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PAUL BOURGET
DE l'académie française
Études et Portraits
'ortraits d'écrivains
et
Notes d'esthétique
ÉDITION DÉFINITIVE
IBRAIRIE PLON
ÉTUDES ET PORTRAITS
— • —
PORTRAITS D'ÉCRIVAINS
NOTES D'ESTHÉTIQUE
DU MÊME AUTEUR, DANS LA MÊME SÉRIE
(Ouvrages déjà parus ou en cours de réimpression)
CRITIQUE ET VOYAGES
Essais de psychologie contemporaine, 2 vol. — Etudes et
Portraits, 3 vol. — Outre-Mer, 2 vol. — Sensations d'Italie,
I vol. — Pages de critique et de doctrine, 2 vol.
ROMANS
Cruelle Énigme, suivi de Profils perdus, i vol. — Un Crime
d'amour, i vol. — André Cornélis, i vol. — Mensonges,
I vol. — Physiologie de l'amour moderne, i vol. — Le Dis-
ciple, I vol. — Un Cœur de femme, i vol. — Terre pro-
mise, I vol. — Cosmopolis, I vol. — Une Idylle tragique,
I vol. — La Duchesse bleue, i vol. — Le Fantôme, i vol. —
L'Etape, i vol. — Un Divorce, i vol. — L'Emigré, i vol. —
Le Démon de midi, 2 vol. — Le Sens de la mort, i vol. —
Lazarine, i vol. — Némésis, i vol.
NOUVELLES
L'Irréparable, suivi de Deuxième Amour, Céline Lacoste
et de Jean Maquenem, i vol. — Pastels et Eaux-fortes, 1 vol.
— François Vernantes, i vol. — Un Saint, i vol. — Recom-
mencements, I vol. — Voyageuses, i vol. — Complications
sentimentales, i vol. — Drames de famille, i vol. — Un
Homme d'affaires, i vol. — Monique, i vol. — L'Eau pro-
fonde, I vol. — Les Deux Sœurs, i vol. — Les Détours du
cœur, I vol. — La Dame qui a perdu son peintre, i vol. —
L'Envers du décor, i vol. — Le Justicier, i vol.
POÉSIES
La Vie inquiète. Petits Poèmes, Edel, les Aveux, Poésies
inédites, 2 vol.
THÉÂTRE
Un Divorce (en collaboration avec; M. André Cury), i vol.
— La Barricade. Chronique de jQio. I vol. — Un Cas do
conscience (en collaboration avec M. Serge Basset), i vol. —
Le Tribun. Chronique de IQII. I vol.
ŒUVRES COMPLÈTES
Édition in-S" cavalier. Prix de chaque volume 8 francs.
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
reproduction et de traduction en France et dans tous les pays
étrangers.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1903.
P.\RIS. TYP. PLON-NOURRIT ET C'", 8, RUE GARANCIÈRE. 2397I.
Études et Portraits
— • — ..
Portraits d'écrivains
et
Notes d'esthétique
PAUL BOURGET
DE L ACADÉMIE FRANÇAISE
Édition définitive
■4
PARIS
LiIBRAlRIE PLON
PLON-NOURRIT et C', IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6«
Tous droits réservés
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MONSIEUR JULES DIETZ
MON ASCIEN RÉDACTEUR EN CHEF AU JOURNAL LE PARLEMENT
Comme un témoignai^e de gratitude,
de grande estime et d' amitié.
PORTRAITS D'ÉCRIVAINS
I
PASCAL^'>
Professer \e plus intolérant catholicisme dont
l'ardeur ait jamais brûlé âme vivante; abhorrer
l'impiété non comme une erreur, mais comme un
crime; ravaler la nature humaine à n'être plus
qu'un gouffre de sottise ou de perversité; prêcher
la foi imposée par la force, maudire la liberté,
nier le progrès; insulter jusqu'à la littérature après
avoir traîné dans la boue la philosophie, la
science, la morale, tous les splendides paillons de
la parade sociale — et cependant voir sa renom-
mée grandie à l'époque même oii les gloires les
plus pures sont à vau-l'eau et roulent vers l'oubli;
être admiré par des impies, adoré par des scepti-
ques, quasi vénéré par une génération de littéra-
teurs idolâtres de libre-pensée, de progrès et de
tolérance, voilà certes un étrange paradoxe, et
(i) A propos rie l'édition des Pensées de Pascal donnée par
M. MoLiNiER (1879).
4 ÉTUDES ET PORTRAITS
telle fut la destinée du grand Pascal. Aucun au-
teur ne va plus hardiment, voiles ouvertes, contre
le courant de notre siècle. Aucun ne compte parmi
nous plus de fidèles. Depuis le jour où M. Cou-
sin, dans un a Mémoire» demeuré célèbre, déclara
que le vrai Pascal était à rétablir en pleine intégrité
de son texte, les éditions se sont succédé. Après
la trop complète, mais consciencieuse compilation
de M. Faugère, voici venir les deux forts volumes
de M. Ernest Havet, accompagnés d'un commen-
taire perpétuel et suivis d'un lexique. Je passe
sous silence les réimpressions moins étudiées. Au-
jourd'hui, M. Auguste Molinier nous donne les
Pensées en deux volumes, distribués d'après un
ordre nouveau. Demain, d'autres travailleurs essaie-
ront de reprendre ce texte, et de nouvelles décou-
vertes y seront faites sans doute. Les Provinciales
ont dès longtemps obtenu la même vogue. Mais, si
hardiment écrites, si aiguës d'ironie et si élo-
quentes d'accent que soient ces lettres, le Pascal
du dix-neuvième siècle est plus encore dans le re-
cueil mutilé que dans l'œuvre achevée, et c'est les
Pensées qu'il faut lire pour recevoir le coup de
soleil direct de son génie. Le nombre des com-
mentateurs prouve seulement combien est complexe
la tourmentée figure de cet homme qui demeure,
avec Lucrèce, le plus étonnant exemple peut-être
de passion intellectuelle. — C'est de quoi justifier
la présente analyse après tant d'autres, et ce por-
trait de plus dans ime galerie où Sainte-Beuve a
suspendu la plus achevée de ses toiles.
PASCAL
Pour bien les goûter, ces célèbres Pensées, il faut
se configurer exactement l'âme et le corps de celui
qui les griffonnait d'une main hâtive, dans la soli-
tude de ses nuits d'angoisse. Malade, il l'avait
toujours été. Dès sa plus tendre enfance, on
désespéra de l'élever. Plus tard, l'abus des spécu-
lations mathématiques et une incroyable tension
d'esprit avaient commencé de l'épuiser. Une fois
converti, la nourriture insuffisante, les macérations
de toutes sortes, jusqu'à se servir de ses mains,
faire son lit, refuser les plus simples mets, les
remèdes, porter un cilice, l'avaient achevé. Il est
donc là, ne sentant son corps que pour en souffrir,
et se complaisant dans cette souffrance, «l'état
naturel du chrétien», se sachant à deux doigts de
la mort et s'immobilisant dans la contemplation
de l'heure suprême, de ce dernier acte toujours
sanglant, après lequel, comme il l'a écrit avec une
énergie effrayante, «on jette un peu de terre sur
la tête, et en voilà pour jamais». Hamlet aussi,
dans Shakespeare, regarde la mort face à face, à
travers les orbites du crâne d'Yorick, et il a peur.
Mais c'est l'obscur frisson de l'animal vivant de-
vant un trou noir, rien de plus. Ce frisson, ner-
veux et physique, Pascal le connaît, compliqué
6 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'un autre, moral celui-là et plus épouvanté, l'ac-
cablement du janséniste devant son Dieu. Si le
corps est malade, l'âme l'est plus encore. On voit
au Louvre le portrait d'une dame port-royaliste
par Philippe de Champaigne : la peau est exsan-
gue, d'une pâleur bleuissante de cadavre, le teint
vidé de sang. Des yeux noirs y brûlent fous d'in-
quiétude. Le costume est sévère. Les cheveux res-
tent bruns, mais d'une nuance quasi décolorée. Il
y a dans ce visage un excès de mortification qui
fait peur, et au sens latin du mot mortem sibi
facere, se faire d'avance sa mort. Pas une des
fibres de cette chair que n'ait pénétrée le repentir,
et qui ne crie à Dieu : «Aie pitié de moi.» Tout
le vrai jansénisme est dans cette peinture, qu'il
suffit d'avoir regardée, même sans études théolo-
giques, pour bien comprendre ce que c'était que la
doctrine de Pascal. L'affirmation catégorique, en-
tière, que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les
hommes; la conviction que les bonnes œuvres ne
servent de rien sans la grâce, et que la prédestina-
tion divine nous a, dès l'aurore du monde, sauvés
ou damnés; l'enfer éternel au bout de quelques
années, de quelques semaines peut-être, dans l'ir-
rémissible écoulement de tout ce que nous possé-
dons ici-bas, telles sont les préoccupations jansé-
nistes. Ce sont elles aussi qui accompagnent les
jours de Pascal, et qui le réveillent durant ses
nuits.
Eh bien! Cet homme croit cela de toutes les
forces de son âme. Il le croit, non seulement pour
PASCAL 7
lui, mais pour les hommes, ses semblables, et, à
cette heure où il voit distinctement la formidable
main du juge levée sur la création, il sait que les
créatures condamnées, au lieu d'implorer la clé-
mence du vengeur tout-puissant, cette clémence
infinie comme sa justice, s'abandonnent en proie
aux plus criminels! divertissements. Le spectacle,
monstrueux pour sa foi, des passions qu'il a con-
nues lui-même et ressenties durant ses heures d'éga-
rement, se développe devant ses yeux, comme dans
ces tableaux symboliques ori les peintres primitifs
évoquent autour de la mort tous les figurants de
la comédie humaine. — En haut, d'abord, c'est la
pompe de la cour, les vigoureux soldats, «ces
trognes armées», rangés autour du roi, de ce con-
damné à mort comme les autres, mais couronné, et
dent la puissance repose siur un nuage, l'opinion
du peuple. Ah! si le peuple savait ce qu'il peut!...
— Plus bas, c'est les jolis seigneurs, c'est leurs
galanteries avec les jolies femmes, dont la vieil-
lesse ou la maladie perdront sitôt le charmant
visage. C'est les viveurs et c'est les ivrognes, les
joueurs de paume, les chasseurs. Pascal les passe
en revue. Il n'en omet pas un. Prédicateurs et ma-
gistrats, poètes et médecins, son analyse féroce les
déshabille de leur costume et met à nu leur médio-
crité. — Enfin, au dernier degré, c'est la basse
plèbe, consolée de sa pauvreté par ses rêves, et en
cela aussi voisine de la réalité que les plus hauts
seigneurs de la terre. Et cette foule vivante se
grise et oublie. La chaude frénésie de l'existence
8 ÉTUDES ET PORTRAITS
empêche ces gens de regarder l'horizon, et cepen-
dant ils vont mourir. Dans cent années, cette mul-
titude se sera abîmée dans la fosse — tout entière.
Qu'importe cent ans? a Tout ce qui doit finir est
court », écrivait un saint, et, pour ceux qui le sa-
vent, tout ce qui doit finir est déjà fini. Comme
Pascal sent cette vérité avec amertume ! Son imagi-
nation, acharnée à se torturer, a déjà couché sa gé-
nération dans le tombeau. Le o ci-gît » irréparable
est gravé sur les pierres, les croix plantées, les
corps dévorés... Et les âmes?
Possédé par cette vision, cet homme ne peut pas
se taire. Ce serait trahir son prochain de la plus
infâme trahison que de ne pas crier à ces insensés
ce qu'il croit être la vérité, de ne pas les saisir par
le pan de leur manteau de cour, par leur robe de
magistrat, par leur veste d'ouvrier; de ne pas les
tirer hors de l'abîm'e, car ilsi vont sombrer. Ne
fût-ce qu'un seul, un seul sauvé!... Et Pascal s'as-
sied à sa table. Il prend sa plume, sa tête palpite,
son cœur tremble. Il y a là, présents et réels. Dieu
qui juge chacun de ses mots, ses semblables qu'il
peut perdre ou racheter, — car n'est-ce pas les
perdre que de ne pas les racheter, le pouvant? Et
il leur écrit. Peut-on appeler cela écrire? Il leur
pa.rle, il les conjure. Ilier, il les a presque insultés;
aujourd'hui, il pleure avec eux. Sur un petit coin
d'un livre, sur n'importe quel chiffon de papier, en
marge d'un compte de blanchisseuse, fébrilement
et furieusement, il note son idée. Ah! s'il n'avait
pas le temps de finir! La maladie presse. Ah! s'il
PASCAL 9
avait employé à ce travail les années consacrées
aux futilités des mathématiques, dont l'usage est
nul devant Dieu! Ah! s'il lui faut rendre compte
des années perdues, parce que ces années perdues,
c'est des âmes perdues!... Et Pascal écrit. Un
beau jour, la plume lui tombe des mains. Il meurt,
sans avoir fini, en nous laissant ces étranges frag-
ments que ses amis de Port-Royal ont appelés d'un
nom profond et troublant comme l'éloquence de
leur auteur : les Pensées.
Certes, s'il fut un livre sincère, un livre d'homme
à homme, c'est celui-là. On comprend aussi que
Port-Royal en ait eu peur. Au regard des mourants,
les convenances sont moins que rien, et la pru-
dence n'est plus de mise. Or, Pascal écrivait comme
un malade qui doit mourir dans le quart d'heure.
Que lui faisait, à lui, l'homme de Dieu, cet im-
mense mensonge qu'on appelle la société? Port-
Royal avait à vivre et à combattre de puissants
ennemis. Quelles armes entre les mains hostiles
que certaines de ces phrases où Pascal ose écrire
que «la mode seule fait la justice», que «la force
est la reine du monde», que ola propriété a pour
fondement l'usurpation», que «tous les hommes se
haïssent naturellement les uns les autres», que «la
chasse est supérieure à la poésie», qu'«il est dan-
gereux de récompenser les mérites, et qu'il vaut
mieux qu'un sot succède par droit de naissance», et
cent autres formules que l'on croirait les unes de
Jean-Jacques, les autres de Proudhon, — le style
à part, — tant les fondements du présent pacte
lo ÉTUDES ET PORTRAITS
social y sont culbutés avec une fureur de destruc-
tion que les pires révolutionnaires n'ont pas dé-
passée! De là, ce Pascal émasculé du dix-septième
siècle, si fort cependant qu'il épouvanta jusqu'à
Voltaire comme un monstre d'éloquence, de misan-
thropie et de passion. Aussi, nous qui le tenons,
le Pascal entier, nous qui entendons rugir k lion
lui-même, nous qui n'avons rien à ménager des
ennemis que redoutaient les Port-Royalistes, nous
nous arrêtons comme eux, déroutés. Avons-nous
affaire à un chrétien, ou à un sceptique? Devons-
nous ranger Pascal parmi les apôtres de la reli-
gion, ou parmi les détracteurs, les négateurs, j'al-
lais dire les nihilistes? A la première découverte
du manuscrit complet, la stupeur fut si profonde
que M. Cousin déclara Pascal sceptique, et cette
formule s'est si bien transmise dans l'école que la
première question à résoudre sur les Pensées est
celle du scepticisme de Pascal. M. Havet abonde
dans le sens de M. Cousin. M. Molinier, dans la
très judicieuse préface mise en tête de son édition,
opine que non, et que Pascal ne doit être nullement
considéré comme un sceptique. A mon sens, il a
raison, et une analyse, même sommaire, d'une
partie du plan des Pensées le démontre, je crois,
péremptoirement. A vrai dire, ce plan est hypothé-
tique. Pascal ne paraît pas avoir eu une idée unique
de 3on apologie de la religion. Il semble qu'il se
soit tour à tour placé à quatre ou cinq points de
vue fort distincts, parmi lesquels nous distinguons
nettement une théorie du péché originel et des
PASCAL II
figures, puis un développement de la règle des
partis. Les plus connues d'entre les Pensées se
rapportent à la théorie du péché originel. C'est
de ce point de vue que nous considérerons d'abord
le livre pour résoudre à notre manière ce problème
pendant entre les éditeurs du grand écrivain.
II
Pascal ramène les philosophies humaines à deux
types : îe pyrrhonisme et le dogmatisme. Est dog-
matique tout homme qui affirme la puissance de
la raison à établir quoi que ce soit. Matérialiste
ou panthéiste, qu'on absorbe Dieu dans l'univers
comme les Alexandrins, qu'avec Thaïes on divi-
nise l'eau, avec Heraclite le feu, avec Pythagore le
nombre, du moment qu'un philosophe affirme, il
est dogmatique. Est pyrrhonien quiconque dénie
à la raison le pouvoir de dépasser l'illusion et
d'étreindre la réalité; est pyrrhonien renforcé qui-
conque, prétendant demeurer neutre, suspend éter-
nellement sa conclusion. Et cette distinction est
vraie, non seulement de la philosophie, mais de la
vie : car à chacune de ces deux doctrines corres-
pond un groupe de réalités qu'elle explique et qui
la justifie. Oui, Epictète, ce prince des dogma-
tiques, est dans la vérité de la vie lorsqu'il affirme
la grandeur de l'homme, car l'homme pense, et
12 ÉTUDES ET PORTRAITS
penser est si grand que, même écrasé par l'univers,
l'homme lui est supérieur parce qu'il comprend la
loi qui l'écrase, et l'univers, non. Oui, Montaigne
est dans la vérité de la vie lorsqu'il traîne l'homme
dans la fange au croc de son ironie empoisonnée,
car l'homme est un comble d'ignorance, d'impuis-
sance, de vice et de petitesse; car tout n'est que
tournoiement de phénomènes, en lui, autour de
lui, et qu'incertitude. Emprisonné dans le petit
cachot de l'univers, étouffé entre l'infini d'en haut
qui l'oppresse et l'infini d'en bas qui le confond;
incapable également de connaître les fins et de
connaître les causes; obligé, pour oublier sa misère,
de courir le divertissement; vénérant comme res-
pectables les coutumes qu'il a lui-même imaginées
et les dieux qu'il s'est créés; esclave de la force,
victime des passions égoïstes, féroce, hypocrite et
frivolement fou, l'homme mérite les plus bas ou-
trages, comme il mérite la plus haute admiration.
Quelle doctrine résoudra ce paradoxe réel, cette
antinomie vivante qu'on appelle l'homme? Aucune
philosophie ne le peut, car, ou bien elle affirme, et
c'est le dogmatisme contre quoi les pyrrhoniens
ont raison, ou bien elle nie, et c'est le pyrrhonisme
que les dogmatiques mettent a quia. Seule la reli-
gion donne le mot de l'énigme : l'homme est grand
parce qu'il a été créé parfait, et qu'en lui éclatent
visiblement les traces de sa primitive splendeur. Il
a une beauté de roi dépossédé. L'homme est petit,
il est misérable, parce que la faute héréditaire l'a
déshonoré. Ce signe négatif, écrit par Adam en
PASCAL
«3
tcte de la colossale addition des efforts humains,
annule à jamais leur résultat. L'homme est un
Janus à face de bête et à face d'ange. Montaigne
a vu la première de ces deux faces, Epictète la
seconde. Le chrétien, lui, les voit toutes deux. Le
péché originel concilie ces contradictions, — et lui
seul. A sa lumière, les obscurités s'éclaircissent.
Même les arguments des pyrrhoniens, en attestant
que l'homme est double, concourent à démontrer
ce péché originel, comme ceux des dogmatiques.
Mais le péché originel ne va pas sans la croyance
en la révélation, qui ne va pas sans la croyance en
Dieu. Si Dieu existe, sa loi édictée dans les livres
saints donne une règle de justice inattaquable.
C'est lui qui a voulu que le monde fût comme il
est. Donc l'ordre social est respectable dans son
principe. C'est Dieu qui nous a donné notre raison.
Donc les premiers principes ne nous trompent pas.
Nous avons en notre «cœur», comme dit Pascal,
c'est-à-dire dans l'évidence intime, un infaillible
témoin de vérité; et voilà que la certitude la plus
ferme se rencontre à l'extrémité même de cette
incertitude absolue où cet étrange polémiste nous
avait réduits.
Ce plan de vaincre ses ennemis en passant chez
eux, et de sortir du doute en se jetant au centre
même du doute, Pascal l'a exécuté avec une ab-
solue franchise. Il n'est pas pyrrhonien une minute.
Mais quand il expose les arguments des pyrrho-
niens, il détaille cette exposition comme s'il était
14 ÉTUDES ET PORTRAITS
pyrrhonien déterminé. Il y a des philosophes qui
désarment leurs adversaires avant de les attaquer
et qui diminuent la force de l'argument contraire
pour se donner une plus facile victoire. Pascal, lui,
croyait comme un avare entasse, comme un amou-
reux aime, comme un soldat se bat, avec tout son
être. Celui qui portait cousu dans la doublure de
son habit son amulette fameux, ce papier, sou-
venir du jour de sa conversion sur lequel il avait
écrit : «Joie! joie! pleurs de joie!...» celui-là ne
redoutait pas que cette conversion fût troublée par
les raisonnements d'un Montaigne ou d'un Char-
ron. Au contraire, et en cela même l'intensité de
sa croyance apparaît, il triomphait de voir ses
ennemis vigoureux. Il ressemblait à ces vaillants
duellistes qui ne veulent pas d'un combat inégal.
Il lui faut de terribles adversaires, car plus ces
adversaires sont forts, plus il y a de gloire reje-
tée, non pas sur lui, — il n'y tient guère, — mais
sur son Christ, dont il dit avec tant de passion
dans son Mystère de Jésus « Il a versé telle
goutte de sang pour moi dans son agonie.»
On voit donc à quoi se ramène en dernière ana-
lyse le scepticisme de Pascal. C'est un artifice de
raisonnement. Rien de plus. Il me semble que cet
artifice de raisonnement remonte en droite ligne
au Discours de la méthode et aux Méditations de
Descartes. Que Pascal ait été cartésien avec Port-
Royal tout entier, cela est évident pour quiconque
connaît, fût-ce très superficiellement, les premiers
principes de la métaphysique cartésienne. Pascal
PASCAL 15
admet, comme Descartes, un infranchissable abîme
entre la matière constituée par l'étendue et l'es-
prit constitué par la pensée. Comme Descartes, il
introduit dans la philosophie la notion mathéma-
tique de l'infini, et l'univers lui révèle son double,
son obscur et formidable gouffre : l'infini de la
grandeur d'une part, de l'autre l'infini de la peti-
tesse. On multiplierait les exemples. Il est vrai
que Pascal laisse derrière lui Descartes, et qu'après
avoir, à la suite de l'auteur des Méditations,
anéanti le monde de la matière devant le monde
de la pensée, il anéantit le monde de la pensée
devant le monde de la charité et de l'amour divin.
Ces différences importent peu. Elles n'infirment en
rien les arguments irréfutables qui établissent l'in-
fluence capitale de la doctrine cartésienne sur le
développement du génie de Pascal.
Or, qu'on se rappelle le procédé cartésien. Il
consiste à tirer la certitude de l'incerlitude par
une sorte de coup d'état psychologique. Admet-
tons avec les sceptiques la connaissance impossible
et le doute absolu au bout des sciences humaines.
On ne doutera pas du moins qu'on doute, car
douter de son doute, c'est ne pas douter. Or, dou-
ter, c'est penser. Penser, c'est être. De là, cette
formule célèbre : «Je pense, donc je suis.» Sur
cette inébranlable assise. Descartes édifie une lo-
gique, car la formule donne le type de la vérité;
une psychologie, car la formule révèle la nature
essentielle de l'âme; une métaphysique, car la for-
mule prouve la conception du parfait par la con-
i6 ÉTUDES ET PORTRAITS
ception de l'imparfait. De là, Dieu est conclu et
le reste suit. Cette brève exposition me paraît dé-
cisive. Pascal applique à la religion le procédé
appliqué par Descartes à la philosophie. Avec les
pyrrhoniens il admet tous les arguments dirigés
contre la nature humaine et la vérité. Puis, de ces
arguments, il fait jaillir la foi. Il faut donc assi-
miler le scepticisme de Pascal au scepticisme mé-
thodique de Descartes, et reconnaître qu'au mo-
ment même oii il semble le plus imprudemment
s'abandonner au pyrrhonisme, il réserve sa con-
viction intime, son vrai palladium, ses pensées
qu'il appelle énergiquement «de derrière la tête».
III
M. Molinier, au cours de la préface qu'il a misé
en tête de son édition, a traité finement cette ques-
tion du scepticisme de Pascal. Il omet pourtant la
comparaison avec Descartes, qui jette tant de jour
sur les Pensées. Ainsi est détruite cette légende
qui nous parle d'un Pascal modernisé, d'un Jouf-
froy port-royaliste, ayant peur de perdre la foi et
comme écartelé entre sa raison et son cœur. J'ai
beaucoup lu Pascal, et je n'ai trouvé qu'un fana-
tique, — car il le fut jusqu'à dénoncer, en 1642, un
capucin hétérodoxe, le père Saint-Ange, — et un
fanatique n'a jamais tremblé de ne pas croire. D
PASCAL 17
attrait bien plutôt tremblé de trop croire. On
objecte la célèbre formule : «Prenez de l'eau bé-
nite, abêtissez-vous. » Il faut voir oti elle est
placée, et ceci nous mène à cette seconde série des
Pensées qui se résume d'un mot : «La règle des
partis.»
On connaît cette argumentation quasi insolente
pour la religion dans sa témérité. Pascal, conti-
nuant son jeu d'esprit à la Montaigne, admet
avec les sceptiques l'incertitude absolue d'une autre
vie. La somme des raisonnements qui démontrent
l'immortalité de l'âme est égale à la somme des
raisonnements contraires. Par cela même, nous voilà
forcés de choisir à l'aveugle entre ces deux lende-
mains possibles de l'existence actuelle. Car ne
choisir ni l'un ni l'autre, ce serait vivre comme s'il
ne devait rien y avoir au delà du tombeau, en pyr-
rhonien par conséquent. Ce serait donc choisir
encore, ce serait admettre le néant. Il faut parier
sur ce dilemme : l'enfer ou le néant. Dieu ou le
hasard. Au cas oiî nous parierions que Dieu existe
et que Dieu ne fût pas, que perdrions-nous?
La vie actuelle, c'est-à-dire peu. Et si Dieu existe,
nous gagnons le paradis, c'est-à-dire tout. Au
contraire. Dieu existe et nous parions contre lui.
Que gagnons-nous? Une félicité terrestre, chétive,
douteuse, certainement finie, c'est-à-dire peu. Que
perdons-nous? Le bonheur éternel, c'est-à-dire tout.
Donc parions que Dieu est. — Mais je n'ai pas la
foi. — La foi s'acquiert, crie Pascal, «prenez de
J'eau bénite, abêtissez- vous a.
^8 ÉTUDES ET PORTRAITS
Placée ainsi à l'extrémité de cette argumenta-
tion pressante, cette brusque formule s'éclaire d'mie
lumière nouvelle. Il ne s'agit pas de renoncer à
la raison. Il s'agit, par une raison suprême, de
fairfe le silence dans son entendement, pour écou-
ter la voix qui viendra de Dieu. C'est ainsi que
l'on ferme les volets d'une chambre au crépuscule,
afin que la lumière de la lampe rayonne mieux.
Cela est si vrai que Pascal ne s'arrête pas à cette
contrainte. Il ne lui suffit pas d'avoir dompté
l'homme s'il ne le conquiert, et ici commence la
théorie des figures, qui constitue la partie la moins
connue de ce glorieux ouvrage. Pascal a montré
dans le péché originel la solution unique des anti-
nomies philosophiques. Il a établi que la foi en
Dieu est la suprême habileté du calcul humain. Il
aborde la religion directement, et il prouve qu'elle
porte en elle les traces ineffaçables de sa surna-
turelle origine, — traces mystiques, visibles aux
yeux du seul croyant, invisibles aux yeux de l'im-
pie. Voilà l'envers du « prenez de l'eau bénite,
abêtissez-vous». Votre renoncement à la science va
être récompensé par une science supérieure que
les savants du monde ne soupçonnent point. Vous
interpréterez les figures. Chaque mot de l'Ancien
Testament est, en effet, une figure. Il a deux sens,
l'un historique, l'autre symbolique. C'est l'histoire
littérale du peuple juif, et c'est aussi la représen-
tation des actes tcanporels du Messie. La prophé-
tie est perpétuelle. Une merveilleuse correspon-
dance entre les deux Testaments fait de l'ancien
PASCAL 19
une sorte de traduction anticipée du nouveau, tra-
duction avant la lettre et qui est déjà le christia-
nisme avant que le Christ ait apparu. "La clarté
rayonne. La raison et les sens avaient été touchés.
C'est le cœur maintenant qui est vaincu.
IV
Tel est, dans le raccourci d'une brève analyse,
ce livre extraordinaire des Pensées de Pascal, à
peu près comme une médiocre photographie du
Parthénon est le Parthénon. Maintenant nous pou-
vons répondre à la question posée au commence-
ment de cette étude : d'où le succès permanent de
ce livre dans une époque que Bossuet même, ce
demi-dieu de la langue française, laisse indiffé-
rente? J'en vois trois raisons, par où je veux con-
clure.
Et d'abord tout sceptique doit aimer Pascal,
parce qu'il est, des apologistes de la religion, celui
qui a le mieux compris ses adversaires et qui leur
a rendu la justice la plus pleine. Connaisseur in-
tuitif de la nature de l'homme, il possédait le don
comique à la Molière, et ce don, qui lui a permis
une si pittoresque invention de tant de termes, lui
permettait de se représenter exactement l'âme la
plus opposée à la sienne, celle d'un Montaigne,
par exemple, d'un épicurien délicatement endormi
20 ÉTUDES ET PORTRAITS
sur le mol oreiller de l'indifférence. Sa foi gémis-
sait, saignait de ce spectacle, mais son imagina-
tion voyait juste, et, dans l'ordre des idées, tou-
jours nous aimons celui par lequel nous sommes
compris, même s'il nous combat.
En second lieu, Pascal est un type. En littéra-
ture, on ne subsiste qu'à la condition d'être fran-
chement et complètement un exemplaire poussé à
son plus haut point d'un certain état de la nature,
ou de la société humaine. Ainsi se fondent les
grandes immortalités. Rousseau fut le plébéien ré-
volté; Gœthe, le grand bourgeois allemand; Rabe-
lais, l'érudit du seizième siècle; Saint-Simon, la
noblesse en guerre contre la royauté ; Balzac,
l'homme de lettres à Paris après Napoléon. — Pas-
cal, lui, n'est pas seulement le janséniste exalté, le
plus brûlant dévot de cette brûlante Eglise, il est
l'âme religieuse dans ce qu'elle a de plus tragique
et de plus épouvanté. Or, l'âme religieuse ne s'en
ira jamais de notre race. Quoi qu'on en ait, et se
fût-on, comme l'adorable Heine le raconte de lui-
même, divinisé à la suite des panthéistes; eût-on,
comme Byron, promené ses fantaisies de grand sei-
gneur riche aux quatre coins de la vieille Europe,
ou, comme Bonaparte, joué à quitte ou double avec
la fortune vingt ans durant, et toujours gagné, —
il y a un arrière- fond ténébreux à l'existence et
au cœur. L'obscure énigme, au contact de l'ennui,
reparaît sur la pensée, comme les vieilles lettres
des palimpsestes au contact d'un acide. On en-
tend le pas, dans l'escalier, de la visiteuse devant
PASCAL 21
qui s'ouvrent toutes les portes, la Mort, et l'on se
demande si l'on a bien employé sa vie, et dans
quelles mains on tombera. Le plus brave des hom-
mes, Stendhal, écrivait après sa première attaque
d'apoplexie : «Je viens de me colleter avec le.
néant; le passage est dur, à cause des sottes idées
qu'on nous a mises dans la tête dès l'âge de trois
ans.» En cela, ce profond analyste se trompait.
Nous nous serions donné ces idées dont il parle,
même sans éducation, et rien qu'à voir s'en aller à
jamais ceux que nous aimons. Mais il est juste de
dire que l'angoisse de l'inconnu est rendue plus
forte par l'effroi de l'enfer. C'est cette double
épouvante qui frémit dans Pascal. L'énigme du
tombeau se complique pour lui de l'énigme du
salut. Il ne sait pas s'il sera sauvé ou damné, et
cette seconde peur avivant la première, il exprime
cette sensation si profondément humaine de la
mort pressentie dans d'inoubliables accents d'élo-
quence.
Et puis, c'est un des princes du style. On sait
aujourd'hui à quel acharné travail est due la
phrase qu'il écrit. Le vulgaire s'imagine que la
prose est plus flottante que les vers et ne se déve-
loppe pas suivant un rythme. Rien de plus faux.
Une phrase bien faite donne à chaque mot une
place telle qu'une simple conjonction ne saurait
bouger sans que l'effet total diminue. Une page
bien écrite se tient debout, comme les stèles de
marbre, immobile et d'une s^aîe venue. L^n nombre
secret soutient ces phrases et ces pages. Ce nombre
22 ÉTUDES ET PORTRAITS
les adapte à notre poitrine de façon que nous
pourrions les réciter tout haut presque sans fatigue.
Nul, comme Pascal, n'eut ces énergies techniques,
et dans une époque où la qualité des mots était
merveilleuse. Le seizième siècle était derrière cha-
cun d'eux. Enfin, pour conclure par une de ses
formules, cet instrument incomparable était entre
les mains, non pas d'un auteur, mais d'un homme.
Quand chez un grand artiste l'art est tout entier
au service de la foi, cet artiste est Dante, il est
Michel -Ange, — et il est Pascal.
II
LA FONTAINE ^'^
La belle collection des Grands Ecrivains de la
France que publie la maison Hachette vient de s'en-
richir du premier tome des œuvres de Jean de La
Fontaine. L'éloge de cette série n'est plus à faire. On
trouvera dans les notes consacrées aux cinq premiers
livres des Fables que comprend ce premier tome
les qualités de science et de goût qui se remar-
quaient dans les précédents volumes. M. Henri
Régnier, au cours d'un substantiel avertissement,
nous dit que MM. Julien Girard et Desfeuilles se
sont chargés du travail de ce commentaire.
M. Paul Mesnard a écrit une notice sur le poète,
qui est un modèle de biographie judicieusement
complète. Je voudrais prendre texte de cette publi-
cation commençante, et qui promet d'être magis-
(i) A propos de la public.uioii du premier volume des Fables
de La Fontaine par M Henri Régnier, dans la collectien des
Grands Écrivains (1883).
34 ÉTUDES ET PORTRAITS
tralement continuée, non point pour donner à mon
tour un Essai sur La Fontaine, — la besogne n'est
plus à faire, — mais pour formuler quelques
réflexions d'abord sur le caractère même du fabu-
liste, ou, comme nous disons aujourd'hui avec
quelque pédantisme, sur sa psychologie, puis sur
la qualité particulière de son style poétique. Cela
fournira la matière de deux fragments dont le
défaut sera d'être consacrés à un auteur sur lequel
il semble que tout ait été dit. Mais, n'est-ce pas le
privilège des génies d'une étonnante puissance de
création qu'ils soient comme la vie même, sur la-
quelle, après tant et tant de siècles, tout reste à
dire?
Quand on a lu cette notice biographique de
M. Paul Mesnard, et suivi par le menu le détail
de l'existence du Bonhomme, une impression
d'étonnement s'impose, si prévenu que l'on ait été
à l'avance. Même dégagée de la légende, et réduite
à la réalité des anecdotes indiscutables, cette exis-
tence apparaît comme quelque chose de prodigieu-
sement excentrique et solitaire. Aucune des lois qui
gouvernent notre conduite, à tous, ne trouve ici
son application, sans doute parce que les facultés
très exceptionnelles de cet être singulier l'ont comme
LA FONTAINE 25
mis à part de la communauté. Considérez-le, en effet,
du point de vue de la morale universelle. Tra-
duisez-le à la barre de cet impératif catégorique
dont parle Kant et qui veut que chacun de nos
actes puisse servir de règle à chacun de nos frères
en conscience, et voici que le Bonhomme n'est pas
irès loin d'être un très malhonnête homme. Le
mot n'est pas trop fort, si l'on s'en tient à la stricte
constatation des faits. Que penser, en effet, d'un
mari qui abandonne sa jeune femme sans motif
aucun, après l'avoir lancée dans un monde de
galanterie et de légèreté; — d'un père au regard
duquel son fils est exactement comme s'il n'était
pas et qui ne révèle pas une fois, dans le cours de
sa longue vie, par une ligne, par un mot, une trace
de remords, voire de regrets à l'endroit de cet
abandon; — d'un écrivain qui, réduit à la médio-
crité par une inguérissable incurie, va quêtant des
secours auprès de tous les grands de son époque,
depuis le financier concussionnaire j usqu'aux bâtards
royaux, payant avec de petits vers les écus que ses
protecteurs lui comptent; — d'un vieillard sans di-
gnité qui prolonge presque jusqu'à son dernier
jour ses habitudes de basse galanterie et ne se
convertit à la suprême heure qu'avec la crainte de
l'enfer? 0 Ah! mon ami », écrivait-il à Maucroix,
«mourir n'est rien, mais songes-tu que je vais com-
paraître devant Dieu et tu sais comme j'ai vécu !... »
Ce billet est de 1695. Cinq ans auparavant, Ver-
gier écrivait au sujet du poète, alors âgé de
soixante- dix ans, et qui allait vivre auprès de
a6 ÉTUDES ET PORTRAITS
Mlle de Beaulieu : a Pourvu qu'il ne s'avise pas
d'effaroucher cette jeunesse simple et modeste par
ses naïvetés et par ces petites façons qu'il emploie
quand il veut caresser les jeunes filles.» — Oui,
tout cela est vrai, et l'opinion du sévère dix-
septième siècle n'a pourtant pas tenu compte de
ce manquement continuel aux plus simples règles
de la morale et de la décence, pas plus que la
postérité n'en tient et n'en tiendra compte. Il est
trop évident, pour quiconque lit cette biographie
après avoir lu les Fables et les Contes, que nous
avons affaire à un artiste pour qui les actes exté-
rieurs ne signifient par les états de l'âme qu'ils
signifient chez les autres hommes. Goethe disait à
Eckermann : «Tous les faits de ma vie ont été des
symboles...-» Et Stendhal : «J'ai dépensé ma jeu-
nesse en expériences... » Ce sont deux paroles
dcingereuses mais profondes, et qu'il faut com-
prendre, pour juger un artiste de la valeur de La
Fontaine du point de vue véritablement psycho-
logique.
Et remarquez-le : non seulement La Fontaine a
vécu en dehors des lois générales qui -sont celles
de l'éthique universelle; mais encore il s'est isolé
dans ses façons de penser et de sentir, au point
de présenter un exemplaire unique d'originalité
dans la galerie de nos écrivains, grands ou petits.
Ce poète en qui se sont incarnées les plus essen-
tielles qualités du génie français n'offre peut-être
pas dans sa physionomie morale un seul des traits
que la critique se plaît à reconnaître au caractère
LA FONTAINE 27
national. C'est le défaut et la qualité de notre
race d'être sociable jusqu'à l'excès, sociabilité qui
se manifeste dans notre littérature par un souci
constant de l'opinion. Ou pour la flatter, ou pour
la braver, — c'est encore une manière de la recon-
naître, — nos écrivains ont toujours cette opinion
devant leurs yeux, depuis Corneille que l'insuccès
de ses dernières pièces martyrise, jusqu'à Voltaire
dont on disait : ail a pour cent mille francs de
gloire et il en voudrait bien encore pour deux
sous... » Mais La Fontaine? Sait-il seulement que
cette opinion existe, lui qui s'étorme d'apprendre
que ses Contes ont une réputation d'ouvrage immo-
ral; lui qui, en pleine effervescence de l'esprit clas-
sique, va puiser son style aux plus dédaignées
d'entre les sources de notre vieux langage et qui
ose écrire de Malherbe : il pensa me gâter? Pareil-
lement vous chercherez en vain chez lui ce souci de
la prévoyance personnelle, si général qu'il se re-
trouve et chez notre paysan, que son épargne oc-
cupe à la passion, et chez notre bourgeois, qui fait
de ses fils des fonctionnaires, et chez les bohé-
miens de notre littérature, qui ne se consolent pas
d'avoir négligé le soin du terrier — c'était l'ex-
pression de Mérimée parlant de l'Institut. Vous
souvenez-vous des vers oii Villon pleure sa jeunesse
dépensée au hasard et comme il regrette la «mai-
son» avec la a couche molle» :
En écrivant cette parole
A peu que le cœur ne me fend?
C'est le mot de Murger : « La Bohème est une ma-
28 ÉTUDES ET PORTRAITS
ladie, et j'en meurs... » Aucune mélancolie de cet ordre
ne se rencontre chez le fabuliste, qui mangea son
bien et son revenu, ainsi qu'il l'avouait ingénument,
avec la plus complète tranquillité d'esprit et de
cœur, et qui mourut chez ses amis les d'Hervart,
comme il serait mort à l'auberge, sans avoir connu,
semble-t-il, ni l'inquiétude du lendemain ni le be-
soin de la sécurité matérielle. Il n'avait pas connu
davantage cet autre besoin, commun aussi à presque
tous les écrivains français, d'appuyer son inven-
tion personnelle sur une théorie esthétique d'ordre
universel. Même Molière, ainsi que l'attestent les
Précieuses, le premier acte du Misanthrope et la
Critique de VEcole des Femmes, professait une
doctrine qui le rattachait à une école. Il reconr^ais-
sait les exigences d'une formule d'art. Non pas
La Fontaine, qui composait des ouvrages d'un
genre sans analogue, d'après des procédés d'uiie
technique solitaire et qu'il n'a jamais communi-
quée. C'est dans ce sens qu'on peut interpréter le
mot de son amie : «C'est un fablier.-» Oui, un fa-
blier; car il portait des fables comme les rosiers
portent des roses. Il écrivait comme un arbuste vé-
gète, par la poussée d'une sève intérieure, et la flo-
raison de son génie ne pouvait pas plus apparte-
nir à un autre que les roses à une tige qui ne soit
pas celle d'un rosier.
Enfin, pour que la différence fût complète entre
cet auteur et la plupart des écrivains de son pays,
La Fontaine était privé complètement du don de
la causerie brillante et de la séduction personnelle.
LA FONTAINE ag
On connaît le portrait qu'a laissé de lui La
Bruyère : «Un homme paraît grossier, lourd, stu-
pide. 11 ne sait point parler, ni raconter ce qu'il
vient de voir. S'il se met à écrire, c'est le modèle
des bons contes. Il fait parler les animaux, les
arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point. Ce
n'est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel et
que délicatesse dans ses ouvrages...» Il est cer-
tain que voilà une singularité encore et qui tranche
sur la tradition de notre histoire. Sans rappeler
ceux de nos poètes qui ont eu la belle figure d'un
Racine et d'un Alfred de Musset, ni les éloquents
qui ont improvisé avec l'entraînement d'un Diderot
ou d'un Balzac, même Corneille, qui ne payait pas
de mine, n'eût pu être qualifié par de telles épi-
thètes. Il était, comme La Bruyère dit encore,
«simple et timide»; mais il y a loin de cette sim-
plicité à la lourdeur du fabuliste. Les anecdotes
abondent qui témoignent que l'observateur des
Caractères n'a pas beaucoup exagéré les étranges
dehors de La Fontaine. Et ces dehors frustes
achèvent de donner au poète ce caractère profon-
dément, suprêmement original qui le met à part
de tous ses confrères en gloire.
Il me semble que les bizarreries de cette nature
concentrée s'éclairent d'un jour singulier, si l'on
veut admettre que La Fontaine fut simplement un
des artistes de notre pays auquel tout ce qui n'était
pas son art fut le plus complètement indifférent.
On a beaucoup parlé de ses distractions, qu'il
serait plus juste d'appeler des rêveries. Il me pa-
30 ÉTUDES ET PORTRAITS
raît certain qu'elles étaient uniquement consacrées
à l'invention des procédés nouveaux dont toute
son œuvre est remplie. Nul écrivain n'est plus ré-
fléchi, plus calculateur que celui-ci. Nul n'a eu plus
entièrement la conscience de ce qu'il voulait exé-
cuter, ni possédé davantage la sûreté de mam qui
réalise un programme idéal sans une seule dé-
faillance. C'est à découvrir cet idéal et conquérir
cette sûreté de main que La Fontaine a travaillé
toute sa vie. Il a sacri&é à ce but suprême depuis
les grands devoirs jusqu'aux petits, estimant sans
doiite que les quelques heures par jour qu'il eût
consacrées au soin de ses affaires étaient perdues
pour son art. Il s'affranchit ainsi de la famille qui
gênait son rêve, du métier qui occupait sa pensée,
des devoirs sociaux qui enchaînaient sa liberté. Il
y a bien de la ruse dans la bonhomie dont il s'en-
veloppait, et une singulière habileté à conserver
son absolue indépendance. Il se fit ainsi, à moitié
par instinct, à moitié par réflexion, une morale à
lui, comme Gœthe devait s'en faire une plus tard,
et il s'y conforma jusqu'aux affaiblissements de
la dernière heure, — on sait avec quel profit pour
les Lettres. Y a-t-il un fanatique assez barbare
pour le regretter?..»
LA FONTAINK $t
n
Il est aisé de démontrer, par une analyse, même
superncielle, de quelques-unes des fables prises au
hasard, le témoignage constant que cette hypo-
thèse sur la profonde réflexion de La Fontaine
n'est pas un paradoxe. C'est même le raffinement
de ses procédés de style qui rend La Fontaine à
peu près inintelligible à qui n'a pas une connais-
sance profonde de notre langue. Aussi les criti-
ques étrangers sont-ils volontiers à son endroit
d'une sévérité qui n'étonne qu'au premier regard.
Un des essayistes anglais qui connaissent le mieux
notre littérature, M. Saintsbury, a pu résumer ainsi
le jugement que ses compatriotes portent sur notre
grand fabuliste : «C'est un prosateur de premier
ordre qui a choisi d'écrire en vers...» Et ce n'est
pas ce que l'on pourrait appeler le caractère gau-
lois de La Fontaine qui déconcerte les critiques
comme M. Saintsbury. Ils sont portés, au contraire,
à une admiration presque trop indulgente envers
notre poésie légère. Ce n'est pas non plus le choix
des sujets qui leur rend malaisée la pleine intel-
ligence de La Fontaine; car, sauf exception, la
matière de ses fables comme celle de ses contes
est empruntée à des auteurs d'une popularité clas-
sique. Non; mais la beauté de cette poésie réside
3J ÉTUDES ET PORTRAITS
si particulièrement dans une science infinie du
rythme et des mots, qu'elle échappe presque tout
entière aux esprits qui ne connaissent ce rythme
et ces mots que par le dehors. N'est-ce pas tou-
jours un peu le cas lorsqu'il s'agit d'une langue
qui n'est pas celle de notre enfance et de notre
race?
Oui, le style de La Fontaine est un style très
savant, et son art, un art très compliqué, bien
que le titre de «bonhomme», qui lui avait été
donné par ses amis et qui l'accompagne dans la
gloire, semble attester le contraire, et bien que
l'opinion range volontiers le poète parmi les écri-
vains simples. Virgile, avec lequel La Fontaine a
plus d'un rapport, quand ce ne serait que la sen-
sibilité de certains vers, comme celui-ci :
Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance,..
passe bien, lui aussi, pour employer des procédés
d'art d'une absolue simplicité, et il n'y a peut-être
pas de versificateur plus compliqué. Mais cette
complication est comme celle "de la vie même. A
force d'adresse, elle est invisible. L'un et l'autre
poète, le romain et le français, ont réalisé ce rêve,
qui fut celui du plus subtil analyste de la Renais-
sance, Léonard de Vinci : ils ont eu l'aisance par-
faite dans le raffinement suprême, et l'apparent
naturel dans le plus savant calcul. A lire Virgile et
à lire La Fontaine, que de vérités n'aperçoit-on
pas sur l'Esthétique! On reconnaît que tout le
talent d'écrire se ramène à l'art du détail, et en
LA FONTAINE 33
même temps que cet art du détail n'est complet
que s'il se dissimule, c'est-à-dire s'il n'y a ni saillie
trop vive du mot, ni soulignement trop marqué de
l'expression. De même on découvre que les effets
de force sont surtout des effets de nuance. Avec
un adjectif placé en son lieu, une vision peut ap-
paraître aussi démesurée, aussi tragique et gran-
diose que si le poète avait employé les entasse-
ments des métaphores. Et l'on éprouve une tris-
tesse intellectuelle à constater qu'il fut pour la
langue un âge heureux ovi les mots encore jeunes
avaient la plénitude de leur sens originel, oii la
simple juxtaposition exacte de deux termes pro-
duisait une harmonie irréprochable. Les écrivains
du troisième siècle devaient lire les Géorgiques
avec ce regret-là, et nous le ressentons, nous autres,
laborieux ouvriers de prose et de vers du dix-
neuvième siècle finissant, à étudier les Fables et
les Contes.
Ce qui révèle la puissance du génie poétique de
La Fontaine, c'est d'abord l'emploi qu'il a su
faire de ce que l'on appelle le vers libre. Il semble
que cette sorte de vers doive être plus facile à
manier que toute autre. Pour se convaincre du con-
traire, il suffit de réfléchir que les poèmes en vers
libres ne peuvent pas plus se passer de rythme
que les poèmes en vers réguliers. La seule diffé-
rence est qu'ils exigent une invention continue et
toujours renouvelée de ce rythme. Il ne suffit pas à
l'écrivain de mettre bout à bout des lignes inégales
f.t qui riment, il faut qu'il relie ces lignes les unes
34 ÉTUDES ET PORTRAITS
aux autres par un nombre secret. M. Legouvé, au
cours de ses études sur la diction, a été conduit
à reconnaître que, sans cesse, La Fontaine com-
pose des stances régulières à travers l'apparente
irrégularité de ses périodes. L'observation est très
juste, et l'on citerait d'innombrables exemples qui
la corroborent. N'est-ce pas une stance, carrée et
massive, dans la forme du vieux Malherbe, que ce
début de la Besace?
Jupiter dit un jour : « Que tout ce qui respire
« S'en vienne comparaître au pied de ma grandeur;
M Si, dans son composé, quelqu'un trouve à redire,
« Il peut le déclarer sans peur... »
Ne sont-ce pas des couplets, et d'une facture
identique à ceux des odelettes de Ronsard, que les
deux strophes qui composent cette chanson iro-
nique : le Coq et la Perle?
Un jour un coq détourna
Une perle, qu'il donna
Au beau premier lapidaire.
« Je la crois fine », dit-il,
« Mais le moindre grain de mil
« Serait bien mieux mon affaire... w
Et c'est si bien une chanson que la seconde
strophe répète la première dans sa coupe et jusque
dans son refrain :
Un ignorant hérita
D'nn manuscrit qu'il porta
Chez son voisin le libraire.
« Je crois », dit-il, « qu'il est bon,
<€ Mais le moindre ducaton
« Serait bien mieux mon affaire... »
Quand il n'intercale pas -ainsi des groupes de|
LA FONTAINE J5
vers d'une forme arrêtée dans ses petits poèmes,
La Fontaine se sert de la facilité d'allonger ou
de raccourcir les. vers de manière à suivre exacte-
ment le contour de ses idées. Il y en a de célèbres
exemples, tel que :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le berger.
Ou encore :
Mais qu'en sort-il souvent?
Du vent.
Ce sont là les types les plus frappants d'un
procédé qui est habituel au poète et qu'il emploie
tout le long de ses récits, soit que, pour peindre
l'effort impuissant de la Grenouille qui veut se
faire aussi grosse que le Bœuf, il dise :
Envieuse, s'étend, et s'enfle et se travaille...
soit que, devançant les inventions pittoresques de
l'école romantique, il adopte hardiment l'usage du
rejet qui enjambe d'un vers sur l'autre :
Attaché, dit le loup, vous ne courez donc pas
Ou vous voulez ?...
Et ailleurs :
Nous nous réjouirons des suites de l'affaire
Une autre fois .. — Le galant aussitôt...
Et ailleurs :
«I Oh! dit-il, j'en fais faire autant
<» Qu'on m'en fait faire:' — Ma présence...
L'industrie de la rime est égale chez lui à l'iii-s
36 ÉTUDES ET PORTRAITS
dustrie du rythme. S'il ne rime pas d'habitude
avec les consonnes d'appui, tenez pour certain
qu'il a sa raison secrète, car il connaît les objec-
tions qui peuvent lui être faites à ce sujet, ainsi
que l'atteste la sorte d'épître familière mise en
tête du Livre II des Fables, sous le titre : Contre
ceux qui ont le goût difficile. Mais la rime riche
aurait eu cet inconvénient de faire saillie d'une
manière trop forte, et d'empêcher l'effet de flui-
dité heureuse qui était dans ses intentions d'ar-
tiste. En revanche, s'il ne choisit pas pour les
mettre à la fin de ses vers des mots d'une iden-
tité trop complète de chute, il est merveilleux de
voir comme il installe à cette place les vocables
essentiels à son récit, ceux qui donneront la cou-
leur à l'ensemble du morceau. Examinez, entre
autres fables, cette moqueuse et fine élégie qui
s'appelle le Lièvre et les Grenouilles, dont Mau-
rice de Guérin récitait le début avec un si profond
accent de mélancolie! Il y voyait tout le sym-
bole de la maladie de l'inquiétude. Sur les dix-
huit premiers vers, dix des mots placés à la rime
expriment précisément cette inquiétude : songeait^
— songe, — le ronge, — feureux, — malheureux^
crainte maudite, — yeux ouverts, — le guet, —
inquiet, — fièvre, et ce dernier mot rime avec
lièvre! Toute la tonalité Hé la fable est là, percep-
tible. Aussi bien que les plus modernes théoriciens
de notre versification française, La Fontaine sait
que dans un morceau de poésie, c'est la finale du
vers qui fait tache, qui reste devant les yeux de
LA FONTAINE 37
l'imagination, et l'on ne citerait pas beaucoup de
ses belles fables où il ne se soit conformé à
cette loi.
Si, dans cette partie toute technique de son art,
la trace de la réflexion est très saisissable, elle
l'est davantage encore dans la substance même de
sa langue. Il est impossible de le lire sans remar-
quer aussitôt l'abondance des vieux mots qu'il
emprunte au dictionnaire des auteurs du moyen
âge, et aussi comme jamais cet emprunt n'est ar-
chaïque. Ce n'est ni par dilettantisme ni par curio-
sité que La Fontaine rajeunit des termes abolis.
Son intention est au contraire de rendre son récit
plus vivant. Il espère qu'une senteur de terroir pas-
sera dans ses vers avec les idiomes du parler rus-
tique et plébéien, mais il se rend bien compte
qu'écrivant d'une façon savante, il ne peut être trop
discret dans l'usage de ces formes, sous peine d'af-
ficher une prétention là 011 il désire paraître naïf
et familier. Ses audaces de patois sont rares, tou-
jours aisées à saisir du premier coup, ainsi que ses
rappels des anciens sobriquets ou que ses réédi-
tions des anciens verbes. Il agit de même avec le
vocabulaire des termes de métier, qu'il connaît
aussi bien qu'un Saint-Simon ou qu'un Théophile
Gautier. Parmi ces termes, il en a employé de déli-
cieux, et ceux-là seulement, — comme dans le
Paon se plaignant à ]unon, ce charmant nué, de
nuer, qui signifie «assortir et disposer les couleurs
dans les ouvrages de laine et de soie de manière
qu'il y ait une dégradation insensible d'une cou-
38 ÉTUDES ET PORTRAITS
leur dans l'autre. La Déesse dit à l'Oiseau :
Est-ce à toi d'envier la voix du rossignol,
Toi que l'on voit porter à l'entour de ton col
Un arc-en-ciel nue de cent sortes de soies...
La qualité maîtresse de cet esprit est, en effet,
la justesse impeccable, qui dérive d'une pensée tou-
jours surveillée. S'il décrit un paysage, c'est d'un
trait qui découpe la partie essentielle de l'im-
pression et la fixe sous la lumière précise, comme
dans V Hirondelle et les petits Oiseaux^ ce tableau
des semailles, rendu visible en dix mots :
Voyez-vous cette main qui, par les airs, chemine?
Il n'y a qu'un œil d'une sûreté accomplie qui,
parmi ses sensations, discerne ainsi celle qui peut
et qui doit être le signe de tout un groupe. — Et
si La Fontaine abonde en trouvailles de cet ordre,
c'est qu'il est probablement, avec André Chénier,
le poète français qui s'est fait la théorie la plus
raisonnée, la plus complète, la plus personnelle
de son art
III
RIVAROL^'^
Ce gentilhomm,e à la physionomie mobile et
fière, voluptueuse et réfléchie, — ce Méridional à
la bouche insolente et gaie, d'où la raillerie va
s'élancer tout à l'heure, — ce philosophe au front
noblement coupé, aux yeux profonds, mélange sin-
gulier de trois ou quatre tempéraments fondus en
un seul, — qui pourrait-ce bien être sinon le prince
de la conversation française, l'aventurier à la fois
frivole et prophétique auquel il n'aura manqué
pour être un très grand écrivain qu'une meilleure
surveillance de ses dons prestigieux, et, pour être
un grand ministre, que la rencontre d'un roi ca-
pable de l'apprécier : Son Impertinence le comte
de Rivarol?... Rivarol ! Ce nom jette un scintille-
ment de gloire et cependant l'homme qui le porta
(i) A propos du livre de M. de Lescure : Rivarol et la société
française pendant V Émigration et la Révolution (1S82).
40 ÉTUDES ET PORTRAITS
ne saurait être défini nettement même par ses
admirateurs. — Rivarol ! C'est pour les uns le sou-
venir de la plus étonnante prodigalité d'esprit qui
fût jamais. C'est pour les autres le rappel d'une
prose incomparable, où la finesse s'unit à l'opu-
lence; car ce causeur infatigable fut aussi un sty-
liste de première force, ce lanceur d'épigrammes
eut une tenue presque latine dans les phrases qu'il
daigna écrire. Il détestait la plume, qu'il appelait
« cette triste accoucheuse de l'esprit avec son long
bec effilé et criard...» — Rivarol! c'est encore le
hardi conseiller de Louis XVI, qui, dès les pre-
mières années de la Révolution, aperçut distincte-
ment la chute de la monarchie et le triomphe final
du Césarisme militaire. .Par-dessus tout cela, Ri-
varol possède ce charme souverain de permettre
le rêve à l'imagination. Il a cette poésie des des-
tinées inachevées. Mort vers quarante-sept ans, à
une époque de perturbations politiques presque
inouïes, il paraît n'avoir pas rempli tout son mérite.
Comme le prince de Ligne, cet autre adorable
diseur de mots, il possède plus de renommée qu'il
n'a laissé d'œuvres, et, derrière ses pages, on pres-
sent, on devine, on crée aussi un Rivarol qui ne
s'est pas donné, mais que ses fidèles ont connu
improvisant de ces discours auxquels Chênedollé
ne put s'arracher qu'en prenant la poste et fuyant
ce magicien de la causerie comme on fuit une
femme trop aimée... Admirer Rivarol, c'est encore
aujourd'hui le découvrir. Sep'^ation tentatrice! Elle
est la coquetterie posthume de ce coquet, la fatuité
RIVAROI. 41
suprême de ce fat qui a su ne demeurer au-dessous
d'aucune de ses prétentions. Il y a donc une petite
société secrète de rivarolisants, et cette société
doit être en fête à cette heure. Un de ceux qui
la composent et auquel on devait déjà une édi-
tion soignée des oeuvres choisies du maître, . M. de
Lescure, vient de ramasser en un corps de récit
tous les détails relatifs aux diverses phases de la
vie de Rivarol. Son livre s'appelle : Rivarol et la
société française fendant V Emigration et la Révo-
lution. Je voudrais prendre texte de cet excellent
travail pour esquisser, comme en deux crayons, le
portrait de ce personnage, si léger et si profond,
si frivole et si grave, si gracieux et si éloquent,
où l'on trouve du petit abbé de salon et du vision-
naire presque tragique. Ce sont les contradictions
de cette nature, taillée à facettes comme le dia-
mant, mais comme lui scintillante et coupante, que
j'essayerai de montrer d'abord — contradictions
étonnantes au regard superficiel, car ce mystifica-
teur qui interpellait son secrétaire par la phrase fa-
meuse : a Asseyez-vous là, je vais vous dire des
bêtises, ça éveillera vos idées... » était aussi le
trouveur de formules définitives qui définissait
le temps par cette image superbe : «Rivage de
l'esprit, tout passe devant lui et nous croyons que
c'est lui qui passe...» Après avoir suivi dans la
société parisienne la formation de cet homme si
étrangement compliqué, j'essayerai de dire com-
ment ce roi des salons de la monarchie finissante
supporta les années de l'émigration. Il y a dans le
42 ÉTUDES ET PORTRAITS
très complet ouvrage de M. de Lescure les éléments
de plusieurs autres essqis. Il m'a semblé que ces
deux-là résumaient pourtant les portions les plus
intéressantes de cet ouvrage.
C'est aux environs de l'année 1780 que Paris
apprit rexistence de ce causeur dont il devait su-
bir la fascination. Qui était-il et d'où venait-il?
Qu'il eût de l'esprit comme Voltaire, qu'il fût frin-
gant comme un roué, beau comme un Dieu grec, et
redoutable comme un bravo, il suffisait pour s'en
convaincre de le voir une fois et de l'entendre. Il
s'était montré. Il avait parlé. Il avait vaincu. Mais
on ne savait même pas son vrai nom. Il était arrivé
vêtu du petit manteau et affublé du titre d'abbé
Rivarol. En un clin d'œil l'abbé s'était transformé
en chevalier Rivarol de Parcieux. Cependant un
très authentique de Parcieux ayant protesté, le
nouveau chevalier avait fait contre mauvaise for-
tune bon cœur et rendu le nom au légitime posses-
seur : «Il en a plus besoin que moi,» avait-il pu
dire. Ce fut alors une incarnation nouvelle et dé-
finitive. Le chevalier et l'abbé se fondirent dans
la personne du comte de Rivarol. M. de Lescure
établit avec une précision qui semble irréfutable
que réellement l'ex-abbé avait tous les droits à
RIVAROL 43
ce nom et à ce titre. Sa famille était de vieille no-
blesse italiemie. Un des Rivaroli ou Rivareli reve-
nait d'Espagne après avoir servi dans la guerre
de Succession. Il traverse Nîmes, y devient amou-
reux d'une fille de condition modeste et l'épouse.
C'était aux environs de 1720. Cette mésalliance
coûta au noble italien sa patrie et son héritage,
■ — sa patrie, car sa femme le fit s'installer dans le
Languedoc; son héritage, car ses parents le tinrent
pour mort. Ce Rivarol était le grand-père de l'écri-
vain. L'argent manquait à la famille, et quand
notre Rivarol naquit, vers 1753, son père en était
r-éduit, pour vivre, à tenir lui-même ou à faire
tenir à Bagnols une auberge à l'enseigne des Trois
Pigeons. C'était de quoi jeter un voile sur le blason
héréditaire qui portait : au premier, d'or à l'aigle
de sable éployée et couronnée, et, au deux, de
gueules au lion d'or, avec cette devise accordée
par l'empereur Maximilien : Léo menât aqiiïlam.
Mais voilé, mais tombé en pauvreté, ce blason
n'en était pas moins légitime, et l'auteur du Fetit
Ahnanach des grands hommes ne fit, en s'en pa-
rant à nouveau, que reprendre un droit qu'aucune
dérogeance ne lui avait enlevé. Seulem^ent on com-
prend que les contemporains ne se soient pas
donné la peine d'exécuter le travail de recherches
qui était nécessaire pour découvrir l'authenticité
de la noblesse de Rivarol. Ils préférèrent reprocher
au railleur impitoyable le métier de son père et
les incertitudes de ses débuts. Rivarol aurait pu
répondre comme Casanova, auquel on disputait
44 ÉTUDES ET PORTRAITS
son titre de Seingalt : «L'alphabet est à tout le
monde.» Il se contenta de sourire aux affronts,
en beau joueur d'esprit qu'il est demeuré jusqu'à
la fin. Ne se divertissait-il pas à corriger les vers
écrits contre lui? De telles insolences, plus dures
que les plus dures vengeances, ne sont permises
qu'aux invincibles ; et, sur le terrain de l'épi-
gramme, Rivarol se sentait capable de porter tou-
jours et à tous le dernier coup.
S'imposer au grand monde avec l'intégrité de
son titre et par la seule arme de son esprit, telle
fut donc la première ambition de cet homme su-
périeur. Cela seul excuse, ou, à tout le moins,
explique l'importance que les succès de salon tin-
rent dans cette âme qui dépensa le meilleur d'elle
à ces batailles frivoles. Dès l'âge de trente ans,
Rivarol eût pu viser le plus noble but et l'attein-
dre. L'homme qui rencontrait, dans son premier
ouvrage sérieux, des formules comme celle-ci :
«La langue française est la seule qui ait une pro-
bité attachée à son génie», n'était pas né pour
s'accouder à une table de souper^ et faire pétiller
sa pensée comme le vin de Champagne de son
verre, — juste le temps de vider cette flûte de
mousse alcoolique et parfumée. — Mais l'aiguillon
de la déchéance nobiliaire et de la paAivreté pi-
quait ce cœur, sublime et enfantin tout ensemble,
à la place malade de l'araour-propre, et la glo-
riole du prestige mondain devint, pour lui, l'ins-
trument nécessaire d'une fortune à rétablir. Ri-
varol fit carrière de causer, comme d'autres fai-
RIVAROL 45
saient carrière de se battre. C'est le secret de la
disproportion singulière qui se remarque entre son
œuvre et son génie. Imaginez-le riche d'une ri-
chesse héritée, noble d'une noblesse reconnue, sa
destinée se redresse du coup. Sans doute il eût
soupe et il eût causé, il avait besoin de ce pétille-
ment d'idées et de mots comme on a besoin de
respirer. Il était la salamandre de cette flamme
d'esprit, seule atmosphère oii il n'étouffât point.
Mais il eût causé, par surcroît; au lieu que sa
causerie devint, grâce à , sa situation de déclassé,
l'essentiel de sa vie et de son effort. Il n'eût pas
tendu sa merveilleuse intelligence à l'inutile ob-
servation des ridicules de ses rivaux, ni déployé
les savantes ressources de l'art le plus délicat à ré-
diger d'un mot inoubliable cette observation.
Aussitôt les affaires publiques eussent attiré ces
facultés si évidemment créées pour les spécula-
tions de l'ordre le plus haut. Avec ce sens instinc-
tif des lois de la vie sociale qui lui faisait aper-
cevoir les conséquences pratiques des théories, —
comme un géomètre aperçoit une courbe derrière
une formule d'algèbre, — Rivarol eût, dès la veille,
deviné la Révolution. Il n'eût pas connu ce cruel
regret de parler trop tard, à l'heure sinistre où la
portée des idées, l'énergie des conseils, les cons-
tatations du bon sens ne font qu'annoncer jus-
qu'où ira la force aveugle des événements et pro-
clamer notre impuissance à leur barrer la route.
La faculté de prévoir sert alors à redoubler la
sensation des misères présentes par la certitude
46 ÉTUDES ET PORTRAITS
des misères à venir. Ce fut précisément l'heure que
choisit Rivarol pour appliquer à l'analyse de la
situation de la France la merveilleuse subtilité
de son talent. Et à cette heure-là, que durent peser
à ses yeux désabusés les triomphes de coterie où
il s'était tant complu, dans l'âge des forces entières
et de la virilité inattaquée?
Mais regretta-t-il vraiment ce gaspillage de
ces forces et de cette virilité? Il est permis d'en
douter si l'on songe que ce grand jugeur a écrit
quelque part que certaines paresses sont des mé-
pris, et quand on se représente l'état d'ivresse in-
tellectuelle où il vécut aux environs de sa tren-
tième année. C'est bien aussi à cette ivresse qu'il
a dû, lui, le profond philosophe, de devenir le
représentant illustre de la frivolité de son temps.
Accompagnons-le dans sa campagne d'épigrammes
contre ses ennemis et contre ses amis. Car il n'épar-
gnait pas plus les uns que les autres. Entre 1778
et 1783, il écrit sa lettre sur le poème des Jardins y
adressée à l'abbé Delille, où se trouve cette ligne
si finement comique : «Toujours occupé de faire
un sort à chacun de ses vers, il n'a pas songé à
la fortune de l'ouvrage...» Il rime sa parodie du
songe d' Ai halte, dirigée contre Mme de Genlis et
contre Buffon. Il collabore au Mercure du libraire
Panckoucke, et il cause, il cause... Les journées
s'en vont ainsi, puis, soudainement, par un de ces
contrastes dont les hommes très compliqués peu-
vent seuls donner l'exemple, il publie coup sur
coup un Discours sur îuniversalïté de la langue
RIVAROL 47
française et une traduction de l'Enfer du Dante.
Il apparaît, de mondain et de moqueur qu'il était,
souverainement réfléchi, et dans la splendeur de
ce qui fut sa qualité maîtresse, le génie de l'expres-
sion. On l'avait quitté pamphlétaire, il se révèle
idéologue; — faiseur de bons mots, on le retrouve
un grand et mâle prosateur. Il y avait dans son
Discours, particulièrement, une telle science de la
phrase, un sentiment si complet de la langue et
en même temps une si virile fermeté de doctrine
que même l'envie dut se taire en présence d'une
supériorité indiscutable. Le Rivarol profond ve-
nait de se montrer, l'autre ne tarda pas à reprendre
son rôle. Au lieu de poursuivre ces recherches
d'idées générales pour lesquelles il était né, voici
que le railleur de salons et de cafés se reprend à
son œuvre de brocarts. Il s'associe à Champcenetz,
a son clair de lune», comme il l'appelait, et tous
les deux écrivent le Petit Almanach des grands
hommes four Vannée iy88, dans lequel ils passent
au fil de l'esprit le plus aiguisé les réputations lit-
téraires de leur temps. Cela va depuis Condorcet,
dont Rivarol disait qu'il écrivait avec de l'opium
sur des feuilles de plomb, jusqu'à Joseph Chénier,
qu'il devait surnommer plus tard a le frère d'Abel
Chénier ». Le pamphlet fit le tapage qu'on ima-
gine, un si beau tapage qu'à cinq années de là,
Rivarol dut échapper par l'émigration aux ran-
cunes de ses victimes de V Almanach, devenues les
jacobins victorieux de la Terreur.
T»'uiours ondoyant et contradictoire, capable
48 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'égaler Montesquieu et s'amusant au rôle de per-
sifleur des Trissotins, Rivarol vit débuter la Ré-
volution avec l'extraordinaire lucidité d'esprit qui
lui était propre, et si la tragédie sanglante de cette
•époque lui révéla à lui-même sa propre valeur de
politicien, elle ne guérit pas son goût de la mo-
querie et sa manie de l'épigramme. Il comprit dès
le début, suivant son expression, que « la France
recommençait». Il ne fut pas la dupe des gémis-
sements et des efforts de la noblesse ou du cierge,
pas plus qu'il ne fut entraîné par l'exaltation du
peuple. La noblesse et le clergé, il les jugea d'un
mot : « Ils ont », disait-il, « oublié ce principe :
Res eodem modo conservantur quo gêner antur...
Les fortunes se conservent par les mérites qui les
ont acquises. » Quant aux utopies des démocrates,
il n'y croyait point. Il disait encore : « On ne jette
pas brusquement un empire au moule...» Que
voulait-il donc? C'est dans l'e Journal politique
national qu'il faut chercher les applications de
ses idées; et dans ses conseils secrets à Louis XVI
on en trouvera l'essence. Il disait : « Songez-y bien,
Sire, lorsque l'on veut empêcher les horreurs d'une
révolution, il faut la vouloir et la faire soi-même.»
Il ajoutait : «Les rois de France ont toujours
péri ou se sont conservés par la partie forte de
leur temps... Il fallait que Sa Majesté renonçât
à l'appui de l'Eglise et de la Noblesse pour régner
désormais par la partie forte, je veux dire par les,
maximes populaires. » C'est donc clans l'alliance du
principe monarchique et du Tiers Etat, en un mot
RIVAROL 4^
dans la royauté constitutionnelle, que Rivarol
voyait la seule chance de salut pour l'ancien ré-
gime; — de salut, non, mais de transformation.
Devançant sur ce point presque tous les esprits
de son temps, il considère l'Etat comme un orga-
nisme. L'expression : le corps politique, revient
^ans cesse sous sa plume. — Mais comme il est, en
même temps qu'un philosophe, un Italien et un
homme de médiocre scrupule, il passe de cette
théorie supérieure à des conseils d'un machiavé-
lisme singulièrement mesquin. Le changement de
ton est piquant et montre à plein combien cet
homme était composé d'éléments disparates, plus
piquant encore si l'on se souvient que ce même
théoricien profond de la royauté aux abois s'est
fait, dans ce début de la Révolution, le polémiste
cynique et violent des Actes des Apôtres. Tout
Rivarol est dans ces oppositions. La pensée chez
lui est d'un philosophe de premier ordre; l'esprit
est d'un incorrigible railleur. Avec cela, il y a
dans ses actions une certaine facilité immorale qui
lui est commune avec beaucoup de personnages
de son temps. Et cependant, comme ni le Journal
politique national ni les Actes des Apôtres n'avaient
empêché la Révolution de marcher, cet ancien ré-
gime dont Rivarol était le fils, mais si lucide,
continua d'agoniser ; et l'écrivain dut quitter la
France pour n'y plus rentrer, emportant dans l'émi-
gration toutes ses qualités de maître prosateur et
de raisonneur incomparable, et tous ses défauts
de persifleur inguérissable.
50 ÉTUDES ET PORTRAITS
II
Quand il se décida, l'un des derniers et bien à
contre-cœur, à ce départ définitif, il allait avoir
quarante ans. C'était une existence à refaire et aux
environs de cet âge qui, pour la plupart des hom-
mes, marque le commencement de la période repo-
sée. La violente marée de la Révolution, en roulant
ses lames le long de la grève sociale, brisa ainsi
bien des ancres, siur la foi desquelles de calmes
destinées espéraient séjourner toujours. Rivarôl,
lui, supporta courageusement son malheur, et,
comme le Robinson de Daniel de Foë, il entassa
dans la chaloupe, qu'il lui fallait remettre à flot,
tout ce qu'il put sauver du naufrage. Ce fut, cette
cargaison de la suprême aventure, un peu d'argent
d'abord, les quelques rouleaux de louis qu'avait
procurés à son rédacteur le Journal foUtïque na-
tional. Ce furent les quelques sacs soigneusement
fermés où l'homme de lettres mettait à l'abri ses
notes les plus précieuses. Ce fut une provision
d'esprit et de belle humeur qui ne s'épuisa ja»-
mais... Et ce fut aussi Manette. Ah! Manette/!
Elle seule eût suffi à rendre au sentimental et scc/p-
tique Rivarol la a vie vivable » — vita vitalis,
comme disaient énergiquement les anciens. Elle
était jolie et légère, ignorante et capricieuse. Ses
RIVAROL 51
moeurs ne valaient pas beaucoup mieux que celles
de sa presque homonyme Manon Lescaut, mais
Rivarol l'aimait, — et cela suffit. Il l'aimait, d'un
singulier amcmr et qui n'allait pas jusqu'à l'illu-
sion, si nous en croyons l'épître qu'il lui adressa
un jour :
... Ah ! conservez-moi bien tous ces jolis zéros
Dont votre tête se compose.
Si jamais quelqu'un vous instruit,
Tout mon bonheur sera détruit,
Sans que vous y gagniez grand'chose.
Ayez toujours pour moi du goût comme un beau fruit,
Et de l'esprit comme une rose!..,
l^.îais c'est précisément cette ignorance de fleur,
c'est l'inconsciente simplicité de cette nature que
cet intellectuel adorait. Pourquoi? Et pourquoi
Gœthe et Henri Heine ont-ils attaché leur cœur,
comme Rivarol, à des femmes qui ne soupçon-
naient rien de leur génie? Pourquoi le poète des
Fleurs du mal commence-t-il un madrigal à sa
maîtresse par cet hémistiche : «Sois charmante et
tais-toi?...» Pourquoi l'analyste des Consolations
et de Joseph Delonne soupire-t-il à la sienne :
Et ton sourire en sait plus long que le génie ?...
Pour une certaine race d'hommes supérieurs, et
à un moment de leur vie, il semble que la femme
aimée ne soit plus qu'un prétexte. Le rcve qu'ils
forment à son occasion leur appartient en propre,
et ils ne lui en dévoilent pas la beauté, persuadés
qu'elle ne comprendrait pas cette poésie dont elle
est la cause involontaire. Comme les pères du ce-
52 ÉTUDES ET PORTRAITS
lèbre concile, ces hommes discuteraient sérieuse-
ment la question de savoir si les femmes ont une
âme, et, ne croyant guère à cette âme, ils deman-
dent à leur compagne de, leur montrer des yeux
profonds, un tendre sourire, des gestes menus, et,
par-dessus tout, d'être naturelle. Car cette femme
ignorante et jeune a pour ces excédés de raffine-
ment un attrait suprême, la spontanéité. S'il entre
un peu de mépris dans cette sorte de galanterie
caressante, qui renonce d'avance aux nobles
ivresses de l'amour partagé, il s'y rencontre aussi
beaucoup de la mélancolie qui saisit l'Henri VI
de Shakespeare devant une hutte de berger : « Oh !
Dieu ! il me semble qu'on serait heureux de mener
cette vie, de s'asseoir sur cette colline, comme j'y
suis assis maintenant... Quelle vie serait celle-là,
comme elle serait douce, comme elle serait aima-
ble! Est-ce que le buisson d'aubépine ne donne
pas aux bergers qui surveillent leurs sots moutons
une ombre plus douce que le dais aux riches bro-
deries n'en donne aux rois qui craignent la trahi-
son de leurs sujets? Oh! oui, plus douce, mille
fois plus douce!...» J'imagine qu'à regarder le fin
profil de Manette, à écouter son babil d'oiseau,
Rivarol songeait de même : — « Cette facile et
légère façon de goûter la vie n'est-elle pas supé-
rieure à toutes les vaines complications de ce que
mes admirateurs appellent mon esprit?...» — Et il
la contemplait, et il l'enviait, et il en raffolait, et
elle le trompait sans doute. Cela faisait une ten-
dresse qui avait le charme du caprice avec un peu
RIVAROL 53
de ramertume de la passion. C'était une tendresse,
pourtant, et assez, orofonde pour qu'en s'en allant
de Paris l'émigré ait emmené cette amie des heu-
reux jours, afin de conioler les mauvais.
Les mauvais? Non. Car avec de la curiosité on
supporte tout, et Rivarol, qui de Paris se rendit
d'abord à Bruxelles, eut aussitôt de quoi exercer
les dons d'observateur qui étaient en lui. Les
plus piquantes pages du livre de M. de Lescure
sont consacrées à peindre, d'après les témoignages
contemporains, la scène et les acteurs qui furent
l'objet de cette observation. Si les émigrés n'avaient
pas, suivant l'expressive et triviale formule de ce
brigand de Danton, emporté leur patrie à la se-
melle de leurs souliers, ils avaient, certes, emporté
leurs ridicules. C'était l'intermède grotesque, dans
cette absurde tragi-comédie de la Révolution fran-
çaise, que le spectacle de leurs mœurs disparates et
de leurs fantaisies singulières. Il y avait l'émigré
frivole, qui tenait avant toutes choses à ne pas
perdre le ton de Paris. Paris chantait la Marseil-
laise et la Carmagnole. L'émigré frivole apprenait
les airs de ces terribles chansons. Il adaptait à ces
airs des paroles royalistes, puis il finissait par chan-
ter bravement les paroles républicaines, — pour être
edans le train», comme nous dirions aujourd'hui.
Il y avait l'émigré par vanité, le monsieur Jour-
dain affamé de noblesse et qui avait quitté la
France afin de manifester, par sa fuite, ses droits
à la persécution. Le prince de Ligne disait plai-
samment ; «Certaines gens se sont flattés deire
54 ÉTUDES ET PORTRAITS
des gentilshommes en émigrant, de sorte qu'un des
résultats de l'émigration aura été de vulgariser la
noblesse...» Il y avait aussi l'émigré bravache,
toujours prêt à couper la gorge de quelque autre
émigré, royaliste comme lui, brave comme lui, mais
qui se serait permis de n'avoir pas tout à fait les
mêmes idées sur la réorganisation future de la
France, — au lendemain de la victoire ! Cet émigré-
là ne se contentait pas de vendre la peau de l'ours
encore en vie, il se faisait tuer pour l'emploi de
cette peau, toujours à conquérir. Il y avait enfin,
et comme il arrive d'ordinaire c'était l'espèce la
plus malheureuse, l'émigré lucide, qui voyait les
fautes commises, l'avenir impénétrable, le dévoue-
ment inutile, et qui se dévouait, quand même.
On pense bien que Rivarol appartenait à cette
catégorie des héros sans illusions. Il avait jadis,
dans un de ses mémoires au roi Louis XVI et
dès 1792, écrit cette phrase : «Les émigrants, sans
s'en douter, ont donné jusqu'ici un grand degré
d'énergie à l'Assemblée. Ce sont les terreurs qu'ils
inspirent qui rallient tous les cœurs et tous les
esprita autour du Corps législatif.» La stérile
agitation de Bruxelles ne devait pas changer les
opinions de ce perspicace dissecteur de cons-
ciences auquel s'applique si bien une de ses
phrases : « Au lieu de vous demander combien
vous avez de facultés, on pourrait vous poser cette
question : Par combien d'endroits fouvez-vous être
blessé?. . . »
II vécut cependant, grâce à ces contradictions
RIVAROL 55
étranges qui avaient causé les insuffisances de sa
destinée littéraire. Le philosophe qui était en lui
apercevait la misère des temps, et le moqueur en
riait de ce rire implacable dont ses «mots» d'alors
nous ont gardé l'écho persifleur : « Les coalisés »,
disait-il, «ont toujours été en retard d'une armée,
d'une année et d'une idée... », et à son ami le
banquier David Cappadoce-Pereira, auquel il adres-
sait des lettres intimes que M. de Lescure pu-
blie le premier, il écrivait de Bruxelles : «Il y a
assez de ridicule ici et assez d'infortune à Paris
pour qu'on puisse rire d'un œil et fleurer de Vau-
tre...s» Cela fait songer à la jolie phrase du jour-
nal de Gavarni, qui fut, comme Rivarol, un élé-
gant, comme lui un philosophe, comme lui un
artiste à la fois célèbre et méconnu : a Mais les
absents, mais les femmes absentes, les femmes qui
voyagent, qui vous emportent l'âme par monts et
par vaux, vous pleurent d'un œil et rient de Vautre
d'être libres de vous .'...-» Cette définition de la
dualité féminine eût ravi Rivarol, et il aurait pu
se reconnaître dans le portrait. C'était lui tout en-
tier, ces larmes et ce sourire, cette vision tragique,
presque prophétique, et ce badinage à côté. On le
vit bien quand il quitta Bruxelles pour Londres,
la seconde escale de son voyage d'émigration, et
qu'il s'y retrouva aussi hardi condottiere de con-
versation qu'aux beaux soirs de jeunesse, — à
Hambourg pareillement, sa troisième escale, et à
Berlin, sa dernière. — Et c'est bien de ce badinage
qu'il mourut tout jeune encore, victime du plaisir
S6 ÉTUDES ET PORTRAITS
enfantin qu'il éprouvait, lui le grand écrivain, lui
le profond politique, à souper en causant avec des
convives transportés. Il a tout sacrifié à ce plaisir-
là, et son œuvre littéraire et son œuvre politique,
étrange prodigue qui aura dépensé ses plus belles
heures à faire des ricochets sur l'eau, avec des
pièces d'or!
Représentez-vous le Rivarol de Hambourg et de
Berlin, et ses journées. Il est couché dans son lit,
très tard, le visage pâli par l'abus de la chambre
close, et il tient salon, car ses admirateurs arrivent
chez lui aussitôt qu'ils peuvent. A peine levé, il
se met à table et il déjeune en causant. L'après-
midi se passe à des promenades et à des visites, le
soir à ce souper attendu par les fidèles, et toujours
le conversationniste jette aux intelligences de ses
auditeurs la pâture vivante de son prodigieux
esprit. Il a un traité avec l'éditeur Fauche, qui lui
avance mille francs par mois sur un dictionnaire
à publier bientôt. A peine s'il a pu prendre sur
lui d'écrire une partie de la préface. Il a une mis-
sion secrète du roi Louis XVIII auprès du roi de
Prusse. Il n'a même pas été reçu à la cour, et il
s'en console en parlant, avec sa verve accoutumée,
dans un cercle de femmss qui se disputent ses
regards. Il est pourtant plus réfléchi qu'il ne l'a ja-
mais été. Ses convictions se précisent d'année en
année. Il avait professé une sorte de sensualisme à
la C(indillac, dans un des opuscules de sa jeu-
nesse; il aboutit maintenant à la morale religieuse.
« Les philosophes », disait-il, « sont plus anato-
RIVAROL 57
mistes que médecins; ils dissèquent et ne gué-
rissent point. » Ses formules politiques deviennent
plus nettes et il médite un travail déânitif sur le
«corps social». En même temps son goût litté-
raire achève de s'affirmer. Ses jugements portent de
plus en plus l'empreinte de cette décision qui im-
pose la certitude... Que de motifs pour être éco-
nome de son temps et de ses forces ! Mais la vo-
lupté de la dissipation était plus puissante. A
souper ainsi tous les soirs, — pour causer, — Ri-
varol tua sa santé. Il mourut en iSoi, d'une ûèvre
intestinale. Il avait été, pour tous ses compagnons
d'émi'gration, la patrie, car il en incarnait les dons
les plus contrastés : le merveilleux bon sens et la
frivolité coquette, l'élégance incomparable et la
généreuse expansion. Il est demeuré ce^te patrie
pour nous, qui l'entrevoyons derrière ses livres
inachevés. C'est pour cela que nous devons une
reconnaissance aux historiens qui nous permettent
d'écarter le voile et de nous rapprocher de ce char-
mant et profond Français. Aucun ouvrage plus
que celui de ■\I. de Lescure n'aidera le lecteur à
ce rapprochement délicieux.
IV
CHATEAUBRIAND^'^
Nos plus doux pèlerinages au pays des ombres
ne sont pas ceux que nous accomplissons vers le
souvenir des morts que nous avons connus et ai-
més. Il est si rare que nous puissions nous rendre
la justice de leur avoir prodigué assez de ten-
dresse, quand ils vivaient ! Qui n'a éprouvé au
contraire combien sont pures de cuisants regrets,
combien exemptes d'amertume les promenades de
l'imagination dans un passé plus lointain, auquel
nous n'avons jamais été mêlés? Qui n'a goûté, par
exemple, — j'entends parmi ceux dont la tête est j
demeurée capable d'un peu de fantaisie poétique,
■ — des minutes d'une émotion délicieuse devant le
portrait d'une des princesses du temps jadis, ap-
pendu à quelque mur d'un musée? Cela est tout
à la fois incertain, comme le songe, mélancolique
(i) A propos du livre de M. A. Bardoux t la Comtesse Paw
Une de Beaumont (1884) .
CHATEAUBRIAND F.g
comme la pitié, caressant et léger comme une pre-
mière pensée d'amour. Dans un éclair, on a la
vision de l'âme, inaccessible pour toujours, et qui
s'est manifestée une fois par cette forme mainte-
nant évanouie. Il y a ainsi dans une des salles du
Palais-Rouge, à Gênes, une toile peinte par Van
Dyck, et qui représente une marquise Paola Bri-
gnole Sale, devant laquelle il semble impossible
que le visiteur n'éprouve pas cette sorte d'ensorcel-
lement. Mince et droite dans sa robe d'un vert
presque noir, avec une torsade de perles dans ses
cheveux sombres, elle tient entre ses doigts longs
et blancs un œillet rouge. Ses yeux bruns luisent
dans son fin visage d'une pâleur ambrée. On la
regarde, et soudain on subit le charme d'énigme
de cette beauté singulière. On est tout près de
dire la phrase de Sénancourt, que Michelet cite
avec des larmes au début d'un de ses livres : aO
femme que j'aurais aimée!...» Il suffit encore, pour
que cette rêverie indéterminée surgisse en nous,
d'un mot rencontré dans un volume de mémoires
ou de correspondance, — mot qui nous révèle
toute une délicate et passionnée manière de
sentir. Quand l'une des plus charmantes d'entre
les femmes qui eurent leurs seize ans, — il
y a cent ans, — la comtesse Pauline de Beau-
mont, comprit qu'elle allait mourir, elle voulut
revoir Chateaubriand, et elle se mit en route pour
l'Italie où il se trouvait. Ils visitèrent la cas-
cade de Terni. La malade fit un effort pour se
lever de la voilure, puis elle se rassit et mur-
6o ÉTUDES ET PORTRAITS
mura : «Il faut laisser tomber les flots!...» Com-
ment ne pas deviner, rien qu'à cette parole d'uno
résignation, si gracieuse dans sa forme et si déses-
pérée cependant, tout ce qui fut l'incomparable
attrait de cet esprit de femme?... Mais nous quit-
tons le musée, nous fermons le livre, et notre atten-
drissement a bientôt fait de se dissiper. Si l'on
veut citer des modèles accomplis de ces passions
rétrospectives pour des fantômes qu'aucune magie
ne saurait plus évoquer sous la lumière du jour,
avec l'éclat de leur regard, l'harmonie de leur
geste, la suavité de leur sourire, c'est parmi les
historiens qu'il faut chercher. M. Cousin a pré-
senté un exemple célèbre de ce mirage sentimental,
et l'on sait que Mme de Longueville fut aussi
vivante pour lui qu'elle avait pu l'être pour un de
ses admirateurs du temps de la Fronde. On ne
compte plus les amoureux de Marie Stuart et de
Marie-Antoinette, les deux reines si belles et si
imprudentes, si calomniées et si malheureuses.
Sourie qui voudra de ces cristallisations posthumes
auxquelles se livre la fantaisie des érudits ! Un
poète qui se connaissait en douleurs, cet Henri
Heine dont Vlntermezzo reste le plus ardent livre
d'amour de notre époque, disait dans ses derniers
jours : «Je n'ai jamais aimé que des statues et
que des mortes...»
CHATEAUBRIAND
Elles ont été les plus heui'euses inspiratrices de
son génie, ces disparues auxquelles Henri Heine pen-
sait si follement, puisqu'elles lui ont fait écrire
les pages du Tambour Legrand, et les Réminis-
cences du Livre de Lazare. C'est qu'en toute chose,
poésie ou histoire, la sympathie est la grande mé-
thode. Un écrivain distingué auquel nous devions
déjà une remarquable étude sur la fin du dix-
huitième siècle, '\l. A. Bardoux, vient de le prouver
une fois de plus en nous donnant, précisément sur
Mme de Beaumont, l'amie de Chateaubriand, un
essai d'un charme tout à fait rare. Il semble bien
qu'en composant cet ouvrage il ait cédé à un
attrait analogue à celui que Mme de Longueville
exerçait sur M. Cousin, tant il a mis de pitié, j'al-
lais dire de tendresse, à dessiner le profil de la
frêle et fière jeune femme que ses amis appelaient
l'hirondelle (i). C'est avec une émotion communi-
(i) C'était en effet l'hirondelle de la légende païenne, celle
qu'accompaçne pour toujours le souvenir de la mort des siens
et du sang répandu. La Terreur avait tué toute sa famille, et,
si elle avait voulu être heureuse, elle aurait entendu des voix
d'outre-tombe lui soupirer, comme Itylus à Procné, dans le
poème de l'anglais Swinburne : « O hirondelle, ma sœur, 6
douce et légère hirondelle, — pourquoi t'envoler, après le prin-
temps, vers le Sud, — le Sud enrhnnté où ton cœur habite P
6a ÉTUDES ET PORTRAITS
cative qu'il nous décrit : «sa bouche spirituelle,
ses yeux profonds, fendus en amande, d'une sua-
vité extraordinaire et à demi éteints par la lan-
gueur, sa longue chevelure, sa taille élégante et
souple ». Et ailleurs, avec quelle mélancolie il nous
la montre âgée de trente ans, au lendemain de la
Révolution, brisée d'avoir vu son père, M. de Mont-
morin, massacré aux journées de septembre, sa
mère, sa sœur et son frère, guillotinés après un ju-
gement hâtif : les souffrances ont amaigri et pâli
ce visage encadré par la coiffure à la mode du
Directoire. Le châle est noué autour de la taille.
Le regard noyé par les larmes est encore «adouci»,
et M. Bardoux cite, comme pour son propre
compte, ce mot d'un ajni, le sensitif Joubert : « On
n'aime pas impunément ces êtres fragiles qui sem-
blent n'être retenus à la terre que par quelques
liens prêts à se rompre. » Et il se reprend à
peindre ce corps, souple et trop mince, oii se réunis-
saient l'élégance d'une Florentine de la Renais-
sance et les grâces d'une patricienne de Paris. Il
l'évoque de nouveau, irrésistible, «quand elle pas-
sait, enveloppée d'un châle blanc, toute mignonne
avec la ûnesse de son allure, et comme éclairée
dans sa pâleur par l'éclat de ses yeux ». Ce lui est
un bonheur d'avoir recueilli, à travers beaucoup
de papiers inédits, les preuves de la parfaite hon-
nêteté politique du père de cette créature exquise,
Est-ce que le chagrin des vieux jours ne te suivra pas? Est-r
que ta chanson ne s'arrêtera pas dans ta gorge? — As-tu oublié
ce que je n'oublie pas ?... »
CHATEAUBRIAND 6^
ce comte de Montmorin qui fut le premier ministre
des affaires étrangères de la Révolution. C'est avec
reconnaissance qu'il dénombre les preuves de l'ami-
tié idéale dont ce même Joubert entourait l'isolée.
Il y a presque de la jalousie dans le récit qu'il
fait de la retraite à Savigny. Pauline de Beaumont
avait loué une petite maison de campagne dans ce
village. Elle y amena Chateaubriand, qui séjourna
plus de six mois auprès d'elle, à refondre le Génie
du christianisme dont son hôtesse copiait de sa
main les citations. « Heureux », s'écrie l'historien,
«heureux l'artiste qui peut inspirer à une femme
spirituelle et intimidée de pareilles sollicitudes!»
Longuement, douloureusement, il marque les étapes
du suprême voyage de la mourante, en train d'al-
ler, contre toute prudence humaine, du Mont-Dore
à Rome afin d'entendre encore la voix de René. Il
a lui-même accompli le pèlerinage de Rome pour
visiter dans l'église de Saint-Louis le tombeau de
Pauline. «Il nous semblait», dit-il, «qu'après nous
être incliné sur ses cendres, nous serions plus digne
de parler d'elle. » Il a contemplé le bas-relief dont
M. Bertin avait fourni le délicat motif : Pauline
de Beaumont est couchée sur son lit et montre
d'une main les portraits des siens, au-des;sous des-
quels est gravé le mot de Rachel .- Quia non suntf
— C'est parce qu'ils ne sont plus que je m'en vais
du monde. — Ce livre aussi ressemble à ce bas-
relief funéraire par la poétique mélancolie dont il
est empreint et par la profonde intelligence de la
destinée malheureuse à laquelle il est consacré.
64 ÉTUDES ET PORTRAITS
Mais, comme il est, en même temps que l'œuvre
d'un historien, celle d'un moraliste, il ne se con-
tente pas d'évoquer une charmantie image, il sou-
lève à l'occasion de l'amie de Chateaubriand bien
des problèmes de psychologie féminine et sociale.
Ce sont quelques-uns de ces problèmesi que nous
voudrions au moins indiquer dans ce qu'ils ont de
presque contemporain. Il y a dans la physionomie
spéciale du salon de Mme de Beaumont, dans la
nature de son influence sur le talent de l'auteur
des Martyrs et dans la nuance de son amitié aîvec
Joubert de quoi fournir texte à bien des réflexions.
Voici, me semble-t-il, celles qui se présentent tout
d'abord.
II
C'est aux environs de 1800 que Mme de Beau-
mont, installée dans un appartement de la rue
Neuve- du-Luxembourg, dont les fenêtres ouvraient
sur le jardin du ministère de la Justice, commença
de réunir habituellement autour d'elle et ses amies
et ses amis. Là venaient presque tous les soirs
Mmes de Pastoret, de Levis et de Vintimille; là
aussi M. Joubert et M. Pasquier, M. de Fontanes
et M. Mole. Plus tard, ce fut le tour de M. de Chê-
nedollé et celui de M. de Bonald. M. Guéneau de
Mussy était encore un des fidèles. Mme de Staël
CHATEAUBRIAND 65
apparaissait par intervalles, et, j'ai gardé le nom
plus glorieux pour le dernier, c'est là que Chateau-
briand connut les premiers enivrements du génie
reconnu. Tous ceux qui ont traversé ce petit monde
en gardèrent un souvenir qui ne s'effaça jamais.
Sans doute, la grâce aérienne de la maîtresse de
la maison entrait pour quelque chose dans cet en-
chantement. Joubert la comparait à ces figures
d'Herculanum «qui coulent sans bruit dans' les
airs». Cette grâce seule n'eût pas suffi. Pauline de
Beaumont pouvait bien, comme toutes les femmes
spirituelles et fines, présider un salon avec art; elle
ne pouvait pas créer une société. Il lui fallait
accepter celle que l'époque lui imposait. Il se ren-
contra, par un étrange et heureux hasard, que cette
société retenait de la génération précédente ses
plus précieuses qualités, sans aucun des odieux dé-
fauts que nous pouvons constater aujourd'hui
dans la vie de salon, telle que la pratique notre
monde, à cent ans de la Révolution. Le malheur
des salons du dix-huitième siècle résidait en ceci
surtout qu'ils étaient comme situés en dehors de
l'atmosphère humaine. Les hommes et les femmes
s'y mouvaient à travers les fantaisies cérébrales, sans
vision aucune de la réalité quotidienne et dou-
loureuse. Où auraient-ils appris que la lutte pour
la vie gouverne l'humanité, eux qui allaient et ve-
naient parmi le luxe effréné, les privilèges exorbi-
tants, les mœurs légères et les idées abstraites?
Singulier moment, et d'une sensibilité si artifi-
cielle que même l'animalisme du désir s'y faisait
66 ÉTUDES ET PORTRAITS
joli et rieur! C'est peut-être la seule fois, depuis
qu'il y a des créatures humaines et qui aiment, que
la moquerie s'est associée à la volupté. Aussi ren-
contrait-on, dans les âmes de ce temps-là, presque
toujours, un fonds de sécheresse. Vraisemblable-
ment la conversation d'alors était comme celle de
Rivarol, un feu d'artifice tiré sur l'eau, — quelque
chose de pétillant, d'étincelant, de rayonnant au
regard, et puis, pour finir, la froideur glacéie. Cer-
tes, aVijc toutes ses infériorités de race et d'élé-
gance, la société de nos jours possède en plus que
celle-là un sentiment du sérieux de l'existence, et
parmi ceux qui font métier de causer, on n'en
trouverait pas un peut-être qui n'ait connu par lui-
même combien il est dur de vivre parfois et com-
bien amer. Il suffit de comparer l'esprit des comé-
dies d'il y a cent ans à l'esprit de notre théâtre
actuel pour mesurer la distance franchie. Mais
aussi les tempêtes politiques et sociales qui ont
passé sur notre France nous ont rendus presque
incapables de manier les idées avec la parfaite
indépendance qui fut l'étourderie charmante de
nos aïeux. Si dix personnes sont réunies à l'heure
présente autour d'une table, et que l'on pose de-
vant elles une thèse de philosophie générale, com-
bien discuteront les doctrines sans apercevoir leur
conséquence immédiate et pratique? Nous savons
trop que les hypothèses abstraites sur la religion,
sur la politique, sur les lettres mêmes, ont un reten-
tissement prolongé dans l'ordre des faits, et si c'est
là une disposition moins imprudente, c'est aussi de
CHATEAUBRIAND 67
quoi empêcher le libre courant de la causerie.
Ajoutez à cela que la mêlée démocratique, en con-
fondant les classes et en détruisant les traditions,
a tendu à l'excès les conflits des amours-propres.
La plupart des hommes abordaient jadis la vie
mondaine avec une situation toute faite. La plu-
part des hommes, aujourd'hui, y arrivent avec un
cortège de prétentions à imposer. Ainsi se trouve
supprimée du coup la facilité insouciante et heu-
reuse des rapports. La société du dix-huitième
siècle était superficielle, légère et gaie. La nôtre
a pour suprême défaut d'être troublée, calcula-
trice et incohérente. Les aimables exceptions qu'il
est loisible à chacun de citer au gré de son expé-
rience propre, sont dues à des influences person-
nelles et passagères. Elles ne sauraient infirmer la
vérité presque banale de ces quelques remarques,
faites à mainte reprise par tous les observateurs
réfléchis des deux époques.
Les circonstances permettaient qu'à l'heure même
où Mme de Beaumont ouvrit son salon de la rue
Neuve-du-Luxembourg, les survivants du dix-
huitième siècle eussent encore tous les bénéfices de
la société de l'ancien régime sans trop en subir les
inconvénients. De leur jeunesse ils avaient gardé
le goût des idées générales sai.o lequel la causerie
dégénère en médisance mesquine ou en bavardage
futile. D'autre part, les traditions étaient intactes,
et le ton, cet élément essentiel et indéfinissable da
toute réunion mondaine, ne s'était pas corrompu.
A ces vertus de salon venait s'adjoindre un senti-
68 ÉTUDES ET PORTRAITS
ment que les contemporains du duc de Richelieu
et du second Lauzun n'avaient pas soupçonné,
celui des besoins de la vie morale. C'est le bien-
fait des grands malheurs qu'ils laissent derrière
eux, dans l'âme qu'ils ont éprouvée, pour peu
qu'elle soit d'une trempe distinguée, un goût du
sérieux et une entente de la profondeur. Une
femme du monde, qui avait traversé, comme
Mme de Beaumont, des journées sinistres et pleuré
de certaines larmes, ne devait plus se contenter
des amusements légers de l'esprit et du cœur où
elle se serait complu auparavant. Elle ne pouvait
pas aimer ses amis de la façon superficielle et dé-
tachée qui avait été celle de ses devancières dans
l'art de diriger un tournoi de causerie. Elle com-
prenait le prix unique des affections vraies, pour
avoir éprouvé d'une manière terrible combien la
solitude soudaine est cruelle. La rapidité fou-
droyante avec laquelle lui avaient été enlevés
tous les siens, lui enseignait à ne rien négliger des
tendresses qu'elle pouvait inspirer et garder en-
core. Une loi de notre nature, dans laquelle un La
Rochefoucauld reconnaîtrait un détour caché de
notre égoïsme, veut que la vision de la brièveté de
nos joies en relève singulièrement la douceur. C'est
là une observation que les épicuriens, ces habiles
psychologues du plaisir, ont traduite et interprétée
sous bien des formes. Mme de Beaumont et ses
amis furent la preuve qu'il y a dans ce sentiment
de quoi produire des résultats d'une haute valeur
morale. Ces échappés du redouté naufrage avaient
CHATEAUBRIAND 69
appris à ne rien laisser perdre de l'irréparable
trésor des sympathies. Leurs effusions n'étaient
plus seulement spirituelles. Un peu de sentimenta-
lisme commençait de s'y mêler. Le style même
dont ils s'écrivaient se teintait d'une couleur où
nousi reconnaissons aujourd'hui la trace de la mé^
tamorphose d'imagination qui aboutit plus tard à
l'Idéal romantique. Si Pauline de Beaumont exerça
un empire de séduction très particulier sur tout
son groupe, c'est qu'elle incarna mieux que per-
sonne les tendances ondoyantes et mélangées de
ce moment fugitif. Par tant de points, elle était
demeurée la grande dame du dix-huitième siècle.
Cependant elle avait la prescience obscure et le
souhait d'une sensiblité nouvelle, au point de dire :
a Les phrases de M. de Chateaubriand me font
éprouver une espèce de frémissement d'amour, elles ;
jouent du clavecin sur toutes mes fibres. »
III
C'est ici le lieu de remarquer, par cet exemple
illustre, quelle bienfaisante influence une femme
de haute race peut exercer sur le développement
du génie d'un artiste qui s'ignore à demi. On s'est
moqué souvent, et non sans raison, de ce que l'on
a nommé assez irrévérencieusement la littérature
pour dames. ]\Iais, s'il est inévitable qu'un écrivain
70 ETUDES ET PORTRAITS i
qui ne travaille que pour les femmes tombe dans,
la mignardise, l'afféterie et la misérable élégance,
c'est une mauvaise condition, en revanche, de mé-
priser tout à fait leur jugement. Si l'on voulait,
par exemple, résumer d'un trait les insuffisances
de certains romans et de certains recueils de vers à
notre époque, — j'entends des plus célèbres, — on
reconnaîtrait qu'il a manqué à leurs auteurs d'avoir
vécu dans l'atmosphère d'idées nobles et de senti-
ments délicats que répand autour d'elle une femme
véritablement affinée et fière. Le tendre esprit fé-
minin est, moins que le nôtre, capable de l'extrême
logique et des fortes conceptions. Il possède à un
degré supérieur le sens de l'exquis, l'entente de la
nuance, et comme un goût inné de ce qui fait la
partie rare d'un talent. Les femmes ont, en outre,
cette chance heureuse, quand leur âme est un peu
hardie et subtile, de faire leur éducation beaucoup
plus par elles-mêmes que par les livres. Leur vi-
sion du monde est alors directe, personnelle et
neuve. Aussi les formes inédites de la littérature ;
trouvent en elles des adeptes moins prévenues queii
ne sont la plupart des hommes. Elles sont plus i
capables de s'affranchir des doctrines étroites et
des conventions de la rhétorique. Lorsque Cha- ;
teaubriand revint d'exil, ses amis, Joubert, Fon-
tanes et les autres, l'encouragèrent. Aucun ne lui
donna la mesure de son éloquence comme faisait 1
le frisson de Pauline de Beaumont sous sa parole.
Cette âme était la flûte de cristal fragile sur la-
quelle il essayait ses mélodies inédites, qui de- .
CHATEAUBRIAND 71
valent faire pleurer d'admiration tant de beaux
yeux. Sans qu'il s'en doutât, il apprenait d'elle à
dessiner des images à la ressemblance de son cœur,
à elle, qui valait mieux que toutes ces images. Si
l'on tentait d'analyser ainsi les lois d'éclosion mys-
térieuse de cette magique plante qui est le talent,
comme on s'étonnerait de la part d'influence exer-
cée oar d'autres êtres qui n'ont jamais songé à
conquérir le don glorieux d'exprimer ! Qui enlève-
rait du miel composé par le génie de l'auteur de
René le parfum pris à l'âme de sa sœur, à celle
de Paulme, — lis frémissants et si vite fanés, —
risquerait de faire évaporer le plus délicat arôme
du divin mélange.
Chateaubriand s'est-il rendu bien compte de ce
qu'il devait à ces nobles et gracieux esprits de
femmes? A coup siir, il a dans ses Mémoires une
phrase bien égoïste sur Pauline, et qui détonne
singulièrement lorsque l'on vient de lire le livre
de M. Bardoux : «Quand je la connus,» dit-il, «elle
était déjà frappée de mort. ]e me consacrai à ses
douleurs. S) Elle n'était pas morte depuis six mois
qu'elle était remplacée dans son cœur. Il s'en est
excusé en écrivant une phrase éloquente sur «l'in-
digence de notre nature». Nul plus que lui n'a
su pratiquer cet art des aveux qui sauve nos fai-
blesses par la magnificence de leur ostentation.
Une autre personne demeura plus fidèle au culte
de la morte. Ce fut Joubert. Celui-là ne se con-
sola jamais. Il continua, chaque année, de consa-
72 ÉTUDES ET PORTRAITS
crer un mois à cette religion pieuse, au souvenir
de celle qui avait donné à un autre qu'à lui le meil-
leur d'elle-même. Joubert n'était pourtant qu'un
ami, mais peut-être, pour goûter pleinement le
charme intime d'une femme, le mieux est-il de se
trouver auprès d'elle à l'abri de la passion ins-
pirée ou ressentie. Il y a un duel dans presque
tous les amours, et il arrive le plus souvent que l'on
a été ou le bourreau ou la victime. — l'un et l'autre
parfois — cie celle qui nous fut unie par d'autres
sentiments que ceux de l'amitié. Quand Pauline
de Beaumont mourut à Rome, elle ne put se re-
tenir d'avouer à Chateaubriand qu'elle ne s'était
pas sentie aimée par lui. Les protestations dans
lesquelles il enveloppa l'agonisante l'aidèrent à
mourir, c'est lui qui nous le raconte, «désespérée
et ravie.» Il n'en avait pas moins vu saigner la
^plaie de ce cœur malade, et une plaie ouverte par
lui. C'était de quoi ne jamais songer à la pauvre
femme sans un secret remords. Joubert, au con-
traire, n'avait gardé de l'ensevelie de Saint-Louis
des Français que des souvenirs d'une pure, d'une
suave poésie. Il avait été le consolateur des maux
causés par un autre et qu'il avait devinés, rôle ro-
manesque et tendre pour lequel était si naturelle-
ment fait ce songeur qui ^ n'était qu'un esprit.
M. Bardoux, à la dernière page et dans une phrase
touchante, nous montre René agenouillé devant le
tombeau de Pauline, « et la suppliant, com.me dans
l'épitaphe grecque, de ne pas boire, chez les morts,
à la coupe qui fait oublier. » Il n'est pas sûr que
CHATEAUBRIAND 73
dans le secret de sa pensée le grand écrivain, qui
avait eu l'involontaire mais terrible tort de ne pas
assez aimer son amie, ne formulât point précisé-
ment le vœu contraire et qu'il ne murmurât pas à
l'ombre plaintive le conseil d'aller au fleuve sacré,
afin de se guérir à jamais, tandis que Joubert eût
certainement dit, avec le Grec ancien : « C'est ici
le monument de notre amitié ; — la pierre est
petite, notre amitié fut grande. — Je t'aimerai tou-
jours... et toi, s'il t'est permis, au milieu des morts,
— pour moi, du moins, ne goûte pas à l'eau du
Léthé ! »
IV
ALFRED DE VIGNY^'>
Les œuvres d'Alfred de Vigny achèvent de pa-
raître dans la petite bibliothèque elzévirienne pu-
bliée par la maison Lemerre. Après les poésies,
après les romans, voici le Journal d'un poète, ce
précieux recueil de pensées intimes, choisies avec
un tact irréprochable, dans les papiers de l'écri-
vain mort, par M. Louis Ratisbonne. L'occasion
est bonne à la critique pour revenir une fois encore
sur l'auteur de Moïse, d'Eloa, de la Maison du
berger, de la Mort du loup et de la Colère de
Samson, poèmes d'une beauté inaltérée, et qui
brillent, dans notre ciel littéraire d'aujourd'hui,
avec une douce clarté de lointaines étoiles. La
gloire de Vigny n'a-t-elle pas, elle aussi, un charme
d'étoile par son éclat discret, son mystère, sa hau-
teur sereine et sa pureté? Plusieurs poètes lui sont
(i) A propos d'une réimpression des œuvres complètes d'Alfred
de Vigny (1S85).
ALFRED DE VIGNY 75
supérieurs par la puissance, et plusieurs par la re-
nommée. Aucun ne l'égale en aristocratie. Il fut,
par essence, un génie rare. Mais ce don de la rareté,
dangereux autant que séduisant, ne dégénéra pas
chez lui en manière. Le scrupule moral le protégea
contre cet excès de ses qualités. Il dit quelque part
dans son ] oiirnal : « Le malheur des écrivains est
qu'ils s'embarrassent peu de dire vrai, pourvu qu'ils
disent. // es^ temps de ne chercher les paroles qzie
dans sa conscience... y> La phrase que j'ai souli-
gnée pourrait servir d'épigraphe à toutes les par-
ties de son œuvre. Il y a gagné de doubler son
aristocratie native d'une étoffe vivante d'humanité.
Cette poésie d'une forme exquise se trouve ne pas
être un travail d'exception et de byzantinisme. Je
voudrais essayer de montrer, en m'en tenant aux
cinq morceaux dont j'ai cité les titres, en quoi ces
œuvres d'un art raffiné traduisent quelques-unes
des profondes aspirations de l'âme contemporaine.
Ce n'est pas que les autres poèmes d'Alfred de
Vigny n'abondent en fragments magnifiques,
comme ses livres de prose en pages très distin-
guées. Mais les cinq poèmes dont je parle sont la
portion la plus nécessaire, la plus inévitable, de
ses ouvrages, et ils suffisent à évoquer en ses maî-
tresses lignes cette physionomie d'un des plus no-
bles artistes qui aient vécu parmi nous
';6 ÉTUDES ET PORTRAITS
Pour se r'eprésenter quelles influences ont con-
couru à former dans Alfred de Vigny le je ne
sais quoi de presque inexprimable qui fait la per-
sonne et dont s'empreint tout l'œuvre d'un écrivain,
ensemble et détails, volume par volume, page par
page, il suffit de lire, d'abord dans le Journal d'un
poète, la partie datée de 1847 et qu'il a intitulée ;
Fragment de Mémoires, puis, dans Servitude et
Grandetcr militaires, le chapitre du début : « Pour-
quoi j'ai rassemblé ces souvenirs.» Il était le des-
cendant d'une vieille famille provinciale dans la-
quelle s'était conservée une tradition de féodalité
guerrière : «François de Vigny, mon trisaïeul, son
fils Etienne de Vigny et Jean de Vigny ensuite, et
après, Guy de Vigny, enfin Léon de Vigny, mon
père, avaient vécu paisiblement, et sans ambition,
dans leurs terres d'Emmierville, Moncherville et
autres lieux, chassant le loup, se mariant et créant
des enfants, après avoir poussé leur service mili-
taire jusqu'au grade de capitaine, où ils s'arrê-
taient pour se retirer chez eux avec la croix de
Saint-Louis, selon la vieille coutume de la noblesse
de province.» Le dernier de ces gentilshommes-
soldats, le père du poète, avait fait campagne
contre le grand Frédéric. Il racontait à l'enfant
ALFRED DE VIGNY 77
l'héroïque frivolité des armées d'alors, les élé-
gances martiales du roi de Prusse, si pareil à
César dans son mélange de réalisme foncier et
d'insouciance apparente. — Ne s'amusait-il pas à
jouer de la flûte dans sa tente, le soir d'une ba-
taille gagnée? — Le descendant des Vigny s'ini-
tiait ainsi à cette poésie de la guerre au dix-
liuitième siècle qui se retrouve dans les pages
fringantes du prince de Ligne. Même le courage,
en ces temps heureux, se faisait léger et coquet,
pimpant et enrubanné. Cette poésie de la guerre
n'était pas seulement dans; les discours que le
futur écrivain de Servitude et Grandeur, à peine
aussi haut qu'un mousqueton, écoutait de toutes
ses oreilles et de tout son esprit. Sur l'Europe
d'après 1800 flottait une vapeur de poudre, gri-
sante et traversée de cris de victoire. Alfred de
Vigny était né en 1797, et sa première jeunesse
s'écoula, comme toutes les jeunesses de ce début
de siècle, dans la vision de l'Homme qui remplis-
sait alors l'horizon avec ses maréchaux et sa
grande armée. L'étrange atmosphère de féerie
presque orientale, dans laquelle Napoléon enve-
loppa la France et le monde, exerça sur l'imagi-
nation des enfants de cette époque une ineffaçable
influence. Victor Hugo et Balzac en sont deux
vivantes preuves. Aux premières pages de la Con-
fession, Alfred de Musset a dit magnifiquement
les extases et les déceptions de cet enthousiasme,
comme Michelet dans ses Mémoires a révélé le
contre-coup de haine furieuse que cet enthousiasme
78 ÉTUDES ET PORTRAITS
éveillait, par réaction, dans les jeunes cœurs re-
belles à l'Idole. Le Toscan Bonaparte, cet énig-
matique et prestigieux magicien de gloire, a con-
servé jusqu'à nos jours le privilège de passionner.
Il est ou trop aimé ou trop détesté. De son vivant,
il était le dieu de la bataille, et, par lui, la san-
glante religion de la guerre recrutait des fidèles
d'un bout à l'autre du vieux monde. Alfred de
Vigny, attiré déjà du côté des armes par les souve-
nirs de sa famille, subit, lui aussi, la fascination
commune. Seulement ses dix-huit ans sonnaient au
moment même où Bonaparte s'abîma dans le
désastre final. — N'importe, personne à cette
époque ne croyait à une paix durable, et le futur
écrivain se fit lieutenant de cavalerie.
«Ce ne fut que très tard que je m'aperçus que
mes services n'étaient qu'une longue méprise et
que j'avais porté dans une vie tout active une
nature toute contemplative...» Cette phrase très
simple de Servitude et Grandeur explique et ré-
sume le drame secret qui fut celui de la jeunesse
du poète. Le contraste était trop fort entre ce
métier, choisi d'avance par une aveugle exalta-
tion de tête, et cette nature de songeur. Ceux qui
sont nés pour penser sur la vie, au lieu de vivre,
ne seront jamais des hommes d'action, quand
même le spectre d'un père assassiné leur apparaî-
trait sur la terrasse d'EIseneur. Vigny avouait lui-
même cette infirmité de son être intime, lorsqu'il
constatait dans son Journal l'envahissement con-
tinu de la méditation intérieure. « Ce qui se fait
ALFRED DE VIGNY 79
et ce qui se dit par moi ou par les autres m'a tou-
jours été trop peu important. Dans le moment
même de l'action et de la parole, je suis ailleurs,
je pense à autre chose. Ce qui se rêve est tout pour
moi. » Avec une disposition pareille, les promis-
cuités et les duretés de son existence de garnison
ne pouvaient qu'exaspérer en lui au plus haut
degré ce sentiment de la solitude morale auquel les
rêveurs sont déjà par nature trop enclins. C'est
ainsi que peu à peu ce métier de la guerre lui
devint non plus une occasion d'agir, mais un pré-
texte à réfléchir. Il en supportait les servitudes,
il en devina les grandeurs, — servitudes et gran-
deurs qui se résolurent en une sorte dfe stoïcisme
très personnel, très particulier, et précisément, c'est
par ce stoïcisme que Vigny se trouve être un re-
présentant admirable de ceux qui comme lui, pour
des raisons de tous ordres, ont eu à souffrir de la
solitude de l'âme. Comme le roi de la légende an-
tique changeait en or les objets que touchaient ses
doigts ensorcelés, une sorte d'alchimie de songe
permet au poète de transformer en un métal pré-
cieux, en une matière sublimée, les plus menus évé-
nements de la vie, et voilà comment, de la mélan-
colie, assez médiocre après tout, d'un officier artiste,
Alfred de Vigny fit sortir d'admirables fragments
d'épopée morale.
&0 ÉTUDES ET PORTRAITS
II
La solitude de l'âme, — n'est-ce pas le thème
unique des poèmes que j'ai choisis dans l'œuvre
de Vigny, suivant ainsi le goût de presque tous
les lecteurs du poète? Considérez, en effet, quelle
plainte se dégage de ces vers, d'une si intense ar-
deur dans leur nudité, — car la phrase d'Alfred
de Vigny, pensive et pure jusqu'à paraître entiè-
rement spiritualisée, ignore les surcharges) de cou-
leur. — Le premier, Moïse, qu'est-ce autre chose
que la solitude de l'âme dans le travail et dans
le génie? Ce gémissement du prophète que sa
grandeur sépare des autres hommes, c'est le gémis-
sement aussi de tout être emprisonné dans un in-
communicable Idéal. «Ah! Seigneur,» s'écrie le
sublime ouvrier qui n'a pas, qui ne peut pas avoir
de compagnon dans sa tâche mystique, — pas
plus qu'aucun de nous n'en saurait avoir dans le
silencieux effort vers la réalisation de ses songes.
«Ah! Seigneur...
<f Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire,
« Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre... »
Eloa, c'est la solitude de l'âme dans le plus tendre
des sentiments, le plus capable, semble-t-il, de
fondre les cœurs les uns dans les autres, la pitié.
Vainement cette plaintive, cette caressante pitié
se prodigue- t-el le jusqu'à l'entier sacrifice de la
ALFRED DE VIGNY 8i
personne, elle est impuissante à transformer une
autre personne et à la pénétrer. Eloa, descendue
jusqu'à l'abîme, demande à celui qu'elle a voulu
consoler au prix de son salut éternel :
« Seras-tu plus heureux du moins ? Es-tu content P »
et l'autre répond par ce cri qui termine le poème
sur un infini de douleur :
M Plus triste que jamais... »
La Mort du loup, c'est la solitude de l'âme dans
le malheur, comme la Maison du berger raconte
la solitude de l'âme dans le bonheur, — devant la
nature aveugle, sourde et muette, qui ne sait rien
de nos désastres ni de nos félicités, en sorte qu'il
est puéril également de la maudire et de la bénir,
de l'insulter et de l'adorer :
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,
Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.
Enfin, la Colère de Samson, cette imprécation su-
blime qui gronde au fond de toutes nos mé-
moires, c'est la solitude de l'âme dans l'amour,
Près de ce compagnon dont le cœur n'est pas sûr :
La femme, enfant malade et douze fois impur...
Sous des symboles qui vont ainsi d'une extrémité
à l'autre des âges et des temps bibliques jusqu'à
nos jours, Vigny n'a donc chanté qu'une misère,
celle de la Psyché abandonnée qui cherche en
vain avec qui échanger son secret, exilée immor-
telle que ses sœurs méconnaissent, sur une terre
qui ne sera jamais sa patrie.
6
82 ÉTUDES ET PORTRAITS
Cette émotion qui sert d'élément premier et
comme de substance morale aux poèmes princi-
paux d'Alfred de Vigny se trouve correspondre à
l'un des caractères les plus marqués de notre siècle
finissant. De là résulte cette intensité de leur re-
tentissement dans le cœur de beaucoup d'entre
nous. De tous les maux de notre âge d'angoisse.
l'un des plus douloureux n'est-il pas justement
cette solitude morale oii vivent tant de sensibilités
aujourd'hui? Ne peut-on dire que c'est le sort non
pas de tel ou de tel individu, mais de l'homme
moderne lui-même? Si l'on considère cet homme
moderne du point de vue religieux, on trouve que
le plus souvent il est seul parce qu'il n'a plus
d'Eglise, qu'il ne fait plus partie d'une commu-
nion. Aucun autel nouveau ne se dresse en face de
l'autel déserté. Que sera-ce du point de vue social ?
Les traditions ont été détruites qui dans le pré-
sent faisaient survivre le passé, qui donnaient aux
fils, comme compagne invisible et toujours pré-
sente, la bonne volonté des pères. La vaste marée
démocratique roule dans ses vagues les débris des
anciens foyers, et chacun lutte pour son compte
parmi les larges ondes qui vont et qui viennent,
balayant le sol de l'antique Europe. Que sera-ce
encore du point de vue métaphysique? Voici que
l'homme moderne a cessé d'avoir cette notion du
déisme, dogme consolateur où se réfugiaient les
contemporains de Voltaire et de Rousseau.
Esclaves de la conception scientifique de l'univers,
nous ne pouvons pas nous représenter autrement
ALFRED DE VIGNY 83
qu'à l'état d'inconnaissable le fond ténébreux sur
lequel se détache le songe, peut-être inutile, de
notre pauvre vie. Où le retrouver, ce Dieu person-
nel, ce Père qui était aux cieux, le seul être avec
qui l'âme pût engager le dialogue immortel du
repentir et du pardon? Ils sont noirs et fermés,
les cieux, pour l'âme qui a perdu la foi, et elle
se sent seule, d'autant plus seule qu'elle se souvient
d'avoir été aimée, d'avoir senti qu'elle était aimée
infiniment. Comme le saint Jean de la céleste
Cène, elle se penche, cherchant une épaule où
reposer le poids de ses pensées, et, ne la trouvant
pas, ses larmes coulent, intarissables.
Ces larmes de nostalgie et de désespoir mouil-
lent les pages des poèmes d'Alfred de Vigny.
Mieux qu'aucun autre il a rendu cette double an-
goisse des négateurs de notre époque : l'angoisse
que leur infligent la vision de l'universel néant et
le besoin de l'universel amour, le sentiment de l'ab-
solue, de l'implacable nécessité, et l'appétit insa-
tiable de la justice. De là résulte une sorte de
stoïcisme que nul n'a su traduire comme ce poète,
le stoïcisme héroïque et tendre d'un vaincu qui
ne crie pas à la douleur : — « Tu n'es pas un
mal», mais qui lui soupife : — «Tu es un mal, et
à cause de cela, je t'aime, parce que souffrir, c'est
se distinguer de cet insensible monde, c'est don-
ner tort à cette nature qui nous a fait sortir d'elle,
capables de la juger et de la condamner. » Dans
les projets de poèmes que Vigny a laissés derrière
lui, il r<'en trouvait un intitulé le Jugement dernier.
84 ÉTUDES ET PORTRAITS
« Ce sera ce jour-là que Dieu viendra se justifier
devant toutes les âmes et devant ce qui est vie...»
Se justifier, c'est-à-dire montrer qu'il y a une cor-
respondance entre les exigences de notre âme et
la nature, que cette âme, par suite, n'est pas seule...
Les bergers de la fable coupaient au bord d'un
lac le roseau où ils taillaient leur flûte; on dirait
que Vigny a coupé, lui, pour moduler ses mélo-
dies plaintives, un roseau pensant, — comme celui
dont parle Pascal, — et quoi d'étonnant s:i notre
cœur défaille à écouter le soupir idéal que son
souffle arrache à cet instrument de rêve?
III
Si l'auteur de Moïse et d'Eloa n'avait été que le
poète de philosophie dont j'ai essayé de caracté-
riser l'inspiration, certes, il serait très grand, il ne
serait pas complet. Le problème de la solitude de
l'âme a pour suite nécessaire le problème de
l'amour, et Alfred de Vigny l'a si bien compris
que deux de ses plus belles œuvres : la Maison du
berger et la Colère de Samson, unissent ces deux
données l'une à l'autre. Ces deux poèmes mani-
festent une conception du type féminin, si pas-
sionnée à la fois et si intellectuelle, si originale et
en même temps si humaine, qu'elle n'a pas été sur-
passée. D'autres poètes ont aimé, souffert de leur
ALFRED DE VIGNY 85
amour et chanté leur souffrance. Alfred de Musset
a jeté un cri d'agonie qui nous trouble encore. Seu-
lement il a subi la passion sans la penser, si l'on
peut dire. Ses vers laissent deviner des femmes
diverses; il n'a pas eu, semble-t-il, une vision su-
périeure de la femme et de l'amour. Lamartine,
lui, a confondu l'amour avec l'enthousiasme. La
femme qu'il célèbre en ses strophes merveilleuses
ne lui est qu'une occasion d'hosannahs. Il était si
profondément religieux que tout chez lui tournait
à la piété, même le plaisir. Qu'est-ce que le Lac,
sinon la paraphrase du discours des impies dans
l'Ecriture : « Couronnons-nous de roses avant
qu'elles ne soient flétries...?» Que disent d'autre
les païens illustres, un Catulle et un Horace? Mais
cette paraphrase s'orchestre en hymne, et ces va-
riations sur un thème de Catulle et d'Horace ac-
compagnées par l'orgue immense de ce génie chré-
tien prennent des sonorités grandioses de plain-
chant. Les stances d'amour de Victor Hugo ne
sont qu'une effusion lyrique, une ode enivrée tour
à tour et sentimentale, mais rien qu'une ode, un cri
dans un assaut de visions. Il ne s'en dégage pas
une idée de la femme et de l'amour, tandis que
cette idée apparaît au-dessus de la Maison du
berger et de la Colère de Sanison, comme les idées,
dont parle Platon, flottent au-dessus de notre
monde, qui leur emprunte et sa force et sa vie.
Le sujet du premier de ces poèmes est indiqué
par son titre même. C'est une invitation au voyage
adressée par le poète à une femme qu'il appelle
86 ÉTUDES ET PORTRAITS
du nom symbolique d'Eva, et qu'il convie à s'en-
fuir avec lui au loin :
Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher l'amour et ta divine faute.
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la maison du berger...
Et la femme évoquée ainsi dans ce paysage en
devient l'âme réelle, la seule raison d'exister pour
ce décor de nature, destiné uniquement à servir
de cadre à sa beauté :
Viens donc; le ciel pour moi n'est plus qu'une auréole
Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et te défend.
La montagne est ton temple et le bois ta coupole,
L'oiseau n'est sur sa fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume et l'oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire,
La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant...
A cette élévation extatique vers la femme consi-
dérée comme l'être de qui émane toute beauté, en
qui s'incarne toute douceur, à ce culte tremblant
qui fait dire au poète :
Eva, j'aimerai tout dans les choses créées,
Je les contemplerai dans ton regard rêveur,
reconnaissez-vous le sentiment de l'amour tel qu'il
dérive du moyen âge? Nos brûlantes ambitions de
spiritualité, nos tendresses imaginatives trouvaient
de quoi se dépenser autrefois dans l'adoration de
la Madone. Nous avons pu, en nos jours de néga-
tion, perdre la foi de jadis dans la mère de Dieu,
dans la créature céleste en qui s'incorporait sous
ALFRr<:D DE VIGNY 87
une forme purifiée le doux esprit féminin. Mais la
croyance chassée de notre intellect survit dans
notre sensibilité. Chez Edgar Poë, chez Baude-
laire, chez d'autres poètes encore qui furent des
curieux de la vie spirituelle, on retrouve cette vision
de la femme, parée pour une heure de l'idéalité
de la Vierge sainte. Aucun n'a eu les agenouille-
ments, les effusions de tendre rêverie qui se mani-
festent dans la Maison du berger. Aucun n'a su,
comme Vigny, mélanger à cette ferveur d'amour
exalté la sensation amère que l'objet de cette fer-
veur n'est pas l'incorruptible et surnaturelle Marie,
mais bien une créature de chair, fragile et péris-
sable, dont la beauté va s'évanouir dajis la vieil-
lesse et dans la mort.
Aimons ce que jamais on ne verra deux fois,
s'écrie le poète, et il reprend :
Ah! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse,
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant?
Oui, elle est promise à la mort et il l'en aime da-
vantage de ne faire que passer, — que passer,
comme tant d'autres qui furent, elles aussi, une
heure durant, le visible Idéal :
Nous marcherons tous deux, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé.
Et quelle signification tragique cela donne aux
derniers vers qui montrent la bien-aimée,
Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines
Son amour taciturne et toujours menacé...
Toujours menacé, par la nature d'abord, par la
88 ÉTUDES ET PORTRAITS
vie, par les haines des autres hommes, et, danger
pire, hélas ! par le cœur même de celui dont elle
est aimée. Tournez quelques pages du recueil et
lisez maintenant la Colère de Samson, qui sert de
contraste à la Maison du berger. Tel, sur les murs
d'une chapelle italienne, un crucifiement fait op-
position à quelque heureuse scène de gloire reli-
gieuse : nativité, visite des rois mages, agenouille-
ment de l'ange qui dit, Ave, son lis entre les
doigts. Oui, de sa religion envers la Madone,
l'homme moderne a gardé un besoin d'entourer
d'un culte le doux esprit féminin; mais aussi de
ses coupables expériences, de ses curiosités cri-
minelles, de ses réflexions de psychologie et de
physiologie, il a pris la défiance de cet esprit si
décevant dans sa douceur, si meurtrier dans ses
trahisons :
Car, plus ou moins, la femme est toujours Dalila.
Qu'elle est impressive et simple, cette vision du
Samson biblique! — Une tente est dressée dans
le désert. Le héros y rêve, ayant sur ses genoux la
tête si belle de la maîtresse qui doit le vendre
pour la quatrième fois. Il le sait, et il, commence
de se lamenter :
Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,
Se livre sur la terre, en présence de Dieu,
Entre la bonté d'homme et la ruse de femme.
Car la femme est un être impur de corps et d'âme.
Ah ! l'éloquente plainte et dans laquelle se résut-
ment les invectives les plus dures de Schopenhauer
à l'égard des femmes, comme les amertumes
ALFRED DE VIGNY 89
éparses dans les comédies d'un Dumas, comme
les réquisitoires diriges par Tolstoï et les plus ré-
cents pessimistes contre l'amour et ses animalités
natives! Et quels vers que ceux où l'implacable
poète lance à l'avenir cette prophétie sinistre :
Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodomej
Et, se jetant de loin un regard irrité.
Les deux sexes mourront chacun de leur côté!
Mais plus encore que cette éloquence et que cette
colère, ce qu'il y a d'incomparable dans ce poème,
c'est sa douleur, c'est le suintement de la plaie
intime qui le colore de sang. Quelle plaie? La plus
inguérissable, celle du cœur qui, ne pouvant plus
jamais croire tout à fait, ne peut cependant se gué-
rir d'aimer, et qui s'abandonne aux trahisons pos-
sibles, par désespoir d'avoir à les combattre :
Mais enfin je suis las, j'ai l'âme si pesante
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante
Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain,
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se tord dans sa fange et s'y croit ignorée!...
Comment sortir de cette affreuse lutte contre l'être
aimé, — où il est honteux d'être vainqueur, si on
l'est par la ruse, et trop douloureux, si c'est par le
pardon, — autrement qu'en s'en allant d'un monde
où il est également impossible de satisfaire le rêve
de l'amour, héritage sublime des piétés de naguère,
et d'y renoncer :
j'ai donné mon .secret, Dalila va le vendre.
Qu'ils seront beaux les pieds de celui qui viendra
Pour m'annoncer la mort! Ce qui sera sera...
90 ÉTUDES ET PORTRAITS
IV
Le lecteur a pu le remarquer : les différents mor-
ceaux que je viens d'analyser appartiennent à
l'ordre symbolique. C'est, à mon avis, une des
preuves les plus frappantes de la hauteur de vues
d'Alfred de Vigny que d'avoir deviné cette va-
leur poétique du symbole. La beauté poétique pure
ne réside-t-elle pas dans la suggestion plus encore
que dans l'expression? Les esthétiques confuses de
notre époque ont pu s'y tromper, et beaucoup de
poètes ont essayé de produire des effets de poésie
avec une transcription directe de leurs sentiments.
L'expérience a prouvé qu'ils obtenaient ainsi de
très puissants effets de passion, mais qui dit pas-
sion ne dit pas poésie. Pour que le sortilège des
beaux vers s'accomplisse, il y faut du rêve et de
l'au-delà, de la pénombre morale et du mysté-
rieux, a Qu'est-ce que la poésie? » disait Byron
dans ses Mémoires. — «Le sentiment d'un ancien
monde et celui d'un monde à venir.» Un autre
univers aperçu, par delà les événements de la vie
présente, comme capable de nous combler le cœur,
et regretté dans le désespoir ou pressenti dans le
désiir, c'est bien là où se meuvent les imaginations
des poètes, et le symbolisme se prête merveilleuse-
ment à cette sorte de mirage. Alfred de Vigny a
ALFRED DK VIGNY 91
eu l'énergie, voyant cette vérité, de la mettre en
pratique, comme il a eu l'énergie, si rare en un
âge ivre de violence, de demeurer discret et tendre.
Il a pratiqué la plus rare des intransigeances, celle
de la délicatesse. Aussi reste-t-il cher à ceux qui
l'aiment, comme Virgile et comme Shelley, — le
Virgile de la Didon après la mort, qui détourne
ses yeux pour ne pas voir son amant perfide; le
Shelley de la Plante sensitive ou du fragment :
The Magnetic Lady to her patient, et longtemps
encore les adorateurs des beaux vers auront dans
les yeux la silhouette du noble artiste telle que
lui-même l'a dessinée aux dernières strophes de
la Maison du berger :
Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule en y posant ton front?
Viens, du paisible seuil de la maison roulante.
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront...
Et le divin poète, lui, ne passera pas!
VI
LAMARTINE^'^
Il en est des grandes renommées littéraires, ces
créations idéales de l'imagination des siècles,
comme de tous les êtres vivants; elles subissent
des métamorphoses et sont soumises à l'univer-
selle loi de l'évolution. Il semble que presque toutes
traversent ainsi trois principales phases, au terme
desquelles l'écrivain se trouve enfin rangé à une
place fixe dans l'histoire générale des esprits. Il
y a d'abord, pour le génie qui se manifeste, une
période d'avènement, ou, si l'on veut, d'envahis-
sante et subite conquête de l'opinion. Cette pé-
riode, qui se produit d'ordinaire du vivant même
de l'auteur, est celle des enthousiasmes extrêmes
et des fanatismes. C'est l'époque oii les dévots du
talent récemment révélé pullulent, s'agitent, s'exal-
tent, et sacrifient sur l'autel du dernier Dieu toutes
(i) A propos des Souvenirs de M. Alexandre sur Lamartine
(iS8s).
LAMARTINE 93
les religions passées. Cela dure dix années ou
cinquante, suivant les circonstances; puis la pé-
riode de la réaction commence, qui est celle de la
cruelle injustice. Le Dieu d'hier se trouve soudain
relégué, à son tour, parmi les idoles vieillies. La
mode a fait volte-face et ne reconnaît plus que les
défauts de l'artiste dont elle n'avait vu que les
qualités. On dirait que la loi de la Némésis est,
ici comme ailleurs, inévitable, et que l'excès de
l'admiration se solde nécessairement par l'excès
du dénigrement. La troisième période arrive enfin,
qui est celle de la critique digne de ce nom, —
de la critique pacifiante qui n'exalte ni ne con-
damne, mais qui comprend, et au regard de la-
quelle une étroite connexion unit les qualités aux
insufiîsances.
C'est alors seulement que l'œuvre de l'écrivain
apparaît sous son vrai jour, dans la place qui lui
convient, entre les œuvres qui l'ont précédée ou
déterminée, d'une part, et, de l'autre, les œuvres
qui l'ont suivie et qu'elle a déterminées. Elle n'était,
cette œuvre, trop admirée tour à tour et trop dé-
criée, qu'un moment de la littérature, et c'est après
coup que l'importance de ce moment peut être
mesurée. Aujourd'hui nous savons quelle fut la
portée de l'effort de Ronsard. Qui pouvait en ju-
ger parmi ses contemporains, ivres d'engouement,
et parmi ses successeurs, aveugles d'injustice? Nous
commençons de définir à sa valeur la besogne ac-
complie par Voltaire. Ni les encyclopédistes, ses
fervents, ni les romantiques, ses détracteurs, n'étaient
94 ÉTUDES ET PORTRAITS
des appréciateurs équitables de ce grand homme.
A une moindre distance, nous pouvons recon-
naître ceux de nos illustres contemporains qui déjà
sortent de la seconde période pour entrer dans la
troisième. Parmi ceux-là, deux surtout doivent atti-
rer l'attention de l'observateur qui étudie le flux
et reflux du goût public : ai-je besoin de nom-
mer Chateaubriand et Lamartine? Qu'il est loin
cet âge où Atala et les Harmonies apparaissaient
comme une révélation nouvelle de la Beauté !
«Qu'ils ont vite passé!...» disent du prosateur et
du poète leurs adversaires triomphants, et même
leurs fidèles répètent avec mélancolie : «Ils ont
passé!... » Mais, s'ils ont passé, c'est pour revenir,
pour s'asseoir à la place méritée qui doit demeurer
la leur. A bien des signes, il est loisible de recon-
naîtra que l'époque de la mise au point de ces
glorieuses figures n'est pas très éloignée. Pour ce
qui est du second -au moins de ces deux écrivains,
je veux parler du poète, la faveur avec laquelle
est accueilli le livre de Sojivenïrs publié sur lui
par son secrétaire intime, M. Charles Alexandre,
suffirait à témoigner de ce retour d'opinion. Ce
livre n'est pas près d'être un chef-d'œuvre. Il est
composé au hasard d'un journal privé, tout mêlé
d'anecdotes insignifiantes, écrit d'un style bien
inégal. Il a été lu cependant, parce que Lamartine
y revit tout entier, parce qu'à cette occasion, les
traits essentiels de cette figure si typique, de ce
poète qui ne fut que poète, se trouvent remis en
pleine lumière, enfin parce que ces Souvenirs ont
LAMARTINE 95
rappelé à notre mémoire à tous tant de vers d'une
incomparable beauté, auxquels il faut bien retour-
ner comme à la plus pure, à la plus jaillissante
source de rêverie.
Le Lamartine que M. Charles Alexandre évoque
devant nous n'est déjà plus ce poète de la tren-
tième année qui s'accoudait en 1820 au marbre des
cheminées dans les salons du faubourg Saint-
Germain pour réciter ses premiers vers, — char-
mant cavalier qu'une légende romanesque entou-
rait d'une auréole. « La touche de ses vers », écri-
vait de lui Stendhal, «rappelle à tous moments
ses aventures de Naples. Ces aventures touchantes
ne sont un mystère pour personne ici; mais il
serait peu délicat de les imprimer. Elles ont
plongé M. de Lamartine dans une mélajicolie pro-
fonde, et lui ont donné son talent.» Un quart de
siècle avait passé sur la tête bouclée de l'amant
de Graziella, depuis cette entrée triomphante dans
le génie et dans la gloire. On était en 1843. Le
poète, né vers 1790, avait alors plus de cinquante
ans. Il n'écrivait plus de vers que pour aider aux
œuvres de charité de sa femme. Quand cette der-
nière lui disait : «Je vous aurais voulu à ce con-
cert de musique,» il répondait : a J'aime mieux la
96 ÉTUDES ET PORTRAITS
commission des chemins de fer.» Il avait aban-
donné la muse pour la politique, et l'ensorcelle-
ment où il tenait ses fidèles était si fort que même
ceux-ci ne lui en voulaient point de ne plus les
enivrer avec la mélodie sacrée de ses strophes. «Il
veut mettre Dieu dans la politique, l'homme y est
trop.» Cette ligne du journal de M. Charles
Alexandre suffirait à indiquer ce que l'auteur des
Méditations était pour ses admirateurs d'alors, —
une religion; et remarquez que le jeune homme qui
parlait ainsi de son poète ne le connaissait que
par ses livres. M. Charles Alexandre était venu de
sa province, possédé par cet unique désir : voir
Lamartine. «Lamartine! Ce nom harmonieux me
ravissait. — Ton nom est un parfum répandu, dit
le Cantique des Cantiques, voilà pourquoi les
vierges t'aiment... » Il était recommandé à un
autre disciple du poète, ce dévoué et noble Dar-
gaud, que Lamartine employait à ses négociations
d'argent et dont il disait : « C'est un Talleyrand
d'âme. » Dargaud vivait pour le grand homme,
comme Ernest de la Brière vit pour Canalis dans
la Modeste Mignon de Bakac. Rien de -plus aima-
ble que l'émotion timide ressentie par le futur se-
crétaire intime durant les semaines qu'il passe à
espérer l'heure de là présentation. «Ah!» écrit-il
sur son journal, à la date de janvier 1843, «Dar-
gaud a fait une longue promenade avec Lamar-
tine; que je l'envie!» et il relate la conversation
du poète, entendue à travers les récits du confi-
dent : «Aujourd'hui, dans la rUe, au bruit des
LAMARTINE 97
voitures, Lamartine a exposé à Dargaud les idées
du discours par lequel il inaugure son opposi-
tion... Il y a quelques jours, séduit par le soleil,
le poète est monté à cheval avec Dargaud... »
Quand enfin il a pu l'approcher en personne, quels
cris de joie, ceux d'un amoureux qui a réussi à se
faire présenter à une femme idolâtrée de loin pen-
dant des jours : «Soirée de bonheur! J'ai entendu
Lamartine...» Et, à la première visite : «Grande
date dans ma vie, je suis allé au foyer de Lamar-
tine...» L'enchantement avait commencé par la
lecture des livres du poète, il continuait par le
charme de sa personne. La mort même ne devait
pas l'interrompre. Ce livre, daté de 1884, en est
la vivante preuve. Rien qu'à feuilleter ces Sou-
venirs, on comprend bien cet enchantement, car
c'était, cet homme de génie, la séduction même.
Il avait pour lui, même à cet âge de la jeunesse
finie et de la vieillesse toute proche, le don pres-
tigieux dv magnétisme physique. Il était beau, de
cette beauv î indestructible que Chateaubriand a
gardée, lui aussi, jusqu'à la fin. «Sa tête maigre,
nerveuse, sculptée par le divin artiste, bien posée
sur la longue tige du cou, aux yeux noirs perçants,
au nez aquilin, à la bouche souriante, au menton
à large base, au front élevé, à la pâleur transpa-
rente, se détachait sur un habit noir. Sa taille
élancée se cambrait avec une sveltesse, une élé-
gance suprêmes. Il avait la démarche rythmée, lé-
gère, le corps ailé, la beauté de l'Apollon antique.
// éfûif lyrique de la tête aux pieds. Son corps,
98 ÉTUDES ET PORTRAITS
fait de im/scles et de nerfs, n'avait pas de chair... ti
En un mot, il ressemblait à sa propre poésie, —
rencontre saisissante et qu'achevait de rendre plus
saisissante une coquetterie de grand homme à la-
quelle il était difficile de résister. Comment un dis-
ciple, invité à dîner chez un maître adulé, n'aurait-
il pas été touché aux larmes par des gestes comme
celui-ci : «On annonce le dîner, et l'on passe à la
salle à manger. Je restai le dernier. Lamartine,
avec un geste plein de grâce caressante, m'entoura
la taille et me conduisit doucement. Ce qu'il y
avait de bonté charmante, de poésie, d'accueil dans
ce geste d'amitié, je le sentis. Un geste, un accent,
c'est le cœur!» Ajoutez à cela une magie de con-
versation que M. Charles Alexandre traduit ainsi :
« J'avais l'illusion d'une' symphonie d'étoiles, d
Ce charmeur possédait un art incomparable pour
dorer de poésie les plus vulgaires détails de l'exis-
tence quotidienne. Il est à table entouré de ses
lévriers, il ne touche qu'aux fruits et qu'aux lé-
gumes. «En Russie», dit-il, «on place une cor-
beille de fruits et de fleurs sur la table, oii l'on ne
met que le dessert. On présente les viandes, on en
prend, et on les fait disparaître. On n'a pas cette
odeur désagréable des carcasses sanglantes, mais
quelque chose de réjouissant, une fête des yeux...»
Il se promène dans un jardin et voit des chiens
jouer : «Comme Vinci devant les oiseaux prison-
niers, il s'arrête et dit : Voilà nos amis.» Il sort
du théâtre, la nuit est belle, et il improvise une
sorte de cantique : «Là, au fond de sa voiture.
L/> MARTINE 99
SOUS ce beau ciel étincelant d'étoiles, sous ce pro-
fond azur, image de l'idéale tristesse, il eut un
accès d'inspiration. » Il garde une bonhomie à
travers ce lyrisme continu, et c'est une coquetterie
de plus : « Mangez ce jambon de Saint-Point, »
dit-il à son jeune secrétaire, « il est délicieux. Si
Chevet connaissait cette façon de le faire, il gagne-
rait des millions. J'ai en l'idée de me faire mar-
chand de jambons... » Et puis, tout aussitôt, jaillit
un torrent d'éloquence qui roule des images bi-
bliques à l'occasion des réalités les plus positives.
Il veut défendre la haute banque contre les ran-
cunes des démagogues, et il trouve cette phrase :
0 Quand vous voulez de la pluie, il faut vouloir des
nuées. Les réservoirs de l'industrie sont précisément
au crédit et à l'argent ce que les nuées sont à la
pluie qui féconde la terre. » Homme véritablement
extraordinaire, qui ne se contentait pas d'être gra-
cieux comme une femme, inspiré comme un pro-
phète, familier comme un ami, éloquent comme un
orateur, mais qui savait se montrer brave comme
un soldat ! Il faut lire, dans le livre de M. Alexan-
dre, l'épisode si connu de l'Hôtel de Ville, pour
apprécier la somme d'énergie physique dont ce
songeur était capable, comme aussi le récit des
dernières années pour mesurer sa force morale.
Presque jusqu'à la fin il lutta de son mieux pour
briser l'imbrisable chaîne de ses dettes, couvrant
des pages et des pages avec sa longue et fière
écriture, trouvant le moyen de rester grand, là oii
n'importe quel autre aurait perdu sa dignité, et,
loo ÉTUDES ET PORTRAITS
pcmr tout dire, si complètement, si uniquement
poète à travers les étranges péripéties de son exis-
tence, qu'il est impossible de le juger à la mesure
commune de l'humanité.
II
Tout Lamartine, en effet, avec ses vertus et ses
défaillances, avec ses grandeurs et ses misères,
ne s'explique-t-il point par quelques-unes des lois
de la nature poétique dont il fut un des exem-
plaires les plus significatifs ? Cette nature poétique
s'accom.pagne d'ordinaire, chez ceux qu'elle do-
mine, d'autres facultés qui font équilibre, et qui
empêchent la saillie extrême des qualités et des
défauts. L'auteur des Méditations, lui, encore une
fois, n'était que poète, et, pat cela seul, il pré-
sente un tableau, admirable pour le psychologue,
d'une faculté grandiose développée sans aucune
mesure, tour à tour bienfaisante et meurtrière, tel-
lement forte qu'elle a créé à cet écrivain du dix-
neuvième siècle une destinée sans analogue et
dont la féerie ressemble à quelque caprice d'une
légende orientale.
Quel rêve, et ce fut ton destin!...
Ce mot qu'il a dit de Napoléon pourrait s'ap-
pliquer à lui-même avec autant de justesse. Tout
pouvoir excessif de l'esprit produit nécessairement
LAMARTINE loi
une destinée excessive. Réduite cependant à ses
éléments premiers, la faculté poétique paraît rési-
der dans un don technique d'une part, celui du
rythme, — dans un don psychologique d'autre
part, que, faute d'un terme plus exact, j'appelle-
rai r imagination des états de l'âme. Le pouvoir de
manier le rythme s'expliquerait sans doute par une
analyse de physiologie, comme l'aptitude de l'œil
du peintre à saisir des rapports de couleurs et
celle de l'oreille du musicien à mesurer des rap-
ports de sons. L'imagination des états de l'âme ne
saurait, elle, se ramener à un principe plus simple.
C'est un fait initial qu'il faut admettre, comme
l'existence des autres sortes d'imagination. Il est
aisé de voir à -priori quelles conséquences en dé-
coulent, pour peu qu'elle prédomine d'une manière
absolue sur un caractère. Les Souvenirs de
M. Alexandre permettent de suivre, expérimenta-
lement, si l'on peut dire, dans le grand poète dont
il fut l'ami, le jeu singulier de cette faculté, les
vertus qu'elle exalte, comme aussi les défauts vers
lesquels elle précipite ses victimes.
La différence essentielle qui sépare l'homme
doué fortement de l'imagination des états de l'âme
et l'homme ordinaire, parait résider en ceci : ce
dernier n'admet en lui que les sentiments qu'il
éprouve en vérité, tandis que le premier est ca-
pable de se représenter avec une force extrême,
p;ir suite de ressentir, des sentiments qu'il conçoit
possibles dans certaines circonstances données. Le
rébultat immédiat de cette capacité particulière
I02 ÉTUDES ET PORTRAITS
est de compliquer à l'extrême la vie sentimentale
de celui qui la possède, d'abord parce que leg
sentiments ainsi conçus à l'avance deviennent un
but au lieu d'être un résultat, et surtout parce que
la ligne de séparation finit par s'effacer entre les
sentiments réels et les autres. Où réside alors la
véritable personne, et comment la saisir parmi tous
les avatars auxquels elle se complaît? L'avantage
d'une telle disposition est cette mobilité charmante
que nous venons de reconnaître chez Lamartine.
Il était bien, comme on l'a dit de Shakespeare, une
créature à mille cœurs, car, pour lui, entrevoir un
état de sensibilité, c'était, du même coup, se l'ap-
proprier ou s'y approprier. De là dérive cet aspect
d'immortelle jeunesse intérieure. Il y a dans ces
causeries, rapportées cependant après des années,
le charme d'un être toujours nouveau à lui-même,
toujours en train de s'inventer une vie jusqu'alors
inconnue. Rien ne montre mieux combien cette
puissance de se représenter à l'avance un «moi»
idéal était souveraine chez Lamartine que l'anec-
dote rapportée par M. Alexandre à la date de
1850. Il n'y avait pas deux ans que le poète venait
d'être mêlé à tous les événements de la vie con-
temporaine, — traduisez ces mots par les innom-
brables détails de minutieuse activité qu'ils re-
présentent. — Voici qu'il fait demander au sul-
tan Abdul-Medjid une concession près de Smyrne.
Il l'obtient, et aussitôt sa vie d'hier est oubliée.
«Maintenant,» écrit Mme de Lamartine, «il ne
songe qu'à la concession. Il voudrait à tout prix
LAMARTINE 103
trouver des capitaux pour l'exploiter. Je tremble,
tout en étant bien disposée à tout ce qu'il vou-
dra... » Et lui : « Je rêve de me retirer dans l'hos-
pitalité de l'Orient. L'homme y est noble. La po-
litesse y est à un degré de religion et de solennité.
L'âme y est grave, profonde et contemplative. Ils
ont à la bouche des proverbes divins. Ils parlent
Job et Salomon. » Est-ce bien le même personnage
qui préférait à tout plaisir la commission des che-
mins de fer, celui qui disait : a L'annonce est un
art inventé par Girardin et accompli par Lamar-
tine?» Il s'est vu en pensée éprouvant les senti-
ments d'un Sage oriental, et cela suffît pour qu'il
ne soit plus reconnaissable ni à lui-même ni aux
autres. Cette involontaire et continue métempsy-
cose offre une séduction incomparable. Elle a ce
danger d'interdire à celui qui s'y abandonne le ma-
niement du réel. Au lieu de regarder les conditions
des choses et de les accepter comme inévitables,
l'homme que domine l'imagination des états de
l'âme s'applique à voir ces conditions telles qu'il
les désire. Absorbé qu'il est dans le jeu intérieur de
ses fantaisies sentimentales, il ne regarde pas le jeu
intérieur des ferces parmi lesquelles il doit lutter, et
c'est ainsi que les triomphes de Lamartine s'achè-
vent sur une lamentable déroute, — déroute dans
sa vie littéraire, déroute dans sa vie politique, dé-
route dans sa vie privée. C'est exactement le con-
traire de la destinée des poètes chez lesquels l'ima-
gination des objets fut aussi forte que l'imagina-
tipn de leur propre sensibilité -. Shakespeare et
104 ÉTUDES ET PORTRAITS
Goethe. Mais peut-être trouvera-t-on qu'ils sont
moins absolument poètes que ne le resta jusqu au
dernier jour le vaincu de Saint-Point.
Cette imagination des états de l'âme n'a pas
seulement pour résultat de faire de l'homme une
créature mobile à l'extrême, elle en fait aussi une ■
sorte d'artiste en émotions. Celui qui se complaît
à se représenter des crises morales se complaît bien
vite à en raffiner les délicatesses. Ce ne sont plus
alors que sentiments exquis, subtilités tendres,
constantes recherches de ce qu'il y a de plus haut
et de plus rare dans l'ordre du cœur. Le volume
de M. Alexandre abonde en récits qui montrent
chez Lamartine ce goût invincible de la noblesse
intime et cette habituelle distinction de sensibilité.
Mais en piême temps, et par un détour inattendu,
cette imagination rend celiji qui la possède de plus
en plus incapable de se représenter le cœur des
autres, en sorte qu'il est tout ensemble l'être le
plus facile à l'attendrissement et le plus impuis-
sant à aimer d'une manière complète. On ne sau-
rait dire d'un tel homme qu'il est égoïste. Cepen-
dant il arrive d'ordinaire qu'il ne voit que lui-
même, et par suite qu'il ne vit que pour lui-même.
En lisant ces Souvenirs d'un disciple qui aima si
passionnément son maître, on éprouve malgré soi
un malaise à constater combien le poète est empri-
sonné, naïvement, magnifiquement, mais empri-
sonné tout de même dans sa propre personnalité.
Généreux comme il l'était, et répandant autour
de lui avec profusion les richesses qui passaient
LAMARTINE 105.
à travers ses mains, il semble avoir obéi, dans cette
prodigalité, plutôt à son instinct qu'à ses affec-
tions. Il est impossible de ne pas en vouloir au
grand homme de ses folles imprévoyances quand
on lit les lettres de Mme de Lamartine que cite
M. Alexandre, et si l'on mesure l'abîme de dé-
tresse où cette noble femme était tombée, avec le
poète sans doute, mais aussi par lui : « ...Voilà,»
dit-elle après l'avoir justifié de ses dettes, «voil^
où est la grande plaie qui m'a troublée toute ma
vie et qui me troublera jusqu'à la mort... Il est
tout naturel que la nature de M. de Lamartine,
tout imagination, poésie, générosité, grandeur,
l'ait entraîné à mal calculer. On ne le sent pas
assez, le génie a son prix. Il en souffre plus que
personne, excepté moi... -a Déjà Sainte-Beuve avait
remarqué la curieuse nuance d'excessive personna-
lité qui se dissimule dans l'adorable élégie du
Premier Regret. Le poète raconte qu'une jeune
fille est morte d'amour pour lui, il la pleure, et
cependant il y a une volupté plus qu'une pitié
dans ces larmes. La douceur que lui procure son
attendrissement est plus forte que la peine et que
le remords. Il est presque heureux dans sa mélan-
colie d'avoir été aimé si follement. Peut-on lui en
vouloir, puisque même les victimes de cet égoïsme
involontaire et caressant paraissent l'avoir béni
des souffrances qu'il a causées, et qu'il n'a certes
pas vues?
Enfin, et c'est là un troisième effet de la, prédo-
minance de cette sorte d'imagination, si celui qui
io6 ÉTUDES éT portraits
la possède a naturellement le goût du sublime et
du délicat, il lui arrive souvent de se servir de ce
goût comme d'une parure. Il se complaît volon-
tiers dans l'attitude. Pour tout dire, il y a un peu
de comédie, inconsciente ou non, dans son per-
sonnage. Ce Lamartine auprès duquel nous intro-
duit M. Alexandre, tout divin qu'il fût par tant de
côtés, n'était pas exempt d'une nuance au moins
de ce défaut. Il lui plaisait trop d'être le grand
homme qu'il était. L'admiration émue l'envelop-
pait d'une trop douce flatterie. Il y avait en lui
comme une fatuité angélique, si l'on ose associer
ces deux mots. Ce défaut fait comprendre, plus en-
core que l'antipathie littéraire, une boutade cruelle
de Chateaubriand et quelques épigrammes de ce
même Sainte-Beuve. Il est vrai aussi de dire que ce
goût de l'attitude était si ingénument, si délicieuse-
ment inoffensif ! Reconnaissons-y la jouissance na-
turelle d'une grande manière d'être, mais qui se sait
grande, d'une âme très noble, mais qui se con-
temple trop pour ne pas se savoir noble. Précisé-
ment, cette grandeur et cette noblesse préservent
le poète de tomber dans ce que l'on a flétri du
terme moderne de «cabotinage». Seulement on
comprend que les mêmes facultés, mises au service
d'une créature de distinction moindre, doivent la
conduire à ce vice horrible qui dessèche le cœur,
en tarissant à sa source la sincérité. On s'explique
ainsi pourquoi le premier moraliste de notre siècle,
Balzac, a étudié à deux reprises les effets des-
tructeurs de l'imagination propre au poète, lors-
LAMARTINE 107
qu'elle se développe dans un mauvais sens. Il a
créé ainsi le Rubempré des Illusions perdues et le
Canalis de Modeste Mignon. On a dit même que
le second de ces deux héros de roman était une
copie de Lamartine. C'est alors une copie oii se
retrouvent exagérés les défauts que l'analyse mal-
veillante pouvait pressentir dans le modèle, tan-
dis qu'il y manque ce qui a sauvé l'auteur des
Harmonies et de ses qualités et de ses défauts :
la magnificence morale.
III
Elle apparaît, elle déborde, cette magnificence,
à travers l'œuvre lyrique de cet écrivain sans ana-
logue dans notre dix-neuvième siècle, et qui fait
bien plutôt songer aux chanteurs des temps légen-
daires qu'à un homme de lettres parisien. A re-
prendre ses trois grands recueils : les Premières et
les Nouvelles Méditations, puis les Harmonies, on
demeure étonné devant ce flot ininterrompu de
vers grandioses, qui vont, qui passent, avec la faci-
lité, avec l'amplitude, avec la puissance d'un large
fleuve épandu dans une vaste plaine, et tour à
tour coloré de tous les reflets du ciel, rosé avec
l'aurore, bleu avec le midi, pourpre avec le soir,
ténébreux sous la taciturne nuit. Ce'te imagina-
tion des états de l'âme, si exclusivement domina-
io8 ÉTUDES ET PORTRAITS
trice dans cette tête de songeur, est la cause que
ces poèmes expriment non pas une âme individuelle
et spéciale, mais l'Ame elle-même, la Psyché va-
gabonde et nostalgique et son dialogue immortel
avec Dieu, avec l'Amour, avec la Nature. Si le
poète est incapable d'étreindre le réel, il est aussi
affranchi de sa servitude, et le monde du rêve
infini s'ouvre devant son essor. S'il n'est pas un
scrupuleux observateur de la sensibilité d'autrui,
il y gagne d'apercevoir plus aisément l'Idéal et
de donner à ses mélodies ce charme presque cé-
leste, celui d'une musique entendue dans une
sphère où les cris des passions ne pénètrent pas.
S'il s'attarde trop complaisamment à la beauté de
ses propres sentiments, il y gagne d'évoquer les
images à profusion, de doubler et de redoubler
les développements de son éloquence, et ces mêmes
facultés, qui dans l'existence quotidienne étaient
son danger, l'exaltent et le portent au premier
rang dans l'univers de la création intellectuelle,
— tant il est vrai que ces mots : un défaut, une
qualité, n'expriment qu'un accord entre nos dons
intimes et le milieu dans lequel nous les appli-
quons.
Aujourd'hui que ces poèmes ont perdu, avec leur
magie de nouveauté, le prestige que leur assurait
une harmonie profonde entre les aspirations du
public et les inspirations de l'auteur, il est malaisé
de ranger cette œuvre, tour à tour trop admirée
et trop négligée, à sa place définitive. On est en
droit cependant de remarquer que, parmi nos ar-
LAMARTINE 109
tistes modernes, Lamartine est celui qui ressemble
le plus aux grands rêveurs du Nord, à un Shel-
ley, à un Keats, par ce caractère d'une beauté
poétique absolument étrangère à tout ce qui n'est
pas la poésie. Il y a du peintre dans Victor Hugo,
il y a de l'orateur dans Alfred de Musset, il y a
du philosophe dans Alfred de Vigny. Chez La-
martine seul aucun alliage n'est venu déformer
ou compléter, — comme on voudra, — le génie
primitif. Il ne suit pas de là qu'il soit le premier
de tous, mais à coup sûr il est unique. Sainte-
Beuve disait des derniers entretiens des Cours fa-
miliers de littérature ; «Il a toujours cette flûte en-
chantée dont il jouera jusqu'à la fin.» Ceux qui
aiment les sons de cette musique idéale continue-
ront à en surprendre l'écho dans ses vers; et le
vœu qu'il fit un jour se trouvera réalisé, ce vœu :
De ne laisser ici pour trace et pour mémoire
Qu'une voix dans le temple...
et m,ême sur les ruines du temple où il priait, cette
voix s'entendra toujours.
VII
VICTOR HUGO^'>
L'effort littéraire de l'homiïïe de génie dont je
viens d'écrire le nom en tête de ces pages a été si
grand, si continu et si complexe qu'il déconcerte
les procédés habituels de la critique. Cet écrivain
qui, durant soixante années et plus, a multiplié
les coups de théâtre de sa gloire, passant des
Orientales à la Légende des siècles, de Hernani
aux Châtiments, de Noire-Dame aux Misérables,
échappe presque à l'analyse. Cette production dé-
mesurée ne saurait, semble-t-il, s'étreindre dans
une formule qui l'explique tout entière. Il faudrait
que M. Taine reprît la plume des Essais de cri-
tique et d'histoire pour que nous eussions un por-
trait intellectuel de Victor Hugo, vraiment défi-
nitif et complet. A défaut de ce portrait total,
c'est une simple esquisse que je voudrais essayer
ici, en m'excusant de parler de ce mort d'hier avec
(i) A l'occasion de sa mort (1S85).
I
VICTOR HUGO III
une émotion, trop justiuéc par la soudaineté de
cette catastrophe. Victor Hugo restait si invinci-
blement vivant et alerte qu'il paraissait devoir
demeurer longtemps encore parmi nous comme un
témoin, et le plus illustre, des grandes batailles
littéraires livrées dans la première moitié du siècle.
Maintenant qu'il n'est plus, on peut appliquer à
cette génération des écrivains de 1830 le vers
admirablement mélancolique :
O soleils disparus derrière l'horizon !..,
Il y a une méthode à peu près assurée pour
reconnaître la qualité maîtresse d'un écrivain. Elle
consiste à comparer un certain nombre des frag-
ments de son œuvre aux fragments analogues qui
se rencontrent dans l'œuvre de ses principaux ri-
vaux de génie. Si l'on soumet à ce procédé quel-
ques pages de Victor Hugo, on arrive à trouver
que sa supériorité constante réside dans \exfres-
sion. D'autres poètes ont possédé à un degré plus
rare le don de la mélancolie, ainsi Lamartine;
d'autres le don de l'éloquence et du pathétique,
ainsi Alfred de Musset; d'autres celui de la pen-
sée et de l'au-delà, ainsi Alfred de Vigny. D'autres
prosateurs ont fait de la langue un instrument de
notation plus subtil et plus exact. Aucun n'ép^ale
112 ÉTUDES ET PORTRAITS
le manieur de rimes des Orientales et le coij1;enr
épique des Misérables dans l'art d'employer 1 :
mot qui fait saillie et grave l'idée avec une inten-
sité d'eau-forte. Presque toute poésie paraît dé-
colorée à cô'té de la sienne, presque toute prose
adoucie. Ces strophes où la rime s'incruste comme
une pierrerie qui renvoie la lumière, ces phrases
aux cassures hairdies qui semblent avoir des por-
tions renflées et des portions creuses, comme un
métal repoussé, entrent dans l'œil du lecteur par
une magie presque physique; et ce pouvoir d'ex-
pression était chez Victor Hugo si profondément
inné, que dès les premières odes et aux temps oîi
il subissait la rhétorique classique, il en faisait
preuve, comme il en fit preuve dans ses discours
de tribune, dans ses pamphlets de proscrit, dans
ses harangues d'académicien. Parcourez au hasard
la seule table d'un de ses livres, celle, par exem-
ple, d'un de ses romans. Voici quatre titres de
chapitres qui se suivent dans Quatre-vingt-treize .
a Un coin non trempé dans le Styx... — Minos,
Raque et Rhadama^ite... — Magna testantur voce
fer timbras... — Tressaillement des fibres pro-
fondes... » Apercevez-vous comme les moindres
détails deviennent une occasion de style pour ce
visionnaire des mots, qui fut en même temps un
visionnaire prodigieux des choses?
Car ce pouvoir d'expression est lui-même un cas
d'une faculté plus haute, qu'une analyse, même
superficielle, découvre aussitôt chez Victor Hugo :
le pouvoir de l'image. Les quelqups confidences
VICTOR HUGO 113
que nous avons sur ses procédés de travail nous
permettent d'affirmer que la faculté de l'évocation
intérieure était chez lui beaucoup plus forte que
chez les autres personnes. Il a pu ainsi, de mé-
moire et sans notes, décrire le quartier de Paris par
oii s'échappe Jean Valjean dans les Misérables^ et
cette description est strictement exacte, rue par rue,
maison par maison. Lorsque Hugo fermait les
yeux et qu'il pensait à un objet, le contour phy-
sique de cet objet ressuscitait en lui d'une manière
intégrale, et même avec un peu plus de rehaut
que dans l'impression première. Les dessins qu'il
a laissé publier attestent cette exagération. Pour
tout dire, il semble avoir possédé d'une façon sur-
prenante une imagination spéciale qui est celle du
relief, et cette sorte d'imagination lui était à ce
point essentielle qu'il l'appliquait aux phénomènes
de la vie morale. Il concevait les caractères de ses
personnages par antithèses, aussi naturellement
qu'un écrivain d'imagination psychologique con-
çoit les siens par nuances. Il lui fallait des con-
trastes vigoureux d'ombre et de lumière, qui lui
donnassent Vhnfressïon de la saillie morale. Her-
nani, ce bandit plein d'honneur, • — Ruy Blas, ce
valet sublime, — Marion Delorme, cette courti-
sane aimante, — Jean Valjean, ce forçat héroïque,
sont construits ainsi. Et jusque dans son fond mé-
taphysique cette œuvre énorme porte l'empreinte
de cette espèce particulière d'imagination. Aucun
esprit plus que celui-là n'a conçu le monde comme
le champ d'antagonisme de deux principes con-
114 ÉTUDES ET PORTRAITS
tradictoires, c'est-à-dire se faisant saillir Vun
Vautre, le Bien et le Mal. Et ne croyez pas qu'il
y eût là un procédé ajusté en vue d'un certain
effet. C'était l'élément premier de l'esprit de Vic-
tor Hugo que cette vision par violentes opposi-
tions, et cet élément premier explique toute l'his-
toire de son génie.
II
Pour un artiste dominé par cette imagination
du relief, la poésie classique de 1820 devait être
l'objet de la plus invincible antipathie. Car, préci-
sément, c'est à la ■ suppression absolue du relief
qu'aboutissait cette poésie, dernier moment de la
grande évolution idéologique commencée par les
cartésiens du dix-septième siècle. Plus d'images
vives et naturelles, partant nul éclat; plus de
termes propres, partant nul pittoresque.; plus de
rimes imprévues et riches, plus de variété dans la
césure, partant une terne, une grise monotonie de
versification. Les notes placées par Sainte-Beuve,
alors dans la pieuse ferveur de ses débuts, à la
suite de Joseph Delorme, attestent que ces pro-
blèmes de technique jouèrent un rôle capital parmi
les fidèles de Victor Hugo. Des pièces telles que
le Pas d'armes dit roi Jean, Sarak la Baigneuse,
les Djinns, démontrent combien Hugo lui-même
VICTOR HUGO 115
fut préoccupé, en ces années-là, de l'invention
d'une forme nouvelle. Quelle forme? Celle dont
ses visions avaient besoin pour se traduire avec
l'énergie de leur relief. Par delà deux cents ans,
il alla rechercher le vers souple et si expressif de
Ronsard, il le travailla de toule la force de son
génie, et il finit par créer un vers nouveau dont
les qualités principales se raccordent merveilleuse-
ment à son don premier. D'abord une césure mo-»
bile permet de varier la valeur de chaque partie
d'une période poétique. Tantôt l'alexandrin coupé
en morceaux se plie à copier l'humble détail de
l'existence quotidienne. Tantôt, soufflé d'un trait,
il s'enfle et s'agrandit jusqu'à une ampleur
énorme :
Et leur âme chantait dans les clairons d'airain...
(LBS CH.\TIMENTS.)
Étant le grand rêveur solitaire de l'ombre...
(la légende des siècles.)
Ces vers immenses abondent dans l'œuvre de
Hugo qui, en second lieu, a introduit dans la
langue poétique française toute la masse des
termes jusque-là réputés sans noblesse. Il a comme
affiché un décret de mise en liberté du mot. Lui-
m.ême a raconté dans une pièce des Contempla-
tions (livre I, 7), essentielle pour l'intelligence de
son esthétique, de quelle manière il avait compris
son rôle de chef applaudi du romantisme :
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieu.x dictionnaire.
Ii6 ÉTUDES ET PORTRAITS
Plus de mot sénateur! Plus de mot roturier!
Je fis une tempête au fond de l'encrier...
Enfin il aperçut, avec l'entente profonde qu'il eut
toujours de l'animalité de la langue, quelle fonc-
tion vitale la rime occupait dans l'organisme du
vers français. Etant la dernière syllabe de ce vers
et une syllabe redoublée, c'est elle qui fait sommet,
si l'on peut dire, et Victor Hugo se complut à la
♦charger de sens. Il choisit, pour les mettre à cette
place de lumière, les mots qui donnent la tona-
lité au morceau poétique. Il accrut encore cette va-
leur de la rime en la voulant à la fois sonore et
inattendue, concise et riche. M. de Banville, dans son
Traité . de -poésie fraîtcaise, a étudié par le menu
et de ce point de vue spécial un long fragment
de la Légende des siècles, — modèle accompli
d'analyse que le lecteur pourra vérifier en prenant
une pièce quelconque du grand poète, et considé-
rant simplement quels mots terminent chaque vers.
C'est toute une langue nouvelle que Victor Hugo
a façonnée ainsi pour l'usage des versificateurs.
Cette langue a eu la fortune la plus extraordinaire.
Un critique exercé déterminerait, presque à coup sûr,
en présence d'un poèm^ s'il date d'avant ou d'après
l'auteur des Oricnîales. Cette fortune s'explique
par ce fait que la révolution prosodique accomplie
ainsi a coïncidé avec la plus grande révolution
psychologique de notre âge. Lorsque au lendemain
du premier em.pire les jeunes gens, ouvrirent les
yeux sur la vie, il se trouva que leur sensation de
toutes choses ne ressemblait guère à la sensation
VICTOR HUGO 117
notée par leurs pères du dix-huitième siècle. La
métEimorphose de la société, les guerres héroïques,
les mêlées de races avaient eu pour résultat de pro-
duire des âmes nouvelles qui eurent besoin, elles
aussi, d'une nouvelle langue pour s'exprimer au
dehors. Rien de plus impraticable que le conseil
célèbre de Chénier :
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
Lui-même avait fait des vers très nouveaux sur
des pensées très nouvelles. Victor Hugo, grâce au
don supérieur d'expression dont il était muni, in-
venta presque du premier coup cette forme dont
ses jeunes contemporains étaient obscurément,
mais passionnément désireux. Aux affamés d'exo-
tisme, comme Théophile Gautier, il offrait un vers
capable de se colorer, ainsi qu'une toile de peintre,
de tous les tons de la palette. Aux curieux de pit-
toresque, comme fut le Sainte-Beuve de Joseph
Delorjiie, il apportait le droit d'insérer dans la
trame de leurs descriptions les humbles vocables
du parler quotidien. Aux lyriques purs, il présen-
tait vingt rythmes ou nouveaux ou renouvelés.
Aux écrivains de théâtre, il révélait un dialogue
tout mêlé de comique et de tragique. Quoi d'éton-
nant si une dévotion ininterrompue des lettrés
accompagna, depuis la première heure jusqu'à la
dernière, ce grand ouvrier de poésie qui avait
inauguré, puis du premier coup porté à sa per-
fection, la rhétorique moderne?
Ii8 ÉTUDES ET PORTRAITS
III
Nos facultés exercent sur nous une tyrannie.
Nous avons le besoin de lesi employer, comme l'en-
fant de remuer ses membres, comme l'oiseau de
déplier ses ailes. Le don supérieur de l'expression
conduisit aussitôt Victor Hugo à un besoin irré-
sistible d'exprimer ce qui flottait dans l'air de son
temps. Il se fit, d'instinct, le porte-voix des idées
de sa génération. Cela ne veut pas dire qu'il ait
rendu dans ses vers et dans sa prose toutes les
aspirations du dix-neuvième siècle. Plusieurs lui
ont échappé, dont une essentielle : la Science.
Vous chercherez vainement en lui une trace de cet
esprit d'analyse qui se rencontre à un si haut de-
gré dans Stendhal et dans Balzac. Son intelli-
gence, merveilleusement armée pour l'élan du ly-
risme, était impuissante à la lente besogne de
l'observation anatomique. Il s'est défini lui-même
avec une justesse saisissante lorsqu'il s'est repré-
senté comme une sorte de harpe, émue au moindre
souifie,
Mise au centre du tout, comme un éch:> sonore.
Par une involontaire soumission à cette desti-
née, il fut, dès son «enfance sublime», le poète,
non pas de ses propres tortures, comme Henri
VICTOR HUGO 119
ITeine ou Musset, mais des passions de ceux qui
l'entouraient. Les voix plaintives des victimes de
la Terreur, entendues encore dans le grand silence
de la Restauration, passèrent dans ses Odes. Puis
la sonnerie des victoires napoléoniennes se réper-
cuta dans d'autres odes, et dans des strophes ma-
gnifiques l'appel des revendications grecques. Il
devait plus tard laisser passer en lui le cri tra-
gique de la démocratie militante, et qu'est-ce que
la Légende des siècles, le chef-d'œuvre entre ses
chefs-d'œuvre, sinon l'écho de la vaste clameur
de l'histoire humaine? Même ses vers les plus in-
times, ceux des Feuilles d'automne et des Con-
templations, ont quelque chose de presque imper-
sonnel par la simplicité des sentiments exprimés.
Il semble qu'il ait recueilli le soupir de toutes les
familles dans ses vers de foyer, le souffle de tous
les amants dans ses vers d'amour. Ce qu'il y a
d'individuel et de local s'efface, et c'est ainsi que,
même dans les élégies, dans les paysages, dans
les confidences, grâce à ce je ne sais quoi de tou-
jours collectif et de général, la poésie de Victor
Hugo prend comme un caractère d'épopée.
Epique, — telle est bien la définition naturelle
de cette poésie aux ampleurs démesurées, aux vi-
sions grandioses, aux impersonnalités sublimes.
Même on peut suivre dans l'œuvre de Victor Hugo
le travail d'esprit par lequel cette sensation épique
de la vie s'élabore. Examinez, par exemple, ce que
devient, pour le créateur dç Didier et de Ruy
Blas, ce personnage si fréquent à notre époque et
120 ÉTUDES ET PORTRAITS
qui s'appelle le plébéien révolté. Nous avons dans
les Confessions de Rousseau, dans le Ronge et le
IS! oir de Stendhal, dans le Jacques Yingiras de
Jules Vallès, des monographies de valeur diffé-
rente où ce type d'homme se trouve étudié. Com-
parez ces analyses aiguës aux deux esquisses de
héros tracées par le poète et voyez la métamor-
phose accomplie. Après avoir analysé avecM.Taine
la psychologie du Jacobin, ouvrez Quatre-vingt-
treize, et contemplez la figure de Cimourdain. Ce
n'est pas qu'il y ait une contradiction absolue entre
les œuvres des analystes et l'œuvre de Hugo. Lui
aussi a vu les causes profondes qui font le sou-
bassement des caractères. Mais au lieu de montrer
ces causes avec les misères que comporte une exis-
tence individuelle et bornée, il crée des êtres plus
grands que nature, plus pénétrés de symbolisme,
et dans lesquels s'incarne l'espérance ou la souf-
france d'une classe entière. Encore ici, le poète
exprime ce qui tressaille, inexprimable, dans des
milliers de créatures tourmentées de confus désirs.
Il y a une interprétation religieuse, et d'ailleurs
inexacte, de la Révolution éparse dans la vague
rêverie de beaucoup de Français. Vous trouverez
cette interprétation rendue avec la plus étonnante
éloquence dans telles pages des Misérables ou de
Qiiatre-vingt-treïse. C'est là proprement la puis-
sance épique. Il ne faut pas chercher ailleurs la
cause du succès de Hugo parmi les foules. Elles
ont aimé en lui un grand écrivain dont le génie
vibrait à leur haleine. Elles crurent voir, dans cette
VICTOR HUGO 121
faculté de transformation épique de la vie, une
sorte de charité intellectuelle qui manque aux purs
analystes. Il y avait là une singulière illusion,
car cette soi-disant charité n'est qu'une flatterie et
la plus dangereuse. Mais un écrivain épique est
nécessaire à la vaste conscience flottante d'une
époque. Et Hugo sentait si bien cette force de son
rôle qu'il a pu écrire dans la préface des Contem-
plations : « Quand je vous parle de moi, je vous
parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas? Ah!
insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »
IV
Grâce à ce double caractère de nouveauté dans
la rhétorique et de large généralité dans les con-
ceptions, l'oeuvre de Victor Hugo a été, tout en-
semble, admirée par les artistes et admirée par le
peuple. Gustave Flaubert, s'il vivait encore, ins-
crirait en pleurant son nom sur le registre déposé
à la porte du poète mort, et, à côté de lui, Bou-
vard et Pécuchet viendraient signer aussi. A cette
gloire universelle, il y a une autre cause qui tient,
celle-là, aux profondeurs mêmes du cœur de
l'homme. Nous avons tous en nous, que nous le
sachions ou non, ce que Carlyle appelait : le culte
du héros, c'est-à-dire du personnage représentatif
dans lequel se résument les vertus propres à un
122 ÉTUDES ET PORTRAITS
groupe d'individus. Victor Hugo aura été ce per-
sonnage représentatif au plus haut chef, un héros
littéraire incomparable. Il était, de son vivant,
^Ecrivain, et le cas le plus réussi de cette race
qu'il ait été donné à un contemporain de réaliser,
depuis Gœthe. De ce point de vue, son existence
entière peut être considérée comme une œuvre d'art
à laquelle la chance et la volonté avaient concouru
en proportions pareilles. Il avait su maintenir un
équilibre accompli entre la vie physique et la vie
intellectuelle, si bien que, dans un âge de troubles
cruels, il a gardé jusqu'à la fin la sérénité du génie
qui domine son art et remplit toute sa tâche. Quel
contraste saisissant avec i'avortement de tant d'au-
tres ! Le même esprit de raison, qui lui avait per-
mis de maintenir sa vigueur corporelle à travers
son gigantesque labeur, l'avait préservé des folles
prodigalités à l'heure du succès, qui se payent plus
tard par l'indigence et la dépendance des années
suprêmes. Sa fortune, noblement acquise, sage-
ment préservée, faisait de lui un grand seigneur
de la poésie qui pouvait ouvrir sa maison à ses
fidèles sans rien demander à leur admiration. Ses
opinions politiques se trouvaient avoir triomphé
momentanément, en sorte qu'une immense popu-
larité enveloppait cette vieillesse égale à la plus
vigoureuse maturité. Il n'avait, en outre, jamais
abandonné cet art des vers auquel il devait les
commencements de sa renommée. Les hasards heu-
reux de sa destinée, comme les prudences heu-
reuses de sa réflexion, concouraient donc unique-
VICTOR HUGO 123
ment chez lui au triomphe du Poète. Cela faisait
de sa personne quelque chose de rare, de presque
surhumain, une poésie vivante qui, elle, ne pou-
vait pas durer comme sa poésie écrite, et voici que
cette existence aussi étonnante qu'un songe a fini
brusquement. Qu'il est profond et d'une rêverie
pénétrante ce vers que je citais tout à l'heure et que
je ne puis m'empêcher d'écrire de nouveau, à la fin
de cette courte étude :
O soleils disparus derrière l'horizon!.,.
VIII
GEORGE SAND^^>
C'est une dure épreuve pour un gra,nd écrivain,
que ces tristes années qui suivent la cinquantième,
alors que la meilleure portion de l'œuvre est ac-
complie, la gerbe des plus riches fleurs moisson-
née et liée, et que le poète célèbre commence de
survivre à la génération dont il fut un des porte-
voix. Comment supportera-t-il le talent des nou-
veaux venus qui grandissent autour de lui, — qui
ne grandit plus? Comment les volte-face inévi
tables du goût public? Comment la progressive di-
minution de ses forces? Comment la viie toujours
plus présente du tombeau rapproché? Aussi un
intérêt de curiosité passionné nous attache-t-il aux
confidences de l'artiste durant cet automne de sa
pensée, comme si, dans la manière de traverser
cette suprême crise, l'âme révélait plus complète-
(i) A propos du tome V de la Correspondance de George Sand
(1S85).
GEORGE SAND 125
ment le secret de sa vigueur intime ou de sa fai-
blesse. C'en est fini des espérances et des désespoirs
imaginaires. La vie a fait sur l'être son travail
meurtrier ou bienfaisant. Elle a mutilé ou redressé
l'arbre intérieur, cette ramure mystique dont les
feuilles et les fleurs sont nos sentiments et nos
idées. Si l'homme garde un dernier mot à dire sur
la destinée, quand le prononcera-t-il, sinon dans
ces années-là? Et il semble bien que presque tous
les écrivains aient la notion du caractère solennel
que revêtent leurs paroles à cette époque de leur
existence, car c'est pour la plupart la saison des
Confessions et des Souvenirs, celle aussi des lon-
gues lettres à des amis plus jeunes ou à des com-
pagnons de jadis demeurés fidèles malgré les dé-
fections et les désabusements de l'âge, et sur toutes
ces pages, familières ou graves, résignées ou mé-
lancoliques, plane un peu de ce que Tourgueniev
appelle avec tant d'éloquence «la sincérité de la
mort» !...
C'est bien elle, cette inimitable, cette divine
sincérité qui fait le charme unique du volume des
lettres de George Sand — le 5® de la série —
qui vient de nous être donné. Pour comprendre la
haute valeur de ces lettres, et mieux apprécier leur
126 ÉTUDES ET PORTRAITS
signification intime, leur qualité d'âme, si l'on
peut dire, il faut se représenter exactement dans
quelles circonstances se trouvait emprisonnée la
femme de génie qui les écrivait entre les années
1864 et 1870. George Sand avait alors soixante
ans. Elle n'était plus celle que Balzac a peinte
dans son roman de Béatrice et sous le nom de
Camille Maupin, avec ses yeux «impénétrables»,
— avec sa beauté d'Isis, «plus sérieuse que gra-
cieuse, et comme frappée de la tristesse d'une mé-
ditation constante;» — avec «ses cheveux noirs
descendant en nattes le long du cou comme la
coiffe à double bandelette rayée des statues de
Memphis»; — avec son front «plein et large,
illuminé par des méplats où s'arrête la lumière,
coupé comme celui de la Diane chasseresse»; —
avec son teint «olivâtre au jour et blanc aux lu-
mières,» sur lequel tranchait la pourpre vive d'une
bouche admirable de bonté. L'auteur d'Indiana
était bien loin de ces années de sa jeunesse, par le
masque, superbe encore, mais superbe de lassi-
tude, que nous lui avons connu, et elle en était plus
loin encore par sa situation d'écrivain. Toutes les
causes auxquelles s'étaient dévoués ses premiers
efforts et qui lui avaient valu ses anciens triom-
phes semblaient si près d'être perdues! Elle avait
représenté, avec quelle puissance, on le sait de
reste, la tradition du roman à idées issu de la
No7ivelle Héloïse et de Corinne, et elle assistait à
la victoire de la littérature d'observation, du ro-
man de mœurs ou d'analyse. Son œuvre, dans la
GEORGE SAND 127
sorte cfe lutte pour la vie que les livres soutiennent
les uns contre les autres, n'était-elle pas vaincue
par celle de son prodigieux rival, le maître de la
Comédie humaine? Et il en était de ses convic-
tions politiques comme de ses croyances esthé-
tiques. Tous les rêves généreux du socialisme
avaient rencontré en elle un apôtre éloquent, puis
la révolution de 1848 s'était achevée sur une ruine
de ces décevantes espérances. Si du moins, à servir
ces causes perdues dans la littérature et dans la
politique, elle avait conquis le droit de se reposer?
Mais non. L'immense succès de ses premiers livres
n'avait pas assuré la complète indépendance de
sa vieillesse, et il lui fallait continuer d'écrire au
jour la journée, conter derechef après avoir conté,
imaginer des romans nouveaux après tant d'autres,
couvrir de sa large écriture des feuilles de papier,
encore, et cela sans espérance de s'affranchir ja-
mais entièrement. «J'ai bien le droit,» s'écriait-elle,
«de mépriser mon argent. Je le méprise en ce
sens que je lui dis : Tu représentes l'aisance, la
sécurité, l'indépendance, le repos nécessaire à mes
vieux jours. Tu représentes donc mon intérêt per-
sonnel, le sanctuaire de mon égoïsme. Mais pen-
dant que je te placerai en lieu sûr et que je te
ferai fructifier, tout souffrira autour de moi, et je
ne m'en s'oucierai pas? Tu veux me tenter? Va au
diable! je dédaigne ta séduction; donc, je te mé-
prise.» Mais elle ajoutait, non sans un retour de
mélancolie résignée : « Avec cette prodigalité-là,
j'ai passé ma vie à ne me satisfaire jamais, à
128 ÉTUDES ET PORTRAITS
écrire quand j'aurais voulu rêver, à rester quand
j'aurais voulu courir...» Elle disait aussi : «J'ai
bien donné un demi-million, sans compter les dots
de mes enfants,» et toute sa réserve se montait,
c'est elle qui nous le dit dans une de ses lettres,
à deux billets de mille francs ! Ce sont là des
peines de toutes les heures, auxquelles s'ajoutaient
les chagrins inséparables de toute longue exis-
tence. Elle voyait mourir ceux qu'elle aimait. Un
de ses petits-enfants venait d'être emporté par un
mal foudroyant. Ses amis de jeunesse s'en allaient
l'un après l'autre. Elle-même était souffrante, et,
à maint indice, bien qu'elle prétendît dominer la
maladie à force de volonté, elle sentait les signes
de la faiblesse physique se multiplier. S'il y eut
jamais un terrain préparé pour les sombres fleurs
de la tristesse, certes c'était celui-là. « Croyez bien,»
écrivait-elle à Barbes, «croyez bien que je pour-
rais dire avec vous : ma vie a été triste. Elle a été,
elle sera toujours pleine d'atroces déchirements.»
Par-dessous les causes de chagrin qu'elle avouait,
n'y en avait-il pas d'autres encore, qu'elle ne
s'avouait peut-être pas à elle-même? Toute femme
de génie qu'elle fût, George Sand n'en était pas
moins une femme, et elle avait connu, comme
toutes celles qui ont été belles, les implacables
cruautés du miroir, dure revanche des splendeurs
d'autrefois ! Même pour les plus nobles, même
pour les plus ardemment éprises d'idéal, ne sont-
ils pas terriblement vrais, ne fût-ce qu'une heure,
les vers du poète :
GEORGE SAND 129
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et ia peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent vos yeux avides?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides?...
Oui, c'est bien là le dessin visible des conditions
cil se débattait cette âme, mais les conditions' de
milieu et d'existence sont-elles autre chose qu'un
prétexte à déployer l'originalité intime de notre
être moral ? Quand le psychologue a tout montré
des circonstances parmi lesquelles palpite un cœur,
cette palpitation même reste à montrer, et elle
seule importe. Une vie humaine n'est pas écrite
dans les faits, elle réside dans les sentiments que
ces faits inspirent. C'est bien pour cela que cha-
cun de nous constitue un univers à part des autres,
que toute sensibilité apparaît à l'observateur comme
un domaine solitaire et inabordable, et, si l'on
veut, que toute créature pensante porte avec elle
un monde d'illusions otj se révèle ce je ne sais
quoi d'indéfini, d'unique : sa personne. Après
avoir dénombré les circonstances de tristesse parmi
lesquelles la grande romancière vieillissait, nous
ouvrons le recueil de ses lettres. Nous en lisons
une, puis dix, puis vingt, et voici que nous enten-
dons s'élever de ces pages un cantique d'allégresse,
un hymne de reconnaissance inspirée, la réconfor-
tante et magnanime action de grâces d'un esprit
que rien n'a brisé, que tout suscite et qui s'épanche
en effusions de joie profonde. A son vieil ami, le
conspirateur Barbes, à son fils, à ses jeunes confi-
dents, Flaubert et Dumas, à d'autres encore, la
I30 ÉTUDES ET PORTRAITS
généreuse femme prodigue les paroles de vaillance
et d'espoir courageux. « Il faut aimer, » dit-elle,
«il faut souffrir, il faut pleurer, créer, espérer,
être..., ne pas compter les chutes, les blessures, les
vains espoirs, les cruels événements de la pensée,
maïs toujours se relever, ramasser, rassembler les
lambeaux de son cœur accrochés à toutes les ronces
du chemin, aller toujours à Dieu avec ce sanglant
trophée. » C'est sur cet héroïque appel que s'achève
le sanglot que vient de lui arracher la mort de
son petit-fils. Quand elle songe à la vieillesse, avec
quelle grâce elle lui sourit ! « Je cherche, car mon
état, à cette heure, c'est d'être
« Au soleil couchant
« Toi qui vas cherchant
« Fortune:.
«Oui, fortune intellectuelle, lumière, dans ce soleil
couchant de la vie qui est la plus belle heure des
tons et des reflets...» Si l'image de la funèbre nuit,
où elle va bientôt entrer, s'offre à sa pensée, comme
elle l'accueille d'un geste paisible! « Ne désespé-
rons jamais, mon ami; tout ce qui s'éteint en ap-
parence est un travail occulte de renouvellement,
et nous-mêmes aujourd'hui, c'est toujours vie et
mort, sommeil et réveil. Notre état normal résume
si bien notre avenir infini. » Se trouve-t-elle aux
prises avec une des mille difficultés de l'existence
d'artiste? « Je fais mon état d'écrivain, » raconte-
t-elle-, «au milieu de toutes les choses et de tous
les êtres, et, comme je l'aime, mon état, j'aime tout
ce qui l'alimente et le renouvelle. On me fait bien
GEORGE SAND 131
des misères que je vois, mais que je ne sens plus.
Je sais qu'il y a des épines dans les buissons, ça ne
m'empêche pas d'y fourrer toujours les mains et
d'y cueillir des fleurs.» Jamais peut-être la cor-
diale féliciié du bon ouvrier n'a été exprimée d'une
façon à la fois plus éloquente et plus simple. Car
de quoi s'agit-il sans cesse? Des menus événements
d'une vie sans éclat imprévu, d'une pièce à faire
représenter, d'un roman à écrire, du rôle de châte-
laine de Nohant à remplir. Ces humbles tâches
s'ennoblissent, comme touchées par une baguette
de fée heureuse, et c'est bien cette noblesse qui
fait la beauté de cet optimisme. Certes, dans cette
époque de spleens longuement caressés et de com-
plaisantes névroses, il ne manque cependant pas
d'hommes robustes et qui célèbrent la joie de la vie.
Cette joie s'obtient trop souvent par le sacrifice
de ce qui donne seul du prix à la vie, et le cou-
rage n'est pas chose admirable s'il n'est fondé
que sur la brutalité satisfaite. L'optimisme de
George Sand comporte autant d'idéal que le pes-
simisme le plus sublime, et c'est précisément un
problème d'un grand intérêt pour le moraliste que
de savoir comment cet idéal n'a pas fait plaie
dans cette âme, ainsi que chez la plupart des en-
fants du siècle. A cette santé persistante et victo-
rieuse, malgré toutes les conditions de maladies, je
vois trois causes principales. George Sand a été
préservée des tortures de la vie d'artibtfc par sa
conception de l'art. Par sa conception du dévoue-
ment, elle a été guérie des malheurs de la vie sen-
Ï32 ÉTUDES ET PORTRAITS
timentale. Enân l'une et l'autre de ces théories
s'appuyaient sur une instinctive intuition de la
Nature qui se retrouve dans le fond de tout opti-
misme. Je voudrais préciser ces trois points dans
ce qu'ils ont d'essentiel.
II
On aperçoit, ai-je dit, dans cette correspondance
de George Sand une conception de l'art, incons-
ciente d'abord, et qu'elle a surtout formulée dans
ses réponses aux lettres douloureuses de Flaubert.
J'ai essayé, ailleurs, dans les Essais de Psycholo-
gie (i), de montrer, à propos de ces lettres, com-
ment l'auteur de Madame Bovary fut la victime de
l'étrange doctrine qui lui faisait considérer l'œuvre
comme un but pour ainsi dire indépendant de l'es-
prit. Tout autre était le principe de George Sand,
pour qui la grande affaire fut, comme pour Gœthe,
non pas de produire des livres, mais de développer
sa pensée à travers ses livres. Tandis que Flaubert
découvrait dans chaque production manquée un
motif de désespoir, elle rencontrait, elle, même dans
ses erreurs d'artiste, de quoi marcher en avant, et,
par suite, de quoi se réjouir : « Quand on recon-
naît,» écrit-elle, «qu'un sujet ne vaut rien, ou qu'on
(i) Essais de Psychologie, édition Pion (tome premier —
appendice E).
GEORGE SAND 133
n'est pas propre à s'en servir, on y renonce. On a
-perdu du temps, c'est vrai, maïs il n'est pas perdu
en ce sens qu'on a raiguisé l'instrument cérébral qui
sert à composer. » C'est qu'aussi bien elle recherche
dans la composition, comme elle le dit avec une
rare profondeur, « un état de son être... » Cette
conviction, que le perfectionnement personnel est
tout, la "domine d'une manière si complète, qu'elle
y revient à plusieurs reprises : «Il n'y a pas de
travail perdu, du moment qu'on a eu du plaisir à
travailler. Ça apprend, et la vie se passe à ap-
prendre.» Armée de cette foi ardente dans la va-
leur du développement intime, comment ne serait-
elle pas à l'abri de ces incertitudes sur la du-
rée future des œuvres, habituelle angoisse de
l'homme de lettres vieillissant? Comment se dirait-
elle le sinistre : «Si je m'étais trompée?...» Est-il
possible de se tromper, quand on a demandé à
ses travaux seulement d'être des travaux, c'est-à-
dire des étapes de sa vie intérieure? «L'artiste,»
dit-elle ailleurs, « doit vivre dans sa nature le
plus possible... C'est un homme dont tout doit
jouer avant qu'il joue des autres... Moi, je n'ai
jamais su soigner ni polir. J'aime trop la vie.»
Quand elle jette les yeux sur ses volumes d'au-
trefois, c'est avec l'indifférence qu'un arbre pen-
sant pourrait avoir pour son feuillage de l'autre
armée. La fête de sa végétation une fois finie,
qu'importe que ce feuillage se flétrisse et tombe?
Naïvement, avec une bonhomie enfantine, elle
écrit à Flaubert : aCoiisuelo, la Comtesse de Ru-
134 ÉTUDES ET PORTRAITS
dolsiadt, est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rap-
pelle plus un traître mot... » Elle dit plus loin
qu'elle est panthéiste en fait d'art, entendant par
là que des procédés de tous ordres trouvent grâce
devant elle. Le mot va plus avant dans son être
qu'elle ne l'imagine. Il peut s'interpréter autre-
ment. Oui, cette femme au talent si facile était
une panthéiste d'art, en ce sens qu'elle laissait agir
en elle le Dieu caché, l'esprit obscur, instinctif,
qui commande à l'écrivain d'écrire, comme à la
fleur de s'ouvrir, comme à l'oiseau de voler; et, pas
plus que la fleur ne discute son parfum, ou l'oiseau
la couleur de ses ailes, ce génie obéissant ne dis-
cutait la portée de son effort. Le grand moraliste
du portique, Marc-Aurèle, donne-t-il un autre con-
seil : « Il faut vivre avec les Dieux. C'est vivre
avec les Dieux que de leur montrer une âme sa-
tisfaite de son partage, obéissant à tous les ordres
du génie qui est son gouverneur et son guide : —
don de Jupiter, émanation de la nature?»
Cette même puissance de soumission, d'imper-
sonnalité, pour employer un terme plus exact, qui
se révèle chez George Sand dans l'ordre de la vie
artistique apparaît aussi dans la vie affectueuse
et sentimentale. Parlant des impressions que lui
procurent les choses et les individus, elle laisse
tomber cette phrase étrange : «J'aime tout ce qui
caractérise un milieu : le roulement des voitures
et le bruit des ouvriers, à Paris; les cris de mille
oiseaux, à la campagne; le mouvement des embar-
GEORGE SAND 135
cations sur les fleuves. J'aime aussi le silence profond,
et, en résumé, fainie tout ce qui est autour de moi,
n importe où je suis...r> Traduisez cette phrase en
ses éléments psychologiques. Vous apercevrez par
derrière elle un don singulier de vivre dans autrui,
de glisser son âme dans des formes étrangères, de
se renoncer soi-même pour épouser des existences
différentes, — don de sympathie qui fut refusé à
quelques très grands artistes comme Byron et Cha-
teaubriand, et accordé si généreusement à Miche-
let ainsi qu'à George Sand. Celle-ci écrivait à
Flaubert : «Il n'y a d'intéressant, dans ma vie à
moi, que les autres. Te voir à Paris, bientôt, me
sera plus doux que mes affaires ne me seront embê-
tantes. Ton roman m'intéresse plus que tous les
miens. L'impersonnalité, espèce d'idiotisme qui
m'est propre, fait de notables progrès.» Et ail-
leurs : a Je sais si bien vivre hors de moi!» Rien
n'est plus touchant que de voir avec quelle sou-
plesse cette âme heureuse et facile se plie à des
idées et à des sentiments différents des siens,
comme elle est ingénieuse à comprendre des êtres
opposés à elle, à les aimer. Probablement cette
faculté d'aimer n'était chez elle qu'un cas parti-
culier d'une faculté plus haute : celle d'imaginer
des cœurs autres que son cœur. Peut-être l'égoïsme
a-t-il pour racine une impuissance à^nous repré-
senter complètement une sensibilité qui n'est pas
la nôtre? En même temps que cette étonnante ima-
gination des autres cœurs faisait de George Sand
un grand romancier, elle faisait d'elle une créa-
136 ÉTUDES ET PORTRAITS
ture d'une infatigable sympathie. L'intelligence
des sentiments a toujours pour conséquence la ten-
dresse. On ne peut pas comprendre profondément
un être sans l'aimer. Cela est si vrai que les pes-
simistes comme Georges Eliot et Tourgueniev, qui
ont eu l'imagination des cœurs à un haut degré,
n'ont jamais passé du pessimisme à la misanthro-
pie, ainsi qu'il arrive d'ordinaire. Ils ont trouvé
moyen de concilier par la pitié leur théorie de la
misère de toutes choses et leur vision trop com-
plète de la douleur humaine. Cette conciliation,
George Sand, elle, n'eut jamais besoin de la ten-
ter, car personne n'a répugné davantage au pes-
simisme, personne n'a cru plus profondémjent
qu'elle à la bonté de la vie et à l'harmonie de
l'âme avec la nature.
m
Nous touchons ici à ce qui fait, sous tous les dé-
guisements, le fond même du débat dans le pro-
cès de l'optimisme contre le pessimisme. Y a-t-il
un accord initial et final entre les exigences fon-
cières de notre être intime et l'ordre des choses,
ou bien non? Suivant la réponse que l'on donne à
cette question première, on croit ou l'on ne croit
pas que la vie vaille la peine d'être vécue. Si, en
effet, notre bonne volonté demeure sans corres-
GEORGE SAND 137
pondance suprême et définitive, — si notre cœur,
ou tendre ou cruel, ou bon ou mauvais, n'est qu'un
phénomène d'un instant destiné à disparaître
comme il est apparu, pour toujours, — si le tra-
vail de l'humanité entière aboutit à une irréparable
banqueroute, puisque avec la mort de la planète
tout doit un jour mourir ici-bas de l'œuvre des
âges, comment ne pas apercevoir la vie sous une
clarté de cauchemar, et à l'état de sinistre bouf-
fonnerie? Les plus éloquentes phrases n'empêche-
ront pas que l'existence, dépourvue de significa-
tion d'au-delà, ne roule et ne retombe sans cesse
sur un fond immobile de désespoir. Et si l'on veut
bien examiner tous les désespérés de tous les
temps, on reconnaîtra qu'ils ont souffert unique-
ment de ne pouvoir dire : a Notre Père, qui êtes aux
cieux...» Hélas! combien ont gardé la nostalgie
de la foi, après avoir perdu la foi elle-même, et
ceux-là qui soupirent : «Notre Père, qui éùez aux
cieux. . . » sont les plus misérables de tous ! Ils sont
vraiment ces rois dépossédés dont parlait Pascal.
La croyance que Dieu existe, c'est-à-dire que la
vie humaine a un sens supérieur, notre volonté un
résultat durable, notre caducité un point d'appui
éternel, se rencontre au contraire dans l'arrière-
fond de tout optimisme. Celui de George Sand
n'échappe pas à la loi commune : « Croyons en
Dieu, dès à présent, quoique nous ne puissions pas
le prouver,» dit-elle. Et ailleurs : a Croyons qu'il
y a toujours, quand même, une bonne route à
chercher, et que l'humanité la trouvera; ne disons
138 ÉTUDES ET PORTRAITS
jamais : il n'y en a pas...» Et comparant l'agonie
de Sainte-Beuve à celle de Barbes : «Barbes,» dit-
elle, a est doux et souriant. Il ne lui semble pas,
et il ne semble pas non plus: à ses amis, que la
mort le séparera de nous. Celui qui s'en va tout à
fait, c'est celui qui croit finir et ne tend la main
à personne pour qu'on le suive ou le rejoigne.»
Mais, si Sainte-Beuve avait pu lire ces lignes, il
aurait sans doute répondu à George Sand que les
croyances sont des actes de foi et que la foi ne se
commande pas plus que la santé. C'est l'impres-
sion que l'on éprouve en fermant le volume où se
trouvent tant de pages d'un si bel accent d'éner-
gie et d'espérance. Elles ne guériront personne
de ceux qui sont malades à un certain degré, pas
plus qu'elles n'ont guéri Flaubert. Il n'y a pour
les souffrances de la vie morale comme pour celles
de la vie physique qu'un remède, c'est le temps —
qui nous ouvre tôt ou tard la porte derrière la-
quelle s'apprend le mot de l'énigme. Cette porte,
et George Sand, la vaillante, et Flaubert, le déses-
péré, l'ont franchie pour ne plus la passer. Lequel
avait raison, de la noble femme qui ne doutait
plus, ou du grand négateur, son ami d'il y a
vingt ans? Il y a quelque chose de plus effrayant
que le silence des espaces infinis dont s'épouvan-
tait Pascal, c'est le silence des grandes âmes qui
s'en sont allées, — nous ne savons où !
IX
JULES VALLÉS^'^
Je voudrais parler sans passion d'un homme
qui, de son vivant, fut tout passion, et qui, mort,
vient de passionner ses amis comme ses ennemis,
la rue comme la presse, — j'ai nommé Jules Val-
lès. Le psychologue a le devoir de demeurer im-
partial devant toutes les natures humaines, s'il
veut les comprendre. Chaque homme, en effet, a
subi, pour arriver à une formation définitive de
son caractère, des centaines d'influences que nous
ne connaissons pas. Cette ignorance doit nous dé-
cider à suspendre notre jugement, si nous tenons
à être justes, même à l'égard des personnes dont
les idées répugnent le plus à nos idées. J'ajoute
que cette impartialité est plus nécessaire encore à
qui veut se placer au point de vue historique; et
pour celui qui étudie notre époque si confuse et
si complexe, le grand agitateur qu'on enterrait tu-
(i) A l'occasion de sa mort (1885).
I40 ÉTUDES ET PORTRAITS
multueusement voici quinze jours est un phéno-
mène d'histoire, un échantillon très précieux de
l'espèce révolutionnaire. Jules Vallès ne se con-
tenta pas d'agir, comme la plupart de ceux .de sa
race. Il a écrit et il s'est ictconté. Doué à un degré
supérieur du pouvoir de traduire sa sensibilité avec
des mots, il s'est longuement et minutieusement
confessé dans quelques volumes, documents de
première main et qui nous introduisent dans l'ar-
rière-fond même de sa vie morale. Grâce aux
Réfractaïres, grâce à l'autobiographie en trois vo-
lumes qu'il a intitulée Jacques Vingiras, nous
pouvons nous représenter le secret agencement des
rouages qui déterminèrent les actes de cette vie.
Les faits matériels n'abondent pas dans ces livres.
Ils sont d'ailleurs connus de tous. On sait commu-
nément que Vallès naquit, vers 1830, en Auvergne,
qu'il fut l'enfant malheureux d'un petit profes-
seur de province, qu'il lutta contre la misère à
Paris, qu'il se fit connaître au Figaro hebdoma-
daire par les articles réunis dans son premier vo-
lume, qu'il participa à l'insurrection de la Com-
mune, qu'il passa les années de l'exil à Londres,
et aussi qu'une fois revenu de l'exil, il reprit son
œuvre d'anarchiste et de démolisseur social où il
l'avait laissée, non moins implacable dans son
dernier journal que dans ses premiers! articles de
jeune écrivain pauvre et obscur. C'est là comme le
dessin visible de cette existence. Lisez mainte-
nant ce Jacques Vingtras, et, derrière ces événe-
ments, vous verrez apparaître les causes profondes
JULES VALLÈS 141
dont ils sont la manifestation saisissable : une
certaine sorte de sensibilité d'abord, puis l'in-
fluence d'un certain milieu, enfin, comme résultat
du conflit de ce milieu et de cette sensibilité, une
vue particulière de la vie, si caractérisée, si vio-
lente, qu'elle a conduit cet homme à représenter,
avec une saillie exceptionnelle de physionomie,
toute une catégorie d'autres hommes nos con-
temporains et ses semblables.
a Rien que mes idées, à moi, c'est terrible! Des
idées comme en auraient un paysan, une bonne
femme, un marchand de vin, un garçon de café!
Je ne vois pas au delà de mes yeux, pas au delà,
ma foi non ! Je n'entends qu'avec mes oreilles,
des oreilles qu'on a tant tirées...» Tout Jules Val-
lès tient dans ces quelques lignes avec ses puis-
sances de vision et ses insuffisances. Nul écrivain
n'a été emprisonné plus que celui-ci dans la sen-
sation personnelle et animale des choses. Ce qui
ressuscite dans son esprit, quand il songe, ce sont
des couleurs, des sons, des odeurs, le tout d'une
manière très intense à la fois et très bornée, car
ces images ne lui servent pas d'instrument pour
sortir de lui-même. Il en jouit ou bien il en souffre,
à la manière des enfants et des sauvages. Aussi,
142 ÉTUDES ET PORTRAITS
comme les enfants, charge-t-il naturellement ses
phrases d'onomatopées qui reproduisent l'impres-
sion directe et concrète. Dès la première page de
Jacques Vingiras, l'auteur raconte qu'il était beau-
coup fouetté : nVlin/ Vlan! Zon! Zon! — Voilà
le petit Chose qu'on fouette... » Il décrit une pro-
menade à cheval : «La bête va l'amble, tatata,
tatatay toute rai de; on dirait que son cou va se
casser, et sa crinière couleur de mousse roule sur
ses gros yeux qui ressemblent à des cœurs de
mouton... » Et durant les trois volumes ce sera
ainsi, à chaque page, des sursauts de style des-
tinés à traduire des bruits et des mouvements. Ces
phrases vous entrent dans les oreilles comme le
fracas d'une rue, comme l'accent d'une voix. La
sensation est copiée telle quelle, ou plutôt elle
s'est inscrite toute seule dans cette prose. De là dé-
rive un autre caractère de ce style, qui est la re-
cherche et la trouvaille de la comparaison pure-
ment physique. Les associations d'idées sont ici
des associations d'images, et d'images d'objets.
J'ai souligné, comme très significatif, -le membre
de phrase où les yeux d'un cheval se trouvent
assimilés à des cœurs de mouton. Voici une des-
cription de marché où le procédé se fait plus pal-
pable encore : «Les vestes des hommes se redres-
sent comme des queues d'oiseau. Les cotillons des
femmes se tiennent en l'air comme s'il y avait un
champignon dessous. Des cols de chemise comme
des oreilles de cheval, des pantalons à pont, cou-
leur de vache, avec des boutons larges comme des
)C/léS VALLES 143
lunes, des chemises pelucheuses et jaunes comme
des peaux de cochon, des souliers comme des troncs
d'arbres...» Evidemment la méthode de cet esprit
est de lier ensemble des souvenirs d'ordre matériel,
parce que la nature de ce système nerveux est de
retenir seulement des souvenirs de cet ordre. «Les
mitrons», dit-il en parlant des boulangeries de-
vant lesquelles il passait à cinq ans, «les mitrons
ont les joues blanches comme de la farine et la
barbe blonde comme de la croûte... » Un enfant,
en effet, a cette façon de saisir la réalité. L'auteur
de Jacques Vingtras a écrit de cette manière jus-
qu'à la fin, parce qu'il a, jusqu'à la fin, vu et senti
ainsi.
«Mon père,» a-t-il dit quelque part, «est le fils
d'un paysan qui a eu de l'orgueil et a voulu que
son fils étudiât pour être prêtre... Il s'est installé,
un beau jour, dans une petite chambre, au fond
d'une rue noire, d'où il sort pour donner quelques
leçons à dix sous l'heure, et où il rentre pour faire
la cour à une paA'snnne qui sera ma mère...» Cette
hérédité suffit à expliquer l'imagination de Vallès
et sa nuance spéciale. Il est demeuré homme du
peuple dans son impression intime de la vie. Tra-
duisez ces mots. Ils signifient la plus absolue in-
capacité d'arriver à l'idée abstraite. Je ne crois
pas qu'il y ait, dans les quatre volumes dont j'ai
cité les titres, une seule phrase qui enferme une
généralisation ou qui exprime un raisonnement.
C'est exactement l'envers de l'esprit philosophique
ou scientifique, lequel voit les choses par formules.
\
144 ÉTUDES ET PORTRAITS
Vallès, lui, les voit en elles-mêmes, avec une telle
intensité, qu'il ne peut pas aller au delà. En outre,
et par suite de cette même intensité, il se trouve
incapable de se figurer les objets ou les êtres en
contemplateur, c'est-à-dire d'une manière imper-
sonnelle, ou, comme disent les Allemands, objec-
tive. II ne peut pas se détacher de sa personne.
Dans une de ses notes sur sa vie de collège, il
s'écrie : «Je ne peux cependant pas me figurer que
je suis un Latin. Je ne peux pas... Je ne sais pas
comment les Latins vivaient. Moi, je fais la vais-
selle, je reçois des coups, j'ai des bretelles, je m'en-
nuie pas mal, mais je ne connais pas d'autre con-
sul que mon père qui a une grosse cravate et des
bottes ressemelées... Je me moque de la Grèce, de
l'Italie, du Tibre et de l'Eurotas. J'aime mieux le
ruisseau de Farreyroles, la bouse des vaches, le
crottin des chevaux et ramasser des pissenlits pour
if aire de la salade...» Ne prenez pas cet aveu pour
une boutade sans conséquence. C'est la constata-
tion d'un trait essentiel de cette imagination. Le
don de la métamorphose intellectuelle lui était
refusé par l'énergie même de la sensation animale.
Aussi dans tous ses livres ne trouverez-vous ja-
mais l'évocation d'un individu qui ne soit lui, ou
qui n'ait des rapports avec lui. Il ne voit pets les
hommes qu'il rencontre, en eux-mêmes et de leur
point de vue. Il les saisit dans leurs relations avec
sa propre nature, d'une manière très pittoresque
et très vive, mais ne lui demandez jamais de se
transformer en autrui par la compréhension,
JULES VALLÈS 145
comme ce fut, par exemple, le plaisir habituel d'un
Tourgueniev ou d'un Balzac. Il ne le pourrait pas
plus que ne le pouvait sa mère, elle qui le torturait
sans savoir qu'elle le torturait. Ne lui demandez
pas non plus de se transformer dans les chosies,
c'est-à-dire de saisir la complexité des objets qui
l'entourent, et d'admettre, par suite, comme inévi-^
tables, les conditions, même hostiles, où il se
trouve engagé. Il jouit et il souffre trop vivement.
L'amour et la haine, le désir et la colère, se mé-
langent à toutes ses descriptions, parce que toutes
ses impressions en sont teintées. C'est le secret de
l'énergie infuse dans cette langue et de son étrange
saveur. Parlant de son désir de pécher, quand il
était tout petit, il s'exalte : « Un goujon pris par
moi ! — // portait toute mon imagination sur ses
nageoires... » Phrase singulière et d'une justesse
admirable sous sa forme comique ! C'est le propre
d'un tempérament semblable de s'en aller tout
entier dans la convoitise ou la répulsion, de subir
la tyrannie de chaque secousse venue du dehors.
C'est dii'e que, dans le développement d'une créa-
ture douée de cette sorte, l'action du milieu est dé-
cisive. On va voir quel fut celui où le hasard jeta
Jules Vallès.
Ï46 ÉTUDES ET PORTRAITS
II
«Un métier,» s'écrie Jacques Vingtras à plusieurs
reprises dans sa douloureuse confession. « Ah !
tout mon talent pour un travail qui occupe les
bras, brise le corps, et permette de vivre parmi les
simples!,..» C'est là un souhait qui vaut les au-
tres souhaits de ceux qui reçurent de la nature le
pouvoir fatal d'écrire. Ils écriront toujours, et tou-
jours l'univers tiendra pour eux dans leur encrier.
Cependant Vallès était sincère en se rêvant une
destinée d'ouvrier, et il y voyait juste sur l'origine
de sa détresse intime. Avec la sorte d'imagination
que la nature lui avait départie, la classe intermé-
diaire où il était né devait lui fournir l'occasion
d'une torture constante. Son père est' un pauvre
diable de professeur pauvre qui gagne à grand'-
peine la vie des siens à travers beaucoup d'humi-
liations. L'enfant souffre dans ses appétits maté-
riels qu*e le grand exercice physique ne dompte
pas. 11 souffre aussi dans son orgueil, car le pou-
voir qu'il possède de se représenter avec force les
sensations le contraint à s'exagérer les déboires
d'amour-propre qu'il lui faut supporter. Sa mère
est une paysanne que l'inconnu des mœurs bour-
geoises épouvante et attire à" la fois; elle rudoie
son fils parce qu'elle-même est rude; elle l'habille
JULES VALLÈS 147
mal parce qu'elle-même ne sait pas s'habiller; elle
le méconnaît parce qu'elle-même ne se comprend
pas bien, et les petits désastres de cet intérieur
sans certitudes deviennent des supplicesi pour ce
garçon qui s'affole dans les mésintelligences de
sa famille. Les bourgeois en face desquels il se
trouve hors de sa maison ne font qu'augmenter ce
froissement premier. Chose étrange ! Il n'y a pas
trace dans cette autobiographie d'une amitié d'en-
fance, d'une de ces douces fraternités d'élection
propres à la douzième année. Jacques Vingtras se
sent trop différent des autres et par la fortune et
par la nature. Il hait ses maîtres, parce que ces
deri\iers sont les instruments de la discipline du
collège, si absolument contraire aux besoins de son
âme, plébéienne jusqu'à en être aisément sauvage.
Oui, il les hait, et d'une haine qui confine parfois
à la férocité. Songeant qu'il a été couronné à une
distribution de prix et qu'on a ri de lui voir le
front chargé de trois couronnes, il dit : « Cest le
premier ridïc7ile qui m'ait écorché le cœur.'-» Quoi
d'étonnant si, rencontrant, après des années, un
de ces maîtres qui, dans une minute de vivacité, a
levé la main sur lui, il se prend à se venger avec
fureur. — « Il me souffleta un mardi : — un mardi
m;iiin. Je n'ai pas oublié le jour, je n'ai pas oublié
l'heure...» Et il lui saisit le poignet : «Je vous
tiens et je vais vous garder le temps de vous dire
que vcHis êtes un lâche, le temps de vous gifler et
de vous botter, si vous n'êtes pas un lâche jusqu'au
3out si vous ne m'écotitez pas vous insulter comme
148 ÉTUDES ET PORTRAITS
j'ai besoin et envie de le faire, parce que vous
m'êtes tombé sous la coupe...» Vous souriez de-
vant cette folle réapparition de la colère de l'en-
fant chez l'homme fait. Mesurez plutôt à la force
de cette réapparition la force primitive de cette
colère, et quel levain de révolte fut déposé alors
dans l'âme de celui qui devait dédier ses confes-
sions : «A tous ceux qui crevèrent d'ennui au col-
lège, ou qu'on ht pleurer dans la famille, qui, pen-
dant leur enfance, furent tyrannisés par leurs
maîtres, ou rossés par leurs parents.»
Donc, révolte contre les personnes, telle est l'at-
titude du précoce enfant, et aussi révolte contre
les idées. La nature d'esprit qui le rend rebelle à
ses parents et à ses maîtres le raidit contr'2 l'ensei-
gnement qu'on lui impose. J'ai copié tout à l'heure
le passage où il décrit ses impressions devant ses
sujets de composition. Un des traits les plus
curieux de ses confidences d'écolier me paraît être
la complète indifférence où l'a laissé la beauté, —
telle que la révèle l'antiquité classique. Visible-:
ment les vers attendris de Virgile, la noble prose
de Tite-Live, l'ardente rhétorique de Tacite, ne lui
ont jamais représenté qu'une salle d'étude puante
où, parmi les faces grossières des camarades, souîl
le regard inquisiteur du maître, il s'agit de noirciij
une feuille de papier blanc, afin de mériter l'éloge
inutile d'un proviseur haï, au jour de la distribU'
tion des places. «Je ne sais pas ce que c'est qu(
la liberté, moi, ni ce que c'est que la patrie, ['a
toujours été foucLté, giflé, — voilà pour la liberté
■-%
■3i
JULES VALLÈS 149
— pour la patrie, je ne connais que notre appar-
tement oi^i je m'embête et les champs, où je me
plais, mais où je ne vais pas...» Tel est le cas
qu'il fait des sentiments exprimés par les grands
poètes d'autrefois. L'afflux des sensations person-
nelles est encore ici trop fort. Tout ce qui est pré-
sent, concret, immédiat s'empare de lui et l'absorbe.
Il n'est pas davantage attiré par la poésie de la
religion, si puissante pour les enfants à imagina-
tion tendre, ni par le mystère de la philosophie, si
fascinateur pour les enfants à imagination morale.
Sa mère l'entraîne à la messe de minuit, mais il a
respiré dans la rue l'odeur des grillades de porc,
préparées pour le réveillon : « Cet arôme de salai-
son domine tous mes souvenirs. Une satanée petite
queue de cochon m'apparaît partout, même dans
l'église. Le cordon de cire au bout de la perche de
l'allumeur, le ruban rose qui sert à faire des si-
gnets dans le livre, et jusqu'à la mèche du vicaire
qui se tirebouchonne, isolée et fadasse, au coin
d'une oreille violette, la flamme même des cierges,
la fumée qui monte, en se tortillant, des trous des
encensoirs, sont autant de petites queues de co-
chon que j'ai envie de tirer, de pincer ou de dé-
nouer, que je visse par la pensée à un derrière de
petit porc gras, rose et grognon, et qui nie font
oublier la résurrection du Christ, le bon Dieu.
Père, Fils, Vierge et C*^...» Telle est son émotion
devant les pompes de la liturgie catholique. Il a
connu, d'autre part, un vieux maniaque qui dé-
montrait l'existence de Dieu en représentant les
I50 ÉTUDES ET PORTRAITS
preuves classiques par des haricots : «Tous les
haricots sont dans le coin, donc, Dieu existe...»
Quand il songe aux problèmes métaphysiques,
c'est le bonhomme grotesque et ses pareils qu'il
aperçoit, en sorte que littérature, religion et phi-
losophie se confondent pour lui dans un pêle-
mêle de mornes ou d'odieux souvenirs, sans qu'une
émotion ou exaltante ou consolante s'y mêle.
Il sort du collège et il entre dans la vie libre.
Y rencontre-t-il du moins un milieu auquel sa sen-
sibilité particulière puisse s'adapter? Pas davan-
tage. Comme sa famille est isolée entre la bour-
geoisie et la classe ouvrière, il ne voit aucune pro-
tection sur quoi s'appuyer. Comme il n'a d'autre j
titre en poche qu'un diplôme de baccalauréat, il
ne peut du premier coup entrer dans une carrière.
Il faudrait attendre, travailler encore d'après des
programmes, — et pourquoi?,.. Pour se glisser
plus avant dans cette bourgeoisie régulière dont il
hait tout, esprit et mœurs! Le voilà lancé dans la
bohème; avec quels sentiments, les premières lignes
des Réfractaires en font foi : <tll existe de par
les chemins une race de gens qui, au lieu d'ac-
cepter la place que leur offrait le monde, ont
voulu s'en faire une toute seule, à coup d'audace
ou de talent, qui, se croyant de taille à arriver d'un
coup, par la seule force de leur désir, au souffle
brûlant de leur ambition, n'ont pas daigné se
mêler aux autres, prendre un numéro dans la
vie...» Quel moyen cependant de gagner son pain
avec de pareilles dispositions d'âme, dans ce vaste
JULES VALLÈS ^3. 151
Paris où chacun travaille? Et voilà qu'il faut su-
bir les hasards douteux des professions louches,
donner des leçons au rabais, rimer des chansons
pour les almanachs, rédiger des réclames pour des
magasins, et, à travers ces aventures de la noire
misère, souffrir comme au collège dans tous ses
appétits contrariés, dans toute sa sensualité bri-
dée. C'est la révolte encore qui est au bout de
cette existence de jeune homme, comme elle était
au terme de ces années d'une lamentable enfance.
«Il faut bien que les déclasssés se casent ou se
vengent. Et voilà pourquoi il coule tant d'absinthe
dans les poitrines ou de sang sur les pierres; ils
deviennent ivrognes ou émeutiers... » L'enfant
placé dans un milieu contraire à sa sensibilité
innée a donné naissance au collégien blagueur et
furieux, le collégien s'est changé en un réfractaire
malheureux, et du réfractaire, voici jaillir le ré-
volutionnaire oui ne désarmera pas.
III
« Oui, tu nous le payeras, société bète... Tu ne
perdras rien pour attendre. J'aiguiserai l'arme qui
un jour t'ensanglantera... » Ecoutez bien ce cri de
guerre, et ne croyez pas que ce soit là une simple
déclamation de littérateur. La flamme des incen-
dies de la Commune éclaire des phrases sembla-
152 ÉTUDES ET PORTRAITS
blés de la plus effrayante lumière. La destruction
du vieux monde, à ce programme se borne la doc-
trine de Jules Vallès, mais cela même donne une
valeur typique à tous ses livres. Il n'est pas un
révolutionnaire par théorie, comme un Robespierre
ou un Saint-Just. Il n'est pas davantage un révo-
lutionnaire par ambition, tel que fut ce barbare
de Danton, qui ne demandait sans doute qu'une
place à la mesure de ses appétits pour se ranger,
comme firent tant de personnages de 89 sous le
premier empire, du côté de la résistance. Jacques
Vingtras n'appartient ni à l'une ni à l'autre de ces
deux classes. Des théories sur la rénovation so-
ciale? Où les aurait-il prises? Il l'avoue lui-même,
avec cette terrible franchise qui fait la force de
ses moindres écrits : a Tu as dû, pendant tes mo-
ments durs, songer au remède contre la famine et
ruminer les articles frais d'un code de justice so-
ciale... Qu'apportes-tu du fond de ta jeunesse
affreuse?... Réfléchir? Etudier? Quand?... » Une
ambition? Pourquoi en aurait-il une? Est-ce que
la richesse ou le pouvoir rafraîchiraient l'ardeur
brûlante d'un sang que consume la lièvre des inex-
piables rancunes? Les faits sont là : Vallès a
connu, durant ses dernières années, sinon la for-
tune, du moins l'aisance, et sinon la gloire, la
renommée. Sa fièvre de révolution en fut-elle di-
minuée une heure? A-t-il cessé de prêcher la guerre
et toujours la guerre contre cette société qu'il enr
sanglantait en effet de sa plume, parce que c'était
la seule arme à sa portée? C'est que la révolution
JULES VALLÈS 153
était pour lui a la minute espérée et attendue depuis
la première cruauté du père, depuis le premier jour
passé sans pain, depuis la première nuit passée
sans logis... — Elle est la revanche du collège! »
Oui, du collège comme du reste, comme de toute
une jeunesse qui n'a pas pu trouver un accommo-
dement entre sa façon de sentir et son milieu, et
d'un âge mûr qui ne le trouvera jamais. Que faire,
sinon détruire, abattre ce qui reste debout de l'édi-
fice social, par désespoir de le sentir inhabitable,
accomplir une besogne de nihilisme? Et c'est bien
aussi le seul mot qui caractérise exactement l'esprit
de Jacques Vingtras, des Rèfractaïres et de la Rue.
Vallès fut un exemplaire, et le plus saisissant
peut-être, du nihiliste français.
Du nihiliste en effet, du Bazarof redoutable que
Tourgueniev nous montre par exemple dans Feres
et Enfants, il a l'ironie cruelle et l'infatigable
force de négation. Le premier volume de Jacques
Vingtras, consacré tout entier à raconter les plaies
de son enfance et la misère morale de ses parents,
perm.et de mesurer cette force. Pas un souvenir de
famille qui ne suscite dans cette âme ulcérée l'aver-
sion et le dégoût. Du Bazarof de Tourgueniev, il
a encore la haine de la littérature, lui, le littéra-
teur d'une prose si intense, et comme une horreur
de l'admiration, cette forme enivrée de l'amour
intellectuel : «A la hotte, ce tas de vieilleries; à
bas le mélodieux Virgile et l'immortel Patachon
qui a fait VIliade et l'Odyssée/... Cascade, Hor-
tense Schneider, et toi, vieil Homère, aux Quinze-
154 ÉTUDES ET PORTRAITS
Vingt!...» De ce même nihiliste russe, il a le mé-
pris inné pour ses prédécesseurs, même en révolte :
1789 et 1793, mais c'est encore de la tradition, de
la légende... «Vos longs cheveux, Robespierre et
Saint- Just, tout ça, c'est de la blague. Vous êtes
les calotins de la démocratie... Il m'arrive souvent
le soir, quand je suis seul, de me demander si je
n'ai pas quitté une cuistrerie pour une autre, et si,
après les classiques de l'Université, il n'y a pas les
classiques de la Révolution — avec des provi-
seurs rouges et un bachot jacobin...» Voici pour-
tant un premier trait qui le distingue de son frère
slave et par lequel son nihilisme demeure celui
d'un occidental et d'un Français : tout destruc-
teur de la société qu'il puisse être, par tempéra-
ment et par éducation, il demeure social, en ceci
qu'il lui faut l'opinion des autres. Il n'a pas ce
pouvoir d'isoler son âme, face à face avec son
idée, qui permet au révolutionnaire russe d'aller
et de venir comme en dehors des autres hommes.
Parlant d'un projet de régicide, Jacques Vingtras
s'écrie : «Il aurait fallu être en bande et que per-
sonne ne fût spécialement l'assassin... s» Apercevez-
vous là, même dans la révolte, le cfvilisé, pour qui
la conscience des autres existe et qui ne peut pas
se sentir jugé? — Ce qui le sépare encore de Ba-
zarof, que j'ai choisi comme type ix&n de préciser
davantage, c'est que Bazarof sort de la science.
C'est un positiviste et c'est un illettré. Vallès sort,
au contraire, de l'éducation classique. Il est un La-
tin, et l'héritier malgré lui de l'antique esprit de
I
JULES VALLÈS 155
la civilisation romaine, même en la reniant. Il a
le sentiment oratoire, le goût de la phrase habile,
un art très savant sou?, sa rudesse visible. Il a
beau si'insurger contre les Lettres, elles l'ont saisi,
et il est leur œuvre. C'est à elles qu'il a demandé
son pain dans sa jeunesse, c'est à elles qu'il a de-
mandé s«jn arme dans sa guerre sociale, et, par une
contradiction suprême, ce sont elles aussi, ces Let-
tres indulgentes et immortelles, qui garderont sans
doute son nom de prosateur, âpre et violent, contre
l'éternel oubli.
X
BARBEY D'AUREVILLY^'
Les deux cahiers de notes intimes auxquels
M. Barbey d'Aurevilly a donné le titre de Memo-
randa se rapportent à l'époque de sa vie d'écrivain
qui fut la plus féconde en œuvres. N'est-ce pas
aux environs de ces années-là, entre 1850 et 1860,
que la Vieille Maîtresse successivement et l'En-
sorcelée et les Ricochets de conversation, — deve-
nus dans les Diaboliques, après coup, le Dessous
de cartes d'une -partie de whist, — furent publiés,
romans extraordinaires, mais dont la vive origi-
nalité éclate aujourd'hui seulement à tous les
yeux? Alors aussi se multipliaient d'innombrables
articles de critique. M. d'Aurevilly donnait chaque
semaine au journal le Pays une étude littéraire
sur un des livres parus de la veille. Ces études ont
été réunies en plusieurs volumes. — Les séries
s'en continuent sous la désignation : les Œuvres
(i) A propos de la réimpression des Memoranda (1883).
BARBEY D'AUREVILLY 157
et les H ommes. — 'D&\xyi éclaircies dans cette atmos-
phère chargée d'œuvres, quelques journées d'ab-
sence, passées les unes dans une ville de Norman-
die jadis habitée par l'auteur, les autres dans un
port voisin de l'Espagne, — voilà toute la ma-
tière des deux cahiers de notes que l'écrivain a
griffonnées entre deux pages de ses romans ou
deux paragraphes de ses articles. Mais, dans ces
notes, il apparaît tout entier, comme Byron et Sten-
dhal dans les leurs, avec sa puissance extraordi-
naire d'expression, avec sa belle faculté de voir
intense là où d'autres verraient médiocre et de
donner de l'esprit même aux plus menus détails de
la vie. — Et quel esprit!... Depuis Rivarol et le
prince de Ligne, personne n'a causé comme
M. d'Aurevilly. Il n'a pas seulement le mot, comme
tant d'autres, il a le style dans le mot, et la méta-
phore, et la poésie. Mais c'est que toutes les fa-
cultés de ce rare talent se font équilibre et se
tiennent d'une étroite manière; et, même à l'occa-
sion de ces feuilles légères des Memoranda, c'est ce
talent tout entier qu'il convient d'évoquer.
^T. d'Aurevilly ferme ses lettres d'un cachet sur
lequel il a fait graver une devise, à la fois résignée
et superbe, ûère et vaincue : Too late! — Trop
158 ÉTUDES ET PORTRAITS
tard!... Il prétend, lui, le courageux écrivain et
qui n'a guère fait d'aveux plaintifs devant les
autres, que ces deux mots contiennent l'histoire
secrète de sa vie, et que tout lui est arrivé trop
tard de ce qui, venu plus tôt, lui aurait comblé le
cœur, — si le cœur peut être comblé. — Trop
tard!... Cette devise est-elle vraie des événements
de cette vie? Il est malaisé d'en juger; car M. d'Au-
revilly, au rebours de la plupart de ses contem-
porains et des plus illustres, n'a pas dévoilé dans
des Mémoires ou des Confidences le roman de
ses bonheurs ou de ses mélancolies, et un mys-
tère demeure sur sa lointaine jeunesse, sur la pé-
riode surtout de cette jeunesse dont il ne reste au-
cune trace littéraire. Mais ce qui domine les faits
matériels de notre vie, ce qui les crée même, en
un certain sens, — car de ces faits rien n'existe
pour nous que leur retentissement dans notre âme,
— c'est notre personne; et la devise du cachet de
M. d'Aurevilly apparaît comme évidemment
exacte pour qui connaît la -personne qu'il est au-
jourd'hui, qu'il a dû être à vingt ans. Il offre un
rare exemple, et d'un intérêt singulier pouf le psy-
chologue, de facultés (i) qui n'ont rencontré ni
leur milieu ni leur époque. Il a eu, dès son adoles-
cence où il vit Brummel, et il a conservé dans son
âge mûr où il connut d'Orsay, le goût passionné de
l'aristocratie Le dandysme, dont il a donné une
(i) Outlqu'un l'a dcfini très finement : an pur-snng dand un
cirque.
BARBEY D'AUREVILLY 159
piquante théorie, ne fut pas chez lui affaire d'atti-
tude. Il en aima la rareté, le quant à soi, l'imperti-
nente solitude, — car, être rare, ne pas se mêler à la
foule, c'est de la quintessence d'aristocratie. Le
Il malheur est que, des diverses façons de sentir,
l'aristocratique est celle qui suppose le plus de con-
ditions extérieures, et ces conditions ont manqué à
l'auteur de Bnimmel. Il n'a pas eu cette arme de
l'argent, ce bâton de longueur contre les promis-
cuités cruelles. Il lui a fallu subir, avec une nature
affamée de distinction, toutes les vilenies du mé-
tier : l'âpreté des médiocres concurrences qui dé-
goûte même du triomphe, l'exécution des besognes
à jour fixe qur'^fait regretter même le talent qui
vous en rend capable, et, pour combler la mesure,
ce métier, ces concurrences, ces besognes, en pleine
société démocratique. Mais cet amour de la haute
vie et des élégances ambiantes n'est-il pas commun
à tous les poètes? Est-ce autre chose que le désir
d'imprégner d'âme les vulgarités nécessaires, et ne
s'en guérit-on pas, comme des autres nostalgies
de l'ordre physique, par le sentiment que la ma-
tière ne suffit point aux exigences de l'esprit, si
bien que réaliser certains de ses rêves serait les '
diminuer? Un trait plus particulier de M. d'Aure-
villy et qui lui assigne une place spéciale parmi les
hommes de lettres de ce temps, c'est qu'il était né,
c'est qu'il est resté fanatique de l'action. Le ca-
ractère de ses personnages préférés dans l'histoire,
comme le caractère de ses héros inventés dans le
roman, atteste ce fanatisme que son aspect volon-
i^o ÉTUDES ET PORTRAITS
tiers martial ne dément point. Il a vécu cependant
sédentaire, assez analogue par l'antagonisme de ses
désirs et de ses habitudes à ces héritiers de familles
ruinées que Walter Scott évoque au coin du foyer
désert, sous le portrait d'un roi chassé et qui ne
régnera plus, à l'ombre d'un blason qui va s'effa-
çant, et que nulle piété ne réparera. Etait-ce par
l'intuition d'une analogie pareille que Théophile
Silvestre appelait M. d'Aurevilly de ce nom de
laiïd si étroitement uni pour l'imagination au sou-
venir de l'héritier des Ravenswood ? « Allons chez
le laïrd, » disait-il à leur ami Léon Gambetta, tout
jeune alors et qui aimait à disputer avec l'extraor-
dinaire causeur. Pourtant ils n'avaient guère d'idées
du même ordre, lui, l'orateur méridional, lancé si
hardiment en plein courant du monde moderne, et
l'autre, l'écrivain solitaire, d'une invincible énergie
de protestation contre ce monde. M. d'Aurevilly
en effet a encore exagéré par ses convictions ac-
quises — cette seconde nature qui parfois contre-
dit la première, parfois en accroît l'originalité na-
tive en la doublant de réflexion — le divorce qui
le séparait de son époque. Il est devenu catholique,
et du catholicisme le plus hautement proclamé, jus-
qu'à écrire l'apologie des procédés inquisitoriaux,
à l'heure précise oii la science contemporaine pa-
raissait se résoudre dans le positivisme le plus
hostile à la tradition catholique. Absolutiste et:
nourri de la moelle des doctrines de Joseph de!
Maistre, il a vu les monarchies s'écrouler, les théo-
ries issues de la Révolution foisonner et grandir,:
BARBEY D'AUREVILLY i6i
la France multiplier les essais de gouvernement
parlementaire. Idéaliste dans son art comme il l'a
été dans sa vie, admirateur de Byron et de La-
martine, il assiste aujourd'hui à l'avènement de la
littérature documentaire. Rarement antithèse plus
étrangement et plus complaisamment prolongée
n'a isolé davantage un homme dans les partis
pris de son orgueil et de sa chimère. Faut-il voir
dans cet isolement l'inévitable résultat de causes
lointaines et faire intervenir ce mot si commode
et qui rend compte de tant de mystère : l'atavisme?
Faut-il attribuer à une destinée d'exception le dé-
veloppement dans un sens inattendu de facultés
déjà par elles-mêmes exceptionnelles ? De lentes an-
nées de jeunesse passées en province à tuer l'ennui
à force de songes; d'autres, plus douloureuses,
passées à Paris aux aguets d'une occasion d'em-
ployer tout son mérite, qui n'est pas venue; les
injustices de la critique et les misères de la publi-
cité, rendues plus dures par la hauteur d'âme, —
voilà de quoi expliquer beaucoup de froissements,
par suite beaucoup de résolutions de farouche in-
dépendance. Quoi qu'il en soit des causes dont ces
habitudes furent l'effet visible, il est certain que,
pareil à ce lord Byron qu'il aime tant, M. d'Aure-
villy aura vécu, dans notre dix-neuvième siècle, à'
l'état de révolte permanente. Seulement Byron re-
tranchait ses dégoûts derrière sa pairie et ses
quatre mille livres de revenu, et M. d'Aurevilly, ce
Saint-Simon qui n'a pas connu la cour, disait Paul
Arène, a dû conquérir son indépendance avec sa
ti
i62 ÉTUDES ET PORTRAITS
plume et son encrier. Il n'a pourtant pas accordé
une concession de plus à la société que le châtelain
de Newstead Abbey. C'est une destinée moins ro-
manesque peut-être, mais, en un sens, aussi poé-
tique, sinon davantage.
II
Il faut bien apercevoir le caractère étrange de
cette destinée pour juger l'œuvre écrite de M. d'Au-
revilly du point de vue exact, et pour en pénétrer
la secrète logique. Il y a une question à se poser
devant chaque existence consacrée aux lettres :
quelle sorte de volupté l'écrivain leur a-t-il de-
mandée, à ces lettres complaisantes? Car elles se
prêtent à toutes les fantaisies, et pourvu qu'on les
aime de tout son cœur, elles consentent qu'on les
aime de beaucoup de façons diverses. Quelques
auteurs exigent d'elles une gloire immédiate. Ils
veulent exprimer leur époque et devenir,, comme
Latouche le disait de Mme Sand, un écho qui
«double la voix» de la foule. C'est une conception
qui convient à des âmes communicatives, faciles
et chaudes, et il y a des règles d'esthétique qui
lui correspondent. S'il veut réaliser cette ambition
d'être l'orateur et le héraut acclamé de son temps,
l'écrivain doit avoir un style de transparence et de
bonne humeur. Une certaine largeur d'humanité,
BARBEY D'AUREVILLY 163
l'acceptation des formes à la mode, même des pré-
jugés reçus, sont aussi nécessaires. Cet écrivain-
là comprend et pratique avec naïveté la formule
ironique du moraliste : «C'est une grande folie
que d'être sage tout seul.» On peut, quoi qu'il en
semble aux apôtres de l'art dédaigneux, penser
ainsi et composer des chefs-d'œuvre. La preuve
en est dans Molière et dans George Sand elle-
même. Il est une autre race d'hommes de lettres,
dont Flaubert fut, de nos jours, le type achevé,
qui reporte sur les initiés seuls le culte pieux que
les premiers accordent à la foule. Ceux-ci sont des
hommes d'étude et de raffinement. Ils s'empri-
sonnent dans l'ombre d'une école. Ils évitent la
brutale lumière, ils ne travaillent qu'avec la sensa-
tion des yeux aigus des juges fixés sur eux. Quels
juges? Leurs confrères vraiment avertis des plus
délicats secrets de la composition, les connaisseurs
scrupuleux qui sont capables d'apprécier la va-
leur d'une syllabe mise à sa place et les insuffi-
sances d'une métaphore manquée. Cette préoccupa-
t tien, qualifiée de byzantine par les malveillants,
I aboutit volontiers à une littérature hiératique et
1 sibylline, dans laquelle la science accomplie des
; procédés techniques s'accompagne d'un mépris
transcendantal pour la simple émotion et l'élo-
quence spontanée du cœur. Les innombrables épi-
grammes dirigées contre ce byzantinisme n'empê-
cheront pas la Tentation de saint Antoine d'être un
livre supérieur. — Il est enfin un troisième groupe
d'artistes pour lesquels écrire est une façon de
104 ÉTUDES ET PORTRAITS
vivre, rien de plus. Ceux-là n'ont d'autre but que
d'aviver avec leurs propres phrases la plaie inté-
rieure de leur sensibilité. La réalité leur est dou-
loureuse. Elle les opprime, elle les blesse. Leur
âme ne rencontre pas dans le cercle de circons-
tances où cette réalité l'emprisonne, de quoi satis-
faire son appétit d'émotions grandioses et intenses.
Ils demandent aux mots et à la sorcellerie de l'art
ce que les Orientaux obtiennent par le haschisch,
ce que l'Anglais Quincey se procurait en appuyant
sur ses lèvres sa fiole noire de laudanum, un
autre songe des jours et une nouvelle destinée.
C'est leur vengeance à la fois et leur affranchis-
sement que la littérature : leur vengeance, car ils
attestent ainsi que le sort fut injuste pour eux et
qu'ils ont été, comme a dit magnifiquement un an-
cien, «humiliés par la vie...» — leur affranchisse-
ment, car ils conquièrent ainsi une excitation qui
efface en la dépassant l'empreinte de la haïssable
réalité. A ce groupe d'écrivains par désir pas-
sionné d'être ailleurs appartenait ce même Byron,
qu'il faut nonmier sans cesse lorsqu'on parle de
M. d'Aurevilly, et qui composa la Fiancée d'Aby-
dos en quelques nuits, afin de chasser des fan-
tômes qui sont toujours revenus. A ce même groupe,
ce furieux duc de Saint-Simon, qu'il faut nommer i
aussi de nouveau. Rentré de la cour et le fiel crevé,
il couvrait de sa large écriture les énormes feuilles
de papier de ses Mémoires, pour devenir, de par la
magie de sa propre prose et pendant ces heures de
travail, l'homme d'Etat qu'il ne pouvait être
BARBEY D'AUREVILLY 165
qu'alors... Il jugeait ministres et ambassadeurs. Il
disait les causes profondes de l'avilissement pu-
blic. Il prévoyait les inévitables catastrophes. Il
découvrait la gangrène des infamies, et démaillo-
tait de leurs langes blasonnés les âmes pourries des
courtisans. Puis, cette plume réparatrice une fois
posée, cet encrier vengeur une fois fermé, il fallait
reprendre le collier de médiocrité, subir la superbe
de Louis XIV, l'insolence des bâtards, la lâcheté
du régent, l'infamie de Dubois, et faire politesse à
la honte! Au même groupe appartient M. d'Aure-
villy. Comme à Byron, comme à Saint-Simon, la
littérature lui aura été la fée libératrice et qui
console de tout. Les contradictions dont il a souf-
fert se sont résolues, les avortements de son destin
se sont réparés, les crève-cœur de ses désespoirs se
sont soulagés lorsqu'il a écrit. Ce beau vers de son
mince recueil de poésie,
L'Esprit, l'aigle vengeur qui plane sur la vie,
pourrait servir d'épigraphe à ses moindres volumes
comme à ses plus importants, comme à ses lettres fa-
milières, commie aux Memoranda composés au jour
la journée. Qu'importe que le lecteur s'épouvante
de ces orgies d'images, de ces violences d'inven-
tion, de ces audaces de style, puisque l'auteur a
du moins atteint son but, puisqu'il a été Lui-Même.
avec la pleine expansion de tout l'intime de sa
personne, durant les trop courtes heures qu'il a
dépensées à écrire ces pages?
C'est à cause de cela qu'il n'y a rien de moins
factice que de tels livres, bien que la rêverie en
i66 ÉTUDES ET PORTRAITS
soit très intense, la rhétorique très violente, et l'im-
pression si souvent étrange. Quand cet homme
vous raconte le détail des excessives passions de
Ryno de Marigny (Une Vieille Maîtresse), ou qu'il
évoque devant vos yeux la face cicatrisiée du gi-
gantesque abbé de la Croix- Jugan (VEnsorcelée),
croyez qu'il ne se propose pas de vous étonner par
l'inattendu de sa fantaisie. Vous êtes parfaite-
ment absent de sa pensée, vous, le lecteur futur du
roman, à l'heure de nuit où, fenêtres closes, bou-
gies allumées, cet alchimiste élabore son grand
œuvre, qui vous intéressera ou non, — peu lui
soucie. Vraisemblablement, il a débattu quelque
affaire dans la journée, où sa noblesse native s'est
irritée; il a lu des articles qui l'ont excédé, en-
tendu des paroles qui l'ont écœuré, aperçu des
visages qui l'ont dégoûté, deviné des sentiments
qui l'ont indigné. Ces basses misères de la quoti-
dienne expérience s'évanouissent, et, le Sésame,
ouvre-toi! de l'imagination à peine prononcé, voici
que la caverne magique dévoile ses enchantements.
Le romancier voit Marigny, il voit Vellini la Ma-
lagaise, il voit Jéhoël de la Croix-Jugan. Est-il
encore un univers de sensations vulgaires et de
médiocres destinées? Il n'en sait plus rien, ab-
sorbé qu'il est dans ses personnages. Oui, ses per-
sonnages, au sens littéral du terme; car il les a
projetés hors de son cerveau, — comme le Jupiter
de la Fable la guerrière Minerve, — engendrés et
nourris de la plus pure substance de son être. Il a
imaginé, comme les croyants prient, comme les
BARBEY D'AUREVILLY 167
amants se plaignent, par un impérieux besoin de
sfogafsif pour employer une tournure italienne
chère à Beyle. Pareillement, si chaque phrase de
ces tragiques récits est chargée jusqu'à la gueule,
comme un tromblon de giaour, avec les mots les
plus énergiques du dictionnaire; si V expression
est ici portée à son extrême degré de vigueur, ne
croyez pas que ce soit un artifice d'industrieux
ouvrier de prose. L'auteur n'a point fait besogne
de rhétorique. Cette furie du langage est, à sa
manière, une furie d'action. Pour cet écrivain,
comme pour tous ceux qui ont un style, les mots
existent d'une existence de créatures. Ils vivent,
ils palpitent, ils sont nobles, ils sont roturiers. Il
en est de Sublimes, il en est d'infâmes. Ils ont
une physionomie, une physiologie, une psycholo-
gie. Dans le raccourci de leurs syllabes que ne
tient-il pas d'humanité ! En un certain sens, écrire
est une incarnation, et l'esprit d'un grand prosa-
teur habite ses phrases, comme le Dieu de Spinoza
habite le monde, à la fois présent dans l'ensemble
et présent dans chaque parcelle. Voilà pourquoi le
romancier d'Une Vieille Maîtresse et des Diabo-
liques s'est fabriqué une prose à la fois violente
et parée, aristocratique et militaire, comme il au-
rait souhaité que fût sa propre vie. Que dis-je? Il
ne s'est pas fait cette prose, il a seulement noté la
parole intérieure qu'il se prononce à lui-même dans
la solitude de sa chambre de travail, et la parole
improvisée qu'il jette au hasard des confidences
de conversation. J'ai bien souvent remarqué au
l68 ÉTUDES ET PORTRAITS
cours de mes entretiens avec lui, — un des plus
vifs plaisirs d'intelligence que j'aie goûtés, — cette
surprenante identité de sa phrase écrite et de sa
phrase causée. Il me contait des anecdotes de Va-
lognes ou de Paris avec cette même puissance
d'évocation verbale, avec la même surcharge de
couleurs qui s'observe dans ses romans. Il s'en
allait tout entier dans ses mots. Ils devenaient
lui, et lui devenait eux. Je comprenais plus claire-
ment alors ce que la littérature a été pour cet
homme dépaysé, et quel alibi sa mélancolie a
demandé à son imagination. De là dérive, entre
autres conséquences, cette force de dédain pour
l'opinion qui lui a permis de ne jamais abdi-
quer devant le goût du public. Il admire beau-
coup ce titre d'un poème de Lamartine : le Génie
dans Vobscurité. Cette admiration est de bonne
foi, et je ne serais pas étonné qu'aimant les Let-
tres de l'amour que j'ai dit, non seulement les
insouciances de la renommée à son endroit l'aient
trouvé indifférent, mais encore qu'il s'en soit
réjoui, aux heures d'entière sincérité.
III
Sa littérature a donc été pour M. d'Aurevilly un
songe réparateur. Mais, en dépit d'un proverbe
fameux, tous les songes ne sont pas des mensonges,
BARBEY D'AUREVILLY 169
et quand le songeur est un moraliste et un psy-
chologue, il n'est pas bien malaisé de détemiiner
dans l'arrière-fond de sa rêverie quels éléments
d'expérience il a combinés, exagérés parfois, par-
fois déformés, et ils demeurent pourtant invin-
ciblement solides et réels, — comme la matière
brute sur laquelle travaille un sculpteur. Il y a
dans une lettre de Stendhal à Balzac une phrase
significative et qu'il faut citer sans cesse. Elle
marque bien quel procédé de métamorphose em-
ploient à l'égard de leurs observations ces alchi-
mistes de l'âme humaine qui sont les grands ro-
manciers : «Je prends,» dit l'auteur de Rouge et
Noir, « un personnage de moi bien connu. Je lui
laisse les habitudes qu'il a contractées dans l'art
d'aller tous les matins à la chasse du bonheur. En-
suite je lui donne plus d'esprit.-» Le plus d'esprit
devient pour un d'Aurevilly un plus de passion,
mais le procédé reste sensiblement analogue. Il
est d'ailleurs aisé, pour qui connaît un peu la jeu-
nesse de M. d'Aurevilly, de faire un départ des
sources diverses qui ont nourri de réalité son ima-
gination. Il a vécu enfant, et même adolescent,
dans la vieille ville de Valognes, et il a connu les
survivants des terribles guerres de la chouannerie
du Cotentin. Il a entendu ces hommes raconter
des actions, qu'ils avaient faites de ces mêmes
mains qu'ils chauffaient maintenant au feu des
veillées d'hiver. De cette impression première, de-
meurée ineffaçable sur son souvenir, M. d'Aure-
villy a tiré l'Ensorcelée et le Chevalier des
170 ÉTUDES ET PORTRAITS
Touches. Il a vu, à cette même époque, les jeunes
nobles de sa province et les anciens soldats de
l'Empire tuer les loisirs forcés de leur stagnante
existence par toutes sortes d'excès de jeu, d'amour
dangereux et de conversation. Il s'est souvenu de
ces nobles et de ces soldats lorsqu'il a écrit le
Bonheur dans le crime, le Dîner d'athées et le
Dessous de cartes d'une partie de whist. Puis il
est venu à Paris, et les sensations de sa vie mon-
daine ont abouti à V Amour impossible, à la Bague
d'Annibal, à la Vieille Maîtresse, au Plus bel
amour de don Juan, comme les heures de mysti-
cisme qu'il a traversées sous une influence de
femme se sont résumées dans le Prêtre marié. Je
citais tout à l'heure le nom de Ouincey, le man-
geur d'opium. Ce singulier analyste de son propre
vice, et si perspicace, avait reconnu que ses visions
les plus effrayantes et les plus ravissantes, les plus
démesurées iet les plus surhumaines, dérivaient
toutes des impressions ambiantes. L'ivresse les
transformait en les amplifiant, en les interprétant
d'une manière grandiose. C'est une vérité acquise
aujourd'hui à la science des poisons de l'intel-
ligence. La littérature a son ivresse aussi, qui ne
fait qu'interpréter et amplifier les sensations que
l'écrivain a subies. Cette transformation-là s'ap-
pelle le talent.
Ce qui fait l'intérêt psychologique des Memo-
randa, c'est précisément que l'on y assiste à ce tra-
vail de métamorphose. On y peut saisir à plein
comment chez M. d'Aurevilly les impressions sécri-
BARBEY D'AUREVILLY 171
vent. Ce livre, qui n'est pas un livre, me séduit par
ce charme d'une nuance fine. Il laisse voir la mi-
nute où l'homme va devenir l'auteur, oii la réalité
se change en poésie, où l'observation se double de
rêve. Et le rêve est si naturel à M. d'Aurevilly que
le moindre événement l'y conduit par une invin-
cible pente. Un enfant s'endort à son côté dans
une diligence, et la Léïla de Byron lui apparaît.
Il regarde le vent frapper des arbres : «Il sabrait
les ormes comme avec un bancal et leur hachait
leur beau visage de verdure nuancée, y> dit-il. Et
ailleurs, sur la pluie : «Ne sommes-nous pas en
Normandie, la belle Pluvieuse, qui a de belles
larmes froides sur de belles jo2ies fraîches? J'ai
vu des femmes pleurer ainsi.» A chaque page c'est
ainsi un au-delà entrevu derrière la vibration pré-
sente des nerfs et du cœur. C'est que M. d'Aure-
villy est, au sens le plus beau et le plus exact de
ce mot, un poète, — un créateur. Même sa poésie
est aussi voisine de celle des Anglais que sa Nor-
mandie est voisine de l'Angleterre. Je me rap-
pelle, dans un voyage que je fis en ligne directe
de Caen à Weymouth, par Cherbourg, au mois
d'août 1882, être demeuré saisi par l'extraordinaire
ressemblance des paysages (i). Cette ressemblance
est-elle descendue jusqu'aux âmes? Je le croirais à
sentir combien le rêve d'un Shakespeare ou d'un
(i) On en trouvera le détail et une conversation de Barbey
d'Aurevilly justement à ce sujet dans la seconde série de ces
Fttfdes et Portraits, au début du morceau intitulé : Les lacs
anglais
172 ÉTUDES ET PORTRAITS
Carlyle est voisin du rêve d'un Normand de race
pure comme M. d'Aurevilly. C'est un trait encore
à joindre aux traits que j'ai notés, et qui explique
pourquoi l'accord intime n'a jamais pu se faire
entre ce noble écrivain et notre dix-neuvième siècle
français. Apre et Solitaire destinée, à laquelle
M. d'Aurevilly aura dû de séjourner dans un
monde de visions magnifiques, et de conserver
une superbe intégrité de sa pensée. — Un homme
fier peut-il souhaiter davantage?
XI
GUSTAVE FLAUBERT^''
Je ne me doutais guère, messieurs, la première
fois que je vins à Oxford, voici quatorze ans, qu'un
jour je me trouverais associé, même pour la plus
humble part, à la grande œuvre d'enseignement
qui s'accomplit ici depuis des siècles. Laissez-moi
tout d'abord vous en dire ma reconnaissance. Vous
avez trouvé le secret d'allier dans votre Univer-
sité le respect de ce qu'il y eut d'excellent dans le
passé au goût et à l'intelligence de ce qu'il y a de
plus nouveau dans le présent, comme vous faites
monter sur les vénérables murs de vos collèges de
jeunes verdures et de jeunes fleurs. C'est ainsi que
votre large hospitalité n'a pas craint de convier
aujourd'hui parmi vous un romancier français à
(i) Texte d'une lecture donnée le 23 juin 1897 sur l'invitation
du Taylorian Institute, à Oxford. Cf. dans les Essais de Psycho-
logie (tome premier de cette édition) les trois morceaux consa-
crés au même auteur.
174 ÉTUDES ET PORTRAITS
s'asseoir dans cette place où il a eu comme pré-
décesseurs tant de littérateurs distingués, et parmi
eux un de vos écrivains qu'il a le plus admirés et
aimés, le regretté Walter Pater. Vous me permet-
trez, messieurs, d'apporter ici mon tribut d'hom-
mage à cette précieuse mémoire et de mettre sous
les auspices de ce parfait prosateur, dont je m'ho-
nore d'avoir eu la sympathie, le court et un peu
technique essai que je vais vous lire. Si ce scrupu-
leux ouvrier de style était encore des vôtres, le
savant fellow de Brasenose, l'artiste accompli de
Marins VE-pïcurien et de la Renaissance, m'approu-
verait d'avoir choisi pour l'évoquer devant vous la
figure du prosateur français le plus scrupuleux
aussi et le plus accompli qui ait paru chez nous
dans cette seconde moitié du siècle, l'auteur de
Madame Bovary, de Salammbô, de V Education sen-
timentale, de la Tentation de saint Antoine, de
Bouvard et Pécuchet et des Trois Contes, Gus-
tave Flaubert. Tous vous connaissez les livres que
je viens de vous nommer, et qui sont clg.ssiques
déjà par leur forme, malgré les hardiesses de cer-
taines de leurs pages. Ils sont en effet d'un art
très sévère, mais très libre, oti se trouve pratiquée
cette esthétique du vrai total qui se reconnaît dans
Aristophane, dans Plaute, dans Lucrèce, dans les
dramatistes de la période Elisarbethéenne, dans le
Gœthe de Faust, des Affinités, des Elégies ro-
maines et de Wilhelm Meister. Ce n'est pas ici le
lieu de discuter les périls de cette esthétique, si
tant est que le souci pieux de l'art puisse aller sans
GUSTAVE FLAUBERT 175
une profonde moralité. Et, pour Flaubert, je me
chargerais de démontrer que si ses livres sont au-
dacieux, l'esprit qui s'en dégage n'est pas corrup-
teur. Mais ce n'est pas une thèse que je viens sou-
tenir devant vous, c'est un homme que j'ai l'inten-
tion de vous montrer. Ses idées ont pu être plus
ou moins exactes, plus ou moins complètes. Une
chose est certaine : il les a conçues dans toute la
sincérité de sa conscience, il y a conformé son
effort avec la plus courageuse ardeur et la plus
désintéressée; à l'ambition de réaliser ce rêve d'art
il a tout sacrifié, plaisir, argent, succès, santé. En-
fin ce Maître du réalisme a donné le plus noble,
le plus continu spectacle d'idéalisme pratique.
Dans sa correspondance et à propos d'Alfred de
Musset, on rencontre cette phrase significative :
«C'est un malheureux. On ne vit pas sans reli-
gion et il n'en a aucune. ..r» Flaubert, lui, a eu la
religion des Lettres, poussée jusqu'à la dévotion,
jusqu'au fanatisme. Aucun homme n'a représenté
à un degré supérieur les hautes vertus du grand
artiste littéraire. Son existence ne fut qu'une longue
lutte avec les circonstances et avec lui-même pour
égaler le type d'écrivain qu'il s'était formé dès
sa première jeunesse, et, vraiment, à lire sa cor-
respondance, à le suivre parmi ses quotidiens, ses
acharnes efforts vers la perfection du style, à le
regarder qui pense et qui travaille depuis ses
années d'adolescence jusqu'à la veille de sa mort,
on comprend la tragique justesse du mot que Bal-
zac prête à un de ses héros dans son roman sur
Ij6 ÉTUDES ET PORTRAITS
la vie littéraire, les Illusions perdues : «Un grand
écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà
tout...»
Depuis ses années d'adolescence?... C'est de-
puis ses années d'enfance, que j'aurais dû dire. Le
premier volume des lettres de Flaubert s'ouvre par
un billet, daté de décembre 1830, — il avait neuf
ans, — où il s'adresse en ces termes à l'un de ses
camarades :,«Si tu veux nous associer pour écrire,
moi j'écrirai des comédies et toi tu écriras tes
rêves,» et le dernier volume de ces mêmes lettres
s'acHeve en 1880, sur ces lignes griffonnées quel-
ques jours, quelques heures presque avant sa
mort : « Je me flattais d'avoir terminé le pre-
mier volume de Bouvard et Pécuchet ce mois-
ci. Il ne le sera pas avant le mois d'octobre.
J'en ai probablement pour toute l'année... »
Et ces deux phrases encadrent un demi-siècle
d'urîe correspondance qui n'est qu'une longue con-
fession du même labeur toujours recommencé.
Aucune vocation d'écrivain ne fut plus continû-
ment prolongée, aucune ne fut plus précocement
caractérisée. Pour comprendre dans quel sens cette
vocation se développa, il faut se représenter
d'abord avec exactitude le milieu social où l'écri-
GUSTAVE FLAUBERT 177
vain se trouva placé par le hasard de la naissance,
et le milieu intellectuel où il se trouva placé par
le hasard de l'éducation.
Le père de Gustave Flaubert était chirurgien
en chef à l'Hôtel-Dieu de Rouen. Les témoignages
s'accordent à célébrer son génie professionnel, la
droiture de son caractère, la sûreté de sa science,
la généreuse ampleur de sa nature. Mais quel té-
moignage vaut le portrait fameux que son fils en
a tracé sous le nom du docteur La Rivière et cette
page où il le montre, arrivant dans la chambre de
Mme Bovary mourante : «les mains nues, de fort
belles mains et qui n'avaient jamais de gants,
comme pour être plus promptes à plonger dans
les misères.» Quelle touche de maître et qui fait
penser à ces tableaux de Van Dick où toute une
race tient dans la minceur ou la vigueur des
doigts! Et il ajoute : «Son regard, plus tranchant
que ses bistouris, vous descendait dans l'âme, et
désarticulait tout mensonge à travers les alléga-
tions et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de
cette majesté débonnaire que donnent la cons-
cience d'un grand talent, de la fortune, et quarante
ans d'une existence laborieuse et irréprochable...»
De ce père, qu'il admirait si profondément, Gus-
tave Flaubert avait hérité cette précision dure,
comme chirurgicale, de son analyse. Mais cette res-
semblance intellectuelle ne devait apparaître que
plus tard et, dans l'exécution, dans le tour de main
de son œuvre, au lieu que, durant les années d'ap-
prentissage, un irréparable divorce d'idées s'éta-
178 ÉTUDES ET PORTRAITS
blit entre le père et le fils dont celui-ci souffrit
cruellement. Voici pourquoi. Pareil à tant de spé-
cialistes dont les facultés se condensent sur un
point unique, le père Flaubert était d'une indiffé-
rence absolue à l'endroit de la littérature et de
l'art. Maxime Du Camp, qui fut l'intime ami de
Gustave à cette époque, rapporte dans ses Souve-
nirs quelques-uns des propos que tenait le vieux
chirurgien lorsque son fils lui parlait de ses ambi-
tions d'écrivain : «Le beau métier de se tremper
les doigts dans l'encre! Si je n'avais manié qu'une
plume, mes enfants n'auraient pas de quoi vivre
aujourd'hui...» Et encore : «Ecrire est une dis-
traction qui n'est pas mauvaise en soi. Cela vaut
mieux que d'aller au café ou de perdre son argent
au jeu... Mais à quoi cela sert-il? Personne ne l'a
jamais su...» De telles boutades, si elles n'enta-
maient pas la tendresse et l'admiration du jeune
homme, paralysaient en lui tout abandon, toute
confiance. Il s'habituait à considérer le monde
profond de ses émotions esthétiques comme un
domaine réservé qu'il fallait (constamment dé-
fendre contre l'inintelligence de sa famille, contre
celle de ce père d'abord, contre celle de son frère,
héritier du bistouri et des préjugés du chirurgien,
contre celle de sa mère qui lui disait : « Les livres
t'ont dévoré le cœur...» Ce père, ce frère, cette
mère, — cette mère surtout, — il les chérit d'une
grosse et large affection d'homme robuste qui
contraste d'autant plus étrangement avec l'évidente
réserve de son être intime chaque fois qu'il s'agit
GUSTAVE FLAUBKRT » 179
des choses de la littérature ou de l'art. Rien de
plus significatif, de ce point de vue, que les lettres
écrites à son plus cher confident, Alfred Le Poit-
tevin, durant un voyage en Italie entrepris avec
toute cette famille durant sa vingtième année :
« Mon père, » dit-il, « a hésité à aller jusqu'à
Naples. Comprends-tu quelle a été ma peur? En
vois-tu le sens? Le voyage que j'ai fait jusqu'ici,
excellent sous le rapport matériel, a été trop brut
sous le rapport poétique, pour désirer le prolonger
plus loin... Si tu savais ce qu'involontairement on
fait avorter en moi, tout ce qu'on nCarrache et
tout ce que je perds... •»
Remarquez, messieurs, la nuance du sentiment
exprimé dans ces quelques mots. Il y a là bien
autre chose que la mauvaise humeur du jeune
homme dont les vingt-deux ans, fougueux parfois
jusqu'au désordre, se rebellent contre les cinquante
ans d'un père ou d'une mère, assagis jusqu'à la
froideur. J'y reconnais la protestation doulou-
reuse d'un talent qui veut durer, grandir, s'épa-
nouir, qui veut vivre enfin, contre un milieu qui
l'opprime en le protégeant, comme un vase trop
étroit pour l'arbuste qui vient d'y pousser. J'y
reconnais aussi l'origine d'une des idées maî-
tresses de Gustave Flaubert : la persuasion, pour
prendre une de ses formules, que le monde a la
«haine de la littérature». Il devait, sur le tard
de sa vie, exagérer encore cette théorie sur la soli-
tude de l'écrivain et sur l'hostilité que lui portent
l8o ÉTUDES ET PORTRAITS
les autres hommes. Le même Maxime Du Camp
raconte qu'après la guerre de 1870, et à propos
de chaque événement politique capable de nuire
à un roman ou à une pièce de théâtre, Flaubert
s'écriait : «Ils ne savent qu'imaginer pour nous
tourm.enter. Ils ne seront heureux que lorsqu'il n'y
aura plus ni écrivains, ni dramaturges, ni livres,
ni théâtres...» C'est là une explosion qui fait sou-
rire. Rapprochez-la de ses mécontentements de
jeune homme contre les inintelligences de sa fa-
mille, de ses fureurs d'homme mûr contre sa ville
natale, ce Rouen a où, » disait-il, « j'ai bâillé de
tristesse à tous les coins de rue, » et vous compren-
drez comment il est arrivé à ce qui fait le fond
même de son esthétique : la contradiction de l'art
et de la vie.
Vous le comprendrez davantage, si vous consi-
dérez qu'à cette première influence d'exil hors de
la vie une autre vient s'ajouter qu'il est néces-
saire de caractériser avec quelque détail, car elle
circule d'un bout à l'autre de l'œuvre de Flaubert,
et en un certain sens elle en fait la matière cons-
tante : cette influence est celle du romantisme
français de 1830, perçu sur le tard, à travers les
livres des Hugo, des Musset, des Balzac, des Mé-
rimée, des Sainte-Beuve, des Gautier, par un jeune
provincial enthousiaste. Tout a été dit sur les
dangers et les contradictions de cet Idéal roman-
tique, conçu au lendemain de la prestigieuse aven-
ture napoléonienne par les enfants oisifs et nos-
talgiques des héros de la Grande-Armée. Aucune
i
GUSTAVE FLAUBERT i8i
analyse n'en saurait mieux montrer la déraison
que la confidence faite par Flaubert lui-même
dans sa biographie de Louis Bouilhet : « ... Tan-
dis que les cœurs enthousiastes auraient voulu
des amours dramatiques avec gondoles, masques
noirs et grandes dames évanouies dans des chaises
de poste au milieu des Calabres, quelques carac-
tères plus sombres, épris d'Armand Carrel, un
compatriote, ambitionnaient les fracas de la presse
et de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un
rhétoricien composa une Apologie de Robespierre
qui, répandue hors du collège, scandalisa un mon-
sieur, si bien qu'un échange de lettres s'ensuivit,
avec proposition de duel oii le monsieur n'eut pas
le beau rôle. Je me souviens d'un brave garçon
toujours affublé d'un bonnet rouge. Un autre se
proposait de vivre plus tard en Mohican, un de
mes intimes voulait se faire renégat pour aller
servir Abd-el-Kader !...» Figurez- vous maintenant
la rencontre de pareilles sensibilités avec les mœurs
paisibles de la France au temps de Louis-Philippe
et la nécessité pour tous ces petits lords Byron en
disponibilité de prendre un métier, celui-ci d'avo- '
cat, cet autre de professeur, un troisième de né-
gociant, un quatrième de magistrat. Quelle chute
du haut de leur chimère! Quelle impossibilité d'ac-
cepter sans révolte l'humble labeur, l'étroitesse du
sort, le quotidien des jours! Et voilà pour Flau-
bert un second principe de déséquilibre intime. Il
était, par naissance, im homme de lettres parmi
des savants et des praticiens. Il fut, par éducation,
i82 ÉTUDES ET PORTRAITS
un romantique au milieu des bourgeois et des
provinciaux.
Il fut aussi, et c'est la troisième influence qui
achève d'expliquer sa conception de l'art, un ma-
lade au milieu de l'humanité saine et simple, la
victime courageuse et désespérée d'une des plus
cruelles affections qui puissent atteindre un ou-
vrier de pensée, car il souffrait d'une de ces infir-
mités qui touchent au plus vif de l'être conscient,
toutes mêlées qu'elles sont de troubles physiques
et de troubles inoraux. On peut regretter que
Maxime Du Camp se soit reconnu, dans ses Sou-
venirs, le droit de révéler les attaques d'épilepsie
qui, dès la vingt-deuxième année, terrassèrent
Flaubert. La révélation est faite, et il y aurait une
puérilité à paraître ignorer ce qui fut le drame
physique, si l'on peut dire, de ce malheureux
homme. Quand les premiers accès se furent pro-
duits, il eut le courage de prendre dans la biblio-
thèque de son père les livres qui traitaient du ter-
rible mal. Il y reconnut la description exacte des
symptômes dont il avait été victime et il dit à
Maxime Du Camp : «Je suis perdu...» Dès lors,
il vécut dans une préoccupation constante de l'at-
taque toujours possible, et ses habitudes furent
toutes subordonnées à cette angoisse, depuis la
plus légère jusqu'aux plus essentielles. Il prit en
horreur la marche, parce qu'elle l'exposait à être
saisi en pleine rue de la crise redoutée. Il ne sor-
tait qu'en voiture, lorsqu'il sortait, et il lui arri-
vait de rester des mois enfermé, comme s'il n'eût
GUSTAVE FLAUBERT 183
éprouvé de sécurité qu'entre les murs protecteurs
de sa chambre. Désireux de cacher une misère
dont il avait la pudeur, il se concentra de plus
en plus dans le cercle étroit de l'affection domes-
tique. Il se refusa toute espérance d'un établisse-
menl: personnel, estimant qu'il n'avait pas le droit
de se marier, de fonder une famille, d'avoir des
enfants auxquels il eût risqué de transmettre une
tare aussi certainement héréditaire. Les liens qui
rattachent l'homme à la vie achevèrent de se rompre
pour lui sous l'assaut de cette dernière épreuve,
et, comme il l'a dit lui-même dans une formule
singulière, mais bien profonde : «tous les acci-
dents du monde lui apparurent comme transpo-
sés pour l'emploi d'une illusion à décrire, telle-
ment que toutes les choses, y compris sa propre
existence, ne lui semblèrent plus avoir d'autre
utilité...» Traduisez cette phrase dans sa signifi-
cation précise. Vous y trouverez la définition
même de l'artiste littéraire, pour qui la vie n'est
qu'une ocasion de dégager l'œuvre d'art, devenue
ainsi, non plus un moyen, mais une fin, non plus
une image de la réalité, mais la réalité même et la
seule qui vaille la peine de supporter la douleur
d'être homme.
l84 ÉTUDES ET PORTRAITS
II
L'art littéraire a été souvent défini de la sorte,
comme constituant un but par lui-même et aussi
comme représentant la consolation et la revanche
de la vie. Pour ne citer que deux noms, très dis-
parates, mais moins éloignés l'un de l'autre qu'il
ne semble, par leur haine du monde moderne, c'est
la thèse que proclamaient Théophile Gautier et
ses disciples, et c'est aussi la thèse à laquelle
aboutissait le pessimisme de Schopenhauer. L'ori-
ginalité de Flaubert réside en ceci, qu'il était,
comme je l'ai marqué déjà, doué de cette ferveur
intime qui fait les convaincus, les fanatiques même,
et cette ardeur de sa conviction l'a fait pousser
jusqu'au bout les conséquences logiques de son
principe d'art avec une netteté qu'aucun autre écri-
vain n'a peut-être égalée. On extrairait de sa cor-
respondance un code complet des règles que doit
suivre l'écrivain qui s'est voué au culte de ce que
l'on a quelquefois appelé l'art pour l'art, s'il se dé-
die au travail du roman. La première de ces règles,
celle qui revient constamment dans cette corres-
pondance, c'est l'impersonnalité, ou, pour prendre
le langage des esthéliciens, l'objectivité absolue de
l'œuvre. Cela se comprend aisément : le fond de
cette théorie de l'art pour l'arc, c'est la crainte et
GUSTAVE FLAUBERT 185
le mépris de la vie. La fuite de cette vie redoutée
et méprisée doit donc être aussi complète qu'il est
possible. L'artiste essayera avant tout de se fuir
soi-même, et, pour cela, il s'interdira de mêler ja- .
mais sa personne à son œuvre. Flaubert est, sur
ce point, d'une intransigeance farouche : « N'im-
porte qui,» écrivait-il à George Sand qui l'enga-
geait à se confesser, à se raconter, «n'importe qui
est plus intéressant que le sieur Flaubert parce
qu'il est plus général.» Et ailleurs : a Dans l'idéal
que j'ai de l'art, je crois qu'on ne doit rien mon-
trer de ses colères et de ses indignations. L'artiste
ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que
Dieu dans la nature.» Et dans son roman de
VEdiication sentimentale, parlant d'un travail
d'histoire que fait un de ses héros : «Il se plongea
dans la personnalité des autres, ce qui est la seule
façon de ne pas souffrir de la sienne...» Pous-
sant cette règle d'impersonnalité jusqu'à ses der-
nières limites, il défend à l'artiste de conclure; car
conclure, c'est montrer une opinion, c'est se mon-
trer. «Aucun grand poète,» dit-il quelque part,
«n'a jamais conclu. Que pensait Homère.? Que
pensait Shakespeare? On ne le sait pas...» Il dé-
fend de même au romancier l'emploi du person-
nage sympathique : préférer un de ses person-
nages à un autre c'est encore se montrer. Sur ce
chapitre de l'impassibilité que l'écrivain doit ob-
server d'après lui, avec une rigueur entière, il a
prononcé des paroles d'une saisissante éloquence.
Reprenant sa comparaison de Dieu et de la na-
i86 ÉTUDES ET PORTRAITS
ture, il disait : « L'auteur dans son œuvre doit
être comme Dieu dans l'univers, présent partout
et visible nulle part. L'art étant une seconde na-
ture, le créateur de cette nature-là doit agir par
des procédés analogues. Que l'on sente dans tous
les atomes, à tous les aspects, une impassibilité
cachée, infinie. L'effet pour le spectateur doit être
ujie espèce d'ébahissement. Comment tout cela
s'est-il fait? doit-on dire, et que l'on se sente
écrasé sans savoir pourquoi...» Il disait encore : —
je cite au hasard — «nul lyrisme, pas de réflexions.
L'abus de la personnalité sentimentale sera ce qui,
plus tard, fera passer pour puérile et un peu niaise,
une bonne partie de la littérature contemporaine...
Moins on sent une chose, plus on est apte à l'ex-
primer comme elle est, comme elle est toujours en
elle-même, dans sa généralité et dégagée de toutes
les contingences éphémères... » Et, dominant ces
préceptes, il réclame une continuelle surveillance
de son propre élan, une intime défiance envers
cette espèce d'échauffement que les niais appellent
l'inspiration... «Il faut écrire froidement,» dit-il...
« Tout doit se faire à froid, posément. Quand Lou-
vel a voulu tuer le duc de Berri, il a pris une
carafe d'orgeat, et n'a pas manqué son coup.
C'était une comparaison de ce pauvre Pradier qui
m'a toujours frappé. Elle est d'un haut enseigne-
ment pour qui sait la comprendre...»
Si maintenant, messieurs, vous passez de la cor-
respondance de Flaubert, où ces idées sont expri-
mées de cette façon abstraite et doctrinale quasi
GUSTAVE FLAUBERT 187
à chaque page, aux œuvres sur lesquelles s'est
consumé son patient, son acharné labeur, vous
constaterez aussitôt que ses livres ne sont que ces
idées mises en pratique. Et d'abord tous les su-
jets en ont été choisis par l'auteur, systématique-
ment, en dehors de son existence et dans une tona-
lité en pleine antithèse avec ses préférences, ses
goûts, son caractère, son atmosphère d'esprit. Rien
de plus significatif sous ce rapport, que cette Ma-
dame Bovary qui marqua une date dans l'histoire
du roman français, et servit de point de départ à
l'évolution naturaliste. Quel contraste entre ce
roman anatomique et les circonstances de magna,
nime exaltation oii il fut composé! Flaubert était
retiré à la campagne près de Rouen, chez sa mère,
dans cette maison blanche de Croisset, ancienne
habitation de plaisance d'une confrérie religieuse.
Il y vivait de manière à justifier une de ses plai-
santeries habituelles : Je suis le dernier des Pères
de l'Eglise...» Il était jeune, il était riche, il était
libre, et son unique souci était de peiner parmi
ses livres et sur sa page blanche, passionnément,
infatigablement. La semaine s'écoulait à travailler
seize heures sur vingt-quatre, et la récompense du
jjon prosateur était de recevoir, le dimanche, la
visite du poète Louis Bouilhet avec lequel il lisait
tout haut Ronsard et Rabelais. D'ordinaire, de
pareils labeurs sont, chez un homme de cet âge,
le signe d'une ambition d'autant plus violente
qu'elle a reculé plus loin son terme et ajourné son
assouvissement. Dans une page d'autobiograohie
i88 ÉTUDES ET PORTRAITS
très frappante, Balzac, parlant de sa jeunesse et
du travail auquel il se condamna lui-même, a fait
la confession de tous les ambitieux pauvres qui
voient dans le triomphe littéraire un moyen de
rentrer dans le monde, illustres, riches et aimés :
0 J'allais, » dit-il, «vivre de pain et de lait, comme
un solitaire de la Thébaïde, au milieu de ce Paris
si tumultueux, sphère de travail et de silence, où,
comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe
pour renaître brillant et glorieux, y allais risquer
de mourir pour vivre... t» Gustave Flaubert, lui, ne
poursuit à travers son patient effort aucune chi-
mère de luxe, d'amour ou de gloire. C'est un Idéal
tout intellectuel qu'il s'est proposé de réaliser,
avec le plus complet dédain de la réussite exté-
rieure : « Je vise à mieux qu'au succès, » décla-
rait-il à un ami, « je vise à me plaire. J'ai en tête
une manière d'écrire et une gentillesse de langage
auxquelles je veux atteindre, voilà tout... » Et
avec une rude bonhomie, celle du gars normand
qu'il était resté : « Quand je croirai avoir cueilli
l'abricot, je ne refuse pas de le vendre,- ni qu'on
batte les mains s'il est bon. Mais si, à ce moment-là,
il n'est plus temps et que la soif en soit passée à
tout le monde, tant pis... » Peu lui importe que les
compagnons de sa jeunesse arrivent à la notoriété,
tandis qu'il demeure inconnu : « Si mon œuvre est
bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place,
dans six mois, dans six ans, après ma mort, qu'im-
porte... » Et quelle modestie dans cet orgueil :
a Je n'irai jamais bien loin, » gémit-il, « mais la
GUSTAVE FLAUBERT 1S9
tâche que j'entreprends sera exécutée par un autre.
J'aurai mis sur la voie quelqu'un de mieux né et de
plus doué... Et qui sait? Le hasard a des bonnes
fortunes. Avec un sens droit du métier que l'on fait
et de la persévérance, on arrive à l'estimable... »
Ouvrez maintenant Madame Bovary^ qu'y ren-
contrez-vous? Le tableau, scrupuleux jusqu'à la
minutie, des mœurs les plus violemment contraires
à cette pure et fière existence d'un jeune Faust
emprisonné dans sa cellule. Ce ne sont, dans les
scènes décrites par cet implacable roman, qu'es-
poirs médiocres, passions mesquines, intelligences
avortées, sensibilités basses, une déplorable légion
d'âmes grotesques au-dessus desquelles plane le
sourire imbécile du pharmacien Homais, de ce
bourgeois, grandiose à force de sottise! Cet effet
d'ébahissement rêvé par Flaubert est obtenu. Cette
prose impeccable, tour à tour colorée comme une
peinture flamande, taillée en plein marbre comme
une statue grecque, rythmée et souple comme une
phrase de musique, s'emploie à représenter des
êtres si difformes et si diminués que l'application
de cet outil de génie à cette plate besogne vous
étonne, vous déconcerte, vous fait presque mal.
Que pense l'auteur des misères qu'il examine d'un
si lucide regard, qu'il raconte dans cet incompa-
rable langage? Vous ne le saurez jamais, et pas
davantage son jugement sur les vilenies de ses
personnages, sur l'état social dont ils sont les pro-
duits, sur les maladies morales dont ils sont les
victimes. Le livre est devant vous, réellement,
190 ÉTUDES ET PORTRAITS
comme une chose de la nature. Il se tient debout
par lui-même, ainsi que le voulait Flaubert, « par
la force interne du style, comme la terre, sans être
soutenue, se tient dans l'air. . . » C'est en ces termes
qu'il annonçait son projet. Ils pourraient servir
d'épigraphe à ce roman de mœurs provinciales,
comme à ce roman de mœurs carthaginoises qui
s'appelle Salammbô, comme à ce roman d'histoire
contemporaine qui s'appelle VEducation, comme à
cette épopée mystique qui s'appelle Saint Antoine,
comme à ce pamphlet contre la bêtise moderne qui
s'appelle Bouvard et Pécuchet, comme à ce trip-
tique des Trois Contes qui ramasse sous une même
couverture de volume les infortunes d'une servante
normande, la légende pieuse de saint Jean l'Hos-
pitalier et la Décollation du Baptiste. Il semble
que l'artiste littéraire ait vraiment exécuté tout le
programme qu'il formulait dans ses lettres de jeu-
nesse : « Ecrire, c'est ne plus être soi...
III
J'ai dit : «il semble,» car si Gustave Flaubert
avait vraiment conformé son activité d'artiste à
la rigueur de ses théories, et complètement, abso-
lument dépersonnalisé son œuvre, ses livres ne
nous arriveraient pas imprégnés de çgtte saveur de
mélancolie, pénétrés de ce pathétique qui nous les
GUSTAVE FLAUBERT 191
rend chers. C'est ici, messieurs, l'occasion de cons-
tater une fois de plus une grande loi de toutes
les créations d'art : ce qu'il y a de meilleur, d'es-
sentiel, de plus vivant en elles, ce n'est pas ce que
l'artiste a médité et voulu, c'est l'élément incalculé
qu'il y a déposé, le plus souvent à son insu, et
quelquefois malgré lui. J'ajoute qu'il faut saluer
dans cette inconscience non pas une humiliation
pour l'artiste, mais un ennoblissement de sa tâche
et une récompense d'un autre travail : celui qu'il
a fait non pas sur son œuvre elle-même, mais sur
son propre esprit. Ce don de mettre dans un livre
plus de choses qu'on ne le soupçonne soi-même,
et de dépasser sa propre ambition par le résultat,
n'est accordé qu'aux génies de souffrance et de sin-
cérité qui portent dans le fond de leur être le
riche trésor d'une courageuse, d'une haute expé-
rience désintéressée. C'est ainsi que Cervantes a
fait Don Quichotte, et Daniel de Foë Robinson,
sans se douter qu'ils y insinuaient, l'un toute
l'héroïque ardeur de l'Espagnol, l'autre toute l'éner-
gie solitaire de l'Anglo-Saxon. S'ils n'eussent pra-
tiqué, de longues années durant, ces vertus, le pre-
mier de chevaleresque entreprise, le second d'in-
vincible endurance, leurs romans fussent restés ce
qu'ils voulaient que ces livres restassent, de simples
récits d'aventures. Mais leur âme valait mieux en-
core que leur art, et elle a passé dans cet art pour
lui donner cette puissance de symbole qui est la
vitalité agissante des livres. Eh bien! l'âme de
Flaubert aussi valait mieux que son esthétique, et
192 ÉTUDES ET PORTRAITS
c'est cette âme insufflée, contre sa propre volonté,
dans ses pages, qui leur assure cette place à part
dans l'histoire du roman français contempo-
rain.
Reprenez en effet cette Madame Bovary qu'il a
prétendu exécuter de cette manière impeccablement
objective, et cherchez à dégager la qualité qui en
fait, de l'aveu des juges les plus hostiles, un livre
supérieur. Ce n'est pas l'exactitude du document.
Vous trouveriez dans tel ou tel procès, rapporté
par la Gazette des tribunaux^ des renseignements
aussi précis sur les mœurs de province. Ce n'est pas
la difficulté que l'auteur a vaincue pour rédiger
dans un style aussi magistral une anecdote aussi
sottement vulgaire. La saillie toute hollandaise
des figures, le relief d'une phrase à vives arêtes qui
montre les objets comme à la loupe, la correction
d'une syntaxe qui ne se permet jamais une répéti-
tion de mots, une assonnance, un hiatus, — ces
suprêmes habiletés de métier risqueraient plutôt,
à ce degré, de donner une impression de factice,
presque de tour de force, et Sainte-Beuve avait,
dès le début, mis le trop adroit écrivain en garde
contre ce péril de l'excessive tension. Non. Ce qui
soulève cette médiocre aventure jusqu'à une hau-
teur de symbole, ce qui transforme ce récit des
erreurs d'une petite bourgeoise mal mariée en une
poignante élégie humaine, c'est que l'auteur n'a
pas pu, malgré les gageures de sa doctrine, se re-
noncer lui-même. Il a eu beau choisir un sujet situé
aux antipodes de son monde moral, le raconter
GUSTAVE FLAUBERT 193
tout uniment et sans une seule réflexion, maintenir
chacun de ses personnages à un même plan d'in-
différente impartialité, ne pas juger, ne pas con-
clure, sa vision de l'existence le révèle tout entier.
Le mal dont il à souffert toute sa vie, cet abus de
la pensée qui l'a mis en disproportion avec son
milieu, avec son temps, avec toute action, invo-
lontairement, instinctivement, il le donne à ses
tristes héros. C'est la pensée, mal comprise, égarée
par un faux Idéal, par une littérature inférieure,
mais la pensée tout de même qui précipite Emma
Bovary dans ses coupables expériences, et tout le
livre apparaît comme un violent et furieux réqui-
sitoire contre les ravages que la disproportion des
rêves imaginatifs et du sort produit dans une
créature assurément vulgaire, mais encore trop
fine, trop délicate pour son milieu. Et ce même
thème du danger du rêve et de la pensée court
d'un bout à l'autre de cette Editcatïon sentimen-
tale dont Flaubert aurait pu dire plus justement
encore que de Bouvard et Pécuchet que c'était a le
livre de ^es vengeances ». Ce même thème sou-
tient Salammbô où l'emprisonnement de la pensée
et du rêve est montré agissant sur des âmes
barbares avec la même force destructrice que sur des
âmes civilisées. Ce même thème circule dans la Ten-
tation de saint Antoine où la pensée et le rêve sont
de nouveau aux prises, cette fois, avec! une âme
croyante qui en agonise de douleur, en sorte que
cet homme de raisonnement et de doctrine, qui
s'est voulu impassible, impersonnel et glacé se
• »3
194 ÉTUDES ET PORTRAITS
trouve avoir donné comme motif profond à tous
ses livres, le mal dont il a souffert : l'impuissance
d'égaler la vie à la pensée et au rêve. Seulement
au lieu que, chez lui, cette pensée et ce rêve
étaient à leur maximum, ses doctrines d'art l'ont
amené à choisir pour ses romans des existences
dans lesquelles cette pensée et ce rêve sont à leur
minimum, et cela même ajoute à l'accent de ces
livres. Par delà ses ironies continues, sa réserve
volontaire, sa surveillance de lui-même, nous sen-
tons un monde d'émotions cachées qu'il ne nous
dit pas. C'est Diderot, je crois, qui a jeté au
cours d'une de ses divagations esthétiques cette
phrase admirable : a Un artiste est toujours plus
grand par ce qu'il laisse que par ce qu'il exprime.»
Flaubert se fût révolté là contre, lui, l'expressif par
excellence, et pourtant aucune œuvre plus que la
sienne ne justifie cette parole du philosophe, tant
il est vrai que nous sommes tous, suivant une vieille
comparaison, les ouvriers d'une tapisserie dont nous
ne voyons que l'envers et dont le dessin nous
échappe.
Quand on aperçoit Gustave Flaubert sous cet
angle, comme un romantique comprimé par son
milieu, rejeté par les circonstances aux plus in-
transigeantes théories de l'art pour l'art, et ce-
pendant conduit par l'instinctive nécessité de son
génie intérieur à imprégner ses livres de sa tra-
gique mélancolie intellectuelle, on se rend mieux
compte des raisons qui ont fait de lui un chef
GUSTAVE FLAUBERT 195
d'école, à son insu encore et contre sa volonté.
Il était de bien bonne foi, lorsqu'en 1875, et au
moment où triomphaient ses disciples Zola et Dau-
det, il écrivait à George Sand : a A propos de mes
amis, vous ajoutez : mon école. Mais je m'abîme
le tempérament à tâcher de n'avoir pas d'école.
A priori, je les repousse toutes. Ceux que je vois
souvent et que vous désignez recherchent tout ce
que je méprise et s'inquiètent médiocrement de ce
qui me tourmente...» Ici encore, Flaubert ne mesu-
rait pas la portée complète de son œuvre. Elève
attardé des maîtres de 1830, il était arrivé dans
la littérature française au moment précis où cette
littérature se partageait entre les deux tendances
que résument les deux plus grands noms du mi-
lieu du siècle : Victor Hugo et Balzac, Avec Hugo,
une rhétorique nouvelle était née, toute en couleurs
et en formes, et qui avait poussé jusqu'à la virtuo-
sité le talent de peindre par les mots. Avec Balzac,
l'esprit d'enquête scientifique avait fait irruption
dans le roman, et presque aussitôt l'une et l'autre
école avait manifesté le vice qui était son danger
possible : la première, l'insuffisance de la pensée,
la seconde, l'insuffisance du style. Ce qui fit de la
publication de Madame Bovary un événement
d'une importance capitale, une date, pour tout
dire, dans l'histoire du roman français, ce fut l'ac-
cord de ces deux écoles dans un même livre, égal
en force plastique aux plus belles pages de Hugo
et de Gautier, comparable en lucidité analytique
aux maîtres chapitres de Balzac et de Stendhal.
196 ÉTUDES ET PORTRAITS
Cette rencontre en lui des deux tendances du
siècle, du romantisme et de la science, Flaubert
ne l'avait pas cherchée. Sa théorie de l'art pour
l'art l'y avait conduit par un jeu de logique dont
lui-même s'étonna toute sa vie. On sait qu'il a
constamment souffert des éloges donnés au réa-
lisme de Madame Bovary. Sa recherche systéma-
tique de l'impersonnalité, en le faisant s'effacer
devant l'objet, l'avait amené à cette rigueur d'ana-
lyse exacte. Ayant, de parti pris, choisi comme
objet de son premier roman une aventure commune
et terre à terre, il s'était trouvé composer une
étude de mœurs, et la composer dans une prose
supérieurement ouvrée, sa prose. Ce fut pour ses
contemporains une révélation. L'article de Sainte-
Beuve dans ses Lundis, celui de Baudelaire dans
son Art romantique, restent les monuments d'une
surprise qui tout de suite devint féconde et sus-
cita tour à tour les li\T:es des frères de Goncouçt,
ceux de ]\I. Emile Zola, ceux de AI. Alphonse
Daudet, ceux de Guy de Maupassant, pour ne citer
dans le roman français contemporain que des ar-
tistes incontestés. Un roman dont la matière soit
la vérité quotidienne, «l'humble vérité,» comme
disait Maupassant en tête d'Une Vie, — un roman
capable de servir à l'histoire des mœurs, comme un
document de police, — et ce roman, écrit dans une
prose colorée et plastique, serrée et savante, avec
ce que les Concourt appelaient, barbarement d'ail-
leurs, une « écriture artiste », tel est le programme
issu de Madame Bovary, qu'ont essayé d'appliquef
GUSTAVE FLAUBERT 19;
tour à tour, suivant leur tempérament, les minia-
turistes énervés de Renée Maitperin, le puissant
visionnaire de V Assommoir, le chroniqueur sensitif
du Nabab, le large conteur de Pierre et ]ean. Flau-
bert, ce poète lyrique, né d'un médecin et grandi
dans un hôpital, l'avait trouvée toute faite en lui,
cette synthèse du romantisme et de la science. Il
s'était trouvé aussi tout prêt pour ressentir et pour
traduire, lui, l'ardent idéaliste emprisonné dans
les plates misères d'une ville de province, la haine
des lettrés contre la médiocrité ambiante, qui est
une des formes de la révolte contre la démocratie.
Enfin, et c'est par là qu'il demeure si vivant parmi
nous et si présent, malgré les tendances nouvelles
des Lettres françaises, il a donné aux écrivains le
plus magnifique exemple d'amour passionné,
exclusif pour la littérature. Avec ses longues
années de patient scrupule et de consciencieuse
attente, son admirable dédain de l'argent, des
honneurs, des succès faciles, avec son courage à
poursuivre jusqu'à leur extrémité son rêve et son
œuvre, il nous apparaît comme un héros intellectuel.
Je serai bien fier, messieurs, si le témoignage d'un
ordre un peu trop technique, que je lui ai apporté
aujourd'hui, pouvait contribuer à répandre et à
augmenter dans ce libéral Oxford, malgré les iné-
vitables malentendus que la très libre conception
du roman français risque toujours de soulever en
terre anglo-saxonne, le respect auquel a droit le
plus grand, le plus pur, le plus complet de nos
artistes littéraires.
^
Il
QUESTIONS D'ESTHÉTIQUE
I
SCIENCE ET POÉSIE^'>
(DIALOGUE)
Quand les deux jeunes gens entrèrent dans la
boutique du fleuriste de la rue d'Antibes, à
Cannes, ils venaient de goûter pleinement la di-
vine impression de la belle matinée d'hiver, et qui
ne connaît le charme méridional de ces matinées-
là, dont même les printemps du Nord n'ont point
la douceur? L'air était léger, la lumière heureuse.
De coquettes voitures passaient, attelées de petits
chevaux dont le trot sonnait gaiement sur les
dalles de la longue rue, et, dans ces voitures, des
femmes souriaient au soleil, étrangères pour la
plupart, comme il était aisé de le reconnaître à ce
je ne sais quoi d'exotique auquel des yeux de
Français ne se trompent guère, — séduction pour
les uns, pour les autres antipathie. Mais les deux
(i) Cf. dans les Essais de Psychologie l'essai sur Leconte de
Lisle et l'appendice L oîa le même problème se trouve traité. Ce
dialogue est de 1883.
202 ÉTUDES ET PORTRAITS
jeunes gens ne se retournèrent pas vers les pro-
meneuses, car aussitôt la porte de la boutique re-
fermée sur eux, la fraîcheur de cette salle om-
breuse les saisit, et surtout son atmosphère exquise,
et ils s'arrêtèrent, comme involontairement, à res-
pirer l'arôme des plantes de toute essence qui gar-
nissaient les tables.
C'était, dans cette boutique, plus longue que
large, comme une agonie de parfums, enivrante et
délicieuse. On y distinguait d'abord, — sorte de
fond richement étoffé sur lequel les autres senteurs
brodaient leurs fines arabesques, — l'exhalaison
des narcisses dont les longues tiges vertes et les
fleurs pâles s'entassaient par gerbes. L'haleine em-
baumée des roses se reconnaissait ensuite, et les
nobles fleurs allongeaient à côté des narcisses leurs
files soigneusement distribuées en plusieurs grou-
pes. Il y en avait de pourprées comme un beau
sang. D'autres presque dorées et pourtant fraîches
faisaient songer à la grâce un peu morbide d'une
enfant blonde. D'autres étaient blanches comme
les joues d'une morte. Plus loin des .bouquets
énormes de violettes de Parme s'amoncelaient dans
des corbeilles, et leur souffle caressant qui s'accorde
si bien avec l'aristocratique délicatesse de leur
aspect arrivait, à demi étouffé par le voisinage
des arômes trop forts des autres fleurs. Des œil-
lets d'un rose délicat se mêlaient à des œillets
d'un rouge intense; il fallait les prendre dans la
main et les respirer pour distinguer la senteur
poivrée qui leur est propre, et c'était encore,
SCIENCE ET POÉSIE 203
s'échappant des brouettes de bois doré prêtes pour
la vente, le parfum des mimosas et des muguets,
tandis que du fouillis de fougères qui faisait ri-
deau à la devanture sortait le relent des plantes
de serre, raides et magnifiques dans leurs vases
épais. La fleuriste errait à travers cet étroit do-
maine dont elle subissait la meurtrière influence,
car son teint trop mat, ses yeux trop brillants,
quelque chose d'énervé répandu sur toute sa per-
sonne disait la sûre et lente intoxication de cette
atmosphère de fièvre. Les deux jeunes gens la re-
gardaient, sans même qu'elle s'aperçût de leur
présence, occupée qu'elle était à tresser un cadre
de violettes et de roses à un portrait de femme,
qui devait sans doute partir au loin le soir même.
Vers quel regard ami et pour "annoncer quel sen-
timent?... La bouquetière froissait les tiges, dis-
posait les pétales. Une joie éclairait ce pauvre
visage à manier ces frêles matériaux de son chef-
d'œuvre de quelques jours. — Combien de jours,
en effet, ou combien d'heures résisterait-il, ce cadre
vivant où se complaisait l'agilité de ces mains
effilées, que le réseau bleuâtre des veines nuançait
délicatement?
Oui, quelques minutes durant, les deux visiteurs
se tinrent debout, appuyés sur leurs cannes, et
comme respectant l'inspiration d'artiste avec la-
quelle la jeune fille achevait son travail. L'un et
l'autre étaient mis avec une recherche de tenue qui
disait un goût à la fois très personnel et très
sûr, — car une hainionie parfaite de physionomie
204 ÉTUDES ET PORTRAITS
et de toilette est chose aussi rare chez un homme à
la mode que chez une femme élégante. L'un était
mince et gracile, de taille moyenne et souple, avec
un visage légèrement creusé aux joues, des yeux
d'un bleu sombre, et sur la lèvre supérieure comme
une ombre d'or. S'il eût vécu à Oxford ou à Cam-
bridge, ses camarades lui eussent appliqué sûre-
ment cet intraduisible adjectif à'eihereal, et l'état
de morbidesse où il se trouvait évidemment ajou-
tait encore à cette impression. L'autre, au contraire,
athlétique et d'une tournure martiale d'officier en
congé, avait le teint presque bistré qui révèle un
tempérament inattaqué. Ses yeux charbonnés et
sa largeur de menton eussent donné à son profil
un caractère un peu animal, si la belle vivacité
intellectuelle du regard de ses prunelles glauques,
presque vertes, n'eût dénoncé aussitôt le person-
nage de haute culture, comme tout son aspect dé-
nonçait le personnage de haute vie. Tandis que
son compagnon, les yeux mi-clos, aspirait avec
une langueur quasi féminine le parfum des fleurs,
il étudiait la jeune fille, et il communiqua le ré-
sultat de ses observations à son ami par une phrase
dite en anglais qui produisit l'effet des formules
d'exorcisme dans la légende. L'enchantement de
ces quelques minutes cessa tout à coup. Les deux
amis sourirent avec malignité. La bouquetière se
leva et prit en rougissant les commandes de
M. Pierre V... — c'était le nom du jeune homme
aux yeux bleus, — et du marquis Norbert de N...,
ainsi s'appelait celui qui avait parlé le premier, —
SCIENCE ET POÉSIE 205
et ces messieurs quittèrent la petite boutique pour
reprendre leur promenade.
Une boutique de fleurs cueillies de la veille et
du jour, — une jolie et intéressante créature de la
couleur d'un camellia, et qui mourra des bouquets
charmants qu'elle compose, — un bleu et doux
matin d'hiver méridional sur une ville de plai-
sance semée de palais en miniature et de grands
jardins, — en faut-il davantage pour mettre en
éveil des esprits de causeurs? Les deux compa-
gnons, que le hasard avait fait se rencontrer sur
le trottoir qui passe devant l'étalage du fleuriste,
étaient de la race de celui qui disait : «Avec de la
conversation et de la lecture on se console de
tout, même de vivre...» La pratique constante des
Sciences naturelles n'avait pas enlevé au marquis
Norbert ce goût des idées générales, sans lequel
la tête la mieux approvisionnée de faits ressemble
à une cheminée garnie de bois, mais qu'on a né-
gligé d'allumer. Pierre V... passait les heures de
réclusion forcée, auxquelles sa santé le condamnait
trop souvent, à étudier des métaphysiciens et des
poètes, si bien que le pouvoir de la discussion
s'unissait en lui d'une manière assez inattendue
au pouvoir de la rêverie. Bref, une fois la boutique
laissée derrière eux, ces jeunes gens se laissèrent
aller à inventer des théories. Il était dix heures
quand ils commencèrent de bavarder à propos des
fleurs qu'ils venaient de voir. Il était midi quand
ils se séparèrent. Leur dialogue improvisé parut
intéressant à noter au plus littéraire des deux, et
2o6 ÉTUDES ET PORTRAITS
je l'ai transcrit sur ses notes, tant bien que mal, en
gardant seulement les thèses essentielles de cette
causerie. Cela pourrait s'intituler, comme le bel
essai du grand analyste américain : Etude sur le
principe poétique. J'ai conservé le titre plus vague
que Pierre V... avait griffonné en tête de ses notes.
Si le lecteur connaît la promenade de la Croi-
sette qui longe le golfe de Cannes, il peut se re-
présenter les palmiers et la mer, les îles à une
extrémité de la baie, la pointe de la Napoule à
l'autre, et songer qu'il valait mieux peut-être ne
pas philosopher sur l'esthétique devant ce paysage
admirable. Mais cette côte de Provence ressemble
aux côtes de la Grèce, et, comme les jeunes gens
de ,Platon, les deux amis s'abandonnèrent au
plaisir de penser librement parmi des sensations
heureuses. Firent-ils pas aussi bien que de médire
des femmes avec lesquelles ils avaient dîné la veille?
Ce fut Pierre V... qui, respirant une poignée de
violettes russes avant de les passer à sa bouton-
nière, commença d'éveiller un sourire sur les lèvres
du marquis par une citation de quelques vers du
poème de Shelley sur la Plante sensitïve :
« The snowdrop, and then the violet
Arose from the ground with warm rain wet,
And their breath was mixed with fresh odour sent
From the turf, like the voice and the instrument...
«Le perce-neige puis la violette — se levaient
du sol, humides de pluie chaude, — et leur soupir
se mêlait à la fraîche senteur sortie — du gazon,
comme la voix se mêle à l'instrument.» Et il con-
SCIENCE ET POÉSIE 207
tinua : a Je n'ai jamais regardé de près une de ces
idéales, de ces magiques fleurs, dont nous venons
de voir une jonchée, sans me rappeler quelques-
unes des stances du poème de Shelley, celle sur le
narcisse qui mire ses yeux dans les enfoncements
du fleuve — jusqu^à ce qu'il nieiire de sa propre
beauté trop aimée y ou celle encore sur l'hyacinthe,
— qui de ses clochettes frêles jette un carillon
— de notes si délicates, si dojices et si intenses,
— qu'elles pénètrent dans les sens comme un par-
fum (i)... Ce n'est rien, la matière de ce poème,
c'est l'histoire de la vie et de la mort d'un jardin...
Il vit, il respire, il est heureux par les mille co-
rolles de ses fleurs, par les mille frissons de ses
feuilles, tant qu'une femme aux yeux de la cou-
leur des violettes des plates-bandes, aux doigts
délicats cormne les tiges des jeunes plantes, aux
joues rosées comme les pétales des églantines, au
pas léger comme un soupir du vent parmi les ar-
bres, se promène à travers les allées... Son pied,
dit le poète, semblait avoir pitié du gazon qu'il
foulait... Trait divin et digne de Virgile par la
nuance d'âme qu'il indique!... Cette femme meurt,
(l) And Narcissi, the fairest among them ail,
Who gaze on their eyes in the stream's recess,
Till they die of their own dear loveliness.
And the hyacinth purple, and white, and blue.
Which flung from its bells a sweet peal anew
Of music so délicate, soft, and intense,
It was felt like an odour within the sensé.
î2o8 ÉTUDES ET PORTRAITS
et le jardin abandonné languit et meurt, comme
une personne, laissant les pétales et les feuilles
jaunir, tomber,, tourbillonner, s'amonceler... C'est
la transcription, presque surnaturelle à forcé de
beauté, de tout ce que nous ressentons de vagues
impressions devant le mystère du monde végétal,
— ce monde où sommeille, incarnée dans des
formes merveilleuses, une pensée qui n'est pas
différente en essence de notre sentiment... Toute
poésie paraît brutale, si on la compare à celle-là,
et choquante, et prosaïque... Mais je vous donné-
rai le volume ce soir, et vous jugerez vous-même
si j'ai menti dans mon enthousiasme pour le chef-
d'œuvre de celui que Byron appelait niy délicate
Ariel... comme Prospère son génie familier... »
— « Je vous remercie, » répondit l'autre, a mes
propres sensations me suffisent, et je n'ai pas be-
soin de les fouetter avec de la littérature. Je vous
avouerai même qu'en vous voyant vous extasier
ainsi devant un commentaire et une expression de
la réalité plus que vous n'aviez fait devant la
réalité même, je vous examinais avec une curiosité
presque triste. Vous acheviez de m' apparaître
comme un exemplaire singulier de notre civilisa-
tion occidentale dans ce qu'elle a de profondé-
ment artificiel et qui répugne à l'étreinte directe
de ce qui est. Vous me permettez de vous parler
avec ma terrible franchise de positiviste?... Ce
n'est rien, ce que vous venez de me dire tout à
l'heure, c'est une phrase comme vous en avez pro-
noncé des centaines devant moi. Vous n'y attachez
SCIENCE ET POÉSIE 209
pas beaucoup plus d'importance que ce promeneur
à la fumée de son cigare, ou cette dame, qui vient
de passer, à la douceur de son œillade... Vous cau-
sez ainsi, comme vous pensez, comme vous sentez,
avec toute votre personne, et c'est précisément ce
naturel dans le factice, cette sensibilité dans la
littérature qui me semble signifier un état d'âme
aussi dangereux qu'il est illusoire. Je m'explique.
Dans notre société moderne, deux sortes d'esprits
très différents se partagent la royauté des pensées.
L'un, que je considère comme un esprit de mort
et de byzantinisme, que vous décorez, vous, du
beau nom d'esprit de raffinement et de subtilité,
pousse ses adeptes à interposer sans cesse quelque
chose entre la nature et eux. Ce quelque chose est
un livre ou bien un tableau, un dogme de reli-
gion ou une hypothèse de métaphysique. N'im-
porte... Ceux que domine cet espoir n'ont pas
pénétré leur être de la grande, de l'unique maxime
qui soit aujourd'hui féconde : ne rien devoir qu'à
l'expérience; car c'est d'expérience, et d'expérience
seulement, qu'est fait l'autre esprit, celui qui em-
porte avec lui la vie. Le positivisme en a donné
la plus complète formule. La Science et l'Industrie
en ont démontré la prodigieuse puissance. Nous
en sommes arrivés au point où il faut, de toute
nécessité, choisir entre la chinoiserie stérile des
anciennes formes de la pensée ou l'acceptation
vigoureuse et rajeunissante du procédé nouveau.
Pouvez-vous me dire quelle place occupent, si cette
conception du monde est vraie, et votre Shellcy,
*
14
210 ÉTUDES ET PORTRAITS
et tous les poètes, et la poésie elle-même, art
aussi étranger à l'activité de notre existence
contemporaine que l'architecture du moyen âge
ou la peinture religieuse du quinzième siè-
cle?... »
L'autre répondit doucement : — « Vous n'êtes
pas la première personne avec laquelle j'aie eu
maille à partir à l'occasion de ce que vous appel-
leriez volontiers ma manie poétique. Je pourrais
vous répondre simplement que des sensations d'un
certain ordre ne disputent pas contre des sensa-
tions d'un ordre différent, et qu'en définitive, nous
avons toujours raison de professer des goûts qui
sont les nôtres. J'aime mieux vous demander
quelles sont vos preuves positives, — puisque vous
aimez ce mot, — pour croire que la poésie n'a pas
sa place légitime dans notre civilisation nouvelle.
Car c'est bien votre avis, n'est-il pas vrai, qu'uno
révolution immense s'accomplit sous nos yeux
dans l'intelligence humaine, et c'est votre avis en-
core, si je vous ai bien compris, que la forme poé-
tique ne doit pas survivre à cette révolution?...
J'ai souvent constaté qu'une conviction analogue
tendait à s'établir dans beaucoup de têtes forte-
ment organisées. Ni l'exemple de la gloire de
Victor Hugo en France, ni la renommée de Ten-
nyson en Angleterre ne paraissent justifier cette
hypothèse d'une disparition prochaine de la caté-
gorie poétique, telle que les siècles passés l'ont
transmise à l'âme humaine jusqu'à nosi siècles à]
nous. Mais, en pareille matière, les faits sont in-'
SCIENCE ET POÉSIE 2ii
suffisants. Il pourrait se rencontrer que ces illustres
poètes dussent leur autorité à un reste de préjugé,
et que ce reste de préjugé fût destiné à s'en aller
comme d'autres préjugés qu'on eût cru impos-
sibles à déraciner. C'est donc une démonstration
théorique et raisonnée que je voudrais avoir de
vous, et je vous expliquerai ensuite pourquoi mes
théories à moi vont directement à l'encontre des
vôtres...»
Le marquis rassembla ses idées durant un assez
long silence, tandis que son compagnon regardait
les lames bleues onduler sous le soleil et les
mouettes agiter leurs ailes blanches. Il y avait
quelque chose de piquant à parler contre la poésie
dans ce cadre merveilleusement poétique, et de-
vant cet horizon fermé de montagnes neigeuses.
Pierre V... ne put s'empêcher de sourire à ce con-
traste qui s'imposa aussitôt à son imagination,
mais déjà l'autre commençait : — «Mon hypo-
thèse, en effet, — car tout pronostic de cet ordre
est condamné à demeurer une hypothèse, puisque
la vérification expérimentale reste à jamais inter-
dite, — mon hypothèse donc repose uniquement
siu- un principe que l'histoire nous permet de con-
sidérer comme indiscutable, à savoir que toute
forme d'art ne subsiste qu'à la condition d'être né-
cessaire. Nécessaire à la sensibilité de l'artiste qui
s'y consacre. Nécessaire à l'âme du public qui s'en
nourrit. La nature n'admet pas plus le luxe et la
virtuosité dans l'ordre de l'intelligence qu'elle ne
213 ÉTUDES ET PORTRAITS
l'admet dans l'ordre de la matière. Il n'y a pas
dans le corps d'organe inutile, et il ne s'accomplit
dans aucun organe des opérations indifférentes.
La loi du besoin domine la physiologie. Elle do-
mine également la psychologie. Même ce que nous
appelons le dilettantisme, cet amusement en appa-
rence capricieux de l'épicurien intellectuel, est
régi par une implacable nécessité. L'esprit est une
créature vivante qui se développe par les aliments
qui lui sont indispensables. Il les cherche partout
et il ne cherche que ceux-là. Je prononçais tout à
l'heure le mot de factice, et je le regrette mainte-
nant, car, à mon sens, rien n'est factice dans cette
vie de l'esprit, de même que rien n'est factice dans
la vie du corps. C'est nous qui supposons gratuite-
ment que l'esprit pourrait penser d'une autre ma-
nière, comme nous supposons que le corps pour-
rait s'accommoder d'un autre régime. En réalité,
l'esprit a pompé le suc d'idées qu'il devait s'assi-
miler, comme le corps s'est assimilé les substances
qui devaient s'absorber en lui. Si donc nous voulons
savoir quelles chances une forme d'art conserve de
prospérer, un problème se pose aussitôt : à quel*
besoins de l'esprit contemporain correspond-elle?
Il n'y a pas de rhétorique dont les préceptes puis-
sent inspirer le goût de cette forme d'art, si l'esprit
n'en a pas faim et ,soif, comme nous avons faim
de viande et soif de vin. Il n'y a pas de rhéto-
rique dont les défenses puissent paralyser ce goût
si son tourment nous travaille. Hé bien! Ma thèse
d'iconoclaste se ramène à ceci : l'esprit contempo-
SCIENCE ET POÉSIE 213
rain est en voie de perdre tout besoin de la forme
poétique.
» Puisque nous nous sommes placés sur le ter-
rain des hypothèses et des généralités, permettez-
moi quelques-unes de ces simplifications qui faci-
litent les raisonnements. Si vous aviez à définir
les grands courants qui nous emportent et qui
paraissent déterminer la direction de notre avenir,
vous trouveriez que ces courants sont au nombre
de deux. Le premier est la Démocratie. Le se-
cond est la Science. Ces deux courants roulent
paisiblement ou violemment ceux qui s'y aban-
donnent et ceux qui tentent de les remonter, avec
l'inexorable fatalité qu'élabore toute la succes-
sion de l'histoire. Démocratique et scientifique,
l'époque est ainsi par des raisons profondes,
qui tiennent à l'essence même de la société.
Voici à peine cent ans que l'homme a commencé
de comprendre et de gouverner la nature par xine
application enfin lucide des méthodes expérimen-
tales. Vous ne supposez point qu'il va renoncer à
cette besogne avcint de l'avoir poussée jusqu'à son
terme, et pour se rapprocher de ce terme, vous
n'attendez point qu'il respecte les obstacles an-
ciens. La Science est une idole suprême à laquelle
toutes les autres idoles des vieux jours seront sa-
crifiées les unes après les autres. La sublime ingra-
titude de la vie exige ces sacrifices et elle les a
toujours obtenus. En même temps que le colossal
développement de la faculté expérimentale et scien-
tifique s'accomplit, observez que les conditions ma-
214 ÉTUDES ET PORTRAITS
térielles de l'existence se modifient, que le bien-
être plus répandu permet une multiplicité presque
infijiie des éducations moyennes, que les dogmes
capables de justifier les inégalités sociales ou sont
détruits ou ne sont pas formés, en un mot, que la
poussée démocratique résulte évidemment des mil-
liers d'efforts partiels vers un développement et
vers une jouissance, accomplis par des armées de
petits travailleurs et de petits propriétaires. Dans
quelque voie qu'il veuille marcher, l'homme de
notre temps se trouve collaborer à une de ces deux
œuvres, ou la Science, ou la Démocratie. La ques-
tion est de savoir s'il y collabore de bonne vo-
lonté, ou à contre-cœur. Je connais et je comprends
les objections qui peuvent être dirigées contre le
résultat final de ces deux vastes tendances. Je
n'ignore pas que la Science recèle un fonds incu-
rable de pessimisme, et qu'une banqueroute est le
dernier mot de cet immense espoir de notre géné-
ration, — banqueroute dès aujourd'hui certaine
pour ceux qui ont mesuré l'abîme de cette for-
mule : l'Inconnaissable. Il y a un principe assuré
de désespoir dans la définition même de la mé-
thode expérimentale, car, en se condamnant à
n'atteindre que des faits, elle se condamne du coup
au phénoménisme final, autant vaut dire au nihi-
lisme. Il est probable, d'autre part, que la Démo-
cratie, suivant une antique comparaison, mais tou-
jours juste, fait perdre à la civilisation en pro-
fondeur ce qu'elle lui fait gagner en étendue. Plus
simplement encore, la Démocratie paraît aboutir
SCIENCE ET POÉSIE 215
au triomphe de la médiocrité, par cela seul qu'elle
aboutit, en politique à la souveraineté imbécile du
plus grand nombre, en instruction à l'éparpille-
ment des connaissances, en économie sociale à
l'éparpillement de la richesse. Tout cela est vrai
ou vraisemblable. Mais, bienfaisantes ou dange-
reuses, la Science et la Démocratie n'en sont pas
moins inévitables, et comme il n'a jamais été dé-
crété ailleurs que dans notre ignorance que l'inévi-
table fût en même temps le meilleur pour l'homme,
nous nous abstiendrons de toute discussion sur
le plus ou moins de malheur que l'avenir réserve
aux sociétés nouvelles, pour nous borner à consta-
ter les deux grands faits qui dominent ces so-
ciétés.
» Oui, deux grands faits, mais qu'il faut tra-
duire, ou si vous aimez mieux, décomposer en
leurs éléments pour en mesurer davantage la por-
tée. Qui dit Démocratie dit en même temps dé-
veloppement de plus en plus marqué des tendances
individuelles et diminution de plus en plus mar-
quée aussi de la culture. Je m'explique. Le carac-
tère propre d'un peuple démocratique est que les
individus y soient très actifs, que chaque citoyen
y ait sa part d'initiative et de bonheur, que la
vaste conscience commune s'y résolve en une série
de consciences personnelles, en un mot, que les
masses n'aient plus leur représentation dans un
héros ou dans une caste. C'était bon, cela, dans des
périodes de hiérarchie, partant d'aristocratie, oiî
l'activité de tous se subordonnait à la direction
2i6 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'un monarque, ou d'une élite. Le monarque et
l'élite incarnaient l'idée commune à la nation.
Elle jouissait, elle pensait, elle triomphait par
délégation. C'est le principe contraire qui nous
gouverne aujourd'hui. Il y a comme une résolu-
tion de l'ensemble dans ses éléments, comme une
distribution du gâteau public en des millions de
petites parts. Une prodigieuse variété de points
de vue est la conséquence intellectuelle de ce retour
à l'individu. Une exagération des difficultés de
la lutte pour la vie en est la conséquence écono-
mique. Suivez aussitôt la filière des métamorphoses
inéluctables. L'homme de la démocratie se trouve
obligé, une fois sur mille, de se faire, aussitôt qu'il
entre dans la vie, un capital de convictions sur
les principaux objets de la pensée et un capital
matériel d'argent monnayé. L'hérédité des dogmes
et des fortunes tend à disparaître, et, si nous étu-
dions la France actuelle, a disparu. Les mora-
listes déplorent amèrement cette solitude où la
plupart des jeunes gens se trouvent à vingt ans,
cette nécessité imposée à presque tous de se- suffire
à eux-mêmes et dans le domaine des idées et dans
le domaine des faits. C'est là une condition mau-
vaise pour la floraison de cei laines plantes rares,
mais les moralistes négligent d'ajouter que l'es-
pèce des plantes' rares est bientôt détruite, quand
la marée démocratique tiéferle à plein Ilot. Il y a,
en effet une transformation de la race qui s'ac-
complit sous nos yeux et dont le résultat se ré-
vèle déjà au regard des observateurs. Les mariages
SCIENCE ET POÉSIE 217
se font de plus en plus fréquents de province à
province et de pays à pays, — d'où il résulte que
l'homme s'attache de moins en moins à un sol et
consent de plus en plus à mener sans douleur une
vie errante. La facilité des carrières ouvertes rend
de plus en plus rare la persévérance des membres
d'une même famille dans un même métier, d'où
une certaine banalité des caractères et une étrange
improvisation des talents. La sécurité de l'hygiène
permet la conservation des enfants faibles qui gran-
dissent, se marient et deviennent les reproducteurs de
leur propre faiblesse, d'où cette quantité effrayante
de créatures grêles et din inuées dont les grandes
villes foisonnent. Apercevez-vous la race de de-
main, avec son activité fébrile, ses insuffisances,
ce je ne sais quoi de très positif tout ensemble et
de très momentané qui doit être son signe dis-
tinctif?
«Tel je le pressens et tel je le salue, cet homme
de demain, car il aura moins de martyrs sur qui
pleurer s'il a moins de héros sur qui s'exalter.
D'ailleurs, aux changements que sa sensibilité aura
subis sous la pression de la Démocratie, il nous
faut joindre ceux qu'aura produits la pression
non moins efficace de la Science. Vous plaît-il que
nous énumérions quelques-uns d'entre ces derniers,
un peu au hasard ? Ce sera d'abord un amoindris-
sement, sinon une annulation définitive du sens
du mystère, — ce sens à peine étudié par la psy-
chologie ordinaire et qui rend pourtant compte
des plus passionnées volte-face de la vie morale,
3i8 ÉTUDES ET PORTRAITS
dans l'individu et dans la race. Non pas que la
Science, comme l'imaginaient les faux prophètes
du dix-huitième siècle, doive jamais parvenir à
tout expliquer, mais, si elle ne pénètre pas l'In-
connaissable, elle le caractérise. Cela suffit pour
que nos sentiments à l'égcird de cet Inconnaissable
soient tout autres. La Science nous dit bien qu'au
delà d'une limite marquée un domaine s'étend
que nous ne conquerrons jamais, mais elle ajoute
que si nous conquerrions ce domaine, nous n'y
rencontrerions rien qui fût en contradiction avec
le domaine que nous possédons déjà. Entre ce
que nous connaissons d'une connaissance scienti-
fique et l'Inconnaissable, il y a une différence de
degré, il n'y a pas une différence d'essence. Il n'y
a pas une nature à côté ou au delà de la nature,
un univers à côté ou au delà de notre univers.
La portion inexpliquée des phénomènes n'est telle
qu'à cause de la faiblesse de notre intelligence,
elle n'est pas d'un ordre transcendantal et qui
recèle quelque chose de terrifiant ou d'adorable, —
commie les mystiques l'affirmaient. En d'autres
termes, la Science substitue à la notion de mystère
la notion d'ignorance. Apercevez-vous la diver-
sité de ces deux notions, et combien les sentiments
qu'elles évoquent ont peu de rapports entre eux?
La sombre, l'ineffable ardeur de l'imagination, en
train de descendre dans cet abîme et ce silence que j
les gnostiques de l'antiquité apercevaient au fond
de toute réalité, cette féconde et dangereuse ar-
deur s'en ira de notre monde d'expérimentation,
SCIENCE ET POÉSIE 219
car elle enveloppait une espérance que nous ne
pouvons plus nourrir. Jamais les Alexandrins
n'auraient pratiqué l'extase, s'ils avaient su d'une
façon indiscutable qu'ils n'arriveraient par elle à
aucune vision de vérité. Tenez pour assuré que du
jour où l'humanité croirait tout entière qu'il n'y a
pas de volonté particulière et surnaturelle capable
d'intervenir dans les événements d'ici-bas, et même
qu'il n'y a ni ici-bas, ni en haut, puisque le cosmos
ne forme qu'une seule série de phénomènes, indé-
finiment prolongés, la face de la civilisation chan-
gerait. C'est là une de ces grosses branches de
l'arbre intérieur dont parlait Pascal, et qui en sou-
tiennent quantité de plus petites. Ajoutez à cette
première modification de l'intelligence humaine le
développement, par l'exercice continu, de deux
pouvoirs à l'exclusion des autres : celui de cons-
tater et celui de raisonner. Constater et raisormer,
— ces deux mots résument assez bien ce que nous
appelons, nous autres philosophes, plus barbare-
ment, l'esprit positiviste. Imaginez que par l'héré-
dité d'abord, puis par l'éducation, cet esprit posi-
tiviste soit le maître de ce monde où ne passera
plus aucun souffle de mystère, et dont la Démo-
cratie aura fait une immense usine d'industrie et
de bien-être. Avivez en vous cette image par le
souvenir de vos voyages dans les grands centres
de vie véritablement moderne et d'action vérita-
blement pratique, — et tout de suite e^^aminez à
quel besoin des habitants de ce monde de Science
et de Démocratie peut correspondre la force poé-
220 ÉTUDES ET PORTRAITS
tique. Il me semble que, toutes réserves faites sur
le caractère forcément hypothétique d'une pareille
méthode, vous aurez en main les éléments d'une
induction, sinon absolument correcte, au moins
assez voisine de la vérité.
« N'admettez-vous pas que les grands poètes ont
toujours été reconnus à ce signe distinctif qu'ils
ramassaient en eux-mêmes et qu'ils exprimaient les
larges et vagues sentiments épars dans l'atmos-
phère contemporaine? L'histoire de la littérature
semble attester cette loi de communion entre les
illustres faiseurs de vers et leur époque. Cette
époque prend cœur en eux, si je peux dire. Ils
traduisent à la fois et ils concentrent l'âme, heu-
reuse ou malheureuse, héroïque ou vaincue, d'une
génération. J'assimilerai volontiers leur rôle à ce-
lui de l'orateur de race au milieu d'une foule. Une
assemblée est réunie et discute. Vingt personnes
ont successivement énoncé leur avis, sans que leur
voix ait pu dominer le tumulte. Enûn ïorateur
prend la parole, celui auquel est échu de par la
nature ce don magnétique de trouver la phrase et
l'accent, les gestes et la physionomie qui font vi-
brer d'accord tous ceux qui l'écoutent? Ce don,
l'illettré Gambetta, pour prendre un exemple per-
sonnellement connu de nous deux, le possédait au
plus haut degré. Il parlait sur un balcon et à une
tribune, il parlait devant des ouvriers et devant
des artistes, il parlait en improvisant ou en argu-
mentant, et toujours sa parole devenait celle de
tous ceux qui l'entouraient. Il disait le mot qui
SCIENCE ET POÉSIE 221
résumait les aspirations communes, et il le disait
comme il fallait le dire, pour que cette unité d'as-
piration se révélât dans la diversité des avis. Une
condition pourtant était nécessaire à l'exercice
de cette faculté ensorcelante. C'était que l'assem-
blée fût capable de vibrer d'accord. Il pouvait se
rencontrer que l'orateur fût paralysé, et cela s'est
rencontré, quand les divisions étaient si profondes
entre les auditeurs, qu'elles les rendaient incapa-
bles d'aucune exaltation commune. Précisément,
comme l'orateur, le poète incarne en lui une sorte
d'harmonie au moins passagère entre toutes les
sensibilités de son temps. Il est l'interprète du
frémissement universel qui court sur la houleuse
marée des amours et des haines de son siècle. Mais
il faut que ce frémissement soit universel. Il faut
que ces sensibilités puissent se fondre en un seul
frisson. Pour que le poète soit le type de sa géné-
ration, il faut que cette génération ait des traits
qui se prêtent à la formation d'un type; or c'est
justement ce qu'une démocratie immense et mou-
vante interdit. De vaste conscience nationale, elle
n'en laisse point se former, tant elle éparpille les
intérêts et les passions. Les mœurs générales et
les tendances communes, elle les rend impossibles
par la diffusion à l'infini des activités indivi-
duelles. Concluez.
» Donc, faute d'une vaste conscience commune
de la race, pas de poésie, et pas de poésie non
plus, faute de très grande culture ou d'entière
naïveté. On l'a remarqué souvent : deux milieux
222 ÉTUDES ET PORTRAITS
sont particulièrement favorables à la production
poétique, ceux qui sont raffinés au plus haut point,
comme l'Athènes du siècle de Périclès, comme la
Rome du siècle d'Auguste; ceux qui sont incultes
et rudes comme la Grèce des poèmes homériques,
comme les campagnes où grandit même aujour-
d'hui la charmante fleur des chansons populaires.
Peut-être ne considère-t-on les choses de l'intelli-
gence d'un point de vue absolument désintéressé
que lorsqu'on possède une âme très supérieure ou
une âme très simple, et ce désintéressement me
paraît la condition première du sortilège poétique.
Un artiste de la valeur spéculative de Gœthe et
une paysanne qui songe à son amoureux en sou-
pirant la navrante romance :
M Chante, rossignol, chante,
« Si tu as le cœur gai... »
ont ce trait commun que pour eux la sensation de
la poésie est parfaitement détachée de toute idée
de profit ou de perte. Le grand rêveur qui compose
le Faust, comme la pauvre abandonnée" qui se
complaît aux naïves mélancolies de sa chanson ne
recherchent, l'un et l'autre, qu'une satisfaction d'un
ordre idéal, — satisfaction sans calcul utilitaire,
et qui ne saurait se résoudre en un profit matériel.
Entre cette culture supérieure et cette suprême
naïveté se groupe la légion des bons et solides
esprits, comme la Démocratie en produit un très
grand nombre, pour qui leur pensée est un outil.
Ceux-là, fissent-ils tous leurs efforts pour déve-
lopper en eux le sens poétique, sont incapables de
SCIENCE ET POÉSIE 223
l'exaltation et du renoncement que ce sens exige.
Je les connais d'autant mieux, ces esprits positifs,
que j'ai la prétention d'être l'un d'eux, et qu'il
m'est impossible, comme à eux, de ne pas me poser
la question : à quoi cela sert-il ? quand j'ai en-
tendu ou lu quelques pages. Cette question se raf-
fine et se subtilise. On demande : quelle est la
valeur psychologique d'un poème, quelles idées
il défend, quelle inspiration l'anime, quelle con-
séquence morale il emporte? Toutes périphrases
au fond desquelles se retrouve la vieille con-
ception utilitaire. Tenez pour certain qu'un homme
à qui un beau poème ne procure pas une sa-
tisfaction complète et définitive, par cela seul que
c'est un beau poème et que cette beauté-là le grise
comme un vin, est un homme qui n'aime pas
vraiment les vers. Ils ne lui seront jamais cet in-
dispensable, cette nécessaire pâture qu'ils doivent
être.
» Et d'ailleurs, quel appétit de nos intelligences
scientifiques la poésie rassasie-t-elle? Notre faim
et notre soif suprême, c'est de connaître. Pour
apaiser cette faim et cette soif, le poète peut-il
redevenir le vates des premiers jours, le devin
dont les révélations projettent des clartés nou-
velles dans la riuit de notre ignorance? L'intui-
tion a perdu son rang et ne compte plus parmi les
procédés de science. Enoncera-t-il du moins des
vérités déjà établies par d'autres méthodes et ré-
digera-t-il en formules supérieures et définitives,
comme fit Lucrèce après Empédocle, les résultats
224 ÉTUDES ET PORTRAITS
des travaux de son époque? Mais une telle be-
sogne serait inutile, sans compter qu'elle est im-
possible. Une loi de notre physique ou de notre
chimie trouve sa rédaction la plus complète, la
plus correcte aussi, dans un langage technique et
qu'il serait puéril de prétendre réduire aux exi-
gences du rythme. L'essayer en effet, le réussir
même serait un tour de force gratuit, et contraire
à toute règle d'esthétique. En art le tour de force,
c'est-à-dire le sentiment de la difficulté vaincue,
n'a de valeur que si cette difficulté s'imposait né-
cessairement. De là les insuccès des diverses ten-
tatives, et elles ont été nombreuses, que des ver-
sificateurs, même très industrieux, ont exécutées,
dans le noble et naïf dessein de revêtir d'une
expression poétique les découvertes du génie mo-
derne. C'est l'aveu pourtant, ces tentatives, que
la vie des générations nouvelles est dans la Science.
Les poètes ne sont pas les seuls à s'être aperçu
qu'en dehors de cette Science tout aujourd'hui est
vieux, formel, impuissant. Les romanciers l'ont
senti aussi, et de là ce foisonnement d'œuvres de
réalisme, — comme on dit assez peu philosophi-
quement en France. Les auteurs dramatiques l'ont
senti, et de là cette recherche de l'observation
exacte et positive qui fait du théâtre de ces vingt
années tour à tour une école de Bourse ou un
commentaire d'actes notariés. L'erreur est de croire
que tous les genres sont également propres à des
transformations de cet ordre. Il s'est trouvé que
le roman s'y prêtait merveilleusement. Le théâtre
SCIENCE ET POÉSIE 225
déjà offre plus de difficultés. La poésie se refuse
absolument à cette intrusion de l'esprit scientifique
de l'époque.
» Il y a une vue profonde dans la vieille
théorie de la rhétorique vulgaire qui distribue la
littérature en un certain nombre de genres. Des
espèces littéraires existent, analogues aux espèces
vivantes, constituées par des caractères propres et
irréductibles les unes aux autres, malgré l'unité
de composition de; notre monde intellectuel. Com-
ment se sont formées ces espèces littéraires? Par
quelle série d'association d'idées sont-elles arri-
vées, d'hérédité en hérédité, à cet état presque
concret que nous leru: reconnaissons maintenant?
Toujours est-il que ces espèces littéraires, comme
les espèces vivantes, restent soumises à la loi de
la concurrence. Elles se livrent une sorte de combat
pour la primauté, qui a pour champ l'intelligence
des races. Parmi ces espèces littéraires, les unes
triomphent à leur heure et absorbent en elles ce
qu'il y a de sève créatrice dans les cerveaux d'xme
génération d'écrivains, — de plusieurs générations
quelquefois. C'est ainsi qu'à l'époque de Shakes-
peare la forme, j'allais dire l'espèce dramatique, a
vaincu les autres en Angleterre. Elle a pullulé
avec une intensité prodigieuse en œuvres de toutes
sortes. D'autres fois, ces mêmes espèces languissent
jusqu'à être bien voisines de la mort, quand elles
ne meurent pas. Faut-il vous rappeler que nous
parlons du poème épique, aujourd'hui, comme du
plésiosaure et du ptérodactyle, avec l'étonnement
226 ÉTUDES ET PORTRAITS
qu'impose la monstruosité d'un organisme jadis
florissant, puis disparu, et dont la magnificence
antique est indiscutée? Ne vous paraît-il pas que
la tragédie, elle aussi, appartient au groupe de
ces espèces littéraires à jamais mortes, que des
archéologues du style peuvent reconstruire, mais à
la manière dont un naturaliste reconstruit des ani-
maux d'avant le déluge? Seriez-vous bien loin de
penser que les symptômes d'une disparition sem-
blable menacent aussi la comédie et le drame en
vers? C'étaient là des rameaux divers de ce vaste
et puissant arbre de la poésie, des variétés, si vous
aimez mieux, dans la grande espèce. Les rameaux
tombent les uns après les autres, les variétés s'en
vont successivement, l'arbre va suivre. La grande
espèce est en train de s'en aller. Je vous ai dit
quelques-unes des raisons que je vois à cette dispa-
rition qui ne sera pas plus extraordinaire que celle
de beaucoup d'autres formes de l'art. Est-ce que
l'architecture est demeurée un art vivant, et le
Parthénon ou Notre-Dame de Paris n'égàlent-ils
pas en suggestion de beauté tous les poèmes ? Ah !
mon ami, pourquoi des catégories entières de la
pensée ne s'effaceraient-elles pas, quand des Dieux
sont morts, les magnifiques et sombres Dieux de
l'Egypte, les florissants et adorables Dieux de
l'Hellade, et combien d'autres? On peut s'attendre
à toutes les destructions dans l'avenir lorsque l'on
voit de ces tombes ouvertes dans le passé et que
l'on se rappelle ce que l'humanité y a laissé choir
de son cœur. A nous de choisir entre ces deux
SCIENCE ET POÉSIE 227
rôles : pleurer immortellement sur ces tombes et
habiter les siècles de jadis, ou bien regarder de-
vant nous et marcher vers l'avenir, comme les sol-
dats marchent vers l'horizon, sans s'occuper des
blessés ou des traînards. Entre les lamentations
indéfinies du regret inutile et la hardie conquête,
je n'hésite point et voilà pourquoi je tiens pour
la Science contre la Poésie, comme je tiens pour
la Démocratie contre l'Ancien Régime. Je ne re-
connais qu'un mot d'ordre ici-bas : Vive la
vie!...»
Il y eut un silence er^tre les deux jeunes hom-
mes. Ils s'intéressaient très vivement sans doute
à l'objet de leur discussion, car ils négligè-
rent d'admirer la portion du paysage où leur
promenade s'égarait maintenant. La route avait
quitté le bord de la mer; elle courait entre
des massifs d'oliviers et d'orangers, auxquels
l'épaisseur de leur feuillage donnait un vague
aspect de bois sacré. Au pied de ces arbres, la
terre, récemment remuée, était presque rouge; et
la lumière du soleil, tour à tour épandue large-
ment sur la route, brisée contre le faîte des arbres,
emprisonnée dans les creux des montagnes, bai-
gnait cette tranquille campagne d'une vaste et heu-
reuse sérénité. Cependant Pierre V... répliquait à
son compagnon •: — «Je ne suis pas tellement
aveuglé p<ir l'enthousiasme que je ne reconnaisse
la grande part de vérité enveloppée dans vos ar-
guments. Vous avez même énoncé, en passan^ une
228 ÉTUDES ET PORTRAITS
théorie qui m'est familière, et dont j'estime que,
profondément interprétée, elle éclairait beau-
coup l'histoire de l'esprit humain. Je suis persuadé,
comme vous, qu'il y a des espèces littéraires, non
pas abstraites et mathématiques, maisi vivantes,
et gouvernées, comme les autres espèces, par la loi
souveraine de l'évolution. Nous différons en ceci
que vous croyez une de ces espèces, la Poésie, ar-
rivée au terme suprême de cette évolution et que,
moi, je ne le crois pas. Voulez-vous qu'une par
une nous reprenions vos preuves et que je leur
oppose les miennes? Ce faisant, je vous aurai dé-
vidé presque tout le fi.1 de mon esthétique.
» Comme vous, je considère que la haïssable Dé-
mocratie représente, suivant toute vraisemblance,
l'avenir, au moins passager, de notre civilisation,
et, comme vous, je veux bien admettre qu'elle est
synonyme d'éparpillement. Oui, le règne de l'indi-
vidu médiocre est proche, et ce règne s'accompa-
gnera d'une anarchie morale, d'une régressipn men-
tale, dont les signes précurseurs sont déjà visibles
autour de nous. Habitudes privées et publiques,
principes de politique et de religion, théories du
devoir et du plaisir, tout ce qui fait le fond et la
forme de la vie humaine est devenu personnel
aujourd'hui et différent d'un homme à un autre.
Les prophètes de décadence qui vont annonçant
avec des lamentations qu'il n'y a* plus de goût na-
tional, et plus de société, au sens mondain et an-
cien du terme, constatent simplement un des mille
prodromes de la grande déliquescence démocra-
SCIENCE ET POÉSIE 229
tique. Vous en concluez qu'il y a plus de chances
pour l'apparition d'un poète qui soit la synthèse
vivante de son époque, à la manière d'un Shakes-
peare, d'un Racine ou d'un Gœthe. Vous ajoutez
que les poètes de cet ordre sont les seuls poètes,
semblable à tous ceux qui n'aiment pas réellement
la poésie, par votre dédain pour les poètes que l'on
appelle mineurs, et ces poètes mineurs ont pour-
tant écrit les chefs-d'œuvre peut-être de l'art des
vers. Mais je veux vous suivre sur ce terrain et
borner mon analyse aux seuls très grands poètes.
Je soutiens donc que la portion vraiment néces-
saire et inévitable de leur œuvre était précisément
la portion qu'ils n'ont pas due à l'influence
de leur milieu. Il y a en eux un premier talent,
par lequel ils sont représentatifs. Il y en a un
second par lequel ils sont absolument et invinci-
blement individuels. Ils ont écrit deux sortes de
pages : celles où ils se proposaient de communi-
quer leurs sensations et leurs sentiments, celles oii
ils se proposaient uniquement de les aviver. Je
vous accorde que la grande gloire vient du pou-
voir de représentation et de communication, et
aussi que ce pouvoir exige un certain état de la
société. Je vous accorde encore que cette intime cor-
respondance entre les artistes et leur époque est,
pour un naturaliste des esprits, le fait imporlant.
Je ne me scandalise pas que dans son Histoire de
la littérature française, M. Taine ait consacré
quelques pages au divin Shelley, qui fut un soli-
taire, C: une longue étude à Byron^ qui a si fçite-
a.-îo ÉTUDES ET PORTRAITS '
ment traduit les cœurs de ses contemporains. Mais
le véritable amoureux de la poésie ne s'attache pas
dans une œuvie, vous l'avez dit, à son caractère
social ou psychologique. C'est la beauté poétique
pure qu'il demande au poète, et il la rencontre,
cette beauté, dans ces vers où l'artiste révèle la
race de son âme, dans ceux où il a mis à nu sa
sensibilité d'homme qui songe et qui se trouve seul
devant la nature, comme s'il n'y avait ici-bas de
réel que lui et sa destinée. Il n'est besoin d'au-
cune influence du milieu pour que Shakespeare
rencontre ces lignes de son Othello : Sois ainsi
qiiand tu seras morte et je te tuerai^ et je {aimerai
ensuite... — ni pour que Hugo écrive :
Tout parle et tout s'émeut. Le bois profond tressaille,
Le bœuf reprend son joug et l'homme sa douleur.
Le matin, froid et bleu derrière la broussaille,
Ferme l'œil de l'étoile, ouvre l'œil de la fleur..,
ni pour que Racine soupire :
Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée...
ni pour que Baudelaire murmure :
Que m'importe que tu sois sage,
Sois belle et sois triste...
A des traits semblables se décèle une façon amère
ou extatique de sentir la vie. Ce n'est pas une
expérience sociale qui donne cela, ni qui l'enlève,
Il faut naître avec une certaine qualité d'imagi-
nation et de cœur. Pour affirmer qu'il n'y aura
plus de poètes capables de trouver de pareils
SCIENCE ET POÉSIE 231
accents ou d'analogues, vous devriez démontrer du
même coup que cette qualité d'imagination et de
cœur s'en ira du monde.
» Ah! je le sais trop et vous l'avez trop juste-
ment montré, l'abominable invasion démocratique
s'accompagne d'un abaissement général des intel-
ligences. Une lèpre de vulgarité envahit l'univers.
Cette conviction me troublerait dans ma foi pro-
fonde à l'avenir de l'art que je préfère, si je n'étais
persuadé que la grande puissance de création poé-
tique a pour loi première une solitude. De tous
les milieux raffinés que la vieille aristocratie euro-
péenne avait constitués', combien de vrais artistes
sont donc sortis, et à quel prix? Est-ce que lord
Byron n'a pas eu à renier et sa caste et sa société?
Est-ce que le vicomte de Chateaubriand n'a pas
grandi comme un enfant du peuple, dans la sau-
vagerie d'un château à demi ruiné qu'encerclaient
des étangs solitaires et de vastes bois? D'autre
part, le caractère démocratique de la société amé-
ricaine a-t-il empêché l'atavisme irlandais de fer-
menter dans la tête d'Edgar Poë et d'élaborer en
lui la liqueur étrange de son rêve? J'irai même
jusqu'à dire que l'absence d'un milieu qui puisse
le comprendre est pour un artiste un bienfait, au
moins dans un certain sens. Partout oià nous
sommes compris, nous sommes regardés. Etre re-
gardé, c'est aussi se sentir regardé, et cela seul
altère un peu la sincérité. Je me suis souvent re-
présenté le poète comme un Gygès et qui ne pour-
rait entendre ce que l'on dit de lui, et, si vous voulez
•32 ÉTUDES ET PORTRAITS
étudier la psychologie deS' tout à fait grands, de
ceux qui, comme Shakespeare, comme Sheiley,
comme Keats, comme Heine, ont reculé les bornes
du cœur et du songe, vous trouverez qu'ils ont eu
au doigt, même dans la gloire, la bague qui rend
invisible, et autour de leur personne le nuage qui
rend isolé. Il y a un ineffable et sublime renonce-
ment aux suffrages des autres dans tout effort
vers la découverte d'un monde nouveau de pen-
sées et de sensations. Car être nouveau, c'est être
différent et c'est déplaire. Je ne doute pas que la
Démocratie ne soit parfaitement insouciante,
comme les aristocraties étaient hostiles, à l'égard
de tout génie poétique d'une originalité intense.
Mais cette insouciance n'aura pas plus de résultats
destructifs que n'en a eu l'hostilité de ce que l'on
appelait au dix-huitième siècle la bonne compa-
gnie. L'âme poétique sera même préservée plus
aisément, si jamais cette indifférence devient la
règle, des tentations de vanité auxquelles son pou-
voir d'imagination la condamnait. Goethe a écrit
son Tasse pour montrer que le poète se laisse sé-
duire jusqu'à la folie par les brillantes étoffes,
les festins, les triomphes, l'éclat. Balzac du moins
cite quelque part cette opinion de l'auteur de
Faust. Il la partageait pleinement, puisqu'il a
montré dans son Lucien de Rubempré et dans son
Canalis à quelles fautes criminelles ou à quelles
hypocrisies honteuses les séductions de cet ordre
entraînent l'homme de poésie qui se grise de succès
sociaux. C'est vous dire combien peu je redouti^
SCIENCE ET POÉSIE «33
pour la production poétique, l'abandon d'une Dé-
mocratie. C'est une sollicitude que je considérerais
comme terrible, — car elle seule empêcherait l'ar-
tiste de s'en aller tout entier dans sa chimère, ce
qui est, à mon sentiment comme au vôtre, la maî-
tresse condition de la poésie. Si la très haute
culture ou la très grande naïveté sont plus favo-
rables à cette entière absorption de la personne
dans le songe, c'est uniquement parce que toutes
deux font la solitude autour de 1 ame. Vous avoue-
rez que je ne suis pas trop paradoxal en estimant
que les sociétés démocratiques, qui par définition
excluent les hommes supérieurs des affaires et de
la popularité, constituent l'atmosphère la plus fa-
vorable au développement du génie désintéressé et
personnel.
B Mais quel sera le fond de l'œuvre du poète,
dites-vous, puisque la Science doit diminuer jour
par jour et annuler sans doute ce sens du mystère
qui paraît avoir été la faculté dominante de tous
les grands créateurs, depuis Lucrèce jusqu'à Victor
Hugo? — Ici encore je vous arrête sur une défini-
tion. Oui, la Science chasse la notion du mystère
hors de l'entendement, mais de quel droit ajoutez-
vous que son Incormaissable n'a rien de commun
avec ce que nous pouvons proprement appeler le
Mystérieux? De quel droit afiirmez-vous sur cet
Inconnaissable, puisque vous n'en connaissez rien,
qu'il est un au-delà de la même nature que l'en-
deçà? Toutefois je veux admettre, pour un mo-
ment, même cette définition : il n'en demeurerait
234 ÉTUDES ET PORTRAITS
pas moins vrai qu'il est un autre domaine du
mystère qui appartient à la sensibilité seule et non
pas à l'entendement. Il est un mystère qui se ré-
vèle non plus dans le raisonnement, mais dans
l'émotion, et que la Science ne peut pas restreindre
par le simple motif qu'elle ne peut pas l'atteindre.
Quand la Science, en effet, a constaté chez nous
les phénomènes que nous étiquetons du terme de
cœur, — plaisirs ou peines, — elle a fini son œuvre.
Ces plaisirs et ces peines demeurent inattaquables
à toutes ses conclusions. L'homme qui souffre et
l'homme qui jouit n'ont ni tort ni raison de souffrir
ou de jouir, aux yeux du psychologue ou du phy-
siologiste. Jouissance et souffrance sont deux phé-
nomènes légitimes, quelle que soit leur cause, en
tant que modification de notre sensibilité. Nierez-
vous maintenant qu'il y ait des jouissances et des
souffrances du mystère? Ne m'accorderez-vous pas
qu'il se rencontre des heures, des minutes étranges,
dans lesquelles notre propre existence et les exis-
tences qui nous entourent nous apparaissent
comme quelque chose d'ineffable, de divin, comme
la vision d'un songe oii le présent et le passé se
confondent, où l'étonnement d'exister nous fait
presque mal? Refuserez- vous d'avouer que certains
souvenirs, la vue d'un paysage, la couleur d'un
ciel, un son de voix, une parole, un regard peuvent
nous jeter ainsi dans ce trouble indéfinissable et
nous faire monter aux paupières ces larmes dont
parle une jeune fille de Tennyson : ... Des larmes,
de vaines larmes^ je ne sais pas ce qu'elles veulent
SCIENCE ET POÉSIE 235
dire, — des larmes sorties du profond de quelque
divin désespoir — roident dans le cœur et se ras-
semblent dans les yeux, — à regarder les heureuses
plaines de Vautonine — et à songer aux jours qui
ne sont plus... (i). — Dans les angoissantes, dans
les défaillantes délices de ce frissonnement, il y
a une impression toute sentimentale, par suite in-
discutable, qu'un mystère est au fond de nous et
autour de nous, que la nature entière est surnatu-
relle. J'ai dit impression et non pas affirmation.
Si j'ai absorbé de l'opium et que, sous l'influence
du poison, le temps s'amplifie pour moi au point
de me sembler indéfini, cette illusion est par elle-
même une réalité contre laquelle aucune constata-
tion d'horloge n'est valable, pourvu que je pré-
tende, non point que le temps est ainsi, mais que
je le perçois ainsi. Pareillement le fait qu'à des
moments particuliers l'univers m'apparaisse comme
un inexprimable mystère de mélancolie ou d'ex-
tase est par lui-même un fait réel, que nous de-
vons reconnaître comme légitime. Vous en énumé-
rerez toutes les conditions, sans le détruire. Vous
direz que nous percevons sous cette forme des
états d'épuisement nerveux auxquels aboutissent
certaines sensations trop vives. Vous supposerez
que celte illusion du mystère résulte d'un senti-
ment confus de l'être inconscient qui s'agite au
(i) Tears, idle tears, I know not what they mean,
Tears from the depth of sonie divine despair
Rise in the heart, and galher to the eyes
In iooking on the happy autumn fields,
And thinlting of the days that are no more.
236 ÉTUDES ET PORTRAITS
fond de nous d'après quelques psychologues.
Qu'importe la cause, pourvu que l'effet se pro-
duise? Et je soutiens qu'il se produit, rarement
chez vous ou chez moi, très fréquemment chez ceux
qui méritent le nom magnifique de poètes. C'est
cette illusion qu'ils cherchent à transcrire dans leurs
vers. Dans les aveux qu'ils laissent échapper siir
leur art, il est visible qu'ils se rendent compte que
c'est proprement la matière de cet art. o Qu'est-ce
a que la poésie ? » dira l'un d'eux : « Le sentiment
« d'un ancien monde et d'un monde à venir. . . » Et
le plus grand de tous : « Nous sommes faits de la
0 même étoffe que nos songes... > Transcrire cette
illusion, ils l'essaient du moins, car s'il est vrai
que la philosophie consiste à comprendre l'in-
compréhensible comme incompréhensible, la poé-
sie, elle, consiste à exprimer l'inexprimable comme
inexprimable. C'est pour cela que la musique et
la poésie, lorsqu'elles réussissent à fixer dans une
de ses nuances cette illusion du mystère, exercent
leur charme sur nous par une puissance que nous
ne pouvons pas clairement définir à ceux qui ne
la subissent point, — puissance qui s'adresse à
une tou: autre catégorie de l'esprit que la Science,
et c'est pour cela aussi que cette expression, la
Poésie de la Science, ne soutient guère l'analyse. En
.voulez-vous un exemple? Représentez- vous le del
physique dont cette Science a fait la découverte, —
les astres, leur volume, leur distance. L'imagina-
tion est écrasée, mais cet écrasement n'est pas une
poésie. Lisez maintenant les vers de Hugo :
SCIENCE ET POÉSIE 237
Les astres sont vivants et ne sont pas des choses
Qui s'effeuillent, aux soirs d'été, comme des roses...
et ceux de Sully-Prudhomme :
La grande Ourse, archipel de l'océan sans bords,
Scintillait bien avant qu'elle fût regardée,
Bien avant qu'il errât des pâtres en Chaldée
Et que l'âme anxieuse eût habité les corps...
Il n'y a pas de chiffres qui procurent de ces fris-
sons-là. Il y faut cette sorte de sentiment tout
voisin du mysticisme qui se retrouve au fond des
grandes extases religieuses ou amoureuses. Ce n'est
pas la Science qui le donne et ce n'est pas elle qui
peut l'enlever. Il vient d'ailleurs. Il jaillit des
abîmes de cet insondable cœur humain d'où ruis-
selle une intarissable source d'adoration et de ten-
dresse, qui est aussi la source de toute poésie.
» Et voici que nous ne sommes plus aussi éloi-
gnés l'un de l'autre qu'il semblerait, cajr une partie
au moins de votre raisonnement se raccorde aux
conséquences de la thèse que je viens de soute-
nir. Je constate comme vous que la Poésie a subi
une métamorphose, qu'elle s'est dépouillée d'une
quantité d'éléments qui jadis en paraissaient in-
séparables. J'avoue que le poème épique, par
exemple, n'appartient plus à notre âge. En d'au-
tres termes, il n'y a plus d'expression poétique des
sentiments communs à tout un peuple. C'est une
formule négative, cela, et qui enveloppe une for-
mule positive. Elle signifie simplement que la
Poésie se fait de jour en jour individuelle. Je
constate encore, et comme vous toujours, que la
23S ÉTUDES ET PORTRAITS
Poésie a cessé d'être un instrument, un porte-voix
de la vérité, si vous voulez, et que de grands écri-
vains en vers ont vainement essayé de renouveler
les tentatives des initiateurs helléniques ou latins,
les Empédocle et les Lucrèce. Traduisons encore
cette formule négative en une formule positive.
Elle signifie que la Poésie se concentre de plus en
plus dans le domaine de la sensibilité, tandis que
sa rivale, la Science, s'empare de plus en plus du
domaine de l'intelligence. Comme vous, je recon-
nais volontiers que la forme poétique est rebelle
aux exigences du théâtre moderne. Admettons que
par suite cette forme devienne de moins en moins
apte à traduire l'action, j'irai plus loin, à traduire
la vie. Nos critiques nouveaux croient avoir tout
dit quand ils ont prononcé ce mot magique,
comme si à côté de la Vie ne s'étendait pas le
Rêve, et comme si, à parler juste, rêver n'était pas
encore une manière de vivre, comme si, enfin, ce
n'était pas une mine assez riche d'exploitation
pour un art que ce Rêve et son indéfini royaume?
— Personnelle, suraiguë, préoccupée avant totit de
nous procurer un frisson d'au-delà, que la Poésie
soit ainsi, et au lieu de dénoncer comme vous sa
décadence, je proclamerai que de plus en plus
elle cherche à réaliser cet Idéal, que je désignais
tout à l'heure par cette intraduisible périphrase :
la Beauté poétique pure.
» C'est bien dans ce sens qu'ont travaillé cet»^
des artistes de notre temps qui ont contmue a
faire des vers, malgré l'indifférence ou la malveil-
SCIENCE ET POÉSIE 239
lance du public. Etudiez, par exemple, les prin-
cipaux caractères de l'école assez barbarement ap-
pelée Parnassienne, et qui a groupé en elle, à un
moment, les plus rares talents de l'époque. Les
poètes de cette école se sont appliqués à se créer
une langue tout à fait spéciale, ils ont exagéré la
valeur technique de leurs vers. C'est qu'ils ont pro-
fondément senti que la Poésie, pour pénétrer dans
le monde du songe et du mystère et pour procurer
cette vague suggestion de beauté qui lui est propre,
doit procéder par voie d'initiation et rompre réso-
lument avec le quotidien de la vie réelle. Dans
cette langue, presque hiératique et sacerdotale, ces
poètes ont composé des pièces de courte haleine,
et, quand ils ont hasardé de longs ouvrages, c'a été
en les morcelant en une suite de fragments lyri-
ques. Il y a longtemps qu'Edgar Poë, ce savant
esthéticien, et, avant lui, Henri Heine, avaient
reconnu que la brièveté est une condition de l'art
suggestif. Poë allait plus loin et soutenait que les
grands poètes de toutes les époques ont procédé
de la sorte. Il démontrait que l'Iliade, VEnéide et
le Paradis -perdu forment une mosaïque de mor-
ceaux plus ou moins courts, distincts les uns des
autres, et reliés par un artifi.ce industrieux qui dé-
cèle l'ingéniosité de l'écrivain, mais qui n'ajoute
pas à la qualité poétique de l'œuvre. C'est une
théorie qui me paraît, à moi, indiscutable, et j'en
trouve la vérification dans l'étude du grand
Shakesfjeare. Considérez les drames de ce poète
sous le point de vue psychologique ou simplement
240 ÉTUDES ET PORTRAITS
scénique, leur unité vous semble absolue. Consi-
dérez-les sous le point de vue poétique, ils vous
apparaissent comme une succession de courts frag-
ments, duos et couplets, stances ou méditations,
reliés tellement quellement par un dialogue dont
pas un mot n'ajoute à la valeur du poète en tant
que poète.
» Donc un style très particulier, une brièveté ré-
fléchie de composition, tels sont les deux premiers
caractères de l'école des poètes contemporains, à
l'étranger d'ailleurs aussi bien qu'en France. Il
fallait cette sorte de style et cette sorte de compo-
sition pour répondre à la sorte d'Idéal qu'ils ont
conçu. Ou bien leur art a été exclusivement per-
sonnel et ils se sont efforcés de reproduire ce qu'il
y a de plus subtil, de plus maladif dans la sensi-
bilité d'une créature moderne surexcitée par les
névroses, ou bien, renonçant à ce monde moderne
et à ses douleurs, ils se sont réfugiés dans une
contemplation visionnaire des siècles morts. Mais
dans l'un et dans l'autre cas ils ont cherché ax-
demment, quoi donc? le Rêve et toujours le Rêve.
Ils ont inventé un art de décadence, disent les
uns, de renaissance, disent les autres, art person-
nel, suraigu, et affamé d'au-delà, — un art de
haschisch et d'opium, qui correspond bien aux
nécessités sociales que j'ai tenté d'analyser après
vous. Oui, un art de haschisch et d'opium, et
pourquoi pas?... Lorsque je me rends compte des
éléments de pessimisme qui flottent dans l'atmos-
phère d'action à outrance, où nous souffrons tous,
9
SCIENCE ET POÉSIE »4i
lorsque je vois cette action se faire plus brutale,
plus violente chaque jour, lorsque je considère les
cataclysmes public et privés que l'inévitable inin-
telligence de la Démocratie infligera au vieux
monde, lorsque je constate le fond de pessimisme
qui se dissimule sous l'apparente splendeur de la
Science et que je mesure l'intensité de pression
destructrice qu'elle exerce sur les plus antiques
tendances du cœur, — alors j'imagine que le be-
soin va s'imposer, plus violent, plus irrésistible
chaque jour à certaines âmes de s'en aller, comme
dit Baudelaire, n'importe où, mais hors de ce
monde? Il n'y aura pkis de cloîtres dans les val-
lées comme aux mauvaises heures de l'agonie ro-
maine, mais beaucoup voudront se construire un
cloître idéal, oii se réfugier loin de l'odieuse vio-
lence des barbares et loin de la tyrannie obsé-
dante des faits. Ce sera l'occasion pour la Poésie
de se développer davantage encore dans cette ten-
dance qui est la sienne depuis qu'elle a commencé
d'être. A côté de la littérature positiviste qui pro-
longe la Science avec une telle vigueur de moyens,
une littérature peut et doit grandir, d'une humanité
tendre et triste, qui plaigne et qui caresse l'endo-
lorissement des esprits froissés, littérature dont
Shelley, dont Keats en Angleterre, dont Vigny,
Baudelaire, Sully-Prudhomme en France, sont les
maîtres déjà reconnus. Non, vous n'arracherez pas
de notre obscur et tragique univers cette fleur de
nostalgie et de songe qui, par son parfum, con-
sole de tout, même du chagrin dont Byron disait
* i6
242 ETUDES ET PORTRAITS
qu'on ne se console jamais, celui d'avoir eu vingt-
cinq ans et de ne plus les avoir, — fleur céleste
qui refleurira tous les printemps, comme ces autres
fleurs de la terre que nous avons admirées ce ma-
tin, dans la petite boutique, refleuriront l'année
prochaine et les autres années. N'est-ce pas le
plus gracieux et le plus vrai symbole du germe de
poésie qui vit pour toujours dans nos âmes?,..»
Ils continuèrent, jusqu'à leur retour, de parler
ainsi, reprenant leurs idées et les exprimant sous
de nouvelles formes, tandis que le soleil éclairait
la magnifique campagne, la mer immortelle, les
montagnes claires. Ils se séparèrent sans s'être
convaincus, et peut-être avaient-ils raison l'un et
l'autre. Il n'y a pas de théorie absolument vraie,
puisque de belles œuvres ont été produites d'après
et contre toutes les théories. Mais les spéculations
sur l'esthétique ont ce charme de nous apprendre
à goûter un plus grand nombre de ces œuvres di-
verses. Elles nous apprennent à déplacer nos points
de vue et à nous affranchir des préjugés. Ainsi pen-
sait celui des deux jeunes gens qui transcrivit cette
causerie d'un matin d'hiver, ainsi ai-je pensé en la
recopiant du mieux que j'ai pu. Puisse ainsi pen-
ser le lecteur de ces notes de philosophie artistique.
Janvier 1883.
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE ^^^
Voici que M. Catulle Mendès vient de réunir en
rolume les quatre causeries dans lesquelles il ra-
;onta au public de la salle des Capucines la Lé-
gende du Parnasse contemporain. Le livre a réussi
)Ous sa forme définitive, et il le mérite. Il est cou-
•ageux, car l'auteur n'atténue et ne renie aucune
ies convictions littéraires qui furent celles de sa
jeunesse. Il est généreux, car dans ces pages où se
Touvent analysées les œuvres de plusieurs poètes
rivaux, le lecteur ne relèvera pas une seule épi-
gramme, pas une seule non plus de ces odieuses
Indiscrétions de vie privée qui font le déshonneur
de la soi-disant critique moderne. Enfin il a cette
(i) Si le lecteur veut bien considérer les pages qui suivent
:omme un commentaire et un développement de quelques théo-
ries énoncées dans le précédent dialogue, il excusera les répéti-
:ions forcées d'idées et parfois même d'expressions qui s'y ren-
contrent. — Le livre de M. Mendès est de 1885.
244 ÉTUDES ET PORTRAITS
qualité, précieuse entre toutes, d'être l'œuvre d'un
témoin direct. M. Catulle Mendès fondait en 1859
la Revue fantaisiste, à laquelle M. Sully-Pru-
dhomme porta ses premiers vers. Il fut mêlé, dès
*cette époque, à cet essai de renaissance poétique,
peu compris à ses début?, souvent raillé, mais au-
quel se rattachent presque tous les noms un peu
marquants des artistes en vers d'avant 1870. Au-
jourd'hui le groupe des Parnassiens, comme on
les appelait, a été dispersé par le temps, qui n'épar-
gne pas plus la ferveur des cénacles que la beauté
des visages ou la verdure des arbres. Il semble
que l'heure ait sonné de axer avec plus d'impar-
tialité quelques caractères d'une école qui eut, à
tout le moins, ce rare honneur de servir la plus
noble des causes, celle des Lettres, aimées comme
elles doivent être aimées, — pour elles-mêmes.
C'est donc aux environs de 1859 que commença
de se recruter la petite phalange de ceux qui de-
vaient collaborer au Parnasse contemporain et qui,
en ces temps-là, eussent été très justement nommés
les néo-romantiques. Ils reprenaient, en effet, après
tin intervalle d'une génération, les idées et les
rêves des écrivains de 1830. Une réaction avait
suivi le triomphe de Victor Hugo et de sies fidèles.
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE 245
— réaction marquée par la défaite des Burgraves,
par le succès de la Lucrèce de Ponsard, continuée
par l'avènement de l'école dite du bon sens, et ac-
centuée encore par la vogue de la littérature d'ana-
lyse. « Anatomistes et physiologistes je vous re-
trouve partout,» s'écriait celui qui avait été le
porte-voix du romantisme naissant, devenu le
chef d'une école d'investig§,tion exacte et de docu-
ments précis, Sainte-Beuve. Un art s'inaugurait
dès lors dont le développement entier s'accomplit
de nos jours, préoccupé de vérité plus que de
beauté, soucieux avant toutes choses de reproduire
le réel et d'appliquer aux travaux de l'imagina-
tion les procédés de la Science. Les comédies de
M. Dumas, les essais de M. Taine, les romans de
Gustave Flaubert paraissaient coup sur coup, révé-
lant une curiosité passionnée et audacieuse du
quotidien de la vie, une intransigeante ardeur
d'analyse, et un renoncement tantôt exalté, tan-
tôt douloureux, aux nobles, aux décevantes chi-
mères du romantisme. Mais ce décevant, ce chi-
mérique romantisme fut pourtant la jeunesse du
siècle, et, au regard de ceux qui étaient jeunes
trente années après lui, comment n'atirait-il pas
revêtu des apparences de magnifique croisade et
•un prestige d'héroïsme littéraire? Il était donc
inévitable qu'un renouveau de cette foi roman-
tique se produisît à une date fixe, et c'est ainsi que
naquit le Parnasse.
D'oii cependant ce nom de Parnasse^ si singulier
en pleine seconde moitié du dix-neuvième siècle?
246 ÉTUDES ET PORTRAITS
Précisément il trahit bien le culte que les néo-
romantiques, fidèles sur ce point à la tradition du
premier cénacle, portaient aux souvenirs du sei-
zième siècle et aux poètes du temps de Louis XIII.
Ils l'attachèrent, ce nom, que Ronsard et Théo- |
phile de Viaud eussent pu choisir, à leur essai ■
de restauration de poésie savante. Ils l'attachèrent, i
cet essai lui-même, à ceux des maîtres qui avaient \
gardé intacte la tradition de l'Idéal posé par Hugo
et ses disciples : — à Théophile Gautier, d'abord,
puis à Baudelaire, à M. Théodore de Banville et
à M. Leconte de Lisle, pour citer les quatre noms ^^
les plus célèbres. Presque tout de suite le nouveau
cénacle fut au complet. C'était Albert Glatigny,
d'abord, la plus étrange figure littéraire qu'ait peut-
être vue notre âge : un comédien errant et ronsardi-
sant qui a aimé les vers comme on aime l'amour, et
qui en est mort. C'était M. Mendès lui-même, avec
îa déconcertante souplesse d'un talent qui a su se
hausser jusqu'à la plus noble puissance épique
dans son poème s^\'edenborgien d'Hespérus, —
digne pendant poétique de la Séraphïta de Balzac.
C'était M. Sully-Prudhomme, ce rêveur adorable
dont les vers ont le charme d'un regard et d'une
voix, — un regard où passent des larmes, une
voix où flotte un soupir. Il écrivait alors les
Stances et Poèmes et préparerait les sonnets des
Epreuves. C'était ensuite M. François Coppée, cet
aquafortiste des élégances de Paris et de ses mi-
sères, de ses boudoirs et de ses banlieues, l'auteur
des Intimités et des Humbles. C'était M. José-
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE 247
Maria de Heredia, qui n'a guère écrit que des
sonnets, mais excellents. C'étaient MM. Albert Mé-
rat et Léon Valade qui traduisaient ensemble VIjî-
termezzo de Henri Heine, et méritaient d'être
signalés par Sainte-Beuve, « l'oncle Beuve, »
comme l'appelaient familièrement les nouveaux
romantiques, par contraste avec le a père Hugo».
Il fut si merveilleux, cet auteur des Lundis, pour
avoir gardé jusqu'aux derniers jours la sensation
aiguë du talent jeune, et si admirable dans l'art
de la critique suggestive et fécondante. Il com-
prenait Madame Bovary, la Littérature anglaise
de M. Taine, le Demi-Monde, la profonde et dou-
loureuse Fanny de Feydeau, et il remarquait une
ou deux strophes d'une belle facture, fussent-elles
signées d'un nom inconnu, dans le coin d'un petit
journal du quartier latin. C'était encore M. Léon
Dierx, d'une bien haute inspiration dans son La-
zare, étrange et sombre poème oii est évoquée la
figure du ressuscité, incapable de se reprendre à la
vie, maintenant qu'il a vu la mort face à face :
Oh! que de fois, à l'heure où l'ombre emplit l'espace,
Loin des vivants, dressant sur le fond d'or du ciel
Sa grande forme aux bras levés vers l'Eternel,
Appelant par son nom l'ange attardé qui passe,
Que de fois l'on te vit dans les gazons épais.
Seul et grave, rôder autour des cimetières.
Enviant tous ces morts, qui dans leurs lits de pierres
Un jour s'étaient couchés pour n'en sortir jamais!...
J'aurais vingt noms à énumérer, et quelques-uns
qui mériteraient, comme ceux de MM. Mallarmé,
Villiers de l'Isle-Adam, Paul Verlaine, Armand
248 ÉTUDES ET PORTRAITS
Silvestre, une étude toute spéciale à cause de l'in-
fluence particulière qu'ils exercent encore aujour-
d'hui. D'autres, comme ceux de MM. Henry Ca-
zalis, André Theuriet, André Lemoyne, Emmanuel
des Essarts, Georges Lafenestre, représentent des
tendances trop distinctes pour être rangés parmi
les parnassiens purs. D'autres, comme M. Anatole
France, le plus exquis peut-être de ces parnassiens
purs, sont arrivés plus tard. Les curieux d'histoire
littéraire trouveront tous ces noms, et ceux que
j'omets forcément, accompagnés de commentaires
d'une grande justesse dans le volume de M. Men-
dès. J'en ai dit assez pour montter que ce groupe
de poètes contenait des artistes d'une grande va-
leur, aussi distincts les uns des autres qu'ils l'étaient
de leurs maîtres. Beaucoup n'ont écrit que des
pièces d'anthologie, mais d'exquises, comme celle-
ci que je cite au hasard de mes souvenirs et qui
est signée du nom de M. Armand Renaud t
Heureux les palmiers ! Leurs amours
Vont sur les ailes de la brise
De l'amant ignoré toujours
A l'amante toujours surprise.
Rien de réel ne vient briser
L'idéal essor de leurs fièvres;
Ils ont l'ivresse du baiser
Sans avoir à subir les lèvres.
N'est-ce pas là une épigramme — au sens où
les Grecs prenaient ce mot — d'une délicatesse et
d'un art infinis, de quoi mériter que celui qui l'a
composée ait sa place, au «temple de Mémoire»,
comme on disait autrefois, entre André Chénier
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE 249
et Ronsard? Et pourquoi des poètes, dont chacun
a composé ainsi plusieurs pièces d'une originalité
charmante, ont-ils rencontré de la part du public
ou l'indifférence ou l'hostilité? Par quel malen-
tendu ce titre de Parnassien est-il devenu, pendant
plus de quinze années, un objet de moquerie? Y
avait-il dans l'esthétique de l'école quelque chose
de particulièrement inacceptable pour l'opinion
française moyeime? Répondre à ces questions, ce
sera poser quelques-unes des conditions faites à
la poésie par le public de nos jours, et du même
coup marquer en quoi l'école du Parnasse s'est
distinguée dans la mêlée des théories contempo-
rainea
II
On écrirait un curieux chapitre d'histoire litté-
raire, et bien significatif, en analysant simplement
les raisons du succès des divers poètes qui sont
devenus célèbres chez nous depuis la Pléiade et
Malherbe jusqu'à notre époque. La conclusion se-
rait, semble-t-il, que la plupart du temps ce suc-
cès a été l'œuvre d'une élite, qui a imposé les poètes
à la foule, ou bien, quand cette foule a d'elle-
même applaudi le poète, c'a été pour des motifs
étrangers à ce qui constitue l'essence même du gé-
nie poétique. Peut-être les personnes qui ont voyagé
25^ ÉTUDES ET PORTRAITS
en Angleterre comprendront-elles mieux, par une
comparaison facile, cette situation respective du
poète français et de ses lecteurs. Comment ne pas
être frappé, en regardant les devantures des bi-
bliothèques des chemins de fer, dans les gares
d'outre-Manche, de ce fait qu'il s'y rencontre tou-
jours un Shakespeare, un Milton, un Bums, un
Byron, un Tennyson, un Wordsworth, et, pour peu
que la station soit de quelque importance, un
Cowper, un Keats, un Shelley, un Browning? C'est
que l'œuvre des poètes anglais ne sert pas seule-
ment au régal des lettrés. Elle fait la pâture d'une
masse énorme d'hommes et de femmes, occupés
d'ailleurs au métier quotidien, mais rendus capa-
bles d'aimer les beaux vers, soit par la nature mé-
ditative de la race, soit par la familiarité cons-
tante avec ce prodigieux livre de poésie qui est
l'Ancien Testament. Il ne semble pas qu'il en ait
jamais été de même chez nous. Qui a fait la for-
tune de Ronsard et de ses disciples? Des érudits
et des grands seigneurs. Sans la faveur du roi et
les applaudissements de la cour, Racine et Boileau
eussent-ils triomphé du même absolu triomphe?
Lamartine et Victor Hugo eussent-ils obtenu,
sans le secours de la réaction monarchique et
religieuse, contempcwaine de leur jeunesse, leur
popularité immense, popularité balancée par la
gloire du poète le plus prosaïque, le moins
exaltant qui fut jamais, Béranger, simplement
parce que ce dernier représentait une tendance
politique en vogue? Et quand un poète qui
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE 251
n'est que poète obtient la renommée, c'est d'ordi-
naire par les portions de son talent que les véri-
tables amants de son génie voudraient en distraire.
Tel fut le sort d'Alfred de Musset, que sa sublime
Portia, son adorable A quoi révent les jeunes filleSy
ses tragiques Marrons du feu n'auraient jamais
servi autant que l'a fait le dandysme voltairien du
début de Namouna et de la Bonne Fortune. On a
loué ce grand poète de ses négligences affectées
d'artiste, on l'a célébré parce qu'il était un homme
d'esprit et un amoureux, — comme si dans une
œuvre de poésie il pouvait se rencontrer une vertu
supérieure à la beauté poétique pure. En revanche,
ni la Comédie de la Mort de Gautier, ni le Joseph
Delorme de Sainte-Beuve, ni le Moïse et la Maison
du berger d'Alfred de Vigny, ni le Fiant o de Bar-
bier, ni les Dernières Faroles d'Antony Deschamps
n'ont pu percer jusqu'au grand public, parce qu'il
n'y avait là que de la poésie. Ces poèmes, — dont
le dernier nommé est un chef-d'œuvre d'analyse
égal à Adolphe, — sont demeurés le domaine
propre des lettrés auxquels la foule a rendu La-
martine, aujourd'hui qu'elle n'a plus à voir en lui
qu'un poète, auxquels elle va rendrç Victor Hugo,
maintenant que les basses passions démocratiques
ne trouvent plus de quoi admirer dans l'auteur de
Ruth et Booz et de la Rose de Vlnfante le polé-
miste puéril des Châtiments. La puissance du
lyrisme, la magnificence de la vision, la magie
du rêve. — ces qualités constitutives de la beauté
poétique, — ne sont certes pas étrangères à notre
252 ÉTUDES ET PORTRAITS
race, mais on dirait qu'elles sont plutôt acquises
pour nos esprits, et que notre goût inné nous
porte davantage vers l'amour d'une poésie presque
dépouillée de tout élément poétique, d'une poésie
où cet élément soit du moins assagi et mélangé
d'une forte dose d'autres principes. Le Voltaire
des petites pièces, du «Si vous voulez que j'aime
encore... » et de tant de délicats badinages, tous les
chansonniers galants ou moqueurs du dix-huitième
siècle sont bien plus suivant notre tempérament
national que le Victor Hugo de la Légende des
Siècles, et la plupart d'entre nous n'arrivent à bien
sentir cette poésie, ainsi que M. Sarcey l'avouait de
lui-même avec sa bonne foi accoutumée dans ses
Souvenirs, que par éducation.
Ces remarques, si elles sont exactes, ne suffisent-
elles pas à expliquer comment les Parnassiens se
sont trouvés aussitôt en antipathie avec le public?
Il y avait à cela deux raisons, dont l'une résidait
dans le fond même de l'esthétique de l'école; la
seconde dans le caractère d'exotisme qu'affectait
volontiers son inspiration. Elle est assez rnalai-
sée à définir, cette esthétique, — lien commun
entre des esprits aussi différents que ceux de
M. SuUy-Prudhomme, de M. Valade et de M. Men-
dès par exemple. Il est pourtant un point sur le-
quel ces trois écrivains et tous leurs confrères du
Parnasse seraient d'accord^ à savoir que la pre-
mière qualité d'un poème, celle qui le constitue
essentiellement oeuvre de poète, réside en ceci :
que les vers en soient bien faits. C'est là une
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE 253
formule qui serait très simple, si, derrière les pro-
blèmes de facture, ne se dissimulait une philoso-
phie entière de l'art. Cette formule suppose, en
effet, qu'il y a une langue poétique spéciale, la-
quelle a sa beauté propre, comme la langue de la
musique et comme celle de la peinture. Or, en quoi
réâide essentiellement cette beauté? Ce n'est pas
dans la passion. L'amant h plus sincère, même
s'il traduit son cœur avec intensité, pourra écrire
des vers touchants qui ne seront pas de beaux vers.
Ce n'est pas dans la vérité des idées exprimées.
Les plus grandes vérités du monde, celles de la
géologie, de la physique, de l'astronomie ne pa-
raissent pas susceptibles de recevoir une expression
poétique. Ce n'est pas dans l'éloquence. Tous les
connaisseurs savent bien que telle tirade de tel
illustre auteur dramatique est souverainement élo-
quente sans avoir une grande valeur de poésie.
Certes l'éloquence, la vérité, la passion peuvent être
poétiques au plus haut degré, mais à de certaines
conditions seulement. Quelles conditions? C'est à
les rechercher que s'est consacré l'effort de l'école
du Parnasse. Il a semblé aux adeptes de cette
école que la vertu essentielle de la poésie était la
suggestion, entendez par là le pouvoir d'évoquer
des images, ou des états particuliers de l'âme, avec
des rencontres de syllabes, si étroitement liées à
ces images et à ces états de l'âme qu'elles en fus-
sent comme la figure perceptible. C'est en vertu de
ce principe que ces poètes se sont appliqués à une
étude savante et raffinée des rapports entre l'ex-
254 ÉTUDES ET PORTRAITS
pression et l'impression. S'ils mettent à la rime
des mots sonores et singuliers, c'est afin que cette
singularité imprime plus profondément ces mots
dans l'imagination du lecteur, et avec eux évoque
un cortège de sensations d'un certain ordre. Con-
sidérez de ce point de vue cette stance d'un d'entre
eux sur la Mort d'Adonis, et reconnaissez avec
quel savant artifice chacun des vers se termine
sur un mot qui s'accorde à l'effet total de mys-
tère et de sensualité cherché par le poète :
Car sur un lit jonché d'hyacinthe ^^ewriV,
La mort ayant fermé ses beaux yeux languissants,
Repose parfumé d'aromate et à'eticens
Le jeune homme adoré des vierges de Syrie.
Victor Hugo s'est écrié dans une des pièces les
plus profondes des Contemplations :
Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.
Les poètes du Parnasse adoptèrent cette doc-
trine dans sa pleine rigueur. De là dérive leur
souci de l'épithète rare, leur scrupule sur la- dé-
licatesse et sur la sonorité des termes. De là
aussi leur travail pour donner à chaque vocable
une valeur de position, car les mots placés les
uns à côté des autres se modifient par récipro-
cité, comme les couleurs dans un tableau. De
là encore leur amour des allitérations, des cou-
pes significatives, des rythmes spéciaux. A cette
recherche d'une beauté poétique pure, ils ont tout
sacrifié, appliquant ainsi une théorie de Buffon
qui disait du style : a Toutes les beautés intellec-
L'ESTfiÉTIQUE DU PARNASSE 255
tuelles qui s'y trouvent, tous les rapports dont il
est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et
peut-être plus précieuses pour l'esprit public, que
celles qui peuvent faire le fond du sujet.»
Si le lecteur français est déjà peu disposé par
nature à goûter des vers pour leur beauté propre,
il l'est moins encore à les goûter lorsque cette
beauté se trouve ainsi raffinée et compliquée. Dans
le cas des poètes du Parnasse, une autre cause de
malentendu se rencontrait. Je l'ai indiquée tout à
l'heure, quand j'ai parlé de leur exotisme. La trace
des grands artistes étrangers, et des plus opposés
au génie national, apparaît partout dans l'œuvre
des maîtres et des disciples de cette école. M. Le-
conte de Lisle s'était éperdument plongé dans
l'abîme du rêve hindou. Baudelaire, à la suite de
Quincey et de Poë, s'était assimilé la portion la
plus douloureusement singulière de l'âme anglo-
saxonne. Le germanisme intense de Richard
Wagner ensorcelait plusieurs des artistes du
groupe. Toutes ces influences, d'autres encore, se
réunissaient pour que l'Idéal de la jeune école poé-
tique devînt quelque chose de complexe, de nou-
veau, d'inaccessible aussi à ceux qui n'avaient pas
traversé les mêmes initiations. Un observateur phi-
losophe reconnaîtrait là une des formes littéraires
d'un certain cosmopolitisme contemporain. Il re-
marquerait que les deux poètes qui réussirent le
mieux auprès du public, dans ce cénacle de 1860
et des années suivantes, furent précisément ceux
qui échappèrent le plus à cette influence cosmopo-
2S6 ÉTUDES ET PORTRAITS
lite, MM. Sully-Prudhomme et François Coppée.
C'était là aussi une continuation du romantisme,
car presque tous les poètes de 1830 furent tentés
par la poésie exotique, depuis Victor Hugo, qui
écrivait les Orientales^ jusqu'à Sainte-Beuve que
préoccupaient les lakistes, sans parler de Lamar-
tine et d'Alfred de Musset qui chantaient l'Italie
et l'Espagne, le premier pour y avoir aimé, le
second, à peine âgé de vingt ans, pour avoir
désiré d'y aimer. Mais les romantiques essayaient
de prendre aux littératures étrangères ce qui pou-
vait s'adapter au génie de notre race. Les poètes
du Parnasse s'efforçaient au contraire de s'assi-
miler ce qu'il y a de plus rare dans l'originalité
des génies étrangers. Arrivés tard et cherchant un
a frisson nouveau », comme disait Victor Hugo
de Beaudelaire, ils ont bien arraché à notre vieille
langue une musique dont elle n'était pas capable
jusque-là, — mais, de cette musique, il'.î ont dû
être seuls à jouir pendant longtemps. L'oreille du
public n'y était pas façonnée.
III
Que reste-t-il aujourd'hui de cette école poétique,
grandie durant les dernières années de l'Empire, et
dispersée depuis la gvierre, comme le fut le groupe
romantique après la révolution de 1830? Des
poèmes d'abord, de quoi former un volume d'an-
L'ESTHÉTIQUE DU PARNASSE 757
thologie qui tiendra sa place dans la grande his-
toire des Lettres françaises; — une technique en
second lieu qui, longtemps encore, imposera aux
nouveaux venus le souci de la beauté de la
forme (i). Et c'est sur ce mot de Beauté gue je
voudrais finir cette brève analyse de quelques
idées cPïères à ces poètes. Les théories d'esthétique
sont choses de discussion, et l'on disputera indéfi-
niment entre partisans de la couleur et du dessin,
entre dévots de l'art antique et fervents de l'art
moderne, entre adorateurs du rêve et copistes du
réel, entre poètes de l'image et poètes de l'idée.
Mais la question suprême à se poser sur un artiste
est celle-ci : — de quel amour a-t-il chéri la
Beauté? Les poètes du Parnasse, à cette question,
peuvent répondre qu'ils l'ont adorée, elle, l'inac-
cessible, la céleste, de toute la ferveur dont ils
étaient capables. Dans notre âge o\x l'Utile et le
Vrai sont les rois du monde, ils ont dressé un
autel à la pure Déesse, à celle que les rêveurs du
moyen âge incarnaient dans l'Hélène apparue au
docteur Faust. Nous ressemblons, tous, ou plus
ou moins, aujourd'hui, au vieil alchimiste, perdu
parmi ses creusets et ses livres; nous avons, comme
lui, l'âme surchargée; notre intelligence plie sous
(i) Prédiction qui semble démentie par les faits. Pourtant, si
l'on considère le principe de l'esthétique des nouvelles écoles
contemporaines, on trouvera qu'il est le même que celui du Par-
nasse, puisque ces écoles ont pour but la suggestion. C'est par
le moyen de produire cette suggestion qu'elles diffèrent de leur
aînées. (Note de 1899.)
258 ÉTUDES ET PORTRAITS
les connaissances héritées des siècles morts ;
quelques-uns, à de certaines heures), ferment les
livres, laissent s'éteindre le feu du laboratoire, et
ils invoquent le mystérieux et consolant fantôme.
La voici venir, celle pour qui ont souffert tous les
grands artistes, celle dont le sourire et le regard
semblent parfois la raison d'être de ce dur monde,
celle qu'Homère a chantée, que Gœthe a priée, que
Gustave Moreau a peinte debout sur les remparts
de Troie, une fleur dans sa main parmi la jonchée
des héros tombés pour elle :
Elle seule survit, immuable, immortelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la Beauté sourit, et tout renaît en elle,
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
C'est parce qu'ils l'ont profondément aimée,
cette immortelle Beauté, que les poètes du Par-
nasse méritent que la critique parle d'eux avec
respect, et que leur effort n'aura pas été tout entier
perdu.
III
DEUX PARADOXES
D'UN DEMI-SAVANT (i)
I
PARADOXE SUR LA MUSIQUE
Mon homme, je l'avoue ingénument, appartient
à ce que l'on appelle — ou que l'on appelait — la
mauvaise compagnie. Il a été ouvrier dans sa jeu-
nesse. La rencontre de quelques rapins l'a détourné
de son métier vers les seize ans. Il s'est cru peintre.
Puis, dans le monde très mêlé de petits ateliers, il
a rencontré une façon de philosophe qui lui prête
Proudhon. Mon homme est bouleversé. Il jette le
pinceau et prend la plume. Il ne siavait pas l'or-
thographe; il l'a apprise, ainsi que le latin, l'al-
lemand, la métaphysique, un peu de sciences na-
turelles, l'histoire. Il s'est mal instruit, par bribes
et hâtivement, entre deux articles de journaux.
Car il a écrit, et beaucoup, dans les feuilles socia-
(i) 1882.
26o ÉTUDES ET PORTRAITS
listes de la an de l'Empire. La Commune l'eût
trouvé prêt à siéger à côté de son ami, le réfrac-
taire Vallès, s'il n'eût été assez gravement malade
des suites d'une blessure Tççue à Chajnpigny. De-
puis lors, il a jeté le pinceau et pris la cornue. Il
est chimiste. Il a hérité d'environ dix-huit cents
francs de rentes, dont il vit.
Le personnage est un type. Il a un brave cœur
tout d'une pièce et un esprit en morceaux, comme
un morceau de verre tombé par terre. Il formule
les théories les plus saugrenues où des éclairs de
raison brillent par instants, puis ce sont d'inter-
minables déclamations, je l'ai connu dans ma
prime jeunesse, au bureau d'un petit journal litté-
raire où je collaborais timidement. Mon homme ne
me rencontre jamais sans m'aborder. Il essaie de
me convertir au socialisme et à ses pauvretés doc-
trinales. Il réussit peu, mais je l'écoute. Comme à
beaucoup d'apôtres cela lui suffît. Ceux qui le con-
naissent l'ont déjà reconnu. Pour les autres, j'ajou-
terai qu'il est hirsute comme le paysan du Danube,
grisonnant, mal nippé, le teint bilieux, une vilaine
barbe. Les yeux bruns et le front sont magni-
fiques.
Il était furieux, l'autre jour, quand il me prit le
bras à l'Odéon :
Sous les piliers tournants de la vague demeure,
ainsi que s'exprimait Sainte-Beuve en ses mauvais
jours de poésie compliquée. «Lisez ceci,» fit-il en
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 261
me tendant un journal à l'article Gazette des tri-
bunaux. Je lus en effet. C'était le détail d'un gro-
tesque procès intenté au directeur de l'Opéra par
un dilettante intransigeant. Le dilettante a loué
une loge pour entendre la Favorite. On lui fait en-
tendre la Favorite, mais légèrement modifiée pour
les besoins de la scène. Il y a donc eu dol dans la
livraison de la marchandise. Sur quoi le dilettante
réclame des dommages-intérêts. « Parbleu, » dis-je,
« voilà un étrange original. Mais qu'y a-t-il là qui
vous mette hors de vous?...» — «Il y a que les
Français deviennent fous,» répliqua-t-il avec con-
viction. Je flairai une de ces sorties foudroyantes
où ce diable d'homme mêle toujours deux ou
trois phrases qui rachètent par leur éloquence le
désordre du reste, et je me laissai entraîner par
lui jusqu'au Luxembourg. Il parlait, s'interrom-
pait, roulait une cigarette, l'allumait. La cigarette
s'éteignait, puis l'allumette. Il les jetait, secouait
îe parement de mon pardessus. Bref, voici le mo-
nologue qu'il prononça pour mon édification esthé-
tique, — ou à peu près :
— « Oui, » s'écria-t-il, « fous par idolâtrie...
Vous riez, monsieur le psychologue, ignorez-vous
que le monde est plein d'idolâtres qui ont déplacé
la notion de Dieu, et qui adorent un tas d'êtres ou
d'objets d'un véritable culte de latrie, comme
disent les mystiques? Vous voyez ce plaideur sin-
gulier qui s'indigne de ce que l'on ne vénère pas
son Donizetti comme un Dieu? C'est une excep-
202 ÉTUDES ET PORTRAITS
tion ? Ah ! que non ! C'est un symbole du Mélo-
mane. La plupart incarnent leur Dieu ailleurs,
dans Wagner ou dans Bach. C'est exactement la
même chose. Et c'est de l'idolâtrie au premier
chef, avec accompagnement de cérémonies appro-
priées. Idolâtrie et cérémonies gagnent chaque
jour. Le dimanche, ce peuple ne va plus à la
messe, il va au concert. Le soir, sous prétexte de
vous offrir une tasse de thé, que font les ido-
lâtres? Ils vous attirent dans un concert. De la
conversation, de cet aimable goût qu'avaient nos
pères de jouer à la raquette avec les idées, que
reste-t-il? Absolument rien. Violons, pianos, vio-
loncelles, altos ont expulsé l'esprit comme profane
et irrévérencieux, et en son lieu et place règne,
triomphe, se pavane la sacro-sainte, la céleste, la
surnaturelle musique?...»
« — Cela revient à dire que vous êtes de l'avis
de Gautier : pour vous la musique est un bruit
pluB cher que les autres. Il vous manque un sens,
voilà tout...»
Le personnage me regarda d'un œil attendri :'
— a II me manque un sens?... Mais c'est précisé-
ment parce que je l'aime vraiment, la musique,
mais en homme et non pas en pédant, que je vous
parle comme je fais et que je m'indigne contre
cette universelle affectation d'engouement. Tel que
vous me voyez, il y a des airs que je n'entends ja-
mais sans trembler.» — Et il fredonna quelques
notes, de la voix la plus rauque du monde, a Celui-
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 263
ci pcir exemple. C'est le début d'une mazurka d^
Chopin... Je chante faux... » ajouta-t-il, en voyant
mon nouveau sourire. «Qu'importe, si je m'entends
juste? Mais cet air-là, je l'ai compris, parce que
je l'ai vécu... C'était dans les plus romanesques
circonstances. Vous étiez trop jeune pour avoir
connu cela, » fit-il en comptant sur ses doigts.
«Quatre, cinq... oui, cinq années avant la guerre.
Ce n'est pas aujourd'hui, pas vrai? Le paysagiste
Louis R... avait pour maîtresse une Russe, la plus
singulière créature que j'aie connue, très bien éle-
vée, parfaitement folle et poitrinaire jusque dans
la moelle de ses os qu'elle avait si minces, à croire
qu'on lui casserait les doigts en les lui serrant.
Nous allions chez eux les samedis. Un de ces
soirs-là, il faisait clair de lune, comme dans les
ballades romantiques. Nous avions tous un je ne
sais quoi, les uns et les autres : des phrases de
poète qui nous bourdonnaient dans un coin de
cerveau. La Russe s'assied au piano et joue cet air,
tout doucement, tout lentement... Elle vibrait jus-
qu'au bout des notes. Cette musique achevait son
être, comme ma main achève mon bras. Le frémis-
sement contenu, un élan sauvage vers un impos-
sible bonheur, l'énervement d'un désir malade qui
se sait d'avance condamné à ne jamais se réaliser,
de la nostalgie et du renoncement, — elle mit tout
cela dans son jeu. Elle ferma le piano ensuite. Il
y eut un silence, et nous partîmes... Voilà comme
j'anne la musique...» ,
— a On ne peut cependant pas vous louer des
264 ÉTUDES ET PORTRAITS
femmes poitrinaires, à l'heure, comme des fiacres,
pour vous jouer du Chopin...»
« — Non; mais on ne me persuadera jamais
que l'on donne rendez- vous à ces sensations- là,
comme a un notaire, à heure fixe. A neuf heures
dix minutes, vous serez tendre et mélancolique.
A dix heures, héroïque et gai. Ma parole d'hon-
neur, vos programmes de concert mériteraient d'être
rédigés sur ce modèle. Vous ne sortirez jamais de
ce dilemme : ou vous ne comprendrez pas Cho- !
pin à neuf heures dix minutes, ou vous ne compren-
drez pas Bach à dix, à moins detre professeur
d'harmonie et passé maître en contre-point. Or
pour combien de vos mélomanes est-ce le cas?... Je
m'en tiens donc à mon rôle d'ignorant et de simple
auditeur, mais de bonne foi; et je vous soutiens
que je ne dois pas, vous m'entendez, que je ne
dois pas avoir de plaisir à un de vos concerts qui
vont de Mozart à Rossini et de Verdi à Beethoven.
Qu'est-ce qu'un artiste? Un homme qui a vécu
une certaine vie, senti de certains sentiments, et
qui raconte cela. Il n'y a pas d'art, il n'y a que
de l'humanité. C'est vrai de la musique, comme
de la poésie, de la peinture et de la sculpture.
Comprendre une œuvre d'art, c'est comprendre
une sensibilité, un spiritualiste dirait : une âme.
Le reste, c'est du métier, c'est-à-dire un monde
spécial auquel je tire mon chapeau, mais ce métier,
voulez-vous me dire combien le possèdent, encore
un coup? Et ces gens s'interdisent d'avoir le plai-
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 265
sir qu'ils peuvent avoir pour courir après celui
qu'ils auraient, — s'ils étaient les techniciens qu'ils
ne sont pas!... Les maîtres italiens, vous les dé-
daignez, je le sais, en votre qualité d'amateur de
musique savante, mais avez-vous vécu dans le
Midi? J'ai là, dans mon souvenir, un petit café
de Toulon, sur le joli quai garni de tendelets...
C'était au printemps, un soir encore. Décidément,
mon imagination est comme les belles-de-nuit, elle
s'ouvre à la lune. Il soufflait un tantinet de brise
de mer. Nous prenions des glaces. Des mandoli-
nistes arrivent qui nous jouent des airs de Naples.
La facile et fine mélodie nous ravissait tous. Pour-
quoi? parce qu'elle s'adaptait à la fine et facile
sensation que procurait au corps cette atmosphère
méridionale, ce ciel léger, cette brise douce. C'était
an peu d'Italie que ce coin de Provence. Allez
donc jouer ces airs-là dans le Nord! Autant vau-
drait y planter des orangers...»
Et l'implacable sophiste continua une longue
heure. Il avait voyagé. Il me raconta une visite à
Munich, avant la guerre, et qu'il avait entendu le
choral de Luther entonné à pleine voix par une
tablée d'étudiants : — « ...De vrais fils de la
brume. C'est de la brume chantée, ce choral, avec
tout ce qu'il contient de profond et d'enveloppé, de
sérieux et de réfléchi, l'existence dans cette brume
froide, sans le gai soleil, sans l'allure voluptueu-
sement vive que le sang de nos veines prend sous
le ciel provençal... Où je veux en venir? A ceci,
266 ÉTUDES ET PORTRAITS
que la musique est cela pour un profane ou qu'elle
n'est rien. C'est une langue comme une autre, mais
qu'il faut traduire. Eh bien, vous ne me convain-
crez pas que cette traduction s'improvise dans un
coin de salon, là, subitement, sans préparation,
entre des messieurs en habit noir, ou au concert,
dans des conditions pires encore. Mais voilà! La
mode s'impose. On ne comprend pas, on adore plu?
aveuglément. Idolâtrie, vous dis-je, idolâtrie!...»
— «Vous avez fini?...» repris-je, et, sur son
mouvement de tête affirmatif : — «Vous ne savez
pas une note de musique, voilà ce que vous venez
de dire et de prouver en effet. Rien de plus. Indé-
pendamment de ce sentinent humain dont vous
parlez, une suite d'accords est belle par elle-même,
comme une suite de couleurs mises à côté les unes
des autres. Pourquoi voulez-vous qu'à force d'en-
tendre les maîtres, un amateur n'arrive pas à sentir
cette beauté-là, même sans connaître le contre-
point? Vous ne la goûtez pas, vous, cette beauté.
Pour vous, la musique est un verre de liqueur qui
vous plaît ou qui vous déplaît suivant l'heure, la
disposition de votre estomac, ce que vous avez
mangé à dîner. C'est précisément ce qui vous sé-
pare de l'artiste... »
— « Possible ! »
— « Mads comme vous êtes le théoricien acharné
de votre ignorance, vous ne changerez jamais. »
— a Probable ! »
Sur'^ce mot, tout distrait, fredonnant sa ma-
zurka, il me serre la main et disparaît, marchant
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 267
à grands pas. Son paradoxe m'avait diverti. En
y réfléchissant, il me parut que si sa conclusion
était outrée, elle avait le mérite de la franchise et
que l'analyse de ses sensations pouvait intéresser.
Je rédigeai du mieux que je pus, sitôt rentré, ces
phrases dont quelques lecteurs reconnaîtront peut-
être, sans l'avouer, qu'elles expriment ce qu'ils pen-
sent eux-mêmes. — Excusez les fautes du sténo-
graphe.
II
PARADOXE SUR LA COULEUR
Cette fois, je le rencontrai dans une salle d'une
petite exposition que des peintres indépendants
avaient organisée au boulevard des Capucines. Par
les fenêtres entr'ouvertes et qui donnent sur une
cour, on aperçoit un intérieur de couturière. Les
bustes sans tête des mannequins tendent de leurs
seins en bois l'étoffe claire ou sombre des robes.
Toutes sortes d'échantillons traînent sur la table.
Là-haut, un morceau de ciel bleuit dans l'angle
du toit. Mon homme regardait ce coin de Paris au
lieu de regarder les tableaux : — «Vous lorgnez
une jolie fille?...» lui dis-je en manière de salut
Il répliqua : «Pas le moins du monde; j'étudie ma
seiiBation de la couleur...» Et comme la manie
des idées générales talonnait son intelligence, le
voilà qui commence une théorie de la vision. Je
268 ÉTUDES ET PORTRAITS
quitte la salle. Il prend mon bras et m'accorn-
pagne. Deux romans nouveaux gonflent la poche
un peu déformée de son pardessus de bouquiniste.
Il les tire pour me montrer une page. Il ne voit
plus que sa pensée. Est-il au boulevard? Est-il en
Chine? O puissance de la métaphysique! Il n'en
sait rien. Il invente ses idées en me parlant. Il ges-
ticule. L'autre jour il m'avait exposé une théorie
de la musique; maintenant c'est une hypothèse
sur la peinture. Demain il me parlera médecine.
Heureux personnage qui croit tout savoir, pendant
qu'il parle!
Il disait : — « C'est la dixième fois au moins
que je rends visite à ces tableaux. Ce n'est pas
que je les aime. Ou ceux-là ou d'autres!... Je n'ai
pas le sentiment des beaux-arts, étant incapable
de me représenter autre chose que des abstrac-
tions.» Remarquez qu'il m'avait soutenu le con-
traire, dans notre dernière causerie, avec une égale
bonne foi. aAIais ces peintres-ci m'intéressent pas-
sionnément pour un autre motif. Ils confirment
toutes mes réflexions sur la personnalité des sens.
Je suis convaincu que, les uns et les autres, nous
avons des sensations analogues, mais seulement
analogues, et jamais identiques. Un violet, tenez,
celui de ces violettes,» — et il achète un bou-
quet à une marchande qui vend des fleurs près
d'un café, — « m'affecte d'une façon, vous d'une
autre. La différence du ton est presque insigni-
fiante, je dirais négligeable, si j'étais un mathé-
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 269
maticien; mais, pour un philosophe, rien n'est né-
gligeable, pas plus que pour un artiste, et voilà
ce que comprennent nos indépendants. Cet infini-
ment petit qui distingue nos sensations fait l'ori-
ginalité de notre tempérament. Ils s'acharnent à
le rendre, cet infiniment petit, et, à s'acharner,
à étudier le menu détail de leurs sensations,
ils exaspèrent leur œil, comme les écrivains par
l'exercice habituel de l'attention exaspèrent en eux
le frémissement du système nerveux. Nos indé-
pendants — j'entends les sincères — en arrivent
à percevoir cette mobilité incessante de la lumière
que la physique peut bien démontrer, mais non
pas rendre réelle pour nos rétines encore brutales.
Une sorte d'impalpable poussière d'atomes colorés
flotte dans ce que nous prenons pour de l'ombre
et teinte cette ombre. Ces peintres trempent leurs
pinceaux dans cette poussière-là. C'est ainsi qu'ils
obtiennent ces colorations singulières qui font
hausser les épaules au visiteur inattentif. Supposez
que ce visiteur soit un psychologue de l'école alle-
mande, un disciple de Fechner, il y a là pour lui
un problème des plus curieux. Vous savez que, de
l'autre côté du Rhin, ils ont déterminé avec des
chiffres la mesure de nos sensations. Ils savent, par
exemple, de combien il faut augmenter un poids
pour que cette augmentation soit perceptible. Cela
est précis comme un compte de bourse, monsieur.
De 6 pour 100. Ainsi, vous avez cent grammes sur
votre main, j'ajoute un gramme, deux grammes,
quatre grammes, vous ne percevez pas une diffé-
270 ÉTUDES ET PORTRAITS
rence. A six, vous percevez cette différence. Si c'est
mille grammes que vous soupesez, je devrai en
ajouter soixante pour que la perception du poids
augmenté se produise. Et cela est vrai de l'œil
comme de l'effort musculaire. Les nuances de la
même couleur ne sont appréciables qu'à des inter-
valles d'intensité toujours fixes. Cette fixité est-elle
absolue? Une éducation particulière de l'œil ne
peut-elle pas permettre de diminuer ces intervalles?
Précisément nos peintres répondent à cette ques-
tion, car leur œil, à eux, saisit des nuances que le
nôtre ne saisit pas, — pour l'instant du moins, car
ils feront notre éducation, soyez-en sûr... Avez-
vous jamais songé à ce sujet d'étude : l'histoire
d'un sens à travers les âges? Ah! si les historiens
des littératures n'étaient pas, comme dit l'autre, des
hommes qui croient que la Science est une chose
morte, bonne à enfermer dans une bouteille de
Leyde, s'ils comprenaient vraiment qu'une langue,
un style est un organisme vivant, — cette histoire
deâ littératures nous apprendrait l'histoire des
sensations, et nous suivrions, d'âge en âge, la mo-
dification artificielle et héréditaire de la rétine
humaine. Examinez nos écrivains actuels, par
exemple, et comparez leurs descriptions à celles
des auteurs de la génération de 1830, vous devi-
nerez du coup qu'ils ont appris à regarder à une
autre école, que leur œil a subi, comment faut-il
dire? une amélioration ou une déformation? A
coup sûr un changement. Tenez, j'ouvre ce livre
nouveau du réaliste Huysmans, un de ces subtils
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 271
manieurs de style, pour qui écrire c'est mettre des
papilles nerveuses sous les mots. Cela s'appelle Eïi
ménage, et voici la fin d'une description d'un mar-
ché.»
Et il "déploie un des livres qui grossissent sa
poche, il cherche une page cornée et me dé-
clame :
« — Ajoute encore un brouhaha furieux, des gueu-
lements rauques auxquels répondent des crécelles
aiguës de femmes, fuis, de tous côtés, sous le vert-
de-gris des bâches, des envolées bleues et blanches
de blouses, des coups de rouge frappés par des
gilets de laine à manches, des taches de Vilas pla-
quées par les blouses à petites raies des garçons
bouchers; enfin des blancs de bonnets, et des noirs
de casquettes montant et descendant sans arrêts,
dans le flux ininterrompu des têtes... — Examinez
cette phrase, membre à membre, en laissant de côté
vos souvenirs de prose classique. N'est-il pas vrai
que l'écrivain a vu des objets, non plus leur ligne,
mais leur tache, mais l'espèce de trou criard qu'ils
creusent sur le fond uniforme du jour? Alors
la décomposition presque barbare de l'adjectif et
du substantif s'est faite comme d'elle-même : —
les noirs de casquette... les coiips de rouge des
gilets?... — Et cet autre, ce Pouvillon dont j'ai
là le roman rustique, la Césette, un délicieux récit
d'amour campagnard. Regardez comme il décrit
un paysage vu à la lueur d'un éclair... »
Il tire un second volume de son pardessus,
cherche une nouvelle page cornée et recommence :
272 ÉTUDES ET PORTRAITS
a — ... Rien d'abord. Le noir, V obscur de la
nuit, et fendant que, anxieuse, elle s^ obstine à fixer
les ténèbres, le ciel longtemps fermé soulève le
bord de sa paupière, une large lueur éclate, et tout
un viorceau d! horizon jaillit sur le blanc de V éclair.
Loin, très loin, une crête de coteau frangée d'ar-
'bres, et, tout près, le jardin entier, la treille verte,
la tête ronde des choux, tout, jusqu^au luisant
d^une bêche oubliée dans un carré d'oignons...
C'est le même état de l'orgaiie visuel que chez
Huysmans; — l'obscur de la nuit... le blatte de
V éclair... le luisant de la bêche... — La tache
affecte la rétine qui saisit, non plus le contour,
mais le petit mouvement lumineux qui fait cou-
leur. J'irai plus loin, et jusqu'au bout de ma théo-
rie. Cette modification de l'organe correspond à
une modification bien plus profonde dans la race.
Vous allez sourire, mais n'est-il pas évident que
chez nous, et avec la démocratie grandissante, la
ligne s'en va, comme la race dont elle est le signe?
Montez sur un tramway et regardez les gens- qui
passent dans la rue. Voyez comme le costume a
perdu son dessin, comme les visages ont perdu
leur caractère typique, comme la charpente osseuse,
si admirable chez les peuples d'une tradition de
sang soigneusement consei\ ée par l'hérédité, est
ici bizarre, tourmentée, sans contour net? Ce qu'il
y a de curieux, c'est la vie changeante du teint ré-
vélant tout le tempérament et l'heure du tempéra-
ment, l'avant ou l'après du déjeuner. L'existence
s'est morcelée, l'homme a cessé d'avoir des habi-
DEUX PARADOXES D'UN DEMI-SAVANT 273
tudes et cette cessation imprime à son visage, à
son costume, à son être entier, ce je ne sais quoi
de momentané, la marque propre de toute 1 époque.
Or, qu'est-ce que la tache? C'est un moment de la
lumière. Et voilà pourquoi les peintres et les écri-
vains de cette époque hâtive et à la minute appren-
nent, sans trop s'en douter, à ne plus voir que des
taches... »
Et voilà aussi comment, avec cette baguette ma-
gique qui s'appelle l'imagination, un rêveur, qui a
beaucoup lu au hasard, peut trouver, suivant le
proverbe ancien, un peu de tout dans tout. Il
énonça encore beaucoup d'autres théories, une fois
lancé sur la politique, essayant de me démontrer
que le suffrage universel constitue une espèce
d'impressionnisme gouvernemental. Oui, heureux
hom_me, pour qui les phénomènes du monde ne
sont qu'un métal sur quoi frapper l'efîigie de son
système, — ou He ses systèmes, car, avec cela, il
a la bonne fortune d'être inconséquent.
iS
IV
PiÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN ^'>
Je viens de relire le Rouge et le Noir de Sten-
dhal, qu'une édition nouvelle, et de tous points
digne du livre, a remis entre les mains des curieux
de littérature. Nous) devons cette édition à la li-
brairie Conquet, qui nous avait déjà donné la
Chartreuse de Parme. Par la qualité du papier, par
la beauté de la typographie, par l'exactitude du
texte, par la finesse des eaux-fortes, par la pré-
face enfin du regretté Léon Chapron, cette publi-
cation mérite qu'on la signale à tous ceux qui
aiment ce singulier roman et son non moins singu-
lier auteur, à ceux qui ont été « mordus » par
Beyle; — le mot est de Sainte-Beuve, — et il
ajoutait : «Ceux que Beyle a mordus sont restés
(i) A propos de la réimpression de Rouge et Noir, en trois
volumes, par l'éditeur Conquet (1884). Cf. dans les Essais de
psychologie l'étude sur Stendhal, et les appendices H et I.
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 275
mordus.» L'énigmatique écrivain qui sigiia du
pseudonyme de Stendhal tant de pages d'une ori-
ginalité rare, est, en effet, de ceux qui attirent l'en-
gouement ou l'aversion. Ses lecteurs deviennent
presque aussitôt ou ses complices ou ses ennemis».
Ceux qui l'aiment se prennent à l'aimer dans ses
défauts; ceux qu'il rebute, à le haïr dans ses qua-
lités. Le même Sainte-Beuve lui refusait le ta-
lent de conteur. M. Taine, à plusieurs reprises,
proclame la Chartreuse de Parme un des premiers
romans de ce siècle. Ce pauvre Léon Chapron,
dont cette préface fut le dernier travail, n'admet-
tait, lui, que le Rouge et le Noir. Mais son enthou-
siasme pour ce livre touchait à la dévotion. Il en
savait les moindres phrases par cœur. Il vous ren-
contrait sur le boulevard, dansi un entr'acte d'une
première représentation, et commençait de vous
parler de Julien Sorel, de Mme de Rénal, de l'abbé
Frilair, de Mlle de la Môle, comme Balzac parlait
d'Eugénie Grandet ou du baron Hulot. Réelle-
ment Chapron habitait ce livre, et il n'était pas le
seul, car, ayant raconté, dans un journal, son pro-
jet de fonder un dîner des Rougisies, — ou ama-
teurs passionnés de Rouge et Noir, — il reçut
lettres sur lettres, parmi lesquelles un billet d'un
Anglais assez fervent admirateur du maître pour
avoir voulu réparer à ses frais la tombe d'Henri
Beyle au cimetière Montmartre, cette tombe qui
porte comme épitaphe : «J'ai écrit, j'ai aimé, j'ai
vécu.» J'imagine que ce subtil ironique de Sten-
dhal aurait été à demi étonné de ce zèle pieux.
276 ÉTUDES ET PORTRAITS
lui qui considérait ses ouvrages comme des billets
mis à la loterie : «Je pensais n'être pas lu avant
1880,» avouait-il un an avant sa mort; «j'ai ren-
voyé à cette époque les jouissances de Vimfrimè. \
Quelque ravaudeur littéraire fera la découverte '■
de mes ouvrages. » Mais il y a une grande coquette ■
cachée au fond de tout grand écrivain, et dans la
même lettre où se trouve ce passage, Célimène-
Beyle laisse apercevoir sa vraie pensée : « ].a
mort, » dit-il en parlant de M. de Metternich,
«nous fait changer de place avec ces gens-là. Ils
peuvent tout sur notre corps pendant leur vie,
mais, à l'instant de la mort, l'oubli les enveloppe
à jamais.»
Elles ont donc été réalisées, et au delà, les am-
bitions littéraires de Beyle. Pourtant, c'est encore
une étrangeté de cette renommée étrange que
la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir, les
Chroniques italiennes, soient des œuvres à la fois
très célèbres et très isolées, j'allais dire très ineffi-
caces. D'ordinaire, un romancier fameux suscite
autour de lui une légion d'imitateurs qui usurpent
ses procédés, appliquent ses méthodes, copient sa
facture. Celui-ci est invoqué comme un ancêtre
par les conteurs modernes, au même titre que Bal-
zac; mais on cherche en vain la trace de son in-
fluence dans les œuvres contemporaines, tandis
qu'à chaque occasion il est loisible de constater la
souveraineté du génie de Balzac sur tous les essais ~
de l'école dite assez improprement réaliste ou na-
turaliste, laquelle devrait s'appeler plus justement
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 277
l'école de l'observation. M. Emile Zola, au cours
de son curieux ouvrage sur les romanciers natura-
listes, a bien écrit : «Stendhal est notre père à
tous., comme Balzac.» C'est là une paternité offi-
cielle et comme honoraire. Ni dans les romans de
Flaubert, ni dans ceux des frères de Concourt, ni
dcins les études de M. Zola lui-même et de M. Dau-
det, ni dans celles de M. de Maupassant et de
M. Huysmans, on ne saurait découvrir un trait qui
rappelle, même de loin, le «faire» si spécial et si
reconnaissable de l'auteur de Rouge et Noir. Est-ce
qu'un problème intéressant d'esthétique contempo-
raine ne se pose pas à cet endroit? Marquer pour-
quoi Stendhal se trouve en effet d'accord sur le
principe de l'art du roman avec l'école nouvelle, et
pourquoi il s'en distingue par sa mise en œuvre de
ce principe, ce serait du coup marquer dans quel
sens la littérature d'observation s'est développée
depuis cinquante ans. Crâce à des comparaisons
semblables, la critique peut fixer plus nettement
la véritable position des doctrines littérairesi à
l'heure présente, et, quand des réimpressions
comme celle de M. Conquet n'auraient d'autre
avantage que de rendre une valeur d'actualité à
des réflexions de cet ordre, il faudrait se féliciter
que des éditeurs lettrés et artistes donnent comme
une seconde jeunesse aux livres déjà lointains
qu'ils ont choisis.
378 ÉTUDES ET PORTRAITS
u
Ce n'est certes pas le dix-neuvième siècle, bien
qu'en pensent les fanatiques de la littérature mo-
derne, qui a inventé la littérature d'observation. La
Bruyère et La Rochefoucauld, Molière et Racine
attestent que l'âge classique a eu ses psychologues,
et de premier ordre. Il semble cependant que de
nos jours seulement ait été professée la théorie de
l'observation pour l'observation, et sans aucun souci
de beauté ou de moralité. Etudier l'âme humaine,
non plus comme l'auteur de Fhedre pour tirer de
cette étude un effet de pitié attendrissante, non
plus, comme le comique des Précieuses, pour aboutir
à un enseignement de sagesse, mais seulement pour
le plaisir de constater et de décrire une réalité, à la
manière d'un naturaliste qui considère les mœurs
d'une espèce animale ou le développement d'une
fleur, — c'est là un point de vue nouveau et qui
paraît plus particulièrement propre à notre âge
d'analyse sans métaphysique. M. Taine a donné
la formule la plus nette de cette conception, quand
il a déâni la littérature «une psychologie vivante».
Comme le genre romanesque, par la souplesse de
sa forme, était le plus apte à cette besogne d'in-
vestigation presque scientifique, il est devenu par
excellence le genre à la mode, celui auquel se sont
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 279
essayés tous ceux qui ont cru avoir des vérités à
énoncer stir l'âme humaine, depuis les poètes comme
Gautier, Musset, Sainte-Beuve, jusqu'aux politi-
ciens comme Constant, et aux artistes comme Fro-
mentin. Il est indiscutable que Stendhal, un des
premiers, a entrevu ce mariage possible de l'ima-
gination et de l'enquête psychologique. L'un des
premiers il s'est appliqué, pour employer une de
ses expressions, «à y voir clair dans ce qui est.»
C'était à ses yeux la fin dernière de l'art d'écrire :
« Le public, » disait-il dans une de ses lettres,
« en se faisant plus nombreux, moins mouton, veut
un plus grand nombre de -petits faits vrais sur
une passion ou une situation de la vie.» Et ail-
leurs, parlant de nos plus illustres poètes : «Com-
bien ne font-ils pas de vers chapeaux poiu: la rime !
Eh bien, ces vers occupent la place qui était due
légitimement à de petits faits vrais. -a
Recueillir le plus grand nombre de ces petits
faits vrais et les rédiger en corps de roman, ce
fut donc l'occupation constante de Beyle. De ce
point de vue, il se rattache au groupe qu'on ap-
pelle, dans les termes des polémiques d'aujour-
d'hui, l'école du document. Il appelait cela «dé-
penser sa vie en expériences». Mérimée, dans une
sagace et forte notice consacrée à celui qui fut
son unique maître, cite quelques exemples qui at-
testent jusqu'à quel degré ce goût du détail signi-
ficatif était poussé chez Stendhal : «Dans chaque
anecdote pouvant servir à porter la lumière dans
quelque coin du cœur humain, il retenait touioursre
2So ÉTUDES ET PORTRAITS
qu'il appelait le trait, c'est-à-dire le mot ou l'action
qui révèle la passion.» Il racontait à Mérimée, avec
des larmes dans la voix, une affreuse trahison
dont il avait été la victime de la part d'une maî-
tresse. Elle l'avait trompé dans des circonstances
humiliantes au dernier point : «Je m'en suis vengé,»
disait-il, «mais bêtement, par du persiflage. Elle
s'affligea de notre rupture et me demanda pardon
avec des larmes. J'eus le ridicule orgueil de la re-
pousser avec dédain. Il me semble encore la voir
me suivre, s'attachant à mon habit et se traînant
le long d'une grande galerie; je fus un sot
de ne pas lui pardonner, car assm-ément elle ne
m'a jamais tant aimé que ce jour-là...» Et aussitôt
le collectionneur de documents humains reprenait
le dessus : <s.Se traîner à genoux,-» ajoute Mérimée,
« c'était pour Beyle le trait dans cette historiette,
et selon son habitude de tirer des faits à lui par-
ticuliers des conclusions générales, il tenait que
cette façon de faire était l'expression même du
remords et de l'amour passiormé.» Aussi Sten-
dhal avait-il toutes les raisons, lorsqu'on lui de-
mandait son métier, de répondre, au risque de
passer pour espion de police : «Observateur du
cceur humain.» D'un bout à l'autre de son œuvre,
c'est bien cette recherche du fait vrai qui domine,
et du fait énoncé dans un langage si lucide et si
juste qu'il n'y ait «rien à en rabattre à la réflexion».
Souci scrupuleux de l'exactitude, goût de l'analyse
sans autre but que l'analyse même, haine de la
rhétorique, absence absolue de pré:ention d'esthé-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 281
tique ou de moralité, — ne sont-ce pas bien là les
points principa.ux sur lesquels s'appuie le dogme
de la littérature d'observation, et quoi d'étonnant
si les adeptes de ce dogme reconnaissent l'auteur
de Rouge et Noir pour un des initiateurs de la
doctrine?
Il en est cependant de cette doctrine comme de
toutes les autres. La théorie semble très simple,
l'application est plus compliquée. Quand on a
prononcé le mot d'observation, il semble que l'on
ait tout dit. Tout reste à dire. L'ensemble des
phénomènes pl^ysiques et moraux qui constituent
l'homme est à ce point touffu et confus, mouvant
et changeant, que l'observateur doit, qu'il le veuille
ou non, choisir parmi eux, et c'est de ce choix, né-
cessairement partiel, que dépend la direction finale
de son oeuvre. Il est arrivé que Stendhal a choisi
en effet un cliamp, et que nos romanciers contem-
porains en ont choisi un autre. C'est pour cela
qu'entre le Rouge et le Noir et Madame Bovary,
par exemple, la relation est nulle. Un terme me
semble marquer la différence. Beyle à écrit des
romans de caractères, et nos romanciers, à la suite
de Flaubert et de ses fervents, écrivent tous des ro-
mans de mœurs. C'est là une distinction si fonda-
mentale, qu'elle domine et Stendhal et l'école
nouvelle, et qu'elle touche à l'essence même de la
littérature romanesque.
a82 ÉTUDES ET PORTRAITS
III
Ce que l'on appelle le caractère réside chez un
homme, et par définition, dans les quelques traits
profondément individuels qui le distinguent et
font de lui un être à part des autres. Ce que l'on
appelle les mœurs réside au contraire dans les
traits généraux qui conviennent à une classe en-
tière de personnes, en sorte que deux habitants
d'une même petite ville et de même condition, deux
membres d'une même confrérie, pourront se res-
sembler beaucoup par les mœurs et différer tota-
lement par le caractère. Etant donnée une espèce
sociale, celle des avocats, des médecins, des pro-
fesseurs, le psychologue qui fait l'anatomie de
cette espèce rencontre aussitôt un certain nombre
d'habitudes communes, imprimées par le métier;
puis, dans chaque échantillon de cette espèce, un
certain nombre d'habitudes spéciales et originales,
attribuables à la nature propre de celui qui les
possède. Le romancier qui se trouve en présence de
cette vaste classe peut donc se proposer un double
but : ou bien il tentera de saisir et de reproduire
les ressemblances du groupe entier, ou bien il sera
intéressé par l'originalité de tel ou tel membre du
groupe, et il s'attachera de son mieux à peindre le
personnage singulier dans son relief natif ou ac-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 283
quis. Dans le premier cas, il écrira un roman de
mœurs ; dans le second, il composera un roman
de caractères, et la divergence du but aura pour
corollaire une divergence absolue de la mé-
thode (i).
Si Técrivain a pour ambition d'exécuter un ro-
man de mœurs, ses personnages se trouveront de-
voir représenter une classe entière. Par conséquent,
ils devront rester moyens, ils ne seront ni trop
réussis ni trop avortés; car ni l'extrême intensité,
ni Pexcessive dépression ne sont la règle com-
mune. Mais c'est surtout le talent trop complet
qui détruit la valeur de représentation générale
d'un homme. Il est très évident qu'un bon roman
sur les avocats ne saurait avoir comme héros un
Berryer, pas plus qu'un bon roman sur l'armée
ne saurait incarner l'officier dans un Napoléon. Ce
sont là des créatures exorbitantes, chez lesquelles
le génie personnel s'additionne au métier dans
une quantité trop forte. Le romancier de mœurs
est donc amené à copier, dans un groupe social
quelconque, l'homme ordinaire, et à l'entourer
(i) Il y aurait encore, — ces théories, en apparence très
simples, se résolvent, dans la pratique, en applications très va-
riées, — à marquer une troisième espèce de roman qui serait le
roman d'analyse psychologique proprement dit. La Princesse de
Clèves, Do7ninique, les Affinités, Adolphe, Fanny en sont des mo-
dèles. On peut y voir, comme dans les tragédies de Racine, un
effort pour noter en détail les moindres nuances de la passion.
Le caractère et les mœurs sont relégués au second plan. Et cette
forme aussi est légitime. Cf. dans les Essais de psychologie
l'étude sur Tourgueniev, II, et l'appendice N.
284 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'événements ordinaires. De là dérivent les traits
principaux qui se reconnaissent dans tant de ro-
mans contemporains : médiocrité des héros, di-
minution systématique de l'intrigue, suppression
presque complète des faits dramatiques, multi-
plicité du détail presque insignifiant, — il a une
plus forte signification de vie cormnune, et c'est là
l'objet propre de la peinture. On peut considérer,
même aujourd'hui, VEducaiion sentimentale de
Flaubert comme le modèle le plus définitif de cette
sorte de romans. C'est bien la jeunesse du temps de
Louis-Philippe qui revit dans cette œuvre, repré-
sentée par des personnages tels qu'il a dû s'en
rencontrer beaucoup aux environs de 1845. D'in-
nombrables échantillons ont évidemment existé,
pareils à ceux que le botaniste-psychologique a
catalogués et desséchés dans son herbier. C'est
bien un raccourci des mœurs d'une époque, et que
l'on aime ou non ce singulier livre, exécuté avec un
si vigoureux talent dans un parti de grisaille et de
monotonie, il est impossible de ne pas se dire,
en le fermant, que l'on vient d'assister au détail
d'une existence comme il s'en est produit des mil-
liers de semblables à la même époque et sous le jeu
des mêmes circonstances sociales.
Si le romancier de mœurs cherche ainsi l'efface-
ment et la moyenne, il est logique que le roman-
cier de caractères cherche, au contraire, la saillie
et l'exception. Du point de vue de la représenta-
tion d'une classe sociale, l'individu typique est
celui qui réunit en lui lc3 qualités et les défauts
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN zS^
ordinaires de cette classe, partant un personnage
médiocre. En revanche, il semble que, dans l'or-
dre du caractère, l'individu typique est celui qui
porte ce caractère à son plus haut degré d'intensité.
Tartufe ne s'offre pas comme un très bon repré-
sentant de la classe de ceux qui hantent les
églises, car il y constitue une exception par la noir-
ceur de son mensonge, la férocité de son égoïsme,
l'acharnée et sourde persévérance de ses entreprises.
Il est, par contre, un excellent exemplaire de
l'hypocrite, car tous les traits de l'hypocrite sont
ceux qui se retrouvent dans ce caractère, montrés
sous la pleine lumière et avec un développement
accompli. De même le Julien Sorel de Rouge et
Noir n'est pas un bon représentant du provincial
instruit et pauvre qui veut se hisser jusqu'aux
hautes sphères du monde parisien. Sa haine invin-
cible contre l'ordre établi, ses qualités formida-
bles de résolution, l'ardeur folle de sa convoitise,
l'isolent du reste de ses pareils et en font une
sorte de monstre social. Il est, d'autre part, un
excellent exemplaire de l'ambitieux, précisément
parce que ses facultés exceptionnelles sont celles
qui mettent un homme en guerre avec ses sem-
blables et qui le précipitent à l'assaut de la for-
tune, en proie au plus sauvage désir de parvenir.
On pourrait multiplier les exemples. Ces deux-
là suffisent à montrer que le peintre de caractères
aboutit aussi nécessairement à copier le person-
nage supérieur que le peintre de mœursi à repro-
duire le personnage moyen. La littérature d'obser-
286 ÉTUDES ET PORTRAITS
vation, suivant qu'elle s'oriente d'un côté ou de
l'autre, change donc sa méthode en changeant son
objet. Peut-être l'effort suprême consisterait-il à
reproduire à la fois les mœurs et les caractères.
Balzac l'a tenté. Il y a réussi à maintes reprises.
Mais beaucoup de critiques lui reprochent ses par-
fumeurs hommes de génie, ses dandies à haute
portée intellectuelle, ses boursiers napoiléoniens,
et les autres ne lui pardonnent pa.s les prodiga-
lités de ses humbles descriptions, le pullulement
de ses bourgeois, de ses maniaques et de ses imbé-
ciles. ETn définitive, il est deiTieuré le seul romancier
capable de cette double vision du monde social et
du monde individuel, grâce à une puissance de
génie créateur qui le met à part de toutes les théo-
ries. Il n'a pas un seul modèle de roman, il en a et
quatre et cinq et six. Est-ce que le Curé de Tours,
Béatrice, la Peau de chagrin, Louis Lambert,
Honorine, n'appartiennent pas chacun à un genre
particulier, et com,ment ramasser en une formule
cette production d'un Protée qui s'est tour à tour
incarné dans le songe mystique de Séraphita et
dans la trivialité satirique des Employés?
ÏSf
Stendhal, n'a eu, lui, qu'un moule de romans.
'Armance, le Ronge et le Noir et la Chartreuse de
Parme sont construits avec plus ou moins d'habi-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 2??
leté, mais sur le même plan et par un artiste que
toutes les circonstances d'humeur et de destinée
poussaient à devenir un peintre de caractères. Cet
homme, brave et subtil, héroïque et réfléchi, qui
avait vécu dans la brûlante, dans l'électrique at-
mosphère du premier Empire, possédait, développé
en lui au plus rare degré, le sens de l'énergie. Il
avait agi et il avait vu agir. Ajoutez à cela que
ses études sur l'Italie de la Renaissance avaient
achevé de lui montrer quel relief la méda.lle
humaine peut prendre au regard du contempla-
teur pour peu qu'elle soit intacte et bien frappée.
Beyle se rendit compte de très bonne heure qu'il
y a deux sortes très distinctes de créatures hu-
m.aines, celles qui sont domestiquées et celles qui
sont demeurées entières et violentes (i). C'est à
la recherche et à la peinture de ces dernières qu'il
se voua. Il se trouvait mieux outillé qu'un autre
pour cette étude. Il était un idéologue, nourri à
la forte école des Condillac et des Destutt de
Tracy, partant très capable de montrer le dé-
tail complet d'un mécanisme intérieur, et c'est
en effet aU point de vue intérieur que doit se
(i) M ... C'est un de ces civilisés toujours prêts à commettre
quelque acte sauvage. » Cette belle formule est d'Hippolyte
Castille, dans une nouvelle intitulée : Histoire de ménage, où se
trouve le meilleur portrait peut-être qui ait été donné des fils
des hommes de l'empereur. Cette remarquable eau-forte psy-
chologique mériterait les honneurs d'une exhumation, comme
bien d'autres pages sorties de la plume de ce trouble et puissant
écrivain, qui fut l'ami de Balzac. Malheureusement, il n'a rien
achevé, pas même Histoire de ménage, qui commence comme un
chef-d'œuvre et dont la fin déshonore le début.
«88 ÉTUDES ET PORTRAITS
placer l'écrivain qui veut démonter et démon-
trer les rouages d'un caractère singulier. En
nature humaine, tout ce qui est très intense est
aussi très compliqué. La monographie d'un per-
sonnage d'exception comme le Sorel de Rouge et
Noir ou le Mosca de la Chartreuse de Panne sup- i
pose, pour être complète, la vision et la notation
d'une innombrable quantité de petits moments
psychologiques, et la langue de la fin du dix-
huitième siècle, cette algèbre morale, était un ins-
trument unique pour une semblable besogne. La
preuve en est, non seulement dans les livres de
Beyle, mais dans les rares romans d'analyse, écrits :
de ce style, comme \ Adolphe de Benjamin Cons-
tant. Il y avait là une forme d'une tradition très
française et à laquelle il n'a manqué justement
que d'être moins française, en un temps oii l'exo- !
tisme de l'art romantique ensorcelait les imagina- \
tions.
S'il est donc aisé de déterminer lesi causes qui
ont tourné l'auteur de Rouge et Noir du' côté
du roman de caractères, il ne l'est pas moins de
déterminer celles qui ont fait prospérer le roman
de mœurs dans la seconde moitié de notre dix-
neuvième siècle. La première et la plus importante
a été le désir de donner à l'œuvre littéraire un
appareil scientifique. Beaucoup d'excellents esprits
ont aperçu cette vérité que l'histoire nouvelle
s'efforçait de reconstruire, à grand renfort de té-
moignages et dans tout leur détail réel, les façons i
de vivre d'autrefois. Avec quelle minutie un Mi-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 289
chelet, un Augustin Thierry, un Carlyle, n'ont-ils
pas recherché les plus humbles, les plus mesquins
renseignements sur les mobiliers, les costumes, la
nourriture des âges qu'ils ont tenté de ressusciter?
N'était-il pas possible de faire à l'avance cette
besogne pour l'âge contemporain et de ramasser
dès aujourd'hui les documents capables de servir
à l'histoire privée de notre époque? Le simple sous-
titre de Madame Bovary, celui des Rougon-Mac-
quart, ceux aussi des divers livres de M. Alphonse
Daudet, attestent cette préoccupation, que Balzac
avait exprimée déjà dans la préface de la Comé-
die humaine : «En lisant les sèches et rebutantes
nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne
s'est aperçu que les écrivains ont oublié dans tous
les temps, en Egypte, en Perse, en Grèce, à Rome,
de nous donner l'histoire des mœurs ? Le morceau
de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite
plutôt qu'il ne satisfait notre curiosité... Peut-être
pouvais-je arriver à écrire cette histoire oubliée
par tant d'historiens.» En second lieu, la société
moderne, pareille sur ce point à toutes les sociétés
démocratiques, est peu favorable au développe-
ment des personnalités très intenses et très vigou-
reuses. Pour le peintre de caractères, les modèles
s'y font rares, tajndis qu'il lui suffît d'ouvrir les
yeux pour apercevoir le fonctionnement des grands
organismes sociaux qui absorbent l'homme et font
de lui une de leurs cellules. C'est la grande va-
leur de M. Zola d'avoir vu ce fait social et de
l'avoir montré avec une extrême puissance dans
19
290 ÉTUDES ET PORTRAITS
ses romans, comme le Ventre de Paris, comme le
Bonheur des dames, comme Germinal, où le per-
sonnage principal est non plus tel ou tel homme,
mais un quartier, un magasin, une mine. La plupart
du temps, l'écrivain français a grandi dans un
milieu de vie bourgeoise oii il a constaté la soumis-
sion au métier, l'enrôlement docile dans quelque
carrière, le pétrissage de l'individu par les forces
collectives, en un mot l'action des mœurs sur les
personnes. — Enfin, si la langue de la fin du dix-
huitième siècle était merveilleusement apte à noter
des décompositions d'idées, celle que nous ont lé-
guée les maîtres de 1830 se trouve particulièrement
capable de copier des milieux, et qui niera l'in-
fluence de l'outil sur l'ouvrier? A travers la des-
cendance de Théophile Gautier, cette langue fran-
çaise, enrichie de termes pittoresques, souple et
compliquée, vibrante et colorée, est parvenue à un
a rendu » des choses visibles véritablement extraor-
dinaire. Elle excelle à évoquer des intérieurs de
maison, des physionomies de rues, toute la geéticu-
lation de la vie, toute la portion perceptible des
habitudes quotidiennes. Quoi d'étonnant si les écri-
vains se complaisent à brosser ces toiles pour les-
quelles les couleurs sont la, toutes préparées?
I
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 291
V
L'école de l'observation — car ces réflexions
s'appliquent à cette seule école et non pas à ceux
de nos romanciers, et il en est d'un très beau talent,
qui pratiquèrent une esthétique différente (i), —
s'est donc cantonnée dans le roman de mœurs. Les
excès qui ont pu être commisi au nom de ce prin-
cipe ne doivent pas empêcher la critique de recon-
naître la très réelle valeur de la tâche accomplie.
En achevant la lecture du livre de Stendhal qui a
fourni prétexte à ces quelques notes, j'imagine
pourtant qu'un renouveau du roman de caractères
est possible à côté de cette efflorescence du roman
de mœurs. Si les artistes à la suite de Balzac et
de Flaubert ont été préoccupés par l'histoire, ils
ne l'ont pas été au même degré par la psychologie.
(l) M. Octave Feuillet par exemple, si méconnu des jeunes
écrivains à cause de ses procédés de rhétorique spéciaux et à
qui nous devons les monographies les plus exactes de l'homme
et de la femme du monde entre 1850 et 1880; — M. Pierre
Loti, qui est venu démontrer par ses admirables livres que
l'Idylle pouvait être rajeunie et modernisée jusqu'à tout faire
paraître conventionnel en regard. On ne saurait trop multiplier
ces exemples. Ils démontrent l'insuffisance des formules fixes et
des doctrines arrêtées. La Vie dans l'Esprit, comme dans la
Nature, échappe à la définition. Elle est chose sacrée et qui ne
relève que de la Cause Inconnue.
292 ÉTUDES ET PORTRAITS
Cette science, qui s'est développée avec tant de
force, grâce aux magnifiques travaux de l'Ecole
anglaise, est demeurée presque sans influence sur
la conception de l'âme humaine telle que les ro-
manciers d'observation nous la montrent. Pour
n'en citer qu'un seul exemple, il est acquis aujour-
d'hui que l'imagination diffère d'homme à homme,
non point seulement par l'intensité, mais par le
genre. Dans telle tête ressuscitent des images de
sentiments, dans telle autre des images de sensa-
tions, dans une troisième des images de raisonne-
ment. M. Taine a renouvelé la critique littéraire
par l'application de cette vérité. Vous chercheriez
en vain un roman moderne où il en soit tenu
compte. Dans la Madame Bovary de Flaubert, par
exemple, tous les personnages ont le genre d'ima-
gination de l'auteur lui-même, cette étonnante et
obsédante vision du moindre détail physique. Et
cependant, qui ne s'en rend compte? — dans un
groupe d'êtres humains, les formes d'esprit doi-
vent être différentes, par suite la marche de la
volonté. ' Ce qu'il y a de remarquable dans Sten-
dhal, bien au contraire, c'est qu'il tient compte de
toutes les vérités psychologiques acquises de son
temps et de celles aussi qu'il a devinées. Il est
pareil en cela à la grande romancière anglaise,
George El^'^t. L'un et l'autre ont aperçu et réa-
lisé avec la nuance de leur génie ce problème dif-
ficile : la mise en action des grandes lois con-
nues de l'esprit. Cette mise en action est l'œuvre
propre du roman de caractères, et aucun de ceux
RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN 293
qui la tenteront ne pourra se dispenser de con-
naître le Ronge et le Noir et la Chartreuse de
Parme, au même titre que Silas Marner et que le
Moulin sur la Floss. Cela ne suffît-il pas à la
gloire de Beyle?
V
RÉFLEXIONS
SUR TART DE L'HISTOIRE ^'^
M. Taine vient de publier à la librairie Hachette
le tome quatrième de son grand ouvrage sur les
Origines de la France contemporaine. Ce volume,
consacré au gouvernement révolutionnaire, peut
être, comme les précédents, examiné sous bien des
aspects. Je voudrais aujourd'hui discuter, au su-
jet de ce livre magistral, un problème de pure
esthétique. M. Taine, en composant ses Origines, a
inauguré une forme particulière dans ce vieil art
d'écrire l'histoire, déjà discuté, analysé et défini
par les rhéteurs grecs. J'essayerai de caractériser
cette forme originale, de marquer en quoi elle se
rattache à l'ensemble des travaux de son auteur,
quelle me paraît être sa puissance et par cela seul
sa limite.
(i) A propos de la publication du tome quatiième des Origines
de la France contemporaine (1S84). Ce même ouvrage a été étu-
dié au point de vue des Tiiéories politiques dans les Essais de
psychologie ■ Appendice F.
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 395
Pour Bien comprendre M. Taine historien, il
faut se souvenir qu'il n'est pas arrivé du premier
coup à l'histoire, pas plus qu'il n'a, du premier
coup, abordé la critique, la littérature de voyage, et
celle de l'observation humoristique. Il a cependant
écrit des ouvrages d'un ordre rare, et comme cri-
tique, et comme voyageur, et comme humoriste,
de même qu'il écrit depuis dix ans un admirable
fragment d'histoire; mais dans cette tâche il de-
meure ce qu'il était dès l'abord, ce qu'il est au-
jourd'hui, ce qu'il sera demain, avant tout et
par-dessus tout, un philosophe. De l'esprit philoso-
phique il a les deux traits spéciaux et caractéris-
tiques : le goût passionné de concevoir les choses
par idées générales, et la faculté de ramasser les
faits épars en un système. Un tel esprit a son em-
ploi immédiat et naturel dans les vastes combinai-
sons de la métaphysique, dans les discussions sur
les origines et les fins dernières des choses, dans
l'interprétation par larges hypothèses des lois fon-
damentales de la pensée et de la vie. En un mot,
son royaume propre est ce vaste domaine flottant
qui va de la théorie du syllogisme aux essais
d'explication intégrale de l'univers. Il est pro-
bable que, placé dans un autre milieu et soumis à
296 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'autres influences, M. Taine, outillé comme il
était pour le maniement des grandes idées, se se-
rait tourné de ce côté. Nous l'imaginons aisément
enfermé comme Spinoza, comme Kant et comme
Hegel, dans la solitude d'une doctrine purement
spéculative et composant une Éthique, une Cri-
tique de la raison, une Fhénoménolo gie de V esprit.
Il est le frère de ces sublimes architectes intellec-
tuels par son audace divinatoire, sa maîtrise de
l'abstraction, la poussée extraordinaire de sa lo-
gique. Il se distingue d'eux cependant par un
détail essentiel. Spinoza, Kant et Hegel étaient
des philosophes qui croyaient à la métaphysique;
M. Taine, lui, ne croit qu'à la Science et c'est pour
cela que son œuvre de philosophie proprement dite
se borne jusqu'ici à quelques pages, celles sur la
nature qui terminent les Philosophes français,
celles sur l'universel phénoménisme qui se trou-
vent dans la préface de V Intelligence. Elles sont
égales en beauté aux plus célèbres passages des
grands songeurs, mais celui qui les a écrites s'est
interdit d'en composer d'autres. Ayant grandi
dans un siècle d'analyse exacte, pour lui, l'esprit
philosophique n'est qu'une machine qui fonc-
tionne à vide si on ne lui dorme pas une solide
pâture de faits réels, en d'autres termes, si on ne
le met pas au service de la Science. Des groupes de
faits réels scientifiquement établis, contrôlés et
classés, voilà ce que M. Taine a toujours recherché
comme objet de son étude, et c'est ainsi qu'au lieu
de s'abandonner au plaisir, qui lui était inné, de
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 297
lévelopper des formules spéculatives, il a dépensé
'énergie de sa robuste intelligence à circonscrire
e champ de son analyse dans quelque portion
Dien nettement dénnie du monde positif. Il a tour
i tour pris corps à corps l'œuvre de certains écri-
vains particuliers : La Fontaine, Tite-Live, Bal-
:ac, — l'œuvre collective des écrivains de toute
me race, dans la Littérature anglaise^ — les mœurs
iu Paris moderne, dans son Graindorge, — la pein-
:ure de telle ou telle époque, dans ses études d'art,
— ailleurs un pays entier, comme l'Italie, —
lil leurs une province du cerveau, ainsi dans son
raité de r Intelligence. Mais, quelque matière qu'il
lit choisie, il a toujours eu soin qu'elle fût con-
:rète et que le philosophe pût s'y appuyer comme
iur un terrain résistant et solide. Il s'est trouvé
linsi faire tour à tour besogne d'essayiste, d'es-
:héticien, de conteur, presque de romancier, comme
1 fait aujourd'hui besogne d'historien. Il y a un
ntérêt capital à suivre de semblables entreprises.
Zts incursions d'un esprit dresse à d'autres disci-
Dlines dans un genre pour lequel il ne semblait
Doint préparé, sont fécondes en conquêtes nou-
velles. Oui voudrait retrancher de la littérature
•omanesque, par exemple, ces livres composés par
des auteurs qui n'étaient pas des romanciers de pro-
fession : Adolphe, Volupté, Dominique? Il y a
jne saveur d'originalité profonde dans ces essais
30ur ainsi dire hors cadre, et cette saveur se re-
:rouve dans les récits d'histoire de M. Tame qui
L:st entré d'hier dans l'art des Thierry, des Guizot,
298 ÉTUDES ET PORTRAITS
des Fustel de Coulanges, et qui, armé de sa mé-
thode, a créé une variété inédite dans un genre qui
n'était pas le sien, — tant il est vrai qu'en dernière
analyse, la vitalité d'un genre, c'est la vitalité de
l'esprit qui s'y donne.
M. Taine s'est chargé lui-même de définir sa mé-
thode à plusieurs reprises. Il me semble que la
préface de sa Littérature anglaise en renferme
l'exposé le plus définitif. Essayons d'en bien pé-
nétrer l'essence pour apprécier la nature de l'effort
tenté par M. Taine en tant qu'historien. A ses
yeux de déterministe absolu, tout, dans ce que
nous appelons une âme humaine, est un produit.
Les actions visibles résultent d'un état invisible, et
cet état lui-même a été amené à l'existence par
quelques causes très générales, qui dominent l'in-
dividu et façonnent son être. Trois de ces forces
sont plus particulièrement aisées à constater : la
race, le milieu, le moment. Les comprendre, c'est
comprendre du coup un groupe de personnes et
chaque personne de ce groupe. Elles sont les 'géné-
ratrices, et c'est à les montrer que doit s'attacher
le philosophe qui entreprend d'expliquer, ou pour
parler plus strictement, de conditionner une série
de créatures et d'actions humaines. Etant donné
que la série de ces créatures et de ces actions est
une époque d'histoire, comme la Révolution fran-
çaise, on voit du coup quel but poursuivra un
écrivain convaincu de cette doctrine. Sa grande
affaire sera de découvrir les conditions généra-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 2o.q
trices, ou deux, ou trois, ou quatre, et il écrira né-
cessairenient une histoire des causes. Elle sera
pour lui, cette histoire, non pas le drame chan-
geant des passions, non pas l'épopée mystique
de la Justice et de la Providence, mais «un pro-
blème de mécanique psychologique». La méta-
phore est de M. Taine. Pour la continuer, représen-
tons-nous qu'une époque, en effet, peut être assi-
milée à quelque prodigieuse machine composée
d'une quantité presque innombrable de vivants
rouages qui sont les individus. Chacun de ces
rouages a conscience de son mouvement propre, et
comme il ne se rend pas compte qu'il emprunte
ce mouvement à la force qui met en branle tout
l'ensemble, il se croit indépendant. C'est le propre
de l'historien philosophe de briser cette illusion,
et d'établir quelle était la force primitive, sa di-
rection, son intensité, par quelles transformations
successives elle s'est distribuée dans le vaste orga-
nisme pour en animer les parties. A vous de préfé-
rer une théorie plus consolante, plus complexe aussi,
de l'âme humaine et une théorie plus souple de
l'histoire. Celle-ci est nette et puissante dans sa
mutilation, et M. Taine l'a merveilleusement appli-
quée.
300 ÉTUDES ET PORTRAITS
u
Suivons le détail de cette application. Les con-
ditions génératrices qui déterminent les âmes hu-
maines ne sont pas, remarquons-le, dans le système
de M. Taine, distinctes de ces âmes. La race n'est
pas en dehors des individus qu'elle a créés et qui
la transmettent. Le milieu, qu'il soit constitué par
le climat ou par un état social, est, lui aussi, un
ensemble d'impressions individuelles. De même,
le moment n'est que le rapport entre des géné-
rations successives, toutes composées d'individus,
le moment n'est que le rapport entre des géné-
rales doivent être montrées par un très grand
nombre de faits particuliers. Aussi le premier pro-
cédé de cette histoire, fondée sur la généralisation,
consiste-t-il à réunir et à classer la quantité la
pluB considérable qu'il est possible de menus- dé-
tails. Quand on lit d'affilée ces volumes sur les
Origines, c'est bien cela qui frappe d'abord. On
reste étonné de l'amoncellement. Il est presque
effrayant de calculer combien de petits faits
M. Taine a dû colliger pour composer son Gou-
vernenient révolutionnaire, si l'on songe que parmi
ces faits il a choisi seulement les significatifs, —
entendez par là ceux qui soutiennent les hypo-
thèses générales, conclusion de tout son livre. Né-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 301
cessairement, et pour amener le lecteur à tirer de
son côté les mêmes conséquences, l'historien em-
ploiera non pas la narration, mais l'énumération,
se distinguant ainsi de l'école de ceux qui con-
çoivent l'histoire comme un tableau. M. Taine
veut-il faire comprendre au lecteur ce qu'était le
perso miel gouvernemental des jacobins? Il énu-
mérera tous les types successivement dans lesquels
ce personnel a pu s'incarner. Il montrera d'abord
des échantillons supérieurs, les grands chefs : un
Marat, un Danton, un Robespierre. Il comptera
ensuite les types moyens, et parmi eux il distin-
guera les hom.mes d'affaires, un Carnot, un Prieur
(de la Côte-d'Or); les hommes d'Etat, un Billaud-
Varennes, un Couthon, un Saint- Just. Il étudiera
les représentants en mission, dans l'Est, dans
l'Ouest, dans le Sud, dans le Nord. Il dénombrera
le personnel administratif, tant à Paris qu'en pro-
vince. Il passera en revue la force armée, garde
nationale et gendarmerie. La masse des documents
distribuée dans la suite de ces chapitres est formi-
dable. Il n'en fallait pas moins pour mettre en
lumière le travail réel des quelques grandes causes
qui ont soulevé la formidable masse d'individus
que représente ce terme : un gouvernement. Aussi
cette énumération n'est-elle pas un simple étalage
de science, elle est vivante. Sous cet amas de faits
une idée s'agite, et ce dénombrement tout entier
n'est qu'une preuve.
C'est le second procédé de cette histoire : la
démonstration. Il sert de correctif au premier, en
302 ÉTUDES ET PORTRAITS
resserrant dans le plus étroit faisceau la masse
éparse des documents. La démonstration est même
tellement forte ici que les quatre volumes des Ori-
gines déjà publiés peuvent se résumer en quelques
lignes, si l'on cherche en eux la thèse établie. Cette
simplicité résulte de la conception même que l'au-
teur se forme de la nature. Il la voit, cette riche et
mouvante nature, a-t-il dit quelque part, «comme
le retentissement, prolongé en ondulations iné-
puisables, d'une formule créatrice,» et, dans tout
fragment de l'immense univers, pareillement il
admet que la complexité visible se résout au fond
en quelques éléments premiers. Pour lui, la Révo-
lution française n'est que la rencontre d'une cer-
taine théorie, d'un certain moment, et d'un certain
milieu. La théorie, c'est la doctrine inexacte sur
l'homme abstrait et sur le contrat social, élaborée
à travers les développements de l'esprit classique
par notre race française, déjà plus tournée d'ins-
tinct vers l'idéologie que vers le sens du réel, plus
oratoire que créatrice; et les conditions imposées
aux mœurs par la monarchie de Versailles ont
encore exaspéré ce défaut Le moment, c'est celui
de la décadence des grands corps constitués et
régulateurs, noblesse et clergé, qui n'ayant pas
transformé leurs privilèges en instruments de su-
périorité, ne sont plus qu'une aristocratie de pa-
rade et de façade — ombre sans corps, et qui ne
saurait opposer de résistance effective à un mou-
vement révolutionnaire. Le milieu, c'est celui du
tiers état mécontent, de la plèbe malheureuse,
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 303
des déclassés raisonneurs et désespérés. Le pre-
mier volume des Origines montrait le détail de
ces trois conditions génératrices; le second étu-
diait l'effet immédiat de ces causes, à savoir
l'anarchie universelle et spontanée; le troisième
et le quatrième racontent la siuite nécessaire de
cette anarchie. Ils expliquent, dans le vaste désor-
dre, l'organisation momentanée de la partie forte
de la nation, qui se trouve précisément être le
groupe des déclassés, son triomphe de quelques
mois et sa chute. Toute cette démonstration est
aussi claire et aussi nette qu'un livre de mathé-
matiques. M. Taine a dit, un jour, que l'homme
est un théorème qui marche, et lui aussi pourrait
écrire à la première page de son dernier volume
ce que Spinoza écrivait dans la préface du troi-
sième livre de VEthigiie : « Cela peut sembler
étonnant à quelques-uns, mais ma méthode con-
siste à traiter des fautes et des folies humainesi
avec les procédés de démonstration rationnelle
qu'on emploie pour les figures de géométrie...»
III
Cette façon de comprendre et de pratiquer l'his-
toire emporte plusieurs avantages. J'en donnerai
comme exemple deux principaux, l'un qui s'ap-
plique à l'ouvrage tout entier de M. Taine, l'autre
304 ÉTUDES ET PORTRAITS
qui touche à un point plus particulier de détail.
Et d'abord, cette méthode es»t, entre toutes, celle
qui permet le plus à l'histoire de produire des
effets d'ensemble. Aucun écrivain n'a surpassé
l'auteur des Origines dans l'art supérieur d'ajus-
ter les unes aux autres les diverses parties d'une
vaste composition, de telle sorte que, chaque vo-
lume convergeant vers un terme -unique, chaque
chapitre de même, et chaque page du chapitre, et
chaque phrase de la page, le tout à la fois se
dresse comme un immense édifice, suspendu à sa
flèche dernière depuis les pierres de soubassement
jusqu'aux colonnettes de la nef et aux arceaux du
chœur. On éprouve un plaisir intellectuel de l'or-
dre le plus rare à saisir d'un coup d'œil cette ma-
gnifique ordonnance, comme à s'arrêter derrière
Notre-Dame sur l'un des points d'oii l'on voit la
vieille cathédrale détacher dans le ciel, ou bleu
ou sombre, sa silhouette d'une si visible et si im-
brisable unité. D'autant que ce n'est pas seulement
un effet d'optique, ni le tour de force d'un puis-
sant ouvrier littéraire. Par cette sorte d'enchaîne-
ment entre les divers détails d'une époque d'histoire,
M. Taine restitue, avec une intensité surprenante,
ce qui fut une réalité, mais si difficile à comprendre
à distance : l'atmosphère morale de cette époque
et sa pression sur les hommes qui la subissaient.
Toutes les intelligences d'une même génération
supportent, en effet, la pesée sur elles de quelques
certitudes communes. Il y a une vue générale des
choses qui s'impose même aux plus indépendants.
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 305
et par suite une psychologie collective que M. Taine
dégage sous une pleine lumière quand il met en
saillie les grandes causes génératrices des œu\Tes
d'un temps. A la distance même de cent années, il
nous est malaisé de nous représenter comment les
hommes d'un autre âge n'ont pas aperçu l'erreur
de certaines hypothèses sur la vie. C'est qu'aussi
bien cette erreur faisait partie intégrante de leur
personne. Il y a dans toute pensée humaine une
nécessité de limitation, et le procédé de M. Taine,
par cela seul qu'il dessine d'un trait toute la ligne
dans laquelle se meut un groupe de ces pensées,
marque avec une énergie singulière la raison fon-
damentale de cette limite. C'est un stratégiste qui,
sachant d'avance le type des fusils distribués a
chaque soldat, mesure du même coup la portée du
tir sur toute la ligne de bataille.
Cette méthode n'est pas uniquement féconde
en effets d'ensemble. L'écrivain a pu, grâce à elle,
reprendre et modifier de la manière la plus heu-
reuse certaines portions de l'art de l'histoire. Le
lecteur même superficiel du dernier volume des
Origines ne saurait s'empêcher de remarquer la
quantité de portraits ou de grande ou de petite
taille qui s'y trouvent, et la nouveauté du procédé
employé pour chacun d'eux. lis sont singulièrement
difficiles à bien tracer, ces portraits historiques,
dans le raccourci desquels une créature humaine
doit tenir. Il s'agit en effet de résoudre ce double
problème : rendre d'une part un individu vivant,
et de l'autre l'expliquer, — montrer à la fois et dé-
3o6 ÉTUDES ET PORTRAITS
montrer, reproduire le geste et souligner le muscle
qui l'accomplit. C'est la même difficulté qui se ren-
contre dans le roman, lorsque le romancier, pré-
occupé de psychologie, s'efforce de mettre en action
ses personnages et de les analyser au même mo-
ment. Si le portraitiste, plus soucieux de couleur
que d'explication, incline vers le détail anecdo-
tique, il donne sur le héros qu'il veut peindre des
renseignements qui peuvent être circonstanciés,
mais il écrit une monographie et non un portrait,
car il ne restitue pas l'homme dans la totalité de
son être ; il ne fait pas toucher au doigt le ressort
primordial et dominateur. Si au contraire c'est à
dégager ce ressort qu'il s'emploie, il risque de
montrer son propre esprit plus encore que celui du
personnage qu'il évoque. Aussi la plupart des por-
traits d'histoire sont-ils déformés par l'un ou par
l'autre de ces deux défauts. M. Taine, lui, grâce
à sa théorie des conditions génératrices, a su éviter
l'un et l'autre. Partant de cette idée que la créature
humaine n'est qu'un cas particulier d'une loi de
psychologie générale, c'est à la mise en lumière
de cette loi qu'il s'attache, à travers l'immense dé-
tail des documents individuels et particuliers. De
même que les grands peintres, un Rembrandt, un
Rubens, un Titien, découvrent dans une construc-
tion de corps, dans la nuance d'une peau, dans les
bouffissures et dans les amaigrissements d'une chair,
quelque vérité de physiologie, il découvre, lui, à
travers les paroles, les écrits, les actes d'un person-
nage d'histoire, l'évidence de quelque vérité aujour-
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 307
d'hui connue sur l'esprit. C'est ainsi qu'il se sert de
la doctrine actuelle sur les différences d'imagina-
tions pour faire comprendre en quoi se distinguent
les uns des autres Robespierre, Danton et Marat.
Nulle part peut-être cette sorte de relief obtenu
par l'anatomie des causes ne se remarque plus qu'à
l'occasion de cette dernière figure. Patiemment,
minutieusement, l'écrivain établit l'existence, chez
l'Ami du peuple, du délire ambitieux, avec manie
des persécutions et monomanie homicide; il étu-
die son hérédité, son tempérament, son éducation,
puis le choc d'un tel personnage avec les idées
d'absolutisme rationnel propre aux jacobins. Alors
seulement il évoque l'homme politique, et les quel-
ques phrases qu'il cite de ce dictateur de massacres
achèvent de rendre vivant le personnage. Les ai-
guilles de la montre sont là qui marchent, et,
comme à travers une boîte en cristal, nous suivons
l'intime rouage. Nous voyons à la fois et nous
comprenons. Il faut remonter aux romans de Bal-
zac pour rencontrer ce double plaisir, si complexe
qu'il semble fondé sur une sorte de contradiction.
3o8 ÉTUDES ET PORTRAITS
IV
Ce sont là quelques avantages, entre beaucoup,
de la conception que M. Taine s'est formée de
l'art d'écrire l'histoire. Voici, ce me semble, quel-
ques-unes des difficultés que cette conception com-
porte. La première réside dans l'exécution même.
Il semble presque impossible que l'historien phi-
losophe arrive jamais à la reproduction de la
scène vivante et colorée, telle que l'historien con-
teur la donne constamment. C'est ici un cas, parmi
cent autres, de l'antithèse inévitable entre l'esprit
d'analyse et la vision dramatique. Celui qui aper-
çoit la créature humaine par le dedans voit d'or-
dinaire des facultés plus que des actions; il dis-
tingue des états, de préférence à des événements. Il
est certain, pour nous en tenir à un morceau indi-
qué déjà, que M. Taine a merveilleusement évoqué
Danton, Marat et Robespierre. Mais il les a évo-
qués) isolément et comme un naturaliste qui re-
garde tour à tour plusieurs échantillons d'une
même espèce. Il ne les a pas vus en conflit, assis à
une même table, comme ils ont dû l'être, agissant
les uns sur les autres. Il y a deux raisons à cela.
D'abord les documents tout à fait exacts man-
quaient, et si l'historien qui raconte a le droit de
compléter les renseignements sur ce qui a été par
RfîFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 309
l'imagination de ce qui a dû être, l'historien qui dé-
montre ne le peut pas. En outre, l'historien qui
raconte aperçoit des individus, et l'historien qui dé-
montre aperçoit des causes. Sa besogne est ache-
vée quand il a décomposé le jeu de ces causes,
et ce jeu est borné à l'intérieur de l'âme. Même la
couleur de la vie n'est pas non plus de son do-
maine, il ne peut q'uen jeter une touche à peine
marquée et que complète le lectetir. Il vous a mon-
tré la source d'où jaillit le fleuve, la quantité d'eau
épandue, la configuration du terrain. A vous de
vous figurer ce que le paysagiste reproduit, et qui
n'est plus du ressort du géographe : le bruissement
de l'eau transparente, le frémissement des vertes
herbes de la rive, les reflets du jour clair et de
la nuit sombre sur le flot changeant. Michelet
était le paysagiste de la Révolution, M. Taine en
est le géographe.
Un second inconvénient de la méthode réside
dans la répétition forcée du même procédé. Il y a
.plusieurs manières de montrer; il n'y en a qu'une
de démontrer. Tout à l'heure nous constations
l'antithèse de l'esprit d'analyse et de la vision dra-
matique. C'est maintenant un cas de l'antithèse
entre l'art et la science. L'historien qui n'est qu'un
historien peut changer son style au gré des évé-
nements qui se déroulent devant lui. Il se fera,
comme Michelet, lyrique pour reproduire l'allé-
gresse hardie d'un Luther, élégiaque pour égaler
la plainte du cœur blessé d'une Marguerite de Na-
varre, tendu et dur pour mouler le masque de
3IO ÉTUDES ET PORTRAITS
Bonaparte. Il a le droit de prendre toutes les
nuances d'expression, parce qu'aussi bien toutes
les nuances se mélangent dans cette trame de la
vie, tapisserie à mille teintes que les siècles tissent
avec du fil couleur de sang et du fil cou-
leur d'espérance, sur un dessin fantastique de
tragédie tour à tour et de farce grossière.
M. Taine, et il l'a prouvé, n'a qu'à vouloir pour
colorer son style d'un éclat radieux ou sinistre,
délicat ou violent. Mais de son génie de sty-
liste il se défie plus encore que de son imagi-
nation dramatique. Un homme qui écrit une belle
phrase est trop près d'ajouter quelque chose au fait
que sa phrase traduit, par conséquent d'altérer
l'exactitude du document et du coup l'effet total
de la preuve. Ce scrupule est poussé si loin par
l'auteur des Origines que, dans certains chapitres,
il s'efface presque entièrement de son œuvre; je di-
rais entièrement, si l'ordre imposé aux textes qu'il
cite ne lui appartenait en propre. A cela se borne
la concession à sa propre personnalité. Il cède la
parole aux témoins, il s'établit leur introducteur,
par suite il procède presque toujours par citations.
L'avantage est qu'une conviction profonde s'ins-
talle dans l'esprit du lecteur. Le danger est que
ces citations, étonnantes par le choix et la portée
significative, sont empruntées presque toujours à
des témoins qui ne savaient que constater la réa-
lité immédiate. Elles font certitude, elles ne font
pas couleur, et l'on se prend à regretter que
M, Taine n'ait pas donné à leur place l'impression
RÉFLEXIONS SUR L'ART DE L'HISTOIRE 311
que lui ont causée, à lui, artiste aux nerfs tendus,
à la sensibilité vibrante, les textes authentiques
qu'il rapporte. On voudrait que cet artiste l'eût
emporté sur le savant, mais ce serait vouloir qu'il
eût entrepris une œuvre de beauté. Or, il a rêvé
d'accomplir une œuvre de vérité. Il est en cela
dans la logique de son existence entière, admi-
rable existence d'un homme qui a toujours dit et
sur toutes choses toute sa pensée, et — ce qui est
plus difficile encore — rien que sa pensée!
VI
RÉFLEXIONS SUR LA CRITIQUE ^'>
A l'heure présente, on lui fait durement son pro-
cès, à cette pauvre critique; et, presque sur toute la
ligne, on la condamne. Il y a quelque dix-huit
mois, c'était le tour de M. Caro, lequel déclara,
dans un article qui fit du bruit, que ladite critique
allait se mourant. A maintes reprises, depuis lors
comme auparavant, vous avez rencontré, dans les
journaux quotidiens, des doléances pareilles,- et
voici qu'aujourd'hui un écrivain de la plus soli-
taire et de la plus intense originalité, M. d'Aure^
villy, dans quelques pages férocement dures de
son nouveau livre : les Ridicules du temps, mène,
lui aussi, le deuil de feu la critique. Et il faut
bien que le fait soit vrai, puisque les académi-
ciens et les chroniqueurs, les réguliers de la litté-
(l) A propos d'une polémique de presse soulevée par un article
de M. Caro sur la critique moderne, dans la Revue des Deux-
Mondes (1882).
RÉFLEXIONS SUR LA CRITIQUE 313
rature et les indépendants s'accordent à constater
la disparition de cette influence qui fut jadis pré-
pondérante jusqu'au despotisme. Elle est passée,
en effet, l'époque où un article signé d'un certain
nom sacrait grand homme un inconnu de la veille;
et si l'opinion publique attendait maintenant pour
admirer ou dédaigner un livre que le signal lui
vînt d'en haut, elle risquerait, comme l'âne de la
Scholastique, de demeurer indéfiniment entre cette
admiration ou ce dédain, sans jamais choisir...
Donc, la critique est bel et bien défunte, mais qui
expliquera d'autre part que notre siècle soit, d'un
accord unanime, et par les mêmes personnes, dési-
gné comme le siècle de l'esprit critique, s'il en fut?
Nous a-t-on assez démontré, et par d'innombra-
bles exemples, que l'analyse nous dévore, que l'éru-
dition nous ronge, que la grande invention et la
spontanéité s'en sont allées de notre art, que les
livres des plus créateurs d'entre nous sont la mise
en œuvre d'une théorie? Inconséquence étrange et
qui, exprimée sous une forme saisissante, se ré-
sume dans cette thèse que notre âge est un âge
de critique sans critiques, — quelque chose comme
une époque de poésie sans poètes ou de peinture
sans peintres...
Il y a là, semble-t-il, une confusion de mots, et
par suite une confusion d'idées, qui valent la peine
d'être étudiées d'un peu plus près. Il est probable
qu'en déplorant la disparition de la critique, les
écrivains comme MAI. Caro et d'Aurevilly cons-
314 • ETUDES ET PORTRAITS
tatent simplement une transformation, ou, pour
employer le style à la mode, une évolution du
genre. Ce terme de Critique s'est pro fonderaient
modifié en effet depuis ces cinquante dernières
années. Traduit en langue vulgaire, il signifiait
autrefois, comme son étymologie l'indique, un
jugement. Ainsi l'entendait l'abbé Morellet, par
exemple, lorsqu'il critiquait VAtala de Chateau-
briand, alors dans la fleur de sa nouveauté. Phrase
par phrase, le spirituel abbé discutait la valeur
du livre, et certains des arrêts qu'il a portés au
cours de cet examen sont restés célèbres. « Que
signifie,-!» s'écriait-il, ace grand secret de mélan-
colie que la lune raconte aux chênes et aux rivages
des mers?... » Gustave Planche fut, à l'époque du
romantisme, le célèbre champion de cette critique
à conclusions impératives, comme Boileau en avait
été, au moment le plus éclatant du génie classique,
le maître et presque le fondateur. Le rôle du cri-
tique était alors celui d'un arbitre suprême et con-
vaincu, sorte de procureur de la littérature qui
dressait le dossier des méchants ouvrages, et, dis-
tributeur de couronnes autant que de châtiments,
décernait des récompenses aux bons auteurs. Au
demeurant ces juges méritaient eux-mêmes d'être
jugés et avec sévérité, car ils se permettaient
nombre d'erreurs. L'impeccable Boileau a consacré
à Molière, dans son Art poétique, des vers qui nous
étonnent aujourd'hui; il a gardé le silence sur le
divin La Fontaine, et parlé de Ronsard avec une
inintelligence singulière du génie lyrique. Pour ce
RÉFLEXIONS SUR LA CRITIQUE 315
qui est de Gustave Planche, il ne s'est jamais
douté que les deux plus puissants génies littéraires
de sa génération fussent Victor Hugo et Balzac,
malgré son amitié personnelle pour celui-ci. L'ad-
miration qu'il professa pour le précis et dur Mé-
rimée ne suffit pas à l'absoudre de cette colossale
méprise. Est-il un talent nouveau, si l'on excepte
Mme Sand, dont il ait su prévoir l'épanouisse-
ment, un talent fameux dont il ait mis en lumière
les côtés méconnus? Il resterait donc à se deman-
der si, durant ses plus beaux jours et dans la
personne de ses plus fameux adeptes, cette an-
cierme critique a donné des preuves irrécusables
de son utilité. Mais là n'est point la question. Ce
qui nous intéresse, c'est de savoir comment elle
semble morte et pourquoi. La définition seule de
son principe suffirait à rendre raison de cette
mort.
Ce principe résidait tout entier dans l'affirma-
tion qu'il y a des lois inflexibles de la beauté, en
même temps qu'un type absolu de l'œuvre d'art.
Tout arrêt suppose une affirmation de cet ordre.
Je ne peux conclure à la condamnation ou à l'apo-
théose d'un homme qu'autant que je possède un
code impersonnel où se trouvent prescrits les de-
voirs de cet homme. Ce qui maintenait debout un
Boîleau, un La Harpe, un Voltaire même disser-
tant sur Corneille, ou bien un Planche discutant
sur Hugo, c'était la foi inébranlable en quelques
canons absolus d'esthétique. Ce qui empêche au-
3i6 ÉTUDES ET PORTRAITS
jourd'hui l'existence de semblables juges et de
semblables arrêts, c'est un déplacement singulier
de notre point de vue. Ce déplacement nous amène
à concevoir, au rebours de nos ancêtres, qu'un
Credo littéraire trop affirmatif est la négation
même de l'esprit critique. L'Art 'poétique de Boi-
leau nous paraît, pour citer la plus illustre mani-
festation de cette école abolie, l'œuvre d'un écrivain
consciencieux, remarquable manieur d'alexandrins,
intègre conseiller, auquel il aura manqué la qua-
lité la plus nécessaire à celui qui étudie les œuvres
de littérature : la compréhension des qualités op-
posées à ses qualités et d'un Idéal opposé à son
Idéal. Une découverte, dangereuse peut-être, mais
probablement définitive, de notre âge, n'est-elle
pas celle de la variété des intelligences? Le fon-
dement philosophique de l'ancienne critique comme
de l'ancienne politique était le dogme cartésien
de l'identité des esprits. Le jour où la connais-
sance des littératures étrangères s'imposa aiix
Français, à la suite des grandes mêlées nationales
du commencement du siècle, ce dogme tomba de
lui-même. Il devint évident à toute personne ins-
truite et sincère, que beaucoup de façons diverses
de penser et de sentir, par conséquent de se pro-
curer l'émotion du beau, étaient légitimes. Sha-
kespeare avait composé des drames d'une poésie
supérieiure en employant des procédés de tous
points contraires à ceux d'après lesquels Racine
avait écrit ses tragédies. Drames et tragédies
n'avaient-ils pas un droit égal à l'admiration?,
RÉFLEXIONS SUR LA CRITIQUE 317
Racine, rencontrant Shakespeare sar ma table,
S'endort près de Boileau qui leur a pardonné...
Ces deux vers d'Alfred de Musset contiennent
en germe une théorie nouvelle de la critique — -
et cette théorie, grâce à Stendhal d'abord, puis à
Sainte-Beuve, puis à M. Taine, s'est développée
dans toute sa vigueur. S'il y a en effet beaucoup
de diversités dans les œuvres de la littérature et
de l'art, cela tient à ce que ces œuvres ne sont pas
le produit artificiel d'un travail de la réflexion.
Des hommes vivants les ont composées, pour qui
elles étaient un profond besoin, une intime et né-
cessaire satisfaction de tout l'être. Une page de
prose ou de poésie manifeste donc un état de l'âme
de celui qui l'a mise au jour. Pour comprendre
cette page, c'est une condition indispensable que de
se représenter cet état de l'âme. Ce que l'ancienne
critique appelait l'imperfection d'une œuvre appa-
raît alors comme une condition de la vie même de
cette œuvre. Si Ronsard a parlé grec et latin en
français, c'est que l'enivrement de l'érudition fut
le délice de la Renaissance, et que l'on aime aisé-
ment trop ce que l'on aime passionnément. Si Ra-
belais abonde en plaisanteries grossières qui ré-
pugnent aux délicats, c'est que la forte imagination,
la verve hardie, la libre sensualité de la nature
débridée confinent à l'orgie brutale et à la gouail-
lerie cynique. Il est malaisé de faire un départ et
de condamner les défauts en même temps qu'on
admire les qualités. Quand on aperçoit nettement
la liaison invincible qui fait de ces défauts la con-
3ï8 ÉTUDES ET PORTRAITS
séquence nécessaire de ces qualités, on se prend
bien plutôt à sympathiser avec l'une et l'autre ma-
nifestation de la vie, — et c'est ainsi que peu à peu
l'on se déshabitue du jugement absolu et affirmatif
pour mieux se plier à l'art des métamorphoses in-
tellectuelles. Apercevez-vous maintenant pourquoi
un certain dogmatisme esthétique s'en est allé de
notre littérature moderne, et avec lui les habitudes
de l'affirmation exclusive et des arrêts sans appels?
Elle n'est pas cependant dépourvue d'affirma-
tions, cette nouvelle critique dont Sainte-Beuve et
M. Taine ont été les initiateurs. Seulement ces
affirmations ne portent plus sur la valeur défini-
tive des œuvres. Même le mot de critique ne lui
convient plus; il y faudrait substituer cet autre
mot, plus pédant mais plus précis, de psycholo-
gie. Ce que les écrivains contemporains, qui font
métier d'analyser les livres d'hier ou d'aujour-
d'hui, ont à découvrir et à confirmer, ce sont les
lois de la sensibilité ou de l'intelligence. Ils col-
laborent, en étudiant les littératures, à une histoire
nattirelle des esprits. Les uns, comme Sainte-Beuve
le disait de lui-même, procèdent à la manière des
botanistes et décrivent soigneusement des échan-
tillons divers de la flore intellectuelle, sans aboutir
à des conclusions théoriques sur cette flore elle-
même et ses origines. D'autres, au contraire, et
c'est le cas de M. Taine, procèdent par voie de vé-
rification. Leur point de départ est une hypothèse
sur la pensée, et l'histoire littéraire leur apparaît
RÉFLEXIONS SUR LA CRITIQUE 319
comme une immense expérience instituée par la
nature, grâce à quoi ils élucident et précisent leur
généralisation théorique. Avec des facultés inégales
et une inégale conscience de la direction de leurs
efforts, c'est dans l'un ou dans l'autre sens que
travaillent les critiques de notre époque. Ils ne ré-
gentent pas plus la production des génies litté-
raires que les physiologistes ne régentent la produc-
tion de la vie, mais est-ce vraiment là une
infériorité? L'exemple de tous les siècles prouve
que la grande ouvrière des créations de génie est
l'inconscience, et que le meilleur procédé pour com-
poser de belles œuvres est de travailler à se faire
plaisir à soi-même. Aucun précepte n'enseigne cette
sorte de plaisir, et aucun précepte ne prévaut là
contre. Cette réflexion, à défaut d'autres, suffirait
pour consoler de la mort — ou de la métamor-
phose de l'ancienne critique.
VII
RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE
Je m'excuse de faire précéder les sij morceaux,
réunis sous ce titre, d'une petite note oute per-
sonnelle qui est pourtant nécessaire pour en expli-
quer la composition et la spécialité. En 1880, je
me trouvais chargé de la critique dramatique au
journal le Globe. Je quittai ce feuilleton pour celui
du Parlement, que je conservai jusqu'à la fin de
1882. Durant ces trois années, j'assistai à bien des
pièces, sans m'y instruire beaucoup. J'y apportais
trop d'idées préconçues, un système de théories
psychologiques dont j'ai essayé depuis l'applica-
tion dans la critique et le roman. Une telle appli-
cation est-elle possible au théâtre? J'ai souvent
pris et repris cette question à cette époque dans
les analyses que je donnais, par profession, le
lundi. Il m'est arrivé de la poser d'une manière
plus générale durant quelques semaines vides de
nouveautés. Les fragments qu'on va lire sont em-
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 321
pruntés à la longue suite de ces feuilletons. Ils ré-
sument des arguments qui me paraissaient alors
plus valables qu'aujourd'hui, peut-être parce que j'ai
reconnu qu'au fond l'histoire de la littérature est,
comme l'autre histoire, tout entière fondée sur le
fait. Démontrer d'un genre qu'il devrait abonder
en œuvres de tel ordre est superflu si ces oeuvres
sont en voie de se produire, et tout autant si ces
ouvres ne se produisent pas. Il reste le plaisir de
spéculer sur des idées, qui, lui, du moins, est réel.
C'est donc à ce simple titre de réflexions spécula-
tives que se trouvent réimprimés ici les morceaux
suivants. Dans le premier on s'est posé le problème
de savoir ce que pouvait alors supporter de psy-
chologie au théâtre une salle parisienne; — dans
le second on a essayé de doser ce qu'en fait les
auteurs mettaient de cette psychologie dans leurs
pièces; — dans le troisième on discute une ques-
tion de style rattachée aux deux précédentes par
le lien qui unit les problèmes de fond aux pro-
blèmes de forme; — dans le quatrième on examine,
à propos d'un livre de M. Zola, les rapports du ro-
man et du théâtre; — dans le cinquième, et à propos
d'une publication du regretté James Darmesteter,
on expose une hypothèse sur l'histoire du génie
de Shakespeare. Les deux dernières de ces études
sont consacrées à démontrer par l'analyse de deux
types célèbres de la comédie et de la tragédie,
Alceste et Hamlet, que cette psychologie, si insuf-
fisante encore maintenant chez tant de drama-
turges, a été mise sur la scène par les maîtres
322 ÉTUDES ET PORTRAITS
avec autant d'ampleur qu'alors et depuis elle a
pu l'être dans le livre.
I
LE PUBLIC CONTEMPORAIN
Quand on désire pénétrer dans ses sources pro-
fondes une œuvre dramatique, il faut d'abord se
demander pour quel public elle a été composée.
Un roman d'analyse, des vers intimes, un recueil
de pensées peuvent avoir été conçus dans un si-
lence entier de l'univers autour de l'écrivain, et
les préoccupations de l'effet à produire n'avoir
exercé aucune influence sur l'exécution. Il semble
même que ce détachement soit la condition du ta-
lent et qu'une page de prose ou de vers ait d'autant
plus de chances d'être belle que l'auteur ressent à
l'écrire un plaisir plus désintéressé et ne pense pas
au succès. Il n'en va pas ainsi lorsqu'il s'agit d'une
pièce de théâtre, à. tout le moins d'une pièce com-
posée en vue de la scène. L'auteur ne s'est pas
proposé alors de transcrire la beauté d'un songe
intérieur, sous l'impérieuse contrainte d'un besoin
d'expression littéraire. Son but est d'imposer à
l'attention de deux mille personnes réunies dans
une salle une peinture de mœurs ou de passions.
Quelles mœurs, sinon celles que toutes ces per-
sonnes connaissent? Quelles passions, sinon celles
qui leur sont familières? Ecrire une pièce de
RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE 323
théâtre, c'est donc établir comme une moyenne
des opinions du public pour lequel on l'écrit. Pa-
reil sur ce point à l'orateur, le dramaturge est une
vivante synthèse des idées éparses dans une foule.
C'est à la fois sa gloire et sa faiblesse. Comme
l'orateur, il est sublime ou il est médiocre, suivant
que son public est sublime ou médiocre. Vraisem-
blablement, Shakespeare n'eût pas rencontré dans
la solitude de sa pensée l'énergie admirable de ses
chroniques sur la guerre des Deux-Roses. Il était
porté, quand il écrivait ces drames d'héroïsme et
de fureur, par le souffle échappé à ce peuple an-
glais de la Renaissance avec lequel il vivait, si
l'on peut dire, en communion. La parfaite poli-
tesse des tragédies de Racine, elle aussi, décèle la
parfaite politesse des aristocratiques spectateurs
pour lesquels le poète ciselait ses alexandrins. Il
est probable qu'un auteur dramatique possède à
la fois l'imagination des espaces et celle des
sentiments. La première lui permet de voir les
planches, les allées et les venues des acteurs,
leurs entrées et leurs sorties. La seconde lui
permet de voir les émotions qui, dans la salle, cor-
respondent aux paroles, aux gestes, aux actions
des personnages de la scène. Si cette hypothèse
sur l'imagination des écrivains de théâtre se trou-
vait vérifiée, elle expliquerait du coup pourquoi
le don naturel leur est nécessaire et d'une nécessité
absolue. Il n'y a point d'éducation ni de volonté
qui puisse amener dans l'intelligence la produc-
tion d'images d'un certain ordre, si ces images
324 ÉTUDES ET PORTRAITS
ne surgissent point par une reviviscence instinc-
tive.
Quand de nos jours un auteur dramatique com-
pose une pièce, quel public a-t-il devant les yeux
de sa pensée, suivant la forte et si juste expres-
sion du peuple? Telle est la question à laquelle
doivent répondre ceux qui s'intéressent à l'avenir
de notre art dramatique français. Toute théorie
qui néglige cette question-là est hors de la réalité.
La réponse est bien simple au premier abord. Cet
auteur vit d'ordinaire à Paris, et il voit des Pari-
siens comme lui; il connaît le détail de leurs
goûts et la qualité de leurs idées, en premier lieu
parce qu'il est un d'entre eux; puis il a comme un
sens particulier qui lui permet de se créer à son
usage une façon de spectateur imaginaire, en qui
s'incarne la salle entière. Ces Parisiens arrivent au
théâtre ayant travaillé toute la journée. Le nombre
des oisifs est si petit qu'il disparaît dans le grand
ensemble. Ces gens qui ont peiné les uns cinq ou
six heures, les autres dix, dans un bureau, dans
tin magasin, à la Bourse, veulent s'amuser. Si vous
leur apportez quelque comédie très profondément
pensée ou quelque drame surabondant de lyrisme,
peut-être subiront-ils la domination du talent-
mais ce ne sera là qu'une exception. La littérature
ne peut pas être l'objet d'un nouvel effort pour
ces cerveaux qui se sont déjà fatigués au dur effort
quotidien. L'auteur dramatique se figure donc ce
public de neuf heures du soir. Le lustre est allumé.
Le frémissement de l'impatience commence à cou-
RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE 325
rir le long des fauteuils d'orchestre et des loges.
Combien rencontrerez-vous, parmi ces femmes dont
les toilettes chatoient et parmi ces hommes en
habit noir, de personnes capables de ressentir un
plaisir purement littéraire? Pour apprécier la
place d'un mot, la nuance d'un style, l'originalité
d'un point de vue, la finesse d'une analyse, il faut
qu'une forte éducation première ait préparé l'in-
telligence ou qu'une pratique continue des livres en
tienne lieu. Dans cette salle de théâtre, combien
ont poussé leurs études au delà d'un baccalauréat
mal passé? Combien ont lu, depuis vingt ans,
autre chose que des journaux et des romans, et
pour y chercher quelle provision d'idées? Tout au
plus des renseignements de politique ou la dis-
traction pimentée d'une heure.
Si le Parisien, qui vient au théâtre, veut s'amu-
ser, et s'il est peu capable de se complaire dans
un amusement d'un ordre très intellectuel et très
délicat, il est en revanche très capable de juger le
degré d'habileté scénique, d'observation exacte et
d'esprit dialogué que l'auteur a mis dans son
œuvre. D'habileté, — car ce Parisien a l'habitude
du théâtre, et son incompétence à l'endroit du
style et de la philosophie se double d'une compé-
tence très avertie à l'endroit des combinaisonsi
d'événements qui constituent la mise en œuvre
dramatique. D'observation exacte, — car dans la
formidable mêlée d'intérêts qui constitue la vie à
Paris, notre homme a pris l'habitude et le goût
d'une certaine dissection brève, mais sûre, qui va
326 ÉTUDES ET PORTRAITS
au fond des caractères et des situations. D'esprit
dialogué, — car notre homme est exercé à dire et
à entendre des «mots». Il est lui-même spirituel
et ironique, ou, pour employer la vieille formule
toujours vraie, il est blagueur. Sa faculté poétique
est à peu près nulle. Ce n'est pas lui qui partirait
pour les Indes comme un habitant de Londres,
avec un Shakespeare et une Bible dans sa valise.
Par contre, ce Parisien est débarrassé de beaucoup
de préjugés, et comme il est infiniment nerveux
il demande qu'on lui traduise son positivisme pra-
tique en formules d'une intensité nouvelle. Néces-
sairement aussi, et par suite de ce positivisme et
de cet énervement, il aime les allusions libertines,
la basse gaieté qui chatouille ce qu'il y a de plus
sensuel dans l'animal humain. Pourvu que ce liber-
tinage soit allègre, et cette gaieté assaisonnée d'es-
prit, ce spectateur est heureux, son cerveau se dé-
tend, sa rate s'épanouit. Tout cela, l'auteur dra-
matique le sait, — et qu'il faut, pour plaire à ces
blasés, une extrême ingéniosité de procédés, de' la
vérité, voire de la brutalité dans la mise à nu des
passions, et une gouaillerie hardie du dialogue
pour achever le succès.
Une contradiction en apparence très singulière
apparaît lorsqu'on a suivi les représentations théâ-
trales pendant plusieurs années, et particulièrement
étudié le public durant les chutes des pièces. Ces
mêmes Parisiens que la grivoiserie de telle chan-
son d'opérette fait pâmer d'admiration épanouie,
n'auraient pas assez de sifflets pour un auteur qui
t RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 327
se permettrait de railler sur la scène les «grands
sentiments», comme on dit en langage de critique
courante. Il a fallu que M. Alexandre Dumas dé-
ployât les plus secrètes ressources d'un talent pres-
tigieux pour que la Visite de noces tînt les plan-
ches, — et qu'y était-il dit cependant, sinon que
l'adultère est une chose vilaine et triste, terminée
le plus souvent par le mépris de l'homme et par la
haine de la femme? Mais c'était dire aussi que
l'amour est parfois une dangereuse duperie, et
l'amour est au nombre des «grands sentiments».
Le patriotisme et la famille demeurent encore
comme deux thèmes auxquels une salle de spec-
tacle ne souffrirait pas que l'on touchât sans res-
pect. L'écrivain qui traite ces thèmes au contraire
avec un enthousiasme, sincère ou joué, peut être
assuré d'unanimes applaudissements. Le moraliste
doit sourire de cette naïve anomalie. N'y a-t-il pas
quelque naïveté en effet, et une étonnante inconsé-
quence, à prétendre respecter son pays d'une part,
lorsque, de l'autre, on ne respecte rien de ce qui
fait la vigueur d'un pays : la chasteté des hommes,
la grande et entière simplicité du cœur, le pro-
fond sérieux de la vie morale? Mais le Parisien
ne s'inquiète guère de concilier sa gouaillerie et ses
générosités, ses heures cyniques et ses heures lyri-
ques. Le défaut essentiel de notre race française
est chez lui plus manifeste que chez tout autre. Il
manque d'idéalisme — au sens philosophique et
intime de ce mot — à un incroyable degré. Le
besoin d'interpréter l'existence par une idée inté-
328 ÉTUDES ET PORTRAITS
rieure qui nous mette d'accord avec nous-même et
avec l'univers lui demeure parfaitement étranger
et presque inintelligible. Je ne doute point que
même un tel reproche ne lui parût très extraor-
dinaire. Comment aurait-on démontré aux Fran-
çais de 1830 que les chansons de Béranger, avec
leur mélange de sensualisme grossier et de déisme
irraisonné, constituaient le plus misérable des
compromis? Saluer Dieu le verre à la main, célé-
brer dans un même couplet les appas de Lisette
et la bonté indulgente du Très-Haut, était la
imode de l'époque. Le pauvre Henri Murger, qui
a écrit le Manchon de Franchie, ce chef-d'œuvre
de sensibilité malade, a renchéri encore sur l'au-
teur du Dieu des bonnes gens, en faisant de ce
Dieu le complaisant témoin des baisers de Ro-
dolphe et de Mimi, dans son Requiem d'Amour,
où se trouvent d'ailleurs des strophes dignes de
Henri Heine :
Embrassez-vous encor, je ne regarde pas,
est-îl censé leur dire de son balcon d'azur! Ce sont
des phrases inexplicables sinon par une altéra-
tion du sens des mots, produite elle-même par une
altération des idées philosophiques.
Encore une fois, les Parisiens de 1882 n'ont
pas changé sur ce point. Ils ne chantent plus du
Béranger, mais ils sont bien les fils de ceux qui
avaient dénommé ce médiocre poète le chanson-
nier national, et ils ont gardé en eux, vivantes et
durables, les deux tendances contrai.»:es que j'ai
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 329
signalées. Ces deux tendances, l'homme qui écrit
pour le théâtre les connaît bien, et il en tient soi-
gneusement compte. Il sait leurs conséquences lo-
giques, et pour réussir il va jusqu'au bout de ces
conséquences. Le Parisien veut s'amuser, donc il
ne faut pas le laisser sur une impression trop
amère. Le Parisien veut que les grands sentiments
soient respectés, donc il ne faut pas que les héros
ou les héroïnes coupables triomphent trop com-
plètement. C'est ainsi qu'une moyenne de mora-
lité s'établit, sur laquelle il y aurait beaucoup à
dire. Peut-être cette hypocrisie est-elle plus im-
morale à elle seule que les pires outrances des
pires paradoxes. Ce qu'il y a de certain, c'est que
pas un auteur n'a osé la braver, — exception soit
faite pour M. Dumas dont l'œuvre doit toujours
être considérée à part, tant elle est personnelle et
unique dans ses meilleures pages : l'Ami des
fenimeSy la Femme de Claude, la Visite de noces.
On sait d'ailleurs quel succès accueillit les deux
premières de ces pièces.
Ces quelques traits généraux de la physionomie
du public pour le plaisir duquel travaille l'auteur
dramatique auraient besoin d'être complétés par
des traits plus particuliers. A chaque période de
deux ou trois années correspondent certaines pas-
sions politiques ^t religieuses. L'écrivain drama-
tique en tient parfois compte pour son malheur,
témoin un Daniel Rachat (i), — ou pour son bon-
(i) Pièce de M. Sardou donnée en 1880.
330 ÉTUDES ET PORTRAITS
heur, témoin un Quatre-vingt-treize (i). A des pé-
riodes un peu plus longues correspondent certaines
vogues d'artistes, qui exercent une influence déci-
sive sur la conception des rôles. Tel acteur est, à
tel moment, pour un auteur, une série d'effets assu-
rés sur le public. Il faut donc écrire à l'usage de ce
comédien en vogue un rôle qui soit exactement
dans ses moyens et qui lui permette de produire
tous ses effets. L'écrivain incarne alors sa jeune
première sous les traits de Mme Judic ou son jeune
premier sous les traits de M. Delaunay, — je
prends au hasard ces deux noms que me sug-
gèrent de récents triomphes (2). — Qui pourrait
analyser l'influence d'un interprète aimé du public
sur l'imagination des auteurs dramatiques com-
poserait un curieux chapitre d'histoire littéraire. Il
ne faut pas croire que cette influence soit toujours
mauvaise. En définitive, un acteur qui réussit long-
temps et beaucoup n'obtient cette sorte de dicta- -
ture sur la foule qu'à la condition d'incarner un
certain type idéal que le public retrouve en lui.
Son jeu résume certaines façons de comprendre
les passions ou les mœurs qui flottent dans l'air
de l'époque. Observer ce jeu, c'est donc observer
l'époque entière, indirectement il est vrai, et comme
en un miroir qui en déforme un peu l'image, mais
cette observation est parfois féconde. C'est en
(i) Pièce tirée du roman de Victor Hugo et donnée aussi vers
1880.
(2) Ecrit en 1882. Aujourd'hui, ces noms seraient changés. Le
fait demeure le même.
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 331
tout cas une des manières dont l'auteur drama-
tique se conforme au goût du public et une des
manières dont le public influe sur l'auteur drama-
tique.
II
LA PSYCHOLOGIE AU THÉATRF
Quand on a remarqué l'influence du grand pu-
blic sur les auteurs dramatiques de notre époque,
il est curieux de constater comment cette influence
les conduit à se mettre en désaccord absolu avec
cet autre public tout restreint qui est celui des
lettrés : prosateurs raffinés ou poètes délicats, fai-
seurs de romans ou forgeurs de sonnets. Il suffît
pour faire cette constatation d'être assis à une
table d'un café à Montmartre ou sur le boulevard,
dans un fumoir de jeune écrivain ou dans un ate-
lier de peintre, partout, enfin, où se parlent des
feuilletons d'une saveur de critique dont les plus
alertes chroniqueurs ne donnent pas l'idée. Fer-
vents du naturalisme et dévots du Parnasse s'en-
tendent avec une rare unanimité à refuser tout ta-
lent aux pièces les plus acclamées. Il est probable
que les triomphateurs de la scène, forts des ap-
plaudissements écoutés et des sommes encaissées,
se soucient peu du déchet littéraire qu'ils peuvent
ainsi subir au regard d'écrivains dont la plupart
débutent. En cela, ces triomphateurs ont à la foi::.
332 ÉTUDES ET PORTRAITS
raison et tort. Raison, car les intransigeants de
cette critique parlée ont soin de gâter leurs théories
les plus' justes par leur excès. Tort aussi, car ce
divorce absolu entre les écrivains du livre et ceux
du théâtre est un fait nouveau qui atteste que le
théâtre actuel ne répond pas suffisamment aux be-
soins artistiques de l'époque. Ce divorce est si pro-
fond, qu'il s'est produit, parmi la jeunesse litté-
raire qui grandit, une véritable hostilité contre la
forme dramatique. L'insuffisance de nouvelles
pièces signées de nouveaux noms ne provient pas
d'autre cause. Sauf exception, un passionné de
lettres s'attaquera aujourd'hui, pour son coup d'es-
sai, à un roman ou à un recueil de vers bien plutôt
qu'à un drame ou à une comédie. La difficulté de
la représentation de l'œuvre scénique n'entre que
pour peu de chose dans cette préférence. Car les
avantages matériels du succès au théâtre compen-
sent les difficultés et les font disparaître aux yeux
du débutant qui rêve la gloire et la fortune. Les
raisons sont plus profondes et valent qu'on les
expose. Je voudrais dire celles que je vois nette-
ment.
Le dix-neuvième siècle est un âge de science.
C'est là une thèse répétée si souvent qu'elle en est
banale. Et comme tout se tient des productions
d'une époque, parce que la même idée maîtresse
domine les intelligences dans leurs diverses appli-
cations, la littérature du dix-neuvième siècle est une
littérature de science. Cela signifie que le goût de
la notation exacte est le trait commun aux maîtres
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 333
de ce temps. Forme et fond, sous l'influence de ce
besoin sans cesse avivé d'exactitude, considérez
comme Fart d'écrire s'est petit à petit rapproché
de la sociologie avec le roman de mœurs, de la
psychologie avec celui d'analyse (i). Pour être
plus exacts, les romanciers ont introduit dans leurs
récits soit des descriptions minutieuses comme des
inventaires, soit une anatomie mentale des per-
sonnages, jusqu'alors inconnue ou du moins né-
gligée. Pour être plus exacts, les poètes objectifs
ont doublé leurs poèmes historiques d'une cons-
ciencieuse étude des livres spéciaux, et dans leurs
poèmes intimes poursuivi la sincérité jusqu'au cy-
nisme. C'est en vue d'une exécution plus exacte
que les prosateurs ont semé leurs phrases de termes
techniques et les versificateurs brisé le rythme des
alexandrins, de manière à serrer de tout près le
contour réel des objets à peindre. Les «Zeus» et
les «Odysseus» de M. Leconte de Lisle, les «ar-
chitraves» et les a linteaux» de Théophile Gautier,
comme les interminables catalogues de Balzac,
comme les hypothèses nosographiques de Michelet,
— je prends les exemples pêle-mêle, — procèdent
de cette même soif, avouée ou involontaire : un
besoin de rigueur scientifique et de constatation
vérifiée.
Des trois principales formes de la littérature
(i) On a vu, dans le courant de ce volume, plusieurs prises et
reprises de cette idée. Le fait qu'elle s'impose à propos des ques-
tions les plus différentes est le meilleur argument qui se puisse
donner en faveur de sa vérité probable.
334 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'imagination : la forme poétique, la forme ro-
manesque, la forme dramatique, il semblait que
la dernière dût s'accommoder de préférence à ce
goût singulier d'exactitude. Le théâtre n'a-t-il pas
été considéré de tout temps comme la peinture
vivante des caractères, c'est-à-dire comme une psy-
chologie en action? L'événement a montré cepen-
dant qu'il n'en allait pas ainsi. Renouvelé par
Balzac et Stendhal, le roman foisonne en œuvres
renseignées fournies de menus faits comme un mé-
moire de naturaliste. Renouvelée par dix auteurs
de grand talent, la poésie analytique abonde en
recueils d'une saveur inédite, et toutes les nuances
de l'âme moderne s'y trouvent reproduites en des
vers merveilleux de subtilité, depuis le libertinage
nostalgique d'un Baudelaire jusqu'à la mélancolie
métaphysique d'un Sully-Prudhomme. Le théâtre,
lui, est allé se rétrécissant de plus en plus, multi-
pliant à l'infini les combinaisons d'un petit nombre
de types une fois découverts. M. Dumas mis à part,
comme un novateur que nul n'a suivi, tous les au-
tres auteurs n'ont su, avec cette forme rebelle,
qu'établir des œuvres de psychologie moyenne,
telle que le Gendre de M. Poirier, ou qu'aboutir à
des soutenances de thèses et à des escamotages de
scène. La complication mécanique, si l'on peut dire,
est arrivée à son perfectionnement suprême, mais
d'œuvres que le lettré puisse « sucer comme une fleur »,
suivant le mot de Byron, de ces œuvres qui se
reprennent et se reprennent encore dans la soli-
tude des soirées ou des matinées, pour en nourrir
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 335
son cœur et redoubler en soi le sentiment de la
vie morale, — de ces œuvres enfin qui passent dans
la substance de l'âme de celui qui les aime, —
est-ce illusion ou parti pris? j'avoue que j'en
cherche et que je n'en trouve guère. Si l'on excepte
des chefs-d'œuvre, comme la Visite de noces et
V Ami des femmes^ quelques pièces exquises d'iro-
nie signées des noms de MM. Meilhac et Halévy,
quelques comédies supérieures, comme la Parisienne
de M. Becque, mon humble avis est que dans une
cinquantaine d'années c'est par nos romans et nos
volumes de vers que nous comparaîtrons devant
ceux qui nous auront succédé. C'est dans ces ro-
mans et dans ces vers qu'ils trouveront notre goût
particulier de l'existence. C'est par ces romans et
par ces vers que nous avons fait notre psychologie
et celle des hommes de notre race.
Ees causes abondent qui expliquent pourquoi,
psychologique comme elle l'est, la littérature du
dix-neuvième siècle ne pouvait que malaisément
trouver une formule théâtrale qui lui convînt. Le
théâtre est constitué par l'action. Il la veut éner-
gique et il la veut rapide. Or, la vie moderne, au
moins en France, rend de plus en plus rares les
hommes qui agissent de cette action-là. L'hérédité
nerveuse, l'éducation complexe, la douceur relative
des mœurs tendent à faire de nous des êtres de ré-
flexion ou de rêverie. Il y a du Hamlet dans cha-
cun de nous, de ce prince douteux, inquiet, qui
raisonne au lieu de frapper, et chez qui l'événe-
ment extérieur n'est qu'un contre-coup très dimi-
336 ÉTUDES ET PORTRAITS
nué de l'événement intérieur. Un tel personnage
est tout à sa place dans un roman. Une série de
poèmes lyriques conviendra bien encore pour re-
produire l'ondoiement de sa pensée solitaire. Il a
fallu le génie de Shakespeare et la richesse de pro-
cédés familière au drame du seizième siècle anglais
pour qu'un pareil héros tînt les planches. Puis la
créature humaine est de nos jours domestiquée, si
î'on peut dire. La lutte pour la vie ayant été sou-
mise à une réglementation sociale de plus en plus
stricte, nous sommes tous ou presque tous des
êtres d'habitude, subissant un métier et profondé-
ment modifiés par lui. Dans l'existence de la
plupart des Français d'aujourd'hui, il n'arrive
aucune espèce d'événements. C'est pour démon-
trer cette vérité que Flaubert a composé sa plus
douloureuse étude : VEducation sentimentale, —
cette histoire d'une attente de plus de trente an-
nées. Pour peindre des hommes qui vivent ainsi
une vie toute en détails infiniment petits, toute en
impressions sajis crises aiguës, il faut une accu-
mulation d'observations infiniment petites. Car
une accumulation d'influences en apparence négli-
geables, en réalité très importantes par leur répé-
tition et leur persistance, a façonné l'employé qui
se rend à son bureau, la femme du monde qui
tient un salon, l'ouvrier qui travaille dans son
atelier. A rendre cette accumulation d'influences,
le roman et la poésie excellent. Laissant de. côté
VEducation, qui peut paraître excessive par son
parti pris de vaste fresque sans morceau central,
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 337
prenons comme types la Madame Gervaisais, des
frères de Concourt, et les Fleurs du mal, de Baude-
laire. Les Concourt, pour marquer l'envahissement
de l'âme de la femme philosophe par la dévotion,
Baudelaire pour caractériser un spleen si maladi-
vement spécial, ont comme tenu un journal des
heures et des minutes. Ce sont les passagères, les
vagues, les mystérieuses demi-teintes de la sen-
sation et du sentiment qu'ils étiquetent en une
série de notules juxtaposées. Comme les innom-
brables pierres d'une mosaïque, ces notules se com-
plètent les unes les autres et font dessin. Une na-
ture entière se révèle à nous, avec le petit frisson
quotidien qui lentement la modifie. Comment,
avec le dialogue pour seul outil, l'auteur drama-
tique arriverait-il à rivaliser, sur ce pomt, le poète
ou le romancier? Il ressemble à un peintre de
plafond obligé d'encadrer des anatomies compli-
quées dans le raccourci d'un caisson. Même quand
ce raccourci est exécuté avec une puissance qui
tient du prodige, — ainsi le de Ryons de l'Ami
des femmes, — le personnage cesse d'être entière-
ment intelligible au public. Ses mots sont trop
chargés de sens, et la pièce, au lieu d'être jouée,
devient un livre, un roman dialogué auquel man^
quent seules les descriptions.
La" qualité du style crée à l'auteur dramatique
soucieux de psychologie une difficulté de plus.
Ceux qui ont étudié de près un ou deux styles de
grands écrivains savent que le rapport seul des
mots révèle une sensibilité entière. Il y a des syn-
?38 ÉTUDES ET PORTRAITS
taxes énervées, il en est de musclées, il en est d^
violentes et de douces. Une phrase de Gautier par
sa structure un peu massive mais sereine, une
phrase de Stendhal par son allure vive et déta-
chée, une phrase de Saint-Simon par ses enragées
surcharges d'incidentes, montrent tout un homme.
Il est vraisemblable que le don d'écrire s'accom-
pagne toujours du don d'entendre une petite voix
intérieure qui dicte la phrase. Faire passer l'accent
de cette voix dans les mots, c'est proprement avoir
du style, et ainsi compris, le style devient en effet
un élément de psychologie d'une extraordinaire
valeur. Voilà qui est rendu singulièrement difficile
à l'auteur dramatique, lequel doit écrire d'abord un
langage parlé haut, puis un langage qui serve à une
action déterminée, qui soit celui de personnages,
pour la plupart vulgaires et médiocres. Ne cher-
chez pas un autre motif à l'étonnante insuffisance
de style qui se remarque chez tant d'auteurs ap-
plaudis sur la scène contemporaine. Ils n'ont pas
su se créer un dialogue à la fois très vivant et très
littéraire, comme Molière, comme Beaumarchais,
comme M. Dumas chez qui la portion dialoguée
de l'œuvre est plus écrite que les fameuses préfaces
et que les romans.
Ces causes et d'autres encore — telles que les
exigences, notées plus haut, d'un public qui va au
spectacle pour s'amuser, telles que les tyrannies
des acteurs en vogue qui commanderaient volon-
tiers à l'écrivain un rôle à leur taille ainsi qu'un
baSit à leur tailleur, — ces causes, dis- je, ( nt
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 339
empêché que le théâtre ne prît, en notre âge de
psychologie, un développement psychologique
comparable au développement de la poésie et du
roman. M. Zola, au cours de sa campagne violente,
mais souvent trop juste, de chroniqueur drama-
tique, n'a guère fait, comme je le montrerai à pro-
pos du recueil de ses articles, que répéter cette
accusation. Peu osent avouer qu'il a raison, et c'est
cependant le thème courant des causeries entre
lettrés, dans un certain groupe d'indépendants. A
ces causes d'ordres divers, il convient d'en ajouter
une autre qui fait l'orgueil des auteurs drama-
tiques; pourtant, cette cause-là est plus stérilisante
pour le théâtre que toutes les autres réunies : c'est
le souci exagéré, j'allais dire la manie de la beauté
technique (i).
Il y a en effet, dans chaque partie de Fart, une
beauté technique. Elle réside tout entière dans un
tour de main difficile, le plus souvent inintelligible
au profané, qui ravit les initiés et atteste une
science achevée de l'exécution. Pour la peinture,
cette beauté technique consistera dans la valeur
des tons. Une couleur allume ou éteint une autre
couleur. L'initié trouve un plaisir délicieux dans
ces jeux de lumière qui, sous le pinceau de cer-
(i) Le renouveau d'art dramatique qui s'est accompli depuis
que ces réflexions étaient écrites (1882) semble en prouver
l'exactitude, car c'est précisément en réduisant la part de métier
à son minimum que MM. de Porto-Riclie et Maurice Donnay
par exemple ont pu écrire l'un Amoureuse, l'autre Amants, ces
deux maîtresses œuvres dans un art rajeuni soudain par eux,
quand il semblait mort. (Note de 1S99.)
340 ÉTUDES ET PORTRAITS
tains peintres contemporains, procurent à l'œil l'im-
pression d'une vie de la clarté sans forme. Pour
la poésie, cette beauté technique consistera en un
rapprochement de syllabes douces à l'oreille, et
balancées avec une harmonie qui fasse chanter le
vers. Gautier disait que Racine n'avait rien écrit de
plus beau que cet alexandrin :
La fille de Minos et de Pasiphaé...
Et ce vers est vraiment d'une réelle beauté tech-
nique, avec la longueul: du dernier mot, le charme
de l'hiatus qui le termine, le nombre qui en rythme
toutes les syllabes. Pareillement le nombre fait
la beauté technique de la prose, et certains écri-
vains, comme Flaubert, ont martyrisé leur style
pour l'dbtenir. Au théâtre, la beauté technique
paraît consister dans l'art de couper les scènes.
Telle entrée ou telle sortie qui, au regard du
spectateur, semble naturellement amenée, est un
chef-d'œuvre de combinaisons et revêt une beauté
technique incomparable au regard du connais*
seur. Je disais plus haut que le théâtre peint
en raccourci. Mettons que la beauté technique ré-
side dans la perfection de ce raccourci, et nous
comprendrons la valeur de ces formules quasi
cabalistiques qui résument le jugement des auteurs
dramatiques, des directeurs et des feuilletonnistes
expérimentés, sur une scène quelconque d'une pièce
nouvelle : a Ceci est du théâtre, — ceci n'est pas
du théâtre...» Il y aurait quelque naïveté à s'ins-
crire en faux contre cette conception. Il y a, ce me
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 341
semble, quelque réserve à faire contre son excès.
Il est arrivé, en effet, aux auteurs dramatiques
contemporains, — comme à beaucoup d'artistes
d'ailleurs, dans notre âge d'énervement, — qu'à
force de s'intéresser à la qualité technique de leurs
œuvres, ils en ont négligé de plus en plus la qua-
lité vivante. Ils se sont souciés beaucoup moins
de poser sur les planches des hommes réels et de
montrer des intérieurs d'âmes, que de faire courir
prestement ei comme prestigieusement, sur ces
mêmes planches, des personnages devenus de sim-
ples prétextes à jeux de scènes. Les plus forts ont
dû, pour ne point paraître inférieurs en dextérité
aux moins vigoureux, mutiler leur observation, cou-
ler leur pensée dans un moule chaque jour plus
rétréci, faire de chacune de leurs pièces en même
temps une étude de psychologie et un tour de
force. Quoi d'étonnant s'ils n'ont pu aller aussi
avant dans l'étude de l'homme que ceux de leurs
confrères qui, libres, audacieux, ne relevant que
d'eux-mêmes, poursuivaient en pleine indépendance
du livre cette même besogne d'analyse morale, la
gloire et l'œuvre propre de notre temps?
La conclusion de ces notes, forcément incom-
plètes et dépourvues des exemples qui feraient
démonstration, c'est qu'un avenir admirable pa-
raît réservé aux auteurs nouveaux qui assoupli-
ront l'art dramatique au point d'y introduire au-
tant d'observation que dans le roman ou dans la
poésie. Toutefois un pareil assouplissement est-il
possible? En considérant l'histoire littéraire, on
342 ÉTUDES ET PORTRAITS
reconnaît que les genres sont, comme les races,
soumis à des lois de développement et de déca-
dence inévitables. Peut-être la forme dramatique
n'est-elle guère compatible avec cet esprit d'ana-
lyse qui est l'allure même de notre époque. En
pareil cas, le théâtre serait destiné, sinon à dispa-
raître, du moins à devenir de plus en plus quelque
chose de composite et de bâtard, un divertisse-
ment des yeux et de la curiosité, mais aussi quel-
que chose de tout à fait en dehors du grand mou-
vement irttéraire. Il y a bien des signes qui révèlent
cette décadence momentanée aux craintes des ob-
servateurs désintéressés. Néanmoins une généra-
tion ne doit jamais renoncer à une forme littéraire
sans avoir combattu pour la garder. C'est pourquoi
le dédain de Gautier, de Saint-Victor et de leurs
amis pour les comédies ou les drames' dont ils
rendaient compte était aussi funeste qu'il était ma-
gnffique. L'auteur du Deiui-Monde n'est-il pas là
pour attester que les plus hardis problèmes de psy-
chologie personnelle et sociale peuvent être traités
en pleine scène? Seulement, trop peu de personnes
travaillent aujourd'hui dans cette direction...
III
DE l'emploi des VERS AU THÉÂTRE
Cette question du style au théâtre, quand on la
soulève devant des passionnés d'art dramatique,
ne manque jamais d'aboutir à cette phrase ou à
quelque autre, mais très analogue : a Et le théâtre
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 343
en vers, qu'en faites-vous?» Et si vous hasardez
cette réponsie qu'à tout le moins la plupart des
comédies en vers jouées au Théâtre-Français de-
puis trente ans étaient écrites en très médiocres
vers, ce qui tendrait à prouver que ce genre n'est
plus guère vivant aujourd'hui, on ne manque pas
de vous citer les grands noms de Molière et de
Regnard... En effet, devons-nous la considérer
comme à jamais morte, cette comédie en verst dont
quelques chefs-d'œuvre sont demeurés à la scène,
si vivants encore, si jeunes, si évidemment adaptés
à l'essence du génie de notre langue qu'il semblait
que ce fût là un genre français entre tous? Oui,
Molière a écrit en vers des comédies de moeurs
bourgeoises; et, sans rien sacrifier de la réalité de
l'observation, il a su donner à ces vers un relief
inoubliable. Le rôle d'Arnolphe, dans P Ecole des
femmes, pour nous borner à un exemple des plus
célèbres, ^st enlevé d'un bout à l'autre avec une
dextérité d'exécution véritablement délicieuse. Pas
une fois, tout au long des cinq actes que dure ce
drame de vie moyenne, Molière ne descend jus-
qu'au prosaïsme, et il ne sacrifie à la beauté du
style aucun des traits qui peuvent pousser en avant
l'action ou montrer le fond du cœur de son per-
sonnage. Voilà certes, des vers de théâtre s'il en
fut, et qui osera dire que ce ne sont point d'ad-^
mirables vers ? Qui n'a entendu avec émotion le
malheureux répondre à la plainte naïve d'Agnès ;
Hélas! vous le pouvez si cela peut vous plaire,
par la tirade célèbre :
344 ÉTUDES ET PORTRAITS
Ce mot et ce regar4 désarme ma colère,
Et produit un retour de tendresse de cpeur
Qui de son action efface la noirceur.
Chose étrange d'aimer! Et que pour ces traîtresses,
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses!...
Qui n'a lu et relu avec attendrissement les scènes
familières oià la jeune fille raconte avec cette ingé-
nuité si terrible à son interlocuteur qu'Iiorace
l'aime tant...
Oh) tant! Il me prenait et les pnains et les bras
Et de me les baiser il n'était jamais las!
Mais quand on essaye d'analyser les procédés à
l'aide desquels Molière obtient ses effets de poésie
dramatique et franche, on découvre que, bien loin
de démontrer la possibilité de comédies modernes
écrites en vers, ces chefs-d'œuvre du vieux maître
marquent seulement combien les conditions de
théâtre ont changé depuis deux cents ans. -Et
d'abord la valeur des mots a subi une altération.
Au dix-septième siècle, tous les termes du lan-
gage possédaient une plénitude neuve du sens.
Ils étaient comme ces pièces récemment frappées,
dont nulle usure n'a effacé l'effigie ou terni l'éclat.
Une force de style en résultait, que nous pouvons
comprendre, mais non pas imiter, car les mots ont
duré depuis lors, ils ont servi et leur qualité s'est
modifiée. Rien que par un juste accord de ces
termes pleins de sève, Molière obtenait des effets
intenses que les modernes n'égaleront jamais. C'est
la différence qui sépare les écrivains de la jeunesse
d'une langue et les écrivains de la maturité vieil-
RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE 345
lissante de ee même idiome. Ajoutons que Molière,
comme tous les observateurs de son époque, aper-
çoit dans l'homme le côté moral et intellectuel et
qu'il n'aperçoit que ce côté. Il ne s'attache pas à
dégager et à reproduire l'influence du métier sur
le personnage qu'il met en scène. Sa psychologie
demeure typique et générale. Il ne se heurte pas à
recueil du menu détail quotidien, ou, s'il le ren-
contre, il se tire d'affaire par cette gaillardise de
la phrase qui s'en est allée de nos livres avec le
temps et qui pe §era pas plus retrouvée que le senp
intact des mots encore tout voisins de leur racine.
Notons enfin que, dans Molière, l'action de la co-
médie est réduite à son expression la plus sim-
plifiée. Ea fable est si largement conçue que l'art des
transitions, cette difficulté capitale des casse-tête'
du théâtre actuel, est quasi nulle, Une langue dont
le métal est vierge, des personnages dont le caractère
est tout en passions générales, une intrigue dont
les péripéties sont presque naïves de bonhomie,
voilà, semble-t-il, les conditions particulièrement
favorables qui ont permis à Molière et à ses imi-
tateurs d'écrire des comédies en vers, sans encourir
le reproche également redoutable de trivialité pro-
saïque ou de préciosité lyrique. Un auteur d'au-
jourd'hui peut-il se placer dans des conditions
pareilles autrement que par un tour de force d'ar-
chaïsme ?
L'intrigue d'abord ne saurait plus être traitée
avec cette hardiesse de facture qui se soucie peu
de la vraisemblance. Croyez-vous de bonne foi
J46 ÉTUDES ET PORTRAITS
que cet auteur d'aujourd'hui se risquerait à fonder
cinq actes sur le quipoquo qui sert de base à
l'Ecole des femmes? Arnolphe a imaginé de se
nommer pompeusement Monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait ainsi vous aviser
A quarante-deux ans de vous débaptiser,
Et d'un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie P.. .
lui dit Chrysalde. Et le noble de fraîche date
pourrait répondre : — « Tout simplement afin
qu'Horace, trompé par ce nom de M. de la Sou-
che, ne devine pas que je suis le tuteur d'Agnès
et me conte par le menu son intrigue avec la
pauvre innocente.» — A tort ou à raison, le pu-
blic de notre époque a d'autres exigences sur le
chapitre de ce que l'on pourrait appeler la logique
matérielle d'une pièce de théâtre, comme il a d'au-
tres exigences sur la psychologie des personnages.
Les types généraux ont, en effet, fourni matière à
des études définitives. Nos prédécesseurs, Molière
en tête, ont peint d'une façon incomparable l'Avare,
l'Hypocrite, le Séducteur. Nous ne pouvons pas
toucher après eux à ces figures. Mais nous pou-
vons, dans les espèces morales dont ils ont ainsi
marqué les traits essentiels, distinguer des groupes
et définir ces groupes par des traits particuliers.
Lorsque Balzac a conçu le père Grandet après que
Molière avait conçu Harpagon, il s'est bien ^ardé
de refaire V Avare, il a'voulu étudier et il a étudié
un certain avare, dans un certain milieu. Ce n'est
pas une scène de la vie de tous les temps qu'il
RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE 347
s'est proposé de représenter, c'est une scène de la
vie de province au dix- neuvième siècle; et, avec
ce principe de la spécialisation de plus en plus
profonde des individus, il a renouvelé la psycho-
logie littéraire. Il en résulte qu'à l'heure présente
un auteur dramatique peut difficilement mettre sur
les planches un personnage de notre société sans
lui donner un métier et sans tenir compte des
influences de ce métier sur sa sensibilité. Mais
comment reproduire en vers qui ne soient pas en-
tachés de prosaïsme le fonctionnement de ce mé-
tier? On a cité souvent, pour le bafouer, ce dis-
tique, de Ponsard, je crois :
Mon ami, possesseur d'une papeterie,
A fait avec succès appel à l'industrie...
Comment l'écrivain aurait-il pu exprimer la
même idée en d'autres termes? Et comment, s'il
ne l'avait point exprimée du tout, aurait-il expli-
qué avec la précision la conduite de son personnage,
homme du monde ruiné qui refait sa fortune?
Les mots enfin dont l'écrivain de nos jours se
sert pour établir ses phrases n'ont plus cette va-
leur entière qu'ils avaient encore au temps de
VEcole des femmes. Ils sont détériorés par l'usage.
Leur sens n'est plus direct et simple, comme il
était alors. Les uns sont devenus veules et plats,
qui, à l'époque de Molière, étaient riches de suc et
de signification. D'autres sont surchargés de
nuances et ils ont besoin d'être employés avec
beaucoup d'art. L'idiome tout entier s'est trans-
formé ou, si l'on veut, déformé. Ecrire aujourd'hui
34S ÉTUDES ET PORTRAITS
est devenu un travail très compliqué et qui exige
une sensibilité très réfléchie. Ceux qui se plaignent
de cette complication et qui demandent que l'on
en revienne à la prose de Voltaire ou à la poésie
de Molière ne me paraissent pas tenir compte de
cette détérioration organique des mots, si l'on peut
dire, — détérioration que les curieux de littéra-
ture constatent, et que les philologues expliquent
par les lois générales de la vie du langage. Dans
ce problème particulier de la versification qui nous
occupe, il est aisé de constater le moment oii les
poètes se sont aperçus que le vers du dix-septième
siècle cessait d'être un vers. C'a été le point de dé-
part de la révolution romantique. Petit à petit, les
mots dont s'étaient servis Racine, Boileau, Molière
lui-même, avaient dépouillé leur force. Ils s'étaient
comme vidés de leur substance. Cela faisait un
vocabulaire incolore, et qu'à tout prix il importait
de renouveler, de même que le vers auquel ce vo-
cabulaire avait communiqué sa faiblesse devait
être repris et remanié. Ainsi s'est élaborée une poé-
tique nouvelle dont il faut mettre en lumière quel-
ques principes essentiels, pour examiner avec plus
de précision les rapports de ce vers nouveau et
de Fart dramatique.
Le vers moderne se distingue du vers du dix-
septième et de celui du dix-huitième siècle par
un caractère qui saute aux, yeux les moins perspi-
caces : il est infiniment plus loin de la prose. ïl
constitue vraiment un langage spécial, comme la
musique et la peinture, par suite assez malaisé à
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 349
comprendre sans une certaine initiation. Les élé-
ments de ce langage spécial consistent en deux
principaux : l'importance de la rime est plus con-
sidérable d'une part, et d'autre part, les poètes
s'étudient à donner une vie plus indépendante à
chacun de leurs vers. Si l'on étudie une page du
grand manieur d'alexandrins de notre âge, Victor
Hugo, l'on trouvera que les mots essentiels de la
phrase sont placés à la rime et font comme une
articulation visible à la période poétique (i); l'on
^trouvera que beaucoup de vers forment un tout
isolé, grâce à des rapports inattendus de mots,
gtâcfe à une harmonie très savante des syllabeâ,
surtout grâce au choix d'un vocabulaire très pit-
toresque. Ce sont là, si l'on peut dire, des procé-
dés de relief qui rendent au métal avili de la
langue un peu de sa valeur ancienne. Comme un
peintre éveille un ton qui serait terne en posant à
côté un ton qui l'avive, le poète a soin de rajeunir,
par la position, les termes éteints et fatigués. Que
cette manière d'écrire présente des dangers, cela
est indiscutable. Ce qui ne l'est pas moins, c'est
qu'aucun poète de ce temps n'a eu du talent en
vers avec d'autres procédés, — pas même Alfred
de Musset, dont l'apparente négligence est une
coquetterie de virtuose. — Et les connaisseurs ne
s'y laissent pas tromper.
Quand un type de vers a été trouvé, il entre,
(i) Cf. dans ce mi'me volume, à propos de La Fontaine et de
Victor Hugo lui-même, le développement de cette iht-orie.
350 ÉTUDES ET PORTRAITS
si l'on peut dire, dans l'usage commun, et les écri-
vains essayent de l'adapter à toutes les variétés du
travail littéraire. Rien qu'à considérer les éléments
du vers moderne, tels que j'ai tenté de les définir,
il est facile de comprendre qu'il doit être un outil
excellent pour certaines besognes et un très mau-
vais outil pour d'autres. Comme il est constitué par
la saillie de la rime et par la beauté pittoresque de
l'expression, le vers moderne convient merveilleu-
sement à la transcription poétique des objets vi-
sibles. Il est résulté de cette convenance que les
poètes de nos jours ont été supérieurs dans ce que
l'on nommait autrefois le genre descriptif. Je ne
crois pas que dans aucune littérature on rencontre
des paysages plus complètement montrés que ceux
de M. Leconte de Lisle, par exemple. Ce même
vers s'est aussi trouvé, toujours par la qualité de
sa rime et par sa recherche du rythme, s'adapter
très bien à la musique du genre lyrique, et que
de noms se pressent sous la plume, depuis ceux de
Victor Hugo et de Lamartine jusqu'à ceux des
derniers venus, noms de poètes ayant écrit des
stances d'une mélodie inconnue en France depuis
Ronsard et la pléiade! Il y a des couplets de
Théophile Gautier, comme celui qui commence :
Les ramiers sur le toit roucoulent,
Roucoulent amoureusement...
dont on pourrait dire ce que Henri Heine disait
des chansons de Gœthe, que c'est un baiser mis
sur notre âme. Et en même temps ce vers moderne |
s'est trouvé capable de reproduire les plus subtiles
RÉFLEXIONS SUR T.E THÉÂTRE 35i
analyses du rêve intérieur. Attribuant une vie indé-
pendante aux mots, il s'accommode aux nuances
les plus fines, les plus minutieuses de la sensibilité.
Le Maître des Solitudes et des Epreuves, M. Sully-
Prudhomme, a donné des modèles achevés de ces
analyses poétiques. On aurait à citer cinquante de
ses petits poèmes oii une forme, savante jusqu'au
raffinement, rend palpables et perceptibles des sen-
timents raffinés jusqu'à la ténuité. Enfin, ce même
vers moderne est devenu, entre les mains d'un ar-
tiste très habile, M. Théodore de Banville, un
extraordinaire instrument de fantaisie et de ca-
price. Il a suffi à l'auteur des Odes funambules-
ques de tirer de la richesse paradoxale et de l'im-
prévu des rimes des effets de comique tout à fait
nouveaux. On se rappelle les triolets sur Abd-el-
Kader :
Bugeaud veut prendre Abd-el-Kader,
A ce plan le public adhôre...
et tant d'autres menues pièces d'une tintinnabula-
tion de syllabes si amusante à l'oreille. On voit,
par ce bref résumé de l'effort de ces cinquante
années, que la rénovation romantique a été des plus
fécondes dans la poésie descriptive et lyrique, in-
time et personnelle, capricieuse et funambulesque.
En a-t-il été de même au théâtre?
Il ne fallait pas beaucoup d'effort pour com-
prendre que le vers moderne est trop écrit et que
c'est là un défaut considérable pour le. théâtre
d'action et pour le théâtre de vie moyenne. L'ac-
tion rapide s'accommode mal des rehauts énormes
352 ÉTUDES ET PORTRAITS
d'expression, et, comme on sait, la plus grande
affaire du plus grand poète dramatique des temps
nouveaux, Shakespeare, fut d'assouplir autant qu'il
put le vieux vers anglais en y introduisant l'en-
jambement, en supprimant la rime, en augmen-
tant d'une syllabe facultative le nombre des
pieds (i). Pareillement la vie moyenne est faite
d'habitudes médiocres, de sensations insignifiantes,
dont une notation trop soulignée déformerait la
perspective. L'expérience a démontré qu'en fait
les poètes de l'école moderne n'étaient capables
que de composer des drames lyriques, comme
VHernaiii de Victor Hugo; des tragédies archaï-
ques, comme les Erïnnyes de M. Leconte de Lisle;
des comédies romanesques, comme le Passant de
M. François Coppée, ou des bouffonneries comme
le Tricorne enchanté de Théophile Gautier (i); -^
mais un grand drame vivant qui aille et vienne sur
la scène comme une créature, mais Une comédie mo-
derne qui serre de près la réalité de nos passions
contemporaines, — cela, ils n'ont point réussi à le
faire. J'ajouterai même qu'ils ne l'ont guère tenté.
Il me semble que l'instrument dont ils se servent,
pour les mêmes raisons qu'il est très habile à
d'autres ouvrages, est inhabile à celui-là.
La grande erreur des poètes de l'école du bon
sens — gardons-leur le nom qui les étiquetait
voici vingt années — me paraît avoir résidé en
(i) Cf. dans ce même volume p, 363 et suivantes.
(2) Le merveilleux Cyrano de M. Edmond Rostand est venu
confirmer cette hypothèse. (Note de 1899.)
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 353
ceci surtout qu'ils ont méconnu l'usure du vers
ancien. Ils ont poursuivi la vaine chimère d'écrire
à la façon de Molière et de Regnard, avec une
langue fatiguée et qui avait perdu sa verdeur, sur
des sujets qui ne comportaient pas la forme ryth-
mique. Ils sont arrivés à ces étranges combinaisons
de syllabes dont les jeunes écrivains se sont tant
gaussés :
Tu nous feras, tu sais, ce machin au fromage!...
Et combien d'autres alexandrins de cette venue
auraient mérité d'enrichir le volume de notes que
Flaubert voulait ajouter à son Bouvard et Pécu-
chet, pour y cûlliger tous les illustres exemples
de mal écrire! En revanche, lorsque les poètes de
l'école du bon sens accusaient le vers nouveau
d'être impropre à la comédie moderne, ils n'avaient
pas tort. Seulement, que prouve ce reproche? Rien
autre chose, sinon que chaque forme de pensée a
sa forme de phrase qui lui correspond. La vie
contemporaine, avec sa mêlée de passions et d'in-
térêts, avec la grosse surcharge de la question d'ar-
gent, a son expression toute trouvée dans une
prose complexe et multiple qui enregistre des
chiffres et qui se permette des termes d'argot, qui
aille jusqu'à la technicité scientifique, et qui ce-
pendant, à de certains moments, module un chant
ou montre un paysage. Cette prose-là est celle du
roman moderne, elle sera celle du théâtre s'il
vient un homme qui reprenne vaillamment la ré-
volution commencée par M. Alexandre Dumas, le
* 23
354 ÉTUDES ET PORTRAITS
premier qui ait tenté pour la scène ce que Balzac
a tenté pour le roman. Les poètes feront, eux, leur
œuvre de poètes en écrivant des drames, des tra-
gédies et des comédies lyriques. La part est assez
belle pour qu'ils s'y tiennent.
IV
LE NATURALISME AU THÉÂTRE (l)
Ce nouveau volume de M. Zola n'est pas tout
à fait inédit. C'est la réunion, sous couverture
jaune, des principaux articles donnés par l'auteur
des Rou gon-M acquart, au temps où il écrivait le
courrier dramatique dans les journaux le Bien
public et le Voltaire. C'était un assez étrange cour-
riériste que M. Emile Zola et qui se souciait peu
d'analyser les vaudevilles de la semaine. Les lec-
teurs du journal risquaient fort, après avoir par-
couru les six ou douze colonnes signées de son
nom, d'ignorer si le jeune premier épousait ou non
la jeune première. En revanche, ils acquéraient à
cette lecture l'inquiétude de quelques problèmes lit-
téraires. Ils rencontraient sur le Credo dramatique
de notre époque des questions nouvelles et qui ré-
clamaient une réponse. M. Zola, très incomplète-
ment connu dans le tapage de sa réputation, est
une espèce de philosophe qui développe avec une
(i) A propos du volume de M. Emile Zola, qui porte ce titre.
(1881.)
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 355
extrême logique les conséquences de deux ou trois
idées initiales. Son système a été dénommé, par lui
et ses amis, le naturalisme, assez maladroitement,
à mon sens, car le mot a le double tort d'être res-
treint et de n'être pas précis. Comme tous lesi
esprits systématiques, M. Zola est souvent brutal,
souvent injuste, mais il est sincère, il est vigoureux,
et c'est un des grands artistes de l'époque. Il fait
donc penser, et, le recueil de ses articles une fois
fermé, des idées s'éveillent qui valent la peine
qu^on les examine.
Le point de départ de M. Zola a été le roman. Il
importe de ne pas l'oublier, car d'un bout à l'autre
de son livre actuel, circule cette conviction que le
roman contemporain est infiniment au-dessus du
théâtre. Pour le démontrer, il s'efforce de résu-
mer le développement, depuis ces cinquante an-
nées, de l'un et de l'autre genre. Dans le roman,
Balzac apparaît, sorte de Shakespeare du monde
moderne, qui, appliquant à l'étude de l'homme les
procédés des sciences naturelles, arrive à des réa-
lisations jusque-là inouïes. Cet écrivain ne se pro-
pose plus seulement de raconter des actions, comme
les conteurs anciens, ou de peindre des passions,
comme les conteurs modernes. Il se propose d'ex-
pliquer ces actions et ces passions en découvrant
à nu leurs causes, qui sont les habitudes. Une
créature humaine ne peut être comprise qu'à la
condition d'être située dans son milieu, et voilà
que la description entre dans le roman, non plus
majestueuse comme chez Chateaubriand ou sai-
356' ÉTUDES ET PORTRAITS
sissante comme chez Hugo, mais psychologique,
mais philosophique, si l'on peut dire. L'empreinte
de l'être vivant sur les choses qui l'entourent et
l'influence de ces choses sur cet être qu'elles ac-
compagnent, tel est l'objet que se propose le ro-
mancier en étudiant, avec une minutie de juge
d'instruction, la pension Vauquer ou la maison du
père Grandet. La description devient ainsi une
notation d'atmosphère. En même temps que Bal-
zac inventait ce procédé, il reconnaissait que la
société, par le simple fait du métier, crée des
espèces factices analogues aux espèces animales.
Il y a l'espèce-médecin comme il y a l'espèce-avo-
cat, i 'espèce-littérateur, l'espèce-boursier. Le roman
s'agrandit encore. Il ne se contente plus d'ins-
tituer une enquête personnelle sur tel ou tel indi-
vidu. 11 dégage de cet individu ce qu'il y a de
typique et il institue une enquête sociale. Dès lors
ce genre de production devient le plus large de
tous, celui qui correspond le mieux à la profonde
définition que M. Taine donne quelque part de
la littérature : «Une psychologie vivante.»
Comme il arrive d'un genre vraiment renou-
velé, les hommes de valeur se portent en foule de
ce côté, apportant chacun des procédés d'art per-
sonnels. Stendhal exécute des prodiges d'analyse
suraiguë en réduisant le caractère à une suite d'as-
sociation d'idées. Gustave Flaubert emprunte à
Théophile Gautier la puissance du «rendu» con-
cret et comme matériel. Les frères de Goncourt
énervent la langue. Entre leurs mains la descrip-
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 357
tion s'exagère encore dans son sens physiologique.
Madame Gervaisais, leur plus curieuse étude, qui
raconte la conversion d'une libre penseuse par un
séjour dans la Rome catholique, c'est-à-dire l'en-
vahissement d'un système nerveux par les choses,
peut être considérée comme le modèle de cette
méthode d'interprétation des milieux. Il faudrait
citer beaucoup de noms encore. Ceux-là suffisent
pour marquer les étapes que le roman moderne
a fournies avant d'être tel que les descendants de
Balzac le conçoivent aujourd'hui : un chapitre en-
tier de l'histoire des mœurs, 011 se trouve transpor-
tée du coup une masse énorme de réalité, tout le
détail physiologique de la passion en même temps
que tout son détail moral, la vie sociale en même
temps que la vie individuelle. Ce domaine est
même devenu si large qu'il est destiné à se dis-
tribuer en plusieurs autres, par un travail en re-
tour. On peut constater, dès aujourd'hui, une scis-
sion entre le roman de mœurs proprement dit et
le roman d'analyse. Cette scission ne fait qu'attes-
ter davantage la vitalité du genre.
L'art du théâtre a bien poursuivi le même but
que Fart du roman, mais il est loin d'avoir marché
avec la même rapidité, Au théâtre comme dans
le roman nous retrouverions l'esprit scientifique,
commun à tous les écrivains de l'époque, ce qui
faisait dire à Sainte-Eeuve, dans les dernières
lignes de son article sur Madame Bovary, ce mot,
qu'il faut toujours citer, à sa date de 1857, comme
un remarquable exemple de prophétie littéraire :
358 ÉTUDES ET PORTRAITS
«Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve
partout!... » Seulement, la somme de réalité que
les meilleures comédies de ce temps-ci ont fait
passer sur la scène est-elle comparable à la somme
de réalité qu'un grand romancier fait passer dans
son livre? Les exemples sont là pour répondre et
la réponse est négative. M. Emile Augier a étudié,
dans les Lionnes pauvres, le type de la bourgeoise
en train de se corrompre par le luxe et qui finit
par se vendre pour avoir des bijoux. Comme la
figure, pourtant fouillée, de sa jeune femme est
pâle et toute peinte en superficie à côté d'une
Mme Marneffe! Si l'on met à part les viveurs et
les mondaines de M. Alexandre Dumas et quel-
ques-uns des Parisiens, mâles et femelles, carica-
turés si justement paa: MM. Meilhac et Halévy,
quelle observation les historiens de l'avenir pour-
ront-ils emprunter aux centaines de pièces jouées
depuis quarante ans avec succès, qu'ils n'aient ren-
contrée dans le roman, avec une autre ampleur et
une autre précision? Presque toujours, au lieu de
peindre des créatures typiques, ces pièces peignent
des à-peu-près d'hommes et de femmes. Presque
toujours leurs héros sont en l'air, hors de tout mi-
lieu, sans que l'on puisse comprendre par quelles
attaches le métier tient au caractère, l'action pré-
sente à l'habitude durable. Enfin le curieux détail
de style qui fait le souci des romanciers actuels
manque aux plus forts d'entre les auteurs drama-
tiques, au point que M. de Concourt a pu dire,
;>ans soulever un toile général, dans la préface de
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 359
sa Patrie en danger : «Le théâtre actuel n'est pas
de la littérature. » C'est, avec des nuances, l'opi-
nion de M. Zola, et je crois en avoir expliqué les
raisons.
Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches et
dans ceux d'autres écrivains. Les auteurs drama-
tiques ont toujours le droit, dont ils rie sç pri-
vent pas, d'arguer du succès et de montrer les
échecs que les mêmes romanciers, si fiers de leurs
multiples éditions, ont dû subir lorsqu'ils ont
voulu aborder les planches avec les procédés de
leurs études de mœurs. Par définition, une pièce
est faite pour être jouée et non pour être lue. Si
donc les nécessités de la scène et de ce que l'on
est convenu d'appeler l'optique théâtrale exigent
que l'étude des milieux soit négligée, la nuance
conventionnelle des caractères encore exagérée,
l'intrigue construite d'une façon spécieuse, le style
adapté au ton'^de la causerie courante, ce n'est pas
l'auteur qu'il faut condamner, c'est le genre lui-
même. Ainsi font d'ailleurs les intransigeants du
roman. Ils soutiennent que, non seulement le théâ-
tre actuel n'est pas de la littérature, mais qu'aucun
théâtre ne peut en être. Théorie qui se détruit par
son propre excès et que les noms des plus grands
génies des temps modernes, Shakespeare, Molière
et Gœthe, suffisent à réduire à néant.
M. Emile Zola, lui, estime que le théâtre peut
supporter une somme de réalité égale à celle que
supporte le roman, mais que deux influences prin-
cipales s'y opposent depuis cinquante ans. La pre-
300 ÉTUDES ET PORTRAITS
mière serait celle du romantisme; la seconde, celle
du procédé à la Scribe, la conception que la con-
duite d'une intrigue est un art particulier dont il
faut connaître les finesses pour se permettre
d'écrire un drame ou une comédie. II est bien cer-
tain que le romantisme a introduit chez nous la
notion d'un Idéal diamétralement opposé à l'étude
de la vie réelle, et certain aussi que l'infiltration de
cet Idéal romantique est visible à travers les œuvres
des auteurs les plus audacieux dans leurs tenta-
tives de nouveauté, les plus préoccupés d'être vrais
et justes. Le Nourvady de la Princesse de Bagdad,
par exemple, venait en droite ligne du pays ro-
mantique. D'autre part, l'habileté de facture et
l'escamotage scénique ont singulièrement éloigné
de l'étude approfondie de la vérité contemporaine
quelques excellents esprits. Ils ont été les victimes
de leur propre adresse, couronnées d'ailleurs, et
de couronnes d'or. Ces exemples, affirme M. Zola,
sont des plus funestes aux débutants. D'un côté,
ces débutants s'imaginent que, pour composer une
œuvre de théâtre, il est nécessaire d'inventer des
événements extraordinaires et de concevoir des
personnages hors nature. De l'autre, ces mêmes
débutants s'exercent à étudier un mécanisme d'en-
trées et de sorties, d'embrouillement et de dé-
brouillement d'intrigues, au lieu de s'essayer à
voir exact et à dire ce qu'ils voient. De là résulte
cette effroyable disette de jeunes auteurs, dont
tout le monde se plaint : les directeurs, parce
qu'ils voient les maîtres achever leur carrière sans
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 361
successeurs probables; les acteurs, parce qu'ils
n'ont plus de rôles nouveaux à créer; le public,
parce qu'il est fatigué du moule connu, las des
pièces qu'il revoit toujours. — Et M. Zola n'a
pas eu tort en disant qu'il a seulement exprimé
haut ce qui se pense tout bas dans bien des en-
droits.
Ces critiques sont belles et bonnes. La grande
affaire serait - d'indiquer le remède. Ici, les direc-
teurs se taisent, les acteurs cherchent, le public
attend et M. Zola lui-même s'arrête et recule. Il
parle de la nécessité d'inventer une nouvelle for-
mule, et il qualifie cette formule de naturaliste.
Là se borne sa prescription. Quant à nous expli-
quer en quoi consiste cette formule naturaliste, il
s'avoue lui-même incapable de ce tour de force.
Or, le mot naturaliste n'a pas d'autre valeur que
d'indiquer une tendance. Traduit en français vul-
gaire, il signifie que l'avenir du théâtre est dajis
une recherche plus consciencieuse de la vérité.
C'est proprement piétiner sur place, puisque toute
la question entre les représentants les plus auto-
risés de la scène contemporaine et les novateurs du
roman pose là-dessus. — «Le livre supporte une
dose énorme de réalité, le théâtre, non, » disent
les premiers. — «Mettez cette même dose au théâ-
tre,» disent les autres. — «Essayez,»' disent les
premiers. — A quoi les novateurs du roman sont
encore à répliquer.
Le livre de M. Zola ne donne point cette ré-
plique. Aucun livre de critique ne résout des pro-
302 ÉTUDES ET PORlRAITS
blêmes d'art Ce sont les œuvres qui jugent les
théories, et en dernier ressort. Mais c'est beaucoup
que de poser des points d'interrogation et de cher-
cher le défaut des systèmes en vigueur. S'il doit
y avoir un renouvellement de l'art dramatique, il
est probable que ce renouvellement s'accomplira
en effet dans le sens indiqué par M. Zola, et que
la part de la convention y sera réduite à son mi-
nimum. Mais il est certain que ce renouvellement
s'accomplira par l'apparition d'un talent nouveau
et non par la mise en œuvre d'une formule. Il n'en
va pas du théâtre comme du roman. Les grands
auteurs ne font pas école. Où sont les élèves de
Molière? Où ceux de Beaumarchais? Il est au
contraire des élèves de Balzac, de George Sand,
de Flaubert. La raison en est précisément dans
le caractère de synthèse, propre à la création dra-
matique. Chaque auteur de génie a sa vue d'en-
semble, et c'est le résultat de cette vue qu'il met
sur la scène tout entier, si bien que, pour l'imi-
ter, il faudrait exactement voir comme lui, c'est-
à-dire être lui, au lieu que, dans le livre, les
descriptions, la façon de disposer les parties, la
méthode enfin, peuvent être l'objet d'une imi-
tation plus ou moins habile. S'il y a une con-
clusion à tirer des articles de M. Zola, c'est que
le théâtre contemporain manque d'auteurs de
génie depuis bien des années, et que ceux qui
n'ont que du talent se stérilisent par l'abus du
procédé. Le malheur est que ce n'est pas là une
situation bien nouvelle. De tout temps il en
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 363
a été ainsi dans l'interrègne des grands écrivains.
N'importe. Il valait la peine de le constater
courageusement, et si le livre de M. Zola n'a
d'autre résultat que de faire chercher quelques
jeunes gens encore inconnus, l'auteur aura bien
mérité des Lettres — une fois de plus.
V
UNE HYPOTHÈSE SUR SHAKESPEARE
Un des premiers essayistes de ce temps-ci,
M. James Darmesteter, vient de nous donner (i)
une édition classique de Macbeth, en tête de la-
quelle il a mis une introduction qui n'est rien
moins que l'histoire du génie de Shakespeare.
M. Darmesteter appartient à cette élite de travail-
leurs qui se sont voués, à la suite de la guerre, au
relèvement des hautes études dans notre pays. Si
la critique contemporaine doit être rajeunie, c'est
de ce côté-là que lui viendra son rajeunissement.
L'analyse scientifique des textes, l'application de
la méthode inductive dans sa pleine rigueur, un
ardent amour de l'exactitude, telles sont les qua-
lités qui distinguent ces représentants, chez nous,
des fortes méthodes allemandes. Le noble Charles
Graux, si tôt ravi à ses amis et à la France, était rm
des premiers de ce groupe. M. James Darmesteter
(1) 1882.
364 ÉTUDES ET PORTRAITS
montre une fois de plus dans cette préface qu'il
joint à ces dons d'investigation érudite et stricte
les plus beaux dons d'écrivain. Sa phrase vive
et pittoresque décèle l'humaniste dans le philo-
sophe. La rencontre est plus rare qu'on ne le croi-
rait. Voici un bref résumé de ce remarquable mor-
ceau.
L'œuvre de Shakespeare est si démesurée qu'elle
a d'abord écrasé la critique. Devant la splendeur
de l'invention, la magnificence du style, l'inten-
sité du rêve, la profondeur de la psychologie, le dé-
bordement de l'effusion lyrique, on s'est incliné
comme devant une sorte de prodige. Le livre que
l'auteur de La Légende des siècles a consacré à l'au-
teur de la Tempêteront être donné comme l'exem-
ple le plus frappant de cette critique adoratrice et
prosternée que M. Darmesteter définit très juste-
ment : l'Ecole de la Révélation. Coleridge avait
déjà résumé d'un mot tout ce que Victor Hugo a
dit de Shakespeare, il l'avait appelé le murianoii,s,
l'homme aux dix mille âmes. Les confusions de
dates étaient venues ajouter à cette sorte de mystère
dont l'œuvre du grand Anglais demeurait enve-
loppée. A" quelle époque avait-il produit telle co-
médie, tel drame, tel poème? Fresque démesurée
et passionnante, cette œuvre apparaissait dans un
mirage d'apothéose. Tout au plus les analystes
démêlaient-ils la faculté maîtresse qui avait pré-
sidé à la naissance de tant de créations, presque
monstrueuses de nombre et de vie. Des historiens
de la littérature caractérisaient^ de leur côté, le^
RÉFI^EXIONS SUR LE THÉÂTRE 365
prédécesseurs du poète. Ils mesuraient, pour ainsi
dire, le degré de la température où cette fleur
énorme de son génie avait poussé. Aucune de ces
études n'abordait directement l'histoire de ce génie
lui-même. Il y manquait l'analyse des procédés de
style, cette forme vraiment naturaliste de la cri-
tique historique. MM. Furnivall et Dowden ont
été, nous dit M. Darmesteter, les deux initiateurs à
cette analyse du stj^le shakespearien. Initiation
bien récente, car c'est en 1874 seulement que
M. Furnivall a fondé la New Shakespeare Society,
dont le groupe a produit le mouvement d'idées
que M. Darmesteter nous résume aujourd'hui.
On peut classer les pièces de Shakespeare dans
leur ordre historique par des renseignements de
faits et des renseignements de forme. Les pre-
miers sont fournis par des documents précis : date
de la première édition des pièces, témoignages di-
rects des contemporains mentionnant une pièce ou
y faisant allusion, rappel dans cette pièce d'un
certain événement historique. On a, par exemple,
une édition du Roi Lear, de 1608. On en conclut
que le Roi Lear n'est pas postérieur à 1608. On
possède un journal d'un docteur Simon Forman,
rendant compte d'une représentation de Macbeth à
la date du 20 avril 1610. On rencontre dans la
Tempête une traduction presque littérale d'un
passage de Montaigne, et l'on sait que la première
traduction des Essais, faite par John Florio, date
de 1603. On en conclut que la Tempête est posté-
rieure à 1603. Quelque ingénieuses toutefois que
366 ÉTUDES ET PORTRAITS
puissent être les hypothèses auxquelles ces rensei-
gnements de fait servent de prétexte, elles se-
raient presque stériles sans les renseignements de
forme, c'est-à-dire sans les inductions que la struc-
ture intime du vers et la qualité du style permet-
tent au commentateur, qu'elles lui imposent même,
car ce sont autant d'évidences. Il est assez curieux
d'examiner avec M. Darmesteter quelques-unes de
ces évidences. Le lecteur y verra un bon exemple
des suggestions que peut fournir cette science, toute
récente, la philologie.
Le rythme de la tragédie anglaise était primi-
tivement le couplet rimé : deux vers de dix syl-
labes rimant ensemble. Avec Marlowe, l'admirable
poète du Faust et de Tarnerlan, le vers du drame
devient le vers blanc, mais le sens finit avec chaque
vers. L'absence de la rime est la seule différence
entre ce vers nouveau et le vers ancien. Dans les
premières pièces de Shakespeare, presque tous
les vers sont de cette sorte. La réforme qui est
personnelle à notre poète consiste dans l'usage de
l'enjambement et dans l'addition à la fin du vers
d'une syllabe non accentuée. M. Furnivall a éta-
bli d'une façon mathématique l'accroissement du
nombre des enjambements. Dans Peines d'amoîir
perdues, il y a un enjambement sur dix-huit vers;
dans la Teni-pête, il y en a un sur trois. Pareille-
ment les premières pièces de Shakespeare n'of-
frent presque pas d'exemples de la syllabe ajou-
tée. Elles envahissent un tiers des vers dans les
dernières.
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 367
Avec des dissections de cette précision anato-
mique, et qui portent sur le texte même, il se com-
prend que la classification des pièces de Shakes-
peare ait pu devenir vraiment exacte. L'intérêt de
cette classification n'est pas seulement technique.
Nous pouvons, à la suite de ce travail, accompa-
gner la pensée de Shakespeare étape par étape, et
apercevoir comment sa philosophie de la vie s'est
transformée avec sa vie même. M. Darmesteter a
eu Ta très saisissante fantaisie de comparer cette
vie à un drame en trois actes avec un prologue.
Dans chacune de ces quatre divisions se distribue
en effet une façon particulière d'interpréter le pro-
blème de la destinée.
Le prologue de cette tragédie intellectuelle et
sentimentale va de 1588 à 1593. Shakespeare, né en
1564, a par conséquent de vingt-quatre à trente
ans. Il fait son apprentissage comme adaptateur,
puis comme auteur. Il imite les imaginations de
ses contemporains : emphatique et brutal dans
les deux Henri IV, mièvre et raffiné dans les Peines
éC amour perdîtes, amusé au royaume des fées dans
le Songe d'une nuit d'été, juvénilement passionné
dans les Deux Gentilshommes de Vérone, mais in-
capable encore de peindre un caractère et de créer
des héros qui vivent. Son génie poétique s'est
éveillé. Son génie dramatique demeure en arrière.
Richard III marque le point où ces hésitations se
fixent. Il n'y a qu'un caractère dans Richard III;
mais qu'il soutient puissamment le drame de son
'ampleur extraordinaire!
Y^S ÉTUDES ET PORTRAITS
L'acte premier — je continue à exposer le plan
conçu par M. Dàrmesteter — va de 1593 a 1601.
Toutes les chaudes fièvres de la jeunesse coulent
dans les veines du poète. La verve et la gaieté dé-
bordent. C'est la période où la comédie pénètre le
drame, éclairant de son rire aux blanches dents
les durs combats des passions. Shakespeare est
optimiste encore. Les catastrophes se terminent en
fêtes, comme dans Beaucoup de bruit four rien, ou,
si la fin est triste comme dans Roméo et Juliette,
rien n'accuse le fond de la nature humaine. A
cette période se rattachent — avec Roméo et
Juliette et Beaucoup de bruit pour rien — Jean
sans Terre, le Marchand de Venise, les deux
Henry IV, Henri V, la Mégère mise à la raison,
les Joyeuses Commères de Windsor, le Jour des
Rois, et enfin ce délicieux Comme il vous plaira
où déjà se dévoile le sentiment qu'il y a «quelque
chose de pourri dans le monde», comme dirait
Hamlet. « Souffle, souffle, vent d'hiver, tu n'es^
pas si dur que l'ingratitude de l'homme...» Ces
strophes de la chanson d'Amiens (II, 7) résonnent
sous la forêt verte en attendant que la chanson
d'Edgar, mêlée aux vents de la tempête qui fouette
les cheveux blancs de Lear, fasse un écho terrible
à ces premières plaintes, encore romanesques, de
la misanthropie, encore résignée.
L'acte second va de 1601 à 1608. Le monde a
fait banqueroute aux songes du poète. Les person-
nages qui hantent la pensée de Shakespeare sont
maintenant les bourreaux féroces ou les victimes
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE -^fig
lamentables. Hamlet voit le spectre de son père
assassiné lui montrer sa mère incestueuse. Othello
écoute la voix du traître lago et presse l'oreiller
sur la bouche de Desdemona. Antoine meurt, trahi
par Cléopâtre. Troïlus entend Cressida murmurer
à. Diomède les paroles d'amour qu'elle lui disait à
lui, hier. Macbeth égorge Duncan. La Mariana
de Mesure four mesure, seule dans la grange en-
tourée d'eau, soupire la lamentation que Tennyson
a répétée depuis. «Il ne vient pas,» dit-elle. —
Elle dit : «Je suis fatiguée, fatiguée, oh! comme
je voudrais être morte... » Timon invoque : « l'heure
d'être honnête!...» et maudit l'existence. Les héros
ont à lutter contre une puissance trop forte pour
eux. Ils tendent les bras, roidissent les reins, crient
vers le ciel. Ils sont vaincus. Ophelia, Desdemona,
Cordelia penchent la tête conmae des lis coupés
par le brutal ciseau de la Parque injuste. Le crime et
la folie sont maîtres de la scène, entassant destruc-
tion sur destruction, pour s'écraser à leur tour sous
les décombres. « Therefore be abhorred — Ail
feats, societies, and throngs of men!... » Ce cri
de Timon est celui que Shakespeare jette à la face
de la création décevante et tragique. Il est pessi-
miste comme Schopenhauer ou Leopardi, et il l'est
avec l'outrance d'une sensibilité que rien n'égale
dans ses déchaînements. Il faut attendre la venue
de Balzac pour retrouver une portée de monstres
analogue à celle que cette misanthropie met bas
dans les heures noires de la quarantième année.
L'acte troisième va de iCo8 à 1613. La lutte
24
370 ÉTUDES ET PORTRAITS
cesse dans la pensée du poète, et son regard tombe
plus serein sur le monde. Déjà, dans Antoine et
Cléopâtre, quelque chose décèle comme im apai-
sement... «Les deux héros sont tellement livrés à
l'insouciance de l'instinct, si bien en proie, sans
défense, à tous les vents du hasard moral, que
l'irresponsabilité du destin les protège et qu'un
vague sentiment de pitié s'éveille et les enve-
loppe. » Cette phrase de Darmesteter résume le
travail guérisseur qui s'accomplit dans Shakes-
peare. Le sentiment de la nécessité le sauve de la
misanthropie. Il aperçoit les gigantesques causes
dont nous sommes les effets fragiles. Il participe
à l'indifférence de la nature immortelle, et, dans la
contemplation desi lois souveraines, il rencontre
la sérénité mélancolique de la Te^nfète. «Nous
sommes de la matière dont sont faits les rêves, et
nos petites vies sont des îles de sommeil...» A
cette époque d'apaisement suprême se rattachent
encore Cymbelïne et le Conte d'hiver. En 1616,
Shakespeare meurt, retiré dans sa maison de Strat-
ford, laissant à deviner le secret de son âme, —
de cette âme complexe et tendre, énergique et sen-
sible, de laquelle il a tiré tant de créations inex-
pliquées. Carlyle a écrit : «De Shakespeare, com-
bien qui reste caché ! Ses douleurs, ses luttes si-
lencieuses, connues de lui seul ! Combien inconnu
de lui-même et indicible! Racines souterraines,
sève invisible, travaillant en silence...»
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 371
VI
ALCESTE
J'ai devant les yeux (1882) une plaquette de
quatre-vingts pages qui m'a paru mériter que la
critique ne la laissât point passer sans discussion,
d'autant qu'elle me permet, pour ma part, de prou-
ver par un exemple qu'il peut tenir beaucoup d'ana-
lyse dans un personnage de théâtre, sans qu'il
cesse pour cela d'être très scénique et très vivant.
Cette plaquette est signée du nom d'un des plus
fameux sociétaires de la Comédie-Française,
M. Coquelin aîné. Le Misanthrope en est le sujet.
Ces deux raisons seules vaudraient qu'on lût ces
pages. Il y a un intérêt très vif, en effet, à con-
^ ître les réflexions qu'inspire à un acteur de
., and talent tel ou tel personnage du répertoire.
L'acteur se met, pour juger d'un rôle, à un point
de vue aussi légitime qu'il est différent du nôtre,
i nous spectateurs, qui ne considérons la scène
que de notre fauteuil d'orchestre et du dehors.
L'acteur, lui, voit les rôles par le dedans. Une ré-
plique lui représente un geste à oser, un effet à
produire. Le texte d'un dialogue est pour lui une
irme avec laquelle il doit se battre, et qu'il essaye
i sa main. Sans doute les chances seront nom-
Dreuses pour que ce commentaire du rôle soit trop
xclusivement pratique et utilitaire. Il a cet avan-
372 ÉTUDES ET PORTRAITS
tage de nous bien montrer ce que l'œuvre comporte
de réalisation concrète. Puis il s'agit d'Alceste,
c'est-à-dire d'une des figures les plus « sugges-
tives » — pour employer l'expression anglaise
chère à Baudelaire — qui aient jailli d'une ima-
gination humaine. C'est le propre de ces person-
nages qu'ils tourmentent la curiosité des siècles
comme une énigme jamais déchiffrée. Ils ne sont
pas nombreux dans l'histoire littéraire, les sphinx
de cette intensité de mystère, et quand on a nommé,
après Alceste, Hamlet, que j'étudierai tout à
l'heure, don Quichotte, Faust et don Juan, la
liste est close. Sur chacun de ces cinq héros, —
notez qu'il y en a quatre qui appartiennent au
théâtre, — chacun de nous a discuté ou plus ou
moins longuement et hasardé son interprétation
telle quelle. Précisément cette abondance d'inter-
prétations a soulevé une vapeur autour de ces
types déjà par eux-mêmes mystérieux et par suite
autour de l'âme des poètes qui les ont créés. Pour
nous en tenir au seul Molière, voici que depuis
quelque cinquante années une légende s'établit,
qui fait de cet Epicurien un prophète de la Ré-
volution, de ce hardi moqueur un mélancolique,
de ce robuste et franc génie un amateur de sym-
boles. Le Misanthrope est la comédie qui a le plus ;
fourni matière à cette légende, laquelle, passant
des livres sur les planches, a peu à peu incliné
les comédiens vers un assombrissement des rôles
les plus joyeux du répertoire du grand homme.
Ne nous a-t-on pas donné, ces temps-ci, un
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 373
Georges Dandin tragique, un Arnolphe désolé, et
un Harpagon d'une noirceur à faire envie au Shy-
lock du Marchand de Venise? La thèse ne date
pas d'hier. Elle remonte en droite ligne aux maî-
tres de 1830. Les écrivains romantiques ne pou-
vaient raisonnablement pas proscrire Molière
comme ils faisaient de Racine et Boileau, avec
cette désinvolture de mépris qui dictait à l'un d'eux
les vers connus :
Shakespeare est un chêne,
Racine est un pieu...
Il leur répugnait d'autre part d'admirer chez l'au-
teur des Frécïeiises les qualités condamnées de l'es-
prit classique : l'allure bourgeoise et mxodérée, la
haine de l'exaltation et de l'outrance, l'horreur du
lyrisme et de l'emphase. Ils ont donc fouillé ce
théâtre de vie moyenne, quêtant les quelques
scènes un peu moins lucides, un peu moins éclai-
rées par le jour transparent et sobre du bon sens
français. Ces scènes trouvées, ils ont raffiné sur
leur étrangeté. Ils ont creusé le mot de don Juan
au pauvre dans le Festin de Pierre : «Je te le
donne par amour de l'humanité...» Ils ont creusé
r Ecole des femmes. Ils ont creusé le Misanthrope.
Un des héros de Balzac, le condottiere Maxime de
Trailles, dit quelque part : «Je pleure, moi, à la
grande scène d' Arnolphe...» On connaît les vers
d'Alfred de Musset sur l'Homme aux rubans verts,
dans sa Soirée perdue :
Quelle m'ile gaîté, si triste et si profonde
Que lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer!...
374 ÉTUDES ET PORTRAITS
De pareilles hypothèses conduisaient tout droit
à un jeu nouveau. Les rôles ainsi conçus quittaient
du coup l'ordre comique pour monter dans l'ordre
tragique. Si Alceste, pour en revenir à lui, repré-
sente, représente vraiment, comme l'affirme M. Emile
Montégut dans la préface de sa traduction de
Havilet, «... tout ce que pouvait concevoir d'Idéal
l'œuvre de Molière, qui d'ordinaire n'aime pas à
s'élever au-dessus d'un certain niveau moral», il
est évident qu'Alceste doit émouvoir et non faire
rire. L'acteur devra donc mettre en saillie les par-
ties héroïques de la comédie, dissimuler les parties
grotesques, s'il s'en rencontre, et le spectateur de-
vra rester sous une impression, non point de raille-
rie satisfaite, mais de mélancolie et d'attendrisse-
ment.
M. Coquelin s'inscrit en faux contre cette lé-
gende. Particulièrement à l'endroit d'Alceste, il
s'efforce de démontrer que Molière, en écrivant
le Misanthro-pe, a bel et bien voulu réaliser le pro-
gramme du sous-titre et composer une vraie co-
médie. Il étudie par le menu les scènes oii paraît
l'amoureux de Célimène; et, vers par vers, dans
une argumentation très fine, il établit que ce pré-
tendu Timon du jansénisme ne cesse pas un ins-
tant d'être comique. Le ridicule, en effet, résulte
d'une disproportion, et Alceste est sans cesse en
disproportion avec la réalité ou avec lui-même. S'il
s'emporte contre la politesse trop complaisante de
Philinthe ou la préciosité trop compliquée du
sonnet d'Oronthe, c'est, comme on dit, prendre
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 375
un pavé pour assommer une mouche. S'il s'humi-
lie aux pieds de Célimène, il dément d'^un trait
tout son caractère. M. Coquelin le dit très juste-
ment après avoir analysé le dialogue célèbre :
Oh! ciel! de mes transports puis-je être ainsi le maître?
0... Comment ne serait-il pas plaisant, ce paysan
du Danube, ce pourfendeur de toutes les hypo-
crisies et de toutes les complaisances, qui, de la
façon la plus extravagante, se trouve amené par
le nez à la soumission précisément la plus grosse
de compromis et de sous-entendus?...»
La conclusion de cette judicieuse étude est donc
qu'Alceste est un personnage de franche comédie
et qu'il faut se garder de l'interpréter à la mo-
derne. M. Coquelin en fait la démonstration en
acteur, et par le dosage des effets que comporte le
rôle, pesé mot par mot. Il y aurait lieu de géné-
raliser ce travail et d'établir que l'esthétique en-
tière de Molière répugne à une interprétation tra-
gique de la vie humaine. Il me semble que l'auteur
du Misanthrope a eu de tout temps en haine deux
choses que, faute de meilleurs termes, j'appellerai
l'exception et l'abstraction. L'exception d'abord.
Considérez, en effet, comme il a soin de ne jamais
exagérer un seul de ses personnages dans un sens
qui ferait de lui un monstre à part, une singula-
rité unique. Une comparaison éclairera mieux ce
parti pris de juste milieu. Molière a traité le type
du séducteur et il a fait don Juan, le type de l'avare
et il a fait Harpagon, le type de l'hypocrite et il
376 . ÉTUDES ET PORTRAITS
a fait Tartufe. Des écrivains, venus après lui, ont
repris à nouveau ces trois types, et Laclos nous
a donné le Valmont des Liaisons dangereuses,
Balzac le père Grandet d'Eugénie Grandet,
Stendhal le Julien Sorel de Rouge et Noir. Ces
trois incarnations nouvelles sont plus intenses et
d'un art qui peut nous séduire davantage, nous
autres blasés de littérature qui prisons avant tout
la saillie du caractère, mais comme elles sont
moins typiques, précisément parce que Molière s'at-
tache à peindre la passion dans une mesure qui
n'excède pas les conditions habituelles de la vie!
Cet observateur sait bien que la passion ne devient
une habitude que si elle s'accommode aux circons-
tances, par conséquent si elle se normalise, pour
ainsi parler. Valmont et Julien Sorel, tendus au de-
gré oii ils sont haussés, vont aussitôt se briser. Le
père Grandet a beaucoup de chances d'être hémi-
plégique avant quarante ans. Don Juan, Tartufe
et Harpagon au contraire exerceront leur vice du-
rant de longues années, parce que leur perversité
n'est pas de celles qui rompent toute règle et qui
constituent une exception redoutable. Ce sont des
créatures dépravées, mais non pas monstrueuses.
Don Juan est folâtre et bon compagnon, Tartufe
gourmand et sensuel, Harpagon galantin et va-
niteux. Pour s'être accentués dans le sens d'une
manie, ils n'ont pas dépouillé l'inûrmité commune
à nous tous. Ils ne sont pas des héros du crime,
parce que Molière ne croit pas aux héros. Il n'y
croit pas dans le mal, il n'y croit pas dans le bien
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 377
non plus, et, quand il a créé son Alceste, il n'a pu
vouloir donner un démenti à une philosophie qui
est exactement celle de Montaigne, de La Fon-
taine, de Rabelais. C'est le aNe quid nimis-a an-
tique. C'est la formule de Pascal : «L'homme n'est
ni ange ni bête.» C'est en un mot la doctrine
réaliste dans ce qu'elle a de plus légitime : le
désir de créer une humanité à hauteur d'homme,
si Ton peut dire.
Grâce à cette doctrine, Molière a été préservé
d'un défaut que n'ont pas évité quelques-uns des
plus remarquables artistes de son temps : l'abs-
traction. Cartésiens par système ou par tempéra-
ment, les écrivains du dix-septième siècle ont trop
souvent le tort de considérer la passion comme
existant par elle-même, et sans qu'il y ait lieu de
tenir compte de la créature qui incarne cette pas-
sion. Le troisième livre de l'Ethique de Spinoza
contient un véritable manuel de cette psychologie.
Racine et La Bruyère en ont fait les plus complètes
applications. Dans la réalité, il n'y a pas de pas-
sions, il y a seulement des créatures passionnées, pas
plus qu'il n'y a de pensées, il y a seulement des
créatures pensantes. C'est aussi le point de vue au-
quel se place Molière. Chaque fois qu'il a peint
une manie, il s'est efforcé de montrer, par- dessous
la manie, la créature vivante et sentante qui est
en proie à cette manie, et de la montrer dans les
conditions communes de la vie et du sentiment.
Cela est surtout reconnaissable lorsqu'il étudie des
ridicules intellectuels. Ses personnages alors sont.
378 ÉTUDES ET PORTRAITS
pour ainsi parler, composés de deux couches : la
première est faite du tassement des idées spéciales
qui constituent le ridicule, la seconde est faite du
véritable terreau humain. Derrière les phrases pré-
cieuses de Bélise, il y a les rancunes aigries de la
vieille fille. Derrière les déclamations exagérées
d'Alceste, il y a l'homme de cœur amoureux d'une
femme plus jeune que lui et perfide. A de certains
moments, dans la comédie, la première couche
saute et la seconde apparaît. Nous avons alors les
cris éloquents de la fin du Misanthrope. Le per-
sonnage était grotesque. Le voici touchant. C'est
précisément là ce qui a trompé les critiques. Ils
n'ont pas assez vu que le procédé de Molière est
compliqué comme celui de la vie, et ils ont voulu
que la partie risible du rôle s'absorbât dans la
partie sentimentale. C'est méconnaître l'intention
de l'auteur et l'esprit général de son esthétique.
C'est aussi diminuer Molière, car il est plus dif-
ficile et plus rare d'imiter exactement la nature
que de l'exagérer.
VII
HAMLET
Après avoir étudié dans Alceste un personnage
de théâtre emprunté à la vie moyenne, je voudrais
montrer dans un autre personnage, extrême, celui-
là, et sorti du drame, que ce même théâtre, quand
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 379
un homme de génie s'en mêle, comporte une com-
plexité d'observation égale à celle des romans les
plus fouillés, les plus éloignés en apparence de
toute tragédie. J'ai nommé Hamlet, cette création
de Shakespeare, si pareille à la Joconde du Vinci
par le prestige de l'universelle popularité joint à
un caractère d'énigme insoluble. Jamais, peut-être,
l'art n'a réussi davantage à reproduire les ondoie-
ments et les fuites de la réalité. Qu'elle est vivante,
cette forme de femme évoquée par Léonard dans
un paysage de rochers et de glaciers, — vivante et
lointaine ! Comme on la sent à la fois présente et
insaisissable ! Qu'il est vivant aussi, le prince da-
nois ! Comme ses moindres paroles nous prennent
le cœur ainsi qu'une main ! Comme nous le sui-
vons haletants, à travers son labyrinthe de pen-
sées tragiques et de douloureuses incertitudes, et
comme nous nous trouvons incapables de définir
cet homme, tour à tour furieux et tendre, persifleur
et sentimental, héroïque et défaillant, bouffon et
sublime ! Aussi peut-on raisonner à perte de vue
sur ce sphinx de la vengeance et de la rêverie, sans
lui arracher son secret. Ce travail cependant n'est
pas inutile. La quantité de vérités psychologiques
notées par Shakespeare est si considérable qu'il en
reste toujours quelques-unes à indiquer, au moins
dans leurs nuances.
A voir représenter Hamlet, une première impres-
sion s'impose, me semble-t-il, c'est que le drame
réside moins encore dans les hésitations du jeune
homme devant l'acte à commettre que dans son
38o ÉTUDES ET PORTRAITS
effort contre l'envahissement d'une douleur trop
forte pour sa sensibilité. Le jour où sa mère s'est
remariée, — avant que les souliers fussent usés,
dans lesquels elle avait suivi le deuil du roi mort,
— Hamlet a commencé de sentir en lui la morsure
intolérable d'une idée fixe. Quand le fantôme lui
est apparu et lui a révélé la monstrueuse vérité,
cette morsure est devenue si cruelle que du coup la
machine nerveuse s'est détraquée jusqu'à l'affole-
ment. Ce n'est pas de tuer que le prince a peur. La
vie d'un homme ne lui coûte guère, ni un coup
d'épée à donner. Il le prouve lorsqu'il égorge Po-
lonius caché derrière la tapisserie. Ce n'est pas de
vouloir non plus qui lui pèse; voyez comme il se
décide vite à organiser la représentation de la
Souricière, comme il a tôt fait de rompre avec
Ophélie, comme il envoie rapidement à la mort
les deux traîtres auxquels son oncle l'a confié. Ce
qui l'immobilise tour à tour et l'affole au point de
l'entraîner à ces accès de férocité, justement indi-.
qués pELT certains critiques, c'est la présence en lui
d'une vision si atroce qu'elle l'hypnotise par mo-
ments, et, à d'autres, le fait bondir sous l'aiguil-
lon, comme un cheval à qui l'on enfonce les épe-
rons dans les flancs. Hamlet est exactement, par
rapport au mariage de sa mère et au meurtre de
son père, dans la situation morale d'un homme
qui, ayant cru de tout son cœur à une femme ado-
rée, découvrirait soudain dans la vie de cette
femme quelque hideuse aventure de prostitution,
une ineffaçable souillure et qui ne pourrait ni sup-
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 381
porter cette découverte, ni s'en nier à lui-même la
vérité. Considérez sous ce jour les sursauts de cette
âme et de ces nerfs; ces étranges volte-face se
trouveront expliquées du coup. Hamlet éprouve le
besoin de véri&er dans son plus petit détail la con-
fidence du fantôme. C'est sans doute, comme je le
montrerai tout à l'heure, pour assurer la légitimité
de son action, mais c'est aussi dans la secrète espé-
rance d'échapper à l'horrible cauchemar. Il traîne
Polonius assassiné par les pieds, en l'injuriant, et
cela n'est guère généreux. Mais c'est qu'il vient de
causer avec la reine et d'avoir avec elle une de ces
explications comme l'amant trompé en aurait avec
la maîtresse convaincue de trahison. La parole
alors met à nu la blessure envenimée, elle l'exas-
père, et, dans cette extrémité de souffrance oii le
désespoir entraîne l'homme, la brutalité soulage.
Elle procure à l'âme malade une sorte de détente,
qui la repose en l'avilissant. Hamlet est singuliè-
rement cynique lors de cet entretien avec cette mère,
et non moins cynique dans sa rupture avec Ophé-
lie. C'est que le cynisme se trouve au terme de
l'angoisse excessive. Son ricanement insulteur, en
dégradant tout, et nous-mêmes, et la vie entière,
nous venge un peu de ce monde oii les plus douces
apparences nous ont le plus menti. Il y a au fond
de ce rire d'Hamlet le sarcasme cjui se retrouve
dans Chamfort, dans Schopenhauer, et surtout dans
le plus cruel des moqueurs, le névropathe Henri
Heine, — parmi cette descendance d'Hamlet, le
plus mortellement blessé, le plus pareil aussi au
382 ÉTUDES ET PORTRAITS
héros de Shakespeare par les jaillissements de la
poésie à travers les éclats de l'ironie sacrilège et les
frénésies de la folie.
Voilà, en effet, un de ces contrastes déconcer-
tants qui pour beaucoup d'excellents esprits pa-
raissent de véritables non-sens : l'excès de la dou-
leur morale peut rendre par instants Hamlet per-
sifleur et sauvage. Cette douleur n'empêche pas en
lui l'afflux constant de l'intense rêverie. Bien au
contraire, la douleur provoque cette rêverie et la
rend plus intense encore, en sorte que le même
homme capable d'appeler son père «vieille taupe»,
d'injurier Ophélie comme une fille, d'égorger Po-
lonius sans un remords, se trouve être aussi un
philosophe pour qui toutes les destinées et la sienne
propre deviennent l'objet d'une méditation désin-
téressée, comme celle de Faust dans sa cellule de
savant. Ce trait si marquant du personnage a fini
par devenir la définition même d'Hamlet et cette
légende suffît pour expliquer comment l'autre par-
tie de son caractère, la frénétique et l'implacable,
étonne les spectateurs habitués à se ressouvenir de
lui comme d'une sorte d'Amiel du seizième siècle.
Ne rendrait-on pas compte de cette double face
et de ce caractère si complexe en se rappelant
qu'Hamlet est un Anglais, et conçu comme tel par
le plus Anglais de tous les poètes? En examinant
et l'histoire et la littérature de l'Angleterre, on re-
connaît chez cette race une double tendance. L'An-
glais est volontiers rude jusqu'à la brutalité, fa-
rouche jusqu'à la violence et dur jusqu'à la cruauté.
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 383
lî est aussi, par excellence, l'homme de la réflexion
profonde, le visionnaire scrupuleux et méditatif,
et un être poétique à un degré tel que toute poésie
paraît prose à côté d'un Keats ou d'un Shelley. Et
l'art de Shakespeare lui-même, avec ses audaces de
sang, de carnage et de trivialités, unies aux plus
suaves, aux plus délicates des aspirations poéti-
ques, ne résume-t-il pas l'un eî l'autre penchant de
l'âme anglo-saxonne? Hamlet, gros et fort, ama-
teur forcené d'exercices violents, d'escrime et très
vraisemblablement de cheval, qui s'élance à l'abor-
dage le premier aussitôt qu'un pirate attaque son
vaisseau, est en même temps un scrutateur acharné
de sa propre conscience. Mettez-lui une Bible entre
les mains. Vous transformerez en puritain du temps
de Cromwel ce casuiste qui hésite à tuer Clau-
dius, parce que tuer son ennemi en prière, c'est
l'envoyer au ciel. Il importe de bien observer que
les scrupules de cet ordre tiennent une place
dans les irrésolutions de ce vengeur, qui n'est pas
sûr d'avoir à venger une bonne cause : «L'esprit
que j'ai vu peut être le diable; or, le diable a le
pouvoir de revêtir une forme aimable aux yeux;
oui, et peut-être veut-il tirer parti, pour me damner
de ma faiblesse et de ma mélancolie, car il est ires
fuissant avec des âmes de la nature de la mienne.
Il me faut marcher sur un terrain plus solide
que celui-là... » Apercevez-vous dans ces deux
phrases le fond de moralité solitaire et de mysti-
cisme raisonneur qui se manifestera bientôt dans
la guerre religieuse en même temps que l'autre
384 ÉTUDES ET PORTRAITS
élément, celui de la cruauté native et forcenée?
Donc une âme profondément, intimement an-
glaise, envahie par une douleur intolérable et tour
à tour jetée à la violence la plus frénétique et à
la rêverie la plus abstraite, — ainsi m'apparaît
l'énigmatique Hamlet. Il y a en lui autre chose en-
core. Il n'est pas seulement un personnage indivi-
duel, il est un symbole, et ce symbolisme achève
de compliquer cette créature déjà si étrangement
complexe. Qu'on réfléchisse, en effet, à quelle pé-
riode de sa vie le fantôme vient le surprendre et
dans quelle situation morale. Hamlet a trente ans.
Il a fini longuement ses études. Il a, réunies sur sa
tête, toutes les chances : fils d'un prince glorieux,
héritier désigné d'un trône, amoureux d'une jeune
fille dont il se sent aimé, chéri du peuple qu'il doit
gouverner un jour, quelle espérance n'a-t-il pas^
flottante et brillante devant ses yeux? Il incarne
en lui la jeunesse, celle dont a si magnifiquement
parlé notre poète :
Quand la chaude jeunesse, arbrfe à la rude écorce,
Couvre tout de son ombre, horizon et chemin.
Eh bien ! à cette minute même d'enthousiasme et
d'enivrement le voile de l'illusion est déchiré d'un
coup brusque; — et le monde apparaît au regard
du jeune homme dans la réalité de sa hideur. L'im-
placable égoïsme à qui même la pire action ne ré-
pugne pas pour s'assouvir, l'incurable fragilité du
cœur de la femme, les mensonges des amitiés per-
fides se dévoilent à la fois devant lui. C'est la
première rencontre de l'Ame et de la Vie, c'est le
RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE 385
conflit de l'Idéal et du Réel qui font la matière
de ce drame. Quel homme n'a été Hamlet un jour,
une heure? Qui n'a connu les désenchantements de
la terrasse d'Elseneur, et, une première fois, aperçu
l'envers tragique et misérable de cette farce pom-
peuse de l'existence, dans l'éclair d'une désillusion
terrassante? Oui, pour quelques-uns, l'expérience ne
vient pas peu à peu. Il n'y a pas une initiation
lente et consolée du cœur à la vérité amère. C'est
d'un coup et pour toujours que les yeux s'ouvrent
et qu'ils voient la différence entre ce qu'ils avaient
espéré des choses et ce qu'elles donnent. Cette sou-
daine entrée dans le pays du désert moral, Hamlet
l'accomplit devant nous qui reconnaissons dans sa
redoutable aventure l'image amplifi.ee et glorieuse
de notre mesquine histoire. C'est à cause de cela
qu'il est si attirant et si captivant pour des imagi-
nations de jeunes hommes, plus encore que cette
prodigieuse tragédie du Roi Lear, qui symbolise,
elle, une suprême amertume, mais celle de l'homme
avancé dans la vie, et qui ayant fait sa tâche selon
sa conscience, se débat contre le mortel poison de
l'ingratitude.
On frémit de penser aux crises sentimentales
que Shakespeare a dû traverser quand il compo-
sait ces deux pièces, car toutes les deux ont pour
matière cet état indéfini et passager du cœur 011
la souffrance est si aiguë qu'elle confine à la folie.
La très courte distance qui sépare de la manie le
chagrin désordonné se trouve ici notée et mesurée
avec une précision qui fait peur. On a beau jeu
*
386 ÉTUDES ET PORTRAITS
à dire que ce sont de simples travaux d'imagina-
tion. Pour ma part, je ne crois en aucune manière
que la sensibilité intellectuelle puisse fonctionner
d'un côté, la sensibilité réelle de l'autre. Je veux
bien admettre qu'un poète ne copie aucunement
les faits de sa vie, et que, dans toute son œuvre,
on ne puisse découvrir un événement qui lui soit
arrivé, ni le portrait d'une personne qu'il ait con-
nue. Je crois même que c'est la règle pour les ar-
tistes vraiment passionnés, et à cause de cette pas-
sion même. Je me refuse à comprendre qu'il écrive
la scène entre Hamlet et sa mère, et l'acte de la tem-
pête dans le Roi Lear, s'il n'a pas connu dans leur
affreuse âcreté les sensations qui servent de thème
à ces deux morceaux : celle de voir tachée à ne
jamais se pouvoir laver, l'âme la plus aimée; —
celle d'avoir subi, ou commis, quelque irréparable
injustice. Est-ce dans les sonnets de Shakespeare
qu'il convient de chercher la clef de ce mystère de
souffrance? Il y en a de très étranges et qui sem-
blent témoigner que cet homme de génie fut la
victime des plus singuliers écarts du cœur et de
l'imagination. A coup sûr, cette sensibilité brû-
lante, ces éclats d'éloquence qui vous secouent jus-
qu'à la racine de votre être, cette poésie aussi tou-
chante que de vraies larmes sur un vrai visage,
tout cela dut avoir sa source dans une âme aussi
passionnée que ces drames. Nous avons vu, en
étudiant le bel essai que lui a consacré M. James
Darmesteter, o^ Hamlet et que le Roi Lear corres-
pondent à une crise qui semble avoir duré des
RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE 387
années. Quelle crise? Oui sait? Si Shakespeare a
souffert par une femme, peut^tre celle qui tortura
cette âme divine fut-elle aussi vulgaire que cette
âme était rare. Peut-être les jalousies dont souffrit
l'auteur ^Othello eusent-elles pour objet quelque
comparse de théâtre, dont il avait honte d'être ja-
loux. Peut-être cette femme n'était-elle pas même
belle, ou, si elle l'était, sans doute elle lui avait
menti, elle l'avait trahi, comme Gertrude, a lui,
Hypérion, pour un satyre.» Ce n'est pas une des
moindres ironies de la destinée que les contrastes
entre les désespoirs des grands hommes et l'indi-
gnité des objets auxquels ces désespoirs s'appli-
quent le plus souvent. On connaît l'histoire de Mo-
lière et de la Béjart. Que ne donnerait-on pas pour
connaître exactement ce qui fut le tourment pro-
fond de la vie du créateur d'Hamlet et de Lear?
On aperçoit du sang qui coule sur des phrases
inoubliables; on entend un soupir passer entre deux
vers, et, comme dit le prince de Danemark en mou-
rant, a le reste est silence. . . »
1880-1883.
TABLE DES MATIERES
DéoiCACB.
I. — Portraits d'Écrivains
I. — Pascal 3
II. — La Fontainb 23
III. — Rivarol 39
IV. -^ Chateaubriand 58
V. — Alfred de Vigny 74
VI. -V Lamartine 92
VII. -^ Victor Hugo 11 o
VIII. — George Sand 124
IX. — Jules Vallès 1 39
X. — Barbey d'Aurevilly 156
XI. — Gustave Flaubert 173
II. — Questions d'esthétiqub
I. — Science et Poésie 201
II. — L'Esthétique du Parnasse 243
III. — Deux p.\.radoxes d'un demi-savant 259
I. Paradoxe sur la musique 259
II. Paradoxe sur la couleur 267
IV. RÉFLEXIONS SUR l'aRT DU RoMAN 274
V. RÉFLEXIONS SUR l'aRT DE l'HiSTOIRE 294
VI. RÉFLEXIONS SUR LA CRITIQUE 312
390 ÉTUDES ET PORTRAITS
VII. — RÉFLEXIONS SUR LE THEATRE 320
I. Le public contemporain 322
II. La Psychologie au Théâtre 331
III. De l'Emploi des vers au Théâtre 342
IV. Le Naturalisme au Théâtre 354
V. Une hypothèse sur Shakespeare. , . .... 363
VI. Alceste 371
VII. Hamlet 378
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*I1. Etudes et portraits.
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^4. Cruelle Énigme. — Un ('rime (l'amour. — André Cornélis.
-•'II. Mensonges. — Physiologie de l'amour moderne.
'•'III. Le Disciple. — ■ Un Cœur de femme.
*1V. La Terre promise. — Cosmopolis.
'•■V. Une idylle tragique. — La Duchesse bleue. *■
'•'VI. Le Luxe des autres. — I^e Fantôme. — Fj'Eau profonde.
■''•VII. L'Étape. — Un Divorce
NOUVELLES. 4 volumes in-8».
I. L'Irréparable. — Deuxième amour. — Profils perdus. —
Franijois Vernantes.
IL Pastels. — Nouveaux Pastels.
III. Recommencements. — Voyageuses. — Complications sen-
timentales.
IV. Drames de famille. — Les Pas dans les Pas.
VOYAGES. 1 volume in-8».
Sensations d'Italie. — ■ Outre-Mer.
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