que,  placé  dans  un  autre  milieu  et  soumis  à 


296  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

d'autres  influences,  M.  Taine,  outillé  comme  il 
était  pour  le  maniement  des  grandes  idées,  se  se- 
rait tourné  de  ce  côté.  Nous  l'imaginons  aisément 
enfermé  comme  Spinoza,  comme  Kant  et  comme 
Hegel,  dans  la  solitude  d'une  doctrine  purement 
spéculative  et  composant  une  Éthique,  une  Cri- 
tique de  la  raison,  une  Fhénoménolo gie  de  V esprit. 
Il  est  le  frère  de  ces  sublimes  architectes  intellec- 
tuels par  son  audace  divinatoire,  sa  maîtrise  de 
l'abstraction,  la  poussée  extraordinaire  de  sa  lo- 
gique. Il  se  distingue  d'eux  cependant  par  un 
détail  essentiel.  Spinoza,  Kant  et  Hegel  étaient 
des  philosophes  qui  croyaient  à  la  métaphysique; 
M.  Taine,  lui,  ne  croit  qu'à  la  Science  et  c'est  pour 
cela  que  son  œuvre  de  philosophie  proprement  dite 
se  borne  jusqu'ici  à  quelques  pages,  celles  sur  la 
nature  qui  terminent  les  Philosophes  français, 
celles  sur  l'universel  phénoménisme  qui  se  trou- 
vent dans  la  préface  de  V Intelligence.  Elles  sont 
égales  en  beauté  aux  plus  célèbres  passages  des 
grands  songeurs,  mais  celui  qui  les  a  écrites  s'est 
interdit  d'en  composer  d'autres.  Ayant  grandi 
dans  un  siècle  d'analyse  exacte,  pour  lui,  l'esprit 
philosophique  n'est  qu'une  machine  qui  fonc- 
tionne à  vide  si  on  ne  lui  dorme  pas  une  solide 
pâture  de  faits  réels,  en  d'autres  termes,  si  on  ne 
le  met  pas  au  service  de  la  Science.  Des  groupes  de 
faits  réels  scientifiquement  établis,  contrôlés  et 
classés,  voilà  ce  que  M.  Taine  a  toujours  recherché 
comme  objet  de  son  étude,  et  c'est  ainsi  qu'au  lieu 
de  s'abandonner  au  plaisir,  qui  lui  était  inné,  de 


RÉFLEXIONS   SUR    L'ART    DE    L'HISTOIRE   297 

lévelopper  des  formules  spéculatives,  il  a  dépensé 
'énergie  de  sa  robuste  intelligence  à  circonscrire 
e  champ  de  son  analyse  dans  quelque  portion 
Dien  nettement  dénnie  du  monde  positif.  Il  a  tour 
i  tour  pris  corps  à  corps  l'œuvre  de  certains  écri- 
vains particuliers  :  La  Fontaine,  Tite-Live,  Bal- 
:ac,  —  l'œuvre  collective  des  écrivains  de  toute 
me  race,  dans  la  Littérature  anglaise^  —  les  mœurs 
iu  Paris  moderne,  dans  son  Graindorge,  —  la  pein- 
:ure  de  telle  ou  telle  époque,  dans  ses  études  d'art, 
—  ailleurs  un  pays  entier,  comme  l'Italie,  — 
lil leurs  une  province  du  cerveau,  ainsi  dans  son 
raité  de  r Intelligence.  Mais,  quelque  matière  qu'il 
lit  choisie,  il  a  toujours  eu  soin  qu'elle  fût  con- 
:rète  et  que  le  philosophe  pût  s'y  appuyer  comme 
iur  un  terrain  résistant  et  solide.  Il  s'est  trouvé 
linsi  faire  tour  à  tour  besogne  d'essayiste,  d'es- 
:héticien,  de  conteur,  presque  de  romancier,  comme 
1  fait  aujourd'hui  besogne  d'historien.  Il  y  a  un 
ntérêt  capital  à  suivre  de  semblables  entreprises. 
Zts  incursions  d'un  esprit  dresse  à  d'autres  disci- 
Dlines  dans  un  genre  pour  lequel  il  ne  semblait 
Doint  préparé,  sont  fécondes  en  conquêtes  nou- 
velles. Oui  voudrait  retrancher  de  la  littérature 
•omanesque,  par  exemple,  ces  livres  composés  par 
des  auteurs  qui  n'étaient  pas  des  romanciers  de  pro- 
fession :  Adolphe,  Volupté,  Dominique?  Il  y  a 
jne  saveur  d'originalité  profonde  dans  ces  essais 
30ur  ainsi  dire  hors  cadre,  et  cette  saveur  se  re- 
:rouve  dans  les  récits  d'histoire  de  M.  Tame  qui 
L:st  entré  d'hier  dans  l'art  des  Thierry,  des  Guizot, 


298  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

des  Fustel  de  Coulanges,  et  qui,  armé  de  sa  mé- 
thode, a  créé  une  variété  inédite  dans  un  genre  qui 
n'était  pas  le  sien,  —  tant  il  est  vrai  qu'en  dernière 
analyse,  la  vitalité  d'un  genre,  c'est  la  vitalité  de 
l'esprit  qui  s'y  donne. 

M.  Taine  s'est  chargé  lui-même  de  définir  sa  mé- 
thode à  plusieurs  reprises.  Il  me  semble  que  la 
préface  de  sa  Littérature  anglaise  en  renferme 
l'exposé  le  plus  définitif.  Essayons  d'en  bien  pé- 
nétrer l'essence  pour  apprécier  la  nature  de  l'effort 
tenté  par  M.  Taine  en  tant  qu'historien.  A  ses 
yeux  de  déterministe  absolu,  tout,  dans  ce  que 
nous  appelons  une  âme  humaine,  est  un  produit. 
Les  actions  visibles  résultent  d'un  état  invisible,  et 
cet  état  lui-même  a  été  amené  à  l'existence  par 
quelques  causes  très  générales,  qui  dominent  l'in- 
dividu et  façonnent  son  être.  Trois  de  ces  forces 
sont  plus  particulièrement  aisées  à  constater  :  la 
race,  le  milieu,  le  moment.  Les  comprendre,  c'est 
comprendre  du  coup  un  groupe  de  personnes  et 
chaque  personne  de  ce  groupe.  Elles  sont  les  'géné- 
ratrices, et  c'est  à  les  montrer  que  doit  s'attacher 
le  philosophe  qui  entreprend  d'expliquer,  ou  pour 
parler  plus  strictement,  de  conditionner  une  série 
de  créatures  et  d'actions  humaines.  Etant  donné 
que  la  série  de  ces  créatures  et  de  ces  actions  est 
une  époque  d'histoire,  comme  la  Révolution  fran- 
çaise, on  voit  du  coup  quel  but  poursuivra  un 
écrivain  convaincu  de  cette  doctrine.  Sa  grande 
affaire   sera   de   découvrir   les   conditions  généra- 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DE    L'HISTOIRE    2o.q 

trices,  ou  deux,  ou  trois,  ou  quatre,  et  il  écrira  né- 
cessairenient  une  histoire  des  causes.  Elle  sera 
pour  lui,  cette  histoire,  non  pas  le  drame  chan- 
geant des  passions,  non  pas  l'épopée  mystique 
de  la  Justice  et  de  la  Providence,  mais  «un  pro- 
blème de  mécanique  psychologique».  La  méta- 
phore est  de  M.  Taine.  Pour  la  continuer,  représen- 
tons-nous qu'une  époque,  en  effet,  peut  être  assi- 
milée à  quelque  prodigieuse  machine  composée 
d'une  quantité  presque  innombrable  de  vivants 
rouages  qui  sont  les  individus.  Chacun  de  ces 
rouages  a  conscience  de  son  mouvement  propre,  et 
comme  il  ne  se  rend  pas  compte  qu'il  emprunte 
ce  mouvement  à  la  force  qui  met  en  branle  tout 
l'ensemble,  il  se  croit  indépendant.  C'est  le  propre 
de  l'historien  philosophe  de  briser  cette  illusion, 
et  d'établir  quelle  était  la  force  primitive,  sa  di- 
rection, son  intensité,  par  quelles  transformations 
successives  elle  s'est  distribuée  dans  le  vaste  orga- 
nisme pour  en  animer  les  parties.  A  vous  de  préfé- 
rer une  théorie  plus  consolante,  plus  complexe  aussi, 
de  l'âme  humaine  et  une  théorie  plus  souple  de 
l'histoire.  Celle-ci  est  nette  et  puissante  dans  sa 
mutilation,  et  M.  Taine  l'a  merveilleusement  appli- 
quée. 


300  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 


u 


Suivons  le  détail  de  cette  application.  Les  con- 
ditions génératrices  qui  déterminent  les  âmes  hu- 
maines ne  sont  pas,  remarquons-le,  dans  le  système 
de  M.  Taine,  distinctes  de  ces  âmes.  La  race  n'est 
pas  en  dehors  des  individus  qu'elle  a  créés  et  qui 
la  transmettent.  Le  milieu,  qu'il  soit  constitué  par 
le  climat  ou  par  un  état  social,  est,  lui  aussi,  un 
ensemble  d'impressions  individuelles.  De  même, 
le  moment  n'est  que  le  rapport  entre  des  géné- 
rations successives,  toutes  composées  d'individus, 
le  moment  n'est  que  le  rapport  entre  des  géné- 
rales doivent  être  montrées  par  un  très  grand 
nombre  de  faits  particuliers.  Aussi  le  premier  pro- 
cédé de  cette  histoire,  fondée  sur  la  généralisation, 
consiste-t-il  à  réunir  et  à  classer  la  quantité  la 
pluB  considérable  qu'il  est  possible  de  menus-  dé- 
tails. Quand  on  lit  d'affilée  ces  volumes  sur  les 
Origines,  c'est  bien  cela  qui  frappe  d'abord.  On 
reste  étonné  de  l'amoncellement.  Il  est  presque 
effrayant  de  calculer  combien  de  petits  faits 
M.  Taine  a  dû  colliger  pour  composer  son  Gou- 
vernenient  révolutionnaire,  si  l'on  songe  que  parmi 
ces  faits  il  a  choisi  seulement  les  significatifs,  — 
entendez  par  là  ceux  qui  soutiennent  les  hypo- 
thèses générales,  conclusion  de  tout  son  livre.  Né- 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DE    L'HISTOIRE    301 

cessairement,  et  pour  amener  le  lecteur  à  tirer  de 
son  côté  les  mêmes  conséquences,  l'historien  em- 
ploiera non  pas  la  narration,  mais  l'énumération, 
se  distinguant  ainsi  de  l'école  de  ceux  qui  con- 
çoivent l'histoire  comme  un  tableau.  M.  Taine 
veut-il  faire  comprendre  au  lecteur  ce  qu'était  le 
perso  miel  gouvernemental  des  jacobins?  Il  énu- 
mérera  tous  les  types  successivement  dans  lesquels 
ce  personnel  a  pu  s'incarner.  Il  montrera  d'abord 
des  échantillons  supérieurs,  les  grands  chefs  :  un 
Marat,  un  Danton,  un  Robespierre.  Il  comptera 
ensuite  les  types  moyens,  et  parmi  eux  il  distin- 
guera les  hom.mes  d'affaires,  un  Carnot,  un  Prieur 
(de  la  Côte-d'Or);  les  hommes  d'Etat,  un  Billaud- 
Varennes,  un  Couthon,  un  Saint- Just.  Il  étudiera 
les  représentants  en  mission,  dans  l'Est,  dans 
l'Ouest,  dans  le  Sud,  dans  le  Nord.  Il  dénombrera 
le  personnel  administratif,  tant  à  Paris  qu'en  pro- 
vince. Il  passera  en  revue  la  force  armée,  garde 
nationale  et  gendarmerie.  La  masse  des  documents 
distribuée  dans  la  suite  de  ces  chapitres  est  formi- 
dable. Il  n'en  fallait  pas  moins  pour  mettre  en 
lumière  le  travail  réel  des  quelques  grandes  causes 
qui  ont  soulevé  la  formidable  masse  d'individus 
que  représente  ce  terme  :  un  gouvernement.  Aussi 
cette  énumération  n'est-elle  pas  un  simple  étalage 
de  science,  elle  est  vivante.  Sous  cet  amas  de  faits 
une  idée  s'agite,  et  ce  dénombrement  tout  entier 
n'est  qu'une  preuve. 

C'est  le  second   procédé  de  cette  histoire    :   la 
démonstration.  Il  sert  de  correctif  au  premier,  en 


302  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

resserrant  dans  le  plus  étroit  faisceau  la  masse 
éparse  des  documents.  La  démonstration  est  même 
tellement  forte  ici  que  les  quatre  volumes  des  Ori- 
gines déjà  publiés  peuvent  se  résumer  en  quelques 
lignes,  si  l'on  cherche  en  eux  la  thèse  établie.  Cette 
simplicité  résulte  de  la  conception  même  que  l'au- 
teur se  forme  de  la  nature.  Il  la  voit,  cette  riche  et 
mouvante  nature,  a-t-il  dit  quelque  part,  «comme 
le  retentissement,  prolongé  en  ondulations  iné- 
puisables, d'une  formule  créatrice,»  et,  dans  tout 
fragment  de  l'immense  univers,  pareillement  il 
admet  que  la  complexité  visible  se  résout  au  fond 
en  quelques  éléments  premiers.  Pour  lui,  la  Révo- 
lution française  n'est  que  la  rencontre  d'une  cer- 
taine théorie,  d'un  certain  moment,  et  d'un  certain 
milieu.  La  théorie,  c'est  la  doctrine  inexacte  sur 
l'homme  abstrait  et  sur  le  contrat  social,  élaborée 
à  travers  les  développements  de  l'esprit  classique 
par  notre  race  française,  déjà  plus  tournée  d'ins- 
tinct vers  l'idéologie  que  vers  le  sens  du  réel,  plus 
oratoire  que  créatrice;  et  les  conditions  imposées 
aux  mœurs  par  la  monarchie  de  Versailles  ont 
encore  exaspéré  ce  défaut  Le  moment,  c'est  celui 
de  la  décadence  des  grands  corps  constitués  et 
régulateurs,  noblesse  et  clergé,  qui  n'ayant  pas 
transformé  leurs  privilèges  en  instruments  de  su- 
périorité, ne  sont  plus  qu'une  aristocratie  de  pa- 
rade et  de  façade  —  ombre  sans  corps,  et  qui  ne 
saurait  opposer  de  résistance  effective  à  un  mou- 
vement révolutionnaire.  Le  milieu,  c'est  celui  du 
tiers    état    mécontent,    de    la    plèbe    malheureuse, 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART   DE    L'HISTOIRE    303 

des  déclassés  raisonneurs  et  désespérés.  Le  pre- 
mier volume  des  Origines  montrait  le  détail  de 
ces  trois  conditions  génératrices;  le  second  étu- 
diait l'effet  immédiat  de  ces  causes,  à  savoir 
l'anarchie  universelle  et  spontanée;  le  troisième 
et  le  quatrième  racontent  la  siuite  nécessaire  de 
cette  anarchie.  Ils  expliquent,  dans  le  vaste  désor- 
dre, l'organisation  momentanée  de  la  partie  forte 
de  la  nation,  qui  se  trouve  précisément  être  le 
groupe  des  déclassés,  son  triomphe  de  quelques 
mois  et  sa  chute.  Toute  cette  démonstration  est 
aussi  claire  et  aussi  nette  qu'un  livre  de  mathé- 
matiques. M.  Taine  a  dit,  un  jour,  que  l'homme 
est  un  théorème  qui  marche,  et  lui  aussi  pourrait 
écrire  à  la  première  page  de  son  dernier  volume 
ce  que  Spinoza  écrivait  dans  la  préface  du  troi- 
sième livre  de  VEthigiie  :  «  Cela  peut  sembler 
étonnant  à  quelques-uns,  mais  ma  méthode  con- 
siste à  traiter  des  fautes  et  des  folies  humainesi 
avec  les  procédés  de  démonstration  rationnelle 
qu'on  emploie  pour  les  figures  de  géométrie...» 


III 


Cette  façon  de  comprendre  et  de  pratiquer  l'his- 
toire emporte  plusieurs  avantages.  J'en  donnerai 
comme  exemple  deux  principaux,  l'un  qui  s'ap- 
plique à  l'ouvrage  tout  entier  de  M.  Taine,  l'autre 


304  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

qui  touche  à  un  point  plus  particulier  de  détail. 
Et  d'abord,  cette  méthode  es»t,  entre  toutes,  celle 
qui  permet  le  plus  à  l'histoire  de  produire  des 
effets  d'ensemble.  Aucun  écrivain  n'a  surpassé 
l'auteur  des  Origines  dans  l'art  supérieur  d'ajus- 
ter les  unes  aux  autres  les  diverses  parties  d'une 
vaste  composition,  de  telle  sorte  que,  chaque  vo- 
lume convergeant  vers  un  terme  -unique,  chaque 
chapitre  de  même,  et  chaque  page  du  chapitre,  et 
chaque  phrase  de  la  page,  le  tout  à  la  fois  se 
dresse  comme  un  immense  édifice,  suspendu  à  sa 
flèche  dernière  depuis  les  pierres  de  soubassement 
jusqu'aux  colonnettes  de  la  nef  et  aux  arceaux  du 
chœur.  On  éprouve  un  plaisir  intellectuel  de  l'or- 
dre le  plus  rare  à  saisir  d'un  coup  d'œil  cette  ma- 
gnifique ordonnance,  comme  à  s'arrêter  derrière 
Notre-Dame  sur  l'un  des  points  d'oii  l'on  voit  la 
vieille  cathédrale  détacher  dans  le  ciel,  ou  bleu 
ou  sombre,  sa  silhouette  d'une  si  visible  et  si  im- 
brisable  unité.  D'autant  que  ce  n'est  pas  seulement 
un  effet  d'optique,  ni  le  tour  de  force  d'un  puis- 
sant ouvrier  littéraire.  Par  cette  sorte  d'enchaîne- 
ment entre  les  divers  détails  d'une  époque  d'histoire, 
M.  Taine  restitue,  avec  une  intensité  surprenante, 
ce  qui  fut  une  réalité,  mais  si  difficile  à  comprendre 
à  distance  :  l'atmosphère  morale  de  cette  époque 
et  sa  pression  sur  les  hommes  qui  la  subissaient. 
Toutes  les  intelligences  d'une  même  génération 
supportent,  en  effet,  la  pesée  sur  elles  de  quelques 
certitudes  communes.  Il  y  a  une  vue  générale  des 
choses  qui  s'impose  même  aux  plus  indépendants. 


RÉFLEXIONS   SUR    L'ART    DE    L'HISTOIRE   305 

et  par  suite  une  psychologie  collective  que  M.  Taine 
dégage  sous  une  pleine  lumière  quand  il  met  en 
saillie  les  grandes  causes  génératrices  des  œu\Tes 
d'un  temps.  A  la  distance  même  de  cent  années,  il 
nous  est  malaisé  de  nous  représenter  comment  les 
hommes  d'un  autre  âge  n'ont  pas  aperçu  l'erreur 
de  certaines  hypothèses  sur  la  vie.  C'est  qu'aussi 
bien  cette  erreur  faisait  partie  intégrante  de  leur 
personne.  Il  y  a  dans  toute  pensée  humaine  une 
nécessité  de  limitation,  et  le  procédé  de  M.  Taine, 
par  cela  seul  qu'il  dessine  d'un  trait  toute  la  ligne 
dans  laquelle  se  meut  un  groupe  de  ces  pensées, 
marque  avec  une  énergie  singulière  la  raison  fon- 
damentale de  cette  limite.  C'est  un  stratégiste  qui, 
sachant  d'avance  le  type  des  fusils  distribués  a 
chaque  soldat,  mesure  du  même  coup  la  portée  du 
tir  sur  toute  la  ligne  de  bataille. 

Cette  méthode  n'est  pas  uniquement  féconde 
en  effets  d'ensemble.  L'écrivain  a  pu,  grâce  à  elle, 
reprendre  et  modifier  de  la  manière  la  plus  heu- 
reuse certaines  portions  de  l'art  de  l'histoire.  Le 
lecteur  même  superficiel  du  dernier  volume  des 
Origines  ne  saurait  s'empêcher  de  remarquer  la 
quantité  de  portraits  ou  de  grande  ou  de  petite 
taille  qui  s'y  trouvent,  et  la  nouveauté  du  procédé 
employé  pour  chacun  d'eux.  lis  sont  singulièrement 
difficiles  à  bien  tracer,  ces  portraits  historiques, 
dans  le  raccourci  desquels  une  créature  humaine 
doit  tenir.  Il  s'agit  en  effet  de  résoudre  ce  double 
problème  :  rendre  d'une  part  un  individu  vivant, 
et  de  l'autre  l'expliquer,  —  montrer  à  la  fois  et  dé- 


3o6  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

montrer,  reproduire  le  geste  et  souligner  le  muscle 
qui  l'accomplit.  C'est  la  même  difficulté  qui  se  ren- 
contre dans  le  roman,  lorsque  le  romancier,  pré- 
occupé de  psychologie,  s'efforce  de  mettre  en  action 
ses  personnages  et  de  les  analyser  au  même  mo- 
ment. Si  le  portraitiste,  plus  soucieux  de  couleur 
que  d'explication,  incline  vers  le  détail  anecdo- 
tique,  il  donne  sur  le  héros  qu'il  veut  peindre  des 
renseignements  qui  peuvent  être  circonstanciés, 
mais  il  écrit  une  monographie  et  non  un  portrait, 
car  il  ne  restitue  pas  l'homme  dans  la  totalité  de 
son  être  ;  il  ne  fait  pas  toucher  au  doigt  le  ressort 
primordial  et  dominateur.  Si  au  contraire  c'est  à 
dégager  ce  ressort  qu'il  s'emploie,  il  risque  de 
montrer  son  propre  esprit  plus  encore  que  celui  du 
personnage  qu'il  évoque.  Aussi  la  plupart  des  por- 
traits d'histoire  sont-ils  déformés  par  l'un  ou  par 
l'autre  de  ces  deux  défauts.  M.  Taine,  lui,  grâce 
à  sa  théorie  des  conditions  génératrices,  a  su  éviter 
l'un  et  l'autre.  Partant  de  cette  idée  que  la  créature 
humaine  n'est  qu'un  cas  particulier  d'une  loi  de 
psychologie  générale,  c'est  à  la  mise  en  lumière 
de  cette  loi  qu'il  s'attache,  à  travers  l'immense  dé- 
tail des  documents  individuels  et  particuliers.  De 
même  que  les  grands  peintres,  un  Rembrandt,  un 
Rubens,  un  Titien,  découvrent  dans  une  construc- 
tion de  corps,  dans  la  nuance  d'une  peau,  dans  les 
bouffissures  et  dans  les  amaigrissements  d'une  chair, 
quelque  vérité  de  physiologie,  il  découvre,  lui,  à 
travers  les  paroles,  les  écrits,  les  actes  d'un  person- 
nage d'histoire,  l'évidence  de  quelque  vérité  aujour- 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DE    L'HISTOIRE    307 

d'hui  connue  sur  l'esprit.  C'est  ainsi  qu'il  se  sert  de 
la  doctrine  actuelle  sur  les  différences  d'imagina- 
tions pour  faire  comprendre  en  quoi  se  distinguent 
les  uns  des  autres  Robespierre,  Danton  et  Marat. 
Nulle  part  peut-être  cette  sorte  de  relief  obtenu 
par  l'anatomie  des  causes  ne  se  remarque  plus  qu'à 
l'occasion  de  cette  dernière  figure.  Patiemment, 
minutieusement,  l'écrivain  établit  l'existence,  chez 
l'Ami  du  peuple,  du  délire  ambitieux,  avec  manie 
des  persécutions  et  monomanie  homicide;  il  étu- 
die son  hérédité,  son  tempérament,  son  éducation, 
puis  le  choc  d'un  tel  personnage  avec  les  idées 
d'absolutisme  rationnel  propre  aux  jacobins.  Alors 
seulement  il  évoque  l'homme  politique,  et  les  quel- 
ques phrases  qu'il  cite  de  ce  dictateur  de  massacres 
achèvent  de  rendre  vivant  le  personnage.  Les  ai- 
guilles de  la  montre  sont  là  qui  marchent,  et, 
comme  à  travers  une  boîte  en  cristal,  nous  suivons 
l'intime  rouage.  Nous  voyons  à  la  fois  et  nous 
comprenons.  Il  faut  remonter  aux  romans  de  Bal- 
zac pour  rencontrer  ce  double  plaisir,  si  complexe 
qu'il  semble  fondé  sur  une  sorte  de  contradiction. 


3o8  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 


IV 


Ce  sont  là  quelques  avantages,  entre  beaucoup, 
de  la  conception  que  M.  Taine  s'est  formée  de 
l'art  d'écrire  l'histoire.  Voici,  ce  me  semble,  quel- 
ques-unes des  difficultés  que  cette  conception  com- 
porte. La  première  réside  dans  l'exécution  même. 
Il  semble  presque  impossible  que  l'historien  phi- 
losophe arrive  jamais  à  la  reproduction  de  la 
scène  vivante  et  colorée,  telle  que  l'historien  con- 
teur la  donne  constamment.  C'est  ici  un  cas,  parmi 
cent  autres,  de  l'antithèse  inévitable  entre  l'esprit 
d'analyse  et  la  vision  dramatique.  Celui  qui  aper- 
çoit la  créature  humaine  par  le  dedans  voit  d'or- 
dinaire des  facultés  plus  que  des  actions;  il  dis- 
tingue des  états,  de  préférence  à  des  événements.  Il 
est  certain,  pour  nous  en  tenir  à  un  morceau  indi- 
qué déjà,  que  M.  Taine  a  merveilleusement  évoqué 
Danton,  Marat  et  Robespierre.  Mais  il  les  a  évo- 
qués) isolément  et  comme  un  naturaliste  qui  re- 
garde tour  à  tour  plusieurs  échantillons  d'une 
même  espèce.  Il  ne  les  a  pas  vus  en  conflit,  assis  à 
une  même  table,  comme  ils  ont  dû  l'être,  agissant 
les  uns  sur  les  autres.  Il  y  a  deux  raisons  à  cela. 
D'abord  les  documents  tout  à  fait  exacts  man- 
quaient, et  si  l'historien  qui  raconte  a  le  droit  de 
compléter  les  renseignements  sur  ce  qui  a  été  par 


RfîFLEXIONS   SUR   L'ART    DE   L'HISTOIRE   309 

l'imagination  de  ce  qui  a  dû  être,  l'historien  qui  dé- 
montre ne  le  peut  pas.  En  outre,  l'historien  qui 
raconte  aperçoit  des  individus,  et  l'historien  qui  dé- 
montre aperçoit  des  causes.  Sa  besogne  est  ache- 
vée quand  il  a  décomposé  le  jeu  de  ces  causes, 
et  ce  jeu  est  borné  à  l'intérieur  de  l'âme.  Même  la 
couleur  de  la  vie  n'est  pas  non  plus  de  son  do- 
maine, il  ne  peut  q'uen  jeter  une  touche  à  peine 
marquée  et  que  complète  le  lectetir.  Il  vous  a  mon- 
tré la  source  d'où  jaillit  le  fleuve,  la  quantité  d'eau 
épandue,  la  configuration  du  terrain.  A  vous  de 
vous  figurer  ce  que  le  paysagiste  reproduit,  et  qui 
n'est  plus  du  ressort  du  géographe  :  le  bruissement 
de  l'eau  transparente,  le  frémissement  des  vertes 
herbes  de  la  rive,  les  reflets  du  jour  clair  et  de 
la  nuit  sombre  sur  le  flot  changeant.  Michelet 
était  le  paysagiste  de  la  Révolution,  M.  Taine  en 
est  le  géographe. 

Un  second  inconvénient  de  la  méthode  réside 
dans  la  répétition  forcée  du  même  procédé.  Il  y  a 
.plusieurs  manières  de  montrer;  il  n'y  en  a  qu'une 
de  démontrer.  Tout  à  l'heure  nous  constations 
l'antithèse  de  l'esprit  d'analyse  et  de  la  vision  dra- 
matique. C'est  maintenant  un  cas  de  l'antithèse 
entre  l'art  et  la  science.  L'historien  qui  n'est  qu'un 
historien  peut  changer  son  style  au  gré  des  évé- 
nements qui  se  déroulent  devant  lui.  Il  se  fera, 
comme  Michelet,  lyrique  pour  reproduire  l'allé- 
gresse hardie  d'un  Luther,  élégiaque  pour  égaler 
la  plainte  du  cœur  blessé  d'une  Marguerite  de  Na- 
varre,  tendu  et   dur   pour   mouler   le  masque   de 


3IO  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

Bonaparte.  Il  a  le  droit  de  prendre  toutes  les 
nuances  d'expression,  parce  qu'aussi  bien  toutes 
les  nuances  se  mélangent  dans  cette  trame  de  la 
vie,  tapisserie  à  mille  teintes  que  les  siècles  tissent 
avec  du  fil  couleur  de  sang  et  du  fil  cou- 
leur d'espérance,  sur  un  dessin  fantastique  de 
tragédie  tour  à  tour  et  de  farce  grossière. 
M.  Taine,  et  il  l'a  prouvé,  n'a  qu'à  vouloir  pour 
colorer  son  style  d'un  éclat  radieux  ou  sinistre, 
délicat  ou  violent.  Mais  de  son  génie  de  sty- 
liste il  se  défie  plus  encore  que  de  son  imagi- 
nation dramatique.  Un  homme  qui  écrit  une  belle 
phrase  est  trop  près  d'ajouter  quelque  chose  au  fait 
que  sa  phrase  traduit,  par  conséquent  d'altérer 
l'exactitude  du  document  et  du  coup  l'effet  total 
de  la  preuve.  Ce  scrupule  est  poussé  si  loin  par 
l'auteur  des  Origines  que,  dans  certains  chapitres, 
il  s'efface  presque  entièrement  de  son  œuvre;  je  di- 
rais entièrement,  si  l'ordre  imposé  aux  textes  qu'il 
cite  ne  lui  appartenait  en  propre.  A  cela  se  borne 
la  concession  à  sa  propre  personnalité.  Il  cède  la 
parole  aux  témoins,  il  s'établit  leur  introducteur, 
par  suite  il  procède  presque  toujours  par  citations. 
L'avantage  est  qu'une  conviction  profonde  s'ins- 
talle dans  l'esprit  du  lecteur.  Le  danger  est  que 
ces  citations,  étonnantes  par  le  choix  et  la  portée 
significative,  sont  empruntées  presque  toujours  à 
des  témoins  qui  ne  savaient  que  constater  la  réa- 
lité immédiate.  Elles  font  certitude,  elles  ne  font 
pas  couleur,  et  l'on  se  prend  à  regretter  que 
M,  Taine  n'ait  pas  donné  à  leur  place  l'impression 


RÉFLEXIONS    SUR    L'ART    DE    L'HISTOIRE   311 

que  lui  ont  causée,  à  lui,  artiste  aux  nerfs  tendus, 
à  la  sensibilité  vibrante,  les  textes  authentiques 
qu'il  rapporte.  On  voudrait  que  cet  artiste  l'eût 
emporté  sur  le  savant,  mais  ce  serait  vouloir  qu'il 
eût  entrepris  une  œuvre  de  beauté.  Or,  il  a  rêvé 
d'accomplir  une  œuvre  de  vérité.  Il  est  en  cela 
dans  la  logique  de  son  existence  entière,  admi- 
rable existence  d'un  homme  qui  a  toujours  dit  et 
sur  toutes  choses  toute  sa  pensée,  et  —  ce  qui  est 
plus  difficile  encore  —  rien  que  sa  pensée! 


VI 
RÉFLEXIONS  SUR  LA  CRITIQUE ^'> 


A  l'heure  présente,  on  lui  fait  durement  son  pro- 
cès, à  cette  pauvre  critique;  et,  presque  sur  toute  la 
ligne,  on  la  condamne.  Il  y  a  quelque  dix-huit 
mois,  c'était  le  tour  de  M.  Caro,  lequel  déclara, 
dans  un  article  qui  fit  du  bruit,  que  ladite  critique 
allait  se  mourant.  A  maintes  reprises,  depuis  lors 
comme  auparavant,  vous  avez  rencontré,  dans  les 
journaux  quotidiens,  des  doléances  pareilles,-  et 
voici  qu'aujourd'hui  un  écrivain  de  la  plus  soli- 
taire et  de  la  plus  intense  originalité,  M.  d'Aure^ 
villy,  dans  quelques  pages  férocement  dures  de 
son  nouveau  livre  :  les  Ridicules  du  temps,  mène, 
lui  aussi,  le  deuil  de  feu  la  critique.  Et  il  faut 
bien  que  le  fait  soit  vrai,  puisque  les  académi- 
ciens et  les  chroniqueurs,  les  réguliers  de  la  litté- 

(l)  A  propos  d'une  polémique  de  presse  soulevée  par  un  article 
de  M.  Caro  sur  la  critique  moderne,  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes  (1882). 


RÉFLEXIONS   SUR   LA   CRITIQUE  313 

rature  et  les  indépendants  s'accordent  à  constater 
la  disparition  de  cette  influence  qui  fut  jadis  pré- 
pondérante jusqu'au  despotisme.  Elle  est  passée, 
en  effet,  l'époque  où  un  article  signé  d'un  certain 
nom  sacrait  grand  homme  un  inconnu  de  la  veille; 
et  si  l'opinion  publique  attendait  maintenant  pour 
admirer  ou  dédaigner  un  livre  que  le  signal  lui 
vînt  d'en  haut,  elle  risquerait,  comme  l'âne  de  la 
Scholastique,  de  demeurer  indéfiniment  entre  cette 
admiration  ou  ce  dédain,  sans  jamais  choisir... 
Donc,  la  critique  est  bel  et  bien  défunte,  mais  qui 
expliquera  d'autre  part  que  notre  siècle  soit,  d'un 
accord  unanime,  et  par  les  mêmes  personnes,  dési- 
gné comme  le  siècle  de  l'esprit  critique,  s'il  en  fut? 
Nous  a-t-on  assez  démontré,  et  par  d'innombra- 
bles exemples,  que  l'analyse  nous  dévore,  que  l'éru- 
dition nous  ronge,  que  la  grande  invention  et  la 
spontanéité  s'en  sont  allées  de  notre  art,  que  les 
livres  des  plus  créateurs  d'entre  nous  sont  la  mise 
en  œuvre  d'une  théorie?  Inconséquence  étrange  et 
qui,  exprimée  sous  une  forme  saisissante,  se  ré- 
sume dans  cette  thèse  que  notre  âge  est  un  âge 
de  critique  sans  critiques,  —  quelque  chose  comme 
une  époque  de  poésie  sans  poètes  ou  de  peinture 
sans  peintres... 

Il  y  a  là,  semble-t-il,  une  confusion  de  mots,  et 
par  suite  une  confusion  d'idées,  qui  valent  la  peine 
d'être  étudiées  d'un  peu  plus  près.  Il  est  probable 
qu'en  déplorant  la  disparition  de  la  critique,  les 
écrivains  comme  MAI.  Caro  et  d'Aurevilly    cons- 


314  •    ETUDES    ET    PORTRAITS 

tatent  simplement  une  transformation,  ou,  pour 
employer  le  style  à  la  mode,  une  évolution  du 
genre.  Ce  terme  de  Critique  s'est  pro fonderaient 
modifié  en  effet  depuis  ces  cinquante  dernières 
années.  Traduit  en  langue  vulgaire,  il  signifiait 
autrefois,  comme  son  étymologie  l'indique,  un 
jugement.  Ainsi  l'entendait  l'abbé  Morellet,  par 
exemple,  lorsqu'il  critiquait  VAtala  de  Chateau- 
briand, alors  dans  la  fleur  de  sa  nouveauté.  Phrase 
par  phrase,  le  spirituel  abbé  discutait  la  valeur 
du  livre,  et  certains  des  arrêts  qu'il  a  portés  au 
cours  de  cet  examen  sont  restés  célèbres.  «  Que 
signifie,-!»  s'écriait-il,  ace  grand  secret  de  mélan- 
colie que  la  lune  raconte  aux  chênes  et  aux  rivages 
des  mers?...  »  Gustave  Planche  fut,  à  l'époque  du 
romantisme,  le  célèbre  champion  de  cette  critique 
à  conclusions  impératives,  comme  Boileau  en  avait 
été,  au  moment  le  plus  éclatant  du  génie  classique, 
le  maître  et  presque  le  fondateur.  Le  rôle  du  cri- 
tique était  alors  celui  d'un  arbitre  suprême  et  con- 
vaincu, sorte  de  procureur  de  la  littérature  qui 
dressait  le  dossier  des  méchants  ouvrages,  et,  dis- 
tributeur de  couronnes  autant  que  de  châtiments, 
décernait  des  récompenses  aux  bons  auteurs.  Au 
demeurant  ces  juges  méritaient  eux-mêmes  d'être 
jugés  et  avec  sévérité,  car  ils  se  permettaient 
nombre  d'erreurs.  L'impeccable  Boileau  a  consacré 
à  Molière,  dans  son  Art  poétique,  des  vers  qui  nous 
étonnent  aujourd'hui;  il  a  gardé  le  silence  sur  le 
divin  La  Fontaine,  et  parlé  de  Ronsard  avec  une 
inintelligence  singulière  du  génie  lyrique.  Pour  ce 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    CRITIQUE  315 

qui  est  de  Gustave  Planche,  il  ne  s'est  jamais 
douté  que  les  deux  plus  puissants  génies  littéraires 
de  sa  génération  fussent  Victor  Hugo  et  Balzac, 
malgré  son  amitié  personnelle  pour  celui-ci.  L'ad- 
miration qu'il  professa  pour  le  précis  et  dur  Mé- 
rimée ne  suffit  pas  à  l'absoudre  de  cette  colossale 
méprise.  Est-il  un  talent  nouveau,  si  l'on  excepte 
Mme  Sand,  dont  il  ait  su  prévoir  l'épanouisse- 
ment, un  talent  fameux  dont  il  ait  mis  en  lumière 
les  côtés  méconnus?  Il  resterait  donc  à  se  deman- 
der si,  durant  ses  plus  beaux  jours  et  dans  la 
personne  de  ses  plus  fameux  adeptes,  cette  an- 
cierme  critique  a  donné  des  preuves  irrécusables 
de  son  utilité.  Mais  là  n'est  point  la  question.  Ce 
qui  nous  intéresse,  c'est  de  savoir  comment  elle 
semble  morte  et  pourquoi.  La  définition  seule  de 
son  principe  suffirait  à  rendre  raison  de  cette 
mort. 

Ce  principe  résidait  tout  entier  dans  l'affirma- 
tion qu'il  y  a  des  lois  inflexibles  de  la  beauté,  en 
même  temps  qu'un  type  absolu  de  l'œuvre  d'art. 
Tout  arrêt  suppose  une  affirmation  de  cet  ordre. 
Je  ne  peux  conclure  à  la  condamnation  ou  à  l'apo- 
théose d'un  homme  qu'autant  que  je  possède  un 
code  impersonnel  où  se  trouvent  prescrits  les  de- 
voirs de  cet  homme.  Ce  qui  maintenait  debout  un 
Boîleau,  un  La  Harpe,  un  Voltaire  même  disser- 
tant sur  Corneille,  ou  bien  un  Planche  discutant 
sur  Hugo,  c'était  la  foi  inébranlable  en  quelques 
canons  absolus  d'esthétique.  Ce  qui  empêche  au- 


3i6  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

jourd'hui   l'existence   de   semblables   juges   et    de 
semblables  arrêts,  c'est  un   déplacement  singulier 
de  notre  point  de  vue.  Ce  déplacement  nous  amène 
à   concevoir,    au   rebours    de   nos    ancêtres,    qu'un 
Credo    littéraire    trop    affirmatif   est    la    négation 
même  de  l'esprit  critique.  L'Art  'poétique  de  Boi- 
leau  nous  paraît,  pour  citer  la  plus  illustre  mani- 
festation de  cette  école  abolie,  l'œuvre  d'un  écrivain 
consciencieux,  remarquable  manieur  d'alexandrins, 
intègre  conseiller,  auquel  il  aura  manqué  la  qua- 
lité la  plus  nécessaire  à  celui  qui  étudie  les  œuvres 
de  littérature  :  la  compréhension  des  qualités  op- 
posées à  ses  qualités  et  d'un  Idéal  opposé  à  son 
Idéal.  Une  découverte,  dangereuse  peut-être,  mais 
probablement    définitive,    de   notre   âge,   n'est-elle 
pas  celle  de  la  variété  des  intelligences?  Le  fon- 
dement philosophique  de  l'ancienne  critique  comme 
de  l'ancienne   politique   était   le   dogme  cartésien 
de  l'identité  des  esprits.  Le  jour  où  la  connais- 
sance   des    littératures    étrangères    s'imposa    aiix 
Français,  à  la  suite  des  grandes  mêlées  nationales 
du  commencement  du  siècle,  ce  dogme  tomba  de 
lui-même.  Il  devint  évident  à  toute  personne  ins- 
truite et  sincère,  que  beaucoup  de  façons  diverses 
de  penser  et  de  sentir,  par  conséquent  de  se  pro- 
curer  l'émotion    du   beau,   étaient   légitimes.    Sha- 
kespeare avait  composé  des  drames  d'une  poésie 
supérieiure   en    employant    des   procédés    de   tous 
points  contraires   à  ceux   d'après   lesquels  Racine 
avait    écrit    ses    tragédies.    Drames    et    tragédies 
n'avaient-ils  pas  un  droit  égal  à  l'admiration?, 


RÉFLEXIONS   SUR   LA   CRITIQUE  317 

Racine,  rencontrant  Shakespeare  sar  ma  table, 
S'endort  près  de  Boileau  qui  leur  a  pardonné... 

Ces  deux  vers  d'Alfred  de  Musset  contiennent 
en  germe  une  théorie  nouvelle  de  la  critique  — - 
et  cette  théorie,  grâce  à  Stendhal  d'abord,  puis  à 
Sainte-Beuve,   puis  à  M.   Taine,   s'est   développée 
dans  toute  sa  vigueur.  S'il  y  a  en  effet  beaucoup 
de  diversités  dans  les  œuvres  de  la  littérature  et 
de  l'art,  cela  tient  à  ce  que  ces  œuvres  ne  sont  pas 
le  produit   artificiel   d'un  travail   de  la  réflexion. 
Des  hommes  vivants  les  ont  composées,  pour  qui 
elles  étaient  un  profond  besoin,  une  intime  et  né- 
cessaire satisfaction  de  tout  l'être.  Une  page  de 
prose  ou  de  poésie  manifeste  donc  un  état  de  l'âme 
de  celui  qui  l'a  mise  au  jour.   Pour  comprendre 
cette  page,  c'est  une  condition  indispensable  que  de 
se  représenter  cet  état  de  l'âme.  Ce  que  l'ancienne 
critique  appelait  l'imperfection  d'une  œuvre  appa- 
raît alors  comme  une  condition  de  la  vie  même  de 
cette  œuvre.  Si  Ronsard  a  parlé  grec  et  latin  en 
français,  c'est  que  l'enivrement  de  l'érudition  fut 
le  délice  de  la  Renaissance,  et  que  l'on  aime  aisé- 
ment trop  ce  que  l'on  aime  passionnément.  Si  Ra- 
belais abonde  en  plaisanteries  grossières  qui  ré- 
pugnent aux  délicats,  c'est  que  la  forte  imagination, 
la  verve  hardie,   la  libre  sensualité  de  la  nature 
débridée  confinent  à  l'orgie  brutale  et  à  la  gouail- 
lerie  cynique.  Il  est  malaisé  de  faire  un  départ  et 
de  condamner  les  défauts  en  même  temps  qu'on 
admire  les  qualités.  Quand  on  aperçoit  nettement 
la  liaison  invincible  qui  fait  de  ces  défauts  la  con- 


3ï8  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

séquence  nécessaire  de  ces  qualités,  on  se  prend 
bien  plutôt  à  sympathiser  avec  l'une  et  l'autre  ma- 
nifestation de  la  vie,  —  et  c'est  ainsi  que  peu  à  peu 
l'on  se  déshabitue  du  jugement  absolu  et  affirmatif 
pour  mieux  se  plier  à  l'art  des  métamorphoses  in- 
tellectuelles. Apercevez-vous  maintenant  pourquoi 
un  certain  dogmatisme  esthétique  s'en  est  allé  de 
notre  littérature  moderne,  et  avec  lui  les  habitudes 
de  l'affirmation  exclusive  et  des  arrêts  sans  appels? 

Elle  n'est  pas  cependant  dépourvue  d'affirma- 
tions, cette  nouvelle  critique  dont  Sainte-Beuve  et 
M.  Taine  ont  été  les  initiateurs.  Seulement  ces 
affirmations  ne  portent  plus  sur  la  valeur  défini- 
tive des  œuvres.  Même  le  mot  de  critique  ne  lui 
convient  plus;  il  y  faudrait  substituer  cet  autre 
mot,  plus  pédant  mais  plus  précis,  de  psycholo- 
gie. Ce  que  les  écrivains  contemporains,  qui  font 
métier  d'analyser  les  livres  d'hier  ou  d'aujour- 
d'hui, ont  à  découvrir  et  à  confirmer,  ce  sont  les 
lois  de  la  sensibilité  ou  de  l'intelligence.  Ils  col- 
laborent, en  étudiant  les  littératures,  à  une  histoire 
nattirelle  des  esprits.  Les  uns,  comme  Sainte-Beuve 
le  disait  de  lui-même,  procèdent  à  la  manière  des 
botanistes  et  décrivent  soigneusement  des  échan- 
tillons divers  de  la  flore  intellectuelle,  sans  aboutir 
à  des  conclusions  théoriques  sur  cette  flore  elle- 
même  et  ses  origines.  D'autres,  au  contraire,  et 
c'est  le  cas  de  M.  Taine,  procèdent  par  voie  de  vé- 
rification. Leur  point  de  départ  est  une  hypothèse 
sur  la  pensée,  et  l'histoire  littéraire  leur  apparaît 


RÉFLEXIONS    SUR    LA    CRITIQUE  319 

comme  une  immense  expérience  instituée  par  la 
nature,  grâce  à  quoi  ils  élucident  et  précisent  leur 
généralisation  théorique.  Avec  des  facultés  inégales 
et  une  inégale  conscience  de  la  direction  de  leurs 
efforts,  c'est  dans  l'un  ou  dans  l'autre  sens  que 
travaillent  les  critiques  de  notre  époque.  Ils  ne  ré- 
gentent pas  plus  la  production  des  génies  litté- 
raires que  les  physiologistes  ne  régentent  la  produc- 
tion de  la  vie,  mais  est-ce  vraiment  là  une 
infériorité?  L'exemple  de  tous  les  siècles  prouve 
que  la  grande  ouvrière  des  créations  de  génie  est 
l'inconscience,  et  que  le  meilleur  procédé  pour  com- 
poser de  belles  œuvres  est  de  travailler  à  se  faire 
plaisir  à  soi-même.  Aucun  précepte  n'enseigne  cette 
sorte  de  plaisir,  et  aucun  précepte  ne  prévaut  là 
contre.  Cette  réflexion,  à  défaut  d'autres,  suffirait 
pour  consoler  de  la  mort  —  ou  de  la  métamor- 
phose de  l'ancienne  critique. 


VII 

RÉFLEXIONS  SUR  LE  THEATRE 


Je  m'excuse  de  faire  précéder  les  sij  morceaux, 
réunis  sous  ce  titre,  d'une  petite  note  oute  per- 
sonnelle qui  est  pourtant  nécessaire  pour  en  expli- 
quer la  composition  et  la  spécialité.  En  1880,  je 
me  trouvais  chargé  de  la  critique  dramatique  au 
journal  le  Globe.  Je  quittai  ce  feuilleton  pour  celui 
du  Parlement,  que  je  conservai  jusqu'à  la  fin  de 
1882.  Durant  ces  trois  années,  j'assistai  à  bien  des 
pièces,  sans  m'y  instruire  beaucoup.  J'y  apportais 
trop  d'idées  préconçues,  un  système  de  théories 
psychologiques  dont  j'ai  essayé  depuis  l'applica- 
tion dans  la  critique  et  le  roman.  Une  telle  appli- 
cation est-elle  possible  au  théâtre?  J'ai  souvent 
pris  et  repris  cette  question  à  cette  époque  dans 
les  analyses  que  je  donnais,  par  profession,  le 
lundi.  Il  m'est  arrivé  de  la  poser  d'une  manière 
plus  générale  durant  quelques  semaines  vides  de 
nouveautés.  Les  fragments  qu'on  va  lire  sont  em- 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  321 

pruntés  à  la  longue  suite  de  ces  feuilletons.  Ils  ré- 
sument des  arguments  qui  me  paraissaient  alors 
plus  valables  qu'aujourd'hui,  peut-être  parce  que  j'ai 
reconnu  qu'au  fond  l'histoire  de  la  littérature  est, 
comme  l'autre  histoire,  tout  entière  fondée  sur  le 
fait.  Démontrer  d'un  genre  qu'il  devrait  abonder 
en  œuvres  de  tel  ordre  est  superflu  si  ces  oeuvres 
sont  en  voie  de  se  produire,  et  tout  autant  si  ces 
ouvres  ne  se  produisent  pas.  Il  reste  le  plaisir  de 
spéculer  sur  des  idées,  qui,  lui,  du  moins,  est  réel. 
C'est  donc  à  ce  simple  titre  de  réflexions  spécula- 
tives que  se  trouvent  réimprimés  ici  les  morceaux 
suivants.  Dans  le  premier  on  s'est  posé  le  problème 
de  savoir  ce  que  pouvait  alors  supporter  de  psy- 
chologie au  théâtre  une  salle  parisienne;  —  dans 
le  second  on  a  essayé  de  doser  ce  qu'en  fait  les 
auteurs  mettaient  de  cette  psychologie  dans  leurs 
pièces;  —  dans  le  troisième  on  discute  une  ques- 
tion de  style  rattachée  aux  deux  précédentes  par 
le  lien  qui  unit  les  problèmes  de  fond  aux  pro- 
blèmes de  forme;  —  dans  le  quatrième  on  examine, 
à  propos  d'un  livre  de  M.  Zola,  les  rapports  du  ro- 
man et  du  théâtre;  —  dans  le  cinquième,  et  à  propos 
d'une  publication  du  regretté  James  Darmesteter, 
on  expose  une  hypothèse  sur  l'histoire  du  génie 
de  Shakespeare.  Les  deux  dernières  de  ces  études 
sont  consacrées  à  démontrer  par  l'analyse  de  deux 
types  célèbres  de  la  comédie  et  de  la  tragédie, 
Alceste  et  Hamlet,  que  cette  psychologie,  si  insuf- 
fisante encore  maintenant  chez  tant  de  drama- 
turges,  a  été  mise  sur  la  scène  par  les   maîtres 


322  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

avec   autant   d'ampleur  qu'alors  et  depuis  elle  a 
pu  l'être  dans  le  livre. 


I 

LE    PUBLIC    CONTEMPORAIN 

Quand  on  désire  pénétrer  dans  ses  sources  pro- 
fondes une  œuvre  dramatique,  il  faut  d'abord  se 
demander  pour  quel  public  elle  a  été  composée. 
Un  roman  d'analyse,  des  vers  intimes,  un  recueil 
de  pensées  peuvent  avoir  été  conçus  dans  un  si- 
lence entier  de  l'univers  autour  de  l'écrivain,  et 
les  préoccupations  de  l'effet  à  produire  n'avoir 
exercé  aucune  influence  sur  l'exécution.  Il  semble 
même  que  ce  détachement  soit  la  condition  du  ta- 
lent et  qu'une  page  de  prose  ou  de  vers  ait  d'autant 
plus  de  chances  d'être  belle  que  l'auteur  ressent  à 
l'écrire  un  plaisir  plus  désintéressé  et  ne  pense  pas 
au  succès.  Il  n'en  va  pas  ainsi  lorsqu'il  s'agit  d'une 
pièce  de  théâtre,  à.  tout  le  moins  d'une  pièce  com- 
posée en  vue  de  la  scène.  L'auteur  ne  s'est  pas 
proposé  alors  de  transcrire  la  beauté  d'un  songe 
intérieur,  sous  l'impérieuse  contrainte  d'un  besoin 
d'expression  littéraire.  Son  but  est  d'imposer  à 
l'attention  de  deux  mille  personnes  réunies  dans 
une  salle  une  peinture  de  mœurs  ou  de  passions. 
Quelles  mœurs,  sinon  celles  que  toutes  ces  per- 
sonnes connaissent?  Quelles  passions,  sinon  celles 
qui    leur    sont    familières?    Ecrire    une    pièce    de 


RÉFLEXIONS   SUR   LE   THEATRE  323 

théâtre,  c'est  donc  établir  comme  une  moyenne 
des  opinions  du  public  pour  lequel  on  l'écrit.  Pa- 
reil sur  ce  point  à  l'orateur,  le  dramaturge  est  une 
vivante  synthèse  des  idées  éparses  dans  une  foule. 
C'est  à  la  fois  sa  gloire  et  sa  faiblesse.  Comme 
l'orateur,  il  est  sublime  ou  il  est  médiocre,  suivant 
que  son  public  est  sublime  ou  médiocre.  Vraisem- 
blablement, Shakespeare  n'eût  pas  rencontré  dans 
la  solitude  de  sa  pensée  l'énergie  admirable  de  ses 
chroniques  sur  la  guerre  des  Deux-Roses.  Il  était 
porté,  quand  il  écrivait  ces  drames  d'héroïsme  et 
de  fureur,  par  le  souffle  échappé  à  ce  peuple  an- 
glais de  la  Renaissance  avec  lequel  il  vivait,  si 
l'on  peut  dire,  en  communion.  La  parfaite  poli- 
tesse des  tragédies  de  Racine,  elle  aussi,  décèle  la 
parfaite  politesse  des  aristocratiques  spectateurs 
pour  lesquels  le  poète  ciselait  ses  alexandrins.  Il 
est  probable  qu'un  auteur  dramatique  possède  à 
la  fois  l'imagination  des  espaces  et  celle  des 
sentiments.  La  première  lui  permet  de  voir  les 
planches,  les  allées  et  les  venues  des  acteurs, 
leurs  entrées  et  leurs  sorties.  La  seconde  lui 
permet  de  voir  les  émotions  qui,  dans  la  salle,  cor- 
respondent aux  paroles,  aux  gestes,  aux  actions 
des  personnages  de  la  scène.  Si  cette  hypothèse 
sur  l'imagination  des  écrivains  de  théâtre  se  trou- 
vait vérifiée,  elle  expliquerait  du  coup  pourquoi 
le  don  naturel  leur  est  nécessaire  et  d'une  nécessité 
absolue.  Il  n'y  a  point  d'éducation  ni  de  volonté 
qui  puisse  amener  dans  l'intelligence  la  produc- 
tion  d'images   d'un  certain   ordre,   si   ces   images 


324  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

ne  surgissent  point  par  une  reviviscence  instinc- 
tive. 

Quand  de  nos  jours  un  auteur  dramatique  com- 
pose une  pièce,  quel  public  a-t-il  devant  les  yeux 
de  sa  pensée,  suivant  la  forte  et  si  juste  expres- 
sion du  peuple?  Telle  est  la  question  à  laquelle 
doivent  répondre  ceux  qui  s'intéressent  à  l'avenir 
de  notre  art  dramatique  français.  Toute  théorie 
qui  néglige  cette  question-là  est  hors  de  la  réalité. 
La  réponse  est  bien  simple  au  premier  abord.  Cet 
auteur  vit  d'ordinaire  à  Paris,  et  il  voit  des  Pari- 
siens comme  lui;  il  connaît  le  détail  de  leurs 
goûts  et  la  qualité  de  leurs  idées,  en  premier  lieu 
parce  qu'il  est  un  d'entre  eux;  puis  il  a  comme  un 
sens  particulier  qui  lui  permet  de  se  créer  à  son 
usage  une  façon  de  spectateur  imaginaire,  en  qui 
s'incarne  la  salle  entière.  Ces  Parisiens  arrivent  au 
théâtre  ayant  travaillé  toute  la  journée.  Le  nombre 
des  oisifs  est  si  petit  qu'il  disparaît  dans  le  grand 
ensemble.  Ces  gens  qui  ont  peiné  les  uns  cinq  ou 
six  heures,  les  autres  dix,  dans  un  bureau,  dans 
tin  magasin,  à  la  Bourse,  veulent  s'amuser.  Si  vous 
leur  apportez  quelque  comédie  très  profondément 
pensée  ou  quelque  drame  surabondant  de  lyrisme, 
peut-être  subiront-ils  la  domination  du  talent- 
mais  ce  ne  sera  là  qu'une  exception.  La  littérature 
ne  peut  pas  être  l'objet  d'un  nouvel  effort  pour 
ces  cerveaux  qui  se  sont  déjà  fatigués  au  dur  effort 
quotidien.  L'auteur  dramatique  se  figure  donc  ce 
public  de  neuf  heures  du  soir.  Le  lustre  est  allumé. 
Le  frémissement  de  l'impatience  commence  à  cou- 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THEATRE  325 

rir  le  long  des  fauteuils  d'orchestre  et  des  loges. 
Combien  rencontrerez-vous,  parmi  ces  femmes  dont 
les  toilettes  chatoient  et  parmi  ces  hommes  en 
habit  noir,  de  personnes  capables  de  ressentir  un 
plaisir  purement  littéraire?  Pour  apprécier  la 
place  d'un  mot,  la  nuance  d'un  style,  l'originalité 
d'un  point  de  vue,  la  finesse  d'une  analyse,  il  faut 
qu'une  forte  éducation  première  ait  préparé  l'in- 
telligence ou  qu'une  pratique  continue  des  livres  en 
tienne  lieu.  Dans  cette  salle  de  théâtre,  combien 
ont  poussé  leurs  études  au  delà  d'un  baccalauréat 
mal  passé?  Combien  ont  lu,  depuis  vingt  ans, 
autre  chose  que  des  journaux  et  des  romans,  et 
pour  y  chercher  quelle  provision  d'idées?  Tout  au 
plus  des  renseignements  de  politique  ou  la  dis- 
traction pimentée  d'une  heure. 

Si  le  Parisien,  qui  vient  au  théâtre,  veut  s'amu- 
ser, et  s'il  est  peu  capable  de  se  complaire  dans 
un  amusement  d'un  ordre  très  intellectuel  et  très 
délicat,  il  est  en  revanche  très  capable  de  juger  le 
degré  d'habileté  scénique,  d'observation  exacte  et 
d'esprit  dialogué  que  l'auteur  a  mis  dans  son 
œuvre.  D'habileté,  —  car  ce  Parisien  a  l'habitude 
du  théâtre,  et  son  incompétence  à  l'endroit  du 
style  et  de  la  philosophie  se  double  d'une  compé- 
tence très  avertie  à  l'endroit  des  combinaisonsi 
d'événements  qui  constituent  la  mise  en  œuvre 
dramatique.  D'observation  exacte,  —  car  dans  la 
formidable  mêlée  d'intérêts  qui  constitue  la  vie  à 
Paris,  notre  homme  a  pris  l'habitude  et  le  goût 
d'une  certaine  dissection  brève,  mais  sûre,  qui  va 


326  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

au  fond  des  caractères  et  des  situations.  D'esprit 
dialogué,  —  car  notre  homme  est  exercé  à  dire  et 
à  entendre  des  «mots».  Il  est  lui-même  spirituel 
et  ironique,  ou,  pour  employer  la  vieille  formule 
toujours  vraie,  il  est  blagueur.  Sa  faculté  poétique 
est  à  peu  près  nulle.  Ce  n'est  pas  lui  qui  partirait 
pour  les  Indes  comme  un  habitant  de  Londres, 
avec  un  Shakespeare  et  une  Bible  dans  sa  valise. 
Par  contre,  ce  Parisien  est  débarrassé  de  beaucoup 
de  préjugés,  et  comme  il  est  infiniment  nerveux 
il  demande  qu'on  lui  traduise  son  positivisme  pra- 
tique en  formules  d'une  intensité  nouvelle.  Néces- 
sairement aussi,  et  par  suite  de  ce  positivisme  et 
de  cet  énervement,  il  aime  les  allusions  libertines, 
la  basse  gaieté  qui  chatouille  ce  qu'il  y  a  de  plus 
sensuel  dans  l'animal  humain.  Pourvu  que  ce  liber- 
tinage soit  allègre,  et  cette  gaieté  assaisonnée  d'es- 
prit, ce  spectateur  est  heureux,  son  cerveau  se  dé- 
tend, sa  rate  s'épanouit.  Tout  cela,  l'auteur  dra- 
matique le  sait,  —  et  qu'il  faut,  pour  plaire  à  ces 
blasés,  une  extrême  ingéniosité  de  procédés,  de'  la 
vérité,  voire  de  la  brutalité  dans  la  mise  à  nu  des 
passions,  et  une  gouaillerie  hardie  du  dialogue 
pour  achever  le  succès. 

Une  contradiction  en  apparence  très  singulière 
apparaît  lorsqu'on  a  suivi  les  représentations  théâ- 
trales pendant  plusieurs  années,  et  particulièrement 
étudié  le  public  durant  les  chutes  des  pièces.  Ces 
mêmes  Parisiens  que  la  grivoiserie  de  telle  chan- 
son d'opérette  fait  pâmer  d'admiration  épanouie, 
n'auraient  pas  assez  de  sifflets  pour  un  auteur  qui 


t  RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  327 

se  permettrait  de  railler  sur  la  scène  les  «grands 
sentiments»,  comme  on  dit  en  langage  de  critique 
courante.  Il  a  fallu  que  M.  Alexandre  Dumas  dé- 
ployât les  plus  secrètes  ressources  d'un  talent  pres- 
tigieux pour  que  la  Visite  de  noces  tînt  les  plan- 
ches, —  et  qu'y  était-il  dit  cependant,  sinon  que 
l'adultère  est  une  chose  vilaine  et  triste,  terminée 
le  plus  souvent  par  le  mépris  de  l'homme  et  par  la 
haine  de  la  femme?  Mais  c'était  dire  aussi  que 
l'amour  est  parfois  une  dangereuse  duperie,  et 
l'amour  est  au  nombre  des  «grands  sentiments». 
Le  patriotisme  et  la  famille  demeurent  encore 
comme  deux  thèmes  auxquels  une  salle  de  spec- 
tacle ne  souffrirait  pas  que  l'on  touchât  sans  res- 
pect. L'écrivain  qui  traite  ces  thèmes  au  contraire 
avec  un  enthousiasme,  sincère  ou  joué,  peut  être 
assuré  d'unanimes  applaudissements.  Le  moraliste 
doit  sourire  de  cette  naïve  anomalie.  N'y  a-t-il  pas 
quelque  naïveté  en  effet,  et  une  étonnante  inconsé- 
quence, à  prétendre  respecter  son  pays  d'une  part, 
lorsque,  de  l'autre,  on  ne  respecte  rien  de  ce  qui 
fait  la  vigueur  d'un  pays  :  la  chasteté  des  hommes, 
la  grande  et  entière  simplicité  du  cœur,  le  pro- 
fond sérieux  de  la  vie  morale?  Mais  le  Parisien 
ne  s'inquiète  guère  de  concilier  sa  gouaillerie  et  ses 
générosités,  ses  heures  cyniques  et  ses  heures  lyri- 
ques. Le  défaut  essentiel  de  notre  race  française 
est  chez  lui  plus  manifeste  que  chez  tout  autre.  Il 
manque  d'idéalisme  —  au  sens  philosophique  et 
intime  de  ce  mot  —  à  un  incroyable  degré.  Le 
besoin  d'interpréter  l'existence  par  une  idée  inté- 


328  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

rieure  qui  nous  mette  d'accord  avec  nous-même  et 
avec  l'univers  lui  demeure  parfaitement  étranger 
et  presque  inintelligible.  Je  ne  doute  point  que 
même  un  tel  reproche  ne  lui  parût  très  extraor- 
dinaire. Comment  aurait-on  démontré  aux  Fran- 
çais de  1830  que  les  chansons  de  Béranger,  avec 
leur  mélange  de  sensualisme  grossier  et  de  déisme 
irraisonné,  constituaient  le  plus  misérable  des 
compromis?  Saluer  Dieu  le  verre  à  la  main,  célé- 
brer dans  un  même  couplet  les  appas  de  Lisette 
et  la  bonté  indulgente  du  Très-Haut,  était  la 
imode  de  l'époque.  Le  pauvre  Henri  Murger,  qui 
a  écrit  le  Manchon  de  Franchie,  ce  chef-d'œuvre 
de  sensibilité  malade,  a  renchéri  encore  sur  l'au- 
teur du  Dieu  des  bonnes  gens,  en  faisant  de  ce 
Dieu  le  complaisant  témoin  des  baisers  de  Ro- 
dolphe et  de  Mimi,  dans  son  Requiem  d'Amour, 
où  se  trouvent  d'ailleurs  des  strophes  dignes  de 
Henri  Heine  : 

Embrassez-vous  encor,  je  ne  regarde  pas, 

est-îl  censé  leur  dire  de  son  balcon  d'azur!  Ce  sont 
des  phrases  inexplicables  sinon  par  une  altéra- 
tion du  sens  des  mots,  produite  elle-même  par  une 
altération  des  idées  philosophiques. 

Encore  une  fois,  les  Parisiens  de  1882  n'ont 
pas  changé  sur  ce  point.  Ils  ne  chantent  plus  du 
Béranger,  mais  ils  sont  bien  les  fils  de  ceux  qui 
avaient  dénommé  ce  médiocre  poète  le  chanson- 
nier national,  et  ils  ont  gardé  en  eux,  vivantes  et 
durables,   les  deux  tendances  contrai.»:es  que  j'ai 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  329 

signalées.  Ces  deux  tendances,  l'homme  qui  écrit 
pour  le  théâtre  les  connaît  bien,  et  il  en  tient  soi- 
gneusement compte.  Il  sait  leurs  conséquences  lo- 
giques, et  pour  réussir  il  va  jusqu'au  bout  de  ces 
conséquences.  Le  Parisien  veut  s'amuser,  donc  il 
ne  faut  pas  le  laisser  sur  une  impression  trop 
amère.  Le  Parisien  veut  que  les  grands  sentiments 
soient  respectés,  donc  il  ne  faut  pas  que  les  héros 
ou  les  héroïnes  coupables  triomphent  trop  com- 
plètement. C'est  ainsi  qu'une  moyenne  de  mora- 
lité s'établit,  sur  laquelle  il  y  aurait  beaucoup  à 
dire.  Peut-être  cette  hypocrisie  est-elle  plus  im- 
morale à  elle  seule  que  les  pires  outrances  des 
pires  paradoxes.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
pas  un  auteur  n'a  osé  la  braver,  —  exception  soit 
faite  pour  M.  Dumas  dont  l'œuvre  doit  toujours 
être  considérée  à  part,  tant  elle  est  personnelle  et 
unique  dans  ses  meilleures  pages  :  l'Ami  des 
fenimeSy  la  Femme  de  Claude,  la  Visite  de  noces. 
On  sait  d'ailleurs  quel  succès  accueillit  les  deux 
premières  de  ces  pièces. 

Ces  quelques  traits  généraux  de  la  physionomie 
du  public  pour  le  plaisir  duquel  travaille  l'auteur 
dramatique  auraient  besoin  d'être  complétés  par 
des  traits  plus  particuliers.  A  chaque  période  de 
deux  ou  trois  années  correspondent  certaines  pas- 
sions politiques  ^t  religieuses.  L'écrivain  drama- 
tique en  tient  parfois  compte  pour  son  malheur, 
témoin  un  Daniel  Rachat  (i),  —  ou  pour  son  bon- 

(i)  Pièce  de  M.  Sardou  donnée  en  1880. 


330  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

heur,  témoin  un  Quatre-vingt-treize  (i).  A  des  pé- 
riodes un  peu  plus  longues  correspondent  certaines 
vogues  d'artistes,  qui  exercent  une  influence  déci- 
sive sur  la  conception  des  rôles.  Tel  acteur  est,  à 
tel  moment,  pour  un  auteur,  une  série  d'effets  assu- 
rés sur  le  public.  Il  faut  donc  écrire  à  l'usage  de  ce 
comédien  en  vogue  un  rôle  qui  soit  exactement 
dans  ses  moyens  et  qui  lui  permette  de  produire 
tous  ses  effets.  L'écrivain  incarne  alors  sa  jeune 
première  sous  les  traits  de  Mme  Judic  ou  son  jeune 
premier  sous  les  traits  de  M.  Delaunay,  —  je 
prends  au  hasard  ces  deux  noms  que  me  sug- 
gèrent de  récents  triomphes  (2).  —  Qui  pourrait 
analyser  l'influence  d'un  interprète  aimé  du  public 
sur  l'imagination  des  auteurs  dramatiques  com- 
poserait un  curieux  chapitre  d'histoire  littéraire.  Il 
ne  faut  pas  croire  que  cette  influence  soit  toujours 
mauvaise.  En  définitive,  un  acteur  qui  réussit  long- 
temps et  beaucoup  n'obtient  cette  sorte  de  dicta-  - 
ture  sur  la  foule  qu'à  la  condition  d'incarner  un 
certain  type  idéal  que  le  public  retrouve  en  lui. 
Son  jeu  résume  certaines  façons  de  comprendre 
les  passions  ou  les  mœurs  qui  flottent  dans  l'air 
de  l'époque.  Observer  ce  jeu,  c'est  donc  observer 
l'époque  entière,  indirectement  il  est  vrai,  et  comme 
en  un  miroir  qui  en  déforme  un  peu  l'image,  mais 
cette   observation    est    parfois   féconde.    C'est   en 

(i)  Pièce  tirée  du  roman  de  Victor  Hugo  et  donnée  aussi  vers 
1880. 

(2)  Ecrit  en  1882.  Aujourd'hui,  ces  noms  seraient  changés.  Le 
fait  demeure  le  même. 


RÉFLEXIONS    SUR    LE   THÉÂTRE  331 

tout  cas  une  des  manières  dont  l'auteur  drama- 
tique se  conforme  au  goût  du  public  et  une  des 
manières  dont  le  public  influe  sur  l'auteur  drama- 
tique. 

II 

LA    PSYCHOLOGIE   AU    THÉATRF 

Quand  on  a  remarqué  l'influence  du  grand  pu- 
blic sur  les  auteurs  dramatiques  de  notre  époque, 
il  est  curieux  de  constater  comment  cette  influence 
les  conduit  à  se  mettre  en  désaccord  absolu  avec 
cet  autre  public  tout  restreint  qui  est  celui  des 
lettrés  :  prosateurs  raffinés  ou  poètes  délicats,  fai- 
seurs de  romans  ou  forgeurs  de  sonnets.  Il  suffît 
pour  faire  cette  constatation  d'être  assis  à  une 
table  d'un  café  à  Montmartre  ou  sur  le  boulevard, 
dans  un  fumoir  de  jeune  écrivain  ou  dans  un  ate- 
lier de  peintre,  partout,  enfin,  où  se  parlent  des 
feuilletons  d'une  saveur  de  critique  dont  les  plus 
alertes  chroniqueurs  ne  donnent  pas  l'idée.  Fer- 
vents du  naturalisme  et  dévots  du  Parnasse  s'en- 
tendent avec  une  rare  unanimité  à  refuser  tout  ta- 
lent aux  pièces  les  plus  acclamées.  Il  est  probable 
que  les  triomphateurs  de  la  scène,  forts  des  ap- 
plaudissements écoutés  et  des  sommes  encaissées, 
se  soucient  peu  du  déchet  littéraire  qu'ils  peuvent 
ainsi  subir  au  regard  d'écrivains  dont  la  plupart 
débutent.  En  cela,  ces  triomphateurs  ont  à  la  foi::. 


332  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

raison  et  tort.  Raison,  car  les  intransigeants  de 
cette  critique  parlée  ont  soin  de  gâter  leurs  théories 
les  plus' justes  par  leur  excès.  Tort  aussi,  car  ce 
divorce  absolu  entre  les  écrivains  du  livre  et  ceux 
du  théâtre  est  un  fait  nouveau  qui  atteste  que  le 
théâtre  actuel  ne  répond  pas  suffisamment  aux  be- 
soins artistiques  de  l'époque.  Ce  divorce  est  si  pro- 
fond, qu'il  s'est  produit,  parmi  la  jeunesse  litté- 
raire qui  grandit,  une  véritable  hostilité  contre  la 
forme  dramatique.  L'insuffisance  de  nouvelles 
pièces  signées  de  nouveaux  noms  ne  provient  pas 
d'autre  cause.  Sauf  exception,  un  passionné  de 
lettres  s'attaquera  aujourd'hui,  pour  son  coup  d'es- 
sai, à  un  roman  ou  à  un  recueil  de  vers  bien  plutôt 
qu'à  un  drame  ou  à  une  comédie.  La  difficulté  de 
la  représentation  de  l'œuvre  scénique  n'entre  que 
pour  peu  de  chose  dans  cette  préférence.  Car  les 
avantages  matériels  du  succès  au  théâtre  compen- 
sent les  difficultés  et  les  font  disparaître  aux  yeux 
du  débutant  qui  rêve  la  gloire  et  la  fortune.  Les 
raisons  sont  plus  profondes  et  valent  qu'on  les 
expose.  Je  voudrais  dire  celles  que  je  vois  nette- 
ment. 

Le  dix-neuvième  siècle  est  un  âge  de  science. 
C'est  là  une  thèse  répétée  si  souvent  qu'elle  en  est 
banale.  Et  comme  tout  se  tient  des  productions 
d'une  époque,  parce  que  la  même  idée  maîtresse 
domine  les  intelligences  dans  leurs  diverses  appli- 
cations, la  littérature  du  dix-neuvième  siècle  est  une 
littérature  de  science.  Cela  signifie  que  le  goût  de 
la  notation  exacte  est  le  trait  commun  aux  maîtres 


RÉFLEXIONS   SUR   LE   THÉÂTRE  333 

de  ce  temps.  Forme  et  fond,  sous  l'influence  de  ce 
besoin  sans  cesse  avivé  d'exactitude,  considérez 
comme  Fart  d'écrire  s'est  petit  à  petit  rapproché 
de  la  sociologie  avec  le  roman  de  mœurs,  de  la 
psychologie  avec  celui  d'analyse  (i).  Pour  être 
plus  exacts,  les  romanciers  ont  introduit  dans  leurs 
récits  soit  des  descriptions  minutieuses  comme  des 
inventaires,  soit  une  anatomie  mentale  des  per- 
sonnages, jusqu'alors  inconnue  ou  du  moins  né- 
gligée. Pour  être  plus  exacts,  les  poètes  objectifs 
ont  doublé  leurs  poèmes  historiques  d'une  cons- 
ciencieuse étude  des  livres  spéciaux,  et  dans  leurs 
poèmes  intimes  poursuivi  la  sincérité  jusqu'au  cy- 
nisme. C'est  en  vue  d'une  exécution  plus  exacte 
que  les  prosateurs  ont  semé  leurs  phrases  de  termes 
techniques  et  les  versificateurs  brisé  le  rythme  des 
alexandrins,  de  manière  à  serrer  de  tout  près  le 
contour  réel  des  objets  à  peindre.  Les  «Zeus»  et 
les  «Odysseus»  de  M.  Leconte  de  Lisle,  les  «ar- 
chitraves» et  les  a  linteaux»  de  Théophile  Gautier, 
comme  les  interminables  catalogues  de  Balzac, 
comme  les  hypothèses  nosographiques  de  Michelet, 
—  je  prends  les  exemples  pêle-mêle,  —  procèdent 
de  cette  même  soif,  avouée  ou  involontaire  :  un 
besoin  de  rigueur  scientifique  et  de  constatation 
vérifiée. 

Des  trois   principales   formes   de   la   littérature 

(i)  On  a  vu,  dans  le  courant  de  ce  volume,  plusieurs  prises  et 
reprises  de  cette  idée.  Le  fait  qu'elle  s'impose  à  propos  des  ques- 
tions les  plus  différentes  est  le  meilleur  argument  qui  se  puisse 
donner  en  faveur  de  sa  vérité  probable. 


334  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

d'imagination  :  la  forme  poétique,  la  forme  ro- 
manesque, la  forme  dramatique,  il  semblait  que 
la  dernière  dût  s'accommoder  de  préférence  à  ce 
goût  singulier  d'exactitude.  Le  théâtre  n'a-t-il  pas 
été  considéré  de  tout  temps  comme  la  peinture 
vivante  des  caractères,  c'est-à-dire  comme  une  psy- 
chologie en  action?  L'événement  a  montré  cepen- 
dant qu'il  n'en  allait  pas  ainsi.  Renouvelé  par 
Balzac  et  Stendhal,  le  roman  foisonne  en  œuvres 
renseignées  fournies  de  menus  faits  comme  un  mé- 
moire de  naturaliste.  Renouvelée  par  dix  auteurs 
de  grand  talent,  la  poésie  analytique  abonde  en 
recueils  d'une  saveur  inédite,  et  toutes  les  nuances 
de  l'âme  moderne  s'y  trouvent  reproduites  en  des 
vers  merveilleux  de  subtilité,  depuis  le  libertinage 
nostalgique  d'un  Baudelaire  jusqu'à  la  mélancolie 
métaphysique  d'un  Sully-Prudhomme.  Le  théâtre, 
lui,  est  allé  se  rétrécissant  de  plus  en  plus,  multi- 
pliant à  l'infini  les  combinaisons  d'un  petit  nombre 
de  types  une  fois  découverts.  M.  Dumas  mis  à  part, 
comme  un  novateur  que  nul  n'a  suivi,  tous  les  au- 
tres auteurs  n'ont  su,  avec  cette  forme  rebelle, 
qu'établir  des  œuvres  de  psychologie  moyenne, 
telle  que  le  Gendre  de  M.  Poirier,  ou  qu'aboutir  à 
des  soutenances  de  thèses  et  à  des  escamotages  de 
scène.  La  complication  mécanique,  si  l'on  peut  dire, 
est  arrivée  à  son  perfectionnement  suprême,  mais 
d'œuvres  que  le  lettré  puisse  «  sucer  comme  une  fleur  », 
suivant  le  mot  de  Byron,  de  ces  œuvres  qui  se 
reprennent  et  se  reprennent  encore  dans  la  soli- 
tude des  soirées  ou  des  matinées,  pour  en  nourrir 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  335 

son  cœur  et  redoubler  en  soi  le  sentiment  de  la 
vie  morale,  —  de  ces  œuvres  enfin  qui  passent  dans 
la  substance  de  l'âme  de  celui  qui  les  aime,  — 
est-ce  illusion  ou  parti  pris?  j'avoue  que  j'en 
cherche  et  que  je  n'en  trouve  guère.  Si  l'on  excepte 
des  chefs-d'œuvre,  comme  la  Visite  de  noces  et 
V Ami  des  femmes^  quelques  pièces  exquises  d'iro- 
nie signées  des  noms  de  MM.  Meilhac  et  Halévy, 
quelques  comédies  supérieures,  comme  la  Parisienne 
de  M.  Becque,  mon  humble  avis  est  que  dans  une 
cinquantaine  d'années  c'est  par  nos  romans  et  nos 
volumes  de  vers  que  nous  comparaîtrons  devant 
ceux  qui  nous  auront  succédé.  C'est  dans  ces  ro- 
mans et  dans  ces  vers  qu'ils  trouveront  notre  goût 
particulier  de  l'existence.  C'est  par  ces  romans  et 
par  ces  vers  que  nous  avons  fait  notre  psychologie 
et  celle  des  hommes  de  notre  race. 

Ees  causes  abondent  qui  expliquent  pourquoi, 
psychologique  comme  elle  l'est,  la  littérature  du 
dix-neuvième  siècle  ne  pouvait  que  malaisément 
trouver  une  formule  théâtrale  qui  lui  convînt.  Le 
théâtre  est  constitué  par  l'action.  Il  la  veut  éner- 
gique et  il  la  veut  rapide.  Or,  la  vie  moderne,  au 
moins  en  France,  rend  de  plus  en  plus  rares  les 
hommes  qui  agissent  de  cette  action-là.  L'hérédité 
nerveuse,  l'éducation  complexe,  la  douceur  relative 
des  mœurs  tendent  à  faire  de  nous  des  êtres  de  ré- 
flexion ou  de  rêverie.  Il  y  a  du  Hamlet  dans  cha- 
cun de  nous,  de  ce  prince  douteux,  inquiet,  qui 
raisonne  au  lieu  de  frapper,  et  chez  qui  l'événe- 
ment extérieur  n'est  qu'un  contre-coup  très  dimi- 


336  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

nué  de  l'événement  intérieur.  Un  tel  personnage 
est  tout  à  sa  place  dans  un  roman.  Une  série  de 
poèmes  lyriques  conviendra  bien  encore  pour  re- 
produire l'ondoiement  de  sa  pensée  solitaire.  Il  a 
fallu  le  génie  de  Shakespeare  et  la  richesse  de  pro- 
cédés familière  au  drame  du  seizième  siècle  anglais 
pour  qu'un  pareil  héros  tînt  les  planches.  Puis  la 
créature  humaine  est  de  nos  jours  domestiquée,  si 
î'on  peut  dire.  La  lutte  pour  la  vie  ayant  été  sou- 
mise à  une  réglementation  sociale  de  plus  en  plus 
stricte,  nous  sommes  tous  ou  presque  tous  des 
êtres  d'habitude,  subissant  un  métier  et  profondé- 
ment modifiés  par  lui.  Dans  l'existence  de  la 
plupart  des  Français  d'aujourd'hui,  il  n'arrive 
aucune  espèce  d'événements.  C'est  pour  démon- 
trer cette  vérité  que  Flaubert  a  composé  sa  plus 
douloureuse  étude  :  VEducation  sentimentale,  — 
cette  histoire  d'une  attente  de  plus  de  trente  an- 
nées. Pour  peindre  des  hommes  qui  vivent  ainsi 
une  vie  toute  en  détails  infiniment  petits,  toute  en 
impressions  sajis  crises  aiguës,  il  faut  une  accu- 
mulation d'observations  infiniment  petites.  Car 
une  accumulation  d'influences  en  apparence  négli- 
geables, en  réalité  très  importantes  par  leur  répé- 
tition et  leur  persistance,  a  façonné  l'employé  qui 
se  rend  à  son  bureau,  la  femme  du  monde  qui 
tient  un  salon,  l'ouvrier  qui  travaille  dans  son 
atelier.  A  rendre  cette  accumulation  d'influences, 
le  roman  et  la  poésie  excellent.  Laissant  de.  côté 
VEducation,  qui  peut  paraître  excessive  par  son 
parti  pris  de  vaste  fresque  sans  morceau  central, 


RÉFLEXIONS    SUR   LE    THÉÂTRE  337 

prenons  comme  types  la  Madame  Gervaisais,  des 
frères  de  Concourt,  et  les  Fleurs  du  mal,  de  Baude- 
laire. Les  Concourt,  pour  marquer  l'envahissement 
de  l'âme  de  la  femme  philosophe  par  la  dévotion, 
Baudelaire  pour  caractériser  un  spleen  si  maladi- 
vement spécial,  ont  comme  tenu  un  journal  des 
heures  et  des  minutes.  Ce  sont  les  passagères,  les 
vagues,  les  mystérieuses  demi-teintes  de  la  sen- 
sation et  du  sentiment  qu'ils  étiquetent  en  une 
série  de  notules  juxtaposées.  Comme  les  innom- 
brables pierres  d'une  mosaïque,  ces  notules  se  com- 
plètent les  unes  les  autres  et  font  dessin.  Une  na- 
ture entière  se  révèle  à  nous,  avec  le  petit  frisson 
quotidien  qui  lentement  la  modifie.  Comment, 
avec  le  dialogue  pour  seul  outil,  l'auteur  drama- 
tique arriverait-il  à  rivaliser,  sur  ce  pomt,  le  poète 
ou  le  romancier?  Il  ressemble  à  un  peintre  de 
plafond  obligé  d'encadrer  des  anatomies  compli- 
quées dans  le  raccourci  d'un  caisson.  Même  quand 
ce  raccourci  est  exécuté  avec  une  puissance  qui 
tient  du  prodige,  —  ainsi  le  de  Ryons  de  l'Ami 
des  femmes,  —  le  personnage  cesse  d'être  entière- 
ment intelligible  au  public.  Ses  mots  sont  trop 
chargés  de  sens,  et  la  pièce,  au  lieu  d'être  jouée, 
devient  un  livre,  un  roman  dialogué  auquel  man^ 
quent  seules  les  descriptions. 

La"  qualité  du  style  crée  à  l'auteur  dramatique 
soucieux  de  psychologie  une  difficulté  de  plus. 
Ceux  qui  ont  étudié  de  près  un  ou  deux  styles  de 
grands  écrivains  savent  que  le  rapport  seul  des 
mots  révèle  une  sensibilité  entière.  Il  y  a  des  syn- 


?38  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

taxes  énervées,  il  en  est  de  musclées,  il  en  est  d^ 
violentes  et  de  douces.  Une  phrase  de  Gautier  par 
sa  structure  un  peu  massive  mais  sereine,  une 
phrase  de  Stendhal  par  son  allure  vive  et  déta- 
chée, une  phrase  de  Saint-Simon  par  ses  enragées 
surcharges  d'incidentes,  montrent  tout  un  homme. 
Il  est  vraisemblable  que  le  don  d'écrire  s'accom- 
pagne toujours  du  don  d'entendre  une  petite  voix 
intérieure  qui  dicte  la  phrase.  Faire  passer  l'accent 
de  cette  voix  dans  les  mots,  c'est  proprement  avoir 
du  style,  et  ainsi  compris,  le  style  devient  en  effet 
un  élément  de  psychologie  d'une  extraordinaire 
valeur.  Voilà  qui  est  rendu  singulièrement  difficile 
à  l'auteur  dramatique,  lequel  doit  écrire  d'abord  un 
langage  parlé  haut,  puis  un  langage  qui  serve  à  une 
action  déterminée,  qui  soit  celui  de  personnages, 
pour  la  plupart  vulgaires  et  médiocres.  Ne  cher- 
chez pas  un  autre  motif  à  l'étonnante  insuffisance 
de  style  qui  se  remarque  chez  tant  d'auteurs  ap- 
plaudis sur  la  scène  contemporaine.  Ils  n'ont  pas 
su  se  créer  un  dialogue  à  la  fois  très  vivant  et  très 
littéraire,  comme  Molière,  comme  Beaumarchais, 
comme  M.  Dumas  chez  qui  la  portion  dialoguée 
de  l'œuvre  est  plus  écrite  que  les  fameuses  préfaces 
et  que  les  romans. 

Ces  causes  et  d'autres  encore  —  telles  que  les 
exigences,  notées  plus  haut,  d'un  public  qui  va  au 
spectacle  pour  s'amuser,  telles  que  les  tyrannies 
des  acteurs  en  vogue  qui  commanderaient  volon- 
tiers à  l'écrivain  un  rôle  à  leur  taille  ainsi  qu'un 
baSit  à   leur  tailleur,   —   ces   causes,    dis- je,    (  nt 


RÉFLEXIONS    SUR    LE   THÉÂTRE  339 

empêché  que  le  théâtre  ne  prît,  en  notre  âge  de 
psychologie,  un  développement  psychologique 
comparable  au  développement  de  la  poésie  et  du 
roman.  M.  Zola,  au  cours  de  sa  campagne  violente, 
mais  souvent  trop  juste,  de  chroniqueur  drama- 
tique, n'a  guère  fait,  comme  je  le  montrerai  à  pro- 
pos du  recueil  de  ses  articles,  que  répéter  cette 
accusation.  Peu  osent  avouer  qu'il  a  raison,  et  c'est 
cependant  le  thème  courant  des  causeries  entre 
lettrés,  dans  un  certain  groupe  d'indépendants.  A 
ces  causes  d'ordres  divers,  il  convient  d'en  ajouter 
une  autre  qui  fait  l'orgueil  des  auteurs  drama- 
tiques; pourtant,  cette  cause-là  est  plus  stérilisante 
pour  le  théâtre  que  toutes  les  autres  réunies  :  c'est 
le  souci  exagéré,  j'allais  dire  la  manie  de  la  beauté 
technique  (i). 

Il  y  a  en  effet,  dans  chaque  partie  de  Fart,  une 
beauté  technique.  Elle  réside  tout  entière  dans  un 
tour  de  main  difficile,  le  plus  souvent  inintelligible 
au  profané,  qui  ravit  les  initiés  et  atteste  une 
science  achevée  de  l'exécution.  Pour  la  peinture, 
cette  beauté  technique  consistera  dans  la  valeur 
des  tons.  Une  couleur  allume  ou  éteint  une  autre 
couleur.  L'initié  trouve  un  plaisir  délicieux  dans 
ces  jeux  de  lumière  qui,  sous  le  pinceau  de  cer- 

(i)  Le  renouveau  d'art  dramatique  qui  s'est  accompli  depuis 
que  ces  réflexions  étaient  écrites  (1882)  semble  en  prouver 
l'exactitude,  car  c'est  précisément  en  réduisant  la  part  de  métier 
à  son  minimum  que  MM.  de  Porto-Riclie  et  Maurice  Donnay 
par  exemple  ont  pu  écrire  l'un  Amoureuse,  l'autre  Amants,  ces 
deux  maîtresses  œuvres  dans  un  art  rajeuni  soudain  par  eux, 
quand  il   semblait  mort.  (Note  de  1S99.) 


340  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

tains  peintres  contemporains,  procurent  à  l'œil  l'im- 
pression d'une  vie  de  la  clarté  sans  forme.  Pour 
la  poésie,  cette  beauté  technique  consistera  en  un 
rapprochement  de  syllabes  douces  à  l'oreille,  et 
balancées  avec  une  harmonie  qui  fasse  chanter  le 
vers.  Gautier  disait  que  Racine  n'avait  rien  écrit  de 
plus  beau  que  cet  alexandrin  : 

La  fille  de  Minos  et  de  Pasiphaé... 

Et  ce  vers  est  vraiment  d'une  réelle  beauté  tech- 
nique, avec  la  longueul:  du  dernier  mot,  le  charme 
de  l'hiatus  qui  le  termine,  le  nombre  qui  en  rythme 
toutes  les  syllabes.  Pareillement  le  nombre  fait 
la  beauté  technique  de  la  prose,  et  certains  écri- 
vains, comme  Flaubert,  ont  martyrisé  leur  style 
pour  l'dbtenir.  Au  théâtre,  la  beauté  technique 
paraît  consister  dans  l'art  de  couper  les  scènes. 
Telle  entrée  ou  telle  sortie  qui,  au  regard  du 
spectateur,  semble  naturellement  amenée,  est  un 
chef-d'œuvre  de  combinaisons  et  revêt  une  beauté 
technique  incomparable  au  regard  du  connais* 
seur.  Je  disais  plus  haut  que  le  théâtre  peint 
en  raccourci.  Mettons  que  la  beauté  technique  ré- 
side dans  la  perfection  de  ce  raccourci,  et  nous 
comprendrons  la  valeur  de  ces  formules  quasi 
cabalistiques  qui  résument  le  jugement  des  auteurs 
dramatiques,  des  directeurs  et  des  feuilletonnistes 
expérimentés,  sur  une  scène  quelconque  d'une  pièce 
nouvelle  :  a  Ceci  est  du  théâtre,  —  ceci  n'est  pas 
du  théâtre...»  Il  y  aurait  quelque  naïveté  à  s'ins- 
crire en  faux  contre  cette  conception.  Il  y  a,  ce  me 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  341 

semble,  quelque  réserve  à  faire  contre  son  excès. 

Il  est  arrivé,  en  effet,  aux  auteurs  dramatiques 
contemporains,  —  comme  à  beaucoup  d'artistes 
d'ailleurs,  dans  notre  âge  d'énervement,  —  qu'à 
force  de  s'intéresser  à  la  qualité  technique  de  leurs 
œuvres,  ils  en  ont  négligé  de  plus  en  plus  la  qua- 
lité vivante.  Ils  se  sont  souciés  beaucoup  moins 
de  poser  sur  les  planches  des  hommes  réels  et  de 
montrer  des  intérieurs  d'âmes,  que  de  faire  courir 
prestement  ei  comme  prestigieusement,  sur  ces 
mêmes  planches,  des  personnages  devenus  de  sim- 
ples prétextes  à  jeux  de  scènes.  Les  plus  forts  ont 
dû,  pour  ne  point  paraître  inférieurs  en  dextérité 
aux  moins  vigoureux,  mutiler  leur  observation,  cou- 
ler leur  pensée  dans  un  moule  chaque  jour  plus 
rétréci,  faire  de  chacune  de  leurs  pièces  en  même 
temps  une  étude  de  psychologie  et  un  tour  de 
force.  Quoi  d'étonnant  s'ils  n'ont  pu  aller  aussi 
avant  dans  l'étude  de  l'homme  que  ceux  de  leurs 
confrères  qui,  libres,  audacieux,  ne  relevant  que 
d'eux-mêmes,  poursuivaient  en  pleine  indépendance 
du  livre  cette  même  besogne  d'analyse  morale,  la 
gloire  et  l'œuvre  propre  de  notre  temps? 

La  conclusion  de  ces  notes,  forcément  incom- 
plètes et  dépourvues  des  exemples  qui  feraient 
démonstration,  c'est  qu'un  avenir  admirable  pa- 
raît réservé  aux  auteurs  nouveaux  qui  assoupli- 
ront l'art  dramatique  au  point  d'y  introduire  au- 
tant d'observation  que  dans  le  roman  ou  dans  la 
poésie.  Toutefois  un  pareil  assouplissement  est-il 
possible?   En   considérant   l'histoire   littéraire,   on 


342  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

reconnaît  que  les  genres  sont,  comme  les  races, 
soumis  à  des  lois  de  développement  et  de  déca- 
dence inévitables.  Peut-être  la  forme  dramatique 
n'est-elle  guère  compatible  avec  cet  esprit  d'ana- 
lyse qui  est  l'allure  même  de  notre  époque.  En 
pareil  cas,  le  théâtre  serait  destiné,  sinon  à  dispa- 
raître, du  moins  à  devenir  de  plus  en  plus  quelque 
chose  de  composite  et  de  bâtard,  un  divertisse- 
ment des  yeux  et  de  la  curiosité,  mais  aussi  quel- 
que chose  de  tout  à  fait  en  dehors  du  grand  mou- 
vement irttéraire.  Il  y  a  bien  des  signes  qui  révèlent 
cette  décadence  momentanée  aux  craintes  des  ob- 
servateurs désintéressés.  Néanmoins  une  généra- 
tion ne  doit  jamais  renoncer  à  une  forme  littéraire 
sans  avoir  combattu  pour  la  garder.  C'est  pourquoi 
le  dédain  de  Gautier,  de  Saint-Victor  et  de  leurs 
amis  pour  les  comédies  ou  les  drames'  dont  ils 
rendaient  compte  était  aussi  funeste  qu'il  était  ma- 
gnffique.  L'auteur  du  Deiui-Monde  n'est-il  pas  là 
pour  attester  que  les  plus  hardis  problèmes  de  psy- 
chologie personnelle  et  sociale  peuvent  être  traités 
en  pleine  scène?  Seulement,  trop  peu  de  personnes 
travaillent  aujourd'hui  dans  cette  direction... 

III 

DE    l'emploi    des    VERS    AU    THÉÂTRE 

Cette  question  du  style  au  théâtre,  quand  on  la 
soulève  devant  des  passionnés  d'art  dramatique, 
ne  manque  jamais  d'aboutir  à  cette  phrase  ou  à 
quelque  autre,  mais  très  analogue  :  a  Et  le  théâtre 


RÉFLEXIONS    SUR   LE    THÉÂTRE  343 

en  vers,  qu'en  faites-vous?»  Et  si  vous  hasardez 
cette  réponsie  qu'à  tout  le  moins  la  plupart  des 
comédies  en  vers  jouées  au  Théâtre-Français  de- 
puis trente  ans  étaient  écrites  en  très  médiocres 
vers,  ce  qui  tendrait  à  prouver  que  ce  genre  n'est 
plus  guère  vivant  aujourd'hui,  on  ne  manque  pas 
de  vous  citer  les  grands  noms  de  Molière  et  de 
Regnard...  En  effet,  devons-nous  la  considérer 
comme  à  jamais  morte,  cette  comédie  en  verst  dont 
quelques  chefs-d'œuvre  sont  demeurés  à  la  scène, 
si  vivants  encore,  si  jeunes,  si  évidemment  adaptés 
à  l'essence  du  génie  de  notre  langue  qu'il  semblait 
que  ce  fût  là  un  genre  français  entre  tous?  Oui, 
Molière  a  écrit  en  vers  des  comédies  de  moeurs 
bourgeoises;  et,  sans  rien  sacrifier  de  la  réalité  de 
l'observation,  il  a  su  donner  à  ces  vers  un  relief 
inoubliable.  Le  rôle  d'Arnolphe,  dans  P Ecole  des 
femmes,  pour  nous  borner  à  un  exemple  des  plus 
célèbres,  ^st  enlevé  d'un  bout  à  l'autre  avec  une 
dextérité  d'exécution  véritablement  délicieuse.  Pas 
une  fois,  tout  au  long  des  cinq  actes  que  dure  ce 
drame  de  vie  moyenne,  Molière  ne  descend  jus- 
qu'au prosaïsme,  et  il  ne  sacrifie  à  la  beauté  du 
style  aucun  des  traits  qui  peuvent  pousser  en  avant 
l'action  ou  montrer  le  fond  du  cœur  de  son  per- 
sonnage. Voilà  certes,  des  vers  de  théâtre  s'il  en 
fut,  et  qui  osera  dire  que  ce  ne  sont  point  d'ad-^ 
mirables  vers  ?  Qui  n'a  entendu  avec  émotion  le 
malheureux  répondre  à  la  plainte  naïve  d'Agnès  ; 

Hélas!  vous  le  pouvez  si  cela  peut  vous  plaire, 

par  la  tirade  célèbre  : 


344  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

Ce  mot  et  ce  regar4  désarme  ma  colère, 

Et  produit  un  retour  de  tendresse  de  cpeur 

Qui  de  son  action  efface  la  noirceur. 

Chose  étrange  d'aimer!  Et  que  pour  ces  traîtresses, 

Les  hommes  soient  sujets  à  de  telles  faiblesses!... 

Qui  n'a  lu  et  relu  avec  attendrissement  les  scènes 
familières  oià  la  jeune  fille  raconte  avec  cette  ingé- 
nuité si  terrible  à  son  interlocuteur  qu'Iiorace 
l'aime  tant... 

Oh)  tant!  Il  me  prenait  et  les  pnains  et  les  bras 
Et  de  me  les  baiser  il  n'était  jamais  las! 

Mais  quand  on  essaye  d'analyser  les  procédés  à 
l'aide  desquels  Molière  obtient  ses  effets  de  poésie 
dramatique  et  franche,  on  découvre  que,  bien  loin 
de  démontrer  la  possibilité  de  comédies  modernes 
écrites  en  vers,  ces  chefs-d'œuvre  du  vieux  maître 
marquent  seulement  combien  les  conditions  de 
théâtre  ont  changé  depuis  deux  cents  ans.  -Et 
d'abord  la  valeur  des  mots  a  subi  une  altération. 
Au  dix-septième  siècle,  tous  les  termes  du  lan- 
gage possédaient  une  plénitude  neuve  du  sens. 
Ils  étaient  comme  ces  pièces  récemment  frappées, 
dont  nulle  usure  n'a  effacé  l'effigie  ou  terni  l'éclat. 
Une  force  de  style  en  résultait,  que  nous  pouvons 
comprendre,  mais  non  pas  imiter,  car  les  mots  ont 
duré  depuis  lors,  ils  ont  servi  et  leur  qualité  s'est 
modifiée.  Rien  que  par  un  juste  accord  de  ces 
termes  pleins  de  sève,  Molière  obtenait  des  effets 
intenses  que  les  modernes  n'égaleront  jamais.  C'est 
la  différence  qui  sépare  les  écrivains  de  la  jeunesse 
d'une  langue  et  les  écrivains  de  la  maturité  vieil- 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THEATRE  345 

lissante  de  ee  même  idiome.  Ajoutons  que  Molière, 
comme  tous  les  observateurs  de  son  époque,  aper- 
çoit dans  l'homme  le  côté  moral  et  intellectuel  et 
qu'il  n'aperçoit  que  ce  côté.  Il  ne  s'attache  pas  à 
dégager  et  à  reproduire  l'influence  du  métier  sur 
le  personnage  qu'il  met  en  scène.  Sa  psychologie 
demeure  typique  et  générale.  Il  ne  se  heurte  pas  à 
recueil  du  menu  détail  quotidien,  ou,  s'il  le  ren- 
contre, il  se  tire  d'affaire  par  cette  gaillardise  de 
la  phrase  qui  s'en  est  allée  de  nos  livres  avec  le 
temps  et  qui  pe  §era  pas  plus  retrouvée  que  le  senp 
intact  des  mots  encore  tout  voisins  de  leur  racine. 
Notons  enfin  que,  dans  Molière,  l'action  de  la  co- 
médie est  réduite  à  son  expression  la  plus  sim- 
plifiée. Ea  fable  est  si  largement  conçue  que  l'art  des 
transitions,  cette  difficulté  capitale  des  casse-tête' 
du  théâtre  actuel,  est  quasi  nulle,  Une  langue  dont 
le  métal  est  vierge,  des  personnages  dont  le  caractère 
est  tout  en  passions  générales,  une  intrigue  dont 
les  péripéties  sont  presque  naïves  de  bonhomie, 
voilà,  semble-t-il,  les  conditions  particulièrement 
favorables  qui  ont  permis  à  Molière  et  à  ses  imi- 
tateurs d'écrire  des  comédies  en  vers,  sans  encourir 
le  reproche  également  redoutable  de  trivialité  pro- 
saïque ou  de  préciosité  lyrique.  Un  auteur  d'au- 
jourd'hui peut-il  se  placer  dans  des  conditions 
pareilles  autrement  que  par  un  tour  de  force  d'ar- 
chaïsme ? 

L'intrigue  d'abord  ne  saurait  plus  être  traitée 
avec  cette  hardiesse  de  facture  qui  se  soucie  peu 
de  la  vraisemblance.   Croyez-vous   de  bonne    foi 


J46  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

que  cet  auteur  d'aujourd'hui  se  risquerait  à  fonder 
cinq  actes  sur  le  quipoquo  qui  sert  de  base  à 
l'Ecole  des  femmes?  Arnolphe  a  imaginé  de  se 
nommer  pompeusement  Monsieur  de  la  Souche. 

Qui  diable  vous  a  fait  ainsi  vous  aviser 

A  quarante-deux  ans  de  vous  débaptiser, 

Et  d'un  vieux  tronc  pourri  de  votre  métairie 

Vous  faire  dans  le  monde  un  nom  de  seigneurie  P.. . 

lui  dit  Chrysalde.  Et  le  noble  de  fraîche  date 
pourrait  répondre  :  —  «  Tout  simplement  afin 
qu'Horace,  trompé  par  ce  nom  de  M.  de  la  Sou- 
che, ne  devine  pas  que  je  suis  le  tuteur  d'Agnès 
et  me  conte  par  le  menu  son  intrigue  avec  la 
pauvre  innocente.»  —  A  tort  ou  à  raison,  le  pu- 
blic de  notre  époque  a  d'autres  exigences  sur  le 
chapitre  de  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  logique 
matérielle  d'une  pièce  de  théâtre,  comme  il  a  d'au- 
tres exigences  sur  la  psychologie  des  personnages. 
Les  types  généraux  ont,  en  effet,  fourni  matière  à 
des  études  définitives.  Nos  prédécesseurs,  Molière 
en  tête,  ont  peint  d'une  façon  incomparable  l'Avare, 
l'Hypocrite,  le  Séducteur.  Nous  ne  pouvons  pas 
toucher  après  eux  à  ces  figures.  Mais  nous  pou- 
vons, dans  les  espèces  morales  dont  ils  ont  ainsi 
marqué  les  traits  essentiels,  distinguer  des  groupes 
et  définir  ces  groupes  par  des  traits  particuliers. 
Lorsque  Balzac  a  conçu  le  père  Grandet  après  que 
Molière  avait  conçu  Harpagon,  il  s'est  bien  ^ardé 
de  refaire  V Avare,  il  a'voulu  étudier  et  il  a  étudié 
un  certain  avare,  dans  un  certain  milieu.  Ce  n'est 
pas  une  scène  de  la  vie  de  tous  les  temps  qu'il 


RÉFLEXIONS   SUR    LE   THEATRE  347 

s'est  proposé  de  représenter,  c'est  une  scène  de  la 
vie  de  province  au  dix- neuvième  siècle;  et,  avec 
ce  principe  de  la  spécialisation  de  plus  en  plus 
profonde  des  individus,  il  a  renouvelé  la  psycho- 
logie littéraire.  Il  en  résulte  qu'à  l'heure  présente 
un  auteur  dramatique  peut  difficilement  mettre  sur 
les  planches  un  personnage  de  notre  société  sans 
lui  donner  un  métier  et  sans  tenir  compte  des 
influences  de  ce  métier  sur  sa  sensibilité.  Mais 
comment  reproduire  en  vers  qui  ne  soient  pas  en- 
tachés de  prosaïsme  le  fonctionnement  de  ce  mé- 
tier? On  a  cité  souvent,  pour  le  bafouer,  ce  dis- 
tique, de  Ponsard,  je  crois  : 

Mon  ami,  possesseur  d'une  papeterie, 
A  fait  avec  succès  appel  à  l'industrie... 

Comment  l'écrivain  aurait-il  pu  exprimer  la 
même  idée  en  d'autres  termes?  Et  comment,  s'il 
ne  l'avait  point  exprimée  du  tout,  aurait-il  expli- 
qué avec  la  précision  la  conduite  de  son  personnage, 
homme  du  monde  ruiné  qui  refait  sa  fortune? 

Les  mots  enfin  dont  l'écrivain  de  nos  jours  se 
sert  pour  établir  ses  phrases  n'ont  plus  cette  va- 
leur entière  qu'ils  avaient  encore  au  temps  de 
VEcole  des  femmes.  Ils  sont  détériorés  par  l'usage. 
Leur  sens  n'est  plus  direct  et  simple,  comme  il 
était  alors.  Les  uns  sont  devenus  veules  et  plats, 
qui,  à  l'époque  de  Molière,  étaient  riches  de  suc  et 
de  signification.  D'autres  sont  surchargés  de 
nuances  et  ils  ont  besoin  d'être  employés  avec 
beaucoup  d'art.  L'idiome  tout  entier  s'est  trans- 
formé ou,  si  l'on  veut,  déformé.  Ecrire  aujourd'hui 


34S  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

est  devenu  un  travail  très  compliqué  et  qui  exige 
une  sensibilité  très  réfléchie.  Ceux  qui  se  plaignent 
de  cette  complication  et  qui  demandent  que  l'on 
en  revienne  à  la  prose  de  Voltaire  ou  à  la  poésie 
de  Molière  ne  me  paraissent  pas  tenir  compte  de 
cette  détérioration  organique  des  mots,  si  l'on  peut 
dire,  —  détérioration  que  les  curieux  de  littéra- 
ture constatent,  et  que  les  philologues  expliquent 
par  les  lois  générales  de  la  vie  du  langage.  Dans 
ce  problème  particulier  de  la  versification  qui  nous 
occupe,  il  est  aisé  de  constater  le  moment  oii  les 
poètes  se  sont  aperçus  que  le  vers  du  dix-septième 
siècle  cessait  d'être  un  vers.  C'a  été  le  point  de  dé- 
part de  la  révolution  romantique.  Petit  à  petit,  les 
mots  dont  s'étaient  servis  Racine,  Boileau,  Molière 
lui-même,  avaient  dépouillé  leur  force.  Ils  s'étaient 
comme  vidés  de  leur  substance.  Cela  faisait  un 
vocabulaire  incolore,  et  qu'à  tout  prix  il  importait 
de  renouveler,  de  même  que  le  vers  auquel  ce  vo- 
cabulaire avait  communiqué  sa  faiblesse  devait 
être  repris  et  remanié.  Ainsi  s'est  élaborée  une  poé- 
tique nouvelle  dont  il  faut  mettre  en  lumière  quel- 
ques principes  essentiels,  pour  examiner  avec  plus 
de  précision  les  rapports  de  ce  vers  nouveau  et 
de  Fart  dramatique. 

Le  vers  moderne  se  distingue  du  vers  du  dix- 
septième  et  de  celui  du  dix-huitième  siècle  par 
un  caractère  qui  saute  aux,  yeux  les  moins  perspi- 
caces :  il  est  infiniment  plus  loin  de  la  prose.  ïl 
constitue  vraiment  un  langage  spécial,  comme  la 
musique  et  la  peinture,  par  suite  assez  malaisé  à 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  349 

comprendre  sans  une  certaine  initiation.  Les  élé- 
ments de  ce  langage  spécial  consistent  en  deux 
principaux  :  l'importance  de  la  rime  est  plus  con- 
sidérable d'une  part,  et  d'autre  part,  les  poètes 
s'étudient  à  donner  une  vie  plus  indépendante  à 
chacun  de  leurs  vers.  Si  l'on  étudie  une  page  du 
grand  manieur  d'alexandrins  de  notre  âge,  Victor 
Hugo,  l'on  trouvera  que  les  mots  essentiels  de  la 
phrase  sont  placés  à  la  rime  et  font  comme  une 
articulation  visible  à  la  période  poétique  (i);  l'on 
^trouvera  que  beaucoup  de  vers  forment  un  tout 
isolé,  grâce  à  des  rapports  inattendus  de  mots, 
gtâcfe  à  une  harmonie  très  savante  des  syllabeâ, 
surtout  grâce  au  choix  d'un  vocabulaire  très  pit- 
toresque. Ce  sont  là,  si  l'on  peut  dire,  des  procé- 
dés de  relief  qui  rendent  au  métal  avili  de  la 
langue  un  peu  de  sa  valeur  ancienne.  Comme  un 
peintre  éveille  un  ton  qui  serait  terne  en  posant  à 
côté  un  ton  qui  l'avive,  le  poète  a  soin  de  rajeunir, 
par  la  position,  les  termes  éteints  et  fatigués.  Que 
cette  manière  d'écrire  présente  des  dangers,  cela 
est  indiscutable.  Ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est 
qu'aucun  poète  de  ce  temps  n'a  eu  du  talent  en 
vers  avec  d'autres  procédés,  —  pas  même  Alfred 
de  Musset,  dont  l'apparente  négligence  est  une 
coquetterie  de  virtuose.  —  Et  les  connaisseurs  ne 
s'y  laissent  pas  tromper. 

Quand  un  type  de  vers  a  été  trouvé,  il  entre, 


(i)  Cf.  dans  ce  mi'me  volume,  à  propos  de  La  Fontaine  et  de 
Victor  Hugo  lui-même,  le  développement  de  cette  iht-orie. 


350  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

si  l'on  peut  dire,  dans  l'usage  commun,  et  les  écri- 
vains essayent  de  l'adapter  à  toutes  les  variétés  du 
travail  littéraire.  Rien  qu'à  considérer  les  éléments 
du  vers  moderne,  tels  que  j'ai  tenté  de  les  définir, 
il  est  facile  de  comprendre  qu'il  doit  être  un  outil 
excellent  pour  certaines  besognes  et  un  très  mau- 
vais outil  pour  d'autres.  Comme  il  est  constitué  par 
la  saillie  de  la  rime  et  par  la  beauté  pittoresque  de 
l'expression,  le  vers  moderne  convient  merveilleu- 
sement à  la  transcription  poétique  des  objets  vi- 
sibles. Il  est  résulté  de  cette  convenance  que  les 
poètes  de  nos  jours  ont  été  supérieurs  dans  ce  que 
l'on  nommait  autrefois  le  genre  descriptif.  Je  ne 
crois  pas  que  dans  aucune  littérature  on  rencontre 
des  paysages  plus  complètement  montrés  que  ceux 
de  M.  Leconte  de  Lisle,  par  exemple.  Ce  même 
vers  s'est  aussi  trouvé,  toujours  par  la  qualité  de 
sa  rime  et  par  sa  recherche  du  rythme,  s'adapter 
très  bien  à  la  musique  du  genre  lyrique,  et  que 
de  noms  se  pressent  sous  la  plume,  depuis  ceux  de 
Victor  Hugo  et  de  Lamartine  jusqu'à  ceux  des 
derniers  venus,  noms  de  poètes  ayant  écrit  des 
stances  d'une  mélodie  inconnue  en  France  depuis 
Ronsard  et  la  pléiade!  Il  y  a  des  couplets  de 
Théophile  Gautier,  comme  celui  qui  commence  : 

Les  ramiers  sur  le  toit  roucoulent, 
Roucoulent  amoureusement... 

dont  on  pourrait  dire  ce  que  Henri  Heine  disait 
des  chansons  de  Gœthe,  que  c'est  un  baiser  mis 
sur  notre  âme.  Et  en  même  temps  ce  vers  moderne   | 
s'est  trouvé  capable  de  reproduire  les  plus  subtiles 


RÉFLEXIONS   SUR   T.E   THÉÂTRE  35i 

analyses  du  rêve  intérieur.  Attribuant  une  vie  indé- 
pendante aux  mots,  il  s'accommode  aux  nuances 
les  plus  fines,  les  plus  minutieuses  de  la  sensibilité. 
Le  Maître  des  Solitudes  et  des  Epreuves,  M.  Sully- 
Prudhomme,  a  donné  des  modèles  achevés  de  ces 
analyses  poétiques.  On  aurait  à  citer  cinquante  de 
ses  petits  poèmes  oii  une  forme,  savante  jusqu'au 
raffinement,  rend  palpables  et  perceptibles  des  sen- 
timents raffinés  jusqu'à  la  ténuité.  Enfin,  ce  même 
vers  moderne  est  devenu,  entre  les  mains  d'un  ar- 
tiste très  habile,  M.  Théodore  de  Banville,  un 
extraordinaire  instrument  de  fantaisie  et  de  ca- 
price. Il  a  suffi  à  l'auteur  des  Odes  funambules- 
ques de  tirer  de  la  richesse  paradoxale  et  de  l'im- 
prévu des  rimes  des  effets  de  comique  tout  à  fait 
nouveaux.  On  se  rappelle  les  triolets  sur  Abd-el- 
Kader  : 

Bugeaud  veut  prendre  Abd-el-Kader, 
A  ce  plan  le  public  adhôre... 

et  tant  d'autres  menues  pièces  d'une  tintinnabula- 
tion  de  syllabes  si  amusante  à  l'oreille.  On  voit, 
par  ce  bref  résumé  de  l'effort  de  ces  cinquante 
années,  que  la  rénovation  romantique  a  été  des  plus 
fécondes  dans  la  poésie  descriptive  et  lyrique,  in- 
time et  personnelle,  capricieuse  et  funambulesque. 
En  a-t-il  été  de  même  au  théâtre? 

Il  ne  fallait  pas  beaucoup  d'effort  pour  com- 
prendre que  le  vers  moderne  est  trop  écrit  et  que 
c'est  là  un  défaut  considérable  pour  le. théâtre 
d'action  et  pour  le  théâtre  de  vie  moyenne.  L'ac- 
tion rapide  s'accommode  mal  des  rehauts  énormes 


352  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

d'expression,  et,  comme  on  sait,  la  plus  grande 
affaire  du  plus  grand  poète  dramatique  des  temps 
nouveaux,  Shakespeare,  fut  d'assouplir  autant  qu'il 
put  le  vieux  vers  anglais  en  y  introduisant  l'en- 
jambement, en  supprimant  la  rime,  en  augmen- 
tant d'une  syllabe  facultative  le  nombre  des 
pieds  (i).  Pareillement  la  vie  moyenne  est  faite 
d'habitudes  médiocres,  de  sensations  insignifiantes, 
dont  une  notation  trop  soulignée  déformerait  la 
perspective.  L'expérience  a  démontré  qu'en  fait 
les  poètes  de  l'école  moderne  n'étaient  capables 
que  de  composer  des  drames  lyriques,  comme 
VHernaiii  de  Victor  Hugo;  des  tragédies  archaï- 
ques, comme  les  Erïnnyes  de  M.  Leconte  de  Lisle; 
des  comédies  romanesques,  comme  le  Passant  de 
M.  François  Coppée,  ou  des  bouffonneries  comme 
le  Tricorne  enchanté  de  Théophile  Gautier  (i);  -^ 
mais  un  grand  drame  vivant  qui  aille  et  vienne  sur 
la  scène  comme  une  créature,  mais  Une  comédie  mo- 
derne qui  serre  de  près  la  réalité  de  nos  passions 
contemporaines,  —  cela,  ils  n'ont  point  réussi  à  le 
faire.  J'ajouterai  même  qu'ils  ne  l'ont  guère  tenté. 
Il  me  semble  que  l'instrument  dont  ils  se  servent, 
pour  les  mêmes  raisons  qu'il  est  très  habile  à 
d'autres  ouvrages,  est  inhabile  à  celui-là. 

La  grande  erreur  des  poètes  de  l'école  du  bon 
sens  —  gardons-leur  le  nom  qui  les  étiquetait 
voici   vingt   années   —  me  paraît  avoir  résidé  en 

(i)  Cf.  dans  ce  même  volume  p,  363  et  suivantes. 
(2)  Le  merveilleux  Cyrano  de  M.  Edmond  Rostand  est   venu 
confirmer  cette  hypothèse.  (Note  de  1899.) 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  353 

ceci  surtout  qu'ils  ont  méconnu  l'usure  du  vers 
ancien.  Ils  ont  poursuivi  la  vaine  chimère  d'écrire 
à  la  façon  de  Molière  et  de  Regnard,  avec  une 
langue  fatiguée  et  qui  avait  perdu  sa  verdeur,  sur 
des  sujets  qui  ne  comportaient  pas  la  forme  ryth- 
mique. Ils  sont  arrivés  à  ces  étranges  combinaisons 
de  syllabes  dont  les  jeunes  écrivains  se  sont  tant 
gaussés  : 

Tu  nous  feras,  tu  sais,  ce  machin  au  fromage!... 

Et  combien  d'autres  alexandrins  de  cette  venue 
auraient  mérité  d'enrichir  le  volume  de  notes  que 
Flaubert  voulait  ajouter  à  son  Bouvard  et  Pécu- 
chet, pour  y  cûlliger  tous  les  illustres  exemples 
de  mal  écrire!  En  revanche,  lorsque  les  poètes  de 
l'école  du  bon  sens  accusaient  le  vers  nouveau 
d'être  impropre  à  la  comédie  moderne,  ils  n'avaient 
pas  tort.  Seulement,  que  prouve  ce  reproche?  Rien 
autre  chose,  sinon  que  chaque  forme  de  pensée  a 
sa  forme  de  phrase  qui  lui  correspond.  La  vie 
contemporaine,  avec  sa  mêlée  de  passions  et  d'in- 
térêts, avec  la  grosse  surcharge  de  la  question  d'ar- 
gent, a  son  expression  toute  trouvée  dans  une 
prose  complexe  et  multiple  qui  enregistre  des 
chiffres  et  qui  se  permette  des  termes  d'argot,  qui 
aille  jusqu'à  la  technicité  scientifique,  et  qui  ce- 
pendant, à  de  certains  moments,  module  un  chant 
ou  montre  un  paysage.  Cette  prose-là  est  celle  du 
roman  moderne,  elle  sera  celle  du  théâtre  s'il 
vient  un  homme  qui  reprenne  vaillamment  la  ré- 
volution commencée  par  M.  Alexandre  Dumas,  le 

*  23 


354  ÉTUDES   ET    PORTRAITS 

premier  qui  ait  tenté  pour  la  scène  ce  que  Balzac 
a  tenté  pour  le  roman.  Les  poètes  feront,  eux,  leur 
œuvre  de  poètes  en  écrivant  des  drames,  des  tra- 
gédies et  des  comédies  lyriques.  La  part  est  assez 
belle  pour  qu'ils  s'y  tiennent. 


IV 

LE    NATURALISME   AU    THÉÂTRE  (l) 

Ce  nouveau  volume  de  M.  Zola  n'est  pas  tout 
à  fait  inédit.  C'est  la  réunion,  sous  couverture 
jaune,  des  principaux  articles  donnés  par  l'auteur 
des  Rou gon-M acquart,  au  temps  où  il  écrivait  le 
courrier  dramatique  dans  les  journaux  le  Bien 
public  et  le  Voltaire.  C'était  un  assez  étrange  cour- 
riériste que  M.  Emile  Zola  et  qui  se  souciait  peu 
d'analyser  les  vaudevilles  de  la  semaine.  Les  lec- 
teurs du  journal  risquaient  fort,  après  avoir  par- 
couru les  six  ou  douze  colonnes  signées  de  son 
nom,  d'ignorer  si  le  jeune  premier  épousait  ou  non 
la  jeune  première.  En  revanche,  ils  acquéraient  à 
cette  lecture  l'inquiétude  de  quelques  problèmes  lit- 
téraires. Ils  rencontraient  sur  le  Credo  dramatique 
de  notre  époque  des  questions  nouvelles  et  qui  ré- 
clamaient une  réponse.  M.  Zola,  très  incomplète- 
ment connu  dans  le  tapage  de  sa  réputation,  est 
une  espèce  de  philosophe  qui  développe  avec  une 

(i)  A  propos  du  volume  de  M.  Emile  Zola,  qui  porte  ce  titre. 
(1881.) 


RÉFLEXIONS   SUR    LE   THÉÂTRE  355 

extrême  logique  les  conséquences  de  deux  ou  trois 
idées  initiales.  Son  système  a  été  dénommé,  par  lui 
et  ses  amis,  le  naturalisme,  assez  maladroitement, 
à  mon  sens,  car  le  mot  a  le  double  tort  d'être  res- 
treint et  de  n'être  pas  précis.  Comme  tous  lesi 
esprits  systématiques,  M.  Zola  est  souvent  brutal, 
souvent  injuste,  mais  il  est  sincère,  il  est  vigoureux, 
et  c'est  un  des  grands  artistes  de  l'époque.  Il  fait 
donc  penser,  et,  le  recueil  de  ses  articles  une  fois 
fermé,  des  idées  s'éveillent  qui  valent  la  peine 
qu^on  les  examine. 

Le  point  de  départ  de  M.  Zola  a  été  le  roman.  Il 
importe  de  ne  pas  l'oublier,  car  d'un  bout  à  l'autre 
de  son  livre  actuel,  circule  cette  conviction  que  le 
roman  contemporain  est  infiniment  au-dessus  du 
théâtre.  Pour  le  démontrer,  il  s'efforce  de  résu- 
mer le  développement,  depuis  ces  cinquante  an- 
nées, de  l'un  et  de  l'autre  genre.  Dans  le  roman, 
Balzac  apparaît,  sorte  de  Shakespeare  du  monde 
moderne,  qui,  appliquant  à  l'étude  de  l'homme  les 
procédés  des  sciences  naturelles,  arrive  à  des  réa- 
lisations jusque-là  inouïes.  Cet  écrivain  ne  se  pro- 
pose plus  seulement  de  raconter  des  actions,  comme 
les  conteurs  anciens,  ou  de  peindre  des  passions, 
comme  les  conteurs  modernes.  Il  se  propose  d'ex- 
pliquer ces  actions  et  ces  passions  en  découvrant 
à  nu  leurs  causes,  qui  sont  les  habitudes.  Une 
créature  humaine  ne  peut  être  comprise  qu'à  la 
condition  d'être  située  dans  son  milieu,  et  voilà 
que  la  description  entre  dans  le  roman,  non  plus 
majestueuse  comme   chez    Chateaubriand   ou   sai- 


356'  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

sissante  comme  chez  Hugo,  mais  psychologique, 
mais  philosophique,  si  l'on  peut  dire.  L'empreinte 
de  l'être  vivant  sur  les  choses  qui  l'entourent  et 
l'influence  de  ces  choses  sur  cet  être  qu'elles  ac- 
compagnent, tel  est  l'objet  que  se  propose  le  ro- 
mancier en  étudiant,  avec  une  minutie  de  juge 
d'instruction,  la  pension  Vauquer  ou  la  maison  du 
père  Grandet.  La  description  devient  ainsi  une 
notation  d'atmosphère.  En  même  temps  que  Bal- 
zac inventait  ce  procédé,  il  reconnaissait  que  la 
société,  par  le  simple  fait  du  métier,  crée  des 
espèces  factices  analogues  aux  espèces  animales. 
Il  y  a  l'espèce-médecin  comme  il  y  a  l'espèce-avo- 
cat,  i 'espèce-littérateur,  l'espèce-boursier.  Le  roman 
s'agrandit  encore.  Il  ne  se  contente  plus  d'ins- 
tituer une  enquête  personnelle  sur  tel  ou  tel  indi- 
vidu. 11  dégage  de  cet  individu  ce  qu'il  y  a  de 
typique  et  il  institue  une  enquête  sociale.  Dès  lors 
ce  genre  de  production  devient  le  plus  large  de 
tous,  celui  qui  correspond  le  mieux  à  la  profonde 
définition  que  M.  Taine  donne  quelque  part  de 
la  littérature   :   «Une  psychologie  vivante.» 

Comme  il  arrive  d'un  genre  vraiment  renou- 
velé, les  hommes  de  valeur  se  portent  en  foule  de 
ce  côté,  apportant  chacun  des  procédés  d'art  per- 
sonnels. Stendhal  exécute  des  prodiges  d'analyse 
suraiguë  en  réduisant  le  caractère  à  une  suite  d'as- 
sociation d'idées.  Gustave  Flaubert  emprunte  à 
Théophile  Gautier  la  puissance  du  «rendu»  con- 
cret et  comme  matériel.  Les  frères  de  Goncourt 
énervent  la  langue.  Entre  leurs  mains  la  descrip- 


RÉFLEXIONS   SUR   LE   THÉÂTRE  357 

tion  s'exagère  encore  dans  son  sens  physiologique. 
Madame  Gervaisais,  leur  plus  curieuse  étude,  qui 
raconte  la  conversion  d'une  libre  penseuse  par  un 
séjour  dans  la  Rome  catholique,  c'est-à-dire  l'en- 
vahissement d'un  système  nerveux  par  les  choses, 
peut  être  considérée  comme  le  modèle  de  cette 
méthode  d'interprétation  des  milieux.  Il  faudrait 
citer  beaucoup  de  noms  encore.  Ceux-là  suffisent 
pour  marquer  les  étapes  que  le  roman  moderne 
a  fournies  avant  d'être  tel  que  les  descendants  de 
Balzac  le  conçoivent  aujourd'hui  :  un  chapitre  en- 
tier de  l'histoire  des  mœurs,  011  se  trouve  transpor- 
tée du  coup  une  masse  énorme  de  réalité,  tout  le 
détail  physiologique  de  la  passion  en  même  temps 
que  tout  son  détail  moral,  la  vie  sociale  en  même 
temps  que  la  vie  individuelle.  Ce  domaine  est 
même  devenu  si  large  qu'il  est  destiné  à  se  dis- 
tribuer en  plusieurs  autres,  par  un  travail  en  re- 
tour. On  peut  constater,  dès  aujourd'hui,  une  scis- 
sion entre  le  roman  de  mœurs  proprement  dit  et 
le  roman  d'analyse.  Cette  scission  ne  fait  qu'attes- 
ter davantage  la  vitalité  du  genre. 

L'art  du  théâtre  a  bien  poursuivi  le  même  but 
que  Fart  du  roman,  mais  il  est  loin  d'avoir  marché 
avec  la  même  rapidité,  Au  théâtre  comme  dans 
le  roman  nous  retrouverions  l'esprit  scientifique, 
commun  à  tous  les  écrivains  de  l'époque,  ce  qui 
faisait  dire  à  Sainte-Eeuve,  dans  les  dernières 
lignes  de  son  article  sur  Madame  Bovary,  ce  mot, 
qu'il  faut  toujours  citer,  à  sa  date  de  1857,  comme 
un  remarquable  exemple  de  prophétie  littéraire  : 


358  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

«Anatomistes  et  physiologistes,  je  vous  retrouve 
partout!...  »  Seulement,  la  somme  de  réalité  que 
les  meilleures  comédies  de  ce  temps-ci  ont  fait 
passer  sur  la  scène  est-elle  comparable  à  la  somme 
de  réalité  qu'un  grand  romancier  fait  passer  dans 
son  livre?  Les  exemples  sont  là  pour  répondre  et 
la  réponse  est  négative.  M.  Emile  Augier  a  étudié, 
dans  les  Lionnes  pauvres,  le  type  de  la  bourgeoise 
en  train  de  se  corrompre  par  le  luxe  et  qui  finit 
par  se  vendre  pour  avoir  des  bijoux.  Comme  la 
figure,  pourtant  fouillée,  de  sa  jeune  femme  est 
pâle  et  toute  peinte  en  superficie  à  côté  d'une 
Mme  Marneffe!  Si  l'on  met  à  part  les  viveurs  et 
les  mondaines  de  M.  Alexandre  Dumas  et  quel- 
ques-uns des  Parisiens,  mâles  et  femelles,  carica- 
turés si  justement  paa:  MM.  Meilhac  et  Halévy, 
quelle  observation  les  historiens  de  l'avenir  pour- 
ront-ils emprunter  aux  centaines  de  pièces  jouées 
depuis  quarante  ans  avec  succès,  qu'ils  n'aient  ren- 
contrée dans  le  roman,  avec  une  autre  ampleur  et 
une  autre  précision?  Presque  toujours,  au  lieu  de 
peindre  des  créatures  typiques,  ces  pièces  peignent 
des  à-peu-près  d'hommes  et  de  femmes.  Presque 
toujours  leurs  héros  sont  en  l'air,  hors  de  tout  mi- 
lieu, sans  que  l'on  puisse  comprendre  par  quelles 
attaches  le  métier  tient  au  caractère,  l'action  pré- 
sente à  l'habitude  durable.  Enfin  le  curieux  détail 
de  style  qui  fait  le  souci  des  romanciers  actuels 
manque  aux  plus  forts  d'entre  les  auteurs  drama- 
tiques, au  point  que  M.  de  Concourt  a  pu  dire, 
;>ans  soulever  un  toile  général,  dans  la  préface  de 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  359 

sa  Patrie  en  danger  :  «Le  théâtre  actuel  n'est  pas 
de  la  littérature.  »  C'est,  avec  des  nuances,  l'opi- 
nion de  M.  Zola,  et  je  crois  en  avoir  expliqué  les 
raisons. 

Il  y  a  beaucoup  de  vrai  dans  ces  reproches  et 
dans  ceux  d'autres  écrivains.  Les  auteurs  drama- 
tiques ont  toujours  le  droit,  dont  ils  rie  sç  pri- 
vent pas,  d'arguer  du  succès  et  de  montrer  les 
échecs  que  les  mêmes  romanciers,  si  fiers  de  leurs 
multiples  éditions,  ont  dû  subir  lorsqu'ils  ont 
voulu  aborder  les  planches  avec  les  procédés  de 
leurs  études  de  mœurs.  Par  définition,  une  pièce 
est  faite  pour  être  jouée  et  non  pour  être  lue.  Si 
donc  les  nécessités  de  la  scène  et  de  ce  que  l'on 
est  convenu  d'appeler  l'optique  théâtrale  exigent 
que  l'étude  des  milieux  soit  négligée,  la  nuance 
conventionnelle  des  caractères  encore  exagérée, 
l'intrigue  construite  d'une  façon  spécieuse,  le  style 
adapté  au  ton'^de  la  causerie  courante,  ce  n'est  pas 
l'auteur  qu'il  faut  condamner,  c'est  le  genre  lui- 
même.  Ainsi  font  d'ailleurs  les  intransigeants  du 
roman.  Ils  soutiennent  que,  non  seulement  le  théâ- 
tre actuel  n'est  pas  de  la  littérature,  mais  qu'aucun 
théâtre  ne  peut  en  être.  Théorie  qui  se  détruit  par 
son  propre  excès  et  que  les  noms  des  plus  grands 
génies  des  temps  modernes,  Shakespeare,  Molière 
et  Gœthe,  suffisent  à  réduire  à  néant. 

M.  Emile  Zola,  lui,  estime  que  le  théâtre  peut 
supporter  une  somme  de  réalité  égale  à  celle  que 
supporte  le  roman,  mais  que  deux  influences  prin- 
cipales s'y  opposent  depuis  cinquante  ans.  La  pre- 


300  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

mière  serait  celle  du  romantisme;  la  seconde,  celle 
du  procédé  à  la  Scribe,  la  conception  que  la  con- 
duite d'une  intrigue  est  un  art  particulier  dont  il 
faut  connaître  les  finesses  pour  se  permettre 
d'écrire  un  drame  ou  une  comédie.  II  est  bien  cer- 
tain que  le  romantisme  a  introduit  chez  nous  la 
notion  d'un  Idéal  diamétralement  opposé  à  l'étude 
de  la  vie  réelle,  et  certain  aussi  que  l'infiltration  de 
cet  Idéal  romantique  est  visible  à  travers  les  œuvres 
des  auteurs  les  plus  audacieux  dans  leurs  tenta- 
tives de  nouveauté,  les  plus  préoccupés  d'être  vrais 
et  justes.  Le  Nourvady  de  la  Princesse  de  Bagdad, 
par  exemple,  venait  en  droite  ligne  du  pays  ro- 
mantique. D'autre  part,  l'habileté  de  facture  et 
l'escamotage  scénique  ont  singulièrement  éloigné 
de  l'étude  approfondie  de  la  vérité  contemporaine 
quelques  excellents  esprits.  Ils  ont  été  les  victimes 
de  leur  propre  adresse,  couronnées  d'ailleurs,  et 
de  couronnes  d'or.  Ces  exemples,  affirme  M.  Zola, 
sont  des  plus  funestes  aux  débutants.  D'un  côté, 
ces  débutants  s'imaginent  que,  pour  composer  une 
œuvre  de  théâtre,  il  est  nécessaire  d'inventer  des 
événements  extraordinaires  et  de  concevoir  des 
personnages  hors  nature.  De  l'autre,  ces  mêmes 
débutants  s'exercent  à  étudier  un  mécanisme  d'en- 
trées et  de  sorties,  d'embrouillement  et  de  dé- 
brouillement  d'intrigues,  au  lieu  de  s'essayer  à 
voir  exact  et  à  dire  ce  qu'ils  voient.  De  là  résulte 
cette  effroyable  disette  de  jeunes  auteurs,  dont 
tout  le  monde  se  plaint  :  les  directeurs,  parce 
qu'ils  voient  les  maîtres  achever  leur  carrière  sans 


RÉFLEXIONS    SUR    LE   THÉÂTRE  361 

successeurs  probables;  les  acteurs,  parce  qu'ils 
n'ont  plus  de  rôles  nouveaux  à  créer;  le  public, 
parce  qu'il  est  fatigué  du  moule  connu,  las  des 
pièces  qu'il  revoit  toujours.  —  Et  M.  Zola  n'a 
pas  eu  tort  en  disant  qu'il  a  seulement  exprimé 
haut  ce  qui  se  pense  tout  bas  dans  bien  des  en- 
droits. 

Ces  critiques  sont  belles  et  bonnes.  La  grande 
affaire  serait  -  d'indiquer  le  remède.  Ici,  les  direc- 
teurs se  taisent,  les  acteurs  cherchent,  le  public 
attend  et  M.  Zola  lui-même  s'arrête  et  recule.  Il 
parle  de  la  nécessité  d'inventer  une  nouvelle  for- 
mule, et  il  qualifie  cette  formule  de  naturaliste. 
Là  se  borne  sa  prescription.  Quant  à  nous  expli- 
quer en  quoi  consiste  cette  formule  naturaliste,  il 
s'avoue  lui-même  incapable  de  ce  tour  de  force. 
Or,  le  mot  naturaliste  n'a  pas  d'autre  valeur  que 
d'indiquer  une  tendance.  Traduit  en  français  vul- 
gaire, il  signifie  que  l'avenir  du  théâtre  est  dajis 
une  recherche  plus  consciencieuse  de  la  vérité. 
C'est  proprement  piétiner  sur  place,  puisque  toute 
la  question  entre  les  représentants  les  plus  auto- 
risés de  la  scène  contemporaine  et  les  novateurs  du 
roman  pose  là-dessus.  —  «Le  livre  supporte  une 
dose  énorme  de  réalité,  le  théâtre,  non,  »  disent 
les  premiers.  —  «Mettez  cette  même  dose  au  théâ- 
tre,» disent  les  autres.  —  «Essayez,»'  disent  les 
premiers.  —  A  quoi  les  novateurs  du  roman  sont 
encore  à  répliquer. 

Le  livre  de  M.  Zola  ne  donne  point  cette  ré- 
plique. Aucun  livre  de  critique  ne  résout  des  pro- 


302  ÉTUDES    ET   PORlRAITS 

blêmes  d'art  Ce  sont  les  œuvres  qui  jugent  les 
théories,  et  en  dernier  ressort.  Mais  c'est  beaucoup 
que  de  poser  des  points  d'interrogation  et  de  cher- 
cher le  défaut  des  systèmes  en  vigueur.  S'il  doit 
y  avoir  un  renouvellement  de  l'art  dramatique,  il 
est  probable  que  ce  renouvellement  s'accomplira 
en  effet  dans  le  sens  indiqué  par  M.  Zola,  et  que 
la  part  de  la  convention  y  sera  réduite  à  son  mi- 
nimum. Mais  il  est  certain  que  ce  renouvellement 
s'accomplira  par  l'apparition  d'un  talent  nouveau 
et  non  par  la  mise  en  œuvre  d'une  formule.  Il  n'en 
va  pas  du  théâtre  comme  du  roman.  Les  grands 
auteurs  ne  font  pas  école.  Où  sont  les  élèves  de 
Molière?  Où  ceux  de  Beaumarchais?  Il  est  au 
contraire  des  élèves  de  Balzac,  de  George  Sand, 
de  Flaubert.  La  raison  en  est  précisément  dans 
le  caractère  de  synthèse,  propre  à  la  création  dra- 
matique. Chaque  auteur  de  génie  a  sa  vue  d'en- 
semble, et  c'est  le  résultat  de  cette  vue  qu'il  met 
sur  la  scène  tout  entier,  si  bien  que,  pour  l'imi- 
ter, il  faudrait  exactement  voir  comme  lui,  c'est- 
à-dire  être  lui,  au  lieu  que,  dans  le  livre,  les 
descriptions,  la  façon  de  disposer  les  parties,  la 
méthode  enfin,  peuvent  être  l'objet  d'une  imi- 
tation plus  ou  moins  habile.  S'il  y  a  une  con- 
clusion à  tirer  des  articles  de  M.  Zola,  c'est  que 
le  théâtre  contemporain  manque  d'auteurs  de 
génie  depuis  bien  des  années,  et  que  ceux  qui 
n'ont  que  du  talent  se  stérilisent  par  l'abus  du 
procédé.  Le  malheur  est  que  ce  n'est  pas  là  une 
situation    bien    nouvelle.    De    tout    temps    il    en 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  363 

a  été  ainsi  dans  l'interrègne  des  grands  écrivains. 
N'importe.  Il  valait  la  peine  de  le  constater 
courageusement,  et  si  le  livre  de  M.  Zola  n'a 
d'autre  résultat  que  de  faire  chercher  quelques 
jeunes  gens  encore  inconnus,  l'auteur  aura  bien 
mérité  des  Lettres  —  une  fois  de  plus. 


V 
UNE    HYPOTHÈSE    SUR   SHAKESPEARE 

Un  des  premiers  essayistes  de  ce  temps-ci, 
M.  James  Darmesteter,  vient  de  nous  donner  (i) 
une  édition  classique  de  Macbeth,  en  tête  de  la- 
quelle il  a  mis  une  introduction  qui  n'est  rien 
moins  que  l'histoire  du  génie  de  Shakespeare. 
M.  Darmesteter  appartient  à  cette  élite  de  travail- 
leurs qui  se  sont  voués,  à  la  suite  de  la  guerre,  au 
relèvement  des  hautes  études  dans  notre  pays.  Si 
la  critique  contemporaine  doit  être  rajeunie,  c'est 
de  ce  côté-là  que  lui  viendra  son  rajeunissement. 
L'analyse  scientifique  des  textes,  l'application  de 
la  méthode  inductive  dans  sa  pleine  rigueur,  un 
ardent  amour  de  l'exactitude,  telles  sont  les  qua- 
lités qui  distinguent  ces  représentants,  chez  nous, 
des  fortes  méthodes  allemandes.  Le  noble  Charles 
Graux,  si  tôt  ravi  à  ses  amis  et  à  la  France,  était  rm 
des  premiers  de  ce  groupe.  M.  James  Darmesteter 

(1)  1882. 


364  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

montre  une  fois  de  plus  dans  cette  préface  qu'il 
joint  à  ces  dons  d'investigation  érudite  et  stricte 
les  plus  beaux  dons  d'écrivain.  Sa  phrase  vive 
et  pittoresque  décèle  l'humaniste  dans  le  philo- 
sophe. La  rencontre  est  plus  rare  qu'on  ne  le  croi- 
rait. Voici  un  bref  résumé  de  ce  remarquable  mor- 
ceau. 

L'œuvre  de  Shakespeare  est  si  démesurée  qu'elle 
a  d'abord  écrasé  la  critique.  Devant  la  splendeur 
de  l'invention,  la  magnificence  du  style,  l'inten- 
sité du  rêve,  la  profondeur  de  la  psychologie,  le  dé- 
bordement de  l'effusion  lyrique,  on  s'est  incliné 
comme  devant  une  sorte  de  prodige.  Le  livre  que 
l'auteur  de  La  Légende  des  siècles  a  consacré  à  l'au- 
teur de  la  Tempêteront  être  donné  comme  l'exem- 
ple le  plus  frappant  de  cette  critique  adoratrice  et 
prosternée  que  M.  Darmesteter  définit  très  juste- 
ment :  l'Ecole  de  la  Révélation.  Coleridge  avait 
déjà  résumé  d'un  mot  tout  ce  que  Victor  Hugo  a 
dit  de  Shakespeare,  il  l'avait  appelé  le  murianoii,s, 
l'homme  aux  dix  mille  âmes.  Les  confusions  de 
dates  étaient  venues  ajouter  à  cette  sorte  de  mystère 
dont  l'œuvre  du  grand  Anglais  demeurait  enve- 
loppée. A"  quelle  époque  avait-il  produit  telle  co- 
médie, tel  drame,  tel  poème?  Fresque  démesurée 
et  passionnante,  cette  œuvre  apparaissait  dans  un 
mirage  d'apothéose.  Tout  au  plus  les  analystes 
démêlaient-ils  la  faculté  maîtresse  qui  avait  pré- 
sidé à  la  naissance  de  tant  de  créations,  presque 
monstrueuses  de  nombre  et  de  vie.  Des  historiens 
de  la  littérature  caractérisaient^  de  leur  côté,  le^ 


RÉFI^EXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  365 

prédécesseurs  du  poète.  Ils  mesuraient,  pour  ainsi 
dire,  le  degré  de  la  température  où  cette  fleur 
énorme  de  son  génie  avait  poussé.  Aucune  de  ces 
études  n'abordait  directement  l'histoire  de  ce  génie 
lui-même.  Il  y  manquait  l'analyse  des  procédés  de 
style,  cette  forme  vraiment  naturaliste  de  la  cri- 
tique historique.  MM.  Furnivall  et  Dowden  ont 
été,  nous  dit  M.  Darmesteter,  les  deux  initiateurs  à 
cette  analyse  du  stj^le  shakespearien.  Initiation 
bien  récente,  car  c'est  en  1874  seulement  que 
M.  Furnivall  a  fondé  la  New  Shakespeare  Society, 
dont  le  groupe  a  produit  le  mouvement  d'idées 
que  M.  Darmesteter  nous  résume  aujourd'hui. 

On  peut  classer  les  pièces  de  Shakespeare  dans 
leur  ordre  historique  par  des  renseignements  de 
faits  et  des  renseignements  de  forme.  Les  pre- 
miers sont  fournis  par  des  documents  précis  :  date 
de  la  première  édition  des  pièces,  témoignages  di- 
rects des  contemporains  mentionnant  une  pièce  ou 
y  faisant  allusion,  rappel  dans  cette  pièce  d'un 
certain  événement  historique.  On  a,  par  exemple, 
une  édition  du  Roi  Lear,  de  1608.  On  en  conclut 
que  le  Roi  Lear  n'est  pas  postérieur  à  1608.  On 
possède  un  journal  d'un  docteur  Simon  Forman, 
rendant  compte  d'une  représentation  de  Macbeth  à 
la  date  du  20  avril  1610.  On  rencontre  dans  la 
Tempête  une  traduction  presque  littérale  d'un 
passage  de  Montaigne,  et  l'on  sait  que  la  première 
traduction  des  Essais,  faite  par  John  Florio,  date 
de  1603.  On  en  conclut  que  la  Tempête  est  posté- 
rieure à   1603.  Quelque  ingénieuses  toutefois  que 


366  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

puissent  être  les  hypothèses  auxquelles  ces  rensei- 
gnements de  fait  servent  de  prétexte,  elles  se- 
raient presque  stériles  sans  les  renseignements  de 
forme,  c'est-à-dire  sans  les  inductions  que  la  struc- 
ture intime  du  vers  et  la  qualité  du  style  permet- 
tent au  commentateur,  qu'elles  lui  imposent  même, 
car  ce  sont  autant  d'évidences.  Il  est  assez  curieux 
d'examiner  avec  M.  Darmesteter  quelques-unes  de 
ces  évidences.  Le  lecteur  y  verra  un  bon  exemple 
des  suggestions  que  peut  fournir  cette  science,  toute 
récente,  la  philologie. 

Le  rythme  de  la  tragédie  anglaise  était  primi- 
tivement le  couplet  rimé  :  deux  vers  de  dix  syl- 
labes rimant  ensemble.  Avec  Marlowe,  l'admirable 
poète  du  Faust  et  de  Tarnerlan,  le  vers  du  drame 
devient  le  vers  blanc,  mais  le  sens  finit  avec  chaque 
vers.  L'absence  de  la  rime  est  la  seule  différence 
entre  ce  vers  nouveau  et  le  vers  ancien.  Dans  les 
premières  pièces  de  Shakespeare,  presque  tous 
les  vers  sont  de  cette  sorte.  La  réforme  qui  est 
personnelle  à  notre  poète  consiste  dans  l'usage  de 
l'enjambement  et  dans  l'addition  à  la  fin  du  vers 
d'une  syllabe  non  accentuée.  M.  Furnivall  a  éta- 
bli d'une  façon  mathématique  l'accroissement  du 
nombre  des  enjambements.  Dans  Peines  d'amoîir 
perdues,  il  y  a  un  enjambement  sur  dix-huit  vers; 
dans  la  Teni-pête,  il  y  en  a  un  sur  trois.  Pareille- 
ment les  premières  pièces  de  Shakespeare  n'of- 
frent presque  pas  d'exemples  de  la  syllabe  ajou- 
tée. Elles  envahissent  un  tiers  des  vers  dans  les 
dernières. 


RÉFLEXIONS   SUR    LE    THÉÂTRE  367 

Avec  des  dissections  de  cette  précision  anato- 
mique,  et  qui  portent  sur  le  texte  même,  il  se  com- 
prend que  la  classification  des  pièces  de  Shakes- 
peare ait  pu  devenir  vraiment  exacte.  L'intérêt  de 
cette  classification  n'est  pas  seulement  technique. 
Nous  pouvons,  à  la  suite  de  ce  travail,  accompa- 
gner la  pensée  de  Shakespeare  étape  par  étape,  et 
apercevoir  comment  sa  philosophie  de  la  vie  s'est 
transformée  avec  sa  vie  même.  M.  Darmesteter  a 
eu  Ta  très  saisissante  fantaisie  de  comparer  cette 
vie  à  un  drame  en  trois  actes  avec  un  prologue. 
Dans  chacune  de  ces  quatre  divisions  se  distribue 
en  effet  une  façon  particulière  d'interpréter  le  pro- 
blème de  la  destinée. 

Le  prologue  de  cette  tragédie  intellectuelle  et 
sentimentale  va  de  1588  à  1593.  Shakespeare,  né  en 
1564,  a  par  conséquent  de  vingt-quatre  à  trente 
ans.  Il  fait  son  apprentissage  comme  adaptateur, 
puis  comme  auteur.  Il  imite  les  imaginations  de 
ses  contemporains  :  emphatique  et  brutal  dans 
les  deux  Henri  IV,  mièvre  et  raffiné  dans  les  Peines 
éC amour  perdîtes,  amusé  au  royaume  des  fées  dans 
le  Songe  d'une  nuit  d'été,  juvénilement  passionné 
dans  les  Deux  Gentilshommes  de  Vérone,  mais  in- 
capable encore  de  peindre  un  caractère  et  de  créer 
des  héros  qui  vivent.  Son  génie  poétique  s'est 
éveillé.  Son  génie  dramatique  demeure  en  arrière. 
Richard  III  marque  le  point  où  ces  hésitations  se 
fixent.  Il  n'y  a  qu'un  caractère  dans  Richard  III; 
mais  qu'il  soutient  puissamment  le  drame  de  son 
'ampleur  extraordinaire! 


Y^S  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

L'acte  premier  —  je  continue  à  exposer  le  plan 
conçu  par  M.  Dàrmesteter  —  va  de  1593  a  1601. 
Toutes  les  chaudes  fièvres  de  la  jeunesse  coulent 
dans  les  veines  du  poète.  La  verve  et  la  gaieté  dé- 
bordent. C'est  la  période  où  la  comédie  pénètre  le 
drame,  éclairant  de  son  rire  aux  blanches  dents 
les  durs  combats  des  passions.  Shakespeare  est 
optimiste  encore.  Les  catastrophes  se  terminent  en 
fêtes,  comme  dans  Beaucoup  de  bruit  four  rien,  ou, 
si  la  fin  est  triste  comme  dans  Roméo  et  Juliette, 
rien  n'accuse  le  fond  de  la  nature  humaine.  A 
cette  période  se  rattachent  —  avec  Roméo  et 
Juliette  et  Beaucoup  de  bruit  pour  rien  —  Jean 
sans  Terre,  le  Marchand  de  Venise,  les  deux 
Henry  IV,  Henri  V,  la  Mégère  mise  à  la  raison, 
les  Joyeuses  Commères  de  Windsor,  le  Jour  des 
Rois,  et  enfin  ce  délicieux  Comme  il  vous  plaira 
où  déjà  se  dévoile  le  sentiment  qu'il  y  a  «quelque 
chose  de  pourri  dans  le  monde»,  comme  dirait 
Hamlet.  «  Souffle,  souffle,  vent  d'hiver,  tu  n'es^ 
pas  si  dur  que  l'ingratitude  de  l'homme...»  Ces 
strophes  de  la  chanson  d'Amiens  (II,  7)  résonnent 
sous  la  forêt  verte  en  attendant  que  la  chanson 
d'Edgar,  mêlée  aux  vents  de  la  tempête  qui  fouette 
les  cheveux  blancs  de  Lear,  fasse  un  écho  terrible 
à  ces  premières  plaintes,  encore  romanesques,  de 
la  misanthropie,  encore  résignée. 

L'acte  second  va  de  1601  à  1608.  Le  monde  a 
fait  banqueroute  aux  songes  du  poète.  Les  person- 
nages qui  hantent  la  pensée  de  Shakespeare  sont 
maintenant  les  bourreaux  féroces  ou  les  victimes 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  -^fig 

lamentables.  Hamlet  voit  le  spectre  de  son  père 
assassiné  lui  montrer  sa  mère  incestueuse.  Othello 
écoute  la  voix  du  traître  lago  et  presse  l'oreiller 
sur  la  bouche  de  Desdemona.  Antoine  meurt,  trahi 
par  Cléopâtre.  Troïlus  entend  Cressida  murmurer 
à.  Diomède  les  paroles  d'amour  qu'elle  lui  disait  à 
lui,  hier.  Macbeth  égorge  Duncan.  La  Mariana 
de  Mesure  four  mesure,  seule  dans  la  grange  en- 
tourée d'eau,  soupire  la  lamentation  que  Tennyson 
a  répétée  depuis.  «Il  ne  vient  pas,»  dit-elle.  — 
Elle  dit  :  «Je  suis  fatiguée,  fatiguée,  oh!  comme 
je  voudrais  être  morte...  »  Timon  invoque  :  «  l'heure 
d'être  honnête!...»  et  maudit  l'existence.  Les  héros 
ont  à  lutter  contre  une  puissance  trop  forte  pour 
eux.  Ils  tendent  les  bras,  roidissent  les  reins,  crient 
vers  le  ciel.  Ils  sont  vaincus.  Ophelia,  Desdemona, 
Cordelia  penchent  la  tête  conmae  des  lis  coupés 
par  le  brutal  ciseau  de  la  Parque  injuste.  Le  crime  et 
la  folie  sont  maîtres  de  la  scène,  entassant  destruc- 
tion sur  destruction,  pour  s'écraser  à  leur  tour  sous 
les  décombres.  «  Therefore  be  abhorred  —  Ail 
feats,  societies,  and  throngs  of  men!...  »  Ce  cri 
de  Timon  est  celui  que  Shakespeare  jette  à  la  face 
de  la  création  décevante  et  tragique.  Il  est  pessi- 
miste comme  Schopenhauer  ou  Leopardi,  et  il  l'est 
avec  l'outrance  d'une  sensibilité  que  rien  n'égale 
dans  ses  déchaînements.  Il  faut  attendre  la  venue 
de  Balzac  pour  retrouver  une  portée  de  monstres 
analogue  à  celle  que  cette  misanthropie  met  bas 
dans  les  heures  noires  de  la  quarantième  année. 
L'acte  troisième  va  de   iCo8  à   1613.   La  lutte 

24 


370  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

cesse  dans  la  pensée  du  poète,  et  son  regard  tombe 
plus  serein  sur  le  monde.  Déjà,  dans  Antoine  et 
Cléopâtre,  quelque  chose  décèle  comme  im  apai- 
sement... «Les  deux  héros  sont  tellement  livrés  à 
l'insouciance  de  l'instinct,  si  bien  en  proie,  sans 
défense,  à  tous  les  vents  du  hasard  moral,  que 
l'irresponsabilité  du  destin  les  protège  et  qu'un 
vague  sentiment  de  pitié  s'éveille  et  les  enve- 
loppe. »  Cette  phrase  de  Darmesteter  résume  le 
travail  guérisseur  qui  s'accomplit  dans  Shakes- 
peare. Le  sentiment  de  la  nécessité  le  sauve  de  la 
misanthropie.  Il  aperçoit  les  gigantesques  causes 
dont  nous  sommes  les  effets  fragiles.  Il  participe 
à  l'indifférence  de  la  nature  immortelle,  et,  dans  la 
contemplation  desi  lois  souveraines,  il  rencontre 
la  sérénité  mélancolique  de  la  Te^nfète.  «Nous 
sommes  de  la  matière  dont  sont  faits  les  rêves,  et 
nos  petites  vies  sont  des  îles  de  sommeil...»  A 
cette  époque  d'apaisement  suprême  se  rattachent 
encore  Cymbelïne  et  le  Conte  d'hiver.  En  1616, 
Shakespeare  meurt,  retiré  dans  sa  maison  de  Strat- 
ford,  laissant  à  deviner  le  secret  de  son  âme,  — 
de  cette  âme  complexe  et  tendre,  énergique  et  sen- 
sible, de  laquelle  il  a  tiré  tant  de  créations  inex- 
pliquées. Carlyle  a  écrit  :  «De  Shakespeare,  com- 
bien qui  reste  caché  !  Ses  douleurs,  ses  luttes  si- 
lencieuses, connues  de  lui  seul  !  Combien  inconnu 
de  lui-même  et  indicible!  Racines  souterraines, 
sève  invisible,  travaillant  en  silence...» 


RÉFLEXIONS   SUR   LE   THÉÂTRE  371 

VI 

ALCESTE 

J'ai   devant  les  yeux   (1882)   une  plaquette  de 
quatre-vingts  pages  qui  m'a  paru  mériter  que  la 
critique  ne  la  laissât  point  passer  sans  discussion, 
d'autant  qu'elle  me  permet,  pour  ma  part,  de  prou- 
ver par  un  exemple  qu'il  peut  tenir  beaucoup  d'ana- 
lyse  dans   un   personnage   de   théâtre,   sans   qu'il 
cesse  pour  cela  d'être  très  scénique  et  très  vivant. 
Cette  plaquette  est  signée  du  nom  d'un  des  plus 
fameux     sociétaires     de     la     Comédie-Française, 
M.  Coquelin  aîné.  Le  Misanthrope  en  est  le  sujet. 
Ces  deux  raisons  seules  vaudraient  qu'on  lût  ces 
pages.  Il  y  a  un  intérêt  très  vif,  en  effet,  à  con- 
^     ître    les    réflexions    qu'inspire    à    un    acteur    de 
.,  and  talent  tel  ou  tel  personnage  du  répertoire. 
L'acteur  se  met,  pour  juger  d'un  rôle,  à  un  point 
de  vue  aussi  légitime  qu'il  est  différent  du  nôtre, 
i  nous  spectateurs,   qui  ne  considérons   la   scène 
que   de  notre   fauteuil    d'orchestre  et   du    dehors. 
L'acteur,  lui,  voit  les  rôles  par  le  dedans.  Une  ré- 
plique lui  représente  un  geste  à  oser,  un  effet  à 
produire.  Le  texte  d'un  dialogue  est  pour  lui  une 
irme  avec  laquelle  il  doit  se  battre,  et  qu'il  essaye 
i  sa  main.   Sans   doute  les  chances  seront  nom- 
Dreuses  pour  que  ce  commentaire  du  rôle  soit  trop 
xclusivement  pratique  et  utilitaire.  Il  a  cet  avan- 


372  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

tage  de  nous  bien  montrer  ce  que  l'œuvre  comporte 
de  réalisation  concrète.  Puis  il  s'agit  d'Alceste, 
c'est-à-dire  d'une  des  figures  les  plus  «  sugges- 
tives »  —  pour  employer  l'expression  anglaise 
chère  à  Baudelaire  —  qui  aient  jailli  d'une  ima- 
gination humaine.  C'est  le  propre  de  ces  person- 
nages qu'ils  tourmentent  la  curiosité  des  siècles 
comme  une  énigme  jamais  déchiffrée.  Ils  ne  sont 
pas  nombreux  dans  l'histoire  littéraire,  les  sphinx 
de  cette  intensité  de  mystère,  et  quand  on  a  nommé, 
après  Alceste,  Hamlet,  que  j'étudierai  tout  à 
l'heure,  don  Quichotte,  Faust  et  don  Juan,  la 
liste  est  close.  Sur  chacun  de  ces  cinq  héros,  — 
notez  qu'il  y  en  a  quatre  qui  appartiennent  au 
théâtre,  —  chacun  de  nous  a  discuté  ou  plus  ou 
moins  longuement  et  hasardé  son  interprétation 
telle  quelle.  Précisément  cette  abondance  d'inter- 
prétations a  soulevé  une  vapeur  autour  de  ces 
types  déjà  par  eux-mêmes  mystérieux  et  par  suite 
autour  de  l'âme  des  poètes  qui  les  ont  créés.  Pour 
nous  en  tenir  au  seul  Molière,  voici  que  depuis 
quelque  cinquante  années  une  légende  s'établit, 
qui  fait  de  cet  Epicurien  un  prophète  de  la  Ré- 
volution, de  ce  hardi  moqueur  un  mélancolique, 
de  ce  robuste  et  franc  génie  un  amateur  de  sym- 
boles. Le  Misanthrope  est  la  comédie  qui  a  le  plus  ; 
fourni  matière  à  cette  légende,  laquelle,  passant 
des  livres  sur  les  planches,  a  peu  à  peu  incliné 
les  comédiens  vers  un  assombrissement  des  rôles 
les  plus  joyeux  du  répertoire  du  grand  homme. 
Ne    nous    a-t-on    pas    donné,    ces    temps-ci,    un 


RÉFLEXIONS   SUR    LE    THÉÂTRE  373 

Georges  Dandin  tragique,  un  Arnolphe  désolé,  et 
un  Harpagon  d'une  noirceur  à  faire  envie  au  Shy- 
lock  du  Marchand  de  Venise?  La  thèse  ne  date 
pas  d'hier.  Elle  remonte  en  droite  ligne  aux  maî- 
tres de  1830.  Les  écrivains  romantiques  ne  pou- 
vaient raisonnablement  pas  proscrire  Molière 
comme  ils  faisaient  de  Racine  et  Boileau,  avec 
cette  désinvolture  de  mépris  qui  dictait  à  l'un  d'eux 
les  vers  connus  : 

Shakespeare  est  un  chêne, 
Racine  est  un  pieu... 

Il  leur  répugnait  d'autre  part  d'admirer  chez  l'au- 
teur des  Frécïeiises  les  qualités  condamnées  de  l'es- 
prit classique  :  l'allure  bourgeoise  et  mxodérée,  la 
haine  de  l'exaltation  et  de  l'outrance,  l'horreur  du 
lyrisme  et  de  l'emphase.  Ils  ont  donc  fouillé  ce 
théâtre  de  vie  moyenne,  quêtant  les  quelques 
scènes  un  peu  moins  lucides,  un  peu  moins  éclai- 
rées par  le  jour  transparent  et  sobre  du  bon  sens 
français.  Ces  scènes  trouvées,  ils  ont  raffiné  sur 
leur  étrangeté.  Ils  ont  creusé  le  mot  de  don  Juan 
au  pauvre  dans  le  Festin  de  Pierre  :  «Je  te  le 
donne  par  amour  de  l'humanité...»  Ils  ont  creusé 
r Ecole  des  femmes.  Ils  ont  creusé  le  Misanthrope. 
Un  des  héros  de  Balzac,  le  condottiere  Maxime  de 
Trailles,  dit  quelque  part  :  «Je  pleure,  moi,  à  la 
grande  scène  d' Arnolphe...»  On  connaît  les  vers 
d'Alfred  de  Musset  sur  l'Homme  aux  rubans  verts, 
dans  sa  Soirée  perdue  : 

Quelle  m'ile  gaîté,  si  triste  et  si  profonde 

Que    lorsqu'on  vient  d'en  rire,  on  devrait  en  pleurer!... 


374  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

De  pareilles  hypothèses  conduisaient  tout  droit 
à  un  jeu  nouveau.  Les  rôles  ainsi  conçus  quittaient 
du  coup  l'ordre  comique  pour  monter  dans  l'ordre 
tragique.  Si  Alceste,  pour  en  revenir  à  lui,  repré- 
sente, représente  vraiment,  comme  l'affirme  M.  Emile 
Montégut  dans  la  préface  de  sa  traduction  de 
Havilet,  «...  tout  ce  que  pouvait  concevoir  d'Idéal 
l'œuvre  de  Molière,  qui  d'ordinaire  n'aime  pas  à 
s'élever  au-dessus  d'un  certain  niveau  moral»,  il 
est  évident  qu'Alceste  doit  émouvoir  et  non  faire 
rire.  L'acteur  devra  donc  mettre  en  saillie  les  par- 
ties héroïques  de  la  comédie,  dissimuler  les  parties 
grotesques,  s'il  s'en  rencontre,  et  le  spectateur  de- 
vra rester  sous  une  impression,  non  point  de  raille- 
rie satisfaite,  mais  de  mélancolie  et  d'attendrisse- 
ment. 

M.  Coquelin  s'inscrit  en  faux  contre  cette  lé- 
gende. Particulièrement  à  l'endroit  d'Alceste,  il 
s'efforce  de  démontrer  que  Molière,  en  écrivant 
le  Misanthro-pe,  a  bel  et  bien  voulu  réaliser  le  pro- 
gramme du  sous-titre  et  composer  une  vraie  co- 
médie. Il  étudie  par  le  menu  les  scènes  oii  paraît 
l'amoureux  de  Célimène;  et,  vers  par  vers,  dans 
une  argumentation  très  fine,  il  établit  que  ce  pré- 
tendu Timon  du  jansénisme  ne  cesse  pas  un  ins- 
tant d'être  comique.  Le  ridicule,  en  effet,  résulte 
d'une  disproportion,  et  Alceste  est  sans  cesse  en 
disproportion  avec  la  réalité  ou  avec  lui-même.  S'il 
s'emporte  contre  la  politesse  trop  complaisante  de 
Philinthe  ou  la  préciosité  trop  compliquée  du 
sonnet   d'Oronthe,   c'est,   comme   on   dit,    prendre 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  375 

un  pavé  pour  assommer  une  mouche.  S'il  s'humi- 
lie aux  pieds  de  Célimène,  il  dément  d'^un  trait 
tout  son  caractère.  M.  Coquelin  le  dit  très  juste- 
ment après  avoir  analysé  le  dialogue  célèbre  : 

Oh!  ciel!  de  mes  transports  puis-je  être  ainsi  le  maître? 

0...  Comment  ne  serait-il  pas  plaisant,  ce  paysan 
du  Danube,  ce  pourfendeur  de  toutes  les  hypo- 
crisies et  de  toutes  les  complaisances,  qui,  de  la 
façon  la  plus  extravagante,  se  trouve  amené  par 
le  nez  à  la  soumission  précisément  la  plus  grosse 
de  compromis  et  de  sous-entendus?...» 

La  conclusion  de  cette  judicieuse  étude  est  donc 
qu'Alceste  est  un  personnage  de  franche  comédie 
et  qu'il  faut  se  garder  de  l'interpréter  à  la  mo- 
derne. M.  Coquelin  en  fait  la  démonstration  en 
acteur,  et  par  le  dosage  des  effets  que  comporte  le 
rôle,  pesé  mot  par  mot.  Il  y  aurait  lieu  de  géné- 
raliser ce  travail  et  d'établir  que  l'esthétique  en- 
tière de  Molière  répugne  à  une  interprétation  tra- 
gique de  la  vie  humaine.  Il  me  semble  que  l'auteur 
du  Misanthrope  a  eu  de  tout  temps  en  haine  deux 
choses  que,  faute  de  meilleurs  termes,  j'appellerai 
l'exception  et  l'abstraction.  L'exception  d'abord. 
Considérez,  en  effet,  comme  il  a  soin  de  ne  jamais 
exagérer  un  seul  de  ses  personnages  dans  un  sens 
qui  ferait  de  lui  un  monstre  à  part,  une  singula- 
rité unique.  Une  comparaison  éclairera  mieux  ce 
parti  pris  de  juste  milieu.  Molière  a  traité  le  type 
du  séducteur  et  il  a  fait  don  Juan,  le  type  de  l'avare 
et  il  a  fait  Harpagon,  le  type  de  l'hypocrite  et  il 


376  .  ÉTUDES   ET   PORTRAITS 

a  fait  Tartufe.  Des  écrivains,  venus  après  lui,  ont 
repris  à  nouveau  ces  trois  types,  et  Laclos  nous 
a  donné  le  Valmont  des  Liaisons  dangereuses, 
Balzac  le  père  Grandet  d'Eugénie  Grandet, 
Stendhal  le  Julien  Sorel  de  Rouge  et  Noir.  Ces 
trois  incarnations  nouvelles  sont  plus  intenses  et 
d'un  art  qui  peut  nous  séduire  davantage,  nous 
autres  blasés  de  littérature  qui  prisons  avant  tout 
la  saillie  du  caractère,  mais  comme  elles  sont 
moins  typiques,  précisément  parce  que  Molière  s'at- 
tache à  peindre  la  passion  dans  une  mesure  qui 
n'excède  pas  les  conditions  habituelles  de  la  vie! 
Cet  observateur  sait  bien  que  la  passion  ne  devient 
une  habitude  que  si  elle  s'accommode  aux  circons- 
tances, par  conséquent  si  elle  se  normalise,  pour 
ainsi  parler.  Valmont  et  Julien  Sorel,  tendus  au  de- 
gré oii  ils  sont  haussés,  vont  aussitôt  se  briser.  Le 
père  Grandet  a  beaucoup  de  chances  d'être  hémi- 
plégique avant  quarante  ans.  Don  Juan,  Tartufe 
et  Harpagon  au  contraire  exerceront  leur  vice  du- 
rant de  longues  années,  parce  que  leur  perversité 
n'est  pas  de  celles  qui  rompent  toute  règle  et  qui 
constituent  une  exception  redoutable.  Ce  sont  des 
créatures  dépravées,  mais  non  pas  monstrueuses. 
Don  Juan  est  folâtre  et  bon  compagnon,  Tartufe 
gourmand  et  sensuel,  Harpagon  galantin  et  va- 
niteux. Pour  s'être  accentués  dans  le  sens  d'une 
manie,  ils  n'ont  pas  dépouillé  l'inûrmité  commune 
à  nous  tous.  Ils  ne  sont  pas  des  héros  du  crime, 
parce  que  Molière  ne  croit  pas  aux  héros.  Il  n'y 
croit  pas  dans  le  mal,  il  n'y  croit  pas  dans  le  bien 


RÉFLEXIONS    SUR    LE   THÉÂTRE  377 

non  plus,  et,  quand  il  a  créé  son  Alceste,  il  n'a  pu 
vouloir  donner  un  démenti  à  une  philosophie  qui 
est  exactement  celle  de  Montaigne,  de  La  Fon- 
taine, de  Rabelais.  C'est  le  aNe  quid  nimis-a  an- 
tique. C'est  la  formule  de  Pascal  :  «L'homme  n'est 
ni  ange  ni  bête.»  C'est  en  un  mot  la  doctrine 
réaliste  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  légitime  :  le 
désir  de  créer  une  humanité  à  hauteur  d'homme, 
si  Ton  peut  dire. 

Grâce  à  cette  doctrine,  Molière  a  été  préservé 
d'un  défaut  que  n'ont  pas  évité  quelques-uns  des 
plus  remarquables  artistes  de  son  temps  :  l'abs- 
traction. Cartésiens  par  système  ou  par  tempéra- 
ment, les  écrivains  du  dix-septième  siècle  ont  trop 
souvent  le  tort  de  considérer  la  passion  comme 
existant  par  elle-même,  et  sans  qu'il  y  ait  lieu  de 
tenir  compte  de  la  créature  qui  incarne  cette  pas- 
sion. Le  troisième  livre  de  l'Ethique  de  Spinoza 
contient  un  véritable  manuel  de  cette  psychologie. 
Racine  et  La  Bruyère  en  ont  fait  les  plus  complètes 
applications.  Dans  la  réalité,  il  n'y  a  pas  de  pas- 
sions, il  y  a  seulement  des  créatures  passionnées,  pas 
plus  qu'il  n'y  a  de  pensées,  il  y  a  seulement  des 
créatures  pensantes.  C'est  aussi  le  point  de  vue  au- 
quel se  place  Molière.  Chaque  fois  qu'il  a  peint 
une  manie,  il  s'est  efforcé  de  montrer,  par- dessous 
la  manie,  la  créature  vivante  et  sentante  qui  est 
en  proie  à  cette  manie,  et  de  la  montrer  dans  les 
conditions  communes  de  la  vie  et  du  sentiment. 
Cela  est  surtout  reconnaissable  lorsqu'il  étudie  des 
ridicules  intellectuels.  Ses  personnages  alors  sont. 


378  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

pour  ainsi  parler,  composés  de  deux  couches  :  la 
première  est  faite  du  tassement  des  idées  spéciales 
qui  constituent  le  ridicule,  la  seconde  est  faite  du 
véritable  terreau  humain.  Derrière  les  phrases  pré- 
cieuses de  Bélise,  il  y  a  les  rancunes  aigries  de  la 
vieille  fille.  Derrière  les  déclamations  exagérées 
d'Alceste,  il  y  a  l'homme  de  cœur  amoureux  d'une 
femme  plus  jeune  que  lui  et  perfide.  A  de  certains 
moments,  dans  la  comédie,  la  première  couche 
saute  et  la  seconde  apparaît.  Nous  avons  alors  les 
cris  éloquents  de  la  fin  du  Misanthrope.  Le  per- 
sonnage était  grotesque.  Le  voici  touchant.  C'est 
précisément  là  ce  qui  a  trompé  les  critiques.  Ils 
n'ont  pas  assez  vu  que  le  procédé  de  Molière  est 
compliqué  comme  celui  de  la  vie,  et  ils  ont  voulu 
que  la  partie  risible  du  rôle  s'absorbât  dans  la 
partie  sentimentale.  C'est  méconnaître  l'intention 
de  l'auteur  et  l'esprit  général  de  son  esthétique. 
C'est  aussi  diminuer  Molière,  car  il  est  plus  dif- 
ficile et  plus  rare  d'imiter  exactement  la  nature 
que  de  l'exagérer. 


VII 

HAMLET 

Après  avoir  étudié  dans  Alceste  un  personnage 
de  théâtre  emprunté  à  la  vie  moyenne,  je  voudrais 
montrer  dans  un  autre  personnage,  extrême,  celui- 
là,  et  sorti  du  drame,  que  ce  même  théâtre,  quand 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  379 

un  homme  de  génie  s'en  mêle,  comporte  une  com- 
plexité d'observation  égale  à  celle  des  romans  les 
plus  fouillés,  les  plus  éloignés  en  apparence  de 
toute  tragédie.  J'ai  nommé  Hamlet,  cette  création 
de  Shakespeare,  si  pareille  à  la  Joconde  du  Vinci 
par  le  prestige  de  l'universelle  popularité  joint  à 
un  caractère  d'énigme  insoluble.  Jamais,  peut-être, 
l'art  n'a  réussi  davantage  à  reproduire  les  ondoie- 
ments et  les  fuites  de  la  réalité.  Qu'elle  est  vivante, 
cette  forme  de  femme  évoquée  par  Léonard  dans 
un  paysage  de  rochers  et  de  glaciers,  —  vivante  et 
lointaine  !  Comme  on  la  sent  à  la  fois  présente  et 
insaisissable  !  Qu'il  est  vivant  aussi,  le  prince  da- 
nois !  Comme  ses  moindres  paroles  nous  prennent 
le  cœur  ainsi  qu'une  main  !  Comme  nous  le  sui- 
vons haletants,  à  travers  son  labyrinthe  de  pen- 
sées tragiques  et  de  douloureuses  incertitudes,  et 
comme  nous  nous  trouvons  incapables  de  définir 
cet  homme,  tour  à  tour  furieux  et  tendre,  persifleur 
et  sentimental,  héroïque  et  défaillant,  bouffon  et 
sublime  !  Aussi  peut-on  raisonner  à  perte  de  vue 
sur  ce  sphinx  de  la  vengeance  et  de  la  rêverie,  sans 
lui  arracher  son  secret.  Ce  travail  cependant  n'est 
pas  inutile.  La  quantité  de  vérités  psychologiques 
notées  par  Shakespeare  est  si  considérable  qu'il  en 
reste  toujours  quelques-unes  à  indiquer,  au  moins 
dans  leurs  nuances. 

A  voir  représenter  Hamlet,  une  première  impres- 
sion s'impose,  me  semble-t-il,  c'est  que  le  drame 
réside  moins  encore  dans  les  hésitations  du  jeune 
homme  devant  l'acte  à  commettre  que  dans  son 


38o  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

effort  contre  l'envahissement  d'une  douleur  trop 
forte  pour  sa  sensibilité.  Le  jour  où  sa  mère  s'est 
remariée,  —  avant  que  les  souliers  fussent  usés, 
dans  lesquels  elle  avait  suivi  le  deuil  du  roi  mort, 
—  Hamlet  a  commencé  de  sentir  en  lui  la  morsure 
intolérable  d'une  idée  fixe.  Quand  le  fantôme  lui 
est  apparu  et  lui  a  révélé  la  monstrueuse  vérité, 
cette  morsure  est  devenue  si  cruelle  que  du  coup  la 
machine  nerveuse  s'est  détraquée  jusqu'à  l'affole- 
ment. Ce  n'est  pas  de  tuer  que  le  prince  a  peur.  La 
vie  d'un  homme  ne  lui  coûte  guère,  ni  un  coup 
d'épée  à  donner.  Il  le  prouve  lorsqu'il  égorge  Po- 
lonius  caché  derrière  la  tapisserie.  Ce  n'est  pas  de 
vouloir  non  plus  qui  lui  pèse;  voyez  comme  il  se 
décide  vite  à  organiser  la  représentation  de  la 
Souricière,  comme  il  a  tôt  fait  de  rompre  avec 
Ophélie,  comme  il  envoie  rapidement  à  la  mort 
les  deux  traîtres  auxquels  son  oncle  l'a  confié.  Ce 
qui  l'immobilise  tour  à  tour  et  l'affole  au  point  de 
l'entraîner  à  ces  accès  de  férocité,  justement  indi-. 
qués  pELT  certains  critiques,  c'est  la  présence  en  lui 
d'une  vision  si  atroce  qu'elle  l'hypnotise  par  mo- 
ments, et,  à  d'autres,  le  fait  bondir  sous  l'aiguil- 
lon, comme  un  cheval  à  qui  l'on  enfonce  les  épe- 
rons dans  les  flancs.  Hamlet  est  exactement,  par 
rapport  au  mariage  de  sa  mère  et  au  meurtre  de 
son  père,  dans  la  situation  morale  d'un  homme 
qui,  ayant  cru  de  tout  son  cœur  à  une  femme  ado- 
rée, découvrirait  soudain  dans  la  vie  de  cette 
femme  quelque  hideuse  aventure  de  prostitution, 
une  ineffaçable  souillure  et  qui  ne  pourrait  ni  sup- 


RÉFLEXIONS   SUR    LE   THÉÂTRE  381 

porter  cette  découverte,  ni  s'en  nier  à  lui-même  la 
vérité.  Considérez  sous  ce  jour  les  sursauts  de  cette 
âme  et  de   ces  nerfs;    ces  étranges   volte-face  se 
trouveront  expliquées  du  coup.  Hamlet  éprouve  le 
besoin  de  véri&er  dans  son  plus  petit  détail  la  con- 
fidence du  fantôme.  C'est  sans  doute,  comme  je  le 
montrerai  tout  à  l'heure,  pour  assurer  la  légitimité 
de  son  action,  mais  c'est  aussi  dans  la  secrète  espé- 
rance d'échapper  à  l'horrible  cauchemar.  Il  traîne 
Polonius  assassiné  par  les  pieds,  en  l'injuriant,  et 
cela  n'est  guère  généreux.  Mais  c'est  qu'il  vient  de 
causer  avec  la  reine  et  d'avoir  avec  elle  une  de  ces 
explications  comme  l'amant  trompé  en  aurait  avec 
la   maîtresse   convaincue    de   trahison.    La   parole 
alors  met  à  nu  la  blessure  envenimée,  elle  l'exas- 
père, et,  dans  cette  extrémité  de  souffrance  oii  le 
désespoir  entraîne  l'homme,   la  brutalité  soulage. 
Elle  procure  à  l'âme  malade  une  sorte  de  détente, 
qui  la  repose  en  l'avilissant.  Hamlet  est  singuliè- 
rement cynique  lors  de  cet  entretien  avec  cette  mère, 
et  non  moins  cynique  dans  sa  rupture  avec  Ophé- 
lie.   C'est  que  le  cynisme  se  trouve  au  terme  de 
l'angoisse  excessive.  Son  ricanement  insulteur,  en 
dégradant  tout,  et  nous-mêmes,  et  la  vie  entière, 
nous  venge  un  peu  de  ce  monde  oii  les  plus  douces 
apparences  nous  ont  le  plus  menti.  Il  y  a  au  fond 
de  ce  rire  d'Hamlet  le  sarcasme  cjui  se  retrouve 
dans  Chamfort,  dans  Schopenhauer,  et  surtout  dans 
le  plus  cruel  des  moqueurs,  le  névropathe  Henri 
Heine,  —  parmi  cette  descendance  d'Hamlet,   le 
plus  mortellement  blessé,  le  plus  pareil  aussi  au 


382  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

héros  de  Shakespeare  par  les  jaillissements  de  la 
poésie  à  travers  les  éclats  de  l'ironie  sacrilège  et  les 
frénésies  de  la  folie. 

Voilà,  en  effet,  un  de  ces  contrastes  déconcer- 
tants qui  pour  beaucoup  d'excellents  esprits  pa- 
raissent de  véritables  non-sens  :  l'excès  de  la  dou- 
leur morale  peut  rendre  par  instants  Hamlet  per- 
sifleur et  sauvage.  Cette  douleur  n'empêche  pas  en 
lui  l'afflux  constant  de  l'intense  rêverie.  Bien  au 
contraire,  la  douleur  provoque  cette  rêverie  et  la 
rend  plus  intense  encore,  en  sorte  que  le  même 
homme  capable  d'appeler  son  père  «vieille  taupe», 
d'injurier  Ophélie  comme  une  fille,  d'égorger  Po- 
lonius  sans  un  remords,  se  trouve  être  aussi  un 
philosophe  pour  qui  toutes  les  destinées  et  la  sienne 
propre  deviennent  l'objet  d'une  méditation  désin- 
téressée, comme  celle  de  Faust  dans  sa  cellule  de 
savant.  Ce  trait  si  marquant  du  personnage  a  fini 
par  devenir  la  définition  même  d'Hamlet  et  cette 
légende  suffît  pour  expliquer  comment  l'autre  par- 
tie de  son  caractère,  la  frénétique  et  l'implacable, 
étonne  les  spectateurs  habitués  à  se  ressouvenir  de 
lui  comme  d'une  sorte  d'Amiel  du  seizième  siècle. 
Ne  rendrait-on  pas  compte  de  cette  double  face 
et  de  ce  caractère  si  complexe  en  se  rappelant 
qu'Hamlet  est  un  Anglais,  et  conçu  comme  tel  par 
le  plus  Anglais  de  tous  les  poètes?  En  examinant 
et  l'histoire  et  la  littérature  de  l'Angleterre,  on  re- 
connaît chez  cette  race  une  double  tendance.  L'An- 
glais est  volontiers  rude  jusqu'à  la  brutalité,  fa- 
rouche jusqu'à  la  violence  et  dur  jusqu'à  la  cruauté. 


RÉFLEXIONS    SUR    LE   THÉÂTRE  383 

lî  est  aussi,  par  excellence,  l'homme  de  la  réflexion 
profonde,  le  visionnaire  scrupuleux  et  méditatif, 
et  un  être  poétique  à  un  degré  tel  que  toute  poésie 
paraît  prose  à  côté  d'un  Keats  ou  d'un  Shelley.  Et 
l'art  de  Shakespeare  lui-même,  avec  ses  audaces  de 
sang,  de  carnage  et  de  trivialités,  unies  aux  plus 
suaves,  aux  plus  délicates  des  aspirations  poéti- 
ques, ne  résume-t-il  pas  l'un  eî  l'autre  penchant  de 
l'âme  anglo-saxonne?  Hamlet,  gros  et  fort,  ama- 
teur forcené  d'exercices  violents,  d'escrime  et  très 
vraisemblablement  de  cheval,  qui  s'élance  à  l'abor- 
dage le  premier  aussitôt  qu'un  pirate  attaque  son 
vaisseau,  est  en  même  temps  un  scrutateur  acharné 
de  sa  propre  conscience.  Mettez-lui  une  Bible  entre 
les  mains.  Vous  transformerez  en  puritain  du  temps 
de  Cromwel  ce  casuiste  qui  hésite  à  tuer  Clau- 
dius,  parce  que  tuer  son  ennemi  en  prière,  c'est 
l'envoyer  au  ciel.  Il  importe  de  bien  observer  que 
les  scrupules  de  cet  ordre  tiennent  une  place 
dans  les  irrésolutions  de  ce  vengeur,  qui  n'est  pas 
sûr  d'avoir  à  venger  une  bonne  cause  :  «L'esprit 
que  j'ai  vu  peut  être  le  diable;  or,  le  diable  a  le 
pouvoir  de  revêtir  une  forme  aimable  aux  yeux; 
oui,  et  peut-être  veut-il  tirer  parti,  pour  me  damner 
de  ma  faiblesse  et  de  ma  mélancolie,  car  il  est  ires 
fuissant  avec  des  âmes  de  la  nature  de  la  mienne. 
Il  me  faut  marcher  sur  un  terrain  plus  solide 
que  celui-là...  »  Apercevez-vous  dans  ces  deux 
phrases  le  fond  de  moralité  solitaire  et  de  mysti- 
cisme raisonneur  qui  se  manifestera  bientôt  dans 
la  guerre  religieuse  en   même   temps   que   l'autre 


384  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

élément,  celui  de  la  cruauté  native  et  forcenée? 
Donc  une  âme  profondément,  intimement  an- 
glaise, envahie  par  une  douleur  intolérable  et  tour 
à  tour  jetée  à  la  violence  la  plus  frénétique  et  à 
la  rêverie  la  plus  abstraite,  —  ainsi  m'apparaît 
l'énigmatique  Hamlet.  Il  y  a  en  lui  autre  chose  en- 
core. Il  n'est  pas  seulement  un  personnage  indivi- 
duel, il  est  un  symbole,  et  ce  symbolisme  achève 
de  compliquer  cette  créature  déjà  si  étrangement 
complexe.  Qu'on  réfléchisse,  en  effet,  à  quelle  pé- 
riode de  sa  vie  le  fantôme  vient  le  surprendre  et 
dans  quelle  situation  morale.  Hamlet  a  trente  ans. 
Il  a  fini  longuement  ses  études.  Il  a,  réunies  sur  sa 
tête,  toutes  les  chances  :  fils  d'un  prince  glorieux, 
héritier  désigné  d'un  trône,  amoureux  d'une  jeune 
fille  dont  il  se  sent  aimé,  chéri  du  peuple  qu'il  doit 
gouverner  un  jour,  quelle  espérance  n'a-t-il  pas^ 
flottante  et  brillante  devant  ses  yeux?  Il  incarne 
en  lui  la  jeunesse,  celle  dont  a  si  magnifiquement 
parlé  notre  poète  : 

Quand  la  chaude  jeunesse,  arbrfe  à  la  rude  écorce, 
Couvre  tout  de  son  ombre,  horizon  et  chemin. 

Eh  bien  !  à  cette  minute  même  d'enthousiasme  et 
d'enivrement  le  voile  de  l'illusion  est  déchiré  d'un 
coup  brusque;  —  et  le  monde  apparaît  au  regard 
du  jeune  homme  dans  la  réalité  de  sa  hideur.  L'im- 
placable égoïsme  à  qui  même  la  pire  action  ne  ré- 
pugne pas  pour  s'assouvir,  l'incurable  fragilité  du 
cœur  de  la  femme,  les  mensonges  des  amitiés  per- 
fides se  dévoilent  à  la  fois  devant  lui.  C'est  la 
première  rencontre  de  l'Ame  et  de  la  Vie,  c'est  le 


RÉFLEXIONS    SUR    LE    THÉÂTRE  385 

conflit  de  l'Idéal  et  du  Réel  qui  font  la  matière 
de  ce  drame.  Quel  homme  n'a  été  Hamlet  un  jour, 
une  heure?  Qui  n'a  connu  les  désenchantements  de 
la  terrasse  d'Elseneur,  et,  une  première  fois,  aperçu 
l'envers  tragique  et  misérable  de  cette  farce  pom- 
peuse de  l'existence,  dans  l'éclair  d'une  désillusion 
terrassante?  Oui,  pour  quelques-uns,  l'expérience  ne 
vient  pas  peu  à  peu.  Il  n'y  a  pas  une  initiation 
lente  et  consolée  du  cœur  à  la  vérité  amère.  C'est 
d'un  coup  et  pour  toujours  que  les  yeux  s'ouvrent 
et  qu'ils  voient  la  différence  entre  ce  qu'ils  avaient 
espéré  des  choses  et  ce  qu'elles  donnent.  Cette  sou- 
daine entrée  dans  le  pays  du  désert  moral,  Hamlet 
l'accomplit  devant  nous  qui  reconnaissons  dans  sa 
redoutable  aventure  l'image  amplifi.ee  et  glorieuse 
de  notre  mesquine  histoire.  C'est  à  cause  de  cela 
qu'il  est  si  attirant  et  si  captivant  pour  des  imagi- 
nations de  jeunes  hommes,  plus  encore  que  cette 
prodigieuse  tragédie  du  Roi  Lear,  qui  symbolise, 
elle,  une  suprême  amertume,  mais  celle  de  l'homme 
avancé  dans  la  vie,  et  qui  ayant  fait  sa  tâche  selon 
sa  conscience,  se  débat  contre  le  mortel  poison  de 
l'ingratitude. 

On  frémit  de  penser  aux  crises  sentimentales 
que  Shakespeare  a  dû  traverser  quand  il  compo- 
sait ces  deux  pièces,  car  toutes  les  deux  ont  pour 
matière  cet  état  indéfini  et  passager  du  cœur  011 
la  souffrance  est  si  aiguë  qu'elle  confine  à  la  folie. 
La  très  courte  distance  qui  sépare  de  la  manie  le 
chagrin  désordonné  se  trouve  ici  notée  et  mesurée 
avec  une  précision  qui  fait  peur.  On  a  beau  jeu 
* 


386  ÉTUDES    ET    PORTRAITS 

à  dire  que  ce  sont  de  simples  travaux  d'imagina- 
tion. Pour  ma  part,  je  ne  crois  en  aucune  manière 
que  la  sensibilité  intellectuelle  puisse  fonctionner 
d'un  côté,  la  sensibilité  réelle  de  l'autre.  Je  veux 
bien   admettre  qu'un   poète  ne  copie   aucunement 
les  faits  de  sa  vie,  et  que,  dans  toute  son  œuvre, 
on  ne  puisse  découvrir  un  événement  qui  lui  soit 
arrivé,  ni  le  portrait  d'une  personne  qu'il  ait  con- 
nue. Je  crois  même  que  c'est  la  règle  pour  les  ar- 
tistes vraiment  passionnés,  et  à  cause  de  cette  pas- 
sion même.  Je  me  refuse  à  comprendre  qu'il  écrive 
la  scène  entre  Hamlet  et  sa  mère,  et  l'acte  de  la  tem- 
pête dans  le  Roi  Lear,  s'il  n'a  pas  connu  dans  leur 
affreuse  âcreté  les  sensations  qui  servent  de  thème 
à  ces  deux  morceaux   :  celle  de  voir  tachée  à  ne 
jamais  se  pouvoir  laver,  l'âme  la  plus  aimée;  — 
celle  d'avoir  subi,  ou  commis,  quelque  irréparable 
injustice.  Est-ce  dans  les  sonnets  de  Shakespeare 
qu'il  convient  de  chercher  la  clef  de  ce  mystère  de 
souffrance?  Il  y  en  a  de  très  étranges  et  qui  sem- 
blent témoigner  que  cet  homme  de  génie  fut  la 
victime  des  plus  singuliers  écarts  du  cœur  et  de 
l'imagination.    A   coup    sûr,    cette   sensibilité   brû- 
lante, ces  éclats  d'éloquence  qui  vous  secouent  jus- 
qu'à la  racine  de  votre  être,  cette  poésie  aussi  tou- 
chante que   de  vraies   larmes   sur  un  vrai   visage, 
tout  cela  dut  avoir  sa  source  dans  une  âme  aussi 
passionnée   que   ces    drames.    Nous    avons   vu,   en 
étudiant  le  bel  essai  que  lui  a  consacré  M.  James 
Darmesteter,  o^ Hamlet  et  que  le  Roi  Lear  corres- 
pondent à  une  crise  qui   semble   avoir   duré  des 


RÉFLEXIONS    SUR    LE   THEATRE  387 

années.  Quelle  crise?  Oui  sait?  Si  Shakespeare  a 
souffert  par  une  femme,  peut^tre  celle  qui  tortura 
cette  âme  divine  fut-elle  aussi  vulgaire  que  cette 
âme  était  rare.  Peut-être  les  jalousies  dont  souffrit 
l'auteur  ^Othello  eusent-elles  pour  objet  quelque 
comparse  de  théâtre,  dont  il  avait  honte  d'être  ja- 
loux. Peut-être  cette  femme  n'était-elle  pas  même 
belle,  ou,  si  elle  l'était,  sans  doute  elle  lui  avait 
menti,  elle  l'avait  trahi,  comme  Gertrude,  a  lui, 
Hypérion,  pour  un  satyre.»  Ce  n'est  pas  une  des 
moindres  ironies  de  la  destinée  que  les  contrastes 
entre  les  désespoirs  des  grands  hommes  et  l'indi- 
gnité des  objets  auxquels  ces  désespoirs  s'appli- 
quent le  plus  souvent.  On  connaît  l'histoire  de  Mo- 
lière et  de  la  Béjart.  Que  ne  donnerait-on  pas  pour 
connaître  exactement  ce  qui  fut  le  tourment  pro- 
fond de  la  vie  du  créateur  d'Hamlet  et  de  Lear? 
On  aperçoit  du  sang  qui  coule  sur  des  phrases 
inoubliables;  on  entend  un  soupir  passer  entre  deux 
vers,  et,  comme  dit  le  prince  de  Danemark  en  mou- 
rant, a  le  reste  est  silence. . .  » 

1880-1883. 


TABLE   DES   MATIERES 


DéoiCACB. 

I.  —  Portraits  d'Écrivains 

I.  —  Pascal 3 

II.  —  La  Fontainb 23 

III.  —  Rivarol 39 

IV.  -^ Chateaubriand 58 

V.  —  Alfred  de  Vigny 74 

VI.  -V  Lamartine 92 

VII.  -^  Victor  Hugo 11  o 

VIII.  —  George  Sand 124 

IX.  —  Jules  Vallès 1 39 

X.  —  Barbey  d'Aurevilly 156 

XI.  —  Gustave  Flaubert 173 

II.  — Questions   d'esthétiqub 

I.  —  Science  et  Poésie 201 

II.  —  L'Esthétique  du  Parnasse 243 

III.  —  Deux  p.\.radoxes  d'un  demi-savant 259 

I.    Paradoxe  sur  la  musique 259 

II.   Paradoxe  sur  la  couleur 267 

IV.    RÉFLEXIONS   SUR   l'aRT  DU    RoMAN 274 

V.    RÉFLEXIONS   SUR  l'aRT  DE  l'HiSTOIRE 294 

VI.    RÉFLEXIONS  SUR   LA  CRITIQUE 312 


390  ÉTUDES    ET   PORTRAITS 

VII.    —    RÉFLEXIONS   SUR    LE   THEATRE 320 

I.  Le  public  contemporain 322 

II.   La  Psychologie  au  Théâtre 331 

III.  De  l'Emploi  des  vers  au  Théâtre 342 

IV.  Le  Naturalisme  au  Théâtre 354 

V.   Une  hypothèse  sur  Shakespeare. , .      ....  363 

VI.   Alceste 371 

VII.  Hamlet 378 


PARIS 


TYPOGRAPHIE    PLON- NOURRIT    ET    C" 
Rue  Gaiancière,   8 


A  LA   MÊME   LIBRAIRIE 


CEUVRES    COMPLÈTES 

DE  PAUL  BOURGET 


CRITIQUE.   2   volumes  in-8». 

*I.  Essais  de  psycliologie  contemporaine.  (Baudelaire,  Kenan, 
Flaubert,  Taine,  Stendhal,  iJumas  lils,  Leconte  de  Lisle, 
les  Goncourt,  Tourgueniev,  Amiel.)  — ■  Appendices. 

*I1.       Etudes  et  portraits. 

ROMANS.   7   volumes  in-8». 

^4.  Cruelle  Énigme.  —  Un  ('rime  (l'amour.  —  André  Cornélis. 

-•'II.  Mensonges.  —  Physiologie  de  l'amour  moderne. 

'•'III.  Le  Disciple.  — ■  Un  Cœur  de  femme. 

*1V.  La  Terre  promise.  —  Cosmopolis. 

'•■V.  Une  idylle  tragique.  —  La  Duchesse  bleue.  *■ 

'•'VI.  Le  Luxe  des  autres.  —  I^e  Fantôme.  —  Fj'Eau  profonde. 

■''•VII.  L'Étape.  —  Un  Divorce 

NOUVELLES.   4  volumes  in-8». 
I.  L'Irréparable.  —  Deuxième  amour.  —  Profils  perdus.  — 

Franijois  Vernantes. 
IL         Pastels.  —  Nouveaux  Pastels. 

III.  Recommencements.  —  Voyageuses.  —  Complications  sen- 

timentales. 

IV.  Drames  de  famille.  —  Les  Pas  dans  les  Pas. 

VOYAGES.    1    volume  in-8». 
Sensations  d'Italie.  — ■  Outre-Mer. 

POÉSIES,    i    volume   in-8». 
La  Vie  inquiète.  —  Kdel.  —  Les  Aveux. 


En  C0U7S   de  publication.  —   Cliaqite  volume,  8  francs. 
Les   volumes   précédés  d'un  agtéris([U(;   sont   en    vente    (aoilt   1919j. 

PAUIS.    TYPOORAI'IIIF.    PLOM-DOURRrr    ET    C'",  8,    RUE    GARANCIÉRE.    23971, 

Majoration  tetnporaire  de  30  °/„  sur  le  prix  des  volumes  à  3'SO 
Majoration  temporaire  de  20  "/„  sur  les  volumes  d'autres  prix. 

(Déc.svnd.  février  1918. ) 


Robarts 


Boiirget,  Paul  Charles  Joseph 

Etudes  et  portraits 
Ed.  définitive 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY