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Full text of "Étude sur Vauvenargues"

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•i ; 



V- < 



V '- 



ÉTUDE 

SUR VALVENARGliES. 



THÈSE POUR LE DOCTORAT 

PRÉSENTIÉF. 

A LA FACULTÉ DES LETTRES DE (iREN(»BLE, 



PAU M. LÉO.\ B(mÉ 

INICTELH EN PHILOSOPHIE DE LUNIîeBSITÊ DE \% liRTZBOl HU , 
I^SPECTEI'R DACADÉMIK. 



■ niaiiiiif 1 des lioiiiiiics décèlent leur i-trur. 



— .-<ii^<«- fi-*6-jr-' 



PARIS 

LIBRAIRIE DE HACHETTE ET <:••. 

BCB PIEBBB-SABBAZJN, N" f4. 

IIESAAÇO\ 

BULLE, LIBRAIRE, RIE SAINT-VLNCENT, >« (;. 

Decembbe 1858. 

\ ! 



ÉTUDE 

SIR VAUVENARGIES, 



THÈSE NDt U NCTOUT 

A LA FACULTÉ DES LETTRES DE GRENOBLE, 

PAR H. LÉON 60BÊ 

DOCTBOB BH PHILOSOPHIE DE L^DNIYBBBITB DB WOBTIBOOBÛ » 
INSPBGTBUB D'iCADiVIB* 



Lee «MiaiM det hommes dtcUcut laar ctMir» 



>< >><gfc >gg> eCl U de»^5-- 



PARIS 

LIBRAIRIE DB HACHETTE ET O^ 

BOB PIBBIB^BABBUIR» R^ 14. 

BESANÇON 

BULLE, LIBRAIRE, RUE SAINÎ-YINGENT, No 6. 

DÉCBMBBB f858. 



V 3 H- C 



A MON FILS EUGÈNE, 

ANCIEN ÉLÈVE DE L*ÉCOLE IMPÉRIALE D' AGRICULTURE 
DE GRIGNON9 

RÉPÉTITEUR A L'ÉCOLE IMPÉRIALE D'aGRICULTURE 
DE LA SAULSAIE, 

SECOND LAURÉAT DE L'aCADÉMIE DES SCIENCES, 
BELLES-LETTRES ET ARTS DE BESANÇON 

POUR SON MÉMOIRE SUR LE MORCELLEMENT DE LA 
PROPRIÉTÉ EN FRANCE. 



J2S/¥f 



7 



AVANT-PROPOS. 



Quiconque soumet au jugement d'un tribunal spécial, 
en même lemps qu'à celui du public, une œuvre soif 
scientifique soit littéraire, est doublement obligé d'indi- 
quer le point de vue auquel il s'est placé, et les sources 
où il a puisé , pour accomplir son travail. Tel est l'objet 
des lignes suivantes. 

Pendant un long séjour, en qualité d'inspecteur d'aca- 
démie, à Aix en Provence (1851-1855), — séjour dont 
je conserve d'agréables souvenirs , — mon affection , 
d'une date dôjà ancienne, pour Vauvenargues, s'accrut 
naturellement dans la ville qui jouit de l'honneur d'avoir 
vu naître ce grand moraliste. L'Académie française, on ne 
l'a pas oublié, mit son éloge au concours en 1854. Comme 
bien d'autres, j'eus alors Tenvie de traiter un si beau 
sujet. Malheureusement les occupations de ma charge, 
considérablement augmentées par la loi du 14 juin de la 
même année, me laissèrent à peine le loisir d'amasser des 
matériaux. Plus tard (décembre 1857), un congé de dis- 
ponibilité m'ayant permis de réaliser un de ces rêves que 



VI — 

rimaginalion et le cœur n'abandonnent jamais entière - 
ment, même quand la raison est forcée d'en Taire le sa- 
crifice, je revins à Vauvenargues. Seulement, au lieu 
d'un discours académique, j'avais en perspective une 
thèse pour le doctoral ès-lettres. Commencée avec l'année 
1858, poursuivie, tout l'hiver et le printemps, sans autre 
distraction que les soins parallèlement donnés aux re- 
cherches d'une thèse latine, cette tâche resta, durant 
quatre longs mois , interrompue par de vives souiïrances 
•morales et physiques; enfin, reprise vers la mi-sep- 
tembre, elle est aujourd'hui, Dieu merci, terminée. 

J'ai voulu entrer aussi avant qu'il me serait possible 
dans l'intelligence et le caractère de Vauvenargues, comme 
on entre dans l'âme d'un ami qui vous est de beaucoup 
supérieur, mais qui, néanmoins, demeure votre ami, et 
que vous avez par conséquent le droit de juger, à la fois 
avec toute la sympathie de votre cœur et toute l'indé- 
pendance de votre esprit. 

Peut-être trouvera-l-on mon admiration trop en- 
thousiaste. Il y aurait de l'impertinence à répondre par 
la maxime de mon auteur : c C'est un grand signe de 
» médiocrité de louer toujours médiocrement. » J'aime 
mieux ne point me défendre contre ce reproche, surtout 
si l'enthousiasme est maintenant aussi rare que beaucoup 
de gens, à la vérité fort désintéressés dans la question, 
le prétendent. Les choses rares sont toujours plus ou. 
moins précieuses, ne fût-ce qu'à titre de singularité. Mais 
je ne suis pas, grâces à Dieu, de ces caractères chagrins 
qui pensent qu'une faculté humaine puisse ainsi tout-à- 
coup disparaître. Si elle avait d'ailleurs réellement dé- 
serté le cœur de mes compatriotes de Tâgc mûr, je sais 



— VII — 

bien où je la retrouverais, ne pouvant me résoudre à 
croire que la France, affligée d'un deuil bien autrement 
lamentable que celui d'Athènes au temps de Périclès, ait 
perdu son printemps *. Je me rappelle, à celte occa- 
sion , avoir lu, il y a hélas! longtemps, en Allemagne, 
(j'étais jeune alors) une de ces pages qui laissent d'ineffa- 
çables impressions, parce que, ayant remué, dans un 
instant béni du ciel, tout ce qu'il y a, chez nous, de plus 
intime, elles font dës-lors, en quelque sorte, partie de 
notre existence intellectuelle et morale. C'était un pas- 
sade de la Philosophie de la vie de Frédéric Schlegel, 
précisément sur l'enthousiasme, considéré dans l'unité 
de son principe et la variété de ses manifestations. Après 
avoir passé en revue l'enthousiasme patriotique, qui est 
dévouement au pays, l'enthousiasme poétique ou artis- 
tique, qui est inspiration, obsession d'un noble sentiment 
ou d'une belle idée, l'enthousiasme de l'esprit de décou- 
verte, qui est amour du progrès de l'humanité, Tauteur 
arrive à cette mélancolie vague, mêlée d'ardente inquié- 
tude, que les Allemands ont appelé d'un seul mot (5^Aii- 
sucht), intraduisible, dans notre langue, par un terme 
complètement analogue. Voici comment il s'exprime : 

Chez les jeunes gens doués d'heureuses dispositions et pla- 
cés dans une sphère de libre développement , on trouve , en 
général , un certain souffle d'ardent et vague désir {die Sehn- 
sucht), et c'est, précisément, dans cette douce mélancolie, 
unie toutefois à l'agréable sentiment d'une vie florissante et 
luxuriante , qui s'ignore à moitié elle-même , que repose le 
charme des impressions éprouvées par les personnes de l'âge 
mûr, au spectacle rétrospectif et paisible de leur jeune âge. 
Or, nous avons ici , pour distinguer l'exaltation pure de celle 

* Thucydide. 



VIII 

qui ne l'est pas , un symptôme infaillible : Tardent et vague 
désir étant le précurseur d*un amour encore non développé , 
il ne reste qu'à savoir de quelle nature est cet amour. Si donc. 
h l'heure de l'éveil des passions, l'exaltation juvénile se jette, 
se matérialise dans les réalités grossières, elle n'est pas vraie, 
elle n'est pas bonne, mais simplement physique et sensuelle. 
Que si , au contraire , la première fougue apaisée , l'ardent et 
vague désir persiste, devenant de jour en jour plus profond ; 
si nulle félicité humaine ne l'a rassasié, nul malheur terrestre 
n(î l'a énervé; si , au milieu des luttes de la vie et de la tem- 
pôte du monde, comme un œil avide de lumière, il cherche, 
dans les cieux, par dessus les flots obscurs et agités, l'étoile 
de l'éternel espoir, oh ! alors c'est l'aspiration légitime, dirigée 
vers ce qui est divin et ayant elle-même une divine origine. 
De cette racine s'élève et fleurit tout ce qu'il y a de grand et de 
beau dans le domaine de l'intelligence. L'amour de la science 
spirituelle, la compréhension de la vie intérieure, c'est-à-dire 
la philosophie, n'a pas d'autre source; et, à cet égard, on 
pourrait l'appeler, avec une égale justesse, la doctrine de l'ar- 
dent et vague désir. Souvent aussi l'exaltation juvénile est 
vraie, ou du moins sert de base première à l'autre plus éle- 
vée , bien qu'elle n*ait pas encore atteint le même dévelop- 
pement ni subi l'épuration de l'expérience. J'ajouterai une 
observation. Ce bel enthousiasme de la jeunesse , une imagi- 
nation féconde, une Ame aimante, sont les dons supérieurs 
de la généreuse nature, ou plutôt de l'esprit divin qui règne 
en elle et au-dessus d'elle. Ils forment , au-dedans de nous , 
comme le jardin en fleurs d'une existence cachée ; et, de même 
que le premier homme fut placé dans i'Éden , non pas sim- 
plement pour y goûter une jouissance oisive, mais, ainsi qu'il 
en avait reçu Tordre , pour lé cultiver et le surveiller, de 
môme il arrive encore souvent, aujourd'hui, lorsque cette 
grande loi du travail et de la vigilance n'est pas observée , 
que l'intérieur des hommes les mieux doués, des natures les 
plus riches, ressemble à un paradis perdu *. 

Dieu me garde de sourire de dédain, de pitié surtout, 
' Philosophie des Lebens, p. 47. 



• 
— IX — 



comme font tant d'honames qui se croient sages et ne 
soat que dévastés, en présence des élans, des trans- 
ports d'und âme neuve, épanouie à la vie du cœur, de 
rist^ligence et de Timagination I je les ai eonnus, ces y 
transfiol'ts, ces élans fortunés, je crois les conoatlre en- , 
corieyfeoe les blasphémerai jamais. Il y a, dans les ins- 
tincts généreux et jusque dans les exubérantes illusions 
de la jeunesse, quelque chose, au fond, de plus vrai, de 
plils sûr que tous les froids calculs de la raison exacte. 
N'esiNie pas de ce foyer brûlant quejaiilissent les étincelles, 
les flamfiies du sentiment et de la pensée, les afifeetions, 
les inspirations, les résolutions héroïques, ce qui donne 
à Texistence terrestre quelque couleur, quelque saveur, 
quelque charme , en un mot, tout ce qui nous rapproche 
de rhomme avant sa chute, promenant sur la création, à 
peîae éclose, et jeune et belle comme lui, un regard en- 
chanté ? Trop tôt» hélas ! le souffle glacé du monde réel 
terpifa ces riantes images ^ trop tôt, le choc des passions % 
et d^ intérêts contraires amortira cette noble ardeur ; 
mais, bonté divine 1 au milieu des mensonges, des lâchetés, 
des trahisons, des bassesses incalculables de Tégoïsme 
parvenu à Tâge mûr, que deviendrait l'humanité, si elle 
a était incessamment avivée, rafratchie, {Hurifiée par le 
torren^t des générations nouvelles ? Laissez donc le jeune 
hommie suivre, en .paix, les tressaillements, les ravisse- 
ments de son âge, pourvu qu'une volonté droite Téçarte 
des abîmes (et elle Ten écartera) ; pourvu que, chez lui, 
Tamour du vrai, du beau s'unisse à Tamour du bien. 
« Mon fils, garde, avec une entière vigilance, ton cœur, 
» CAR c'est de lui QUE PROCÈDE LA VIE )) (Provcrbes de 
Salomon, IV, 25). 



X — 



Tant qu il vécul, Vauvenargues aima les jeunes gens, 
il s'occupe d'eux, avec une sollicitude tendre et pour ainsi 
dire paternelle dans la plupart de ses écrits, spécialement 
dans les Discours sur la gloire, dans les Conseils à un 
jeune homme , dans les Dialogues , les Caractères et 
les Maximes. « Les jeunes gens , dit-il, par exemple, 
)) sont trés-sensibles et trés-confianls ^ mais la vivacité de 
» leurs passions les distrait et les rend volages » (Intro- 
duction A LA connaissance DE l'eSPRIT HUMAIN, p. 40). 

Il dit encore en parlant d'eux : « Les plaisirs, qui fuient 
)) la dissipation et les Tolies, ne leur laissent qu'une vaine 
)) ombre et une fausse image de leurs charmes. » 

Quand.une fois on a atteint Tâge mûr, ce triste milieu de 
l'existence humaine; lorsque le monde moral prend, à nos 
regards, un autre aspect, souvent bien sombre, et que le 
monde extérieur ne produit plus, sur nos sens refroidis, 
les impressions fraîches des vertes années , alors il y a 
toujours profit pour Pâme à se mettre en communauté 
d'émotions avec les jeunes gens d'une nature heureuse. 
<( Le matin de la vie, comme celui du jour, est plein 
» de pureté, d'images et d'harmonies «. » Voilà ce que 
Vauvenargues sentit avec enthousiasme, ce qu'il a ex- 
primé dans une foule de pensées vives et charmantes ; 
voilà aussi pourquoi, tout en exerçant une irrésistible at- 
traction sur tous ceux qui ont gardé quelque sens, quelque 
amour de l'idéal, il est plus spécialement le moraliste, 
l'écrivain de la jeunesse. 

Aussi doit-on estimer, comme un service considérable 
rendu à notre temps, qui a si grand besoin de courants 

* Chateaubriand. 



— XI 

d'idées pures el forles, pour refouler les immondices du 
roman et du ihéâtre contemporains, cette magnifique 
édition, à tous égards excellente, publiée, en 1857, 
par M. D. L. Gilbert, le digne lauréat de TAcadémie. 
Jusqu'alors on ne possédait pas Vauvenargues entier ; il 
avait même été altéré dans des parties essentielles. Dire 
tout ce que le nouvel éditeur a restitué ou complété avec 
une intelligence et un dévouement admirables , serait un 
travail à part, un travail de longue haleine. Mais j'acquit- 
terai ici ma dette personnelle en transcrivant Témouvante 
péroraison de son beau discours : 

Vauvenargues a compté sur le cœur ; le cœur lui en a gardé 
reconnaissance. Sa gloire , il ne Ta pas connue ; elle n'a pas 
été cette ovation bruyante , et sujette parfois à d*amers re- 
tours, que composent les voix de tout un peuple, et qui fait 
le soudain retentissement du nom et des œuvres; elle res- 
semble à ce murmure de l'estime , plus discret mais plus sûr 
peut-être , qui , se perpétuant d'âge en âge , récompense les 
beaux génies inspirés par de belles âmes. Telle sera la part 
réservée à ce jeune homme attachant entre tous les autres , 
aimable en sa gravité , à la fois calme et passionné , et qui 
n'aura pas rêvé en vain l'immortalité ; car le moraliste aura 
laissé une trace profonde , l'écrivain des pages durables , et 
l'homme un grand exemple de courage et de résignation. La 
gloire de Vauvenargues , c'est la plus touchante de toutes les 
gloires : c'est le respect tendre , c'est l'admiration recueillie , 
on est tenté de dire que c'est l'amitié des bons esprits et des 
bons cœurs. 

Il me reste encore à remercier publiquement ceux qui, 
de prés ou de loin, ont bien voulu m'aider dans mon tra- 
vail : MM.Rouard bibliothécaire, et Mouan sous-bibliothé- 
caire à Aix ] Martini, inspecleur des écoles primaires du 
département des Bouches-du-Rhône^ de Ribbe, avocat du 



— xu — 

barreau d'Aix ^ Jalabert, professeur de droit, préoMem- 
meal à Aik, actuellement à Grenoble ; Weiss, bibliothé- 
caire , et Gastao, sous-bibliotfaécaire à Besançon ; Pos- 
tansque, professeur d'histoire au Lycée impérial de cette 
dernière ville. Entre autres secours, je dois notamment 
à M. Rouard la communication d'un exemplaire de i-é- 
dition princeps des œuvres de Vauvenargues, spr teqml 
il a transcrit lui-même tout ce qui se trouve dans Texeoi- 
plaire annoté par Voltaire. J'ai emprunté à l'ouvrage de 
M.deRibbe intitulé : Pàsgalis, élude mr h fin delà êomê^ 
tilution provençale, une grande partie des matériaux de 
mon premier chapitre. Mes obligations envers M. Pos- 
tansque sont d'une nature particulière : elles se résument 
dans ces conseils, dans ces indications si utiles q^e l'on 
reçoit, pour ainsi dire chaque jour» d'uq bomiae plein 
de goût et de sollicitude, à qui l^on s'est confié, à qui, 
cependant , on désobéit parfois, en courant tous les ha- 
sards, toMS les risques de l'indépendance. A Iji^, co^o^ 
à yae autre personne qu'il ne «OAvÀendrail pas de ikhr- 
mer, je dis joyeusement, mais humblement, avec le poète : 

Queste mie carte in lieta fronte accogli , 
Che quasi in voto a te sacrale i* porto *. 

* Jiruêékm délivrée. 



Besançon , mardi 2 noyembre 1858. 



VAUVENARGUES 



CHAPITRE r 



COUP D'ŒIL SUR LA CONSTITUTION PROVENÇALE 
AU XVIII" SIÈCLE. 



Les circonstances physiques, intellectuelles et 
morales au milieu desquelles grandit un homme, 
exercent sur lui un puissant empire. L'organisme, 
l'esprit, le cœur, le caractère, outre leurs aptitudes 
natives, se composent, se modifient, du moins, 
d'une foule d'accidents et d'influences provenant 
des lieux où ils se développent. Il en est des fruits 
de la pensée comme de ceux de la terre : grâce à 
l'ordre providentiel qui disperse et réunit, dans 
l'harmonieuse immensité du monde créé, les 



— 2 — 
riches^s les plus variées, le même soleil imprime 
aux uns et aux autres des formes, des couleurs, des 
saveurs différentes, selon qu'ils sont exposés à ses 
rayons. Les eieas^e^ glorieux ne mtnquoit point 
d'ailleurs, dans le présent ni dans le passé , de ce 
que peuvent, pour les grands travaux de Tintelli- 
gence, la chaleur, l'éclat de l'imagination, unis à 
la promptitude et à la netteté du jugement : — 
qualités souveraines, bien que trop souvent sans 
culture suffisante, qui sont le partage naturel, le 
don inné des peuples privilégiés du Midi. Aussi 
n'est-ce pas un objet étranger à l'examen appro- 
fondi du célèbre moraliste provençal, que d'étu- 
dier d'abord le théâtre de ses premières impres- 
sions. 

A l'époque où vécut Vauvenargues, son pays 
natal conservait, dans l'ensemble monarchique de 
la France, une existence, une physionomie, on 
pourrait dire une nationalité distinctes. Cette con- 
trée, heureusement située en face de l'Italie, dont 
elle partage presque le climat, sur les côtes d'une 
mer splendide qui lui prodigue, à la fois, la for- 
tune et la beauté, s'administrait elle-^mème d'après 
d anciennes franchises acceptées par un serment 



solennel de Louis XI et de Charles VIII , quand 
ils recueillirent ce brillant joyau de Théritage 
des princes de la maison d'Anjou *. Le régime 
municipal et le droit romain florissaient comme 
implantés dans un sol auquel le génie de la 
Ville par excellence avait donné, par excellence 
aussi, le nom de Province, et qui était, suivant 
Pline, moins une province qu'une annexe et une 
continuation de l'Italie même (Nulli provinciarum 

POSTFERBNDA, BBEVITERQUB ItALIA VRRIUS QUAM PrO- 

vincia) (C. Plinii hist. nat. lib, III cap. V). Déjà 
Cicéron avait appelé Marseille : la sœur de Rome 
(soROR N09TRA Massilia). Le poëtc Ausone, célé- 



* Les lettres patentes de Ch^arles VIII, en date du 24 oc- 
tobre 1486, confirmatives de l'union à la couronne des comtés 
de Provence et de Forcalquier, ainsi que des terres adja- 
centes, leur assuraient le maintien de leurs « privilèges , li- 
» bertés, franchises, conventions, lois, coutumes, droits, sta- 
» tuts, avec promesse et serment de les garder, observer et 
» perpétuellement entretenir.» (Voir les Statuts de Provence, 
commentés par Julien, tome !•', préface, page xi, et tome II, 
page 35 . ) — Voici la formule môme employée par Charles VIII : 
Promettons en borme foy et parole de Roy et jurons de les lev/r 
ga/r^er, observer et entretenir, ensemble ladite union et adjonc- 
lion, insépa/rahlementf perpétuellement et h toujours. (Lettres 
patentes précitées. ) Le roi de France qui faisait ce serment, 
ajoutait à son titre royal le titre de comte de Provence et de 
Forcalquier. 



branlla cité d'Arles, était allé jusqu'à lui donner 
le surnom de Rome gauloise (Gallula Roma). 
Nulle part ailleurs, la propriété, les droits du ci- 
toyen, la liberté politique ne résistèrent mieux 
aux efforts de la barbarie, et, durant tout le moyen 
âge, malgré les luttes, les envahissements, les vio- 
lences des seigneurs féodaux, la servitude person- 
nelle, repoussée au nom du droit commun, ne 
put s'établir en Provence *. 

Dans la suite, lorsque les Etats du pays, tenus à 
Aix, au mois d'août 1486, résolurent de se donner 

^ Le jurisconsulte Gensolen , dans son Traité du Franc 
Alleu de Provence, dit, page 17 : « Ainsi, par une possession 
» de plus de deux mille ans, c'est-à-dire aussi ancienne que 
» les connaissances les plus étendues de l'histoire du pays, les 
» habitants de la Provence n'ont cessé de jouir du franc- 
» all«^u. » (Volume in-4' imprimé à Aix, 1732, chez Joseph 
David) . ) — Le précieux recueil des Statuts de Provence con- 
tient la résolution suivante, qui montre combien la ville 
d'Arles était opposée au régime féodal et comme elle tenait à 
conserver son caractère essentiel de cité romaine : « Nous 
statuons qu'aucun n'ose proposer, en public ou en particulier, 
que la cité d'Arles soit placée sous la puissance d'un maître 
ou sous une seigneurie à titre perpétuel ou temporaire : si 
quelqu'un l'osait, que tous ses biens soient détruits et, s'il est 
pris, qu'il ait la tête tranchée. S'il n'a pu être arrêté, qu'il 
soit inscrit au ban de la ville entière comme exclu à perpé- 
tuité, et qu'il ne puisse jamais être relevé du bannissement 
ni par les consuls ni par le conseil, ni même par tout le par- 
lement d'Arles ou l'assemblée générale des citoyens. >^ 



d'un cœur franc au roy de France et de le supplier 
de les recevoir en bons et fidèles subjecis (avec ré- 
serve, — nous l'avons déjà dit, — de leurs lois, 
statuts, coutumes, libertés et privilèges), il fut sti- 
pulé, d'une manière formelle, qu'ils seraient atta- 
chés et unis à la couronne, won comme un acces- 
soire à son principal^ mais principalement et sépa- 
rément du reste du royaume, en vertu des dispo- 
sitions testamentaires arrêtées, le 10 décembre 
1481, par Charles III d'Anjou, leur dernier comte. 
Ce pacte fondamental impliquait, pour la Pro- 
vence, une autonomie réelle dont l'administration 
intérieure et le hbre vote des subsides étaient la 
double sanction *. Il subsista jusqu'aux Etats 

* Placet régi non imponere dona nec quœcumque alla onera 
inpatria Provinciœ et Forcalqiieriinisi couvocato concilio trium 
statuvm (Statut des Etats de Provence, ratifié par les lettres 
patentes de Charles VIII citées plus haut). — Quant aux ma- 
gistratures locales, indépendantes de l'autorité royale et qui 
étaient une image fidèle des municipes romains, on les re- 
trouve partout, dans l'ancienne Provence, avec leur système 
d'élection et de députation. Le Languedoc possédait un ré- 
gime municipal analogue, et Ton se rappelle la naïve surprise 
de Racine écrivant d'Uzès, le 24 novembre 1661, à l'abbé 
Levasseur : « C'est une belle chose de voir le compère car- 
» deur et le menuisier gaillard avec la robe rouge, comme un 
>' président, donner des arrêts et aller les premicu's à l'of- 
» frande; vous ne voyez pas cela à Paris » 



généraux de 1789, à travers les vicissitudes que la 
prépondérance du pouvoir royal devait inévita- 
blement amener. 

Ainsi, pendant la période où nous allons suivre 
Vauvenargues, la Provence , qu'il nomme avec 
•amour sa belle, sa bonne patrie, gardait, dans une 
large mesure, son tempérament, son caractère 
propre, tout ce qui fait la force, la dignité et le 
charme d'un pays comme d'un individu. Elle 
possédait un ensemble d'institutions municipales 
et représentatives qui étaient le produit des idées, 
des mœurs, des faits, et, par cela même, d'autant 
mieux adaptées aux besoins des habitants. 

Le droit, chez eux absolu, de choisir, à tous le» 
degrés de l'échelle sociale, leurs administrateurs 
spéciaux; le consentement des trois Ordres, néces- 
saire pour la quotité, l'assiette et la levée des sub- 
sides; l'absence, de toute taille et de tout officier 
relevant immédiatement du fisc royal ; les conseils 
de communautés, au nombre de presque sept cents, 
dans chacun desquels se discutaient les affaires 
particulières soit du plus humble hameau, soit de 
la ville la plus importante ; les conseils de vigueries 
(il y en avait vingt-deux), se réunissant, chaque 



année^ au mois de mai, pour aviser aux services 
publics de la circonscription ; TArchevèque, le 
premier Consul, l'Assesseur et le deuxième Consul 
d' Aix, tous les quatre ProcureuA-nés, et, en cette 
qualité, chargés du soin de la province entière ; 
enfin les Etats, composés des députés de chaque 
Ordre, votant en commun, quoique avec inégalité 
de suffrages , sur les matières d'intérêt général : 
telle était, en résumé, la constitution provençale, 
admirée par de grands publicistes, et que le plus 
illustre de tous, Portalis, définissait : une société 
de sociétés, une espèce de république fédérative * . 
Il y avait là de la grandeur, il y avait aussi de la 



* Mémoire sur le projet de rétablir les anciens Etats de Pro- 
vence, par Jean-Etienne-Marie Portalis (manuscrit conservé à 
la Bibliothèque publique d*Aix). Le passage suivant mérite 
d'être profondément médité : « Tous les publicistes ont béni 
» notre constitution . Ils l'ont proposée pour modèle. 
» M. Necker, dont le nom seul fait l'éloge, écrivait aux pro- 
» cureurs du pays, en 1779, qu'il saisirait avec empressement 
» toutes les occasions de rendre hommage à une administra- 
» tion publique aussi digne d'estime que celle des communau- 
» tés de Provence. Depuis, cet homme célèbre a dit : que 
» cette administration est de celles qui approchent le plus de 
» la perfection (Ibidem) . » Un ancien ministre de Tinstruction 
publique et des cultes, M. Charles Giraud, membre de l'Aca- 
démie des sciences morales et politiques, et professeur do 
droit k la Faculté de Paris, s'exprime ainsi sur le même su- 



— 8 — 

force. Une postérité plus lointaine et par suite plus 
désintéressée dans son jugement, reconnaîtra, sans 
doute, qu'il eût mieux valu développer un pareil 
état de choses, le corriger, l'approprier aux néces- 
sités nouvelles , que le renverser de fond en 
comble. Pour moi, placé au point de vue d'une 
impartialité complète, je ne crains pas d'admirer, 
sous la libre impulsion de ma conscience, la 
solidité, la majesté de cette antique organisation 
issue des rapports mutuels des diverses classes , 
et, — la longue suite de siècles qu'elle a vécu le 
prouve assez, — contenant, au moins, les prin- 
cipaux éléments qui font durer les institutions 
humaines *. 



jet : « L'administration do Provence étail une des plus libr- 
» raies de noire ancienne France. Elle a laissé des regrets 
» dans tous les cœurs des Provençaux. M . Necker l'avait ad- 
» mirée et aucune autre constitution provinciale n'offrait, à 
» un égal degré, une telle application de liberté politique. » 
[Eloge du jurisconsulte Julien, dernier commentateur des Sta- 
tuts de Provence . ) 

* Parmi une foule d'autres témoignages, je me contente 
de citer quelques paroles extraites d'un discours prononcé, le 
9 janvier 1790, devant le conseil municipal d'Aix , par l'avo- 
cat Dubreuil, membre de cette assemblée : « Vous le savez : 
» unis à l'Etat de France, mais non subalternés, nous avions 
» existé jusqu'à ce jour comme Etat principal et indépendant. 



— 9 — 
Au-dessus des conseils et des administrations 
que Ton vient d'indiquer, se tenait le Parlement 
de justice, créé, en 1445, par Louis II, comte de 
Provence , et réorganisé par Louis XII, roi de 
France, en 1501. Cette cour suprême, dont les 
membres appartenaient aux familles les plus con- 
sidérables du pays, réunissait toutes les conditions 
d'indépendance. Exerçant, comme faisaient plus 
ou moins nos anciens Parlements, une double ac- 
tion judiciaire et politique, elle défendait avec un 
soin jaloux les lois, les traditions, les libertés lo- 
cales contre les empiétements de la royauté, à la- 
quelle, du reste, elle prêtait un concours sincère et 
généreux toutes les fois qu'il s'agissait de la puis- 
sance, de la dignité ou de la sécurité nationales. 



> gouvernés par le même souverain , non comme; roi (l(^ 
» France, mais comme comte de Provence. Nous jouissions 
» du droit précieux de nous administrer nous-mêmes, de 
» n'être gouvernés que par nos lois, de voter l'impôt, de le 
» répartir. Ces droits furent le premier pacte de l'union, et 

> nous l'invoquions avec succès . . . 

» Notre constitution, jalousée par nos voisins, était célébrée 
» par tous les publicistes. Il pouvait sans doute y exister des 
» vices, des abus : il y en a partout ; mais à nous seuls ap- 
» partenait le droit de les réformer. Ainsi le reconnut le sou- 
» verain lui-même, lorsqu'en 1788 nos Etats, suspendus si 
» longtemps, furent convoqués. 



— 10 — 

« Le Roi n'est jamais mieux obéi que lorsqu'il l'est 
» par un peuple libre, qui use de ses droits et de 
» sa constitution, » disait, en 1658, ce Parlement 
s'adressant à Louis XIV. Voici comment il récla- 
mait, en 1756, auprès de Louis XV, des libertés 
injustement ravies, toujours regrettées, et contre 
lesquelles la prescription ne pouvait s'établir : 
<c Les communes, chez nous, ne sont point des 
» concessions, les élections point des privilèges ; 
» leur possession n'a point de commencement et 
» ne saurait avoir de fin sans oppression mani- 
» feste *. » Ces remontrances mémorables, qui 
honorent le Parlement de Provence, dessinent 
aussi un des traits distinctifs de ce pays dans le 
cours du xvn^ et du xvni* siècle. 
La noblesse provençale, de même que celle des 



* Traité sur V administration du comté de Provence, par Co- 
riolis, torae III, page 208. On lit, a cette page, d'autres pa- 
roles également remarquables du môme Parlement à la date 
du 17 février 1774 : « Chaque communauté, parmi nous, est 
» une famille qui se gouverne elle-même, qui s'impose ses 
» lois, qui veille à ses intérêts ; l'officier municipal en est le 
» père. Ses fonctions ne sont point concentrées dans le cercle 
» étroit d'une administration particulière. Membre du corps 
» national, il est successivement appelé aux assemblées géné- 
» raies. » 



— H — 

autres contrées du royaume, avec ses prérogatives 
militaire&y ses privilèges sociaux , ses vastes pro- 
priétés territoriales perpétuées par le droit d'aî- 
nesse, occupait le premier rang, s'appuyant là, 
comme partout, sur le haut clergé et sur la haute 
magistrature, qui se rattachaient à elle par les 
puissants liens de la famille et des intérêts com- 
muns. Toutefois, hâtons-nous de le dire avec Au- 
gustin Thierry : a En Provence, la haute bour- 
» geoisie se distinguait à peine de la noblesse. Les 
i> bourgeois, depuis un temps immémorial, et sans 
» qu'ils eussent besoin pour cela de dispense ni 
» de concession expresse, pouvaient acquérir et 
» posséder en toute franchise des terres nobles*. » 
Ces faits sont décisifs. Us montrent ce qui, 
d'ailleurs, est établi par beaucoup d'autres preuves, 
que sur cette terre de Provence, où la conquête 
germanique n'avait pu altérer le vieux fonds d'i- 
dées, de mœurs, d'institutions et de lois romaines, 
un esprit régnait, plus fier, plus libre que dans 
les régions de la France directement soumises à 
l'action soit de la féodalité, soit de la royauté. 

* Essai sur Vhistoire et la formation du tiers état, par Au- 
gustin Thierry. Paris, 1853, in-8% p. 244. 



— 12 — 

On ne saurait trop le remarquer : après la reli- 
gion, c'est surtout dans la législation et l'admini- 
stration d'un peuple que se réfléchit son caractère. 
A-t-il des vues nettes et précises, des sentiments 
fermes et élevés, ses habitudes TobUgent-elles à 
s'occuper des détails de sa vie collective, tous les 
intérêts sont prévus, discutés, combinés ; chaque 
partie de l'agrégation sociale trouve, à côté de 
devoirs bien définis, des droits bien reconnus, 
avec les moyens d'accomphr les uns et de main- 
tenir les autres ; ce peuple forme une grande fa- 
mille, destinée à croître en vigueur et en prospé- 
rité tant que la justice assure la paix et la con- 
corde. C'était l'idée que se faisaient encore de la 
constitution provençale, peu d'années avant le 
terme extrême de son existence, les hommes du 
tiers état , — des jurisconsultes et des magistrats 
éminents, — le mieux placés par leur position in- 
termédiaire, comme parleur culture intellectuelle, 
pour la bien juger : 

« Nous vivons, disàient-ils en 1781, sous des 
» lois populaires qui concilient admirablement 
X) l'autorité et la liberté, qui entretiennent l'esprit 
» de subordination sans détruire l'esprit d'égalité. 



— 13 — 

» qui nous affranchissent de toute dépendance 
» désordonnée *. » 

Comme tout établissement humain, cette con- 
stitution avait, je l'avoue, ses côtés faibles ; mais, 
ainsi qu'il arrive d'ordinaire, c'était par les vices 
des hommes, non par les défauts inhérents à sa 
nature qu'elle devait périr, au lieu de refleurir, 
vivifiée par d'opportunes et sages réformes. Sans 
parler des obstacles apportés , dès le commence- 
ment du règne de Louis XIV, à la libre convoca- 
tion des Etats, obstacles maintenus avec une 
aveugle persistance jusqu'à l'avènement de 
Louis XVI, et qui, en empêchant les trois Ordres 
de se réunir, les empêchaient de s'entendre, on 
sait quelle double contagion d'incroyance et d'im- 
moraUté s'étendit, de la cour et de la capitale, 
sur la France entière, depuis la régence du duc 
d'Orléans jusque vers la fin du xvni* siècle. 
Alors, par cette loi de soHdarité, qui lie entre 
eux tous les membres du corps social, les hautes 



* Mémoire pour les Maires-Consuls de la ville de Grasse 
contre le sieur Gourdon, procureur-joint de la noblesse. Ce mé- 
moire est signé par les membres les plus distingués du bar- 
reau d'Aix, Barlet, Pascalis, Pasery et Portalis. 



— 14 — 

classes, se corrompant elles-mêmes , firent péné-^ 
trer dans les classes inférieures le relâchement 
moral et, à sa suite, Ténervement des institutions. 
Si la noblesse, en Provence, fut moins infectée que 
dans d'autres régions plus voisines du foyer de 
l'épidémie, elle y participa assez pour la répandre 
autour d'elle. Les familles pariementaires, nour- 
ries dans d'austères habitudes et soutenues par de 
grares occupations, surent mieux s'en préserrer. 
C'est au sein d'une de ces familles d'élite que Vau* 
venargnes rencontra l'ami de son en&nce et de sa 
jeunesse, le confident de ses intimes pensées, avec 
lequel il entretint la longue correspondance où 
nous trouvons, sur sa vie et sur son caractère, les 
meilleurs documents. 



— 15 — 



CHAPITRE II 

BIOGRAPHIE. A 

Peu de jours avant la mort de Louis XIY, le 6 
août 1715, Tenfant qui devait immortaliser le 
nom de Vauvenargues vint au monde à Aix, pre- 
mier-né du mariage de Joseph Clapiers, seigneur 
de Vauvenargues et de Claps, et de Marguerite de 
Bermond. Il reçut au baptême le prénom de Luc. 
Rien alors ne pouvait faire présager qu'une com- 
plète révolution sociale dût terminer le siècle dont 
il ne serait pas donné au futur philosophe d'at- 
teindre le milieu. 

On ignorerait entièrement quelles furent ses 
premières études, si sa correspondance, récem- 
ment publiée, ne donnait, à cet égard, des indi- 
cations que nous mettrons bientôt à profit. Ce qui 
ressort d'une foule de circonstances, c'est qu'il fut 
tout d'abord nourri dans les traditions de la classe 



— 16 — 

et de la race à laquelle il appartenait, c'est-à-dire, 
dans des sentiments de piété chrétienne mêlés aux 
idées d'honneur et d'élévation aristocratique et 
militaire. D'après une note de sa propre main, le 
plus ancien de ses aïeux connus en Provence « était 
» gouverneur de la ville d'Hyères et premier 
» écuyer de Robert, roi de Naples et comte de 
» Provence, comme il conste par son testament 
» fait en 1330 et vérifié à la chambre des 
» comptes. » En offrant de prouver par des titres 
incontestables sa filiation jusqu'à lui, « les mêmes 
» titres, disait-il, feront voir encore un évêque de 
» Toulon dans ma famille, chancelier et commis- 
» saire général des finances du roi René. Mon 
» père, mon grand-père, mon bisaïeul ont eu 
» rhonneur d'être syndics de la noblesse de Pro- 
» vence*. » 

Un exemple mémorable va montrer quel sang 
généreux coulait dans ses veines. Son père était, 
à l'âge de trente ans , premier Consul d'Aix, 
en 1720. Ce fut, comme l'on sait, l'année de la 
fameuse peste de Marseille. Le fléau introduit, 

* Lettre adressée au duc de Biron, le 8 avril 1743. 



— 17 — 

par des marchandises infectées, dans la capitale de 
la Provence, y développa la même mortalité que 
dans la grande cité maritime. Une autre conta- 
gion, celle de l'épouvante, se propageant avec la 
rapidité et l'intensité particulières, dans les mo- 
ments de crise, aux populations méridionales, 
vint augmenter un mal en lui-même déjà si grave. 
Le Parlement émigra ; tous les chanoines de Téghse 
cathédrale de Saint-Sauveur, la plupart des reli- 
gieux et des religieuses se dispersèrent ; les prin- 
cipales familles s'enfuirent à leurs maisons de 
campagne ; les artisans fermèrent leurs ateliers, 
les marchands leurs boutiques ; il ne resta dans 
la ville que les habitants les plus pauvres et ceux, 
en bien petit nombre, qui virent leur place mar- 
quée où était le danger. L'archevêque Vintimille 
du Luc , digne émule de Belzunce , le premier 
Consul et son collègue Buisson , se trouvèrent 
chargés, presque seuls, de pourvoir aux besoins 
de tout genre d'une foule d'ouvriers sans travail 
et sans ressources. Joseph Vauvenargues, qui avait 
à remphr des fonctions aussi importantes que 
difficiles, fut vraiment héroïque sur ce champ 
de mort plus terrible que celui des batailles. In- 



— 18 — 

vesli par le marquis de Caylus, lieutenant général 
de la province, du suprême commandement de la 
ville et de la garnison, mais désespérant d'arrêter 
le mal par les remèdes ordinaires, il prit d'éner- 
giques mesures dont il surveilla lui-même Tac* 
complissement. Sa vigilante fermeté prévint ou, 
du moins, diminua les actes hideux qui dévoi- 
lèrent, à Marseille, le paroxysme de la férocité, 
— faut-il dire aussi de la volupté , — en un mot, 
tous les excès de la dépravation, mêlés aux scènes 
les plus lugubres. 

C'est UQ fait établi par une triste observation que 
de telles horreurs, en pareil cas, sont inhérentes 
au moins à une fraction de l'espèce humaine. Les 
tableaux de la peste de Florence et de celle de 
Milan, si vivement peints par Boccace et par Man- 
zoni, sont assez connus ; mais il ne sera pas inu- 
tile d'emprunter un passage à l'admirable descrip- 
tion que Thucydide nous a faite du fléau conta- 
gieux qui envahit Athènes, dans la deuxiènnie 
année de la guerre du Péloponèse : « Sous d'autres 
» rapports encore, dit le grand historien, cette 
» maladie inaugura à Athènes un redoublement 
» d'iniquités : les voluptés qu'on ne recherchait 



— 19 — 

» autrefois qu'en secret, on s'y abandonnait main- 
» tenant sans honte, au spectacle de tant de vi- 
» cissitudes subites, à la vue des riches enlevés en 
» un moment et des pauvres de la veille succédant 
» tout à coup à leur fortune. On voulait jouir sans 
D retard et on ne visait qu'au plaisir du moment, 
» en songeant que les biens et la Tie étaient éga- 
» lement éphémères. Nul ne daignait se fatiguer à 
» poursuivre un but honnête, dans la pensée qu'on 
» n'était pas assuré de ne point mourir avant d'y 
» atteindre. La volupté du moment et tout ce qui 
» pouvait y conduire à quelque titre que ce fût, 
» voilà ce qui était devenu beau et utile. Ni la 
» crainte des dieux, ni aucune loi humaine ne re- 
» tenait personne ; car, en voyant mourir indis- 
» tinctement tout le monde, on jugeait la piété ei 
« l'impiété également indifférentes ; d'ailleurs on 
» ne comptait pas vivre assez pour atteindre le 
» jour du jugement et de la punition ; on regardait 
» comme plus terrible Farrêt déjà prononcé et 
» suspendu sur sa tête ; et, avant d'en être frappé, 
» on trouvait naturel de jouir un peu de la vie *. » 

* 11* livre de Thucydide, traduction de M. Zévort- 



— 20 — 

Revenons en Provence. Durant onze mois en- 
tierSy le généreux Consul demeura inébranlable 
au poste du devoir et du péril, pendant que suc- 
combaient, autour de lui, près de huit mille 
habitants, c'est-à-dire la moitié de ceux qui étaient 
restés. Sans doute, la sollicitude du chef de famille 
avait mis à Tabri, dans son château de Vauvenar- 
gues, au milieu de la pure atmosphère des mon- 
tagnes, les plus chers objets de sa tendresse ; mais 
que de craintes, que d'émotions douloureuses re- 
fluèrent, du sein de la mère inquiète, au cœur du 
fils aîné (il accomplissait alors sa sixième année), 
et quelles profondes empreintes elles durent lais- 
ser dans cette âme précoce ! On aime à se repré- 
senter le noble enfant écoutant, d'une oreille 
avide, les pathétiques récits du dévouement de 
son père et apprenant ainsi, au foyer domestique, 
longtemps avant d'en graver la sublime formule, 
que les grandes pensées viennent du cœur. 

Quoique d'une faible constitution et d'une santé 
délicate, Luc Vauvenargues se préparait à la car- 
rière des armes par son propre goût bien plus que 
par le vœu de ses parents. Il joignait à un inex- 
tinguible besoin d'action tous les instincts, tous les 



— 21 — 

élans qui font l'àme valeureuse. Son esprit était-il 
doué des dispositions spéciales, avait-il les qualités 
supérieures par lesquelles on excelle à la guerre ? 
Rien, dans son existence militaire ni dans ses 
écrits, ne le démontre ; on aurait même quelques 
raisons d'en douter, tant les facultés philosophiques 
et esthétiques apparaissent chez lui prédomi- 
nantes ; mais, certainement, il estima trop sa pro- 
fession pour y être médiocre et, après tout, les 
circonstances seules, peut-être, l'empêchèrent de 
prendre son essor de ce côté *. 

Une autre question se présente : l'instruction 
première de Vauvenargues fut-elle aussi négligée 
qu'on le croit généralement? L'opinion contraire 
demeurera au moins probable, si l'on tient compte 
de plusieurs faits dignes d'être notés. Et d'abord, 
suivant le témoignage de Papon , historien de la 
Provence, « l'amour des lettres et du bien public 
« est héréditaire dans cette famille. » Un des an- 



* De ce que Vauvenargues n'a rien écrit sur l'art de la 
guerre, on peut légitimement conclure que là n'était point 
l'objet de sa prédilection, mais non pas qu'il y fût inhabile. 
Quelques traits, disséminés à travers ses œuvres, prouvent, 
au contraire, ce qu'aurait pu produire, dans ces matières, sa 
haute et vaste intelligence, si elle s'y était appliquée. Ainsi» 



— 22 — 

cêtres de Luc, daas la seconde moitié du xvr siècle^ 
François de Clapiers, débrouilla le premier la gé- 
néalogie des comtes souverains du pays. D'ailleurs, 
du temps de Yauvenargues, ^ cité natale jouissait 

d'une renommée de politesse et d'esprit de socia- 
bilité qu*elle devait surtout aux classes nobles; les 
lettres et les arts y étaient en honneur. Cette ville, 
avec ses vastes et somptueux hôtels, avec le luxe de 
son aristocratie, le mouvement administratif et ju- 
diciaire dont elle était le centre, présentait l'aspect 
d'une véritable capitale de province. Là, les hgute» 
influences, les grandes fortunes du pays venaient se 
déployer. Le Parlement, à lui seul, par les études 



quand il dit {Introduction à la cormaisscmce de Vesprit hmiiainf 
— Du GÉNIE ET DE L*ESPRiT. ) : « La prévoyance, la fécondité, 
» la célérité de Tesprit sur les objets militaires ne formeraient 
» pas un grand capitaine, si l'intrépidité dans le péril, la vi- 
» gueur du corps dans les opérations laborieuses du métier et 
» enûn une activité infatigable n'accompagnaient ces autres 
» talents, » on voit qu'il saisit avec netteté et indique avec pré- 
cision les qualités essentielles d'un chef d'armée . Peut-être 
nous a-t-il livré son secret tout entier dans le dialogue inti- 
tulé : Brutus et un jeune romain . — « Brutus : Vous distin- 
» guiez-vous à la guerre ? — Le jetme homme: Je me présen- 
» tais froidement à tous les dangers et je remplissais mes de* 
» voirs ; mais j'avais peu de goût pour les détails de mon mé- 
» tier. Je croyais que j'aurais bien fait dans les grands emplois; 
» mais je négligeais de me faire une réputation dans les petits. » 



— 23 — 

variées qu'il exigeait de ses présidents, de ses con- 
seillers, du ministère public et des avocats, formait 
comme un foyer permanent de culture intellec- 
tuelle. La tradition littéraire n'y avait, du reste, 
jamais été interrompue. Sans remonter jusqu'à la 
plus brillante floraison de la langue romane, aux 
xn^ et xm* siècles, alors que la cour des comtes 
de la maison de Barcelone attirait à Aix, leur 
séjour habituel, de nombreux troubadours, aux- 
quels ils offiraient eux-mêmes, à la fois, l'exemple 
et l'encouragement de la poésie ; sans nous arrê- 
ter, non plus, au bon roi René, dont la munifi- 
cence favorable aux lettres et aux arts, pendant la 
majeure partie du xv* siècle, est assez connue, ne 
sufSt-il pas d'indiquer cette longue succession 
d'orateurs, de poètes , d'érudits , de philosophes, 
de naturalistes, de jurisconsultes, qui, depuis 
Duvair, Malherbe, Adrien Turnèbe, Peiresc, Gas- 
sendi, Tournefort, Adanson, Portails enfin (pour 
ne parler que des plus célèbres), exercèrent, au 
cœur même de la Provence, une puissante action? 
Outre la féconde influence des hommes émi- 
nents, il y avait celle des institutions scientifiques. 
Une Université fondée à Aix, en 1409, par Louis II^ 



— 24 — 

comte de Provence, avec des chaires de droit 
civil et de droit canon, s'adjoignit successivement 
d'autres Facultés. Le roi René la dotait, en i 462, 
d'une chaire d'anatomie ; six médecins y étaient 
agrégés en 1510, et des chirurgiens et des phar- 
maciens le furent également en 1&57. — Un édit 
d'Henri IV, du mois d'octobre 1603, établit, en la 
ville d'Aix, une académie tant es lettres humaines 
et philosophie, que théologie, jurisprudence et mé- 
decine. Cet édit, portant création du collège Bour- 
bon, complétait, en ïa réorganisant , l'ancienne 
Université, à laquelle fut adjointe, en 1655, la 
chaire de botanique et, en 1669, celle de chimie. 
Le 8 octobre 1765, le Parlement prononça un 
arrêt ordonnant l'exécution des lettres patente» du 
25 décembre 1764, qui instituaient, dans l'Univer- 
sité, une quatrième Faculté , celle des arts, et y 
agrégeaient le collège. L'enseignement de cette 
nouvelle Faculté comprenait les langues, les hu- 
manités, la rhétorique, la logique, la métaphy- 
sique, la morale, les mathématiques et la phy- 
sique. 

Comme on le voit, les sources d'une instruction 
forte et variée coulaient abQndamment, à Aix, de- 



— 25 — 
puis longtemps; si l'on eut à craindre de les voir 
tarir, ce ne fut pas au commencement, ce fut à la 
fin du xvni* siècle. Ajoutez un goût particulier 
pour la sculpture et ta peinture, entretenu par 
des protecteurs riches et intelligents, qui savaient 
attirer des artistes comme Daret, etles Vanloo; 
les nombreuses collections de médailles et d'ob- 
jets précieux; l'amour des manuscrits et des 
livres rares ; par dessus tout un souffle de l'Italie 
dans les esprits comme dans le ciel , et vous re- 
connaîtrez que l'enfance et l'adolescence de Vau- 
venargues, fils aîné d'une maison patricienne, 
c'est-à-dire privilégiée sous tous les rapports, dut 
nécessairement éprouver l'effet de ces heureuses 
influences. Les habitudes, les relations de famille, 
l'air du monde intellectuel et social dans lequel on 
commence à respirer, sont d'une extrême impor- 
tance, même pour l'esprit le mieux doté de la na- 
ture, et rien ne supplée la première éducation, 
qui peut suppléer tant de choses. Une circon- 
stance, enfin, qu'il ne faut pas négliger, c'est que, 
de très-bonne heure, Vauvenargues fut lié d'ami- 
tié avec Jules-François-Paul Fauris de Saint- Vin- 
cens, plus jeune que lui seulement de deux années 



— 26 — 

et demie, et passionné pour les nobles études. Les 
moyens, le goût, les mobiles de l'instruction ne 
manquèrent donc point d'abord, selon toute ap- 
parence, au grand écrivain; mais, comme la plupart 
des hommes de génie, c'est la seconde éducation 
qu'il s'est donnée à lui-même, avec une persévé- 
rante volonté, qui l'a fait tel que le monde le 
connaît et l'admire. 

Afin de montrer que les inductions précédentes 
ne sont pas empruntées au domaine des simples 
conjectures, je vais extraire de la correspondance 
de Vauvenargues l'unique page où il mentionne 
en passant les lectures de sa plus tendre jeunesse. 
C'est à propos du jeune chevalier de Mirabeau, 
alors âgé de quinze ans et qui commençait à ser- 
vir, près de lui, dans le régiment du roi. Vauve- 
nargues trace pour cet adolescent un remarquable 
programme d'études qu'il envoie au marquis de 
Mirabeau, le frère aîné, et, à cette occasion, se 
rappelant la vive impression que produisirent au- 
trefois sur lui-même les Vies des hommes illustres 
de Plularque, il dit : 

J'en étais fou à son âge ; le génie et la vertu ne sont 
nulle part mieux peints ; Ton y prend une teinture de 



— 27 — 

rhistoire de la Grèce et même do celle de Rome. L'on ne 
mesure bien, d'ailleurs, la force et l'étendue de l'esprit et 
du cœur humains que dans ces siècles fortunés ; la liberté 
découvre, jusque dans l'excès du crime, la vraie grandeur 
de notre âme ; là, la force de la nature brille au sein de 
la corruption ; là paraît la vertu sans bornes, les plaisirs 
sans infamie, l'esprit sans affectaticfti, la hauteur sans va- 
nité^ les vices sans bassesse et sans déguisement. Pour 
moi, je pleurais de joie lorsque je lisais ces Vies; je ne 
passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et 
autres ; j'allais dans la place de Rome pour haranguer 
avec les Gracques et pour défendre Caton, quand on lui 
jetait des pierres. Vous souvenez-vous que, César voulant 
faire passer une loi trop à l'avantage du peuple, le même 
Caton voulut l'empêcher de la proposer et lui mit la main 
sur la bouche pour l'empêcher de parler ? Ces manières 
d'agir, si contraires à nos mœurs, faisaient grande im- 
pression sur moi. Il me tomba, en même temps, un Sé- 
nèque dans les mains, je ne sais par quel hasard ; puis, 
des lettres de Brutus à Cicéron, dans le temps qu'il était 
en Grèce, après la mort de César : ces lettres sont si rem- 
plies de hauteur, d'élévation, de passion et de courage, 
qu'il m'était impossible de les lire de sang-froid ; je mê- 
lais ces trois lectures, et j'en étais si ému, que je ne con- 
tenais plus ce qu'elles mettaient en moi ; j'étouffais, je 
quittais mes livres et je sortais comme un homme en fu- 
reur, pour faire plusieurs fois le tour d'une assez longue 
terrasse, en courant de toute ma force, jusqu'à ce que la 
lassitude mît fin à la convulsion. 

Cette page, frémissante d'enthousiasme, rap- 
pelle J.-J. Rousseau retraçant, plus tard, de sem- 
blables impressions causées en lui par la lecture 



— 28 — 

(lu même livre. On sent bien que radolescent qui 
éprouvait une si vive exaltation en présence des 
grands hommes de l'antiquité , rendus vivants au 
fond de son âme, devait naturellement aspirer à 
leur ressembler. Ils demeurèrent, en effet, Tidéal 
le plus constant de sa pensée, et s'ils ne devinrent 
pas aussi le modèle de sa vie publique, teUe qu'il 
la rêvait, ce fut la faute de son siècle, non la 
sienne. 

Ce premier extrait de la correspondance de Vau- 
venargues nous conduit directement à apprécier 
les renseignements nouveaux et inespérés qu'elle 
nous fournit. La vie du célèbre moraliste était, 
jusqu'à présent, peu connue. Les biographes, 
manquant de données positives, se bornaient à 
mentionner sa courte carrière militaire pendant les 
campagnes d'Italie et de Bohème ; ses infirmités 
prématurées, provenant, à la fois, de sa faible 
complexion et des fatigues de la guerre, notam- 
ment de la désastreuse retraite de Prague ; ses vains 
efforts pour entrer dans la diplomatie, après avoir 
résigné son grade de capitaine ; les quatre der- 
nières années d'une existence maladive, consa- 
crées aux lettres et à la philosophie, soit dans les 



— 29 — 
intervalles, soit dans les crises mêmes de la dou- 
leur; puis, afin de masquer le vide d'une notice 
trop sommaire, ils s'empressaient de dire que Fau- 
teur s'étant peint lui-même dans ses ouvrages, on 
peut le retrouver là tout entier. Assurément, les 
ceuvres d'un écrivain aussi sincère et aussi naturel 
rendent témoignage de son âme ; mais il y a loin 
de cette connaissance générale et plus ou moins 
abstraite, à la liaison particulière , intime, que 
chaque lecteur sympathique voudrait former avec 
lui. Rien ne remplace les faits, les détails racontés 
par des témoins dignes de foi et qui nous intro- 
duisent dans l'intérieur des hommes illustres ; 
rien, surtout, ne supplée les confidences involon- 
taires qu'ils nous font eux-mêmes dans une cor- 
respondance destinée à rester secrète. Or, voilà 
précisément l'abondante source d'informations à 
laquelle désormais il nous est permis de puiser. 
Cent quarante lettres, presque toutes inédites, 
viennent d'être imprimées dans l'excellente et dé- 
finitive édition des œuvres du moraliste provençal. 
Vingt-trois sont adressées à Victor Riquetti, mar- 
quis de Mirabeau, son compatriote et son cousin, 
né la même année, qui fit avec lui la campagne de 



- âo — 

Bavière (1741-1742), en qualité de capitaine au 
régiment de Duras, et abandonna le service quel- 
ques semaines avant que Yauvenargues donnât sa 
démission. Ce marquis de Mirabeau, désigné d'or- 
dinaire par le surnom d'ami des hommes, titre 
qu'il se donnait emphatiquement lui-même , et 
auquel le futur orateur de l'Assemblée consti- 
tuante ajoutait, comme l'on sait, celui d'ennemide 
son filsy cultiva la littérature dans sa jeunesse. La 
communauté de goûts, sous ce rapport, jointe aux 
liens du pays natal et de la parenté, l'attachèrent à 
Yauvenargues. Plusieurs des lettres que lui écrit 
celui-ci, fournissent des indications très-signifi- 
catives sur les habitudes, les travaux, les procédés 
intellectuels de notre philosophe, quand il est, en 
quelque sorte, forcé dans les derniers retranche- 
ments de sa modestie par l'admiration impétueuse 
et par les vives instances de ce cousin enthou- 
siaste, qui devine l'étendue et la portée d'un talent 
qu'aucune manifestation extérieure n'a encore ré;- 
vélé *. Mais, on le reconnaît aussitôt , l'affection 



* « J'en sais plus que vous sur votre propre compte; si vous 
» ne vous connaissez pas encore une grande étendue de 
;> génie. » (X!!* Lettre de Mirabeau à Yauvenargues). 



— 31 — 

et la confiance intimes de Vauvenargues ne sont 
point là ; il les réserve pour un autre correspon- 
dant. 

Jules-François-Paul Fauris de Saint-Yincens, 
voilà le confident préféré. C'est le camarade de son 
enfance, l'ami de sa jeunesse, qui, jusqu'à la fin, 
restera fidèle. On ne peut lui reprocher que 
de n'avoir pas mis en lumière, pour la postérité, 
une existence malheureuse et glorieuse dont, 
mieux que personne, il devait connaître le prix. 
Peut-être des motifs, graves à cette époque, tirés 
de la position particulière de Vauvenargues dans 
sa ville natale et vis-à-vis de sa famille, empê- 
chèrent-ils seuls le meilleur témoin de son esprit 
et de son cœur de lui rendre ce public hommage, 
qui nous serait aujourd'hui d'un si grand secours. 

Quoi qu'il en soit, les lettres de notre écrivain à 
Saint-Vincens comprennent une période de huit 
années, depuis le 19 mars 1739 jusqu'au 10 mars 
1747, c'est-à-dire le dernier quart et, sans aucun 
doute, la partie la plus intéressante de cette pré- 
cieuse vie, trop tôt terminée. C'est là qu'après avoir 
été transportés, par le philosophe, au milieu des 
sphères sereines du monde idéal, nous voyons, 



— 32 — 

nous entendons familièrement l^homme; là, dans 
l'entier abandon d'un épanchement fraternel, nous 
recevons, comme celui qui mérita d'en être le dé- 
positaire, ses pensées, ses émotions secrètes , ses 
projets, ses craintes, plus vives, hélas ! et mieux 
fondées que ses espérances ; là, enfin, nous assis- 
tons au saisissant spectacle d'une grande intelli- 
gence et d'un cœur plus grand encore aux prises 
avec toutes les difficultés, toutes les épreuves du 
monde réel. 

Parmi beaucoup de choses remarquables dis- 
persées dans ces révélations posthumes, il con- 
vient, selon nous, de mettre d'abord en relief la 
part de l'amitié. Vauvenargues, qui la sentait avec 
tant de vivacité et de délicatesse, l'exprime avec 
une chaleur et une simplicité pénétrantes. Il écri- 
vait, du camp de Compiègne, le H juillet 1739 : 

Le hasard, mon cher Saint-Vincens, m*a fait rencon- 
trer ici le chevalier de Castellane, qui vient de m'ap- 
prendre le sujet de votre long silence et rextrémité où 
vous avez été. 

Quelle surprise, quand j'ai su que je vous faisais une 
injustice ! quelle joie et quelle douleur ! tout ce que Fa- 
mitié la plus sincère et la plus naturelle peut faire sentir, 
je Tai éprouvé vivement ; je vous assure, mon cher Saint- 



— 33 — 

Vincens, que j'ai été pénétré. Je no songe point sans fré- 
mir aux dangers que vous avez courus, et, quoique le 
chevalier de Castellane m'ait fort assuré que vous êtes 
bien rétabli, il me reste une inquiétude que je ne puis 
dissiper, et toutes mes réflexions m'attendrissent jus- 
qu'aux larmes. Je vous supplie, mon cher Saint-Vincens, 
de m'écrire dès que vous le pourrez ; vous ne sauriez me 
parler trop de votre maladie et entrer dans trop de dé- 
tails ; ne m'épargnez aucune circonstance, quelque triste 
qu'elle soit ; il faut que je repasse nécessairement sur ces 
idées affligeantes ; il me serait impossible de les ignorer. 

Hélas ! mon cher Saint-Vincens, je vous accusais dans 
mon cœur ; je demandais à Meyronnet de vos nouvelles ; 
il me disait que vous étiez à Aix, et que vous vous portiez 
bien, et que M. votre père avait acheté une maison. Quelle 
tristesse, tout d'un coup, d'apprendre l'état oh vous avez 
été; quel attendrissement, quelle révolution! Ah! que 
celte vie est malheureuse et agitée ! Plus les liens qui nous 
y attachent nous sont agréables et plus nous sommes ex- 
posés aux amertumes, aux dégoûts, aux plus grandes in- 
quiétudes, et ce qui devrait en être le charme et l'agré- 
ment en devient la désolation. Je ne finirais point, mon 
cher Saint-Vincens, si je voulais appuyer sur ces pensées; 
mais il ne faut point noircir la joie de votre convales- 
cence, il faut la goûter, au contraire, la savourer, en jouir 
et éloigner les réflexions 

(Suivent quelques détails sur le camp de Compiègne.) 

Trois lettres consécutives traitent de cette grave 
maladie, qui le perce, après coup , d'une si poi- 
gnante douleur, et de Theureuse guérison qui lui 

cause une si vive allégresse ; on peut, par là, me- 

3 



— 34 — 

surer à quel degré il avait été touché. Vauve- 
nargues, dans sa correspondance avec Saint- Vin- 
cens, ainsi qu'ils en usaient, je pense, l'un avec 
l'autre en conversation, lui dit tantôt vous, tantôt 
toi: ces gracieuses nuances de sentiment et de 
politesse me plaisent, je l'avoue, comme les divers 
tons dans lesquels on transpose le motif d'une 
suave mélodie. 

Ce n'est pas seulement la tendresse qui coule et 
déborde dans ces entraînantes expansion^. J'y 
trouve, à certains moments, cette sorte de jalou- 
sie que peuvent aussi produire les amitiés sans ré- 
serve, — et qu'au besoin elles justifieraient ; — 
quelquefois même, une susceptibilité ombrageuse ; 
mais ces alternatives ont leur charme , car elles 
n'ébranlent pas l'union intime dont elles dé- 
couvrent, au contraire, toute la profondeur, toute 
la solidité. Le lecteur en jugera par un exemple. 
Vauvenargues, né avec l'instinct de la grandeur 
héroïque, avec le goût de la générosité, de la ma- 
gnificence, et néanmoins resserré dans les étroites 
limites d'une fortune médiocre, ne pouvait, à 
cet égard, complètement abjurer sa nature, ni la 
satisfaire entièrement. De là, l'invincible oppo- 



— 35 — 

sîtion entre ses penchants et ses ressources, op- 
position continuelle qui fut une des peines les 
plus amères de cette vie tourmentée. On ne doit 
pas oublier qu'il avait un nom, un rang, un hon- 
neur à soutenir aux yeux du monde, et que, de 
son temps, les habitudes de luxe et d'éclat de la 
noblesse, entraînée presque tout entière, au moins 
par intervalles, dans les rangs de l'armée, ren- 
daient singulièrement onéreux le service militaire. 
Est-il besoin d'ajouter que le calcul appliqué aux 
conditions économiqujBS de Fexistence n'étant pas 
un élément essentiel des esprits du genre de Vau- 
venargues, il devait y avoir souvent, chez lui, de 
ce côté-là, défaut d'équihbre. Dans les moments 
de pénurie ou de gêne, il recourait d'ordinaire à 
Saint- Vincens, qui lui offrait sa caution quand il 
ne pouvait lui offrir autre chose* Le passage sui- 
vant exprime bien, ce me semble, les diverses 
impressions que je viens de signaler. 

Verdun, le 27 mars 1740. 

Je n'imagine pas non plus que vous veuilliez me chan- 
ger pour un autre : vous n'y gagneriez riôn ou jô suis fort 
trompé ; car si j*ai quelque mérite, il est de ce côté-là 
(du côté de l'amitié), et c'est m'humilier d'une étrange 
manière que de me le contester. 



— 36 — 

Je ne sais pas, cependant, si j'aurais eu le courage de 
me plaindre : peut-être j'aurais pris sur moi de mo taire 
encore longtemps ; mais il m'est venu dans Tosprit qu*il 
n'était pas impossible que l'argent qu'on nous a prêté, 
dont vous répondez tout seul, vous fût devenu néces- 
saire : rien ne serait si naturel. Il y a bien de l'appa- 
rence que madame votre mère tira de votre conscience, 
pendant votre maladie, le secret de cette dette ; elle peut 
souhaiter aussi que je rembourse la somme dont vous ré- 
pondez pour moi ; il n'y aurait rien à cela dont je fusse 
en droit de me plaindre ; mais on ne peut pas deviner ; si 
vous n'écrivez point, je ne saurai jamais rien et je n'aurai 
que l'inquiétude d'un doute désagréable. 

Mon premier soin, mon plaisir, mon unique inquié- 
tude, c'est do satisfaire d'abord à l'amitié, à la reconnais- 
sance ; ainsi vous n'avez qu'à parler. 

Répondez-moi donc, je vous prie, sans aucun déguise- 
ment ; la vérité la plus dure vaut toujours mieux qne l'ar- 
tifice ; l'on ne réussit que par elle, l'on ne persuade que 
par elle, et je vous aime trop, d'ailleurs, pour que vous 
puissiez me tromper. Vous l'essaieriez sans fruit, n'en 
doutez pas, mon cher ami; mais persuadez-vous bien en- 
core, quels que soient vos sentiments, que je n'oublierai 
jamais ni tout ce que je vous dois, ni ]e prix de votre 
amitié , ni le désir continuel de vous convaincre de la 
mienne. 

Déjà précédemment, le jour des Rois (comme 
porte la date, 6 janvier de la même année), Taf- 
fection offensée de Yauvenargues se plaignait dans 



— 37 — 

ces termes où l'on sent, néanmoins, bien plus la 
tendresse que l'amertume : 

Qu*ai-je fait, mon cher Saint- Vincens, ou dit qui vous 
ait déplu? Qu'est-ce que c'est que cette idée do me 
peindre un homme austère, chagrin, inquiet et farouche, 
qui s'ennuie toujours, et de mettre mon nom sous ce 
sombre tableau, en me parlant à moi qui n'ai rien si à 
cœur que de vous paraître aimable, qui me pique de sen- 
tir l'agrément de votre commerce et de n'avoir jamais 
mêlé à ce plaisir la langueur et l'ennui qui suivent l'ha- 
bitude ? Et qui vous a dit, s'il vous plaît, que je m'ennuie- 
rais de ce qui vous amuse ? Sur quoi me condamnez-vous, 
et comment avez-vous pu croire de me flatter par cet en- 
droit, sans me faire Thonneur de soupçonner un moment 
que je puisse souhaiter d'avoir des goûts conformes aux 
vôtres, et que je serais offensé de toutes vos distinctions ? 

Saint-Vincens répondit de la seule manière 
qu'il dût répondre, c'est-à-dire en homme vrai- 
ment digne d'une telle amitié. Aussi, dans la lettre 
suivante, ce sont, de la part de Vauvenargues, des 
excuses, des assurances, des protestations, tout le 
ravissement d'une tendresse qui revient d'autant 
plus vive, d'autant plus radieuse, qu'après avoir 
douté un instant, elle reconnaît l'iniquité de ses 
soupçons , l'injure de ses alarmes : 

Je ne saurais trop te répéter combien je suis reconnais- 
sant et touché de ton amitié et de la manière dont elle 
s'exprime : je n'ai jamais vu, ce me semble, de lettres si 



— 1% — 

ûaturelles, si précises, si claires, si faciles que les tieimes^ 
et si pleines de sentiment. Je pourrais te dire cela d*une 
manière plus polie, naais tu croirais que c'est un compli- 
ment, et ce n'en est point un. 

D'où vient que tu ne me dis pas quelle sorte de travail 
t'occupe pendant quatre heures, sans aucune interrupr- 
tion? J*ai peur que ce ne soit le droit, et que celte étude 
aride ne te fasse négliger ceUe des belles4ettres ; tu ne 
sais pas jusqu'à quel point tu aurais pu j réussir ; nous 
en parlerons l'hiver prochain. Tu croiras que je dis cela 
pour te regagner : ce n'est pas mon intention ; mais si tu 
sais quelque moyen de t'adoucir à mon égard, ta me fera» 
grand plaisir de me l'indiquer: car il n'y a rien que je ne 
fasse pour effacer l'aigreur que tu crois avoir vue dans la 
chaleur de mes reproches. Je te supplie, du moins, de 
croire qu'en t'offt^nt, conmie j'ai fait, de m'acqoitter avec 
toi, je n'ai jamais été fâché, un seul moment, de te de- 
voir. Dieu m'a donné, pour mon supplice, une vanité 
sans bornes et une hauteur ridicule par rapport à ma for- 
tune ; mais je*ne suis pas assez sot pour la placer aussi mal» 
J'ai toujours regardé comme un bien d*avoir des marques 
indubitables de ton amitié; bien loin qu'elles m'aient 
été à charge pendant ces froideurs apparentes, elles m'en 
ont consolé , et je m'estimais heureux de trouver cette 
ressource contre mes tristes soupçons. Je te jure, mon 
cher Saint-Vincens, que je dis vrai ; ne me fais point l'in- 
justice de douter de ce sentiment ; ce serait trop me pu- 
nir, et tu dois tout oublier ; je te le demande à genoux et 
t'embrasse de tout mon cœur *. 

* Cette lettre, datée de Metz le 23 avril 17-10, commence 
ainsi : « J'ai reçu vos deux lettres, mon cher Saint-Vincens,^ 
» par le même ordinaire, et si tu voulais din; la vérité, tu con- 
» viendrais qu'elles ont été écrites le môme jour. etc. . . .^> On 




— 39 — 

La lettre précédente exprimait un vif désir de 
visiter l'Angleterre , qui , depuis les voyages de 
Voltaire et de Montesquieu, gagnait, en France, la 
sympathie des esprits supérieurs, sans avoir encore 
celle de la nation que, plus tard, elle devait obte- 
nir. Ce projet de Vauvenargues, comme beaucoup 
d'autres desseins formés par lui pour développer 
et appliquer, dans une carrière nouvelle, ses puis- 
santes facultés, ne reçut pas d'exécution. Sa cor- 
respondance avec Saint-Vincens met sous nos 
yeux les obstacles multipliés, insurmontables, 
qu'oppose trop souvent le mauvais état de sa santé, 
toujours celui de sa bourse. 

Quorum virtutibus obstat 

Res angusta domi. 

Et cependant une irrésistible énergie l'inquiète, 
le sollicite au milieu de ces difficultés sans cesse 
renaissantes; il veut, malgré la maladie, malgré 
le défaut de fortune, réaliser ses vues d'élévation 
politique auxquelles se lie étroitement, dans son 



trouve là un exemple de ce que nous avons remarqué plus 
haut sur l'emploi alternatif de la deuxième personne du sin- 
gulier et de celle du pluriel dans la correspondance de Vauve- 
nargues avec Saint-Vincens. 



— 40 — 

esprit, l'influence, ou, pour mieux rendre sa pen- 
sée, l'action sociale. C'est là son point de mire per- 
manent, dont il ne détachera ses regards qu'à la 
dernière extrémité pour les y reporter encore, de 
tempsà autre, en dépit de toute espérance détruite, 
de toute illusion perdue. 

Le 29 janvier 1744, envoyant à Saint-Vincens 
les diverses pièces relatives à sa démission, Vauve- 
nargues donne lui-même des renseignements très- 
précis sur les motifs qui l'ont déterminé. Ces 
pièces, au nond)re de dix, méritent une attention 
particulière. Les deux lettres à Louis XY, ainsi 
que celles qu'il écrivit, pour le même objet, au duc 
deBiron, son colonel, et à M. Âmelot, secrétaire 
d'Etat aux affaires étrangères, sont empreintes d'un 
cachet de dignité admirable ^. Une pudique fierté 
voile et exprime, à la fois, le sentiment qu'il a de 
sa valeur personnelle, mais surtout la pensée qui 
le rempht, qui le presse d'être utile encore, par 
la plume ou par la parole, à cette chère patrie que 
la déËdUance de ses forces physiques ne lui per- 
met plus de servir Tépée à la main. 

* La réponse du duc do Biron est d'une froideur réroltaBte, 



— 41 — 

Voici les deux lettres adressées au roi : 

Nancy, le 8 avril 174Sr. 
Sire, 

Lorsque l'on n'a plus rien à espérer de la fortune, on 
se tourne d'abord, bien naturellement, vers ceux qui sont 
au-dessus d'elle. Je sers depuis huit ans , en France, dans 
les emplois subalternes de la guerre, sans promesse et 
sans espérance. Cette situation, insupportable à l'âge de 
vingt-sept ans, m'a fait naître la pensée et la hardiesse 
d'offrir mes services à Votre Majesté. Vous savez. Sire, 
qu'il est difficile qu'on n'espère pas quelque chose des 
hommes que le monde admire : ils élèvent nos sentiments ; 
nous croyons trouver dans notre âme de secrètes conve- 
nances qui la rendent digne d'eux, et notre vanité rap- 
pelle ainsi à elle tout ce qu'elle leur sacrifie. 

J'ai honte. Sire, de vous laisser voir ce que je présume 
de moi ; mais j'ai remarqué très-souvent que les espé- 
rances les plus ridicules et les plus hardies avaient été 
presque toujours la cause des succès extraordinaires. Je 
ne demande à Votre Majesté que d'agréer que je me donne 
à elle et que je serve auprès de sa personne, n'importe 
dans quel emploi, et j'ose croire qu'il n'y a rien dans ma 
naissance, ni dans ma conduite, qui puisse m'éloigner de 
cet honneur : je ferai connaître l'une et l'autre à Votre 
Majesté lorsqu'elle l'ordonnera, et ma vie répondra de ma 
sincérité. 

J'espère encore, Sire, que vous me pardonnerez de 
m'adresser directement à Votre Majesté. Je sais combien 
cette hardiesse est éloignée du culte que l'on rend aux 
rois ; il n'y a que Dieu et Votre Majesté qui puissent in- 
spirer tant d'amour et tant de confiance, et dont l'esprit, 
supérieur aux usages et au gouvernement des peuples, 



soit toujours on étal de se prêter aux pensées des particu- 
liers malheureux. 

Je suis avec un très-profond respect, Sire, de Votre 
Majesté, etc. 

Cette première lettre, si remarquable, ne fut 
point mise sous les yeux de Louis XY, parce que, 
le régiment du roi ayant été désigné pour une cam- 
pagne au delà du Rhin, Vauvenargues ne voulut 
pas quitter le service en de pareilles circonstances. 
A son retour, il fit présenter la lettre suivante par 
M. Âmelot : 

Arras, le 12 décembre 1743. 
Sire, 

Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espérance, 
dans les emplois subalternes de la guerre, avec une faible 
santé, je me mets aux pieds de Votre Majesté, et la sup- 
plie très-humblement de me faire passer du service des 
armées, oîi j*ai le malheur d'être inutile, à celui des af- 
faires étrangères, où mon application peut me rendre 
plus propre. Je n*oserais dire à Votre Majesté ce qui m'in- 
spire la hardiesse de lui demander cette grâce ; mais 
peut-être est-il difficile qu'une confiance si extraordinaire 
se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mé-^ 
rite qui la justifie. 

Il n'est pas besoin de rappeler à Votre Majesté quels 
hommes ont été employés, dans tous les temps et dans 
les affaires les plus difficiles, avec le plus de bonheur. 
Votre Majesté sait que ce sont ceux-là mêmes qu'il sena- 
blaitque la fortune en eût le plus éloignés.. Et qui doit, 
en effet, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu'un gen- 



— 43 — 

lilhomme qui, n'étant pas né à la cour, n'a rien à espérer 
que de son maître et de ses services? Je crois sentir, Sire, 
en moi-même, que je suis appelé à cet honneur, par 
quelque chose de plus invincible et de plus noble que 
l'ambition. 

Monsieur le duc de Biron, sous qui j'ai l'honneur de 
servir, pourra faire connaître ma naissance et ma con- 
duite à Votre Majesté lorsqu'elle le lui ordonnera , et 
j'espère qu'elle ne trouvera rien, dans Tune ni dans 
l'autre, qui puisse me fermer l'entrée de ses grâces. 

Je suis avec un très-profond respect, etc. 

Nous croyons convenable de reproduire égale- 
ment les deux lettres écrites au ministre : 

Arras, le 12 décembre 4743. 
Monseigneur, 

J'ai pris la liberté d'écrire au roi et de lui représenter 
que l'état de ma santé et de ma fortune m'ôtant toute es- 
pérance de rendre à la guerre aucun service, je croyais 
que l'habitude que je me suis faite du travail et le carac- 
tère de mon esprit pouvaient me faire espérer de le servir 
avec plus de succès, sous l'autorité de votre emploi, dans 
les pays étrangers. J*ose encore. Monseigneur, vous 
adresser ma lettre, et vous supplie de la présenter. Je 
voudrais vous paraître digne de la grâce que j'y demande; 
mais vous n'avez pas le loisir, au milieu des affaires qui 
vous environnent, de lire les discours d'un homme oisif. 
Eprouvez, Monseigneur, s'il est possible qu'il se trouve 
un homme assez hardi pour tenter d'imposer à son maître 
et à un ministre tel que vous. 

Je me ferai connaître plus particulièrement à vous, 
lorsque vous le souhaiterez. Il y a neuf ans que je sers 



— 44 — 

dans le régiment du roi, et M. le duc de Biron sait quelle 
y a été naa conduite. 
Je suis avec le plus profond respect, etc. 

La lettre qu'on vient de lire étant restée sans 
réponse, fut suivie de celle-ci, à un mois de 
distance : 

Arras, le 1 4 janvier \ 744. 
Monseigneur, 

Je suis sensiblement touché que la lettre que j'ai eu 
rhonneurde vous écrire, et celle que j'ai pris la liberté 
de vous adresser pour le Roi, n'aient pas pu attirer votre 
attention. Il n'est pas surprenant, peut-être, qu'un mi- 
nistre si occupé ne trouve pas le temps d'examiner de 
telles lettres ; mais, Monseigneur, me permettrez-vous de 
vous dire que c'est cette impossibilité morale où se trouve 
un gentilhomme qui n'a que du zèle, de parvenir jusqu'à 
son maître, qui fait le découragement que l'on remarque 
parmi la noblesse des provinces, et qui éteint toute ému- 
lation. 

J'ai passé. Monseigneur, toute ma jeunesse loin des 
distractions du monde, pour tâcher de me rendre capable 
des emplois oîi j'ai cru que mon caractère m'appelait, et 
j'osais penser qu'une volonté si laborieuse me mettrait, 
du moins, au niveau de ceux qui attendent toute leur 
fortune de leurs intrigues et de leurs plaisirs. Je suis pé- 
nétré. Monseigneur, qu'une confiance que j*avais princi- 
palement fondée sur l'amour de mon devoir, se trouve 
entièrement déçue. Ma santé ne me permettant plus de 
continuer mes services à la guerre, je viens d'écrire à 
M. le duc de Biron pour le prier de nomaier à mon em- 
ploi. Je n'ai pu, dans une situation si malheliçguse, me 
refuser de vous faire connaître mon désespoir; pamMuiez- 



— 45 — 

moi, Monseigneur, s'il mo dicte quoique expression qui 
ne soit pas assez mesurée. 

Je suis avec le plus profond respect, etc. 

Tant de noblesse de cœur, tant d'élévation d'in- 
telligence ne furent point comprises S Si ces pages, 
où respire un si beau génie, au lieu de tomber 
dans des mains frivoles et indifférentes, avaient 
frappé le regard de quelqu'un de ces hommes 
éminents qui découvrent d'un coup d'œil , chez 
les autres, les qualités qu'eux-mêmes possèdent 
ou savent estimer, Vauvenargues aurait porté dans 
la carrière des négociations, la sagacité, la finesse 
merveilleuse de son esprit, le don qu'il avait reçu 
de la nature de démêler, de gagner les hommes, 
avec ce que l'usage du monde et l'étude y avaient 
ajouté; et en même temps il aurait déployé 
cette grandeur, cette pureté de caractère qui 

* Parmi les Réfiexiong et maximes (no 561. édition Gilbert), 
on lit la pensée suivante : « Si un homme est né avec 
y> rame haute et courageuse, s'il est laborieux, altier, ambi- 
» tieux, sans bassesse, d'un esprit profond et caché, j'ose dire 
» qu'il ne lui manque rien pour être négligé des grands et des 
> gens en place, qui craignent, encore plus que leà autres 
» hommes, ceux qu'ils ne peuvent dominer. » — Evidemment 
Vauvenargues, en écrivant ceci, traduisait une expérience 
personnelle. 



honorent, à Tétranger, tout un peuple dans son 
représentant. Quelle fortune serait-ce, au moins 
pour les lettres et pour l'histoire, si Vauvenargues 
avait été envoyé, comme il le demandait, en qua- 
lité d'attaché d'ambassade, auprès de Frédéric II ! 
Ce grand prince possédait tout ce qu'il fallait pour 
l'apprécier spontanément, quand même — hypo- 
thèse inadmissible, — * la correspondance de Vol- 
taire, l'admirateur enthousiaste du jeune philo- 
sophe, ne le lui eût pas signalé. C'aurait été, sans 
nul doute, une heureuse rencontre que celle de 
ces deux génies dignes de se mesurer, capables de 
s'éclairer l'un l'autre. J'aime à me les représenter 
sous les ombrages de Potsdam, avec la noble fami- 
liarité que le héros de Mohritz savait prendre et 
accorder tour à tour, dialoguant ensemble sur la 
connaissance et le gouvernement des hommes, sur 
la guerre, la littérature, les beaux-arts, la religion 
enfin, qui, tôt ou tard, apparaît dans les conver- 
sations des hommes sérieux. Combien Vauve- 
nargues, avec sa modestie vraie, ajoutée, comme 
un charme virginal, à tant de mâles facultés, 
mais aussi avec ce tact délicat qui sait se mouvoir, 
sans heurt ni secousse, dansles plus hautes sphères 



—, il — 

sociales, combien, dis-je, avec tous ces avantages, 
toutes ces séductions, se trouvant en face d'un 
philosophe couronné, chez lequel ne pouvait ni ne 
devait entièrement s'effacer le roi, il eût mieux 
convenu que le chef des beaux-esprits, dont les 
hardiesses indiscrètes, mêlées ou suivies d'obsé- 
quiosités extrêmes, produisirent, à la cour de 
Prusse, une impression si peu digne , un effet si 
fâcheux I Jamais pareille humiliation, jamais sem- 
blable échec n'auraient été provoqués par un 
homme que sa naissance, son éducation, son ca- 
ractère, ses habitudes, avaient autrement préparé. 
Vauvenargues n'atteignit pas le but auquel il 
visait. Gomment et pourquoi t on le devine sans 
peine. Une foule de causes concourent à éloigner 
des hautes charges qu'ils seraient surtout capables 
de remplir^ les esprits supérieurs plus soucieux 
de la vérité que du succès. Puis aussi, soyons 
justes : ce jeune officier sans fortune, sans patron, 
sans protecteur, qui n'avait à offrir qu'un génie 
encore sous le voile, ne réunissait pas les condi- 
tions indispensables pour emporter, de haute 
lutte, la confiance d'un homme d'Etat ordinaire 
auquel il était totalement inconnu. Mais, comme il 



— 48 — 
lui faut, à toute force, de l'activité et de la gloire, 
ne regrettons point de le voir ainsi condamné à 
devenir simplement un grand écrivain. C'est là, 
sinon sa vocation unique, au moins sa vocation 
supérieure. N'ayant donc pas obtenu d'emploi , 
n'obtenant pas même de réponse, il écrivit à 
M. Âmelot cette seconde lettre dans laquelle, sous 
l'effort d'un violent sacrifice, on sent tout ce 
qu'il refoule de douleur au fond de son âme bles- 

Arrivé d'Arras à Paris vers le 10 février 1744, 
Yauvenai^es fut, quelques jours après, présenté 
au ministre. « Il m'a reçu poliment, écrit-il, le 26 
» du même mois à Saint- Vincens, mais les dispo- 
» sitions de ma famille ne me permettent pas de 

* Les réflexions suivantes de II. de Sacy, relatives à notre 
sujet, nou« ont frappé par leur justesse : « La 'carrière diplo- 
» matique est une de celles que les hommes distingués re- 
» cherchent avec le plus d*ardeur ; et ce n*est pas seulement 
» parce que les fonctions diplomatiques appartiennent à un 
» ordre supérieur et parce que ceux qui les remplissent sont, 
» en quelque sorte, associés au gouvernement de leur pays et 
» comme les gardiens de sa puissance, de sa dignité, de son 
2> honneur ; c'est aussi parce que ceux qui en sont investis y 
» peuvent déployer librement les plus grandes facultés de Tesprit 
» et les plus nobles qualités du cœur. Pour suivre la carrière 
» diplomatique avec succès , il ne suffît pas qu'on soit un 



— 49 — 

» suivre mes projets et je suis obligé de prendre 
» de nouvelles vues. » 

II résulte, en effet, de cette lettre et de la sui- 
vante, que son père, sollicité de lui fournir les 
moyens de rester dans la capitale pour continuer 
des démarches, s'y refusa, soit qu'il regardât le 
succès comme impossible, soit que la santé, pro- 
fondément altérée, deTaspirant-diplomate exigeât, 
avant tout, la salutaire influence de Tair natal et 
des soins maternels. Toujours est-41 que cette ré- 
solution désola Vauvenargues, comme on en peut 
juger par les lignes suivantes dont l'expression con- 
tenue est, à cause de cela même, plus douloureuse : 
Paris, le ^i*"^ mars 1744. 

Mes parents, mon cher Saint-Vincens, m' éloigneront 
peut-être pour toute ma vie de la Provence, en me faisant 

» homme habile, instruit, plein d'expérience , versé dans la 
y> connaissance du droit des gens et du droit public et au cou- 
» rant de toutes les traditions ; il £aut à tous ces avantages 
» joindre les dons d'un homme bien élevé, qui veut plaire et 
» et qui sait plaire. Le diplomate qui plaît obtient un ascen- 
r> dant qui lui rend sa tâche facile. La carrière diplomatique 
» suppose donc l'assemblage de beaucoup de qualités très- 
» diverses, et c'est pour cela qu'elle exerce sur certaines 
» natures d'élite une séduction irrésistible. » (Notice nécrolo- 
gique sur le comte Alphonse de Rayneval , ambassadeur de 
France à Pétersbourg. — Journal des Débats du 10 mars 1858. 

4 



— 50 — 

«ne nécessiltî d'y retourner ; ils ne veulent se prôter à 
rien et croient les conjonctures favorables pour me forcer 
à me détacher de mes inclinations ; je crois qu'ils se 
trompent, et peut-être qu'ils y auront du regret avant qu'il 
soit peu. 

Je ne puis pas, mon ami, en confier davantage au pa- 
pier ; mais j'espère que je serai bientôt à même de vous 
écrire avec plus de liberté. Je suis au désespoir d'être 
réduit à un parti qui me répugne, dans le fond, autant 
qu'il déplaira à ma famille : si l'on avait voulu me mettre 
en état de demeurer, un an de suite, à Paris, pour suivre 
les choses que j'y avais commencées, ou j'aurais obtenu 
ce que je désirais, ou je me serais dégoûté et j'aurais pris 
de moi-même le parti auquel on me sollicite ; mais la 
nécessité n'a point de loi. 

Quel était ce parti qui, dans le fond, répugnait 
tant à Vauvenargues? C'était évidemment laréso- 
lution, pour lui extrême, ou plutôt désespérée, de 
demander à sa plume inconnue, mais digne et con- 
sciencieuse, un moyen d'existence, après avoir 
abandonné la noble profession des armes, après 
avoir perdu tout espoir d'emploi dans les affaires 
publiques. Cette interprétation ne présente pas une 
ombre d'incertitude. Pour en demeurer convaincu, 
il suffit de se reporter au point de vue des positions 
aristocratiques de l'époque. Le futur marquis de 
Vauvenargues, aîné des enfants d'une famille dont 
les titres authentiques remontaient, comme on l'a 



— 31 — 

dit, au commencement du xiv' siècle, était appelé, 
en cette qualité, à maintenir le rang de sa maison. 
Que si sa santé détruite ne lui permettait pas d'a- 
jouter lui-même, par une alliance convenable, de 
nouveaux rameaux à cette souche antique et ho- 
norée, il devait, du moins, la représenter, à côté 
de son père, dans le pays où elle avait de profondes 
racines. En tout cas, la dignité de sa race lui in- 
terdisait, comme industrie , Tétat d'homme de 
lettres. Une s'agit pas de discuter ici un préjugé, 
qui, si Ton y regarde bien, se montre sous un 
aspect très-plausible, très-respectable même; il 
s'agit uniquement de le constater. Et d'ailleurs, 
en se rappelant plusieurs traits d'une dédaigneuse 
éloquence lancés par le morahste contre les ou- 
vriers littéraires {\e mot est de lui), qu'il n'avait pas 
eu besoin de voir de près pour connaître leur 
misère intellectuelle et leur indigence morale , 
on trouve, dans cette fière susceptibilité, un titre 
de plus à l'admiration et à la sympathie. Comme 
l'heureux président Montesquieu, — qu'il enviait 
à Mirabeau de pouvoir visiter dans son magnifique 
domaine de la Brède, — s'il avait pu, exempt des 
soucis vulgaires, se livrer tout entier aux paisibles 



— 52 — 
préoccupations 9 aux calmes jouissances du travail 
intellectuel, goûtant la liberté, la puissance immé- 
diate que donne la richesse, lorsqu'elle accom- 
pagne le mérite, et protégeant sa pensée par sa 
fortune, alors, de même que l'auteur déjà célèbre 
des Considérations sur les causes de la grandeur 
et delà décadence des Bomains, il eût composé à 
loisir de grandes œuvres lentement méditées, et il 
ne se fût pas vu forcé d'arracher avant le temps, 
pour les offrir au public, les fruits de son génie. 
Mais le ciel lui refusa ces conditions propices ^ 
Vauvenargues, placédans les dures circonstances 

* Montesquieu avait tenté, avant Vauvenargues, de suivre 
la carrière diplomatique ; il ne réussit pas mieux, auprès des 
ministres, à faire apprécier son aptitude. Dans une lettre 
adressée par lui, devienne (en Autriche), à Tabbé D'Olivet. 
il charge son collègue à TAcadémie française de sonder là- 
dessus M. de Chauvelin : c Je voudrais, dit-il, savoir si je suis 
» un sujet agréable, ou si je dois m*ôter cette idée de la tête, 
» ce qui sera bientôt fait. Les raisons pour qu'on jette les yeux 
» sur moi, sont que je ne suis pas plus bête qu'un autre ; 
» que j'ai ma fortune faite, et que je travaille pour l'honneur 
» et non pour vivre ; que je suis assez sociable et assez curieux 
» pour être instruit dans quelque lieu que j'aille. Adieu, mon 
» cher abbé, etc. {Vienne, le 10 mai 1728.) » 

A cette date, Montesquieu était Tige de trente-neuf ans. 
Ses Lettres persa/nes, livre d'une forme légère, mais qui révé- 
lait un excellent écrivain et un profond politique, étaient pu- 
bliées depuis l'année 1721 . 



— sa- 
que nous avons indiquées, revint en Provence 
vers le mois d'avril 1744, et il y resta au moins 
une année entière. Quatre lettres qu'il adrèé^se, 
dans cet intervalle, à Voltaire, dénotent l'état la- 
mentable de sa santé. c< Mon rhume, dit-il à la 
» date du 27 janvier 1745, continue toujours avec 
» la fièvre et d'autres incommodités qui m'affligent 
» et m'épuisent. Touslesmaux m'assiègent, etc. » 
Dans une de ces lettres, Yauvenargues nous ap- 
prend qu'il faisait des vers, à l'époque de sa pre- 
mière jeunesse, comme exercice de style évidem- 
ment, et non par passion impérieuse. Il le recon- 
naît lui-même de bonne grâce quand il dit : 

Je n*ai pu cependant me refuser de vous donner ce té- 
moignage de l'amour que j*ai eu de très-bonne heure pour 
la poésie; je Taufais cultivée avec ardeur, si elle m'avait 
plus favorisé ; mais la peine que me donna ce petit nombre 
de vers ridicules me fit une loi d'y renoncer *. 

Un autre aveu que les admirateurs de Yauve- 
nargues ne se consoleraient pas de trouver au 
même endroit, sous sa plume, s'ils n'y voyaient 

^ « L'imagination, l'enthousiasme, le talent de peifudre ne 
» suffisent pas pour faire un poète : il faut encore qu'il soit 
» né avec une extrême sensibilité pour l'harmonie, avec le 
» génie de sa langue et l'art des vers. ( IntroducUon h la conr- 
naissance de Vesprit humain, ebap. xv. ) 



— 54 — 

ime preuve de plus de son entière véracité, c'est 
d'avoir cédé aux suggestions d'une muse qui, 
malheureusement, laissait tomber, devant lui, le 
voile de la pudeur : 

Je ne suis pas assez impudent, dit-il, pour montrer de 
telles sottises ; je n'aurais jamais osé vous les lire ; mais 
dans réloignemont qui nous sépare et dans une lettre, je 
suis plus hardi. Le sujet des premières pièces est peu bon" 
néle ; je manquais beaucoup de principes lorsque je les ar 
hasardées ; j*étais dans un âge où ce qui est le plus licen- 
cieux paraît trop souvent le plus aimable. Vous pardon- 
nerez ces erreurs d*un esprit follement amoureux de la 
liberté et qui ne savait pas encare que le plaisir même a 
ses bornes. 

On ne peut retenir un sourire attristé en pensant 
que cette confession, noblement embarrassée de 
honte, plus noblement encore mêlée de repentir, 
s'adressait au futur auteur de la Pucelle, dont l'âge 
mûr devait se souiller par des peintures licencieuses 
auxquelles nul pardon ne saurait jamais être ac- 
cordé, parce qu'elles constituent un crime irré- 
missible contre la plus pure gloire nationale de la 
France, parce qu'elles sont une triple profanation 
de la vertu, de l'héroïsme et du malheur *. 



*^ Il faut rendre à notre siècle cette justice, et par consé- 
quent, lui reronnaître cette supériorité, qu'il ne tolérerait 



— 55 — 

G'estune curiosité bien naturelle, qui, d'ailleurs, 
n'est point sans utilité, que d'aimer à connaître les 
lieux où ont vécu et agi les personnages célèbres. 
Transportons-nous donc dans la résidence pro- 
vençale de notre écrivain. 

Après être sorti d'Aix par la porte Saint-Louis, 
si l'on marche environ trois lieues vers la partie 
septentrionale de Sainte-Victoire, on arrive au 
pied du pic le plus élevé de cette montagne et au 
bas de la colline boisée du Défens, qui encaisse 
une vallée étroite au fond de laquelle coule la petite 
rivière de la Cause. 

Là, sur un monticule émergeant du sein même 
de la vallée, s'élève le château de Vauvenargues, 
antique demeure seigneuriale bâtie au xvf siècle, 
dans le style de l'époque, et dont le nom est 



pas un semblable attentat. L*indignation publique se soulève- 
rait à rinstant même, surtout si le coup venait d'un homme 
occupant une place tant soit peu élevée dans le monde litté- 
raire. Un symptôme décisif, à cet égard, nous est fourni par 
un grand poète contemporain auquel , cependant , la morale 
la moins rigoureuse doit adresser de bien graves reproches. 
Béranger, dans son autobiographie, dit en parlant de Voltaire : 
« Je le pris presque en haine lorsque, plus tard, je lus le 
» poëme où il outrage Jeanne d'Arc, véritable divinité patrio- 
» tique, qui, des l'enfance, fut l'objet de mon culte. » 



— 56 — 

désormais associé, pour toujours, à l'illustration de 
Fécrivain qu'il rappelle. 

Une prairie bordée de saules et de peuplier» 
qu'arrose une source très-estimée des gens du pays, 
forme^ avec le jardin, une verdoyante ceinture au- 
tour de l'édifice, — ornement rare et d'autant pk& 
précieux dans cette aride contrée. 

Grâce à la disposition du sol qui lui sert de 
base, le vieux mamir se voit de loin. C'est un qua*- 
drilatère d'une grande élévation ^t d'un aspect im- 
posant. La façade principale^ à l'ouest, regarde la 
ville. Elle est flanquée de deux grosses tours, 
garnies de erénaux et surmontées d'une toiture 
conique. La belle plate-forme, qui règne sur tout 
le bâtiment, doit aussi avoir été crénelée pour 
relier le système de défense aux quatre autres 
fours placées, une au nord, une au midi, et deux 
à l'est. 

Devant la même façade s'étend une large ter- 
rasse, ornée d'une balustrade en pierres parfaite- 
ment conservées. Un superbe perron y conduit 
ainsi qu'à la porte d'honneur. Au-dessus de cette 
porte repose un fronton quadrangulaire soutenu 
par des colonnes de calcaire compacte dont les 



— 57 — 

anneaux, alternativement saillants et rentrants, sont 
à moitié encastrés dans le mur. Au centre du fron- 
ton, une pierre carrée présente trois tètes de san- 
gliers sur un champ traversé , au milieu, d'une 
barre horizontale ; de chaque c6té se tient un chien 
portant un flambeau entre les dents ; au-dessus 
du chien de droite, on voit une croix; au-dessus du 
chien de gauche, une étoile. Telles sont les armoi- 
ries, au moins singulières, que les propriétaires 
actuels, issus d'une famille de marchands de la 
ville d'Àix , ont substituées à celles des anciens 
maîtres, comme l'indique, dès le premier aspect, 
la couleur tendre du nouvel écusson enchâssé 
dans des pierres d'un grain plus serré et noircies 
par le temps. 

 l'intérieur, l'unique chose remarquable, aprè^ 
les dimensions princières des appartements, ce 
sont quelques vieux meubles ayant appartenu aux 
ancêtres de Yauvenargues et qui ont dû servir 
à notre philosophe. Du reste, nulle inscription 
commémorative : on n'a pas même imaginé, ce 
qui pourtant était assez simple, de graver sur l'un 
des murs une seule de ses immortelles maximes, 
et rien, si ce n'est sa gloire, — il est vrai, toujours 



— 58 — 

présente, — ne parle de lui au voyageur qu'elle 
seule attire dans ce lieu écarté. 

L'ancienne chapelle, en mauvais état, occupe le 
côté nord au-dessous de la plate-forme ; on y vient, 
trois fois l'an, du village, en procession. Ce village, 
ou plutôt ce hameau de Vauvenargues, Tun des 
moins populeux et des plus pauvres du pays, est 
situé à cent cinquante mètres du château, au 
nord-ouest, sur un étroit plateau dominant la 
vallée, etdominé lui-même par lesrochersabruptsde 
la petite chaîne daBaou*. Les maisons, basses et 
mal construites, semblent se confondre avec la roche 
grisâtre aui flancs de laquelle on les dirait in- 
crustées. 

De la terrasse, mais surtout de la plate-forme, à 
Touest, le regard se promène avec plaisir sur la 
vallée pittoresque et accidentée au milieu de la- 
quelle, comme un ruban d'argent, la Cause dessine 
de gracieux méandres. Dans cette direction, à tra- 
vers des massifs de chênes verts, on aperçoit la tour 
dite de César, et les ruines du castel de Saint-Marc, 
qui, jadis, fermait l'entrée du val ; ensuite^ la vue, 

* Ba4)ii, en provençal, signifie : haiilour escarpée. 



— 59 — 

détendant sans obstacle, embrasse une grande par- 
tie du territoire de la ville d'Aix^ dont un voile de 
vapeur indique au loin la présence. 

Au sud, Sainte-Victoire, la montagne historique, 
montre ses flancs crevassés et porte avec orgueil à 
sa cime, Timmense croix plantée au centre des 
débris du temple construit, il y a plus de deux 
mille ans, par les Romains, en souvenir de la dé- 
faite des Gimbres et des Teutons. Puis, les yeux 
se reposent sur la verte colline du Défens, toute 
couronnée de pins, toute parsemée de kermès, de 
buis, de plantes aromatiques, et formant un agréa- 
ble contraste avec l'àpre nudité du géant de pierre 
qui se dresse au-dessus d'elle. Enfin, à Test, dansun 
espace d'un demi-kilomètre, s'allongent les contre- 
forts boisés de la chaîne du Samlmc, véritables 
Thermopyles, qui n'ouvraient, autrefois, sur la 
vallée, qu'un accès étroit et dangereux. 

Ce grand, ce beau paysage, éclairé par la splen- 
dide et chaude lumière du soleil méridional, forme 
un poétique séjour, singulièrement propre à éveiller 
l'imagination, à exciter la pensée. L'enfance rê- 
veuse, la jeunesse contemplative de Vauvenargues 
durent y puiser de vives et profondes impressions. 



— 60 — 

Peut on en douter, si Ton se reporte au temps de 
son adolescence, et si Ton se rappelle cette pathé- 
tique scène peinte par lui-même, lorsque^ le ccmir 
débordant de l'enthousiasme qu'a produit en lui 
la lecture de quelques pages des Hommes illustres 
de Plutarque, « il étouffe, quitte ses livres, sort 
Tf> comme un homme en fureur, et fait plusieurs 
» fois le tour d'une assez longue terrasse, en cou- 
» rant de toute sa force, jusqu'à ce que la lassitude 
» mette fin à la convulsion... » Son àme est là tout 
entière. On se plaît à le voir, aux diverses heures 
du jour, cherchant en cet endroit, selon la saison, 
l'ombre ou la chaleur; méditant, composant en 
silence; puis, s interrompant tout à coup pour 
contempler le limpide azur du ciel, l'ensemble ou 
les détails du paysage ; pour aspirer les senteurs 
pénétrantes que le vent lui apporte après avoir 
couru sur la plaine embaumée de serpolet et de ro- 
marin ^ ou bien écoutant le bruit confus des trou- 
peaux et des voix, humaines qui lui viennent de la 
forêt; jouissant, en lin mot, du spectacle inspira- 
teur d'une solitude à la fois majestueuse et char- 
mante. Il y a, en effet, bien des idées, bien des 
émotions à recueillir en face de celte montagne 



— 61 — 
grandiose que les paysans provençaux, dans leur 
harmonieux langage, appellent la Santo-Vittari* . 

Vauvenargues, — nous le voyons par sa corres- 
pondance — était encore en Provence, au prin- 
temps de 1745; nous le retrouvons l'été suivant, 
à Paris, dans le même état qui lui fait dire, le 22 

juillet, à Saint-Vincens : «Je suis en peine de 

» votre santé, quoique vous me marquiez qu'elle 
» est meilleure ; la mienne est toujours si mauvaise 
» et m'oblige à tant d'attentions que je mène une 
» vie pénible, pleine de sujétions et de tristesse.» 
Il avait certainement emporté le manuscrit de son 
livre à peu près achevé, puisque, le 30 décembre 
de cette année, il annonce au même ami l'envoi de 
Y Introduction à la connaissance de l esprit humain 
qui venait de paraître, sans nom d'auteur, avec le 
millésime de 1746. 

Je ne doute pas, dit-il, que beaucoup de gens ne mo 
condamnent de Tavoir donné au public ; on ne pardonne 
guère^ dans le monde, cette espèce de présomption, mais 
j'espère de supporter arec patience le tort qu'elle pourra 



* Les gens de Vaurenargues appellent aussi Sainte-Victoire 
la buono nowrrigo (la bonne nourrice), parce que les terres 
cultivables étant rares, ils vivent principalement du travail de 
bûcherons dans les parties boisées de la montagne. 



— 62 — 

me faire, si on me devine. C'est à des hommes plus heu- 
reux que moi qu'il appartient de craindre le ridicule ; pour 
moi, je suis accoutumé, depuis longtemps, à des maux 
beaucoup plus sensibles. 

Certes, voilà une défiance admirable chez notre 
auteur, àTinstantoù il vient de lancer sa première 
oeuvre, objet de longues méditations, fruit de 
l'amour qui produit le plus d'illusions paternelles; 
mais il en parle ainsi dans toute la candeur, dans 
toute la sincérité de son âme. Ecoutez ce qu'il 
écrit à Voltaire, après que celui-ci, ravi d'enthou- 
siasme, a relu (ce sont ses propres termes) l'ou- 
vrage avec tin ej?^reme recweiHemen^ après qu'il y 
a admiré de nouveau cette belle âme si sublime ^ si 
éloquente et si vraie: cette foule d'idées neuves ou 
rendues d'une manière si hardie, si précise; ces 
coups de pinceau si fiers et si tendres ; il répond : 

Je ne mérite aucune des louanges dont vous m'honorez; 
mon livre est rempli d'impertinences et de choses ridi- 
cules ; je vais cependant travailler à le rendre moins mé- 
prisable, puisque vous voulez bien m'aider à le refaire. 
Dès que vous m'aurez donné vos corrections, je mettrai 
la main à l'œuvre. J'avais le plus grand dégoût pour cet 
ouvrage ; vos bontés réveillent mon amour-propre; je sens 
vivement le prix de votre amitié ; je veux du moins faire 
tout ce qui dépend de moi pour la mériter. 



— 63 — 

Il fallait avoir un sentiment aussi vif que pro- 
fond de la beauté idéale pour juger avec cette sé- 
vérité un livre dans lequel brillent de nombreuses 
parties achevées, des beautés littéraires ou philo- 
sophiques d'un ordre supérieur; mais celui qui a 
dit : Les feux de l'aurore ne sont pas si doux que 
les premiers regards de la gloire, et qui a si bien 
analysé les éléments constitutifs du génie S celui- 
là devait se montrer rigoureux envers lui-même, 
et, plaçant à une telle hauteur la perfection de l'art 
d'écrire, il pouvait naïvement croire en être fort 
éloigné. Si l'on avait encore là-dessus quelque 
doute, on y renoncerait après avoir lu cette confi- 
dence épanchée du fond du cœur de Vauve nargues 
dans celui de Saint- Vincens : 

Veus estimez trop ce petit succès. Il s'ea faut de beau- 
coup, mon cher ami, que la gloire soit attachée à si peu 
de chose. Vous vous moquez de moi quand vous parlez 
comme vous faites. Un homme qui a un peu d'ambition 
serait bien vain, s'il croyait avoir mérité de telles louanges 
pour avoir fait un petit livre. 

Puis aussitôt résonne une note toute vibrante 
de tendresse : 

Ce qui me touche, mon cher Saint-Vincens, c'est qu'elles 

* Introduction a la connaissance de l'esprit humain, eh. xv : 

DU GÉNIE ET DE l'ESPRIT. 



— 64 — 

viennent de votre amitié; c*est cette amitié qui m'honore 
et qui me fait aimer moi-même la vertu, afin de vous plaire 
toujours et de vous faire estimer, si je puis, les sentiments 
que je vous ai voués jusq*au tombeau. . . 

Jusqu au tombeau! autre accent parti des 

profondeurs de l'âme et des entrailles^ et qui nous 
émeut comme il dut émouvoir sou ami. Précé- 
demment, lorsqu'il assurait Saint-Yincens de son 
inaltérable affection, Yauyenai^es disait : « Tant 
que je vivrai ; » — maintenant que le terme se 
rapproche d'une manière sensible, il dit d'un ton 
douloureux mais calme, où se confondent l'atten- 
drissement et la sérénité : jusqu'au tombeau! 

Le mal augmentait, en effet, à vue d'œil. Peut- 
être, néanmoins, notre cher malade jetait-il, de 
temps à autre, sur sa fin prochaine, le voile de 
l'illusion. Comme il se serait volontiers rattaché 
à l'existence par les doux liens de l'amitié , on 
le voit dans sa lettre écrite, le 30 mai 1746, à 
Saint-Vincens, qui était sur le point d'épouser 
une personne d'une naissance et d'un mérite dis- 
tingués, la fille du marquis de Vence. Il le félicite 
avec une mélancolie particuhère, tempérée, toute- 
fois, par le bonheur d'autrui cordialement par- 
tagé : 



— 65 — 

Voilà, lui dit-il, rétablissement le plus décent et le plus 
agréable que vous pussiez faire : un grand nom, beau- 
coup de bien, le plus aimable et le plus respectable de tous 
les hommes pour beau-père. Quoique je ne sois plus fait 
pour paraître à aucune fête, je suis fâché, mon cher Saint- 
Vincens, de voir celle-ci de si loin; je voudrais être té- 
moin de votre joie et de celle de vos amis. La mienne est 
égale aux sentiments que vous me témoignez ; rien ne 
m'est plus cher que votre amitié ; elle est la plus douce 
de mes consolations dans les maux qui m'accablent. Soyez 
toujours heureux, mon cher ami, autant que vous méritez 
de l'être, et n'oubliez jamais un philosophe qui gémit 
d'être obligé de vous écrire, quand il voudrait pouvoir 
passer sa vie auprès de vous et vous embrasser mille 
fois. 

Un rayon d'espérance éclaire le commencement 
de la lettre du 23 août de la même année, sans 
qu'aucune amélioration notable se soit opérée dans 
sa santé. Mais, comme l'indique lepostr-scriptumy 
l'état de nos affaires en Italie lui faisait appréhen- 
der une invasion du duc de Savoie en Provence, 
et cette crainte exaltait à la fois, chez lui, l'ardeur 
guerrière et un double patriotisme ; car ce n'était 
pas seulement la France en général, c'était, en 
particuUer, le pays de sa naissance et de sa famille, 
le lieu de ses premières, de ses plus intimes affec- 
tions, que menaçaient les armes de l'étranger. 
Vauvenargues, oubliant l'affaiblissement progressif 



— 66 — 

qui, désormais, ne lui laissera que six mois d'une 
vie mourante, veut ressaisir son épée; il supplie 
ses amis de lui obtenir quelque emploi que ce soit; 
il s'indigne contre lui-même de rester tranquille- 
ment au coin de son feu^ tandis que toute la Provence 
est armée. Quatre lettres, du 24 novembre 1746 au 
1 1 février 1747, bien qu'elles portent l'irrésistible 
empreinte de la souffrance, s'animent , tout d'un 
coup, de cette flamme rallumée au foyer des plus 
fiers, des plus dignes sentiments de l'âme humaine, 
et, en les lisant, on verse des larmes de douleur 
autant que d'admiration sur le suprême effort d'un 
courage invincible, qui s'élance à travers des 
organes en ruines. Le contraste de tant de faiblesse 
physique et d'une si haute énergie morale vous 
afflige, mais surtout vous élève. 

Cependant, lorsqu'il offrait ainsi son bras à sa 
patrie, Vauvenargues n'avait plus, en réalité, 
pour elle que son cœur. On le voit d'une manière 
frappante par sa lettre du 18 janvier, où il parle 
d'un malaupiedy qui depuis longtemps V empêche de 
se tenir vis-^-vis de sa table pour écrire; on le voit 
non moins clairement dans ce passage du 1 1 fé- 
vrier : 



— 67 — 

Je ne me flatte pas encore de sortir do sitôt , car il n'y 
a aucun changement à mon engelure *; la plaie est tou- 
jours de môme, et Tos fort gonflé. Le défaut d'exercice 
influe sur ma santé ; je ne digère point, et je suis plein 
d'humeurs qui se portent sur ma poitrine et irritent ma 
toux : je vous entretiens de toutes ces bagatelles, parce 
que je sais que vous m'aimez. 

Ces bagatelles 1 encore un mot qui peint la rési- 
gnation douce et souriante de Yauvenargues. Il 
s'exprimait avec la même simplicité^ le même 
désintéressement sur ses ouvrages, le 23 août 
1746: 

Vous me demandez si je continue à travailler : il y a 
longtemps que je ne fais rien ou peu de chose; je n'ai 
point de copiste et n'en ai pas besoin. Si je faisais, dans 
la suite, quelque niaiserie dont je fusse content, je la ferais 
transcrire et je vous l'enverrais ; je ne désire rien tant, 
mon cher ami, que de vous entretenir de moi et de vous 
empêcher de m' oublier. 

La dernière lettre de VauvenarguesàSaint-Vin- 
cens, datée du 10 mars, est pleine de tristesse, et, 
ce que nous n'avions pas vu encore, le découra- 
gement s'y révèle. Les premières lignes font re- 
gretter qu'il ait eu sujet d'adresser, même sous la 

* Vauvenargues avait eu les jambes gelées pendant la 
désastreuse retraite de Prague à Egra , et , à la suite de la 
petite vérole, V engelure avait dégénéré en plaie. (Note de 
M. Gilbert. ) 



— 68 — 

forme la plus adoucie, la plus indulgente, un re- 
proche dont le motif lui causa, sans nul doute, un 

profond chagrin : 

Paris, le 10 mars 1747. 

Je vous adresse , mon très-cher ami , une petite lettre 
pour mon frère, que je vous prie de lui rendre, en mains 
propres, lorsque vous le rencontrerez. Il y a longtemps 
que vous me privez des témoignages aimables de votre 
souvenir, et je suis bien aise d*avoir cette occasion de 
vous en faire un petit reproche. 

Il y a deux mois et demi que je garde ma chambre, 
avec des infirmités que cette vie trop sédentaire ne soulage 
point; je n'ai pas besoin, mon cher ami , de tant d*ennui 
et de solitude pour songer à vous ; mais je vous regrette 
souvent, et je voudrais bien être à portée de vous deman- 
der du secours contre la tristesse de mes rêveries. Rendez- 
moi compte d'une vie qui m*est chère et qui est. plus heu- 
reuse que la mienne ; vous écarterez les chagrins qui me 
surmontent. Vous savez si je suis sensible aux charmes de 
votre amitié et de votre conversation : un enchaînement 
malheureux de plusieurs causes me fait passer ma vie 
éloigné de vous; cela changera, si je vis, et vous me tien- 
drez lieu des pertes que j'ai faites et de la santé qui me 
manque. 

II mourut le 28 mai 1747, n'ayant pas encore 
atteint sa trente-deuxième année. 

Les derniers moments de Vauvenargues ont 
donné lieu à des récits controuvés où Tesprit de 
parti se manifeste avec toute l'évidence qu'a- 
joutent, en ces matières, aux traits essentiels de la 



— 69 — 

vérité, la distance des temps et l'apaisement des 
passions. Quelques hommes animés d'une haine 
furieuse, et dès lors aveugle, contre le christia-* 
nisme, voulurent trouver dans la mort du jeune 
philosophe un argument que sa vie leur refusait. 
De là une anecdote, d'abord racontée^^it-on, par 
d'ÂrgentaH et ensuite mise en scène par Gondorcet. 
Selon celui-ciyVauvenargues aurait congédié, après 
quelques minutes d'entretien, le prêtre introduit 
furtivement dans sa chambre, puis, s'adressant à 
d'Argental lui-même, qui venait de rentrer, il Fui 
aurait dit : 

Cet esclave est venu, 

Il a montré son ordre et n'a rien obtenu. 

Avant tout, pourrait-on admettre, sans d'irré- 
cusables preuves, qu'un penseur éminent qui, 
l'année précédente, avait donné des témoignages 
pubUcs de sa foi aux vérités chrétiennes, — éloi- 
gné d'ailleurs, dans sa conduite comme dans ses 
paroles, de toute affectation, — eût ainsi arrangé, 
d'une façon théâtrale, sa dernière heure? Il n'y a 
là aucune vraisemblance. Au contraire, Vauve- 
nargues, tel que nous le connaissons, — si le scep- 
ticisme l'avait enveloppé de ses ténèbres à l'instant 



— 70 — 

formidable où toute âme qui n'est pas complète- 
ment fermée, s'ouvre et se dilate aux rayons que 
projette sur elle la lumière du monde supérieur, 
— Vauvenai^ues, loin de faire parade d'incroyance, 
aurait, par respect pour lui-même et pour sa fa- 
mille, emporté son amer secret dans la tombe. 

En dehors des inductions morales, pourtant si 
puissantes lorsqu'il s'agit d'un homme de cette in- 
telligence et de ce caractère, et même sans re« 
lever les contradictions palpables des différentes 
versions de l'anecdote précitée, nous avons, au 
sujet de la Religion apparaissant près du ]chevet 
des mourants, la pensée intime, la pensée for- 
melle du moraUste. La XLY* lettre du recueil 
traite, à peu près tout entière, du malheur des im- 
pies ; on y trouve une pensée revêtue d'une image 
que l'on dirait émanée de la plume de Bossuet à 
l'égard de ceux qui ayant consumé leur vie à noircir 
la vérité, la repoussent encore dans les bras de la 
mort, et presque éclipsés dans son ombre. 

Gomme c'est le cœur qui doute dans la plupart des 
gens du monde , quand le cœur est converti tout est fait; 
il les entraîne ; Fesprit en suit les mouvements par cou- 
tume et par raison. Je n'ai jamais été contre. Mais il y a 
des incrédules dont l'erreur est plus profonde ; c'est leur 



% 



— 71 — 

esprit trop curieux qui a gâté leurs sentiments ; leur raison 
s*est égarée et formée sur le mensonge ; ils ont consumé 
leur vie à noircir la vérité ; ils la repoussent encore entre 
les bras de la mort et presque éclipsés dans son ombre.... 
Cette même Religion a des preuves irréfutables, etc. 

On lit, dans la lettre XL% le passage suivant, 
qui n'est pas moins significatif : 

Je ne suis point surpris de la sécurité avec laquelle tu 
as vu les approches de la mort; il est pourtant bien triste 
de mourir dans la fleur de la jeunesse ! Mais la Religion, 
comme tu dis, fournit de grandes ressources; il est heu- 
reux, dans ces moments, d*en être bien convaincu. La vie 
ne paraît qu*un instant auprès de Téternité, et la félicité 
humaine un songe; ei, s*il faut parler franchement, ce 
n*est pas seulement contre la mort qu'on peut tirer des 
forces de la Foi; elle nous est d'un grand secours dans 
toutes les misères humaines : il n'y a point de disgrâces 
qu'elle n'adoucisse, point de larmes qu'elle n'essuie, point 
de pertes qu'elle ne répare ; elle console du mépris, de la 
pauvreté, de l'infortune, du défaut de santé , qui est la 
plus rude affliction que puissent éprouver les hommes, et 
il n'en est aucun de si humilié, de si abandonné qui, dans 
son désespoir et son abattement, ne trouve en elle de 
l'appui , des espérances , du courage. 

Ne sont-ce pas là de ces vrais accents partis du 
cœur [verœ voces ah imo pectoré)^ et que le cœur 
reconnaît avec un sens infaillible?. .. Enfin, si l'on 
rapproche la Méditation sur la foi et la Prière, pu- 
bliées à la suite de V Introduction à la connaissance 



— 72 — 

de r esprit humain, sans compter une foule d'autres 
passages analogues , dispersés dans les ceuvres et 
dans la correspondance de Vauvenai^ues, peut- 
on raisonnablement admettre que la mort de cet 
homme véridique, de ce philosophe sincère, ait 
calomnié sa conscience et démenti sa vie? Non^ 
certes, on ne le peut pas S 

* L*anecdote de Gondorcet, d'abord publiée dans réditioo 
de Kehl des Œuvres de Voltaire, plus de trente ans après la 
mort de VauTenargues, et reproduite dans l'édition Bouchot, 
ne repose sur aucun témoignage positif. D'Àrgental, mis en 
scène dans cette dernière édition , n'est pas même nommé 
dans la première. Indépendamment des contradictions pal- 
pables résultant de ces yersicms différentes , Voltaire , que 
Gondorcet cite pour garantie, n'a pas écrit un seul mot qui 
puisse le justifier. Au contraire, dans son Eloge funèbre des 
officiers morts pendant la guerre de 1741 , l'auteur du Siède 
de Louis IV, parlant de Vaurenargues, le présente comme 
Vame la plus dégagée de tout esprit de parti. M armontel, qui 
avait connu d'une manière intime notre moraliste et qui lui a 
consacré plusieurs pages touchantes, dit formellement : Il est 
mort dans Us sentiments d'un chrétien philosophe. 



— 73 



CHAPITRE III 

PHILOSOPHIE 

Parmi les pages inédites de Vauvenargues ré- 
cemment publiées, il convient d'attacher une im- 
portance toute particulière au fragment intitulé : 
Plan d'un livre de philosophie. Ce morceau, remar- 
quable à beaucoup d'égards, mérite spécialement 
notre attention par la lumière nouvelle et inatten- 
due qu'il répand sur le dessein de l'auteur de 
y Introduction à la connaissance de Fesprit feu- 
main. 

Le cadre déjà très-vaste du livre que nous pos- 
sédons était plus vaste encore dans le projet anté- 
rieur de Vauvenargues. Il avait conçu un immense 
édifice dont nous allons montrer les lignes princi- 
pales, et pour lequel un grand nombre de pensées, 
de maximes, actuellement disséminées, formaient 
autant de pierres taillées d'avance, qui, plus tard, 
dev&ient occuper la place marquée par l'architecte. 



I 



— 74 — 

Les souffrances physiques, mille obstacles jetés à 
travers ses efforts, la brièveté de sa vie surtout, 
rempêchèrent d'achever ce qu'il avait entrepris, 
î ce que, — l'âge et le travail aidant, — il était ca- 
pable d'exécuter. Une analogie, à la fois doulou- 
reuse et glorieuse, se présente ici tout naturel- 
lement : celle de Pascal trahi, comme lui et avant 
lui, dans sa gigantesque entreprise, moins par de 
continuelles infirmités que par une mort préma- 
turée ; mais, chez le philosophe du xvm* siècle, de 
même que chez celui du xvii% la grandeur, la ma- 
jesté du plan idéal subsistent, et les parties ache- 
vées, ou simplement ébauchées, se dessinent d'une 
manière plus nette dans la perspective lointaine où 
nous les^^ontemplons ; Vauvenargues, comme Pas- 
cal, est mieux connu, mieux apprécié de notre 
siècle que de ses contemporains. 

Leur méthode, leur idée fondamentale diffèrent; 
il y a, toutefois, entre eux cette frappante ressem-r 
blance que l'un et l'autre, à leur point de départ, 
attaquent le scepticisme ; c'est l'ennemi commun 
auquel ils commencent par arracher les armes. 

Faute de pouvoir accorder un grand nombre de réflexions 
contradictoires en apparence, ou véritablement incompa- 



— 75 — • 

tibles, dit Vauvonargues, plusieurs se sont persuadé qu'il 
irappartenait pas à l'homme de connaître la vérité, car le 
pjnrrhonisme est né de Timpuissance de Tesprit, comme 
rindifférence de la vérité est née du pyrrhonisme. On a 
fait ce raisonnement : S'il y a tant de choses également 
apparentes etnéanmoins incompatibles, ou tout est erreur 
dans le monde, ou Tesprit de Thomme est incapable de 
démêler la vérité; or, si la vérité ne peut être connue, 
c'est une folie de la chercher. Alors, et les auteurs et les 
lecteurs sont convenus qu'il n'était plus question que 
d'avoir de l'esprit, et les uns n'ont écrit, et les autres n'ont 
lu que dans cette unique pensée. 

Notre moraliste s'élève ainsi, tout d'abord, con- 
tre ces insouciants de la vérité pour lesquels les 
livres ne sont qu'un amusement, — disposition 
lâche et honteuse, qui a son principe dans le scep- 
ticisme pu qui doit y aboutir. Il flétrit avec l'ironie 
sereine des esprits supérieurs, plus pénétrante que 
tous les traits de l'indignation, ce sacrilège abus 
de l'intelligence. Développant ensuite, sans la rap- 
peler d'une manière expresse, l'observation de 
Pascal inscrite en tête de la préface de V Introduc- 
tion à la connaissance de l'esprit humain : les bonnes 

MAXniES SONT DANS LE MONDE, ÎL NE FAUT QUE LES 

APPUQUER, l'auteur trace, à grands traits, le dessin 
d'un ouvrage dont l'objet serait de faire « un corps 
» de principes, de rassembler toutes les lumières 



— 76 -- 

» des grands génies, de purger leurs opinions du 
» faux qui peut s'y être mêlé, et d'élever, avec des 
» matériaux aussi riches que ceux qu'ils nous ont 
» laissés, un édifice qui ait de la proportion et de 
» l'étendue. » 

Le jeune philosophe, on le voit, ne se propose 
rien de moins que de « former un esprit vaste de 
» tant d'esprits particuliers, mais excellents, qui 
» nous ont ouvert l'entrée de toutes les sciences. » 
Et parce que, continue-t-il, a c'est un grand défaut 
» dans les ouvrages de réflexions, de ne pas faire 
» un tout, car l'esprit saisit avec peine ce qui n'est 
» point un, » il veut constituer un système général 
1\ des vérités essentielles. Alors, par un de ces mou- 
vements d'une simplicité éloquente, comme on en 
rencontre souvent chez Vauvenargues, il demande 
qu'on nous mène aux grandes sources de nos opi- 
nions. 

C'était lui, le noble, le vaillant esprit, qui s'of- 
frait avec une modestie égale à son courage, de 
nous conduire à ces sources pures, 

Juvat integros accedere fontes ; 

Et quelle marche la pensée eût faite sous la cou- 



— 77 — 

duite d'un tel guide, si lui-même n'avait été arrêté 
dès le début du voyage I 

Vauvenargues, nous le répétons, visait très-haut, 
bien plus haut qu'on ne le croit généralement. Il 
aspirait à écrire V Esprit des lois de VirUelligence 
hîtmaine. Moins heureux en toutes choses que cet 
autre grand génie dont il aurait pu devenir Témule, 
il n'eut pas vingt années devant lui pour accomplir 
sa tâche ; aussi n'en a-t-il donné que VirUroduc-- 
lion; mais une preuve irrécusable qu'il la compre- 
nait à la manière de Montesquieu, ce sont les in- 
dications qui terminent le Plan d'un livre de philo- 
sophie. Redisons ses propres paroles : 

Je voudrais encore qu'on prouvât la réalité de la vertu 
et celle du vice, qu'on expliquât la religion et la morale, 
que Ton remontât aux principes de Tune et de l'autre, qu'on 
cherchât, dans la connaissance de l'esprit humain, la 
source des coutumes différentes, des mœurs qui nous sem- 
blent les plus barbares, et des opinions qui nous surpren- 
nent le plus, afin qu'on ne s'étonnât plus de tant de choses 
qu'il serait si facile de concilier et de comprendre. 

Gomme le commerce paraît aujourd'hui une chose fort 
importante, ainsi que les manufactures et les arts qui le 
font fleurir, et qu'il se trouve, néanmoins, des philosophes 
qui méprisent toutes ces choses qu'ils croient superflues, 
et voudraient ramener les hommes à la première simpli- 
cité, je crois qu'il serait instructif et agréable de montrer 
en quoi les uns et les autres se trompent, et en quoi ils 



— 78 — 

peuvent être bien fondés. Il ne serait ni moins utile ni 
moins nécessaire de décider entre les ignorants et les sa- 
vants du mérite des beaux-arts, trop estimés peut-être par 
les uns, et trop avilis par les autres. Je voudrais qu'on 
fixât aussi nos opinions sur le gouvernement, dont les 
hommes disputent depuis si longtemps sans pouvoir s'ac- 
corder. 

Rien ne serait plus utile, ce me semble, que de régler 
ainsi tous les principaux points de nos disputes, en conci- 
liant, autant'qu'il est possible, toutes les vérités répandues 
dans nos opinions, et en les dépouillant du faux qui s'y 
est mêlé. Or, je crois qu'il serait nécessaire, pour cela, 
de traiter chaque chose brièvement, clairement, et de ma. 
nière que les vérités présentées prévinssent toutes les ob- 
jections qu'on a coutume de leur opposer, afin d'éviter les 
longueurs et les détails ; car, si l'on s'engageait, sur cha- 
que article, ou dans de longues disputes ou dans des dé- 
tails expliqués, l'ouvrage devenant alors trop étendu pour 
être saisi facilement et d'un coup d'oeil, on perdrait le 
fruit principal qu'on s'y propose, qui est de pouvoir rap- 
procher en peu de mots toutes les vérités importantes, et 
former un corps de principes. Toutefois, il serait facile, 
après avoir traité les grands sujets dans un premier tome, 
d'en expliquer les branches et les effets dans un second et 
dans un troisième, qui, sans séparer les matières du pre- 
mier volume, ne feraient que les éclaircir. 

Une particularité, digne d'être remarquée en 
passant, n'aura point échappé au lecteur. Lorsque 
Yauvenargues signalait ces philosophes qui mépri- 
sent, comme choses superflues, le commerce, les 
manufactures, les arts, et qui voudraient ramener 



— 79 — 

les hommes à la simplicité première, il posait en 
termes précis, plusieurs années avant l'Académie 
de Dijon, la question fameuse que J. -J.Rousseau, 
encore inconnu, devait prendre pour thème de son 
brillant paradoxe*. 

Laissons maintenant le livre de philosaphie tel 
qu'il était conçu, et étudions-le tel qu'il est sous 
nos yeux. 

Cet ouvrage ne forme pas un système métaphy- 
sique dans lequel les propositions s'enchaînent ri- 
goureusement les unes aux autres ; c'est une série 
d'observations particulières sur les facultés de l'in- 
telligence et du cœur. Or, comment analyser une 
analyse, à moins de la refaire? Nous devons donc 
nous contenter de mettre en relief les idées princi- 
pales. 

L'auteur attache une souveraine impoii:ance à 
la nature de l'âme proprement dite. L'âme, selon 



* Comme nous Favons déjà dit, le livre de Vauvenargues 
parut, vers la fin de Tannée 1745, avec le millésime de 1746. 
L'Académie de Dijon mit au concours, en 1749, le sujet sui- 
vant : Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué h cor- 
rompre ou a épurer les mœurs ? Rousseau traita ce sujet de la 
manière qu'on connaît, et obtint, en 1750, le prix qui fonda 
sa réputation. 



— 80 — 

notre philosophe, détermine Tesprit, lui donne sa 
forme et son essor. L'essence individuelle de l'âme, 
en un mot, voilà l'élément primordial, constitutif, 
d'où dérivent toutes nos aptitudes ; nous aurons 
plus d'une occasion de revenir sur ce principe gé- 
nérateur, qui occupe une place si élevée, qui rem- 
plit un rôle si décisif. 

Trois livres divisent Y Introduction à la connais- 
sance de t esprit humain. Le premier traite des 
facultés intellectuelles ; le deuxième a pour sujet 
les passions ; le troisième est consacré au bien et 
au mal moral. 

Yauvenargues veut d'abord faire connaître, au 
moyen de définitions et de réflexions, fondées sur 
teûppérience, a toutes ces différentes qualités qui 
» sont comprises sous le nom d'esprit, » et il com- 
mence par riMAGiNATioN, la Réflexion et la Né- 
moire. 

L'ordre choisi ne nous parait pas heureux. La 
faculté fondamentale, chez nous, ce n'est point 
l'imagination ; c'est la raison, dont l'imagination 
dépend, car la raison l'appUque, la superpose, 
comme un vêtement ou un ornement, aux idées 
abstraites. Yauvenargues, d'ailleurs, renverse, aussi- 



— si- 
tôt après ravoir établie, la base de sa classification, 
quand il dit : « j'appelle imagination le don de con- 
» cevoir les choses d'une manière figurée, et de 
» rendre ses pensées par des images, d D'après 
cette définition même, qui nous parait bonne et que 
nous adoptons, l'imagination est le regard de l'in- 
telligence ou de la raison s'arrétant sur les objets 
du monde sensible et s' élevant par degrés au moyen 
de la réflexion et de la pensée, jusqu'à la puissance 
de les transfigurer, en les faisant servir à la mani- 
festation du monde spirituel et des idées qu'il ren- 
ferme. Si l'initiative appartient à l'imagination dans 
le développement de l'enfant, c'est que l'homme, 
au début de son existence est voisin de l'animalité; 
que sa nature spirituelle se développe, pour ainsi 
dire, par couches C4)ncentriques du dehors au de- 
dans ; qu'il ne révèle souvent que bien tard ses 
facultés les plus nobles, la raison et la volonté, aux* 
quelles appartient la première place en dignité pré- 
cisément parce qu'elles ont la dernière dansl'ordre 
d'évolution qui nous élève graduellement du monde 
sensible au monde intelligible. 
Voltaire a écrit en marge d'un exemplaire des 

œuvres de Vauvenargues conservé à la Bibliothèque 

6 



— Sa- 
de la ville d'Aix : « La mémoire est la première 
(de nos facultés) ; on ne pense que par mémoire. * » 
Cette observation est tellement superficielle et 
inexacte qu'elle mérite à peine d'être relevée, car 
si l'imagination n'est que l'aptitude à recevoir l'em- 
preinte des objets extérieurs, et, sous ce rapport, 
nous est commune avec les animaux ; si elle est le 
regard de l'intelligence abaissé sur les choses de 
l'espace, la mémoire, quelle que soit d'ailleui*s sa 
noblesse, n'est que ce même regard s'exerçant dans 
les conditions de la durée : elle n'est donc aussi 
elle que l'instrument delà réflexion et de la pensée, 
qui s'efforce, tout en s'appuyant sur les choses du 
temps et de l'espace, de s'abstraire de leur multi- 
plicité pour tendre à Tunité et s'élever vers les ré- 
gions de l'infini. C'est vers l'infini que nous nous 
trouvons entraînés par l'exercice de toutes nos 
facultés, et il n'en est pas une qui ne porte dans 



* Voir, dans l'avertissement de l'édition de M. Gilbert, 
des renseignements importants et des remarques pleines de 
sagacité sur l'exemplaire dont il s'agit. M. Mouan, avocat, 
sous-bibliothécaire d'Aix, avait déjà publié à ce sujet une 
intéressante brochure de 16 pages in-8% intitulée : Quelques 
mots 8wr un exemplaire des œuores de Vauoenargues avec 
'^^^tes manuscrites aux marges. Aix, 4856. 



— 83 — 

son activité le caractère de cet attrait sans limite du 
désirable et de l'intelligible, que notre volonté re- 
cherche sous toutes les formes. Ce sens de l'infini 
et cette volonté de le posséder révèlent en nous des 
facultés bien plus élevées que l'imagination, la mé- 
moire et la réflexion même, et qui ne pouvaient 
échapper à celui qui a dit que les grandes pensées 
viennent du cœur : aussi Yauvenargues nous semble- 
t-il s'être oubUé lui-même en écrivant dans la con- 
clusion de ce chapitre : a Imaginer, réfléchir, se 
» souvenir, voilà les trois principales facultés de 
♦> notre esprit. C'est là tout le don de penser, qui 
» précède et fonde les autres. » 

Il règne là une confusion étonnante chez un 
homme qui voyait la vérité d'une manière souvent 
lumineuse, mais qui était trop dominé par l'esprit 
de son siècle pour chercher ailleurs que dans sa 
jeune expérience les solutions du problème qu'il 
agitait. Dès cette époque, en eflfet, il était reçu 
dans les sciences philosophiques de n'admettre 
comme certain que ce que l'analyse et l'obser- 
vation personnelle avaient constaté. Il était ré- 
servé à la philosophie contemporaine, après bien 
des tentatives et des recherches infructueuses, de 



— 84 — 

nous éclairer enfin sur la stérilité du labeur indi- 
viduel dans cette voie d'observation et d'analyse de 
nos facultés pour nous conduire à la connaissance 
de notre être spirituel. Nous savons aujourd'hui 
que ce n'est point en nous mêmes seulement, ni 
dans le monde extérieur que nous devons chercher 
lalumière; que les faitsde sensibilité et d'expérience 
physique ne sont pas les seuls dont nous ayons 
à tenir compte, mais que la science de l'homme 
puise ses éléments dans les régions du sentiment 
moral aussi bien que dans celles de la sensation, 
dans l'expérience des générations humaines et dans 
les traditions qu'elles nous ont léguées comme dans 
l'expérience bornée et étroite de l'individu ; en un 
mot, dans les faits de la vie spirituelle autant que 
dans ceux de la vie matérielle. Vauvenarguesn'igno- 
rait point ces vérités ; il en avait au moins le pres- 
sentiment, comme toutes les belles intelligences , 
et, s'il fait une part si large à l'imagination, c'est 
qu'il l'aimait en écrivain avant de la juger en philo- 
sophe, a II n'arrive jamais, dit-il, qu'elle soit vérita- 
» blement échauffée sans passionner Tàme. » Peut- 
être lui attribuait-il même une influence encore 
plus directe et plus active sur nos autres facultés. 



— 85 — 

L'imagination est, en effet, dans cette merveille 
que l'on appelle l'homme, quelque chose de spé- 
cialement merveilleux. Placée au point d'intersec- 
tion de la nature intellectuelle et de la nature 
physique, elle participe de Tune et de l'autre ; elle 
apparaît comme un produit de notre double sub- 
stance. Elle tient à l'âme par les fonctions spiri- 
tuelles qu'elle exerce ; elle touche au corps par les 
représentations sensibles dont elle est le miroir. 
Puissance mystérieuse ! on l'appellerait volontiers 
un sens de plus, lorsqu'elle s'adapte, en quelque 
sorte, à chacun de nos oi^anes pour continuer ou 
reproduire leurs opérations. Mais quel nom lui 
donner lorsque , d'un coup d'aile, elle nous em- 
porte au plus haut des régions éthérées et soulève le 
voile jeté sur Tinfini; ou bien lorsque, descendue 
de ces hauteurs, elle fait passer devant nos yeux 
ses magiques évocations, soit qu'elle charme par 
les plus riants tableaux une capricieuse rêverie, 
soit qu'elle illumine de subites clartés une médi- 
tation profonde. Elle occupe dans notre âme un« 
place immense, elle y rempUt un rôle incessant. 
Elle ne s'arrête pas même lorsque toutes nos autres 
facultés sont enveloppées et liées par le sommeil, 



— 86 — 

car les rêves, c'est encore, c'est toujours l'iiuagî- 
nation. Dans cette absence momentanée de l'en- 
tendement et de la volonté, elle veille, comme un 
vacillant reflet de l'intelligence , qui , selon une 
glorieuse disposition de Dieu, n'abandonne jamais 
entièrement la créature faite à son image. Ainsi, 
à chaque instant du jour et de la nuit, sur quelque 
point du globe , riant ou triste, que l'universelle 
Providence l'ait placé, l'homme imagine. Sa fan- 
taisie toujours en mouvement, même lorsqu'il n'en 
a pas conscience , élargit ou resserre , éclaire ou 
obscurcit son esprit et son cœur. Le pâtre errant 
dans les monotones plaines de la Beauce ou dans 
les sites grandioses des Alpes et des Pyrénées, le 
rude matelot balloté sur l'immensité de la mer, 
l'humble artisan au fond d'un obscur réduit, de 
même que l'homme d'Etat, de même que le poëte 
et le philosophe dans leur cabinet silencieux, tous, 
grands et petits, savants et ignorants, riches et 
pauvres, nous sommes, à divers degrés et sous des 
formes diverses, les tribiitaires de l'imagination. 

Au reste, l'imagination étant, à la fois, si l'on 
peut ainsi parler, la plus matérielle des facultés de 
l'esprit, puisqu'elle ne peut se passer de l'entremise 



— 87 — 

des sens , et la plus intellectuelle des opérations 
physiques, puisqu'elle transporte la sensation au 
sein de la pensée, Yauvenargues , en lui assignant 
le premier rang, faisait, sans le savoir, un pas vers 
la doctrine que devait bientôt formuler Condillac '. 
Peut-être, enfin, notre écrivain, dont la langue 
scientifique n'est pas toujours exacte , attachait-it 
simplement au mot imaginer la signification de 
concevoir. Dans ce cas, nous réduirions volontiers 
à une critique d'expression ce que nous avons dit 
plus haut. 

Dans l'énumération et la description suivantes, 
Vauvenargues passe en revue les manières d'être 
ou d'agir de nos facultés essentielles. Ici encore 
l'ordre adopté ne peut pas être rigoureux à moins 
de rattacher, par les lois de l'analogie, ces diverses 
modalités aux attributs dont elles dépendent. Par 
exemple, la fécondité que l'auteur met en tête, ne 

i Gondillac naquit à Grenoble dans la même année (1715) 
où Vauvenargues naquit à Aix , et , comme lui , il publia en 
1746 son premier ouvrage intitulé : Essai su/r V origine des 
cormaisscmces humaines. On remarquera l'analogie des ma- 
tières traitées par les deux philosophes. Ceci n*a rien qui doive 
étonner, le courant des idées, dans un même siècle, entraî- 
nant naturellement vers les mêmes sujets les esprits supé- 
rieurs. 



— 88 — 

serait point à son rang dans cette espèce de genèse 
psychologique, si elle ne correspondait qu'à la fa- 
culté d'imaginer considérée comme acte primitif 
de l'entendement, car une imagination féconde est 
bien plutôt la condition première de la poésie que 
de la pensée. Mais peu importe, en définitive» une 
coordination plus ou moins arbitraire des modes 
d'activité par lesquels se manifeste l'intelligence : 
l'essentiel, ^près l'avoir bien observée et bien dé- 
finie dans ses éléments constitutifs ou dans sod 
centre, c'est d'observer et de définir, avec la même 
exactitude , les qualités multiples qui partent de 
là et y reviennent comme autant de rayons. Que 
Vauvenargues, donc, fasse passer la fécondité, la 

VIVACITÉ, la PÉNÉTRATION avaut la JUSTiESSE, la NET- 
TETÉ, la PROFONDEUR, OU bien qu'avec un droit au 
moins égal nous revendiquions la première place 
pour le bon sens, qui n'occupe sur sa liste que la 
septième, ceci ne nous inquiète nullement, con- 
vaincu comme nous le sommes d'avance, qu'il 
déploiera lui-même toutes les précieuses facultés 
dont il entreprend de faire l'analyse. 

Les qualités d'esprit ne s'acquièrent point par 
t habitude; on les perfectionne seulement, a dit Pas- 



— 89 — 

cal \ Une pensée analogue sert de fondement à la 
théorie de Yauvenai^ues. Il attache , — on se le 
rappelle, — une suprême importance à la nature 
individuelle de Tâme , qui, selon ses propres ex- 
pressions, forme r esprit et Itd donne l'essor. Ainsi, 
quand il dit : // faut avoir de F âme pour avoir du 
goùty personne, je pense, n'osera le contredire. Ce 
sont les dispositions spontanées de l'âme, sa sen- 
sibilité, sa délicatesse natives, qui constituent l'or- 
gane intérieur au moyen duquel nous sentons, nous 
apprécions ce qui a rapport à l'esthétique. On en 
peut dire autant de I'^tendue, de la peofondbdh, de 
la FoacB, de la FINESSE : ces diverses manières d'être 
d'un même sujet dépendent évidemment de sa na- 
ture intrinsèque, en d'autres termes de son essence 
individuelle. 

A plus forte raison faut-il appliquer ce principe 
à riNYBNTioN, à L'éloquence, au génie et à l'cspaiT, 
que l'auteur analyse tour à tour. C'est la note fon- 
damentale du thème dont nous entendons succes- 
sivement les variations. Et il n'y a pas lieu d'en être 
surpris : la spontanéité devait naturellement rem- 

i Discours sur les passions de Tamour. 



— 90 - 
plir ce rôle dans le système du philosophe qui fait 
venir du cœur les grandes pensées. 

De même que l'âme détermine l'esprit, elle dé- 
termine le caractère, dont les qualités sont trop 
souvent confondues avec celles de l'intelligence, 
a Un homme , dit Vauvenargues, est distrait et 
• rêveur, on croit qu'il a l'esprit lent et peu d'ima- 
» gination^ » 

Il dit ailleurs : a L'âme influe beaucoup sur Tes- 
» prit ; l'esprit influe aussi sur Tâme. C*est de 
» l'âme que viennent les sentiments ; mais c'est 
» par les organes de l'esprit que passent les objets 
» qui les excitent *. » Parle-t-il de l'étendue de 
l'esprit, il a bien soin de dire que « cette qualité 
» dépend aussi beaucoup de l'âme, qui donne or- 
» dinairement à l'esprit ses propres bornes, et le 
» rétrécit ou l'étend, selon l'essor qu'elle même 
» se donne '. x> Lorsqu'il traite de la délicatesse, 
il pose tout d'abord qu'elle vient essentiellement de 
l'âme *. En résumé, il n'y a, pour Vauvenargues, 



* Chap. XVI. 
« Chap. XXV. 
8 Chap. X. 

* Chap. IX. 



\ 



— 91 — 

de vrai et de solide esprit que celui qui prend sa 
source dans le cceur *. Tel est le fondjde la doc- 
trine de cette partie de son ouvrage. 

Ce n est point là, sans doute, une étude scrupu- 
leusement analytique des facultés de l'âme comme 
celle que les progrès des méthodes philosophiques 
ont produite danslapremière moitié du XIX^ siècle : 
mais on ne doit pas perdre de vue que Vauvenar- 
gues n'avait nullement la prétention de former un 
système. Plus moraliste que métaphysicien, plus 
homme du monde qu'homme d'école, il prenait 
les choses au point où l'expérience de son tempan 
les avait amenées. Ne cherchons donc pas , chez 
lui, ces classifications, ces définitions rigoureuses 
ni cet ensemble d'observations exactes qui ont 
transformé, de nos jours , la psychologie en une 
sorte de chimie intellectuelle, et qui l'ont portée 
au niveau des autres sciences les plus solides et les 
.plus avancées. La véritable spécialité de notre 
écrivain est la morale : aussi avons-nous hâte d'en- 
trer dans cette sphère avec Tintention de nous y 
arrêter davantage. 

* Maxime 477. 



— 92 — 

Vauvenargues définit d'abord l'essence de la pas- 
sion : il la place dans l'amour de Tétre ou de sa 
perfection et dans le sentiment de son imperfection 
ou de son dépérissement, a Nous tirons, dit-il, de 
)» Texpérience de notre être une idée de grandeur, 
» de plaisir, de puissance que nous voudrions tou- 
» jours augmenter ; nous prenons dans l'imper* 
i> fection de notre être une idée de petitesse, de 
» sujétion, de misère que nous tâchons d'étouffer : 
» voilà toutes nos passions ^ » 

Cette définition nous parait juste et féconde. En 
effet, c'est dans le sentiment alternatif ou simultané 
de notre puissance et de notre faiblesse qu*il faut 
placer les mobiles de nos actions. Bien que l'ac^ 
tiyité soit inhérente à la nature humaine, elle ne 
s'exerce néanmoinsque sous l'empire d'une passion 
quelconque. On doit conclure de là l'importance 
suprême d'une bonne discipline des passions, la né- 
cessité de fortes habitudes qui leur tracent, en quel- 
que sorte, un cours rationnel et leur ouvrent un lit 
régulier. Le gouvernement de nos passions, c'est le 
gouvernement de nous-mêmes dans sa partie la plus 

*Chap.XXll. 



— 93 — 

(lélicate,car,cequi conduit l'homme^c'estmoinsson 
esprit que son caractère, et le caractère se compose 
de passions bien ou mal réglées. 

Après avoir ainsi ramené toutes nos passions à la 
double conscience de notre force et de notre fai- 
blesse, au double sentiment de la perfection idéale 
et de l'imperfection réelle de notre être, Vauve- 
nargues distingue celles qui tiennent plus étroite- 
ment à la constitution physique et celles qui se 
rattachent d'une manière plus intime à la*^ consti- 
tution morale. Il les étudie d'abord dans leurs mani- 
festations générales qui sont, selon lui, les rapports 
immédiats du tempérament et de l'humeur avec 
l'âme ; c'est là la base physiologique de sa théorie, 
ce qui lui fait considérer la gaité, la joie, la mélan*- 
colie comme autant de caractères ou de degrés 
distinctifs des diverses organisations. 

Notre philosophe établit une distinction rigou^ 
reusc entre Vamour de nous-mêmes et l'amour^ 
propre. Voici la définition à la fois profonde et dé- 
licate qu'il donne de l'amour, t L'amour est une 
» complaisance dans l'objet aimé : aimer une 
» chose, c'est se complaire dans sa possession, sa 
» grâce, sonaccroissementy craindre sa privation, 



— 92 — 

Vauvenargues définit d'abord IW *"® ^"' 

sion : il la place dans Tamoup ' d'attache- 

perfection et dans le senUme- volontaire de 

ou de son dépérissement ' P^"*' ^" ™^'"^' 

>• rexpérience de no' '^^^°* ^^ ^^^"* ^^ ^^ 

• de plaisir, de r '^"' "" ^^^' ^^'"^^ ^^^^'" 

» jours augm ^ , oV^^ ^^ °^*^^ ^°^^"^ '^^"^ ^^* P'"® 
» fection .^^""r^/re, que l'être sans l'objet de notre 
» suj^' .^' iparsi^^ que c est notre amour qui est 
» • , ^ Lésion dominante V » Ici la pensée de 
' arg^^^ ^^ rencontre avec cette divine parole 
^\ fivcur : Personne ne peut aimer davantage ses 
^^ qu'en donnant sa vie pour eux, et, en effet, 
^lie démonstration suprême de Tamour reste sans 
(objection possible. L'auteur applique avec la même 
force le même argument à l'amour de la gloire, 
pour laquelle tin homme meurt de sang-froid. Au 
contraire, Tamour-propre ou Tégoisme, loin de 
vouloir s'immoler, rapporte tout à soi. Il.se mani- 
feste principalement dans l'orgueil, qui est un pro- 
duit de la complaisance exclusive ou excessive que 
nous avons en nous mêmes et qui, sous ses formes 

1 Chap. XXIV. 
' Ibidem. 



— 95 — 

Itiples, prend les noms de présomption, de va- 
de fierté, 
yeux de Vauvenargues, la distinction entre 
de nous-mêmes et Tamour-propre est 
^le. Toutefois, il ne tient pas outre me- 
. terminologie, qu'on pourrait effecti- 
-uient contester, et, afin d'éviter une dispute de 
mots, il rappelle le principe qui éclaire, pour lui, 
le fond des choses, à savoir : que tous nos senti- 
ments pouvant se ramener à celui des perfections 
relatives et des imperfections réelles de notre être, 
c'est là qu'il nous faut chercher la source de nos 
passions, comme aussi celle de nos plaisirs et de 
nos peines. 

Parmi les passions , il examine d'abord les 
grandes, les principales, dont les autres, dit-il, ne 
sont que des dépendances , et, en première ligne, 
il place l'ambition, qu'il approuve ou qu'il con- 
damne suivant le but qu'elle se propose et les 
moyens qu'elle emploie, — vertu chez l'un , vice 
chez l'autre, élévation d'âme et d'intelligence dans 
celui-là, bassesse de cœur et d'esprit dans celui- 
ci, selon leurs vues et leurs actes. 
Vauvenargues ayant traité de l'amour de la 



— 96 — 

^gloire dans deux discours spéciaux, indépendam-^ 
ment du chapitre XXVIP de Vlntroduaion à la 
connaissance de V esprit humain, nous résumerons 
d'une seule fois toute sa doctrine sur ce grand et 
magnifique sujet. 

\ ^ L'amour de la gloire, inséparable pour lui de 
l'amour de la vertu, est l'aiguillon naturel des gé- 
néreuses entreprises demandées à chacun de nous 
dans la sphère de notre activité et dans la mesure 
de nos forces ; car , si nous ne sommes pas tous 
destinés à exceller par les talents, nous sommes, 
du moins, tous appelés à nous distinguer par notre 
conduite. Or, l'honneur qui revient après avoir 
bien fait, donne partout aux facultés humaines une 
énergique impulsion. Yauvenargues voit, du reste, 
dans cette passion, plutôt un soutien qu'une ré*- 
compense pour la vertu, et c'est à ce titre qu'il 
l'encourage: « L'amour de la gloire, dit-il, porte 
» l'esprit à ces nobles efforts, où la vertu, supé^ 
» rieure à soi-même, franchit les limites mortelles 
» de son court essor, et, d'une aile forte et légère, 
» échappe à ses liens *. i> — » Voilà qui est assui^é- 

* Premier discours sur la gloire. 



— 97 — 
ment fort beau, mais qui ne détruit point cette 
grave objection : que l'immense majorité des 
hommes se laissant entraîner sous le poids d'inté- 
rêts grossiers, le désir de la gloire est impuissant 
à soulever ces âmes alourdies, et qu'il faut, par 
conséquent, pour les tourner vers le bien, un res- 
sort à la fois plus intime et plus général. Ce ressort 
est, de toute évidence, le mobile religieux. Or, si 
la religion, malgré les avantages qu'elle assure en 
ce monde, et les biens éternels qu'elle promet, ne 
parvient néanmoins à se faire écouter et suivre que 
du petit nombre^ comment l'amour de la gloire 
entratnerait-il la masse des hommes? Yauvenar- 
gués s'adresse donc uniquement à une faible élite 
d'esprits et de caractères élevés, quand il ofTré ce 
motif et ce biit à leur ardeur, et il restreint encore 
considérablement leur nombre, quand il donne 
pour corrélatif obligé à l'amour de la gloire l'amour 
de là-vertu. 

L'amour des sciences et des lettres devait natu- X 
relleiment inspirer à notre auteur, qui en était pé- 
nétré, un choix de pensées vraies et d'expressions 
heureuses. C'est dans ce chapitre que l'on trouve 
ce mot souvent cité: « On ne peut avoir l'âme 



I 



— 98 — 
D grande ou l'esprit un peu pénétrant sans quelque 
yt passion pour les lettres. » Cette passion, d'après 
Yauvenargues, prend, comme l'amour de la gloire, 
son origine dans le sentiment de notre vide et de 
notre imperfection. L'une veut nous étendre au 
dehors, l'autre nousagrandir intérieurement; voilà, 
entre les deux, toute la différence. 

Yauvenargues signale, dans l'amour des sciences 
et des lettres, deux inconvénients : le mauvais 
choix et l'excès. Quant au choix, comme il dépend 
de la nature et de la portée d'esprit de chacun^ l'on 
ne peut guère le modifier; c'est une affaire en 
quelque sorte tout individuelle. U n'en est pas 
^si de l'excès : plusieurs moyens sont efficaces 
pour le combattre. L'auteur recommande, à ce 
^lyet^ la fréquentation du monde; qui assouplit et 
poUt, en même temps, nos facultés intellectuelles» 
les bans livres, dit'-il, fmt Vesséni» des nmUems 
esprits : formule bien simple, mais d'une Justesse 
et d'une netteté saisissantes* 

Poursuivant toujours son idée première sur ¥é^: 
sence des pas^ions> Yauvenargues considère {avthi 
rice comme une défiance extrême de notre impet^ 
fection naturelle, qui cherche à se prémunir con-^ 



— 99 — 

Ire Tinstabilité de la fortune; et, parce qu'elle 
n'exige , ni vigueur physique , ni élévation d'in- 
telligence, ni force morale, elle apparaît d'ordi- 
naire au déclin des autres facultés et parmi leur^ 
ruines. 

La cupidité, Tamouf du faste, le goût des plai-^ 
sirs, l'avarice elle-même alimentent la passion du 
jeUf que l'on retrouve chez toute sorte d'hommes 
an milieu des conditions les plus diverses. 

La passUm des eocerdùes ne flatte pas seulement 
les sens, elle flatte aussi l'âme, qui s'exalte dans la 
force ou l'adresse du corps, s'enivre et s'éloUfdit 
dans le bruit et dans le mouvement. Il y a là une 
large place pour la vanité humaine, tellement avide^ 
et à la fois tellement misérable, qu'on la voit se 
prendre aux moindres objets par lesquels elle croit 
pouvoir se satisfaire *• 

' Consultons les fraj^ments de Pascal sur les Divertissements y 
cette poignante analyse dans laquelle te grand penseut dé- 
<itivait, avant Ëossuet, avee lei^ traits les plus pénétrants, 
rineùnorabh ennmm qui fait le fond de la vie humaine, et soii 
tns^arable compagne, la vanité : « Ainsi Thomme est si mal- 
» heureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune causé d'en- 
» nui , par l'état propre de sa compléxion • et il est si vain , 
» qu^ëtant piein de mille causes essentielles d'ennui, la tiioin- 
» dre choses comme Un billard et une balle qu'il pousse, 
» suflSt pour le divertir. — Mais , direz-vous, quel objet a-(-if 



— 400 — 

Le chapitre sur Vamour paternel est composé 
simplement de deux phrases, si peu justes qu'elles 
nous forcent de recourir à une douloureuse hypo- 
thèse pour les expliquer. Rappelons d'abord ce 
que Yauvenargues dit de l'amour-propre en l'op- 
posant à l'amour de nous-mêmes : 

L'amour-propre subordonne tout à ses commodités et 
à son bien-être ; il est à lui-môme son seul objet et sa 
seule fin ; de sorte qu'au lieu que les passions qui viennent 
de Vamour de nous-mêmes nous donnent aux choses, 
Tamour-propre veut que les choses se donnent à nous, et 
se fait le centre de tout. 

Sans nous arrêter à relever ce qu'il peut y avoir 

» en tout cela? Celui de se vanter demain , entre ses amis , 
• de ce qu'il a mieux joué qu'un autre 

» Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours 
» peu de chose. Donnez-lui , tous les matins , l'argent qu'il 
» peut gagner chaque jour, à la charge qu'il ne joue point : 
» vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c'est 
» qu'il cherche l'amusement du jeu, et non pas le gain. Faites- 
» le donc jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas et s'y en- 
» nuiera 

» Ce n'est pas qu'il y ait, en. effet , du bonheur, ni qu'on 
» s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on 
» peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court. On n'en 
» voudrait j)as s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mou et 
y> .paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse con- 
» dition, qu'on recherche, mais c'est le tracas qui nous dé- 
» tourne d'y penser et nous divertit. » ( Pensées de Pascal , 
édition Havet, p. 52 et 55. } 



— 101 ~ 

de contestable dans cette antithèse, nous ajoute- 
rons immédiatement les paroles suivantes tirées du 
chapitre qui nous occupe : 

Un père ne sépare point Tidée d'un fils de ]a sienne , 
à moins que le fils n'afTaiblisse cette idée de propriété 
par quelque contradiction ; mais plus un père s'irrite de 
cette contradiction , plus il s'afOige, plus il prouve ce que 
je dis. 

Il sort de ce passage, — du moins, nous le crai- 
gnons, — une triste clarté sur les rapports de Yau ve- 
nargues avec son père. Autrement nous ne saurions 
concevoir qu'un homme, un moraliste, doué d'un 
cœur si tendre et d'un esprit si pénétrant, n'ait 
trouvé au fond de l'amour paternel que les gros- 
siers instincts de Tamour-propre. Quelque déplo- 
rable que soit ce point de vue de notre auteur, 
c'est le seul qui nous explique comment il a traité 
ou plutôt comment il a écarté, avec amertume, un 
des plus beaux sujets de son livre. Hàtons-nous 
toutefois de le reconnaître (c'est une circonstance 
atténuante) : dans les mœurs de l'aristocratie fran- 
çaise, au siècle dernier, trop souvent les intérêts 
ou les préjugés du nom l'emportaient sur les sen- 
timents naturels, et le refus de Yauvenargues d'ha- 



— loa — 

biter la Provence j^ aprè$ avoir quitté le service mn 
litaire, (jlut être regardé par ses parents comme un 
coupable oubli de ce qu'il leur devait, k eux et à 
leur antique maison. Mais il convient de ne pas 
soulever davantage le voile qui recouvre ces mys- 
tères de famille^ et nous os(»i» i peine confirmer 
d'an mot rapide notre pénible supposition, en fai- 
sant remarquer que si Vauvenargues, le sensible 
Yauvenargues, ne pade pas de l'amour maternel, 
c'Qst probablement pour les mêmes motifs. 

Le chapitre vivant sur Vamour filial est é^ale* 
laent sec et ne peut que fortifier l'opinion énoncée 
t<Kut à l'heure. Quelques mots bien sentis sur l'a- 
mour fraternel montrent le cœur de notre {diilo- 
sophe plus ouvert à cette affection , comme nous 
le savons^ d'ailleurs, par sa correspondance. 

Dans les trois pages consacrées ensuite à Vami^^ 
tiéj l'âme de Vauvenargues, telle que nous la con-*^ 
Qiàissons,, teUe que. nous L'aimons, se retrouve tout 
entière* Q étend au delà d^ la mei^re ordinaire le» 
d^xoîrs d'un sep.timent qu'il sut si bien pratiquer. 
<c ^ous suivons^ dit-il, notre ami dans ses dis* 
)» grâces ; mais dans ses faiblesses, nous l'abandon- 
» QOins : c'est être plus faible que lui. » Et n'est-ce 



— 103 — 

pas lui-*inèiûequ*îl peint d'une manière naturelle 
et touchante quand il dit : 

Oa ne trouve nulle part ramitié si vive et si solide que 
dans les esprits timides et sérieux , dont Tâme modé- 
rée connatt la venu ; dai^ elle soulage leur cœur op^es^é 
^ous le mystère et sous le poids du secret^ détend leur 
esprit, Télargit, les rend plus confiants et plus vifs, se 
mètè à leurs amusements, à leiirs affaires et à leurs plai- 
sirs mystteieut : c'est Tâme de toute leur vie. 

Vamour n'a pas inspiré Yauvenargues aussi Lien 
que l'amitié, sans doute par défaut d'expérience 
personnelle. Tout ce qu'il dit de spécial à ce si^t 
ne vaut point la belle définition rapportée plus 
haut, d'après laquelle l'amour est une complaisance 
dans r objet aimé, etc. Cependant il montre une dé- 
licatgsse et une élévation admirable en terminant 
ainsi : 

Ce qui s'offre à nos sens ne nous plaît alors que comme 
ime image de ce qui se cache à leur vue ; donc nous n*ffH 
mons alors les qualités sensibles que comme les organes 
de notre plaisir, et avec subordination aux qualités insen- 
sibles dùtïi elles sont Texpression; donc il est au tnoins 
vrai que Tâme est ce qui nous touche le plus. Or^ ce n'est 
pas aux sens que Tâme est agréable^^ mais à l'esprit; ainsi 
rïûtéirÔt de l'esprit devient Tintérêt principal , et si celui 
des sens lui était opposé, nous>le lui sacrifierions. 



— 104 — 

Suivant Yauvenargues, la pitié est tm senUment 
mêlé de tristesse et d'amour. Cette noble définition 
écarte, ou du moins fait passer à l'arrière-plan, 
Tamour-propre considéré par d'autres moralistes 
comme la cause première de la pitié. Ainsi nous 
n'avons pas besoin de faire un retour égoïste sur 
nous-mêmes, à la vue des souffrances de nos sem- 
blables, pour en être émus, et le cri d'une douleur 
sympathique s'échappe spontanément du fond de 
notre cœur. 

Les divers effets de la haine, tels que la jalousie, 
l'envie, la colère, l'indignation, le mépris, l'anti- 
pathie, sont de même analysés avec une grande sa- 
gacité. Après avoir posé en principe que « tous les 
B sentiments sont mêlés d'amour ou de haine ; x> 
que a l'estime est un aveu intérieur du mérite de 
» quelque chose, » comme « le respect est le sen- 
» timent de la supériorité d'autrui, » l'auteur ra- 
mène son idée fondamentale sur l'amour, qui est 
« une complaisance dans l'objet aimé ; x> puis il 
établit que les hommes, en général, s'aimant plus 
que tout le reste, mesurent naturellement leur es- 
time et leur respect sur le prix qu'ils attachent aux 
objets qui leur plaisent. 



— 105 — 

Par un effet naturel de cette disposition, la haine 
rabaisse tout ce que relève l'amour, et « puisqu'il 
» n'y a presque point d'hommes dont le jugement 
» soit supérieur à leurs passions, » Yauvenargues 
conclut qu'il faut se présenter à eux par des côtés 
attrayants. Il indique toutefois aussitôt un autre 
moyen plus digne et plus sûr de conquérir leur 
estime : c'est de leur faire désirer la nôtre en nous 
ennoblissant devant eux par l'élévation de l'esprit 
et du caractère, et en ajoutant à ces hautes qualités 
le charme irrésistible de la bonté, de l'indulgence, 
et d'une simplicité modeste. On sent bien ici que 
Yauvenargues donne sa propre recette^ et qu'il a 
mis en action cette morale avant de la mettre en 
théorie. Tel est, selon lui, le véritable secret pour 
gagner et conserver les suffrages. Quant aux petites 
finesses employées pour les surprendre, c'est, à 
ses yeux comme aux nôtres, la ressource bientôt 
épuisée de la médiocrité. 

Le désir, l'ennui, l'espérance, le regret, la timi- 
dité, la raillerie, la surprise, l'étonnement, l'admi- 
ration, tour à tour, lui fournissent une abondante 
matière d'observations profondes ou ingénieuses. 
Il fait observer que les hommes dominés par les 



-- 106 — 

sens ne sont pas, d'ordinaire , sujets aux grandes 
passions^ Les objets extérieurs les amusent, les 
amollissent. Voilà pourquoi les hommes enjoués, 
généralement contents de leur genre d'existence, 
ne mutent point d'ardeur à en chercher un autre. 
L'auteur termine ce deuxième livre par des pen- 
sées générales sur le jeu des passions, ayant soin 
de noter quil se place au point de vue purement 
bumafin. « Je regarde, dit-il, humainement les 
» choses, t Ainsi, Yanvenai^ues lui-^ême nous 
en avertit, il n^a voulu, dans cet ouvrage, consi- 
dérer l'homme que sous l'aspect philosophique ôt 
eomme agissant avec ses seules facultés naturelles. 
Cela voifdraît-il dire qu'il n'admettait pas une force 
supérieure, une foitre divine «'ajoutant à la volonté 
bmsaine et lui imprimant une direction spécîateT 
Plumeurs déclarations expresses des (»uirre$ et de 
la eorrespùndance protesteraient contre cette in-^ 
terprétation. Il suffit, en ce moment, de rappeler 
ces m^niflques paroles du premier discours sur la 
gloire: 

On en voit qui combattent par la religion ce qu'il y a 
de meilleur dans la nature, et qui rejettent ensuite la reli- 
gion mémo, ou comme tme loi impraticable, ou comme 



— «07 — 

uae belle fictioa et une inveatioa politique. Qu'ils s'accor- 
dont donc, s'ils le peuvent. Sont-ils sous la loi de grâce? 
que leurs mœurs le fassent connaître ; suivent-ils encore 
la nature? qu'ils ne rejettent pas ce qui peut Télever et ta 

maintenir dans le bien. 

• 

C'est une inconséquence chez Vauvenargues, 
qui reconnaissait la loi de grâce, de ne l'avoir pas 
posée comme la plus haute puissance de l'huma- 
nité régénérée : il s'est privé par là du levier avec 
IjBquel il pouvait soulever le monde moral» tandis 
qu'une foule de ses préceptes et de ses conseils 
manquent de prise sur l'homine déchu et par con- 
séquent d'efficacité pratique. S'il avait cherché ^ 
h la clarté de la religion révélée^ le nceud de la 
destinée hiumainey il eût donné pour contre-poids 
à nos passions les vérités, les forces du christîa- 
nisone, dont une expérience de plus de dix-huit 
siècles a surabondamment démontré la vertu, car, 
eo&n, — toute raison lerme et ealme doit le re- 
connaître — : ou bien le christianisme n'est qu'un 
leurre inexplicable de l'histoire et de l'imagina- 
tion, ou bien il est la lot suprême des esprits et des 
cceucs. Si celui qui a dit : Je suis la voie, la vérité < 
et la vie, n'est pas réellement le Dieu-homme, le 
Dieu-sauveur, sans cesse présent au milieu de 



— 108 — 

l'humanité pour la relever, la soutenir, la porter 
plus haut, qu'est-ce que l'idéal chrétien, incontes- 
table pourtant dans son type et dans ses effets ? 
On répond: n'y a-t-il donc pas aussi »des vertus 
humaines? — Oui, certes, il y a des vertus hu- 
maines: vous les connaissez, vous savez comme 
elles sont défaillantes par leur nature même. Or, il 
s'agit d'établir par le raisonnement ce qui est déjà 
constaté par les faits, à savoir qu'il existe en dehors 
de nous une énergie supérieure, divine, qui, mêlée 
à la nôtre, l'élève et la transporte au delà du terme 
ordinaire des efforts purement humains. Le der- 
nier mot de la morale est là. Yauvenargues l'a senti 
dans sa conclusion , tout hésitante qu'elle soit. Il 
appelle Dieu à son aide, non pas, il est vrai, le Dieu 
de sa Méditation sur la ^ et de sa Prière, le Dieu 
, -de l'Evangile, le Médiateur Jésus-Christ, mais un 
\ Dieu abstrait dont il indique vaguement, en cette 
dernière phrase, l'intervention secourable: 

Gela ne dispense personne de combattre ses habitudes, 
et ne doit inspirer aux hommes ni abattement ni tristesse. 
Dieu peut tout; la vertu sincère n* abandonne pas ses 
amants; les vices mêmes d'un homme bien né peuvent se 
tourner à sa gloire. 



— i09 — 

On sent, dans cette froide péroraison, une lutte 
sourde entre les premiers sentiments, les senti- 
ments les plus intimes de Yauvenargues, tels qu'il 
lésa maintes fois exprimés, et le courant des idées 
ou plutôt des préjugés de l'époque. Voilà pourquoi, 
malgré ses hautes aspirations , notre écrivain, se 
laissant dominer par l'influence du xym* siècle, a 
étudié l'esprit humain en naturaliste plus encore 
qu'en philosophe, et a déployé plus de sagacité 
dans l'analyse que de vigueur dans la synthèse, 
cette autre méthode qui contrôle la première, et la 
complète en donnant à l'intelligence là vue directe 
de son objet. 

Le livre troisième de V Introduction à la connais- 
sance de V esprit humain comprend trois chapitres 
intitulés : du Bien et du Mal moral; de la Grandeur 
d'âme; du Courage; du Beau et du Bon. Ces sujets 
sont traités assez inégalement ; le dernier, d'une 
manière tout à fait insuffisante, puisqu'il est réduit 
à une douzaine de lignes. Là, plus qu'ailleurs, le 
temps a manqué à l'écrivain pour établir les pro- 
portions harmonieuses et l'équilibre sans lesquels 
il n'y a point d'œuvre achevée. Toutefois, des pen- 
sées fortes, des sentiments profonds, des mouve- 



— tto — 
I animent encore plusieurs ps^es, 
YvJtww*» < pu dî^> ^^^ t^^P d^exagération : 
« JU^iTC « jamais aucun de ceux qui se sont 
«Mrflé* d'instruire les hommes ^ a rien écrit de 
» phis sage que son chapitre sur le bien et sur le 
» mal moral S » 

On ne doit pas perdre de i^ue que, depuis 1741 
jusqu'à 1747, Vauvenargues ftit assailli de sout^ 
frances continuelles et qu'il mourut au seuil de sa 
trente-deuxième année. Or, qu'est-ce qu'une car* 
rière de philosophe terminée à trente-deux ans? 
C'est la période de la jeunesse, ce n'est pas celle 
de la maturité. Et néanmoins, combien de parties 
complètes, prééminentes, dans ce qu'il regarda 
toujours comme de simples essais ! 

J'ai cru, dit l'auteur en parlant des vertus, qu'il fallait 
d'abord étaUir une règle sûre pour les bien distinguer du 
viee. Je Tai rencontrée sans effort dans le bien et le mal 
moral ; je l'aurais cherchée vainement dans une moins 
grande origine. Dire simplement que la vertu est vertu, 
parce qu'elle est bonne en son fond , et le vice tout au 
contraire, ce n'est pas les faire connaître. La force et la 
beauté sont aussi de grands biens; la vieillesse et la ma- 
ladie , des maux réels : cependant l'on n'a jamais dît que 
ce fût là vice ou vertu. Le mot de vertu emporte l'idée de 

* Note manuscrite de l'exemplaire d'Aix. 



quelque chose d'estimable à Tégard de toute la terre ; le 
vice au contraire ; or, il n*y a que le bien et le mal moral 
qui portent ces grands caractères. La préférence de Tin- 
térêt général au personnel est la seule définition qui soit 
digne de la vertu et qui doive en fixer l'idée ; au contraire, 
le sacrifice mercenaire du bonheur public à Tintérét pro- 
pre est le sceau étemel du vice. 

Tel est, sur ce point, toute la théorie de Vau- 
venargues. U pose pour base à la vertu le dévoue- 
ment, le sacrifice, idées essentiellement chrétien- 
nes que Tantiquité n'a pas embrassées au fond de 
leur substance, ni dans toute leur étendue, parce 
que*, chez les anciens, la vertu, étant plutôt 
l'effet d'une harmonie intérieure , considérait 
mmns le but final de l'existence» assujettie, d'ail- 
leurs, pcrâr eux aux inflexibles lois du destin. « Un 
n sacrifice quel qu'il soit, selon une noble parole 
» de M"* de Staël, est plus beau, plus difficile que 
» tous les élans de l'imagination et de la pensée. » 
D'où i^ient cela? C'est que l'homme n'ayant rien, 
en soi, qui puisse lui être plus intime et plus cher 
que lui-même, tend naturellement à se faire centre 
de ce qui l'environne et à tourner toute chose vers 
son intérêt Mais quand, par un généreux effort, 
il brise ces liens si serrés de Tégoïsme ; quand il 



— 112 — 

sort, en quelque façon, de sa propre personne pour 
l'immoler, alors nous sommes remués jusque dans 
les dernières fibres de notre être. L'homme , en 
effet, malgré toutes ses infirmités, n'en est pas 
moins, comme dit Platon, un exilé des sphères cé- 
lestes qui conserve une affinité secrète avec toute 
grandeur, et qu'y a-t-il, ici-bas, de plus grand que 
l'immolation d'une âme par le libre arbitre? La 
nécessité de pareils sacrifices est un instinct pro- 
fondément gravé au cœur de l'humanité. Partout 
et toujours elle en a cherché des modèles, elle en 
a demandé des exemples qu'elle a ensuite cou- 
ronnés de son enthousiaste admirs^tion. Dans 
le monde réel, comme dans le monde idéal, le 
plus haut degré du dévouement est le degré su- 
prême du beau, et si l'antique tragédie n'offre rien 
au-dessus du personnage mythique de Prométhée 
endurant, sur un âpre sommet du Caucase, d'im- 
menses douleurs pour le bien des hommes, l'his- 
toire divine du christianisme révèle, chaque jour, 
à la lumière de ses idées et de ses bienfaits, 
l'ineffable prix de la victime du Golgotha. ^ 

La pensée de Yauvenargues rassemble , en un 
même foyer, les qualités de l'intelligence et du 



— H3 — 

cœur. C'est chez lui, nous l'avons déjà remarqué, 
une disposition permanente, essentiellement juste 
puisqu'elle tient à l'unité même de l'âme humaine. 
Aussi tout s'enchaîne dans sa morale comme dans 
sa psycologie, commq dans son esthétique. La su^ 
bordination de l'intérêt personnel à l'intérêt géné- 
ral, en d'autres termes, le sacrifice consommé dé 
l'égoïsme, voilà, pour lui, le fondement du bien, 
de même que le principe de la vérilable grandeur 
d'âme, car il en reconnaît aussi une fausse et il s'é- 
crie : n Qu'elle est belle quand la vertu dirige tous 
x> ses mouvements! mais qu'elle est dangereuse 
» alors qu'elle se soustrait à la règle ! x> 

Il avait dit dès le début de cette partie de son 
travail : « Afin qu'une chose soit regardée comme 
9 un bien pour toute la société, il faut qu'elle tende 
» à l'avantage de toute la société ; et afin qu'on la 
» regarde comme un mal, il faut qu'elle tende à sa 
» ruine, » — critérium aussi simple qu'infaillible 
du bien et du mal moral ; — pierre de touche qu'on 
peut remettre, sans crainte, aux mains des plus 
ignorants, et qui, dans nos jours d'agitation, rédui- 
rait le rôle d'une foule de gens à l'humble mesure 

de leur mérite. 

8 



— fl4 — 

« Le vrai courage, ainsi que s'exprime no^ 
» auteur, est une des qualités qui supposeat le plus 
» de grandeur d'âme. » 

Et il dit :« J'en remarque beaucoup de sortes: Un 
» courage contre la fortune, qui est ^losophie; 
T» un courage contre les misères, qui est patience ; 
» un couriige à la guerre, qui est valeur; un cou- 
» rage dans les entreprises, qui est hardiesse ; un 
» courage 6er et téméraire , qui est audace ; un 
» courage contre l'injustice, qui est fermeté; un 
» courage «xrntre le vice, qui est sévéritéf^un cou* 
» rage de réflexion, de tempérament, etc. » 

On aime ces nuances délicates, bien rendues par 
im homme qui pndiqua luî-mâme toutes les sortes 
de courage ; mais on détirerait qu'ayant pénétré 
plus avant dans l'objet qu'il voulait analyser, il en 
eût découvert la base, l'élément fondamental. Ne 
pourrait-on pas, à cette occasion, Mre irfNserver 
d'aboni : ^que l'essence et, pour ainsi dire, Tàme 
du «oun^e est le ifêvouement, le sacrifice ; puis, 
marquer les trois grandes divisions du genre, sa- 
voir : le «courage nnlitaire, le coucage civil , et le 
courage domestique. Ce sont là autant d'espèces 
distinctes, qui ne se trouvent pas toujours réunies. 



— 115 — 

Toutes les époques, d'ailleurs , ne sont pas égale-* 
meot favorables aux diverses manifestations d'une 
vertu multiple, dans ses causes et dan» ses effets, 
comme la vie sociale au sein de laquelle elle 
s'exerce. Durant des siècles, la guerre est demeurée 
en possession presque exclusive des honneurs et 
de ridée même du courage. Ceci n'a rien d'éton* 
nant. L'histoire générale de l'humanité ayant corn* 
mencé et s'étant longtemps développée à travers 
d'incessantes périodes de violence , les luttes ar- 
mées ont dû grandir en proportion de -la jeunesse 
et de la vigueur des peuples. Voilà pourquoi le cou* 
rage militaire occupait alors la première place sur 
le théâtre mobile du monde, bien que les mâles 
vertus du citoyen fussent comprises et honorées 
dans les Etats de Tantiquité, surtout, au centre de 
la civilisation occidentale, dans les répubUques 
grecques et romaine. Mais, tôt ou tard, l'invincible 
nature des choses reprend ses droits. Voilà pour- 
quoi encore, lorsque nous remontons à la source 
première du courage, c'est-à-dire à l'esprit, au 
besoin d'immolation personnelle, nous pensons 
qu'il faut pour s'avancer, seul et désarmé, sur le 
Forum, au-devant de la foule et de la mort, plus de 



— 116 — 

grandeur, plus d'énergie morale que pour se pré- 
cipiter collectivement, Tépée à la main, au milieu 
des rangs ennemis. Or, le courage civil , envisagé 
dans son suprême idéal, est une constante dispo- 
sition aux actes intrépides, et celui-là ne mérite 
point le titre entier de citoyen courageux, qui n'est 
pas prêt, chaque jour, à tout dévouer à l'intérêt 
public, jusqu'au dernier souffle de l'existence ter- 
restre *. 

Elles deviennent rares ces éclatantes rencontres. 
D'autres combats, plus fréquents, méritent mieux 
l'estime des hommes. Ce sont les luttes quotidiennes 
contre la fortune, surtout si on l'a irritée par une 
inflexible opposition de la conscience et de l'hon- 

* Notre histoire nationale offre d'admirables exemples de 
courage ciyil. Nous n'en citerons qu'un, trop peu célébré. 
Michel-Etienne Turgot, père de l'économiste qui a illustré ce 
nom, remplit, durant onze années (1729-1740), avec un rare 
mérite , la charge de prévôt des marchands à Paris. Or, un 
jour, on l'ayertit , en toute hâte, qu'à la suite de yieilles ini- 
mitiés , une rixe épouvantable vient de s'engager entre les 
gardes suisses et les gardes françaises, sur le quai de l'École. 
n y court sans hésiter, fend la foule émue du péril imminent 
qu'il méprise, se jette seul à travers ces furieux, en désarme 
plusieurs de sa propre main, et, bientôt, par la fermeté éner- 
gique de ses paroles, ainsi que par la sévère majesté de son 
visage, il arrête l'effusion du sang. 



— tn — 

neur ; luttes obscures dont les témoins attristés sontr 
une mère^ une femme^ des enfants qu'on a soi- 
même à soutenir malgré ses propres défsdllances ; 
luttes inégales, qui briseraient fatalement le cœur 
auquel ne sourirait pas, de temps en temps, du 
haut des cieux, Celui qui a dit par la bouche de 
l'antique sagesse : m Que le spectacle le plus digne 
» de son regard, sur la terre, c'est l'homme juste 
» aux prises avec l'adversité. » 

Luttes néanmoins fécondes, car ce n'est pas en 
vain pour le génie que Dieu perce Tàme du glaive 
de la douleur, comme cet arbre d'où la hache fait 
découler le suc précieux. Yauvenargues l'éprouva. 
Personne plus que lui ne connut la souffirance; 
personne aussi ne sut mieux la dompter, non point, 
comme l'imaginent quelques-uns, avec le courage 
violent du stoïcisme, mais avec la calme et puis- 
sante mansuétude de l'esprit chrétien. 

Dieu clément, Dieu vengeur des fafbles, je ne suis ni 
ce pauvre délaissé qui languit sans secours humain, ni ce 
riche que la possession même de ses richesses trouble et 
embarrasse ; né dans la médiocrité dont les voies ne sont 
pas peut-être moins rudes , accablé d'afflictions dans la 
force de mon âge, ô mon Dieu! si vous n'étiez pas, ou si 
vous n'étiez pas pour moi , seule et délaissée dans ses 



— H8 — 

mata» oîi mon âme espérerait-elle? Serait-ce à la vie, 
qui m'échappe et me mène vers le tombeau à travers les 
détresses? Serait-ce à la mort, qui anéantirait, avec ma 
Vie , tout mon être? Ni la vie ni la mort, également à 
craindre , ne pomrraient adoucir ma peine ; le désespoir 
sans bornes serait mon partage * 

Ainsi 9 en même temps que Ton recannait com- 
bien notre pkilosophe avait besoin de courage, on 
voit distinctement à quelle source il le puisait. 
Vaûvenargues, nous pouvons le dire sans exagé- 
ration, fut un héros du courage domestique, après 
avoir commencé par déployer sa valeur sur les 
champs de bataille. Il parle peu de cette qualité 
guerrière , sans doute parce qu^elle lui paraissait 
toute naturelle, inhérente au sang français , spé- 
cialement au sang de la noblesse, tandis qu'il in- 
siste sur la nature et les effets du courage appliqué 
aux combats de la vie, soit publique, soit privée. 
« Le courage, dit-il, en ce sens, a plus de res- 

' Cette pathétique prière, qu'on pourrait nommer indis- 
tinctement une Élévation ou une ÉfM/rration, puisqu'elle rap- 
pelle , à la fois, celles de Bossnet sur les mystères et de saint 
Augustin swr les psamries, se trouve dans un des écrits le^ 
moins remarqués deVauvenargues. Le sujet: De l'mégaUtédes 
richesses, avait été proposé, en 1745, par T Académie française^ 
pour le concours du prix d'éloquence. 



— H9 — 

» sources cootreles disgrâces que la raison. — Le 
» courage est la lumière de Tadversité. — * D n'ap- 
9 partient qu'au courage de régler la vie. » Puis, 
ce dernier coup de pinceau^ simple et fier, dans 
lequel résumant tous les genres de la vertu coura- 
geuse, prise au point culminant des forces hu- 
maines, il s'avertit, il s'exhorte indubitablement 
lui-même, en &ce de sa prochaine fin: «Le terme 
» du courage est l'intrépidité à la vue d'une mort 
» sûre. I» 

Oui, certes, c'est un noble, un salutaire spec- 
tacle que ce jeune homme opprimé d'infirmités, 
qui, cependant, ne déserte point la méditation, ni 
le travail ; qui ne cède point la proie de son âme, 
avec celle de son corps, au mal physique ; qui, au 
contraire, fait de ses souffrances autant de degrés 
par lesquels il élève vers la vertu suprême son cœur 
épuré, vers la vérité et la beauté idéales son esprit 
agrandi. Ce n*était pas là, je le répète, du pur stoï- 
cisme ; le stoïcisme seul ne lui eût pas donné tant 
de force. Il en connaissait, je ne dirai pas la vanité, 
parce que j'honore dans le stoïcisme uu progrès de 
la philosophie ancienne , mais je dirai l'insuffi- 
fisance. Voici ce qu'il écrivait sur ce sujet, du châ- 



— 120 — 

teau de Vauvenargues, le 3 novembre 1740, à son 
ami Saint-Vincens ': 

lï y a des moments de force, des moments d'élévation, 
de passion et d'enthousiasme, où Fâme peut se suffire et 
dédaigner tout secours, — ivre de sa propre grandeur. Le 
philosophe dont vous me parlez ne voulait tromper per- 
sonne, en bravant des douleurs aiguës ; son esprit, pos- 
sédé du charme et du goût de la vertu , ne les sentait 
presque pas; il était dans une espèce de délire, qui affai- 
blissait le sentiment de tous ses maux , et il ne croyait 
pas même que c'en fussent de réels, dans le temps qu'il 
les surmontait, qu'il conservait son courage, et qu'il était 
embrasé d'un sentiment bien plus vif, bien plus pur, bien 
plus ardent; mais, si on l'eût interrogé une heure après, 
il n'aurait peut-être pas répondu de même. Le feu de l'or- 
gueil, de la gloire se consume bientôt lui-même, lorsqu'il 
ne tire point de nourriture du dehors ; il tombe, il périt, 
il s'éteint; et alors, mon cher Saint-Vincens ,^ l'homme 
éprouve de la douleur ; il en reconnaît le pouvoir, et ne 
trouve au-dedans de lui que ce vide épouvantable que 
vous avez éprouvé *. 

Telle était, dès sa vingt-cinquième année, To- 

* « Les stoïciens n'étaient pas prudents, dit encore Vauve- 
» nargues, car ils promettaient le bonheur dès cette vie dont 
» nous connaissons tous par expérience les misères. . . Ce qui 
» distingue notre sainte religion de cette secte, c'est qu'en 
» nous proposant, comme ces philosophes, des vertus surna- 
» turelles , elle nous donne des secours surnaturels. » ( Dr 
Stoïcisme et du Christianisme , édition Gilbert , tome V\ 
p. 221.) 



— 121 — 

pinion et, — ceci pénètre plus profondément dans 
Tâme humaine, — telle était l'expérience de Vau- 
venargues sur le stoïcisme. « Celui qui n'a pas ex- 
» périmenté ne sait rien, et celui qui n'a pas souf- 
» fert, n'a point d'expérience , » disait, naguère, 
un des plus éminents philosophes et théologiens 
de l'Allemagne *. 

On le sent aussitôt : ce n'est pas, chez notre mo- 
raliste, une simple vue de l'esprit, une pure spé- 
culation psycologique ; la réalité est là , présente 
et poignante; il sait, pour l'avoir éprouvé, que, 
dans les grandes afflictions, il faut à l'homme un 
autre appui, un autre cmisolateur que lui-même. 

Cette conviction et ce sentiment débordent dans 
la Prière, insérée immédiatement après la Méditon 
tion sur la foi. Ne pouvant, à cause de leur éten- 
due, reproduire en entier ces deux fragments, 
nous donnons ici un court extrait de l'un et de 
l'autre, 

Dieu! qu'ai-je fait? quelle offense arme votre bras 
contre moi? quelle malheureuse faiblesse m'attire votre 

* Sailer, professeur, durant une trentaine d'années, aux 
universités de DiUingen et de Landshut, mort, en 1832, évêque 
de Ratisbonne. 



~ 122 — 

indignalioaf Vous versez dans UKm oœur malade le fiel 
et l'ennui qui le rongent; vous séchez Te^éranceau fond 
de ma pensée; vous noyez ma vie d'amertume; les plai- 
sirs, la santé, la jeunesse m'échappent; la gloire, qui 
flatte de loin les songes d^nne ème ambitieuse , vous me 
ravissez tout 

Être juste , je vous cherchai sitôt que je pus vous con- 
naître ; je vous consacrai mes hommages et mes vœux in- 
nocents dès ma plus tendre enfance, et j'aimai vos saintes 
rigueurs. Pourquoi m'avez-vous délaissé? pourquoi, lors- 
que l'orgueil, l'ambition, les plaisirs m'ont tendu leurs 
pièges infidèles?... C'était sous leurs traits que mon cœur 
ne pouvait se passer d'appui. J'ai laissé tomber un regard 
sur les dons enchanteurs du monde, et soudain vous 
m*avez quitté ; et Tennui, les soucis, les remords, les dou- 
leurs, ont en foule inondé ma vie, etc. { Prière.) 

Seigneur, ceux qui espèrent en vous s'élèvent sans 

peine au-dessus de ces réflexions accablantes. Lorsque 
leur cœur, pressé sous le poids des affaires, commence à 
sentir la tristesse, ils se réfugient dans vos bras; et là, 
oubliant leurs douleurs, ils puisent le courage et la paix 
à leur source. Vous les échauffez sous vos ailes et dans 
votre sein paternel; vous faites briller à leurs yeux le 
flambeau sacré de la Foi ; l'envie n'entre pas dans leur 
cœur; l'ambition ne le trouble point; l'injustice et la 
calomnie ne peuvent pas môme l'aigrir. Les approbations, 
les caresses, les secours impuissants des hommes, leurs 
refus, leurs dédains, leurs infidélités, ne les touchent que 
faiblement; ils n'en exigent rien; ils n'en attendent rien; 
ils n'ont pas mis en eux leur dernière ressource; la Foi 



— 123 — 

S6ule est leur saint asile, leur inébranlable soutien , etc. 
{Méditation sur la foi*-) 

Ou bien on doit abandonner la notion tradition* 
nelle du caractère de Vauvenargues, de sa sincé- 
rité, de sa loyauté, ou bien cette MéditaUon et 
cette Prière sont le cri de son âme sous l'étreinte 
de la souffrance, le cri d'une àme, à la fois broyée 
et confiante, qui appelle à son secours, non plus 
le Dieu abstrait, l'impassible régulateur des mon- 
des, mais le Dieu de la Rédemption , le Dieu fait 
homme , qui « a porté nos douleurs et nos lan-» 
» gueurs x» Sa voix déchirante ^ibre con^e un 
écho des psaumes de David ou des confessions de 
Tévêque d'Hippone. Aussi, après avoir subi l'in- 
vinciMe émotion, ne pouvons-nous descendre à 
réfiiter la fable suivant laquelle ces pages sublimes 
ne seraient autre chose que des exercices de style, 

' Vauvenargues n'avait nullement résolu de retirer ces 
deux pièces. Nous avons examiné avec soin l'exemplaire d'Aix, 
annoté par Voltaire, et sur lequel Vauvenargues marquait lui^ 
môme les corrections, changements et suppressions à faire 
dans la seconde édition ; or, nous pouvons afGbrmer que, mal* 
gré les instances de Voltaire, dont ces choses affligeaient la 
^losophie (voir sa lettre de la fin d'avril 1746), Vauvenargues 
ies maintenait sans en ôter un seul mot. (Note de M. Gilbert. ) 



— 124 — 

écrits à la suite d'une gageure. Tout» en nous, de 
même que chez notre moraliste, se révolte contre 
cette niaise hypothèse. Il fallait, assurément , une 
bien étroite conception, je ne dis pas de Tart, je 
dis du métier littéraire, pour supposer qu'un génie 
de la famille de Pascal, pressé par le double ai- 
guillon de la vérité et de la douleur, se soit 
amusé... à quoi? — A faire des vers blancs^. 

^ Cette hypothèse est celle de Suard, dans Tédition qu*il 
publia des Œuvres de Vcmvena^'gues, en 1806 : « On a dit (dit- 
» il), et il passe pour constant parmi les personnes qui ont 
» le plus connu Vauvenargues, que la Prière précédente était 
» le résultat d'une espèce de défi fait à Fauteur d'écrire tout 
» un mwceau de prose en vers blancs, de manière à ce qu'on 
» ne s'en aperçût pas , à moins d'être averti. C'est ce qu'il a 
» fait dans cette Prière, Pour peu qu'on y fasse attention, on 
» la trouvera entièrement composée de vers ayant tous le 
» nombre de pieds qu'il faut pour composer un vers français 
» et remplissant presque toutes les conditions nécessaires du 
» vers, excepté la rime. Au reste, quoiqu'on puisse penser de 
» cette anecdote , il faut remarquer que , partout où Yauve- 
» nargues a pris un ton élevé, il a adopté la même manière, 
» et l'Éloge du jeune de Seytres, en particulier, est presque 
» entièrement dans ce genre. » 

Malgré tout le respect , malgré toute la déférence possi- 
ble, je ne puis retirer la qualification de niaiserie devant ces 
pauvretés d'un académicien et même d'un secrétaire perpé- 
tuel de l'Académie française. On ne saurait, du reste, faire ici 
la part exacte de la frivolité littéraire et de la légèreté mo- 
rale , dans une imputation qui blesse , à la fois , chez Vauve- 
nargues , l'homme et l'écrivain , surtout si l'on n'oublie pas 



— 125 — 

Nous nous sommes appliqué à mettre en lumière 
le caractère chrétien de Yauvenargues, pour mon- 
trer que cet élément constitue le fond de sa pen- 
sée, et que là même où il ne se produit pas sous 
une forme sensible, il étend son action, sa chaleur 
latente. Spiritus intus atit... On pourrait aisément 
établir là-dessus une démonstration en règle ^ qu'on 
entourerait de nombreux passages qui s'offrent 
d'eux-mémes.à l'appuyer; mais ce que nous venons 
de dire suffit, x^royons-nous, au dessein de notre 
travail. 

Un dernier chapitre reste à analyser dans le troi- 
sième livre de V Introduction à la connaissance de 
r esprit humain, si, cependant, on peut appeler 

qu'elle se trouve dans une notice biographique pleine pour lui 
de bienveillance. Tant* il est vrai que les œuvres éminentes 
par le sentiment et par la pensée contiennent une foule de 
choses qui dépassent les petites mesures, les petites règles du 
bel esprit 1 Quant à examiner si les pages dont parle Suard 
sont réellement composées, comme il Taffîrme, en vers blancs, 
j'avoue, qu'autant par mon respect pour le grand moraliste, 
que par ma propre nature, j'en suis tout à fait incapable. Vau- 
venargues, sans nul douto, possédait, à un haut degré, le goût 
de la forme; mais il en avait, avant tout, le génie, et, lui qui 
a dit , dans son beau chapitre intitulé : du Langage et de 
l'Éloquence, que l'expression répond h la nature des idées, ne 
s'abaissait certainement pas , quand il écrivait , aux froides 
combinaisons, aux artifices puérils d'un simple rhéteur. 



— 126 — 

chapitre ce qui n'est pas même un cadre y pas 
même un sommaire. Avouons-le sans détour : 
notre auteur a complètement manqué, ou singu- 
lièrement tronqué cette partie de son ouvrage. 
N'omettons pas aussi de faire observer que, s^il eût 
réuni et lié ensemble les passages de ses autres 
écrits dans lesquels il traite du bon et du beau , il 
avait amplement de quoi finir d'une manière con* 
venable. 

En commençant à étudier Yauvénargues comme 
philosophe, nous avons indiqué quelque ressem- 
blance entre lui et Pascal. Il n'avait pas assurément, 
au degré de celui-ci, le vol qui va sai^r, dans les 
hauteurs métaphysiques, les principes abstraits et, 
d'un seul bond, les rattache à leurs conséquences 
éloignées; il n'avait pas, non plus, son éloquence, 
mais il aimait la vérité de la même manière , d'un 
amour candide, passionné, et il savait, comme lui, 
l'exprimer simplement, sans avoir toutefois dans la 
simplicité autant de vigueur. Sans doute, la foi du 
jeune capitaine du régiment du Roi ne fut pas aussi 
ardente que celle du disciple de Port-Royal : qui 
osera dire qu'elle fût moins sincère? C'est surtout 



— 127 — 

par le style que Yauvenargues rappelle souvent 
Pascal, bien qu'une critique superficielle n'ait voulu 
voir là que des effets d'imitation . liais la manière de 
penser et d'écrire de Pascal ne se laisse pas plus 
atteindre, par des procédés, que le dessin et le co* 
loris de Michel-Ange ou de Raphaël. Il y a, chez ces 
grands maîtres, de véhémentes hardiesses, des 
grâces ingénues, que personne ne trouve à moins 
d'avoir reçu, de Dieu, des dons sinon égaux, du 
moins semblables. 

Certaines analogies de Yavvenargues avec le 
père de la philosophie mod^me peuvent encore 
être indiquées. L'un et l'autre choisirent la car* 
riène des armes, — école excellente, — où le ca- 
ractère, ttnsi que Vespnij reçoit une trempe plus 
ferle et prmd de plus mâles habitudes. Poussés, 
tous deux, dans cette direction, par l'instinct d'une 
activité supérieure, par le désir de donner à leur 
àakb entière im noble but, ils voulaient, en outre, 
élargir en eux le cercle de la science, «n visitant des 
eoutiéeii lointaines, en étudiant la nature physi- 
que ti morale de Thomme sous les aspects nou- 
veaux que présentent d'autres climats. Puis, les 
accidents, les émotions de la vie militaire, au lieu 



— 128 — 

de détourner ou de rétrécir les génies essentielle- 
ment méditatifs, leur communiquent une rectitude 
qui tient de la discipline, un nerf qui participe de 
Télan imprimé à la volonté. Le besoin de la médi- 
tation, ne s'élève, d'ailleurs, chez quelques indi- 
vidus d'élite, qu'après celui de l'action, s'il ne s'est 
pas, dès le principe, confondu spontanément avec 
elle. Il leur faut agir avant de formuler des idées. 
On le sait par une foule de poètes, de philoso- 
phes, d'orateurs, d'artistes de tout genre de l'anti- 
quité, qui ont d'abord dépensé, — disons mieux, — 
qui ont enrichi leurs facultés natives dans les vio- 
lentes luttes de la guerre, pour ensuite les mieux 
appliquer dans les sphères sereines de la pensée, 
cette disposition est un sentiment primitif de l'hu- 
manité; on le sait aussi par d'illustres exemples 
du monde moderne. 

Vauvenargues ne s'enferma pas, comme Des- 
cartes, dans un poêle d'Allemagne afin de s'y con- 
struire, en silence, le puissant instrument d'une 
méthode, au moyen duquel seraient creusées plus 
tard de profondes méditations ; il ne se retira pas 
davantage en Hollande, sous un ciel triste, au fond 
d'une sévère retraite, afin d'élever une sorte de 



— 129 — 

mur infranchissable entre lui et les objets exté- 
rieurs ; son esprit, bien que très-philosophique, 
était différemment organisé. Il avait besoin, pour 
se développer, du commerce de quelques intelli- 
gences choisies; il lui fallait, tour à tour, l'expan- 
sion et la concentration, la société et la soUtude. 
Au reste, il ne prétendait point sonder de nouveau^ 
daQs toute leur profondeur, ni explorer, dans toute 
leur étendue, les principes des choses ; il se pro^^ 
posait simplement, — nous l'avons dit, — de ré- 
unir en faisceau les anciennes observations suffi- 
samment éprouvées et d'y joindre ses propres dé- 
couvertes ; avant tout, s'instituant lui-même dans 
la sagesse, il voulait tourner vers le vrai et le beau 
les forces de son esprit en même temps qu'il ap** 
pliquerait au bien celles de sa volonté; puis il 
écrivait, avec une courageuse lenteur, un ouvrage 
qui devait servir de commentaires à la double acti- 
vité de son existence. 

Dans quelles limites a-t-il réalisé ce dernier 
dessein? Hélas ! — on l'a assez vu, — dans les Umi- 
tes étroites que lui mesura la hâtive marche de 
la mort. 



r 



130 — 



CHAPITRE IV 

LITTÉRATURE. 

Chez lés écrivains de la nature de Yauvenargues, 
c'est dans Tintime constitution de l'âme, et dan& 
l'ensemble complet des facultés, qu'il faut chercher 
la raison, l'explication de leur manière. Ces au- 
teurs n'écrivent pas pour faire parade de leurs ta- 
lents, moins encore pour en tirer un profit maté- 
riel; ils écrivent pour répandre au dehors une idée 
qui les rempUt, qui les obsède ; ils écrivent pour 
obtenir un effet moral. Us voient dans la manifes- 
tation pubUque de leuts opinions et de leui^ sen- 
timents un acte grave, solennel, religieux en quel- 
que sorte. Aussi est-ce dans un profond recueille- 
ment, et en rassemblant toute Ténergîe de leur 
cœur et de kfar intelligence, qu'ils composent, ne 
sef contentant jamais d'une prodoètion superficielle 
qui n'offrirait qu'un vague reflet de leur piensée. 
Et voilà comment, après de longs et silencieux 



— 131 — 

etforts, lorsque Tœuvre paraît, elle se présente dans 
la plénitude de sa substance et le rayonnement dé 
sa lumière. Or, les aperçus les plus simples, comme 
les plus hautes spéculations, ne peuvent être com- 
muniqués (}ue sous les signes sensibles de la parole. 
De là le soin extrême que cette famille d'écrivains 
apportent à la forme, non par un frivole souci de 
r^encement et de l'harmonie des mots, mais par 
amour, par respect pour la vérité elle-même dont 
la splendeur brille au-dessus de leur esprit, tantôt 
dans un pur éther où leurs yeux ravis n'ont qu'à 
la contempler pour la saisir, tantôt enveloppée d'un . 
image qu'elle éclaircit, qu'elle dissipe, peu à peu, 
au regard pieusement obstiné qui la poursuit der-^ 
rière ce voilé. 

Le style est l'âme, l'âme tout entière. Il se com- 
pose de notre essence intellectuelle et morale , de 
hosf qualités, de nos défauts, de nos affectioififs, de 
ms aiMiplathies, en un mot, de toutes nos habi- 
tudes; c'est t homme même, suivant la haute et 
célèbre fètmule de BofiTmi. L'homme donc, avec 
les dispositions fondamentales, comme avec les 
nuances fugitives de son intelligence et de son ca- 
ractère, s'exprime, se révèle dans son style; de 



i 



— 132 — 

sorte qu'une femme d'esprit a dit d'un ton aussi 
fin que juste : Ecrire!... tnais ceA se canfester. 
Heureux ceux dont les écrits reflètent des vertus 
fortes et aimables , et qui servent ainâ d'image , 
on peut dire d'organe à la divine bonté! Tel était 
Vauvenargues. Aux meilleurs dons naturels, à des 
aptitudes exquises , il joignit une candeur, une 
droiture constantes. La simplicité et la pureté for- 
ment les deux ailes sur lesquelles s'élève son style 
radieux ^ Plus on l'étudié plus on découvre ce ca- 
chet spécial. Les ressources ordinaires de l'art ne 
sont point à son usage ; il ignore ou il dédaigne les 
procédés, les finesses d'atelier. Spontané, naturel 
en toutes choses, l'expression , chez lui , procède 
immédiatement de la pensée et détermine avec 
celle-ci une assimilation complète. Cicéron, par- 
lant de la manière de Thucydide, disait : « Ce style 
» si bien approprié aux choses, qu'on ne sait si 
» c'est le langage qui éclaire l'idée, ou l'idée qui 
» communique sa lumière au langage. » On peut 
donner hardiment la même louange à notre mora- 

* « L'homme s'élève au-dessus de la terre sur deux ailes , 
» la simplicité et la pureté ( l'Imitation de Jésus-Christ, liv. Il, 

* ch. 4). » 



— 133 — 

liste. Comme il se préoccupe avant tout de la vérité, 
il attache le plus haut prix à la propriété, à la pré- 
cision des termes ; c'est là son premier et son der- 
nier labeur. N'a-t-il pas dit que a la netteté tient 
» lieu de preuves aux idées ; » que « la clarté 
x> orne les pensées profondes, » que a lorsqu'une 
» pensée est trop faible pour porter une expression 
» simple, c'est la marque pour la rejeter ; » — pré- 
ceptes d'un ordre supérieur à la théorie comme à 
la pratique habituelles de l'école, et qui dénotent 
aussitôt le maître éminent. Mais que, tout à coup, 
une grande conception lui apparaisse, transfigurée 
au milieu de l'auréole d'une lumineuse image : 
Et puro se lumine vestit, 

il la poursuit, il l'atteint dans sa course triom- 
phante, et alors il rencontre, il grave quelqu'une 
de ces formules qu'on n'oublie plus , véritable 
monnaie d'or frappée, pour les siècles , à l'effigie 
d'un roi du monde intellectuel *. 

* Un autre maître que j'oserai aussi appeler éminent dans 
son genre , M. Edmond Arnould , a écrit sur cette matière le 
meilleur ouvrage de notre époque : Essai d'v/ne théorie du, 
style. Voir particulièrement, pour notre sujet, le premier cha- 
pitre qu'il nous faudrait citer tout entier. M. Ârnould a mis en 
tête de son livre une maxime (à lui), digne de Vauvenargues : 



r 



— 134 — 

Gomme on l'a pu voir par la biographie qui pré- 
cède, ce fut, relativement, assez tard que Yauve- 
nargues se décida à tenter la carrière littéraire. Il 
n'avait point trouvé dans le métier des armes un 
aliment suffisant à son activité, à son amour pas-* 
sionné de la gloire ; des infirmités prématurées 
l'avaient éloigné du service, et enfin il avait essayé 
vainement d'entrer dans la diplomatie. Fatigué 
d'occupations stériles où son génie ne trouvait pas 
à se faire jour, déçu dans la plus chère de ses es- 
pérances, celle de se signaler sur un vaste théâtre, 
il vint se fixer à Paris où l'attirait une illustre 
amitié. 

Il s'était exercé déjà dans plusieurs genres. Tout 
jeune encore, il composait des poésies dans le goût 
du temps. Plus tard, étant en garnison à Besançon, 
il avait écrit, à l'âge de vingt-deux ans (juillet 1737), 
un discours sur la liberté, ébauche ou forme primi- 
tive de son Traité sur le libre arbitre, et, en 1743, 

« Ce qui ne peut pas être dit simplement ne vaut pas la peine 
» d'être dit. » Le volume intitulé : Essais de théorie et d'his- 
toire littéraire, se compose de trois parties : 1" De l'invention 
ORIGINALE ; 2* Essai d'une théorie du style ; 3" De l'in- 
fluence EXERCÉE PAR LA LITTÉRATURE ITALIENNE SUR LA LIT- 
TÉRATURE FRANÇAISE , in-S* de 500 pages , Paris 1858 , chez 
A. Durand. 



— 135 — 

il envoyait, de Nancy, à Voltaire deux lettres qu'il 
développa, dans la suite, sous le titre de Réflexiom 
critiques sur quelques poètes. C'était chose merveil- 
leuse, en ce temps de frivolité générale, au nailieu 
surtout des habitudes dissipées de la vie militaire, 
que de voir un jeune officier occupé à pénétrer les 
plus profonds problèmes philosophiques et à dis- 
cuter les matières de goût les plus délicates. Aussi 
Voltaire ne tarit pas d'admiratiop et d'éloges dans 
sa réponse à ce correspondant inattendu qui venait, 
en lui demandant des conseils, de lui ouvrir à lui- 
même plus d'un aperçu fécond. 

Nous dirons peu de chose ici du Traité sur le 
libre arbitre, d'abord parce que c'est une matière 
ausisi abstruse qu'immense, et ensuite parce que 
désormais, nous avons spécialement à considérer 
Vauvenargues comme littérateur. Il serait injuste, 
toutefois, de négliger entièrement cette tentative 
grandiose, dans laquelle de si précoces, de si bril- 
Untes quaUtés de pensée et d'expression percent à 
travers les ténèbres du sujet. La thèse de notre 
philosophe consiste à établir que notre volonté ne 
se détermine point par autonomie, c'est-à-dire par 
un mouvement spontané et primitif, mais qu'elle 



< 



— 136 — 

cède à des idées ou à des sentiments qui Tentrai* 
nent. 

Je nie, dit-il, que la volonté soit jamais le premier 
principe ; c'est, au contraire, le dernier ressort de Tâme ; 
c*est Taiguille qui marque les heures sur une pendule et 
qui la pousse à sonner. Je conviens qu'elle détermine nos 
actions ; mais elle est elle-même déterminée par des res- 
sorts plus profonds, et ces ressorts sont nos idées et nos 
sentiments actuels ; car, encore que la volonté éveille nos 
pensées, et assez souvent nos actions, il ne peut suivre 
de là qu'elle en soit le premier principe; c'est précisé- 
ment le contraire, et l'on n'a point de volonté qui ne soit 
un effet de quelque passion ou de quelque réflexion. 

Ainsi, d'après Tauteur, êtres à la fois raison- 
nables et sensibles nous ne nous déterminons à agir 
qu'en vue d'un bien quelconque, infini ou fini. 
C'est là le moteur qui presse irrésistiblement le 
ressort de notre volonté. Celle-ci ne se meut jamais 
par un acte de souveraineté intrinsèque. Autre-* 
ment elle serait toute puissante, elle serait indé* 
pendante, ce qui est impossible puisque nous 
sommes des créatures limitées. La volonté humaine 
est donc nécessitée, en ce sens qu'elle dépend de 
nos réflexions, de nos impressions, qui, elles- 
mêmes, dépendent de nos habitudes. 

Sans nous enfoncer, à la suite de Vauvenargue», 



— 137 — 

dans cet obscur dédale, constatons sommairement 
que, malgré les antinomies apparentes qu'il a sou- 
levées, et malgré ses propres contradictions, il re- 
connaît, en définitive, la liberté de l'homme vis-à- 
vis de l'action de Dieu, ce qui est le point essentiel. 

Immédiatement après le Traité sur le libre ar- 
bitre, ou plutôt le Discours sur la nécessité, vient, 
par ordre de date, l'éloge de Paul-Hippolyte-Em- 
manuel de Seytres, officier au régiment du Roi, 
enlevé par le typhus à Prague, dans sa dix-huitième 
année, pendant la guerre de la succession d'Au- 
triche *. Néanmoins cette espèce d'oraison funèbre, 
telle qu'elle nous est parvenue, n'est pas purement 
et simplement un des premiers essais de Vauve- 
nargues : il la retoucha souvent, comme une œuvre 
de prédilection, et la copie sur laquelle elle a été 
imprimée est celle qu'il envoya, peu de temps avant 
de mourir, à son ami Saint-Vincens. 

C'est un morceau évidemment trop travaillé , 
mais où le soin excessif de la forme, s'il a refroidi 
le sentiment, ne Ta pas éteint. Les facultés qui 
ont déjà fait Vauvenargucs ce qu'il apparaîtra 

* C'était le fils aîné du marquis de Caumont, membre cor- 
respondant de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. 



— 138 — 

bientôt coinme écrivain, s'y déploient avec éclat, 
avec profusion et aussi avec inexpérience. On voit 
son âme candide éprise d'une même passion pour 
le beau idéal et pour l'ami dont l'épanouissement 
moral lui inspira cette pensée qu'on dirait em- 
pruntée à un poète de l'Ionie : « Les premiers jours 
» du printemps ont moins de grâce que la vertu 
» naissante d'un jeunç homme. » 11 y avait, en 
effet, dans la personne d'HippoIyte de Seytres, tel 
que le peintre l'a fait revivre, un attrait singulier : 
les plus nobles dons du coeur et de l'esprit, les 
qualités les plus aimables du caractère, tout cela, 
dans sa fleur, sur les limites encore indécises de 
l'adolescence et de la jeunesse, dut charmer Vau- 
venargue^. Ajoutez les circonstances dans les- 
quelles ils se connurent et s'aimèrent. Iftës, tous 
deux, à la brillante lumière du midi de la France, 
ils se retrouvaient au milieu des périls d'une guerre 
malheureuse, environnés de frimas, sous un ciel 
sombre. Combien les fatigues, les privations, lies 
dangers supportés ensemble, combien les secours 
mutuels, tous les incidents de leur vie commune, 
fortifièrent chez eux cette sympathie instinctive, 
première attraction et premier Hen de l'amitié! 



— 139 — 

Aussi quels traits, quels accents s'échappent, tour 
à tour, de Tinépuisable fonds du cœur de Vauve- 
nargues, selon qu'il \oit, qu'il cherche l'objet pos- 
sédé ou perdu. Il y a là des élans, il y a là des cris 
de tendresse, qui rappellent la peinture hardiment 
et chastement brûlante des Livres Saints, quand ils 
retracent Tunion de David et de Jonathas dont les 
deux âmes soudées ensemble étaient chères l'une à 
Vautre, auniessus de V amour des femmes ^ 

Naturellement plein de grâce, les traits ingénus, Tair 
ouvert, la physionomie noble et sage , le regard doux et 
pénétrant, on ne le voyait pas avec indifférence ; d*abord 
son aimable extérieur prévenait tous les cœurs pour lui , 
et quand on était à portée de connaître son caractère , 
alors il fallait adorer la beauté de son naturel. 

Il n'avait jamais méprisé personne , ni envié , ni haï ; 
hors même quelques plaisanteries qui ne tombaient que 
sur le ridicule, on ne Tavait jamais ouï mal parler de qui 
que ce soit. Il entrait aisément dans toutes les passions 
et dans toutes les opinions que le monde blâme le plus , 
et qui semblent les plus bizarres ; elles ne le surprenaient 
point : il en pénétrait le principe, il trouvait dans ses ré- 
flexions des vues pour les justifier, marque d*un génie 
élevé que son propre caractère ne domine pas; et il était, 

' « n était des plus sensibles à Tamitié, et il y a porté des 
» délicatesses et des tendresses qu'il semblait avoir dérobées 
» à Tamour, » a dit M. Sainte-Beuve , dans sa délicieuse cau- 
serie sur Vauvenargues. 



— 140 — 

en effet, d'un jugement si ferme et si hardi, que les pré- 
jugés, même les plus favorables à ses sages inclinations» 
ne pouvaient pas l'entraîner, quoiqu'il soit si naturel aux 
hommes sages de se laisser maîtriser par leur sagesse; si 
modeste d'ailleurs, et si exempt d'amour-propre, qu'il ne 
pouvait souffrir les plus justes louanges, ni même qu'on 
parlât de lui ; et si haut dans un autre sens, que les avan- 
tages les plus respectés ne pouvaient l'éblouir. Ni l'âge, 
ni les dignités, ni la réputation , ni les richesses , ne lui 
imposaient : ces choses qui font une impression si vive 
sur l'esprit des jeunes gens, n'assujétissaient pas le sien; 
il était naturellement et sans effort au niveau d'elles. 

Qui pourrait expliquer le caractère de son ambition., 
tout à la fois si modeste et si fîère ? Qui pourrait définii 
son amour pour le bien du monde? Qui aurait l'art de le 
peindre au milieu des plaisirs? Il était né ardent; son 
imagination le portait toujours au-delà des'^amusements 
de son âge, et n'était jamais satisfaite : tantôt on remar- 
quait en lui quelque chose de dégagé et comme au-dessus 
du plaisir, dans les chaînes du plaisir même; tantôt il 
semblait qu'épuisé, desséché par son propre feu, son âme 
abattue languissait de cette langueur passionnée qui con- 
sume un esprit trop vif; et ceux qui confondent les traits 
et la ressemblance des objets , le trouvaient alors indo- 
lent. Mais, au lieu que les autres hommes paraissent 
au-dessous des choses qu'ils négligent, lui paraissait au- 
dessus; il méprisait les affaires que l'on appréhende. Sa 
paresse n'avait rien de faible ni de lent; on y aurait re- 
marqué plutôt quelque chose de vif et de fier. Du reste, 
il avait un instinct secret et admirable pour juger saine- 
ment les choses, et saisir le vrai dans l'instant : on aurait 
dit que, dans toutes ses vues, il ne passait jamais par les 
degrés et par les conséquences qui amusent le reste des 



— 141 — 

hommes; mais que la vérité, sans cette gradation, se fai- 
sait sentir tout entière, et d'une manière immédiate, à 
son cœur et à son esprit ; de sorte que la justesse de ce 
sentiment, dans laquelle il s'arrêtait, le faisait paraître 
quelquefois trop froid pour le raisonnement, oîi il ne trou- 
vait pas toujours l'évidence de son instinct. Mais cela, 
bien loin de marquer quelque défaut de raison, prouvait 
sa sagacité. Il ne pouvait s'assujétir à expliquer par des 
paroles et par des retours fatigants , ce qu'il concevait 
d'un coup d'œil. Enfin, pour finir ce discours par les qua- 
lités de son cœur, il était vrai, généreux, pitoyable, et 
capable de la plus sûre et de la plus tendre amitié; d'un 
si beau naturel d'ailleurs, qu'il n'avait jamais rien à ca- 
chera personne, ne connaissant aucune de ces petitesses, 
haines» jalousies, vanités, que l'on dérobe au monde avec 
tant de mystère , et qu'on verse au sein d'un ami avec 
tant de soulagement. Insensible au plaisir de parler de 
soi-même, qui est le nœud des amitiés faibles; élevé, 
confiant, ingénu, propre à détromper les gens vains, 
chargés du secret accablant de leurs faiblesses, en leur 
faisant sentir le prix d'une naïveté modeste ; en un mot, 
né pour la vertu et pour faire aimer sur la terre cette 
haute modération qu'on n'a pas encore définie , qui n'est 
ni paresse, ni flegme, ni médiocrité de génie , ni froideur 
de tempérament, ni effort de raisonnement, mais un ins- 
tinct supérieur aux chimères qui tiennent le monde en- 
chanté; on ne verra jamais dans le même sujet tant de 
qualités réunies... Tu croissais au milieu des fleurs et des 
songes de l'espérance; tu croissais... Dieu! de quels 
coups vous frappez les têtes les plus innocentes!... 

Vauvenargues fait chérir tant de vertus char- 
manteSy moissonnées sur leur tige^ et le lecteur àe 



— 142 — 

reportant à cet âge, unique dans l'existence hu- 
maine, où Taffection et la confiance , réciproque- 
nient données aussitôt que senties, ne trompent 
pas encore ceux qui s'y abandonnent, voudrait 
avoir rencontré pour ami de Seytres, si déjà il 
n'avait préféré Vauvenargues *. 

Ce n'est pas seulement sur la déplorable perte 
d'Hippolyte de Seytres que s'attendrit notre ora- 
teur : son deuil patriotique embrasse toute cette 
jeunesse de l'armée française dont les corps mou- 
rants, pu inanimés, jonchent la longue et doulou- 
reuse voie de la retraité de Prague ; il esquisse le 
lugubre tableau d'un de ces grands désastres mili- 
taires qui devait, au commencement du xix* siècle, 
se reproduire sous un climat encore plus rude et 
dans d'immenses proportions. 

* Comme Ta très-bien remarqué M. Gilbert, « Vauveoargues 
» pleure non-seulement son ami, mais Timage idéale qu'il 
» s'en faisait. . . Il relève (dans ce jeune homme) des qualités 
» qu'il partageait avec lui, qu'il lui avait données peut-être; 
» ou plutôt , disons-le , ce n'est plus là de Seytres , c'est plus 
» que lui, c'est Vauvenargues lui-même ; c'est Vauvenargues 
» qui, par une sorte de douloureux pressentiment, s'élève de 
» ses propres mains ce monument funéraire. Voilà pourquoi, 
» sans doute, il aimait tant ces quelques pages.» (Note de 
M. Cilbert, f. I«, p. 143.) 



— 143 — 

Est-ce là cette armée qui senïait Teffroi devant elle? 
Vous voyez , la fortune change : elle craint à son tour ; 
elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges; elle 
marche sans s'arrêter. Les maladies, la faim, la fatigue 
excessive accablent nos jeunes soldats ; misérables, on les 
voit étendus sur la neige , inhumainement délaissés ; des 
feux allumés sur la glace éclairent leurs derniers moments; 
la terre est leur lit redoutable. 

On peut reprocher à certains passages le ton 
déclamatoire : les ornements de la rhétorique y 
sont trop multipliés ; la douleur n'éclate pas dans 
un langage assez simple. L'auteur l'a senti, et, non 
moins clairvoyant que modeste, il indique, en ces 
termes, le côté faible : 

Une chose encore que j*ai remarquée, c'est que plu- 
sieurs personnes m'ayant parlé , comme vous , de mon 
discours avec éloge , aucune ne m'a dit qu'il fût touchant. 
Or, comme le sujet est pathétique, il faut qu'il y ait quel- 
que grand défaut dans l'expression qui refroidisse, soit 
accablement d'ornements, soit défaut de naïveté, soit exa- 
gération dans les pensées ; car ce n'est pas, ce me semble, 
faute de passion qu'il n'émeut pas, mais plutôt parce que 
la passion y est fardée (Lettre du 43 mai 1743, à Saint- 
Vincens). 

Ainsi, avec l'ingénuité qui fait le fonds àe saî 
noMe natiïi^e, Vativenfargues se WÉme, se frappe 
lui-même , à l'endroit vulnérable. N'appelons pas 



( 



— 144 — 

le son jugement. La passion est fardée quelque- 
lois, dans cette œuvre, et voilà ce qui l'empêche 
le produire un plein effet; mais comme elle 
ubsisle, après tout, sincère et vive, elle perce, à 
ihaque instant, par jets de lumière, à travers l'em- 
phase inséparable des débuts du jeune écrivain. 
C'est notre conviction que si Vauvenai^ues eût été 
plus éloigné, par le temps, du héros qu'il voulait 
célébrer, il aurait mieux réussi. L'oraison funèbre 
exige, pour être traitée convenablement, la matu- 
rité des années. Vous le voyez chez le maître 
accompli du genre, chez Bossuet, qui tout en dé- 
ployant, avec la gravité de son âge et de son minis- 
tère, un art infini, se laisse emporter par ces mou- 
vements tumultueux, par ces élans passionnés au 
fond desquels , sous la résignation chrétienne , 
on sent l'amertume des inconsolables regrets. Il 
faut bien, du reste, qu'un sentiment vrai ait inspiré 
Vauvenargues, pour que, à la distance de plus d'un 
siècle, il nous transporte et nous touche encore 
au pied de la tombe lointaine d'un jeune homme 
inconnu. Puissance des sentiments vrais, qui ré- 
unissent dans une commune émotion les hommes 
séparés par le temps et l'espace ; mais, surtout. 



— 145 — 
puissance du génie^ qui les exprime et les fait par^ 
tager 1 

Voltaire, écrivant à Vauvenatgues au sujet de ce 
discours, avait raison de lui dire : a V Eloge fa- 
if> nebre que vous m'avez envoyé a augmenté mon 
» amitié pour vous, en augmentant mon admiration 
» pour cette belle éloquence avec laquelle vous êtes 
» né^ » il allait tr(^ loin, quand il ajoutait: <k Voilà 
» la première oraison funèbre que le cœur ait dic- 
» tée y » il revenait complètement au vrai par les 
paroles suivantes : « Vous craignes qu'il ti'y ait ud 
» peu de déclamation : il est bien difficile que ce 
» genre d'écrire se garantisse de ce défaut ; qui 
» parle loi^emps, parle trop sans doute. Je ne 
» connais aucun discours oratoire où il n'y ait des 
yt longueurs ; tout art a son endroit faible. » Déli- 
cate et judicieuse critique, tracée au courant de la 
plume^ par un autre grand maître , avec la grâce 
et la fecilité exquise de la meilleure cotiservation^; 
Voltaire fit mieux encore. Après avoir constam- 
ment témoigné à Vauvenargues, durant les quatre 
années qu'il le connut, une affection tendre (et 
respectueuse, bien que plus âgé que lui de vingt 

ans), il le célébra dans V Eloge fUnèbre deê affieiers 

40 



( 



— 146 — 

morts pendant la guerre de 1 741 , — éloge composé 
à son intention, comme il Ta dit expressément lui- 
même, et dans lequel le cœur a parlé : 

'Tu n'es plus, ô douce espérance du reste de mes jours I 
à ami tendre, élevé dans cet invincible régiment du Roi, 
toujours conduit par des héros... La retraite de Prague, 
pendant trente lieues de glaces, jeta dans ton sein les se- 
mences de la mort que nos tristes yeux ont vues depuis se 
développer : familiarisé avec le trépas, tu le sentis appro- 
cher avec cette indifférence que les philosophes s'effor- 
çaient jadis ou d'acquérir ou de montrer ; accablé de souf- 
frances au dedans et au dehors, privé de la vue, perdant 
chaque jour une partie de toi-même, ce n'était que par 
un excès de vertu que tu n'étais point malheureux , et 
cette vertu ne te coûtait point d'effort. Je t'ai vu toujours 
le plus infortuné des hommes, et le plus tranquille... Mais 
par quel prodige avais-tu, à l'âge de vingt-cinq ans, la vraie 
philosophie et la vraie éloquence sans autre étude que le 
secours de quelques bons livres? Comment avais-tu pris 
un essor si haut dans le siècle des petitesses? et comment 
la simplicité d'un enfant timide couvrait-elle xjette profon- 
deur et cette force de génie? Je sentirai longtemps avec 
amertume le prix de ton amitié ; à peine en ai-je goûté les 
charmes , non pas de cette amitié vaine qui natt dans les 
vains plaisirs, qui s'envole avec eux et dont on a toujours 
à se plaindre, mais de cette amitié solide et courageuse , 
la plus rare des vertus *. 

Ce n'est pas seulement l'accent d'une douleur 

* Édition Beuchot, tome XXXIX, p. 27. 



— 147 — 

vlraie qiie Ton etiténd dans ces belles paroles, 
simples et émues ; elles donnent aussi le ton, la 
note fondamentale des relations de Voltaire avec 
le jeune officier moraliste. On a le plaisir, trop 
rarement satisfait, d'y trouver une élévation , un 
sérieux que la merveilleuse intelligence de l'auteur 
des Eléments de la philosophie de Newton était si 
bien en état de comprendre, même de s'assimiler, 
mais qu'elle avait peu d'occasions de rencontrer 
autour d'elle ; et surtout on y goûte comme un 
parfum dé ces intimes entreliens du modeste hôtel 
de Tours, dans la petite rue du Paon, dont les 
Mémoires de Marmontel ont consacré le souvenir. 

Ce fut dans ce temps-là (1745) que je vis chez lui {chet 
Voltaire ) Thomme du monde qui a eu pour moi le plus 
d*attrait, le bon, le vertueux, le sage Vauvenargues. 
Cruellement traité par la nature du côté du corps, il était, 
du côté de Tâme, un de ses plus rares chefs-d'œuvre. Il 
me témoignait de la bienveillance, et j'obtins aisément de 
lui la permission de l'aller voir. Je ferais un bon livre de 
ses entretiens, si j'avais pu les recueillir. On en voit quel- 
ques traces dans le recueil qu'il nous a laissé de ses pen- 
sées et de ses méditations ; mais tout éloquent, tout sen- 
sible qu'il est dans ses écrits, il Tétait, ce me semble, 
encore plus dans ses entretiens (Œuvres complètes de 
Marmontel, Paris 1818, Mémoires, t. P% p. 133). 

Le marquis de Vauvenargues logeait à l'hôtel 



— 148 — 

de Tours , petite rue du P&on , et vis-èevis de cet bote! 
était la maison de la fruitière ; m'y voilà logé. Surtout r 
quelle école pour moi que celle où, tous les jours, depuis 
detn ans> Famitiô des deçà hommes les plus éckirés de 
leur siècle m'avait permis d'aller m'iBstruire ! Les cou- 
versations de Voltaire et de Vauvenargues étaient ce que 
jamais oa peut entendre de plus riche et de plus fécond. 
C'était, du c6t4 de Voltaire, une aJbondance iiktavisâftble 
de faits intéressants et de traits de lumière; c'était, du 
côté de Vauvenargues , ubo éloquence pleine d^aménité , 
de gfâ/oe et de sagesse. Jamais,, dans k dispute, on ne 
vit tant d'esprit, de douceur et de bonne foi> et, — ce qui 
me charmait plus encore , — c'était le respect de Vauve- 
nargues pour le géaie de Voltaire et la tendre vénération 
de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues. L'an et l'au- 
tre, sans se flatter ni par de vaines adulations, ni par de 
molles complaisances, s'honoraient par une liberté de 
pensées qui ne troublait jamais l'harmonie et l'accord de 
leurs sentiments mutuels. 

Vauvenargues mort, j'avais besoin de me soulager des 
regrets que j'en ressentais, et, dans une épîtra à Voltaire^ 
il me fut doux de les répandre. Cette épître est de tous 
mes ouvrages celui que j*ai écrit avec le plus de rapidité;, 
les vers coulaient de source ; je le fis dans une soirée, et^ 
depuis, je n'y ai rien changé (Ibidem, p. 463) *. 

* Comhten il est à jamais regrettable que Maimontel n'ait 
pas recueilli ces entretiens dont il eût pu faire un si hom Uvre! 
Usà&, à cette ^noque» venant d'airrivec liû-mêaie à Pari&» ^ 
fond du Limousin, sans moyens assurés d'^existence, il man- 
quait de temps pour un pareil travail. Plus tard, dans la dis- 
sipation qui suivit ses premiers succès au théâtre , le loisir^ 
peut-être aussi le désir lui manqua. LMpître de Marmont^ à 
Voltaire smr Vauvenargues n^en est pas moins une production. 
roMarquable. 



— 14S^ — 

VauTenargues, — pour reprendre sa vie litté- 
raire au point où nout» Tafons laissée,— ^ était donc 
arrivé à Paris avec des idées bien nettes^ des prin- 
cipes sûrs, des règles de conduite très-préeise^, et 
Ton peut affirmer que le plan de ses ouvrages était 
arrêté dans son esprit. 

Quels étaient ces idées et ces principes? L'exa^ 
men des c^vres nous les feit saisir et nous met à 
même d'indiquer les sources de son inspiration. 

U faut écrire , dit-il , parce que Ton pense , parce que 
l'on est pénétré de quelque sentiment. Ce qui fait qu'on 
est inondé de tant de livres froids, fHvoleâ ou pesants, 
c'est que Ton ne suit pas cette maxime. Souvent, un 
homme qui a résolu de faire un livre se met devant sa 
table, sans savoir ce qu'il doit dire, ni même ce qu'il doit 
penier; ayant l'esprit vide, il eisaie de remplir du papier, 
il écrit et efface, et forge des pensées et des phrases , 
comme le maçon bat du plâtre ou comme Tartisan le plus 
grossier travaille à un art mécanique, etc. *. 

* Fragment 9ur les mauvais Écrivains, 1. 1, p. 277. Ce mor- 
ceau, qui a pris une couleur nouveUe dans le texte publié par 
M. Gilbert d'après les manuscrits , est excellent d*un bout à 
Tautre. Beaucoup de maçons littéraires de notre temps qu'on 
pourrait nommer, qu'on nomme en effet , tout bas malheu- 
reusement, sont reconnaissables aux traits que Yauvenargues 
a burinés sur les modèles qui posaient devant lui ! S'il avait 
voulu caractériser à la manière de La Bruyère, nous aurions 
là quelques curieux portraits individuels ; mais il s'est con- 



— 150 — 

Son âme^ obsédée des images du sublime et de 
la vertu 9 ne saurait être attentive aux arts qui pei- 
gnent les petits objets. Il n'imitera pas les auteurs 
de son siècle pour qui l'art d'écrire n'est plus qu'un 
jnétier, comme V arpentage au t orfèvrerie, et qui 
sont frappés de la maladie du temps, laquelle est 
de vouloir badiner de tout; il ne traitera que ceux 
des sujets qui demandent, à la fois, la fermeté des 
convictions, l'élévation des sentiments, l'amour du 
beau et du bien ; et l'éloquence, unie' à la morale, 
se présentera naturellement à lui comme le plus 
digne objet de sota ambition. U devra être orateur 
et philosophe; mais s'il s'élance dans cette voie 
après Pascal, ne lui demandez pas de rien sacrifier 
aux caprices d'un public frivole, de rechercher 
l'esprit, les saillies, les pointes qui sont les signes 
du faux goût et des arts en décadence. 

tenté de généraliser. « Concluons de tout cela , dit-il , qu'il 
» faut avoir pensé avant d'écrire, qu'il faut sentir pour émou- 
» voir, connaître avec évidence pour convaincre, et que tous 
^> les efforts qu'on fait pour paraître ce qu'on est pas ne ser- 
» vent qu'à montrer plus clairement ce qu'on est. Pour moi , 

» je voudrais que ceux qui écrivent Je leur demanderais 

» enfin de se souvenir de cette maxime et de la graver en 
» gros caractères dans leur cabinet : que Vauteur est fait pow 
» le lecteur, mais que le lecteur n'est pas fait pour admirer 
» l'auteur qui lui est inutile, » 



— 151 — 

...-•Je voudrais , dit-il, que ceux qui écriTent, poètes, 
orateurs, philosophes, auteurs en tout genre se deman- 
dassent du moins à eux-mêmes : Ces pensées que j'ai pro- 
posées , ces sentiments que j'ai voulu inspirer, cette lu- 
mière, cette évidence de la vérité, cette chaleur, cet 
enthousiasme que j*ai tâché de faire naître, en étais-je pé- 
nétré moi-même? En un mot, les ai-je contrefaits ou 
éprouvés? Je voudrais qu'ils se persuadassent qu'il ne 
sert de rien d'avoir mis de l'esprit dans un ouvrage, quand 
on n'y a pas joint le talent d'instruire et de plaire ( Sur 

LBS MAUVAIS ÉCRIVAINS). 

Vous le voyez, son grand cœur amoureux de la 
perfection morale Test aussi de l'idéale beauté, et 
à l'époque où Fontenelle tient le sceptre de la phi- 
losophie dans cette froide main qu'il se garderait 
d ouvrir si elle était pleine de vériiésy vous recon- 
naissez en lui, avec autant de bonheur que de sur- 
prise, un disciple inspiré à la fois de Platon et de 
Fénelon. Pour lui, comme pour Voltaire , sur les 
lèvres duquel il a recueilli le miel attique de cette 
parole, la poésie est Téloquence harmonieuse * ; pour 

* Sur la poésib bt l'éloquence ( édition Gilbert, tome i*^ 
p. 280). Il faudrait citer eo entier ces pages admirables diri- 
gées, mais avec une parfaite urbanité , contre Fontenelle : 
« M. Fontenelle dit formellement, en plusieurs endroits de ses 
» ouvrages, que Téloquence et la poésie sont peu de chose. 
» Il me semble qu*il n*est pas trop nécessaire de défendre 



— 162 — 

qu'il admire, il faut qu'à une grande imagination 
s'unissent a une grande sagesse, un jugement net 
» et profond, d^s pa^^ions très-haute», mai» vraies, 
» nul effort pour être grand, une extrême sincé^ 
» rite , beaucoup d^éloquence, et point d'art que 
» celui qui vient du génie *• » 
Il est l'ennemi de l'emphase, qu'il définit assez 

» r éloquence. Qui devrait mieux savoir que M. Fontenelle , 
» que la plupart des choses humaines , je dis celles dont la 
» nature a abandonné la conduite aux hommes, ne se font 
» que par la séduction? C'est Téloquence, etc., etc. » 

* L*HOMHE VERTUEUX DÉPEINT PAR SON GÉNIE (éd. Gilbert, 

t. V't p- BB)* ilox magnifiques paroles que nous venons de lui 
emprunter, notre moraliste ajoute celles-ci , précieuses sur-^. 
tout à cause du type vivant qui a servi à dessiner le portrait 
idéal. « . *\ Alors je respecte l'auteur, je Teâtime aatant que 
» les sages ou que les héros qu'il a peints. J*aime à croire 
» que celui qui a conçu de si grandes choses n'aurait pas été 
» incapable de les faire ; la fortune qui fa réduit h les écrire 
:o me paraît injuste. Je m'informe curieusement ie tout la dé- 
» tail de sa vie; s'il a fait des fautes, je les excuse, parce que 
» je sais qu'il est diiffioile à la nature de tenir toujours le cœur 
» des hpmimeç au-dessw§ de leur condition. Je le pl^§ des 
» préjugés cruels qui se sont trouvés sur sa route , et même 
» des faiblesses naturelles qu'il n'a pu surmonter par son 
» courage. Mais lorsque, malgré sa fortune et malgré ses pro- 
^ près défauts , j'apprends que son esprit a toujours été oc- 
» cupé de grandes pensées et dominé par les passions les plus 
» aimables , je remercie à genoux la nature de ce qu'elle a 
» fait des vertus indépendantes du bonheur, et des lumières 
» que l'adversité n'a pu éteindre. » 



- t53 ~ 
bien : le mauvais enthousiasme, il rejette les orne^ 
meots empruntés, tout ce qui n'atteste rien qu'un 
effort de l'imagination impuissante ; il aime princi- 
palement la vérité « (ceux qui emploient leurs pa- 
D rôles pour une autre fin, ne connaissent pas les 
» principes de l'éloquence); » la netteté, « qui est 
p le vernis des maîtres ; » la simplicité, « don de 
» Tâme, qu'on reçoit immédiatement de la nature, 
» et qui en porte le caractère *, » non pas celle 
qui, froide et nue, arrive bientôt à la sécheresse, 
mais celle qui, sans repousser les fleurs du langage 
et les grâces du discours, se complaît surtout dans 

* L'Esprit natihiel et le simple (édition Gilbert, t. l*', 
p. 82). On lit dans le môme fragment ce remarquable passage^: 
« . . . . Elle (la simplicité) ne suppose pas nécessairement Vesr- 
» prit supérieur, mais il est ordinaire qu'il raccompagne ; elle 
» exclut toutes sortes de vanités et d'affectations , témoigne 
» an esprit juste , un cœur noble , un sens droit , un naturel 
» riche et modeste, qui peut tout puiser dans son fonds et ne 
» veut se parer de rien. Les deux caractères (l'esprit naturel 
» et le simple) comparés ensemble, je crois sentir que la sim- 
» plicité est la perfection de l'esprit naturel, et je ne suis plus 
» étonné de la rencontrer si souvent dans les grands hommes : 
» les autres ont trop peu de fonds pour s'arrêter dans leur 
» propre sphère , qu'ils sentent si petite et si bornée. D'ail- 
» leurs , il est très-difficile , lors([u'on entre dans le monde , 
» de n*y pas prendre , malgré soi , une teinture des ridicules 
» dominants et applaudis : personne presque qui conserve son 
» caractère pur. » 



— 154 — 

rharmonie de l'expression et de la pensée, parce 
qu'elle est née du goût et de la justesse de l'esprit. 
C'est la simplicité des bons orateurs grecs, la sim- 
plicité de Féneion. « charmante simplicité, s'é- 
x> crie-t-il, j'abandonnerais tout pour marcher sur 
» vos traces * ! » Féneion lui-même, dont nous ve- 
nons d'invoquer l'exemple, disait, en se plaçant au 
point de vue mystique : <c Oh! qu'elle est aimable 
» cette simplicité ! Qui me la donnera? Je quitte 
» tout pour elle ; c'est la perle de l'Evangile. » 
Enfin, ne peut-on pas appliquer à l'art ce que le 
pieux archevêque de Cambrai dit encore de la vie 
chrétienne? ce Dieu veut des âmes qui ne soient 
» point occupées d'elles et comme toujours au 
)) miroir pour se composer...; il veut une simpli- 
» cité libre, droite et généreuse jusqu'à s'oublier 

* Sur la siMPUCiTi et contre l*abus de l*àrt, 1. 1, p. 107. 
Dans les éditions précédentes, ce morceau fait partie d'une 
variante au Disœwrs (posthume) sur le caractère des différents 
siècles; mais, dans le manuscrit que nous avons sous les yeux, 
c'est un morceau détaché que Vauvenargues destinait sans 
doute aux Réflexions sur divers sujets, car il ne Ta pas mis dans 
le Discours, dont la rédaction paraît définitive. Nous le réta- 
blissons ici avec les différences de texte assez notables que 
donne le manuscrit du Louvre. (Note de M. Gilbert. ) 



— 155 — 

» elle-même pour se livrer à lui sans réserve ^ » 
Heureux les écrivains tout préparés, comme 
alors l'était Yauvenargues ! Affermis dans leurs 
croyances 9 appuyés sur des principes certains, 
épris du vrai, du bien et du beau, passionnés pour 
un idéal très-élevé, mais cependant saisissable, ils 
savent, dès le premier jour, où ils veulent aller; ils 
n'hésitent ni sur le but à poursuivre ni sur la 
route qui doit y conduire, et avec eux on ne risque 
pas de s'égarer. Ils plaisent, ils émeuvent, ils sub- 
juguent : on subit le double ascendant de leur 
cœur et de leur esprit; on respecte tout en eux, 
jusqu'à leurs erreurs. S'ils ne persuadent pas tou- 
jours ; si, pour employer une expression de notre 
auteur, ils éclairent^ parfois, sans échauffer, il n'en 
est pas moins vrai qu'ils vous transportent dans 
une atmosphère plus sereine, et qu'ils sont de ces 
amis indulgents et fermes^ qu'on ne quitte jamais 
sans se sentir meilleur, ou disposé du moins à le 
devenir. 

Critique , orateur, peintre , moraliste , Yauve- 
nargues porte partout les saines et fortes doctrines 

* Œuvres de Fénelon, édition Lefèvre, Paris 1838, tome I", 
p. 645. 



ê 



— 156 — 
qui communiquent leur chaleur à son talent, et 
qui font qu'on ne peut en lui séparer l'homme de 
l'écrivain. Suivons-le dans des essais malheureuse- 
ment inachevés, semblables, pour la pureté, la 
grâce et l'harmonie, à ces débris mutilés de Tart 
antique, et toujours nous retrouverons celui que 
Voltaire appelait, avec tant de justesse, une beUe 
âme et un beau génie ^ 

Avant de chercher à exprimer ses propres idées, 
Yauvenargues, dans ses loisirs, avait fait des études 
Sérieuses ; il avait approfondi les écrivains dont les 
pensées se rapprochaient le plus du tour de son 
esprit, et l'on peut, en surprenant,. dans ses œu- 
vres, la trace des influences qu'il a subies, retrou- 
ver les modèles qu'il s'était proposé d'imiter. 

L'antiquité^ nous le croyons, lui était peu fami- 
lière ; il ne connaissait Homère que par les tra^* 
ductions; il n^avait lu dans l'original ni Pindare, 

* « Adieu, belle âme et beau génie » (Billet du 13 mai ^746). 
« Je vais lire vos portraits. Si jamais je veux faire celui du 
» génie le plus naturel, de Thomme du plus grand goût, de 
» rame la plus haute et la plus simple, je mettrai votre nom 
» au bas. Je vous embrasse tendrement » (Autre billet du mois 
de mai 1746), édition Gilbert, t. Il, p. 291 et 294. 



— 157 — 

ai Isocrate, ni Démosthènes ^y ni Horace, ni Lu- 
cain *y et il était indifférent à la querelle des an^ 
eiens et des modernes qui tenait encore, chez 
nous, deux camps très-divisés '. Cette insuffisance 
le rend médiocre appréciateur des chefis^d'oeuTre 
littéraires d'Athènes et de Rome; il ne sent pro- 
fondément ni la grandeur ingénue de Flliade , ni 
les patriotiques fureurs de l'adversaire d'Eschine 
et de Philippe, ni la gracieuse facilité du poète 
de Tibur, et il est plutôt frappé de l'élèvatioD mo- 
rale de la pensée que de l'expression parfaite. Ainsi 
les plaintes de Brutus^ ainsi les doctrines de Se- 
nèque le saisissent^ le transportent ; ainsi^ surtout, 
il éprouve, à la lecture de Plutarque, cet enthou- 
siasme qu'il a exhalé lui-mêaie et qu'on ne peut 
oubUedT. Vauvenargues , sous ce rapport, est bien 

* Le fonds de ces deux orateurs, n'est pas suffisamment 
crousé dans les dialogues où il les met en scène, 1. 11^ p. 8, 
et suiv. 

* « Je n'ai lu, dit-il candidement, ni les odes d'Horace ni 
» «elies de Pindtre (t I", jl28Û). le roudrals qR*<m toé dtl si 
» ceux qui entendent le latin n'estiment pas Lucain plus granil 
» poète que Corneille (maxime 349).» On aurait tort d'infé- 
ME, de eette dainière citation ^ quo ^ langue ktine était «s^ 
tièrement étrangère k Yauvenarguea; il parle ici de ceux qui 
sentent le mieux les nuances. 

' RéfLeofiôM sur le» anciens et ks moâêm99, t. F*, p. lOB. 



— 158 — 

rhomme de son temps^ car on sait comment, en 
France, après Fénelon jusqu'à André Chenier ex- 
clusivement, l'antiquité grecque fut comprise ; il 
suffit, pour cela, de se rappeler les jugements des 
deux principales autorités. Voltaire et La Harpe. Le 
xvm* siècle, si audacieusement revendicateur des 
droits de la raison humaine, rejetait la tradition en 
littérature, comme en religion, comme en politi- 
que, ne voulant, dans l'oi^ueil infini de ses aspi- 
rations et de ses espérances, dater que de lui seul. 
Notre moraliste, à coup sûr, ne ressentait point ce 
dédain systématique ; mais, même en résistant aux 
excès intellectuels de Tépoque , il était entraîné 
sur sa pente, et ce n'est pas un des côtés les moins 
curieux à étudier, dans cette âme tout ouverte, que 
la lutte déclarée entre ses tendances intérieures 
et les idées qui dominent au dehors. 

Les littératures étrangères et le moyen âge ne 
sont pas mieux compris par lui que l'antiquité. 
Gomme Voltaire, qui, même après avoir été à l'é- 
cole plus libre de l'Angleterre, suivit, à cet égard, 
trop docilement Boileau , il enveloppe dans une 
même proscription tous les siècles durant lesquels 
s'est laborieusement formé l'esprit français. Ce 



— i59 — 

sont pour lui, jusqu'au xvi* y compris, autant de 
siècles barbares ^ S'il avait à écrire notre histoire 
poétique, il la ferait, lui aussi, commencer à Mal- 
herbe : 

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France, 
Fit sentir dans les vers une juste cadence, 
D*un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, 
Et réduisit la muse aux règles du devoir. 
Par ce sage écrivain la langue réparée 
N'offrit plus rien de rude à VoreiUe épurée, etc. •. 

Et s'il voulait remonter aux origines de notre 
prose, il débuterait par l'auteur des Essais, sans 
tenir compte de tant d'œuvres originales et char- 
mantes qui chez nous ont assoupli la langue, épuré 
le goût, agrandi le domaine de l'imagination et de 
la pensée. Il semble n'avoir connu , de tous les 
peuples voisins, que les Anglais, et, parmi ceux-ci, 

* « Montaigne, dit-il, a été un prodige dcms des temps bar- 
» bores (Fragment sur Montaigne et Pascal, 1. 1, p. 274). » 

• A rencontre de cette tirade de vers qu'autrefois on ap- 
prenait superstitieusement {par ccBur)^ au collège, comme 
autant d* oracles infaillibles, les objections, les restrictions se 
présentent en foule aujourd'hui. C'est un grand service de la 
critique contemporaiiie , réparée elle-même , ou éput/rée par 
l'étude comparative des littératures étrangères, d^avoir aboli 
sans retopr ce fétichisme intellectuel. 



— 160 — 

seulement Pope, Milton et Shakespeare M^ froide 
correction de Pope devait lui rappeler les |)oètes 
français de son temps, qu'il goûtait peu. Voltaire 
excepté ; mais il est douteux, pour nous, que, même 
en admirant hautement Milton , il ait pénétré le 
génie du chantre du Paradis perdu au point d'y 
voir revivre les ardentes passions de^guevres reli- 
gieuses de l'Angleterre, et de distinguer ce qu^elles 
ont jeté, dans ce grand poème, d'ombres inféniales 
comme contraste à la lumière céleste. Il aurait 
Mu posséder déjà cette méthode toute récente, 
quoique bien simf^, du contrôle de la poésrie 
par l'histoire, pour apprécier ainsi Milton. 

Quant à Shakespeare > outre qu'rl le connaissait 
seulement par Tentremise de Voltaire, Vanvenar- 
gués, trop asservi aux préjugés alors dk)niinants en 
France, mr les régies de la tragédie, privé, d'ail* 
leurs, de l'instrument essentiel de perspective in- 
diqué tout à Ilieure, ne pouvait saisir^ dans^sa pro- 

^ 41 Je TL*êi lu de leur» ouvrages <{im^ M. Pope et M. Lôke, et 
» U PwraêiÊ perdu; màH j'hoaore fort leur génie : tout ce 
» que fen entends dire me le rend reconiiiiatid«ble (Lettre à 
» Saiiit-¥incen&, ÙÊAét d'Arras;, le 30 mAi 1739). » A eetle 
époque, TaityeiiargMes ne eonnmsait pas eftcote Sli»ké!q>e«n'e 
dont il cherche, plus tard, h se bien rendre compte. 



— iQ\ — 

fonde originalité, le grand poète dramatique du 
siècle d'Elisabeth. On doit remarquer, néanmoins, 
comme ce sincère esprit flotte, hésite, entre ses 
impulsions spontanées et les idées admises II re- 
connatt <x le prodigieux succès du théâtre de Sha- 
» kespeare en Angleterre, depuis des siècles, mal- 
» gré les nombreuses irrégularités de ses pièces 
» (tome I*', p. 408); » il pense que « c'est un 
n écrivain qui joint de grands défauts à des qua- 
» lités éminentes, une grande imagination et* peu 
» de jugement, ou beaucoup de force et peu d'art 
» {ibidem, p. 486); » il estime que « c'est faire 
» trop d'honneur à l'esprit humain de croire que 
» des ouvrages irréguliers n'aient jamais le droit 
» de lui plaire, surtout si ces ouvrages peignent les 
» passions ; qu'il n'est pas besoin d'un grand art 
» pour faire sortir les meilleurs esprits de leur 
» assiette et pour leur cacher les défauts d'un ta- 
» bleau hardi et touchant; » puis, il ajoute : « Cette 
» parfoite régularité, qui manque aux auteurs, ne 
» se trouve point dans nos propres conceptions; le 
» caractère naturel de l'homme ne comporte pas 
» tant de règle; nous ne devons pas supposer daiis 
» le sentiment une délicatesse que nous n'avons que 

11 



r 



— 162 — 

9 par réflexion {ibidem, p. 408) ; » mais, au om^ 
ment ûttl'on espère qu'après avoir tout bien pesé, 
il va &ire pencher là balance du côté des qualités 
éminentes, voilà qu'il cède à un scrupule et eonckrt 
ainsi : « Quand quelqu'un vient médire : croyez- 
» vous que les Ânglaîs, qui dnt tant d'esprit^ s'ac- 
x» commodassent des tragédies de Shakespeare, si 
n elles étaient aussi monstrueuses qu'elles mus le 
» paraissent? je ne suis point la dupe de cette 
jr objection et je sais ce quej'en dois croire (iMtfem, 
» p. 159). » A k vérité, il a écrit, comme variante, 
sur la même page : « Aussi, quand on vient me 
« dire : pensez^vous queces AthémenS) qui avaient 
v> tant d'esprit et de politesse^ se fassent divertis 
» aux comédies d'Aristophanes, si elln n'eussent 
» pas été excellentes? je ne suis yoint la dupe de 
» cette objection, quoique j'estime fort Aristopha^ 
» nes^ d'ailleurs, n Concluons, à notre tour, que 
Vauvenargues ne connaissait suffisamment ni Aris^ 
tophaoes ni Sfaikei^are ; mais gardons-nom bien 
de lui tenir rigueur à cause de celui-*ci, nousrqui 
savons au prix de quels bouleversements sociaux, 
de quels violents mélanges de peuples, nous 
sommes sortis du culte exclusif de nous-mêmes et 



— 463 — 
avons peeonoucequ'ily adegcwd chez liios voi^ 

pQ^mi lie^ ée^rivaiw ai^téçi^u^ au i^èigi^e de 
toui&XIV, tou^ confon4usi en un i^^q oubli dé- 
daigneux, VauNdûargueB,^-*- QQWS Vavons&U pre^ 
«eiiitif ,-^ n'exqefte que ^loatisuig^e dont Pa^ Ufi 
SLwX m^pm le geiut et avec lequel il le nvet en 
parallèle, ^my biei^ qu'il reconnaisse dans. V^Ut 
teur des Essais « une imagination in^piiiçable^tQus 
x> les cbaraies de la naïteté^ et ce caractère original 
» qui luanque farement aux âmes vraies, » il lui 
eo^esle les paiftiei^ supérieiji^res du génie, et lui 
trouve de graves dé&uts, entre autres : «. de se 
n pencher souvent du odté de l'erreur pour; con^ 
1» trepeser l'opinion? et de fonder sur des feit^ va-r 
n gue& et incertains des jugements hasarder ; » 
puis il le montre « savant à détruire^ faible à éta* 
i9i UÂr, incapable de ceë^ passions» altière» et vétié-r 
» Qientes qui sont presque les seules^ source du 
»: subUine; p> en^A) îl lui ireproche <x une indi^é^ 
» rem^e,. une indécision choquante, ix On le xoit, 
la sévt^riié de cette sentence n'est ^ en définitive^ 
adoucie que par le^ louanges données 9m^ grâces 
du discours. N'est-ce pas aller trop loin? Ce que 



— 164 — 

notre auteur appeUe indécision, indifférence, n'é* 
tait-il pas plutôt un froid mépris, né du spectacle 
atroce des guerres religieuses, la lassitude d'une 
âme consternée , qui se replie sur elle-même en 
présence dliorribles calamités qu'elle ne peut gué- 
rir? Quoi qu'il en soit, nous sommes au nombre 
de ceux qui n'acceptent point les phrases conve- 
nues sur l'égoisme de Montaigne, non plus que sur 
son scepticisme. 

Yauvenai^ues n'entre dans son véritable do- 
maine qu'en arrivant au xvn* siècle. La r^larité, 
la belle ordonnance des œuvres littéraires de cette 
époque le saisissent, et son admiration presque 
sans réserve lui inspire alors des jugements que 
nous n'admettons pas tous, mais qui, décisifs pour 
la plupart, brillent à la fois par la justesse et la 
netteté. U a raison quand, tout en professant pour 
le créateur de notre théâtre un respect profond, il 
critique énergiquement l'esprit raisonneur de ses 
personnages, leur hauteur affectée, le soin qu'ils 
prennent de se faire connaître et de s'exalter eux- 
mêmes par des paroles bien plus que par des ac- 
tes ^. Voltaire, dans son commentaire sur Ck>r- 

* Réflexions critiqves sur quelques poètes, 1. 1*, p. 24(X 



^ 



— 165 — 

neille, semble s'être approprié ces jugements 
dont il avait reçu la première confidence, et il les 
fortifie de son autorité. On pourrait, néanmoins, 
demander si ce ton, visant perpétuellement au 
sublime , ne convient pas à des êtres taillés dans 
des proportions héroïques? Le Gid, d'ailleurs, 
ne doit-il pas reproduire l'emphase espagnole ; et 
puisque les sentiments d'Horace, d'Emilie, de Po- 
lyeucte, sont, en réaUté, au-dessus des sentiments 
ordinaires, ne faut-il pas aussi qu'ils les dominent 
par l'expression ? Qu'on ne reproche donc point trop 
à Corneille le langage des héros que son imagina- 
tion a enfantés dans une région supérieure à celle 
où vit la masse des hommes ; qu'ils parlent une 
langue forte, élevée, inspirée, et pourtant natu- 
relle si on accepte, en principe, les idées, les pas- 
sions qui les animent; autrement, ce serait inten- 
ter, du même coup, un procès aux plus hautes 
conceptions du génie. Tout le débat se réduit ici 
à une limite que la froide raison ne peut guère dé- 
terminer, qu'elle ne doit pas, du moins, tracer 
trop étroite, sous peine d'être elle-même juste- 
ment reléguée dans son propre domaine. 
Notre critique n'a plus à faire ces restrictions,^ 



< 



— 166 — 

lorsqu'il s'agil de Racitiè. Le seul reproche qu'il 
Im adressé, c'est que ses pièces sont un peu ^^ides 
d'action * ; il voudrait, du reste, comme Voltaire, 
éerire au hk^ de toutes les page^ : "beau, admiràbîe^ 
mbUme. G'ert, fteloti lui, le génie le plus "complet 
tpie possède Ta France et le plus éloquent de'se»- 
poètes. Noos remaarquerons, cependant, que Tefn- 
ttiouisiasnie (te Vauvonargues n'est pas toujours 
ausëi explicite que sincère. Il admire, mais il ne 
dît pas assers le^ ttiotîfs de son admiration; il né^ 
glige trop'd'appirdfondir les caractères, d'analyser 
les'passions et même de mettre en relief la perfec- 
tion continue du style, — • qualités «ouvetôiaeS de 
sfota poète favori. Mais félicitons-'le d'avoir fait une 
Tettiarque qui, de son temps, avait tontle tnérîte 
de la nouveauté et qui pourrait bien l'avoir encorte 
aujourd'hui. 

On reproche à Racine , dit-il , de n'avoir pas donné à 
' ses héros le caratitère de leur siècle et de leur nation ; 
m&isies grands bDmmes sont de tous les âges et de tons 
les pays... Les âmes véritablement grandes ne sont telles 
que parce qu'elles se trouvent , en quelque manière , su- 
périeures à l'éducation et aux'coutuffies. Je sais qu'elles 
retiennent toujours quelque chose de Tun et de Tamlre ; 

* îhidem, p. 249. 



— 167 — 

iDai3 le' poète peut^n^Uger ces bagatelles, qui ne touchent 
pas plus au fond du caractère que la coiffure et Ths^bit du 
comédien , pour ne s'attacher qu'à peindre vivement les 
traits d'une nature forte et éclairée, et c© génie élevé qui 
appartient également à tous les peuplas. Je ne vois poi»^ 
d'ailleurs, que Racine ait manqué à ces prétendues bien- 
séances du théâtre... Dira-t-oi qu'Acomat, Roxane, Joad, 
Athalie, Ifiitiirtdate , Néron , Agrippine , 'Brutus» Narcisse 
Clytemnestre, Agamemnon, etc., n''^entpas le caractère 
de leur siècle, et celui que les historiens leur ont donné? 
Parce que Bajazet et Xipharès ressemblent à Brilannicus, 
parce qu'ils ont un caractère faible pour le théâtre, quoi- 
que naturel, sera-t-on fondé à prétendre que Racine n'ait 
pas su caractériser les hommes, lui dont le talent éminent 
était de les peindre avec vérité et avec noblesse *. 

C'est là une appréciation pleine de vérité. On 
a, de nos jours, violemment attaqué Racine sous 
prétexte que ses personnages n'étaient ni Grecs ni 
Romains et que tous semblaient avoir vécu à la 
cour de Louis XIV ; il y avait là un parti pris d'in- 
justice et de dénigrement, Nous ne recommence- 
rons >pas , de peur de 't^affa>blir, l'argumentation 
tie Vauvenargues, nous contentant d'affirmer qifil 
vaut mieux conserver à une époque son caractère 
général que d'en reéhercher, minutieusement, 

* Ibidem, p. 250. 



— «68 — 

'comme on l'a fait sous nos yeux, les curiosités de 
manières et de costumes. 

La tragédie, qui se propose de peindre la lutte 
des passions héroïques, plaisait plus à Yauvenar- 
gues que la comédie dont Tobjet est de présenter 
le tableau des mœurs et de châtier les ridicules* H 
n'aimait point le» sujets pris au dessous des hau- 
teurs de l'idéal. 

Qu'on joue, dit-il avec m amer sourire, Pourceauffnac 
à la Comédie, ou telle autre farce un peu comique» elle 
n'y attirera pas mmus de monde qxx'Androfnaque; on en- 
tendra jusque dans la rue les éclats éa parteite enchanté. 
Qu'il y ait des pantomimes supportables à la Foire , ils 
feront déserter la comédie ; jai vu nos petits-maîtres et 
nos philosophes monter sur les bancs pour voir battre 
deux polissons; on ne perd pas un geste d'Arlequin, et 
Pierrot fait rire ce siècle savant qui se pique de tant de 
politesse. Le peuple est né en tout temps pour admirer 
les grandes choses, et pour adorer les petites ^. 

Ce besoin du grand lui inspire pour Molière un 
dédain fort injuste, et il adopte trop facilement, au 
sujet de cet admirab^ auteur dramatique, les er- 
t*eurs passionnées de Fénelon dans la célèbre Lettre 
à V Académie *. Il n'apprécie point, chez Molière, 

* Discours sur le caractère des différents siècles, t. ]•', p. 158. 
» Réflexions critiques sur quelques poètes, 1. 1*', p. 238/ 



— 169 — 

la profondeur de l'observation , l'honnêteté de l'es- 
prit, le comique des situations, la verve du dialo- 
gue, la force du style ; et, après lui avoir adressé le 
singulier reproche « de saisir la nature dans Thu- 
» meur et les bizarreries des gens du commun , 
» on trouve dans ses pièces, ajoute-t-il plus étran- 
» gemopt encore, tant de négligences et d'expres- 
» sions impropres, qu'il y a peu de poètes moins 
» corrects et moins purs que lui ^ » Si le caractère 
bien connu de Vauvenargues ne donnait pas une 
plausible explication de cette antipathie tout in- 
stinctive, on serait tenté d'accuser son goût litté- 
raire protestant seul contre ladmiration univer- 
selle ; mais évidemment c'est pour lui une aCEûre 
de morale plutôt que d'esthétique. Il ne souffre 
pas qu'on rabaisse l'homme, lui qui, l'ayant trouvé 
en disgrâce chez tous ceux qui pensent, a entrepris 
de le relever ; lui qui a dit, rappelant par là le vers 
plein d'entrailles et de cœur de Térence : 

J^aime les choses humaines, parce que je suis homme*. 
lui, enfin, qui étend son indulgente pitié surlesgens 

* Ibidem. 

^ ÂCESTE, OU TAmOUR INGÉNU, t. I, p. 301. 



— «70 — 

les phis ridicules, sa tendre compasBÎon sur les plus 
coupables. On le sent bien, ^'est par iin exicèsde 
délicat^se, tenant à sa vertu, qu'il ne neot p» Toir 
l'àUEiAnîté trop risible. Après oela, que Molière, 
dii^ecteur de théâtre en même temps que poète, se 
soit vu fercé, pour faire vivre sa tiroupe, de satis^ 
faire les goûts grossiers dû public, tout le^monde 
en <x>nvient sans lui être ausai rigoureux^ maîs«i, 
parfois, cette nécessité lui imposai! lé sujet d'une 
pièce, comme il esi arrivé pour le Festin de Pierre, 
il savait, àJ'occasion, en tirer unchielf-^'oeuinre. Aiu 
reste, ces farces mêmes dans lesquelles fioileau, 
avant Yauvenargues, ne areconnaissait pas l'autâir 
du misanJlhrope, sont d'une intai*issable gaieife; 
^les renferment .une feule de traits excdleiits et 
bien des leçons profitables Biais «u nôtre marquis 
philosophe , diailleurs dégagé de toute moi^e , 
a-^t-il pris que les personnages de MoUère n'é- 
taient que des gens du ^ommwiiî Alceste et FfaoK 
linte, sans parler d'une foule d'autres, sont des 
gens de cour et du meilleur monde. Certes, s'il 
eût exclusivement icherbhé sesonodèles à Versail- 
les, Molière mériterait un reproche bien autrement 
grave ; il ne serait pas un de nos plus grands poètes 



— 171 — 

nationaux^ —car, Weu merci, Versailles n'était pas 
toute la France, -^ il serait encore moins un poète 
uniyon&el. Pour e« qui est de son style, il a toutes 
les qualités du style de la bonne comédie, le na- 
turel, la force, la précision, la clarté, ie trait, et 
j'avoue ne guère mieux comprendre les critiques 
de Vauvenargues que celles de La Bruyère sou- 
tenant « qu'il ne lui a manqué (à cet écrivain mo- 
» dèle !) que d'éviter le jargon et le barbarisme et 
» d'écrire purement*. » 

Sévère jusqu'à l'injustice envers Molière , Vau- 
venargues tombe dans une indulgence excessive 
à l'égard de Quinault dont il loue sans restric- 
tion la facilité , l'harmonie tendre et touchante >. 
Au contraire, il est trop sec sur le compte de La 
Fontaine et de Boileau '. On n'a pas tout dit de 
ncftre febuliste par excellence, quand on a varité 
son bon sens et sa simplicité ; la correction du 
Jjégislai^ewr du ParmassB français (comme on s'ex- 
primait encore naguère, malicieusement ou naïve- 
ment), n'est pas «on seul mérite. H fallait louer 

* * Caractères, chap. 1", Des ov/vrages de l'esprit. 
• Réflexions critiques sur quelques poètes, 1. 1'', p. 255. 
'' Ibidem, p. 333 et 234. 



— 172 — 
chez celui-ci la fermeté^ la concision , la haine 
pour le faux en littérature, et montrer cependant 
que l'élégance des épitres , les traits des satires, 
l'imagination du LtUrin ne suffisent pas pour faire 
un vrai poète; qu'il est, en un mot, moins éminent 
par ses œuvres que par son influence, par la salu- 
taire discipline dont il impose le frein aux auteurs 
de son temps. Les qualités supérieures de La Fon- 
taine ne sont pas, non plus, celles que lui recon- 
naît Vauvenargues, qui me semble n'avoir pas saisi 
tout le naturel, tout le charme et, à la fois, toute 
la philosophie souriante do plus gracieusement 
abandonné de nos poètes. 

En revanche, Vauvenargues se faisait une très^ 
juste idée du genre lyrique. Partant de ce prin- 
cipe : que la poésie est T éloquence harmonieuse, 
et, par une conséquence naturelle, voulant trouver 
dans l'ode sa plus haute expression, il remarque, 
avec beaucoup de ss^acité, tout ce qui manque 
sous ce rapport à Jean-Baptiste Rousseau. Il ne lui 
accorde guère, en dernière analyse, que « d'avoir 
» connu parfaitement la mécanique des vers, » 
mérite fort subalterne. 



— «73 — 

J'excepte, dit-il, quelques-unes des odes sacrées, dont 
le fond appartient à de plus grands maîtres ; quant à celles 
qu'il a tirées de son propre fonds, il me semble qu'en 
général, les fortes images qui les embellissent ne produi- 
sent pas de grands mouvements , et n'excitent ni la pitié, 
ni l'étonnement, ni la crainte, ni ce sombre saisissement 
que le vrai sublime fait naître. 

La marche inégale et impétueuse de l'ode n'est pas celle 
d'un esprit tranquille; il faut donc qu'elle soit justifiée 
par un enthousiasme véritable. Lorsqu'un auteur se jette 
de sang-froid dans ces mouvements et ces écarts, qui n'ap- 
partiennent qu'aux passions fortes et réelles, il court grand 
risque de marcher seul; car le lecteur se lasse de ces 
transitions forcées , et de ces fréquentes hardiesses que 
l'art s'efforce d'imiter du sentiment, et qu'il imite toujours 
sans succès. Les endroits oh le poète paraît s'égarer de- 
vraient être, à mon sens, les plus passionnés de l'ou- 
vrage *. 

Après avoir examiné, en détail, plusieurs odes 
de J.-B. Rousseau dont il relève, soit les pensées 
fousses, soit le sentiment médiocre, soit les figures 
exagérées, Vauvenai^ues continue ainsi, d'un ton 
légèrement ironique : 

Comme je ne fais point de vers, je ne suis pas toujours 
assez touché peut-être de cette mécanique difficile, fort 
prisée par les gens du métier, mais qui n'est estimée par 
les autres hommes qu'autant que les passions lui donnent 

* Réflexions critiques sur quelques poètes, t. !•', p. 256. 



— 174 — 

uae âme, et que do grandes pensée» l'euftobliâseut Je 
sais quMl y a des jitges d'wà goût éclairé qui trcMjbvent Vun 
el Taulre dans Rousseau : s'ils, sont traosperlés pa? la 
lecture de ces odes^ si leurs <2beveux se dpesaent auf leiu? 
tétev c'est qu'ils, sont plus seoslUes^que moi, efe j,e n'aM^- 
%UQ point leur ofHiûoa ; maisr j^ dis simpleiaa&t qe gue y^ 
sens, parce que je le sens et que je a'ai j^amais cqpaprM 
qu'on pût écrire, non pas sa pensée, mais celle d'ua autre. 
Au reste , je ne me crois pas ohligé^ de répendre, h ceux 
qui disent que nous n'avoir pas de melUeum^-odo;^ dai]^ 
isotre langua que ceUes de Hous3eau.; car je; ne tma.|#6 
ce que cela prouve {Ibidem, p. 257). 

Les edndusîons dé notre auteur, tirées à l» »iîte 
dfe ïongs et curieux développements, sont d'une 
extrênaie sicaplicité, maisi aussi d'uue gi^apde liar- 
diesse pour le temps où elles furent émises, la Vérité, 
dans les arts comme en philosophie, ne se dégageant 
qu'avec de violents efforts des ombres épaissies 
autour d'elle par Terreur. « Je crains bien, dit-il, 
» que si on n'aspire pas à faire de l'ode une imi- 
» tation plus fidèle de la nature, ce genre ne de- 
» meure enseveli dans une espèce de médiocrité ^. » 
Il ajoute ailleurs : « Je ne sais point si B.ous$e;9^ a 
* surpassé Horace et Pîndare dans ses odes; s'îl les 
» a surpassés, je conclus que l'ode est un mauvais 

« Ibidem, p. 238. 



— 175 — 

» genre, ou, du moins, un genre qùfi n'a pas atteint, 
» à beaucoup près^ sa perfiection S » 

C'est ainsi que, par une vue nette de sa nature 
ist par un vif sentiment de son objet, Tau ven^r- 
gués montre à la poésie lyrique le but vers lequel 
doit la porter uii vol franc et rapide. Pouvait-elle 
l'atteindre au milieu du xvui* siècle, dans un temps 
où J.-B. Rousseau était, si l'on peut ainsi psrler, 
le chef d'emploi du genre (je ne veux pas dire^ avec 
Yauvenargues, du méiier)^ et La Motte sa doublure, 
dans un temps d'esprit raisonneur et de sécheresse 
analytique? Le pouvait-elle avant ces violentes ca- 
tastrophes qui déblaient, à la fois, le fond de la 
société et le fond des âmes? Personne aujourd'hui 
n'oserait répondre affirmativement. Toujours est-il 
que les versificateurs dont il s'agit n'ont pas puisé 
aux profondes sources de l'inspiration, et qu'il imt 
arriver jusqu'à notre âge poétique pour se»tir l'é* 
motion sincère qui communique à l'ode ses trans- 
ports et sa flamme *• 

* Fragments^ p. 279. 

* Voir, dans l'ouvrage déjà cité^ les idées vraiment neuves 
et les excellentes observations techniques de M. Edmond Ar- 
nould sur l'ode française , considérée sotis k tYi|ile inâuèDce 
des deux grandes littératures de l'antiquité et de la littérature 
italienne. P. 411-425. 



r 



— 176 — 

Avec ces hautes et justes notions de notre au- 
teur sur la poésie en général , et la poésie lyri- 
que en particulier, on doit penser qu'il avait sur 
l'épopée des vues aussi laides et aussi précises. V 
ne les a pas exprimées, sans doute afin de n'avoir 
pas à juger directement la Henriade, car, même son 
respect, et, qui plus est, même son amitié pour 
Voltaire, ne faisaient fléchir en sa faveur aucune 
de ses convictions essentielles. Voici tout ce qu'il 
dit à ce sujet : « Je ne parlerai pas de la Hewriade 
» qui, malgré lesdéfisiuts qu'on lui impute, et ceux 
» qui y sont en effet, passa néanmoins, sans con- 
» testation, pour le plus grand ouvrage de ce «iècle, 
» et le seul poème, en ce genre, de notre nation ^. » 
Sous l'embarras de cette louange officielle, je crois 
apercevoir les réserves qui se produisirent dans la 
liberté des entretiens intimes. Quoi qu'il en soit, 
le juge en dernier ressort a prononcé. La Henriade, 
comme œuvre d'imagination, ou comme machine 
de guerre, occupe, depuis longtemps déjà, sa vé- 
ritable place. « Malgré les défauts » qu'on lui re- 
connaît beaucoup plus à présent qu'à l'époque de 
Vcritaire, quelques pages d'une impérissable beauté, 

* Réflexions critiques sur quelques poètes, 1. 1*', p. 963. 



- 177 — . 
par exemple la description du système dû mcmile, 
d'après Newton, et le tableau de la Saint«-B«rtté^ 
lemy, feront toujours lire, làm par parties seirte*- 
ment, ce poème, le moins épique de tous lés 
poèmes. Quant aux tragédies, Vaoïnenargues, qui^ 
d'un coupd'œil sûr, a fixé le rang de Voltaire iNeu 
au dessous de Racine , sait insinuer ses restric^ 
tions au milieu de ses éloges ^ 

Notre critique est encore meilleurjuf e desprosa'* 
teurs. Il apprécie avec une admirable sûreté^ cheK 
Descartes, Vinvention de dessein * qu'il a soin de 
distinguer de Vinvention de détail ', excusant, avec 
Tindulgence d'un homme qui sait tout ce qu'il a 
fallu de vigueur d'esprit pour les commettre, les 
etrenrs magnifiques ^ du père de la philosophie 
moderne, auquel il reconnaît, — je me sers d'une 
des expressions favorites de Vauvenargues, — toutes 
les hautes parties du génie, bien qu'il lui reproche 

* Ibidem, p. 265. 

' Édition Gilbert, 1. 1", p. 22. 

* ^ D'assez grands génies ne paraissent presque avoir eu 
» que l'invention de détail : tel est Montaigne. » Ibidem, p. 22. 

* « Parce qu'on démôle aujourd'hui les erreurs magnifia 
» ques de Descartes, qu'il (le Critique bopié) n'aurait jamais 
» aperçues de lui-tnême, il ne manque pas de àe croire Tes- 
» prit bien plus juste que ce philosophe. » Ibidem, p. 361. 

12 



_ 178 — 
d*avoii^ < élevé smi ^y^èïDè sur dés fondements 
» jruiwux %» l'associant, du reste, aux plus hautes 
intelligences ' p^mi ceux « qui sont en vénération 
» à l'univers', i^ 

Tout ce que dU Vauvenaipies, dans lé fragnient 
intitulé LBS oeat^ubs, sur Bossuet, Pascal ,i:Fé- 
neI(Mi est bien senti , fortement ou dâicatetnent 
exprimé : 

Qui n'admire la majesté , la pompe , là magnificence , 
re&lhoiisiaâme de Bossuet, et la vaste étendue de ce génie 
impétueux, fécond, sublime? Qui conçoit^ sans étonne- 
ment, la profondeur incroyable de Pascal , son raisonne- 
ffient invincible, sa connaissance universelle et prématu- 
rée 1 Le premier élève l'esprit , l'autre le ocmfond et le 
trouble. L'un éclate comme un tonnerre dans un tour- 
billon orageux, et par ses soudaines hardiesses , échappe 
aux génies trop timides ; l'autre presse, étonne, illumine, 
fait sentir despotiquement l'asicendant de la véritéç et, 
comme si c'était un être d'une autre nature que nous, sa 
vite intelligence explique toutes les cotiâitions, toutes les 
affections et toutes lei^ pensées des hommes, et paraît tou- 
jours supérieure à leurs conceptions incertaines. Génie 
simple et puissant , il assemble des choses qu'on croyait 
être incompatibles, la véhémence, l'enthousiasme, la naï- 
veté, avec le3 profondeurs les plus cachées de l'art, mais 

* Ibidem, p. 274. 

* « Qui a plus d'imagination que Bossaet , Pascal , Descar- 
> tes, tous grands philosophes? » Ibidem, ^. ^}2. 

' Premier discours svr la gloire ^ ibidem, p. 132. 



-. 179 -- 

d*un art qui, bien }oin dé gêne^ la nature^ n^est tuinnéme 
qu'une nature plu3 parfaite et l'original des préceptes. 
Que dfi'rai-je encore? Bossuet fait voir plus de fécondité, 
et Pascal a plus d*inventioti ; Bossuetest plue impétuôô'xv 
et Pascal plus transcendant ; Tun excite TadmilTatiott pât 
de plus fréquentes saillies ; Tautre, toujours plein et sor^ 
lidè, Tépuise par un caractère plué concis et plus soutenu*. 

: •• . : ;• ■■ : . ..il. 

La^iage consacrée èFéndois est d'une tendresse 
de pensées , de sen titâeiits ^ d'ex|yfes8ioiis l^e 
qu'on dicait Yauvenargues {deinemlehi identifii à 
son modèle, et ne fcarmant plus avec lui qu'une 
même intelligence et Un même cœur : 

Mais toi qui les a surpassés en aménités et en grâces, 
ottib're illustre, aimable génie ; toi qui fis régner la vertu 
pàHonction et par la douiGeat, pôuitais-jè ouMiei**à tiè- 
blesse et le charme^ de ta parole, lorsqu'il est questipn 
d'éloquence? Né pour cultiver la sagesse et Thumanité 
dans lëà Itiiè; ta voix înéèiiue fit rètentiir^aù pied Aii trône 
les calamités du genre humain foulé par les. tyrans, et 
défendit contre les artifices de la flatterie la cause aban:- 
donnée des peuplés rOuellè bon'té àe cœur, quelle sincé- 
rité dans tes éctits! Quel éclÀt âe paroles èî d'imë^sY 
Qui sema jamais tant de fleurs dans un s^yle si naturel , 
si mélodieux et si tendre? Qui orna jamais la raison d'une 
si toucïiaiitè palfuré? Ah! que de trésors, d'abondance, 
dans ta riche simplicité *. 

* Tome I", p. 269. 

* Ibidem, p. 270. 



— 180 — 

Malgré toute la droiture de son caractère et de 
Wù esprit 9 si, parmi nos prosateurs, il s'agit de 
juger ses plus célèbres contemporains, Yauvenar- 
gues n'a plus la même rectitude : il montre trop 
d'indulgence à Tégard de Fontenelle et de Voltaire, 
— preuve décisive de l'extrême difficulté qu'il y a, 
pour les premiers écrivains d'un même siècle , à 
s'apprécier mutuellement. Que Fontenelle soit in^ 
génieux, subtil, agréable, on l'accorde ; mais, froid 
et compassé, comme il est d'habitude, il ne « mé-- 
rite » point assurément « d'être regardé, par la 
v> postérité, comme un des plus grands philosophes 
D de la terre ^ » Encore si Yauvenargues n'avait 
engagé que lui-même et son époque dans cette 
hyperbolique admiration , qu'on a de la peine à 
s'expliquer, venant d'une nature si différente!... 

Voltaire n'est pas davantage « un esprit supérieur 
» aux préjugés, » ni qui embrasse a toute l'éco- 
nomie du genre humain '. » Cependant, qu'il 
soit, à ses heures, lorsque les préjugés ou les pas- 
sions ne l'offusquent pas, « non-seulement un 
» écrivain du premier ordre, mais encore un génie 



* Fragment swr Fontenelle, 1. 1*', p. 270, 
■ Réflexions critiques, 1. 1", p. 267. 



— 181 — 

D sublime qui peint tout en grand, et^ d'im se^ 
» trait, met la vérité toute nue sous les yeàx; une 
» vaste imagination qui rapproche de loin les choses 
» humaines ^; » ceux-là seuls peuvent le nier, 
auxquels manque la juste mesure , et, sans doute 
aussi, l'étude exacte, consciencieuse des matières 
qu'ils traitent. La justice, néanmoins, se fait too»- 
jours, avec le temps, pour les hommes qui ont in- 
flué sur la marche du monde; et si quelque chose,^ 
aujourd'hui, pouvait troubler la sérénité de juge- 
ment d'une génération dont l'impartialité hi^orî-^ 
que est l'un des traits essentiels, ce seraient le» 
clameurs furieuses de quelques sauvages pamphlé- 
taires qui violent la paix des morts comme la con- 
science des vivants. Grâces à Dieu , cela provoque 
beaucoup plus de mépris que de colère, au milieu 
du tranquille progrès de la raison et de Téquitè 
publique *. 

* Ibidem, p. 276. 

* « Je vois , a dit Vauvenargues, qu'il n*est point dans le 
» caractère des hommes de juger du mérite d*un autre homme 
» par l'ensemble de ses qualités ; on envisage sous divers as- 
x> pects le génie d'un homme illustre , et on le méprise ou 
» l'admire avec une égale apparence de raison , selon les 
» choses que l'on considère en ses ouvrages ( Réflexions cri^ 
» tiques, etc., p. 255). » Ces considérations, si "humaines et si 



— 182 — 

' {)n su^osant qu^ nos précédentes observations^ 
à 4éfayt 4'autre mérite , aient , éa moins, celui de 
k justesse, il devient facile, maiAtenant, dé déter* 
millier les qu^liitéis eC Im défauts littéraires! de Yau*- 
venarguiQs*; Omysa» il ne peut poM encore ^wir 
eb^QMf.^e 09aq>let développement, cette' pleime 
irradi^ti^u dçs ftKîultés, qui est, à Jâ fois; le t^mç 
deç dpn$ de kk mtofe et des efforts du (rayail, -^ 
par (KmséqiHi^t fm produit néoessiâireile l'âge, -^ 
01^ trouve nêcess^ireinient, ches lui^ des traces un 
peiht(X)p s0n^ble&4é l'imitatiion de $es premiers 
maîtres : Pascal, Bossuet, La Rruyère, Fénelon^. 
Maiid. ces légères taches,.n'eni)douAoas pa», ^auraient 
ét»( bieiitM eS^cée» par l'unité 'magifitrafei de sa 
seconde ipanière^ s'jl eut été aceoidé à son génie, 

justes,' sont spécialement applicables en France, où la vivacité 
du caraçlèr^;fait porter tant de jugements d'un dite' {les Alle- 
mands ont , pour cela , Texcellent mot ei»sei%) ,^c*est^à-4ire 
exclusifs sur les personnes et sur les choses. Parmi les criti- 
ques les plus impartiales, nous devons indiquer une centaine 
de pages de M. Henri Baudrillart, connu depuis longtemps 
déjà par son enseignement nu collège de France, et par ses 
nombreux succès dans les concours académiques. Voir ( 1. 1*' 
de ses Études de philosophie morale et d'économie poli- 
tique, Paris , chez Guillaumin , 1858) , le morceau intitulé : 
Idées philosophiques historiques, économiques de Voltaire. Dans 
le même volumje , M. Baudrillart a publié une belle étude sur 
Vauvenargues. 



— 183 — 

près d'y: atteindre, de se fixer dans la perfection 
humaine dti caractère et de l'intelligence, dans 
réquîlibre souverain chanté par Pétrarque : 

Ogni virtute 

Giunti in un corpo con mirabil tempre.. 

La Bruyère néanmoins était jugé avec une haute 
indépendance dé raison, et une rare sûreté de 
goût, par celui qui se formait, à son école, dans 
Tart toujours difficile d'écrire. Personne, je crois, 
ne l'a plus profondément étudié, ni mieux senti ; 
personne aussi, n'ist exprimé plus librement en quoi 
il cesse de l'admirer. Yauvenargues, ne craignons 
pas de le redire, mettait toute son âme dans ce qu'il 
aimait, dans ce qu'il voulait, et cette âme avait pour 
principal attribut la grandeur. De là un double 
dissentiment avec le peintre des Caractères. Celuï- 
ci blessait son cœur, à l'endroit le plus fendre, en 
harcelant, sans trêve, l'homme du côté de ses pe- 
titesses, en le traînant impitoyablement devant Ife 
tribunal du ridicule, qui n'a jamais cessé d'exeiH 
cer en France, avec une cruelle tyrannie, tous les 
droits de haute et de basse justice. Il se propose un- 
autre but, son désir, sa passion étant, vous: te^ sa- 



— 184 — 
v€z, de relever ses contemporains à leurs propres 
yeux pour les grandir au jugement de la postérité, 
car il aspire, il croit au progrès de la vertu, au 
déclin du vice. D'ailleurs il préfère, — c'est lui- 
même qui le dit, — « la profondeur et la simplicité 
» des historiens au sel des auteurs satiriques et 
» comiques ^ » et, quoiqu'il n'ignore pas que 
« peindre l'impertinence, la légèreté, la vanité, 
X» l'inconséquence, la bizarrerie, le défaut d'esprit 
» et de cœur, en un mot, peindre en petit, c'est 
» peindre les hommes', » il aime mieux, laissant 
dans l'ombre la faiblesse de la nature humaine, 
« décrire des mœurs plus fortes'. » Cela ne l'em- 
pêche pas de reconnaître toute l'éteqdue du génie 
de son maître, puisqu'il va jusqu'à dire : Un'y a 
presque point de tour dam l'éloquence qu'on ne 
trouve dans La Bruyère^, et qu'il le place au rang 
des orateurs ". 

Lui-même, quel rang doit-il occuper, carr 
maintenant que nous possédons l'ensemble de ses 

* Ibidem, 

* Préface de VE^ai sur quelques caractères, 1. 1**, p. 286. 
' Ibidem. 

* Ibidem. 

* Fragment, 1. 1", p. 271. 



— 185 — 
œuvres, le temps semble venu d'assigner sa place 
définitive? Ce n'est pas à une plume inconnue, et 
sans autorité , qu'il appartiendrait de la lui mar- 
quer; elle peut, du moins, sans crainte d'être dé- 
mentie , le compter parmi l'élite intellectuelle du 
xvm'' siècle. Mais peut-être un littérateur distingué 
de cette période, Jean-Baptiste-Antoine Suard, 
qui prit un soin particulier de la mémoire de Yau- 
venargues, contribuait d'avance à le faire admettre 
au nombre des écrivains de génie, quand il analy- 
sait ainsi les éléments constitutifs du style ^ 

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plu- 
part des hommes, la plupart même de ceux qui font des 
livres. Il ne suffit pas de connaître la propriété des mots, 
de les disposer dans un ordre régulier, de donner aux 
membres de la phrase une tournure symétrique et har- 
monieuse ; avec cela on n'est encore qu'un écrivain cor- 
rect, et tout au plus élégant. Le langage est l'interprète de 
l'Ame, et c'est dans une certaine association des sentiments 
et des idées avec les mots qui en sont les signes, qu'il faut 
chercher le principe de toutes les propriétés du style 

Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrases 
comme des mots : les uns et les autres ne peuvent repré- 
senter que des idées, des vues de l'esprit. . . Les différentes 
qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, 

* Je me fais un plaisir de citer ce beau passage de Suard , 
après avoir été en dissentiment avec lui sur un point essentiel. 



— 186 — 

la couleur, etc., dépendent donfi essentiellement de la 
nature et du choix des idées, de Tordre dans lequel Tes- 
prit les dispose, des rapports sensibles que Timagination 
y attache, des sentiments enfin qu&ràme y associe et du 
mouvement qu^elle y iipprimç. 

Le grand secret de varier et de faire contraster les ima- 
ges, les formes et les mouvements du discours, suppose 
un goût délicat et éclairé : Tharmonie, tant des mots que 
de la phrase, dépond de la sensibilité de Torgane; la cor-^ 
rection ne demande que la connaissance réfléchie de la 
langue. Dans l'art de Técrivain , comme dans tous les 
bea^x art$, les germes di^ talent^ sont Vœavrq de hoa^ 
ture ; c'est la réflexion qui les développe et les perfec- 
tionne. Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heu- 
reux instinct semble-avoirdispensés de toute étude, et qui, 
en s'abandonnant , sans art, aux mouvements de leur 
imagination et dé leur pensée, ont écrit avec grâce, avec 
fen, avec intérêt; mais ces dons naturels sont rares, ils 
ont des bornes et dfes imperfections très-marquées , et 
jamais ils» n'ont suffi pour produire un grand écrivain. Je 
ne parle pas des anciens, chez qui i'élocution était un art 
si étendu et si compliqué ; je citerai Despréaux et Racine, 
Bossuet et Montesquieu, Voltaire et J.-J. Rousseau : ce 
n'était pas l'instinct seul qui produisait sous leur plume, 
ces beautés , ces grands effets auxquels notre littérature 
doit tant de richesse et de perfection ; c'est l'effet du gé- 
nie, sans doute, mais du génie éclairé par des études et 
des observations profondes *. 

: *■ Suard, Notes sur La Bruyère, édition des Moralistes fra/n- 
çais, de Lefèvre, Paris 1834, p. 249. 

« Un homme qui écrit bien , dit Montesquieu , n'écrit pas 
» comme on écrit, mais comme il écrit ( Œv/vres diverses). » 



— 187 — 

Tout le monde admire aussi le style de M. Cou- 
sin, qui rappelle et reproduit la tradition du xvu* 
siècie« M. Cousin est, à bon droit, au premier 
rang des phis sûrs arbitres en cette matière. On peut 
donc s'étonner que, dans l'avant-propos de scm 
ouvrage intitulé : Fragments et Souvenirs, l'illustre 
académicien, résumant les diverses périodes de 
notre littérature, affirme qu'il feiut franchir, d'un 
bond, l'espace intermédiai)*e depuis Bossuet jus- 
qu'à Jean-Jacques Rousseau, pour retrouver « la 
» phrase, ample et abondante, où circule un soufQe 
» puissant qui en anime, en ordonne, en soutient 
» toutes les parties .^ » 

Après avoir caractérisé, en quelques traits pré- 
cis et vifs, les principaux écrivràas de cette belle 
époque, parmi lesquels on remarque l'absence de 
La Bruyère ei de Féo^lon, M. Cousin continue 
ainsji: « Mais peu à peu, vers, la fin du règne de 
» Louis XIV, k langue s'épuise comme le reste, et 
» la prose arrive à l'extrémité du cercle qu'elle 
» devait parcourir : elle avait commencé par la ru- 
» desse et la pesanteur, elle finit par la netteté, 
» l'élégance, Fagrément, une vivacité modérée. 
» On la croirait parvenue à la perfection, si on ne 



( 



— 188 — 
» senlait que la force et la grandeur Tabandon- 
» nent, etc. » 

Voilà qui est exprimé avec la netteté, la vigueur, 
la grâce d'un écrivain que l'on salue comme un 
maître accompli. Cependant, plus l'auteur a raison 
de regretter, en général, au xvm' siècle, les mâles 
qualités du xyn% moins nous comprenons qu'il ne 
les ait pas signalées là où, par bonheur, elles se 
rencontrent. Vauve nargues procède en ligne directe 
de nos meilleurs prosateurs. Le prouver au moyen de 
passages réunissant la solidité^ l'abondance, l'am- 
pleur, serait une tâche trop facile; elle a d'ailleurs 
été remplie. Lors donc que M. Cousin, dans son 
enthousiasme, du reste fort légitime, pour les hautes 
parties de J.-J. Rousseau, lui fait l'honneur exclusif 
d'une restauraition de la grande prose française, 
n'est-ce point, peut-être, qu'il a momentanément 
oublié un de ses aïeux intellectuels , celui qui , 
non par le fonds, mais par la forme de sa philoso- 
phie éloquente, fut le précurseur de l'écrivain ge- 
nevois ? 

Une réserve, ou, pour parler plus juste, une 
pudeur touchante détourna Vauvenargues de pu- 
blier, pendant sa vie, ses Caractères et sqs Diala- 



— 189 — 

gués, parce que les traits de sa physionomie morale 
se trouvent, soit rassemblés, soit disséminés dans 
cette partie de son œuvre, et il s'est écoulé près 
d'un siècle avant qu'on l'ait remarqué ; mais, de- 
puis que l'éveil a été donné % c'est surtout ce que 
l'on y cherche, et, Dieu merci, on l'y trouve. Il est, 
en effet, de toute évidence qu'il se dessine, qu'il 
se peint dans plusieurs personnages qui semblent 
être d'invention, et que, derrière ces noms em- 
pruntés, il découvre les douloureux secrets, les 
luttes passionnées de son cœur. 

Prenez d'abord Glazomêne ou la vertu malheU" 
reuse : il ne garde là d'autre voile qu'une dénomi- 
nation fictive sous laquelle sa candeur se croit par- 
faitement cachée, ou, du moins , sa fierté se sent 
complètement libre ; et, alors , ce n'est plus un 
simple portrait composé moitié de réalité, moitié 
de fantaisie ; c'est toute une histoire en quelques 
lignes, la navrante histoire d'une âme aussi haute 
qu'infortunée II suffit de l'avoir un peu pratiqué 
pour en être convaincu : chaque mot porte l'em- 
preinte profonde , on pourrait dire vivante de ses 

* M. Villemain, Tableau de la Uttérata/re au xviii* siècle. 



r 



— 190 ^ 

mécomptes multipliés et de ses incessantes aspira- 
tions. 

Clazomène a fait rexpérience de toutes les misères hu- 
maines. Les maladies Font assiégé dès son enfance, et 
Ton! sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la 
jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets* il a eu de la 
hauteur et de Tambition dans la pauvreté ; il s'est vu , 
dans ses disgrâces , méconnu de ceux quMl aimait ; l'in- 
jifle a flétri son courage , et il a été offensé de ceux doîA 
il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son tra- 
vail continuel, son application à bien faire, son attache- 
ment à ses amis, n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune. 
Sa sagesse même n'a pu lo garantir de èominettre des 
fauteà irréparables; il a souffert le mal qu'il ne méritait 
pas , et celui que son imprudence lui a attiré. Quand la 
fortune a paru se lasser de le poursuivre , quand l'espé- 
rance tf'op lente commençait à flatter sa peine , la ùiort 
s*est offerte à sa vue, elle l'a surpris dans le plus girand 
désordre de sa fortune; il a eu la douleur amère de ne 
pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n'a pu 
sauver sa vertu de cette tache. Si Ton cherche quelque 
rtfîson d'une destinée si cruelle , on aura, je brois , de la 
peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi 
((es joueurs très-habiles se ruinent au jeu , pendant que 
d'autres y font leur fortune ? ou pourquoi l'on voit des 
aÂnées qui n'ont ni printemps ni automne, oh les fruits 
sfèchent dans leur fleur? Toutefois, qu'on né pense pas que 
Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospé- 
rité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la 



— 191 — 

sagesse des gens courageux; mais il lui appartient pas de 
faire fléchir leur courage ^ 

PHÉRËGtdB OU ranUrition trompée, c'est encore 
Vaiivenargues ; ce caractère^ à proprement parler, 
n'est que la suite et l'explication du précédent. Le 
portrait de Glodhis ou le séditieux trahit aussi ses 
pensées, ses désirs intimes, de même que celui de 
Cléon ou la folle ambition, avec cette différence , 
toutefois, que, dans le premier, il s'exalte, il 
s'enivre aux rêves les plus hardis du besoin d'ac- 
tion et d'influence politique , tandis que , dans 
l'autre, « il regrette la bonté, la sincérité, la sa- 
h gesse, qu'il pouvait cultiver sans peine dans la 
» pauvreté, et qui l'auraient suivi jusqu'au tom- 
» beau. » Glodius n'est donc point un tribun de l'an- 
cienne Rome, mais bien Vauvenargues qui ne re- 
cule pas (en imagination) devant les troubles , les 
bouleversements de sa patrie, pourvu qu'il y trouve 

* Essai swr quelques caractères , t. I*', p. 288. Une analogie 
se présente ici d'elle-même : « Aveugle et souffrant sans es- 
»^ poir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage 
» qui, de ma part, ne sera pas suspect : il y a au monde quel- 
» que chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, 
» mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c'est 
» le déyouement à la science. » (Augustin Thierry, Dix ans 
d'études historiques, prélace). 



— 192 — 

de quoi assouvir sa dévorante activité. Le discours 
qu'il tient est nerveux, entraînant, quelque peu 
farouche ; il rappelle les meilleures harangues de 
Salluste. Notre philosophe y a déposé la confidence 
de ses mystérieuses préoccupations. Vous n'avez 
pas oublié qu'il lui fallait un large théâtre; qu'il 
se fût senti vivre au milieu des luttes du Forum 
ou de ï Agora ; que Tair de la liberté , les fortes 
vertus civiles, les dévouements héroïques^ ce qui 
dépasse les proportions vulgaires de la vie com- 
mune était nécessaire à cette âme de feu, impré- 
gnée et haletante du souffle des grands hommes 
de Plutarque. Tout lui manqua à la fois. Le siècle 
de Louis XV, — le siècle des petitesses, comme Ta 
dit Voltaire précisément à propos de Vauvenar- 
gues, — sa santé, son obscurité, la médiocrité de 
ses ressources conspirèrent à l'écarter de la vie 
active. Il rentra, il s'enferma tout entier au fond de 
son âme pleine de regrets et de douleurs. Ce sont 
ces émotions, ces sentiments personnels, longtemps 
comprimés, qui éclatent à la fin, dans les caractères, 
dans les portraits, dans les maximes, et jettent au 
dehors les mouvements, les élans, la voix de la 
passion, maîtresse et à la fois enivrée d'elle-même. 



— 193 — 

Nous voilà loin, assurément, de La Rochefou-^ 
cauld, à qui il nous reste à comparer Vauvenar-^ 
gués. Son iniitation du grand frondeur de la vertu 
est purement littéraire ; il ne lui emprunte que des 
formes, des tours d'expression , lui laissant, sans 
jalousie, l'amertume, les dédains, les mépris de 
grand seigneur morose, qui se venge du triomphe 
de ses rivaux en calomniant, à plaisir, le genre 
humain tout entier. Le livre de La Rochefoucauld^ 
sans aucun doute, est rempli des plus pénétrantes 
observations, des nuances les plus fines, des traits 
les plus vifs; mais, au fond, il est injuste, il est 
violent, il est désolant, il rend le moi trop haïs- 
sable. Vauvenargues, au contraire, s'applique sur- 
tout à relever l'homme, à le soutenir, en lui mon- 
trant pour but le vrai, le beau, le bien, en lui 
donnant pour appui l'amour de ses semblables et 
de la gloire. Sous le rapport de l'art, l'un vise tou- 
jours au piquant, à l'imprévu ; l'autre se contente 
d'exprimer d'une façon claire et juste les pensées 
vraies, les vérités utiles, — des observations, en un 
mot, que la plupart des hommes éclairés semble- 
raient pouvoir faire en prenant la peine de réflé- 

chir^ et qui ont, par cela même, un mérite déplus. 

13' 



— 194 — 

« Un livre bien neuf et bien original, écrit-il, se- 
>> rait celui qui ferait aimer de vieilles vérités, » et 
il ajoute : a I^es bonnes maximes sont sujettes à 
» devenir triviales. » On ne doit donc pas s'at- 
tendre à trouver, chez lui, de$ saillies curieuse- 
ment apprêtées, rien qui sente la prétention ou la 
recherche ; il n'exprime d'ordinaire, en littérature, 
comme en morale, que ce que chacun peut pen- 
ser ; mais il le dit si bien qu'on essayerait vaine- 
ment de mieux dire. Quelquefois, cependant, ses 
maximes se distinguent, soit par un mouvement 
rapide, soit par une ingénieuse finesse, qui prou* 
vent que cet excellent esprit ne renonçait point à 
l'originalité par impuissance, mais parce que la 
mesure était pour lui la quahté souveraine. « Il y 
a, dit-il; des gens dont il faut s'emparer tout d'a- 
» bord sans les laisser refroidir. — Les hommes 
» ont la volonté de rendre service jusqu'à ce qu'ils 
» en aient le pouvoir. — Nous querellons les mal- 
» heureux pour être dispensés de les plaindre^ etc. » 
€es réflexions d'une ironie contenue rappellent 
la manière de La Rochefoucauld, moins l'aiguiUoD 
venimeux qui reste dans la plaie. Souvent aussi, 
c'est un éclat, une splendeur d'expression qu'on 



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ne rencontre jamais chez l'auteur des Maximes, et 
Ton s'étonne, en parcourant les marges de rexem^- 
plaire d'Aix, que la critique trop méticuleuse de 
Voltaire ait blessé, d'un coup de crayon, des images 
charmantes comme celles-ci : « Les feux de l'aurore 
» ne sont pas si doux que les premiers rayons de 
» la gloire ; les premiers jours du printemps ont 
» moins de grâce que la vertu naissante d'un jeune 
» homme. » Mais à quoi bon analyser davantage 
tant de grandes pensées qui, parties du cœur de 
Yauvenargues ont touché celui d'innombrables 
lecteurs? 

Une portion considérable des écrits de notre phi- 
losophe, restée inédite durant cent dix ans, et sur 
laquelle, sans le moindre doute, il n'avait placé 
aucune arrière-pensée pour sa gloire , contribuera 
beaucoup à l'étendre. Nous voulons parler de sa 
correspondance que M. D.-L. Gilbert a publiée, 
l'année dernière, avec tous les soins pieux d'une 
vive et profonde vénération. Ces lettres, au nombre 
de cent quarante, particulièrement celles adressées 
à Saint-Vincens dans toute l'effusion de l'amitié, 
sont, par la nature même des choses, l'expression 
la plus complète, sinon la plus achevée, de l'âme 



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de Yauvenargucs. L'homme que nous avons appris 
à connaître si vrai, si sincère, se montre là tout 
entier. Les traits de son beau naturel s'y réfléchis- 
sent comme dans une glace pure. Nulle trace des 
misères de Tamour-propre, des préoccupations, 
des petitesses de la vanité. Il ne s'enfle ni ne se 
flatté; au contraire, volontiers il se dénigre, et 
nous sentons qu'il parle ingénument. On ne sau- 
rait porter plus loin la pudeur du talent et de la 
vertu, même quand il dévoile cet idéal de gran- 
deur morale et intellectuelle sans cesse présent 
devant lui. Seulement, lorsqu'il écrit à Mirabeau, 
il domine le fougueux et vaniteux ami des hommes 
par l'élévation des sentiments, la fermeté de la 
raison , et met une certaine étude à ne pas se 
laisser pénétrer tout à fait par un ami qui n'est 
point son égal; tandis que, avec Saint-Vincens, 
son esprit , son cœur, son âme entière s'épanche 
sans réserve. 

On assiste alors à toutes les agitations, à tous les 
combats de ce héros terrassé, mais non vaincu par 
le malheur. Embarras d'argent, souffrances physi- 
siques, déchirements de famille, grands projets 
déçus, douces espérances trompées, — parfois im 



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léger murmure de tant d'activité, de tant de jeu- 
nesse qui semble dire : 

Quoique Theure présente ait de trouble et d'ennui , 
Je ne veux pas mourir encore; — 

habituellement une résignation paisible, voilà ce 
qu'on lit, ce qu'on entend; tout est grand, simple, 
pathétique; c'est le cœur qui parle au cœur et 
lui renvoie l'écho de sa tendresse. Quand Yauve- 
nargues n'aurait laissé que ces lettres nobles et 
émues, il mériterait, à jamais, le tribut d'éloges 
qu'on doit au talent brisé dans sa fleur; il occupe- 
rait parmi nos prosateurs la place marquée, parmi 
nos poètes, au chantre de La Jeune Captive : tristes 
et doux génies, réunis par l'infortune, on les réu- 
nirait aussi dans la gloire. 



c 



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CONCLUSION. 

Essayons à présent de résumer, en quelques 
traits rapides , les données dispersées dans cette 
étude , et terminons par une Tue d'ensemble sur 
notre écrivain. 

Les rares figures comme celle de Vauvenargues 
sont faciles à saisir, parce que, en même temps 
qu'elles frappent par la grandeur, elles brillent 
d'une radieuse simplicité. Les traits de la beauté 
intellectuelle et morale s'y dessinent avec netteté, 
avec harmonie. 

Son âme était haute et à la fois modeste, comme 
il convenait à un homme qui, ayant placé fort au- 
dessus des vues et des désirs ordinaires, le type 
de l'existence humaine, comprenait mieux , mal- 
gré l'énergie des facultés dont le ciel l'avait doué, 
ou plutôt à cause de cette énergie même , les de- 
grés marqués , sur l'échelle mystérieuse , entre le 
but et le point de départ. 



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Esprit élevé, ardente imagination, volonté droite 
et ferme, il tendait, par toutes les forces coali- 
sées du cœur et de l'intelligence > vers le terme 
idéal, a Ce qui constitue ordinairement une âme 
» forte, » — a-t-il dit lui-même en dévoilant natu- 
rellement, comme toujours, un côté caché de son 
intérieur, — • c'est qu'elle soit dominée par quel- 
» que passion allière et courageuse à laquelle toutes 
» les autres, quoique vives, soient subordonnées^; 
» il n'appartient qu'aux âmes fortes et pénétrantes 
» de faire de la vérité le principal objet de leurs 
» passions '. » 

C'est là lui, bien lui, tel qu'en toute rencontre, 
spontanément ou involontairement, il se révèle. 
Ce qu'il avait souhaité avant tout, par dessus tout, 
— l'action , — lui fit défout. Et alors il se con- 
centra dans le monde interne , et le grand tour- 
ment de sa vie inquiète devint le principe d'une 
activité nouvelle et supérieure , qui ne devait s'é- 
puiser qu'avec son dernier souffle. 

On composerait aisément, de ses admirables 
écrits maintenant rassemblés, sinon une complète 

* Maxime 588, t. !•', p. 457. 

* Maxime 467, ibidem , p. 444.