Skip to main content

Full text of "Un coin de village"

See other formats


UN    COIN    DE    VILLAGE 


juA  e^^^JU 


UN 


COIN  DE  VILLAGE 


PAR 


CAMILLE    LEMONNIER 


< 


^^^ogy^^^" 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,    ÉDITEUR 

27-5I,    PASSAGE    CHOISEUL,    27-JI 

M   DCCC   LXXIX 


dl33j 


A 


Léon   CLADEL 
Au    Peintre    des    paysans    du     Queicy 

AU 


Maître    Artiste 


Je   dédie    cette    histoire 

fi  m 

DE     PAYSANS      BRABANÇONS 


Camille  Lemonnier. 


Paris,  avril  1870. 


-  /    f 

JN  COIN  DE  VILLAGE 


Jan  Slim  a  beau  être  muet  comme  un  pois- 
son :  on  sait  bien  pourquoi  Kobe  Snipzel,  le 
riche  «  pachter  »  (i),  passe  deux  fois  la  se- 
maine sur  la  route  qui  va  de  Louvain  à  Bruxelles, 
lui  qui,  auparavant,  n'y  passait  qu'une  fois 
tous  les  dix  jours. 


I.  On  appelle  «  pachter  »  plus  particulièrement  le  fer- 
mier, le  paysan  qui  a  du  bien  ;  le  pachter  est  d'un  degré 
au-dessus  du  «  boer  »  ou  paysan  proprement  dit.  C'est 
l'usage  dans  le  Brabant  flamand  de  faire  précéder  le  nom  de 
cette  appellation,  qui  répond  au  mot  <k  monsieur»  dont  on 
accompagne  les  noms  dans  les  villes. 


UN   COIN   DE  VILLAGE 


Tout  le  monde  peut  passer  sur  la  route,  il 
est  vrai,  car  les  routes  sont  libres  en  Brabant  ; 
mais  tout  le  monde  n'entre  pas  chez  «  boer  » 
§lim. 

Et  pourtant,  quand  le  cheval  de  Snip- 
zel  demeure  une  heure  entière  accroché  par 
la  bride  à  l'anneau  de  fer  qui  est  scellé  à  la 
porte  de  Jan  Slim,  personne  ne  peut  douter 
que  son  maître  ne  soit  dans  la  maison. 

Le  gros  Kobe  et  le  maigre  Jan  sont  bons 
amis  :  ils  ont  toujours  été  bons  amis. 

Une  seule  fois,  Snipzel  est  passé  devant  la 
maison  de  Slim  sans  crier  du  haut  de  son  che- 
val «  Hé!  Jan!  hé!  »  et  sans  attendre  que 
boer  Jan  vienne  au  devant  de  lui. 

Mais  il  y  avait  des  raisons. 

Trois  jours  auparavant,  s'étant  rencontrés  à 
Cortenberg,  village  voisin,  avec  d'autres  pay- 
sans, ils  avaient  joué  aux  cartes  et  Slim  avait 
triché,  pour  ne  pas  devoir  payer  la  bière. 

—  Goddoum  !  avait  sacré  Kobe  en  quittant 
la  partie. 

Et  Slim  s'était  dit  : 

— Jan,  mon  ami,  vous  avez  fait  une  sottise  :  on 
ne  gagne  pas  le  gros  lot  sans  mettre  à  la  loterie. 

Depuis  ce  temps,  il  n'avait  plus  triché  au 
jeu,  du  moins  quand  Kobe  était  là. 


UN   COIN    DE   VILLAGE 


Snipzel  a  son  mot  à  dire  entre  Louvain  et 
Bruxelles,  car  il  a  du  bien  et  il  est  conseiller 
dans  sa  commune.  Slim  lui  a  pris  à  bail  une 
bonne  terre,  à  dix  ,  minutes  de  la  chaussée  ; 
mais  voilà  deux  ans  qu'il  a  cessé  d'en  payer  le 
loyer.  Snipzel  a  surtout  son  mot  à  dire  chez 
Jan  Slim. 

Snipzel  ne  badine  pas  quand  il  s'agit  de  ses 
loyers  :  il  a  mis  à  la  porte  plus  de  dix  de  ses 
locataires  qui  avaient  oublié  de  régler  à  la 
Saint-Martin.  C'est  un  homme  violent  et  droit, 
qui  a  bonne  mémoire. 

Boer  Slim  est  allé  le  voir  à  sa  ferme,  deux 
fois,  et  la  première  fois,  il  lui  a  dit,  après 
avoir  longuement  essuyé  ses  pieds  au  paillas- 
son, la  mine  et  la  voix  humbles  : 

—  Kobe,  je  ne  serai  prêt  que  pour  le  31, 
dans  trois  mois. 

Le  pachter  avait  ri. 

—  Bon  !  Il  y  a  encore  à  la  ferme  du  blé  et  des 
pommes  de  terres  pour  les  gens,  de  l'avoine 
pour  les  chevaux  et  des  betteraves  pour  les  va- 
ches. Jan,  ça  n'est  pas  pressé. 

«Trois  mois  après,  Slim  était  revenu  à  la 
ferme.  Il  avait  frappé  deux  coups  avant 
d'entrer  :  il  n'y  avait  personne  dans  la  chambre. 
11   était  entré,  il   était  sorti,  et  tout  à   coup 


UN   COIN   DE  VILLAGE 


Snipzel,  qui  venait    de  la  rue,  l'avait  poussé 
à  l'intérieur  en  lui  disant  : 

—  Allons,  c'est  bien.  Je  suis  content.  Jan, 
vous  êtes  homme  de  parole. 

Slim  avait  toussé  trois  petites  fois,  dans  le 
creux  de  sa  main  ;  puis  il  avait  mis  le  pouce  à 
la  poche  de  son  gilet,  en  levant  sa  blouse  de 
côté,  comme  s'il  allait  en  tirer  un  gros  sac 
d'argent.  Le  sac  était  sorti,  c'est  vrai,  et  il 
l'avait  mis  sur  la  table  :  mais  ce  sac  était  mince 
comme  un  boyau  de  vache. 

—  Ça  ne  va  pas,  Kobe.  La  mère  a  ses  rhu- 
matismes et  Roose  notre  fille... 

—  Roose  !  cria  Kobe. 

Et  le  gros  homme  ne  sentit  pas  que  l'allu- 
mette à  laquelle  il  grillait  sa  pipe  lui  rôtissait 
les  doigts. 

Slim  leva  sur  lui  son  petit  œil,  froid  comme 
le  couteau  du  boucher,  et  continua  en  pous- 
sant un  soupir  : 

—  Le  porc  n'a  rapporté  que  la  moitié  de  ce 
que  j'avais  pensé.  C'est  une  mauvaise  année. 

Alors  Snipzel  éclata  de  rire. 

—  Jan  !  vous  êtes  toujours  le  même  homme. 
Il  fait  nuit  dans  vos  paroles. 

Slim  secoua  la  tête  plusieurs  fois  de  suite, 
comme  un  homme  malheureux,  prit  son  sac 


UN    COIN    DE   VILLAGE  5 

et  le   remit  dans  la  poche  de  son  gilet,  sour- 
noisement. 

Kobe  était  allé  à  la  muraille,  du  côté  où  était 
fixée  une  grande  ardoise  :  il  saisit  de  ses  gros 
doigts,  qui  avaient  peine  à  se  refermer,  le 
morceau  de  craie  pendu  à  une  corde  près  de 
l'ardoise   et  dit  sévèrement  : 

—  Jan  Slim ,  combien  m'apportez-vous  ? 
Nous  ferons  le  compte  après. 

Jan  mit  de  nouveau  la  main  à  sa  poche  et 
dit: 

—  Peu  de  chose,  Kobe.  Mieux  vaudrait 
me  le  laisser.  Je  vous  paierai  avec  l'argent  de 
la  vache  que  le  boucher  va  m'acheter. 

Snipzel  frappa  du  pied  à  terre  et  cria  : 

—  Non  !  non  !  je  ne  suis  pas  si  fou  que  d'at- 
tendre jusqu'en  terre  bénie  mon  argent. 

Slim  ouvrit  son  sac,  en  tira  des  pièces  de 
cinq  francs  qu'il  mit  l'une  à  côté  de  l'autre 
sur  la  table,  lentement,  en  les  comptant,  et  dit  : 

—  Voilà.  C'est  deux  cents  francs. 

—  Deux  cents  francs  !  cria  le  fermier  de 
toutes  ses  forces.  Homme,  ne  poussez  pas  les 
gens  à  bout.  Vous  me  devez  plus  de  six  cents 
francs. 

Slim  calcula  : 

—  Deux  cents  et  cent  font  trois  cents,  et 


UN   COIN   DE   VILLAGE 


trois  cents  font  six  cents.  —  Oui,  Kobe,  c'est 
six  cents  francs  que  je  vous  dois. 

—  Six  cent  vingt-cinq  francs  et  trente  centi- 
mes, fit  l'autre  en  colère. 

Et  le  morceau  de  craie,  un  peu  trop  serré 
entre  ses  doigts,  s'endetta  comme  de  la  farine» 
Slim  recompta  : 

—  Oui,  dit-il,  c'est  ce  que  j'ai  voulu  dire. 
Le  pachter  se  mit  alors  à  faire   des  tas  de 

vingt  francs  avec  les  pièces  d'argent  rangées 
sur  la  table  ;  mais  il  n'y  avait  que  quatre  tas. 

Sa  colère  redoubla  et  il  frappa  du  poing 
sur  la  table,  si  fort  que  les  pièces  d'ar- 
gent se  mirent  à  danser  comme  les  filles  et 
les  garçons  dans  la  salle  du  Chien  vert,  les 
jours  de  kermesse. 

—  Jan  Slim  !  ça  ne  prendra  pas.  Il  n'y 
a  que  quatre-vingts  francs  sur  la  table. 

Le  petit  homme  ne  répondit  rien  ;  mais  il 
défit  les  piles  et  se  mit  à  recompter  l'argent. 

—  Est-ce  Dieu  possible  ?  dît-il  avec  les  appa- 
rences de  l'étonnement. 

Et  il  recompta  deux  fois  encore. 

—  Je  croyais  avoir  apporté  deux  cents  francs 
avec  moi,  Kobe,  dit-il  enfin.  Et  il  n'y  a  sur  la 
table  que  seize  pièces  de  cinq  francs.  Mais  le 
reste  est  sans  doute  dans  mon  sac. 


UN    COIN   DE   VILLAGE 


Il  plongea  les  mains  dans  le  sac  et  en  retira, 
l'une  après  l'autre,  quatre  pièces  de  cinq  francs; 
et  chaque  fois  qu'il  en  retirait  une,  il  soupirait  : 

—  Comptez  maintenant,  dit-il.  Voilà  cent 
francs.  Roose,  notre  fille,  aura  pensé  que 
vous  aviez  assez  de  cent  francs  pour  au- 
jourd'hui.   Elle    s'est  trompée  :  voilà  tout. 

La  grande  colère  du  fermier  tomba  d'un 
coup  à  ces  mots  et  il  se  mit  à  rire  en  disant  : 

—  Roose  est  une  fine  mouche  ;  mais  celui 
qui  sait  employer  à  propos  le  nom  de  Roose 
est  une  plus  fine  mouche  encore. 

Et  tout  en  parlant,  le  fermier  versait  l'argent 
dans  sa  blouse  qu'il  tenait  par  les  bouts  ;  puis 
il  ouvrit  la  porte  de  la  chambre  à  coucher, 
mit  l'argent  dans  un  coffre  et  revint  s'asseoir 
près  de  Jan  Slim. 

—  Nette  (i),  cria-t-il  à  la  servante,  un 
pot  de  bière  et  deux  verres. 

Il  versa  la  bière  dans  les  verres,  choqua 
le  sien  contre  celui  de  boer  Jan,  alluma  sa 
pipe,  puis  se  renversant  sur  le  dos  de  sa 
chaise  : 

—  Ami,  dit-il,  il  y  a  un  moyen  d'arran- 
ger les  choses. 

i.  Jeannette. 


8  UN   COIN   DE   VILLAGE 

—  Oui ,  dit  Slim  ,  si  vous  me  laissez  un 
peu  de  temps. 

—  Non,  répondit  l'autre;  de  suite. 

—  De  suite  !  s'écria  Slim  en  frappant  ses 
cuisses  du  plat  de  ses  mains;  Kobe,  cela  n'est 
pas  possible  ;  je  vous  paierai  tout  ce  que  je 
vous  dois,  mais  il  faudra  me  laisser  quelques 
mois. 

—  Vous  ne  me  paierez  rien,  Jan,  et  nous 
serons  quittes. 

Alors  Slim  se  leva  de  sa  chaise,  mit  ses 
mains  dans  ses  poches  et  se  dirigea  du  côté  de 
la  porte  en  disant  : 

—  Rire  c'est  rire,  Pachter.  Notre  fille  m'at- 
tend. Je  vais  m'en  retourner. 

Et  il  pensait  en  lui-même  : 

—  Soyez  prudent,  Jan  Slim,  mon  meilleur 
ami,  et  faites  comme  si  vous  ne  vous  doutiez 
de  rien. 

Mais  le  fermier,  se  ravisant  : 

—  C'est  bon,  dit-il.  Vous  me  paierez  le 
reste  dans  deux  mois. 

Deux  mois  après,  jour  pour  jour,  le  cheval 
de  pachter  Snipzel  s'arrêtait  le  soir  devant  la 
maison  de  boer  Jan. 

—  Hé  !  Jan  !  cria-t-il,  je  viens  prendre  l'ar- 
gent en  passant. 


UN    COIN    DE    VILLAGE 


—  Ah!  Kobe,  dit  Jan,  la  vache  n'a  pas  rap- 
porte ce  que  j'avais  pensé. 

—  Jan!  les  deux  mois  sont  passés.  Où  est 
Pargent? 

—  Où  est  l'argent?  Il  est  dans  les  roues  neu- 
•es  qu'il   a    fallu  mettre  à  la  charrette;  il  est 

dans  la  grange  dont  les  murs  étaient  pourris  et 
qu'il  a  fallu  étayer;  il  est  dans  d'autres  choses 
encore.  Mais  il  n'est  ni  dans  ma  poche,  ni 
dans  la  vôtre,  je  le  sais  trop  bien,  Kobe. 

Le  fermier  alors  éclata  de  rire  comme  le 
plus  joyeux  des  hommes,  et  il  riait  de  si  bon 
cœur  qu'il  eut  toute  la  peine  du  monde  à  s'écrier  : 

—  Je  vous  enverrai  demain  l'huissier,  Jan  ! 
comptez-y. 

Et  comme  Slim  l'invitait  à  prendre  un  verre 
de  bière,  il  cria  :  Hue  !  à  son  bidet  et  partit 
au  grand  trot,  sans  dire  bonsoir. 

Mais  il  pensait  en  lui-même  : 

—  Kobe,  le  fils  de  votre  père  est  content  de 
vous  :  vous  n'avez  pas  pressé  les  choses,  et 
vous  avez  bien  fait.  Slim  n'a  pas  d'argent  ou 
s'il  en  a,  il  le  met  si  bien  de  côté  que  vous  au- 
rez grand'peine  à  en  voir  la  couleur.  Il  arri- 
vera donc  tôt  ou  tard  à  ce  que  vous  attendez 
de  lui.  Quand  le  fruit  est  mûr,  il  n'est  pas  né- 
cessaire de  secouer  l'arbre  pour  le  faire  tomber. 


10  UN    COIN   DE   VILLAGE 


II 


—  Hé!  Janihé 

C'est  le  gros  fermier. 

Il  descend  de  cheval  et  frappe  contre  les  vi- 
tres de  la  fenêtre.  Mais  Slim  l'a  vu  venir  et  il 
lui  ouvre  la  porte. 

Alors  une  petite  femme  maigre  et  jaune  qui 
tricote  au  petit  jour  de  la  fenêtre  se  lève  en 
clopinant  et  avance  une   chaise  près  du  feu  : 

—  Homme,    soyez  le   bien-venu ,    dit-elle. 
Et  Kobe  Snipzel  s'assied  en  disant  : 

—  Comment  va  la  maison  ? 

Jan  Slim  allume  sa  pipe  noire  à  couvercle  de 
filigrane,  s'assied  à  son  tour  et  se  met  à  tam- 
bouriner sur  le  poêle,  muet  comme  à  l'ordi- 
naire. 

Et  selon  l'heure,  une  odeur  de  pommes  de 
terre  aux  choux  sort  de  la  marmite  qui  bout 


UN   COIN   DE   VILLAGE  (| 


sur  le  feu  ou  bien  la  grande  cafetière  en  fer- 
blanc  fume  à  travers  un  brouillard  brun,  en 
répandant  l'odeur  du  café. 

Le  gros  Snipzel,  les  jambes  étendues  et  la 
main  posée  sur  son  nerf  de  bœuf,  regarde  Jan, 
puis  Ursula,  puis  la  pendule,  puis  les  armoires, 
puis  le  poêle;  et  il  ne  dit  rien. 

Quelquefois  Ursula  lève  le  nez  de  dessus 
son  tricot  et  lui  parle  des  pommes  de  terre, 
du  blé,  du  beurre  ou  du  temps  qu'il  va  faire. 
Il  semble  sortir  alors  d'une  longue  rêverie  :  il 
lève  tout  à  coup  la  tête,  frappe  ses  jambes  du 
plat  de  ses  mains  et  répond  avec  force  gestes 
et  force  exclamations.  Mais  le  plus  générale- 
ment chacun  se  tait  et  Ton  n'entend  dans  la 
chambre  que  le  claquement  des  lèvres  qui  souf- 
flent la  fumée,  le  crépitement  des  charbons 
dans  le  poêle  et  le  tic-tac  de  l'horloge  dans  sa 
gaine. 

De  temps  en  temps,  boer  Jan  tire  sa  pipe 
de  la  bouche,  crache  dans  le  tiroir  du  poêle, 
enfonce  avec  son  pouce  le  tabac  dans  le  four- 
neau en  terre  et  secoue  les  cendres  sur  son 
ongle;  ou  bien  il  bourre  sa  pipe  de  tabac  et 
l'allume  à  une  allumette  de  chanvre. 

Dans  le  fournil,  des  sabots  claquent  sur  la 
brique  et  des  voix  s'éloignent  ou  se  rapprochent 


12  UN   COIN    DE   VILLAGE 

en  chantant  et  en  riant,  tandis  que  la  porte  de 
l'étable  laisse  passer  le  bruit  des  chaînes  au  cou 
des  vaches. 

Kobe  tourne  son  oreille  du  côté  d'où 
viennent  les  voix  et  il  cherche  à  recon- 
naître celle  qui  pour  son  cœur  est  pareille  à 
une  musique;  mais  elles  se  mêlent  l'une  à 
l'autre,  et  quand  il  croit  distinguer  la  voix  de 
Roose  ,  c'est  souvent  celle  de  Santje,  la  ser- 
vante, qui  se  fait  entendre. 

Le  cheval  s'ennuie  à  la  porte  et  gratte  le 
pavé  de  son  sabot.  Snipzel  s'aperçoit  alors 
qu'il  est  temps  de  partir. 

Les  premières  fois,  il  s'en  allait,  demandant 
tranquillement  où  était  Roose  ;  mais  à  présent, 
cet  homme  violent,  qui  est  habitué  à  être  le 
maître  partout,  crie  d'une  voix  impatiente  : 

—  Où  est  Roose  ?  Je  ne  l'ai  pas  encore  vue 
aujourd'hui. 

Et  tantôt  la  jolie  fille  est  en  train  de  traire 
les  vaches,  tantôt  elle  passe  à  l'eau  les  légumes 
pour  le  repas  du  soir;  mais  certainement  ses 
mains  ne  sont  pas  oisives. 

Le  fermier  sent  gronder  en  lui  la  colère. 

Pourquoi  Jan  Slim  et  la  maigre  Ursula 
n'appellent-ils  pas  leur  fille  ?  La  femme  demeure 
sur  sa  chaise,  le  nez  dans  son  tricot,  et,  lui, 


UN    COIN    DE   VILLAGE  13 

Slim,  continue  à  fumer  sa  pipe,  en  regardant 
le  mur. 

Il  s'en  va  alors,  disant  en  lui-môme  : 

—  Je  vois  clair  dans  leur  jeu.  Ils  cachent 
leur  fille  et  la  cacheront  jusqu'au  jour  où  je  leur 
aurai  dit  mes  intentions.  Mais  qu'ils  prennent 
garde  à  eux,  car  ils  me  doivent  de  l'argent  et 
je  les  tiens  dans  ma  manche. 

Il  arrive  pourtant  qu'en  entrant  dans  la  mai- 
son du  paysan,  Kobe  trouve  assise  devant  le 
poêle  ou  trottant  par  la  chambre,  une  jolie 
fille  brune  et  potelée. 

Cela  le  met  de  bonne  humeur  et  il  lui  crie 
en  riant  : 

—  Roose  !  quand  est-ce  que  nous  nous  ma- 
rions ? 

Elle  ne  répond  pas,  mais  Santje,  l'effrontée 
petite  servante,  lève  son  nez  troussé  du  bout 
vers  le  gros  homme  et  lui  dit  : 

—  Pourquoi  ne  me  le  demandez-vous  pas  à 
moi,  pachter  ?  nous  nous  marierions  de  suite. 

Tous  ceux  qui  sont  dans  la  chambre  écla- 
tent de  rire,  excepté  Ursula  et  Jan  Slim  qui 
ne  rient  jamais.  Le  fermier  rit  plus  fort  que  les 
autres  et  répond  : 

—  Santje  n'est  pas  difficile;  mais  qui  traira  les 
vaches  alors  et  ira  vendre  le  lait  à  la  ville  ?  Su- 


14  UN   COIN    DE   VILLAGE 

rement,  ce  sera  Roose.  Non,  Santje  n'est  pas 
difficile. 

Tout  le  temps  que  Roose  demeure  dans  la 
chambre,  le  fermier  est  content.  On  le  voit 
bien  à  sa  rouge  figure  épanouie;  et  ses  yeux 
gris  luisent  comme  un  fer  de  charrue,  pen- 
dant qu'il  la  regarde  aller  et  venir.  11  se  frappe 
l'estomac  à  petits  coups,  comme  quand  il  a  bu 
une  bonne  pinte  de  bière,  et  il  est  toujours  sur 
le  point  de  dire  quelque  chose  qu'il  ne  dit 
pas.  t 

Jan  Slim  tourne  alors  de  son  côté  son  petit 
œil  sournois  et  tire  de  sa  pipe  des  bouffées  plus 
fortes.  Et  Ursula  soupire  en  voyant  sa  jolie 
colombe  sous  l'œil  de  cet  homme  puissant. 

Quand  Snipzel  reprend  le  chemin  de  la 
ferme,  une  douce  chaleur  échauffe  le  dedans 
de  sa  poitrine  ;  mais,  par  moments,  il  ressemble 
à  un  homme  qui  aurait  trop  bu  de  genièvre  au 
cabaret  et  ses  poumons  brûlent.  Il  aspire  à 
pleine  bouche  l'air  des  champs  et  se  frappe  ie 
front  en  pensant  : 

—  Kobe  !  vous  n'êtes  plus  le  même  homme. 
Autrefois,  quand  vous  aviez  acheté  un  cheval 
ou  vendu  votre  froment  et  que  vous  aviez  fait 
une  bonne  affaire,  la  joie  était  en  vous.  Bien 
boire  et  bien  manger  étaient  pour  votre  esto- 


UN    COIN    DE    VILLAGE  15 

mac  et  votre  cœur  une  kermesse  où  il  y  avait 
toujours  des  violons.  Maintenant  deux  yeux  de 
fillette  dansent  devant  vous  sur  le  chemin,  et 
ces  yeux  vous  tournent  la  tête. 

Et  tandis  que  le  grand  cheval  fait  sonner  le 
pué,  se  rapprochant  un  peu  plus  à  chaque  pas 
de  la  ferme,  l'esprit  du  fermier  rebrousse  che- 
min vers  la  maison  où  reluit,  comme  une 
chaude  fleur,  la  belle  chair  de  Roose. 

Et  il  se  dit  : 

—  La  fille  des  Slifti  n'est  pas  seulement  une 
belle  fille,  c'est  une  bonne  fille.  Il  n'y  a  là  des- 
sus qu'une  voix  et  certainement  elle  rendra 
heureux  en  ménage  l'homme  qui  la  prendra. 

Puis  il  s'emporte  contre  sa  sottise  : 

—  C'est  une  enfant.  Elle  pourrait  être  ma 
fille  aussi  bien  qu'elle  est  la  fille  de  Jan  Slim. 
Kobe,  vieil  homme,  que  ferez-vous  de  cette 
belle  jeunesse?  Ah!  ce  n'est  plus  maintenant 
qu'il  faut  songer  à  ces  choses,  car  vos  cheveux 
sont  gris. 

Il  fait  un  effort  sur  lui-même  et  pense  au 
prix  des  pommes  de  terre  : 

—  Elles  sont  à  huit  francs  le  sac.  Quand 
elles  seront  à  douze,  je  les  vendrai.  Ce  qu'il  y 
a  de  mieux  au  monde,  c'est  de  faire  largement 
ses  affaires. 


l6  UN    COIN    DE   VILLAGE 

Mais  quand  il  rentre  à  la  ferme,  il  ne  songe 
plus  à  ses  sacs  de  pommes  de  terre,  et  il  tombe 
sur  une  chaise  en  se  disant  : 

—  Est-il  possible  que  je  sois  toujours  de- 
meuré seul  comme  un  vieux  chien  de  garde 
dans  sa  niche  ? 

Et  sa  belle  ferme  où  les  garçons  et  les  filles 
mènent  grand  bruit,  lui  semble  solitaire  comme 
l'église,  le  soir,  après  vêpres,  quand  tout  le 
monde  est  sorti. 


UN    COIN    DE    VILLAGE  17 


III 


Un  matin,  le  fermier  se  leva  très-gai,  en 
sifflant  et  chantant.  Il  alla  à  la  pompe,  dans 
la  cour,  et  s'inonda  d'eau,  longuement,  les 
épaules  et  le  cou.  Il  faisait  grand  froid  ;  mais 
il  ne  sentait  pas  le  froid,  et  il  se  lavait  dans 
la  bise  aigùe,  comme  il  l'eût  fait  sous  le 
chaud  soleil  de  juin. 

—  C'est  une  bonne  habitude  que  l'eau,  se 
disait-il  en  la  laissant  couler  dans  ses  oreilles. 
Si  tout  le  monde  faisait  comme  moi,  soir  et 
matin,  il  n'y  aurait  pas  de  vieilles  gens  à  cin- 
quante ans. 

Il  essuya  sa  chair  mouillée  avec  de  la  grosse 
toile  écrue  et  entra  dans  la  cuisine  où  brûlait 
un  grand  feu. 

Une  saine  odeur  de  café  remplissait  la  cham- 
bre, et  rangés  autour  de  la  grande  table,  les  ser- 


l8  UN    COIN    DE   VILLAGE 

vantes     et    les    domestiques    prenaient     leur 
repas. 

—  Oncle,  a-t-on  bien  passé  la  nuit,  lui  de- 
manda un  solide  garçon  à  l'œil  bleu  et  à  l'air 
doux,  en  train  de  plonger  dans  sa  tasse  un 
large  chameau  de  pain. 

—  Oui,  neveu,  comme  un  homme  de  vingt 
ans,  répondit  le  fermier  en  jetant  un  regard 
rapide  sur  les  hommes  qui  étaient  à  la  table. 

Et  il  pensait  en  lui-même  : 

—  Pas  un  seul  de  ceux-là  ne  me  vaut. 
Puis  d'une  voix  vibrante  : 

—  Et  pourtant,  garçons,  on  dit  que  Kobe 
Snipzel  marche  sur  les  talons  de  la  cinquan- 
taine. 

Un  des  valets,  maigre  et  sec,  que  les  fièvres 
tenaient  chaque  hiver,  s'écria  : 

—  Le  fermier  nous  mettra  tous  en  terre, 
aussi  vrai  que  je  le  dis. 

Quelqu'un  entra  en  ce  moment. 

—  Bonjour  tout  le  monde,  dit-il.  Voilà  l'hi- 
ver. Le  froid  mord  comme  la  dent  d'un  chien. 

Et  il  leva  sa  blouse  par  derrière,  tendant  ses 
jambes  au  feu. 

Le  grand  Snipzel  éclata  de  rire. 

—  N'est-il  pas  honteux,  cria-t-il,  qu'une 
créature  qui  a  du  sang  rouge  dans  les  veines 


UN   COIN   DE   VILLAGE  19 

se   plaigne  du   froid?   L'homme  qui  est  sous 
ma  peau  ne  connaît  ni  le  chaud  ni  le  froid. 

Il  avala  trois  grandes  jattes  de  café,  mangea 
six  tranches  d'un  large  pain,  puis  se  leva. 

—  Quelle  nouvelle,  marchand  ?  demanda-t-il 
à  l'homme,  tandis  qu'il  allumait  sa  pipe. 

—  Il  y  a,  pachter,  que  je  passais  par  ici  avec 
mon  veau.  Et  je  me  suis  dit  :  «  Pourquoi  ne 
montrerais-je  pas  le  cadet  au  fermier?  »  Le 
veau  est  à  vendre. 

La  bête  était  attachée  près  de  la  porte  ;  c'était 
un   veau  de  belle  taille. 

—  Une  fière  pièce,  dit  le  marchand. 

—  Marchand,  s'écria  joyeusement  Kobe,  je 
prends  le  veau  l'argent  qu'il  va,  s'il  est  prouvé 
que  je  ne  sais  pas  le  lever  dans  mes  bras. 

—  Bien  dit,  fit  le  marchand  en  tapant  son 
bâton  à  terre. 

Kobe  tira  ses  pantalons  sur  ses  genoux,  se 
baissa  jusqu'à  terre  et,  rassemblant  les  jambes 
du  veau  dans  ses  bras,  l'enleva  d'un  large 
coup  d'échiné. 

Qui  riait  jaune?  C'était  le  marchand;  car  il 
se  croyait  sûr  de  son  affaire .  Kobe  fit  deux 
fois  le  tour  de  la  cour,  le  veau  dans  ses  bras, 
tranquillement   et  non  las. 

—  Hé  !    dit-il,   c'est  une    bonne    balance 


20  UN    COIN    DE   VILLAGE 

que  les  bras  d'un  homme  pour  peser   la  mar- 
chandise ! 

Ils  entendirent  rire  à  côté  d'eux:  une  femme 
venait  d'entrer,  ni  laide  ni  jolie,  mais  carrée  de 
poitrine  et  la  chair  brune,  avec  un  beau  mou- 
choir rouge  à  rieurs  sur  ses  cheveux  bien 
tirés. 

—  Voisin,  dit-elle,  il  est  plus  facile  de  lever 
un  veau  d'un  seul  bras  que  de  retenir  avec  les 
deux  une  femme. 

—  Ah  !  ah!  s'écria-t-il,  c'est  vous,  Catherine 
Wild.  Bonjour.  Et  pourquoi  serait-il  plus  dif- 
ficile de  retenir  une  femme  que  de  lever  un 
veau,  s'il  vous  plaît  ? 

—  C'est  à  vous-même  qu'il  faut  le  deman- 
der, Kobe,  répondit  la  «  juffrouw  »  (i);  car 
voilà  bientôt  cinquante  ans  que  vous  êtes  seul 
sur  la  terre  et  la  ferme  est  toujours  sans  fer- 
mière. 

Alors  Snipzel  se  sentit  honteux  dans  l'âme  ; 
car  il  avait  fait  comme  les  avares  qui  ne  par- 
tagent leur  bien  avec  personne,  et  il  était 
demeuré  garçon,  un  vieux  garçon  sans  femme 
et  sans  famille. 

—  Bon  !  s'écria-t-il,  il  n'est  jamais  trop  tard 

i.  Demoiselle. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  21 

pour  essayer.    Mais  il  faudra,   Catherine,  que 
ma  noce  se  fasse  en  même  temps  que  la  vôtre. 
Elle  eut  un  rire  coupant  et  dit  : 

—  Taisez-vous,  l'ami,  nous  sommes  de 
vieilles  gens  :  notre  place  n'est  plus  dans  les 
kermesses. 

Le  fermier  se  sentit  de  la  colère  à  cette  pa- 
role. Il  se  tourna  du  côté  du  marchand  qui  se 
demandait  par  quel  tour  de  sa  façon  il  pour- 
rait engager  le  fermier  à  prendre  son  veau  et 
lui  cria  : 

—  Marchand,  allez- vous-en.  J'ai  vu  de  suite 
que  votre  veau  était  soufflé.  Snipzel  ne  prend 
pas  des  merles  pour  des  grives. 

Il  fît  entrer  Catherine  dans  la  cuisine,  ferma 
bien  la  porte  et  lui  dit  : 

—  Catherine,  vous  êtes  une  belle  femme. 
Est-il  bien  vrai  que  vous  ne  pensiez  pas  à  vous 
marier  ? 

Elle  se  renversa  sur  sa  chaise,  effarée,  ses 
dents  blanches  à  nu  et  répondit  : 

—  Qui  voudrait  de  Catherine  Wild  à  présent 
qu'elle  a  plus  d'argent  que  de  jeunesse? 

—  Je  connais  quelqu'un  qui  ferait  bien  votre 
affaire,  dit  le  fermier  un  peu  gêné  et  regar- 
dant braséer  les  cendres  dans  le  tiroir  du 
poêle. 


11  UN   COIN   DE  VILLAGE 

Catherine  se  mit  à  trembler  sous  sa  robe 
noire  et  ses  joues  brunes  pâlirent. 

—  Non,  non,  dit-elle,  je  ne  veux  rien  savoir. 

—  Un  brave  garçon. 

—  C'est  bon.  Vous  êtes  un  drôle  d'homme, 
Kobe.  *.       • 

—  Et  qui  ferait  rapporter  le  double  à  vos 
terres. 

—  Eh  bien  !  dites  donc  son  nom  !  fit  cette 
singulière  femme  en  frappant  du  pied. 

Il  se  tut,  l'examina  en  riant,  avec  de  petits 
clins  d'yeux  ;  et  en  même  temps  il  remuait  sa 
tête  sur  ses  épaules.  Tout  à  coup  elle  se  leva, 
violemment  émue,  et  s'écria  : 

—  Ah  !  Kobe  !  serait-ce  vous  ? 

Il  la  regarda,  les  sourcils  droits,  stupéfait, 
ne  sachant  .que  dire.  Elle  vit  aussitôt  qu'elle 
s'était  trompée,  rougit  jusqu'au  sang,  puis 
éclata  de  rire,  un  rire  nerveux  qui  ne  finissait 
pas.  11  crut  qu'elle  se  moquait  de  lui  et  répon- 
dit en  frappant  du  poing  sur  la  table  : 

—  Non,  Catherine,  ce  n'est  pas  moi.  N'en 
parlons  plus. 

Il  bourra  sa  pipe,  l'alluma  et  jeta  de  toute  sa 
force  l'allumette  dans  les  cendres  du  poêle: 
puis  il  fit  deux  fois  le  tour  de  la  cuisine,  les 
mains  dans  les  poches, et  lui  demanda,  calmé; 


CN    COIN    DE   VILLAGE  23 

—  Voyons,  Catherine,  qu'y  a-t-il  pour  votre 
service  ? 

Elle  se  campa  devant  lui,  hautaine,  et 
répondit  : 

—  Il  n'y  a  rien,  cœur  de  bois,  absolument 
rien.  J'étais  venue  pour  vous  demander  le  prix 
des  pommes  de  terre  :  j'en  ai  à  vendre.  Voilà 
tout.  Mais  vous  êtes  un  homme  violent  :  je 
ne  viendrai  plus. 

Elle  se  leva.  Il  lui  frappa  sur  l'épaule. 

—  Catherine,  pas  de  rancune.  Je  suis  un 
homme  violent,  c'est  vrai,  mais  j'aime  bien 
les  gens  que  j'aime.  Les  pommes  de  terre  vont 
à  huit  francs.  C'est  mon  prix. 

—  Merci,  Kobe.  C'est  tout  ce  que  je  voulais 
savoir.  Je  vais  attendre  sur  la  chaussée  la  dili- 
gence qui  me  conduira  à  la  ville. 

Elle  alla  jusqu'à  la  porte,  se  retourna  : 

—  Vous  n'avez  pas  de  commission  à  remet- 
tre sur  la  route,  pachter? 

Et  comme  Kobe  Snipzel  disait  non  de  la 
tête  : 

—  Pas  de  commission  pour  votre  bonne 
amie  ?  reprit-elle;  c'est  l'usage  en  Brabant 
d'appeler  de  ce  nom  la  jeune  fille  qu'un  homme 
courtise. 

Kobe  frappa  ses  mains  l'une  dans  l'autre  et 


24  UN   COIN    DE   VILLAGE 

se  mit  à  rire,  en  homme  satisfait;  et  dans  le 
fond  il  n'était  vraiment  pas  fâché  qu'une  femme 
lui  parlât  sur  ce  ton  de  celle  qui  lui  tenait  tant 
à  cœur.  Il  rusa  pourtant,  fit  une  moue  humble. 

—  A  notre  âge,  dit-il,  on  n'a  plus  de  bonne 
amie. 

Elle  trépigna  du  pied  et  répliqua  : 

—  Ne  dites  pas  cela.  Je  sais  que  vous  êtes 
engagé  avec  Roose,  la  fille  de  Slim ,  mais  ces 
gens  se  moquent  de  vous,  vieux  Coq. 

Elle  avait  à  peine  dit  qu'elle  fit  claquer  la 
porte  derrière  elle. 

Kobe  n'ouvrit  pas  la  porte  ;  mais  il  la  frappa 
d'un  grand  coup  de  poing,  et  haussant  les 
épaules,  il  s'écria  : 

—  Catherine  Wild  est  folle. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  2$ 


TV 


Un  escalier  en  pente  raide,  à  rampe  grossiè- 
rement sculptée,  est  caché  par  une  porte,  dans 
le  fond  de  la  cuisine. 

Kobe  se  baisse  un  peu  pour  passer  sous  la 
porte  et  monte  l'escalier . 

Que  va-t-il  faire  dans  sa  chambre,  sa  cham- 
bre de  vieux  garçon  ? 

Un  coffre  est  dans  un  coin  :  il  l'ouvre  et  en 
tire  un  cahier  de  papier  qui  a  l'odeur  des 
pommes  mûres.  D'autres  cahiers  sont  rangés 
dans  le  coffre,  parmi  les  hardes  et  les  sacs 
d'argent;  mais  il  prend  le  moins  jauni. 

Le  fermier  s'entend  aux  affaires  et  il  sait  que 
sans  ordre  une  ferme  ne  prospère  pas  :  on 
mange  son  blé  en  herbe  et  la  fin  de  l'année  arrive 
sans  qu'on  se  rende  compte  s'il  y  a  perte  ou 
gain.  Aussi,  chaque  jour,  marque-t-il  sur  son 


26  UN   COIN   DE   VILLAGE 

livre  les  dépenses  et  les  recettes.  Oh  !  c'est  une 
lourde  écriture  que  Kobe  Snipzel  met  là  des- 
sus, mais  ses  doigts  sont  plus  habitués  à  manier 
la  bêche  que  la  plume,  et  la  plume  qu'il  em- 
ploie est  toujours  la  même  depuis  un  an.  Le 
principal  est  que  ses  comptes  soient  justes,  et  il 
n'a  jamais  posé  un  7  là  où  il  fallait  mettre 
un   9. 

Kobe  Snipzel  mouille  son  gros  doigt,  qu'on 
dirait  coupé  dans  le  gant  d'un  des  joueurs  qui 
le  dimanche  chassent  la  balle  sur  la  place  du 
village,  et  tourne  les  pages  du  cahier.  Tout  est 
bien,  les  rentrées  se  font  exactement,  et  depuis 
janvier  dernier,  il  a  gagné  de  quoi  se  reposer 
Fan  qui  vient,  bien  qu'on  ne  soit  qu'en 
octobre  ;  mais  il  ne  se  reposera  pas  et  il  conti- 
nuera, l'an  prochain  et  les  autres  années,  à 
travailler  pour  sa  femme  et  ses  enfants. 

Oui,  pour  sa  femme  et  ses  enfants,  il  y  est 
bien  résolu.  Il  se  répète  ces  mots  à  lui-même. 
Une  femme  !  quelle  douceur  ! 

Hein  !  quoi  !  Un  nuage  passe  à  travers  sa 
joie.  Si  la  jurTrouw  avait  raison!  si  Roose  se 
mpquait  de  lui  î  Mais  un  homme  riche  ne  dé- 
sespère jamais  d'arriver  à  son  but,  car  l'argent, 
en  ce  monde,  est  une  richesse  mieux  vue  que 
le  "beau  temps  de  la  jeunesse. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  27 

Roose,  d'ailleurs,  ne  fera-t-elle  pas  une 
bonne  affaire  en  l'épousant  ?  Il  connaît  la  valeur 
d'un  sac  de  blé,  d'un  bon  cheval,  d'un  porc 
bien  engraissé,  d'une  grosse  vache  aux  pis  pe- 
sants et  en  général  de  tout  ce  qui  a  fait  sa  joie  et 
sa  prospérité  jusqu'à  ce  jour  :  et  il  juge  qu'un 
homme  doit  avoir  aux  yeux  d'une  femme  la 
valeur  des  seuls  biens  qu'il  ait  connus. 

Pour  lui,  ce  qu'il  aime  dans  la  fille  de  Slim, 
c'est  sa  belle  chair  luisante  et  qui  sent  bon,  ses 
yeux  où  tremble  une  goutte  de  café  noir,  ses 
cheveux  qui  ressemblent  à  du  chanvre  au  so- 
leil et  le  bel  ordre  dans  lequel  elle  tient  la 
maison  de  son  père.  "* 

Elle  n'est  pas  riche  et  ne  lui  donnera  ni  ar- 
gent, ni  vache,  ni  pré  ;  maisixih  !  qu'elle  lui  ap- 
porte un  bois  de  lit  neuf  en  noyer  poli,  avec 
le  matelas  et  les  draps  et  il  s'en  contentera  ; 
car  une  femme  est  comme  une  belle  vache 
saine  :  elle  a  sa  richesse  en  elle,  et  rien  que  de 
procurer  de  l'amour  à  l'homme,  de  mettre  tout 
en  place,  de  faire  avec  économie  de  la  bonne 
cuisine  et  d'élever  les  enfants,  elle  donne  le 
plaisir,  la  paix  et  la  sécurité  au  ménage,  comme 
la  vache  donne  son  lait  et  son  fumier. 

Pourtant  Slim  est  avare  ;  quand  on  l'aura 
mis  dans  le  cimetière,  qui  sait  ?  peut-être  res- 


28      .  UN    COIN    DE   VILLAGE 

tera-t-il  quelque  chose.  C'est  un  malin  com- 
père, un  bouc  rusé,  une  fine  pie  que  ce  Slim  : 
il  aime  mieux  laisser  rouiller  ses  sous  dans  des 
cachettes  que  de  les  faire  reluire  au  soleil. 

Ce  n'est  pas  pour  rien  d'ailleurs  qu'il  a  sous 
le  front  un  petit  œil  qui  tourne  sans  en  avoir 
l'air  :  il  a  bien  vu  que  Kobe  Snipzel  recher- 
chait sa  fille  et  il  s'est  dit  : 

«  Si  Roose  épouse  le  riche  Kobe,  il  me 
tiendra  quitte  de  l'argent  que  je  lui  dois,  et 
ainsi  Roose  et  moi  ferons  tous  deux  une  bonne 
affaire.  » 

Ah  !  Slim  !  vos  yeux  sont  petits  comme  des 
trous  de  vrille,  mais  ils  sont  assez  grands  pour 
qu'on  voie  jusque  dans  le  fond  de  votre  pensée. 
Si  vous  n'avez  pas  payé,  ce  n'est  pas  que  vous 
n'ayez  pas  d'argent,  mais  vous  espérez  que  tôt 
ou  tard  l'ami  Kobe  vous  dira  :  «  Beau-père, 
ne'  parlons  plus  de  rien;  ce  qui  est  à  moi  est 
à  vous.  »  Mais  nous  compterons  après;  oui, 
quand  il  y  aura  ici  mari  et  femme,  nous  comp- 
terons jusqu'au  dernier  centime. 

Voilà  ce  que  pense  le  fermier. 

Il  va  refermer  son  coffre  ;  ses  livres  lui  ont 
dit  le  bon  état  de  ses  affaires  :  chaque  année 
a  fait  entrer  de  l'argent  dans  ses  sacs  et  bien- 
tôt il  pourra  acheter  du  bien  nouveau. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  29 

Il  est  content  :  il  peut  prendre  femme.  Oui, 
il  est  assez  riche  pour  avoir  largement  une 
femme  et  des  enfants,  et  sa  maison  sera  citée 
comme  la  plus  belle  du  village. 

C'est  ce  qu'il  voulait  savoir. 

Il  remet  les  cahiers  dans  le  fond  du  coffre, 
parmi  les  sacs  d'argent;  mais  en  déplaçant  un 
sac,  il  voit  un  petit  paquet  ficelé  avec  de  la 
corde. 

Ah  !  ah  !  Snipzel  a  un  peu  oublié  son  âge  et 
ce  papier  est  son  acte  de  naissance. 

Sa  rude  poitrine  remue  sous  sa  veste  de 
grosse  laine,  tandis  qu'il  s'approche  de  la  fenêtre 
pour  mieux  lire,  et  il  tire  de  fortes  bouffées 
de  sa  pipe. 

Un  petit  papier  comme  celui-là,  est  parfois 
aussi  cruel  à  lire  qu'une  épitaphe,  bien  qu'il  ne 
marque  que  le  jour  et  l'heure  où  un  joli  en- 
fant est  venu  au  monde  ;  mais  chaque  année 
allonge  d'un  siècle  la  vie  pour  ceux  qui  sont 
arrivés  à  l'âge  mûr. 

Que  va-t-il  trouver  sur  ce  papier  jaune,  que 
ses  parents  conservaient  avant  lui  et  consul- 
taient avec  bonheur,  se  réjouissant  de  voir  les 
années  se  succéder  aux  années  sur  la  tête  de 
ce  petit  gars  qui  bientôt  serait  à  même  de 
prendre  à  son  tour  la  conduite  des  affaires  ?  Il 


3Q  UN   COIN   DE   VILLAGE 

se  rappelle  à  présent  son  père,  sa  mère  et  la 
vieille  grand 'mère  accroupie  près  du  feu  ;  l'un 
après  l'autre,  chacun  est  parti  pour  le  grand 
voyage,  le  laissant  seul  un  peu  plus  :  et  un  joui- 
son  frère  et  sa  sœur  sont  allés  retrouver  les 
vieux  parents  dans  la  tombe. 
:;  Pourquoi  est-il  demeuré  seul?  11  n'a  pensé 
qu'à  ses  bœufs,  à  ses  champs  de  blé  et  de  bet- 
teraves, à  sa  ferme,  à  ses  revenus,  et  tout 
a  prospéré  autour  de  lui.  Mais  personne 
ne  profitera  après  lui  de  son  travail  et  de  ses 
épargnes. 

Si  pourtant,  son  neveu  en  profitera  ;  c'est  un 
aimable  compagnon,  bon  travailleur,  toujours 
aux  champs  et  ne  marchandant  pas  la  peine. 
Mais  l'aime-t-il  autant  qu'il  aimerait  un  enfant  de 
sa  chair  et  de  son  sang  ?  Il  l'a  pris  chez  lui, 
parce  qu'il  était  orphelin;  il  l'a  pris  surtout 
parce  qu'il  pouvait  se  reposer  sur  lui  du  soin  de 
la  ferme,  quand  il  n'était  pas  là.  Ah  !  il  le  sent 
bien,  ce  n'est  pas  la  même  chose  que  l'enfant 
qu'il  aurait  eu  d'une  femme  ! 

Alors  il  pense  au  bonheur  des  gens  riches 
comme  lui,  qui  ont  dans  leur  maison  une 
grande  table  et  autour  de  la  table  des  visages 
heureux.  Il  n'a  que  des  figures  tristes  à  la 
sienne,  car  ce  sont  des  hommes  et  des  femmes 


UN    COIN    DK   VILLAGE  31 

qu'il  paie  pour  leurs  sueurs  ;  mais  personne  ne 
lui  tend  les  bras  et  les  joues  quand  il  rentre, 
après  avoir  fatigué  la  terre  avec  une  charrue 
toute  la  journée,  et  il  ne  sait  pas  combien  c'est 
bon  de  voir  rire,  à  travers  la  fumée  d'un  grand 
plat  de  pommes  de  terre,  la  bouche  d'une 
femme  amoureuse  qui  vous  appelle  et  vous  fait 
place  à  ses  côtés. 

Hélas!  il  est  déjà  vieux  d'années,  plus  vieux 
peut-être  qu'il  ne  le  pense...  C'est  pourquoi 
son  cœur  bat  plus  vite,  car  le  petit  papier  jaune 
va  lui  apprendre  son  âge  réel. 

Tout  à  coup  il  lève  les  bras,  et  sa  figure 
est  rouge  comme  le  soleil  qui  se  couche  en 
juin. 

—  Deux  ans  !  crie-t-il,  deux  ans  de  gagnés  ! 

Quelle  joie  de  se  sentir  plus  jeune  qu'on  ne 
le  croyait  ! 

Deux  ans  de  moins  ! 

Il  s'en  croyait  cinquante  et  un  ;  mais  il  a 
bien  compté,  c'est  quarante-neuf  qu'il  a.  Il 
recompte  encore,  et  cette  fois  il  marque  avec 
son  ongle  les  années  dans  le  bois  de  son  lit. 
Quand  il  a  fini,  il  prend  sa  tête  dans  ses  mains 
et  d'entre  ses  doigts  bruns,  qu'a  gercés  la 
bêche,  une  grosse  larme  argentée  coule  jusque 
sous  son  menton. 


32  UN    COIN    DE   VILLAGE 

Comme  sa  maison  est  vide  !  Et  le  bruit  des 
étables  et  de  la  cour  la  fait  paraître  plus  vide 
encore. 

Il  descend  et  fait  le  tour  des  chambres. 

Ici,  il  y  aura  une  armoire  pour  le  linge  ;  car 
l'ancienne,  qui  est  en  haut,  est  mangée  des 
vers.  Il  fera  coller  dans  la  grande  chambre  à 
côté  de  la  cuisine  un  papier  vert  à  fleurs  rou- 
ges, plus  beau  que  celui  qui  est  chez  M.  le 
curé.  On  mettra  sur  la  cheminée  une  sainte 
Vierge  en  plâtre  et  deux  vases  dorés,  avec  des 
fleurs  en  papier.  Il  achètera  aussi  des  chaises  à 
fond  de  paille  tressée  et  un  tapis  de  toile  cirée 
pour  la  table.  Il  ne  veut  regarder  à  rien  et  tout 
sera  prêt  pour  le  jour  de  la  noce. 

Ce  jour-là  il  fera  venir  les  musiciens;  il  leur 
paiera  bien  à  boire  et  ils  joueront  des  airs  de 
kermesse,  dès  le  matin.  La  noce  fera  le  tour 
du  village,  les  musiciens  marchant  devant,  les 
autres  venant  derrière  ;  et  la  bière  coulera,  toute 
la  journée,  dans  les  cabarets. 

—  Mais  Roose  se  moque  de  vous,  Kobe 
Snipzel  ! 

Il  ne  sait  pas  pourquoi  cette  méchante  pa- 
role de  Catherine  Wild  lui  revient  en  tête.  Juf- 
frouw  a  voulu  plaisanter  sans  doute.  Plaisan- 
tait-elle vraiment  ?  Il  cherche    à  se  rappeler. 


. 


UN    COIN   DE   VILLAGE  33 


Elle  avait  plutôt  l'air  d'une  personne  en  co- 
lère. Certainement  il  a  eu  tort  de  lui  répondre 
durement  quand  elle  s'est  levée  devant  lui  et 
l'a  regardé  si  singulièrement,  en  lui  disant . 
«  Kobe,  serait-ce  vous  ?  »  Quelle  drôle  d'idée  ! 
Est-ce  que  par  hasard...  ?Non,  ce  n'est  pas  pos- 
sible. Elle  a  des  manières  comme  cela  :  voilà 
tout. 

Pourquoi  Roose  se  moquerait-elle  de  lui  ? 
Il  est  riche  et  il  n'a  que  quarante-neuf  ans. 
C'est  une  fille  sage  et  qui  sait  compter  :  elle 
aura  des  robes  neuves,  un  châle  à  fleurs,  une 
broche  en  or  et  du  linge  fin  sur  sa  jolie  peau 
rose.  Il  n'y  aura  pas  de  femme  plus  heu- 
reuse. 

Hein  ?  Si  elle  aimait  un  garçon  du  village  ? 
C'est  juste,  il  n'y  avait  pas  pensé. 

Il  entend  un  grand  vol  dans  la  campagne  :  ce 
sont  des  corbeaux. 

—  S'il  y  en  a  dix,  dit-il,   Roose  esta  moi. 

Il  n'y  en  a  que  cinq  :  mais  peut-être  a-t-il 
mal  compté.  Les  corbeaux  repassent:  ils  sont 
cinq. 

Bah! 

Quelqu'un  entre.  Il  l'aura  si  c'est  une  fem- 
me. C'est  un  vieux  mendiant.  Il  ne  l'aura 
pas. 


34  UN   COIN   DE   VILLAGE 

Sottise  !  qui  peut  croire  au  hasard  ?  Ce  n'est 
pas  lui. 

Il  jette  un  sou  en  l'air.  Pile  ou  face  î  Pile  ! 
—  C'est  pile  ! 

Ah  !  elle  est  à  lui. 

Il  est  décidé  maintenant  :  il  partira  à  la 
brune  et  demandera  à  Slim  sa  fille. 

Midi  sonne  :  les  pommes  de  terre  fument  sur 
la  table,  il  boit  à  sa  soif  et  mange  à  sa  faim  ;  puis 
il  va  aux  champs,  aide  les  hommes  à  charger 
des  sacs  sur  le  chariot,  et  quand  il  est  quatre 
heures,  après  le  repas  au  café,  il  monte  à  sa 
chambre,  se  met  du  linge  bien  blanc,  noue  à 
son  cou  une  belle  cravate  bleue,  passe  sa  cu- 
lotte de  velours,  sa  *  veste  en  drap  noir  et  par 
dessus  sa  veste,  une  blouse  bleue  luisante  ;  puis, 
il  descend. 
—  Lamme,  crie-t-il  à  son  neveu. 

Et  quand  Lamme  est  devant  lui,  il  lui  dit 
d'un  air  de  bonne  humeur  : 

—  Garçon,  que  diriez-vous  si  l'oncle  Kobe 
vous  donnait  une  jolie  tante  ? 

Et  il  pensait  en  lui-même  : 

—  Je  vais  bien  voir  à  la  figure  de  Lamme 
s'il  m'aime  pour  mon  argent,  plutôt  que  pour 
moi-même.  Car  il  est  mon  neveu  et  un  neveu 
ne  voit  pas  entrer  avec  plaisir  une  femme  sous 


UN    COIN  DE  VILLAGE  35 

le  toit  de  son  oncle,  quand  celui-ci  est,  comme 
moi,  garçon. 
Lamme  feignit  d'être  surpris  : 

—  Oncle,  dit-il,  si  la  tante  est  de  mon  goût, 
:e  sera  bien;  sinon,  ce  sera  le  contraire. 

—  Lamme  est  un  honnête  garçon,  pensa 
Kobe.  Il  a  paru  étonné,  mais  non  attristé. 

Et  il  dit  tout  haut  : 

—  Oui,  mon  garçon,  c'est  comme  je  vous 
dis. 

Il  eût  volontiers  parlé  encore  :  mais  il  réflé- 
chit qu'il  valait  mieux  se  taire.  Du  reste,  il  lui 
plaisait  de  laisser  Lamme  sous  l'impression  de 
cette  parole.  Et  s'il  convoitait  son  héritage, 
tant  pis  ! 

L'oncle  Kobe  parti,  Lamme  se  jeta  sur  une 
botte  de  paille,  dans  l'écurie,  tout  de  son  long, 
en  soupirant  comme  un  soufflet  de  forge. 


36  UN   COIN   DE  VILLAGE 


Quelqu'un  entre  chez  boer  Slim.  C'est  Kobe 
Snipzel.  Sa  belle  blouse  bleue,  de  laquelle 
sortent  par  en  bas  les  pans  de  sa  veste,  reluit 
sous  la  lampe  ;  et  sa  culotte  de  velours,  sa  cra- 
vate de  couleur  et  sa  neuve  casquette  en  drap 
lui  donnent  l'aspect  d'un  bel  homme. 

Il  regarde  Roose  plus  tendrement  qu'à  l'or- 
dinaire et  lui  dit  : 

—  Les  froids  vont  commencer,  Roose.  Puis 
nous  aurons  Noël.  C'est  une  bonne  chose  de 
manger  à  Noël  un  porc  gras. 

Santje  avance  en  riant  son  fin  museau  et 
dit: 

—  Il  y  a  une  meilleure  chose  encore,  pach- 
ter.  C'est  de  manger  le  cochon  de  Noël  d'un 
bout  à  l'autre  de  l'année. 

L'œil  de  Snipzel  s'éclaire  d'un  feu  étrange: 


UN   COIN   DE   VILLAGE  37 

est  sur  le  point  de  dire  quelque  chose,  mais 
il  ne  parvient  pas  à  trouver  les  mots.  A  la  fin 
pourtant,  il   cligne  de  l'œil,   la  tête  un   peu 
inversée,  et  se  balançant  sur  ses  jambes,   il 
'écrie  : 

—  Santje  a  raison.  Cela  vaut  mieux,  et 
mieux  vaut  aussi  porter  tous  les  jours  de  l'an- 
née une  belle  robe,  du  beau  linge,  de  beaux 
bijoux  en  or  que"  de  les  porter  une  fois  l'an 
seulement,  le  jour  de  la  kermesse. 

Santje  laisse  tomber  son  balai  sur  les  pieds 
du  fermier  et  répond  en  riant  plus  fort  : 

—  Oui,  oui.  mais  cela  n'est  pas  pour  le 
nez  des  pauvres  gens.  Et  cependant  mieux 
vaut  rester  pauvre  que  d'avoir  de  la  richesse 
à  contre-cceur. 

—  Comment  une  petite  gardeuse  de  dindons 
comme  vous  pourrait-elle  apprécier  le  plaisir 
d'avoir  beaucoup  d'argent,  une  belle  ferme,  des 
robes  et  des  bijoux,  puisque  l'espoir  de  possé- 
der ces  trésors  est  sorti  par  une  porte  le  jour 
où  vous  êtes  entrée  par  l'autre  ? 

Voilà  ce  que  répond  le    fermier,     avec  une  • 
colère  sourde  ;  mais  Santje  est  une  fille  hardie 
et   rusée,   et   elle  continue  à  rire  comme  si 
Snipzel  était  lui-môme  de  la  plus  grande  gaîté 
du  monde. 


38  UN    COIN   D£   VILLAGE 

—  C'est  bien  vrai,  pachter,  dit-elle,  que 
j'ai  plus  souvent  vu  reluire  la  figure  de  la  lune 
au  matin  que  la  figure  du  roi  sur  des  pièces 
d'argent,  mais  quand  Santje  est  entrée  en  ce 
monde,  la  joie  du  bon  Dieu  y  est  entrée  avec 
elle,  et  Santje  préfère  être  une  petite  ser- 
vante gaie  chez  ses  maîtres  qu'une  fermière 
triste  dans  une  belle  ferme  où  elle  mourrait  de 
douleur  de  n'être  plus  la  Santje  du  passé. 

La  voix  de  Jan  Slim  se  fit  entendre,  irri- 
tée. 

—  C'est  bien,  dit-il.  Qu'on  se  taise. 
Et  tout  rentra  dans  le  silence. 

—  Jan,  dit  Kobe,  nous  irons  prendre  une 
pinte  au  cabaret. 

Ils  allumèrent  leurs  pipes  et  sortirent. 
Alors  Roose,  éclata. 

—  Mère,  cria-t-elle,  un  malheur  est  sur 
moi  !  Voilà  un  grand  mois  que  mon  cœur 
est  chagrin  !  C'est  fini  de  rire. 

Et  elle  se  répandit  en  sanglots. 

—  Fille,  dit  Ursula,  ce  qui  doit  arriver  ar- 
rivera. 

Santje,  plantant  là  seaux  et  balais,  s'appro- 
cha de  Roose  et  lui  mit  sur  la  taille  sa  grosse 
main  rouge  en  disant  : 

—  Maîtresse,    j'irai   prier  demain  à  vêpres, 


UN  COIN   DE  VILLAGE  39 

pour  que  cet   homme  s'en  aille  comme  il   est 
venu. 

—  Santje  !  Santje  !  clamait  Roose  à  travers 
ses  larmes,  je  sens  bien  que  c'en  est  fait  de 
moi,  car  le  père  aime  l'argent  plus  que  sa 
Roose  :  il  me  donnera  au  fermier. 

Une  amertume  passa  sur  la  rude  figure 
d'Ursula  ;  elle  s'écria  : 

—  Le  maître  a  fait  l'argent  son  Dieu,  c'est 
vrai. 

Mais  Santje  se  mit  tout  à  coup  à  tirer  la 
langue  et  à  bigler,  et  campant  ses  deux 
poings  sur  les  hanches  d'un  air  triomphant, 
elle  dit  : 

—  J'ai  mis  de  côté  les  oignons,  mère  ;  ne 
pleurez  plus  .  Roose,  séchez  vos  yeux  avec 
votre  tablier.  Ils  iront  au  cabaret  et  ils  boi- 
ront tant  qu'ils  voudront  ;  mais  il  n'y  a  rien  de 
fait. 

—  Oh!  Santje,  répondit  la  jeune  fille,  com- 
ment ne  pas  pleurer  ?  Ils  causent  à  présent  de 
moi  et  je  suis  comme  une  marchandise  dont 
on  débat  le  prix. 

Et  Ursula,  qui  avait  repris  sa  figure  rigide,  où 
l'habitude  de  l'obéissance  avait  rendus  esclaves 
la  bouche  et  les  yeux,  dit  : 

—  Notre  fille  a  raison.  Le  père  est  le  maître 


40  UN  COIN  DE  VILLAGE 

et  personne  n'a  le  droit  de  dire  non  s'il  a  dit 
oui. 

—  Elle  dira  non,  s'écria  la  petite  servante 
avec  un  ton  plus  décidé  qu'on  ne  s'y  serait 
attendu  de  sa  part,  elle  dira  non,  mère,  car 
les  jeunesses  ne  sont  pas  faites  pour  les  cheveux 
gris,  même  s'ils  sont  gris  de  poudre  d'argent. 
S'il  plaît  à  Dieu,  Roose  ne  deviendra  pas 
Mme  Snipzel. 

Ursula  hocha  la  tête  plusieurs  fois  de  suite 
et  répondit  tristement  : 

—  Santje,  vous  n'êtes  ici  que  la  servante, 
c'est-à-dire  moins  que  moi,  et  déjà  je  ne  suis 
rien  dans  la  maison. 

Mais  Santje  : 

—  Mère,  si  le  mouton  qu'on  mène  chez  le 
boucher  savait  qu'un  couteau  pointu  est  pré- 
paré sur  la  table  pour  lui  couper  la  gorge, 
est-ce  qu'il  ne  se  retournerait  pas  contre 
l'homme  et  contre  le  chien  ? 

On  a  frappé  en  ce  moment  à  la  porte  qui 
donne  sur  la  cour,  un  petit  coup  d'abord, 
puis  un  coup  plus  fort.  Et  quand  Santje  tourne 
la  clef,  elle  voit  un  grand  garçon  blond  qui  se 
baisse  et  cherche  à  regarder  par  le  trou  de  la 
serrure. 

—  Santje,  crie-t-il. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  41 

La  bonne  fille  relève  ses  grosses  lèvres  sur 
îs  gencives  rouges  où  ses  dents  ressemblent 

de  blanches  brebis  paissant'  parmi  la  bruyère 
lux  baies  roses.  Elle  rit  de  voir  le  grand  garçon 

îs  cette  posture,  mais  il  s'est  relevé,  un  peu 
îonteux,  et  il  prononce  le  nom  de  Roose. 

Alors  la  jolie  fille  de  l'avare  Slim  sent  son 
cœur  se  gonfler  de  nouveau,  et  comme  les 
perles  d'un  collier,  de  grosses  larmes  brillantes 
tombent  sur  son  corsage. 


42  UN   COIN   DE  VILLAGE 


VI 


Quand  ils  eurent  bu  leur  premier  verre  de 
bière,  pachter  Snipzel  mit  ses  coudes  sur  la 
table  et  dit  en  regardant  son  compère  d'un  air 
fin,  les  yeux  demi-clos  : 

—  Jan,  vous  savez  bien  pourquoi  je  vous  ai 
demandé  de  venir  au  cabaret  avec  moi. 

Boer  Jan  laissa  glisser  un  long  jet  de  salive 
entre  ses  jambes,  l'essuya  du  plat  de  son  pied, 
haussa  les  épaules  et  répondit  : 

—  Non,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour  boire 
une  pinte  en  compagnie. 

Le  fermier  se  mit  à  rire  et  dit  : 

—  Jan  Slim  ne  croira  jamais  que  j'ai  fait  une 
lieue  à  pied,  le  soir,  pour  avoir  le  plaisir  de 
vider  une  pinte  de  bière  avec  lui. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  43 

—  C'est  juste,  fit  Jan,  il  y  a  de  la  bonne 
bière  partout. 

—  Et  si,  depuis  deux  mois,  mon  cheval  con- 
naît la  route  de  votre  maison  aussi  bien  que 
moi-même,  ce  n'est  pas  pour  regarder  sortir 
de  terre  votre  blé  et  sentir  l'odeur  de  votre 
soupe  aux  choux,  je  pense. 

Slim  eut  une  quinte  et  finalement  répondit  : 

—  Non,  bien  sûr,  ce  n'est  pas  pour  cela. 

—  Eh  bien  !  s'écria  Snipzel,  devinez  pour- 
quoi. 

Il  y  eut  un  long  silence. 

Snipzel,  demi-riant,  regardait  Slim.  Celui- 
ci  toussa,  cracha,  rentassa  du  pouce  les  cen- 
dres dans  sa  pipe,  les  secoua,  mit  sa  jambe 
gauche  sur  sa  droite,  et  puis  sa  droite  sur  sa 
gauche,  si  bien  qu'il  paraissait  avoir  oublié 
complètement  que  le  fermier  était  là  et  lui 
avait  demandé  quelque  chose. 

—  Carreau!  criait  à  la  table  du  fond  un  pe- 
tit homme  à  tète  de  chèvre,  en  abattant  une 
carte  sur  le  tapis. 

—  Sept  de  carreau  !  criait  un  autre  en  abat- 
tant aussi. 

—  Neuf  de  carreau!  criait  un  troisième. 
Mais  personne  ne  cria  plus  fort  et  ne  donna 

un  plus  grand  coup  de  poing  sur  la  table,  en 


44  UN   COIN    DE   VILLAGE 

abattant    sa    carte,   que  le  quatrième  joueur, 
quand  il  dit  : 

—  Roi  de  carreau  ! 

Si  !  quelqu'un  cria  plus  fort  et  tapa  plus  vio- 
lemment encore  sa  carte  sur  la  table,  au  point 
de  la  renverser  sur  les  joueurs  :  ce  fut  celui 
qui  hurla  d'un  ton  vainqueur  : 

—  As  !  à  moi  ! 

Le  feu  ronflait,  un  chien  grattait  ses  puces,  la 
«  baesine  »  tricotait;  et  de  temps  en  temps  un 
chariot  pesant  ébranlait  le  pavé  de  la  chaussée. 

—  Je  pense,  dit  tout  à  coup  boer  Jan,  que 
l'hiver  sera  doux,  car  les  faines  tombent  par 
tas. 

—  Begod  !  »  sacra  Snipzel. 

Et  il  frappa  la  table  avec  son  verre,  pensant 
en  lui-même  que  Slim  se  moquait  de  lui. 

Alors,  il  se  mit  à  ruser,  parla  de  l'été  de 
Saint-Michel  qui  s'en  allait  et  de  Fhiver  qui 
s'approchait,  des  gens  de  chez  lui  et  d'autres 
choses;  puis,  cria  : 

—  A  boire! 

Et  trois  fois  la  baesine  revint  du  comptoir, 
où  la  pompe  gloussait  comme  une  poule,  avec 
des  verres  remplis. 

—  C'est  assez,  dit  Jan  Slim  à  la  troisième 
fois.  Je  m'en  retourne  à  la  maison. 


UN    COIN   DE   VILLAGE  45 

—  A  la  santé  de  Roose,  dit  le  fermier. 

Et  il  fit  venir  deux  verres  nouveaux.  Mais  à 
mesure  qu'ils  buvaient,  Kobe  'Snipzel  deve- 
nait plus  bruyant  et  Slim  plus  silencieux. 

Boer  Jan  tendait  l'oreille;  sa  longue  et  large 
oreille  en  pavillon  de  trompette  se  crispait  vi- 
siblement du  côté  du  fermier,  dans  l'attente  de 
ce  qu'il  allait  dire.  Car  quelque  chose  était 
dans  l'air,  qui  devait  éclater  ce  soir-là;  et 
voilà  un  mois  qu'il  guettait,  comme  un  chat,  le 
moment  où  la  souris  entrerait  d'elle-même 
dans  la  souricière.  Kobe  allait  enfin  se  dé- 
couvrir ;  il  le  savait  aussi  nettement  qu'il 
sait  à  ses  rhumatismes  le  temps  qu'il  fera  de- 
main. 

Kobe  riait,  criait,  tapait  du  poing  et  de 
temps  en  temps  se  taisait,  regardant  le  fin 
compère. 

—  Tenez,  Jan,  dit-il  brusquement,  votre  fille 
me  va  volontiers.  Oui,  je  la  vois  avec  plai- 
sir. 

Un  peu  de  sang  monta  aux  pommettes  de 
Slim  et  il  répondit  : 

—  Vous  n'êtes  pas  le  seul,  Roose  est  bien 
vue  de  tout  le  monde. 

Et  il  ajouta  en  lui  jetant  un  regard  pointu 
comme  une  aiguille  : 

3. 


46  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Ce  ne  sont  pas  les  maris  qui  lui  manque- 
ront. 

—  Les  maris  ne  lui  manqueront  pas,  c'est 
sûr,  s'écria  Robe,  mais  il  lui  suffit  qu'elle  en 
ait  un.  Et  savez-vous  qui  sera  son  mari,  Jan, 
si  vous  voulez  ? 

Ce  fut  autour  du  compère  d'être  embarrassé. 
La  question  lui  était  posée  directement.  Que 
répondre?  S'il  disait  trop  peu,  il  était  à  craindre 
que  le  fermier  ne  remît  à  plus  tard  la  partie, 
en  homme  malin;  mais  s'il  disait  trop,  le  fer- 
mier ne  s'avancerait  qu'avec  restriction,  et 
Slim  ne  voulait  lui  concéder  aucun  avantage. 

Il  répondit  : 

—  Qui  sera  le  mari  de  Rooss  ?  Certainement 
celui  qu'il  plaira  à  Dieu,  Kobe. 

—  Tout  le  monde  n'a  pas  du  bien,  fit  Snip- 
zel,  et  comme  les  roues  ne  roulent  jamais 
bien  sans  graisse,  la  maison  ne  marche  pas  sans 
argent. 

—  C'est  vrai;  mais  je  suis  un  pauvre  petit 
cultivateur.  Roose  aura  pour  mari  un  pauvre 
diable  comme  moi.  On  n'achète  pas  plus  un 
homme  riche  qu'un  beau  goret,  quand  on  n'a 
pas  de  quoi  les  payer,  Kobe. 

Ce  dernier  sentit  une  grande  prudence  couler 
dans  ses  veines. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  47 

—  Jan  Slim,  dit-il,  ne  paie  pas  avec  des 
rouelles  de  carottes  les  veaux  qu'il  achète  au 
marché. 

Le  petit  homme  poussa  un  soupir. 

—  Non,  dit-il,  ce  n'est  pas  avec  des  rouelles 
de  carottes  :  ce  n'est  que  trop  vrai  î 

—  Il  y  a  de  l'argent  chez  Jan  Slim,  continua 
le  fermier  en  appuyant  sur  chaque  mot. 

Jan  pinça  la  bouche  : 

—  Il  y  a  aussi  des  champignons  sur  le  fu- 
mier. 

—  Un  bon  mari  riche  ferait  votre  affaire  et 
celle  de  Roose  . 

—  Roose  a  mieux  que  de  l'argent  :  elle  a  ses 
mains  et  ses  belles  joues  roses  de  jeunesse. 

Kobe  mit  ses  coudes  sur  la  table  et  sa  figure 
à  un  doigt  du  nez  de  boer  Jan. 

—  Regardez-moi,  dit-il.  Est-ce  que  j'ai  la 
figure  d'un  bon  ou  d'un  méchant  homme  ?  Eh 
bien,  Roose  sera  ma  femme,  si  nous  tombons 
d'accord.  Oui,  j'y  ai  longtemps  réfléchi. 

—  Bon  !  répondit  Slim,  ceci  est  du  nou- 
veau. 

Et  il  bourra  sa  pipe  très-tranquillement. 

—  Votre  fille,  continua  Kobe,  sera  bien  chez 
moi.  Elle  aura  les  robes,  les  bonnets,  les  châles 
et  les  souliers  qu'il  lui  faut.   Et  je  veux  qu'on 


48  UN    COIN    DE   VILLAGE 

dise  :  Roose  est  une  heureuse  femme.  J'aurai 
quinze  vaches  au  lieu  de  dix,  j'achèterai  du 
bien  et  nous  ferons  tous  les  ans  de  grandes 
kermesses  à  boudins.  Qu'en  pensez-vous, 
ami? 

—  Quand  on  achète  une  vache  au  marché, 
la  vache  ne  dit  ni  oui  ni  non;  mais  ce  n'est 
plus  la  même  chose  s'il  s'agit  de  prendre  une 
femme.  Roose  doit  dire  oui  ou  non. 

—  Eh  bien!  demandez-le  lui.  Il  est  juste  que 
je  ne  l'aie  pas  malgré  elle.  Une  femme  doit 
entrer  de  son  plein  gré  dans  la  maison  d'un 
homme. 

—  Bien,  dit  Kobe,  c'est  ce  que  fera  Roose, 
si  elle  dit  oui. 

—  Le  beau-père  viendra  nous  voir  tous  les 
dimanches  :  et  s'il  lui  arrive  d'avoir  besoin  d'un 
homme  pour  faucher  ou  d'une  femme  pour 
sarcler  pendant  la  saison,  il  les  viendra  prendre 
à  la  ferme,  sans  qu'il  lui  en  coûte  un  rouge 
liard.  C'est  ainsi  que  je  veux  que  cela  soit.  En 
retour,  il  donnera  à  Roose  pour  le  jour  de  son 
mariage  un  bois  de  lit  neuf  en  noyer  avec  les 
matelas  et  les  draps,  et  tous  les  ans,  à  Noël,  un 
cochon  gras. 

—  C'est  un  mauvais  marché,  répliqua  le 
madré  compère,  car  je  perdrai  un  cochon  gras 


UN   COIN   DE  VILLAGE  49 

tous  les  ans,  à  Noël,  et  j'aurai  perdu  une  bonne 
fille  tous  les  jours  de  Tannée. 

—  Oh!  oh!  cria  Kobe  en  riant.  Je  n'y  pen- 
sais pas. 

Il  but  sa  chope  d'une  traite  et  continua  : 

—  Tenez,  Jan  :  il  y  a  quelque  chose  de 
mieux  pour  tout  le  monde.  C'est  moi  qui  vous 
apporterai  le  cochon  gras  a  Noël  ;  mais  vous 
me  donnerez,  une  fois  pour  toutes,  le  petit 
pré  qui  est  contre  la  grand'route. 

—  Je  ne  donnerai  rien,  dit  Jan  Slim. 

Et  il  frappa  du  poing  sur  la  table,  les  yeux 
enflammés. 

—  Je  ne  donnerai  rien.  C'est  bien  assez  de 
me  prendre  Roose.  Elle  partie,  qui  la  rempla- 
cera? Je  devrai  payer  des  gens  à  la  journée  et 
la  maison  ira  de  travers. 

Ils  demeurèrent  un  instant  silencieux  l'un 
devant  l'autre  ;  puis  le  petit  paysan  se  mit  à 
geindre,  disant  : 

—  Ma  pauvre  Roose  !  Que  deviendra  la  mai- 
son? Les  jours  de  pluie,  Ursula  n'est  bonne 
qu'à  se  lamenter  en  passant  les  mains  sur  ses 
genoux.  Quand  leur  enfant  les  a  quittés,  il 
n'arrive  plus  que  de  la  peine  aux  vieilles 
gens. 

Le  cœur  de  Kobe,  qui  était  bon,  se  laissa 


50  UN   COIN  DE  VILLAGE 

prendre  au  jeu  du  fin  petit  homme,  et  il  pensa 
en  lui-même  : 

—  Il  est  vrai  que  Roose  est  la  santé,  la  joie 
et  la  richesse  dans  cette  maison.  Que  leur  res- 
tera-t-il  quand  elle  les  aura  quittés  pour  faire 
de  ma  maison  la  sienne  ? 

Et  tandis  que  son  visage  reflète  ce  sentiment 
généreux  ,  Slim  darde  sur  lui ,  du  fond  du 
nuage  de  fumée  au  milieu  duquel  il  pousse  des 
soupirs,  ses  yeux  luisants  comme  de  la  braise. 
Le  moment  est  bon  pour  dire  ce  qu'il  a  sur  le 
cœur. 

—  Kobe  Snipzel,  dit-il,  me  prendra  Roose  ; 
mais  il  me  tiendra  quitte  de  l'argent  que  je  lui 
dois. 

—  Bon  !  bon  !  Affaire  conclue  !  s'écria 
Kobe,  n'en  parlons  plus. 

Et  il  but  joyeusement  à  la  santé  de  Jan  Slim. 


UN   COL\   DE   VILLAGE 


51 


VII 


—  Entrez  !  entrez  vite  !  avait  dit  Santje  au 
jeune  garçon  dont  la  vue  avait  paru  impres- 
sionner si  vivement  Roose.  Votre  oncle  est 
au  cabaret  avec  le  maître  d'ici  et  sûrement  ils 
causent  entre  eux  de  choses  importantes. 

—  Je  ne  le  sais  que  trop  bien,  répondit 
Lamme  d'un  ton  piteux. 

—  Eh  bien  !  Lamme,  dit  Santje,  réjouissons- 
nous  ensemble.  Votre  oncle  est  venu  deman- 
der notre  fille  en  mariage. 

—  Ah!  Dieu  !  c'est  ce  que  je  pensais,  cria  le 
neveu. 

Et  il  resta  quelques  instants  à  dire  : 

—  Ah  !  Dieu  !  Jésus  !  Je  le  pensais  ! 

—  Nous  serons  de  la  même  famille,  Lamme, 
continua  Santje.  Il  n'y   aura   plus   de   raison 


52  UN   COIN   DE  VILLAGE 

pour  que  vous  ne  voyiez  pas  Roose  quand  il 
vous  plaira.  Kobe  Snipzel,  votre  oncle,  a  eu 
une  fameuse  idée. 

—  Est-ce  bien  là  aussi  ce  que  pense  Roose  ? 
dit  Lamme  en  regardant  la  jeune  fille. 

—  Ah  !  Lamme,  répondit  Roose,  il  n'est 
plus  temps  de  me  demander  ce  que  je  pense. 
Les  vieux  hommes  auront  toujours  les  jeunes 
filles,  si  les  jeunes  garçons  sont  sans  courage 
pour  hs  leur  disputer. 

—  Bien  dit!  fit  Santje. 
Et  elle  ajouta  : 

—  Vous  voyez,  Lamme,  qu'on  ne  saurait 
être  plus  heureuse  que  Roose.  Et  elle  a  bien 
raison,  car  Kobe  Snipzel  est  un  homme  riche 
et  il  n'a  pas  sa  langue  dans  sa  poche,  comme 
certains  jeunes  hommes  que  je  connais. 

—  Ah  !  cria  Lamme,  que  faire  à  présent  ? 
Santje,  que  faire? 

—  Je  vais  vous  le  dire  :  préparez  un  joli 
compliment  pour  le  jour  du  mariage,  afin  de 
mettre  en  gai  té  les  gens  qui  viendront  à  la 
noce. 

Mais  Lamme  lui  jeta  un  regard  suppliant  et 
lui  dit  : 

—  Santje,  ne  soyez  pas  méchante  pour  moi  ; 
je  ne  vous  ai  rien  fait. 


Il  UN   COIN   DE  VILLAGE  53 

—  C'est  vrai,  répondit  la  petite  Santje,  te- 
nace comme  une  guêpe  :  aussi  je  ne  vous  en 
veux  pas.  Mais  le  moment  est  venu  de  crier 
avec  Roose  et  moi  :  Vive  le  pachter  Kobe 
Snipzel  ! 

I  k  II  demeura  un  instant  silencieux;  puis,  tout 
à  coup,  se  donnant  un  grand  coup  de  poing 
sur  la  tète,  il  s'écria  : 

—  Non,  je  ne  le  crierai  pas.  Il  ne  sera  pas 
dit  que  j'aurai  crié  vivat  à  mon  bourreau. 

Alors  Santje  battit  des  mains  en  éclatant  de 
rire  ;  mais  Lamme  se  laissa  tomber  sur  une 
chaise  et  cachant  sa  tête  dans  ses  mains,  brama  : 

—  Ah  !  Roose  !  Roose  ! 

Le  cœur  de  l'amoureuse  sembla  sur  le  point 
de  mollir  et  elle  fit  un  pas  vers  le  jeune  garçon  ; 
mais  Santje  lui  adressa  un  clin  d'œil  et  toutes 
deux  se  remirent  à  plaisanter. 

—  Voilà  le  pachter  qui  revient  du  cabaret, 
s'écria  Santje,  comme  si  réellement  elle  eût 
entendu  sur  le  seuil  le  pas  du  grand  Snipzel. 

—  Qu'il  arrive  !  qu'il  arrive  !  s'écria  Lamme 
en  relevant  la  tête.  Je  lui  dirai... 

—  Ah!  ah!  dit  Santje,  Lamme  va  parler... 
Qu'est-ce  que  vous  lui  direz?... 

—  Eh  bien,  oui,  je  lui  dirai...  ce  que  j'ai  à 
lui  dire. 


54  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Jésus!  garçon,  on  vous  comprendrait 
mieux  si  vous  parliez  latin  comme  M.  le  curé. 
Lui  dire  cela  ou  ne  lui  dire  rien,  c'est  la  même 
chose,  et  personne  n'en  sera  plus  avancé.  Levez- 
vous,  Lamme,  et  allez-vous-en,  de  peur  que 
votre  oncle  ne  croie  que  vous  êtes  venu  pour 
celle  qui  doit  être  sa  femme. 

—  Il  ne  croira  que  ce  qui  est  vrai,  dit 
Lamme. 

Santje  joua  la  surprise. 

—  Que  dites-vous  là?  C'est  pour  Roose  que 
vous  êtes  venu  aujourd'hui  ? 

—  Aujourd'hui  et  chacun  des  jours  que  je 
suis  venu,  répondit  Lamme.  Elle  le  sait  bien. 

—  Moi  1  dit  Roose.  Comment  le  saurais-je, 
Lamme,  puisque  vous  ne  m'en  avez  jamais  rien 
dit? 

Lamme  les  regarda  toutes  deux  d'un  air  dé- 
fiant, siffla  dans  ses  dents  et  dit  : 

—  C'est  pour  rire. 

—  Vous  êtes  un  singulier  garçon,  fit  Santje. 
Personne  ne  peut  savoir  ce  que  vous  pensez. 
Vous  parlez  quand  il  n'y .  a  rien  à  dire,  et, 
quand  il  faut  parler,  bonsoir  l'oiseau.  Voyons, 
Lamme,  dites  la  vérité.  Pourquoi  venez- vous 
chez  Jan  Slim  ? 

—  Pour  mon  plaisir,  répondit  Lamme. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  55 

Et  il  se  dirigea  du  côté  de  la  porte  : 

—  Salut  !  fit-il.  •  i 

Mais  il  ne  partit  pas  de  si^ite:  il  regarda 
un  instant  Roose  et  poussa  un  soupir.  Peut-être 
attendait-il  qu'elle  lui  dît  un  mot.  Elle  ne  lui 
dit  rien,  ni  Santje.  Alors,  il  sortit. 

A  peine  dehors,  il  se  mit  à  s'injurier.  Grande 
bote  !  Triple  âne  !  Et  il  revint  frapper  à  la  porte  : 

—  Santje! 

—  M'est  avis,  mon  fils,  que  vous  revenez  un 
peu  souvent  pour  votre  plaisir,  sans  demander 
si  c'est  le  plaisir  des  autres,  dit  Santje  en  ou- 
vrant. 

—  Ah!  Santje,  je  suis  bien  malheureux. 
Quand  je  suis  loin  de  Roose,  j'ai  toutes  sortes 
de  choses  à  lui  dire  ;  mais  je  les  ai  toutes  oubliées 
quand  je  suis  auprès  d'elle. 

Et,  s 'adressant  à  la  fille  de  Slim  : 

—  Roose,  lui  dit-il,  je...  j'ai...  je  viens  voir 
si  vous  n'avez  pas  trouvé  ma  pipe  ? 

—  Allons,  dit  Santje  en  le  poussant  dans  le 
dos,  il  faudra  donc  que  je  m'en  môle.  Quand 
Lamme  est  loin  de  Roose,  il  a  toutes  sortes 
de  choses  à  lui  dire  ;  mais  il  les  a  toutes  ou- 
bliées quand  il  est  près  d'elle.  Est-ce  bien 
cela  ? 

—  Oui,  oui!  s'écria  Lamme,  Santje  a  raison. 


5  6  UN   COIN  DE   VILLAGE 

—  Eh  bien  !  fit  Sanije,  il  ne  s'agit  plus  que 
de  continuer. 

—  Dieu  m'est  témoin,  Roose,  que  je  vous 
prendrais  volontiers  pour  femme. 

Et  le  brave  Lamme  leva  si  haut  les  yeux  vers 
le  ciel  en  parlant  ainsi,  que  la  grosse  petite 
servante,  qui  ne  pouvait  garder  son  sérieux 
deux  minutes  l'une  après  l'autre,  mit  son  tablier 
sur  sa  figure  pour  ne  pas  laisser  voir  qu'elle -se 
serait  volontiers  moquée  de  lui. 

Il  n'en  fut  pas  ainsi  de  Roose  quand  elle  en- 
tendit cette  simple  parole  sortir  de  la  bouche 
de  l'honnête  garçon.  Ses  fraîches  joues  rouges 
s'empourprèrent  d'un  feu  plus  vif  et  ses  yeux 
brillèrent  comme  de  l'eau  au  soleil. 

—  Ah  !  Lamme,  s'écria-t-elle,  vous  êtes  un 
homme,  à  la  fin.  Mais,  pourquoi  ne  me  l'avez- 
vous  pas  dit  plus  tôt  ?  Ce  qui  fait  à  présent  notre 
malheur  ne  serait  peut-être  pas  arrivé. 

Et  tout  à  coup  son  gentil  petit  cœur  de  pay- 
sanne se  fondit  ;  mais  il  y  avait  plus  de  joie  que 
de  tristesse  dans  les  larmes  qui  vinrent  s'arrê- 
ter au  coin  de  sa  bouche,  comme  des  gouttes 
brillantes  de  rosée,  et  Santje  la  vit  dans  le  même 
moment  rire  et  pleurer. 

Alors  la  joyeuse  fille  se  sentit  à  son  tour  le 
cœur  bouleversé  et  ses  sourcils  remontèrent, 


UN   COIN   DE   VILLAGE  57 

comme  si  elle  éprouvait  le  besoin  de  se  soulager 
par  des  larmes;  mais  elle  était  ainsi  faite,  qu'au 
lieu  de  pleurer,  un  rire  sonore  écarta  ses  gros- 
ses lèvres,  montrant  son  rouge  palais  où  frétil- 
lait sa  langue,  avec  des  démangeaisons  de  par- 
ler. 

—  Allons,  Lamme,  s'écria-t-elle,  c'est  le  mo- 
ment de  voir  ce  que  vous  comptez  faire  pour 
avoir  notre  maîtresse,  car  vous  êtes  à  présent 
comme  un  homme  qui  veut  prendre  le  miel, 
quand  les  abeilles  sont  dans  la  ruche. 

—  Ah  !  Roose  !  reprit  Lamme,  je  n'ai  peur 
ni  d'une  vache  en  fureur  ni  d'un  homme  au 
coin  d'un  bois;  mais  quand  je  suis  près  de 
vous,  je  suis  comme  un  petit  garçon  qui  n'a 
l'usage  ni  de  sa  langue  ni  de  ses  bras,  et  je 
ressemble  encore  à  une  mouche  que  les  froids 
ont  engourdie,  sans  qu'elle  ait  la  force  de  faire 
un  mouvement  pour  s'envoler. 

—  Lamme,  dit  Roose,  je  savais  bien  des 
choses.  Oui,  depuis  le  jour  où  vous  êtes  venu 
dans  le  pré  et  où  vous  êtes  resté  deux  heures 
assis  sur  le  bord  de  la  route  à  me  regarder  sans 
rien  dire,  pendant  que  je  fauchais,  je  savais  que 
vous  n'iriez  plus  aux  kermesses  pour  les  autres 
filles.  Puis  tout  à  coup  vous  vous  êtes  levé  et 
vous  m'avez  dit  :  «  Ah  !  Roose,  le  soleil  est 


58  UN   COIN   DE  VILLAGE 

chaud  ;  mettez-vous  un  peu  à  l'ombre  :  j'achè- 
verai de  faucher  le  pré.  »  Alors  j'ai  ri,  et  avant 
que  le  soleil  fût  devenu  rouge,  vous  aviez  si 
bien  fauché  que  le  pré  ressemblait  au  dos  d'un 
mouton  qu'on  vient  de  tondre. 

—  Oui,  oui,  dit  vivement  Lamme,  et  j'au- 
rais travaillé  toute  la  nuit,  et  le  lendemain  tout 
le  jour,  pour  vous  faire  plaisir.  Et  alors,  déjà, 
Roose  était  partout  où  j'étais. 

—  Bon  !  autant  pour  le  diable  !  cria 
Santje.  Vous  aurez  bien  le  temps  de  jacasser 
plus  tard,  quand  vous  serez  en  ménage.  Ceux 
qui  parlent  trop  avant  n'ont  plus  rien  à  dire 
après;  et  celui-là  est  bien  fou  qui  donne  son 
herbe  à  manger  à  ses  vaches  au  printemps,  sans 
en  laisser  de  quoi  faire  du  foin  pour  l'hiver. 

—  Santje  a  raison,  dit  Lamme  mélancoli- 
quement, mais  les  pluies  et  le  soleil  ne  permet- 
tent pas  toujours  de  faire  d'une  belle  herbe  du 
beau  foin. 

En  disant  cela,  Lamme  semblait  avoir  de 
nouveau  perdu  courage  ;  car  s'il  était  vaillant 
à  la  peine  et  si  aucun  contretemps  ne  le  rebu- 
tait aux  champs,  il  n'en*  était  pas  de  même 
quand  son  cœur  était  en  jeu. 

—  N'est-ce  pas  une  honte,  dit  Santje,  de  voir 
un  homme  jeter  sa   cognée   avant  de  l'avoir 


UN   COIN  DE  VILLAGE  59 


seulement  plantée  dans  le  chêne,  sous  prétexte 
qu'il  ne  saura  pas  l'abattre?  Allez,  Lamme, 
vous  ne  serez  jamais  un  homme. 

—  Si!  si!  s'écria  le  grand  garçon.  Dites-moi 
seulement  ce  qu'il  faut  que  je  fasse,  car  je  sais 
mieux  agir  que  penser. 

En  ce  moment  la  maigre  Ursula  cria  du  fond 
de  la  chambre. 

—  Filles,  dites  à  Lamme  qu'il  est  temps 
qu'il  s'en  aille  :  le  maître  va  rentrer. 

Et  comme  personne  ne  répondait,  elle  se 
leva  et  vint  jusqu'à  eux. 

—  Mère  !  ditSantje  en  frappant  sur  l'épaule 
de  Lamme,  voilà  un  homme  jeune  et  fort  et 
l'autre  est  un  homme  gris  et  vieux.  Lequel 
prendriez-vous,  si  vous  étiez  fille  ? 

—  Je  ne  le  dirai  pas,  répondit  Ursula,  parce 
que  nous  ne  sommes  pas  maîtresses  de  nous. 

—  Eh  bien,  fit  Roose,  je  le  dirai,  moi.  Ja- 
mais je  ne  prendrai  pour  mari  Kobe  Snipzel, 
non,  quand  même  il  serait  le  roi  des  Belges. 

Ursula  regarda  du  côté  de  la  porte,  en 
tremblant. 

—  Ne  parlez  pas  si  haut,  enfants,  dit-elle, 
vous  savez  bien  qu'il  n'est  pas  bon  d'irriter  le 
maître. 

Et  elle  ajouta,  plus  bas,  d'une  voix  émue  : 


60  ÛN    COIN   DE   YlLLACÏÉ 

—  Quant  à  moi  je  ne  mettrai  jamais  une 
paille  dans  votre  chemin,  miens  de  mon  cœur, 
Dieu  m'en  est  témoin. 

Puis  elle  se  tut,  comme  si  elle  craignait  d'en 
avoir  trop  dit. 

Lamme  prit  la  main  de  son  amoureuse  et  il 
la  regarda  tendrement;  mais  il  était  si  troublé 
qu'il  ne  put  que  l'appeler  par  son  nom  trois 
ou  quatre  fois  de  suite. 

Où  était  Santje?  Elle  rentra  subitement  et 
dit: 

—  Les  «  pachters  »  sont  debout  au  milieu 
du  cabaret,  je  les  ai  vus  à  travers  la  fenêtre. 
C'est  le  moment  de  dire  beaucoup  de  choses 
en  peu  de  mots. 

—  Santje,  dit  Lamme,  avec  une  effusion  co- 
mique, vous  ne  nous  quitterez  jamais. 

—  Bon  !  bon  !  répondit  Santje. 

—  Santje,  ne  nous  abandonnez  pas,  fit  à 
son  tour  Roose. 

—  Ah!  Santje,  vous  avez  de  l'esprit  pour 
nous  deux^  reprit  Lamme;  je  ferai  toujours  ce 
que  vous  me  direz  de  faire. 

Et  ils  étaient  devenus  tout  à  coup  bavards 
comme  des  pies  et  remuants  comme  des  mou- 
ches avant  l'orage. 

—  Santje  par-ci,    Santje   par-là,  Santje  de 


UN  COIN  DE  VILLAGE  él 


mon  cœur,  cria  la  grosse  fille  en  riant  :  c'est 
kermesse  de  Santje.  Mais  cela  n'avance  pas  les 
affaires. 

Alors  elle  parut  chercher  une  idée  dans  sa 
tête  ;  sans  doute  elle  la  trouva,  car  elle  se  mit 
à  battre  des  mains ,  et  brusquement  : 

—  Lamme,  m'aimez-vous  bien?  demandâ- 
t-elle. 

Et  comme  le  garçon  lui  répondait  qu'il  l'ai- 
mait bien,  en  effet,  elle  lui  dit  : 

—  Pas  assez,  Lamme  ;  il  faut  m'aimer  autant 
que  Roose. 

Les  yeux  de  Lamme  s'ouvrirent  largement  et 
il  ouvrit  en  même  temps  la  bouche,  comme 
quelqu'un  qui  est  tout  à  coup  frappé  d'un  grand 
étonnement.  De  son  côté,  Roose  regardait  cu- 
rieusement Santje,  s'imaginant  qu'elle  plaisan- 
tait et  attendant  ce  qu'elle  allait  dire. Et  Santjedit: 

—  Lamme  viendra  ici  pour  Santje,  et  Santje 
sera  sa  bonne  amie.  Il  dira  partout  qu'il  voit 
Santje  volontiers  et  Santje  laissera  dire  comme 
si  la  chose  était  vraie. 

Lamme  faisait  des  efforts  visibles  pour  com- 
prendre la  ruse  de  la  servante  et  il  regardait 
tour  à  tour  Santje  et  Roose;  mais  déjà  celle-ci 
avait  vu  clair  dans  la  malice  de  la  grosse  fille 
et  elle  riait  de  plaisir. 

4 


<d2  UN   COIN  DE  VILLAGE 

—  Personne  ne  pensera  que  Lamme  vient 
ici  pour  notre  Roose,  continua  Santje;  et  nous 
aurons  le  temps  de  nous  concerter.  Tandis  que 
si  Lamme  laisse  voir  que  c'est  Roose  qui  est  sa 
bonne  amie,  le  maître  lui  dira  :  Bonjour  Luc, 
et  lui  fermera  sa  porte  au  nez. 

Elle  campa  ses  poings  sur  ses  hanches  et  les 
regarda  d'un  air  qui  signifiait  : 

—  Eh  bien  !  vous  pouvez  me  brûler  une 
fière  chandelle  ! 

Tous  deux  se  réjouissaient,  disant: 

—  Bonne  Santje  !  Bien  trouvé.,  Santje! 
Tout  à  coup,  Ursula  cria  : 

—  Les  pachters  ! 

Et,  en  effet,  Kobe  Snipzel  et  Jan  Slim  cau- 
saient devant  la  porte  de  la  rue. 

Santje  ouvrit  précipitamment  la  porte  qui 
donnait  sur  les  champs  et  poussa  Lamme; 
mais  il  ne  pouvait  se  décider  à  partir  et  il  resta 
plusieurs  instants  entre  le  mur  et  la  porte,  re- 
gardant Roose,  la  tête  sur  le  côté,  sentimentale- 
ment. 

—  Roose,  appela  boer  Jan. 

Santje  poussa  la  porte  de  toutes  ses  forces, 
et  Lamme  tomba  nez  à  nez  avec  quelqu'un 
dans  la  nuit. 


UN   COIN   DE  VILLAGE 


^3 


VIII 


L'homme  leva  deux  larges  mains  sur  Lam- 
ine, mais  ce  ne  fut  pas  pour  lui  donner  la  bé- 
nédiction :  les  deux  larges  mains  s'abattirent 
dans  la  nuque  du  pauvre  garçon,  comme  des 
marteaux  de  forgeron. 

—  Oncle  ! 

—  Oh  !  oh  !  voilà  du  nouveau,  dit  le  fer- 
mier. 

Et  les  deux  mains  entrèrent  jusqu'au  coude 
dans  les  poches  profondes  de  son  pantalon  de 
velours. 

—  M'est  avis  que  vous  faites  un  peu  vite 
connaissance  avec  les  gens  que  vous  ne  recon- 
naissez pas,  oncle,  dit  Lamme  en  se  frottant  le 
cou. 

—  Et  moi,  neveu,  m'est  avis  que  vous  res- 


(s\  UN   COIN   DE  VILLAGE 

semblez,  en  ce  moment,  à  un  os  que  l'on  jette 
par  la  fenêtre  plutôt  qu'à  un  homme  qui  sort 
par  la  porte  de  bon  gré. 

Ils  marchèrent  sur  la  route  pendant  un  bon 
quart  d'heure,  s'étudiant  l'un  l'autre  et  ré- 
fléchissant. 

—  Non,  dit  tout  d'un  coup  Snipzel,  ce 
n'est  pas  une  manière  naturelle  de  sortir  de 
chez  les  gens. 

—  Les  uns  sortent  la  tête  en  bas,  et  les  au- 
tres la  tête  en  l'air,  dit  Lamms  tranquillement  : 
c'est  selon. 

Le  fermier  s'arrêta.  Il  faisait  nuit  noire.  Ses 
yeux  luisants  cherchaient  à  dévisager  Lamme. 

—  Begod  !  dit-il,  il  y  a  quelqu'un  de  nous 
deux  qui  veut  rire;  mais  ce  n'est  pas  moi. 

—  Ni  moi,  dit  Lamme. 

—  Nous  verrons  bien.  Que  faisiez-vous 
chez  Jan  Slim  ? 

—  Quelque  chose  et  rien,  oncle,  car  ne  rien 
faire  et  faire  ce  que  je  faisais  est  la  même  chose; 
et  pourtant  je  faisais  quelque  chose. 

—  Lamme,  vous  portez  le  même  nom  que 
mon  frère  et  moi  ;  mais  il  eût  mieux  valu  qu'on 
vous  nommât  Lamme  le  sournois.  Quelle  est 
la  chose  qu'on  lait  en  ne  faisant  rien  ?  Dites, 
Lamme,  quelle  est  cette  chose  ? 


UN   COIN   DE  VILLAGE  6$ 

—  Santje  est  une  belle  fille,  oncle. 

—  Peuh  !  une  grosse  fille,  une  très-grosse 
fille. 

—  Non,  une  belle  fille.  Eh  bien,  si  c'est 
faire  quelque  chose  que  courtiser  la  fille  de 
la  maison,  c'est  ne  rien  faire  que  cour- 
tiser la  servante  de  la  maison;  et  pourtant 
on  fait  quelque  chose  du  moment  qu'on  cour- 
tise. 

—  Ha  !  ha  !  cria  maître  Kobe,  Lamme  est 
l'amoureux  de  la  grosse  Santje!  C'est  bien, 
garçon.  J'aime  mieux  ceci  qu'autre  chose. 

Lamme  pensait  en  lui-même  : 

—  La  langue  ne  me  pèle  pas  dans  les  mo- 
ments difficiles.  Si  je  m'étais  fâché,  l'oncle 
aurait  eu  vite  raison  de  moi,  tandis  qu'à  pré- 
sent, il  me  laissera  tranquille,  me  croyant  vrai- 
ment amoureux  de  Santje. 

Ils  étaient  en  ce  moment  devant  la  maison 
de  Catherine  Wild.  L'oncle  Snipzel  heurta 
au  volet. 

—  Versez-nous  un  verre  de  bière,  juffrouw, 
car  nous  avons  soif,  dit-il  quand  Catherine 
leur  eut  ouvert. 

Ils  entrèrent  dans  la  chambre  qui  est  à  gau- 
che du  vestibule;  et  à  droite  se  trouve  la  cui- 
sine. Un  peu  de  charbon  se  consumait  dans  la 

■t. 


66  UN   COIN   DE  VILLAGE 

cheminée  et  sur  la  table  brûlait  une  chandelle 
dans  un  flambeau  de  cuivre. 

—  Catherine  Wild  lisait  son  livre  d'heures, 
se  dit  le  fermier  ;  ça  se  voit  bien. 

Sur  la  table,  en  effet,  un  livre  d'heures  était 
ouvert,  et  un  vieux  fauteuil  recouvert  de  cuir 
avait  été  roulé  près  de  la  lumière. 

Juffrouw  rentra,  mit  une  pelletée  de  char- 
bon sur  le  feu,  moucha  la  chandelle  et  dit  : 

—  La  bière  est  trop  froide  :  la  servante  vous 
fera  du  café. 

—  Non,  pas  d'embarras,  dit  Kobe. 

—  Il  n'y  en  a  pas;  et  puis,  ce  n'est  pas  tous 
les  jours  kermesse. 

Elle  prit  dans  l'armoire  de  belles  jattes 
dorées  à  fleurs,  des  assiettes,  le  pain  et  le 
beurre,  et  rangea  le  tout  sur  le  tapis  de  toile 
cirée  ;  l'odeur  du  café  venait  de  la  cuisine  par 
le  dessous  de  la  porte. 

—  Lamme,  dit  le  fermier,  c'est  un  bon  nid 
que  la  maison  de  notre  voisine. 

—  Oui,  répondit  Lamme,  pour  les  oiseaux 
qui  n'ont  plus  toutes  leurs  plumes. 

Kobe  allait  répondre,  quand  juffrouw  revint, 
tenant  en  main  la  grande  cafetière  en  cuivre  ; 
et  le  cuivre  luisait  comme  de  l'or. 

—  Ah!   Catherine!   vous  êtes    une    bonne 


UN   COIN   DE  VILLAGE  6j 

créature,  dit-il.  Oui,  vous  avez  le  cœur  sur  la 
main.  On  ne  peut  pas  se  fâcher  contre  vous. 

—  Pourquoi  se  fâcherait-on  contre  moi  ? 
répondit  Catherine.  Je  ne  cherche  qu'à  vivre 
en  paix  avec  le  monde. 

—  Bien  entendu,  dit  Kobe.  Je  dis  cela 
comme  je  dirais  autre  chose  :  c'est  une  manière 
de  parler.  Mais  si  le  cœur  est  bon,  la  langue  est 
bien  pendue. 

—  Rire  c'est  rire.  Ceux-là  seuls  ont  tort  qui 
songent  à  se  fâcher.  Encore  une  tasse, 
Lamme  ?  Et  vous,  voisin  ? 

—  S'il  vous  plaît.  Ça  réchauffe...  Mais  quel- 
ques-uns ont  le  caractère  un  peu  vif  et  parlent 
un  peu  vite  :  ceux-là  se  repentent  après. 

—  Bon!  s'écria  Catherine,  qui  s'occupe  d'un 
vieux  dragon  comme  moi  ? 

—  Demandez  un  peu  à  Lamme  ce  qu'il 
pense  de  vous,  dit  Kobe  Snipzel,  et  s'il  ne 
vous  préférerait  pas  à  bien  d'autres  qui  vont 
danser  dans  les  kermesses  ? 

—  L'oncle  a  raison,  juffrouw,  répondit 
Lamme.  Il  parle  pour  sa  chapelle. 

—  Oui,  oui,  pour  ma  chapelle.  Malheureu- 
sement, Catherine  ne  m'a  jamais  vu  d'un  bon 
œil:  je  ne  suis  plus  assez  jeune  pour  elle. 

—  Bien  parlé,  fit  juffrouw,  mais  vous  oubliez 


6$  UN   COIN    DE   VILLAGE 

d'ajouter  que  vous  me  trouvez  trop  vieille  pour 
vous.  Et  ainsi  nous  ne  nous  entendrons 
jamais. 

Elle  alla  chercher  dans  la  cuisine  une  lampe 
au  pétrole  qui  brûlait  clairement  et  la  mit  sur  la 
table  :  alors  la  petite  chambre  s'éclaira  dans  les 
moindres  coins,  et  les  murs  avec  leurs  images 
dans  des  cadres  en  bois,  la  petite  glace  sur  la 
cheminée,  l'armoire  ornée  de  son  service  en 
belle  faïence  luisante,  l'alcôve  aux  rideaux  blancs 
raides  d'empois  prirent  un  air  de  gaîté. 

—  Hé  ?  Catherine,  s'écria  le  fermier  en  dé- 
signant Lamme,  que  dites-vous  de  mon  gar- 
çon ?  car  les  vieux  comme  moi  n'ont  de  gar- 
çons que  ceux  que  les  autres  leur  donnent. 

Lamme  laissa  choir  sa  tête  sur  sa  poitrine  et 
feignit  de  dormir. 

—  Je  dis  qu'il  est  temps  de  lui  chercher 
femme,  répondit  la  fermière,  si  vous  voulez 
voir  vos  petits  enfants  avant  de  mourir. 

Lamme  ne  bougeait  point. 

—  Il  dort,  dit  lepachter.  M'est  avis  que  nous 
pouvons  en  parler  à  cœur  ouvert. 

—  De  quoi?  fit  la  rude  paysanne. 

—  De  quoi?  Voilà  l'affaire.  Il  n'y  a  pas  à 
prendre  par  quatre  chemins  :  et  pourtant  avec 
vous,  Catherine,  les  courts  chemins  ne  sont 


UN  COIN    DE   VILLAGE  69 

pas  toujours  les  meilleurs.  —  Qu'est-ce  que 
vous  dites? 

—  Rien  :  mais  je  vous  vois  venir. 

—  Eh  bien,  là...  N'avez-vous  point  de  goût 
pour  le  garçon,  Catherine  ? 

Elle  éclata  de  rire. 

—  Ah  !  Kobe,  dit-elle,  jeune  coq  et  vieille 
poule  ne  vont  point  ensemble. 

—  A  voir,  répondit  le  pachter.  Lamme  est 
brave  garçon  et  bon  travailleur. 

—  Ce  n'est  pas  mon  affaire,  dit-elle  brusque- 
ment. Je  n'ai  de  goût  que  pour  un  seul  homme, 
et  cet  homme... 

Elle  le  regarda  dans  le  blanc  des  yeux. 

—  Vous  savez  bien  qui  c'est,  Kobe. 

—  Bon  !  pensa  Kobe  Snipzel,  c'est  Tist  le 
maçon. 

Et,  en  effet,  Tist  venait  quelquefois  chez 
Catherine. 

Mais  ce  ne  fut  pas  l'avis  de  Lamme,  le  sour- 
nois :  il  ouvrit  un  œil  et  regardant  la  rude  de- 
moiselle et  son  oncle  tour  à  tour  : 

—  Oh  !  oh  !  pensa-t-il,  c'est  mon  oncle  Kobe. 
Et  il  se  mit  à  ronfler. 


70  UN   COIN   DE   VILLAGE 


IX 


Le  vent  froid  d'octobre  apporte  le  tintement 
grêle  de  la  cloche  qui  sonne  pour  la  messe  de 
dix  heures. 

Roose  a  fixé  sur  son  joli  bonnet  à  rubans 
verts  son  châle  des  dimanches,  et  la  pointe  du 
châle,  avec  ses  franges  blanches,  descend  jus- 
qu'à sa  taille.  Elle  a  mis  aussi  son  tablier  de  soie 
par  dessus  sa  robe  verte  ;  et  voici  qu'après 
avoir  jeté  un  coup  d'oeil  au  çniroir,  elle  tire  de 
l'armoire  son  livre  d'heures. 

Mais  elle  n'ira  pas  seule  :  Santje  a  pris  le  pa- 
rapluie, et  toutes  deux  s'en  vont  par  le  chemin. 

Boer  Jan  est  parti  depuis  une  heure  et  Ur- 
sula garde  la  maison.  Elle  avance  sa  chaise  près 
du  feu,  et  son  chapelet  dans  ses  doigts,  elle 
marmotte  à  demi-voix  des  prières. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  71 

De  temps  en  temps,  elle  tirera  la  marmite 
sur  le  côté  ou  la  poussera  sur  le  devant,  ou  bien 
encore  elle  couvrira  le  feu  d'une  pelletée  de 
charbon  ;  mais  jusqu'à  l'heure  où  le  tintement 
de  la  petite  cloche  annoncera  la  fin  de  la  messe, 
elle  ne  cessera  de  prier  en  tournant  son  chape- 
let dans  ses  doigs  noueux. 

—  Santje!  dit  Roose,  le  père  n'a  rien  dit 
hier  ni  ce  matin.  Serait-ce  par  hasard  que  Kobe 
Snipzel  n'est  pas  venu  pour  ce  que  nous  avons 
pensé  ? 

—  Peuh  !  s'il  n'a  rien  dit,  c'est  qu'il  prépare 
un  tour  de  sa  façon. 

—  Ah  !  Santje,  mon  cœur  supporte  difficile- 
ment le  chagrin;  ce  n'est  pas  vivre  que  de  vi- 
vre ainsi  dans  l'incertitude. 

—  Lamme  vous  voit  volontiers  :  il  n'y  a  là 
rien  d'incertain.  Et  il  est  certain  que  Lamme 
est  depuis  hier  votre  bon  ami.  Je  ne  vois  pas 
pourquoi  vous  parlez  d'incertitudes,  Roose, 
puisque  le  principal  est  certain. 

—  Dites-moi  cela  souvent,  Santje,  quand 
vous  me  verrez  faiblir.  Mais  je  ne  puis  m'em- 
pêcher  de  penser  à  ce  vieux  homme  qui  s'est 
mis  en  tête  de  me  rechercher  et  à  mon  père 
qui  me  donnerait  à  lui  pour  un  peu  d'ar- 
gent. Alors  mon  cœur  se  fait  petit  et  j'ai  peur. 


72  UN  COIN  DÉ  VILLAGE 

—  Eh  bien  !  si  vous  avez  peur,  mariez- 
vous. 

—  J'aimerais  mieux  être  comme  la  vieille 
Hopsasa  et  mendier  tous  les  samedis  mon  pain 
à  la  porte  des  fermes. 

—  Vous  aurez  du  bien  à  dépenser  et  vous 
n'aurez  plus  peur. 

—  Du  bien?  Cest  vrai,  j'aurai  du  bien  ; 
mais  c'est  si  bon  d'avoir  le  cœur  content 
que  tout  l'argent  du  monde  n'est  rien  à 
côté. 

—  Écoutez,  Roose  :  il  faut  vouloir  l'un  ou 
l'autre.  C'est  mon  idée. 

• —  Méchante  fille  ,  comment  pouvez-vous 
me  parler  ainsi  ?  Vous  savez  bien  que  c'est 
Lamme  qui  est  l'homme  de  mon  cœur. 

—  Lamme  est  votre  homme  ;  c'est  facile  à 
dire;  mais  cela  n'est  pas  encore  écrit  :  il  faut 
vouloir  qu'il  le  devienne. 

—  Ah  !  Santje,  il  n'y  a  rien  de  plus  sûr  au 
monde  :  je  le  veux. 

—  Marchons  un  peu  vite,  dit  Santje,  on 
n'entend  déjà  plus  la  cloche. 

Et  peu  de  temps  après,  elles  entrèrent  dans 
l'église.  Alors  le  cœur  de  Roose  s'ouvrit  à  la 
prière  et  elle  demanda  à  Dieu  de  lui  donner 
celui  qu'elle  aimait. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  73 


Près  d'elle  un  autre  cœur  priait  aussi  :  c'é- 
tait celui  de  Santje.  Et  Santje  demandait  au  Ciel 
de  lui  donner  la  force  d'esprit  nécessaire  pour 
assurer  à  Lamine  et  à  Roose  le  bonheur  en 
cette  vie.  Ah  !  qu'il  faisait  froid  dans  la  petite 
église  !  La  porte  était  demeurée  ouverte,  à  cause 
des  paysans  qui  écoutaient  la  messe,  debout  sur 
le  parvis  ;  et  ceux  qui  étaient  à  l'intérieur  tous- 
saient, crachaient,  éternuaientet  se  mouchaient. 
Mais  ni  Roose  ni  Santje  ne  sentaient  le 
froid. 

Et  quand  la  messe  fut  finie,  les  jeunes  gens 
se  rangèrent  au  bas  de  l'escalier  pour  voir  pas- 
ser les  filles,  tandis  que  les  hommes  d'un  âge 
mûr  se  dirigeaient  vers  le  cabaret  du  Coq  sans 
pour  y  fumer  la  pipe  et  y  boire  du  ge- 
nièvre. 

Deux  par  deux,  et  quelquefois  par  bandes 
de  quatre  ou  cinq ,  les  filles  et  les  femmes 
traversent  les  sentiers;  et  de  loin  leurs  châles 
rouges,  leurs  robes  bleues  et  leurs  bonnets 
blancs  font  des  taches  claires  sur  le  sombre  pay- 
sage. Dans  les  cabarets  résonnent  les  palets  et 
la  boule  frappe  les  quilles.  Puis,  chacun 
rentre  chez  soi,  les  fermiers  dans  leurs  fermes, 
les  petits  paysans  dans  leurs  maisons  enfumées; 
et  à  midi,  une  bonne  odeur  de  petit  salé  aux 


74  UN   CÔIX~  DE   VILLAGE 

pommes  de  terre  se  môle  dans  Fair  à  Fodeur 
des  choux  rouges  en  fermentation  et  des  purins 
qui  fument. 

—  Roose,  ditjan  Slim,  cauteleusement  après 
que  Santje  eut  replié  la  nappe  à  carreaux  bleus 
et  blancs  du  dîner,  j'ai  une  bonne  nouvelle  à 
vous  apprendre  :  notre  riche  ami  Snipzel  vous 
demande  en  mariage. 

A  ces  mots,  Ursula  se  mit  à  geindre,  en  frot- 
tant ses  genoux  de  la  paume  de  sa  main. 

—  Quoi  ?  dit  boer  Jan,  qui  se  plaint  ? 

—  Rien,  dit  Ursula.  C'est  le  vent. 
Et  elle  se  tut. 

—  Une  bonne  nouvelle,  je  crois  bien,  s'é- 
cria Santje.  Qui  ne  se  réjouirait  pas  d'être  de- 
mandée en  mariage  par  un  homme  aussi  riche 
que  le  vieux  Snipzel  ? 

- —  C'est  mon  avis,  répondit  Jan  Slim,  mais 
je  ne  vous  demande  pas  le  vôtre. 

—  Je  tiendrai  mieux  ma  langue  une  autre 
fois,  maître  ;  mais  comment  voulez-vous  qu'elle 
ne  me  démange  pas  quand  il  s'agit  de  vous  dire 
que  je  pense  comme  vous? 

—  La  noce  aura  lieu  dans  un  mois ,  conti- 
nua Slim  avec  autorité. 

Alors  Roose  éclata. 

—  Non,  jamais!  Je  neveux  pas  d'un  vieil 


UN   COIN    DE   VILLAGE  75 

homme  !  Ah  !  père,  c'est  me  rendre  malheu- 
reuse pour  toute  la  vie. 

—  Je  dis  ce  que  je  veux  et  pas  autre  chose, 
s'écria  rudement  Jan  Slim. 

—  Je  me  sauverai  plutôt,  dit  Roose  à  tra- 
vers ses  larmes. 

—  Elle  a  raison  :  ce  n'est  pas  possible,  dit  à 
son  tour  Ursula  en  proie  à  une  agitation  ex- 
traordinaire. 

Mais  le  paysan  domina  le  bruit  des  femmes 
de  sa  voix  aigre  et  cria  : 

—  Ursula!  depuis  quand  prenez-vous  le 
droit  de  dire  ici  votre  mot  ?  Je  briserai  la  tête 
à  qui  me  résistera. 

Roose  s'avança  sous  son  poing  levé. 

—  Frappez-moi,  père,  dit-elle,  mais  ne  ru- 
doyez pas  notre  mère. 

Jan  Slim  fît  trois  ou  quatre  fois  le  tour  de 
la  chambre  et  dit  : 

—  Que  tout  le  monde  se  taise.  Nous  ver- 
rons bien  qui  est  le  maître  dans  cette  maison. 

Et  il  pensait  en  lui-même  : 

—  Roose  a  plus  de  volonté  que  je  ne  le  pen- 
sais. Je  verrai  ce  qu'il  me  reste  à  faire. 

Boer  Jan  sort  ;  il  prend  le  chemin  qui  longe 
le  derrière  de  la  maison  et  s'en  va  faire  sa  pro- 
menade de  tous  les  dimanches  dans  son  champ. 


j6  UN   COIN   DE   VILLAGE 

—  Heu  !  heu  !  dit  Ursula,  il  y  aura  pluie  de 
querelles  sur  notre  toit. 

—  Mère,  répondit  Roose,  qu'elles  pleuvent 
sur  moi  seule  du  moins  ;  je  ne  m'en  plaindrai  pas. 

Mais  la  vieille  femme  leva  les  mains  en  signe 
de  désolation,  et  dit  : 

—  Vous  êtes  ma  chair,  Roose,  et  vous  avez 
sucé  le  lait  à  mes  mamelles  ;  aussi  je  vous  dis  : 
N'irritez  pas  le  maître  :  il  en  résultera  malheur 
pour  tous. 

—  Ha!  s'écria  Santje,  comment  est-il  pos- 
sible de  souffler  le  chaud  et  le  froid  avec  la 
même  bouche  ?  Hier  vous  étiez  avec  Roose,  et 
maintenant  vous  êtes  contre  elle. 

Ursula  hocha  tristement  la  tête. 

—  Je  suis  bien  vieille,  enfants,  et  mes  yeux 
ont  bien  pleuré.  Ils  sont  en  sang  à  cause  des 
larmes  qu'ils  ont  versées.  Pourtant,  si  Roose  ne 
fait  pas  ce  que  le  père  lui  commande,  ils  en 
verseront  bien  d'autres  encore,  jusqu'à  ce  qu'ils 
deviennent  aveugles  et  vides. 

—  Mère  !  cria  Roose,  pourriez-vous  être 
malheureuse  du  bonheur  de  votre  enfant?  Ne 
dites  pas  cela.  —  Lamme  n'a  plus  de  mère  : 
vous  serez  une  mère  pour  lui  comme  vous 
l'êtes  pour  moi  ;  et  ainsi  les  larmes  que  vous 
verserez  seront  des  larmes  de  joie. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  77 

»  * 

Alors  cette  femme  incertaine  et  troublée, 
prit  sa  tête  à  deux  mains  et  dit  : 

—  Och  !  Laissez-moi  mourir  dans  mon  coin  ! 
Qu'est-ce  que  vous  faites  là,  devant  moi  ?  J'ai 
bien  assez  de  prier  Dieu  pour  mon  salut  éter- 
nel. Ne  me  demandez  plus  rien.  Faites  à  votre 
tète. 

Un  petit  jour  sombre  pénétrait  par  les  étroits 
carreaux  de  la  fenêtre,  éclairant  à  peine  un 
point  de  la  chambre  et  laissant  le  reste  dans 
l'ombre. 

Ursula  tournait  le  dos  à  la  fenêtre,  les  mains 
tendues  vers  le  feu,  et  près  d'elle  les  jeunes 
filles  étaient  assises,  à  moitié  dans  l'ombre,  à 
moitié  dans  le  petit  jour  gris.  Et  toutes  trois  se 
taisaient,  réfléchissant  au  présent  et  à  l'avenir. 
Le  poêle  ronflait.  Dehors  on  entendait  le  bruit 
des  arbres  secoués  par  un  grand  vent. 

Ursula,  calmée,  prit  dans  le  coin  de  la  che- 
minée un  paquet  de  cartes.  Elle  les  battit,  les 
coupa,  puis  les  posa  l'une  à  côté  de  l'autre, 
sur  ses  genoux,  sans  rien  dire.  Elle  les  ramassa 
ensuite,  les  battit  et  les  coupa  de  nouveau,  et 
recommença  à  les  étaler  sur  ses  genoux.  Sa 
longue  figure  rigide  semblait  plus  rigide  encore. 

—  Il  y  a  un  homme  brun  et  une  femme 
blonde  qui  ne  se  quittent  pas,  dit-elle. 


78  UN   COIN  DE  VILLAGE 

—  Voyons  le  troisième  tour,  fit  Roose  dont 
le  cœur  tremblait. 

Et  pour  la  troisième  fois,  Ursula  battit  les 
cartes,  les  coupa  et  les  rangea  sur  ses  genoux. 

—  Ah  î  dit-elle  en  mettant  le  doigt  sur  une 
carte,  le  brun  est  parti.  C'est  maintenant  un 
homme  blond  et  une  femme  blonde. 

—  Lamme!  cria  Roose  en  frappant  ses 
mains  Tune  dans  l'autre. 

Elle  avait  à  peine  prononcé  ces  paroles 
qu'une  femme  entra;  elle  était  maigre  et  sèche. 

—  Ursula,  dit-elle,  voilà  l'hiver.  Je  viens  de 
Perck,  où  nous  avons  pris  le  café,  les  parents 
de  ma  bru,  mon  garçon  et  moi.  On  a  ri'. 

Elle  s'assit  près  du  feu,  releva  un  peu  sa 
robe  et  se  chauffa  les  tibias,  son  cabas  en  paille 
à  terre,  près  d'elle. 

Elle  reprit  : 

—  Mon  garçon  aura  du  bien  plus  tard.  Il 
faut  chercher  des  maris  riches  pour  les  filles 
et  des  filles  riches  pour  les  garçons. 

—  Ha!  vieille  mère,  s'écria  Santje  en  riant, 
cela  ne  vous  a  guère  profité  de  marier  richement 
votre  garçon  ;  il  n'y  en  a  pas  un  clou  de  plus 
dans  votre  maison  et  c'est  à  peine  s'il  veut 
vous  recevoir  depuis  qu'il  habite  une  belle 
ferme.  *     / 


UN   COIN   DE   VILLAGE  ffy 

—  Il  m'a  donne  du  lard  et  du  pain  pour  une 
semaine,  dit-elle  fièrement  en  montrant  son 
panier.  Et  puis,  c'est  bon  de  penser  qu'on  a 
quelqu'un  de  riche  dans  sa  famille. 

Elle  prit  son  cabas  et  s'en  alla. 

Santje  se  mit  à  moudre  le  café  et  le  coque- 
mar  chanta  sur  le  feu. 

Une  autre  petite  femme,  bouffie  et  replète, 
poussa  alors  la  porte  à  son  tour,  après  avoir 
longuement  secoué  ses  souliers  sur  le  seuil. 

—  Jésus  !  le  bon  café  !  dit-elle.  Ursula, 
comment  vont  les  jambes  ? 

—  Comme  il  plaît  à  Dieu,  répondit  Ur- 
sula. 

—  Moi,  je  vais  bien,  Dieu  soit  loué  !  reprit 
la  femme. 

Elle  prit  place  devant  le  feu.  C'était  une  fine 
langue.  Elle  dit  : 

—  Beth,  femme  de  Mathias  portait  une  robe 
nouvelle,  ce  matin,  a  la  messe.  Ces  gens  font 
une  trop  grande  dépense.  Il  y  a  quelque 
chose  qu'on  ne  sait  pas. 

Des  hommes  passaient  sur  le  chemin,  parlant 
haut  et  venant  du  cabaret.  Elle  continua  : 

—  La  jeunesse  va  boire  à  présent,  au  lieu  de 
courtiser  les  filles.  De  notre  temps,  les  choses 
n'allaient  pas  ainsi.  On  se  réunissait  autour  du 


8a 


UN   COIN   DE  VILLAGE 


feu,  l'après-dinée  ;  et  les  garçons  et  les  filles  se 
choisissaient.  Où  est  votre  galant,  Roose  ? 

—  Il  est  dans  la  chambre,  répondit  Santje. 

—  Dans  la  chambre  ?  dit  la  femme. 
Et  elle  regarda  de  tous  les  côtés. 

—  Comment  le  galant  de  Roose  serait-il 
dans  la  chambre,  puisqu'il  n'y  a  ici  que  deux 
vieilles  femmes  et  deux  jeunes  qui  deviendront 
vieilles  un  jour  ? 

—  Hé  I  pachtesse,  il  est  dans  la  chambre, 
puisqu'il  est  dans  le  cœur  de  Roose. 

Et  tout  le  monde  rit. 

La  femme  but  son  café  et  détala.  Et  d'autres 
femmes  vinrent  encore,  menant  par  la  chambre 
un  chamaillis  de  pies,  loquaces,  envieuses, 
pleines  de  méchanceté  pour  le  prochain  ;  et 
Scorniciel  vint  aussi,  le  boucher  Scorniciel, 
avec  sa  mine  de  furet  et  ses  jambes  qui  sem- 
blaient tourner  l'une  autour  de  l'autre. 

—  Ha  !  ha  !  cria-t-il  en  entrant,  quand  tue- 
t-on  les  cochons  ici  ?  Est-ce  à  Toussaint  ou  à 
Noël? 

Et  il  faisait,  avec  force  grimaces  de  la  bouche, 
du  nez  et  des  yeux,  le  geste  d'aiguiser  ses 
couteaux.  Il  prit  dans  ses  longues  mains  rouges 
la  taille  de  Santje  et  lui  dit  : 

—  Ma  petite    Santje,    acceptez-moi   pour 


UN    COIN    DE   VILLAGE  8l 

mari.  Vous  aurez  tous  les  jours  du  boudin  à 
manger. 

Santje  lui  glissa  des  doigts  et  répondit  : 

—  Quand  vous  pèserez  vos  deux  cents 
livres,  comme  un  beau  cochon  de  Noël,  Scor- 
niciel. 

Jan  Slim  rentra  là  dessus  et,  flairant  une 
odeur  de  café,  s'en  alla  à  la  cafetière,  leva  le 
couvercle  et  gronda  : 

—  Il  y  a  plus  de  café  que  de  chicorée. 

La  nuit  tomba  et  la  cloche  sonna  pour  les 
vcpres. 


82  UN   COIN   DE   VILLAGE 


X 


A  quelques  jours  de  là,  Roose,  rentrant  à  la 
maison,  entendit  du  bruit  derrière  la  porte. 
C'était  son  père  qui  se  lamentait. 

—  Och  !  och  !  criait-il,  il  faudra  vendre  la 
maison,  et  la  vache,  et  la  chèvre,  et  les  meu- 
bles, et  tout  le  bien  que  j'ai  acquis  à  grand 
peine  dans  ma  rude  vie. 

—  Seigneur  I  dit  Roose,  qu'est-il  arrivé  ? 
Boer  Jan  éleva  la  voix. 

—  Ah  !  mauvaise  fille,  sortez  d'ici.  Je  vi- 
vrai seul  maintenant  avec  ma  misère. 

—  Santje!  dit  Roose  éclatant,  un  malheur 
est  tombé  sur  la  maison,  mais  je  ne  sais  pas 
lequel. 

Et  Boer  Jan  se  démenait  criant  plus  haut  : 

—  On  m'a  volé  !  On  a  volé  mon  argent  !  Je 
n'ai  plus  un  sou  ! 


UN   COIN   DE   VILLAGE  83 

—  Mère,  quel  est  le  voleur?  dit  Roose. 

—  On  a  volé,  on  a  tout  volé,  répondit  Ur- 
sula, les  mains  sur  les  genoux,  sans  lever  les 
yeux. 

—  Il  faudra  mendier  mon  pain,  clamait  Boer 
Jan.  Personne  n'aura  pitié  de  moi:  personne 
ne  me  fera  crédit.  Quand  je  dirai  qu'on  m'a 
volé,  on  ne  me  croira  pas  et  Ton  pensera  que 
j'ai  mangé  mon  bien.  Ah!  il  était  là,  hier 
encore  ! 

Alors  Roose  dit  : 

—  Père,  ne  vous  lamentez  pas.  J'ai  des 
bras.  Je  travaillerai. 

—  Heu!  dit-il,  la  Saint-Martin  est  là.  Nous 
serons  chassés  de  notre  maison,  comme  des 
gens  de  mauvaise  foi,  et  l'on  vendra  jusqu'à 
notre  lit.  Mon  argent!  mon  argent!  Ah!  qui  a 
volé  mon  argent  ? 

Elle  voulut  parler  ;  il  l'interrompit. 

—  Laissez-nous  dans  notre  peine,  mau- 
vaise fille.  Je  mendierai  le  long  des  routes.  Elle 
seule  pourrait  nous  rendre  la  joie  !  Mais  son 
cœur  est  plus  dur  que  la  pierre  ! 

—  Père,  s'écria  Roose,  avec  fermeté  mettez- 
moi  à  l'épreuve. 

—  Taisez-vous!  Que  je  n'entende  plus  votre 
voix  !  Vous  irez  rire  et  danser  aux  kermesses 


84  UN    COIN   DE   VILLAGE 

quand  votre  père  et  votre  mère  seront  en  terre. 
Et  l'on  dira  :  c'est  la  joyeuse  fille  du  vieux 
Jan  qui  a  mangé  son  bien  et  n'a  pu  payer  ses 
fermages,  du  vieux  Jan  qu'on  a  mis  à  la  porte 
de  chez  lui  et  qui  a  fini  sur  la  route,  au  pied 
d'un  arbre,  comme  un  chien  abandonné.  Ah! 
mon  argent  !  mon  argent  ! 

—  Père,  dites-moi,  ce  qu'il  faut  que  je 
fasse. 

—  Non,  elle  ne  le  fera  pas,  parce  qu'elle 
n'est  pas  une  vraie  fille.  Et  pourtant,  il  n'y 
aurait  que  Roose,  notre  Roose,  pour  nous  ren- 
dre le  bien-être  et  la  vie.  Ah  !  si  nous  avions  un 
garçon  au  lieu  d'une  fille,  ou  une  autre  fille 
seulement,  mais  une  fille  docile  et  qui  aimât  ses 
parents,  nous  sortirions  de  peine.  Mais  nous 
n'avons  qu'une  fille  ingrate,  notre  fille  n'a  pas 
de  cœur  ! 

—  Ne  dites  pas  cela,  Jan  :  c'est  mon  sang 
et  ma  chair,  s'écria  Ursula,  dressée  sur  sa 
chaise,  hors  d'elle-même. 

—  Si  elle  en  avait,  elle  ne  demanderait  pas 
ce  qu'elle  doit  faire,  cria  le  paysan.  Il  n'y  a 
que  Kobe  qui  puisse  nous  sauver,  lui  seul  peut 
nous  rendre  l'aisance,  et  elle  le  dédaigne. 
Oh  !  un  père  ne  doit  pas  prier  sa  fille.  J'aime 
mieux  finir  derrière  une  haie. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  85 

Alors,  le  cœur  de  l'amoureuse  fut  en  proie 
à  un  violent  combat.  Elle  ne  répondit  rien  d'a- 
bord; mais  tout  à  coup  éclatant  en  sanglots, 
elle  s'écria  : 

—  Si  c'est  pour  vous  sauver,  mon  cœur  n'est 
plus  à  moi.  Allez  dire  au  fermier  que  je  le  prends 
pour  mari. 

Boer  Jan  eut  un  tremblement  dans  les  mains. 

—  C'est  bien,  dit-il,  voilà  notre  enfant  re- 
trouvée. 

Et  il  alla  à  la  ferme  de  maître  Snipzel. 

—  Mon  garçon,  disait  à  peu  près  vers  ce 
temps-là  le  riche  fermier  à  son  neveu  Lamme, 
il  faudra  coucher  cela  dans  votre  tête  et  ne  pas 
vous  endormir  dessus.  Ce  serait  une  fameuse 
affaire. 

—  Oncle,  quelle  fameuse  affaire  pourrait-il 
y  avoir  pour  un  garçon  de  mon  âge  à  épouser 
une  femme  plus  vieille  que  moi,  si  cette  femme 
doit  m'apporter  du  bien  sans  me  donner  du 
contentement  ? 

—  Lamme,  il  n'y  a  plus  belle  chanson  que 
chanson  de  gros  sous  dans  la  poche.  L'homme 
qui  l'entend  le  matin  ne  désire  rien  autre  chose 
que  de  l'entendre  le  soir,  et  il  a  le  cœur  content. 

—  Il  n'en  va  pas  ainsi  de  moi,  répondit 
Lamme.  Mais  peut-être  suis-je  mal  fait. 


86  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Oui,  dit  le  pachter,  c'est  moi  qui  vous 
le  dis,  vous  avez  l'esprit  dans  les  semelles,  si 
vous  n'épousez  pas  la  riche  juffrouw  Wild. 

—  Oncle,  laquelle  prendriez -vous,  étant 
jeune  garçon,  comme  je  le  suis,  de  juffrouw 
la  pâle  avec  ses  écus  ou  de  Santje  la  rouge  avec 
sa  fleur  de  jeunesse  ? 

—  Bien  sûrement  les  écus. 

—  Et  laquelle  prendriez-vous,  étant  jeune 
garçon,  de  juffrouw  Wild  avec  ses  écus  ou  de 
Roose  avec  sa  belle  figure  claire  comme  la 
lune  ? 

—  Bon  !  bon  !  les  écus  ! 

—  Point  moi,  dit  Lamme.  Je  prendrais 
Roose. 

—  Les  écus  !  les  écus  !  cria  le  fermier.  Une 
belle  fille  sans  écus  est  un  beau  cheval  dans  une 
écurie  sans  paille,  sans  avoine  et  sans  foin. 

—  Oncle,  prenez  alors  Catherine  Wild  :  elle 
est  belle  femme  et  elle  a  des  écus. 

—  Non,  répondit  le  fermier,  les  joues  cra- 
moisies, j'ai  choisi  Roose. 

-  Roose  !  Ma  tante  Roose  !    Le  neveu  sera 
plus  vieux  que  la  tante,  dit  Lamme  en  riant  de 
toutes  ses  forces. 
Et  il  ajouta  : 

—  Je  ne  veux  pas   avoir  l'occasion  de   rire 


UN   COIN   DE   VILLAGE  87 

de  mon  oncle  dans  sa  propre  maison.  Je  m'en 
irai. 

—  Et  vous  ferez  bien,  tête  de  bois,  cria 
Snipzel  en  colère. 

Il  y  eut  un  grand  silence  et  chacun  eut  l'air  de 
réfléchir. 

—  Oncle,  dit  Lamme  après  un  temps,  je 
voudrais  vous  dire  quelque  chose  avant  de 
partir. 

—  Bon  !  parlez. 

—  Catherine  Wild  a  l'air  d'une  femme  de 
trente  ans,  bien  qu'elle  en  ait  trente-cinq.. 

—  Elle  a  l'œil  vif,  les  dents  blanches  et 
les  cheveux  aussi  noirs  que  l'aile  d'un  corbeau. 

—  C'est  une  vraie  femme  ;  elle  lèverait  un 
cochon  par  la  queue. 

—  Sûrement. 

—  Eh  bien  !  oncle,  j'ai  vu  clair  là  où  vos 
yeux  n'ont  rien  vu. 

—  Quoi  ?  dit  le  pachter  en  le  regardant  de 
coté,  les  jambes  ouvertes  et  les  mains  dans  les 
poches. 

—  Catherine  ne  voudra  jamais  de  moi  parce 
qu'elle  en  aime  un  autre.  Oncle,  elle  est  coif- 
fée de  vous. 

Le  fermier  leva  brusquement  la  tête,  comme 
un   cheval  aux  oreilles  duquel    un  chasseur  a 


88  UN    COIN   DE   VILLAGE 

tiré  un  coup  de  fusil,  et  voyant  que  Lamme 
demeurait  sérieux,  les  yeux  fixés  sur  la  cendre 
du  poêle,  il  se  frappa  le  front. 

—  Je  l'avais  dans  l'idée,  s'écria-t-il. 
On  heurta  à  la  porte,  doucement. 

—  Pas  de  dérangement  ?  dit  boer  Jan  avec 
humilité. 

—  Entrez  toujours,  répondit  le  fermier. 
Quelle  bonne  nouvelle  apportez-vous  ? 

—  Ce  sera  pour  le  mois  prochain,  comme 
nous  avons  dit,  fit  le  maigre  paysan. 

—  Dites  alors  que  c'est  de  la  noce  qu'il 
s'agit,  s'écria  Kobe,  impatienté. 

— De  la  noce,  oui. 

Ils  restèrent  un  instant  à  se  regarder. 

—  Il  se  passe  de  singulières  choses,  dit 
Snipzel. 

—  De  singulières  choses,  c'est  vrai,  répon- 
dit Jan  Slim. 

Et  il  cracha  dans  le  poêle,  inquiet. 

Le  fermier  s'était  mis  à  marcher  en  long 
et  en  large,  pensant  à  Catherine  Wild  et  se  di- 
sant : 

—  Je  vois  clair  à  présent. 

Il  fit  cinq  fois  le  tour  de  la  chambre,  repas- 
sant à  chaque  tour  devant  Jan  Slim,  sans  le 
voir. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  89 

Et  à  la  sixième  fois,  il  le  vit  enfin,  s'arrêta, 
chercha  des  mots  et  finalement  dit  : 

—  C'est  bon. 

Juste  en  ce  moment,  Lamme,  qui  était  allé 
faire  la  litière  des  chevaux,  donnait  un  grand 
coup  dans  le  dos  du  valet  d'écurie  et  lui  cria 
gaîment  : 

—  Il  ne  faut  qu'une  poussière  pour  faire 
sortir  de  terre  les  blés. 


90  UN   COIN   DE  VILLAGE 


XI 


Le  lendemain,  jour  de  Toussaint,  Jan  Slim 
dit: 

—  Roose  a  fait  rentrer  la  joie  dans  la  mai- 
son. Tirez  de  la  bière  du  tonneau  :  c'est  jour 
de  fête. 

—  Mon  cœur  est  dans  ma  gorge,  dit-elle, 
je  ne  boirai  ni  ne  mangerai. 

—  Roose,  répondit  boer  Jan,  vous  aurez  de 
belles  robes  et  de  beaux  bonnets. 

—  Un  long  drap  pour  me  coucher  dedans 
sera  mieux,  dit-elle. 

—  Roose,  où  est  la  femme  qui  ne  rit  pas 
quand  un  homme  la  conduit  dans  une  belle 
ferme  et  lui  dit  :  Ceci  est  à  vous  ? 

—  Elle  est  ici,  dit  Roose  en  se  frappant  la 
poitrine. 


- 


UN   COIN    DE   VILLAGE  91 


—  Vous  serez  une  riche  pachtcsse  et  vous  irez  à 
la  ville  en  cabriolet. 

—  Oui,  mais  le  cabriolet  me  jettera  raide 
morte  à  la  porte  du  cimetière. 

Boer  Jan  haussa  les  épaules  et  s'en  alla, 
bourru,  grommelant  dans  ses  dents. 

—  Hidelidel  hopsasa!  cria  une  voix  de- 
hors. 

Et  en  même  temps  quelqu'un  frappait  d'un 
bâton  à  terre,  en  dansant. 

—  Ha!  dit  Santje,  c'est  Hopsasa. 
Et  elle  alla  ouvrir. 

La  vieille  mendiante  n'entra  pas  immédiate- 
ment, mais  elle  se  mit  à  sauter  sur  le  seuil,  en 
chantant,  et  chaque  fois  qu'elle  sautait,  elle 
cognait  la  terre  de  son  bâton. 

—  La  paix  de  Dieu  soit  avec  les  gens  d'ici  ! 
dit-elle. 

—  Vieille  mère,  lui  dit  Roose,  chauffez-vous 
au  feu.  Vous  mangerez  et  boirez. 

—  Hé  !  répondit  la  vieille,  avec  force  gri- 
maces, il  y  a  une  mauvaise  fumée  dans  la 
maison. 

—  Oui,  dit  Roose,  il  vente  dans  la  cheminée. 

—  Ce  n'est  pas  fumée  de  vent  ni  de  neige, 
dit  l'autre,  c'est  fumée  de  noires  malices  et  fu- 
mée du  diable. 


92  UN   COIN   DE  VHLLAGE 

—  Hopsasa  !  fit  Ursula,  il  ne  faut  point  par- 
ler du  diable  chez  les  gens  qui  vous  veulent  du 
bien. 

—  Bonjour,  Ursula,  s'écria  Hopsasa  en 
riant,  nous  avons  pris  des  chemins  différents, 
mais  nous  sommes  arrivées  au  même  point. 

—  Oui,  nous   sommes  vieilles  toutes  deux. 

—  Très-vieilles,  et  nous  avons  beaucoup 
souffert  ;  mais  Dieu  est  avec  nous. 

—  Ne  parlez  ni  de  Dieu  ni  du  diable,  s'é- 
cria Ursula,  effrayée. 

Elle  prit  son  chapelet  et  fit  un  signe  de  croix. 

—  Hidelidel  hopsasa  l  chanta  la  coureuse 
de  chemins  en  sautant.  Je  vois  clair  dans  la 
nuit.  Je  suis  comme  le  hibou.  Le  diable  est  ici, 
mais  Hopsasa  est  avec  le  Saint-Esprit.  Donnez  à 
Hopsasa  café  et  pain,  car  les  gens  sont  mauvais 
au  jour  d'aujourd'hui,  et  le  genièvre  a  creusé 
mon  estomac. 

Elle  s'assit  devant  le  feu,  son  grand  bâton 
dans  les  genoux,  et  ses  mains,  ses  raides  mains 
de  morue  sèche  tendues  sur  le  couvercle  du 
poêle.  Puis,  son  œil  rond  et  louche,  qui  rou- 
lait toujours  au  milieu  des  durs  os  de  sa  fi- 
gure, s'arrêta  sur  la  triste  Roose;  et  celle-ci 
demeurait  debout  contre  la  table,  regardant 
sans  voir  et  les  bras  pendants.    . 


UN   COIN   DE   VILLAGE  93 

—  L'enfant  a  de  la  peine,  dit-elle.  Il  y  a 
ici  quelqu'un  de  trop  et  quelqu'un  de  trop 
peu. 

Elle  tira  de  son  cabas,  en  geignant  comme 
une  femme  dans  les  maux,  un  jeu  de  cartes 
sordide  et  F  étala  par  terre.  Quand  elle  y  eut 
regardé,  elle  se  leva  à  demi  et  dit  d'une  voix 
stridente  : 

—  Ursula  !  vous  savez  bien  des  choses. 
Et  Ursula  parut  tout  à  coup  très  agitée. 

—  Il  y  a  du  nouveau  !  continua  la  vieille. 
Tout  sera  mis  au  jour!  Ha!  ha!  haï 

Puis  elle  tourna  trois  fois  sur  elle-même,  les 
yeux  fermés,  et,  à  la  troisième  fois,  elle 
jeta  son  bâton  sur  une  carte,  violemment. 

—  Elle  est  bonne!  elle  est  bonne!  dit-elle. 
Chacun  en  aura  pour  sa  monnaie. 

Elle  ramassa  ses  cartes;  et,  la  table  ayant 
été  servie,  elle  but  et  mangea. 

—  Hidelidel  hopsasa!  cria-t-elle  lorsqu'elle 
fut  sur  le  point  de  partir. 

Et  elle  sautait  sur  le  seuil,  frappant  la  pierre 
de  son  bâton. 

—  Hidelidel  hopsasa  !  répéta  quelqu'un  gaî- 
ment. 

La  porte  s'ouvrit,  et  Kobe  Snipzel  se  mit  à 
danser  comme  Hopsasa,  en  tournant  sur  lui- 


94  UN   COIN   DE   VILLAGE 

—  . 

môme.  Une  ombre  grêle  passait  et  repassait 
devant  la  fenêtre,  agitée,  menaçante,  et  pourtant 
indécise  :  c'était  Jan  Slim.  Et  subitement  il 
entra.  Sa  figure  exprimait  une  grande  colère. 
Il  alla  droit  à  la  mendiante  et  la  poussa  du 
côté  de  la  porte  en  criant  : 

—  Dehors  !  dehors  ! 

—  Fumée  de  noires  malices  et  fumée  d'en- 
fer sont  sous  votre  toit,  glapit  Hopsasa. 

—  Dehors  1 

Et  il  levait  sa  main. 

Alors,  les  yeux  ronds  et  louches  de  Hopsasa 
se  mirent  à  luire  comme  deux  braises  ;  accrou- 
pie sur  elle-même,  elle  le  menaçait  de  son  bâ- 
ton, en  soufflant  comme  un  chat. 

Boer  Jan  eut  peur  de  la  vieille  coureuse, 
car  elle  faisait  commerce  avec  l'enfer  et  voyait 
dans  le  cœur  le  plus  caché  comme  dans  un 
clair  miroir. 

—  Il  arrivera  un  temps,  criait  la  vieille,  un 
temps  où  l'on  saura  tout. 

Et  elle  s'en  alla,  brandissant  son  bâton. 

—  La  vieille  mère  avait  faim  et  soif,  dit 
Roose  tristement.  Le  père  Ta  chassée  comme 
une  bête  galeuse. 

—  Ha!  s'écria  Jan  Slim,  quelle  n'y  revienne 
plus,  je  lui  casserai  le  dos  avec  un  bâton. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  95 

—  Bon!  fit  le  fermier,  Jan  n'a  pas  tort;  il 
est  maître  chez  lui.  Mais  Roose  est  femme  et 
il  est  bien  qu'une  femme  ait  pitié  de  ceux 
qui  souffrent  de  la  faim  et  du  froid. 

Puis,  la  regardant  tendrement  : 

—  J'aurai  en  elle  un  trésor,  ajouta-t-il. 

Il  prit  ses  rondes  épaules  dans  ses  larges  mains . 

—  Il  n'y  en  a  pas  de  plus  fefmes  dans  nos 
villages. 

Une  grande  rougeur  monta  aux  joues  de 
Roose. 

—  Voilà  pourtant  les  choses  que  je  dois 
m'entendre  dire,  pensa-t-elle. 

Et  une  si  claire  lueur  perla  dans  ses  yeux 
qu'on  eût  pu  la  prendre  pour  le  reflet  d'une 
larme. 

—  Fille,  dit  alors  Jan  Slim,  j'ai  parlé  à  notre 
ami,  notre  bon  et  cher  ami,  de  ce  qui  était 
convenu.  Il  viendra  s'asseoir  à  notre  feu  quand 
il  voudra,  en  attendant  que  vous  nous  quittiez 
pour  aller  vous  asseoir  au  sien.  J'espère  que 
vous  ferez  bon  ménage. 

Le  cœur  de  Kobe  s'attendrit  à  ces  paroles  et 
il  dit  à  Roose,  à  voix  basse  : 

—  Je  suis  un  vieux  pigeon,  mais  le  dedans 
est  meilleur  que  le  dehors.  Je  voudrais  déjà 
pouvoir  vous  dire  :  ma  Roose. 


96  UN  COIN  DE  VILLAGE 

Elle  baissait  les  yeux,  roulant  son  tablier  dans 
ses  mains  et  pensant  : 

—  Pourquoi  n'est-ce  pas  Lamme  qui  me 
parle  ainsi? 

Kobe  se  sentit  alors  amoureux  de  sa  chair 
fraîche  :  il  la  regarda  avec  des  yeux  brûlants. 

—  Rose  du  paradis,  me  direz-vous  un  jour 
avec  plaisir  :  Kobe,  mon  cher  Kobe  ? 

Et,  brusquement,  il  là  pressa,  contre  lui. 
Elle  se  retira  sans  répondre,  le  regardant  avec 
colère. 
Il  se  mit  à  rire. 

—  On  n'apprivoise  pas  un  oiseau  du  premier 
coup,  dit-il. 

Son  rire  sonnait  faux  comme  la  chanterelle 
du  vieux  joueur  de  violon  qui,  les  dimanches 
d'été,  fait  grincer  son  archet  à  l'entrée  du  village. 

On  heurta  de  nouveau  à  l'huis  :  Lamme  parut; 
et  avec  lui  entra  une  odeur  de  boudins  sur  le 
gril,  car  c'était  kermesse  à  boudins  dans  plu- 
sieurs maisons  du  village  selon  la  coutume  de 
Toussaint. 

— ■  Lamme  sent  bon,  dit  le  riche  fermier. 
S'il  était  plus  gras,  nous  le  mangerions. 

Et,  se  tournant  vers  Jan  Slim  : 

—  On  fait  maigre  cuisine  ici.  J'ai  faim  et 
soif.  Allons  à  la  kermesse  à  boudins. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  97 

—  Bon,  dit  Lamme,  si  ma  grosse  Santje  y 
vient. 

Il  marcha  vers  Santje  et  lui  prit  le  menton, 
caressant  sa  joue  de  l'autre  main.  En  même 
temps,  il  regardait  Roose  avec  de  doux  yeux. 
Santje  feignit  d'avoir  de  l'amour  pour  lui  et  lui 
donna  en  riant  un  bon  coup  sur  l'épaule. 

—  Lamme  -de  mon  cœur  !  disait-elle,  nous 
irons,  nous  irons. 

Et  tout  bas,  elle  dit  à  Roose  :• 

—  Il  le  faut  ainsi,  maîtresse.  Cela  est  mar- 
qué dans  le  jeu. 

—  Hélas!  à  quoi  sert  de  jouer  à  présent  la 
comédie,  répondit  la  fille  de  Slim.  Il  y  a  entre 
Lamme  et  moi  un  trou  profond  comme  le  tom- 
beau. 


98  UN   COIN   DE  VILLAGE 


XII 


Un  beau  feu  clair  brillait  dans  la  cuisine  du 
cabaret  où  ils  entrèrent;  et  le  cabaret  et  la 
cuisine  étaient  remplis  de  paysans  qui  se  déme- 
naient et  criaient,  remuant  leurs  dos  noirs 
comme  des  grenouilles  après  la  pluie. 

Une  fille  courte  et  trapue,  les  bras  rouges, 
maniait  dans  l'âtre  des  boudins  blancs  et  bruns; 
l'un  après  l'autre,  ils  crevaient  sur  le  feu,  laissant 
dégorger  leurs  entrailles.  Et  une  épaisse  fumée 
mettait  un  brouillard  sous  les  plafonds  bas. 

Les  tables  étaient  chargées  de  verres,  et  à  tout 
moment  quelqu'un  frappait  du  poing  sur  la 
table,  en  criant  : 

—  Hé  !  à  boire  ! 

Alors,  la  baesine  empoignait  d'une  main  so- 
lide la  pompe  à  bière,  et  le  gémissement  de  la 
pompe   se  mêlait  au  bruit  des  verres  entre- 


UN   COIN   DE  VILLAGE  99 

choqués,  aux  cris  des  paysans,  au  claquement 
des  salives  à  terre  et  au  grésillement  du  beurre 
sur  le  feu. 

Un  paysan  ronflait  dans  un  coin,  un  autre 
se  parlait  à  voix  haute  en  riant,  quelques-uns 
faisaient  de  grands  efforts  pour  se  tenir  debout. 
Et  dans  la  fumée  noire  la  flamme  rouge  et 
bleue  dansait,  léchant  les  bords  de  la  poêle. 

—  Les  pieds  et  les  oreilles  !  commanda  Kobe 
Snipzel  en  entrant. 

Mais  ils  étaient  mangés. 

—  Eh  bien  !  s'écria  le  pachter,  s'il  n'y  a  plus 
de  pieds  ni  d'oreilles,  qu'on  apporte  le  restant 
du  cochon. 

Les  paysans  se  mirent  à  rire  et  l'un  d'eux 
dit: 

—  Ce  n'est  rien  de  commander  :  mais  il  faut 
savoir  manger  ce  qu'on  commande. 

—  Maigre  race,  dit  Kobe  avec  dédain,  j'en 
vaus  cinq  comme  vous. 

Et  il  commanda  à  la  baesine  cinq  boudins 
noirs  et  cinq  boudins  blancs  pour  lui  seul. 

—  Pachter,  dit  tranquillement  le  menuisier 
Lucas,  petit  homme  sec,  j'en  mangerais  bien 
douze,  si  quelqu'un  voulait  les  payer. 

—  Bon!  dit  Kobe  en  riant,  je  paierai  tout. 
Alors  baesine  Scheut  jeta  dans  le  feu  rouge 


100  UN   COIN   DE  VILLAGE 

une  brassée  de  fagots  et  Mie,  la  servante,  re- 
monta de  la  cave  avec  une  pleine  assiette  de 
beurre. 

Puis  les  boudins  entrèrent  en  danse. 

—  Place  !  cria  tout  à  coup  Mie. 

Et  elle  déposa  sur  la  table  deux  grands  plats 
fumants. 

—  A  boire  !  cria  Kobe. 

Lucas  fit  un  petit  signe  de  croix,  piqua  son 
premier  boudin  et  l'avala. 

Il  mangeait  comme  Un  homme  qui  a  faim, 
sans  lever  les  yeux,  continuellement.  Snipzel 
mangeait  posément,  au  contraire,  parlant,  bu- 
vant, riant,  en  homme  sûr  de  lui.  Et  quand  les 
assiettes  étaient  sur  le  point  de  se  vider,  Mie 
en  apportait  d'autres  sur  lesquelles  il  y  avait  des 
boudins  brûlants.  Dans  les  sauciers  grésillait  une 
sauce  grasse  et  brune,  écaillée  d'échalottes. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  Lucas  souffla 
dans  ses  joues  et  se  mit  à  avaler  avec  lenteur  : 
il  avait  mangé  douze  boudins. 

—  Que  veut  manger  à  présent  Lucas  ?  de- 
manda Kobe  Snipzel. 

—  Je  mangerais  bien  encore  un  boudin,  dit 
Lucas,  avant  de  manger  les  côtelettes. 

Et  les  paysans  rangés  devant  la  table  batti- 
rent des  mains  et  crièrent  : 


UN   COIN    DE   VILLAGE  10 1 

—  Bien  !  bien! 

Lucas  mangea  le  boudin  sans  trop  de  fati- 
gue, mais  il  éprouva  une  grande  peine  à  avaler 
la  première  côtelette,  et  quand  il  se  mit  à  la 
seconde,  il  était  très-rouge  et  les  yeux  lui  sor- 
taient de  la  tête.  Cependant,  il  en  mangea  la 
moitié,  buvant  après  chaque  bouchée,  et  pour 
l'autre  moitié  : 

—  C'est  pour  le  chien,  dit-il.  J'ai  mon 
compte. 

—  Les  côtelettes  !  cria  pachter  Snipzel  qui 
finissait  de  mander  ses  boudins. 

Il  mangeait  avec  appétit  :  il  en  mangea  six. 
Puis  il  se  frappa  l'estomac  à  petits  coups. 

—  C'est  bon,  dit-il. 

Et  s'étant  tâté  le  ventre,  il  ajouta  : 

—  Je  vais  recommencer. 

Il  mangea  encore  deux  côtelettes. 
Alors  les  paysans  crièrent  : 

—  Hurrah  pour  Kobe  Snipzel  ! 
Et  chacun  trinqua  avec  lui. 

Pendant  ce  temps,  Lamme  et  son  amoureuse, 
assis  sous  la  grande  cheminée,  causaient  entre 
eux. 

—  Lamme,  dit  Roose  au  grand  garçon,  je 
voudrais  être  sous  terre.  C'est  fini  de  rire  pour 
moi. 

6. 


102  UN   COIN   DE   VILLAGE 

—  Roose,  que  deviendrai- je  si  vous-même 
perdez  confiance  ? 

—  Ah  !  répondit-elle,  il  n'est  plus  temps  d'es- 
pérer ni  de  prendre  confiance.  Mieux  vaut  ne 
nous  revoir  jamais. 

Le  pauvre  garçon  regarda  tour  à  tour  Santje 
et  Roose  et  ses  yeux  se  gonflèrent. 

—  Ne  vous  jouez  pas  de  moi,  Roose,  dit-il. 
Pour  l'amour  de  Dieu,  qu'est-il  arrivé? 

—  Rien,  dit  Santje. 
Roose  eut  l'air  de  réfléchir. 

- —  Santje  a  raison,  dit-elle  avec  résolution, 
il  n'est  rien  arrivé.  C'est  bien  assez  que  mon 
cœur  soit  déchiré. 

Mais  l'instant  d'après ,  se  tournant  vers 
Lamme  : 

—  Ami,  s'écria-t-elle,  dites-moi  que  vous 
m'aimerez  toujours. 

Lamme  fit  une  grimace  et  répondit  : 

—  J'aimerais  mieux  racler  le  pré  avec  mes 
ongles. 

Car  l'oncle  Kobe  l'observait  ;  et  même 
celui-ci  s'avança  et  dit  : 

—  Qu'a  donc  Lamme  à  parler  de  racler  le 
pré  avec  ses  ongles  ? 

—  C'est  que,  dit  Lamme,  Roose  me  de- 
mande si  je  la  voudrais  pour  femme. 


UN    COIN    DE   VILLAGE  IO3 

Uoncle  but  trois  grands  verres  de  bière  et 
repartit  : 

—  Si  Roose  ne  veut  pas  de  moi,  quelle  le 
dise. 

Puis  la  bière  mit  un  nuage  devant  ses  yeux 
et  son  cœur  s'amollit. 

—  Je  lui  aurais  fait  un  joli  nid,  dit-il.  Elle 
m'aurait  donné  des  enfants  et  j'aurais  reverdi 
comme  les  vieux  arbres. 

Dix  heures  sonnaient  à  l'horloge. 

—  Santje,  dit  Roose,  la  mère  est  seule  à  la 
maison.  Lamme  nous  ramènera. 

Et  sur  la  route,  Lamme,  ayant  pris  Roose 
dans  ses  bras,  éclata  : 

—  Ha  !  nous  sommes  malheureux.  Mais  je 
parlerai,  Roose,  je  dirai  la  vérité  à  mon  oncle. 

—  Lamme,  répondit-elle  en  sanglotant,   on 
nous  a  volé  notre  argent.  Nous  sommes  ruinés. 
Votre  oncle  seul  peut  nous  sauver  de  la  misère 
C'est  pourquoi  je  l'ai  accepté  pour  mari. 


104  UN   C0IN   DE  VILLAGE 


XIII 


Le  riche  Snipzel  s'éveilla,  à  quelques  jours 
de  là,  la  tête  froide  ;  et  tout  en  s'habillant,  il 
se  disait  : 

—  Kobe,  quand  vous  avez  envie  d'un  che- 
val, vous  ne  l'achetez  pas  pour  son  poil,  mais 
vous  demandez  à  le  voir  dans  la  charrette  ou  à 
la  selle,  après  avoir  examiné  sa  bouche  ;  s'il  ne 
rue  pas,  s'il  a  le  jarret  et  les  reins  solides,  si 
enfin  c'est  un  bon  cheval  pour  l'usage  que  vous 
voulez  en  faire,  alors  seulement  vous  passez  ac- 
cord avec  le  marchand.  Eh  bien,  Kobe,  vous 
avez  pris  votre  femme  plus  facilement  que  vous 
ne  prendriez  un  cheval. 

Il  descendit,  alla  jeter  un  coup  d'œil  à  l'éta- 
ble  et  à  l'écurie,  puis  entra  déjeuner  à  la  cui- 
sine. 

—  Elle  serait  la  pachtesse,  pensait-il.  C'est 


UN   COIN   DE  VILLAGE  IO5 

elle  qui  ferait  les  tartines  et  le  café.  Quand  je 
serais  dehors,  elle  surveillerait  le  train  de  la  mai- 
son. Et  chacun  dirait  :  Heureux  Kobe  !  Sa 
femme  est  la  plus  jolie  fermière  des  environs. 
Puis,  à  haute  voix  : 

—  Garçons,  quelle  est  la  meilleure  paire  de 
bœufs  pour  la  charrue  ? 

Et  l'un  des  domestiques  répondit  : 

—  Une  paire  ni  trop  jeune  ni  trop  vieille, 
qui  va  du  même  train  et  qui  a  le  même  âge. 

—  Non,  répondit  Kobe,  c'est  la  paire  d'un 
jeune  et  d'un  vieux,  parce  que  le  vieux  retient 
quand  le  jeune  donne  trop  du  collier. 

—  Bon,  s'écria  le  domestique,  mais  l'ou- 
vrage n'avance  guère. 

Il  alluma  sa  pipe  et  fit  le  tour  du  pré  qui  est 
derrière  la  ferme. 

—  Le  garçon  a  raison,  dit-il,  une  paire  du 
même  âçe  fait  mieux  l'affaire. 

—  Hue  !  Dia  !  criait  un  malheureux  charre- 
tier sur  la  route. 

—  Hé  !  l'ami,  qu'y  a-t-il?  lui  demanda  Kobe. 

—  Il  y  a  que  la  vieille  est  à  terre  et  que 
cette  carogne  de  poulain  a  cassé  le  train  de 
devant. 

Alors  Kobe  vit  qu'en  effet  le  train  de  devant 
était  brisé,  et  le  vieux  cheval  était  abattu,  des 


106  UN   COIN   DE   VILLAGE 

fagots  sur  les  reins,  tandis  que  le  jeune  cheval 
ruait  et  cherchait  à  tirer  la  bête  étendue. 

—  Cela  sent  mauvais,  dit  Kobe  au  charre- 
tier. 

—  Ha  !  pachter,  répondit  l'homme  ,  c'est 
ainsi  qu'il  en  va  quand  on  met  vieille  femme  et 
jeune  garçon  dans  le  brancard. 

—  Ou  jeune  péronnelle  et  vieux  garçon. 

—  C'est  ce  que  j'allais  dire,  fit  l'autre. 

Le  vieux  cheval  debout,  Kobe  s'en  revint  à 
la  ferme,  pensant  : 

—  Si  quelqu'un  fait  une  bonne  affaire,  c'est 
ce  vieil  avare  de  Slim.  Je  lui  prends  sa  fille, 
mais  il  me  prend  mes  écus. 

Ses  idées  étaient  comme  des  grenouilles  dans 
une  mare,  et  tantôt  elles  sont  à  bailler  à  l'air, 
tantôt  elles  sont  au  fond,  dans  la  vase. 

—  Ce  qui  est  fait  est  fait,  dit-il.  J'irai  à  la 
ville  pour  les  premières  emplettes. 

Et  il  rentra  à  la  ferme. 

—  Ha,  dit-il  en  voyant  tout  en  place,  le 
père  m'a  laissé  du  bien,  mais  mon  travail  l'a 
augmenté.  Et  si.  chaque  chose  est  en  ordre, 
c'est  que  je  suis  le  maître,  sans  que  personne 
ait  rien  à  y  redire.  De  vieux  meubles  sont  de 
vieilles  connaissances  :  ils  ne  bougent  pas  de 
place,  on  sait  toujours  où  les  trouver» 


UN   COIN   DE  VILLAGE  IO7 

Et  il  ajouta  mélancoliquement  : 

—  Il  faudra  pourtant  bien  mettre  le  lit  à 
droite,  si  elle  le  veut. 

Il  essaya  de  faire  des  comptes,  mais  il  dut 
recommencer  trois  fois,  s'étant  trompé  dans 
l'addition. 

—  Le  ménage  n'est  pas  mon  affaire,  dit-il. 
Elle  tiendra  le  livre  des  dépenses.  J'ai  bien  as- 
sez du  compte  des  rentrées. 

Puis  il  fit  sa  barbe. 

—  Elle  n'a  pas  encore  mis  là  dessus  le  moin- 
dre baiser,  pensait-il  en  regardant  sa  figure 
dans  le  petit  miroir.  Je  vais  me  marier  avec 
une  fille  qui  ne  m'a  seulement  pas  embrassé. 

Il  passa  sa  blouse  et  monta  à  cheval. 

—  J'achèterai  des  boucles  d'oreilles  pour 
Roose,  dit-il,    et  je  les  lui  porterai. 

Il  lâcha  sa  bête  à  travers  champs;  et  subi- 
tement une  réflexion  l'arrêta  net. 

—  Quand  on  veut  faire  marché  pour  une 
génisse  ou  un  veau,  on  ne  demande  pas  à 
son  voisin  si  l'affaire  est  bonne,  car  il  la  pren- 
drait pour  lui.  Mais  le  maître  d'école  est  expé- 
rimenté et  il  me  donnera  un  bon  conseil. 

Il  revint  sur  ses  pas  et  alla  frapper  à  une 
petite  maison  blanche,  devant  laquelle  il  y 
avait  un  champ. 


I08  UN   COIN    DE    VILLAGE 

—  Eh  !  maître  d'école  ! 

Le  vieux  n'était  pas  là  ;  il  était  en  train  de 
couper  à  la  pelle  des  tranches  de  gazon  pour 
ses  pinsons,  dans  le  chemin  creux  qui  est  der- 
rière les  noyers. 

Kobe  poussa  jusqu'aux  noyers. 

—  Maître  d'école,  que  diriez-vous  d'un 
homme  de  mon  âge  qui  prendrait  pour  femme 
une  fille  de  vingt  ans  ? 

—  Fou,  répondit  le  vieil  homme. 

Il  ramassa  deux  pierres,  l'une  grosse  et  l'au- 
tre petite,  et  les  mit,  la  première  sur  son  pouce 
et  la  seconde  sur  son  index,  puis  il  dit  : 

—  C'est  le  contraire  de  ce  qui  arrive  ici  : 
la  plus  petite  pèse  le  plus  dans  le  ménage. 

—  Bon,  dit  le  pachter  en  repartant.  On  ne 
m'en  fera  pas  accroire  :  je  suis  le  seul  maître 
de  penser  et  de  faire  ce  que  je  veux,  après 
tout. 

Une  prudence  le  reprit  en  route  il  réfléchit 
qu'il  irait  à  la  ville  une  autre  fois.  Il  avait  bien 
le  temps  I  Rien  ne  pressait. 

Il  tourna  bride.  Des  corneilles  tourbil- 
lonnaient dans  l'air  à  grand  bruit,  et  une 
petite  neige  commençait  à  tomber  du  ciel 
roux. 

—  J'ai  la  tête  à  l'envers,   pensa  Kobe.  Le 


UN   COIN    DE  VILLAGE  109 

temps  va    se  mettre  à  l'hiver   et  je  n'ai  pas 
encore  couché  mon  fumier  sur  le  champ. 

Il  demeura  un  instant  silencieux,  puis  se 
frappant  un  grand  coup  dans  le  front  : 

—  Malheur  de  moi  !  cria-t-il,  le  diable  est 
entré  dans  ma  peau. 

Et  il  enfonça  ses  talons  dans  le  ventre  de  sa 
bête  : 

—  Hue,  Marie  ! 

Marie  prit  le  grand  trot.  On  était  sur  la 
chaussée  :  au  loin,  derrière  les  arbres  dé- 
pouillés, des  fumées  noires  montaient  des  mai- 
sons. Le  fermier  regardait  à  présent  avec  at- 
tention une  jolie  façade  blanche  à  contre- 
vents peints  en  vert,  à  gauche  de  la  route. 

—  Ce  serait  à  moi,  se  dit-il,  si  je  voulais 
d'elle. 

Et  il  se  mit  à  rire  tout  haut  en  pensant  que 
celle  qui  habitait  cette  jolie  habitation  blanche 
était  amoureuse  de  lui. 

Un  instant  après,  Kobe  Snipzel  mettait  pied 
à  terre  devant  la  maison. 

Il  attacha  Marie  par  la  bride  à  un  anneau 
scellé  dans  le  mur,  et  poussa  la  porte.  Il  fai- 
sait résonner  sur  les  carreaux  de  pierre  bleue  du 
vestibule  ses  souliers  à  clous  de  fer,  comme 
un  homme  sûr  d'être  bien  accueilli. 

7 


110  UN    COIN    DE    VILLAGE 

Catherine  Wild,  en  jaquette  de  drap,  la  tête 
enveloppée  d'un  châle,  traversait  la  cour, 
un  sac  de  pommes  de  terre  sur  le  dos. 

—  Je  passais,  dit-il. 

—  Vous  êtes  toujours  le  bien  venu,  répon- 
dit la  juffrouw.  Entrez  vous  chauffer  à  la  cuisine. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  Catherine.  Don- 
nez-moi plutôt  ce  sac  :  je  le  porterai  à  la  place 
qu'il  faut. 

—  Non,  non,  cria  la  fermière.  J'ai  les  épaules 
solides  :  un  sac  ne  me  gêne  pas. 

Et  Kobe  Snipzel  admira  l'aisance  avec  la- 
quelle elle  s'en   allait,  ployée  sous  le  faix. 

—  C'est  une  femme  comme  il  y  en  a  peu, 
pensa-t-il. 

Il  entra  dans  la  cuisine. 

Le  ventre  du  poêle  était  rouge  et  une  grande 
fumée  sortait  en  sifflant  des  bords  d'un  chau- 
dron où  bouillait  la  soupe  au  lard.  Chaque 
chose  était  en  place  dans  la  cuisine,  les  chaises 
contre  le  mur  et  les  vaisselles  dans  le  bahut  ; 
des  mottes  de  sable  jaune  pommelaient  les  dal- 
les bleues  du  sol,  luisantes  comme  des  vitres. 

Kobe  se  sentit  du  bien-être  au  cœur  en  re- 
gardant se  refléter  au  fond  de  la  petite  glace,  ac- 
crochée à  la  cheminée,  la  bonne  figure  de  cet 
intérieur  bien  tenu. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  III 

Un  fusil  à  deux  coups  pendait  au-des- 
sus du  manteau  de  la  cheminée  :  il  prit  le 
fusil,  et  avisant  une  corneille  sur  un  tas  de  fu- 
mier dans  le  champ  voisin,  il  ouvrit  la  fenêtre 
et  tira. 

—  Manqué,  lui  dit  avec  un  rire  ironique 
Catherine  Wild  qui  venait  d'entrer  sur  ses 
chaussons. 

Elle  prit  le  fusil,  et,  visant  un  débris  de 
chapeau  de  paille  que  le  vent  agitait  au  bout 
d'un  piquet,  elle  lâcha  la  détente. 

—  Bien  tiré,  fit  Snipzel  en  frappant  ses 
mains  l'une  dans  l'autre. 

Et,  en  effet,  la  charge  avait  envoyé  le  cha- 
peau à  vingt  pas. 

Il  ferma  la  fenêtre,  et  se  tournant  vers  la 
fermière  qui  remuait  avec  une  cuillère  en  bois 
la  soupe  au  lard  du  chaudron  ,  il  lui  prit  la 
taille  : 

—  Ah  !  Catherine,  dit-il,  nous  aurions  bien 
tiré  la  charrue  à  deux. 

Elle  se  dégagea  d'un  mouvement  brusque, 
comme  un  poulain  auquel  on  veut  passer  le  licol. 

—  Des  histoires  !  dit-elle. 

Le  pachter  bourra  sa  pipe,  tassant  avec  son 
pouce  le  tabac  dans  le  fourneau,  puis  l'ayant 
allumée  : 


112  UN   COIN   DE  VILLAGE 

; - 

—  C'est  pour  rire,  dit-il. 

—  Il  y  a  quelqu'un  qui  a  le  droit  de  rire 
plus  haut  que  vous  à  l'heure  qu'il  est,  répliqua 
Catherine  avec  dépit. 

—  Bon  !  dit  l'autre,  qui  est-ce  ? 

—  Jan  Slim. 

En  disant  cela,  Catherine  se  redressait  et  le 
regardait  d'un  œil  dur. 

—  Jan  Slim  fait  une  bonne  affaire,  ajouta-t- 
elle  :  il  a  le  droit  de  se  frotter  les  mains  et  de 
rire  à  son  aise.  C'est  un  malin.  Il  vous  a  vendu 
sa  bête  dans  un  sac. 

Kobe  se  leva,  et  jetant  sa  chaise  à  terre  de 
toutes  ses  forces,  il  la  brisa  en  morceaux. 

—  Voilà  ce  que  je  veux  faire  de  ceux  qui 
se  moqueront  de  moi,  femme  obstinée,  dit- 
il. 

La  fermière  ramassa  tranquillement  les  mor- 
ceaux de  la  chaise  et  répondit  : 

—  Brisez  donc  en  morceaux  Jan  Slim,  car  il 
vous  a  joué. 

Elle  alla  le  regarder  ensuite  sous  les  yeux  et 
croisant  les  bras,  elle  entra  tout  à  coup  dans  une 
grande  colère  : 

—  Ah!  Kobe,  s'écria-t-elle,  ce  n'est  rien 
de  casser  les  chaises  et  de  faire  des  embarras. 
Vous  êtes  un  homme;  mais  je  n'ai  pas  peur 


UN   COIN   DE   VILLAGE  II3 


de  vous.  Non,  je  ne  vous  crains  pas  plus 
que  je  ne  crains  les  moineaux  qui  sont  là-bas 
dans  la  prairie.  Touchez-moi  un  peu  pour  voir. 
Je  me  moque  de  vous,  comme  Jan  Slim, 
comme  Roose,  comme  tous  les  gens  du  village. 
Vous  êtes  un  ambitieux,  un  méchant  homme 
plein  de  vanité  et  d'orgueil,  une  tête  sans  cerr 
velle;  voilà  ce  que  vous  êtes,  c'est  moi  qui 
vous  le  dis.  Et  je  vous  dirai  aussi  qu'on  fait 
des  grimaces  derrière  vous,  quand  vous  avez  le 
dos  tourné  ;  et  on  a  bien  raison,  car  la  seule 
bonne  chose  qu'il  y  ait  chez  vous,  c'est  votre 
argent.  Eh  bien,  elle  s'en  fera  des  chapeaux  et 
des  robes  de  votre  argent,  elle  ira  aux  kermes- 
ses avec  votre  argent,  rire  et  danser  et  s'en  faire 
dire  par  les  jeunes  garçons,  et  la  jeunesse  vous 
appellera  le  Coucou,  jusqu'au  moment  où  vous 
mourrez  sur  une  paillasse.  Oh  !  alors,  tout  le 
monde  sera  content,  et  un  jeune  mari  viendra 
prendre  dans  la  maison  votre  place  encore 
chaude.  Slim  dira  «  ma  ferme  »  en  se  chauf- 
fant à  votre  feu,  conduira  vos  chevaux,  vendra 
vos  vaches,  fumera  vos  terres,  et  le  soir,  en  se 
mettant  au  lit,  il  rira  et  dira  :  «  C'est  une 
fière  affaire  que  j'ai  faite  là.  »  Pendant  ce 
temps  vous  serez  dans  le  cimetière.  Ah!  Pach- 
ter,  je  me  moque  de  vous. 


114  UN   COIN   DE  VILLAGE 

Le  fermier  était  en  proie  à  une  fureur 
violente  ;  mais  il  faisait  des  efforts  pour  ne 
pas  la  laisser  éclater.  Il  haussait  les  épaules, 
sifflait  dans  ses  dents,  riait,  et  sa  poitrine  était 
comme  un  soufflet  de  forge. 

Quand  Catherine  Wild  eut  fini  de  parler,  il 
enfonça  sa  casquette  dans  son  cou  et  se  dirigea 
vers  la  porte. 

Arrivé  là,  il  ouvrit  la  bouche  pour  dire  une 
parole  ;  mais  sa  gorge  était  tellement  serrée 
qu'il  demeura  d'abord  sans  voix;  et  tout 
à  coup  il  sentit  dans  tout  son  corps  une  grande 
faiblesse. 

La  voix  lui  étantr  evenue,  il  dit  avec  tristesse  : 

—  Je  n'ai  pas  mérité  d'être  traité  aussi  du- 
rement, Catherine. 

La  rude  fermière  leva  les  yeux;  mais  déjà 
Snipzel  avait  tiré  la  porte  derrière  lui,  et  elle 
entendait  le  piétinement  de  son  cheval,  tandis 
qu'il  montait  en  selle. 

—  Kobe  !  cria-t-elle  en  se  précipitant  vers  la 
porte. 

Elle  l'ouvrit  toute  grande  :  il  était  parti. 

Elle  s'avança  alors  jusqu'au  milieu  de  la  route. 

Comme  il  tournait  la  tête,  il  la  vit  debout, 
remuant  ses  bras  dans  la  neige  qui  tombait  à 
gros  flocons. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  1 1  5 


XIV 


Un  matin,  La  femme  de  Jan  Slim  se  leva  en 
geignant  plus  fort  que  d'habitude. 

Elle  avait  rêvé  qu'on  la  clouait  dans  le  cer- 
cueil ;  et  tandis  que  le  charpentier  donnait  de 
grands  coups  de  marteau  sur  les  clous  qui  lui 
entraient  dans  le  corps,  un  diable  couleur  de 
sang  avait  emporté  son  âme  pour  la  faire  rôtir 
dans  les  flammes  de  l'enfer. 

Elle  ne  voulut  ni  boire  ni  manger  et  se  mit 
près  du  feu,  les  sourcils  froncés,  regardant  ton> 
ber  la  neiçe  à  travers  les  vitres. 

A  tout  instant  elle  faisait  de  grands  signes 
de  croix  et  disait  : 

—  Je  sens  les  clous  dans  ma  chair  :  ils  pénè- 
trent comme  dans  du  beurre. 

—  C'est  pour  vous  punir  de  vos  péchés, 
lui  répondait  durement  son  mari. 


Il6  UN   COIN   DE  VILLAGE 

Elle  le  regardait  alors  de  l'air  de  quelqu'un 
qui  aurait  voulu  dire  quelque  chose,  et  son 
œil  le  suivait,  pareil  à  l'œil  d'un  chien  peu- 
reux ;  mais  elle  ne  lui  disait  rien,  et  elle  con- 
tinuait à  se  lamenter  et  à  pousser  des  sou- 
pirs, en  portant  les  mains  tantôt  à  ses  épaules, 
tantôt  à  ses  jambes,  partout  où  elle  croyait 
sentir  la  pointe  des  clous.  Il  faisait  sombre  dans 
son  esprit  comme  dans  la  noire  petite  cham- 
bre où  elle  se  tenait  accroupie. 

Depuis  quelque  temps,  un  grattement  aigu 
se  mêlait  aux  sifflements  du  vent  dans  la  che- 
minée. 

Ursula  finit  par  ne  plus  regarder  que  l'en- 
droit de  la  cheminée  d'où  partait  le  bruit  : 
quand  celui-ci  était  un  peu  fort,  elle  entrait 
dans  une  grande  agitation  et  s'écriait  : 

—  Ils  ne  m'auront  pas  !  Ils  ne  m'auront  pas  ! 
Et  tout  le  monde    tremblait  autour  d'elle, 

pensant  : 

—  Le  diable  est  dans  la  maison. 

Jan  Slim  surtout,  le  superstitieux  et  poltron 
Jan  Slim,  n'était  pas  à  son  aise.  Les  veines  de 
son  corps  s'étiraient  comme  des  cordes  de 
violon  pendant  la  pluie  et  ses  petits  yeux  gris 
clignotaient  avec  fureur. 

Comme  le  bruit  continuait,    il  serra  sa  pipe 


UN   COIN   DE  VILLAGE  ÏIJ 

entre  ses  dents,  monta  sur  une  chaise  et  tira  la 
plaque  de  tôle  qui  fermait  Tâtre. 

Une  confuse  masse  noire,  qui  s'agitait,  tomba 
sur  le  poêle,  parmi  la  suie. 

— Les  esprits  se  sont  abattus  sur  la  maison,  cria 
Ursula.  Jan,  c'est  pour  vos  péchés  et  les  miens. 

—  Oiseau  du  diable,  dit  le  méchant 
paysan,  je  te  ferai  rôtir. 

C'était  un  jeune  hibou  que  le  vent  avait 
poussé  dans  la  cheminée.  Il  était  tout  étourdi, 
sortait  sa  tête  et  la  rentrait,  et  fixait  le  jour  de 
ses  yeux  jaunes. 

Jan  Slim  leva  le  couvercle  du  poêle  et,  sai- 
sissant le  hibou  par  le  cou,  il  allait  le  jeter  dans 
le  feu,  quand  Roose  le  lui  arracha  des  mains 
en  disant  : 

—  Il  a  peut-être  encore  sa  mère. 

Elle  ouvrit  la  porte  et  jeta  l'oiseau  dans  un 
tas  de  paille  qui  était  sous  le  hangar. 

Jan  se  mit  à  rire,  un  peu  honteux  de  ce  qu'il 
avait  voulu  faire  ;  mais  Ursula  regarda  Roose 
avec  mécontentement  et  lui  dit  : 

—  Il  valait  mieux  le  brûler  :  hibou  dans  la 
cheminée  est  malheur  dans  la  maison. 

Neuf  heures  sonnèrent. 
Jan   Slim  ôta  ses   sabots,   mit   ses  souliers, 
jeta  sur  ses  épaules  une  vieille  peau  de  mouton 

7. 


Il8  UN   COIN   DE   VILLAGE 

et  sortit.  Il  avait  à  toucher  le  prix  de  deux  sacs 
de  pommes  de  terre  chez  l'épicier  qui  habite 
près  de  l'église. 

Ursula  écouta  décroître  le  bruit  de  ses  pas, 
l'oreille  tendue,  et  se  mit  à  crier  : 

—  Mon  jour  approche  :  c'est  fini  de  moi. 
Et  elle  appela  Roose. 

—  Fille,  lui  dit-elle,  vous  saurez  tout.  Je  ne 
veux  pas  aller  brûler  en  enfer. 

Puis,  entremêlant  ses  paroles  de  soupirs  : 

—  Le  maître  m'a  traitée  comme  sa  servante 
et  comme  son  chien  :  il  en  avait  le  droit  ;  je 
n'avais  rien  à  dire  ;  mais  Roose  est  autant  à 
moi  qu'à  lui.  —  Och  !  och  !  je  sens  les  clous 
dans  mes  reins  !  —  Roose,  allez  voir  à  la  porte 
si  le  maître  ne  revient  pas  sur  ses  pas. 

—  Non,  dit  Roose,  après  avoir  fait  ce  que  lui 
demandait  sa  mère,  il  n'y  a  sur  toute  la  route 
ni  un  homme  ni  un  chat. 

Alors  Ursula  éleva  la  voix  et  dit  avec  colère  : 

—  Ce  n'est  pas  vrai  !  Le  maître  vous  a 
trompée,  ma  chair  et  mon  sang!  Et  je  vous 
ai  trompée  avec  lui.  — Roose,  vous  direz  une 
prière  pour  votre  mère.  —  L'argent  n'a  pas 
été  volé  :  il  est  sous  le  pommier. 

—  Santje,  cria  Roose  en  frappant  ses  mains, 
l'argent  est  sous  le  pommier. 


UN   COIN   DE    VILLAGE  II9 

—  Parlez  bas,  enfants  !  dit  Ursula  avec 
frayeur:  on  pourrait  vous  entendre. 

En  ce  moment  une  paire  de  sabots  battit 
le  pavé  de  la  rue,  devant  la  maison,  et  une 
voix  cria  : 

—  Hopsasa  ! 

Aussitôt  Roose  alla  ouvrir  la  porte  et  dit  : 

—  Entrez,  vieille  mère.  La  joie  est  revenue 
dans  la  maison  ! 

Et  Hopsasa  entra. 

—  La  bénédiction  du  Ciel  soit  avec  les 
femmes  de  cette  maison! 

Roose  mit  devant  elle  du  café  et  du  pain  et 
dit  : 

—  Mangez  à  votre  faim  et  buvez  à  votre 
soif,  vieille  mère. 

Mais  Ursula  : 

—  J'entends  le  pas  du  maître  sur  la  route  ; 
allez-vous-en,  Hopsasa.  Vous  vous  chaufferez 
plus  loin. 

—  Non,  dit  la  vieille,  le  maître  n'est  pas 
encore  là.  Il  est  entré  chez  l'épicier  et  ils  sont 
à  se  disputer  pour  le  prix  des  deux  sacs  de 
pommes  de  terre.  Le  vieux  renard  ne  sera  ici 
que  dans  une  heure. 

Elle  but  et  mangea.  Quand  elle  eut  fini,  elle 
prit  la  main  de  Roose  et  la  mit  sur  son  cœur  : 


120  UN    COIN    DE    VILLAGE 

—  La  vieille  Hopsasa  n'est  pas  ingrate,  dit- 
elle.  Roose  le  saura  bientôt. 

En  parlant  ainsi,  elle  faisait  de  si  singulières 
grimaces  que  Roose  et  Santje  ne  purent  s'em- 
pêcher de  rire. 

Les  voyant  gaies  toutes  deux  à  cause  d'elle, 
la  vieille  ajouta  : 

—  Hopsasa  aime  à  voir  rire  les  jeunes  vi- 
sages, parce  que  le  rire  des  jeunes  visages  n'est 
pas  méchant;  mais  Roose  rira  de  bien  meil- 
leur cœur  encore  le  jour  où  elle  sera  en  mé- 
nage avec  l'homme  de  son  choix. 

Et  frappant  son  bâton  à  terre  : 

—  Chaque  chose  arrivera  à  son  heure,  cria- 
t-elle. 

Elle  s'en  alla  en  marmottant,  et  quand  elle 
fut  dehors,  elle  sentit  que  son  cabas  était  plus 
lourd  à  porter  qu'à  l'ordinaire. 

—  Roose  est  pour  moi  comme  la  pluie  pour 
la  terre  dans  la  saison  des  sauterelles. 

Puis  elle  éclata  de  rire  ;  et  tout  en  riant  et 
en  gesticulant ,  elle  remuait  ses  mâchoires 
comme  une  vieille  louve  et  grommelait  : 

—  Sous  le  pommier  !  Ah  !  ah  ! 


UN   COIN   DE  VILLAGE  121 


XV 


Dans  l'après-midi  de  ce  même  jour,  les 
femmes  étant  seules  à  la  maison,  on  heurta 
à  la  porte. 

—  C'est  Lamme,  cria  joyeusement  Roose; 
et  sa  voix  ressemblait  au  chant  du  coq  quand 
il  annonce  le  matin. 

C'était  Lamme,  en  effet. 

La  porte  s'ouvrit  et  sa  longue  silhouette  ap- 
parut dans  l'entrebâillement.  Alors  les  jeunes 
filles  se  mirent  à  rire,  le  voyant  tout  couvert 
de  neige. 

—  Lamme,  dirent-elles,  vous  avez  sur  les 
épaules  le  manteau  de  madame  sainte  Cathe- 
rine. 

Lamme  ne  riait  pas  et  regardait  de  tous  côtés, 
le  cou  tendu,  n'osant  entrer. 


122  UN  COIN   DE  VILLAGE 

—  Qu'avez-vous  à  rester  planté  entre  deux 
portes  comme  le  dernier  jour  de  Tannée  ?  dit 
la  grosse  Santje. 

—  Santje,  demanda  le  garçon,  dites-moi  en 
quoi  je  puis  ressembler  à  ce  que  vous  venez  de 
dire. 

■—  Oui,  Santje,  dites-le  nous,  s'écria  Roose 
en  battant  gaîment  des  mains. 

Et  Lamme  les  regardait  l'une  et  l'autre,  éton- 
né de  les  retrouver  en  si  grande  joie  dans  cette 
maison  où  le  rire  était  rare  comme  figues  après 
Pâques. 

—  Eh  bien,  répondit  Santje,  Lamme  res- 
semble au  dernier  jour  de  l'an  parce  qu'il  est 
debout  entre  deux  portes  et  qu'il  ne  sait  s'il 
doit  s'en  aller  ou  demeurer. 

—  Bien  dit,  fit  le  garçon. 
Et  il  ajouta  : 

—  J'entre,  puisque  le  chat  n'est  pas  à  la 
maison. 

Il  secoua  sa  casquette  et  ses  habits  et  s'assit 
près  du  feu.  La  neige  en  fondant  couvrait  de 
gouttelettes  diamantées  la  peluche  de  sa  veste; 
et  ses  souliers  baignaient  dans  une  mare 
d'eau. 

Il  ne  dit  rien  d'abord;  mais  il  poussa  coup 
sur  coup  plusieurs  soupirs  ;  en  même  temps  il 


UN   COIN    DK   VILLAGE  123 

regardait  le  couvercle  du  poêle  sur  lequel  il 
s'amusait  à  faire  grésiller  les  flocons  de  neige 
accrochés  à  son  écharpe  ;  et  il  les  prenait  l'un 
après  l'autre  du  bout  des  doigts,  délicatement. 

—  Il  fait  dur  marcher  sur  la  route,  dit-il  à  la  fin. 
Un  petit  rire  sonore  et  frais  comme  l'eau  qui 

s'égoutte  d'un  robinet,  lui  répondit  du  côté  de 
la  fenêtre  où  Roose  tricotait  un  bas  de  laine 
noire;  et  justement  elle  comptait  ses  points  — 
un,  deux,  trois,  jusqu'à  trente  —  parce  qu'elle 
commençait  sa  diminution. 

Quand  elle  eut  compté  jusqu'à  trente  : 

—  Lamme,  dit-elle,  est-ce  bien  cela  qui 
vous  fait  soupirer? 

—  Non,  répondit  le  garçon,  mais  j'ai  le  cœur 
gros  de  penser  que  tout  est  fini  entre  nous. 

—  Qui  a  dit  cela  ? 

—  C'est  vous-même,  Roose.  Et  vous  avez 
ajouté  que  votre  père  avait  perdu  son  ar- 
gent... 

—  Ah  !  Lamme,  dit-elle,  ce  n'est  pas  vrai. 
Le  père  avait  inventé  cette  histoire  pour  me 
forcer  à  me  marier  avec  votre  oncle.  Mais  l'ar- 
gent n'est  pas  perdu  !  Je  sais  où  est  l'argent! 

—  Dieu  soit  loué  !  dit  Lamme  en  se  levant. 
Il  paraissait  tellement  ému  que  Roose  sentit 

son  cœur  faiblir  ;  et  tandis  qu'elle  portait  la 


124  UN   COIN   DE  .VILLAGE 

main  à  ses  yeux,  des  larmes  brillantes  passaient 
à  travers  ses  doigts. 

—  Roose,  douce  Roose,  disait-il  en  cares- 
sant ses  cheveux. 

Et  Santje  faisait  mine  de  rire,  disant  : 

—  Pluie  de  mai  est  bientôt  séchée  par  le  soleil. 
Roose  se  mit  alors  à  sourire  dans  ses  larmes; 

car  Lamme,  ayant  enlevé  du  bout  de  son  doigt 
une  goutte  qui  s'était  blottie  au  bas  de  ses 
joues,  dans  une  fossette,  venait  de  la  porter  à 
sa  bouche,  en  disant  : 

—  C'est  du  miel  pour  mon  cœur. 

Il  s'assit  auprès  d'elle,  roulant  et  déroulant 
la  boule  de  laine  avec  laquelle  elle  tricotait,  un 
pied  posé  sur  le  barreau  de  sa  chaise. 

Quelquefois  l'un  et  l'autre  se  taisaient  :  alors 
leurs  doigts  se  mêlaient  et  ils  se  regardaient 
longuement. 

Une  fois,  Lamme  ayant  fixé  les  yeux  sur  le 
tricot  auquel  elle  travaillait,  elle  lui  dit  en  riant  : 

—  C'est  un  bas  pour  moi. 

Et  Lamme  rougit  jusque  derrière  les  oreilles, 
car  il  pensait  justement  au  tour  de  sa  jambe. 

Elle  lui  raconta  que  son  père  avait  caché  l'ar- 
gent sous  le  pommier. 

—  Il  y  aurait  un  bon  tour  à  lui  jouer,  dit 
Lamme,  qui  avait  dressé  l'oreille. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  125 

Et  il  fît  aller  trois  ou  quatre  fois  sa  tête  de 
haut  en  bas,  en  clignant  de  l'œil  et  en  pinçant 
la  bouche,  pour  bien  marquer  que  le  tour  était 
fameux. 

Il  ouvrit  la  porte  qui  donnait  sur  le  fournil  et 
regarda  à  travers  la  croisée  à  petits  carreaux  verts. 

—  Je  vois  d'ici  le  pommier,  dit-il. 
Et  en  lui-même  il  pensait  : 

—  Ce  sera  pour  cette  nuit. 

Il  garda  son  projet  pour  lui  et  se  rassit  auprès 
de  Roose. 

—  Lamme,  lui  dit  alors  Santje,  les  blés  sont 
mûrs  ;  il  faudra  les  couper. 

—  Bon,  répondit  Lamme,  Santje  parle 
comme  M.  le  curé.  Qu'y  a-t-il  de  commun 
entre  nous  et  les  blés? 

—  Voici,  Lamme  :  quand  les  blés  ne  sont  pas 
coupés  à  temps,  la  moisson  est  gâtée.  C'est  le 
moment  de  tout  dire  à  votre  oncle. 

—  J'y  penserai,  répondit  le  garçon. 

La  nuit  obscurcissait  les  vitres  :  il  n'y  avait 
plus  que  très-peu  de  jour  dans  la  chambre. 

Lamme  fit  sauter  d'une  main  dans  une  autre 
un  petit  sac  contenant  de  l'avoine  et  dit  : 

—  C'est  de  l'avoine  que  je  vais  présenter  à 
un  marchand,  à  une  heure  d'ici. 

H  se  leva  et  les  jeunes  filles  l'accompagnèrent 


126  UN   COIN   DE  VILLAGE 

jusque  sur  le  chemin.  Sournoisement  Lamme 
se  baissa  comme  s'il  eût  voulu  rattacher  une 
boucle  de  ses  guêtres  ;  mais  en  réalité  il  prit  un 
peu  de  neige  à  terre  et  la  roula  dans  ses  mains 
en  forme  de  pelote,  et  il  en  fit  deux  boules. 

Au  moment  où  il  se  relevait,  une  pelote  au 
moins  aussi  grosse  que  celle  qu'il  était  en  train 
de  faire  lui-même  s'aplatit  dans  son  dos,  et  pres- 
que en  même  temps  il  en  reçut  une  seconde 
dans  le  cou. 

Alors  ce  fut  une  vraie  bataille  :  il  se  levait,  se 
baissait,  évitant  la  neige  qui  pleuvait  à  grands 
coups,  et  lui-même  en  jetait  tant  qu'il  pouvait. 

Les  boules  blanches  tombaient  tantôt  sur 
Roose,  tantôt  sur  Santje,  tantôt  sur  le  grand 
garçon;  et  leurs  habits,  leurs  visages,  leurs 
cheveux  étaient  couverts  d'une  poussière  de 
neige.  Paf!  Chacun  riait;  et  tout  à  coup 
Lamme,  ayant  glissé  sur  ses  talons,  tomba  à  la 
renverse,  de  son  long.  Alors  les  jeunes  filles 
prirent  de  la  neige  à  pleines  mains  et  la  secouè- 
rent sur  lui.  Lamme  les  laissait  faire  ;  mais  Roose 
s'étant  approchée  un  peu  trop  près,  il  se  releva 
d'un  bond  et  l'embrassa  sur  ses  grosses  joues 
rouges. 

Le  jeu  finit  là.  Il  lui  prit  ensuite  ses  mains 
et  lui  dit  en  la  regardant  au  fond  des  yeux  : 


UN   COIN   DE   VILLAGE  127 

—  Ah  !  Roose,  que  j'aurai  de  plaisir  à  vous 
appeler  ma  femme  ! 

—  Garçon,  dit  Santje,  ce  n'est  pas  avec  la 
langue  qu'on  défait  le  nœud  d'un  mouchoir. 
Rentrons,  Roose;  j'entends  le  maître  qui  ar- 
rive en  toussant. 

Lamme  se  cacha  derrière  la  charrette  qui  est 
sous  le  hangar  et  les  suivit  des  yeux  tant  qu'elles 
eurent  disparu  dans  la  maison. 

Puis  il  regarda  autour  de  lui  et,  avisant  une 
bêche,  il  la  prit  et  la  mit  derrière  la  haie  du 
jardin.  Il  alla  ensuite  à  la  niche  du  chien,  l'ap- 
pela par  son  nom  et  lui  chatouilla  les  oreilles 
en  lui  faisant  flairer  ses  habits. 

Cela  fait,  Lamme  prit  ci  grandes  enjambées 
le  chemin  de  la  ville. 


128  UN  COIN  DE  VILLAGE 


XVI 


Cette  nuit-là,  quand  tout  le  monde  fut  cou- 
ché dans  la  maison,  Jan  Slim  se  glissa  douce- 
ment hors  de  son  lit  et  descendit  au  jardin. 

Son  cœur  remontait  jusque  dans  sa  gorge  ; 
il  faisait  des  efforts  surhumains  pour  étouffer  la 
toux  qui  râlait  au  fond  de  ses  poumons.  11  regar- 
da longuement  autour  de  lui,  de  peur  d'être 
surpris,  se  baissa  enfin  et  se  mit  à  examiner  le 
sol  au  pied  du  pommier. 

Une  épaisse  couche  de  neige  couvrait  par- 
tout l'aire  et  l'on  n'y  voyait  aucune  empreinte 
de  pas. 

Personne  n'était  entré  dans  le  jardin;  il  en 
était  sûr  ;  il  respira. 

Deux  nuits  de  suite,  il  était  sorti  à  pas  do 
loup  de  la  maison,  et  avec  les  mains  et  la  bê- 
che il  avait  enlevé  la  terre  qui  recouvrait  son 


UN   COIN   DE    VILLAGE  129 


trésor,  craignant  qu'on  ne  l'eût  volé  :  mais  il 
l'avait  trouvé  à  la  place  où  il  l'avait  mis. 

Il  lui  avait  fallu  ensuite  le  recouvrir,  durcir 
la  glèbe  en  la  piétinant,  la  couvrir  de  brindilles 
et  d'herbes  pour  qu'on  ne  s'avisât  pas  des  re- 
cherches qu'il  avait  faites  en  cet  endroit. 

Il  ne  dormait  plus  :  souvent  il  se  levait,  ne 
pouvant  attraper  le  sommeil,  et  des  heures 
entières  se  postait  derrière  la  fenêtre  du  fournil, 
regardant  si  personne  ne  pénétrait  dans  le  jar- 
din. D'autres  fois,  il  s'éveillait  en  sursaut,  ayant 
cru  ouïr  du  bruit  dans  la  maison,  et  il 
courait  à  la  porte,  des  sueurs  d'angoisse  dans 
le  dos. 

L'avare  Slim  fit  le  tour  du  pommier.  Il  le 
contemplait  avec  tendresse  ;  son  vilain  museau 
s'éclairait  d'une  douceur  à  le  voir  plonger  ses 
fortes  racines  en  terre.  Hé  !  l'arbre  n'en  avait-il 
pas  autant  en  lui  ?  Planté  au  profond  de  son 
cœur  était  le  pommier.  Tronc  tutélaire,  c'était 
un  morceau  de  sa  vie.  D'elles-mêmes  ses  mains 
se  tendirent  vers  l'argent  caché,  comme  pour 
le  palper  et  le  caresser. 

La  vue  de  cet  argent  lui  eût  fait  tant  de  bien  ! 
mais  il  n'osait  pas,  à  cause  de  la  neige.  On 
eût  bien  vu  le  lendemain  que  quelqu'un  l'avait 
remuée  et  celle  qui  tomberait  pendant  la  nuit 


I30  UN   COIN  DE  VILLAGE 

ne  serait  pas  suffisante  à  couvrir  les  traces  de 
son  travail.  Il  tenait  les  yeux  fixés  sur  la  place 
où  était  son  argent.  Le  moindre  bruit  lui  cau- 
sait des  frayeurs  mortelles. 

Une  branche  d'arbre,  surchargée  de  neige, 
vint  à  craquer  près  de  lui  :  livide,  les  mains 
crispées,  Jan  Slim  s'aplatit  le  long  du  pom- 
mier. Il  s'aperçut  au  bout  d'un  instant  que  sa 
peur  était  vaine  et  il  voulut  reprendre  le  che- 
min de  la  maison. 

Au  premier  pas  qu'il  fit,  il  vit  sur  la  neige 
l'empreinte  de  deux  larges  pieds  qui  allait  du 
pommier  au  chemin  pavé.  La  sueur  baignait 
ses  cheveux  ;  il  tremblait.  Quelqu'un  avait 
passé  là  !  Cette  fois  il  était  volé  !  Anxiété 
terrible  !  Et  tout  à  coup  il  se  souvint  que 
l'empreinte  marquée  dans  la  neige  était  celle 
qu'y  avaient  laissée  ses  propres  pieds. 

L'obscurité  était  profonde  dans  le  ciel;  la 
neige  elle-même  semblait  noire.  Pourtant  il 
craignait  encore  d'être  vu  :  à  tout  bout  de  champ 
il  s'arrêtait,  regardait  dans  la  nuit,  écoutait,  et 
ne  se  remettait  à  marcher  que  prudemment, 
du  train  d'un  lièvre  traqué. 

Une  idée  le  cloua  sur  placé  :  il  n'avait  pas  dé- 
passé l'arbre  et,  conséquemment,  l'empreinte  de 
ses  pas  n'allait  pas  au-delà.  Cela  serait  remarqué  ! 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I3I 

on  se  demanderait  pour  quelle  raison  les  pas 
s'arrêtaient  au  pommier  et  pourquoi  il  n'y  avait 
d'empreintes  que  de  la  cour  à  l'arbre.  Aussitôt 
il  se  mit  à  embrouiller  ses  traces,  marchant 
à  côté  de  l'endroit  où  il  avait  déjà  marché, 
allant,  revenant  sur  ses  pas,  et  faisant  ce  manège 
d'un  bout  à  l'autre  du  jardin.  Puis,  satisfait  de 
sa  ruse,  mais  toujours  inquiet,  il  rentra  chez 
lui  et  se  mit  au  lit. 

Il  n'y  avait  d'autre  bruit  dans  la  maison  que 
le  tic-tac  de  l'horloge.  Jan  ferma  les  yeux. 
Une  souris  qui  rongeait  le  plancher  les  lui 
fit  rouvrir  brusquement.  Il  alla  du  côté  où  se 
tenait  la  souris  et  frappa  le  plancher  du  talon. 

La  souris  cessa  de  ronger. 

Il  s'était  à  peine  remis  au  lit  qu'un  gratte- 
ment se  fit  entendre  de  nouveau  :  cette  fois, 
le  grattement  semblait  venir  de  la  porte  de  la 
rue  ;  sans  doute  on  cherchait  à  pénétrer  dans 
la  maison. 

Il  ouvrit  le  volet,  ne  vit  rien. 

A  la  fin  il  s'endormit;  mais  il  se  réveilla  en 
sursaut.  Il  lui  avait  semblé  entendre  les  aboie- 
ments de  son  chien.  Avait-il  rêvé  ?  ou  bien  le 
chien  avait-il  réellement  aboyé  ? 

Il  se  leva  et  descendit  au  jardin. 

Il  n'y  avait  personne  aussi  loin  qu'on  pou- 


I32  UN   COIN   DE  VILLAGE 

vait  voir;  mais  le  chien  grondait  sourde- 
ment. 

Boer  Jan  prit  une  fourche  et  fit  le  tour  de 
la  maison. 

Comme  il  passait  devant  la  niche  du  chien, 
il  lui  parut  que  ce  dernier  était  en  train  de 
dévorer  quelque  chose;  et  en  effet,  s'étant 
approché,  il  le  vit  accroupi,  les  pattes  posées 
sur  une  peau  de  bête  qu'il  déchirait  à  belles 
dents.  La  pensée  lui  vint  immédiatement  que 
quelqu'un  avait  jeté  au  chien  cette  proie  pour  le 
faire  taire,  et  il  se  précipita  du  côté  du  pom- 
mier. 

Au  pied  de  l'arbre  béait  une  tranchée  cir- 
culaire, faite  à  la  bêche. 

—  Je  suis  damné!  cria  Jan  Slim. 

Les  yeux  hors  de  la  tête,  la  bouche  déchirée 
par  un  accès  de  toux  terrible,  écumant  et 
râlant,  il  s'arrachait  les  cheveux  et  tordait  ses 
bras.  Il  tourna  autour  de  l'arbre,  hurlant  comme 
un  chien  blessé  à  mort  et  tout-à-coup  se  jeta 
dans  la  tranchée,  à  plat  ventre. 

Une  fois  là,  il  se  mit  à  se  lamenter,  pleurant, 
geignant,  priant  Dieu.  Puis  il  enfonça  ses 
mains  dans  la  terre  et  commença  à  la  gratter 
avec  fureur, 'à  l'endroit  où  il  avait  enfoui  son 
argent. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I33 

Celui-ci  n'y  était  plus. 

Il  eut  beau  la  retourner  dans  tous  les  sens, 
plonger  ses  doigts  entre  les  racines  du  pom- 
mier, casser  ses  ongles  durs  comme  de  la  pierre 
aux  cailloux  plus  durs  du  sol  :  la  cassette  avait 
disparu.  Alors,  haletant,  furieux,  il  mordit  la 
terre  à  pleines  dents  ;  et  par  moments  il  cognait 
sa  tête  contre  les  racines  de  l'arbre.  Enfin 
il  se  redressa,  saisit  sa  fourche,  rêvant  de  se 
tuer  lui-même  ;  mais  trop  lâche,  il  l'enfonça 
par  trois  fois  de  toute  sa  force  dans  le  tronc 
du  pommier. 

Une  voix  retentit  en  ce  moment  dans  la  nuit, 
au  loin  ;  et  il  lui  sembla  que  cette  voix  criait  : 

—  Hopsasa  ! 

La  voix  venait  de  la  chaussée. 

Jan  Slim  y  courut  ;  le  vent  seul  ronflait  dans 
la  nuit. 

Il  rentra  au  jardin  ;  et  nettement,  cette 
fois,  il  entendit  un  grand  éclat  de  rire,  dans  une 
direction  opposée  à  celle  d'où  était  venue  la 
voix.  Il  franchit  la  haie  et  se  remit  à  courir, 
soufflant,  époumoné,  ses  tibias  s'entrecho- 
quant  sous  lui.  Là  bas,  hors  de  portée,  une 
forme  d'homme  fuyait  à  grandes  enjambées: 
l'homme  se  perdit  dans  le  noir. 

L'avare  revint  sur  ses  pas  et  fit  plusieurs  fois 

8 


134  UN   COIN   DE  VILLAGE 

le  tour  du  jardin,  frappant  tout  de  sa  fourche 
autour  de  lui  ;  puis  s' asseyant  sous  le  pommier, 
il  recommença  à  se  lamenter,  s'interrompant  par 
moment  pour  gratter  la  terre,  comme  s'il 
n'avait  pas  perdu  tout  espoir  de  retrouver  son 
argent.  On  lui  avait  volé  sa  vie,  son  âme,  sa  joie 
encemonde.il  gisait  à  présent  comme  un  mort, 
vide  de  sens  et  d'esprit  ;  et  regardant  désespé- 
rément l'endroit  où  il  avait  enfoui  son  trésor, 
l'œil  fixe,  la  bouche  béante,  hébété,  il  répétait 
d'une  voix  dolente  : 

—  On  m'a  volé  !  volé  !  volé  ! 

Puis  la  fureur  le  reprit  :  il  saisit  sa  tête  à 
deux  mains,  s'arracha  les  cheveux,  s'accusa 
de  folie,  de  bêtise,  de  confiance  dans  les  hom- 
mes, maudit  Dieu,  la  vie,  sa  femme,  tous  les 
siens;  ensuite  se  dressant  du  côté  du  village, 
les  bras  levés,  il  appela  sur  les  fermes  et  les 
chaumières  la  foudre  et  la  grêle. 

Des  idées  de  mort,  de  carnage,  d'extermi- 
nation se  mêlaient  à  sa  fureur  :  et  il  se  demandait 
comment  il  tirerait  vengeance  de  la  perte  de 
ce  qu'il  avait  de  plus  cher  au  monde. 

Ah  !  s'il  pouvait  seulement  se  douter  du  vo- 
leur, si  quelque  indice  pouvait  le  mettre  sur  la 
trace  !  Il  lui  planterait  sa  fourche  dans  le  ven- 
tre, il  le  piétinerait,  il  lui  crèverait  les  yeux... 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I35 

Non,  ce  n'était  pas  assez  :  il  lui  arracherait  les 
entrailles  du  ventre,  il  lui  enfoncerait  des  tes- 
sons de  bouteilles  dans  le  nez,  il  lui  planterait 
des  clous  dans  les  ongles  ;  et  son  esprit  inven- 
tait des  tortures  sans  nom. 

Alors  il  se  rappela  cette  voix  qui  chantait  au 
loin  :  Hopsasa  !  et  cet  éclat  de  rire  ;  il  les  avait 
presque  oubliés. 

Hopsasa  !  la  vieille  mendiante  !  On  la  disait 
sorcière  :  lui-môme  en  avait  toujours  eu  peur; 
plus  d'une  fois  il  l'avait  chassée  de  sa  porte. 

Où  la  trouver?  Et  déjà  il  était  debout,  il 
marchait  vers  le  village;  ses  dents  grinçaient; 
et  dans  le  vide,  il  faisait  le  geste  d'étrangler 
quelqu'un... 

Il  ne  marchait  plus  :  il  courait  ;  il  courait  de 
ses  vieilles  jambes  sèches  comme  de  l'amadou, 
à  en  perdre  haleine,  droit  devant  lui,  sans 
voir.  —  C'était  bien  elle,  la  voleuse  :  quelque 
chose  le  lui  disait. 

Il  ira  la  trouver  dans  sa  maison ,  il  la  pren- 
dra par  la  gorge,  et  si  elle  ne  parle  pas,  il  lui 
arrachera  la  langue  du  gosier.  Une  réflexion 
se  jeta  au  travers  de  cette  colère.  La  vieille 
Hopsasa  n'avait  pas  de  maison  :  elle  courait  le 
pays,  mendiant  de  ferme  en  ferme,  l'hiver  lo- 
geant dans  les  étables,  l'été  couchant  derrière 


I36  UR  COIN   DE  VILLAGE 

les  haies.  Les  gendarmes  l'avaient  menée 
en  prison  plusieurs  fois  pour  vagabondage;  mais 
elle  en  était  sortie  et  s'était  remise  à  errer.  Eh 
bien,  il  ira  trouver  les  gendarmes,  le  bourgmes- 
tre, le  garde  champêtre,  tout  le  monde  :  il 
la  fera  arrêter,  on  la  jugera;  on  l'enverra  à 
Téchafaud  ;  car  il  lui  faut  son  sang,  sa  tête,  à 
cette  voleuse... 

Et  il  crie  dans  la  nuit  :  «  Au  voleur  !  »  Sa 
propre  voix  l'épouvante.  On  saurait  donc  qu'il 
avait  un  trésor,  de  l'argent  caché  !  Les  gens  du 
village  se  moqueraient  de  lui  et  diraient  : 
«  C'est  bien  fait.  »  Sa  fille  Roose  devinerait  sa 
ruse;  Snipzel,  son  futur  gendre,  Snipzel  lui- 
même,  lui  jetterait  la  pierre...  Puis  encore,  qui 
sait  ?  on  ne  le  croirait  pas  peut-être.  Et  sa  tête 
bout  comme  une  chaudière.  Que  faire?  Une 
neuvaine  ?  un  pèlerinage  ?  Oui,  tout,  il  fera 
tout  pour  retrouver  son  argent.  —  Il  invoque 
Dieu,  son  saint  patron,  la  Vierge,  promettant 
de  brûler  des  cierges,  de  se  confesser,  de  se 
repentir  de  ses  fautes,  d'écouter  plus  saintement 
la  messe  ;  il  donnera  même  de  l'argent  aux 
marguilliers  —  Pas  plus  tard  qu'au  petit  jour  il 
ira  trouver  M.  le  curé  pour  lui  demander  trois 
messes,  quatre  messes,  cinq  messes...  — Que 
lui  importe    le   nombre  !    il  y  mettra  l'argent 


UN   COIN    DE   VILLAGE  1 37 

qu'il  faut  —  pour  retrouver  celui  qu'il  a 
perdu  !... 

Et  tout  à  coup  se  ravisant,  il  réfléchit  que 
c'est  assez  de  deux  messes. 

Ses  jambes  ne  le  portent  plus;  il  revient  en 
se  traînant  vers  sa  maison. 

Comme  il  passe  devant  une  ferme,  il  dresse 
l'oreille  :  il  a  cru  entendre  un  bruit  de  pièces 
d'argent. 

Non,  c'est  un  cheval  dont  la  longe  a  grincé 
dans  l'anneau  de  l'auge. 

Il  regarde  longuement  la  ferme,  l'étable,  le 
hangar  rempli  de  paille.  S'il  y  mettait  le  feu  ! 
—  Les  autres  maisons  du  village  brûleront 
après.  Tout  le  monde  de  cette  manière  paiera 
pour  le  voleur  ;  ce  serait  bien  le  diable  si 
celui-ci  n'était  pas  atteint  dans  le  nombre  ! 

Un  chien  de  garde  aboie;  un  autre  répond 
au  loin. 

Boer  Jan  a  peur;  il  se  presse,  chancelant,  se 
cognant  aux  arbres,  morne,  stupide. 

Sa  maison  est  là,  devant  lui  ;  tout  dort.  La 
colère  le  reprend  en  face  de  cette  tranquillité. 
Il  arrachera  du  lit  sa  femme,  sa  fille,  Santje,  en 
chemise,  demi-nues,  il  les  poussera  dehors 
par  cette  neige  et  par  ce  froid,  et  il  leur 
criera  : 

8. 


I38  UN    COIN    DE   VILLAGE 

—  On  m'a  volé  !  Grattez  la  terre  avec  vos 
ongles  et  cherchez  :  il  y  avait  de  l'argent  sous 
cette  terre  ! 

Mauvaise  idée,  il  se  taira.  Personne  ne  doit 
rien  savoir  de  cet  argent  caché.  Ursula  seule 
connaît  son  secret. 

Plutus,  le  grand  chien,  sentant  le  maître,  bat 
la  niche  à  coups  de  queue.  Jan  Slim  s'approche 
comme  s'il  voulait  le  caresser,  les  dents  ser- 
rées, plein  d'une  sourde  rage  ;  et  tout  à  coup 
il  lève  le  bras  pour  le  frapper  de  sa  fourche, 
mais  au  moment  où  il  va  le  tuer  : 

—  Je  l'ai  payé  vingt  francs,  se  dit-il  au  mi- 
lieu de  sa  colère. 

Et  jetant  la  fourche,  il  lui  donne  autant  de 
coups  de  pied  dans  le  ventre  que  le  chien  lui 
a  coûté  d'argent. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I39 


XVII 


Lamme  rêva  cette  nuit-là  qu'il  y  avait  au 
milieu  du  jardin  de  Jan  Slim  un  grand  pommier 
et  que  sous  ce  pommier  était  caché  un  trésor. 
La  maison  dormait  :  aucun  bruit  sur  la  route. 

Il  lui  parut  qu'une  silhouette  noire  se  glissait 
le  long  du  hangar  sous  lequel  sont  remisées 
les  charrues  et  les  charrettes,  et  cette  silhouette 
qui  était  celle  d'un  homme,  s'avançait  à 
petits  pas,  avec  la  crainte  visible  d'être  re- 
marquée. Lamme,  s'étant  alors  couché  derrière 
la  haie,  regarda  par  les  trous  de  la  brous- 
saille  ce  qui  allait  se  passer;  et  l'homme  s'était 
avancé  du  côté  du  pommier.  Si  Lamme  avait 
pu  avoir  quelque  doute  sur  l'identité  de  ce 
promeneur  nocturne,  sa  petite  mine  de  furet, 
son  dos  voûté,  ses  jambes  rentrées  aux  genoux, 
comme  celles  d'un  vieux  cheval  auquel  on  a 


I40  UN   COIN    DE   VILLAGE 

fait  porter  de  trop  lourds  fardeaux,  lui  auraient 
bien  vite  fait  reconnaître  le  père  de  sa  bonne 
Roose. 

Aussitôt  commença  une  belle  comédie  ;  jamais 
Lamme  n'en  avait  vu  de  pareille  ;  et  pourtant 
il  se  souvenait  parfaitement  des  parades  des 
paillasses  aux  kermesses  de  Bruxelles  et  de 
Louvain,  et  même  son  oncle  l'avait  mené,  un 
soir  de  marché  —  il  y  avait  longtemps  de  cela, 
—  dans  une  grande  salle  tendue  d'or  et  de  ve- 
lours où  des  gens  au  visage  peint  et  affublés  de 
défroques  bariolées,  s'étaient  démenés  trois 
heures  durant  en  taisant  force  grimaces.  Oui, 
Lamme  avait  vu  des  choses  très  drôles  ;  mais 
le  spectacle  qui  s'offrait  en  ce  moment  à  ses 
yeux  dépassait  en  comique  les  farces  les  plus 
amusantes  auxquelles  il  se  rappelait  avoir 
assisté. 

Boer  Jan  s'étant  approché  d'un  grand  trou 
noir  qui  était  au  pied  du  pommier  et  tranchait 
sur  la  blancheur  de  la  neige  comme  un  sillon 
fraîchement  tracé,  avait  commencé  par  se  rou- 
ler à  terre,  avec  des  contorsions  singulières  qui 
le  faisaient  ressembler  plutôt  à  un  singe  qu'à 
un  homme.  Il  s'était  relevé  ensuite  et  s'était 
mis  à  danser  dans  le  trou,  en  frappant  à  grands 
coups  sa  poitrine  et  sa  tête.  A  mesure  qu'il 


UN   COIN  DE  VILLAGE  I4I 

dansait,  son  nez  s'allongeait  et  prenait  des  pro- 
portions démesurées,  si  bien  qu'il  finit  par 
s'enrouler  trois  fois  autour  du  pommier.  Boer 
Jan  fit  alors  d'incroyables  efforts  pour  se  déta- 
cher de  l'arbre;  mais  il  avait  beau  se  tré- 
mousser :  il  ne  parvenait  qu'à  resserrer  plus 
étroitement  les  trois  tours  qui  le  retenaient  au 
pommier.  Soudainement,  une  grosse  truie 
noire,  dont  les  yeux  jetaient  du  feu,  se  préci- 
pita dans  le  fossé  et  d'une  gueulée  dévora  le  trésor 
que  Jan  Slim  y  avait  caché.  De  voir  les  efforts 
du  paysan  pour  chasser  la  truie,  de  voir  surtout 
ses  grimaces,  ses  gesticulations,  ses  coups  de 
tête  et  ses  ruades,  comme  un  loup  pris  au 
piège  et  que  retiennent  plus  étroitement  à  cha- 
que mouvement  les  dents  du  fer,  cela  mit  Lam- 
me  dans  une  telle  gaîté  qu'il  s'éveilla. 

Et  Lamme,  ayant  ouvert  les  yeux,  se  vit  cou- 
ché dans  l'écurie  sur  des  bottes  de  paille.  Le 
petit  jour  du  matin  glissait  par  la  lucarne  et  lui 
montrait  dans  l'ombre  les  chevaux  en  train  de 
broyer  leur  avoine. 

—  Hue  !  Ho  !  criait  le  garçon  de  ferme,  en 
les  frappant  sur  la  cuisse  pour  les  faire  reculer 
et  racler  leur  litière. 

—  Bon  !  se  dit  Lamme,  voilà  le  jour.  Oncle 
Snipzel  ne  tardera  pas  à  s'éveiller.  Il  m' appel- 


I42  UN   COIN   DE  VILLAGE 

lera  et  me  demandera  ce  que  j'ai  fait  si  tard 
dehors. 

Il  se  mit  debout,  enleva  de  sa  veste  les  brins 
de  paille  qui  s'y  étaient  attachés,  caressa  en 
passant  les  chevaux  et  alla  se  laver  à  la 
pompe. 

L'aube  se  levait  sur  les  campagnes  blanches 
de  neige,  dans  un  ciel  clair  et  froid,  rosé  vers 
le  bas  :  il  gelait. 

D'où  vient  que  le  petit  jour  ne  surprenait 
pas,  comme  à  l'ordinaire,  Lamme  dans  son 
lit  ?  Il  avait  les  yeux  gros  de  sommeil  et  les 
joues  bouffies  d'un  homme  qui  a  mal  dormi. 

Minuit  sonnait  aux  maisons  du  village  quand 
il  avait  poussé  la  barrière  à  claire-voie  qui 
ferme  du  côté  de  la  campagne  la  cour  de  l'ha- 
bitation de  son  oncle.  La  lampe  ne  brillait  plus 
derrière  les  vitres  de  la  cuisine  :  le  fermier, 
les  domestiques,  tout  le  monde  était  couché. 
Il  avait  sifflé  les  chiens  à  demi-voix  pour  les 
empêcher  d'aboyer  et  s'était  glissé  dans  l'écurie; 
le  sommeil  était  venu  délasser  alors  ses  mem- 
bres fatigués  sur  un  bon  lit  fait  de  bottes  de 
paille,  parmi  la  buée  tiède  qui  s'exhalait  des 
chevaux. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Lamme 
couchait  dans  l'écurie  :  plus  d'une  nuit, au  re- 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I43 


tour  des  kermesses,  trouvant  la  maison  close, 
il  s'était  étendu  sur  la  paille,  le  cœur  bat- 
tant au  souvenir  des  jolies  filles  qu'il  avait 
fait  danser.  L'aube,  entrant  par  la  fenêtre 
large  ouverte,  lui  apportait  avec  ses  fraîcheurs 
la  senteur  des  sainfoins  séchant  par  tas  dans  la 
campagne.  Mais  le  temps  des  kermesses  est 
passé  et  le  gel  donne  au  matin  le  visage  rigide 
et  bleui  des  noyés. 

Tandis  que  Lamme  fait  couler  dans  sa  nuque 
et  sur  ses  bras  l'eau  glacée  de  la  pompe,  il  en- 
tend dans  la  maison  la  voix  de  son  oncle.  La 
fumée  sort  du  toit,  avec  une  odeur  de  bois 
brûlé,  et  la  vieille  Lisbeth  moud  près  de  l'âtre 
le  café  dans  le  moulin. 

L'eau  de  la  pompe  active  le  cours  de  son 
sang  dans  ses  veines  et  achève  de  réveiller  son 
esprit  encore  endormi.  Il  pense  à  son  rêve  de 
la  nuit,  et  il  s'étonne  de  la  ressemblance  qui 
existe  entre  ce  rêve  et  les  choses  qu'il  a  réelle- 
ment vues.  Mais  celles-ci  se  sont  terminées 
différemment. 

Lamme  se  souvient  nettement  à  présent  des 
moindres  détails  de  cette  nuit  singulière  :  il 
lui  semble  encore  être  derrière  la  haie,  sa  bê- 
che dans  les  mains,  attendant  le  moment  de 
pénétrer  dans  le  jardin,  lorsque  tout  à  coup 


144  UN    C0IN   DE   VILLAGE 

Jan  Slim  est  sorti  de  la  maison.  Ah!  il  avait  un 
bon  tour  en  tête  :  il  voulait  prendre  à  son 
propre  piège  le  fin  renard  !  Et  Lamme  rit  d'un 
rire  muet  qui  secoue  son  estomac  dans  sa  poi- 
trine à  la  pensée  que  quelqu'un  l'avait  devancé 
dans  ce  projet  ;  il  cherche  dans  son  esprit  quel 
peut  être  l'auteur  de  cette  bonne  farce,  mais 
il  ne  soupçonne  personne.  Un  instant  l'idée 
d'un  voleur  lui  vient  à  l'esprit;  cette  idée  le 
rend  songeur,  car  il  aime  trop  Roose  pour 
souhaiter  à  son  père  un  malheur  qui  le 
frapperait  du  reste  lui-même  ,  si  comme  il 
l'espère,  il  se  marie  quelque  jour  avec  la  jolie 
fille. 

Les  trois  tours  du  nez  autour  du  pommier 
et  la  truie  dévorant  le  trésor  sont  des  inven- 
tions de  son  cerveau  ;  mais  il  a  distinctement  vu 
boer  Jan  gratter  la  terre,  frapper  sa  tête  contre 
un  arbre  et  déchirer  ses  vêtements.  Cela  l'avait 
même  mis  dans  un  si  grand  accès  de  bonne 
humeur  que,  s'étant  glissé  jusque  derrière  une 
meule  couverte  de  chaume,  il  avait  subitement 
éclaté  de  rire  ;  c'est  alors  que  Jan  Slim  lui  avait 
donné  la  chasse  à  travers  champs. 

—  Holà  !  garçon,  lui  crie  en  ce  moment 
l'oncle  Snipzel,  est-ce  donc  le  temps  où  les 
chats  se  promènent  la  nuit  sur  les  toits,  au  lieu 


UN  COIN  DE  VILLAGE  I45 

de  dormir  dans  les  cendres  du  feu,  comme  des 
chats  de  bonne  maison  ? 

—  Il  n'y  aurait  pas  si  grand  mal ,  oncle 
Kobe,  répond  Lamme;  car  en  se  promenant 
sur  les  toits  la  nuit,  on  peut  voir  par  les  lu- 
carnes des  choses  qu'on  n'est  pas  toujours 
certain  de  voir  le  jour. 

—  Dites-moi  donc  ce  que  vous  avez  vu, 
Lamme,  grand  sournois. 

—  J'ai  vu,  oncle  Kobe,  que  les  plus  vieilles 
mouches  se  laissent  attraper  au  miel  comme 
les  plus  jeunes. 

En  parlant  ainsi,  Lamme  se  livrait  à  une 
pantomine  tellement  grotesque  qu'on  ne  pou- 
vait le  regarder  sans  être  porté  à  la  gaîté. 

Le  gros  homme  affecta  de  ne  point  prendre 
le  propos  pour  lui  et  s'en  alla,  haussant  les 
épaules  et  disant  : 

—  Bon  !  nous  en  reparlerons. 

—  J'y  compte  bien,  pensa  Lamme. 

Et  quelque  temps  après  le  repas  de  midi, 
comme  il  était  occupé  à  tresser  un  panier  dans 
la  cuisine,  il  entendit  de  nouveau  la  voix  de 
Kobe  Snipzel;  il  secouait  à  la  porte  ses  gros 
souliers  couverts  de  neige  et  gourmandak 
quelqu'un  dans  la  cour. 

Lamme  se  mit  aussitôt  à  siffler,  tressant  l'o- 

9 


I46  UN  COIN  DE  VILLAGE 

sier  avec  une  grande  activité.  Kobe  entra  dans 
la  cuisine,  en  fit  deux  ou  trois  fois  le  tour  et, 
se  plaçant  devant  son  neveu,  les  mains  derrière 
le  dos,  il  lui  dit  ; 

—  Lamme,  mon  garçon,  qu'avez-vous  dans 
l'esprit  ?  Vous  oubliez  de  me  dire  ce  dont  vous 
êtes  convenus,  le  marchand  Jans  et  vous. 

Lamme  cessa  de  siffler,  prit  une  tige  d'osier 
dans  la  botte,  et  l'ayant  trempée  dans  l'eau, 
répondit  : 

—  J'avais  autre  chose  dans  la  tête,  c'est  vrai, 
oncle  Kobe.  Jans  a  trouvé  l'avoine  à  son  goût  : 
il  en  prendra  dix  sacs  et  paiera  comptant  ; 
mais  il  ne  la  paiera  que  huit  francs  le  sac. 

—  Bon  !  dit  Snipzel.  Vous  ferez  vous- 
même  les  sacs,  Lamme,  et  vous  y  mettrez  en 
quantité  égale   la  petite  avoine   et  la  grosse. 

Lamme  cligna  malicieusement  les  yeux  pour 
montrer  à  son  oncle  qu'il  avait  compris  et  se 
remit  à  siffler  à  tue-tête. 

—  Où  sont  les  merles  que  Lamme  veut  ap- 
privoiser avec  un  pareil  vacarme?  demanda 
Kobe,  brusquement  inquiet  et  dressant  l'oreille. 

—  Sous  ma  casquette,  répondit  Lamme. 

—  Bonne  plaisanterie.  Comment  pourrait-il 
y  avoir  des  merles  sous  votre  casquette,  fichu 
plaisant  ? 


I 


UN  COIN  DE  VILLAGE  I47 

—  Merles  de  plaisir  et  de  bonne  humeur, 
en  ai  un  nid  dans  le  cerveau. 

—  Et  quel  bon  vent  les  fait  siffler,  Lam- 
e? 

—  Oncle,  c'est  qu'il  y  a  odeur  de  mariage 
dans  l'air  autour  de  la  maison.  Odeur  de  ma- 
riage et  odeur  de  boudins  font  kermesse  en- 
semble, et  le  cœur  danse  quand  l'estomac 
mène  les  violons. 

—  Vos  merles  sifflent  faux,  Lamme,  car 
telle  n'est  pas  votre  pensée. 

—  C'est  qu'alors  je  pense  à  autre  chose, 
oncle  Kobe.  Je  pense,  en  effet,  que  si  quel- 
qu'un vous  disait  qu'il  a  vu  la  lune  en  plein 
midi,  vous  lui  tourneriez  le  dos  en  riant,  n'est-il 
pas  vrai? 

—  Assurément. 

—  Eh  bien,  d'entendre  dire  que  Catherine 
Wild  était  folle  de  vous,  cela  m'a  mis  en  gaîté 
tout  autant. 

—  Qui  a  dit  cela  ? 

—  Tout  le  monde  le  dit  :  il  n'y  a  qu'une 
seule  voix  là  dessus;  mais  je  sais  bien  que  ce 
n'est  pas  vrai. 

—  Et  comment  le  savez-vous,  Lamme  ? 

- —  Si  Catherine  Wild  était  amoureuse  de 
mon  oncle  Kobe,  comme  on  le  dit,  mon  oncle 


I48  UN   COIN  DE  VILLAGE 

s'en  serait  aperçu  tout  le  premier;  et  certaine- 
ment il  n'aurait  pas  offert  le  mariage  à  une  jeu- 
nesse qui  ne  l'aime  pas,  mais  il  aurait  conduit 
dans  sa  maison  la  femme  qui  a  souffert  et 
pleuré  pour  l'amour  de  lui. 

—  Elle  m'a  chassé!  Elle  me  hait!  s'écria 
vivement  le  pachter.  C'est  une  femme  en- 
ragée. 

—  Une  femme  enragée,  oui.  J'ai  dit  tout 
cela  aux  gens  du  village;  on  m'a  répondu  qu'elle 
était  franche,  bonne,  dévouée,  d'humeur  sé- 
rieuse et  non  enjouée  comme  le  sont  les 
filles  qui  préfèrent  la  kermesse  au  ménage.  A 
chacun  son  idée. 

—  Quel  malheur,  mon  garçon,  qu'on  ne 
saurait  se  marier  sans  ressembler  à  un  cheval 
tombé  sur  la  route  !  Tout  aussitôt  les  mouches 
s'abattent  comme  grêle  sur  la  bête.  Ainsi  font 
les  langues  des  mauvaises  gens. 

—  Bien  dit,  oncle;  mais  à  force  de  piquer 
la  bête,  les  mouches  l'obligent  à  se  remettre 
debout  et  à  regagner  sur  ses  quatre  jambes 
son  écurie,  au  lieu  de  se  laisser  écraser  par  la 
roue  des  chariots. 

Tandis  que  le  gros  homme  se  grattait  le 
bras,  un  peu  embarrassé  de  la  répartie  et  cher- 
chant une  réponse,  Lamme  menait  grand  bruit, 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I49 

frappant   de    son  petit  marteau  les  osiers  $u 
panier  pour  les  aplatir. 

—  C'est  un  propos  dans  le  village  que  Roose 
a  un  amoureux,  dit-il  tout  à  coup  en  regar- 
dant son  oncle  de  côté. 

Snipzel  haussa  les  épaules. 

—  On  dit  aussi,  continua  Lamme,  que  Jan 
Slim  est  ruiné  et  que  c'est  pour  cela  qu'il  con- 
traint Roose  a  vous  accepter  pour  mari. 

Un  taureau  qui  se  sent  mordu  par  un  chien 
se  retourne,  la  tête  basse,  prêt  à  frapper  de  ses 
cornes.  Ainsi  Kobe  s'est  retourné  sur  son  ne- 
veu, l'œil  menaçant.  Il  donne  un  grand  coup 
sur  la  table  et  s'écrie  : 

—  Jan  ruiné!  — Garçon,  c'est  un  mauvais 
jeu  celui-là,  jeu  de  fripon  et  qui  lui  portera 
malheur.  Qu'il  garde  sa  Roose  :  je  ne  serai 
pas  sa  dupe. 

—  Demain  on  vendra  peut-être  ses  meu- 
bles, ses  grains  et  ses  charrettes  si  vous  ne 
lui  venez  en  aide  en  épousant  sa  fille. 

—  Il  n'en  sera  rien  ;  —  qu'il  mendie  son 
pain  ! 

—  Oncle,  voila  qui  est  parler,  s'écria 
Lamme  dans  sa  joie;  et  il  se  dressa  comme  s'il 
allait  l'embrasser. 

Mais  Kobe  Snipzel  ; 


150  UN   COIN   DE   VILLAGE 

. —  Neveu,  je  ne  veux  ni  conseils  ni  répri- 
mandes :  j'en  ferai  à  ma  tête. 

Et  il  ferma  brusquement  la  porte  derrière 
lui. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I5I 


XVIII 


Ce  même  jour-là,  boer  Jan  partit  de  grand 
matin  pour  le  village  :  il  avait  l'air  plus  renfer- 
mé que  jamais  et  serrait  contre  ses  dents  ses 
lèvres  minces  qui  ressemblaient  à  des  cicatrices  ; 
mais  si  sa  bouche  ne  soufflait  ni  le  chaud  ni 
le  froid,  ses  petits  yeux  clignotants  faisaient 
grande  besogne,  regardant  dans  tous  les  sens, 
comme  les  yeux  de  M.  le  percepteur  du  can- 
ton, quand  il  fait  sa  tournée. 

Il  y  avait  peu  de  monde  sur  les  routes  : 
chacun,  par  ce  temps  de  neige,  demeurait  vo- 
lontiers près  du  feu  à  tresser  les  paniers,  à 
fourbir  les  fourches  ou  à  remplacer  par  de 
beaux  manches  polis  les  vieux  manches  hors 
d'usage  des  pelles  et  des  râteaux. 

Des  charrettes  passaient  par  moments,  au 
pas  prudent  d'un  cheval  qui  faisait  sonner  en 


152  UN   COIN   DE  VILLAGE 

marchant  ses  carillons  de  cuivre;  et  les  Unes 
conduisaient  dans  les  villages  voisins  de  la 
paille,  des  pommes  de  terre  ou  du  fumier;  les 
autres,  chargées  de  vieux  bahuts,  de  bois  de 
lits  et  de  chaises,  servaient  à  déménager  l'ameu- 
blement d'une  famille  de  paysans.  Mais  ni  le 
fer  des  chevaux,  ni  les  sonneries  de  leurs  col- 
liers, ni  la  voix  des  hommes  qui  les  condui- 
saient ne  troublaient  pour  longtemps  le  si- 
lence de  la  campagne  endormie  sous  la  neige  ; 
et  à  peine  entendus,  tous  ces  bruits  se  mou- 
raient sans  échos  dans  les  espaces  sourds. 
Quelquefois  une  porte  s'ouvrait  :  une  femme 
apparaissait,  tenant  dans  son  tablier  le  grain 
des  poules;  et  tandis  qu'elle  le  semait  devant 
elle  en  criant  :  Piou  !  piou  !  piou  !  les  poules 
accouraient,  les  plumes  rebroussées  par  le  froid. 
Ou  bien  encore  c'étaient  des  servantes  de 
ferme,  les  jambes  entourées  de  gros  tricots  de 
laine  et  les  pieds  dans  des  sabots  rembourrés 
de  paille,  qui  se  dirigeaient  du  côté  des  huttes 
à  porcs,  portant  à  la  main  des  chaudrons  rem- 
plis de  bouillie  de  son  et  de  légumes  ;  et  les 
porcs,  attirés  par  l'odeur,  secouaient  à  grandes 
poussées  de  leurs  groins  roses  la  porte  des 
enclos.  Ailleurs  une  grosse  fille  aux  cheveux 
pailleux  cassait  à  coups  de  sabots  la  glace  de 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I53 

la  cuve  à  l'eau  et,  l'ayant  cassée,  plongeait  à 
rouges  brassées  les  choux  et  les  navets  du  pro- 
chain repas  dans  ce  bain  glacé.  Des 'hommes 
battaient  la  paille  dans  les  granges  ou  vannaient 
le  blé  en  sifflant  et  en  chantant  ;  et  la  pous- 
sière jaune  qui  sortait  par  les  portes  était  chas- 
sée par  la  bise  au  loin. 

Dans  les  maisons  paresseuses,  on  entendait 
le  grincement  des  moulins  à  café  ;  des  enfants 
patrouillaient  pieds  nus  sur  le  carreau. Une  buée 
bleue  sortait  des  étables;  par  moments  une  bête 
beuglait;  et  de  l'intérieur  des  fermes  boer  Jan 
sentait  venir  à  lui  des  bouffées  tièdes. 

Il  alla  ainsi,  tant  qu'il  vit  l'église;  près  de 
l'église  la  maison  du  curé,  une  vieille  petite 
maison  jaune,  le  long  de  laquelle  coulaient 
les  gouttières,  étalait  ses  volets  verts  et  ses 
rideaux  blancs.  Jan  regarda  l'église,  la  maison, 
les  volets,  les  rideaux,  et  passa  :  il  marcha 
jusqu'au  bout  de  la  place,  revint  sur  ses  pas 
et  de  nouveau  s'attarda  devant  la  maison  du 
curé.  . 

—  Ah!  dit-il  en  soupirant,  le  bon  Dieu 
prendra  pitié  de  ma  peine  si  je  fais  ce  que  j'ai 
dans  Tidée. 

Il  allait  tirer  la  sonnette  quand  tout  à  coup 
s'arrêtant  : 


154  UN   C0IN  DE  VILLAGE 

—  Heu  !  heu  !  si  je  ne  retrouve  pas  ma  cas- 
sette, à  quoi  m'aura  servi  de  faire  dire  des 
messes  ?  L'argent  que  je  dépenserai  pour  les 
faire  dire' ira  rejoindre  celui  que  j'ai  perdu. 

Il  se  rapprocha  encore  une  fois  : 

—  Qui  ne  risque  rien  n'a  rien  :  j'en  ferai 
dire  une  petite. 

En  ce  moment  M.  le  curé  ouvrit  sa  porte  :  il 
tenait  sous  le  bras  son  bréviaire  et  un  gros  pa- 
rapluie recouvert  en  coton. 

Comme  il  ventait  dur,  son  tricorne  s'envola. 

—  Eh  î  monsieur  le  curé,  lui  dit  boer  Jan, 
croyez-vous  qu'en  disant  une  messe,  vous  le 
retrouviez  ? 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  mon  garçon,  dit 
le  bonhomme  ;  il  est  passé  par  dessus  le  mur  du 
jardin. 

Et  tout  en  tenant  à  deux  mains  sa  petite  ca- 
lotte de  soie,  il  alla  ouvrir  la  grille  rouillée  de 
son  jardin  et  vit  son  tricorne  qui  roulait  entre 
les  arbres,  comme  un  palet. 

Boer  Jan  mit  son  pied  dessus. 

—  Je  le  tiens,  cria-t-il. 

—  N'écrasez  pas  les  bords,  fit  le  curé. 

Il  frotta  son  tricorne  avec  son  foulard,  le 
remit  sur  sa  tête,  et  se  tournant  vers  Jan  im- 
mobile devant  lui,  sa  casquette  à  la  main  : 


UN  COIN  DE  VILLAGE  155 

—  Eh  bien,  Slim,  qu'y  a-t-il  pour  votre  ser- 
vice? 

—  Rien,  monsieur  le  curé,  je  vous  re- 
mercie. 

Et  boer  Jan  tira  à  droite,  pendant  que  le 
curé  se  dirigeait  à  grandes  enjambées  vers  la 
porte  de  l'église. 

—  Il  en  est  mieux  ainsi,  pensa-t-il.  Le  bon 
Dieu  n'a  pas  besoin  de  l'argent  d'un  pauvre 
homme  ;  et  pour  moi,  c'est  une  économie. 

Il  mit  la  main  à  sa  poche  pour  sentir  si  la 
pièce  de  cinq  francs  qu'il  avait  mise  dans  un 
nœud  de  son  mouchoir  y  était  toujours  ;  et  de 
la  sentir,  cela  mit  ses  doigts  en  joie. 

—  Si  l'on  devait  payer  tout  le  monde,  le  bon 
Dieu,  les  gendarmes  et  le  juge  de  paix,  on  n'en 
sortirait  jamais.  Il  vaut  mieux  serrer  le  peu 
qu'on  a. 

Et  ayant  fait  tout  ce  chemin  pour  acheter 
une  messe  à  saint  Antoine,  patron  des  objets 
perdus,  il  revint  sur  ses  pas,  par  le  village. 

Il  pensait  à  son  voleur. 

—  J'entrerai  dans  les  maisons,  se  dit-il  ;  j'irai 
chez  les  riches  et  chez  les  pauvres;  je  les  re- 
garderai entre  les  deux  yeux. 

Il  entre  chez  Flip,  il  entre  chez  Tist,  il  en- 
tre chez  Hans;  les  femmes  tricotent  ou  font  la 


I56  UN    COIN   DE   VILLAGE 

lessive  ;  les  hommes  trient  la  fleur  des  pommes 
de  terre  pour  la  planter  en  mai,  nettoient  leur 
avoine  ou  bien  fabriquent  des  ceps  pour  les 
taupes,  mettant  à  profit  la  neige  qui  les  retient 
chez  eux. 

—  Je  passais  par  ici.  — Bonjour,  dit-il. 

Il  s'assied  près  du  feu,  regarde  les  hommes, 
les  femmes,  les  enfants,  interroge  les  coins  de 
la  chambre,  agité,  inquiet,  comme  un  chien  de 
chasse  en  plaine. 

—  J'ai  perdu  mon  aiguille,  dit  une  femme  en 
furetant  parmi  les  loques  qu'elle  a  sur  les  ge- 
noux. 

—  Ce  n'est  pas  chez  Slim  qu'une  aiguille  se 
perdrait,  répond  en  riant  son  mari. 

Boer  Jan  sent  arder  sa  gorge  et  regarde  le 
mari,  en  fronçant  les  sourcils. 

Non,  ce  n'est  pas  celui-là.  Il  rit  de  trop  bon 
gré. 

—  Voilà  Jan  !  lui  crie  le  gros  fermier  des 
Quatre- Vents.  Sûrement,  Slim,  vous  êtes  à  la 
recherche  de  votre  ombre  qu'on  vous  voit  de  si 
bonne  heure  en  route. 

Jan  le  regarde,  irrité.  —  Saurait-il  quelque 
chose?  Mais  le  fermier  lui  parle  du  temps,  de 
ses  vaches,  de  ses  porcs. 

—  Hé  !  pachter,  lui  dit  un  enfant  en  train 


UN   COIN   DE  VILLAGE  1 57 

de  polir  avec  ses  sabots  la  glace  d'une  rigole, 
un  franc  vient  de  tomber  de  votre  culotte. 

Boer  Jan  se  retourne  vivement,  la  main  à 
sa  poche.  L'enfant  s'est  gaussé  de  lui  :  il  le 
menace  de  son  bâton. 

Ailleurs,  un  vieux  paysan  malin  lui  dit  : 

—  Hé  !  Jan  !  n'avez-vous  pas  encore  trouvé 
le  moyen  de  faire  pousser  de  la  graine  de  gros 
sous  dans  votre  champ  ? 

Tout  le  monde  lui  parle  d'argent  :  on  sait 
qu'il  est  avare,  et  il  n'est  pas  aimé  au  village. 

Il  entre  chez  Mathias  Peck,  le  colporteur  — 
un  plaisant  homme  qui  n'a  pas  sa  langue 
dans  sa  poche. 

—  Allons,  Slim,  s'écrie  le  colporteur,  dites- 
moi  si  le  jour  est  prochain  où  je  pourrai  atte- 
ler mes  deux  chiens  pour  porter  votre  or  chez 
le  banquier  ? 

Mathias  Peck  lui  a  tenu  ce  propos  d'un  air 
rusé,  en  clignant  de  l'œil,  comiquement. 

—  Mon  or  ?  dit  boer  Jan. 

Et  il  lui  semble  qu'on  lui  promène  dans  le 
dos  un  râteau  aux  dents  de  fer. 

Le  colporteur  le  regarde  en  sifflant  et  en  se 
balançant  sur  ses  jambes. 

—  Mon  or  ?  reprend  boer  Jan. 
Et  il  ajoute  en  levant  son  bâton  : 


I58  UN   COIN    DE  VILLAGE 

—  Peck  !  c'est  vous  qui  me  l'avez  volé  ! 

Le  long  Mathias  se  recule  derrière  la  table  ; 
et  sa  mine  peint  un  si  grand  étonnement  que 
boer  Jan  voit  bien  qu'il  s'est  trompé.  Il  se  re- 
tire penaud  et  feint  de  rire  pour  donner  le 
change. 

—  Ha  !  pense-t-il  quand  il  est  sur  le  chemin, 
ils  se  moquent  tous  de  moi  ! 

Il  sort  du  village  et  regagne  la  grand'route. 

Au  loin,  tranchant  durement  sur  la  neige,  il 
distingue  un  groupe  de  trois  hommes  dont  deux 
semblent  en  tenir  un  troisième  par  les  épaules  ; 
et  derrière  du  monde,  va,  à  longues  arpen- 
tées. 

Boer  Jan  met  sa  main  devant  ses  yeux  pour 
mieux  voir  :  il  lui  a  semblé  reconnaître  les 
gendarmes.  Serait-il  possible  ?  On  aurait  mis 
la  main  sur  son  voleur  ?  Il  regarde  avec  anxiété, 
fiévreusement.  Il  ne  s'est  pas  trompé  :  ce  sont 
bien  les  gendarmes. 

Il  se  précipite  au  devant  de  la  petite  troupe, 
en  gesticulant  et  en  levant  les  bras. 

—  Tenez-le  bien!  crie-t-il  aux  gendarmes. 
Il  reconnaît  à  présent  les  figures.  Voilà  bien 

le  brigadier  Franz  et  le  gendarme  à  la  grande 
barbe  qui  fait  la  frayeur  des  gamins  du  village  ; 
et  entre  les  deux  gendarmes  marche  un  jeune 


UN  COIN  DE  VILLAGE  159 

homme,  la  tête  basse.  C'est  le  fils  d'un  mar- 
chand de  ferrailles  du  village  voisin. 

—  Et  l'argent?  demande  Jan  Slim  aux  gen- 
darmes, haletant. 

Ceux-ci  passent  sans  répondre  ;  mais  le 
brigadier  a  remarqué  l'agitation  du  paysan  :  il 
saura  s'en  souvenir  en  temps  et  lieu. 

Alors  Jan  s'adresse  à  une  femme  qui  suit 
en  pleurant;  et  près  d'elle  il  y  a  une  vieille 
mère.,  deux  jeunes  filles  et  un  petit  garçon  que 
l'aînée  des  filles  tient  par  la  main  ;  et  il  dit  à  la 
femme  : 

—  Qu'il  rende  l'argent  et  il  n'ira  pas  en 
prison  ! 

Mais  la  femme  lui  répond  : 

—  Notre  Lucas  n'est  pas  un  voleur  !  Il 
n'aurait  pas  volé  un  pou  à  quelqu'un,  le  pauvre 
garçon  !  mais  il  a  déserté  son  régiment. 

Et  toute  cette  pauvre  famille  reprend  sa  route 
en  criant  miséricorde  :  elle  accompagnera  ainsi 
le  soldat  jusqu'à  la  porte  de  la  prison. 

—  Pourquoi  n'est-ce  pas  lui  le  voleur,  se  dit 
boer  Jan  en  se  dolentant  et  en  se  frappant  la 
tête  à  coups  de  poing,  tandis  que  la  petite 
troupe  s'éloigne  tristement. 

Sa  maison  est  à  trois  portées  de  fusil.  Qui 
sait  ?  Peut-être  a-t-on  voulu  seulement  lui  jouer 


l60  UN   COIN   DE  VILLAGE 

un  tour;  peut-être  va-t-il  retrouver  l'argent 
sous  l'armoire,  dans  un  coin  de  la  maison, 
quelque  part  ? 

—  Personne  n'est  venu  ?  demande-t-il  en 
rentrant;  et  sa  voix  tremble. 

—  Personne,  répond  Ursula. 

Il  se  met  à  fureter  dans  la  maison,  regardant 
sous  les  sacs,  dans  les  armoires,  au  fond  des 
trous  du  grenier. 

Rien. 

Il  voudrait  clamer,  se  lamenter,  maudire 
les  hommes  à  pleine  voix  :  mais  la  présence 
des  jeunes  filles  l'oblige  à  garder  sa  colère  et 
sa  peine  pour  lui.  Elles  sont  à  présent  dans  le 
fournil,  jasant  et  riant  ;  et  tandis  que  Tune 
enfourne  les  pains  ou  les  retourne  sur  le 
carreau,  l'autre  tisonne  le  feu  et  racle  les  cen- 
dres du  bout  de  son  crochet. 

Le  petit  jour  du  matin  blanchissait  à  peine 
le  ciel  que  Santje,  blottie  dans  ses  draps,  avait 
appelé  : 

—  Roose! 

La  jeune  fille  n'ayant  pas  répondu,  elle  l'avait 
appelée  de  nouveau;  et  tout  à  coup,  le  frais 
visage  de  Roose  était  sorti  d'entre  les  couver- 
tures, comme  le  soleil  en  juin  à  quatre  heures 
du  matin. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  l6l 

—  Qu'y  a-t-il,  Santje? 

—  Il  y  a  que  je  suis  bien  contente  de  savoir 
que  l'argent  du  maître  est  sous  le  pommier. 

—  Et  moi,  Santje,  je  m'en  réjouis  comme 
vous. 

—  Plus  que  moi,  voulez-vous  dire,  Roose. 
Et  en  effet,  si  le  maître  vient  a  vous-  et  vous 
dit  :  «  Fille,  vous  nous  tirerez  de  peine  en 
épousant  le  vieux  Kobe  »,  vous  lui  répondrez: 
«  Je  vous  en  tirerai  bien  sans  cela.  »  Alors 
vous  irez  au  jardin,  Roose,  vous  creuserez  la 
terre  tout  autour  du  pommier  et,  ayant  enlevé 
l'argent  que  votre  père  a  mis  en  cet  endroit, 
vous  le  lui  rendrez  en  disant  :  «  Je  vous  rends 
votre  argent;  donnez-moi  Lamme;  à  chacun 
son  temps  de  bonheur.  » 

—  Qui  sera  bien  attrapé,  Santje?  C'est  mon 
père. 

Et  toutes  deux  avaient  continué  a  chuchoter 
du  fond  de  leur  lit  comme  des  pinsons  qui 
attendent  le  jour  pour  chanter  à  plein  gosier, 
et,  ne  le  voyant  pas  encore  paraître,  jasent  et 
bruissent  en  manière  de  prélude. 


l62  UN   COIN   DE  VILLAGE 


XIX 


A  la  nuit  tombante,  quelqu'un  gratte  à 
l'huis.  Ce  n'est  pas  un  chien,  ce  n'est  pas  un 
chat.  Et  quelques  minutes  après,  une  bourrée 
de  coups  de  pied  ébranle  la  porte  par  le  bas. 

—  Entrez,  crie  Santje. 

Mais  du  dehors  une  petite  voix  éraillée  se 
met  à  appeler  : 

—  Boer  Jan  ! 

—  Boer  Jan  est  à  la  maison,  répond  ce 
dernier.  Qu'est-ce  qu'on  lui  veut? 

Alors  entre  dans  la  chambre  une  petite  fille 
aux  yeux  noirs  comme  du  charbon,  les  che- 
veux emmêlés  et  crépus,  vêtue  de  haillons,  ,qui 
s'avance  lentement  et  regarde  chacun  d'un  air 
hardi  et  méchant.  On  la  connaît  bien  dans 
les  villages  :  le  soir,  on  la  voit  rôder  le  long 
des  champs  de  carottes  et  de  pommes  de  terre, 


UN  COIN  DE  VILLAGE  163 

et  le  jour,  elle  dort  dans  des  trous,  derrière  les 
haies.  Mais  le  plus  souvent  elle  accompagne  la 
vieille  Hopsasa.  On  l'appelle  Uyltje,  qui  veut 
dire  petite  chouette. 

—  Hors  d'ici,  fille  de  sorcière  !  crie  Jan  Slim. 
Mais  elle  n'a  pas  l'air  de  le  craindre  :  un 

doigt  dans  la  bouche,  un  petit  doigt  sale  et 
rouge,  elle  dévore  de  l'œil  un  chanteau  de  pain 
oublié  sur  le  coin  de  la  table.  Ses  mains  dis- 
paraissent tout  à  coup  derrière  son  dos  et  en 
même  temps  elle  se  rapproche  de  la  table,  la 
figure  tournée  vers  les  personnes  qui  sont  dans 
la  chambre.  Avant  qu'on  s'en  soit  aperçu,  elle 
a  étendu  la  main  et  saisi  le  morceau  de  pain 
qu'elle  cache  dans  une  déchirure  de  sa  robe. 

—  C'est  à  boer  Jan  que  je  dois  parler,  dit- 
elle  enfin  ;  et  ses  dents  pointues  comme  des 
dents  de  rat  semblent  mordre  ses  paroles  à 
mesure  qu'elles  sortent  de  sa  bouche. 

Elle  fixe  ses  yeux  luisants  sur  le  paysan  et 
marche  du  côté  de  la  porte,  lentement,  sans 
le  quitter  un  instant  du  regard.  Elle  le  regarde 
si  obstinément  qu'il  la  suit  jusque  sur  le  che- 
min ;  et  là  elle  lui  dit  : 

—  Venez  où  je  vais.  Grand-mère  nous  attend. 
Il  se  rappelle  que  c'est  ainsi  qu'elle  appelle 

la  vieille  Hopsasa. 


164  UN   COIN  DE  VILLAGE 

—  Ouida  !  dit  boer  Jan;  qu'a-t-elle  de  si 
pressant  à  me  dire  ? 

Uyltje  le  regarde  sous  le  nez  sans  rien  répon- 
dre et  agrippe  le  morceau  de  pain  qu'elle  a 
dérobé.  Elle  y  enfonce  ses  dents  goulues,  et 
quand  il  n'en  reste  plus  qu'une  bouchée,  elle 
fait  mine  de  le  lui  offrir,  en  riant  méchamment. 

—  Je  n'irai  pas  plus  loin,  dit  boer  Jan  après 
une  marche  de  quelques  instants  à  travers 
champs. 

Mais  ils  ont  marché  si  rapidement  que  déjà 
la  lampe  qui  brille  derrière  les  vitres  de  la 
maison  n'est  plus  qu'un  point  lointain. 

Elle  saisit  alors  dans  sa  petite  main  de  fer  le 
coin  de  sa  veste  et  le  tire  en  avant,  d'un  air 
résolu,  en  sifflant  dans  ses  dents.  Il  a  des  sabots 
aux  pieds  :  c'est  à  peine  si  la  neige  lui  permet 
d'avancer  ;  et  il  la  sent  entrer  dans  ses  chaus- 
sons. 

Pour  elle,  ni  le  froid  ni  la  neige  ne  sem- 
blent l'inquiéter.  Ses  jambes  sont  entourées 
d'une  peau  de  mouton  nouée  par  des  cordes 
jusqu'à  la  hauteur  du  genou,  et  elle  tient  ses 
sabots  dans  la  main  qu'elle  a  gardée  libre, 
heureuse  de  sentir  le  contact  de  la  terre  glacée 
sur  ses  pieds  brûlants  d'engelures. 

La  campagne  s'étend  autour  d'eux,  grise  et 


UN   COIN   DE  VILLAGE  165 

morne,  sous  un  ciel  sans  lune  ;  parfois,  on 
passe  le  long  d'un  bois  de  sapins  aux  troncs 
noirs  d'un  côte,  blancs  de  l'autre;  et  la  bise 
qui  siffle  comme  un  fouet  fait  craquer  les 
ramées;  au  loin,  des  lumières  rouges  appa- 
raissent et  disparaissent,  comme  des  yeux 
curieux,  rapidement. 

—  Je  n'irai  pas  plus  loin,  non  !  s'écrie  boer 
Jan,  une  seconde  fois. 

Et  il  réfléchit  qu'il  a  commis  une  grave  im- 
prudence en  sortant  à  cette  heure  de  chez  lui 
sans  être  armé  seulement  d'un  bâton  ;  mais  de 
nouveau  Uyltje  le  tire  par  son  habit  avec  une 
telle  force  qu'il  voit  bien  que  l'habit  restera 
dans  les  mains  de  l'enfant  s'il  refuse  de  la 
suivre.  Il  se  baisse  et  ramasse  une  brique  que 
quelque  charretier  a  laissé  tomber  sur  le  che- 
min ;  la  petite  Chouette  a  vu  son  mouvement, 
et  un  peu  plus  loin,  elle  ramasse  à  son  tour  une 
grosse  pierre. 

Il  a  peur;  mais  l'espoir  de  retrouver  son  ar- 
gent est  plus  fort  que  la  peur.  Son  argent  !  Et 
pourquoi  le  ferait-elle  appeler  à  cette  heure,  si 
ce  n'est  pour  lui  parler  de  son  argent? 

Boer  Jan  vit  s'allonger  en  ce  moment  sur  la 
neige  une  lueur  sanglante;  il  leva  les  yeux.  De- 
vant lui  se  dressaient  les  ruines  d'une  masure  in- 


l66  UN   COIN  DE  VILLAGE 

cendiée.  Un  peu  de  bois  brûlait  sur  les  car- 
reaux du  sol,  et  les  deux  poings  à  terre, 
accroupie  sur  ses  genoux,  la  vieille  Hopsasa 
l'attisait  en  soufflant. 

Le  petit  homme  fit  rapidement  le  signe  de  la 
croix  et  dit  : 

—  Le  temps  n'est  pas  bon  pour  courir  la 
campagne. 

La  vieille  ramassa  son  bâton  et  le  poussa  à 
travers  le  feu  de  bois.  Aussitôt  une  flamme 
claire  et  vive  se  fit  jour  sous  la  famée  et  monta 
en  crépitant.  Jan  Slim  se  trouva  brusquement 
dans  la  pleine  lumière  ;  elle  le  regardait  en  rica- 
nant : 

—  Jan  Slim,  ce  n'est  pas  pour  rien  que  vous 
tenez  vos  mains  dans  vos  poches  :  il  y  a  là  une 
pierre  ou  un  couteau,  sûrement. 

11  fit  de  la  tête  signe  que  non  et  retira  ses 
mains;  mais  Uyltje  avait  vu  la  brique  dans 
sa  poche  ;  d'un  mouvement  prompt  comme 
l'éclair,  elle  enleva  la  brique;  puis,  enjambant 
le  feu  d'un  saut,  elle  se  mit  à  danser  de  l'autre 
côté  en  lui  tirant  la  langue  ;  enfin,  elle  mit  la 
brique  à  terre,  posa  ses  pieds  dessus,  et  le  re- 
garda d'un  air  de  défi. 

Boer  Jan,  que  la  peur  reprenait,  haussa  néan- 
moins les  épaules  et  cracha   dans  le  feu  pour 


UN    COIN   DE  VILLAGE  167 

montrer  à  l'enfant  qu'il  la  dédaignait.  Il  se 
tourna  ensuite  vers  la  souquelaire  et  lui  dit 
d'une  voix  qu'il  tâchait  de  rendre  douce  : 

—  Je  suis  un  vieil  homme  :  ni  pierre  ni  cou-' 
teau  ne  pourraient  servir  dans  ma  main. 

—  Homme  de  mauvaise  foi  et  de  méchante 
renommée,  glapit  Hopsasa  en  s'agitant  avec  co- 
lère, je  ne  vous  crains  pas  ;  je  vous  briserai 
comme  ce  bois. 

Elle  ramassa  une  branchette,  la  rompit  en 
deux  et  en  jeta  les  morceaux  de  côté. 

—  La  griffe  du  diable  est  sur  votre  maison, 
reprit-elle;  vos  pommes  de  terre  germeront 
avant  le  temps  ;  il  grêlera  sur  vos  blés  en  août  ; 
vos  vaches  mourront  l'une  après  l'autre  ;  les 
limaces  mangeront  vos  choux  ;  le  lait  tournera 
dans  les  seaux  ;  scorpions  et  crapauds  habiteront 
chaque  pierre  de  votre  maison  ;  et  tout  arrivera 
à  son  heure,  comme  je  vous  le  dis.  Mais  l'oi- 
seau qui  chante  dans  la  cage  au  milieu  de  la 
fumée  et  du  feu  —  l'oiseau  sera  délivré  :  une 
main  lui  ouvrira  sa  cage  et  il  prendra  sa  volée. 

Et  tout  à  coup,  levant  les  poings,  elle  se  mit 
à  dire  : 

—  Ah  !  Roose  !  Bonne  âme  !  âme  de  Dieu  I 

—  Oui,  âme  de  Dieu,  répondit  boer  Jan. 

—  Jan  Slim,  dit  la  vieille,  ne  parlez  pas  de 


l68  UN  COIN  DE  VILLAGE 

cela  :  il  y  a  longtemps  que  vous    avez  vendu 
la  vôtre  au  diable  pour  de  l'argent. 

Hopsasa  .se  mit  à  souffler  sur  le  feu,  puis, 
au   bout  d'un  instant  : 

—  Il  y  en  avait,  de  l'argent,  sous  le  pom- 
mier, dit-elle.  La  vieille  Hopsasa  aurait  pu 
boire,  manger,  dormir  dans  un  lit,  une  bonne 
séquelle  de  jours.  Elle  a  préféré  garder  l'ar- 
gent. 

Boer  Jan,  entendant  cela,  n'y  put  tenir  et 
s'écria  : 

—  Où  est-il?  Où  est- il? 

—  Près  d'ici,  chien  d'avare,  si  près  d'ici  qu'il 
brûle  vos  pieds  ;  mais  avant  de  le  trouver,  vous 
n'en  seriez  pas  moins  obligé  de  retourner  dix 
lieues  de  terrain,  et  après  celles-là  dix  autres 
encore,  et  ainsi  de  suite. 

—  Ah!  rendez-le  moi  :  je  vous  donnerai 
un  beau  mouchoir  à  carreaux  pour  vous  mettre 
sur  la  tête. 

La  vieille  ricanait  en  grommelant  sourde- 
ment; et  l'enfant  l'accompagnait  de  son  rire 
grêle   qui  stridait  avec  un  bruit  de  crécelle. 

Alors  boer  Jan  lui  offrit  des  choses  plus 
considérables". 

—  Vous  aurez  un  bon  manteau  de  drap 
doublé  de  laine,  Hopsasa. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  169 


--Je  n'en  ai  pas  besoin. 

—  Une  canne  solide  pour  vous  appuyer 
dessus. 

—  Je  la  casserai  sur  votre  dos. 

—  Deux  sacs  de  pommes  de  terre. 

—  Ah  !  ah  !  il  y  en  a  dans  les  champs. 

—  Le  loyer  d'une  maison  pendant  un  an, 
exclama  Jan  ;  et  sa  voix  faisait  entendre  le  bruit 
plaintif  d'un  soufflet  de  forge. 

—  Ce  n'est  pas  assez,  répondit  la  vieille. 

—  Eh  bien,  s'écria-t-il  en  colère,  vous  n'au- 
rez rien.  Je  me  moque  de  cette  cassette  :  gar- 
dez pour  vous  l'argent  qu'il  y  a  dedans.  Mais 
je  vous  ferai  arrêter  par  les  gendarmes  comme 
une  voleuse,  et  vous  irez  en  prison  pour  le 
restant  de  vos  jours. 

Hopsasa  ramassa  un  tison,  le  jeta  dans  un 
tas  de  brandes  sèches,  et  le  tas  flamba  d'une 
seule  petée. 

—  Ce  jour-là,  Slim  du  diable,  dit-elle,  votre 
maison  s'allumera  comme  ce  bois.  Vos 
charrettes,  vos  hangars,  vos  greniers,  l'étable 
et  l'écurie,  tout  s'en  ira  en  fumée. 

—  Ach  !  ach  !  on  verra  le  feu  de  loin,  cria 
l'enfant. 

Ses  yeux  luisaient,  féroces;  elle  frappait  ses 
mains  l'une  dans  l'autre. 


.170  UN   COIN  DE  VILLAGE 

—  Bon  !  fit  le  paysan,  je  sais  ce  que  je  dis; 
c'est  pour  rire. 

—  Homme,  dit  la  vieille,  écoutez-moi  bien, 
et  faites  votre  profit  de  ce  que  je  vais  vous  dire. 
Roose  votre  fille  ne  veut  pas  de  Kobe  Snipzel 
pour  mari,  parce  qu'il  est  vieux  et  qu'elle  en 
aime  un  autre  qui  est  jeune.  Vous  irez  à  la 
ferme  et  vous  direz  au  pachter  que  le  ma- 
riage est  rompu.  Il  vous  donnera  des  coups  de 
bâton  et  tout  sera  dit. 

—  Et  ma  cassette  ? 

—  Vous  demanderez  ensuite  à  Roose  quel 
est  celui  parmi  les  jeunes  hommes  des  villages 
qu'elle  préfère  et  vous  lui  direz  :  Prenez-le,  il 
est  à  vous. 

—  Et  ma  cassette  ? 

—  Homme  rapace,  ce  jour-là  votre  argent 
vous  sera  rendu. 

—  Ha!  rendez-le  de  suite,  et  je  vous  don- 
nerai une  belle  pièce  de  cinq  francs. 

—  Ni  cinq,  ni  cent.  Je  ne  veux  pas  de  votre 
argent. 

—  Hopsasa,  cela  n'est  pas^  naturel  :  vous 
vous  moquez  de  moi.  Il  n'y  a  personne  qui, 
ayant  fait  ce  que  vous  avez  fait,  ne  demanderait 
une  somme  d'argent,  et  vous  refusez  celui  que 
ie  vous  offre. 


UN   COIN  DE  VILLAGE  171, 

—  Hopsasa,  répondit  la  vieille,  a  été  payée 
déjà  par  Roose  :  quand  elle  a  eu  faim  et  soif, 
c'est  Roose  qui  lui  a  donné  le  boire  et  le  man- 
ger ;  et  Roose  lui  a  donné  plus  d'une  fois 
aussi  ses  vieilles  robes  pour  l'empêcher  de 
crever  de  froid,  comme  les  mouches  en 
octobre.  La  vieille  chienne  a  bon  souve- 
nir. 

—  Ha  !  dit  boer  Jan  après  avoir  réfléchi,  si 
quelqu'un  vous  frappait  d'un  coup  de  bâton 
sur  la  tête  et  vous  laissait  gisante  sur  le  chemin 
ou  si  vous  mouriez  tout  à  l'heure  de  mort 
naturelle,  la  cassette  demeurerait  pour  jamais 
cachée  dans  la  terre  sans  que  personne  pût 
dire  où  elle  se  trouve. 

—  Non,  non,  s'écria  la  vieille  en  frappant 
de  sa  canne  à  terre,  le  secret  ne  mourra  pas 
avec  Hopsasa  !  De  l'arbre  mort  sort  un  jeune 
rejeton.  Uyltje  connaît  l'endroit  :  elle  le  dira, 
s'il  m'arrive  malheur. 

Et  levant  le  bâton  sur  le  paysan  : 

—  Hors  d'ici  !  Est-ce  oui  ?  Est-ce  non  ?  Je 
me  moque  de  vous. 

—  Gardez-le  moi  bien,  dit  alors  boer  Jan 
d'un  air  humble.  Je  ferai  ce  qui  est  convenu. 

Et  il  s'en  retourna  chez  lui. 

—  Roose,  dit-il  en  entrant,  j'ai  pensé  que 


172  UN  COIN  DE  VILLAGE 

si  vous  ne  vouliez  pas  du  pachter  pour  mari , 
c'est  que  vous  aviez  peut-être  vos  raisons. 

La  jolie  fille  fut  tellement  surprise  de  l'en- 
tendre parler  ainsi  qu'elle  laissa  tomber  une 
cruche  qu'elle  tenait  à  la  main;  et  elle  demeura 
à  le  regarder  sans  rien  lui  répondre. 

—  Fille,  continua-t-il,  il  n'y  a  pas  de  mal  à 
préférer  à  un  vieil  homme  comme  le  pachter 
un  garçon  jeune  et  de  bonne  mine. 

Santje,  flairant  un  piège,  tira  sa  maîtresse 
par  la  robe  et  répondit  : 

—  Il  n'y  a  pas  de  mal,  sans  doute  ;  mais 
une  fille  est  souvent  plus  heureuse  avec  un 
homme  de  l'âge  du  pachter  qu'avec  un  jeune 
museau. 

—  Non,  Santje,  s'écria  Roose,  inconsidéré- 
ment, ne  dites  pas  cela  :  il  ne  faut  pas  une 
trop  grande  différence  dans  l'âge  de  la  femme 
et  l'âge  du  mari. 

—  Bien  dit,  fit  boer  Jan. 

Santje  haussait  les  épaules  et  frappait  du  pied. 

—  Sûrement,  le  maître  a  une  ruse  en  tête, 
dit-elle  tout  bas  â  Roose.  Prenons  garde. 

—  Mon  avis,  reprit  boer  Jan,  c'est  que  si 
vous  ne  voulez  pas  du  mari  que  je  vous  ai 
trouvé,  vous  en  désirez  un  autre  assurément. 

• —  Et  quel  autre  pourrait-elle  désirer  qui  ait 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I73 


plus  de  bien  et  soit    mieux    considéré  ?  inter- 
rompit la  commère. 

—  Taisez-vous,  mouche  d'orage  :  c'est  son 
idée   à  elle  qu'il  me  faut. 

—  Eh  bien,  dit  Roose  d'une  voix  timide, 
mon  idée  est  que  la  ferme  de  Kobe  Snipzel 
vaut  bien  qu'on  la  guigne. 

Boer  Jan  poussa  un  soupir  et  répondit  : 

—  C'est  la  plus  riche  ferme  des  environs... 
Mais  la  richesse  ne  fait  pas  le  bonheur. 

—  Roose  aura  des  robes  de  soie,  des  bon- 
nets en  dentelles,  une  chaîne  en  or,  répliqua 
Santje. 

—  Peuh  !  le  pachter  n'est  pas  prodigue,  fit 
le  paysan.  Il  serre  les  cordons  de  sa  bourse, 
volontiers. 

—  On  n'est  à  court  de  rien  chez  lui,  dit 
Roose  :  votre  fille  y  vivra  dans  l'abondance. 

—  Ce  n'était  pas  ce  que  vous  pensiez  autre- 
fois, répondit  boer  Jan,  au  temps  où  je  vou- 
lais ce  mariage.  A  présent  que  je  ne  le  désire 
plus,  c'est  vous  qui  paraissez  le  vouloir. 

—  Père,  dit  Roose,  j'ai  pleuré  bien  des  lar- 
mes avant  de  m'y  résigner  ;  mais  il  s'agissait 
de  vous  sauver  de  la  misère. 

—  Vous  aviez  tout  perdu,  s'écria  Santje  avec 
éclat,  vous  étiez  ruiné  ;  on  vous  avait  pris  votre 


174  UN   C0IN    DE  VILLAGE 

argent;  vous  alliez  être  sans  pain!  Et  tra 
la  la!  Roose  a  bien  fait  de  se  sacrifier  pour 
vous  rendre  le  repos.  Maître,  soyez  tranquille, 
vous  ne  manquerez  jamais  de  pain. 

—  Heu  !  répondit  le  paysan  confus,  j'ai 
peut-être  bien  exagéré  un  peu...  oui,  dans  le 
premier  moment...  mais  je  ne  veux  pas  faire 
le  malheur  de  ma  Roose. 

La  jeune  fille  fut  attendrie  par  le  doloir  du 
vieil  avare  :  déjà  même  elle  était  sur  le  point 
de  lui  révéler  son  secret,  quand  Santje  l'avisée 
se  mit  à  rire  en  s 'écriant  : 

—  Tout  cela  sent  la  comédie,  Roose... 
Votre  père  a  juré  de  vous  marier  avec  Kobe 
Snipzel  et  il  n'en  démordra  pas...  S'il  allonge 
à  présent  sa  ligne,  c'est  pour  mieux  attraper  le 
poisson. 

—  Eh  bien,  repondit-elle,  voici  la  vérité  ! 
J'ai  placé  mon  cœur  dans  la  maison  du  pachter  : 
pour  rien  au  monde  je  ne  le  reprendrai  ! 

Alors  boer  Jan  pensa  en  lui-même  : 

—  Je  suis  durement  puni  et  Roose  m'a  trop 
bien  obéi  pour  mon  malheur.  Que  faire  à  pré- 
sent? 

Puis  il  se  lamenta  à  haute  voix,  disant  : 

—  Hier,  mon  intérêt  me  commandait  d'exi- 
ger ce  mariage  :  aujourd'hui  je  suis  perdu  s'il 


UN  COLN   DE  VILLAGE  I75 

se   fait...   Roose,   il  se  passe   de   singulières 
choses  dans  ce  monde. 

Elle  haussa  doucement  les  épaules  en  regar- 
dant Santje  comme  pour  lui  demander  pardon, 
et  tout  à  coup,  les  yeux  pleins  de  larmes  et 
comme  hors  d'elle-même  : 

—  Ah  !  dit-elle,  j'ai  mis  mon  cœur  dans  la 
maison  du  fermier  ;  mais  ce  n'est  pas  le  fer- 
mier que  je  souhaite  avoir  pour  mari. 

Les  yeux  de  Slim  brillèrent  de  joie. 

—  Fille,  dit-il,  j'étais  mort;  vous  me  ren- 
dez la  vie.  Dites-moi  le  nom  de  l'homme  sous 
le  toit  duquel  vous  voulez  entrer. 

Elle  balbutia  le  nom  de  Lamme. 

—  Tout  s'arrange  pour  le  mieux,  pensa 
Slim,  car  Snipzel  ne  mourra  pas  sans  laisser 
du  bien  à  son  neveu. 

Et  il  s'en  alla,  cherchant  à  part  lui  le  moyen 
d'annoncer  au  fermier  une  nouvelle  qui  le 
mettrait  dans  une  si  grande  colère. 

Il  était  parti  de  quelques  instants  à  peine 
quand  une  voix  familière  se  fit  entendre  à  la 
porte  : 

—  Hidelhidel  hopsasa  ! 

—  Entrez,  vieille  mère,  s'écria  aussitôt 
Roose. 

Et  la  vieille  dit  en  entrant  : 


I76  UN   COIN   DE   VILLAGE 

—  Bénédiction  sur  la  maison  ! 
Et  elle  ajoute  : 

—  Bon  vent  m'amène.  Slim  suivra  le 
grain  que  j'ai  jeté  sur  sa  route,  comme  le 
rat  qu'on  fait  passer  d'un  endroit  dans  un 
autre...  Hé!  Hia !  j'ai  son  secret  !  je  le  mène 
par  le  nez. 

Et  comme  elles  la  regardaient,  défiantes  : 

—  Maîtresse,  dit-elle  à  Roose,  douce  et 
bonne  maîtresse,  donnez  votre  main  à  la  vieille 
Hopsasa,  en  signe  de  confiance...  Une  petite 
fois  seulement...  Votre  main  est  douce  comme 
le  vent  qu'il  fait  en  paradis. 

Elle  prit  la  main  de  la  jeune  fille  dans  ses 
vieilles  mains  jaunes  et  couturées,  la  cares- 
sant et  la  frappant  doucement  de  ses  doigts 
secs  comme  des  baguettes  ;  et  tout  à  coup  elle  la 
porta  à  son  cœur  et  de  là  à  sa  bouche,  avec 
des  grimaces  tendres. 

—  Hopsasa  !  dites-nous  le  secret  que  vous 
savez. 

—  Le  voici,  dit  la  vieille. 

Elle  tira  de  son  cabas  la  cassette  de  Jan  Slim. 

—  Ah!  vieille  mère,  c'est  vous  qui  l'avez 
dérobée?  s'écria  Roose  d'un  ton  de  reproche. 

Mais  la  mendiante  se  mit  à  rire  : 

—  Je  l'ai  volée...  Ah  !  ah!  volée  à  son  nez 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I77 

à  sa  barbe...   Le  diable  était  pour  moi  dans 
cette  affaire. 

Et  prenant  un  air  mystérieux,  elle  ajouta  à 
voix  basse  : 

—  Je  l'ai  volée  parce  qu'il  n'y  avait  pas 
d'autre  moyen  d'empêcher  un  mariage  qui 
vous  aurait  rendue  malheureuse,  fillette...  Et 
j'ai  dit  à  votre  père  :  Homme  de  mauvaise  foi, 
donnez  à  votre  fille  l'homme  qu'elle  aime  et 
votre  argent  vous  sera  rendu...  Il  a  promis. 
Ja  !  ja  !  il  tiendra  sa  promesse. 

Santje  battit  des  mains  et  s'écria  : 

—  Je  comprends  à  présent  pourquoi  le  chat 
fait  patte  de  velours. 

—  Ja,  continua  la  vieille  avec  une  grande 
abondance  de  gestes  et  de  mines,  c'est  moi 
qui  ai  fait  le  coup.  —  Qu'on  fasse  venir  les 
gendarmes  :  ils  ne  trouveront  rien.  —  Cet  ar- 
gent me  brûlait  les  doigts  :  je  l'avais  enterré 
quelque  part.  —  Mais  Uylt je,  la  petite  salope, 
m'a  suivie  :  elle  aurait  pu  donner  l'argent  à  son 
amant.  —  Ils  m'auraient  tuée  peut-être.  — 
Voilà  pourquoi  je  viens  vers  vous,  femme  de 
Dieu,  et  je  vous  dis  :  Cachez  bien  la  cassette, 
elle  est  en  fer,  en  fer  noir  et  grossier.  Mais 
elle  serait  d'or  et  de  diamant  qu'elle  ne  serait 
pas  plus  précieuse  pour  votre  bonheur. 


I78  UN  COIN  DE  VILLAGE 

—  Ah  !  bonne  mère,  comment  vous  payer 
de  tout  cela?  ditRoose.  Je  n'ai  pas  d'argent; 
mais  prenez  ce  pain,  ces  pommes  de  terre,  ces 
légumes,  cette  viande.  Un  jour,  si  Dieu  me 
vient  en  aide,  je  serai  plus  riche  ;  alors  mon 
cœur  ira  au  devant  de  vos  besoins  et  je  vous 
dirai  :  Mangez  au  pain  de  Roose  comme  à  votre 
pain. 

—  Les  bonnes  paroles  sont  pour  la  pauvre 
Hopsasa  comme  la  nourriture  pour  un  estomac 
affamé,  répondit  la  vieille. 

Et  elle  partit,  comblée  des  meilleures  choses 
de  la  maison. 

—  Puis-je  garder  cet  argent,  dit  alors  Roose 
à  Santje,  sans  pécher  contre  l'honnêteté,  et  ne 
serait-il  pas  mieux  selon  le  cœur  d'une  fille 
de  rendre  à  mon  père  une  chose  dont  la  perte 
le  fait  tant  souffrir  ? 

Mais  Santje  s'empara  vivement  de  la  cassette 
et  s'écria  : 

—  Mes  mains  n'ont  pas  les  mêmes  raisons 
que  les  vôtres  pour  trouver  que  cet  argent 
brûle  :  s'il  est  de  feu  pour  vous,  il  est  de  velours 
pour  moi.  Laissez-le  moi  :  je  saurai  si  bien 
l'apprivoiser  qu'il  ne  s'envolera  pas  de  la  cage, 
foi  de  Dieu  1 

Et  elle  le  cacha  dans  le  chaume  du  toit. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  179 


XX 


Boer  Jan  marcha  d'abord  à  grands  pas, 
comme  un  homme  pressé  d'arriver;  mais, 
quand  il  vit  au  tournant  la  ferme  de  Snipzel, 
carrée  et  massive,  avec  ses  toits  rouges  et  ses 
murs  blancs,  il  s'arrêta,  croisa  ses  bras  et  se 
mit  à  regarder  très-attentivement  des  corneilles 
qui  s'ébattaient  au-dessus  d'un  champ. 

—  Il  y  en  a  dix,  dit-il  en  se  parlant  à  lui- 
même. 

—  Nenni,  il  n'y  en  a  que  neuf,  répliqua 
quelqu'un  à  côté  de  lui. 

Boer  Jan  avait  l'esprit  si  à  l'envers  qu'il 
n'avait  pas  entendu  marcher  sur  la  route.  Il 
tressaillit.  C'était  Schnup,  le  marchand  de  bœufs. 

—  Où  donc  aviez-vous  la  tête  pour  en  comp- 
ter dix?  lui  dit  en  riant  ce  dernier. 


l80  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Sur  mes  épaules  sans  doute,  répondit-il, 
irrité  d'avoir  été  surpris. 

—  Cela  s'entend.  Je  veux  dire  que  s'il  s'était 
agi  de  vos  écus,  vous  n'auriez  pas  fait  l'erreur. 
Bonjour. 

—  C'est  toujours  à  mon' argent  qu'ils  en  ont, 
soupira  Jan. 

Et  il  se  remit  à  marcher.  Les  dix  corneilles 
lui  jouaient  dans  la  tête;  il  avait  beau  vouloir 
les  en  chasser,  elles  y  revenaient  obstinément. 

—  J'ai  bien  vu  :  il  y  en  avait  dix.  —  Et  je 
lui  dirai  :  Voyons,  Snipzel,  arrangeons  cette 
affaire.  Après  tout,  vous  n'êtes  plus  jeune... 
Non,  je  ne  puis  lui  dire  cela.  —  Neuf?  Où 
avait-il  les  yeux,  ce  Schnup  du  diable  ? 

Comme  il  traversait  la  place,  il  vit  le  pachter 
qui  justement  sortait  de  l'école;  et  d'autres 
pachters  marchaient  derrière  lui,  graves,  les 
mains  sur  le  dos,  au  nombre  de  cinq  ;  car  le  con- 
seil de  la  commune  s'était  réuni  ce  jour-là  en 
séance,  et  les  séances  avaient  lieu  dans  une  salle 
de  l'école,  réservée  aux  délibérations. 

—  Bon  temps  pour  pèlerin er,  cria  le  gros  hom- 
me au  maigre  petit  paysan,  d'une  voix  bourrue. 

Et  l'ayant  ainsi  hêlé,  il  le  rattrapa. 

—  Les  seigles  se  lèveront  bien,  répondit 
boer  Jan. 


UN  COIN   DE  VILLAGE  l8l 

Ils  se  turent  tous  les  deux,  pensant  chacun 
à  ce  qu'ils  allaient  se  dire,  et  flânant,  musant, 
se  dirigèrent  vers  la  ferme. 

Subitement,  comme  crève  la  nue,  le  pachter 
éclata  : 

—  Tout  ça  c'est  des  grimaces  !  J'en  ai  assez  ! 
Reprenez  votre  fille  :  je  garde  mon  argent. 

Boer  Jan  s'arrêta,  leva  les  mains  au  ciel, 
puis  les  frappant  l'une  dans  l'autre  : 

—  Kobe,  que  veut  dire  ceci  ? 

—  Ah  !  renard,  je  vois  clair  dans  votre  jeu 
à  présent;  vous  ne  m'y  pincerez  plus.  Reprenez 
votre  fille  :  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  se  moque- 
ront pas  de  moi. 

Slim  se  grattait  le  menton,  se  demandant  ce 
qu'il  devait  penser  de  cette  rupture  et  s'éton- 
nant  de  n'avoir  pas  à  la  provoquer  ;  et  il  se 
taisait,  par  politique,  car  il  n'ignorait  pas  quelle 
force  il  y  a  dans  le  silence. 

—  Oui,  oui,  continua  Snipzel,  faites  vos 
mines,  je  vous  le  conseille.  Mais  vous  ne  me 
tondrez  pas  la  laine  sur  le  dos.  Ah  1  vous  êtes 
sur  la  paille  et  vous  avez  pensé  à  moi  pour 
vous  faire  un  lit  de  plumes  !  D'autres  auraient 
pu  avoir  cette  idée  comme  vous  ;  mais  tout  le 
monde  n'a  pas  une  jolie  fille  comme  Roose. 
Vous  avez  jeté  le  gentil  hameçon  au  gros  pois- 


l82  UN   COIN   DE   VILLAGE 

son;  seulement  le  gros  poisson  n'y  a  pas  mordu. 

Et  disant  cela,  le  gros  homme  soufflait  dans 
ses  joues,  pour  montrer  sa  colère  et  son  dédain. 

—  Pachter,  dit  à  la  fin  le  petit  compère,  si 
vous  voulez  dire  que  je  suis  ruiné  parce  que 
j'ai  perdu  de  l'argent,  oui,  je  suis  ruiné;  mais 
on  retrouve  quelquefois  sous  l'armoire  ce  qu'on 
croit  avoir  laissé  sous  la  cheminée.  Dans  tous  les 
cas,  c'est  mal  agir  que  de  retirer  de  la  bouche 
de  quelqu'un  le  morceau  de  pain  qu'on  lui  a 
donné.  Que  diront  les  gens  du  village?  Ils 
diront  que  pachter  Snipzel  s'est  moqué  de  moi. 
Personne  ne  voudra  plus  de  Roose. 

Il  faisait  aller  sa  tête  sur  ses  épaules  en  signe 
de  contrition  et  entre  chaque  mot  poussait  un 
soupir. 

Kobe  prit  un  instant  de  réflexion,  puis  lui 
répondit,  un  peu  radouci  : 

— Le  mariage,  ami  Slim,  est  comme  qui  dirait 
un  marché  ;  les  sacs  sont  ouverts,  mais  on  n'en 
voit  que  le  dessus.  J'achète  un  sac  :  qui  oserait 
dire  qu'au  lieu  de  beaux  grains  de  froment 
ronds  et  luisants,  il  n'y  a  pas  de  la  poussière 
dans  le  fond?  Ce  n'est  pas-moi.  Le  tout  est  de 
ne  pas  se  risquer.  Reprenez  votre  sac,  camarade. 

Voyant  que  le  fermier  paraissait  décidé,  boer 
Jan  lâcha  sa  corde  d'un  nœud. 


IX    COIN    DE    VILLAGE  183 

—  N'est-ce  pas  chose  malheureuse,  dit-il, 
de  voir  le  vent  abattre  les  plus  beaux  fruits  d'un 
arbre  alors  qu'ils  sont  sur  le  point  de  mûrir  ?  Il 
en  est  ainsi  de  ce  que  j'avais  espéré. 

—  Roose,  répondit  le  fermier,  trouvera  un 
jeune  mari  et  ils  vivront  longtemps  ensemble; 
tandis  que  je  suis  vieux  et  qu'elle  serait  obligée 
de  faire  chaque  jour  un  point  au  drap  dans 
lequel  on  me  couchera  après  ma  mort. 

Le  fin  compère  l'écoutait,  les  yeux  baissés, 
pour  ne  rien  laisser  voir  de  ce  qu'il  pensait  : 
mais,  en  lui-même,  il  songeait  qu'il  était  temps 
d'aborder  la  partie  capitale  de  l'entretien. 

—  Que  vais-je  devenir  moi-même, ami  Snipzel, 
dit-il  enfin.  Vous  m'aviez  promis  de  me  .tenir 
quitte  de  l'argent  que  je  vous  devais  ;  et  voilà 
que  je  vais  être  tenu  de  vous  le  rembourser. 

Puis,  brusquant  le  jeu,  il  ajouta  avec  colère  : 

—  Eh  bien,  prenez  la  maison,  prenez  les 
champs,  prenez  le  cheval  et  la  vache,  et  payez- 
vous  là  dessus,  homme  sans  parole. 

—  Bon,  répondit  Kobe  Snipzel,  vous  gar- 
derez les  champs,  le  cheval,  la  vache  et  M 
maison  ;  et  vous  garderez  aussi  l'argent,  ami 
Jan. 

Alors  le  petit  œil  gris  du  paysan  s'éclaira  ; 
mais  il  eut  soin  de  regarder  de  côté  :  un  gros 


184  UN   COIN  DE  VILLAGE 

chat  roux  qui  rôdait  sur  la  route  s'aperçut  seul 
de  cet  éclair  oblique. 

Ils  causèrent  encore  quelques  minutes  en- 
semble, redevenus  amis;  ensuite,  le  fermier 
rentra  à  sa  ferme,  satisfait,  mais  un  peu  hon- 
teux, et  boer  Jan  reprit  le  chemin  de  sa  maison. 

—  J'ai  fait  coup  double,  pensait-il.  Je  puis 
fumer  une  bonne  pipe. 

Comme  il  passait  devant  le  pré  où  il  avait  vu 
tout  à  l'heure  les  corneilles,  il  les  vit  de  nou- 
veau et  les  recompta. 

—  A  présent  je  vois  clair,  se  dit-il.  Schnup 
avait  raison  :  il  n'y  en  a  sûrement  que  neuf. 


UN  COIN   DE  VILLAGE  185 


XXI 


Le  soir  de  la  Noël,  un  cheval  s'arrêta  devant 
la  maison  de  Catherine  Wild  et  quelqu'un 
frappa  à  la  porte  ;  aussitôt  une  voix  se  fit  en- 
tendre à  l'intérieur  : 

—  C'est  Kobe  Snipzel! 

La  porte  s'ouvrit  et  Kobe  vit  devant  lui  Ca- 
therine, haletante,  qui  l'éclairait  avec  sa  lampe. 

—  Kobe,  dit-elle  d'une  voix  pleine  d'an- 
goisse, est-il  survenu  un  malheur  que  vous  re- 
veniez vers  moi,  après  ce  que  je  vous  ai  fait  ? 

—  Non,  répondit  le  fermier,  mais  mon  cheval 
a  besoin  de  repos,  il  vient  de  loin  et  je  me  suis 
dit  :  Juffrouw  le  laissera  bien  souffler  un  peu  à 
sa  porte. 

Elle  était  en  proie  à  une  vive  émotion,  la 
gorge  serrée,  sans  pouvoir  parler  ;  et  les  larmes 
étaient  sur  le  point  de  jaillir  de  ses  yeux. 


l86  UN    COIN   DE  VILLAGE 

Elle  prit  le  cheval  par  la  bride  et  dit  au 
pachter  : 

—  11  soufflera  mieux  devant  une  botte  de 
paille,  à  l'écurie.  Entrez  :  le  feu  est  pour  tout 
le  monde  le  jour  de  Noël. 

Quand  il  poussa  la  porte  de  la  cuisine,  une 
épaisse  fumée  sortit  de  la  pièce  ;  et  cette  fumée 
avait  l'odeur  de  la  pipe  et  du  boudin  sur  le  gril. 

—  Boudins  de  Noël,  oh  !  oh  !  cria-t-il  en 
entrant. 

Et  des  voix  répondirent  : 

—  Vivat  pour  pachter  Snipzel  ! 

Il  vit  alors  près  de  la  table  trois  vieux  petits 
hommes  accroupis  sur  des  chaises  et  tellement 
occupés  de  fumer  dans  leurs  pipes  qu'on  les 
distinguait  à  peine  dans  le  brouillard  qui  s'éle- 
vait autour  d'eux.  Quelque  chose  étincelait 
dans  cette  fumée,  et  tantôt  c'était  le  fourneau 
de  leurs  pipes,  où  le  tabac  grillé  ressemblait  à 
de  la  braise,  tantôt  les  yeux  ardents  de  convoi- 
tise avec  lesquels  ils  regardaient  sauter  les 
boudins  dans  le  beurre.  Ils  tenaient  leurs 
bâtons  entre  les  jambes,  et  à  terre,  près 
d'eux,  se  trouvaient  leurs  besaces  et  leurs  cha- 
peaux. 

Kobe  tira  sa  bourse  et  leur  donna  à  chacun 
deux  sous  :  car  c'étaient  des  mendiants;  et  ils 


UN  COIN    DE  VILLAGE  187 

avaient  ce  jour-là,  en  l'honneur  de  Noël,  la 
bière,  le  tabac  et  le  boudin,  dans  les  maisons. 
Tous  trois  s'en  payaient  à  cœur  joie,  et  tandis 
qu'ils  avalaient  un  boudin,  ils  regardaient  cuire 
celui  qu'ils  allaient  manger  ensuite. 

—  Pachter,  dit  la  servante,  votre  place  n'est 
pas  ici,  avec  ces  vieux  coureurs  de  routes.  Pas- 
sez dans  la  chambre  à  côté. 

Et  les  petits  vieux  se  mirent  à  rire,  en  dode- 
linant de  la  tête,  heureux  que  ce  gros  mangeur 
ne  fût  pas  assis  à  leur  table. 

Comme  il  ouvrait  la  porte  de  la  chambre 
voisine,  Catherine  survint  et  le  poussa  par  les 
épaules.  Il  y  avait  grand  feu  dans  l'âtre  et  une 
belle  lumière  éclairait  la  chambre.  Sur  la  table 
étaient  des  galettes  et  du  café. 

Kobe  vit  cela  d'un  coup  d'œil  et  il  vit  aussi 
que  la  jufTrouw  n'était  pas  seule.  Quelqu'un 
était  assis  devant  le  poêle  et  lui  tournait  le  dos. 
C'était  un  homme  assez  grand  de  taille  et 
blond,  avec  un  cou  très-blanc  ;  et  les  bouts 
d'une  belle  barbe  frisée  s'échappaient  des  deux 
côtés  de  sa  tête. 

—  Tist,  lui  dit  Catherine,  faites  un  peu  de 
place  à  notre  ami. 

Et  l'homme  ayant  à  demi  tourné  la  tête,  le 
fermier  reconnut  un  maçon  qui  habitait   non 


l88  UN  COIN  DE  VILLAGE 

loin  de  la  juffrouw  et  passait  pour  le  plus  bel 
homme  du  village.  % 

—  Eh  bien,  maçon,  s'écria-t-il,  êtes-vous 
devenu  si  riche  que  vous  ne  reconnaissiez  plus 
les  gens  qui  vous  font  travailler  ? 

Le  maçon  paraissait  très-ennuyé  de  l'arrivée 
du  fermier  et  il  répondit  d'un  ton  de  mauvaise 
humeur  : 

—  Non,  sans  doute  ;  mais  vous  ne  m'avez 
pas  laissé  le  temps  de  vous  dire  bonjour. 

—  Oh  !  oh  !  répondit  Snipzel  en  riant  ;  il 
vous  faut  plus  de  temps  pour  ouvrir  la  bouche 
qu'il  ne  m'en  faudrait  pour  vous  la  fermer. 

Catherine  avait  mis  une  troisième  tasse  à 
table  et  versait  le  café. 

Elle  s'arrêta  tout  à  coup  dans  cette  besogne 
et  dit  au  fermier  : 

—  Je  ne  veux  pas  que  vous  parliez  mécham- 
ment à  mon  amoureux. 

Il  la  regarda,  mais  il  ne  put  voir  si  elle  se 
moquait  ou  si  elle  parlait  sérieusement. 

—  Tist  sait  dire  ce  qu'il  a  sur  le  cœur,  con- 
tinua-t-elle.  C'est  un  bel  homme  et  il  parle 
bien. 

Le  maçon  la  regarda  à  son  tour,  mais  du 
coin  de  l'œil,  sans  lever  la  tête,  et  en  même 
temps  de  ses  larges  mains,  qui  avaient  la  blan- 


UN   COIN   DE  VILLAGE  189 

cheur  du  plâtre,  il  se  mit  à   tisonner  le   feu. 

Alors  Kobe  se  souvint  d'un  bruit  qui  lui 
avait  été  rapporté  :  on  prétendait  que  le  maçon 
faisait  la  cour  à  Catherine  Wild  et  que  celle-ci 
ne  dédaignait  pas  ce  bel  homme  à  la  peau  de 
femme,  toujours  si  bien  peigné  et  tiré  à  quatre 
épingles.  Le  maçon  lui-même  avait  laissé  se 
confirmer  ce  propos,  un  jour  qu'on  le  plaisan- 
tait à  une  table  de  cabaret.  Quelqu'un  lui  ayant 
demandé  s'il  allait  bientôt  se  marier  avec 
Catherine,  il  avait  répondu  en  clignant  de  l'œil, 
avec  sa  vanité  habituelle,  que  ce  n'était  pas 
lui  le  plus  pressé.  Il  était  connu  pour  un 
homme  mou  et  fier  de  sa  personne,  passant  sa 
vie  à  courir  les  kermesses  plus  qu'à  travailler, 
et  il  avait  eu  deux  enfants  de  deux  femmes 
différentes. 

—  Un  joli  coq,  fit  d'un  ton  cassant  Kobe 
Snipzel  en  dressant  sa  taille. 

Et  pour  se  calmer,  il  avala  d'un  trait  sa  tasse 
de  café. 

Le  maçon  ne  releva  pas  le  mot  ;  il  se  con- 
tenta de  hausser  les  épaules,  en  signe  de 
dédain. 

Catherine  Wild  s'assit  entre  les  deux  hom- 
mes, le  corps  à  demi  tourné  vers  le  maçon  et 
feignant  de  prendre  plaisir  à  le  regarder.    Elle 


I90  UN   COIN   DE  VILLAGE 

lui  passa  sa  tasse,  l'obligea  à  prendre  deux 
galettes,  s'informa  s'il  avait  chaud  et  si  rien  ne 
lui  manquait,  tandis  qu'elle  oubliait  de  s'occu- 
per de  Kobe  Snipzel.  Celui-ci  était  mal  à  l'aise 
et  fronçait  les  sourcils  :  mais  il  éprouvait  moins 
de  colère  que  de  chagrin. 
Et  il  se  disait  en  lui-même  : 

—  Mon  cœur  a  marché  trop  vite  :  ce  n'était 
donc  pas  vrai  que  cette  femme  eût  envie  de 
moi  ! 

Elle  se  retourna  pour  prendre  une  galette 
sur  la  table  et  rapidement,  de  ses  yeux  aigus, 
elle  plongea  jusqu'au  fond  de  son  âme.  Toute 
sa  figure  parut  se  détendre  alors  et  elle  mon- 
tra une  grande  gaîté. 

—  Tist  veut  bien  de  moi  pour  femme,  dit- 
elle,  quoique  je  sois  plus  vieille  que  lui.  En 
effet  je  ne  suis  plus  de  la  première  jeunesse, 
pas  plus  que  vous,  Kobe,  et  pourtant  nous 
avons  trouvé  tous  les  deux  des  partis,  vous,  une 
jolie  fille  et  moi  un  bel  homme. 

Le  maçon  leva  la  tête,  étonné  du  propos. 
Ce  n'était  pas  ainsi  qu'elle  lui  avait  parlé  avant 
l'entrée  de  Snipzel.  Il  avait  eu  beau  la  presser, 
lui  dire  qu'il  l'aimait,  lui  raconter  ses  amou- 
rettes pour  l'éblouir  :  elle  s'était  moquée  de 
lui,  impitoyablement.  Et  voilà  que  d'elle-même 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I91 

elle  semblait  marcher  au-devant  de  ses  désirs. 
Le  vent  tournait  donc  ? 

En  ce  moment,  la  voix  du  fermier  se  fit  en- 
tendre brutalement  : 

—  C'est  que  nous  avons  tous  les  deux  des 
quitus,  dit-il  en  soupesant  ses  goussets. 

—  Tist  n'est  pas  intéressé,  répliqua  Cathe- 
rine sur  le  ton  de  la  raillerie.  Ce  n'est  pas 
d'argent  qu'il  se  soucie.  N'est-il  pas  vrai, 
Tist? 

Le  maçon  passa  sa  main  dans  sa  barbe  et  se 
mit  à  hocher  la  tète,grommela  heu  !  heu  !  comme 
quelqu'un  qui  est  embarrassé  de  se  prononcer. 

—  Vous  me  l'avez  dit  pourtant,  reprit-elle. 
Si  vous  ne  voulez  pas  en  convenir,  c'est  peut- 
être  que  vous  êtes  honteux  de  n'avoir  pas  une 
aussi  jolie  femme  que  celle  que  notre  voisin 
Snipzel  va  épouser. 

Il  protesta,  disant  non  de  la  tête  et  faisant 
force  gestes. 

Elle  le  regarda  alors  d'un  air  tendre  et 
s'écria  : 

—  Ah  !  Tist,  la  belle  barbe  que  vous  avez  ! 
Il  n'y  en  a  pas  de  plus  douce,  de  plus  frisée  et 
de  plus  soyeuse  sur  la  terre. 

Et  elle  passa  la  main  dans  les  touftes  blondes 
de  son  menton. 


I92  UN  COIN  DE  VILLAGE 

—  On  me  l'a  déjà  dit,  fit  le  maçon  avec  or- 
gueil. 

—  La  belle  peau  blanche,  Tist,  que  celle 
de  vos  joues! 

Et  elle  la  caressa  du  bout  des  doigts. 

—  Les  belles  mains,  Tist  !  On  dirait  un 
homme  de  la  ville. 

Elle  les  prit  dans  les  siennes. 

—  Ah  !  quelle  femme  ne  vous  aimerait 
pas? 

Le  maçon  regarda  Snipzel;  les  lèvres  serrées, 
celui-ci  tambourinait  sur  la  table,  avec  colère. 

Un  sourire  passa  sur  la  bouche  pâle  du  bel 
homme  ;  il  se  renversa  sur  sa  chaise  et  se  pen- 
chant vers  sa  voisine,  il  voulut  l'embrasser. 

—  Oui,  dit-elle,  à  une  condition. 

Il  mit  la  main  sur  son  cœur,  galamment. 

—  Laquelle  ? 

—  Ah!  Tist,  je  ne  saurais  vivre  avec  un 
homme  aussi  beau  que  vous,  sans  crain- 
dre constamment  qu'une  autre  femme  ne  soit 
amoureuse  de  votre  beauté.  Tist,,  coupez  votre 
barbe,  si  vous  ne  voulez  pas  que  je  sois  jalouse 
de  toutes  les  femmes  qui  vous  regarderont. 

—  Ça,  non,  dit  le  maçon  avec  énergie. 

Et  il  prit  sa  barbe  dans  sa  main  comme  pour 
la  défendre. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I93 

Catherine  feignit  une  soudaine  tristesse, 
et  se  tournant  vers  le  fermier,  elle  lui  dit 
dolente  : 

—  Voilà  bien  les  jeunes  hommes;  ils  sont 
fiers  de  leur  beauté  et  ne  veulent  rien  faire  qui 
pourrait  la  diminuer.  Tandis  qu'à  votre  âge, 
pachter,  on  va  de  soi-même  au  devant  des  dé- 
sirs d'une  femme. 

Et  elle  ajouta  de  sa  voix  mordante  : 

—  La  fille  de  Slim  est  bien  heureuse  ;  elle 
fera  de  vous  ce  qu'elle  voudra  et  vous  mènera 
par  le  nez. 

Le  fermier  l'interrompit  ; 

—  Ne  me  parlez  plus  de  Roose  ;  le  poisson 
a  brisé  le  filet.  Tout  est  fini  entre  nous. 

—  Fini  ? 

Catherine  s'était  levée  d'un  bond,  et  debout 
devant  lui,  la  gorge  battante,  anxieuse,  elle  le 
regardait. 

Qu'est-ce  qui  était  fini?  Elle  la  détestait, 
cette  Roose.  Et  sa  haine  allumait  ses  yeux. 

Kobe  cligna  de  l'œil  du  côté  du  maçon, 
montrant  par  là  qu'il  ne  voulait  rien  dire  devant 
cet  homme. 

—  Hors  d'ici,  Tist  ! 

Elle  fut  sur  le  point  de  le  dire  pour  connaître 
plus  tôt  les  motifs  de  cette  rupture  qui  rendait 


194  UN   C0IN   DE   VILLAGE 

Kobe  à  la  liberté  ;  mais  sur  le  point  de 
s'amollir,  son  cœur  rude  se  redressa,  et, 
farouche,  bourrue,  altière,  le  défi  aux  prunelles 
et  le  rire  aux  dents,  elle  félicita  ironiquement 
le  fermier  sur  l'issue  de  ses  projets. 

On  le  trompait  :  ces  gens  s'entendaient  entre 
eux  comme  des  larrons  en  foire;  il  n'avait 
rien  vu,  lui,  rien  su,  rien  deviné.  Elle  le  plai- 
gnait, le  consolait,  lui  demandait  si  son  cœur 
était  remis,  lui  parlait  de  remèdes,  avec  des 
paroles  brusques  et  une  volubilité  extraordi- 
naire, sans  cesser  de  se  moquer  de  lui. 

Puis  elle  se  retourna  vers  le  maçon  : 

—  Il  n'en  sera  pas  ainsi  de  nous,  Tist. 
Comme  elle  était  près  de  lui,  il  lui  jeta  son 

bras  autour  de  la  taille;  elle  ne  se  dégagea  pas. 
Alors  il  s'enhardit  et  il  allait  la  baiser  dans 
la  nuque  quand  Kobe  se  leva  brusquement  et 
s'écria  : 

—  Maçon,  si  vous  avez  du  sang  au  lieu  de 
plâtre  dans  les  veines,  vous  sortirez  avec  moi  ; 
nous  verrons  s'il  est  aussi  facile  de  jeter  un 
homme  par  terre  que  d'embrasser  une  femme. 

—  Kobe  !  cria  Catherine  avec  une  joie  inex- 
primable. 

Mais  déjà  il  était  sur  le  seuil  de  la  porte, 
attendant  le  maçon  qui  demeurait  à  sa  place, 


UN  COIN  DE  VILLAGE  195 

blême,  les  lèvres  pincées,  haussant  les  épaules, 
par  saccades. 

Catherine  laissa  tomber  sur  ce  dernier  des 
yeux  pleins  de  mépris  et  lui  dit  : 

— ■  Tist,  nous  avons  assez  joué  la  comédie. 
Catherine  Wild  ne  peut  aimer  qu'un  homme, 
et  vous  êtes  une  femme  par  le  visage  et  par  le 
cœur.  Sortez  donc  d'ici,  Tist,  pour  n'y  plus 
rentrer  ;  mais  je  ne  veux  pas  qu'il  vous  arrive 
du  mal  à  cause  de  moi.  Vous  partirez  donc  le 
premier,   et  Kobe  Snipzel  partira  après  vous. 

Le  pachter  se  mit  à  rire  et  grondant,  ton- 
nant, envoya  dans  la  porte  trois  grands  coups 
de  poing. 

—  Qu'il  en  soit  ainsi,  dit-il;  mais  je  tiens  à 
dire  au  maçon  que  ce  sont  les  coups  de  poing 
que  je  lui  destinais. 

Tist  parti,  il  courut  à  l'écurie. 
En  un  instant  le  cheval  fut  dehors  et  lui  sur 
le  cheval. 

—  Hue  ! 

Et  d'un  coup  de  talon  furieux  il  lança  la  bête 
dans  le  chemin. 

Mais  comme  il  prenait  le  tournant,  le  cheval 
manqua  des  quatre  pieds  sur  la  neige  durcie  et 
s'abattit,  couchant  de  son  long  sur  le  flanc  le 
fermier  dont  la  jambe  se  trouva  engagée.  L'a- 


I96  UN   COIN  DE  VILLAGE 

nimal  se  mit  aussitôt  à  lancer  ses  sabots  dans 
le  vide  pour  se  remettre  debout  ;  et  il  s'était  à 
demi  redressé  quand  tout  à  coup  il  retomba  de 
tout  son  poids  sur  le  pied  du  pachter. 

Kobe  sentit  immédiatement  une  grande  dou- 
leur à  la  cheville,  mais  il  n'en  continua  pas 
moins  à  vouloir  se  relever.  S'arc-boutant  sur 
ses  reins,  il  appuya  de  toute  sa  force  son  talon 
sur  le  dos  du  cheval  et  le  fit  glisser  le  long 
de  sa  jambe  engagée. 

Ce  mouvement  lui  rendit  la  liberté.  Il  prit 
l'animal  par  la  tête  et  le  remit  à  son  tour  sur 
ses  pieds. 

Comme  il  criait,  jurant  après  la  bête  et  fai- 
sant des  hue  !  hop  !  à  pleins  poumons,  on  l'en- 
tendit de  la  maison  de  Catherine;  et  une  voix 
demanda,   dans  le  noir  : 

—  Qu'y  a-t-il  ? 

Il  ne  répondit  pas  d'abord  et  tâcha  de  se 
remettre  en  selle  :  mais  son  pied  lui  paraissait 
à  lui  seul  plus  lourd  que  son  corps  tout  entier 
et  il  ne  put  parvenir  à  se  hausser. 

—  A  l'aide,  cria-t-il. 

Une  lanterne  apparut  au  bout  du  chemin, 
s'avançant  rapidement. 

—  De  quel  côté?  fit  la  voix. 

—  Ici,  dit  Kobe. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I97 

Et  il  vit  venir  à  lui,  courant  de  toutes  ses 
forces,  Catherine  Wild. 

Il  s'était  appuyé  contre  son  cheval,  le  coude 
posé  sur  la  selle,  n'osant  faire  un  mouvement, 
car  il  souffrait  horriblement. 

A  peine  Catherine  Teut-elle  vu,  qu'elle  le 
prit  dans  ses  bras,  les  yeux  dans  les  yeux,  et 
se  mit  à  douloir  : 

—  Kobe,  pour  l'amour  de  Dieu,  que  vous 
est-il  arrivé  ?  Quelqu'un  vous  a-t-il  attaqué  ? 
Êtes-vous  tombé  de  cheval?  Ah!  Kobe,  parlez. 

Elle  était  pâle  de  terreur  et  ses  seins 
haletaient. 

Comme  il  avait  peine  à  se  tenir  debout,  elle 
le  soutint  dans  un  de  ses  bras  ;  et  de  sa  main 
libre  elle  cherchait  sur  sa  poitrine  et  ses 
épaules  la  trace  des  blessures.  Elle  s'aperçut 
alors  qu'il  y  avait  de  la  terre  sur  les  flancs  du 
cheval  et  sur  les  habits  de  Kobe. 

—  Vous  êtes  tombé  de  cheval,  Kobe,  je  le 
vois  bien.  A  moi  !  Il  est  blessé  ! 

—  Taisez-vous,  Catherine,  répondit  Snipzel 
en  faisant  un  effort  pour  rire.  Une  goutte  de 
genièvre,  et  vous  me  verrez  remonter  à 
cheval  sans  l'aide  de  personne. 

Il  fit  trois  pas,  traînant  après  lui  son  grison 
par  la   bride  ;  mais   subitement  sa  figure   se 


I98  UN  COIN  DE   VILLAGE 

contracta  et  il  tomba  comme  une  masse  sur 
le  chemin. 

—  Mon  Kobe!  cria  Catherine. 

Et  elle  se  jeta  sur  lui,  l'embrassant  dans  les 
yeux  et  sur  le  cou,  avec  une  passion  folle,  et 
l'appelant  de  doux  noms. 

Puis,  elle  se  releva  et  se  mit  à  crier  d'une 
voix  saccadée  : 

—  A  l'aide  !  au  secours  ! 

On  accourut  des  maisons  d'alentour. 

—  Vite  !  vite  !  Une  charrette  !  Non,  une 
brouette  !  Non,  emportez-le  à  bras  !  Des 
hommes  ! 

Chacun  criait  : 

—  Qu' est-il  arrivé  ?  Est-il  blessé  ? 

Et  elle  répondait,  furieuse,  s'emportant 
contre  ces  gens  : 

—  Eh  bien,  il  n'y  a  donc  pas  un  homme  ici  ! 
Pas  un  pour  emporter  dans  ses  bras  Kobe 
Snipzel  !  On  va  donc  le  laisser  sur  le  chemin  ! 
Il  est  blessé  !  mort  peut-être  !  Ah  !  vermines, 
il  faudra  donc  que  je  le  porte  à  moi  toute  seule. 

Elle  souleva  dans  ses  bras  le  corps  du  fer- 
mier, mais  par  suite  du  mouvement  qu'elle  fit, 
le  pied  du  blessé  tomba  pesamment  sur  le  sol; 
et  Kobe,  revenant  à  lui,  poussa  un  han  !  de 
torture. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  I99 

—  Non,  je  ne  peux  pas,  dit-elle.  Des 
hommes  ! 

Quatre  paysans  s'avancèrent  alors,  et  pre- 
nant Kobe  par  la  tête  et  les  jambes,  le  por- 
tèrent dans  la  maison  de  Catherine.  Elle  les 
suivait,  épiant  leurs  mouvements  et  disant 
d'une  voix  tour  à  tour  tendre  et  dure  : 

—  Doucement  !  Vous  marchez  trop  vite  ! 
Ne  le  secouez  pas  !  Attention,  il  y  a  ici  une 
ornière  ! 

Comme  le  ballotement  de  son  pied  le  faisait 
souffrir  beaucoup,  elle  prit  la  jambe  dans  ses 
mains  et  la  soutint,  pendant  toute  la  route, 
délicatement. 

On  le  coucha  dans  l'alcôve  du  rez-de- 
chaussée,  et  Catherine  se  mit  à  lui  tirer  ses 
bottes  ;  mais  le  pied  malade  avait  tellement 
gonflé  en  quelques  instants,  qu'elle  dut  fendre 
la  chaussure  dans  sa  longueur  au  moyen  d'un 
couteau. 

—  A  boire  !  dit  Kobe. 
Ce  fut  son  premier  mot. 

On  voulut  lui  verser  un  verre  de  genièvre, 
mais  il  s'empara  de  la  bouteille  et  la  vida  à 
moitié  d'un  trait.  Alors  il  sentit  la  force  lui 
revenir. 

La  chambre  était  remplie  de  monde  ;  et  non- 


200  UN   COIN  DE  VILLAGE 

seulement  les  quatre  paysans  qui  avaient  porté 
Kobe  s'y  trouvaient,  mais  les  voisins,  les 
femmes  des  voisins  et  leurs  enfants. 

—  Amis,  leur  dit  Catherine,  merci  à  tous. 
Et  vous,  Piet,  Jef,  Jan  et  Phlip,  allez  boire  un 
bon  verre  à  la  cuisine,  pour  la  peine  que  vous 
avez  prise  de  le  porter. 

Les  quatre  paysans  ne  se  firent  pas  prier  et 
ouvrirent  la  marche  ;  mais  Catherine  eut  plus 
de  peine  à  mettre  les  femmes  à  la  porte  ;  long- 
temps encore  après  qu'elles  se  furent  décidées 
à  quitter  la  place,  il  en  demeura  devant  la 
fenêtre,  et  elles  cherchaient  par  les  fentes  du 
volet  à  voir  ce  qui  se  passait  à  l'intérieur. 

Catherine  prit  du  linge  dans  l'armoire,  l'im- 
biba d'eau-de-vie  et  le  mit  sur  le  pied  de 
Kobe.  Elle  lui  disait  : 

—  Quel  malheur  !  Pourtant,  Kobe,  il  eût 
pu  en  arriver  un  plus  grand  :  c'était  que  vous 
fussiez  mort  avec  l'idée  que  j'avais  de  la  colère 
contre  vous. 

Il  répondait  : 

—  Je  commence  seulement  à  vous  con- 
naître, Catherine. 

Elle  le  quitta  un  instant  et  attela  elle-même 
son  vieux  petit  cheval  roux  à  la  carriole  ;  puis 
elle  y  fit  monter  la  vieille  servante  et  lui  corn- 


UK   COIN  DE  VILLAGE  201 

manda  de  ramener  le  médecin  qui  habitait  à 
une  demi-lieue  de  là. 

La  servante  revint  au  bout  de  trois  quarts 
d'heure  ;  mais  le  médecin  n'était  pas  avec 
elle  :  il  était  trop  fatigué,  il  ne  pourrait  venir 
que  le  lendemain  matin. 

—  Begod! 'sacra  Catherine.  Nous  verrons  bien  I 
Elle  sauta   à  son  tour  dans  la  carriole  et 

partit  à  fond  de  train. 

Sur  la  chaussée  elle  vit  une  ombre  longue 
et  mince  qui  marchait  à  grandes  enjambées. 

—  Lamme,  cria-t-elle,  courez  à  la  maison. 
Il  est  arrivé  malheur  à  votre  oncle.  Je  revien- 
drai avec  le  médecin. 


202  UN   COIN   DE   VILLAGE 


XXII 


Au  bout  de  trois  jours,  la  fièvre  quitta 
Kobe  Snipzel,  et  il  put  commencer  à  boire 
et  à  manger  ;  mais  il  était  encore  incapable  de 
faire  aucun  mouvement,  et  sa  jambe  était 
comme  engourdie.  Lamme  venait  deux  fois 
le  jour  prendre  de  ses  nouvelles  et  chaque 
fois,  il  proposait  de  le  conduire  à  la  ferme. 

—  Ah  !  Lamme,  lui  répondait  la  juffrouw, 
laissez-le-moi  quelques  jours  encore. 

Il  s'offrait  alors  à  le  soigner  ;  mais  elle 
entendait  le  soigner  toute  seule.  Elle  eût 
voulu  fermer  la  porte  à  tout  le  monde.  Elle 
était  heureuse  de  l'avoir  auprès  d'elle,  et  cette 
possession  payait  son  cœur  orageux  de  bien 
des  troubles.  Pendant  trois  nuits,  elle  l'avait 
veillé,  sans  fermer  l'œil,  inquiète,  jamais 
lassée,    lui    disant    de    douces    choses    d'une 


UN   (km   DE   VILLAGE  20 3 

voix  câline  et  le  caressant  de  ses  mains  amou- 
reuses, avec  la  tendresse  d'une  mère  et  la 
passion  d'une  femme.  Quelquefois  il  la  repous- 
sait, dans  les  transports  de  la  fièvre,  l'appelant 
de  noms  qui  n'étaient  pas  le  sien  ;  elle 
posait  sa  main  sur  ses  yeux  ou  sur  son  front, 
pour  le  calmer,  lui  répétait  son  nom  à  elle, 
interminablement.  Il  l^ii  arrivait  aussi  de  faire 
de  grands  gestes  dans  le  vide  et  en  même 
temps  il  appelait  le  maçon,  comme  s'il  lui 
portait  un  défi.  Le  cœur  de  Catherine  bon- 
dissait en  l'écoutant  :  elle  était  joyeuse  et 
pleine  d'espérance  ;  car  elle  se  souvenait  de 
la  jalouse  colère  du  fermier  quand  le  maçon 
avait  porté  la  main  sur  elle.  D'autres  fois,  il 
appelait  Roose  :  les  sombres  idées,  comme 
des  corbeaux  au  bec  acéré,  s'abattaient  alors 
sur  elle  et  lui  rongeaient  l'esprit.  Elle  allait 
vers  lui,  le  regard  brûlant,  la  main  ten- 
due pour  lui  fermer  la  bouche  ;  et  tout  à  coup 
elle  se  mettait  à  pleurer. 

A  présent  que  la  •fièvre  avait  disparu,  il  lui 
parlait. 

—  Ah  !  Catherine,  lui  dit-il  pendant  un  de 
ces  entretiens,  quel  malheur  que  je  sois  tombé 
de  cheval  si  près  de  votre  maison  !  Vous  n'au- 
riez pas  eu  tous  ces  embarras. 


204  UN   C0IN  DE  VILLAGE 

—  Ne  dites  pas  cela,  Kobe  :  j'ai  fait  ce  que 
tout  le  monde  aurait  fait  à  ma  place. 

—  Ange  du  bon  Dieu  !  Ah  !  je  le  vois  bien  à 
vos  yeux,  à  vos  joues,  à  votre  pâleur  :  voilà  six 
jours  que  vous  ne  dormez  ni  ne  mangez. 

Elle  mit  un  doigt  sur  la  bouche  du  fermier 
et  lui  dit  : 

—  Taisez-vous  :  je  ne  me  sens  point  de 
fatigue  quand  je  suis  auprès  de  vous. 

Il  s'inquiétait  de  la  ferme,  des  affaires, 
de  ses  chevaux,  de  ses  vaches,  de  ses  terres. 
Il  est  vrai  que  Lamme  était  là  :  mais  Lamme 
n'a  pas  encore  l'œil  du  maître  ;  il  aime  à 
bayer  aux  corneilles.  Ah  !  s'il  pouvait  s'en 
aller,  marcher! 

—  Je  le  vois  bien,  lui  dit-elle  avec  un 
ton  de  reproche,  vous  êtes  pressé  de  quitter 
cette  maison. 

Il  la  regarda  ;  une  lumière  trembla  dans  ses 
yeux.  Il  fut  sur  le  point  d'éclater.  Il  répondit  : 

—  Ne  le  pensez  pas,  Catherine  ;  je  voudrais 
seulement  la  quitter  un  instant  pour  savoir 
quelles  choses  se  passent  à  la  ferme. 

Comme  il  revenait  un  jour  sur  ce  désir,  elle 
alla  décrocher  son  manteau,  rabattit  son  capu- 
chon sur  sa  tête  et  courut  à  la  ferme. 

Quand  Lamme  la  vit  entrer,  il  la  prit  par 


UN   COIN   DE  VILLAGE  20 5 

la  main,  gravement  et  cérémonieusement,  et 
la  mena  d'abord  à  l'étable  :  de  l'étable,  il  la 
conduisit  à  l'écurie,  de  là  dans  les  greniers, 
puis  au  fournil,  aux  granges,  aux  hangars,  au 
potager,  sans  môme  lui  demander  ce  qui 
l'amenait;  et  lorsqu'elle  eut  tout  bien  vu,  il  la 
conduisit  dans  la  belle  chambre  du  rez-de- 
chaussée,  où  chaque  objet  brillait  à  sa  place. 
Là  il  lui  dit  : 

—  Juffrouw,  je  ne  vous  ai  montré  ni  les 
terres,  ni  les  meules,  ni  d'autres  choses  encore 
qui  ne  sont  pas  à  portée  de  nos  yeux  ni  de 
nos  mains,  mais  qui  toutes  sont  en  bon  état. 

—  Je  le  dirai  à  votre  oncle,  Lamme. 

—  Bon  !  répondit  le  garçon,  mais  ce  n'est 
pas  pour  cela  que  je  vous  ai  menée  à  travers 
la  ferme;  j'ai  voulu  vous  montrer  la  place  de 
chaque  chose,  afin  qu'elle  vous  soit  connue  le 
jour  où  vous  entrerez  ici  en  maîtresse. 

—  Lamme  !  que  dites-vous  là  ? 

—  Je  dis  ce  qui  est  selon  mon  cœur. 

—  Selon  votre  cœur?  Ah  !  merci,  Lamme, 
mais  ce  qu'on  souhaite  n'arrive  pas  toujours. 

—  Lamme  n'a  pas  les  yeux  sous  son  bonnet  : 

il  a  vu  bien  des  choses.  C'est  pourquoi  il  s'est 

dit  que  tout  ce  qui  est  ici  vous  appartiendrait 

un  jour. 

12 


206  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Lamme,  rien  de  cela  ne  tente  mon  cœur. 

—  C'est  que  vous  aimez  mieux  le  fermier 
que  Ja  ferme,  juffrouw. 

—  Bien  sûr,  répondit  Catherine  avec  énergie. 

—  Eh  bien,  il  n'y  aurait  pas  entre  mon 
oncle  et  moi  le  même  sang  s'il  n'arrivait  ce 
que  je  vais  vous  dire.  Mon  oncle  ira  vous 
prendre  chez  vous  et  vous  mènera  dans  sa 
ferme  ;  et  il  vous  dira  ces  propres  paroles  : 
Juffrouw,  qu'il  y  ait  ici  désormais  un  homme 
et  une  femme  qui  soient  en  même  temps 
comme  deux  et  un. 

—  Non,  Lamme,  cela  n'est  pas  possible.  Si 
votre  oncle  avait  eu  envie  de  moi,  il  n'aurait 
pas  courtisé  la  fille  de  Jan  Slim. 

—  A  qui  n'arrive-t-il  pas  de  confondre  sa 
gauche  avec  sa  droite  ? 

—  Il  est  tombé  dans  les  filets  de  ces  gens, 
répliqua-t-elle  avec  colère. 

Mais  Lamme  cria  : 

—  Si  quelqu'un  ose  dire  que  Roose  a  usé  de 
malice  pour  attirer  mon  oncle,  il  en  a  menti. 

Elle  le  regarda,  étonnée  de  son  ardeur  à  la 
défendre. 
Il  la  regarda  à  son  tour  et  lui  dit  : 

—  Voilà  la  vérité  :  nous  avons  échangé  des 
promesses,  cette  fille  et  moi. 


UN   COIN  DE   VILLAGE  207 

Il  lui  raconta  la  manière  dont  Boer  Jan 
s'y  était  pris  pour  assurer  le  mariage  du  fermier 
avec  Roose,  ses  ruses  et  le  changement  imprévu 
qui  s'était  opéré  dans  ses  projets. 

—  Je  vois  clair  à  présent,  dit  Catherine. 
Pauvre  Roose  ! 

—  Ah!  juffrouw,  vous  l'aimerez,  car  elle 
est  bonne  et  douce  ;  mais  mon  oncle  lui  a 
gardé  rancune;  il  ne  me  permettra  jamais  de 
l'amener  à  la  ferme  comme  la  femme  de  son 
neveu,  si  vous  ne  me  venez  en  aide. 

—  Ah  !  Lamme,  s'écria-t-elle,  je  ferai  tout 
ce  que  vous  voudrez. 

—  Eh  bien,  voici. 

Et  il  lui  fit  part  d'un  projet  qui  devait  se 
réaliser  le  jour  des  Rois. 

—  La  tête  de  Lamme  est  comme  un  moulin 
qui  moud  des  idées,  dit  Catherine  en  riant,  après 
l'avoir  écouté  ;  mais  c'est  de  la  bonne  mouture, 
et  un  beau  jour,  avec  l'aide  du  boulanger, 
cela  fera  du  pain  comme  on  n'en  voit  pas  tous 
les  jours. 

—  Bon,  répliqua- t-il,  c'est  vous,  jurlrouw, 
qui  serez  le  boulanger. 

—  De  tout  mon  cœur. 

Catherine  s'en  revint  vers  Kobe  Snipzel  et 
lui  dit  : 


208  UN   COIN  DE  VILLAGE 

—  La  ferme  est  en  bon  ordre.  Reposez  en 
paix. 

Il  lui  répondit  : 

—  Vous  n'avez  pas  votre  pareille  parmi  les 
pachteresses  du  village,  Catherine  Wild. 

Et,  en  effet,  elle  ne  perdait  pas  un  moment 
de  la  journée;  tout  en  le  soignant,  elle  dirigeait 
le  ménage.  Elle  avait  toujours  quelque  besogne 
à  terminer;  elle  aidait  la  servante  à  nettoyer  les 
cuivres  du  bahut,  à  laver  les  porcs,  à  changer 
la  litière  des  vaches  et  du  cheval.  On  ne  la 
voyait  jamais  à  rien  faire.  Ainsi  grandissait 
l'admiration  du  fermier  pour  cette  femme 
vaillante. 

Une  nuit,  il  fut  brusquement  réveillé  par  un 
bruit  de  voix  qui  partait  de  l'intérieur  de  la 
maison  et  il  entendit  distinctement  la  servante 
crier  :  Au  voleur  ! 

Aussitôt  il  sauta  de  son  lit  et  la  jambe  ten- 
due, se  glissant  sur  un  pied,  il  alla  jusqu'à  la 
porte  de  la  chambre  et  l'ouvrit. 

Catherine  descendait  en  ce  moment  l'esca- 
lier, une  petite  lampe  à  la  main,  et  le  voyant 
sur  le  pas  de  la  porte,  elle  lui  cria  : 

—  Kobe,  rentrez,  pour  l'amour  du  Ciel  ! 
J'en  viendrai  bien  à  bout  sans  vous. 

Et  prompte  comme  la  pensée,  elle  le  repoussa 


UN   COIN   DE  VILLAGE  209 


dans  la  chambre  et  ferma  la  porte  à  clef.  Puis, 
s' élançant  du  côté  de  la  maison  où  la  servante 
avait  entendu  les  voleurs  : 

—  Chiens  de  poltrons,  cria-t-elle,  je  vais 
vous  marquer  pour  mieux  vous  reconnaître. 

Au  même  instant  un  coup  de  feu  retentit, 
suivi  sur  le  champ  d'un  second  coup. 

Kobe  appuya  de  tout  son  poids  son  épaule 
contre  la  porte  avec  l'intention  de  la  faire 
sauter  ;  mais  il  sentit  tout  à  coup  dans  ses 
membres  une  grande  faiblesse.  Il  fût  tombé 
à  terre  sans  une  chaise  qui  se  trouva  à  portée 
de  sa  main  et  dont  il  s'aida  pour  regagner  son 
lit. 

Au  bout  de  quelques  instants,  il  entendit 
sonner  sur  les  dalles  la  crosse  d'un  fusil.  Alors 
son  cœur  devint  joyeux  subitement,  et  il 
s'écria  : 

—  Elle  les  a  mis  en  fuite  !  Cest  elle  qui  a 
tiré! 

Elle  ouvrit  la  porte  ;  elle  avait  les  yeux 
brillants  ;    elle  riait.  Et  gaîment  elle  lui  dit  : 

—  Voilà  des  moineaux  qui  ne  reviendront 
plus. 

Le  lendemain,  en  descendant  à  la  cour,  la 
vieille  servante  trouva  des  traces  de  sang  sur 
le  pavé. 


210  UN   COIN   DE  VILLAGE 

Trois  jours  se  passèrent  sans  que  Kobe  par- 
lât de  rentrer  à  la  ferme,  et  Catherine  était 
heureuse  de  lui  voir  oublier  le  temps  auprès 
d'elle. 

Un  matin  pourtant,  il  lui  parut  soucieux. 

—  11  pense  à  me  quitter,  se  dit-elle  aussitôt. 
Et  en  effet  il  lui  reparla  de  la  ferme. 

—  Ah  !  Kobe,  s'écria-t-elle,  avec  tristesse, 
je  savais  bien  que  ce  moment  arriverait  et 
j'aurais  dû  m'y  préparer  d'avance;  mais  on 
n'a  pas  de  force  pour  se  préparer  au  chagrin. 

—  Je  l'éprouve  par  moi-même,  répondit  le 
fermier,  mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que 
je  reste  plus  longtemps  sous  votre  toit,  Cathe- 
rine :  m'es  pieds  commencent  à  me  porter. 

Il  se  turent  tous  les  deux,  pensant  à  des 
choses  différentes.  Ce  fut  lui  qui  rompit  le 
premier  le  silence  : 

—  Savez-vous  quel  souvenir  m'est  passé 
tantôt  par  la  tête,  Catherine  ?  Il  date  de  loin  : 
vous  aviez  alors  douze  ans,  moi  j'en  avais  vingt- 
quatre.  Vous  étiez  une  jolie  petite  fille  un  peu 
sauvage  et  vous  vous  mêliez  volontiers  aux 
garçons  quand  ils  couraient  à  travers  les  champs 
l'été,  ou  qu'ils  glissaient  sur  la  glace  l'hiver. 
Ce  jour-là,  il  y  a  juste  vingt-cinq  ans  de  cela, 
vous   aviez    passé,    avec   d'autres   enfants  du 


UN   COIN   DE  VILLAGE  211 

village,  à  travers  la  haie  du  parc  de  M.  le 
baron  et  vous  vous  étiez  mise  à  courir  sur 
l'étang  gelé.  Vous  étiez  la  plus  hardie,  et  tandis 
que  les  autres  frappaient  devant  eux  la  glace 
avec  des  bâtons  et  ne  posaient  le  second  pied 
qu'après  que  le  premier  avait  tâté  le  terrain, 
vous  vous  élanciez  sans  prendre  garde  à  rien. 
L'étang  n'était  pas  assez  gelé  :  tout  à. coup  la 
glace  se  brisa  sous  vous.  Alors  les  autres  en- 
fants se  sauvèrent,  vous  laissant  seule  à  vous 
débattre.  Je  passais  de  ce  côté  quand  j'entendis 
leurs  cris  ;  l'un  d'eux,  plus  hardi,  me  cria 
que  vous  étiez  tombée  dans  l'étang.  Je  sautai 
sur  la  glace  ;  mais  elle  craquait  sous  mon  poids. 
Comment  arriver  à  ce  trou  noir  où  je  voyais 
apparaître  votre  tête  et  vos  petits  bras  qui  sem- 
blaient appeler  au  secours  ?  Je  me  mis  à  plat 
ventre  et  m'aidant  des  pieds  et  des  mains,  je 
me  glissai  jusqu'à  l'endroit  où  vous  faisiez  de 
vains  efforts  pour  vous  tirer  de  l'eau.  Catherine, 
j'eus  la  joie  de  vous  sauver  de  ce  danger; 
mais  vous  étiez  plus  morte  que  vive,  et  il 
fallut  une  bonne  heure  de  frictions  au  coin  du 
feu  pour  ramener  le  sang  à  vos  joues. 

—  C'est  vrai,  Kobe  ;  et  voici  ce  qui  arriva  : 
on  voulut  me  forcer  à  vous  remercier  quand 
je  revins  à  moi;  mais  rien  ne  put  m'y  con- 


212  UN   COIN   DE  VILLAGE 

traindre.  Je  me  sauvais  de  vous  quand  je  vous 
voyais  venir.  Oui,  je  m'en  souviens  bien. 

—  Puis  un  jour,  une  bonne  année  après,  je 
vous  rencontrai  au  détour  d'un  sentier.  Les 
haies  étaient  hautes  ;  vous  ne  m'aviez  pas  vu 
approcher;  si  bien  que  je  vous  saisis  par  le 
bras  et  que  je  vous  demandai  :  «Catherine,  ne 
me  reconnaissez-vous  donc  pas  ?  » 

—  Et  je  vous  répondis,  je  m'en  souviens  com- 
me si  la  chose  s'était  passée  hier  :  «Oui,  Kobe 
Snipzel.  »  Et  en  vous  disant  cela,  je  vous  sau- 
tai au  cou  et  vous  embrassai  sur  les  deux  joues. 

—  Mettez-vous  près  de  moi,  Catherine,  plus 
près —  Et  d'un  trait  vous  disparûtes  comme 
une  chèvre  qui  se  sent  poursuivie...  Plus  tard, 
nous  nous  sommes  rencontrés  aux  kermesses, 
nous  avons  dansé  ensemble...  C'était  le  beau 
temps  de  la  vie.  Vous  souvient-il  qu'un  soir 
nous  revînmes  bras  dessus  bras  dessous  de  la 
fête,  où  nous  avions  dansé  jusqu'à  minuit? 
C'était  au  mois  d'août  et  il  y  avait  un  beau  clair 
de  lune.  Nous  marchions  en  avant  :  derrière 
nous  venaient  vos  parents,  mon  frère  qui  était 
déjà  marié  à  cette  époque  et  quelques  filles 
avec  leurs  hommes.  Ils  causaient,  riaient, 
criaient,  et  par  moments  se  mettaient  à  danser. 
Je  ne    sais  pas    ce    que    nous   disions,    mais 


UN   COIN   DE   VILLAGE  21 3 

nous  ne  disions  pas  grand' chose,  et  puis 
nous  avons  pris  un  chemin  creux  où  la  lune  pé- 
nétrait à  grand  peine.  Dans  l'ombre  brillait  un 
ver  luisant  :  nous  avons  voulu  le  saisir  en 
même  temps;  mais,  en  me  pressant  contre 
vous,  ma  bouche  a  trouvé  sur  son  chemin 
votre  cou  ;  puis  nos  bras  se  sont  enlacés.  Cela 
finit  d'une  autre  manière  :  vous  vous  êtes 
mise  subitement  à  rire  et  à  vous  moquer  de 
moi.  Je  ne  vous  ai  plus  jamais  embrassée 
depuis,  Catherine. 

—  Ni  vous,  ni  un  autre  homme,  Kobe. 
Ils  se  turent,  s'écoutant  en  eux-mêmes. 
Un  flot  de  jeunesse  montait  de  leurs  cœurs. 

Leurs  prunelles  se  dilataient  dans  de  la  douceur. 

—  D'où  vient,  reprit-il,  qu'après  tant  de 
temps  nous  nous  retrouvions  avec  plaisir  l'un 
près  de  l'autre  ?  Nous  sommes  comme  un 
homme  et  une  femme  qui,  ayant  interrompu 
pendant  un  certain  nombre  d'années  une  beso- 
gne, se  remettent  à  l'achever  avant  que  la 
mort  ne  les  surprenne. 

—  Pour  moi,  Kobe,  je  suis  toujours  la 
même  femme,  orgueilleuse  et  vive  ;  oui,  j'ai 
toujours  la  même  tête,  et  pourtant  il  me  sem- 
ble que  je  suis  sous  votre  main  comme  un 
roseau  sous  la  main  du  vent. 


214  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Non,  Catherine,  nous  ne  sommes  plus 
les  mêmes  et  c'est  un  bien,  car  nos  yeux  voient 
maintenant  ce  qu'ils  ne  pouvaient  voir  autre- 
fois. La  bonne  semence  a  été  séparée  de  la 
mauvaise  et  il  en  est  sorti  un  arbre  solide  au 
cœur  jeune  sous  une  rude  écorce. 

—  Oui,  Kobe,  et  plus  l'écorce  est  rude, 
mieux  elle  garde  le  cœur...  Mais  j'entends  à 
votre  voix  que  vous  êtes  fatigué...  Couchez- 
vous  la  tête  sous  l'oreiller  :  je  fermerai  les 
volets  pour  que  vous  dormiez  en  paix. 

Mais  le  fermier  se  redressa  et  lui  prenant 
la  main  : 

—  Si  ma  voix  vous  paraît  plus  troublée  qu'à 
Fordinaire,  c'est  que  j'ai  quelque  chose  à  vous 
dire  qu'on  ne  dit  pas  deux  fois  dans  la  vie, 
Catherine...  Je  dois  parler,  je  veux  parler... 
Il  y  a  déjà  vingt  ans  que  j'aurais  dû  le  faire... 
Ceux  qui  sont  unis  tard  regrettent  de  ne  s'être 
pas  connus  dans  leur  jeunesse  ;  mais  quels 
seront  les  regrets  de  ceux  qui  s'étant  rencon- 
trés sur  le  même  chemin  alors  qu'ils  étaient 
jeunes,  s'aperçoivent  un  jour  qu'ils  étaient  faits 
l'un  pour  l'autre  et  ne  se  sont  pas  unis?... 
Eh  bien,  Catherine,  je  vous  demande  qu'il 
n'en  soit  pas  ainsi  de  nous.  Voulez-vous  être 
la  pachteresse  de  la  ferme,  dites  ? 


UN    COIN   DE   VILLAGE  21 5 

Un  instant  Catherine  demeura  la  tête  bais- 
sée, la  main  dans  celle  de  Kobe,  sans  rien 
pouvoir  répondre  ;  et  le  fermier  tremblait  en  la 
regardant.  Serait-ce  oui,  serait-ce  non?  Mais 
elle  leva  les  yeux  et  il  fut  rassuré.  C'étaient 
des  yeux  humides  de  larmes. 

D'un  bond  elle  fut  sur  le  bord  du  lit  et, 
sanglottante,  lui  dit  : 

—  Ah  !  Kobe,  mon  cher  Kobe,  je  vous  aime 
jusque  dans  le  fond  de  mes  os. 


2î6  UN  COIN  DE  VILLAGE 


XXIII 


Le  jour  des  Rois,  à  la  vesprée,  il  vint  chez 
juffrouw  Wild  des  gens  de  Woluwe,  de  Perck 
et  même  de  Cortenbergh,  tous  un  peu  parents, 
et  quand  sept  heures  sonnèrent,  ils  étaient  dix. 

Puis  vinrent  le  maître  d'école  et  le  secrétaire 
de  la  commune,  le  pachter  Snipzel  et  Lamme 
son  neveu  ;  et  tout  ce  monde  semblait  s'être 
donné  rendez-vous  dans  la  maison  pour  rire  et 
s'amuser. 

Quand  la  réunion  fut  complète,  le  maître 
d'école  tira  de  sa  poche  une  dizaine  de  petits 
morceaux  de  papier  proprement  plies  et  les 
jeta  dans  un  vieux  cabas. 

Il  mit  ce  cabas  entre  les  mains  de  la  ser- 
vante et  dit: 

—  Que  chacun  tire  un  billet  ! 

Et  l'un  après  l'autre,  les  hommes  plongeaient 


UN   COIN  DE  VILLAGE  ll'J 

la  main  dans  le  cabas,  et  chacun  se  hâtait  d'ou- 
vrir son  billet  pour  savoir  s'il  serait  roi,  fou, 
conseiller  ou  simplement  échanson.  Mais  per- 
sonne n'avait  mis  encore  la  main  sur  le  billet 
qui  le  ferait  fou  ou  roi. 

—  Le  fou  !  clame  tout  à  coup  l'assemblée. 
Voici  le  fou  ! 

C'est  Lamme  qui  agite  son  billet  en  l'air: 
et  aussitôt  il  se  met  à  faire  des  grimaces  les 
unes  plus  drôles  que  les  autres  pour  montrer 
qu'il  est  homme  à  se  tirer  d'affaire. 

Kobe  Snipzel  s'avance  à  son  tour  :  mais 
Catherine  repousse  en  riant  la  main  qu'il  va 
mettre  dans  le  cabas  ;  et  elle  en  retire  pour  lui 
un  billet  qui  ressemblerait  à  tous  les  autres, 
n'était  une  petite  tache  d'encre  qui  se  voit  sur 
un  des  coins  ;  personne,  à  l'exception  de  Ca- 
therine, de  Lamme  et  du  maître  d'école,  n'est 
dans  le  secret. 

—  Le  roi  !  —  Snipzel  est  roi. 

Des  cris  s'élèvent.  Vivat  pour  Snipzel  !  Lon- 
gue vie  au  roi  Kobe  Snipzel  !  Et  quelques-uns 
font  mine  de  le  saluer,  ployant  l'échiné  jusqu'à 
terre.  Un  joueur  de  violon,  engagé  pour  la  fête, 
raclait  ses  cordes  furieusement.  Hi  —  han  — 
an  —  an  !  fait  l'archet.  Et  Kobe  salue. 

Il  n'y  a  plus    que  trois   billets  à  tirer:  le 


2l8  UN  COIN  DE  VILLAGE 

maître  d'école  en  prend  un,  et  il  est  confes- 
seur ;  le  secrétaire  en  prend  un  autre,  et  il  est 
médecin  ;  et  Pouffers,  le  gai  Pouffers,  est 
nommé  conseiller. 

Chacun  se  promet  alors  de  bien  jouer  son 
rôle  et  rumine  des  farces  prodigieuses. 

Rim  chichim  !  Le  musicien  met  son  violon 
sous  le  menton  et  tout  le  monde  se  dirige  vers 
la  grande  table  couverte  d'une  nappe  à  car- 
reaux bleus  et  blancs,  en  sautant  et  en  mar- 
quant le  pas,  aux  grincements  du  crin-crin. 

—  Grand  Napoléon,  dit  alors  le  maître  d'é- 
cole à  Snipzel,  il  vous  appartient  de  choisir 
votre  femme,  afin  d'en  faire  la  reine. 

—  Bon,  répondit  gaîment  Kobe  :  elle  est 
toute  trouvée. Voici  ma  femme  et  voici  la  reine. 

Et  abattant  ses  deux  larges  mains  sur  la 
taille  de  Catherine,  il  l'assied  près  de  lui,  amou- 
reusement. 

—  Tout  est  pour  le  mieux,  dit  le  maître 
d'école.  Le  roi  et  la  reine  sont  trouvés.  Vous 
autres,  faites  bien  votre  métier. 

Et  aussitôt  l'assemblée  se  met  à  crier  : 

—  L'échanson  !  quel  est  donc  le  méchant 
échanson  qui  laisse  mourir  de  soif  le  roi  et  la 
reine  ?  Sans  doute,  il  est  en  train  de  vider  les 
pots,  au  lieu  de  les  passer  à  la  ronde. 


tTN  COIN   DE  VILLAGE  21$ 

Mais  Flip  remonte  de  la  cave  avec  deux 
énormes  cruches  de  bière  et  s'écrie  : 

—  Gosiers  du  diable  1  Avez-vous  avalé  l'en- 
fer que  vous  soyez  si  altérés  ? 

Il  s'approche  de  Kobe  et  lui  verse  la  première 
rasade. 

C'est  le  grand  moment  :  chacun  regarde 
Kobe,  et  celui-ci  regarde  son  verre.  Il  l'élève, 
l'abaisse,  le  caresse,  lui  sourit,  puis  l'avale 
d'un  trait. 

Une  grande  clameur  monte  : 

—  Le  roi  boit  ! 

Malheur  àTone  le  Crollé  !  Il  a  crié  trop  tard. 
Pour  punition  de  sa  faute,  Lamme  lui  passe  à 
travers  la  figure  un  gros  morceau  de  charbon 
de  terre  qui  le  fait  ressembler  au  mage  noir. 

—  C'est  bien  fait  !  le  fou  a  agi  selon  son 
droit  !  disent  les  autres. 

Et  c'est  en  effet  la  coutume  que  le  fou  bar- 
bouille de  charbon  ceux  qui  oublient  de  crier  : 
Le  roi  boit. 

Une  belle  couronne  de  papier  doré  décou- 
pée à  fleurons  ceint  la  tête  de  Kobe  Snipzel,  et 
il  a  l'air  d'un  vrai  roi,  tant  il  est  gras,  robuste 
et  réjoui.  Dans  la  main  droite,  il  tient  un  grand 
couteau  à  lame  reluisante  et  quand  il  veut  se  faire 
entendre,  il  frappe  de  son  couteau  sur  la  table. 


220  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Ma  joie,  ma  Catherine,  dit-il,  je  suis 
assis  sur  un  vrai  trône  puisque  je  suis  assis  près 
de  vous.  A  présent  phis  rien  ne  pourra  nous 
désunir. 

—  Regardez-moi,  Kobe,  répond  la  fermière, 
afin  que  je  puisse  voir  mon  cœur  danser  de  joie 
dans  vos  yeux. 

Et  les  gens  crient  : 

—  A  boire  !  échanson  de  rien  !  à  boire  !  Nous 
sommes  plus  altérés  qu'un  étang  séché  au  soleil 
où  il  y  a  des  crapauds  au  lieu  d'eau. 

Et  Flip  reparaît  avec  ses  cruches  qu'il 
vient  de  remplir  pour  la  seconde  fois,  en  dé- 
criant : 

—  Bénédiction  !  tout  le  tonneau  y  passera, 
c'est  sûr. 

En  ce  moment,  une  odeur  de  beurre  à  la 
poêle  se  répand  dans  la  maison  ;  et  quelques 
uns,  sentant  approcher  quelque  chose  de  bon, 
défont  à  l'avance  la  boucle  de  leur  ceinture, 
sournoisement. 

Bientôt  après,  le  cuisinier  pousse  la  porte, 
tenant  dans  ses  mains  un  grand  plat  de  crêpes, 
ou,  comme  on  dit  en  Brabant,  de  koekebakken 
fumants  :  il  a  un  bonnet  de  femme  sur  la  tête 
et  autour  des  reins  un  drap  de  lit  dont  il  s'est 
fait  un  tablier. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  221 

Les  cris  redoublent. 

—  Mangeons,  dit  le  roi  en  frappant  de  son 
couteau  sur  la  table. 

Et  sur-le-champ  on  entend  un  grand  bruit  .de 
couteaux  et  de  fourchettes.  Les  uns  coupent  leur 
koekebakke  en  deux,  les  autres  le  coupent  en 
quatre  ;  il  en  est  qui  panent  de  l'avaler  d'une 
seule  gueulée.  Mais  le  plus  hardi  fut  incontes- 
tablement un  certain  marchand  de  bœufs  qui 
mit  son  koekebakke  sur  la  langue  et  paria  de  le 
manger  sans  remuer  seulement  la  mâchoire, 
ce  qu'il  fit,  au  grand  plaisir  de  ceux  qui  le  regar- 
daient. 

Le  roi  boit  ! 

Et  dans  les  gosiers  qui  gloussent,  la  bière 
descend,  écumeuse  et  fraîche. 

Où  est  le  fou  ?  Lamme  le  fou,  où  êtes-vous 
passé  ?  Enfin  il  arrive,  tenant  son  estomac  à 
deux  mains  et  poussant  des  soupirs. 

— Lamme,  qu'y  a-t-il  ?  Avez-vous  avalé  le  koe- 
kebakke de  travers?  lui  demande  Kobe  Snipzel. 

Mais  Lamme  fait  signe  de  la  tête  que  non.  Il 
tire  là  langue,  ouvre  tout  large  ses  yeux,  frappe 
son  estomac  et  continue  à  geindre.  Déjà  l'as- 
semblée s'inquiète  ;  mais  il  se  met  à  rire  pour 
montrer  que  c'est  un  tour  de  sa  façon,  et  tout 
le  monde  rit  avec  lui. 


222  UN   COIN   DE  VILLAGE 

—  Fou,  dit  le  roi,  je  vois  sans  lunettes 
qu'il  y  a  en  vous  quelque  chose  de  dérangé. 

Lamme  fait  aller  très-vivement  et  plusieurs 
fois  de  suite  sa  tête  de  bas  en  haut. 

—  C'est  entendu,  continue  le  roi,  vous  êtes 
dérangé.  Je  vais  appeler  le  médecin  pour  vous 
faire  une  saignée. 

Le  malin  petit  secrétaire  s'approche  de  Lam- 
me et  lui  dit  : 

—  C'est  moi  le  médecin.  Montrez  votre 
langue. 

—  Verte. 

—  Le  dedans  de  vos  mains. 

—  Bleu. 

—  Vos  yeux. 

—  Rouges.  C'est  bien.  A  présent,  dites-moi 
le  nom  de  votre  maladie.  Si  c'est  la  bile,  je  vous 
purgerai.  Si  c'est  congestion,  je  vous  saignerai. 
Et  si  c'est  le  jeûne,  vous  mangerez  et  boirez. 

—  Vivat  pour  le  médecin  !  crie  l'assemblée. 

—  Voilà,  répond  Lamme  ;  j'ai  bu  et  mangé 
et  pourtant  j'ai  faim  et  soif.  Mon  cœur  est  gros 
et  en  même  temps  il  est' serré.  Il  me  semble 
qu'une  partie  de  mon  corps  gèle  et  que  l'autre 
est  sur  des  charbons  ardents.  Je  suis  deux, 
étant  un. 

Et  chacun,  l'entendant,  se  dit  : 


UN   COIN   DE  VILLAGE  223 

—  Où  veut-il  en  venir  ? 

—  Je  vois,  dit  le  médecin,  vous  êtes  malade. 
Revenez  quand  vous  serez  guéri. 

Lamme  recommence  ses  contorsions  et 
meugle  comme  une  vache  en  gésine. 

—  Confesseur,  dit  alors  le  roi,  notre  fou  a 
le  diable  au  corps  :  confessez-le. 

—  Ainsi  soit-il,  dit  le  maître  d'école. 
Et  il  emmena  Lamme  dans  un  coin. 

—  Maître,  lui  dit  ce  dernier  à  voix  basse,  ne 
faisons  point  traîner  les  choses.  Roose  est  à 
la  porte  et  son  petit  cœur  attend  avec  impatience 
que  j'aille  la  prendre  par  la  main  pour  la  con- 
duire devant  mon  oncle. 

—  Fils,  lui  répondit  le  vieux  maître  d'école, 
la  ruse  est  bien  imaginée.  Quand  le  dur  fermier 
verra  cette  belle  jeune  fille  suppliante  devant  lui, 
il  n'aura  pas  le  courage  de  résister. 

Puis  changeant  de  ton  et  parlant  à  haute 
voix,  il  s'écria  : 

—  C'est  de  folie  que  le  fou  est  atteint. 

—  Bon,  dit  le  roi,  la  chose  serait  plus 
extraordinaire  s'il  était  malade  de  sagesse. 

—  Mais  sa  folie  est  solitaire  et  mélancolique. 

—  Comment  peut-elle  être  solitaire,  puisque 
lui-même  tient  compagnie  à  sa  folie  et  qu'ils 
vont  ensemble  comme  mari  et  femme  ? 


224  UN   COIN   DE  VILLAGE 

Les  soupirs  de  Lamme  redoublèrent  à  ce 
propos. 

—  Ah  !  grand  Napoléon,  dit  le  confesseur, 
vous  avez  mis  le  doigt  sur  la  blessure.  Ils  vont 
ensemble  comme  mari  et  femme  ;  mais  il  n'y 
a  ni  femme  ni  mari,  et  voilà  justement  ce  qui 
le  chagrine.  Le  fou  a  le  mal  d'amour. 

—  Qu'il  prenne  femme,  dit  le  roi. 
Et  tout  le  monde  s'écria  : 

—  Le  roi  l'a  dit  :  que  le  fou  se  choisisse  une 
femme. 

Alors,  Lamme  mit  la  main  sur  son  cœur, 
avec  un  empressement  comique  ;  et  tout  aussitôt 
il  courut  à  travers  la  chambre,  gambadant, 
brayant  et  dansant. 

—  Il  veut  vous  dire  par  là  que  son  mal  est 
allégé,  fit  le  confesseur. 

Et  Catherine  dit  à  son  tour  : 

—  Maintenant  que  vous  avez  la  permission 
du  roi,  fou  de  Lamme,  allez-nous  chercher 
celle  que  vous  aimez  et  que  vous  avez  choisie 
pour  femme. 

Il  fit  deux  ou  trois  fois  le  tour  de  la  cham- 
bre, feignant  de  regarder  sous  les  tables  et  dans 
les  coins. 

—  Il  cherche  sa  moitié  et  ne  la  trouve  pas, 
disait-on  en  riant. 


UN   COIN   DE   VILLAGE  225 

Et  les  uns  disaient  encore  : 

—  Sûrement  il  va  nous  amener  quelque 
bossue  pour  nous  faire  rire. 

—  Non,  un  vieux  bonhomme  déguisé  en 
femme,  répliquaient  les  autres. 

—  Non,  la  vieille  Hopsasa. 

—  Non,  un  bâton  avec  une  capeline  et  un 
chapeau  de  paille,  comme  les  bâtons  qu'on  met 
dans  les  champs  pour  épouvanter  les  oiseaux. 
Ah  !  Lamme  !  Lamme  ! 

Lamme  haussait  à  présent  les  épaules  et  tenait 
ses  yeux  fixés  à  terre,  en  homme  désespéré  ; 
mais  tout  à  coup  on  le  vit  se  frapper  le  front, 
rire  aux  éclats,  et  il  sortit  bruyamment. 

—  Le  fou  a  son  idée,  cria  l'assemblée. 

—  Ah  !  Kobe,  mon  cher  homme,  dit  tout  bas 
en  ce  moment  Catherine  au  roi,  il  ne  faut 
jamais  en  vouloir  à  quelqu'un  de  la  direction 
qu'a  prise  son  cœur  :  rien  ne  peut  empêcher 
qu'un  homme  et  une  femme  ne  s'aiment. 
Aussi,  Kobe,  je  vous  en  prie,  ne  soyez  pas 
surpris  de  ce  que  vous  allez  voir. 

—  Tout  ceci  n'est  qu'un  jeu,  répliqua-t-il 
en  riant.  On  sait  ce  que  peut  être  le  mariage 
d'un  fou.  Non  vraiment,  je  ne  serai  pas  surpris. 

Lamme  rentrait  justement  :  il  tenait  par  la 
main  une  jeune  fille  et  celle  ci  avait  le  visage 

13. 


226  UN   COIN   DE  VILLAGE 

recouvert  d'un  masque  en  carton  dont  les  joues 
bouffies  et  rouges  semblaient  rire  ;  on  ne  voyait 
pas  davantage  ses  cheveux,  car  elle  avait  tiré  son 
châle  jusque  sur  son  front.  Ni  Lamme  ni  la 
jeune  fille  ne  semblaient  fort  à  l'aise  :  leurs 
mains  tremblaient  et  ils  ressemblaient  à  des 
coupables  qu'on  amène  devant  le  juge.  Mais 
la  gaîté  fut  si  grande  quand  on  les  vit  paraître, 
que  personne  ne  remarqua  leur  trouble. 

—  Avancez,  dit  le  roi. 

Et  il  se  mit  à  regarder  curieusement  Lamme 
et  sa  compagne. 

—  Fou,  reprit-il  au  bout  d'un  instant,  le 
grand  Turc  vous  a-t-il  donné  sa  fille  en  mariage  ? 
Vous  faites  signe  que  non.  Eh  bien,  dites-nous 
qui  est  celle-ci,  car  personne  ne  peut  voir 
le  visage  qu'elle  cache  sous  son  masque  et 
pourtant  elle  est  jeune  et  jolie,  ça  se  devine 
bien. 

—  Non,  roi,  je  ne  vous  dirai  rien,  répondit 
Lamme,  avant  que  vous  n'ayez  consenti  à  me 
la  donner  pour  femme. 

—  Bon,  fit  Kobe  en  riant,  s'il  faut  l'écrire, 
que  le  conseiller  l'écrive. 

Et  PoufTers,  qui  était  conseiller,  se  prêtant  à 
la  plaisanterie,  fit  mine  d'écrire  sur  la  muraille 
ce  qu'on  lui  demandait. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  227 

—  Vous  avez  la  promesse  de  votre  oncle, 
parlez,  dit  Catherine.  Il  n'est  pas  homme  à 
revenir  sur  sa  parole. 

—  Oncle,  dit  alors  Lamme,  vous  me  la 
donnez  pour  femme  sans  la  connaître  ;  mais 
autre  chose  est  d'acheter  un  sac  d'avoine  la 
main  dans  le  sac  ou  de  l'acheter  le  sac  fermé. 
Le  fou  d'aujourd'hui  cessera  de  l'être  demain 
et  l'on  dit  quelquefois  en  badinant  des  choses 
qui  demeurent  scellées  pour  toujours. 

—  Lamme,  dit  alors  le  roi,  qu'y  a-t-il  au 
j  fond  de  tout  ceci  ?  C'est  sans  doute  un  tour 

de  votre  façon.  Je  ne  vous  connaissais  pour- 
tant pas  de  prétendue  dans  le  pays. 

—  Roose,  ôtez  votre  masque. 

Et  la  fille  de  Jan  Slim  ayant  fait  ce  que  lui 
disait  Lamme,  chacun  put  voir  sa  jolie  figure 
pâlie  par  l'émotion  :  elle  baissait  les  yeux  et 
.  roulait  son  masque  dans  ses  mains. 

—  Roose  ! 

Kobe  jette  sur  Lamme  un  regard  de  colère 
et  son  poing  s'abat  sur  la  table. 

—  Quelle  est  cette  comédie,  neveu  ?  Un  autre 
que  vous  me  l'aurait  déjà  payée  chèrement. 

—  Oncle,  ce  n'est  pas  une  comédie.  Roose 
sera  ma  femme,  si  vous  le  voulez. 

Kobe  regarde  Roose,  et  la  voyant  si  pâle  et 


228  UN   COIN   DE   VILLAGE 

si  émue,  il  sent  fondre  sa  rancune.  Pourtant 
il  ne  répond  pas  d'abord,  et  ses  yeux  vont  de 
Lamme  à  la  jeune  fille. 

Alors  il  entend  monter  à  lui  la  voix  de 
Catherine  et  cette  voix  chuchote  : 

—  Quand  un  mot  ferait  leur  bonheur,  ne 
le  direz-vous  pas,  Kobe? 

Cette  bonne  parole  lui  rend  la  gaîté  et  il 
frappe  son  ventre  en  riant  et  disant  : 

—  Le  fou  a  bien  mené  son  jeu.  C'est  une 
justice  qu'il  faut  lui  rendre. 

Cependant  il  n'a  répondu  jusqu'à  présent 
ni  oui  ni  non  et  il  semble  prendre  plaisir  à 
faire  durer  l'anxiété  des  deux  amoureux. 

Trois  fois  il  vide  son  verre  et  chacun  crie  : 

—  Le  roi  boit  ! 

A  la  fin  pourtant  il  se  tourne  vers  eux  et 
leur  dit  : 

—  Allez,  les  enfants  !  Je  suis  heureux  et  vous 
le  serez  aussi.  Demain  j'irai  arranger  l'affaire 
avec  Jan  Slim. 

Lamme  saute  et  danse  à  travers  la  chambre 
et  Catherine  fait  asseoir  Roose  à  côté  d'elle. 
Santje  est  restée  dans  la  cuisine  :  on  va  la 
chercher  avec  le  violon  et  on  l'amène  en 
grande  cérémonie  dans  la  chambre  ;  mais, 
tandis  qu'elle  passe  la  porte,  elle  est  obligée 


UN   COIN   DE   VILLAGE  229 

de   se    défendre   contre    deux  galants   qui  la 
pressent  d'un  peu  trop  près. 

Puis,  le  musicien  chante,  en  s' accompagnant 
sur  le  violon  : 

—  Le  lapin  a  une  femme,  le  loup  aussi. 
Pourquoi  le  fou  n'aurait-il  pas  la  sienne?  En  mé- 
nage, il  suffit  qu'un  seul  soit  sage  :  le  plus  sage 
est  le  plus  fou.  Vivat  pour  Roose  et  Lamme  ! 

—  Kœkebakken,   brame  le  cuisinier. 

Et  il  dépose  sur  la  table  une  montagne  de 
crêpes  roussies  et  brûlantes. 

Et  tandis  que  le  givre  dehors  tisse  aux 
arbres  des  dentelles  et  que  claironnent  les  nez 
pinces  par  le  gel,  la  soirée  s'avance,  bruyante 
pour  les  convives,  au  rouge  flamboiement  de 
l'âtre.  Rim  chim-chim  !  râle  incessamment  le 
violon,  sous  les  frottées  de  l'archet  qui  le  pèle 
et  le  racle.  Et  tout  le  monde  boit,  bâfre, 
s'entonne  et  beugle,  la  face  cramoisie  et 
pouffant  de  la  panse,  comme  de  vrais  flamands. 

Tantôt  viendra  l'heure  où  Lamme  reconduira 
sa  promise  chez  ses  parents  ;  la  lèvre  humide, 
il  lui  dira  : 

—  Ma  Roose,  mon  trésor,  mon  cœur  est 
déjà  à  la  noce. 


23O  UN   COIN   DE  VILLAGE 


XXIV 


—  Hé,  -JanlHé! 

Kobe  descend  de  son  cabriolet  et  boer  Jan 
vient  au  devant  de  lui. 

—  Je  marche  comme  un  oiseau  qui  a  du 
plomb  dans  une  de  ses  deux  ailes,  dit-il  en 
riant. 

Et,  en  effet,  il  traîne  le  pied  et  s'appuie  sur 
deux  bâtons,  de  toute  la  force  de  ses  poignets. 

—  Entrez,  pachter  :  il  y  a  longtemps  qu'on 
ne  vous  a  vu  dans  ma  maison. 

Intérieurement,  Jan  Slim  se  dit  : 

—  Ce  n'est  pas  pour  rien  que  Snipzel  a  fait 
mettre  le  cheval  aux  brancards  :  certainement 
il  va  me  proposer  une  affaire,  je  ne  sais  pas 
laquelle,  et  son  air  est  engageant.  Ayons  l'œil 
sur  le  grain. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  23  I 

—  Bouf!  crie  Kobe;  et  il  se  laisse  choir 
sur  une  chaise,  pesamment. 

Quand  il  a  bien  soufflé  et  regardé  dans 
tous  les  sens  autour  de  lui,  il  frappe  de  la 
main  un  grand  coup  sur  les  genoux  de  Jan 
Slim  et  lui  dit  : 

—  Devinez  un  peu  pourquoi  je  viens. 

—  Hé  !  répond  le  malin  paysan,  si  Kobe 
Snipzel  se  dérange  par  ce  temps  et  par  ce  froid, 
c'est  qu'il  a  l'espoir  de  faire  un  bon  coup. 

—  Hum  !  le  bon  coup  est  surtout  pour  celui 
.qui,  en  perdant  un  trésor,  en  retrouve  un  autre. 

—  Un  trésor  1 

Boer  Jan  a  tressailli  :  Snipzel  a-t-ii  voulu 
faire  allusion  à  l'argent  qu'il  avait  caché  sous 
le  pommier  et  qui  a  disparu  ? 

—  Je  dis,  reprend  le  fermier,  que  c'est  faire 
une  bonne  affaire  et  se  disposer  le  cœur  à  la 
joie  que  de  retrouver  un  napoléon  d'or  à  l'en- 
droit où  l'on  a  mis  un  caillou,  une  gerbe  de  blé 
là  où  l'on  a  oublié  de  semer  du  grain  et  dix 
poulets  derrière  la  haie,  quand  c'est  la  poule 
du  voisin  qui  a  pondu  les  œufs. 

Tous  les  démons  de  la  cupidité  s'emparent 
de  l'esprit  de  boer  Jan  ;  sûrement  le  fermier 
connaît  l'endroit  où  se  trouve  son  argent  ;  et  il 
s'çcrie  : 


232  UN    COIN   DE   VILLAGE 

—  Ami,  pour  l'amour  du  ciel,  dites-moi  où 
cette  sorcière  d'enfer  l'a  caché  ? 

Kobe  hausse  les  sourcils  et  demeure  un 
instant  sans  répondre. 

Il  sent  qu'il  y  a  danger  à  s'aventurer  trop 
loin,  et  pourtant  il  veut  profiter  de  la  confusion 
que  ses  paroles  ont  jetée  dans  l'entretien.  Il  n'a 
pas  oublié,  du  reste,  l'histoire  que  lui  a  contée 
Lamme. 

—  Peuh  !  dit-il.  Un  trésor  perdu  se  retrouve 
rarement.  Une  fois  qu'il  est  sorti  de  la  maison, 
courez  après,  Jan  Slim.  Mais  la  joie  du  cœur 
est  aussi  un  trésor  qui  a  bien  son  prix. 

—  Comment  pourrai-je  connaître  encore  la 
joie  si  ce  que  j'ai  perdu  est  perdu  pour  jamais  ? 

—  Il  y  a  une  histoire  que  nous  contait  le 
maître  d'école  :  c'est  celle  d'un  avare  qui  avait 
enfoui  dans  son  étable  un  morceau  d'or  gros 
comme  les  deux  poings.  Un  jour,  le  morceau 
disparaît  :  alors  il  a  honte  de  son  avarice  et  il 
devient  vertueux.  Le  bon  Dieu  l'en  récompensa, 
et  savez-vous  comment,  ami  Slim  ?  En  mettant 
à  la  place  du  morceau  disparu  tout  un  service 
à  manger  en  bel  or  travaillé. 

—  Ce  n'est  pas  le  cas  pour  moi,  dit  piteu- 
sement boer  Jan.  Je  n'avais  que  peu  d'argent, 
pachter,  et  point  d'or.  Est-ce  être  «vare  que  de 


UN   COIN   DE   VILLAGE  233 

mettre  en  réserve  afin  de  n'être  pas  tenté  de 
le  jeter  par  les  fenêtres  ?  Qu'il  me  revienne 
seulement,  et  vous  verrez  de  quelle  bonne 
monnaie  je  vous  paierai  mes  arriérés. 

—  Il  ne  s'agit  ni  d'or  ni  d'argent,  répliqua 
le  fermier,  mais  de  votre  fille  Roose. 

Le  renard  se  sentit  battu  :  il  se  mordit  les 
lèvres  et  demeura  un  instant  sans  répondre. 
Son  teint  était  blême;  ses  mains  tremblaient. 
Et  tout  à  coup  il  reprit  son  sang-froid. 

—  J'entends  bien,  dit-il,  c'est  de  Roose  qu'il 
s'agit,  mon  unique  trésor  ! 

Le  fermier  se  donna  un  instant  de  réflexion, 
et  dit  : 

—  Vous  me  devez  de  l'argent,  Slim,  et  vous 
m'avez  joué  plus  d'un  tour  ;  pourtant  nous 
sommes  des  amis,  de  vieux  amis,  Slim  :  et  pour 
rien  au  monde  je  ne  voudrais  que  notre  amitié 
eût  à  souffrir  des  mots  un  peu  vifs  que  nous 
avons  échangés  dernièrement  quand  vous  êtes 
venu  à  la  ferme.  Mon  mariage  avec  votre  fille 
était  une  chose  arrangée  ;  vous  aviez  le  droit 
de  la  considérer  comme  terminée  :  quand  on  a 
de  bons  fondements  pour  sa  maison,  le  toit  est 
bientôt  mis.  Or,  je  vous  ai  rendu  votre  parole. 
C'était  mal  de  ma  part,  très-mal,  je  le  sais,  car 
je  détruisais  vos  espérances,  et  je  renversais  du 


234  UN   C0IN   DE  VILLAGE 

même  coup  les  fondements  et  la  maison.  Mais 
j'avais  mes  raisons,  Jan,  de  bonnes  raisons,  et, 
du  reste,  je  ne  pensais  pas  en  ce  moment  au 
tort  que  je  vous  causais.  Les  jours  se  sont  pas- 
sés et  la  réflexion  est  venue.  Slim  est  un  brave 
homme,  que  je  me  suis  dit,  et  il  n'est  pas  juste 
qu'aucune  des  espérances  qu'il  avait  conçues 
à  mon  endroit  ne  se  réalise.  Quels  avantages 
pourrais-je  lui  offrir  pour  compenser  ceux  qu'il 
a  perdus  par  suite  de  la  rupture  de  ce  mariage  ? 
Voilà  ce  que  je  me  suis  demandé,  ami  Jan; 
mais  d'abord  je  n'ai  rien  trouvé.  J'avais  beau 
me  creuser  la  tête,  chercher  de  tous  les  côtés, 
penser  à  ceci,  puis  à  cela,  c'était  comme  si 
j'avais  voulu  mettre  la  lune  dans  un  sac.  Et 
pourtant,  vous  allez  voir,  Slim,  qu'il  ne  faut 
jamais  désespérer  de  rencontrer  une  bonne 
idée,  quand  on  y  met  du  cœur  et  de  la  raison. 
Pourquoi,  me  suis-je  dit  un  matin,  ne  marie- 
rions-nous pas  ensemble  Roose  et  Lamme? 

Et,  ayant  laissé  tomber  cette  phrase  comme 
un  pêcheur  jette  à  l'eau  son  filet,  Kobe  regarda 
le  fin  compère  :  celui-ci  ne  sourcilla  pas. 

—  Oui,  pourquoi?  reprit-il.  Ils  sont  jeunes 
tous  deux,  de  bonne  santé,  d'humeur  égale,  et 
faits  l'un  pour  l'autre.  Lamme  possédera  du 
bien  après  moi  et  vous  n'aurez  plus  sur  les  bras 


UN   COIN    DE   VILLAGE  235 

Tembarras  d'une  grande  fille  qu'il  faudra  établir 
tôt  ou  tard  :  ce  sera  un  bon  mariage  qui 
rapportera  à  Lamme  une  gentille  femme  et  à 
Roose  un  gentil  mari,  une  vie  assurée,  des  terres 
et  la  satisfaction  de  pouvoir  aider  ses  parents 
si  jamais  ceux-ci  sont  dans  le  besoin,  ce  qui 
ne  peut  arriver .  Qu'en  pensez-vous,  ami  Slim  ? 

—  Je  pense  qu'il  ne  faut  pas  faire  marcher  la 
charrue  devant  les  bœufs,  pachter.  Savez-vous 
si  Lamme  consentira  à  prendre  Roose  pour 
femme  ? 

—  Et  qui  n'y  consentirait  pas  ?  Lamme  a 
des  yeux  pour  voir  et  il  sait  reconnaître  une 
jolie  fille  droite  et  bien  plantée  d'une  bossue 
et  d'une  boiteuse.  Du  reste  ce  n'est  pas  pour 
rien  que  Lamme  est  mon  neveu.  Je  lui  dirai  : 
«  Lamme,  je  vous  ai  trouvé  une  femme.  Vous 
vous  marierez  ensemble.  Telle  est  ma  volonté.» 
Lamme  au  fond  du  cœur  me  donnera  raison. 

Boer  Jan  hocha  la  tête  et  dit  : 

—  Il  ne  suffit  pas  que  Lamme  fasse  votre 
volonté,  ami  Snipzel  :  il  faut  encore  que  ce  soit 
la  sienne.  Les  bons  ménages  ne  sont  pas  ceux 
qu'arrangent  les  parents. 

—  Eh  bien,  fit  Kobe,  s'il  faut  tout  vous 
dire,  c'est  Lamme  qui  m'envoie  vers  vous. 

A   peine  avait-il  dit  cette    parole  qu'il  vit 


236  UN   COIN   DE  VILLAGE 

combien  elle  était  imprudente  et  quels  droits 
elle  donnait  à  Jan  Slim  :  une  satisfaction  très- 
visible  se  peignit  sur  le  visage  de  ce  dernier. 
Et  n'y  avait-il  pas  de  quoi  ?  Ce  qu'il  redoutait 
par  dessus  tout  n'était  plus  qu'une  crainte 
chimérique  :  Lamme,  qu'il  croyait  amoureux 
ailleurs,  Lamme  qu'il  considérait  comme  la 
pierre  d'achoppement  de  ses  projets,  Lamme 
recherchait  sa  fille  I  Bon  ça  ! 

—  Brave  ami,  dit-il,  Lamme  dit  oui,  mais 
Roose  n'a  dit  encore  ni  oui  ni  non. 

—  Halte!  répliqua  Snipzel  d'un  air  triom- 
phant. C'est  oui  qu'elle  a  dit,  et  j'en  sais 
quelque  chose,  puisqu'elle  me  l'a  dit  de  sa 
bouche,  à  la  veillée  des  Rois,  chez  Catherine 
Wild. 

Ce  fut  au  tour  de  boer  Jan  de  reconnaître  son 
imprudence  :  il  était  pris  à  son  propre  piège. 

—  S'il  en  est  ainsi,  dit-il,  nous  n'avons  plus 
qu'à  causer  des  accords. 

Et  en  lui-même  il  pensait  : 

—  C'est  donc  chez  Catherine  Wild  que  cette 
petite  sournoise  de  Roose  a  passé  la  soirée 
d'hier  au  soir,  après  m' avoir  fait  accroire 
qu'elle  était  invitée  à  koekebakken  chez  le 
cousin  Mathias  ! 

—  Les   accords  seront  faciles,    dit  Kobe 


UN    COIN   DE  VILLAGE  237 

Snipzel,  entre  honnêtes  gens  comme  nous.  Je 
leur  donne  le  boire,  le  manger,  le  coucher,  la 
jouissance  de  tout  ce  qui  m'appartient,  à  eux 
et  à  leurs  enfants,  tant  que  je  serai  envie;  et 
après  moi  ils  auront  la  ferme  des  Cinq-Chênes 
et  les  terres  qui  vont  avec  la  ferme.  Ce  que  je 
dis  est  dit.  Parlez  à  votre  tour,  Jam  Slim. 

—  Je  n'ai  rien  à  dire,  fit  ce  dernier. 

—  Ce  sera  donc  à  moi  à  parler  pour  vous, 
Jan  le  malin.  Vous  donnerez  à  Roose  votre  pré 
et  dix  paires  de  draps  en  toile  pour  son  lit. 

Mais  Jan  Slim  : 

—  En  quel  endroit  des  Commandements  de 
l'Église  est-il  dit  que  les  parents  se  dépouilleront 
pour  leurs  enfants  ? 

—  Nulle  part  ;  mais  est-il  écrit  au  cœur  des 
pères  qu'ils  fianceront  leurs  enfants  à  la  pau- 
vreté ? 

—  Voici  mon  dernier  mot,  pachter  :  je  don- 
nerai à  Roose  six  paires  de  drap. 

—  Dix  paires. 

—  J'ai  dit  six. 

—  Et  moi  je  dis  dix  ou  rien  n'est  fait. 
Boer  Jan  poussa  un  soupir. 

—  Que  deviendrai-je  si  je  tombe  malade? 
Et  comment  paierai-je  le  cercueil  d'Ursula  si 
elle  vient  à  mourir  ? 


23  8  UN  COIN   DE  VILLAGE 

—  Dix  paires  de  drap  et  le  pré. 

—  Je  donnerai  les  dix  paires  de  drap,  mais 
je  garderai  le  pré. 

—  Mauvais  cœur!  cria  Kobe,  cœur  de 
pierre  !  Jamais  Lamme  n'entrera  dans  votre 
famille. 

Il  prit  ses  deux  bâtons  et  se  dirigea  vers  la 
porte. 

Jan  Slim  comprit  que,  Kobe  parti,  tout 
espoir  de  prospérité  s'en  allait  avec  lui. 

—  Ha,  dit-il,  pourquoi  avons-nous  des 
enfants?  Je  mets  le  pré  avec. 

Alors  Kobe  Snipzel  frappa  contre  les  vitres 
de  la  fenêtre  ;  et  Lamme  sortit  du  fond  du 
cabriolet  où  il  se  tenait  caché. 

—  Lamme,  lui  dit-il  quand  le  garçon  fut 
entré  dans  la  chambre,  l'homme  que  voilà  vous 
donne  sa  fille  en  mariage,  avec  le  pré  et  les 
draps  du  lit. 

Et  il  ajouta  : 

—  C'est  le  moment  d'appeler  Roose,  je 
pense. 

—  Roose  I 

Elle  ne  répond  pas  ;  pourtant  elle  n'est  pas 
loin  :  Lamme  le  sait  bien.Tandis  qu'il  se  tenait 
caché  dans  la  capote  du  cabriolet,  il  l'avait 
vue  se  diriger  du  côté  du   hangar,    rouge   et 


UN   COIN    DE  VILLAGE  239 

troublée,  à  cause  de  la  visite  de  Fond*  Snipzel; 
il  s'était  mis  alors  à  tousser  pour  attirer  son 
attention;  elle  avait  tourné  la  tête  de  son 
côté;  et  tous  deux  avaient  échangé  des  signes 
que  des  amoureux  seuls  pouvaient  comprendre. 
Il  va  la  prendre  par  la  main  et  lui  dit,  des 
folies  dans  les  yeux  : 

—  Roose  de  mon  cœur,  nos  parents  sont 
d'accord. 

—  Ah!  Lamme... 

Elle  voulut  parler  et  demeura  muette,  fris- 
sonnante. Sa  gorge  battait  comme  le  ventre 
d'un  petit  oiseau. 

Boer  Jan  larmoya  une  doléance,  en  fausset. 
—  Och  !  nous  allons  donc  rester  seuls,  la 
mère  et  moi  ! 


24O  UN   COIN   DE  VILLAGE 


XXV 


Deux  jours  plus  tard,,  Jan  étant  aux  champs, 
Hopsasa  frappa  à  la  porte   de  la  maison. 

—  Bonne  Hopsasa,  lui  dit  Roose,  mangez 
et  buvez.  La  joie  est  rentrée  dans  la  maison. 
Je  serai  bientôt  madame  Lamme. 

La  vieille  se  mit  à  danser  en  chantant  pour 
montrer  la  part  qu'elle  prenait  au  bonheur  de 
la  jolie  fille. 

—  Et  hi  del  hi  del  hopsasa  ! 

—  Vous  viendrez  à  la  ferme,  la  mère  :  il  y 
aura  toujours  pour  vous  du  porc,  des  pommes 
de  terre,  de  la  bière  et  du  café. 

La  vieille  secoua  sa  face  éraillée  et  glapit  : 

—  Vous  ne  me  verrez  plus  longtemps  dans 
votre  chemin,  cœur  du  bon  Dieu.  Le  jour  est 
prochain  où  l'on  trouvera  la  souquelaire  cou- 
chée dans  un  champ,  comme  un  chien  enragé 


UN   COIN   DE  VILLAGE  241 

qu'un  passant  a  abattu  !  Ha  !  ha  !  ha  !  Mais  ils 
auront  beau  faire  :  ils  n'auront  pas  l'argent. 

Elle  s'assit  près  du  feu  et  Roose  lui  servit  du 
pain  et  du  café.  Elle  but  et  mangea,  et  quand 
elle  eut  fini,  elle  demanda  la  cassette,  ayant 
son  idée.  Et  Roose  l'alla  chercher.  Alors  la 
vieille  prit  une  bêche,  creusa  la  terre  sous  le 
pommier  et  enfouit  la  cassette  à  l'endroit 
même  où  elle  l'avait  trouvée,  mais  moins 
profondément. 

—  Quelque  chose  lui  dira  bien  que  son 
argent  est  là,  grommela-t-elle  entre  ses  dents. 

Elle  partit,  ouvrant  et  fermant  ses  mains,  en 
de  grands  gestes,  comme  un  semeur. 

Dans  un  coin,  douloureuse,  gémissait  Ursula. 

Boer  Jan  rentra  des  champs,  bourru  à  son 
ordinaire. 

Le  soir  mettait  sa  rougeur  sur  la  campagne. 
Debout  devant  la  fenêtre,  il  regardait  s'em- 
pourprer son  pommier  dans  la  fournaise  du 
crépuscule.  Maudit  pommier  !  Pommier  benoît! 
Et  ses  yeux  ardaient. 

Puis  la  lumière  remonta,  une  vapeur  trem- 
bla dans  les  branches  emmêlées,  et  il  sortit  à 
pas  de  loup,  amincissant  sa  mince  silhouette 
dans  le  soir  tombé.  Tortueusement  il  alla  au 
pommier. 


242  UN   COIN   DE  VILLAGE 

Hein!  On  avait  touché  à  sa  terre.  Il  eut  un 
sursaut  :  le  sang  à  la  tête,  tout  claquant 
d'anxiété  et  de  joie,  il  laboura  l'aire  des  on- 
gles et  des  doigts  ;  et  tout  à  coup  la  cassette 
apparut  à  ses  yeux.  Son  cœur  d'avare  se  fon- 
dit  et  il   pleura  des  larmes  douces. 

—  Ha  !  se  dit-il,  j'ai  bien  fait  de  ne  pas 
demander  de  messe  à  M.  le  curé!  C'eût  été 
de  l'argent  perdu,  puisque  voilà  le  mien 
retrouvé. 

Ce  même  soir,  passant  aux  acculs  d'un  bois, 
non  loin  de  la  maison  de  boer  Jan,  un  paysan 
attardé  crut  entendre  du  bruit  dans  les  taillis. 
On  criait.  Il  prêta  l'oreille.  Une  rauque  voix 
de  chenapan  grondait  : 

—  Où  est-il  ?  Dites-le,  vieille  sorcière.  Où 
est  l'argent  ? 

—  Tuez-moi  plutôt,  fils  de  chien,  répondait 
une  dure  voix  de  vieille. 

Puis  de  nouveaux  cris,  des  hurlements,  des 
lamentations,  et  comme  le  bruit  sourd  d'une 
lutte. 

Le  passant  eut  peur,  à  cette  heure  avancée, 
et  gagna  le  large  à  grandes  enjambées;  mais  il 
raconta  l'aventure  à  ses  voisins,  et  la  rumeur 
ayant  grossi,  le  garde  champêtre  se  rendit  aux 
acculs,  le  lendemain  matin. 


UN   COIN   DE  VILLAGE  I43 

Dans  un  taillis  saccagé,  on  vit  de  la  terre 
pétrie  comme  de  la  glaise.  La  lutte  avait  été 
furieuse.  Des  empreintes  de  pieds  nus,  minces 
et  longs,  à  gros  orteils,  labouraient  cette  glèbe, 
coupant  des  traces  de  semelles  larges,  à  clous 
énormes,  emmêlées  çà  et  là  à  un  piétinement 
de  vieilles  chaussures  gauchies.  Des  moelles  san- 
glantes collaient  à  une  motte  de  terre,  comme 
une  glu  gelée,  d'un  rouge  tourné  au  lie  de 
vin  ;  et  un  poil  gris,  dru,  raide,  s'échevelait 
par  touffes  poisseuses. 

Un  peu  plus  loin,  sous  des  brandes,  un 
cadavre  gisait,  presque  nu,  cyniquement,  le 
dos  en  l'air,  dans  une  flaque  de  sang.  C'était 
la  vieille  Hopsasa.  Le  crâne  fendu  avait  laissé 
couler  la  cervelle  dans  la  bouche  béante,  aux 
lèvres  retroussées. 

—  Une  fichue  gueule  !  fit  le  garde  en 
verbalisant. 

On  ne  sut  pas  d'abord  où  avaient  passé 
Uyltje  et  son  amant  le  briquetier. 


244  UN    C0IN    DE   VILLAGE 


XXVI 


—  Mois  des  brebis,  joli  mois  des  Pâques, 
quand  arriverez-vous,  demandait  tous  les  matins 
la  fille  de  Jan  Slim  en  ouvrant  sa  fenêtre  et  en 
regardant  au  loin  les  prés  sombres  qu'aucune 
verdure  n'émaillait  encore. 

Et  les  jours  succédant  aux  jours,  les  bour- 
geons s'ouvrirent  un  matin  aux  arbres  et  aux 
haies,,  gais  bourgeons,  bourgeons  bruissants  de 
vie  et  gonflés  des  promesses  du  printemps.  Un 
doux  frémissement  d'ailes  se  mêla  au  vent  tiède 
des  après-midis  :  des  cris  joyeux  saluèrent 
l'hirondelle  revenue  aux  charpentes  des  vieux 
toits  moussus;  et  le  pis  des  brebis  se  mit  à 
gonfler.  Ronflent  les  bourdons  !  Bourdonnent 
les  hannetons  ! 

Et,  en  même  temps  que  la  campagne  filait 
au  soleil  sa  robe  nouvelle  et  son  voile  de  mariée, 


UN   COIN   DE   VILLAGE  245 

Roose  cousait  ses  beaux  draps  de  toile  pour  le 
lit  d'amour  où  bientôt  son  mari  allait  la  con- 
duire; et  tandis  que  sa  main,  sa  main  légère  et 
pressée,  tirait  le  fil,  elle  disait  : 

—  Je  les  coudrai  d'un  fil  si  fort  qu'ils  iront 
tant  qu'ira  mon  bonheur;  et  après  avoir  servi 
à  nous  coucher  vivants,  ils  seront  encore 
comme  neufs  quand  on  nous  y  couchera  à 
l'heure  de  notre  mort. 

Et  comme  elle  enfilait  pour  la  dernière  fois 
son  aiguille,  le  jour  de  la  noce  se  leva  enfin. 

Quant  la  rose  est  près  d'éclore,  elle  n'est  ni 
rouge  ni  blanche,  ni  tout  a  fait  ouverte  ni  tout 
à  fait  fermée;  mais  parla  porte  entre-baîllée  on 
voit  une  jolie  petite  personne  tremblante  d'émo- 
tion et  un  peu  pâle  qui  hésite  à  franchir  le 
seuil  et  semble  redouter  le  vent  et  le  soleil  ; 
ainsi  la  rougeur  et  la  pâleur  se  succédaient  sur 
les  joues  de  Roose,  sans  qu'on  pût  dire  qu'elle 
eût  entièrement  cessé  de  ressembler  à  une  rose, 
ni  qu'elle  fût  entièrement  ressemblante  à  un 
lis  ;  et  son  gentil  petit  cœur  ne  pouvait  com- 
plètement se  résoudre  à  n'être  plus  un  cœur 
de  fille  et  en  même  temps  se  désolait  de 
n'être  pas  encore  un  cœur  de  femme. 

Midi  sonnant,  ils  se  sont  pris  pour  époux,  et 
Catherine  peut  dire  de  Kobe  :   Mon  homme, 


2^6  UN  COIN   DE   VILLAGE 

comme  Lamme  peut  dire  de  Roose  :  Ma 
femme, 

Cest  ce  que  chuchotent  les  gens,  en  les 
voyant  sortir  de  l'église,  chaque  mari  ayant  sa 
femme  sous  le  bras  ;  mais  ils  se  le  sont  dit 
avant  tout  le  monde;  et  leurs  visages  sont 
épanouis  et  brillants. 

Ils  traversent  le  village. 

Comme  des  malades  qui  prennent  l'air,  les 
maisons  ouvrent  au  soleil  leurs  portes  et  leurs 
fenêtres;  et  les  petits  enfants  sur  le  seuil, 
parmi  les  chats,  les  chiens  et  les  poules,  tendent 
en  l'air  leurs  petites  mains  pour  saisir  le  doux 
vent  du  ciel. 

—  Vivat  à  Kobe  et  à  Lamme  !  Joie  et  pros- 
périté ! 

Ainsi  crient  les  gens  ;  et  partout  où  ils  pas- 
sent, les  ménagères  accourent  sur  le  pas  de  leurs 
portes  ;  et  chacune  admire  la  force  de  Lamme 
et  la  grâce  de  Roose. 

Puis,  tandis  qu'ils  vont,  quelqu'un  se  détache 
de  la  noce,  sans  rien  dire  à  personne,  et  revient 
avec  un  violon  dont  il  se  met  à  jouer. 

Alors  un  grand  désir  de  danser  s'empare 
des  hommes  et  des  femmes,  et  les  uns  et  les 
autres  se  balancent  en  se  tenant  par  la  taille  ou 
lèvent  leurs  jambes  en  l'air,  d'un  air  sérieux  : 


UN   COIN  DE  VILLAGE  247 

bottes  et  bottines  tombent  pesamment  sur  le 
pavé  ;  mais  la  noce  n'est  pas  encore  en  train  ; 
les  cols  des  hommes  leur  entrent  dans  la  chair 
et  les  femmes  ont  peur  de  se  mouvoir  dans 
leurs  jupons  raides  d'empois.  Tantôt  les  verres 
tinteront. 

Lentement  on  s'en  retourne  à  la  ferme  par  la 
campagne.  Kobe  et  Catherine  marchent  devant; 
un  peu  après  viennent  Roose  et  Lamme,  et  les 
autres  suivent,  deux  par  deux  ;  en  tête  du 
cortège,  le  joueur  de  violon  arpente  fièrement 
le  chemin. 

A  chaque  pas  qu'il  fait,  il  abaisse  et  relève  le 
haut  du  corps,  pour  se  donner  la  mesure  ;  et 
quelquefois,  quand  la  noce  s'est  un  peu  attar- 
.  il  s' arrête  en  marquant  le  pas,  jusqu'à  ce 
qu'elle  l'ait  rejoint.  Ainsi  va  le  joueur  de  vio- 
lon, la  tète  sur  l'épaule,  perdu  dans  sa  mu- 
sique ;  et  tandis  qu'il  joue  ses  valses  et  ses 
polkas,  son  violon  fait  entendre  des  glousse- 
ments de  poule  qui  pond;  et  par  moments, 
l'archet,  manquant  de  colophane,  grince  sur 
les  cordes  sans  en  tirer  de  son. 

De  longues  planches  ont  été  dressées  sur  des 
tréteaux  en  manière  de  table  au  milieu  de  la 
grande  chambre  de  la  ferme,  et  sur  la  nappe 
est  rangée  la  vaisselle,  symétriquement. 


248  UN    COIN    DE   VILLAGE 

—  A  table  ! 

Et  la  noce  se  précipite  dans  la  chambre. 

Les  genoux  touchent  les  genoux,  les  chaises 
pressent  les  chaises,  et,  par  places,  une  même 
chaise  sert  à  un  même  couple. 

Les  viandes,  la  bière,  le  vin  font  fermenter 
bientôt  les  cerveaux  :  on  rit,  on  crie,  on  s'in- 
terpelle d'un  bout  à  l'autre  de  la  table  ;  et  l'œil 
des  femmes  se  pose  comme  du  velours  sur  les 
hommes. 

Tout  à  coup  on  entend  à  la  porte  un  grand 
bruit  de  musique  qui  fait  sauter  le  monde  sur 
ses  pieds;  et  les  plus  jeunes  parmi  les  hommes 
commencent  un  pas  de  deux. 

—  Qu'ils  entrent  !  dit  joyeusement  Kobe 
Snipzel. 

Et  quatre  musiciens  aux  cheveux  blonds  et  à 
la  barbe  blonde,  longs  et  blêmes,  se  rangent 
aux  deux  côtés  de  la  porte,  la  casquette  sur  la 
tête,  et  se  mettent  à  souffler  de  toutes  leurs 
forces  dans  leurs  instruments,  en  gonflant 
leurs  joues  comme  des  vessies;  et  les  deux  qui 
sont  à  droite  jouent  de  la  clarinette,  les  deux 
qui  sont  à  gauche  jouent  du  trombone. 

Il  y  a  toujours  une  clarinette  qu'on  entend 
avant  l'autre,  bien  que  celle-ci  presse  son  mou- 
vement au  point  de  croquer  à  tout  instant  les 


UN   COIN   DE  VILLAGE  249 

notes,  et  le  musicien  frappe  du  pied  à  terre, 
désespérément,  et  balance  son  corps  comme  un 
archet  pour  marquer  la  mesure.  On  s'aperçoit 
bien  alors  qu'une  vieille  rivalité  existe  entre  les 
clarinettes,  et  l'une  semble  s'amuser  beaucoup 
en  imitant  le  cri  du  rat,  du  chat-huant,  du  cra- 
paud et  de  la  chauve-souris,  tandis  que  l'autre 
parait  s'épuiser  mélancoliquement  à  trouver  un 
peu  de  souffle  pour  ses  schnic-schnac. 

Les  deux  trombones,  au  contraire,  graves 
et  résignées  comme  des  personnes  qui  ont 
appris  à  souffrir  sans  se  plaindre,  cherchent  à 
se  mettre  d'accord  en  sacrifiant  mutuellement 
leur  envie  de  briller. 

Le  morceau  fini,  les  musiciens  renversent 
leurs  instruments  pour  en  faire  découler  la 
salive. 

—  Qu'on  leur  donne  à  boire  et  à  manger, 
s'écrie  Kobe. 

Maigres  et  voraces,  les  babines  troussées, 
happant  les  morceaux  à  la  pointe  des  dents, 
ils  se  passent  entre  eux  le  pot  de  bière,  le 
pain  et  la  viande.  Mais  hola  !  Le  maître  d'é- 
cole met  ses  lunettes  sur  son  nez  ;  il  tire  de  sa 
poche  un  papier,  le  déplie  lentement,  tousse 
trois  fois  dans  sa  main. 

—  Silence  !  le  maître  d'école  va  parler  ! 


250  UN   COIN   DE   VILLAGE 

Il  parla  en  effet,  et  longuement. 

Il  dit  le  bonheur  d'être  à  deux  et  de  pouvoir 
s'appuyer  l'un  sur  l'autre  dans  les  ennuis  de 
la  vie,  l'importance  d'un  bon  choix  entre  filles 
et  garçons,  l'accord  des  caractères,  la  sympa- 
thie des  âges,  et  que  le  bonheur  naît  des  mu- 
tuelles concessions  ;  puis  d'autres  choses  en- 
core, plus  directement  adressées  aux  nouveaux 
époux  et  qui  émurent  considérablement  les 
femmes.  • 

Le  maître  d'école  parlait  d'une  voix  lente,  en 
ayant  soin  de  ponctuer  son  débit  pour  mieux 
faire  pénétrer  ses  paroles  dans  l'esprit  de  son 
auditoire  ;  et  de  temps  en  temps  il  regardait 
par  dessus  ses  lunettes  si  tout  le  monde  le 
suivait  bien.  Et  les  uns  l'écoutaient,  la  tête  in- 
clinée et  les  yeux  perdus  au  fond  des  verres, 
les  autres,  les  yeux  fixés  sur  le  papier  qu'il 
lisait;  et  quelques  uns,  la  bouche  en  cœur, 
souriaient  niaisement  en  contemplant  les 
mariées. 

Pour  celles-ci,  elles  étaient  très-troublées 
toutes  les  deux,  car  il  y  a  toujours  quelque 
chose  de  solennel  dans  une  personne  qui  parle 
au  milieu  du  silence  de  tout  le  monde  ;  et 
Roose.,  les  paupières  demi-closes,  roulait  du 
bout  de  son  doigt  une  boulette  de  pain  sur  la 


UN   COIN   DE  VILLAGE  25 1 

table,  rougissant  de  sentir  tous  les  yeux  tour- 
nés vers  elle,  tandis  que  Catherine,  pâle  et  la 
bouche  serrée,  avait  peine  à  retenir  les  sanglots 
qui  lui  montaient  du  cœur. 

Et  quand  le  maître  d'école  eut  fini,  au  milieu 
d'un  bruit  assourdissant  de  bravos  et  de  claque- 
ments de  mains,  pachter  Snipzel  se  leva  à  son 
tour,  en  proie  à  une  émotion  si  grande  que  la 
sueur  lui  coulait  jusque  dans  le  cou  ;  il  ouvrit 
toute  grande  la  bouche,  mais  sans  pouvoir 
parler  d'abord,  puis  on  le  vit  tendre  à  travers 
la  largeur  de  la  table  la  main  au  maître  d'école, 
et  l'ayant  secouée  par  quatre  fois  de  toutes 
ses  forces,  il  lui  dit  enfin  : 

—  Maître,  cela  est  bien.  Il  n'y  a  pas  moyen 
de  mieux  dire  les  choses. 

Les  musiciens,  repus,  frottaient  la  bouche 
du  revers  de  la  main.  Ils  préludèrent  :  ils 
étaient  toujours  pâles,  longs  et  maigres,  mais 
la  bière  les  avait  réconfortés  et  leurs  mains  al- 
laient le  long  des  instruments  comme  des  arai- 
gnées subtiles  et  crochues. 

Qui  le  premier  cria  : 

—  En  avant  deux  ? 

Ce  ne  fut  ni  celui-ci,  ni  celui-là,  mais  ce  fut 
toute  la  bande  à  la  fois. 

Les  femmes  retroussèrent  leurs    robes  par 


2  52  UN  COIN   DE  VILLAGE 

dessus  leurs  jupons  blancs,  de  manière  à  n'ex- 
poser que  les  doublures,  et  les  ayant  fixées  par 
des  épingles  à  la  hauteur  des  hanches,  elles 
mirent  la  main  .sur  l'épaule  de  leurs  cavaliers. 

Et  la  danse  commença. 

On  dansait  dans  la  cour,  dans  les  chambres, 
dans  la  cuisine;  les  servantes  dansaient  avec 
les  garçons  dans  rétable,  et  de  la  ferme  à  la 
rue,  le  bal  tournoyait,  en  sueur,  dans  la  pous- 
sière de  l'après-midi.  Les  clarinettes  miaulaient, 
les  trombones  meuglaient,  et  dans  le  champ 
voisin  les  boîtes  à  feu,  les  coups  de  fusil,  les 
criailleries  des  paysans  allaient  leur  train. 
Quelques  hommes,  la  main  sur  l'estomac, 
étaient  malades  dans  les  coins. 

Le  soir  tomba  sur  ce  tapage. 

Alors  on  sortit  par  couples  de  la  ferme,  les 
quatre  musiciens  devant,  et  de  suite  après,  les 
mariés.  Chaque  fois  qu'un  cabaret  se  rencon- 
trait sur  le  chemin,  les  musiciens  se  plaçaient 
de  chaque  côté  de  la  porte,  laissant  passer  la 
noce  qui  entrait,  s'attablait,  faisait  des  rondes 
autour  des  tables.  On  jetait  les  bonnets  en  l'air, 
des  baisers  claquaient,  puis  des  soufflets  ;  et 
des  bras  d'hommes  enlaçaient  les  femmes,  sans 
mystère. 

Il  y  eut  des  farces,  des  paris,  des  tours  de 


UN   COIN   DE   VILLAGE  253 

force  et  d'adresse,  et  quelques  rixes  qu'on 
étouffa.  Des  gens  arrivaient,  disaient  :  Proficiat, 
aux  mariés,  trinquaient,  et  tout  le  monde  plai- 
santait, jetait  en  l'air  propos  frivoles,  rires  et 
vastes  clameurs. 

C'est  l'usage  en  Brabant  qu'on  fasse  ces  tour- 
nées de  cabaret;  mais  à  force  de  rire  et  de 
boire,  la  tête  commence  à  tourner. 

—  M'est  avis,  dit  Kobe  en  regardant  Ca- 
therine, qu'en  voilà  assez. 

Et  s'étant  mis  à  chercher  Roose  et  Lamme, 
ils  les  cherchèrent  en  vain. 

Oui,  ce  fut  une  belle  noce.  Longtemps  en- 
core la  bière  coula  dans  les  verres,  et  passé 
minuit,  les  villages  furent  réveillés  par  de 
grands  vacarmes  :  c'étaient  les  gens  de  la  noce 
qui  rentraient  au  logis. 


Imp.  A.  DERENNE,  .Mayenne.  —Paris,  boutev.  Saint-Michel,  >2. 


PETITE    BIBLIOTHÈQUE 

LITTÉRAIRE 

(auteurs     contemporains) 

Volumes  petit  in-12  (format  des  Elzévirs)  imprimés  sur  papie 

Chaque  volume  :  5  fr.  ou  6  fr. 

Chaque  œuvre  est  ornée  d'un  portrait  gravé  à  l'eau-forte 

Anthologie     des    Poètes   français  depuis  le  xV  siècle 

nos  jours.  1  volume 

"Anthologie    des    Prosateurs    f  r  a  n  ç  a  *i  s'  depuis  ie  'xn«  "siècle 

t       jusqu  a  nos  jours.  1  volume 

Barbey   d'Aurevilly.  L'Ensorcelée.  1  volume!    ......... 

—  Une  Vieille  Maîtresse,  2  volumes 

"""   „  —  LeChevalier  des  Touches,  r  volume  .    . 

7  taux-fortes  dessinées  et  gravées  par  Félix  Bu  ho  t.  pour  illustrer 

\  Ensorcelée.  Prix.    .    . 

é  Eaux-fortes  dessinées  et  gravées  par  Félix  B  u  h  Oj,  pour  illustrer 

,        le  Chevalier  des  Touches.  Prix \ 

Théodore    de    Banville.  Idylles  prussiennes.  l 'volume  .'   ."    *   .'   .'    " 

—  Les  Stalactites.  1  volume 

—  Odes  funambulesques.  1  volume 

—  Le  Sang  de  la  coupe.   1  volume 

—  Les  Exilés.  1  volume 

—  Occidentales.  1  volume 

—  Les  Cariatides.  1  volume 

,  .  —  Théâtre.  1  volume 

Auguste    B  riz  eux.  Poésies  :  Marie.  —  Telen  Arvor.  —  Fumer  Breir. 
1  volume 

—  Les  Bretons.  1  volume 

r  —  Histoires  poétiques.  2  volume? ; 

Chateaubriand,  étala,  René,  le   Dernier  Abcncerage,  avec   notices  et 

notes  par  Anatole    France,   i  volume 

André    Chénier.  Poésies  complètes.  3  volumes 

François    Coppée.  Poésies  (1864-1869).  1  volume 

—  —         Théâtre  (1869-1872).  1  volume .    . 

—  Poésies  (1869  lX74)-  1  volume 

—  Poésies  (1S74-1 878).  1  volume .'    . 

Iaul- Louis   Courier.  —  Œuvres,  avec  une  notice  et  des  notes  pat- 
Aï.    Fr.    de    Ca us sade.  5  volumes.  Chaque  volume . 

t  (Le  premier  volume  est  en  vente). 

"Gustave    Flaubert.  M""'  Bovary.  2  volumes iv 

7    Eaux-fortes   dessinées   et  gravées  par   Boilvin,   pour   illustrer 

M""  Bovary.  Prix il 

"Edmond    et   Jules    de    Concourt.  Renée  Mauperin.  1  volume.    .*       ("• 

—  —  Sœur  Philomène.  1  volume.   .       (    i 

—  —             Germinie  Lacerteux.   1  vol.    .       C 
Léon   Gozlan.  Aristide  Froissait.  1  volume 6    .. 

"*"  —  Polydore  Marasquin,  etc.  1  volume $ 

'Victor  Hugo.  Poésies.  10  volumes;  chaque  volume 6 

—  —         Théâtre.  4  volumes  ;  chaque  volume 6 

Victor    de    Lap  r  ad  e.  Psyché,  Odes,  Harmodius.  1  volume 6 

—  —           Les  Symphonies,  Idylles  héroïques,  i  volume.    .    .        6 
Leconte    de    Lisle.   Poèmes  barbares.  Nouvelle  édition  considérable- 
ment augmentée.  1  volume 

Jules   de    La    M adelene.  Le  Marquis  des  Saffras.  1  volume 

//  est  fait  un  tirage  de  cette  collection  sur  papier  de  Hollande,  sur  / 
et  sur  papier  de  Chine. 

Imp.  A.  DERENNE,  Mayenne.  —  Paris,  boul.  Saint-Michel,  s 2. 

1550  <i 


inLSiiiva  <r±m\+  ■ 


PQ  Lemonnier,  Camille 

2337  Un  coin  de  village 

UC5 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY