THE LIBRARY
The Ontario Institute
for Studies in Education
Toronto, Canada
UNE ACADÉMIE
SOUS LE DIRECTOIRE
LIBRARY
FEB4 1969
THE ONT JTE
FOR STUDIES IN EDUCATION
• '
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEU R
Format in-8°.
SOUVENIRS DU 4 SEPTEMBRE :
— Origine et chute du second empire lvol.
— Le Gouvernement de la défense national e 1 —
LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS 2 —
DIEU, PATRIE, LIBERTÉ 1 —
Format grand in-lS
SOUVENIRS DU 4 SEPTEMBRE :
— Origine et chute du second empire 1 —
— Le Gouvernement de la défense nationale 1 —
LE GOUVERNEMENT DE M. THIERS 2 —
DIEU, PATRIE, LIBERTÉ 1 —
l'affaire nayl. — Trois condamnés à mort. — 1 —
Bourloton. — Imprimeries Munie», B.
UNE ACADÉMIE
SOUS LE DIRECTOIRE
PAR
JULES SIMON
DEUXIÈME ÉDITION
€23*
w&égv
PARIS
GALMANN LÉVY, ÉDITEUR
NCIENNE
MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, o
1885
Droits de
reproduction et de traduction réservas.
UNE ACADÉMIE
LE DIRECTOIRE
SUPPRESSION DES ANCIENNES ACADEMIES.
(8 août 1793.)
Je ne veux pas faire une théorie de la Révolution
française à propos de l'histoire d'une académie;
mais cependant, pour expliquer cette histoire, et
l'histoire de toutes les institutions de cette époque,
il faut rappeler que la Révolution a été successive-
ment une philosophie, une tragédie et un gouver-
nement; une philosophie sous la Constituante, une
tragédie sous la Convention, et un gouvernement
sous le Consulat et l'Empire. La Constituante pensa
2 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
à supprimer les anciennes académies, mais pour
les remplacer immédiatement par une académie
plus parfaite; la Convention, parvenue à ce moment
terrible où elle ne faisait plus qu'obéir aux pas-
sions de la rue, les renversa sans les remplacer;
et deux ans après, à la veille de disparaître elle-
même, elle revint à l'idée de la Constituante par
la création de l'Institut, qui fut une des grandes
œuvres de la Révolution.
L'avènement de la République aurait dû être,
pour les académies, une époque d'autorité et de
splendeur. Les prodigalités fastueuses, les plaisirs
licencieux disparaissaient, ou devaient disparaître,
avec la monarchie absolue; mais les sciences
et les lettres, que les grands rois avaient en-
couragées et développées, avaient-elles moins de
droits à la protection et aux encouragements de la
République? N'en étaient-elles pas, au contraire,
la parure et la force? Les académies, en elles-
mêmes, étaient de forme républicaine; leurs mem-
bres étaient élus, ils étaient égaux; on ne connais-
sait parmi eux d'autre autorité que celle du ta-
lent; les officiers même des académies, à l'exception
des secrétaires perpétuels, qui n'étaient que les
greffiers et les administrateurs de la compagnie,
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 3
exerçaient une magistrature temporaire. La poli-
tesse des mœurs, le goût des arts, l'habitude des
recherches historiques et scientifiques, entretenus
par l'aristocratie sous le régime précédent, ne
pouvaient plus être conservés et développés que
par ces grands corps voués à l'étude de tout ce qui
anoblit l'esprit humain. Dans la grande refonte des
institutions politiques et sociales, ils pouvaient
fournir en abondance des documents, des lumières,
des moyens d'exécution; ils étaient un des instru-
ments les plus indispensables et les plus précieux
du règne de la raison, qu'il s'agissait d'inaugurer.
Enfin, les académies avaient contribué pour
une grande part à l'éclosion de la Révolution, soit
par leur travail collectif, soit par l'influence indi-
viduelle des hommes célèbres qui les composaient.
Il y avait trois académies, l'Académie française,
l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et l'A-
cadémie des sciences physiques et mathématiques .
L'Académie de peinture et de sculpture, fondée en
1648, était plutôt une école qu'une académie, et
son histoire avait été une longue lutte contre la
« Communauté des maîtres de l'art de la peinture
et sculpture », c'est-à-dire contre une corporation
de peintres d'enseigne et de bâtiment. Des trois
4 UNE ACADÉMIE SOUS LE . DIRECTOIRE.
académies vraiment dignes de ce nom, l'Académie
des inscriptions et belles-lettres, cantonnée dans
les recherches historiques où elle exerçait une au-
torité souveraine, semblait vouée par la nature de
ses études à la défense et à la résurrection du
passé; il était évident que la société nouvelle, dans
sa fièvre de transformations, devait faire une plus
grande place aux savants qu'aux érudits; le tour de
ceux-ci ne pouvait venir qu'au dernier moment,
quand le besoin de restaurer succéderait à la pas-
sion d'innover. Mais il en était tout autrement de
l'Académie des sciences et de l'Académie française,
l'une qui avait commencé la transformation du
monde matériel, et l'autre qui, en discutant tout,
et en annonçant tout, avait préparé et rendu né-
cessaire la transformation du monde moral.
Les nouvelles méthodes employées par les sa-
vants de tout ordre, leurs découvertes en histoire
naturelle, en chimie, en astronomie, en géographie,
avaient changé non seulement les conditions de la
vie matérielle, mais la situation des diverses classes
de la société et leurs relations entre elles. L'Aca-
démie des sciences était devenue un pouvoir public.
Le parlement de Bordeaux, après de vains efforts
pour fixer le tarif du pain à Rochefort, s'était adressé
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 5
à elle pour trouver une solution équitable. De
même, les États de la haute Guyenne avaient eu re-
cours à l'Académie pour l'établissement du ca-
dastre. Le gouvernement l'avait consultée sur la
vaccine, sur le magnétisme animal. Elle avait fait
la lumière sur les hôpitaux de Paris, qui n'étaient
qu'un foyer de contagion. Elle avait obtenu l'éloi-
gnement des cimetières et des abattoirs. Elle avait
appelé l'attention de l'administration et du public
sur la falsification dés aliments, suscité la trans-
formation des métiers insalubres, introduit dans
l'agriculture l'esprit d'examen et de recherche. À
partir de 1789, nos assemblées l'associèrent très
directement à leurs travaux, tantôt en appelant ses
membres dans le bureau d'agriculture, tantôt en
la chargeant d'analyser le métal des cloches, en la
consultant sur la mesure du méridien, sur le télé-
graphe, sur l'unité des poids et mesures, sur la
réforme monétaire.
L'Académie française n'avait pas, comme l'Aca-
démie des sciences, un rôle presque officiel; mais
elle s'était mise depuis longtemps à la tête du mou-
vement philosophique, devenu, en 1789, le mouve-
ment révolutionnaire. Ce n'était plus l'académie
majestueuse et solennelle où trônaient sous LouisXIV
6 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
les grands esprits côte à côte avec les grands sei-
gneurs. Voltaire y avait régné pendant un demi-
siècle, en dépit de la puissance qui le retenait
personnellement en exil. Il y avait réuni tous les
rédacteurs de l'Encyclopédie. Il y aurait fait entrer
Diderot en personne, si l'opposition du roi, très
énergiquement manifestée, ne lui avait fait une obli-
gation de renoncer à cette candidature. A défaut du
directeur, il avait le célèbre auteur de la Préface,
d'Alembert, que l'Académie, comme pour ne laisser
aucun doute sur ses nouvelles tendances, s'était
donné pour secrétaire perpétuel . Il semblait naturel,
pour toutes ces raisons, que la Révolution appelée,
préparée et presque commencée par ces deux Aca-
démies, devînt le moment de leur triomphe.
Mais il leur arriva ce qui, dans le même temps,
arrivait aux Parlements, qui avaient provoqué la
convocation des états généraux, et à toute la société
éclairée du xvme siècle. Les Académies avaient
appelé de tous leurs vœux la Révolution; elles l'a-
vaient rendue possible, et ensuite nécessaire. Elles
en eurent peur, dès qu'elles la virent devant leurs
yeux, et ne s'occupèrent plus qu'à la contenir.
Elles continuèrent à penser que l'ancien régime
était plein d'abus; mais elles découvrirent que le
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 7
régime nouveau apportait avec lui des abus d'une
autre sorte. Elles ne changèrent pas d'avis, mais
d'ennemis. Elles ne songèrent pas à reculer, mais
à s'arrêter. S'arrêter, c'était signer leur arrêt de
mort. La multitude, une fois lancée, va jusqu'au
bout, court à perdre haleine, et regarde comme ses
ennemis, et même comme ses pires ennemis ceux
qui restent en arrière. Il faut courir ou mourir.
L'Académie française n'avait pas attendu, pour
s'amender, que la Révolution eût commis ses pre-
miers excès. Elle eut peur beaucoup trop tôt. On
a dit que son grand feu pour les réformes et la
liberté s'éteignit après la mort de Voltaire, et qu'au
lieu de chercher les moyens de résister à la cour,
elle ne songea plus qu'à faire sa paix et à obtenir
de bonnes conditions. Ce n'est pas la mort du
patriarche qui abattit ainsi les courages. Voltaire,
s'il avait vécu, aurait lui-même conseillé cette con-
duite. Il savait être prudent, et même au besoin
courtisan. L'Académie, au malheur de se convertir
avant le temps, ajouta celui de tirer quelque pro-
fit de sa conversion. En devenant sage, elle cessa
d'être disgraciée et d'être populaire. On railla ces
philosophes repentants qui se vengeaient contre
la Révolution du mal qu'ils avaient dit de la tra-
-S UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dition. Eux-mêmes sentaient vivement, leur dé-
chéance. Avoir l'opinion contre soi après l'avoir
menée est toujours une rude épreuve; et leur-
situation était d'autant plus difficile qu'ils ne vou-
laient ni poursuivre une campagne qui dépassait
le but, ni s'associer aux adversaires de la Révolu-
tion, qui étaient en même temps ceux de la philo-
sophie. Tel était leur découragement qu'ils ne
remplissaient plus les vides de l'Académie. L'abbé
de Radonvillierset le duc de Duras, morts en 1789,
Guibert en 1790, Rulhière en 1791, Séguier et
Ghabanon en 1792 n'avaient pas été remplacés.
Sept membres de l'Académie entrèrent à l'Assem-
blée constituante, et furent presque perdus pour
les lettres1. D'autres émigrèrent2 ou se cachèrent'.
H ne venait plus personne aux séances. Enfin, l'As-
semblée, qui se préparait à détruire toutes les
1. Bailly, Maury, Boisgelin, Daguesseau, Target, Boufflers, le
cardinal de Rohan. Condorcet fut membre de l'Assemblée légis-
lative.
2. Le cardinal de Bernis,leduc d'Harcourt, Choiseul-Gouffier,
dès le commencement de la Révolution ; Maury, Boisgelin.
Boufflers vers la fin de 1791, Montesquiou un peu plus tard.
3. Daguesseau, Marmontel. On connaît la triste fin de Bailly,
deMalesherbes,de Condorcet. Le maréchal de Beauvau, Lemierre.
moururent de douleur, accablés par les malheurs publics. Cham-
fort essaya de se donner la mort. Le duc de Nivernais, La Harpe
furent jetés en prison.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 9
associations, défendit de pourvoir aux places
vacant es'.
L'Académie française avait eu de tout temps de
nombreux ennemis, et elle en aura toujours,
comme toutes les académies; c'est tout simple.
Les écrivains se divisent en deux classes : ceux qui
désirent un fauteuil, ceux qui désespèrent de l'ob-
tenir ou se vengent de ne l'avoir pas obtenu. Les
colères sont plus vives, et peut-être plus expli-
cables, contre les académies qui récompensent sur-
tout le talent, et s'adressent à tous les genres, et
non pas seulement à un genre circonscrit et déter-
miné. Les ennemis de l'Académie française trou-
vèrent le moment opportun, en 1790 et 4791, pour
redoubler leurs attaques. Respecter la monarchie
traditionnelle, être son œuvre, l'avoir servie, avoir
été un de ses ornements, n'était-ce pas, à ce
moment de l'histoire, une sorte de crime? L'Aca-
démie se vantait d'avoir établi dans son sein l'éga-
lité; mais ce n'était, disait-on, que l'égalité entre
l'aristocratie de l'esprit et les deux aristocraties du
clergé et de la noblesse : lettrés, mitres, titrés s'y
liguaient contre l'avènement du peuple au droit
et à la lumière. Les lettrés, y avaient pour con-
1. Décret du 13 novembre 170-2.
10 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
frères des grands seigneurs, qui étaient surtout
des protecteurs. Ils allaient à la cour pour y men-
dier des grâces, qu'ils payaient par des bassesses1»
On trouvait des griefs contre l'Académie jusque
dans ses usages et ses règlements. Ainsi tous les
nouveaux académiciens débutaient par des éloges
emphatiques adressés le jour de leur réception à
Louis XIV et à Richelieu; l'Académie nommait
tous les ans un prédicateur chargé de faire devant
elle, dans la chapelle du Louvre, le panégyrique de
saint Louis; la cour, pour signaler la rentrée en
grâce des académiciens, \enaitde doubler la valeur
de leurs jetons, et de les porter à trois livres par
séance ; enfin, l'Académie était placée officiellement
sous la protection du roi ; la liste des académiciens
portait en tête, en gros caractères, cette mention
autrefois glorieuse, aujourd'hui compromettante :
le roi, protecteur . A tous ces reproches se mêlaient,
bien entendu, les éternelles railleries sur le Dic-
1. Ce qui n'était qu'un fait à l'Académie française était une
institution à l'Académie des sciences. Il y avait dans cette der-
nière académie trois classes de membres : dix honoraires, vingt
pensionnaires et vingt associés. Les honoraires n'étaient au fond
que des grands seigneurs et des protecteurs. On ne leur deman-
dait pas d'être des savants. Le roi choisissait toujours parmi eux
le président et le vice-président de l'Académie. Voyez Joseph
Bertrand, L'Académie des sciences et les Académiciens de 1666 à
1793, p. .18. Hetzel, 1869.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. H
tionnaire, et l'éternel reproche de n'avoir pas élu
Molière. On ajoutait même maintenant à ce dernier
crime celui de n'avoir pas élu Jean-Jacques Rous-
seau. Chamfort, quoique membre de l'Académie
depuis dix ans, comptait parmi les écrivains qui
publiaient contre elle les plus violentes diatribes.
L'Académie aurait pu répondre, elle répondit
même par la plume de Suard et par celle de l'abbé
Morellet, qu'elle avait pu, sans déshonneur, louer
saint Louis, Richelieu et Louis XIV; que saint
Louis était un grand roi, Richelieu un grand
ministre, Louis XIV un protecteur magnifique des
lettres; qu'en louant Louis XIV et Richelieu, elle
n'obéissait pas seulement à la reconnaissance, mais
à un règlement très formel ; qu'elle avait même,
dans ces dernières années, délaissé ou modifié ces
antiques usages, au grand déplaisir de la cour;
qu'elle avait mis au concours, en 4765, l'éloge de
Descartes; que l'éloge de Marc-Aurèle, par Thomas,
qui eut un si prodigieux succès en 1770, était
une satire contre Louis XV; que les prédicateurs
choisis par elle, l'abbé Bassinet en 1767 S l'abbé
1. L'abbé Bassinet refusa de prêter le serment prescrit par la
Constitution civile du clergé, et fut poursuivi comme royaliste en
170-2.
12 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Couturier en 1769, l'abbé Desplas en 1775% l'abbé
d'Espagnac en 1779, l'avaient sérieusement com-
promise, en ne louant que le roi et en oubliant le
saint ; que des académiciens tels que Thomas, Gail-
lard, Saurin, Suard2, loin de parler en courtisans
avaient tenu un langage que n'auraient pas osé se
permettre à la même date les détracteurs actuels de
l'Académie; qu'un jeton de trois livres n'était pas
une faveur trop signalée, une libéralité trop com-
promettante, et que ces trois livres n'étaient, après
tout, que la représentation exacte des trente sous
qui leur étaient alloués autrefois. Quatre pensions
étaient, dans l'origine, affectées à l'Académie fran-
çaise ; la pénurie du trésor les fit supprimer. On en
rétablit deux en 1772, l'une pour de Foncemagne,
l'autre pour l'abbé Batteux. Deux pensions de
14-00 livres, accordées à deux hommes de lettres
sans fortune, ne faisaient pas de l'Académie un corps
1. Au moment où le prédicateur montait en chaire, le suisse
frappait de sa hallebarde en criant : « Messieurs, le roi défend
d'applaudir. » Malgré cet avertissement un académicien avait dit
tout haut à l'abbé Desplas : « Courage, Monsieur l'abbé ! » Ce
mot et ce discours furent de grands événements pendant vingt-
quatre heures. Bachaumont, VIII, 167. Mercier, CIX.
2. Voltaire écrivait à Suard, en le félicitant de son discours de
réception : « J'ai craint un instant qu'on ne rendît quelque arrêt
pour supprimer le nom de philosophe dans la langue française. »
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 13
mercenaire. Ce n'était pas seulement l'Académie,
mais tous les corps constitués, qui étaient placés
sous la protection du roi, et si cette protection était
plus directe pour l'Académie, elle se faisait moins
sentir par des bienfaits que par des coups d'auto-
rité. Ainsi elle ne pouvait couronner que des pièces
approuvées par deux docteurs de Sorbonne. On
renonça à cette formalité, en 1768, à l'occasion de
l'éloge de Molière ; en 1770, l'éloge de Fénelon,par
La Harpe, couronné, fut censuré par l'archevêque,
dénoncé au roi; un arrêt du conseil rétablit la né-
cessité de l'approbation. L'Académie n'était pas
plus libre pour l'élection de ses membres. Tantôt
on lui imposait des choix, tantôt on lui signifiait
des interdictions. Pour les choix, il lui arriva plus
d'une fois de faire la sourde oreille; pour les
interdictions, il fallait bien se soumettre. Et qui
donc en France ne se soumettait pas? Les remon-
trances du Parlement, tant célébrées, n'aboutis-
saient qu'à un lit de justice après avoir risqué
une émeute. N'était- il pas singulier de repro-
cher cet assujettissement comme un crime à l'Aca-
démie, quand il n'était pour elle qu'un fardeau,
et d'en tirer la conséquence qu'elle était essen-
tiellement une institution monarchique? Elle avait
14 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
fait, depuis son origine, bien des choix difficiles à
justifier; mais chez quel peuple, à quelle époque,
a-t-on pu se flatter de réunir quarante lettrés de
premier ordre? Les omissions, quoi qu'on en dise,
sont très rares; elles sont presque toujours expli-
cables. Ce n'est pas à l'Académie, ce n'est pas même
au roi, c'est à l'esprit du temps qu'il faut imputer
celle de Molière. Ceux qui, en 1790, faisaient grand
bruit de la non élection de Jean-Jacques Roussseau,
oubliaient ou feignaient d'oublier que l'Académie
ne peut ouvrir ses portes qu'à ceux qui viennent y
frapper1. Personne ne peut savoir comment Rous-
seau aurait répondu à une élection; ou plutôt, on
le sait : il aurait été ravi d'être élu, et ravi d'avoir
l'occasion de refuser, et d'écrire, pour refuser, une
lettre remplie de belles invectives. Bref, l'Académie
française, et toutes les académies avec elle, étaient
en discrédit; et tous les reproches qu'on jugeait à
propos de leur adresser étaient colportés avec em-
pressement. Ils n'avaient pas besoin d'être vrai-
semblables.
l.On fit une exception pour Malesherbes; on lui offrit une
place qu'il ne songeait pas à demander. Ce fut de la part de
l'Académie un acte purement politique, presqwe un acte d'oppo-
sition; en tous cas, un honneur rendu au citoyen, non au savant.
La réception de Malesherbes eut lieu le 16 février 1775.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 15
Les liens étroits de l'Académie française avec
l'Encyclopédie ne pouvaient plus la protéger, car
l'Encyclopédie elle-même était impopulaire. Voici
comment s'exprime Robespierre sur les encyclopé-
distes1, dans son fameux discours du 7 mai 1794.
c Cette secte, dit-il, en matière de politique, resta
toujours au-dessous des droits du peuple ; en ma-
tière de morale, elle alla beaucoup au delà de la des-
truction des préjugés religieux; ses coryphées
déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils
étaient pensionnés par les despotes; ils faisaient
tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédi-
caces aux rois; des discours pour les mécontents et
des madrigaux pour les courtisans; ils étaient tiers
dans leurs écrits et rampants dans les antichambres.
Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l'opi-
nion du matérialisme, qui prévalut parmi les
grands et parmi les beaux esprits; on lui doit en
partie cette espèce de philosophie pratique qui,
réduisant l'égoïsme en système, regarde la société
humaine comme une guerre de ruse, le succès
comme la règle du juste et de l'injuste, la probité
comme une affaire de goût ou de bienséance, le
1.18 floréal, an II. C'est le discours où il combat le culte de
la Raison inauguré par Chaumette.
ltf UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
monde comme le patrimoine des fripons adroits. »
Le tableau est saisissant, et la plupart des re-
proches sont mérités. Tout n'est pas juste cependant.
Robespierre attribue aux encyclopédistes une mo-
rale que la plupart d'entre eux auraient repoussée
avec indignation; il oublie qu'ils avaient contribué
efficacement à « la destruction des préjugés reli-
gieux » , et cet oubli, de sa part,est une ingratitude ;
quand il reproche à plusieurs d'entre eux d'avoir
reçu des faveurs de la cour, il ne dit rien de ceux
qui ont été ruinés, exilés, embastillés pour s'être
levés les premiers contre les abus et pour la li-
berté ; il ne tient aucun compte de cette idée si lu-
mineuse et alors si nouvelle qui avait donné nais-
sance à l'Encyclopédie, de rapprocher en un seul
tout les diverses branches des connaissances
humaines, et de les faire servir à l'émancipation
et aux progrès de l'esprit humain. Il était comme
tous les révolutionnaires, qui n'admirent dans une
révolution que ce qu'ils y ont ajouté. Ce dédain
pour l'Encyclopédie explique à merveille le dédain
des contemporains de Robespierre pour les aca-
démies.
Quand une institution est injustement menacée,
il est beau de la voir se défendre courageusement
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 17
et tomber noblement. ïl n'y a pas au contraire
de spectacle plus affligeant que celui des victimes
s'offrant elles-mêmes cà la persécution, dans l'es-
poir d'en atténuer les coups. Les membres des
anciennes académies se divisèrent. Tandis que les
uns, comme Morellet, Suard, Ducis, Delille res-
taient fidèles à la patrie académique, Chamfort,
membre depuis dix ans de l'Académie française,
mettait son talent d'écrivain au service des haines
dont l'Académie était l'objet, et Fourcroy qui
devait, peu d'années après, accepter un litre de
comte, ne rougissait pas d'ouvrir la série des épu-
rations, si tristement continuées après le 48 fruc-
tidor et en 1816. On lit ce qui suit dans le procès-
verbal de l'Académie des sciences du 25 août 1792.
« M. Fourcroy annonce à l'Académie que la Société
de médecine a rayé plusieurs de ses membres
émigrés et notoirement connus pour contre-révo-
lutionnaires; il propose à l'Académie d'en user
pareillement envers certains de ses membres connus
pour leur incivisme, et qu'en conséquence lecture
soit faite de la liste de l'Académie pour prononcer
leur radiation1. » Fourcroy renouvela; trois fois
1. Joseph Bertrand, l. c, p. 425.
18 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
cette proposition. L'académie feignait de ne pas
l'entendre, parce qu'il était aussi dangereux de la
repousser que déshonorant de la faire. Il insista
tellement qu'il fallut procéder au vote. La motion
fut rejetée à l'unanimité1; il est douloureux de pen-
ser qu'elle ait été faite par un homme qui a laissé
un nom dans la science.
L'Académie française, de beaucoup la plus me-
nacée, n'avait pas songé à des épurations; mais,
pour répondre aux accusations dont elle était l'objet
et leur ôter tout prétexte dans l'avenir, elle s'était
fait un nouveau règlement à la mode du jour, un
règlement révolutionnaire et égalitaire, qu'elle avait
soumis humblementà l'appréciation de l'Assemblée
nationale.
L'Assemblée avais mis l'affaire entre les mains
de Mirabeau; et Mirabeau, qui n'aimait pas l'Aca-
démie, s'était aussitôt adressé à Chamfort, qui ne
l'aimait pas non plus, et qui la connaissait puis-
qu'il en était membre. Marché conclu : Chamfort
préparera le décret, écrira le discours; Mirabeau
le lira ou le récitera. On sait que l'illustre orateur
acceptait sans scrupule ce genre de collaboration.
Il mourut1 avant d'avoir parlé; mais son discours
1. Le 2 avril 1791.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 19
ou plutôt le discours de Chamfort, qu'il devait s'ap-
proprier en le prononçant du haut de la tribune,
fut publié par le véritable auteur. C'était une
diatribe violente, une condamnation accablante.
Chamfort, dans ce discours qui devait prendre une
telle importance en passant par la bouche du grand
orateur, appelait l'Académie française « une école
de servilité et de mensonge ». A peu d'années de
là, de nouvelles académies devaient démontrer au
m onde que ce n'est pas seulement dans la monarchie
traditionnelle qu'il y a des écoles de servilité! Il lui
reprochait d'être « inutile » ; accusation déjà an-
cienne, puisqu'on en trouve la trace en 1777,
époque où l'on parlait de la réunir à l'Académie
des inscriptions1. Tout ce que Chamfort accordait à
l'Académie française, c'était de ne pas coûter trop
cher2. Elle n'entrait pas pour beaucoup dans le
déficit. Elle était la moins coûteuse des inutilités.
Il proposait en conséquence de la supprimer avec
toutes les autres académies, ou plutôt de l'anéantir ;
car c'est le terme dont il se servait.
Mirabeau, en grand esprit qu'il était, professait
1. Mémoires secrets, etc. Bachaumont, t. X, p. 253,
2. Elle coûtait au roi 25000 francs.
20 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
ce principe, qu'on ne détruit réellement que ce
qu'on remplace. C'était aussi la doctrine des autres
chefs de l'Assemblée, et de l'Assemblée elle-même.
En général, elle était plus préoccupée de créer que
de détruire ; souvent aussi, quand elle croyait
créer, elle ne faisait que transformer. A l'exception
des privilèges abolis dans la nuit du 4 août, et qui
furent anéantis sans être remplacés, parce qu'ils
n'étaient, sous le nom usurpé de droits, que de
purs dénis de justice, elle remplaça toujours les
institutions qu'elle supprimait : les parlements et
les innombrables tribunaux qui leur étaient subor-
donnés, par un corps judiciaire unique ; les ordon-
nances et les coutumes, par un code régulier et
uniforme pour toute la France; les provinces avec
les gouvernements particuliers , sénéchaussées ,
bailliages, etc., par la division en départements et
en districts; les universités, par une loi générale
sur l'instruction publique, etc. Elle tint la même
conduite en cette circonstance, puisqu'en suppri-
mant les académies anciennes, elle décréta la fon-
dation d'une nouvelle académie. Il faut pourtant
remarquer, comme un signe des temps, la forme
du décret, qui semble donner plus d'importance à
la destruction qu'à la création. Mirabeau aurait pu
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 21
dire : à l'avenir, les quatre académies aujourd'hui
existantes, ne formeront plus qu'une seule acadé-
mie, divisée en trois sections. C'est ce que des An-
glais n'auraient pas manqué de faire, et cette
manière de parler et de procéder aurait été plus
conforme à ses propres habitudes. Il aima mieux,
pour celte fois, supprimer et reconstruire. Il se
laissa inspirer par les ressentiments de Ghamfort,
et par l'étrange animosité dont les académies étaient
l'objet dans le public. Sa proposition disait formel-
lement : les académies sont anéanties ; une académie
unique est fondée. La conséquence pratique était la
même; l'effet moral était différent. Ainsi l'Assem-
blée tenait à paraître supprimer la tradition, même
quand elle la conservait; en Angleterre, les révo-
lutionnaires auraient tenu à paraître la conserver,
même en la supprimant.
L'idée de la suppression pure et simple, de la
destruction sans remplacement, soutenue dans des
pamphlets et dans des feuilles publiques par des
candidats malheureux1, n'a pu trouver accès que
dans la Convention, et, dans la Convention, que
sous la Terreur. L'Assemblée Constituante avait
1. Palissot, dans la Chronique de Paris, du "!•* août 1791.
22 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
longtemps hésité. Son hésitation se trahissait par
des démarches et des décrets contradictoires. Un
décret rendu le 43 novembre 1792 avait défendu à
toutes les académies de nommer aux places va-
cantes dans leur sein. On a remarqué que, le jour
môme où ce décret, avant-coureur du décret de
suppression, avait été rendu, une députation de
l'Académie des sciences s'était présentée à la barre
pour rendre compte de l'état des travaux sur le
système métrique. Elle avait été félicitée par le pré-
sident. Le 17 mai 1793, l'Assemblée, toujours par-
tagée entre sa sympathie pour l'Académie des
sciences et sa haine pour les académies en général,
avait, par un décret spécial, levé l'interdiction de
pourvoir aux places vacantes, mais pour l'Académie
des sciences seulement. Le 6 août 1793 elle avait
encore consulté l'Académie des sciences pour
savoir quel avantage il y aurait à porter le titre
des pièces d'or et d'argent de la République au
dernier degré de fin. Deux jours après, le 8 aoû t
1793, elle met un terme à ces longs débats et à ses
propres fluctuations, en abolissant toutes les aca-
démies1. Le décret fut assez conforme à la propo-
1. L'Académie française avait, eu sa dernière réunion le 5 août.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 23
sition faite par Mirabeau à l'Assemblée Constituante,
avec cette différence que la création d'une société
nouvelle n'était plus qu'une promesse toute plato-
nique. Il fut rendu sur le rapport dece même Gré-
goire qui avait défendu les académies devant la Gon -
sti tuante en 17901, et qui contribua puissamment,
en 1795, à les rétablir. Grégoire déclarait, dans son
rapport, présenté au nom de la commission d'in-
struction publique, que les académies étaient inu-
tiles. On lui a reproché, à cette occasion, une
versatilité dont on ne trouverait pas d'autre exemple
dans sa longue carrière2. M. Despois remarque,
avec raison, qu'au moins il ne taxait pas d'inutilité
l'Académie des sciences; qu'il avait soin, dans ce
même rapport, d'énumérer les services qu'elle ne
cessait de rendre, et qu'en outre, le décret pré-
senté par lui était plutôt un décret de réorganisa-
tion qu'un décret de suppression, car l'article 3
chargeait expressément le comité d'instruction pu-
blique de préparer l'organisation d'une Académie
nouvelle3. Il ne faut pas trop insister sur cet arti-
1.20 août 1790.
2. M. Paul Mesnard, Histoire de l'Académie, p. 172.
3. Le Vandalisme révolutionnaire, par Eugène Despois. Paris,
1868, p. 133 et suiv.
U UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
cle 3, qui n'était guère qu'une espérance, un vœu
du rapporteur et de la commission, auquel l'As-
semblée ne prit pas garde. Ce qui est vrai, c'est que,
si Grégoire voyait surtout dans le décret cet article 3,
la Convention n'y voyait, elle, que l'article 1er. Elle
était, ce jour-là, en humeur de détruire, et elle
poussa du pied les académies comme un débris
des institutions monarchiques.
Voici le décret proposé par le comité d'instruc-
tion publique dans la séance du 8 août 1793, et
dont les articles furent, les uns votés immédiate-
ment, les autres ajournés jusqu'à l'entière orga-
nisation de l'instruction publique.
« Art. 1er. — Toutes les académies et sociétés
littéraires, patentées ou dotées par la nation, sont
supprimées.
» Art. 2. — L'Académie des sciences demeure
provisoirement chargée des divers travaux qui lui
ont été renvoyés par la Convention nationale ;
en conséquence, elle continuera de jouir des attri-
butions annuelles qui lui ont été accordées, jusqu'à
ce qu'il en ait été autrement ordonné.
» Art. 3. — La Convention nationale charge son
comité d'instruction publique de lui présenter
incessamment un plan d'organisation d'une So-
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. $5
ciété destinée à l'avancement des sciences et des
arts.
» Art. 4. — Les citoyens ont droit de se réunir
en sociétés libres, pour contribuer aux progrès des
connaissances humaines.
» Art. 5. — La distribution des prix proposés
par les académies et sociétés supprimées par le
présent décret, est suspendue jusqu'à l'organisa-
tion de l'instruction publique.
» Art. 6. — Les cours de sciences, d'arts et
métiers mécaniques et chimiques, dépendant des
sociétés supprimées par le présent décret, seront
continués et payés comme par le passé, jusqu'à
l'organisation de l'instruction publique.
ï Art. 7. — Les jardins botaniques et autres,
les cabinets, muséum, bibliothèques et autres
monuments des sciences et des arts, attachés aux
académies et sociétés supprimées, sont mis sous
la surveillance des autorités constituées, jusqu'à
ce qu'il en ait été disposé par les décrets sur
l'organisation de l'instruction publique. »
Ce décret, dans son ensemble, est à peine digne
du comité d'instruction publique, où siégeaient
Grégoire, Lakanal, Daunou, Chénier, Villar. Il pro-
pose bien de remplacer ce qu'il détruit; mais il a
26 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
le tort grave d'opérer la destruction immé-
diatement, tandis qu'il ne fait que promettre la
reconstruction. Tous les établissements qui pas-
sèrent de la garde des académies à celle « des
autorités constituées », furent très littéralement
abandonnés pendant les années suivantes, et le Di-
rectoire le constata lui-même, dans le discours par
lequel il inaugura, en 1795, les séances de l'Institut
national. « On ne nous accusera plus, dit-il, d'être
des barbares. I Le comité d'instruction publique
se montra donc imprudent en 1793, puisqu'au lieu
de suivre l'exemple de Mirabeau, de Talleyrand, de
Condorcet, qui remplaçaient immédiatement les
académies par une Société nationale destinée à l'a-
vancement des sciences et des arts, il se contentait
d'une promesse à long terme. Il aurait dû se rendre
compte du désordre qui allait se produire dans
l'intervalle entre la destruction et la création. La
création même, quoique promise, était loin d'être
certaine. Gomme on ne donnait aucun moyen
d'exécution, elle n'était pas autre chose qu'une
espérance, qui pouvait être indéfiniment ajournée.
Quand on revint le 12 août sur le même sujet, ce
fut pour approfondir, pour accomplir la spoliation.
« La Convention nationale décrète qu'à la dili-
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 27
gence du ministre de l'intérieur, les scellés seront
apposés sur les portes des appartements occupés
par les académies et sociétés supprimées par son
décret du 8 du présent mois, et qu'il sera procédé
sans délai à la levée des scellés et à l'inventaire des
statues, tableaux, livres, manuscrits et autres effets
dont elles avaient la jouissance : charge ledit mi-
nistre de pourvoir à la conservation desdits effets,
jusqu'à ce que la Convention ait statué sur leur
destination ultérieure. »
M. Eugène Despois, qui a toujours beaucoup de
peine à reconnaître que l'Assemblée constituante,
et même la Législative et la Convention aient pu se
tromper, insiste beaucoup sur l'article 3 et l'ar-
ticle 4 de la proposition du comité d'instruction
publique. Il n'en tirerait pas un plus grand parli
si ces articles avaient été immédiatement mis en
pratique. Il est à peine équitable de tenir compte à
la Convention des vœux qu'elle a exprimés, et
même des lois qu'elle a votées, quand elle n'a pas
passé de la théorie à l'application. On peut en
croire à ce sujet Merlin de Douai, dans le mémoire
lu par lui à la seconde classe de l'Institut « sur
la nécessité de donner à la République un code
uniforme ». Il dit formellement que les lois étaient
28 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
innombrables, contradictoires, inexécutables, inex-
écutées, votées très souventpar surprise, et oubliées
aussitôt après le vote. Le vœu exprimé par la
commission, en août 4793, ne fut réalisé qu'en
avril 1796; et il le fut, non en vertu de la loi de
1793, mais en vertu de la loi du 25 octobre 1795.
Il en est de même de l'article 4, dont les apolo-
gistes de laCo nention font grand bruit. Cet article
se rapportait à une opinion soutenue à la tribune
par Lanjuinais, qui était libéral dans un temps où
personne n'aimait et ne comprenait la liberté,
quoique tout le monde crût l'aimer et la com-
prendre. Lanjuinais ne voulait ni détruire les aca-
démies, ni leur conserver leurs dotations et leurs
privilèges. Il les repoussait quand elles étaient pri-
vilégiées, dotées et gouvernées; il était prêt à les
honorer, dès qu'elles consentiraient à n'être plus
que des assemblées libres. M. Despois attribue à la
Convention l'opinion de Lanjuinais, ce qui est une
illusion un peu forte. « Jamais, dit-il dans son sa-
vant et spirituel livre du Vandalisme révolution-
naire1, jamais la Convention n'a détruit les aca-
démies. Elle les a délivrées de leur assujettissement
1. 1868, chez Hachette.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. M
et de leur budget. » Cela rappelle le mot fameux de
Julien l'Apostat : t Les chrétiens se plaignent de
moi parce que je leur ai ouvert le chemin du ciel
en les débarrassant de leurs richesses. » M. Des-
pois n'est pas éloigné de dire que le décret du
8 août est un service rendu aux académies. Mais ni
les académiciens, ni les conventionnels, ni aucun
des contemporains n'interprétèrent ainsi la loi. Il
fut bien entendu et bien compris par tout le monde
que les académies étaient à la fois ruinées et sup-
primées; et deux ans après, quand l'Institut fut
créé, il fut également compris que c'était une ré-
surrection des académies sous un autre nom et
avec un règlement nouveau. Non seulement la
Convention de 4793 ne voulait plus de corps pri-
vilégiés, mais elle ne voulait plus de corps. Elle
chassait l'Académie française avec colère, et l'Aca-
démie des sciences avec respect; la première,
parce qu'elle était l'Académie française, et la
seconde parce qu'elle était une académie. Et de
même que l'Assemblée constituante avait pris soin
de déclarer que plusieurs des congrégations reli-
gieuses qu'elle supprimait avaient bien mérité de
la patrie, comme pour mieux marquer qu'elle
obéissait à un principe, la Convention plaça côte à
30 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE,
côte, dans le même décret, la suppression et l'éloge
de l'Académie des sciences.
On eut l'occasion, dans le cours de la Révolution,
déjuger de la vitalité des académies indépendantes.
Ce fut quelques années plus tard, et lorsque l'In-
stitut national des sciences et des arts, académie
dotée et patentée s'il en fut, jouissait déjà de tout
son éclat. D'anciens membres de l'Académie fran-
çaise, que l'existence de l'Institut ne consolait
pas de la suppression de leur chère académie,
avaient d'abord tenté de la faire officiellement ré-
tablir, grâce à la protection de Lucien Bonaparte.
Lucien était ministre de l'intérieur ; il aimait les
lettres, il les cultivait, il ne fut pas insensible au
nom de restaurateur de l'Académie française; il ne
vit d'abord aucune difficulté dans un projet qu'au-
torisait l'article 4 de la loi du 8 août 1793, et qui
lui aurait gagné le cœur d'un certain nombre
d'écrivains célèbres. Il ne tarda pas à s'apercevoir
que le plan ne réussirait pas de haute lutte, et qu'il
fallait déployer quelque habileté. Il conseilla à ses
confédérés de s'établir d'abord comme société
libre, et de reprendre le nom et le règlement de
l'Académie française, à l'abri de l'article 4. Il don-
nerait d'abord un local, puis une subvention, et
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 31
peut-être, par la suite, un rang officiel, pourvu
qu'on fût sage. On le crut ; on tint une première
séance, le 7 messidor an V II (27 juin 1800), à
laquelle furent présents Morellet, le plus fervent
champion de l'Académie, Suard, Ducis, Boufflers
et Target. A la seconde séance, qui eut lieu cinq
jours après, il se trouva deux académiciens de
plus : Daguesseau et Saint-Lambert. Le plus pressé
était de combler les vides, afin de redevenir « les
Quarante ». Lucien conseillait de choisir des
hommes puissants, qui seraient autant de protec-
teurs. On n'y manqua pas. D'ailleurs, une académie
composée de personnages officiels est déjà bien
près d'être elle-même un corps officiel. Il restait,
en tout, dix-sept membres de l'ancienne Académie,
savoir : les sept qui étaient présents à la seconde
assemblée, et dix autres dont voici les noms :
Gaillard, Roquelaure, évêque de Senlis1, Boisgelin
de Cucé, archevêque d'Aix2, le comte de Bissy 3, La
Harpe, Ghoiseul-Gouffier, le duc d'Harcourt, l'abbé
Delille, le cardinal de Rohan, et le cardinal Maury.
On élut dix-huit membres nouveaux, ce qui por-
\. Archevêque de Malines après le concordat.
t Archevêque de Tours et cardinal après le concordat.
o. Thiard de Bissy, traducteur des Nuits, d'Young.
3-2 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
tait le nombre à trente-cinq. M. Paul Mesnard dit,
dans son excellente Histoire de V Académie fran-
çaise, qu'on n'alla pas plus loin, parce qu'on fut
arrêté par la difficulté de mettre certains noms sur
une même liste. On y avait bien mis le duc d'Har-
court, premier gouverneur du Dauphin désigné par
Louis XVI, et Garât qui avait lu à Louis XVI son
arrêt de mort; mais on désespéra de faire vivre
ensemble des cardinaux et des régicides. Peut-être
aussi se souvint-on de la force que donnent à une
académie deux ou trois vacances à remplir.
Les dix-huit élus furent le premier consul, Le
Brun, troisième consul, Lucien Bonaparte, ministre
de l'intérieur, Talleyrand, ministre des relations
extérieures, Laplace, sénateur, Rœderer et De-
vaines, conseillers d'État1, Portalis, qui fut aussi
conseiller d'État cette même année, Fontanes,
Gollin d'Harleville, Dureau de la Malle, Lefèvre -,
le comte de Ségur, Dacier, Volney, Arnault, Garât
et Bernardin de Saint-Pierre. Tous ces noms, à
l'exception de deux ou trois, étaient pris dans
1. Les conseillers d'État étaient alors associés de très près au
gouvernement, et quelquefois chargés, en cette qualité de con-
seillers d'État, d'un véritable ministère.
2. Auteur dramatique, qui avait appartenu à la cour du duc
d'Orléans.
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 33
L'Institut. Morellet et Suard portèrent la liste à
Lucien. Mais, trois jours après cette élection, le
premier consul était de retour à Paris. Il déclara
péremploirement à son frère qu'il ne voulait, ni de
ce nom d'Académie, ni de cette résurrection de
l'Académie française. Il partageait contre ce nom
et contre ce corps les rancunes des révolution-
naires. Il tenait à l'Institut, dont il faisait partie, et
qu'il rêvait de transformer pour en faire une créa-
tion qui lui fût propre. Il pensait qu'une rivalité
et une lutte d'influence s'établiraient nécessaire-
ment entre l'Institut et l'Académie française. Il ne
lui plaisait pas de permettre la constitution d'un
corps, fùt-il libre de toute attache officielle, où des
évêques, d'anciens courtisans, des émigrés, des
frondeurs tels que Gaillard ou Delille, auraient la
prépondérance. Quant au fameux article 4 qui con-
sacrait la liberté des sociétés littéraires ou scienti-
fiques, il n'y pensait pas plus que n'avait fait la
Convention, qui l'avait voté sans y prendre garde.
Ni lui, ni la Convention, ni le Directoire ne furent
jamais arrêtés par un article de loi. Tout ce que
Lucien put obtenir, ce fut qu'on laisserait vivre la
nouvelle société sous le nom de Société littéraire,
et qu'on lui donnerait un local pour ses séances.
3
34 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Il écrivit le 8 messidor aux promoteurs de l'en-
treprise : « Les ennemis des lettres ont répandu
avec affectation que vous preniez le titre d'acadé-
miciens français, que vous vouliez rétablir l'Aca-
démie française. Vous connaissez trop bien les lois
de votre pays pour prendre un titre qu'elles ont
supprimé. » Il annonçait en même temps que les
consuls et les ministres n'acceptaient pas leur élec-
tion. Morellet répondit sur-le-champ, au nom de
ses confrères, que c'était bien en effet l'Académie
française qu'on avait voulu rétablir. « Si nous n'a-
vions voulu former qu'une société littéraire occupée
des travaux suivis que demande la composition
d'un dictionnaire, d'une grammaire, nous n'aurions
fait entrer sur la liste ni le premier consul ni vous-
même. » Il refusait une permission si dédaigneuse-
ment donnée, et qui aurait peut-être été accompa-
gnée de quelque aumône pour des gens de lettres
infirmes et nécessiteux. N'ayant plus ni protection,
ni ressources, ni le droit de reprendre son nom
glorieux, ni même, hélas ! la faveur populaire, qui
était toute à l'Institut, l'Académie cessa de se réu-
nir, et l'inanité du rêve de Laujuinais fut dé-
montrée.
En 1793, où nous revenons, personne ne pré-
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 35
voyait le jour où il serait possible de rétablir l'Aca-
démie IVanraise. On ne s'attachait même pas à l'es-
poir de cette Société destinée à l'avancement des
sciences et des arts, solennellement et platonique-
ment promise par l'article 3 du décret du 8 août.
Morellet avait assisté à la levée des scellés et à l'in-
ventaire de l'Académie. Il s'était vu malmené par
les commissaires. Il avait réussi à sauver, M. Des-
pois dit : « à voler » quelques registres ; c'était
tout ce qui restait des biens de l'Académie.
Dans le désastre commun, l'Académie des sciences
avait conservé un reste de considération. Elle n'é-
tait ni oubliée, comme l'Académie des inscriptions,
ni injuriée, comme l'Académie française. Le comité
d'instruction publique la consultait fréquemment.
Voici en quels termes Grégoire parlait de cette Aca-
démie dans le rapport qui servit de considérant au
décret du 8 août. « L'Académie des sciences, qui fut
toujours composée des premiers hommes de l'Eu-
rope, a décrit plus de quatre cents machines et pu-
blié cent trente volumes, qui sont un des plus beaux
monuments de l'esprit humain. Elle continue avec
une activité infatigable les travaux dont vous l'avez
chargée, sur l'argenterie des églises supprimées,
sur le titre des monnaies d'or et d'argent, sur la
36 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
production du salpêtre et sur la mesure d'un degré
du méridien, opération qui ne peut être terminée
que dans un an. Vous venez d'adopter son ouvrage
sur les poids et mesures ; elle s'occupe de la con-
fection de nouveaux étalons -et du rapprochement
des nouvelles mesures avec toutes celles qui jus-
qu'ici sont usitées dans les diverses contrées de la
France. » L'article 2 du décret stipulait « que
l'Académie des sciences demeurait provisoirement
chargée des divers travaux qui lui avaient été ren-
voyés par la commission, et qu'elle continuerait,
en conséquence, et jusqu'à nouvel ordre, à jouir
des attributions annuelles qui lui étaient accor-
dées ». Gela signifiait qu'on supprimait l'Académie
des sciences, et qu'on sentait en même temps l'im-
possibilité de se priver de ses services.
Lakanal, qui avait vu avec douleur Ja suppres-
sion des académies, tenta, quelques jours après le
décret du 8 août, de sauver au moins l'Académie
des sciences, en faisant de l'article Sun décret spé-
cial, auquel il donna une forme plus précise. Il
parvint à faire rendre un décret ainsi conçu : « La
Convention nationale, ouï le rapport de son comité
d'instruction publique, décrète que les membres
de la ci-devant Académie des sciences continueront
SUPPRESSION DES ACADÉMIES. 3?
à s'assembler dans le lieu ordinaire de leurs
séances, pour s'occuper spécialement des objets
qui leur auront été ou pourront leur être renvoyés
par la Convention nationale. En conséquence, les
scellés seront levés, et les attributions annuelles
laites aux savants qui la composaient leur seront
payées comme par le passé, et jusqu'à ce qu'il en
ait été autrement ordonné. » Ainsi l'Académie res-
tait supprimée ; on la transformait en bureau de
renseignements à l'usage de la Convention. Ce
décret n'eut pas de suite, et ne pouvait pas en
avoir.
Lakanal se hâta de le transmettre à Lavoisier,
qui lui répondit en ces termes :
« J'ai reçu, avec une reconnaissance qu'il me
serait difficile de vous exprimer, l'expédition du
décret que vous avez fait rendre et que vous avez
bien voulu m'adresser ; j'en ai donné communica-
tion à quelques-uns de mes anciens confrères, qui
partagent mes sentiments. Malheureusement, les
circonstances ne paraissent pas permettre de se
servir de ce décret, et queique important qu'il soit
pour le travail des poids et mesures et pour la suite
des autres objets dont l'Académie avait été chargée,
elle ne pourrait pas s'en servir dans ce moment
38 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sans paraître lutter contre l'opinion dominante du
comité d'instruction publique et de la partie pré -
pondérante de l'Assemblée. »
Lavoisier écrivant à Lakanal qui ne méritait que
des éloges, ne donne pas toutes les raisons qu'il
avait de s'abstenir. Sa lettre explique d'ailleurs la
situation d'une Assemblée qui improvisait ses dé-
crets, et qui en laissait passer quelques-uns dont
la majorité n'aurait pas voulu si elle avait été là. Il
y a dans les assemblées une majorité permanente,
et des majorités de hasard qui dépendent du
nombre des membres présents à la séance. Gomme
le gouvernement était formé par la majorité per-
manente de la Convention, il en était quitte, lors-
qu'un décret avait été ainsi surpris, pour provoquer
une nouvelle délibération sur le même sujet, ou
même pour laisser tomber le décret sans prendre
la peine de le faire abroger régulièrement.
Quoi qu'il en soit, le vœu exprimé en 1790 par
Mirabeau était accompli. Son article 1er ainsi
conçu : « Les anciennes académies sont anéanties »,
deviut, le 8 août 1793, une loi de TÉtat.
FONDATION DE L'INSTITUT.
Il n'y avait plus d'académies depuis deux ans
lorsque la constitution de l'an III fut promulguée ' .
L'article 298 de cette constitution était ainsi conçu :
« Il y a pour toute la République un Institut
national chargé de recueillir les découvertes, de
perfectionner les arts et les sciences. » C'était la
réalisation du vœu exprimé par Mirabeau et Talley-
rand en 1790, par Gondorcet en 1792, déjà con-
sacré par l'article 3 du décret de suppression des
académies rendu en 1793, sur le rapport de
Grégoire. Le décret organique parut deux mois
après; c'est le titre IV du décret organique de l'in-
struction publique2. Les trois assemblées républi-
1. 3 fructidor an III (-22 août 1795).
2. 3 brumaire an IV (-23 octobre 1795).
40 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
caiiies considérèrent toujours l'Institut comme le
couronnement de leur système d'instruction pu-
blique, même lorsqu'elles ne le chargeaient ni de
donner, ni de diriger l'enseignement.
L'Institut ne formait qu'un seul corps; mais ce
corps était divisé en trois classes, et ces classes
n'étaientpas autre chose que trois Académies sous
un nom nouveau.
On avait évité avec le plus grand soin ce nom
d'Académie, pour ne pas heurter le préjugé qui
subsistait dans toute sa force contre les Académies
supprimées, et particulièrement contre l'Académie
française. Cinq ans plus tard, à l'aurore du Consu-
lat, plusieurs membres survivants de l'Académie
française entreprirent de la ressusciter avec son
ancien nom; ils avaient pour eux le ministre de
l'intérieur, Lucien Bonaparte. J'ai raconté cette
tentative dans le chapitre précédent, et l'on en
peut voir un détail circonstancié dans YHisloire de
V Académie française par M. Paul Mesnard. Le pre-
mier consul refusa péremptoirement. Il avait pour
le faire plusieurs raisons, que j'ai indiquées. Une
des principales était sa prédilection pour l'Institut.
On sait que, pendant son séjour en Egypte, il ne man-
quait jamais de signer : «Le membre de l'Institut,
FONDATION DE L'INSTITUT. 41
général en chef. » De retour à Paris, il assista aux
séances jusqu'au moment où la guerre et la poli-
tique l'absorbèrent entièrement. Il savait les ser-
vices que la science pouvait lui rendre, et l'éclat
que les lettres pouvaient jeter sur son gouverne-
ment. Il y avait d'ailleurs dans la composition de
l'Institut une idée conforme à ses intentions et à son
génie, l'unité, qui est de sa nature une idée despo-
tique. 11 refusa à plusieurs reprises de donner aux
classes le nom d'académies. En revenant aux an-
ciens noms, le public et peut-être les académiciens
eux-mêmes, auraient cru revenir à l'ancienne sé-
paration. Il tenait à l'unité, et il la maintint forte-
ment avec le nom qui la marquait. En général et
indépendamment de toute autre raison, quand il
rétablissait une chose ancienne, il aimait à lui don-
ner un nom nouveau, afin qu'elle datât de lui. La
restauration de l'Académie française comme com-
pagnie distincte en dehors de l'Institut aurait été
tout autre chose qu'un simple changement de nom
dans les désignations des classes. Il voulait récon-
cilier le passé et le présent en les unissant, et non
en les faisant vivre côte à côte, comme des puis-
sances alliées. C'est d'après ce principe qu'il ac-
cueillait à bras ouverts les grands seigneurs qui
Ai UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
voulaient bien entrer dans ses cadres, tandis qu'il
surveillait attentivement et traitait durement quand
il le pouvait, ceux qui se tenaient en dehors de son
action. De môme, il ne voulait pas d'antagonisme
dans le monde savant. 11 approuvait que les anciens
académiciens fissent partie de l'Institut, il ne leur
permit pas de rétablir leur académie en face de la
sienne.
Cet amour de l'unité ne l'aveugla pas sur les
exagérations de la Convention. Il vit bien que si
on pouvait plier les hommes à un même règlement,
il était absurde de les employer à une même tâche.
Il s'empressa de donner aux différentes classes
de l'Institut les moyens d'action qui leur étaient
nécessaires pour remplir leur mission spéciale et
concourir d'autant mieux à la mission commune.
La réorganisation de 1803, sans rompre aucun de
leurs liens, les rendit maîtresses de leur temps et
de leur travail. L'Institut, tel qu'il sortit des dé-
crets de la Convention, était une grande pensée,
qui ne tenait pas compte des nécessités humaines;
on le ramena, en 1803, aux proportions de la vie
réelle.
Les membres des diverses assemblées qui avaient
proposé la création de l'Institut n'avaient pas man-
FONDATION DE L'INSTITUT. 43
que d'affirmer qu'il n'avait rien de commun avec
les anciennes académies. Il avait pourtant avec
elles une affinité très considérable, et c'était d'être
une académie. Le renversement de ces grands
corps savants et littéraires, exigé par les terroristes
en 1793, avait affligé tous les hommes éclairés, et
jeté, en Europe, un discrédit profond sur la Répu-
blique. La majorité de la Convention avait subi
cette mesure comme elle en avait subi tant d'autres,
avec une muette douleur; et nous avons vu que,
dans les décrets qui effectuaient et approfondis-
saient cette destruction, se trouvait constamment
la promesse d'une fondation nouvelle, qui fut, en
1795, l'Institut de France. A la première séance
publique de l'Institut, l'orateur du Directoire ne
manqua pas de dire qu'on n'accuserait plus la Ré-
publique d'être ennemie des progrès de l'esprit hu-
main, et il est vrai qu'on l'en avait accusée, et
qu'elle avait mérité ce reproche, quand elle subis-
sait le joug de ce qu'il y avait de plus grossier et
de plus ignorant dans la population de la France.
Non seulement l'Institut était une restauration
pour la chose, puisqu'il recevait, avec des attribu-
tions nouvelles, toutes les attributions des an-
ciennes académies; mais il était une réparation
U UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
pour les personnes, car on y fit entrer, en très
grand nombre, les membres survivants des an-
ciennes académies, et principalement de l'Acadé-
mie des sciences et de celle des inscriptions et
belles-lettres. Les changements successifs intro-
duits dans l'organisation de l'Institut le rendirent
de plus en plus analogue à ce qu'il avait remplacé,
et aujourd'hui nos académies peuvent se dire héri-
tières tout à la fois des académies antérieures à
1789, et de l'Institut fondé en 1795.
A l'origine, l'Institut se distinguait de ce qu'il
remplaçait par quatre points principaux : premiè-
rement, l'unité du corps académique; secondement,
l'égalité numérique entre les membres résidents à
Paris et les membres non résidents ; troisièmement,
la suppression de l'Académie française, et quatriè-
mement, la création de la classe des sciences
morales et politiques.
On a dit avec raison que la réunion de toutes les
académies en un corps unique était une applica-
tion des principes qui avaient produit et animé
l'Encyclopédie. Les anciennes académies étaient sé-
parées; elles avaient entre elles des analogies, mais
pas de rapports, ou du moins pas de rapports né-
cessaires; elles ne se rassemblaient pas, ne se con-
FONDATION DE L'INSTITUT. 45
cerlaient pas; elles agissaient toujours isolément,
et n'avaient, comme corps constitués, aucun inté-
rêt commun. La loi de 1795 fit très réellement de
ces corps, autrefois distincts, un corps unique; elle
établit entre les classes des rapports si étroits et si
multipliés qu'on put dire avec vérité qu'il n'y avait
qu'une seule académie divisée, pour la facilité du
travail, en trois sections ou classes.
« On ne peut calculer, disait Daunou dans son
rapport, les heureux résultats d'un système qui doit
tenir les sciences et les arts dans un éternel rap-
prochement et les soumettre à une réaction habi-
tuellement réciproque de progrès et d'utilité... Ce
sera, en quelque sorte, l'abrégé du monde savant,
le corps représentatif de la république des lettres,
l'honorablebutdetoutesles ambitions delà science
et du talent, la plus magnifique récompense des
grands efforts et des grands succès; ce sera, en
quelque sorte, un temple national dont les portes,
toujours fermées à l'intrigue, ne s'ouvriront qu'au
bruit d'une juste renommée. »
Daunou parle avec emphase, comme c'était la
mode du temps, excusée d'ailleurs par la grandeur
des événements. Il s'exagère évidemment la per-
fection du système qu'on allait inaugurer, et qu'on
46 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
peut exprimer par cette formule: Tous les membres,
quelle que soit leur classe, seront nommés par
l'Institut entier, et concourront pour une part égale
aux œuvres dont l'Institut sera chargé. Il aperçoit
la grandeur de l'idée; il ne saisit pas les difficultés
de l'application. Il vit dans un temps et dans un
inonde où Ton est accoutumé à plier la nature,
plutôt qu'à la suivre. Il ne tardera pas à voir lés
difficultés et les impossibilités, car il est lui-même
un esprit positif; mais il ne les verra que quand il
sera aux prises avec elles. A ce premier jour, avant
toute expérience, il croit que cette armée de géné-
raux va remplir ses vides avec discernement, se
discipliner sans avoir de chefs, trouver, dans la
diversité des goûts et des aptitudes, une augmen-
tation de force plutôt qu'une contrariété de vues et
de méthodes. Il est comme Platon devant sa répu-
blique idéale. La beauté et la simplicité du tableau le
remplissentd'un enthousiasme qu'il est impossible
de partager au même degré, quand on a vu les
résultats produits de 4795 à 4803 par cette iden-
tité d'origine et cette communauté de travail.
Je ne dirai donc pas avec lui « que l'Institut sera
comme un temple national dont les portes, toujours
fermées à l'intrigue, ne s'ouvriront qu'au bruit
FONDATION DE L'INSTITUT. 47
d'une juste renommée ». Je ne crois pas que la
renommée soit toujours en proportion du mérite.
Il n'y a si mince romancier qui n'ait plus de re-
nommée qu'un profond géomètre, et dans un corps
électoral, nécessairement composé d'éléments in-
compétents, le savoir-faire l'emporte fréquemment
sur le savoir. Je fais donc toutes réserves sur le
mode d'élection, comme j'aurai mainte occasion
d'en faire dans la suite sur une communauté de
travaux qui ne tenait compte ni des aptitudes ni
des habitudes. Il faudra introduire de la variété
dans cette unité et ce sera l'œuvre de 1803, com-
plétée en 181 6; et peut-être, hélas! exagérée à cette
dernière époque, car il faut toujours qu'on aille
aux exagérations, et l'on ne sort guère d'un excès
que pour tomber dans un autre. Mais la réunion
de toutes les puissances de la pensée humaine dans
une famille fortement unie n'en est pas moins une
de ces grandes idées qui honorent un siècle et un
peuple. C'est, par excellence, une conception phi-
losophique. Mirabeau avait entrevu cette encyclo-
pédie vivante, Talleyrand et Condorcet l'avaient
décrite, la Convention l'a organisée, en l'exagé-
rant suivant sa coutume. C'est une des gloires de
cette étrange Assemblée. Réunies désormais par
48 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
un lien indestructible, les académies qui com-
posent l'Institut de France sont chargées en com-
mun de servir, et, au besoin, de défendre les
intérêts des sciences, des lettres et des arts. Elles
concentrent toutes les découvertes et tous les
progrès dans une synthèse éclatante et féconde.
Cette création sera bientôt séculaire, et elle a sur-
vécu à tant de ruines, qu'il est permis de la consi-
dérer comme une de ces œuvres excellentes que
les révolutions, même les plus violentes, sont con-
traintes de respecter.
Un second caractère de l'Institut qu'il faut louer
sans réserve, au moins dans son principe, c'est
qu'il était expressément créé pour toute la Répu-
blique. Il n'était pas une académie parisienne; il
était l'Institut national, l'Institut de France. Le
premier mot du décret organique est celui-ci :
« L'Institut national des sciences et des arts appar-
tient à la République. » Voilà la vraie grandeur.
Les anciennes académies appartenaient aussi à la
France entière, mais par leur supériorité, par leur
gloire, non par leur institution. Les académies de
province aimaient à se déclarer les filles de l'Aca-
démie française; elles regardaient comme un su-
prême honneur de lui être affiliées; les membres
FONDATION DE L'INSTITUT. 49
de l'Académie qui se rendaient dans une ville de
province y recevaient la visite officielle des acadé-
miciens1. Cela était passé en usage, mais cela n'était
pas la loi. L'Académie française ne comptait que
des membres résidents égaux entre eux; les deux
autres académies, en dehors de leurs pension-
naires et de leurs associés, comptaient quelques
correspondants qui n'avaient qu'un titre honori-
fique. A partir de la loi du 5 fructidor an III2, les
villes de province et la ville de Paris elle-même,
eurent le droit, dont elles ne se pressèrent pas de
faire usage, de fonder des sociétés académiques en
dehors de la protection de l'État, des « sociétés non
dotées et non patentées », comme on disait alors;
mais il n'y eut plus que l'Institut, dans toute la
France, qui fût une institution d'État. A ce titre,
il parut juste aux auteurs de la loi du 3 brumaire
an IV3, d'y appeler les savants de toute la France.
Ils voulurent en outre, ce qui était moins néces-
saire et moins raisonnable, que les membres rési-
1. Douillier, V Institut et les Académies de province.
-2. C'est la Constitution de 1795. L'article 298 fonde l'Institut
national et l'article 300 donne à tous Us citoyens le droit de for-
mer des société* libres pour concourir aux progrès des sciences,
des lettres et des arts.
3. C'est la loi organique de l'Institut.
4
50 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dents et les membres non résidents y fussent en
nombre égal. L'élection des deux ordres de
membres se fit avec les mêmes formalités; elle
conféra des droits égaux. Nous voyons des membres
non résidents prendre la parole dans les assem-
blées publiques; un des sujets de prix adoptés par
la classe des sciences morales et politiques, avait
été proposé par. un membre non résident. Gomme
Paris attire toujours à soi tous les plus grands ta-
lents, on fut réduit pour certaines sections à des
choix assez humbles; mais des considérations de
cet ordre n'arrêtèrent jamais la Convention; elle
décréta, sans sourciller, qu'il y aurait six membres
résidents et six membres non résidents dans la
section de poésie, dans la section de musique et de
déclamation, et ainsi dans toutes les autres. C'était
l'affaire de la Convention de créer des places, et
l'affaire de l'Institut, de trouver des sujets pour
les remplir.
Le troisième point important à signaler dans la
constitution de l'Institut, c'est la suppression de
l'Académie française. L'Académie était chargée, de-
puis son origine, de fixer la langue française; elle
faisait un dictionnaire; elle devait aussi faire une
grammaire; elle rendait des arrêts dont il n'était
FONDATION DE L'INSTITUT. 51
pas permis d'appeler; en un mot elle régentait jus-
qu'aux rois, comme la grammaire. On la raillait
un peu de ce privilège; elle l'exerçait pourtant, et
si notre langue y perdait du mouvement et de la
liberté, elle y gagnait singulièrement en clarté,
en élégance, en noblesse. Quelque importante que
fût cette magistrature du bon goût, ce qui relevait
surtout l'Académie, et ce qui d'ailleurs lui don-
nait le moyen d'exercer son autorité, c'est le soin
qu'elle prenait d'appeler à elle tous ceux qui occu-
paient les premiers rangs dans les lettres. Elle
n'avait aucune spécialité proprement dite; car ce
n'est pas avoir une spécialité que de s'attacher à la
pureté et à l'élégance du langage, puisqu'une bonne
langue est toujours nécessaire, quel que soit le
sujet que l'on traite. Elle élisait des poètes, Cor-
neille, Racine ; des orateurs sacrés, Bossuet, Flé-
chier; de grands prosateurs, historiens, érudits,
polygraphes. Elle n'exigeait dans les élus que l'éclat
du talent. On trouve, en parcourant ses listes, des
noms presque inconnus; ils ne l'étaient pas des
contemporains; ou, s'il lui arrive de faire quelques
choix indignes d'elle, c'est que, même dans le
grand siècle, on ne trouvait pas toujours à point
un grand homme. Je ne sais pas si aucun peuple,
52 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
à aucune époque, a possédé à la fois quarante écri-
vains dignes d'être qualifiés de grands et d'illustres
par la postérité. A côté des écrivains, l'Académie
plaçait des courtisans, des ministres; ceux qui le
lui ont reproché ne connaissent pas la société du
xviie siècle et celle du xviir9. Ce rapprochement,
qui était sans doute favorable aux lettrés, l'était
encore plus aux lettres. Cette compagnie de grands
hommes et de grands seigneurs, qui n'avait aucune
autorité dans l'Étal, n'en était pas moins une puis-
sance, même à la cour; et c'était à qui briguerait
l'honneur d'y entrer. On avait beau faire partie
d'une autre académie, on aspirait toujours à celle-
là, et ce n'était que l'Académie française qui met-
tait le sceau aux réputations. Tant que Louis XIV
vécut, il ne laissa pénétrer dans l'Académie que des
hommes qu'il aurait pu recevoir à sa cour. Il ne
suffisait pas d'avoir du génie; il fallait encore être
orthodoxe, en religion et en politique. Le roi
comprenait qu'une réunion formée des hommes les
plus éminents en tous genres aurait toujours une
influence prépondérante sur les mœurs, et c'est
pour cela qu'il surveillait avec tant de soin ses élec-
tions et sa conduite. Tout changea après lui; le ré-
cent et Louis XV laissèrent pénétrer la philosophie
FONDATION DE L'INSTITUT. 53
dans le sanctuaire, et dès qu'elle y fut entrée, elle y
régna. L'Académie avait beau être remplie d'évêques
et de magistrats : Montesquieu, Voltaire, Buffon,
d'Alembert, Marmontel, Condillac, Condorcet y
donnaient le ton. Pendant cinquante ans, le public
n'y vit que Voltaire. Elle était le salon de l'Ency-
clopédie ; elle avait obtenu la principale autorité phi-
losophique sans rien perdre de son autorité litté-
raire. C'est cette Académie, arbitre du goût et maî-
tresse de la pensée, qui tomba dans le discrédit au
commencement de la Révolution, et que la Conven-
tion supprima.
Quelqu'un a dit : elle était la première, elle
devint la troisième. Ce n'est pas cela. Son nom,
d'abord, disparaît; et, de plus, elle n'a avec la troi-
sième classe, appelée classe de la littérature et des
beaux-arts, qu'une analogie bien lointaine. Cette
classe comprenait huit sections, dont voici la liste :
grammaire, langues anciennes, poésie, antiquités
et monuments, peinture, sculpture, architecture, et
enfin, musique et déclamation. C'est un assemblage
hybride, où Grétry, Méhul et Gossec sont confondus
dans la même section avec Mole, Préville et Mon-
vel, dont le talent considérable est d'une nature
différente; où les artistes délibèrent avec les gram-
54 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mairiens et les antiquaires ; où la poésie, sous toutes
ses formes, n'est représentée que par six membres
dans une académie qui en compte quarante-huit. Les
fondateurs de l'Institut affectaient de dire que l'Aca-
démie française n'avait été qu'une réunion de gram-
mairiens et de poètes. Rien n'était plus faux; elle
n'avait guère compté qu'un grammairien propre-
ment dit, qui était Beauzée; elle avait toujours eu
plus de prosateurs que de poètes; et enfin, ce qui
dominait tout, elle était, par excellence, une élite,
l'arbitre du goût, le foyer de la philosophie. Quoique
l'on dise partout que l'Académie française, réunie
à l'Académie des inscriptions et à l'Académie de
peinture et de sculpture, avait formé la troisième
classe de l'Institut, c'est plutôt dans la seconde classe
qu'il faudrait chercher l'Académie du xvme siècle,
où la philosophie tenait autant de place que les
lettres. Il est évident que c'est l'Académie française,
gouvernée de loin par Voltaire, administrée par
d'Alembert, et comptant parm i ses membres presque
tous les rédacteurs de l'Encyclopédie, qui a donné
lieu de créer une classe spécialement consacrée
aux études philosophiques. Tous les membres de
l'Académie française en furent systématiquement
exclus, parce qu'on faisait la guerre à l'Académie
FONDATION DE L'INSTITUT. 55
française, et qu'on ne comprenait plus la grandeur
des lettres. Si Voltaire et Gondillac avaient vécu,
c'est Gondillac qui aurait été le roi de la nouvelle
académie.
Ce dédain pour l'Académie française, qui éclate
jusque dans une création due à son influence, et au
rôle qu'elle avait joué dans le mouvement des es-
prits qui prépara la révolution, était certainement
une ingrattiude. Mais ce qui me frappe surtout,
c'est qu'il implique une sorte d'indifférence pour la
grande culture intellectuelle. Non seulement la
poésie était reléguée dans une des huit sections de
la troisième classe, mais l'éloquence était bannie
de la seconde classe, où elle aurait dû tenir une
place d'honneur à côté de la philosophie. La philo-
sophie, l'histoire et les lettres ne peuvent pas être
séparées . sans dommage pour chacune d'elles, et
Platon Ta démontré pour toute la suite des siècles.
Qu'on jette les yeux sur les très nombreux projets
d'instruction publique qui parurent pendant la
Révolution : on ne pourra s'empêcher de recon-
naître que l'amour du beau y cède partout la place
à la recherche de l'utile. Le positivisme fait ses
débuts dans le monde, et il s'efforce d'en chasser
l'idéal. Peut-être, car tout se tient, cet abandon
56 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
des grandes traditions littéraires a-t-il contribué à
l'avènement du culte de la raison; il a duré, quoi-
qu'avec moins d'intensité, jusqu'à la fin du siècle, et
n'a disparu complètement qu'avec les orages. L'in-
différence en matière de religion, et l'indifférence
en matière de culture littéraire sont de la même
famille. Notre Révolution n'a pas eu de Milton.
Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo nous ont
ramenés de loin.
La fondation de la classe des sciences morales
et politiques est, avec l'unité de l'Institut, ce qui
honore le plus l'œuvre de la Convention. C'est cette
fondation qui lui imprime caractère. La Convention
a fondé la classe des sciences morales et politiques,
Bonaparte l'a détruite en inaugurant une époque
pendant laquelle, selon l'expression de Rémusat,
on avait peur de penser. Cette origine etcetle fin
sont à retenir. Il était juste que les sciences philo-
sophiques eussent leur place dans un corps appelé
par la Révolution à continuer, à régler et à propa-
ger le progrès des idées. La Convention les appelle
d'un nom qui n'est pas leur nom véritable, mais
c'est la philosophie elle-même : d'abord la philoso-
phie sous sa forme propre, la philosophie dans son
essence, ou la science des premiers principes,
FONDATION DE L'INSTITUT. 57
puis la morale qui est l'application, à la conduite
de l'homme, des doctrines philosophiques, et la
législation, qui est l'application de ces mêmes doc-
trines à la conduite des peuples. L'économie, qui
est la science des intérêts et de leur lutte indépen-
dante, et l'histoire générale et philosophique, qui
donne à l'homme le spectacle et le secret de ses
fautes et de sa grandeur, complètent admirable-
ment cet ensemble où tout est nécessaire et tout se
tient. On jugea à propos d'y joindre la géographie,
mais la géographie scientifique aurait été mieux
placée dans la première classe, et la géographie
érudite dans la troisième. On s'était évidemment
laissé conduire par cette raison que la géographie
est nécessaire à l'histoire et à l'économie politique.
La classe des sciences morales et politiques est
déjà dans le projet de Mirabeau. Elle y est a son
rang, le premier rang, et sous son nom, le nom de
section philosophique. Le rang n'est rien; le nom
est quelque chose, et je ne puis m'empêcher de
regretter qu'on ne nous l'ait pas conservé.
III
CREATION D UNE CLASSE DES SCIENCES
MORALES ET POLITIQUES.
L'idée d'introduire dans l'Institut une classe
des sciences morales et politiques n'appartient pas
aux auteurs du décret de brumaire an IV; elle se
retrouve dans tous les projets de création d'un in-
stitut national; dans Mirabeau, Talleyrand, Condor-
cet.
Mirabeau n'a pas déposé son projet à la tribune.
11 a été publié après sa mort par Cabanis, son
ami, sous ce titre : Travail sur V instruction pu-
blique, trouvé dans les papiers de Mirabeau après
sa mort. Il contient le plan d'une Académie natio-
nale divisée en trois sections, la section phi-
losophique, la section littéraire et la section
des sciences. A cette Académie nationale, Mirabeau
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 59
ajoutait une Académie des beaux-arts qui compre-
nait, àcôtéde la peinture, de la sculpture etdel'archi-
tecture, la musique et la déclamation. Cet ensemble
paraît bien conçu. Il a le mérite d'être simple. Il
embrasse tout. Mirabeau fait une seule académie
de l'Académie française et de l'Académie des in-
scriptions, confondant ainsi les lettrés et les éru-
dits; c'est le plus grand défaut de son plan, d'ail-
leurs excellent à beaucoup d'égards. Il faut lui
savoir gré d'avoir proposé le premier la création
d'une académie philosophique, et de l'avoir même
appelée de son véritable nom, ce que ses succès-*
seurs n'ont pas osé faire.
Le projet de Talleyrand, lu par lui dans les der-
nières séances de l'Assemblée constituante, au nom
du comité d'instruction publique, est une œuvre
considérable. On en attribue la rédaction sans mo-
tif plausible à l'abbé Desrenaudes, grand vicaire
de l'évêque d'Autun, qui resta près de lui après son
abjuration comme secrétaire et comme ami, et
finit par être conseiller de l'instruction publique
sous l'Empire. Le projet de Talleyrand, si lumi-
neux à certains égards, divise l'Institut d'une façon
compliquée et confuse. Il fait d'abord deux grandes
sections, la section des sciences philosophiques,
60 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
des belles-lettres et des beaux-arts, et la section
des sciences mathématiques et physiques et des
arts. Chaque section comprend dix classes, ce qui
ferait vingt sociétés ou académies distinctes, si
Talleyrand s'en tenait là; mais, pour ne pas tom-
ber dans ce fractionnement excessif, il propose de
diviser chaque section en deux assemblées, com-
poséesl'une des six premières classes de la section,
et l'autre des quatre dernières. C'est ce que noiu^
exprimerions plus clairement dans noire langage
actuel, en disant que l'Institut se composera de
Quatre académies, que deux de ces académies com-
prendrontsix subdivisions et que les deux autres en
auront quatre. Les six premières classes de la pre-
mière section, appelées à délibérer ensemble, sont
les suivantes : 1° la morale ; 2° la science des gouver-
nements; 3° l'histoire et les langues anciennes et
les antiquités ; 4° l'histoire et les langues modernes ;
5° la grammaire; 6° l'éloquence et la poésie. On
voit que cette académie unique représente trois de
nos académies actuelles : l'Académie française, l'Aca-
démie des sciences morales et politiques et l'Aca-
démie des inscriptions et belles-lettres. L'Académie
des sciences morales et politiques donne son nom
à la section qui s'appelle section des sciences phi-
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 61
losophiques; elle y a trois classes sur six ou tout au
inoins deux si l'on pense que l'histoire peut être
revendiquée par l'Académie des inscriptions. Ces
deux classes, qui appartiennent sans conteste aux
sciences morales et politiques, sont la morale et la
science des gouvernements. Il y a donc là bien réel-
lement, dans le projet présenté par ïalleyranu à
l'Assemblée constituante, le germe de ce qui est
aujourd'hui l'Académie des sciences morales, et de
ce qui fut, dans l'organisation de l'an IV, la seconde
«lasse de l'Institut. Mais si on ne trouve qu'incom-
plètement cette académie dans ce premier projet,
elle est tout entière, avec son nom et ses divisions,
dans le projet soumis à l'Assemblée législative par
la commission qui avaitpour rapporteur Gondorcet.
Gondorcet, qui d'ailleurs s'est inspiré du tra-
vail de son devancier et n'hésite pas à le recon-
naître, n'a pas recours à tout cet appareil de la
division de l'Institut en deux sections, et de chaque
section en dix classes, et de la réunion des classes
en quatre assemblées distinctes. D'abord il ne
conserve pas ce nom d'Institut. Mirabeau avait
proposé Académie nationale, parce que le mot
d'académie n'était pas encore proscrit; Talleyrand
introduit le nom d'Institut, peut-être parce que le
62 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
corps qu'il organise est autant un corps enseignant
qu'un corps académique. Condorcet adopte le nom
de Société nationale. « Le dernier degré d'instruc-
tion est une Société nationale des sciences et des
arts, pour recueillir, encourager, appliquer et ré-
pandre les découvertes utiles. » Par ce nom « les
arts » Condorcet n'entendait pas ce qu'il a appelé
lui-même les arts d'agrément, et ce qu'on appelle
plus communément et plus opportunément les
beaux-arts. Il prenait et on prenait alors le mot
a arts, » dans le sens qu'on lui donne encore au-
jourd'hui quand on dit : « les arts et métiers, le
Conservatoire des arts et métiers ». Condorcet
divise la Société nationale en quatre classes, dont
la première correspond à l'ancienne Académie des
sciences; la seconde est ce que nous appelons au-
jourd'hui l'Académie des sciences morales et poli-
tiques; la troisième comprend la médecine et les
arts mécaniques, l'agriculture et la navigation ;
cette classe a disparu dans l'organisation définitive;
on l'a réunie à la première classe, afin de ne pas
séparer la théorie et l'application. Enfin la qua-
trième classe proposée par Concordet, embrasse la
grammaire, les lettres, « les arts d'agrément »
l'érudition.
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 63
Mirabeau, Talleyrand, mettaient les sciences
morales au premier rang. Gondorcet, ancien mem-
bre de l'Académie des sciences, les relègue au
second ; elles y sont restées. Ce classement n'est
plus le même aujourd'hui, mais il n'a plus d'im-
portance, puisque les académies actuelles pren-
nent rang entre elles par ancienneté. Le nom des
sciences morales, ou des sciences philosophiques,
comme les appelle avec plus de précision et de
franchise le projet de Mirabeau, était, jusqu'à cette
époque, inconnu dans les nomenclatures officielles.
Talleyrand donne, dans son rapport à la Consti-
tuante, la liste des académies et sociétés savantes
qui existaient à Paris. Il en compte dix : l'Académie
française, l'Académie des inscriptions et belles-
lettres, l'Académie des sciences, le Collège royal, la
Société de médecine, l'Académie de chirurgie, la
Société d'agriculture, l'Académie de peinture et de
sculpture, l'Académie d'architecture, les Écoles de
chant et de déclamation. La classe des sciences
morales et politiques était donc une création toute
nouvelle. Condorcet l'introduit très simplement
dans le monde des sociétés savantes, sans un mot
de justification ou d'éloge. « Il est sans doute
superflu, dit-il, de prouver que les sciences
64 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
morales et politiques ne doivent pas être séparées,
et qu'on n'a pas dû les confondre avec d'autres. »
Ces sciences morales, qu'on ne pouvait pas séparer,
et qu'on ne devait pas omettre, formaient, dans le
projet de Condorcet où elles occupaient le second
rang, cinq sections. Voici comment il les nomme.
La loi de brumaire an IV a modifié les noms, mais
elle a gardé la classification qui s'est conservée jus-
qu'à nos jours dans l'Académie des sciences morales
et politiques. Première seclion : la métaphysique et
les sentiments moraux; deuxième section : le droit
naturel, le droit des gens, la science sociale; troi-
sième section : le droit public et la législation ;
quatrième section : l'économie politique, et enfin,
cinquième section : l'histoire.
Il est assez remarquable que, si le nom de philo-
sophie se trouve attribué à une Académie dans le
projet de Mirabeau et dans celui de Talleyrand,
il disparaît dans tous les projets postérieurs ; que
dans aucun projet ce nom n'est attribué à une subdi-
vision spéciale ou section de l'Académie. Condorcet,
désigne la philosophie par ces deux mots : la méta-
physique et les sentiments moraux. L'influence du
système de Gondillac est plus manifeste encore
dans le projet de Daunou, qui devint la loi organi-
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 65
que de brumaire an IV ; là, la philosophie s'appelle
l'analyse des sensations et des idées. La classe
entière des sciences morales et politiques fut sup-
primée, comme on sait, par le premier consul, et
rétablie seulement en 1832. Elle fut rétablie avec
les mêmes sections qu'en l'an IV, à l'exception de
la section de géographie, qui ne fut pas maintenue.
Mais M. Guizot parla la langue française, et non
pas la langue d'un système ; et la section de l'ana-
lyse des sensations et des idées s'appela tout sim-
plement et tout glorieusement la section de philo-
sophie.
Le mot de philosophie ne faisait pas peur aux
créateurs de l'Institut. Ils ne donnèrent ce nom à
aucune des subdivisions qu'ils établissaient, parce
que, dans leur pensée, toutes les subdivisions de la
classe des sciences morales et politiques étaient des
subdivisions de la philosophie. Cette longue élabo-
ration de l'Institut, commencée par Mirabeau sous
les inspirations de Ghamfort, poursuivie parTalley-
rand, Gondorcet, Daunou, et à laquelle ne furent
étrangers ni Chénier, ni Villar, ni Lakanal, les
collègues de Daunou dans le comité d'instruction
publique, est un effort pour réunir dans un vaste
•me l'ensemble des connaissances humaines
66 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
tel que le xvme siècle l'avait conçu. Le législateur,
tout en rejetant le nom d'académie pour obéir à
l'une des manies du temps, prend les anciennes aca-
démies pour base de son travail; mais il se propose
surtout de les approprier au plan général de l'Ency-
clopédie, c'est-à-dire à la philosophie telle qu'on l'en-
tendait alors, qui n'est pas un système particulier
suiTorigineet la nature des choses, ou sur l'essence
et les lois de l'intelligence humaine ; qui n'embrasse
pas seulement la métaphysique, la psychologie et
la logique, mais tout ce qui,dansl'histoireoudansla
politique, dans les sciences abstraites et les sciences
naturelles touche aux axiomes, aux principes fon-
damentaux et aux lois primordiales, et qui est, en
un mot, la science des relations nécessaires qui
unissent toutes les sciences dans une synthèse supé-
rieure ; car divisées dans leurs développements et
dans leurs applications, elles partent du même
point, aboutissent au même but, et ne sont, pour
ainsi dire, que des langues diverses pour exprimer
la même pensée. Cette préoccupation des fondateurs
de l'Institut éclate surtout par les liens très étroits
qu'ils établissent entre les différentes classes, et par
la création d'une classe spéciale, consacrée à la
philosophie sous le nom de sciences morales et
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 67
politiques. Les anciennes académies pouvaient bien
correspondre l'une avec l'autre ; mais ces corres-
pondances étaient rares, et toutes spontanées.
Chaque académie avait sa vie propre; il ne leur
arrivait ni de siéger, ni de délibérer en commun.
Elles n'avaient pas non plus de place réservée à la
philosophie : l'Académie française appelait à elle
les grands écrivains, l'Académie des inscriptions
était faite pour les érudits, et l'Académie des
sciences n'embrassait que les sciences mathéma-
tiques, physiques et naturelles. On chercherait
vainement dans cet ensemble la place de la méta-
physique, ou celle même de la morale. Un méta-
physicien, un moraliste, un historien, pouvait
entrer à l'Académie française ; mais il y était
appelé par l'éclat de son talent; au nom des let-
tres, et non pas au nom de la philosophie. On peut
même dire qu'à l'époque où les académies furent
fondées, les philosophes étaient presque suspects ;
ils étaient presque considérés comme des libertins.
On n'admettait que les philosophes chrétiens, pour
lesquels la philosophie était un vestibule condui-
duisant à la théologie. On pouvait discuter, à l'A-
cadémie française, sur la grammaire, sur la litté-
rature, sur les trois unités, sur les anciens et les
68 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
modernes, sur la tragédie du Cid ; personne n'au-
rait eu la pensée d'y exposer le système de Descartes,
ou même d'y parler de théologie. Ainsi, à l'origine
des académies, la philosophie était ou condamnée,
ou absente ; à l'origine de l'Institut au contraire,
elle était triomphante. Non seulement elle donnait
à tout l'ensemble son caractère encyclopédique,
mais elle prenait son rang parmi les sciences spé-
ciales ; elle avait, comme l'érudition, les beaux-
arts, les sciences exactes, sa propre académie.
On peut se demander pourquoi les divers rappor-
teurs, qui faisaient ressortir avec tant de soin le
caractère encyclopédique de leur œuvre, insistent
moins sur l'Académie des sciences morales et poli-
tiques, lisse contentent en quelque sorte de la men-
tionner. C'est d'une part parce qu'elle était attendue,
parce que tout le monde comprenait qu'elle devait
être là, parce qu'elle comblait, en arrivant, une
lacune qui paraissaitincompréhensible ; c'estensuite
parce que l'Académie française était transformée
depuis un demi-siècle en académie philosophique.
J'ai déjà marqué cette transformation ; mais il faut
maintenant y insister, et en bien marquer le carac-
tère, parce qu'il s'agit de la filiation directe de
la nouvelle académie. Je répète donc que Taca-
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 69
demie française était profondément modifiée depuis
l'élection de Voltaire. Les dehors n'étaient pas
changés; c'était toujours officiellement la môme
académie; mais ce n'était plus le même monde.
L'Académie gardait son nom, son règlement, ses
usages; elle faisait son dictionnaire, elle lisait des
vers dans ses séances privées et dans ses séances
publiques; elle donnait des prix d'éloquence; elle
assistait à la messe dans la chapelle du Louvre, le
jour de la Saint- Louis, et désignait un prédicateur
pour faire devant elle le panégyrique du saint. Elle
continuait à faire l'éloge de ses fondateurs dans
ses discours de réception. Le nouvel académicien
déclarait solennellement que le chancelier Séguier
était un grand homme, que Richelieu et Louis XIV
étaient de très grands hommes, que l'académicien
qu'il remplaçait était un grand homme dans un'
genre différent, et que les autres membres de l'Aca-
démie, et particulièrement ceux qui lui avaient
donné leurs suffrages, étaient aussi de fort grands
hommes. On pouvait rire de ces usages surannés, et
on ne s'en faisait pas faute; mais comme chaque
fauteuil était ambitionné par ce qu'il y avait de plus
grand dans les lettres et de plus éclatant à la cour;
comme un prince du sang royal avait tenu à se dé-
70 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
corer du titre d'académicien ; comme le public se
préoccupait ardemment de tout ce qui touchait à
l'Académie et affluait à ses séances, elle avait con-
servé son empire sur l'opinion, et, peu à peu, cet
empire avait passé de la forme aux idées, et à des
idées qui n'étaient plus, tant s'en faut, les idées du
XVIIe siècle. Voltaire, après deux échecs, était enfin
entré à l'Académie en 1746. Sa présence n'était pas
faite pour ôter à l'Académie son caractère littéraire,
puisqu'il avait au plus haut degré le culte des lettres ;
mais il apportait avec lui l'esprit de la secte dont
il était le patriarche, et la secle elle-même dans la
personne de ses principaux adhérents. D'Alembert,
qui devait être un jour secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie, y entra en 1754, puis Marmontel, Thomas,
Saint-Lambert. Il fallut l'opposition directe et per-
sonnelle du roi pour empêcher l'élection de Diderot.
En 1771, Grimm constatait que l'Académie, sui-
vant l'usage de tous les corps, était divisée en deux
partis ou factions : « Le parti dévot, qui réunit
aux prélats tous les académiciens mincement pour-
vus de mérites, et d'autant plus empressés par con-
séquent à faire leur cour avec bassesse, et le parti
philosophique, que les dévots appellent encyclopé-
distes, qui est composé de tous les gens de lettres
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 71
qui pensent avec un peu d'élévation et de hardiesse,
et qui préfèrent l'indépendance et une fortune
bornée aux faveurs qu'on n'obtient qu'à force de
ramper et de mentir. » Grimm place dans ce dernier
parti, ce qui ne laisse pas d'être piquant, M. le
prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg,
M. le duc de Nivernais, l'archevêque de Toulouse,
le prince de Beauvau. Il nous apprend qu'il existe,
entre ces deux partis, comme entre deux armées
opposées, un fonds de déserteurs qui se rangent,
suivant la fortune, de l'un ou de l'autre côté, et dont
l'un ou l'autre se fortifie en les méprisant égale-
ment; *.( qu'il y a aussi de ces âmes fières et libres,
qui dédaignent d'être d'aucun parti, comme
M. de Bulïon, par exemple, et que leur neutralité
expose à la calomnie des deux factions » *.
Ainsi, quoique le parti philosophique eût acquis
une grande supériorité, il ne se sentait pas tranquille
au sein même de la victoire. Il avait introduit tous ses
grands hommes dans l'Académie, à l'exception de Di-
derot, et il en était à redouter la disette de candidats .
S'il était obligé de se rabattre sur des jeunes gens,
encore à moitié obscurs, et dont la fortune était à
1. Correspondance littéraire de Grimm, t. VII, p. 252 et suiv.
72 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
faire, n'avait-il pas à craindre des défections? Et si
de tels malheurs arrivaient, si la majorité passait
d'un côté à l'autre, ne verrait-on pas l'Académie
des philosophes, l'Académie encyclopédique, rem-
placée par une assemblée d'évêques et d'abbés ?
Grimm frémissait d'horreur à cette pensée. Si l'on
cherche ce qui lui inspirait de si noirs pressenti-
ments au milieu du triomphe de ses amis, c'est
que, quand les philosophes avaient voulu faire
passer La Harpe, ils avaient trouvé uoe opposi-
tion formidable; qu'ils s'étaient inutilement rejetés
sur Gaillard, encyclopédiste moins prononcé, et
qu'enfin le parti dévot, dirigé par le maréchal de
Richelieu, qui était le héros de Voltaire et n'était
le héros que de Voltaire, avait fait élire l'évêque de
Senlis. Ce n'était après tout qu'un échec momen-
tané. Les philosophes se vengèrent comme se
vengent les vaincus quand ils ont de l'esprit.
L'évêque fit par bonheur un discours de réception
ridicule; l'abbé de Voisenon, directeur de l'Acadé-
mie, le persifla d'une façon cruelle. Le mot per-
sifler était alors tout nouveau dans la langue ; le
procédé ne l'était pas moins dans l'Académie; et il
montre, malgré les terreurs de Grimm, que les
philosophes et les encyclopédistes étaient bien en
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 73
possession de leur majorité, puisqu'ils étaient
impertinents.
Gaillard, qui était déjà de l'Académie des
inscriptions, et qui fut depuis membre de l'Acadé-
mie française, avait partagé le prix d'éloquence
avec Thomas en 1765. Le sujet du concours était
l'éloge de Descartes. Un tel sujet donné aujourd'hui
n'étonnerait personne. Il était presque une témé-
rité en 17651; en tout cas, il montrait que l'Aca-
démie prenait ouvertement parti pour la philoso-
phie; et elle marcha si vite dans cette voie qu'elle
proposa, en 1789, l'éloge de Jean- Jacques Rousseau.
Les plus petils incidents contribuaient à marquer
la transformation qui s'était faite. On ne connaît
plus aujourd'hui, même de nom, l'abbé de Bassinet.
L'Académie le choisit pour prédicateur en 1767,
et ce prédicateur, chargé de faire l'éloge de saint
Louis, se déchaîna contre les croisades. Le scan-
dale fut grand. Il aurait été immense, si le discours
avait été soutenu par l'éclat du talent. Quelque
1. L'académie des Jeux Floraux s'était avisée de donner pour
sujet de discours en 1773 l'éloge de Bayle. La Gazette de France
dit à ce sujet : « L'Académie des Jeux Floraux de Toulouse avait
proposé l'éloge de Bayle pour sujet du discours de l'année pro-
chaine; mais des raisons particulières, qu'elle ne pouvait prévoir,
l'ont engagée à changer ce sujet, et à donner l'éloge de saint
Exupère, évoque de Toulouse. »
74 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
temps après, Saint-Lambert, dans son discours de
réception, attaqua l'intolérance. La mode en prit.
C'était presque un lieu commun dans les discours
de l'Académie, vers le milieu du xvme siècle, d'atta-
quer l'intolérance : tant on était loin de l'Académie
de Bossuet! Thomas, comme directeur, se montre
si ouvertement philosophe, que le chancelier prend
le parti d'empêcher l'impression de son discours,
ce qui augmente la popularité de l'Académie, et.
prouve de plus en plus qu'elle est devenue autre
chose qu'une compagnie de lettrés. Le cardinal de
Richelieu lui-même, le fondateur de l'Académie,
qu'on pouvait regarder comme le genius loci, ne
conserve pas ses privilèges. La règle veut qu'on le
loue ; mais Gaillard, au moyen d'une distinction, tout
en louant le protecteur des lettres, flétrit le ministre
sanguinaire et dépasse même la mesure, parce qu'il
faut toujours qu'une réaction aille trop loin. En un
mot, lorsqu'en 1782, M. de Monthyon voulut fonder
deux séries de prix, l'une pour des ouvrages utiles,
l'autre pour des actions vertueuses, il ne crut pas, et
personne 'ne crut qu'en chargeant l'Académie fran-
çaise de les décerner, il la détournerait de sa fonc-
tion propre et de ses occupations habituelles. Elle
était toujours la compagnie de lettrés qu'avait
SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. 75
instituée Louis XIV ; mais elle était en même temps
l'assemblée de philosophes que Voltaire avait
formée.
Tous les grands esprits qui, pendant la Révolu-
tion, s'occupèrent de réorganiser les académies,
ou, comme disait Mirabeau, de les anéantir et de
les remplacer, regardèrent comme tout naturel de
dédoubler en quelque sorte l'Académie française.
Ils donnèrent une existence officielle et bien com-
plète à l'Académie philosophique qu'elle était deve-
nue; et ils reléguèrent avec l'érudition et les
beaux-arts l'académie purement littéraire qu'elle
avait été à l'origine. Cette séparation, et ce partage
inégal entre les deux sortes d'occupations de l'Aca-
démie, sont très conformes àl'espritdu temps, qui
ne faisaitpasgrand cas de l'éloquence et delapoésie.
C'est tout au plus si Condorcet ne classait pas l'élo-
quence et la poésie parmi ce qu'il appelait < les arts
d'agrément ». On ne se préoccupait que de l'utile. On
ne s'apercevait pas que, pour qu'une idée devienne
populaire et puissante, il faut que l'éloquence ou
la poésie Parme de sa lumière et de sa chaleur.
Un Condillac ne parle qu'à son écolier ; Voltaire
parle à tout l'univers. Il semble qu'il soit dans la
destinée de l'esprit humain que la philosophie
76 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
doive toujours succéder aux belles-lettres. Ce qui
fait la grandeur du xvme siècle, c'est qu'il est
éclairé par la brillante aurore de la philosophie
avant que les lettres soient penchées vers leur
déclin. Le vrai, sous la plume de Voltaire, de
Rousseau, de Montesquieu, de Buffon, rayonne
dans toute sa splendeur.
Telle est l'origine, telle est la filiation de l'Aca-
démie des sciences morales et politiques. Elle exis-
tait avant d'être fondée. Elle est une des deux
formes sous lesquelles la Constitution de l'an III
conserva l'Académie française. On ne saurait être
de meilleure maison. Son histoire ne fut pas tout
à fait digne de sa naissance, le système de Condillac
l'étouffa; les fonctions publiques l'absorbèrent. Elle
catalogua beaucoup, trouva peu, et manqua de la
vertu de propagation. Elle demeura cependant fidèle
à l'esprit qui l'avait fondée, fidèle à la philosophie du
xvnic siècle; elle était, par excellence, l'Académie
de la Révolution ; et quand le premier consul vou-
lut rétablir l'influence de la religion sur le peuple,
il fit le Concordat et supprima la seconde classe
de l'Institut.
IV
LE REGLEMENT
Ou peut écrire isolément l'histoire des an-
ciennes académies, et peut-être celle des acadé-
mies nouvelles, qui ont été reconstituées en 1810;
mais l'Institut proprement dit, dans les deux pé-
riodes de 1795 à 1803, et de 1803 à 1816, forme
un corps tellement homogène qu'on ne peut suivre
l'histoire d'une de ses classes, si l'on ne connaît
le règlement qui les régissait toutes, et qui les
réunissait constamment dans une action et une
vie communes.
J'ai déjà raconté comment les anciennes acadé-
mies, menacées dans leur existence, avaient essayé
desesauver en présentant elles-mêmes àl'Assemblée
constituante un projet de réorganisation. Le projet
fut renvoyé à l'examen de Mirabeau, dont les conclu-
78 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sions, dictées par Chamfort, furent loin de leur être
favorables. Il mourut avant de prononcer son dis-
cours ; mais on trouva son projet dans ses papiers, on
le publia, et Chamfort, acharné à saproie, écrivit lui-
même, avec un redoublement d'injures, contre le
corps dont il faisait partie. Tous ces efforts étaient
inutiles. On n'avait pas besoin de tuer les académies ;
elles avaient une maladie qui est dangereuse en
tout temps, et qui, à cette date, était mortelle :
elles étaient impopulaires. L'Assemblée constituante
n'eut pas le temps de les anéantir : anéantir, est
le mot dont Mirabeau s'était servi. La Convention
s'en chargea à l'heure des grandes extermina-
tions. Puis, quand elle échappa elle-même à la
domination des Jacobins, elle les rétablit, sous
le nom d'Institut, dans des conditions nouvelles.
Nous verrons qu'elle les avait à la fois fortifiées et
affaiblies. Le temps a supprimé ou atténué les
défauts, et l'Institut, tel qu'il existe aujourd'hui, a
conservé une partie de ce que la Convention lui
avait donné, et retrouvé tout ce qu'elle lui avait fait
perdre. Le public, qui avait gardé sa colère contre
les académies, ne se douta pas qu'on venait de les
rétablir; et les auteurs du décret de brumaire
crurent eux-mêmes qu'il y avaitplusde différences
LE RÈGLEMENT. 79
que d'analogies entre les académies et l'Institut.
Le Comité d'instruction publique, qui rédigea la
loi de brumaire et forma la liste du tiers électeur
eut deux idées heureuses : la première, de
comprendre dans ses choix beaucoup d'anciens
membres des académies, et la seconde, de char-
ger l'Institut lui-même de rédiger les règlements
relatifs à ses travaux, en réservant au corps légis-
latif le soin de les examiner, et de les transformer
en loi. Le projet de règlement fut promptement
terminé. La loi de brumaire avait fixé les points
principaux; les souvenirs des anciens académiciens
firent le reste. L'arrêté du Directoire qui nommait
les quarante-huit premiers membres, ou le tiers
électeur, est du 20 novembre 4795. Ce tiers
nomma un second tiers le 10 décembre, et les deux
tiers réunis nommèrent le troisième, le 14 décem-
bre. Le projet de règlement fut aussitôt préparé
par une commission mixte de douze membres, où
Daunou, Sieyès, de Lisle de Sales, Grégoire repré-
sentaient la seconde classe. II était en état d'être
présenté au conseil des Cinq Cents un mois après.
Il fut déposé sur le bureau, parle président de
l'Institut dans la séance du 21 janvier (1er plu-
viôse an IV).
80 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
11 n'y eut aucune lenteur, ni dans le conseil des
Cinq-Cents, ni dans le conseil des Anciens. Les
membres des deux commissions législatives étaient
pour la plupart des membres de l'Institut. Laka-
nal, qui fut le rapporteur au conseil des Cinq-Cents,
appartenait à la classe des sciences morales et po-
litiques. Il fit voter la loi en une séance; c'était le
projet même de l'Institut, avec un seul change-
ment, improvisé au cours de la délibération, qui
parut insignifiant, et qui au fond était très regret-
table. Il s'agit de la publicité des séances ordi-
naires; j'aurai l'occasion d'y revenir. Muraire fit
le rapport au Conseil des Anciens qui n'avait pas
le droit d'amendement, et ne pouvait qu'approu-
ver ou rejeter l'ensemble des projets de loi. Le
Conseil des Anciens approuva. Ce vote qui terminait
tout et donnait au projet élaboré par l'Institut le
caractère d'une loi de l'État, eut lieu le 15 germi-
nal an IV (4 avril 1796). Le même jour, l'Institut
au grand complet, et en possession de son règle-
ment définitif, tint la première de ses séances
publiques.
Les anciennes académies avaient été créées sépa-
rément, à des époques différentes, sans aucune
idée d'affiliation entre elles et de vie commune.
LE RÈGLEMENT. 81
Elles avaient chacune leur règlement et leurs usages
particuliers. On pourrait presque dire qu'elles ap-
partenaient à trois mondes différents. Les membres
de l'Académie française, les « quarante » comme on
les appelait quelquefois, étaient, ou de véritables
grands seigneurs, ou des lettrés admis dans la fa-
miliarité des grands seigneurs. L'Académie des
inscriptions, qui ne réunissait que des érudits, se
recrutait fréquemment dans les cloîtres. Il y avait
à l'Académie des sciences des officiers, des marins,
des ingénieurs, des financiers. Quant à l'Académie
des beaux-arts, elle n'avait guère de commun avec
les autres que ce nom d'académie. C'était une so-
ciété de peintres et de sculpteurs qui faisaient des
expositions, et tenaient une école; elle appartenait
à la maison du roi, et par ce moyen échappait à
une autre association, constituée en corps de mé-
tier ou jurande, avec laquelle elle eut de nombreux
démêlés en justice, et qui était composée de ma-
çons, d'architectes et d'artistes d'un ordre inférieur.
Les rapports des trois autres académies entre elles
tenaient surtout à ce que plusieurs membres ap-
partenaient à la fois à deux compagnies. La com-
munauté des travaux amenait aussi des rappro-
chements, qui n'avaient rien que d'accidentel. Il
82 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
semble que l'Académie française était, au début,
plus rapprochée de l'Académie des inscriptions, et
qu'elle eut plus de rapports avec l'Académie des
sciences, lorsque, vers le milieu du xviip siècle, elle
fit à la philosophie, dans son propre sein, une part
au moins égale à celle de la littérature.
Tandis que le public ignorant reprochait aux
anciennes académies leur prétendue servilité, les
philosophes de la Constituante, de la Législative et
de la Convention étaient surtout frappés de leur
isolement. Ils étaient imbus des principes de l'En-
cyclopédie, qui cherchait partout les rapports des
choses, et s'étudiait à diminuer ou à supprimer les
différences. Sous l'ancien régime, les savants, les
lettrés et les artistes, parqués dans des académies
différentes, ignoraient ce que faisaient leurs voi-
sins. C'était là, disait-on, une cause permanente de
stérilité pour les esprits et d'étroitesse dans les
idées. Les réformateurs de la société française et
de l'esprit humain, car ils ne visaient pas moins
haut, et c'était encore un héritage de l'Encyclopé-
die, entreprirent de réagir contre ce mal, qui leur
paraissait le plus grand de tous. Ils voulurent un
corps unique, divisé en classes et en sections pour
les besoins du travail, où tous les exercices de Ja
LE RÈGLEMENT. 83
pensée se développeraient l'un par l'autre, en se
prêtant un mutuel appui.
Pour atteindre ce but, il fut décidé que tous les
membres de l'Institut lui appartiendraient au même
titre ; qu'ils seraient, quelle que fût leur classe, des
membres de l'Institut, élus par le corps entier,
ayant les mêmes fonctions, les mêmes droits, les
mêmes honneurs ; qu'on ne pourrait être élu dans
deux classes, car on n'est pas élu deux fois à la
même fonction et à la même dignité, mais que
chaque membre aurait le droit de siéger dans
chaque classe et d'y prendre la parole. Quand il y
eut un traitement, ou pour parler plus exactement
une indemnité, elle fut la même pour tous. On
donna à l'Institut au bout de quelques années un
costume, c'est-à-dire un uniforme. Les séances
communes furent très nombreuses. On décidaqu'on
y porterait toutes les affaires qui intéressaient le
corps, et toutes les communications qui, dans
chaque classe, auraient paru de nature à mériter
l'attention du monde savant.
Tout cela était excellent; c'était la réalisation
d'une idée juste à laquelle on ne peut qu'applau-
dir. Nous verrons qu'à force de tirer des consé-
quences de cette idée juste, on réussit à la déna-
84 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
turer; mais les excès dans lesquels on est tombé
n'ôtent rien à l'excellence de l'idée et des institutions
qui en découlent. Toutes ces institutions nous sont
restées, à l'exception de l'élection des membres
par toutes les classes réunies, et elles sont l'hon-
neur et la force de l'Institut sous sa forme actuelle.
Nous avons même conservé une séance annuelle
dans laquelle toutes les académies comparaissent à
la fois devant le public, comme pour attester la
doctrine sur laquelle l'Institut est fondé, et qui
consiste à considérer toutes les branches de la
science comme les dialectes différents d'une langue
unique. J'incline même à penser qu'on a un peu
trop relâché, par les nouveaux règlements et sur-
tout dans l'usage, les liens qui devraient unir les
académies entre elles. Nous péchons peut-être un
peu par ce côté-là; à l'origine on péchait énor-
mément par le côté opposé. L'Instilut actuel est
comme une république fédérative, où chaque État
garde son autonomie, sauf quelques réserves d'in-
térêt général. L'Institut de l'an IV était une répu-
blique une et indivisible, qui s'efforçait d'astreindre
un géomètre et un musicien aux mêmes préoccupa-
lions et aux mêmes labeurs, assujettissement éga-
ement insupportable à l'un et à l'autre, et qu'on
LE RÈGLEMENT. 85
ne pouvait tenter sérieusement de mettre en pra=
tique que dans un moment de nivellement univer-
sel et d'intrépidité à toute épreuve.
Je résume mes objections contre le règlement
de l'an IV dans les six articles suivants.
l°0n fit élire les membres de l'Institut, non par
leur classe, (les classes n'eurent que le droit de
dresser une liste de présentation), mais par l'Insti-
tut tout entier.
2° Au lieu de demander à chaque classe un rapport
sur ses travaux de l'année, on exigea de l'Institut
un rapport collectif, et on le fit lire, non devant le
public qui suit les travaux des iVcadémies, mais en
pleine séance du Conseil des Cinq-Cents et du Con-
seil des Anciens.
3° On fit concourir toutes les classes indistinc-
tement à tous les travaux dont l'Institut était
chargé.
4° On supprima les séances solennelles des classes,
et on les remplaça par quatre séances solennelles
de l'Institut, dans lesquelles chaque classe appor-
tait une part égale.
r>° On ôta toute autorité aux présidents et aux
secrétaires, et il en résulta deux choses : la pre-
mière, que l'Institut passa tout son temps à s'admi-
86 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
nistrer, et la seconde, qu'il ne fut pas administré
du tout.
6° Enfin, on transforma cette illustre compagnie,
dont on vantait si haut l'indépendance, en bureau
de renseignements et quelquefois en bureau de
police pour le ministre de l'intérieur.
1 . Élections, — Où éclatait surtout la pensée d'ab-
sorber les classes dans la vie commune, et dans
l'unité de l'Institut, c'était dans les élections. On
s'était bien gardé de permettre à l'une des classes
de l'Institut d'y introduire un nouveau membre;
elle ne pouvait que dresser une liste de présenta-
tion. On n'était membre de l'Institut que par la
volonté, par l'élection de l'Institut; il fallait la con-
sécration du corps entier.
Voici comment on procédait. La section dans
laquelle la vacance s'était produite présentait à
la classe une liste de cinq candidats au moins. Si
deux membres de la classe demandaient qu'un ou
plusieurs candidats fussent ajoutés à la liste, la
clas se délibérait par la voie du scrutin , séparément,
sur chacun de ces candidats.
La liste étant ainsi formée, chaque membre de
la classe portait sur son bulletin de vote les noms
compris dans cette liste suivant l'ordre de mérite
LE RÈGLEMENT. 87
qu'il leur attribuait, en écrivant vis-à-vis du pre-
mier nom un chiffre égal au nombre des candidats,
vis-à-vis du second le chiffre immédiatement infé-
rieur, et ainsi de suite jusqu'au dernier nom, vis-
à-vis duquel il écrivait le chiffre 1. Les secrétaires
faisaient la somme de tous ces nombres; et les can-
didats qui réunissaient les plus grandes sommes
formaient la liste de présentation à l'Institut. L'In-
stitut en assemblée générale procédait à l'élection
sur cette liste en se conformant au même mode de
scrutin. Comme on le voit, la section compétente
présentait à la classe une liste de cinq candidats ; la
classe réduisait cette liste à trois, et sur ces trois,
Flnstitut en choisissait un. L'avantage était d'identi-
fier complètement les trois classes, d'en faire un
corps unique; l'inconvénient, de confier l'élection à
des incompétents, de donner à la notoriété la pré-
férence sur la capacité. L'Institut ne pouvait élire en
dehors de la liste, mais il pouvait élire le dernier
de la liste. Les peintres, les sculpteurs et les
psychologues prononçaient sur le mérite d'un as-
tronome ou d'un géomètre.
Entre beaucoup de cas que l'on pourrait citer,
où l'Institut réforma mal à propos le jugement de
la classe, en voici un. Il y avait une vacance dans
88 UiNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
la section de poésie. La section propose à la classe
la candidature de Fontanes, qui était un poète. La
classe l'adopte ; mais usant d'un droit consacré par
le règlement, aux cinq noms de poètes présentés
par la classe, elle ajoute celui de Danse de Villoison,
qui était un érudit. Elle forme ensuite sa liste de
candidats, en mettant Fontanes au premier rang,
et Villoison au dernier. C'est Villoison qui est élu
par l'assemblée générale de l'Institut. Il devient
membre de la section de poésie, sans avoir jamais
écrit un vers français.
Il est certain qu'on n'arrive pas à exceller dans
une science ou dans un art, sans avoir un esprit
élevé et sans être un bon juge en toute matière in-
tellectuelle; mais encore faut-il connaître une œuvre
pour en apprécier le mérite, et l'on peut affirmer
sans crainte que Houdon ou Pajou n'avaient jamais
lu le Lexique cV Apollonius, qui est le principal
titre de gloire de Villoison.
2. Rapport unique pour les travaux des trois
classes. — Tout est dans tout; tout le monde doit
comprendre tout et s'intéresser à tout. Telle avait
été la règle de l'Encyclopédie, et telle était celle de
l'Institut. C'est en vertu de cette pensée que l'In-
stitut, qui, quatre fois par an, parlait au public,
LE RÈGLEMENT. 89
devait parler, une fois par an, aux représentants
de la nation, et leur rendre compte des progrès
accomplis dans les sciences, les lettres et les arts.
Le compte rendu annuel est institué par le dé-
cret organique de brumaire. Cet article, il faut en
convenir, a une noble apparence; mais il prouve
que les fondateurs de l'Institut ont eu, pour leur belle
création, plus d'ambition que d'esprit pratique. Le
compte rendu ne fut jamais qu'une cérémonie. Un
corps savant, introduit pour une heure dans une
asemblée politique, ne peut évidemment y apporter
une suite de démonstrations de quelque valeur. L'o-
rateur ne serait pas assez clair, l'auditoire ne serait
ni assez intelligent ni assez patient. Rien ne se fait
bien hors de sa place. L'idée de traiter la science
comme une des forces publiques et ses découvertes
comme des affaires d'État, est juste et grande;
mais on s'aperçut bien vite que cette idée, comme
beaucoup d'autres de la Révolution, était plus poé-
tique que philosophique, et n'était pas bonne à tra-
duire en prose. L'orateur de l'Institut, ne pouvant
pas faire une leçon, fit seulement une harangue
dans laquelle il mêla à quelques généralités dans
le goût du temps une simple énumération des dé-
couvertes les plus populaires. François Arago re-
90 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
grettait amèrement qu'on n'eût pas conservé cet
usage en confiant chaque année à quelque grand
h orame le soin de faire le rapport; mais les orateurs
de l'Institut ne furent pas de petits hommes, puis-
qu'ils s'appelaient Lacépède, Daunou, Fontanes;
et cependant ils firent de petits discours. Le Di-
rectoire exécutif, pour ne pas être en reste avec le
décret organique, décida de son côté qu'à la fête
nationale du premier vendémiaire an VI, l'Institut
lirait un rapport sur « les productions du génie »
pendant la dernière année. Cette résolution dut
lui être inspirée par La Reveillère-Lépeaux, dont
on connaît le penchant pour la théophilantropie.
Le seul homme qui eut sur tout cela une idée
juste et pratique est le consul Napoléon Bonaparte.
Au lieu d'un discours adressé par l'Institut entier
à une assemblée distraite et incompétente, il de-
manda à chaque classe de l'Institut un rapport
détaillé, imprimé, qui dut être remis entre ses
mains avec solennité, en séance du Conseil d'Etat.
On le voit, tout est changé. La solennité est con-
servée comme hommage aux sciences et aux lettres.
Le chef de l'État, entouré du corps qui était certai-
nement le premier corps de i'Ëtat,au moins par le
jait, reçoit avec éclat les représentants du travail
LE RÈGLEMENT. 91
intellectuel, et prend de leurs mains un rapport
qui est tout un livre. Bonaparte, selon son habi-
tude, substituait une fonction à une cérémonie. Il
se souciait peu d'une harangue vide et pompeuse,
qui ne pouvait insister sur rien, parce qu'elle était
obligée déparier de tout. Il voulait un rapport des
savants sur la science et des lettrés sur les lettres;
un long rapport, écrit sans prétentions oratoires,
et donnant des détails assez nombreux et assez
précis pour être instructif. Ainsi compris, le
compte rendu prenait de l'importance; mais à la
condition d'embrasser une période de quelque
étendue. Une année peut être stérile; elle peut
n'avoir produit que des découvertes incertaines ou
incomplètes. Le premier consul décida qu'il serait
quinquennal. L'arrêté est trop important pour ne
pas être mis sous les yeux du lecteur.
« Arrêté du 13 ventôse an X. Art. 1. L'Institut
national de France formera un tableau général de
l'état et des progrès des Sciences, des lettres et
des arts, depuis 1789, jusqu'au 1er vendémiaire
anX.
» Ce tableau, divisé en trois parties correspon-
dantes aux trois classes de l'Institut, sera présenté
au gouvernement dans le mois de fructidor an XI.
92 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE,
il en sera formé et présenté un semblable tous les
cinq ans.
i Art. 2. Ce tableau sera porté au gouvernement
par une députation de chaque classe de l'Institut.
» La députation sera reçue par les consuls en
conseil d'état.
» Art. 3. A la même époque, l'Institut national
proposera au gouvernement ses vues concernant
les découvertes dont il croira l'application utile aux
services publics, les secours et encouragements
dont les sciences, les arts et les lettres auront
besoin, et le perfectionnement des méthodes em-
ployées dans les diverses branches de l'enseigne-
ment public. » Un ministre qui avait de grandes
vues, mais à qui le temps a manqué, M. Cousin, es-
saya, en 1840, de rétablir cet usage. L'Institut a eu
le tort de le laisser tomber une seconde fois.
3. Travaux communs. — Il me suffira, pour
montrer ce qu'avait de regrettable l'excès de con-
centration et de centralisation des travaux de l'In-
stitut, de citer trois exemples pris dans ses trois
principales attributions : les publications qu'il fai-
sait, les établissements qu'il patronnait, les places
dont il disposait. Je ne cite qu'un exemple pour
chaque espèce ;j'en pourrais citer ungrand nombre.
LE RÈGLEMENT. 93
L'Institut était chargé, entre autres publications
importantes, de reprendre la publication du Dic-
tionnaire de V Académie française : on nomma,
pour ce travail, une commission mixte où les trois
«lasses furent représentées en nombre égal.
Plusieurs établissements publics étaient sous la
direction ou tout au moins sous le haut patronage
de l'Institut; parmi eux, le conservatoire de mu-
sique. On demande ce que pouvaient faire dans la
commission chargée d'exercer ce patronage des
membres de la première et même de la seconde
classe.
Enfin l'Institut nommait tous les ans vingt ci-
toyens, pris hors de son sein, et chargés d'inspec-
ter et de conseiller l'agriculture. Ce n'étaient ni
les membres de la section d'économie rurale, ni
ceux de la section de botanique et de physique vé-
gétale, ni ceux enfin de la section d'histoire natu-
relle, qui étaient chargés de choisir les inspecteurs
de l'agriculture; les membres de ces sections n'a-
vaient que leur voix, comme les membres de la
section de grammaire ou de la section d'architec-
ture. Le vote de Mole ou de Préville comptait autant
que celui de Ghaptal. La difficulté, quoique toute
différente, n'était pas moins grande pour les voya-
94 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
geurs membres de l'Institut. Le règlement voulait
qu'ils fussent choisis par tiers dans chacune des
classes; mais la classe ne les nommait pas, elle ne
pouvait que présenter des candidats. La loi orga-
nique1 avait été jusqu'à charger l'Institut, en
corps, de désigner les artistes qui, chaque année,
seraient envoyés à l'école de Rome. Le règlement
décida que les trois sections de peinture, de
sculpture et d'architecture choisiraient ces artistes
au concours, mais pour les présenter à l'Institut,
qui, seul, avait le droit de les présenter au Direc-
toire2.
De nombreux tempéraments furent ainsi appor-
tés à la première conception, parce qu'après tout
il fallait vivre, et qu'on ne pouvait pas vivre dans
cette unité absolue. Le règlement du 15 germinal
an IV, qui, suivit la loi de si près, en établit plu-
sieurs ; les autres furent votés successivement par
l'Institut, ou passèrent dans l'usage sans avoir été
l'objet d'un vote. Mais comme on se trouvait en
présence d'un système, et d'un système approuvé
par tous les philosophes et admiré par tous les
contemporains, on en atténuait les inconvénients
1. La loi du 3 brumaire, an IV, art. v.
2. Règlement du 15 germinal an IV, art. xxx.
LE RÈGLEMENT. 95
sans pouvoir et même sans vouloir le supprimer.
On avait recours à des subtilités pour paraître
l'observer tout en le violant.
\ . Séances publiques communes aux trois classes.
— 11 y aurait eu quelque utilité à en foire une;
on en fit quatre. La séance unique, qui subsiste
encore aujourd'hui, a beaucoup moins d'intérêt
que les séances solennelles tenues par chaque
classe. Elle est très difficile à composer, quoiqu'elle
soit unique. Je décrirai, dans un chapitre parti-
culier, quelques-unes des séances publiques tenues
dans les premiers temps de l'Institut, et l'on verra
que le programme n'était pas varié, mais discor-
dant; qu'il n'était pas fait pour intéresser le public,
mais pour l'accabler d'ennui. On avait tellement
compté sur la puissance de l'unité et le prestige
que cette conception encyclopédique devait exer-
cer sur les auditeurs, qu'on avait tenu à donner
trois lecteurs à chaque classe, et à leur mesurer
le temps également, ce qui, en réduisant chaque
lecture à vingt minutes, c'est-à-dire à rien, faisait,
grâce au temps perdu en applaudissements ou en
murmures, ou pour le passage d'un lecteur à un
autre, des séances de trois heures et demie, ou de
quatre heures. Encore proposa-t-on à diverses re-
% UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
prises d'y ajouter des expériences de physique,
des exhibitions d'histoire naturelle, la lecture des
mémoires couronnés, etc.
5. V administration par scrutins. — La Conven-
tion avait tant aimé l'égalité, qu'elle n'avait pas
voulu souffrir pour elle-même de président durable .
Si à toutes forces elle établissait quelque part une
autorité, elle la faisait éphémère, responsable, ré-
vocable. Elle n'eut pas grand'chose à innover en
ce genre pour les académies, je parle des anciennes
académies, dont l'organisation était la plus républi-
caine du monde. Tous leurs officiers, à l'exception
d'un seul, étaient élus pour un temps très limité, et
chargés de fonctions très restreintes. Cependant,
elles avaient un secrétaire perpétuel, qui, sous
prétexte d'être le greffier de la compagnie, en était
un peu le chef. Il y avait, dans certaines académies,
des pensionnaires et des honoraires. Partout, les
plébéiens coudoyaient les grands seigneurs. Ces
plébéiens étaient les confrères de leurs voisins,
sans doute; ils étaient encore plus leurs clients et
leurs thuriféraires à gages. On entreprit de changer
tout cela.
D'abord, il ne fut plus question de secrétaires
perpétuels. Lakanal, qui avait ordinairement plus
LE RÈGLEMENT. 97
de bon sens, et qui, dans maintes occasions, montra
qu'il savait avoir de l'esprit pratique, se laissa aller
à traiter ces utiles fonctionnaires comme des tyrans,
et déclara, dans un de ses discours, qu'il fallait épar-
gner aux savants et aux lettrés « le sanglant outrage »
d'avoir leurs affaires faites par un homme compétent
et responsable. Chaque classe eut un président, élu
pour six mois, et un vice-président, si elle le jugeait
nécessaire; deux secrétaires, et au besoin un vice-
secrétaire élus pour un an, mais à six mois de dis-
tance l'un de l'autre, de façon que chacun d'eux eût
successivement deux collègues dans le cours de son
exercice. On ne donna, ni au président ni aux secré-
taires, aucune attribution administrative. Le pré-
sident présidait, c'est-à-dire qu'il donnait ou refu-
sait la parole, et maintenait l'ordre tant bien que
mal pendant la séance. Le secrétaire tenait la
plume, faisait la correspondance, mais d'après les
ordres de la classe, qui prenait une décision sur
toutes les réponses à faire; il rédigeait des comptes
rendus pour les séances trimestrielles. Les employés
subalternes de l'Institut n'étaient pas sous ses
ordres ; ils dépendaient directement des assemblées
générales qui les nommaient, les révoquaient, les
suspendaient, et les dirigeaient par voie de scrutin.
08 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Chaque classe avait donc un président de six mois
et deux secrétaires d'un an. Mais il n'en était pas
ainsi de l'Institut. Les classes présidaient pendant
un mois, à tour de rôle. Par exemple, si le tour de
la première classe tombait en janvier, son bureau
était le bureau de l'Institut pendant le mois de jan-
vier, puis il cédait la place en février au bureau de
la seconde classe, qui lui-même passait la main,
en mars, au bureau de la troisième. La première
classe revenait au pouvoir en avril. Chaque prési-
dent de classe présidait ainsi, pendant son exercice,
deux séances générales, à trois mois de distance
l'une de l'autre, et il présidait la séance publique
trimestrielle, s'il avait la chance qu'elle échût pen-
dant son consulat. Le résultat est qu'on avait un
président et un secrétaire nouveau pour chaque
séance mensuelle, et qu'on était sûr de ne pas
être tyrannisé ou absorbé par des pouvoirs si éphé-
mères. En revanche, on n'avait jamais pour officiers
que des débutants. Il n'y avait pas de routine; mais
il n'y avait pas non plus de tradition, ni de suite
dans les affaires. Une affaire commencée par un
bureau passait dans les mains d'un autre, ou de
plusieurs autres, si elle durait longtemps; c'était
comme une organisation scientifique de l'anarchie.
LE RÈGLEMENT. 99
Avec le temps, on n'y put tenir. Rien ne marchait,
rien ne se suivait; personne n'avait de zèle parce
qu'on n'est pas zélé pour une heure; personne non
plus ne connaissait les affaires, ni même le règle-
ment. On avait poussé la jalousie jusqu'à interdire
les réélections immédiates. Un président ne pouvait
revenir qu'après six mois, les secrétaires pouvaient
être réélus, mais une fois seulement. Indépendam-
ment de la mauvaise administration, cet état de
choses entraînait des délibérations perpétuelles,
sans aucun intérêt, et des pertes de temps déplo-
rables. Un téméraire s'aventura, .après une expé-
rience de quatre années, à demander le rétablisse-
ment des secrétaires perpétuels. On n'osa pas même
discuter sa proposition ; mais on mit sérieusement
en avant la création de secrétaires décennaux qui
auraient ouvert la voie. C'est le chemin que suivit
le consul Bonaparte pour arriver à l'Empire ; l'ex-
périence lui réussit. L'Institut n'eut pas tant de
chance sous le Directoire; il avait été créé dans
l'anarchie, et il y resta.
On avait donc bien réellement créé l'égalité des
membres devant les fonctions et on l'avait créée par
le moyen le plus simple et le plus funeste, en rédui-
sant les fonctions à rien. On se flattait de l'avoir
100 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
aussi créée devant la situation sociale ; mais cette
autre égalité était plus apparente que réelle. Il n'y
a d'égalité que l'égalité devant la loi, et elle ne
peut exister dans un État que quand les pouvoirs y
sont séparés, pondérés, et maintenus dans leur
situation respective par des garanties sérieuses.
Duclos ou Thomas n'étaient pas aussi loin du maré-
chal de Richelieu ou du comte de Clermont, prince
du sang, que Poirier ou Mercier Tétaient du citoyen
Bonaparte. L'Institut était composé, comme autre-
fois les académies, de savants, de lettrés et de
grands seigneurs-. On ne peut même dire que tous
ces grands seigneurs de nouvelle sorte entraient à
l'Institut à cause de leurs mérites. Talleyrand,
Sieyès, Cambacérès, Merlin, beaucoup d'autres,
sans parler de Bonaparte, étaient de grands es- •
prits ; mais des hommes tels que Greuzé-Latouche,
Garran-Coulon, Baudin des Ardennes, Lacuée,
membres de la classe des sciences morales, qui
sont si petits aujourd'hui, et qui alors comptaient
dans le gouvernement et les assemblées, durent
évidemment leur élection à toute autre cause qu'à
leurs travaux littéraires. Bonaparte écrivit à l'In-
stitut, le jour de son élection comme membre de la
première classe, qu'il serait longtemps un disciple
LE RÈGLEMENT. 101
avant d'être un confrère. Il se lassa d'être un con-
frère avec le temps, et déclara que son vrai titre
devait être celui de protecteur.
C'est l'âge des métamorphoses. Des régicides
passent altesses. Des jacobins se prosternent ventre
à terre. Bonaparte est plus hautain que Louis XIV.
Le 27 février 4808, Ghénier lui présente son
rapport sur les travaux de l'Institut. L'empereur ré-
pond :
« J'attache du prix à vos travaux. Ils tendent à
éclairer mes peuples, et sont nécessaires à la gloire
de ma couronne.
» Vous pouvez compter sur ma protection. »
6° Transformation de V Institut en bureau con-
sultatif du ministère de l'intérieur. — Le der-
nier malheur de Plnstitut était d'être investi
d'une véritable fonction publique. Gela n'exis-
tait pas pour les académies de l'ancien régime.
L'Académie des inscriptions avait été fondée pour
faire des inscriptions; ce fut, au commence-
ment, son occupation principale, quand elle n'était
encore que « la petite Académie » ; mais outre qu'on
ne fait pas des inscriptions très fréquemment, ce
n'est pas être associé à la puissance publique, et
ce n'est pas vivre dans sa dépendance, que d'être
102 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
appelé de loin en loin à écrire une phrase en latin
pour consacrer un événement célèbre. Talleyrand,
dans ce mémorable plan d'instruction publique,
qui fut sur toutes ces matières le premier mani-
feste de la Révolution, et qui est resté le plus écla-
tant, avait donné à l'Institut la direction de l'in-
struction dans toute la France. La môme idée se
retrouve dans Condorcet, qui fait en même temps,
de la Société royale (c'est le nom qu'il donne" à son
Institut) un corps enseignant. Ne parlons pas de cet
enseignement par la Société royale, puisqu'il n'a
jamais été établi, et que la fondation des Facultés
et des écoles supérieures Ta rendu inutile. La di-
rection de T enseignement, au moment où Talley-
rand, Condorcet et d'autres, parlaient de la con-
fier à l'Institut, ne ressemblait guère à ce qu'est
aujourd'hui le ministère de l'Instruction publique.
Il y avait fort peu d'écoles ; celles qu'on projetait,
et elles étaient très nombreuses, n'approchaient pas
cependant de ce que nous voyons à présent ;
enfin, et surtout, on ne rêvait pas un gouverne-
ment aussi complet des méthodes et des personnes.
On laissait beaucoup aux municipalités, aux direc-
toires de départements, à l'initiative des maîtres.
Ce n'en était pas moins une administration grave et
LE RÈGLEMENT. 103
compliquée. On ne fut pas longtemps à comprendre
qu'il ne fallait pas mettre un corps à la tête de
renseignement, mais un homme; et quand l'In-
stitut fut enfin fondé en Tan IV, après avoir été tant
de fois promis, il y avait en dehors de lui une
direction de l'instruction publique. Le directeur
était Ginguené. Il assista à la séance d'inaugura-
tion de l'Institut, avec le ministre de l'intérieur,
et fit lui-même partie de la troisième classe. Ce n'est
pas une direction que le gouvernement confia à
l'Institut à cette dernière époque; il lui demanda
une coopération d'une autre sorte. Il en fit un
bureau de consultation.
La loi du 3 brumaire an IV destinait l'Institut,
premièrement à perfectionner les sciences et les
arts et, secondement, « à suivre, conformément
aux lois et arrêtés du directoire exécutif, les tra-
vaux scientifiques et littéraires qui auraient pour
objet l'utilité générale et la gloire de la Républi-
que ». Ce secondement, qui avait paru tout simple
aux législateurs, était gros de périls, car il donnait
au gouvernement le droit de diriger les travaux de
l 'Institut et d'absorber le temps de ses membres.
Déjà la Convention, après avoir supprimé l'Aca-
démie des sciences, avait découvert qu'elle ne pou-
104 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vait pas s'en passer. Elle avait tenté de la conserver
comme une commission à ses ordres.
L'Institut était chargé par la loi organique de la
fixation de l'unité des poids et mesures. On ne
tarda pas à y ajouter d'autres travaux. Ainsi, dès
l'année de sa fondation, nous le voyons étudiant,
par ordre, le projet d'une nouvelle division géogra-
phique de la France. En thermidor de la même
année, il nomme une commission mixte pour prépa-
rer, de concert avec la commission des Cinq-Cents,
l'organisation des écoles spéciales. Il se trouve
cette fois associé directement au travail législatif,
et la seconde classe décide que ses commissaires
lui rendront compte de tout ce qui se fera dans la
commission, « afin qu'elle puisse en délibérer ».
Le Directoire charge l'Institut de préparer le projet
de récompenses nationales pour l'encouragement
des arts et métiers, à la place du bureau consulta-
tif des arts. C'est une attribution qui aurait pu con-
venir à un Conseil d'État. L'Institut discute le pro-
jet article par article. Le commissaire de la seconde
classe est Lacuée.
Plus lard, le Directoire décide qu'à la fête na-
tionale du 1er vendémiaire an VI (22 septembre
1797) l'Institut lira un rapport sur « les produc-
LE RÈGLEMENT. 105
tions du génie » pendant la dernière année. Il lui
demande, en outre, pour la même fête, une liste
raisonnée des traités élémentaires de morale
récemment parus; puis il s'aperçoit qu'en portant
ainsi un jugement public sur la morale dans une
occasion solennelle, l'Institut va se trouver érigé
en une sorte de concile national, et cette partie du
programme est retranchée. Le rapport sur les pro-
ductions du génie paraît au contraire si conforme
aux attributions de l'Institut et au vœu du gouver-
nement, qu'il reste établi qu'on publiera chaque
année la liste des productions dans les sciences,
la littérature et les arts, dignes de l'attention
publique et des encouragements de l'État.
L'Institut était chargé par la loi organique de
distribuer, en son propre nom, des récompenses;
cela est tout naturel, c'est une des attributions d'un
corps savant. Mais toute autre estla fonction qui lui
fut donnée de servir de bureau consultatif au minis-
tre de l'intérieur pour examiner lesdossiers et ap-
précier les mérites de ceux qui sollicitaient des in-
demnités oudes pensions, à titre de savants ou de let-
trés. Dans le premier cas, les membres de l'Institut
étaient des juges; ils n'étaient que des commis dans
le second. Voici comment cet abus s'introduisit.
106 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
La nation avait besoin d'hommes. Elle avait des
hommes de premier ordre dans la politique et dans
l'armée; elle avait même des savants et des écri-
vains illustres : il est facile de s'en convaincre en
jetant les yeux sur la liste de l'Institut. Cependant
1'émigralion avait fait sortir de France un grand
nombre de gens éclairés; d'autres avaient péri
dans les massacres ou sur l'échafaud. Le clergé
avait été décimé. Les moines et les prêtres qui sur-
vivaient à la Terreur étaient déportés ou cachés.
Même quand des lois plus douces et des disposi-
tions plus tolérantes de l'esprit public leur per-
mirent de reparaître, et de reprendre l'exercice
du culte, ils furent partout écartés de l'enseigne-
ment. On voulait des écoles, on ne trouvait pas de
maîtres. Dans le désir très louable de relever les
hautes études, on mit des fonds à la disposition
du ministre de l'intérieur pour récompenser ce
qu'on appelait les productions du génie. Bénézech
s'empressa de créer un bureau, et le bureau de
faire pleuvoir les récompenses ministérielles sur
le génie bien pensant et bien appuyé. Quand l'In-
stitut fu t créé, on pensa, avec raison, qu'il remplirait
mieux cette tache que tous les bureaux du monde,
non seulement à cause de sa compétence, mais à
LE RÈGLEMENT. 107
cause de son indépendance ; on ne vit pas qu'un
tel métier le dégradait profondément, et finirait
par l'absorber.
Il y avait encore une autre source de travail,
qu'on peut appeler travail gouvernemental; c'é-
taient les investigations du citoyen Denormandie,
liquidateur delà dette publique. Lorsqu'il rencon-
trait un savant ou un homme de lettres sur la liste
des pensionnaires de l'État, il questionnait l'Insti-
tut pour savoir si la pension devait être maintenue,
diminuée ou supprimée. Il est à croire qu'il ne
prenait pas son parti sans en référer au ministre,
à qui la décision appartenait dans tous les cas; et
il résultait de cette façon de procéder qu'un grand
corps tel que. l'Institut de France, réunissant dans
son sein toutes les illustrations de la science et
des lettres, était réduit à remplir les fonctions
d'un bureau de renseignement.
L'Institut n'examinait pas seulement les livres
qui lui venaient par le ministre. Il était à la dispo-
sition du premier venu. Le procès-verbal de la
séance tenue par la seconde classe le 24- prairial
an IV mentionne l'envoi d'un mémoire anonyme.
Les commissaires nommés pour procéder à
l'examen sont Dupont de Nemours et Rcederer.
108 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Les envois d'ouvrages anonymes sont une excep-
tion, mais je pourrais citer des lettres, signées de
noms inconnus, n'indiquant d'ailleurs ni profes-
sion, ni qualité, posant à l'Institut des questions
sans intérêt, dans un langage et avec une ortho-
graphe qui dénoncent l'absence complète d'éduca-
tion. Très souvent on écrivait à l'Institut ou à une
classe pour l'inviter a une séance d'inauguration,
ou à une fête patriotique, ou pour le prier d'exami-
ner un établissement privé d'instruction publique.
Dans les commencements il y allait ; il nommait des
commissaires. L'abus devint trop fréquent; il écrivit
qu'il était établi pour la République, non pour une
commune ou un arrondissement, et qu'il n'assistait
à des cérémonies que quand il y était appelé par la
loi ou par le gouvernement. Un chef d'institution
eut l'idée d'écrire à la seconde classe pour la prier de
faire examiner ses élèves par deux commissaires,
l'assurant que cette visite ne pouvait qu'exercer
une influence très salutaire sur l'esprit des familles.
Pour cette fois l'Institut ne jugea pas à propos de
répondre. •
Il avait fini avec le temps par se trouver sur-
chargé, humilié, quelquefois embarrassé. Il n'était
plus maître de son temps et de son travail. Chaque
LE RÈGLEMENT. 109
classe siégeait deux fois par décade, ce qui faisait
par an soixante-douze séances de classe, en tout
quatre-vingt-huit séances en comptant les douze
séances trimestrielles et les quatre séances pu-
bliques. Les séances de sections et les séances de
commisssions devaient doubler ou tripler ce nom-
bre. Dans la seconde classe, qui était toute remplie
de hauts fonctionnaires, directeurs, ministres, am-
bassadeurs, députés, etc., les académiciens qui,
n'étant qu'académiciens, faisaient la besogne des
autres, devaient être accablés. Ils furent obligés
d'augmenter la durée de leurs séances et de les faire
commencer à cinq heures et demie au lieu de six
heures et demie, heure réglementaire1. Les commis-
sions étaient si nombreuses qu'elles ne faisaient plus
rien. On nomma, le 7 germinal an VIII, une com-
mission chargée d'activer le travail des autres com-
missions. Je ne trouve d'elle qu'une résolution
votée quelques jours après sa formation (le 22 ger-
minal) et portant que le premier élu de chaque
section et de chaque commission la représentera,
la réunira, la présidera; ce règlement nous est à
peu près resté ; et que, le premier de chaque mois,
I. 12 prairial an VI.
110 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
l'agent du secrétariat remettra au président le
tableau des sections et des commissions dont le
travail est en souffrance. Il est évident que l'Insti-
tut siégeait tous les jours, et qu'il passait le temps
de ses séances à faire des scrutins.
Il ne paraît pas qu'il ait songé à se soustraire
aux corvées que lui imposait presque journellement
le ministre de l'intérieur, mais il cessa de se tenir
aux ordres de tous les barbouilleurs de papier.
D'abord, pour épargner le temps, il décida que les
commissaires chargés de l'examen des mémoires
ne seraient plus nommés au scrutin, et que le
bureau les désignerait. Dans le début, la classe
lisait les mémoires avant de les renvoyer à une
commission; ils furent désormais renvoyés direc-
tement à un membre, chargé de les lire et de déci-
der s'ils étaient, oui ou non, dignes d'un examen.
S'il rendait un avis favorable, on nommait une com-
mission; dans le cas contraire, on renvoyait le
manuscrit à l'auteur, sans plus ample informé.
Cette résolution tutélaire ne fut prise que tardive-
ment par un arrêté de la seconde classe en date du
17 vendémiaire an X (10 octobre 1801 ).
La première classe usa d'un autre moyen, non
pas pour épargner son temps, mais pour dégager
LE RÈGLEMENT. 111
ou diminuer sa responsabilité. Elle décida de
remplacer les appréciations détaillées par des
formules toutes faites. Les rapports durent être,
à l'avenir, terminés par une de ces formules :
€ L'Institut regarde cette découverte ou cette in-
vention comme un objet de second, premier ou
troisième ordre; » ou bien : < L'Institut ne trouve
dans cette découverte ou invention aucune utilité
directe. » La seconde classe adhéra à cette réso-
lution, qui ne remédiait pas à grand'chose, et
sert seulement à montrer l'intensité du mal.
On se demande comment les hommes de pre-
mier ordre, qui abondaient dans l'Institut, se sont
soumis à un tel régime. Gela tient en partie à
une des erreurs du temps. On était engoué de
l'utilité. On ne voulait voir que cela. Quand on
part de cette préoccupation, il est rare qu'on ne
tombe pas dans une sorte de positivisme pratique
qui est moins utile qu'on ne le pense, et qui est
souvent très funeste. Les utilitaires, car on a créé
ce nom pour eux, s'imaginent, par exemple, qu'ils
l'ont quelque chose de très intelligent quand ils
transforment le palais de Saint-Germain en péni-
tencier. Ils appellent cela le rendre utile; et en
effet, il devient utile à garder des prisonniers; et
112 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
il cesse d'être utile à élever l'esprit par sa beauté
architecturale el. par les souvenirs qu'il rappelle
aux amants de l'histoire et de la patrie. Sous le
Directoire, on croyait volontiers que la science
n'était utile que si elle multipliait les aliments, les
vêtements, les engins de guerre. La philosophie,
malgré ce qu'elle venait de faire dans le monde,
paraissait presque inutile. Elle ne se relevait
qu'en combattant la superstition, ou en inventant
la pasigraphie. La poésie venait au dernier rang
parmi les exercices de l'esprit humain. On la
croyait propre uniquement à écrire des cantates
pour la fêle de la vieillesse. Il n'est pas étonnant
que la philosophie et la poésie disparussent : l'utile
chassait du monde le divin.
C'est ainsi qu'avec la meilleure foi du monde on
détournait l'Institut du but généreux de sa fonda-
tion. On l'avait voulu libre, on l'asservissait aux
bureaux du citoyen Bénézech. On l'avait voulu phi-
losophe, et on lui jetait des monceaux d'inepties à
juger et à classer. On l'avait créé pour le ciel et on
l'attachait aux plus grossiers intérêts de la terre.
Muraire avait dit, dans son rapport sur le règle-
ment au Conseil des Anciens : « Rien ne doit gê-
ner dans les sociétés savantes la liberté entière de
LE RÈGLEMENT. 113
la pensée, la liberté absolue des opinions, le choix
illimité des travaux. » Et il avait ajouté un peu
plus loin : « Ce sont des sociétés essentiellement
libres, et nulles si elles ne l'étaient pas. » Voilà sans
contredit de belles paroles; mais d'un côté le règle-
ment, qui méconnaissait les différences d'instincts
et d'aptitudes, et de l'autre le gouvernement, qui
usait et abusait de son droit de réquisition, faisaient
de cette indépendance prétendue une véritable chi-
mère.
I
LE LOGEMENT, LE TRAITEMENT, LES FUNERAILLES
ET LE COSTUME.
Comme complément des détails que je viens de
donner sur le règlement, je place ici quelques
notes sur le logement, le traitement, les funérailles
et le costume.
Les anciennes Académies étaient logées au
Louvre : l'Académie française, l'Académie des in-
scriptions et belles-lettres et F Académie des sciences
dans la partie qui fait face aux Tuileries; l'Acadé-
mie d'architecture dans celle qui est parallèle à
la rue Saint-Honoré. L'Académie de peinture et de
sculpture, la plus nomade de toutes et la plus diffi-
cile à caser à cause de ses expositions et de son
école, d'abord logée à ses frais dans diverses mai-
LE LOGEMENT. 115
i Paris, puis transférée successivement du
Collège royal au Louvre, et du Louvre au Palais-
Royal, était revenue s'établir définitivement au
Louvre où, pour être fidèle à son histoire, elle
avait occupé tour à tour divers emplacements. Elle
finit par être largement et splendidement installée
dans l'ancien appartement de la reine. On lui
donna quatre grandes salles, au premier étage,
à la suite de la salle des Sept Cheminées et en avant
de la galerie d'Apollon, avec différents petits cabi-
nets, et un logement pour le suisse qui avait la
garde de ses collections.
Si l'on entre par la grande cour dans le pavillon de
l'horloge ouest l'escalier de Henri II, on a, à main
droite, les locaux autrefois occupés par l'Académie
française et l'Académie des inscriptions et belles-
lettres. Une porte située au milieu de cette galerie
et qui s'ouvrait sur la cour, donnait accès aune vaste
antichambre, commune aux deux académies. L'A-
cadémie française avait, à droite de l'antichambre,
sa salle des séances, éclairée sur la cour. Une salle
de même longueur, mais plus étroite, située par
derrière, contenait la bibliothèque, et servait aux
commissions et au bureau. Au-dessus était, en en-
tresol, l'appartement du secrétaire perpétuel. La
116 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
salle où siégeait l'Académie avait été la salle du
conseil, quand le roi habitait le Louvre. Les Qua-
rante y étaient fort à l'aise pour leurs assemblées
ordinaires qui avaient lieu le lundi, le jeudi et le
samedi de chaque semaine ; mais en vertu d'une dé-
cision prise, en 1671, sur la proposition de Charles
Perrault, et qui fut appliquée pour la première fois
lors de la réception de Fléchier, les séances de ré-
ception étaient devenues publiques, et il y avait
ces jours-là grande affluence d'amis du récipien-
daire, de futurs académiciens, de gens du monde
et de nouvellistes. Il en était de même de la séance
du 25 août (la Saint-Louis), jour de la fête du
roi. Dans ces occasions, l'Académie se trans-
portait dans l'antichambre commune, où il y avait
des tribunes pour le public, sans compter un assez
grand espace derrière les fauteuils des académi-
ciens, qui étaient assis autour d'une longue table.
Une partie des spectateurs entrait par billets et
occupait les plus belles places. A la Saint-Louis de
1726, on fut, avec raison, très scandalisé de voir
deux filles dans la loge du directeur, qui était Mon-
crif. L'usage voulait que, les billets entrés, on
laissât la porte ouverte pour le public, jusqu'à ce
que les discours fussent commencés. Cet usage gê-
LE LOGEMENT. 117
liait les académiciens, qui y renoncèrent. Un jour1
il y eut des réclamations, et Duclos, secrétaire per-
pétuel, cria, d'un air de mauvaise humeur, au suisse
qui était placé près- de la porte, de l'ouvrir. Le flot
qui stationnait au dehors se précipita aussitôt. Il
fallait passer par la salle de l'Académie des inscrip-
tions, car la porte de l'antichambre qui donnait
sur la cour était couverte par des gradins dans ces
solennités, et la salle de l'Académie des inscriptions
avait une seconde entrée, qui ne servait guère que
dans ces occasions et qui était prise dans le grand
vestibule, à côté de l'escalier. Le public entra
en si grand nombre qu'il remplit d'abord l'anti-
chambre où l'on siégeait et ensuite la salle des
inscriptions, qui servait de passage, et où on ne
siégeait pas. Les derniers arrivés se trouvant là
comme en prison, et n'entendant rien de ce qui se
«lisait à côté, fermèrent la porte de communication,
prirent séance, nommèrent un président et un ré-
cipiendaire, et prononcèrent des discours qui
furent, dirent le lendemain les gazettes, d'excel-
lentes parodies des discours véritables.
La salle des Inscriptions où cette scène se passa
I. Le 25 août 1768.
118 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
était beaucoup plus vaste que la salle des séances
de l'Académie française. Elle était aussi plus riche-
ment ornée. Elle servait, non seulement pour les
assemblées ordinaires, mais pour les séances pu-
bliques de cette académie, qui avaient lieu l'une à
Pâques, l'autre après la Saint-Martin. On y avait
pour cela pratiqué des tribunes. L'Académie avait
en outre plusieurs cabinets, au rez-de-chaussée et à
l'entresol, pour ses collections et ses livres.
L'Académie des sciences était placée au premier
étage, mais de l'autre côté du vestibule, au-dessus
de la salle des Cariatides, ou plutôt au-dessus de la
seconde partie de cette salle. La première partie
de l'étage, la plus voisine de l'escalier, était occu-
pée par deux salles destinées à d'autres usages, et
par un couloir qui se prolongeait dans toute leur
longueur pour conduire de l'escalier de Henri II à la
salle des séances de l'Académie des sciences. Cette
salle a porté depuis le nom de salle de Henri II ;
elle est fort spacieuse, et l'Académie des sciences
jouissait en outre de la salle des Sept-Cheminées,
et d'un cabinet en retour sur la façade du bord de
l'eau. Ce cabinet et la salle des Sept-Cheminées qui
était alors divisée en deux pièces, contenaient
lescollections d'histoire naturelle, les instruments,
LE LOGEMENT. 119
la bibliothèque. Tout ce logement de l'Académie
des sciences avait fait partie de ce qu'on appelait
le petit appartement du roi, et était orné de tapis-
series et de tentures magnifiques. Quoiqu'il sur-
passât en étendue et en splendeur les locaux occu-
pés par les autres Académies, il fallut y ajouter
plus tard tout l'espace correspondant du second
étage, et même le grenier, dont on fit une galerie
pour les modèles de machines.
Le décret du 8 août 1793 qui supprimait toutes
les Académies et Sociétés littéraires patentées et
dotées par la nation, mettait à la disposition du
gouvernement, pour être employés dans les divers
services de l'instruction publique, « les jardins bo-
taniques et autres, les cabinets, muséums, biblio-
thèques et autres monuments des sciences et des
arts attachés aux Académies et Sociétés suppri-
mées ». Beaucoup de ces « monuments » étaient la
propriété des Académies; ils avaient été achetés de
leur argent, ou leur avaient été donnés par des
particuliers, ce qui permit à l'abbé Morellet et à
quelques autres de protester à la fois contre la sup-
pression et la spoliation des Académies. Le gouver-
nement ne perdit pas un instant après le décret du
8 août. Il fit inventorier les biens des Académies
120 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
par des commissaires, au nombre desquels se trou-
vait J.-H. Hassenfratz, l'un des membres les plus
violents de la Commune de Paris, et qui, deux ans
plus tard, fit partie de la première classe de l'In-
stitut. Domergue et Dorat-Cubières furent les com-
missaires désignés pour s'emparer de ce qui appar-
tenait à l'Académie française. Domergue était un
grammairien assez distingué, qui devint membre
de la troisième classe de l'Institut; Dorat-Cubières,
un poète ridicule qui n'avait cessé de briguer les
suffrages de l'Académie, et qui, en dépit de ses opi-
nions et malgré son titre de marquis, jouait le ja-
cobin, moitié par ambition, moitié par peur.
Lorsque l'Institut fut créé deux ans après
• •otte triste époque, et quoiqu'on affirmât bien haut
qu'il n'avait rien de commun avec- les anciennes
Académies, personne ne songea à le placer ailleurs
qu'au Louvre. On donna à la première classe tous
les locaux de l'Académie des sciences; la seconde
classe reçut ceux de l'Académie française, et la troi-
sième ceux de l'Académie des inscriptions.
Le mobilier avait été dispersé, les collections
saccagées. Les bibliothèques, les écoles centrales
avaient pris ce qui était à leur convenance. L'an-
cienne Académie des sciences, allant au-devant des
LE LOGEMENT. téf
coups, avait elle-même donné au Trésor public tout
ce qui, dans ses collections, avait une valeur vé-
nale; et notamment une pépite d'or natif, évaluée
10 000 francs. On ne retrouva, en revenant au
Louvre en 1795, après deux années d'intervalle, que
des modèles de machines, des globes et autres ob-
jets de peu d'importance, dont la première classe
se remit en possession sans difficulté. Les deux
autres classes ne trouvèrent que des salles entière-
ment dépouillées.
L'Institut tint sa première séance le 15 frimaire
an IV (6 décembre 1793) dans la salle d'assem-
blée de l'ancienne Académie des sciences. C'était
une cérémonie purement officielle, dans laquelle
le ministre de l'intérieur lut le décret organique,
et la liste des quarante-huit membres nommés par
décret. Ces quarante-huit membres formaient alors
tout l'Institut. On ne procéda que les jours suivants
aux élections qui devaient le compléter. La pre-
mière séance publique eut lieu deux mois après,
et fut la véritable inauguration. Elle eut lieu, comme
les séances publiques qui la suivirent, tant que
l'Institut fut logé au Louvre, dans la salle des Ca-
riatides.
Cette salle, malgré sa belle ordonnance et les
122 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sculptures de Jeau Goujon qui la décorent, était
devenue, depuis deux ans, une salle de débarras. Il
fallut la déblayer et l'approprier à la hâte. A partir
de ce jour, elle fut la salle d'assemblée des Acadé-
mies dans leurs solennités publiques. On y plaça
successivement les statues des plus célèbres écri-
vains, ce qui lui fit donner le nom de salle des
Grands Hommes. L'Institut demeura au Louvre jus-
qu'au 29 ventôse an XIII. A l'époque où il fut trans-
féré dans le palais des Quatre Nations qu'il occupe
encore aujourd'hui, la classe des sciences morales
et politiques était déjà supprimée.
Cette résidence au Louvre, dans l'ancien palais
de nos rois, à côté des merveilles de la sculpture
et de la peinture, flattait l'imagination; mais l'In-
stitut manquait d'espace pour ses bureaux, sa
bibliothèque, son cabinet d'antiquités, ses col-
lections, ses expériences; il était de plus obligé
de négocier à tout instant avec le gouverneur
du Louvre et l'administration des menus. Le pa-
lais des Quatre Nations, qui lui fut attribué en 1805,
est bien modeste en comparaison; il est incom-
mode, mal distribué; la bibliothèque y étouffe ; il
n'a pour les séances publiques qu'une ancienne
chapelle dont l'aspect est disgracieux et la sono-
LE TRAITEMENT. 123
rite détestable ; mais au moins l'Institut y a l'avan-
tage d'être dans sa maison, et de ne dépendre de
personne. Regnaud de Saint-Jean-d'Angély écrivit
au ministre Ghampagny, après la translation, que
l'Institut comptait bien ne pas rentrer au Louvre.
Que voulez-vous qu'il fasse, dit-il, dans un palais
où commandent le grand maréchal et, avec lui, une
foule de subalternes jusqu'aux Suisses? »
La Convention n'avait pas laissé le trésor de l'É-
tat bien garni. Il fallait cependant doter l'Institut,
puisqu'on l'avait fondé. D'abord, il y avait des dé-
penses indispensables, des frais d'éclairage, des em-
ployés. Il y avait les prix fondés par l'État, quelques
publications prescrites par la loi de germinal (le
règlement), telles que la description des arts et l'ex-
trait des manuscrits des bibliothèques. Tout cela
fut estimé à 64000 livres; évidemment on avait
tout mis au plus bas. Ce budget, pour le plus grand
établissement littéraire et scientifique du pays,
était dérisoire. Quand on lit les déclarations empha-
tiques du gouvernement, des deux Conseils et de
l'Institut lui-même sur les immenses services qu'il
devait rendre à la patrie, à la science, à l'huma-
nité, pour 64000 livres par an, on ne peut s'em-
pêcher de se dire qu'on espérait de bien grands ré-
1-24 UiNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sultats pour bien peu de frais. Le Directoire pensa
aussi, malgré sa détresse, qu'il était séant de don-
ner le moyen de vivre à ces lettrés, à ces savants, à
qui, nous l'avons vu, on ne ménageait pas la be-
sogne. Lorsque Condorcet avait présenté à l'Assem-
blée législative son projet de création d'une Société
nationale des sciences et des arts, il y avait placé
un article ainsi conçu : <i L'Assemblée nationale,
reconnaissante envers les sciences et la philosophie
dont les lumières ont produit la Révolution fran-
çaise et fondé la liberté et l'égalité, déclare que les
fondions des membres de la Société nationale,
celles des professeurs et des instituteurs1, sont des
plus importantes de la Société, et elle met ceux qui
les remplissent au nombre des fonctionnaires pu-
blics -. » On regardait ce titre de fonctionnaire pu-
blic, qui était nouveau dans la langue, comme un
titre d'honneur; il était très justifié, puisque les
décrets organiques mettaient en quelque sorte les
savants à l'entière disposition du gouvernement.
Le Directoire regarda comme une obligation de
1. Il réserve le nom de professeurs aux maîtres du haut ensei-
gnement, et donne celui d'instituteurs aux maîtres de l'enseigne-
ment secondaire.
"2. Projet de décret sur V instruction publique, titre VI, art. ix.
LE TRAITEMENT. 1-25
meltre ces fonctionnaires au-dessus du besoin, et
de leur ôter la préoccupation des besoins matériels
de la vie, afin qu'ils ne fussent distraits, par aucun
souci, du culte de la science et des arts. Il crut qu'il
pouvait aller pour atteindre ce but jusqu'à leur
attribuer une indemnité annuelle de 2 000 francs. La
résistance fut si vive, de la part de tous ceux qui
connaissaient l'état des affaires, qu'il se résigna à
ne demander que 1 500 francs. Gela faisait un total
de 216 000 livres, et, avec les 64000 livres de dé-
penses générales, le budget de l'Institut montait à
280 000 livres. Condorcet, dans ses prévisions, l'a-
vait porté à 300000; l'écart n'était pas considé-
rable. C'est dans ces conditions que le projet de loi
arriva à la discussion devant le conseil des Cinq-
Cents le 19 messidor an IV.
Le rapporteur fut interrompu à chaque mot par
des clameurs parties de presque tous les bancs. Les
uns restaient fidèles à leur haine contre les acadé-
mies; d'autres, encore imbus des principes de 93,
haïssaient jusqu'à la science; le motif qui animait
le plus grand nombre était l'impossibilité de créer
des dépenses nouvelles, c Je donnerais volontiers de
l'argent pour cet usage, disait un membre influent,
si j'en avais. » L'ajournement fut voté à la presque
126 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
unanimité. C'était une forme de rejet. Il fallut du
courage à Pastoret pour demander au Conseil de
se déjuger séance tenante. Il n'en manquait pas. Il
fut secondé par Cambacérès. Ils appuyèrent beau-
coup sur ce que les membres de l'Institut étaient
des fonctionnaires publics, suivant la définition de
Condorcet. Ils rappelèrent que l'ancien régime dé-
pensait annuellement 376000 livres pour les aca-
démies. Cambacérès enleva le vote en proposant
de décider que ces 280000 livres seraient prélevées
sur les 600 000 livres allouées au ministre de l'in-
térieur pour l'encouragement des sciences et des
arts. Il ne s'agissait plus d'une dépense nouvelle,
mais d'un simple virement. Le vote eut lieu en ce
sens. Voilà comment les membres de l'Institut ob-
tinrent un traitement de 1500 francs, qu'ils tou-
chent encore aujourd'hui. Il fut déclaré en même
temps que ce traitement serait insaisissable, et
qu'il ne serait pas soumis aux lois sur le cumul.
Le budget de l'Institut ne fut pas aussi modeste
pendant toute la période du Directoire. Il résulte
d'un rapport de Lacuée, présenté à la seconde
classe le 22 floréal an VII, que les dépenses pour
cette année-là s'étaient élevées à 414,333, fr. 33.11
annonçait en même temps qu'on rentrait dans le
LE TRAITEMENT. 127
chiffre normal pour l'an VIII, et qu'on ne deman-
dait plus que 272,333, fr. 33. La différence tenait à
des frais d'installation qu'il avait fallu subir, et qui
ne devaient plus se représenter.
En fixant l'indemnité de l'Institut à 4500 francs
par membre, les Conseils le laissèrent libre d'en
faire la répartition comme il l'entendrait. Les
classes décidèrent que 1200 francs seraient alloués
à chaque membre à titre de traitement fixe, et
payés par douzième, le surplus, c'est-à-dire
300 francs par membre, devant former une masse
destinée aux jetons de présence. L'usage des jetons
remontait presque à l'origine des académies. Ils
constituaient une prime pour l'assiduité. Les mem-
bres besogneux ou avides qui ne manquaient pas
une séance afin de ne point perdre un jeton étaient
appelés jetonniers. Le jeton avait été d'abord d'une
valeur uniforme de trente sols. Il fut doublé en
1785, ce qui donna lieu à beaucoup de plaisante-
ries et de diatribes contre les académiciens, qu'on
appela des jetonniers de plus belle. Un jeton de
trois francs ne les rendait pas bien riches. Dans le
système qui fut adopté par l'Institut, le jeton fut
payé en argent, et la valeur en fut variable parce
qu'il y avait, pour chaque séance, une somme fixe,
1-28 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
toujours la même, qui était partagée entre les mem-
bres présents par parties égales. Nous avons presque
toutes les feuilles de présence de la seconde classe . Un
quart d'heure après l'ouverture de la séance, c'est-
à-dire à six heures moins un quart, on tirait une
ligne sous les noms déjà inscrits, et les membres
qui signaient ensuite au-dessous de la ligne n'en-
traient pas en partage de la somme consacrée aux
jetons. Le secrétaire faisait le compte séance te-
nante, et écrivait, avant de la signer, le nombre des
participants et la quotité qui leur revenait. La
moyenne variait entre 5 et 6 francs. Talleyrand, qui
a été secrétaire de la classe, se souvenait alors qu'a-
vant d'être évêque il avait rempli les fonctions
d'agent général du clergé, ce qui était une sorte de
ministère des finances, et il écrivait bravement :
« 6 francs à chaque. Signé: Talleyrand. »
C'était du reste la seule attribution de comptabi-
lité qui fût dévolue au secrétaire. Chaque classe
nommait deux commissaires pour administrer ses
fonds; les six commissaires réunis en commission
mixte administraient les fonds de l'Institut.
Presque rien n'a été changé, depuis près d'un
siècle, à ces chiffres et à ces usages; et chaque
membre de l'Institut, quel que soit le nombre des
LE TRAITEMENT. 129
Académies dont il fait partie, reçoit aujourd'hui
une indemnité unique de cent francs par mois,
plus, par chaque séance où il assiste, un jeton
dont la valeur est de 5 francs en moyenne. Les
membres actuels de l'Institut sont plus heureux
que leurs devanciers, puisqu'ils sont payés exacte-
ment, tandis qu'on trouve dans les archives de la
seconde classe une lettre du ministre de l'intérieur,
en date du 12 brumaire an V, annonçant au prési-
dent comme une joyeuse nouvelle, qu'il « espère »
pouvoir payer les traitements arriérés. Une autre
lettre constate que cet arriéré remontait à onze mois.
Le 22 mars 1800 (1er germinal an VIII), Greuzé-
Latouche, président de la seconde classe pour un
semestre, et, comme tel, président pour un mois
de l'Institut, écrivit à Bonaparte la lettre suivante :
<l L'Institut national représente au premier con-
sul qu'un très grand nombre de ses membres n'a
pour subsister que les indemnités modiques qui
leur sont attribuées, et que ces indemnités sont
arriérées de onze mois. Ce retard en a réduit plu-
sieurs à la plus grande détresse et à des expédient
désespérés.
» L'Institut a nommé une commission qu'il a
chargée de faire connaître cet état de choses au pre-
130 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mier consul. La Commission prie le premier magis-
trat de la République de prendre en considération
les besoins de ces vétérans des sciences et de leur
assurer régulièrement, tant pour le passé que pour
F avenir, une rétribution à laquelle l'existence d'un
grand nombre d'entre eux est attachée.
» L'Institut prie le premier consul d'ordonner le
payement régulier des indemnités pour le courant,
et le rapprochement des payements de l'arriéré.
» Creuzé-Latouche1. ))
Quand Creuzé-Latouche déclare, danscette lettre,
que plusieurs membres de l'Institut sont réduits à
des expédients désespérés, il ne dit que l'exacte
vérité. Le ministre de l'intérieur allouait des se-
cours aux plus nécessiteux, quand il le pouvait. On
voit dans une pièce de comptabilité de prairial an IV,
conservée aux Archives nationales, que le ministre
alloue à Adanson, membre de la première classe,
section de botanique, ancien membre de l'Académie
des sciences, « un secours de 2 000 livres, pour le
1. Arnaud raconte que Bonaparte et Montcsquiou ont très
constamment et très exactement touché leur indemnité de membre
de l'Institut. Ce qui est certain, c'est qu'on trouve plusieurs fois
la signature de Bonaparte sur les feuilles d'émargement. Dans un
état de l'an IX, il a émergé pour la somme de 4 fr. 35 c.
LES FUNÉRAILLES. 131
mettre en état d'avoir du bois, de la viande, de la
chandelle, du sucre et un vêtement. »
La question des funérailles a beaucoup préoc-
cupé l'Institut, et particulièrement la seconde
classe, où siégaient La Reveillère-Lépeaux, Bernar-
din de Saint-Pierre, Grégoire, Dupont de Nemours.
l'Institut mit la question au concours, sur la
proposition du ministre de l'intérieur, effrayé à
juste titre, pour la moralité publique, de la façon
dont se faisaient les inhumations; mais avant la '
clôture du concours, dont il sera fait mention dans
un autre chapitre, l'Institut s'était occupé pour son
propre compte des mesures à prendre pour assurer
la dignité des funérailles de ses membres.
Il faut se souvenir qu'au moment de la fondation
de l'Institut, il n'y avait plus de religion en France.
Les religions n'étaient plus proscrites, comme elles
l'avaient été pendant deux années ; elles n'étaient
non plus ni subventionnées, ni autorisées, ni en-
couragées. On était revenu, en principe, à la liberté
de conscience; dans la pratique, beaucoup de dé-
fiances et de haines subsistaient encore. Le clergé
réfractaire, partout où il avait pu, avait cherché à
se venger. Il n'avait été étranger ni aux troubles
du Midi, ni à l'insurrection vendéenne; de sorte
132 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
qu'au moment où le fanatisme antireligieux s'apai-
sait, les rancunes politiques prirent sa place, avec
moins de férocité et autant d'obstination. Il se passa
encore une ou deux années avant que les prêtres,
sermentés ou insermentés, osassent profiter de la
liberté qui leur était officiellement rendue. Le pre-
mier concile national, tenu à Notre-Dame de Paris
par les évêques constitutionnels, est de l'an VI.
A cette date, la nouvelle Église française, que l'Às-
' semblée constituante avait créée et que la Conven-
tion avait proscrite, comptait des ministres dans le
plus grand nombre des paroisses ; mais ils se heur-
taient tantôt contre des administrations hostiles,
tantôt contre des populations indifférentes. Presque
partout ils étaient sans ressources. Tel était leur
dénuement que plusieurs évêques écrivirent au
Concile qu'il leur était impossible de s'y rendre,
faute d'argent pour faire le voyage. La nouvelle
tolérance s'était étendue jusqu'aux insermentés :
ils s'étaient montrés aussitôt, les uns sortant des
retraites où ils s'étaient cachés, et les autres reve-
nant de l'exil. Ces deux Églises, dont l'une était
implacable contre la Piévolution, et dont l'autre avait
été si mal payée de sa connivence, étaient irrécon-
ciliables entre elles; et leur lutte entravait la ri-
LES FUNÉRAILLES. 133
naissance des idées religieuses. Certains esprits qui
jugeaient la religion catholique comme Pavaient ju-
gée Voltaire et les encyclopédistes, qui ne croyaient
pas à l'efficacité et à la solidité d'une transfor-
mation opérée par des législateurs laïques, sans ac-
cord préalable avec l'Eglise romaine, qui cependant
sentaient pour eux-mêmes, et surtout pour le gou-
vernement des grandes masses populaires, la néces-
sité de.croyances entretenues par des cérémonies pu-
bliques, se laissaient aller aux espérances pué-
riles des théophilanlhropes, ou, s'ils étaient plus
sérieux, cherchaient au moins à donner aux prin-
cipaux actes de la vie civile, aux mariages, aux funé-
railles, une gravité et une dignité qui en relevassent
le caractère. Les funérailles surtout les préoccu-
paient, car on en était venu à l'indécence la plus
scandaleuse. On transportait les corps comme des
colis ordinaires, on les ensevelissait sans témoins;
on n'observait même plus les règlements sanitaires.
Les cimetières, délaissés par la police, étaient de-
venus des lieux infects et immondes. L'Institut, sans
attendre une loi générale dont on lui demandait à
lui-même les éléments, voulut que des honneurs
funèbres fussent rendus à ses membres. C'est Le
Gouvé (les initiatives généreuses sont héréditaires
134 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dans la famille) qui poussa le premier cri d'alarme
dans la séance publique du 1er vendémiaire an V.
Une commission mixte fut nommée avec mission de
hâter le plus possible ses travaux.
Les commissaires avaient une tâche difficile. Il
fallait une cérémonie simple et pourtant solennelle.
Elle ne devait choquer ni les anciens conventionnels
qui avaient abjuré la prêtrise, et qui étaient assez
nombreux dans l'Institut, ni les anciens académi-
ciens appelés à faire partie de l'Institut sans avoir
rien abandonné de leurs croyances politiques et
religieuses d'autrefois. En un mot, il fallait une
solution qui put convenir à Naigeon, à Grégoire et
à Anquetil. On n'aboutit qu'à une sorte de règle-
ment de police. Il fut décidé que l'Institut pren-
drait les dépenses à sa charge, qu'il assisterait en
corps aux obsèques, que le bureau de l'Institut,
celui de la classe à laquelle le défunt appartenait,
et six commissaires au moins, seraient en costume
de cérémonie1, et qu'un discours serait prononcé
sur la tombe. Il fut même arrêté en principe que
1. Ce qui ne veut pas dire en costume officiel. La décision re-
lative aux funérailles est du mois de frimaire an VIL L'Institut
reçut un costume officiel le 7 prairial an IX. A partir de cette
époque, le bureau et les commissaires qui assistaient aux funé-
railles durent être en costume officiel.
LE COSTUME. 135
l'Institut achèterait à Mont- Louis (au Père Lachaise)
un terrain pour la sépulture de ses membres1. C'é-
tait assez pour la décence extérieure ; il fal-
lait attendre le reste du retour des esprits aux
croyances religieuses. La même commission fit dé-
cider que, dans la première séance publique qui
suivrait le décès d'un membre, résident ou non
résident, le secrétaire lirait une notice sur sa vie et
ses travaux.
Les anciennes Académies n'avaient pas de cos-
tume officiel. On ne songea pas, en 1 795 , à en donner
un aux membres de l'Institut. Ce n'était pas mécon-
naissance de leur dignité : elles étaient placées
très haut dans l'esprit des législateurs, et nous en
avons, entre autres preuves, celle-ci, qui est singu-
lière. Le Directoire avait fondé une fête annuelle
pour célébrer le 18 fructidor. Il tenait, et il en fut
puni, à glorifier le système des coups d'État. Dans
cette fête figurait une statue ou un mannequin,
représentant l'hypocrisie politique. Le mannequin
tenait dans ses mains les tables de la loi ; le Directoire
s'avançait processionnellement, les lui arrachait ,
1. Voir le discours prononcé par Arnault sur la tombe de Ché-
nier, le 12 janvier 1811.
136 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
et les portait «en triomphe», dit le programme,
sur l'autel de la patrie. Nous avons, dans les annales
de l'Institut, le programme de la fête dressé par
François de Neuchâteau, ministre de l'intérieur,
et nous y voyons Tordre de préséance pour cette
procession d'un nouveau genre. L'Institut y occupe
le trente-neuvième rang, le quarante-quatrième
et dernier étant le rang suprême, et n'a der-
rière lui que le tribunal de cassation, les am-
bassadeurs étrangers, l'état-major de Paris, les
ministres et le Directoire. Malgré l'égalité pres-
crite par les lois, le costume revenait de tous
les côtés; et c'est une remarque qu'on peut
faire à toutes les époques de l'histoire : notre
vanité est toujours la même, elle ne fait que chan-
ger d'uniforme. En 1795, les mœurs ramenaient
le goût des différences, et, par une conséquence
naturelle, les costumes qui en sont le signe. On
avait réglé avec grand soin le costume des légis-
lateurs, celui des juges, celui des administrateurs.
Les directeurs avaient un uniforme absurde et
splendide. Les membres de l'Institut ne tardèrent
pas à se sentir poussés par le démon de la diffé-
rence; ils avaient, depuis l'an VI, une médaille;
ils demandèrent une marque distinctive : non pas
LE COSTUME. 137
un costume, disaient-ils; ils n'y avaient aucun droit;
ils n'en concevaient pas la pensée! Un ruban, un
insigne leur suffirait1. Mais le règne de la différence
arrivant à grands pas, on leur offrit ce costume,
auquel ils n'osaient prétendre, et ils s'empressèrent
de l'accepter2, il y eut, à ce sujet, grande correspon-
dance entre eux et le ministre de l'intérieur; ils
furent consultés sur tous les galons. On fit large-
ment les choses, puisqu'ils eurent un costume
d'apparat pour les grandes occasions, et un petit
costume pour la vie courante, c'est-à-dire pour les
séances ordinaires. Ils se hâtèrent de s'en revêtir;
et, pour le dire en passant, quoique les costumes
ne soient plus dans nos usages modernes, et qu'on
s'efforce d'y échapper, et de s'envelopper d'un sac
même dans les cérémonies officielles, il ne faut pas
remonter bien haut pour se souvenir des séances
publiques de l'Institut où l'habit de ville était une
rare exception. Aujourd'hui, le costume n'est plus
porté, dans les séances publiques, que par les
membres du bureau. L'Académie des beaux-arts
est la seule qui ait conservé les anciennes traditions.
1. 7 messidor an VIII.
2. 7 prairial an IX.
138 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Ou s'imagine à tort que les costumes sont d'origine
et de complexion monarchique; la République,
au moins chez nous, s'en accommode fort bien;
elle se borne à les modifier quand elle le peut,
et à remplacer les broderies par des plumets.
Un des derniers décrets de la Convention est con-
sacré à la description des costumes qui furent
inaugurés en même temps que la Constitution de
l'an III. Chénier en fut le rapporteur. Tout y était,
depuis le directeur jusqu'au commissaire de police,
on n'avait oublié que l'Institut. Cette lacune ne fut
comblée que cinq ans après. Le costume de l'Insti-
tut date de l'an IX; c'est le premier et le seul
costume officiel que les Académies aient jamais eu.
A le voir revêtu, comme aujourd'hui, dans les occa-
sions les plus solennelles par trois membres sur
plus de deux cents, on dirait qu'on en rougit.
C'est une situation presque ridicule. Il faut le
porter ou le supprimer.
M. Mignet raconte qu'il ne fut pas peu surpris,
en 1833, de voir entrer dans son cabinet, où il
était seul à travailler, un vieillard de grande mine
portant un costume d'académicien un peu fané
sans doute, un peu suranné, puisqu'il datait au
moins de 1814, et très probablement de 1800.
LE COSTUME. 139
C'était Lakanal, qui revenait en France après
vingt ans d'exil, tout exprès pour reprendre son
siège à l'Académie, et dont les manières n'avaient
pas plus changé que le cœur.
Vï
LES SEANCES PUBLIQUES.
La séance d'installation de l'Institut eut lieu le
6 décembre 1795 (15 frimaire an IV). L'Institut ne
se composait à ce moment que du tiers électeur
(quarante-huit membres). On se réunit à cinq
heures du soir dans la salle d'assemblée de l'an-
cienne Académie des sciences, sous la présidence
de Daubenton comme doyen d'âge (Daubenton
avait alors soixante-dix-neuf ans). Le Directoire
exécutif s'était excusé par une lettre dans laquelle
il faut remarquer ces paroles : « Le Directoire exé-
cutif sera toujours empressé de seconder vos tra-
vaux par tous les moyens qui lui sont délégués ; il
compte que vous l'aiderez de votre côté par tout ce
que vos connaissances et vos divers talents vous
mettent à même d'employer. » Le ministre de l'inté-
LES SÉANCES PUBLIQUES. iU
rieur, Bénézech, qui représentait le gouverne-
ment, lut successivement le décret organique,
la liste des quarante-huit membres, qui se trou-
vait réduite à quarante-six par la radiation de
Lévesque de Pouilly et la démission de Garât, et
la lettre du Directoire exécutif. Il prononça en-
suite un assez long discours, dans lequel il men-
tionne à peine les lettres et les arts. Il veut bien
convenir que « le Français » ne peut prendre pour
devise : « Du pain et du fer ! » et devenir le sé-
vère Spartiate. C'est au peuple d'Athènes qu'on
l'a dès longtemps comparé. Mais « les fleurs
de la littérature et des arts » ne doivent pas être
pour la République une parure vaine et stérile.
Elles doivent prendre un nouveau caractère « et
concourir à la félicité générale et à l'affermisse-
ment delà liberté ». Le ministre déclare que les
mathématiques, l'astronomie, la physique, la chi-
mie, l'histoire naturelle, la botanique, l'anatomie,
ont fait de tels progrès, qu'il est difficile d'imagi-
ner qu'elles en puissent faire encore; mais il reste
beaucoup à faire pour la théorie des arts méca-
niques, l'agriculture, l'économie rurale et l'art
vétérinaire. C'est sur ces connaissances relative-
ment arriérées, et qui sont par excellence des
142 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
connaissances utiles, qu'il fait porter tout son dis-
cours. Il annonce qu'il a déjà fait quelques ré-
formes, et fondé quelques établissements : le con-
servatoire des arts et métiers, les haras, les
potagers du Luxembourg, la pépinière « que l'on
pourrait appeler le calendrier de Flore, s'il n'eût
mérité le nom de bosquet de Daubenton, qui en a
conçu l'idée ». Le ministre se retire après ce dis-
cours. L'Institut nomme au scrutin un président,
Dussaulx, et un secrétaire, Chénier. Il décide qu'il
procédera aux élections dès le surlendemain, et
qu'elles auront lieu à la majorité absolue des suf-
frages.
A la seconde séance (8 décembre), le président
Dussaulx lit une lettre de Lévesque de Pouilly, qui
remercie de sa nomination en laissant voir cepen-
dant qu'il craint une confusion ou une méprise; en
effet, sa nomination était déjà annuléequand sa lettre
parvint à Paris. Larcher, ancien membre de l'Aca-
démie des inscriptions et belles-lettres, alors âgé
de soixante-six ans, et qui avait été pressenti au
sujet d'une candidature pour la troisième classe,
écrit pour refuser, en se fondant sur son âge et ses
infirmités1. L'Institut procède aux élections dans
1. Il fut élu dans la troisième classe le 1er août 1796 et accepta.
LES SÉANCES PUBLIQUES. 143
les séances des 9, 10, iw2, 13, 14 et 15 décembre.
Le 22 décembre, il nomme une commission de
douze membres pour préparer le règlement. La
deuxième classe y est représentée par Daunou,
Sieyès, deLisle de Sales, Grégoire1. Une autre com-
mission est chargée de s'occuper de la répartition
et de l'installation des salles, de toute l'organisa-
tion matérielle, de la bibliothèque2. Tout était à
faire en ce genre, mais il ne s'agissait en ce mo-
ment que d'aller au plus pressé. Nous avons déjà
vu que l'Institut fut appelé à la barre du Corps
législatif pour déposer le projet de règlement, et
prêter serment de haine à la royauté. On avait
choisi le 1er pluviôse an IV (21 janvier 1796), parce
que les pouvoirs publics célébraient, ce jour-là, par
une fête nationale, le troisième anniversaire de la
mort de Louis XVI.
Le conseil des Cinq-Cents était réuni, en costume,
à dix heures du matin, sous la présidence de Treil-
1. Les autres commissaires sont, pour la lre classe : Laplace,
Fourcroy, Lacépède, Borda, et, pour la troisième, Chénier, Mon-
gez, Villar, Boullée.
2. Les commissaires étaient Charles, Ginguené et De Wailly.
L'organisation de la bibliothèque ne fut pas difficile. Les biblio-
thèques de Paris et les écoles centrales avaient pris tous ce qui
était à leur convenance. C'est seulement un an plus tard que la bi-
bliothèque de la Ville fut donnée à l'Institut pour former le fond
d'une bibliothèque nouvelle.
114 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
hard, qui était destiné à devenir le comte Treilhard
quelques années après, et qui était alors grand en-
nemi de toute royauté et de toute dignité. Les artistes
du Conservatoire de musique, dirigés par Gherubini,
chantèrent successivement : Veillons au salut de
l'empire, un autre hymne dans lequel, dit le Moni-
teur, se trouvait le cri de Haine à la royauté, la
Marseillaise et le Chant du départ. Treilhard pro-
nonça un long discours pour rappeler les crimes du
tyran. « C'est en présence de tous les peuples,
disait-il en terminant, c'est dans le sein de l'huma-
nité entière que je voudrais déposer mon serment. >
On procéda ensuite à l'appel nominal, et tous les
membres prononcèrent individuellement la formule
prescrite : « Je jure haine à la royauté. » La dépu-
tation de l'Institut fut admise à la barre au moment
où l'appel nominal finissait. Elle avait pour orateur
Lacépède. « Trop longtemps, dit-il, les sciences et
les arts, naturellement fiers et indépendants, ont
porté le joug monarchique, dont le génie n'a pu
les préserver. Aujourd'hui la liberté protège les
lumières, et les lumières font chérir la liberté. » Il
termine sa courte harangue par les mots sacramen-
tels : « Nous jurons haine à la royauté. » Le prési-
dent, sur la motion de Chénier, donna l'accolade
LES SÉANCES PUBLIQUES. 145
fraternelle aux membres de la députation, et ce fut
la fin de la cérémonie.
Le serment de haine à la royauté était, pendant
la Révolution, une formalité qu'on exigeait de tout
le monde, d'un membre de l'Institut et du curé de
la paroisse, quand il y avait un curé. On vous char-
geait d'étudier l'histoire ancienne, ou l'épigraphie,
ou la chimie; mais, avant tout, il fallait prêter ser-
ment de haine à la royauté ; c'était l'entrée en ma-
tière indispensable, et l'on ne pouvait être fonc-
tionnaire ou savant qu'à cette condition.
Les Cinq-Cents et les Anciens firent diligence. Pour
ne parler que de la seconde classe, plusieurs de ses
membres, Daunou, Cabanis, Garran-Coulon, Cam-
bacérès, Lakanal, Sieyès, Pastoret, appartenaient
au conseil des Cinq-Cents; d'autres, tels que Garât,
Deleyre, Baudin des Ardennes, Dupont de Nemours,
La Reveillère-Lépeaux, Creuzé-Latouche , Lacuée,
au conseil des Anciens. Les deux assemblées com-
posèrent leurs commissions en grande partie de
membres de l'Institut. Lakanal fut le rapporteur
au conseil des Cinq-Cents, Muraire au conseil des An-
ciens. La discussion dans les deux conseils fut très
courte. Dans le conseil des Cinq-Cents, Lakanal
conclut à l'adoption pure et simple du projet. C'est
10
U6 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dans le discours qu'il prononça à cette occasion que
se trouve la phrase célèbre contre les secrétaires
perpétuels « dont la présence était pour les savants
un sanglant outrage ». Il ne manqua pas non plus
de parler de « ces formes ministérielles qui, dans
les anciennes académies, avilissaient les savants
et dégradaient les sciences ». Dupuis, membre de
la troisième classe de l'Institut (c'est l'auteur de
Y Origine de tous les cultes), demanda, par amende-
ment, que les séances ordinaires des classes fussent
publiques, l Les citoyens y trouveront un grand
avantage pour leur instruction, et les membres de
l'Institut, placés sous leurs yeux, ne s'endormiront
pas sur leurs fauteuils académiques. » Lakanal
accepta l'amendement, qui fut aussitôt voté. Lors-
que le même règlement fut discuté par le conseil
des Anciens, le rapporteur Muraire regretta vive-
ment cette publicité, quoiqu'on l'eût restreinte à la
première séance de chaque décade. Il déclara
expressément qu'il aurait proposé la suppression
de cet article, si la Constitution n'avait pas obligé
le conseil des Anciens à accepter ou à rejeter dans
leur ensemble, sans amendements, les projets de
lois votés par le conseil des Cinq-Cents, et nous
verrons que l'Institut après une courte expé-
LES SÉANCES PUBLIQUES. 147
rience, proposa et obtint le rapport de cet article.
Le vote du conseil des Anciens sur le règlement
eut lieu le 15 germinal an IV. Le même jour l'In-
stitut tint sa première séance publique. Il devait y
en avoir quatre par an : le 15 vendémiaire, le 15 ni-
vôse, le 15 germinal et le 15 messidor, c'est-à-dire le
premier jour de chaque saison. Gomme la séance
du 45 germinal an IV était une séance d'inau-
guration, on y mit beaucoup de solennité. Elle
eut lieu dans la salle des Cariatides. Il fallut la dé-
blayer, l'orner, construire à la hâte une tribune
et des amphithéâtres. L'ancienne administration
des menus fournit des lustres, des tapisseries,
des banquettes : on avait des drapeaux à profusion .
Tout fut prêt à l'heure dite. Quinze cents personnes
accoururent et parvinrent à s'entasser dans la salle,
avec les membres de l'Institut, le gouvernement et
son cortège, les choeurs et les instrumentistes. La
séance était indiquée pour six heures. Les membres
de l'Institut furent avertis de s'y rendre un quart
d'heure d'avance afin d'être là pour recevoir les
directeurs, qui arrivèrent très exactement avec la
politesse des rois. Ils avaient tenu à y être tous,
Letourneur, qui porta la parole comme président,
Uewbell, Barras, Garnot, La Réveillère-Lépeaux.
148 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Carnot était membre de la première classe de
l'Institut, La Réveillère-Lépeaux de la seconde. Les
directeurs portaient leur grand costume, habit
bleu et manteau nacarat, tout couverts de broderies
d'or, avec la ceinture de soie, le baudrier et le
chapeau à panache. Ils étaient accompagnés du
corps diplomatique, et de tout ce qui restait de
savants, d'hommes de lettres et d'artistes.
Le président du Directoire, dans une harangue
vide et pompeuse, traita des grands services que
les sciences rendraient à la République , et des
grands services que la République rendrait aux
sciences. Dussaulx qui présidait la séance, comme
président de la troisième classe dont c'était alors
le tour de présider l'Institut, répondit en peu de
mots; puis Daunou, membre de la seconde classe,
qui avait été spécialement élu pour cette fonction,
prit la parole et prononça un long et important
discours.
Il commença par établir que l'Institut n'avait au-
cune part à la puissance publique et qu'il ne pou-
vait concourir aux progrès de la raison et à la pros-
périté de l'État, que par l'influence de ses décou-
vertes et les œuvres des grands écrivains.
« L'Institut national n'exerce sur les autres éta-
LES SÉANCES PUBLIQUES. 149
blissements (l'instruction aucune surveillance ad-
ministrative; il n'est chargé lui-même d'aucun en-
seignement habituel. Pour le soustraire au péril de
se considérer jamais comme une sorte d'autorité
publique, les lois ont placé loin de lui tous les res-
sorts qui impriment des mouvements immédiats,
et ne lui ont laissé que cette lente et toujours utile
influence qui consiste dans la propagation des lu-
mières et qui résulte, non de la manifestation sou-
daine d'une opinion ou d'une volonté, mais du dé-
veloppement successif d'une science, ou de l'insen-
sible perfectionnement d'un art. »
Il convenait que l'Institut serait à la disposition
du gouvernement, et il ajoutait avec autorité que
« ceux qui auraient le droit de lui demander des
travaux n'auraient pas le pouvoir de lui comman-
der des opinions». Il ne voyait pas, ce que l'expé-
rience ne devait pas tarder à démontrer, que si le
gouvernement n'était pas et ne pouvait pas être
maître de la science, il était maître des savants,
puisqu'il était maître de leur temps et de leur tra-
vail.
Daunou insistait sur cette réunion de toutes les
connaissances humaines, et de tous les hommes
qui les cultivent, qui avait été l'idée fondamentale
150 UNE A-CADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
des fondateurs de l'Institut, et qui imprimait à
leur œuvre son caractère. « Les arts ne paraissent
indépendants les uns des autres que lorsqu'ils n'ont
fait que leurs premiers pas ; plus ils grandissent,
plus ils s'aperçoivent de leurs relations naturelles
et comprennent l'utilité du réciproque appui qu'ils
se doivent. Dès lors les directions se croisent, les
applications se multiplient; il se fait entre les fa-
milles les plus éloignées les alliances les plus im-
prévues; les genres s'identifient entre eux, pour
ainsi dire, à mesure qu'ils se perfectionnent. »
Il passe ensuite en revue les trois classes dont
l'Institut se compose. On sait qu'il appartenait alors
à la seconde. Il glorifie avec raison l'idée, propre à
la Convention nationale, défaire une classe parti-
culière pour les sciences morales et politiques;
mais il exagère évidemment, et obéit trop à l'es-
prit du temps, quand il les représente comme op-
primées et persécutées jusqu'au jour de la Révolu-
tion. J'avouerai, si l'on veut, que la philosophie
était persécutée; mais il faut qu'on m'accorde
qu'elle était souveraine. Daunou lui-même déclare
•qu'elle a fait la Révolution, et rappelé 25 millions
d'hommes à l'exercice deleurs droits. La Révolution,
préparée par la philosophie, éclate. Au bout de
LES SÉANCES PUBLIQUES. 151
trois ans, cette révolution, si libérale à son début,
entre en guerre contre la liberté, ferme les écoles,
détruit les Académies, proscrit les congrégations
savantes, saccage les musées, les bibliothèques, abat
les églises ou les transforme en salles de clubs et
en casernes. Ce règne de la barbarie dure près de
deux ans, et se prolonge dans certaines provinces;
à ces désastres dont le souvenir doit être interdit à
la vengeance et ne doit pas être perdu pour l'in-
struction, succédera un grand siècle, comme un
beau jour succède à une nuit d'orage. L'histoire
nous montre que les plus éclatants chefs-d'œuvre de
l'esprit ont paru au lendemain des grandes com-
motions politiques. « Nous gardons l'émotion delà
bataille, avec cette espèce d'héroïsme sauvage
qu'elle fait naître dans les âmes; et maintenant, en
pleine possession de la liberté, la République nous
appelle pour rassembler et raccorder toutes les
branches de l'instruction, reculer les limites des
connaissances, rendre leurs éléments moins obscurs
etplus accessibles, provoquer les efforts des talents,
récompenser leurs succès, recueillir et manifester
les découvertes, recevoir, renvoyer, répandre toutes
les lumières de la pensée, tous les trésors du génie.
Tels sont les devoirs que la loi impose à l'Institut. »
152 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Il semble qu'après ce discours on aurait dû lever
la séance. L'Institut se trouvait installé, gravement,
solennellement, en présence des plus hautes auto-
rités de l'État, et par un discours étendu, où la na-
ture et le but de cette fondation étaient développés
avec autant de clarté que de noblesse. Mais on vou-
lut appliquer a cette première séance le règlement
des séances publiques. Trois secrétaires, Lacépède,
pour la classe des sciences mathématiques et phy-
siques, Le Breton, pour la classe des sciences
morales et politiques, et Fontanes, pour la classe
de la littérature et des beaux-arts, lurent un résumé
des travaux de l'Institut; Collin d'Harleville dé-
clama une lamentable et interminable pièce de
vers intitulée : La Grande Famille réunie. La
grande famille, c'était l'Institut, qui réunissait enfin
les anciennes académies dans une société unique,
en y comprenant même l'Académie des Beaux-Arts,
si longtemps dédaignée.
Ah ! pourquoi, sur la terre isolée, à l'écart,
Les beaux-arts faisaient-ils comme une classe à part;
Semblaient-ils, séparés par un vaste intervalle,
N'admirer que de loin et science et morale?
Vinrent ensuite un mémoire de Fourcroy sur les
détonations dumuriate suroxygéné dépotasse, lors-
qu'il éprouve une pression ou un choc; et un frag-
LES SÉANCES PUBLIQUES. 153
ment du grand ouvrage de Cabanis dans lequel il
démontrait que lesbesoins moraux naissent des be-
soins physiques ; les idées, des sensations ; et le déve-
loppement des idées, de la perfection des signes qui
expriment les sensations et en fixent la mémoire.
Lacépède lut l'éloge de Vandermonde, professeur
d'économie politique; Prony, une notice sur la
superficie et la population de la France. On plaça
comme intermède après ce discours, par une com-
binaison qui parut savante, une pièce de vers com-
posée par Andrieux, et qui fut récitée par Monvel,
membre de l'Institut et acteur de la Comédie fran-
çaise. Le Breton lut une notice historique sur
Raynal, l'auteur de Y Histoire philosophique des
Deux Indes; Grégoire, une dissertation sur les
lettres, les sciences, leurs rapports, l'influence
qu'elles exercent pour le bonheur du genre humain ;
Cuvier, un mémoire sur les différentes races d'élé-
phants, et Dussaulx le commencement d'un voyage
aux Pyrénées. « Jeunes poètes, vous composerez
malgré vous des odes sur le Pic du Midi, des géor-
giquesàCampan, des satyres à Bagnères, des idylles
à Cauterets, des romans à Saint-Sauveur, et des
élégies à Barèges. » La cérémonie fut terminée par
une ode de Lebrun sur Y Enthousiasme, et des expé.
154 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
riences à l'appui du mémoire de Fourcroy sur les
explosions du muriate suroxygéné de potasse.
Gela ne faisait pas moins de quinze lectures, et
cependant, par un prodige difficile à concevoir, la
séance ne dura que quatre heures.
Les séances des anciennes académies étaient
aussi fort longues. On y faisait de nombreuses lec-
tures; mais des lectures qui intéressaient, mal-
gré leur variété, parce qu'elles venaient de la
même académie, et appartenaient à la même fa-
mille d'études. L'Académie des inscriptions et
l'Académie des sciences avaient au moins deux
séances de rentrée, l'une en avril, l'autre après
la Saint-Martin. L'Académie française n'en avait
qu'une, qui était fixée au 25 août à cause de la fête
du roi; mais elle avait en outre les séances de ré-
ception de ses membres. Toutes ces solennités
furent remplacées pour l'Institut par quatre séances ,
publiques, à chacune desquelles les trois classes
devaient prendre une part égale. On comptait beau-
coup sur ces réunions solennelles pour répandre les
découvertes des sciences et le goût des arts. On les
regardait comme la fonction principale de l'Institut.
On tenait à y montrer à la fois toutes les branches
des connaissances humaines, parce qu'on regar-
LES SÉANCES PUBLIQUES. 155
dait cette alliance comme le but des efforts de la
pensée. Tout marchait à la fois, et concourait à
l'achèvement de la philosophie et à la puissance
de son action. Comme on voulait forcer les savants
et les artistes, les astronomes et les grammairiens
à travailler ensemble, on voulait forcer aussi toutes
les parties du public à se réunir ensemble, et à res-
ter assises, immobiles, pendant quatre heures, pour
être tour à tour amusées ou intéressées par des pro-
blèmes de géométrie et par des cantates. C'était
commettre, dans un détail du règlement, la même
erreur, ou au moins la même exagération que dans
la conception générale de l'Institut. Si chaque classe
avait eu sa séance publique spéciale, elle se serait
adressée à ses véritables auditeurs : la première
classe aux savants, la seconde aux philosophes,
la troisième aux poètes; mais on avait tout réuni
et tout confondu. On était si charmé de cette con-
fusion, qu'on avait voulu pour chaque classe deux
orateurs, sans compter le rapport du secrétaire, ce
qui faisait neuf discours, plus le discours du prési-
dent, car il n'y a pas de président sans discours.
Dix discours ou plutôt dix lectures en une séance !
La Convention, qui avait ordonné cela, ne s'était
jamais montrée plus intrépide.
156 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Cette accumulation de belles choses dans les
séances publiques leur fut fatale. On la supporta
ce jour-là, à cause de la nouveauté et du spec-
tacle; mais les séances suivantes furent tantôt lan-
guissantes, tantôt agitées. Quand un des premiers
orateurs était trop long, le public, qui attendait
son orateur préféré, et qui craignait de le perdre,
manifestait son inquiétude. Jl lui arrivait de laisser
voir aussi son ennui, ou même sa désapprobation.
Un jour que Mercier, de la classe des sciences mo-
rales et politiques, lisait un mémoire sur une dis-
tinction très métaphysique, qu'il avait imaginée,
entre la langue et le langage, le public ne comprit
pas, puis il s'ennuya, puis il se fâcha. Les mur-
mures devinrent tellement significatifs, que le pré-
sident conseilla à Mercier d'arrêter là sa lecture.
Ce n'était pas le compte de celui-ci, qui croyait avoir
fait un chef-d'œuvre et qui avait un devoir à rem-
plir envers ce chef-d'œuvre : le devoir de le lire jus-
qu'au bout et de le faire accepter par ce public ré-
calcitrant. Il s'obstina; les murmures devinrent de
véritables huées; la désertion se mit dans l'audi-
toire et parmi les membres de l'Institut. Mercier
se vanta toujours d'avoir remporté la victoire,
parce qu'il lut son manuscrit jusqu'à la dernière
LES SÉANCES PUBLIQUES. 157
ligne, devant les banquettes et une poignée de
compatissants; mais l'Institut se demanda ce que
deviendraient les séances publiques, si de pareilles
scènes se renouvelaient.
Deux autres inconvénients se produisirent. Quel-
ques membres bravèrent les convenances du public ;
quelques autres briguèrent ses applaudissements
par des procédés qui n'étaient pas précisément
académiques. On en jugera par les exemples sui-
vants, choisis dans ces deux espèces.
Voici d'abord des mémoires peu attrayants pour
les dames et pour les gens du monde.
A la séance publique du 15 germinal an V, Four-
croy lut un mémoire, composé par lui en collabo-
ration avec Yauquelin, intitulé : Comparaison de
V urine humaine et de celle des animaux herbi-
vores, particulièrement du cheval. « Ce sujet ne pa-
rut pas heureusement choisi, dit mélancoliquement
le Moniteur. » C'est encore le même Fourcroy qui,
à la séance publique du 15 vendémiaire an VI, lut
avec intrépidité une description et une analyse des
calculs de la vessie.
Parmi les titres qui semblent choisis tout exprès
pour dérider l'auditoire aux dépens de la gravité
académique, je me contenterai de citer celui d'un
158 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mémoire de Dupont de Nemours, Sur la sociabilité
des chats, des renards et des loups. L'ancienne
Académie française ne faisait pas de ces sacrifices
au désir de plaire, mais elle ne dédaignait pas de
mêler quelque fable ou quelque beau morceau de
poésie à des ouvrages d'un genre moins attrayant.
L'Institut suivit cet exemple ; et pour donner à ces
productions un attrait de plus, il les faisait lire par
Mole qui, de même que Préville et Monvel, faisait
partie de la section des beaux-arts.
On se convainquit proinptement de la nécessité
de diminuer la longueur des séances. Quelques-unes
avaient duré quatre heures et demie. Il n'y eut
plus qu'un seul lecteur pour chaque classe 4. Les
résumés des travaux du trimestre par les secré-
taires furent notablement abrégés; la durée des
séances fut réduite à trois heures. On s'effor-
ça de n'offrir au public que des morceaux at-
trayants ou importants. Ils furent désignés au
scrutin, après double lecture en séance privée de
chaque classe. L'Institut faisait son éducation et
améliorait de jour en jour son règlement; mais
on ne put jamais ni habituer le public lettré à
1. Procès verbal de la séance du 7 germinal an VI.
LES SÉANCES PUBLIQUES. 15'J
s'intéresser à une question de médecine, ni per-
suader aux médecins qu'il y eût rien de plus at-
trayant qu'une discussion sur les calculs de la
vessie. On eut recours à la ruse; on inscrivit ces
arides questions scientifiques sur le programme,
mais en les plaçant au dernier rang et en invoquant
l'heure avancée pour les supprimer. Les séances
publiques, en dépit de tous ces palliatifs, restè-
rent très démesurément longues et très fastidieuses.
Elles n'eurent ni l'agrément ni l'éclat des séances
publiques tenues autrefois par chacune des aca-
démies, et qui, s'adressant au public particulier de
chacune d'elles, n'obligeaient pas les lettrés à com-
mencer par entendre une leçon de géométrie, et
les géomètres à subir la lecture d'un dialogue en
vers ou d'une fable. On avait cru que cette réu-
nion des trois classes produirait une variété
agréable. Ce qui est agréable, c'est de passer d'un
plaisir à un autre, et non pas d'acheter un court
plaisir par un long ennui.
Les classes contribuèrent aux séances publiques
en proportions égales, mais non pas avec le même
sort. La première classe qui réunissait dans son
sein de grands génies, tels que Laplace, Lagrange,
Monge, Prony, et des génies inventifs, Berthollet,
160 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Haùy, Darcy, Daubenton, Lacépède, et qui aurait
pu tenir le premier rang avec éclat, comptait aussi,
à côté de ces grands hommes, d'assez médiocres
savants qui n'avaient point du tout d'esprit, et c'é-
taient ceux-là qui voulaient toujours se mettre en
avant. Les savants ne peuvent pas douter qu'une
partie de leurs travaux ne soit inaccessible aux
ignorants; mais parmi les découvertes qui se com-
muniquent facilement et sans qu'une initiation
préalable soit nécessaire, ils ne discernent pas bien
celles qui peuvent intéresser les profanes, et celles
qui ne leur causent que du dégoût et de l'ennui.
Certaines lectures que j'ai citées tout à l'heure
semblaient faites pour les séances les plus secrètes,
ou tout au moins pour les séances privées, où le
public se compose d'initiés et d'élèves. La troi-
sième classe, qui réunissait tant de genres diffé-
rents, se mettait plus aisément en rapport avec le
public parce que les branches de connaissances
qu'elle cultivait correspondaient aux études qui
constituent l'éducation moyenne. Un homme du
monde suffisamment instruit peut toujours en-
tendre une pièce de vers, une dissertation sur un
point de goût, un mémoire sur un sujet d'histoire ou
de linguistique. Les travaux de la section de gram-
LES SÉANCES PUBLIQUES. 161
maire étaient ennuyeux, sans être repoussants.
Les apologues, les fragments d'héroïdes, les tra-
ductions en vers, les hymnes patriotiques, et les
odes « remplies d'ivresse » qui semblent insipides
aujourd'hui, étaient dans le goût du temps. On les
regardait comme d'agréables intermèdes. Les ac-
teurs de la Comédie française, qui représentaient
la déclamation, Mole, Monvel, Préville, les lisaient,
et cela faisait un attrait de plus. La section de
poésie comprenait des poètes, aujourd'hui quelque
peu déchus, alors dans tout l'éclat de leur re-
nommée : Lebrun, qu'on appelait Lebrun-Pindare,
Ghénier, Ducis, Fontanes, Colin d'Harleville. Je
ne parle pas des peintres, des sculpteurs, des
architectes , des musiciens , qui n'ont pas cou-
tume de se servir de la langue parlée pour expri-
mer leurs idées, et qui étaient presque des person-
nages muets. On se les montrait avec admiration dans
les séances publiques. Camus, qui était un vérita-
ble érudit, éloquent à sa manière, et d'une activité
sans égale, parla pour toute la classe; on le trouve
sur tous les programmes et à la tête de tous les
travaux.
En somme, le rôle public de la troisième classe
lut convenable, sans être éclatant. Ses poètes
11
m UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
plurent au public, et ses savants l'instruisirent
sans trop l'ennuyer.
La seconde classe, qui était une innovation,
avait un rôle difficile à remplir. Elle avait à se jus-
tifier d'exister. Elle était tenue à l'éclat et à l'origi-
nalité. Ses principales sections étaient consacrées
aux sujets qu'on mettait alors au-dessus de tous les
autres, à la philosophie, à la législation, à l'écono-
mie politique. On sentail vaguement que, dans une
bonne classification de l'Institut, l'Académie des
sciences proprement dite et l'Académie des Beaux-
Arts auraient formé deux classes distinctes, et que
le reste des connaissances humaines aurait élé
divisé entre trois autres classes : la classe littéraire,
qui aurait dû reprendre son illustre nom d'Acadé-
mie française, la classe historique, qui aurait cor-
respondu à l'ancienne Académie des inscriptions
et belles-lettres, et une classe philosophique, qui
n'était rien si elle n'était pas cela, et pour laquelle
ce grand nom était à la fois un immense honneur
et un immense péril.
La classe, qui pourtant était forte, montra dans
les séances publiques plus d'ambition que de
force. Plusieurs de ses membres, tels que Mercier
et de Lisle de Sales, cherchèrent à être profonds et
LES SÉANCES PUBLIQUES. 163
originaux, et n'aboutirent qu'à être amphigouri-
ques. Daunou, Cabanis, La Romiguière, Destutt
de Tracy, de Gérando étaient des penseurs sérieux,
des écrivains de talent, incapables d'aucune sorte de
charlatanisme, et n'ayant d'autre souci que d'être
vrais et utiles. Mais il arriva à la seconde classe
comme à la première de se manifester surtout par ses
médiocrités. Bernardin de Saint-Pierre assure dans
ses Mémoires qu'on l'écarta systématiquement des
séances publiques. Merlin était trop occupé, Sieyès
trop dédaigneux, Volney trop indifférent, La Ro-
miguière trop modeste. Dupont de Nemours, qui
avait de l'esprit, et qui savait beaucoup, aurait
gagné cent pour cent s'il avait consenti à être
simple. Anquetil était très estimable, mais très
ennuyeux. Quand on parcourt les mémoires im-
primés à part par ordre de la classe, ou simple-
ment lus dans les séances ordinaires et insérés
dans le recueil, on voit qu'il y a là plus de science
et de véritable originalité que dans les morceaux,
en général prétentieux et déclamatoires, qui ob-
tinrent les honneurs d'une lecture publique. Faut-
il expliquer ce phénomène par l'envie qui s'at-
tache aux supériorités? ou par le calme naturel
aux grands esprits et la vanité inquiète et bruyante
ICI UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
des esprits vulgaires? ou par les illusions assez
fréquentes chez les contemporains, qui prennent les
importants pour des puissants ? ou faut-il rejeter
ce malheur sur le grand nombre des lectures, qui
en resserrant chaque lecteur dans un espace de
quelques minutes, l'obligeait pour ainsi dire à
étonner un auditoire qu'il ne pouvait éclairer?
Cette dernière raison est probablement la princi-
pale. En tout cas, ce n'est pas par les mémoires
lus en séance publique que les travaux des classes
de l'Institut, et particulièrement ceux de la se-
conde classe, doivent être jugés.
VII
LA SECTION D ANALYSE DES SENSATIONS
ET DES IDÉES.
Je vais maintenant rendre compte successivement
de la composition et des travaux de chacune des
six sections dont la classe des sciences morales et
politiques était composée. L'académie actuelle,
depuis sa résurrection en 1832, comprend, comme
on sait, cinq sections, qui portent les noms sui-
vants : section de philosophie, section de morale,
section de législation, droit public et jurisprudence,
section d'économie politique, finances et statisti-
que, et enfin section d'histoire générale et philo-
sophique. C'est la division même de la seconde
classe de l'Institut, telle qu'elle avait été établie en
1795. Il y avait, à cette date, une section de plus,
celle de géographie, qui fait partie aujourd'hui de
166 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
l'Académie des sciences. Tout le reste a été con-
servé. Les noms seuls sont différents. Ainsi, la pre-
mière section, par laquelle naturellement je com-
mence, et qui est notre section de philosophie ,
s'appelait, de 1795 à 4803, la section d'analyse des
sensations et des idées.
Le titre IV de la loi du 3 brumaire an IV, consa-
cré, comme nous l'avons vu, à l'organisation de
l'Institut, fixait ainsi, dans son article 2, le nombre
des membres :
« L'Institut est composé de cent quarante-quatre
membres résidant à Paris, et d'un égal nombre
d'associés répandus dans les différentes parties de
la République ; il s'associe des savants étrangers,
dont le nombre est de vingt-quatre, huit pour
chacune des trois classes. »
Le nombre des membres était inégalement
réparti entre les trois classes. La première classe
avait soixante titulaires, soixante associés et huit
associés étrangers, total cent vingt-huit ; la troi-
sième classe avait quarante-huit titulaires, qua-
rante-huit associés et huit associés étrangers, total
cent quatre, et la seconde classe, la classe des
sciences morales et politiques, n'ayant que six sec-
tions, tandis que la première classe en avait, dix et
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 167
que la troisième en avait huit, ne comptait en con-
séquence que trente-six titulaires, trente-six asso-
ciés, et huit associés étrangers, en tout quatre-
vingts membres.
Toutes les sections, dans toutes les classes, étaient
uniformément composées de six membres résidant
à Paris, et de six associés des départements. Les
huit associés étrangers appartenaient .à la classe
entière et n'étaient rattachés à aucune section.
L'article 9 réglait de la façon suivante la forma-
tion de l'Institut national. « Pour la formation de
l'Institut, le Directoire exécutif nommera quarante-
huit membres qui éliront les quatre-vingt-seize
autres . Les cent quarante-quatre membres réunis
nommeront les associés. » Pour cette première fois,
les élections se firent directement, au scrutin de
liste et à la majorité des suffrages. C'est seulement
pour les élections postérieures de l'Institut qu'on
eut recours aux listes de présentation et au vote
cumulatif.
Les quarante-huit membres nommés directement
par arrêté du Directoire exécutif étaient répartis
par cet arrêté même entre les vingt-quatre sections
de l'Institut, à raison de deux membres nommés
par section.
168 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Le titre IV, qui contenait l'organisation de l'In-
stitut, fut promulgué, avec l'ensemble du décret, le
3 brumaire an V (25 octobre 4795) ; mais il était
voté depuis plusieurs jours à l'époque de cette
promulgation, et on avait déjà résolu, dans un des
comités de la Convention, d'y apporter un change-
ment considérable. Le comité de l'instruction
publique, qui avait proposé l'article 9, et qui l'a-
vait fait voter, regretta de s'être dessaisi, au profit
du Directoire, d'une nomination de cette impor-
tance. Dans sa séance du 28 vendémiaire l il adopta
un projet complémentaire qui modifiait l'article 9,
et chargeait la Convention de procéder elle-même à
la nomination, sur la présentation du comité -.
Deux jours après, la liste de présentation était
faite, et Lakanal était en mesure de la proposer à
la Convention le lendemain, c'est-à-dire le 2 bru-
maire3 ; mais l'ordre du jour des dernières séances
1. 20 octobre 1795.
2. Extrait du procès-verbal. « Le comité charge le citoyen La-
kanal de proposer à la Convention de rapporter l'article ix du
titre IV de la loi sur l'Institut portant que le Directoire exécutif
nommera le tiers des membres de cet Institut, et de les faire
nommer par la Convention sur la présentation du comité. » (Ar-
chives nationales, AF, n*, 31. Procès-verbaux du comité d'In-
struction publique.)
3. 24 octobre 1795. — Séance du comité, du ltr brumaire. Ex-
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 169
était très chargé, la proposition ne put avoir lieu,
le décret fut promulgué le 3 avec l'article 9, sans
aucune modification, et le comité d'instruction
publique fut dissous avant que Lakanal eût rem-
pli sa mission. L'entrée en fonction du Directoire
eut lieu le 11 brumaire, et très peu de jours après1,
le ministre de l'intérieur lui adressait le rapport
suivant: « La Convention, en décrétant l'Institut,
a voulu perfectionner et nationaliser en quelque
sorte un établissement dont le despotisme n'avait
pu empêcher les heureux effets. On ne saurait
donc trop s'empresser, pour répondre à ses vues
bienfaisantes, de procédera son organisation.
»La première opération à cet égard est celle qui
est prescrite par l'article 9 du titre IV de la loi du
3 brumaire, qui charge le Directoire exécutif de
nommer pour la formation de l'Institut national
quarante-huit membres qui éliront les quatre-vingt-
seize autres. Déjà le comité d'instruction publique
trait du procès-verbal. « Le comité d'instruction publique, après
avoir arrêté la liste du tiers des membres de l'Institut national,
charge le citoyen Lakanal de la présenter demain à la Convention, o
1. Le rapport du ministre de l'intérieur (Bénézech), porte la
date du o frimaire an IV. C'est évidemment une erreur, puisque
la nomination des quarante-huit membres de l'Institut a été faite
le "2(J brumaire. Du reste, les erreurs de date dans les documents
officiels ne sont pas rares à cette époque. La pièce déposée aux
Archives n'est qu'une copie non signée.
170 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
avait dressé la liste de ces quarante-huit membres,
qu'il devait présenter à la Convention nationale ;
c'est celle que je soumets à l'approbation du Direc-
toire exécutif, persuadé que le choix du comité a
été dirigé par les vues les plus utiles, et qu'il n'a
consulté que le mérite, les lumières et les talents. »
La liste fut publiée le 29 brumaire an IV1. Il
n'est pas sans intérêt d'en donner ici le préambule.
Il est un peu emphatique, selon l'usage du temps,
mais on verra au moins que le Directoire avait
conscience de la grandeur de son œuvre.
« 29 brumaire an IV.
» Le Directoire exécutif;
» Considérant qu'il est de son devoir d'ouvrir avec
célérité toutes les sources de la prospérité pu-
blique;
» Profondément convaincu que le bonheur du
peuple français est inséparable de la perfection des
sciences et des arts et de l'accroissement de toutes
les connaissances humaines ; que leur puissance
peut seule entretenir le feu sacré de la liberté
qu'elle a allumé, maintenir dans toute sa pureté
1. "20 novembre 1795.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 171
l'égalité qu'elle a révélée aux nations, forger de
nouvelles foudres pour la victoire, couvrir les
champs mieux cultivés de productions plus abon-
dantes et plus utiles, seconder l'industrie, vivifier
le commerce, donner, en épurant les mœurs, de
nouveaux garants à la félicité domestique, diriger le
zèle de l'administrateur, éclairer la conscience du
juge, et dévoiler à la prudence du législateur les
destinées futures des peuples dans le tableau de
leurs vertus et même de leurs erreurs passées ;
» Voulant manifester solennellement à la France
et à toutes les nations civilisées ia ferme résolution
de concourir de tout son pouvoir au progrès des
lumières et fournir une nouvelle preuve de son res-
pect pour la constitution en lui donnant sans délai
le complément qu'elle a déterminé elle-même et
qui doit assurer à jamais au talent son éclat, au
génie son immortalité, aux inventions leur durée,
aux connaissances humaines leur perfectionnement,
au peuple français sa gloire et aux vertus leur plus
digne récompense ;
» Arrête :
» Sont membres de l'Institut...
» Le ministre de l'intérieur notifieraà chacun des
citoyens dont le nom est porté au présent tableau
172 USE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sa nomination à l'Institut national. Il est en outre
chargé de les installer dans l'édifice du Louvre, en
se conformant à cet égard à la loi du ... vendé-
miaire an IV.
» La Réveiller e-Lépeaux, etc. »
Les quarante-huit membres avaient été nommés
de façon qu'il y eût par section deux membres
nommés et quatre membres à élire. Les élections
furent faites en deux fois, et par moitié. La pre-
mière liste qui portait le nombre des membres de
quarante-huit à quatre-vingt-seize parut le 19 fri-
maire l, et la seconde qui complétait le nombre de
cent quarante-quatre parut le 23 frimaire2. Le 24,
fut publiée une nomination nouvelle, celle de Ca-
banis, élu en remplacement de Garât, qui,
nommé à la fois par le Directoire et par l'Institut,
était obligé d'opter et laissait vacante une de ses
deux places.
Les douze membres nommés le 20 novembre
1795 par arrêté du Directoire pour servir de noyau
à la deuxième classe furent Volney et Lévesque de
Pouilly, (aussitôt remplacé par Garât), pour l'ana-
lyse des sensations et des idées, Bernardin de Saint-
1. 10 décembre 1795.
2. 14 décembre 1795.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 173
Pierre et Mercier pour la morale, Daunou et Cam-
bacérès pour la science sociale et là législation,
Sieyès et Greuzé-Latouche pour l'économie poli-
tique, Charles Lévesque et de Lisle de Sales pour
l'histoire, Buache et Mentelle pour la géographie.
Sur ces douze membres, six appartenaient au
Corps législatif : Garât, Daunou, Cambacérès,
Sieyès, Mercier, Creuzé-Latouche. Il fallait s'y
attendre, surtout pour la classe des sciences mo-
rales et politiques. Volney n'entra dans les assem-
blées qu'après le 18 brumaire. Les choix préparés
pour l'Institut tout entier par le comité de la Con-
vention, et rendus définitifs par le Directoire, furent
d'une remarquable impartialité. On peut le con-
stater par la liste des membres nommés pour former
la seconde classe. Les électeurs furent animés du
même esprit. Nous verrons que la liste des cent
quarante-quatre membres de l'Institut contenait des
régicides et des partisans secrets ou même avoués
de la monarchie, des athées, des religieux et
des évêques constitutionnels. On se préoccupa
surtout du talent, et c'est une conduite dont
il faut faire honneur au comité d'instruction
publique de la Convention, au Directoire et à
l'Institut.
174 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Les nominations et les élections furent rendues
particulièrement difficiles par le parti qu'on avait
pris de diviser les classes en sections, et d'attri-
buer à toutes les sections un nombre égal de mem-
bres. C'était la suite du goût général qu'on avait
alors pour la symétrie (une langue bien faite), et de
l'habitude qu'on avait prise de faire d'abord des
cadres réguliers et de contraindre ensuite la réa-
lité à s'en accommoder coûte que coûte. S'il faut
s'étonner et se féliciter de quelque chose, c'est
qu'on n'ait pas eu la pensée de donner le même
nombre de sections à toutes les classes.
Ce sectionnement a persisté jusqu'à présent, au
milieu de toutes les modifications de l'Institut, dans
trois académies: l'Académie des sciences, l'Acadé-
mie des beaux-arts, et l'Académie des sciences mo-
rales et politiques ; l'Académie française et l'Acadé-
mie des inscriptions et belles-lettres y ont renoncé,
heureusement pour elles. Il n'a aucun avantage,
car on peut le remplacer, dans le travail des aca-
démies, par des commissions toujours mieux appro-
priées aux sujets que des comités permanents, et
il a des inconvénients nombreux. Le premier est
d'être arbitraire. Admettons qu'il ne le soit pas
pour l'Académie des sciences et pour l'Académie
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 175
des beaux-arts, quoiqu'on puisse s'étonner de voir
la physique figurer parmi les sciences mathémati-
ques et non parmi les sciences physiques, et qu'il
soit permis de se demander à laquelle de ces trois
sections, la peinture, la sculpture et l'architecture,
aurait appartenu Michel-Ange. Pour la classe des
sciences morales et politiques, la distinction est sou-
vent difficile à faire entre la philosophie et la morale,
entre la morale et la jurisprudence, entre la juris-
prudence et l'économie politique. Ce sont sans doute
des sciences différentes, mais il est rare que les
hommes qui s'y livrent se renferment étroitement
dans leur spécialité ; et, pour le dire sur-le-champ,
n'est-il pas étrange que les créateurs de rinsfttut,
qui tenaient tant à l'unité du corps, aient fait en-
suite une si large place à la spécialité des sections?
Non seulement ces divisions sont arbitraires, mais
elles sont injustes. Elles donnent à l'érudition et à
l'habileté technique un avantage contre le génie.
Elles rendirent les choix particulièrement difficiles,
quand il fallut, en 4 795, dresser d'un seul coup
une liste de cent quarante-quatre membres de
l'Institut.
Arrêtons un instant notre pensée sur la troisième
classe, dont l'organisation était la plus irrégulière.
17G UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Il est clair, en premier lieu, qu'on y avait renfermé
deux Académies dans une Académie unique. Il
était indispensable de réunir les artistes entre eux
pour former un seul corps, et de les séparer des
grammairiens et des antiquaires. C'est du reste-
ce qui fut fait à la réorganisation de 4803. Même
en mettant en dehors de la troisième classe, telle
qu'elle était composée en 1795, tout ce qui devait
plus tard former une Académie des beaux-arts, on
ne s'explique pas bien une Académie ainsi divisée :
grammaire, langues anciennes, poésie, antiquités
et monuments. Six places sont données à la poésie,
contre dix-huit à l'érudition ; ce n'est pas là une
proportion raisonnable. Les poètes, les grammai-
riens et les antiquaires ne semblent pas faits pour
délibérer ensemble. On ne sait pas pourquoi les
grammairiens et les latinistes précèdent les poêles.
Les langues anciennes sont représentées, et la
langue française ne l'est pas. On donne six places
aux poètes, et on n'en donne pas une aux orateurs
et aux prosateurs. Il faut qu'il y ait six poètes, et
il faut qu'il n'y en ait que six : deux difficultés
d'ordre différent, qui, selon les circonstances,
peuvent être également insolubles. Il faut aussi
qu'il y ait trois comédiens, car une délibération
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 177
de l'Institut leur attribua la moitié des places dans
la section de musique et déclamation. Encore ne
s'agit-il pas de six poètes et de trois comédiens,
puisque les associés étaient en nombre égal des
titulaires; c'est douze poètes et six comédiens
qu'il faut dire.
Ces classifications, qui ne pouvaient pas se dé-
fendre, ne pouvaient pas non plus être appliquées;
elles étaient aussi embarrassantes pour les per-
sonnes que pour les choses. On fut notamment
très empêché pour trouver six grammairiens. Il en
fallait douze : six pour Paris et six pour les dépar-
tements; mais on ne nomma, en décembre 1795,
que les grammairiens de Paris, ne parlons que de
ceux-là. On avait sous la main l'abbé Sicard, le même
qui avait failli être massacré à l'Abbaye pendant les
journées de Septembre. C'était incontestablement
un grammairien. Le Directoire le nomma. En \ 797,
il fut condamné à la déportation, comme gérant
d'un journal catholique, par décret du Directoire.
Sa place à l'Institut fut en même temps déclarée
vacante. On la donna à Cailhava, un auteur drama-
tique. Sicard se cacha et n'alla pas à Sinnamari; il
rentra, par l'élection, dans la section de grammaire
en 1801, après la mort de de Wailly. Garât, qui
12
178 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
était professeur de philosophie, fut surpris et assez
désappointé, de se voir classé dans la section de
grammaire. 11 écrivit à Bénézech, à cette occasion,
la lettre suivante : i Citoyen ministre, comme tout
homme de lettres, j'ai souvent rencontré la gram-
maire dans mes études ; elle n'a jamais été et ne
doit jamais être l'objet de mes travaux. Il m'est
donc impossible de ne pas refuser la place de
grammairien dans l'Institut national. » On le fit pas-
ser dans la seconde classe, où il remplaça Lévesque de
Pouilly. Le Directoire le remplaça à son tour, dans
la troisième classe et dans la section de grammaire,
par Gollin d'Harleville; mais, en même temps,
Coilin d'Harleville était élu par l'Institut dans la
section de poésie. C'était un poète en effet, en ce
sens qu'il faisait des vers; pour grammairien, il
ne l'était pas plus que Garât. Le Directoire nomma
alors Andrieux. C'était aussi un poète, et même un
auteur dramatique. Napoléon disait de lui : « Il y
a autre chose que des comédies dans Andrieux. »
Il y avait un jurisconsulte et un orateur, comme il
le montra au tribunal de cassation et au Tribunat,
et peut-être même, après tout, un grammairien,
puisqu'il finit par être nommé professeur de gram-
maire à l'École polytechnique. C'est Andrieux qui
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 179
répondit au premier consul, se plaignant de l'oppo-
sition du Tiïbunat : c Vous êtes, citoyen, de la section
de mécanique, et vous savez qu'on ne s'appuie que
sur ce qui résiste. » Les élections firent entrer
dans la section de grammaire de Wailly, Domer-
gue, de Yillar et Louvet. De Wailly est un bon
grammairien, que la mort enleva cinq ans après
son élection; Domergue, un grammairien assez
ordinaire; de Yillar et Louvet ne sont pas plus
grammairiens que Garât, Gailhava, Gollin d'Harle-
ville, Andrieux. De Villar était évêque constitu-
tionnel de la Mayenne, après avoir été principal
de collège- C'était un écrivain des plus médiocres,
qui mérita la reconnaissance des savants et des
gens de lettres par les nombreux services qu'il
rendit dans la Convention comme membre du
comité d'instruction publique. Louvet n'est autre
que le célèbre auteur de Faublas. Il n'était pas
nécessaire que Louvet fût de l'Institut; il était au
moins surprenant qu'il y fût comme grammairien.
Lorsqu'après le 48 fructidor, on voulut remplacer
Sicard, l'élu fut Gailhava, qui n'avait jamais été
autre chose qu'un auteur dramatique. Cette nomen-
clature des membres de la section de grammaire
suffirait à elle seule pour montrer qu'il faut renon-
180 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
cer au système de la division des Académies en sec-
tions.
On pourrait faire encore beaucoup de remarques
analogues sur la troisième classe. La section de
poésie était bien composée ; on y avait mis les poètes
les plus distingués du temps : l'abbé Delille, qui
ne daigna pas accepter et qui ne daigna pas même
refuser, Ghénier, Lebrun, Ducis, Fontanes, Gollin
d'Harleville. Mais où Ton fut plus tard embarrassé,
ce fut pour découvrir six bons poètes en province.
Les membres non résidents étaient, en vertu de la
loi, les égaux des membres résidents, et il s'agis-
sait de découvrir six poètes, six sculpteurs, trois
comédiens, qui fussent devenus célèbres sans avoir
jamais mis le pied à Paris, ou du moins sans s'y
être fixés. On s'en tira pour les comédiens en faisant
porter les choix sur des comédiens de Paris qui,
après avoir pris leur retraite, s'étaient établis à la
campagne. C'est ainsi que Préville, qui avait renoncé
à sa place de membre résident pour aller à Senlis
jouir du repos et de la solitude, reparut comme
membre associé sur les listes de l'Institut. L'élection
lui donna pour confrères Mole d'Alincourt, frère du
célèbre Mole ; Caillot, qui avait fait si longtemps les
délices de l'Opéra-Comique, et, un peu plus tard, un
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 181
acteur de Bordeaux nommé Bonnet-Beauval, et
Larive, le tragédien retiré du Théâtre-Français.
Nous n'avons parlé qu'incidemment de la troi-
sième classe, qui nous fournissait les meilleurs argu-
ments contre la division des académies en sections.
Nous allons à présent nous renfermer dans l'étude
de la seconde classe dont nous passerons successi-
vement les six sections en revue. Mais rien qu'en
jetant les yeux sur le nom de cette classe, et sur la
nomenclature des sections qui la composent, nous
y trouvons une raison nouvelle pour appuyer notre
sentiment. Cette classe porte un nom qui manque
de précision et de franchise. On sait ce que c'est
qu'une science morale : c'est la morale; et qu'une
science politique : c'est la politique, et peut-être
aussi l'économie politique. Mais qu'est-ce qu'un
ensemble de sciences morales et politiques ? La
psychologie est-elle une science morale? La
géographie est-elle une science morale? Le nom
de la seconde classe, dans une langue bien faite,
aurait été celui-ci : Académie des sciences philo-
sophiques. Ce nom eût donné son véritable sens
à la double création de la Convention, c'est-à-dire
à l'existence de la seconde classe, et à la fusion
des trois classes dans un corps unique. Il est très
182 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vrai que, dans une Académie ainsi nommée, une
section de philosophie serait déplacée et paraîtrait
incompréhensible. Cette conséquence n'a rien qui
m'effraie. N'est-ce pas maltraiter une époque, que
de la réduire à n'avoir produit que six philosophes,
et maltraiter la philosophie que de la ravaler au
rang d'une science particulière? Est-on bien sûr
que des disciples de Gondillac auraient fait une place
parmi eux à Rousseau et à Voltaire ? Auraient-ils
regardé Diderot comme un des leurs? Montesquieu
et Buffon, Georges Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire.
Quinet et Jean Reynaud étaient-ils des philosophes
à mettre dans une section de philosophie? Peut-on
renfermer dans une spécialité étroite la philoso-
phie qui donne leur matière et leur méthode, leur
substance et leur forme à toutes les sciences, qui
établit leurs rapports, et leur emprunte leurs
conclusions pour en former comme la synthèse
divine du savoir humain? De même que la science
n'existe pas, si elle n'est libre, la philosophie n'est
rien, si elle n'est universelle.
Il faut convenir que les élections donnèrent un
meilleur résultat pour la philosophie que pour la
grammaire; et pourtant il est aisé de voir que les
électeurs étaient embarrassés pour remplir ce
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 183
cadre étroit. Ils l'avaient encore rétréci comme à
plaisir en réduisant la philosophie à n'être que
l'analyse des sensations et des idées. Tous ceux qui
se piquaient de philosophie avaient alors une véri-
table passion pour l'analyse. Une bonne analyse
et une bonne classification, exprimées dans une
langue bien laite, voilà l'idéal qu'ils se formaient
pour toutes les sciences, et particulièrement pour
la philosophie. Ils avaient appris cette doctrine à
l'école de l'Encyclopédie et de Gondillac. Ils mon-
traient le plus parfait mépris pour cette obscure
métaphysique, qui se repaissait d'hypothèses et de
chimères, tandis qu'il n'y a, disaient-ils, de vraiment
scientifique qu'une série défaits bien observés, et
ramenés à une formule générale. La métaphysique
était tombée en discrédit depuis plus d'un demi-
siècle. On sait comment Voltaire la définissait. L'A-
cadémie française mit l'éloge de Descartes au con-
cours,dans l'unique pensée d'honorer la philosophie
indépendante, et en gardant toutes ses rancunes
contre ce qu'on appelait d'un commun accord les
chimères cartésiennes. Thomas eut le prix, et Vol-
taire lui écrivit cette platitude : « On ne lit plus
Descartes; mais on lira son éloge. »
Quand M. Guizot ressuscita l'Académie des
184 UNE ACADÉMIE SOLS LE DIRECTOIRE.
sciences morales et politiques en 1832, le système
de Condillac était tombé en discrédit. Nous avions
eu dans le siècle dernier une philosophie domi-
nante, grâce à l'influence de l'Encyclopédie; et
nous eûmes une philosophie officielle dès "les pre-
mières années de ce siècle-ci, grâce à la fondation
de l'université impériale qui ne permettait aucun
enseignement public en dehors d'elle. M. La Romi-
guière, M. Royer-Collard et M. Cousin régnèrent
Pun après l'autre, M. Cousin plus longtemps et
plus souverainement que ses devanciers. Loin de
renoncer à l'analyse, il la regarda comme le fonde-
ment de la philosophie, mais il n'en fit pas la phi-
losophie entière. Il adopta dans ses traits généraux
la doctrine de Descartes, dont on peut le considérer
comme un disciple, quoique des disciples de cet
ordre portent à bon droit le nom de maîtres. Il
avait collaboré avec M. Guizot à l'ordonnance répa-
ratrice de 1832, et ils n'étaient hommes ni l'un ni
l'autre à cacher le nom de la philosophie. Il est à
regretter qu'ils ne l'aient pas donné à P Académie
entière; c'est alors que la revanche eût été com-
plète.
Le Directoire avait désigné, pour la section de
l'analyse des sensations et des idées, Volney et
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 185
iévesque de Pouilly. Yolney1 était indiqué, pour
l'Institut, par le succès de son Voyage en Egypte,
et pour a section de philosophie par le succès en-
core plus éclatant des Ruines. II avait aussi publié,
en 1793, un Catéchisme du citoyen français, qu'on
pouvait regarder comme un traité de morale. Ce
n'était pourtant pas un philosophe dans le sens que
semble indiquer le titre de la section (analyse des
sensations et des idées), et il avait fait à l'École
normale de 1794-, avec une grande supériorité, un
cours d'histoire qui le désignait pour une section
différente. Au moment de sa nomination, il venait
de partir pour les États-Unis d'Amérique, et n'oc-
cupa son siège à l'Institut qu'à la fin de 1 797.
Yolney était un noble esprit, avec un caractère
réservé. Il se montra toujours indépendant et géné-
reux dans sa conduite comme dans ses opinions,
fidèle à ses principes, à sa méthode, à ses amitiés,
un peu incertain dans les conclusions pratiques,
comme un homme qui n'avait pas poussé ses médi-
tations jusqu'à leur terme. Il était personnellement
ami de Bonaparte, et se trouva engagé comme mal-
gré lui dans la politique. Ses pensées, depuis la
1. Né à Craon (Mayenne) le 3 février 1757, mort à Paris le 25
avril 18-2H.
186 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
publication des Ruines, s'étaient détournées peu à
peu de la philosophie et de la poésie. Elles étaient
devenues positives. Il avait rapporté de son dernier
voyage des notes abondantes et intéressantes à l'aide
desquelles il composa son Tableau du climat et du
sol des États-Unis d'Amérique, publié en 1803. Il
assistait aux délibérations de la section de philoso-
phie, et y prenait part, sans y contribuer par des
communications personnelles.
Lévesque de Pouilly1, que le Directoire avait placé
à côté de Volney dans la section de philosophie,
pouvait à la rigueur passer pour un philosophe,
puisqu'il avait publié, entre autres écrits, un éloge
de Charles Bonnet et une théorie de l'imagination-;
cependant sa place était plutôt marquée à l'Acadé-
mie des inscriptions, dont il faisait partie depuis
longtemps, et dans laquelle il fut rappelé plus tard.
Comme Volney, il était absent quand le Directoire
le nomma; mais son absence durait depuis plus
longtemps, et avait un caractère plus grave. Il
1. Né à Reims le 8 mai 1734, mort le 24 mars 1820.
2. Son père, qui avait fait partie avant lui de l'Académie des
inscriptions, était un philosophe moraliste. Son principal ouvrage
est intitulé : « Théorie des sentiments agréables, où, après avoir
indiqué les règles que la nature suit dans la distribution du plai-
sir, on établit les principes de la théologie naturelle, et ceux de
la philosophie morale, » Cet ouvrage a été plusieurs fois réimprimé .
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 187
s'était retiré en Allemagne aux approches de la Ter-
reur. Cette marque de prudence ou de faiblesse ne
faisait peut-être pas de lui un émigré, car il n'était
affilié à aucun parti, mais elle suffisait pour le
rendre suspect. D'ailleurs, il n'avait pas, comme
certains autres, des amis puissants. Le Directoire,
averti de sa situation aussitôt que la liste fut pu-
bliée, se hâta d'annuler sa nomination et de le rem-
placer par Garât1.
Il avait d'abord nommé ce dernier dans la sec-
tion de grammaire qui faisait partie de la troisième
classe. Garât refusa, avec une certaine aigreur,
par la lettre que l'on connaît. La seconde classe
l'élut aussitôt dans la section de philosophie, et
deux jours après le Directoire, qui ignorait encore
cette élection, le nommait de son côté membre de
cette même section, en remplacement de Lévesque
de Pouilly. Garât fut donc, en moins de huit jours,
l'objet de deux nominations et d'une élection pour
une place de membre de l'Institut.
On aurait pu croire qu'il serait l'homme actif de
la section. Il s'était occupé de tout : de droit, d'his-
toire, de politique; mais il passait pour être prin-
1. Né à Bayonne le 8 décembre 1749. Mort le 9 décembre 1833,
à Urdain, près Ustaritz (Basses-Pyrénées).
188 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
cipalement un philosophe. A la fondation de l'École
normale, il avait été chargé d'y professer l'analyse
des sensations et des idées. Ses premières leçons
avaient été très applaudies; on les publiait à me-
sure, et le public se les arrachait. Dans sa première
leçon, qui eut lieu à la fin de décembre 1794-, après
avoir rapidement esquissé les idées de Bacon, Locke
et Condillac, il avait ajouté ces paroles : « Il y a
vingt ans que je médite mon système, mais je n'ai
pas encore écrit une seule page; c'est au milieu de
vous que je vais faire l'ouvrage : nous allons le faire
ensemble. Naguère, et lorsque la hache était sus-
pendue sur toutes les têtes, dans ce péril universel
auquel nous avons échappé, un des regrets que je
donnais à la vie était de mourir sans laisser à côté
de l'échafaud l'ouvrage auquel je m'étais si long-
temps préparé. » Dans la seconde leçon, il exposa
son plan. Il y a fort à parier qu'il l'improvisait,
malgré cette longue incubation qui, disait-il, durait
déjà depuis vingt ans. Parmi les auditeurs des
cours de l'École normale se trouvaient des hommes
de mérite, qui auraient pu y remplir l'office de
maîtres. Saint-Martin, l'un des auditeurs de Garât,
était l'homme le mieux fait pour déconcerter un
professeur qui avait de l'imagination et de l'ambi-
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 189
lion, sans aucune science. C'était un illuminé; et
s'il avait professé lui-même, il aurait prêté le flanc
à toutes les critiques; mais comme beaucoup d'il-
luminés, il possédait contre les doctrines des autres
une dialectique singulièrement aiguisée et trou-
blante; il aurait fallu pour lui résister beaucoup
de science, de bon sens et de fermeté : toutes les
qualités dont Garât était dépourvu. La lutte fut
brillante, elle fut courtoise, elle partagea l'audi-
toire. Il y avait beaucoup d'idées folles et quelques
idées profondes dans la tête du disciple de Sweden-
borg; il n'y en avait d'aucune espèce dans celle de
Garât, qui n'était qu'un virtuose. Il exerçait sa
faconde sur tous les sujets avec autant de légèreté
que d'éclat. 11 était plutôt professeur qu'orateur,
plutôt journaliste qu'écrivain; il a touché à tout,
sans laisser de trace nulle part. Il n'est rien ou
presque rien pour la postérité , après avoir fait un
bruit continuel pendant sa vie. Au fond, il adoptait
les principes de Gondillac, en y mêlant quelques
idées vagues de spiritualisme à la Jean-Jacques;
en politique, il avait des inspirations généreuses,
il aimait la paix, il la souhaitait pour son pays, mais
il achetait la sienne par les concessions les plus
humiliantes et les plus funestes. C'était un de ces
190 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
hommes qui sont toujours de bonne foi au moment
où ils parlent, et qui traversent toutes les opinions
et tous les partis, en s'apereevant à peine de leur
propre mobilité. Ce qui leur manque, c'est le ca-
ractère, aussi nécessaire pour l'écrivain et le pen-
seur que pour l'homme privé et le citoyen. Garât a
été membre de nos grandes assemblées; il a parlé,
en quelque sorte, dans toutes les tribunes ; i] a été
admis dans l'intimité des chefs de la Révolution,
dans celle de Bonaparte, premier consul et empe-
reur. Il était ministre en 1793. C'est lui qui a lu à
Louis XVI son arrêt de mort. Il a publiquement
déclaré qu'il approuvait la condamnation; il est cer-
tain qu'il en a été consterné; il paraît établi qu'il
s'était efforcé de l'empêcher; personne n'a parlé de
Louis XVI avec plus d'émotion et d'admiration. Il
avait combattu le 18 brumaire, sans toutefois s'ex-
poser outre mesure ; et il en écrivit l'apologie, par
ordre, dès le lendemain. Quand Bonaparte n'était
encore que le vainqueur de l'Italie, il avait prononcé
sur lui cet oracle : « C'est un philosophe qui, par
hasard, s'est vu obligé de commander une armée
et de livrer quelques batailles. » Garât ne livrait
jamais de batailles d'aucun genre; il était à peine
philosophe, quoiqu'il fût professeur de philosophie.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 191
On pourrait dire de lui comme de son neveu le
chanteur, qu'il ne fit jamais que des roulades. C'est
peut-être le seul homme qui ait été mêlé aux scènes
les plus affreuses de la Révolution, qui y ait joué,
au moins officiellement, un grand rôle, et dont on
ait pu dire en fin de compte : « C'était un bon
homme. »
Garât, qui était bruyant partout, ne le fut pas
dans la section de philosophie: Ses cours, ses ar-
ticles, et les assemblées politiques l'absorbaient. Il
fut un instant ambassadeur à Naples, en 1798. Il y
étonna tout le monde, et finit par s'étonner de s'y
voir. Le seul travail auquel il se soit livré, comme
membre de l'Institut, est l'analyse des mémoires
envoyés au concours sur l'influence du langage dans
la formation des idées. Il lui sembla que le bruit
qu'on pouvait faire dans les classes de l'Institut ne
retentissait pas assez au dehors, et il aima mieux en
Taire ailleurs. Il se trouva éliminé, en 1803, à l'é-
poque de la réorganisation. Son amiSuard, dont il
a fait un si beau panégyrique, en fut la cause, et se
contenta de lui dire négligemment : « Il m'a sem-
blé que vous ne teniez pas à être membre de l'In-
stitut. » Garât ne tenait pas à y travailler, mais il te-
nait à en être. Il pardonna à Suard, qui l'avait
192 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
trahi, parce qu'il était dans sa nature de pardon-
ner, d'oublier et de changer. Le bonhomme,
comme l'appelait Suard, ne savait même pas haïr,
si ce n'est quelquefois en rhétorique.
Tout autre l'ut l'attitude de Cabanis1 . Celui-ci
était, comme presque tous les membres de la classe,
mêlé à la politique, mais il ne s'y donnait pas toiu
entier et n'y cherchait pas uniquement, comme cer-
tains autres, les occasions déjouer un rôle. Il avait
été le fidèle ami et le confident de Mirabeau. 11
était philosophe, dans le sens qu'on donnait à ce
mot à la fin du xvmc siècle, et faisait partie de la
société d'Auteuii, où l'on conservait les traditions
de l'Encyclopédie, avec moins d'ambition et moins
de puissance, mais avec plus de suite dans la mé-
thode, plus de perspicacité dans l'observation, et
plus de circonspection dans les affirmations. Ca-
banis était médecin, en même temps que philo-
sophe; et il réunit les deux ordres d'études dans
son Traité des rapports du physique et du moral de
Vhomme qui oblint rapidement et qui a gardé une
juste célébrité. Ce livre a été lu, en entier, dans la
seconde classe, et même deux fois, conformément
1. Né à Cosrftic (Corrèze), le 5 juin 1757, mort à Rueil le 5
mai 1808.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 193
au règlement qui imposait aux lecteurs et aux au-
diteurs cette formalité encombrante et compromet-
tante. C'est un véritable livre de philosophie, rem-
pli d'idées hasardées et d'idées justes, d'obser-
vations bien faites et de réflexions piquantes. Ce
livre qui occupa plus que tout autre la section de
philosophie , et peut-être la seconde classe tout
entière, porte un titre qui pourrait faire illusion;
car les rapports du moral et du physique de
Thomme semblent être les rapports de l'âme et de
la matière. Il ne faut pas s'y tromper : ce que Ca-
banis appelle le moral, n'est pas autre chose qu'une
manière d'être du physique. L'influence du moral
sur le physique, c'est l'influence du physique repré-
senté par le cerveau, sur le physique représenté par
tous les organes. Le cerveau est un organe particu-
lier destiné spécialement à produire la pensée, de
même que l'estomac et les intestins à opérer la di-
gestion, le foie à filtrer la bile, les parotides et les
glandes maxillaires et sublinguales à préparer les
sucs salivaires. Les impressions arrivent au cerveau
par l'entremise des nerfs ; le cerveau entre en action,
agit sur elles, et les renvoie métamorphosées en
idées. Le matérialisme est ainsi présenté non
comme une doctrine, mais comme un fait. Cabanis
13
19-i UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
ne le démontre pas; il le raconte. L'impression est
d'autant plus vive que le style est simple, clair,
familier, correct, élégant, et que l'auteur, chaque
fois qu'il donne une direction ou un conseil, parle
en homme de bien et en sage. Ce matérialiste aime
tout ce qui est généreux ; il a l'âme sensible et fière.
On comprend, en le lisant, qu'il a été droit et bon,
et il l'a été toute sa vie à un degré supérieur. 11 a
traversé la Révolution sans jamais en abandonner
le principe ni en approuver les excès. Son livre
fournit plus d'une pensée profonde au moraliste,
plus d'une observation délicate au psychologue, et
il garde le mérite d'avoir péremptoirement démon-
tré qu'on ne peut manquer de se tromper sur la
psychologie et sur la physiologie, si on les étudie
l'une sans l'autre.
Ginguené * était directeur de l'instruction pu-
blique au moment de son élection. C'était un écri-
vain de mérite, et l'un des plus érudits de son
temps. Il ne s'était guère signalé dans les lettres,
avant son élection à l'Institut, que par ses écrits sur
la musique où il prenait parti pour Piccini contre
Gluck, et par des œuvres légères, d'une valeuriné-
1. Né à Rennes le 25 avril 1748, mort à Paris le 11 novembre
1816.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 195
gale, parmi lesquelles la Confession de Zulmé te-
nait le premier rang. En 1791, parut un gros livre
de lui, sur un gros sujet, qu'il essaya de traiter
d'une façon plaisante. Gela s'appelle : De V auto-
rité de Rabelais dans la révolution présente et dans
la constitution civile du clergé, ou institutions
royales, politiques et ecclésiastiques, tirées de Gar-
gantua et de Pantagruel. Plus tard, sans aban-
donner la musique, la poésie et le théâtre, il fit des
ouvrages sérieux et qui comptent. Il fut l'un des
auteurs de V Histoire littéraire de la France, et
publia une Histoire littéraire de l'Italie qui obtint
un grand et légitime succès. Sa place aurait été
dans la troisième classe; on ne s'explique guère sa
présence dans la seconde, et surtout dans la sec-
tion de philosophie.
On ne voit pas non plus quel avait été le motif de
l'élection de Le Breton1. Il avait été théatin dans
sa jeunesse, et avait professé la rhétorique au col-
lège de Tulle. C'est là qu'il composa un volume in-
titulé : Logique adaptée à la rhétorique. Ce n'est
guère qu'un livre de classe, qui ne lui créait aucun
titre, ni comme rhétoricien, ni comme logicien,
1. Né à Saint-Méen (Ille-et-Vilaine), le 7 avril* 1760, mort
Uio-Janeiro le 9 juin 1819.
196 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
ni comme écrivain. Suivant une coutume très répan-
due, le professeur de rhétorique expliquait dans le
dernier mois de l'année les premiers éléments de la
logique. Le Breton fit comme tant d'autres ; il dé-
veloppa ses cahiers et les publia; ce n'était pas
même un petit événement scolaire. Il n'avait aucun
goût pour être moine et professeur; il quitta l'habit
dès qu'il le put, vint à Paris pour y trouver des phi-
losophes un peu plus hardis que les théatins, et
ne tarda pas à entrer dans l'administration du mi-
nistère de l'intérieur comme chef du bureau des
beaux-arts. Il était là à sa véritable place, car il
avait le goût des arts, sans être un critique d'ordre
supérieur, et il avait toutes les qualités d'un admi-
nistrateur ferme, laborieux, exact. Je ne sais pour-
quoi on s'avisa de le mettre dans la section de phi-
losophie. Il devint par la suite secrétaire perpétuel
de l'Académie des beaux-arts, et publia, en cette
qualité, des travaux qui ne sont pas sans mérite.
C'était du reste un de ces hommes laborieux et con-
sciencieux qui rendent des services partout où ils
se trouvent. Il fut deux fois secrétaire delà seconde
classe, et quoiqu'il ne fût pas alors permis d'admi-
nistrer, il sut se rendre utile comme administra-
teur.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 197
En 4815, Le Breton protesta avec énergie contre
la spoliation de nos musées. Il fut rayé de la liste
de Tlnstitut à la suite de cet acte de courage, et
aima mieux s'expatrier que de voir la France livrée
aux ennemis de la Révolution.
Deleyre1, élevé chez les jésuites, et jésuite lui-
même jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, vécut ensuite
dans la familiarité des principaux encyclopédistes.
Il a rédigé pour l'Encyclopédie l'article Fanatisme,
que Voltaire a inséré avec de légers changements
dans son Dictionnaire philosophique. On a de
lui une Analyse de Bacon, un volume (le xixe)
de VHistoire générale des Voyages, et une vie
de l'académicien Thomas. Son Analyse de Bacon
était son seul titre pour faire partie de la section
de philosophie. C'est un ouvrage en trois volumes,
qui n'est pas sans quelque mérite. A l'époque où
Deleyre le publia, Bacon n'était guère connu en
France que de nom. Nous ne connaissions alors ni
les philosophes étrangers, ni les philosophes passés.
Nous ne rougissions pas de notre ignorance. Si nous
ne regardions pas par-dessus nos frontières, c'est
parce que nous étions persuadés qu'en dehors de
1. Né à Portet, Gironde, le 10 janvier 1726, mort le 27 mars
1797.
198 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
l'antiquité et de la France, il n'y avait rien qui
méritât d'être vu. Nous commencions à connaître
« le sage Locke », et à l'admirer de confiance.
Deleyre remonte beaucoup plus loin dans la nuit des
âges ; il va jusqu'au Novum Organum. Il est édifiant
de voir comment Le Breton, secrétaire de la seconde
classe, parle de Bacon dans l'éloge funèbre de
Deleyre : « Avant que Diderot et d'Aiembert eussent
appelé sur ce beau génie l'admiration et la recon-
naissance, personne ne paraissait savoir avec quelle
sagacité il avait rassemblé le petit nombre de vérités
qui se trouvaient comme perdues dans les ténè-
bres de son siècle et dans le vide des siècles an-
ciens. D
Deleyre fut employé, sous les ordres de Condillac,
à l'éducation de l'héritier du duc de Parme. La Gi-
ronde l'envoya à la Convention nationale. Il n'avait
pas le talent de la tribune; mais il rendit, dans le
comité d'instruction publique, de nombreux et
importants services. Il fut chargé, avec Lakanal, de
diriger l'École normale de 4794, qui réunit tant de
grands esprits, et produisit si peu de résultats. Il
ne fit que paraître à l'Institut, car il mourut en
1797.
On lui donna pour successeur le vicomte de Tou-
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 199
longeon1, qui avait été séminariste, puis colonel de
chasseurs à cheval, et qui fut membre de l'Assemblée
constituante comme député de la noblesse. Il se
défendait d'être monarchique, mais il se comptait
lui-même parmi les modérés et fréquentait la réu-
nion que présidait La Rochefoucault. Dans l'Assem-
blée, il prit part aux discussions sur l'organisation
de l'armée. Il avait publié trois ouvrages avant son
élection à l'Institut: en 1788, une brochure intitu-
lée : Principes naturels et constitutifs des Assemblées
nationales; en 1790, un Éloge de Guibert (Guibert,
le tacticien célèbre, était son plus intime ami); la
même année, un Manuel révolutionnaire, pensées
morales sur V état politique despeuples enrévolution,
qui n'a que 137 pages. C'était un bagage littéraire
assez léger, et, malgré le mérite incontestable de
l'homme, on ne voit guère ce qui l'avait désigné pour
lasection de philosophie. Son seul ouvrage de longue
haleine est une Histoire de France depuis 1789, en
quatre volumes, dont le premier parut en 1801, et
le quatrième en 1810. On y trouve des renseigne-
ments intéressants sur les armées de la Révolution.
Toulongeon publia ensuite plusieurs écrits, qui
1. Né à Champiitte, Haute-Saône, le 3 décembre 4748. Mort à
Paris le 23 décembre 1812.
200 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
montrent la variété de ses aptitudes, un Manuel du
muséum français, une traduction des Commentaires
de César, une dissertation, sans grande portée, sur
le divorce; un livre intitulé Recherches historiques et
philosophiques sur V amour et leplaisir. On croirait,
au premier abord, que Toulongeon s'est enfin sou-
venu qu'il est membre de la section d'analyse des
sensations et des idées. Il ne serait pas le premier
qui, entré sans titre dans une Académie, et se trou-
vant à bonne école, se serait avec le temps rendu
digne d'un honneur prématurément accordé. Mais
non; ces Recherches historiques et philosophiques
sont un poème en trois chants qui renferme quel-
ques jolis vers.
Il se montra assidu pendant son séjour dans la
seconde classe, et même laborieux. Il lut à ses con-
frères une traduction en vers du troisième livre de
VIliade . Ses communications en prose furent
fréquentes : quelques-unes roulent sur des ques-
tions de psychologie, celles-là sont en petit nom-
bre et ne lui assignent pas une place parmi les
philosophes ;. d'autres ont pour objet des ques-
tions de littérature ou d'histoire. La plupart trai-
tent de matières poliliques ou économiques. C'est
ainsi qu'il lit à la classe une dissertation suvYEsprit
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 20!
public, une autre Sur la manière d'écrire l'his-
toire, une autre Sur le danger pour la salubrité
publique d'établir des usines sur de petites rivières,
une autre Sur l'Usage du numéraire dans un grand
État. Tout cela est court, clair et sensé. L'écrivain
n'a pas beaucoup d'haleine; le penseur n'a pas
beaucoup de force. Je signale un morceau, publié
dans le tome III des Mémoires, qui a pour titre :
De V influence du régime diététique d'une nation
sur son état politique. Il compare le régime diété-
tique des Anglais au nôtre. Il faut aux Anglais du
bœuf, et aux Français du grain. C'est pour nous une
double cause d'affaiblissement. Pour produire le
grain nécessaire à la nourriture de cent hommes,
il faut cent hommes; pour produire autant de bœuf
que cent hommes peuvent en consommer, il faut
trois hommes, dont un enfant. En outre, le man-
geur de bœuf est deux fois plus fort que le man-
geur de grains. Michelet disait de même que es
Anglais avaient commencé par être un peuple
lymphatique et languissant, confiné dans les brouil-
lards malsains de son île; mais que du jour où ils
prirent la résolution de manger du bœuf et de boire
de l'aie, ils devinrent une nation robuste, entrepre-
nante, obstinée, etles maîtres d'une partiedu monde.
202 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Quoique Volney, Garât, Cabanis, fussent des phi-
losophes, on peut dire que la section d'analyse des
sensations et des idées, à la différence de toutes les
autres, fut plus heureuse dans le choix de ses
associés que dans celui de ses membres titulaires,
puisqu'à côté de membres obscurs ou étrangers à
la philosophie, comme Caffarelli du Falga, qui
était un héros, Victor Desèze, Jacquemont, Sicart,
elle put s'assurer le concours de Destutt deTracy, La
Romiguière et de Gérando. Pierre Prévost (de
Genève), sans être sur le rang de ces trois hommes
supérieurs, faisait certainement honneur à la classe.
La fameuse société d'Auteuil avait été comme
une académie à l'époque où il n'y avait plus d'aca-
démies. C'était une réunion d'amis, qui étaient tous
des écrivains et des penseurs, et qui ne se laissaient
distraire de leurs chères études, ni par les dangers
qu'ils couraient, ni par les bouleversements dont
ils étaient les témoins. Ils voyaient avec horreur
le débordement des passions et l'abaissement des
esprits, et n'en restaient pas moins fidèles aux idées
de justice et de liberté qui avaient fait 1789 et
animé l'Assemblée constituante. Jusqu'à la mort
de madame Helvétius, en 1800, ils s'étaient réunis
chez cette femme excellente et gracieuse qui avait
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 203
connu tous les philosophes du xvir9 siècle, et en
avait été adorée. Il y avait parmi eux des poètes,
comme Ghénier, des érudits comme Daunou et
Thurot, des lettrés comme Garât et Ginguené, des
penseurs comme Sieyès, des observateurs comme
Cabanis; de Tracy était, par excellence, le philo-
sophe1. Il écrivait en 1793 : « N'est-il pas honteux
qu'il n'y ait pas de classe pour les siences morales
et politiques? Et n'est-il pas affreux que nous
soyons réduits, en ce moment, à souhaiter qu'on
ne s'en occupe pas, de peur qu'on ne détruise le
tout au lieu de le grandir? » Un mois après qu'il
avait écrit ces paroles, toutes les académies furent
« anéanties » ; deux ans plus tard, elles furent rem-
placées par la création de l'Institut, et cette fois le
vœu de Destut de Tracy fut réalisé ; il y eut une classe
des sciences morales et politiques. Presque tous les
amis qui formaient la société d'Auteuil y entrèrent :
Sieyès, Cabanis, Volney, Garât, Ginguené, Daunou-
D'autres, comme Chénier et Àndrieux, firent partie
de la troisième classe. De Tracy, qui habitait
Auteuil, ne put être nommé membre résident,
parce qu'on s'en tint à la lettre du règlement; il
• 1. Né à Paris le 20 juillet 1754, mort à Paris le 9 mars 1836.
204 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
fut seulement associé. Mais cet associé fut un
membre assidu de la seconde classe, à laquelle il
communiqua de nombreux et importants mémoires.
Il exposait dans ces mémoires un système qui lui
était propre, et qui était le système de Gondillac
simplifié et perfectionné. Il l'avait conçu dans la
prison des Carmes, et en avait arrêté les dernières
formules, pendant que le couteau de la guillotine
était suspendu sur sa tête. C'était le fameux sys-
tème de l'idéologie, avec lequel toute la philosophie
se confonditdans l'esprit de Bonaparte et qui devint
l'objet de sa haine à la fois comique et funeste. De
Tracy admettait quatre facultés de l'esprit humain
qui n'étaient que quatre formes de la sensation ; la
perception, la mémoire, le jugement, la volonté;
sentir des objets, sentir des souvenirs, sentir des
rapports, sentir des désirs. Les objets extérieurs
produisent une impression sur les nerfs, les nerfs
la transmettent au cerveau, et le cerveau la trans-
forme en sensation, si l'objet est présent ; en sou-
venir s'il est absent; en rapport, s'il y a plusieurs
objets, et en raisonnement, s'il y a plusieurs
rapports. Si la sensation suscite un désir, le désir
provoque un mouvement nerveux s'exerçant du
dedans au dehors, et qui n'est autre que la volonté.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 205
M. de Trac y était d'une vieille noblesse. Il avait
été colonel de cavalerie et général. Il avait fait
sous La Fayette de brillantes campagnes. Un autre
associé de la classe qui ne fut pasmoins célèbre , M. La
Romiguière % était plébéien et affilié à la société
de la doctrine chrétienne. Il eut avec M. de Tracy
ce point commun, d'accepter la révolution de 1789
et de lui rester fidèle contre les excès de la
Terreur et le despotisme de l'Empire. Cette fidé-
lité à la liberté, et cette revendication constante
et calme du droit contre la force, étaient ce
qui déplaisait à Bonaparte dans les idéologues,
car, pour le système, il le connaissait mal, et s'en
souciait peu. La Romiguière, qui n'aimait pas les
coups d'éclat, en fit un cependant, quand il n'était
encore que doctrinaire et professeur de philosophie
à Toulouse, en donnant ce sujet de thèse : «Il n'y a
pas de droit de propriété quand le prince peut
frapper arbitrairementdes impôts. » Cette doctrine,
qui devint la doctrine courante à partir de 1789,
était factieuse en 1784, et le parlement de Toulouse
interdit la publication de la thèse. On a dit que La
Romiguière étaii devenu philosophe en lisant un livre
1. >"é à Lévignac-le-Haut (Aveyron) le 3 novembre 175G, mort
à Paris le 12 août 1837.
1
206 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
de Condillac, comme, trente ans plus tard, Royer-
Gollard le [devint en lisant un livre de Reid. Il est
certain qu'il s'attacha au système de Condillac, en
même temps que Destut de Tracy, et que, de même
que lui, il le modifia ; mais il le modifia d'une façon
plus heureuse, en reconnaissant à l'âme une
activité propre. Cette activité se manifeste d'abord
par l'attention ; l'attention se transforme en com-
paraison et en raisonnement. Cette transformation
successive, à laquelle la sensation ne fournit que
la matière, n'est pas toute l'aclivité humaine. L'âme
réagit par le désir, la préférence et la liberté, qui
constituent la volonté, comme l'attention, la com-
paraison et le raisonnement constituent "l'entende-
ment. C'est un système ingénieux et chimérique, qui
a du moins le grand avantage de ne pas réduire
l'entendement humain à un théâtre où tout est pro-
duit par l'action du monde extérieur, et de placer
le moi et le non-moi en face l'un de l'autre comme
deux forces qui luttent pour se modifier récipro-
quement. La Romiguière habitait Paris, quand il
fut nommé associé, ou membre non résident, en
4796. Toutes les places démembres titulaires étant
remplies, on considéra qu'il avait encore sa rési-
dence principale, ou, comme nous dirions aujour-
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 207
d'hui, son domicile politique à Toulouse, afin de
pouvoir l'introduire comme associé dans la section
d'analyse, où il siégea fréquemment, et dont il
devint, dès le premier jour, une des lumières.
Il était venu à Paris, en 1794, pour assister aux
leçons de FÉcole normale. Il suivit les cours de
Garât et de Volney. Gomme Saint-Martin, le Philo-
sophe inconnu, il entra en discussion avec Garât;
mais il ne venait pas, comme Saint-Martin, de l'au-
tre bout de l'horizon, et l'entente était plus facile
entre lui et le professeur. Garât avait l'esprit trop
ouvert pour ne pas sentir du premier coup, qu'il
avait affaire à forte partie. 11 commença la leçon
où il lui répondit par ces mots : « Il y a ici quel-
qu'un qui devrait être à ma place. * Quelques se-
maines après, La Romiguière, qui avait déposé,
sans bruit, tout caractère sacerdotal, fut nommé
professeur de logique aux écoles centrales de
Paris .
Dans la seconde classe de l'Institut, la philoso-
phie était seulement l'analyse des sensations et des
idées. Ce n'était même plus cela dans les écoles cen-
trales : on n'y enseignait que la logique, et la
1. Les écoles centrales étaient à peu près les équivalents de nos
lycées.
208 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
logique elle-même ne figurait pas dans les premiers
progammes. La Romiguière, malgré sa réserve
habituelle, écrivit en faveur de la philosophie une
réclamation éloquente, qui est à la fois un de ses
plus beaux ouvrages, et un des actes les plus hono-
rables de sa vie.
Il avait composé, sous le titre d'Éléments de mé-
taphysique, un petit volume qui est un chef-d'œuvre
de clarté et de style élégant et simple ; et il l'avait
publié, ce qui suffit à le peindre, en 1793. Il tra-
versa tous les orages avec la même sérénité. On le
nomma conservateur de la bibliothèque du pryta-
née, qui s'appela depuis bibliothèque de l'Univer-
sité, et il conserva cette place jusqu'à sa mort, c'est-
à-dire jusqu'en 1837. Il fut aussi professeur de
philosophie, d'abord à l'École normale, puis à la fa-
culté des lettres, où il ne professa que deux ans, de
181 1 à 1813; il se fit ensuite suppléer, mais il as-
sistait aux examens, et prenait une part très active
à la discussion des thèses du doctorat, où on le re-
trouvait tout entier. Ce doux philosophe s'était laissé
nommer tribun après le 18 brumaire. Il resta trois
ans dans le Tribunat; il n'y fit pas de bruit, il n'y
fil pas non plus de concession; il y resta tranquil-
lement lui-même. Il s'en vit éliminer avec indiiïé-
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 209
rence, peut-être avec plaisir, et passa le reste de ses
jours entre sa bibliothèque et son enseignement.
Son cours de 1811 avait été un événement, car sa
parole avait autant de grâce et de charmes que son
style. Il a publié ses Leçons de philosophie, qui ont
eu de nombreuses éditions, et qu'on lira toujours
avec plaisir, parce qu'elles sont un monument de la
langue, et avec fruit, parce qu'elles représentent
une des phases les plus curieuses et les plus in-
structives de notre philosophie moderne. Il s'en
tint à son système, qui était complet et qui lui sem-
blait solide; et quoiqu'il écrivît encore des mé-
moires sur des points de philosophie, sans les pu-
blier, il ne cherchait pas à faire de nouvelles décou-
vertes. M. Cousin étant allé le voir à son lit de mort,
il lui dit en souriant : « Vous trouvez toujours? »
Après la suppression de la classe des sciences mo-
rales et politiques, on l'avait c déporté » en qualité
de correspondant, dans la classe d'histoire et de
littérature ancienne. Il se laissa faire, mais il ne mit
jamais les pieds dans cette compagnie où ses goûts
et la nature de ses travaux ne l'appelaient pas. En
1832, il fut élu membre titulaire de l'Académie des
sciences morales et politiques reconstituée, à l'âge
de soixante-seize ans, et il put encore y siéger pen-
u
2J0 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dant cinq ans. Ce n'était plus qu'un auditeur assidu,
bienveillant, quoiqu'un peu sceptique pour toutes
« les découvertes » modernes. Ses confrères l'entou-
raient de leur respect, car on ne pouvait connaître cet
homme excellent sans le respecter et sans l'aimer.
Il avait été très actif dans la section de philoso-
phie, en 1795, sans pourtant y être envahissant. Il
a écrit quelque part en parlant de lui-même : « Je
ne cherche pas à me cacher, mais je n'aime pas à
me montrer; » très juste appréciation de son esprit
curieux et ferme, et de son caractère modeste et ré-
servé. Le 16 avril 1796, vingt-six jours après son
élection, il communiqua à la classe deux mémoires :
l'un, Sur Vanalyse des sensations, l'autre, Sur la
détermination du mot idée. Ces deux mémoires
ont été publiés dans le recueil des travaux de la
«lasse. Il continua jusqu'en 1803 de prendre une
part active aux travaux et aux discussions. Il eut
même l'honneur de fournir un des sujets de prix
proposés par la section. La loi organique donnait
aux associés les mêmes droits qu'aux résidents, et
plusieurs d'enlre eux en profitèrent largement.
De Gérando * qui fut un administrateur éminent
1. Né à Lyon le 29 février 1772, mort à Paris le 10 novembre
1842.
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 211
et une des lumières du conseil d'État, avait eu une
eunesse agitée et héroïque. Il échappa deux fois à
la mort, d'abord sur le champ de bataille, où il fut
criblé de blessures, ensuite devant un conseil de
guerre d'où il semblait qu'il ne dût sortir que
pour aller au peloton d'exécution. Deux fois il avait
été obligé de s'exiler. Rentré en France, il s'était
engagé dans un régiment de chasseurs, et il y ser-
vait comme simple soldat quant il prit part au con-
cours sur l'influence des signes dans la formation
des idées. Il n'avait que vingt-cinq ans. Il obtint le
prix, et vint le chercher d'étape en étape. Cinq hec-
togrammes d'or! (1667 fr.). C'était une fortune
pour le jeune soldat. On lui donna son congé, et
très peu de temps après, il était associé de l'Institut,
secrétaire général d'un ministère, et maître des
requêtes.
M. de Gérando donna le bon exemple de complé-
ter et de développer le mémoire qui avait eu le
prix, et il en fit un ouvrage en quatre volumes,
d'un réel intérêt. Cet ouvrage parut en 1800. Tout
en subissant à certains égards l'influence, alors
souveraine, de Condillac, de Gérando n'hésita pas a
combattre le célèbre paradoxe qu'une science bien
étudiée n'est qu'une langue bien faite. Il s'occupa
212 UNE AGADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
aussitôt après de son Histoire comparée des systèmes
de 'philosophie relativement aux principes des con-
naissances humaines. L'ouvrage ne parut qu'en
1804, un an après la suppression de la classe des
sciences morales et politiques. De Gérando devint
d'abord correspondant, puis, au bout de deux ans,
membre titulaire de la classe d'histoire et de litté-
rature ancienne .
Rien n'était plus nécessaire à cette époque que
d'étudier l'histoire de la philosophie. La plupart
des disciples de Voltaire et de Rousseau, qui se
disaient philosophes, puisaient toute leur science
dans l'encyclopédie. Voltaire disait couramment :
« On ne lit plus Descartes. » Une des premières dé-
marches des membres de l'Institut fut de demander
que les cendres de Descartes fussent transportées
au Panthéon : ils l'honoraient, comme philosophe
et esprit indépendant, mais ils ne le lisaient pas.
On lisait encore bien moins les philosophes étran-
gers. On avait entendu parler « du sage Locke » ;
il était traduit en français; mais l'Allemagne était
comme séparée de nous par des abîmes infran-
chissables. Les émigrés l'auraient découverte, s'ils
avaient été capables d'observer et de réfléchir. Ce
fut madame de Staël qui s'en chargea. Les Français
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 213
étaient depuis longtemps engoués d'eux-mêmes
Ils se croyaient chargés de donner des leçons
aux autres peuples, et n'imaginaient pas un instant
qu'ils pussent en recevoir à leur tour. Il est cer-
tain qu'ils leur avaient fait accepter leurs idées,
leur langue, et même leurs sottises, et que la
Révolution française fit avancer d'un siècle la ci-
vilisation de l'Europe . Cette situation explique
notre infatuation sans l'excuser. Nous avions le tort
de ne pas voyager, et le malheur de ne pas savoir
d'autre langue que la nôtre. Lorsque la France, en
1792, accepta la guerre contre toute l'Europe,
elle devint comme une île au milieu d'un océan dé-
sert; le monde finit pour elle où finissaient ses ar-
mées. Rien n'est plus comique et plus triste à la
fois que la lettre du ministre de l'intérieur, trans-
mettant à l'Institut un mémoire d'un savant alle-
mand. « Nous n'avons pas de lumières à attendre
de l'Allemagne sur de tels sujets. » On défigurait
l'orthographe d'une étrange sorte : on écrivait
d'Hugald Stuart, Rumphord, Fichtey. La loi orga-
nique prescrivait d'élire vingt-quatre associés
étrangers; on n'osait pas procéder à l'élection; on
mit cinq ans à s'y décider.
À ce moment de l'histoire, la philosophie aile-
■P*m
214 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mande était pourtant dans toute sa splendeur. Kant
surtout était puissant et populaire. On s'occupa de
lui dans la seconde classe : honneur bien inattendu
pour unétranger. Destutt de Tracy, de Gérando l'atta-
quèrent; Mercier prit sa défense. « C'est un chef de
secte, dit de Tracy; car il y a des sectes en Alle-
magne, comme il y en avait chez les anciens. On pro-
fesse la doctrine philosophique de Kant, comme on
professe la doctrine théologique de Jésus, de Ma-
homet ou de Brahma. » Il avoue qu'il n'a pas pu lire
les ouvrages de Kant dans l'original, parce qu'il
n'entend pas l'allemand ; il a eu la traduction latine
entre les mains; mais il aime mieux s'en référer à
un ouvrage intitulé : Essai d'une exposition succincte
delà doctrine de la raison pure, écrit en hollandais
par Kinker, et traduit en français par Lefèvre. « Je
déclare, dit-il, que, suivant mon opinion, Kinker
a bien saisi les idées de Kant; mais je déclare aussi
à ceux qui en jugeraient autrement, que c'est ce
qu'a dit Kinker que je réfute. Peu importe que je
réfute Kant ou Kinker, si je réfute une erreur ac-
créditée. » Voici maintenant le résumé qu'il fait lui-
même de sa réfutation. « J'ai démontré que la doc-
trine de Kant nous présente une décomposition in-
complète et fausse de notre faculté de penser;
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 215
qu'elle nous donne une notion très inexacte de
notre sensibilité, de laquelle cependant elle avoue
que viennent tous les matériaux de nos connais-
sances; que toutes ces facultés pures qu'elle re-
connaît en nous, et toutes ces connaissances pures
qu'elle prétend nous donner, sont de purs néants,
personnifiés par l'abus des mots, et par un emploi
vicieux des idées abstraites, dont on fait des êtres
réels et existants. Si j'ai raison sur tous ces points,
il n'existe rien qu'on puisse appeler raison pure;
il n'y a pas lieu à ce qu'on nomme critique de la
raison pure, et tout croule par la base. » Mercier,
esprit bizarre et confus, mais dans lequel perçaient
quelques lueurs, intervint dans la discussion pour
défendre Kant contre Destutt de Tracy et de Gé-
rando. Gela n'alla pas bien loin. Bien peu de mem-
bres de la classe lurent l'abrégé de Kinker, qui
pourtant n'avait qu'un volume. Destutt de Tracy
avait été jusqu'à étudier Kant lui-même; mais c'é-
tait un scrupuleux, un courageux. Il ne l'avait lu
qu'en latin. C'est en latin aussi que Garât l'avait lu,
s'il l'avait lu. a Je l'ai lu, disait-il, dans un latin
barbare, tout rempli de locutions singulières qui
sont apparemment des germanismes. » Il trouvait la
doctrine aussi barbare que le latin. Un jour, il ren-
216 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
contre un ancien conventionnel, qui lui fait des
lamentations sur rabaissement des esprits et des
caractères. Garât gémit avec lui. e Quel remède à
cette décadence morale? » dit le conventionnel.
« J'ai envie de traduire Kant, » s'écrie Garât. Mais
il ne savait pas l'allemand. S'il l'avait su, il n'aurait
pas compris Kant. S'il l'avait compris, il ne l'aurait
pas approuvé. Et s'il l'avait traduit, on ne l'aurait
pas lu.
Madame de Staël fit l'éloge de cette grande école
et l'analyse de cette belle doctrine, dans son livre
sur l'Allemagne ; et Suard disait : « Quant à la phi-
losophie de Kant et de ses disciples, j'ai regret au
temps et au talent que madame de Staël a perdus à
l'expliquer et à l'adorer. »
Il reste à faire connaître les sujets de prix mis
au concours par la section.
Le premier était ainsi conçu: « Déterminer l'in-
fluence des signes sur la formation des idées. »
L'Académie signalait aux concurrents, comme
dignes d'une attention particulière, les questions
suivantes :
a 1° Est-il bien vrai que les sensations ne puissent
se transformer en idées que par le moyen des
signes ? Ou, ce qui revient au même, nos premières
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. -217
idées supposent-elles essentiellement le secours
des signes?
1 2° L'art de penser serait-il parfait si l'art des
signes était porté à sa perfection ?
S0 Dans les sciences où la vérité est reçue sans
contestation, n'est-ce pas à la perfection des
signes qu'on en est redevable?
4° Dans celles qui fournissent un aliment éternel
aux disputes, le partage des opinions n'est-il pas
un effet nécessaire de l'inexactitude des signes?
5° Y a-t-il quelque moyen de corriger les signes
mal faits et de rendre toutes les sciences également
susceptibles de démonstration? »
De Gérando, alors simple soldat à l'armée du
Rhin, remporta le prix.
Un autre sujet de prix était conçu en ces
termes :
« Déterminer l'influence de l'habitude sur la
faculté de penser, ou, en d'autres termes, faire voir
les effets que produit sur chacune de nos facultés
intellectuelles la fréquente répétition des mêmes
opérations. >
Le prix fut décerné à Maine de Biran, dans la
séance publique du 47 messidor an X.
Dans la séance du 20 vendémiaire an XI, la classe
218 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
avait proposé, pour sujet de prix d'analyse des sen-
sations et des idées, cette question :
« Déterminer comment on doit décomposer la*
faculté de penser, et quelles sont les facultés élé-
mentaires qu'on doit y reconnaître. »
Le concours n'ayant pas donné de résultat fut
prorogé jusqu'à la séance publique de germinal
an XIII. Mais avant la clôture du concours , la
seconde classe avait été supprimée.
On voit que, pour ses sujets de prix, elle se ren-
fermait scrupuleusement dans les questions psycho-
logiques (analyse des sensations et des idées), et
qu'elle donnait à la question des signes une impor-
tance toute particulière. Cette question, introduite
par Condillac, et bientôt la question connexe de
l'origine du langage, dans laquelle il. de Bonald
crut trouver une démonstration de l'existence de
Dieu, occupèrent encore la philosophie française
pendant les premières années du xixe siècle.
Les travaux de la classe furent renfermés, comme
nous l'avons vu, dans le même cercle. On s'y occupa
du « sauvage de PAveyron » , qui parut une excel-
lente occasion pour vérifier l'exactitude des théories
sur l'origine des sensations et des idées.
Parmi les communications les plus intéressantes
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 219
faites à la classe par la section de philosophie, il
faut compter les deux beaux mémoires de La
Romiguière dont nous avons parlé, et le Traité des
rapports du physique et du moral de V homme,
par Cabanis. Ce dernier ouvrage occupa l'Institut
pendant un grand nombre de séances, et ne permit
que de rares lectures aux autres membres de la
section. Cependant M. de Tracy, M. de Gérando se
firent entendre assez souvent. Le Breton, qui était
né pour être secrétaire, lisait surtout des notices
sur les membres décédés. Le règlement de l'Institut
prescrivait de lire une notice sur la vie et les travaux
des membres décédés dans la séance publique qui
suivait immédiatement leur décès, et l'Institut, par
une délibération spéciale, avait accordé aux asso-
ciés le même honneur.
MM. de Tracy et de Gérando lurent plusieurs mé-
moires sur la pasigraphie. Cette prétendue science,
inventée par M. de Maismieux, était, avec la question
de l'origine des idées, une des constantes préoccu-
pations de la section de philosophie. Elle était loin
de négliger la lexicologie, question voisine, sur
laquelle le ministre de l'intérieur lui demandait
des rapports; mais la pasigraphie semblait à la plu-
part des philosophes une découverte de premier
220 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE
ordre. C'était un des côtés de la fameuse question
des signes, si populaire à la fin du xvme siècle et
dans les premières années de celui-ci. M. de Tracy
pensait qu'on arriverait par ce moyen à former une
langue universelle. L'inventeur, M. de Maismieux,
n'en doutait pas. L'esprit, d'ailleurs lumineux, de
M. de Tracy était hanté par la chimère de la sim-
plification et de l'unification. C'est lui qui disait un
jour qu'il fallait extraire toutes les vérités contenues
dans tous les livres, en faire un catéchisme bien
méthodique, qui ne serait pas fort gros, et qu'on
pourrait brûler ensuite tous les livres. Hâtons-nous
d'ajouter qu'il ne se serait pas chargé de ce brûle-
ment.
Les doctrines que les savants trouvent dans leur
cabinet, et qu'ils discutent entre eux, quelquefois
sans aucune pensée de publicité et de propagande,
arrivent, on ne sait comment, jusqu'aux esprits
non cultivés, s'y transforment en passions, et pro-
duisent des effets inattendus. Le grand amour des
encyclopédistes pour l'unité et la généralité, qui se
liait dans leur esprit à une certaine idée de table
rase, et à un certain mépris pour l'histoire, l'éru-
dition et la tradition, avait abouti dans la pratique
à des incendies de châteaux, d'églises et de biblio-
ANALYSE DES SENSATIONS ET DES IDÉES. 221
thèques. M. de Tracy et ses contemporains ne se
doutaient pas de cette corrélation, qui devient très
visible pour nous, à mesure que nous nous éloignons
des événements, et que nous arrivons au point où
l'on peut les juger dans leur ensemble. La généralité
absolue en philosophie, c'est l'égalité absolue en
politique : c'est, dans les deux cas, la suppression
totale des différences. On s'était efforcé, par la
suppression des classes sociales, et par la trans-
mission rapide des pouvoirs, qui passaient inces-
samment de main en main, de rendre tous les
Français égaux; on n'avait pas pu les rendre sem-
blables, et surtout il restait encore des inégalités
et des différences entre les peuples. On avait recours
à la guillotine pour établir l'égalité entre les
citoyens, et au canon pour établir l'égalité entre
les peuples. Le canon n'allait pas aussi vite que la
guillotine. Les savants, qui ne guillotinaient pas,
et ne mitraillaient pas, et qui avaient la guillotine
en horreur, rêvaient un catéchisme commun, et
une langue unique, Ces doux philosophes qui avaient
horreur du sang, et qui voulaient du bien à toute
l'humanité, étaient plus révolutionnaires que les
Jacobins. Ils voyaient clairement ce qu'on pouvait
faire d'un peuple avec un seul livre et une seule
222 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
langue, et il rêvaient le même sort pour l'huma-
nité, sans savoir que leur succès définitif aurait sup-
primé l'originalité, le mouvement et la vie. L'art de
penser et l'art de gouverner consistent à tendre à
l'unité, sans sacrifier la différence. Bonaparte balaya
tout cela. Il voulait la monarchie universelle, ce qui
était son genre de folie particulier, mais il n'était
pas tendre pour les folies des autres, ni pour les
folies sanguinaires, ni pour les douces folies. Il ne
souffrit ni Jacobins, ni idéologues dans son Empire.
Il fut, bien avant la Restauration, et avec plus de
force et d'habileté, le restaurateur des différences.
VIII
LA SECTION DE MORALE.
Le Directoire avait fait pour la section de mo-
rale deux choix fort inégaux : Bernardin de Saint-
Pierre et Louis-Sébastien Mercier. Bernardin de
Saint-Pierre jouissait déjà à cette époque de la glo-
rieuse renommée qu'il garde dans la postérité.
Mercier, que Ton connaît à peine aujourd'hui,
avait eu son heure de popularité bruyante et n'avait
jamais été ni compté parmi les savants, ni ap-
précié par les gens de goût. L'Institut nomma,
pour composer avec eux la section de morale,
Grégoire, La Réveillère-Lépeaux, Lakanal et Xai-
geon. De ces six membres, deux seulement, Ber-
nardin de Saint-Pierre et Naigeon n'avaient pas
appartenu et n'appartinrent jamais aux assemblées
politiques. Bernardin de Saint-Pierre avait été,
iU UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dans sa jeunesse, un ingénieur et un voyageur ;
Mercier et Naigeon étaient uniquement des hom-
mes de lettres, Grégoire était évêque, La Réveil-
lère-Lépeaux avait été avocat ; il. était, à l'époque de
son élection, un des cinq directeurs; il passait
pour un des chefs de la secte des théophilanthropes.
Lakanal, qui avait été professeur de collège et le
redevint après la Révolution, avait marqué dans la
Convention comme le défenseur le plus courageux
et le plus heureux de l'instruction puhlique. Nai-
geon faisait publiquement profession d'athéisme.
A eux six, ils représentaient la morale, mais non
pas précisément la même morale.
Tous les membres de la section avaient un nom
célèbre. Il n'en est pas de même des six associés,
Labène, Roussel, Ricard, de Villeterque, Crève-
cœur et Ferlus. A la mort de Ricard il fut rem-
placé par Gaudin. Aucun d'eux n'a fait grand
bruit à l'Institut, ni dans le monde. Nous n'aurons
pas à en parler.
Tous les détails de la vie de Rernardin de Saint-
Pierre sont connus. Son humeur aventureuse
éclate dès son enfance. Un jour il s'échappe
1. Né au Havre le 19 janvier 1737, mort le 20 janvier 1814.
LA MORALE. ïïb
de chez ses parents, pour aller vivre en ermite
au fond des bois. On lui fait faire un voyage à la
Martinique, sans parvenir à le dompter. Chez les
jésuites de Caen, où on le place ensuite, il se
signale par une dévotion exaltée, et la plus com-
plète indépendance de caractère. On est obligé de
le transférer à Rouen, dans un autre collège de jé-
suites. Admis à l'École des ponts et chaussées, placé
dans le corps du génie, envoyé à Dusseldorf, sous
les ordres du comte de Saint-Germain, il montra
d'abord du talent et du courage, et finit par se
rendre insupportable et même impossible. Il ob-
tient d'être envoyé à Malte, se brouille avec ses
camarades et ses supérieurs pendant la traversée,
et est rapatrié ayant à peine posé le pied dans l'île.
De retour à Paris, il essaie de donner des leçons
de mathématiques et tombe rapidement dans la
misère. Il vend tous ses effets, et part pour Amster-
dam, où il écrit quelque temps dans un journal
français. Il prend ensuite du service en Russie,
en Pologne, en Saxe, en Prusse, trouvant partout
des protecteurs, et même des protectrices, et ne
manquant pas de se fâcher avec eux à la première
occasion. Il revient en France après six années
d'aventures, et part pour l'Ile de France avec un
15
226 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
brevet d'ingénieur. Il ne tarde pas à se mettre à
dos tous les officiers, et l'intendant Poivre. Ce fut
sa dernière étape dans la carrière d'ingénieur, où
il avait taté de tous les services, et n'avait réussi
qu'à se faire des ennemis en Russie, en Pologne,
en Saxe, en Prusse, et surtout en France. Il était
sur le pavé de Paris, à trente-quatre ans, sans place,
sans revenus, sans économies, et sans amis. Il eut
pourtant alors quelque liaison avec Jean-Jacques
Rousseau. Leur commune passion pour la botani-
que et une certaine conformité d'humeur fit durer
cette amitié pendant un peu de temps , et le départ de
Jean-Jacques pour Ermenonville leur épargna le
chagrin de la rompre. D'Alembert l'avait introduit
dans quelques salons, où se faisaient alors les re
nommées; il n'y réussit pas et n'y revint pas. Il
avait rapporté de nombreux matériaux de ses
voyages en Amérique. Il publia d'abord un Voyage
à Vile de France qui fut peu apprécié malgré son
mérite. Il travailla ensuite pendant six années, et
dans un dénuement complet, à ses Études de la
nature, pour lesquelles, à force de peine, il par-
vint à trouver un éditeur. Cette fois le succès fut
immense. Quatre ans après, il donna Paul et Vir-
ginie qui le fit entrer définitivement dans la gloire.
LA MORALE. W
II publia, en 4789, les Vœux d'un solitaire, qui
exposaient éloquemment tous les principes libé-
raux dont le premier mouvement révolutionnaire
est sorti, et en 1792, la Chaumière indienne, véri-
table satire contre le clergé et les a:adémies, mais
satire de premier ordre. Les honneurs vinrent alors
le chercher. Il fut porté, avec Sieyès, Saint-Martin,
Condorcet, Berquin, sur la liste des candidats pour
la place d'instituteur du prince royal. Louis XVI
le nomma intendant du jardin des plantes et du
cabinet d'histoire naturelle. Enfin un décret de
la Convention, du 19 brumaire an III (novembre
1794), le chargea de l'enseignement de la morale à
l'École normale de 1794. L'affluence à sa première
leçon fut énorme. Il était fort troublé, n'ayant
jamais parlé en public, et ne se sentant aucune
vocation pour le métier d'orateur. Il commença
par ces mots : c Je suis père de famille, et j'habite
à la campagne... » On l'interrompit aussitôt par des
applaudissements bruyants et réitérés, et par des
acclamations, qui ne permirent pas d'entendre le
reste de la leçon. Cette place le désignait pour
l'Institut et pour la section de morale. Aucun
des choix faits par le Directoire ne fut aussi
populaire.
228 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
L'Institut ne tarda pas à être sa principale res-
source, car sa place au Jardin des plantes fut
supprimée, l'École normale fut licenciée, et la
contrefaçon dévora la plus grande partie du produit
de ses ouvrages. Il eut le tort d'initier le public à
ses misères privées, d'accepter, et même de deman-
der des services d'argent; et tant de déboires
accumulés, de contrariétés et d'avanies, aigrirent
encore une humeur qui, on n'en a vu que trop de
preuves, n'avait jamais été très conciliante. Il ne
se fit pas aimer à l'Institut, On ne voit que le vieux
Ducis qui ait eu avec lui des relations affectueuses.
Il se plaint particulièrement, dans ses Lettres, de sa
classe et de sa section. Il dit qu'on s'efforçait de le
tenir à l'écart, non seulement pour les séances
publiques, mais même pour les séances privées.
Cette petite persécution pourrait bien n'avoir existé
que dans son imagination. Il avait porté, pendant
plus de quarante ans, sa supériorité, une supério-
rité immense, sans pouvoir la prouver aux autres,
ni peut-être se la prouver suffisamment à lui-même.
Cette situation n'est pas faite pour entretenir
l'égalité d'humeur. Même quand il fut arrivé à la
gloire, et que son grand talent de poète et de
peintre eut éclaté, on continua, non sans raison, de
LA MORALE. 229
le regarder comme un demi-savant. Il le savait, il
en souffrait, surtout pendant son administration au
muséum. Il souffrait aussi de ce besoin d'argent,
et qui sait s'il n'avait pas au fond du cœur le
sentiment de manquer de courage et de dignité?
Tout l'irritait et tout l'affligeait. Une seule épine
lui faisait plus de mal que l'odeur de cent roses ne
lui faisait de plaisir. Il était, comme Le Tasse,
Pascal, Jean-Jacques Rousseau, de la famille des
illustres malheureux.
Il fut chargé, en l'an V, de proposer des sujets
de prix au nom de la section. Il apporta trois sujets
qu'il avait ainsi formulés.
« Premier sujet. — Les sociétés humaines étant
composées de despotes, de patriotes et d'esclaves, on
demande si les sentiments d'ambition, d'égalité et
de servitude sont également naturels aux hommes,
ou lequel de ces trois sentiments leur est inspiré
par la nature et doit être cultivé dans leurs enfants.
» Second sujet. — Quelles seraient les institutions
les plus propres à ramener un peuple aux principes
de la morale après les révolutions politiques?
» Troisième sujet. — Quelle est la nature de l'en-
seignement que le gouvernement doit à tous les
enfants delà République? »
230 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
La classe fit choix du second sujet. 11 n'attira pas
beaucoup de concurrents. Le prix ne fut pas donné.
Trois mémoires seulement avaient paru présenter
quelque intérêt. Le concours pour le prix de morale
fut prorogé de deux ans, mais sur une question
nouvelle ainsi formulée : k L'émulation est-elle un
bon moyen d'éducation ? »
En l'an VII, Bernardin de Saint-Pierre lut un
mémoire sur la solennité qu'il conviendrait de
donner à la distribution des prix de l'Institut. La
question était assez délicate. Même aujourd'hui
elle est fort mal résolue. L'Académie française fait
lire publiquement la pièce qui a obtenu le prix
d'éloquence; elle constate, dans le rapport de son
secrétaire perpétuel, le mérite des autres ouvrages
couronnés. Les autres académies ne lisent aucun
mémoire, même par extrait; elles ne donnent leur
jugement motivé que pour certains prix importants.
Le reste est simplement mentionné, dans une liste
rapidement lue, à peine écoutée, et le public même,
si ce n'est celui des séances de l'Académie des
beaux-arts, ne prend pas la peine de saluer par
des applaudissements les noms des lauréats. On
peut dire aujourd'hui, pour excuser ce défaut de
solennité, que les prix sont nombreux, et la liste
LA MORALE. 231
longue : il n'en était pas de même au début de
l'Institut; il n'y avait en général que six prix et six
lauréats. Les prix n'étaient plus de 300 livres et de
600 livres, comme autrefois les prix d'éloquence
de l'Académie française. Ils étaient uniformément
de cinq hectogrammes d'or frappés en médaille
(1667 francs). Mais les savants et les lettrés, malgré
leur dénuement, sont moins sensibles à l'argent
qu'à la gloire, et l'Institut comprit que pour rendre
ses prix désirables, il devait les entourer d'un cer-
tain éclat. Il fallait en trouver le moyen. On pensa
d'abord à lire publiquement les mémoires; mais les
lire, même par extraits, était difficile, presque im-
possible. On avait été obligé, après les premières
séances publiques, de réduire le nombre des
lecteurs; on en avait supprimé trois; on ne pouvait
pas tout à coup en introduire six, et six étrangers.
Il futpourtant décidé, sur la proposition de Bernardin
de Saint-Pierre, qu'on lirait les mémoires cou-
ronnés, mais que, pour ne pas retenir le public
trop longtemps, on les lirait avant la séance. C'était
leslire devant les banquettes, ou pis encore, pendant
le bruit et les disputes des arrivants. Cette décision
assez étrange ne parait pas avoir eu de suite. Une
autre mesure proposée par Bernardin de Saint-
232 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Pierre consistait à publier les mémoires. Mais tou-
jours revenait la même objection : il y en avait six
à publier chaque année pour tout l'Institut, deux
au moins pour la classe. Us pouvaient être longs,
occuper toute la place au détriment des travaux
des membres. Publier seulement les mémoires qui
obtiendraient le premier prix, ce n'était pas mettre
les pièces du procès sous les yeux du public, et le
faire juge des décisions de la classe. Que ferait-on
des seconds prix et des mentions honorables? Des
publications par extraits paraissaient impossibles ;
il ne s'agissait plus de morceaux d'éloquence,
comme à la défunte Académie française. On s'arrêta
à des comptes rendus. Un membre de la classe dut
être chargé de résumer les mémoires couronnés,
et d'en extraire tout ce qu'ils contenaient d'utile.
L'idée était honorable pour le courage de l'Aca-
démie; elle n'était pas praticable. Il fallait trouver
des membres de bonne volonté pour écrire ces
abrégés. Daunou, Anquetil se dévouèrent tour à
tour à cette tâche ingrate, et l'institution tomba
peu à peu, faute d'abréviateurs et faute de lecteurs.
En l'an VIII, le ministre de la marine demande
à l'Institut des instructions pour le capitaine Baudin,
qui entreprenait un voyage de circumnavigation.
LA MORALE. 233
Bernardin de Saint-Pierre fut nommé commissaire.
Celte fois au moins son rapport fut très admiré, et
les conclusions furent adoptées. Elles étaient fort
simples : les deux principales consistaient à avoir
à bord un biniou, et à jeter de temps en temps à
la mer une bouteille vide, contenant la date du jour,
avec indication de la latitude et de la longitude.
C'était un moyen peu dispendieux de parvenir à
connaître les divers courants de l'Océan. Il pouvait
servir aussi à des équipages naufragés sur des
écueils. Le biniou paraissait, à l'auteur des Éludes
sur la nature, préférable à toute une pharmacie.
Il avait vu les matelots bretons, en entendant les
airs de leur pays, oublier les atteintes du scorbut,
et se remettre à danser. On pense bien que la classe
ne se borna pas à ces deux grandes découvertes.
Elle comptait Fleurieu et Bougainville parmi ses
membres, et Bernardin lui-même avait une longue
expérience des voyages.
Mais le coup d'éclat de Bernardin ae Saint-
Pierre fut le rapport qu'il déposa à propos du con-
cours sur cette question : « Quelles sont les institu-
tions les plus propres à fonder la morale d'un
peuple? » Il se produisit un incident extrêmement
honorable pour lui, et qui jette un grand jour sur
234 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
la situation des esprits dans la seconde classe de
l'Institut. Ce qui dominait dans la classe, ce
n'était pas l'athéisme, car on n'y comptait d'athées
déclarés que Cabanis et Naigeon; mais bien les
complaisants de l'athéisme, qui, pour épargner les
scrupules d'une minorité puissante, foulaient aux
pieds ceux d'une majorité trop facilement et trop
lâchement résignée. La même faiblesse coupable se
retrouvait dans les actes et le langage du gouverne-
ment. On avait pris son parti de ne plus parler de
Dieu. A l'impiété débordante et sanglante de 1793
avait succédé la période de l'impiété par prétention.
Les concurrents, fidèles aux doctrines qui avaient
cours dans les écoles et dans les documents officiels,
persuadés d'ailleurs, non sans raison, que l'Institut
étaitl'encyclopédie vivante, n'avaient parléque d'une
morale résultant du contrat social, ou de la nature
de l'entendement, ou de l'intérêt bien entendu de
l'homme et de la société ; en un mot, d'une morale
indépendante non seulement de tout dogme positif,
mais de toute idée religieuse. Ce fut, pour Bernardin
de Saint- Pierre, une raison d'en appeler hautement
à l'idée de Dieu, et d'appuyer la morale humaine
sur la morale divine. Il alla même jusqu'à rappeler,
dans son rapport, les principales preuves de l'exis-
LA MORALE. -235
tencede Dieu. On devait s'y attendre de sa part; car
il n'avait jamais abandonné, ni caché ses croyances;
ses Études de la nature étaient pleines de Dieu ; il
en parlait avec l'accent de Fénelon, et c'était un des
grands charmes de ses ouvrages. Le passage de son
rapport où il proclamait sa foi philosophique fut
accueilli par des murmures, et il ne tarda pas à être
interrompu avec violence. Naigeon regardait ces
déclarations comme des attaques personnelles à lui
adressées ; Volney se départait de son calme accou-
tumé; Cabanis, ordinairement si maître de lui, ne
pouvait plus se contenir, « Je jure, s'écria-t-il, que
Dieu n'existe pas ! » Devant ce serment d'une nou-
velle sorte et le tumulte qui s'était produit, Bernar-
din de Saint-Pierre se retira. Il se rendit dans la
salle voisine qui était la bibliothèque, et de là il
écrivit à ses confrères pour les conjurer de ne pas
supprimer la profession de foi qui terminait son rap-
port. « Je n'y changerai rien, disait-il ; il y va de mon
honneur et du vôtre. » On avait proposé de ne jamais
prononcer le nom de Dieu, « par respect pour la
liberté de conscience; » car la conscience délicate des
athées se trouve blessée par toutes les manifestations
de la conscience des autres. « C'est la méchanceté
des hommes, disait Bernardin de Saint-Pierre dans
233 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sa lettre à ses confrères, qui leur fait méconnaître
une providence dans la nature; ils sont comme les
enfants qui repoussent leur mère parce qu'ils ont
été blessés par leurs compagnons ; mais ils ne se
guérissent qu'entre ses bras. » Cette lettre touchante
ne produisit aucun effet; la lecture publique du
rapport ne fut point autorisée. Il se contenta, pour
toute protestation, de le faire imprimer et distri-
buer à la porte de la salle des séances.
Mercier1, que le Directoire lui avait donné pour
collègue dans la section de morale, ne serait plus
connu aujourd'hui sans son Tableau de Paris,
et de son Tableau de Paris, on ne connaît guère
plus que le nom. Il a beaucoup écrit : on peut
même dire qu'il n'a que trop écrit. Drame, histoire,
critique, grammaire, il a abordé tous les genres
avec une facilité sans égale, et, quoiqu'il ne man-
quât pas de talent, avec plus d'étrangeté encore
que de talent. Son Tableau de Paris, tout rempli
de déclamations et de paradoxes, avait eu en France
et dans toute l'Europe un succès immense. Si
l'auteur avait plus raconté et moins déclamé, on
trouverait à présent plus d'intérêt et de plaisir à
1 . Né à Paris le fi juin 1740, mort le 25 avril 1814.
LA MORALE. 237
mais il aurait été moins populaire parmi
ses contemporains. Ce livre ressemble à un re-
cueil d'articles écrit pour un journal mondain, et
dont quelques-uns sont bien faits. On pouvait à
la rigueur faire de ce polygraphe infatigable, de
cet aventurier littéraire, un membre de l'Institut,
pour bien montrer qu'on rompait avec les tradi-
tions des anciennes académies; il était au moins
étrange de le placer parmi les moralistes. Il débuta
par frapper un grand coup. L'Institut, à peine
constitué, s'était empressé de demander pour Des-
cartes les honneurs d'une sépulture au Panthéon.
Mercier protesta bruyamment, pour bien établir
son indépendance. Il trouvait Descartes impuissant
et Newton ridicule. Il disait qu'il fallait renoncer
à jouer les tragédies de Corneille. Il aurait voulu
qu'on les remplaçât par ses propres drames, pour
régénérer la scène française; et il eut à ce sujet de
longs démêlés avec la Comédie française, qui n'était
pas de cet avis. Plusieurs de ces drames se jouaient
encore en province, sous la Restauration. Ce sont
des pièces romantiques, longtemps avant le roman-
tisme. Il avait l'idée; il lui manquait le talent. Il
lui manquait aussi cette fixité dans les opinions qui
nemessied pas à un moraliste. Dans son Tableau de
238 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Paris, après avoir dit, en passant, dans un chapitre
assez violent contre la religion : « Il n'y a plus
que les garçons perruquiers qui fassent des plai-
santeries sur la messe. La dit qui veut, l'entend qui
veut; on ne parle plus décela; on ne se soucie
plus de cela, » il écrit sur Notre-Dame un chapitre
conçu, par anticipation, dans le sens de YEsprit du
christianisme. Tous ses livres sont ainsi remplis de
contradictions et de disparates. On y trouve même de
belles choses. Il aurait été bien malheureux si, à
force d'écrire, et de parler de tout, et de ne subir
aucun frein, il n'avait pas fait quelques rencontres.
Il trouvait une idée juste, par hasard, comme un
aveugle peut trouver la porte pour sortir. Il semble
que, même en un temps où un philosophe ne pou-
vait plus s'étonner de rien, l'illustre Bernardin de
Saint-Pierre, le grave Lakanal, l'évêque Grégoire
durent quelquefois souffrir du voisinage d'un
homme qui n'accordait aucune éloquence à Bos-
suet, qui accusait Boileau d'avoir perdu la poésie
française, qui voulait bien reconnaître par grâce un
peu d'esprit à Racine, et qui se vantait d'avoir, à
lui seul, détruit les parlements, et amené la mode
des chapeaux ronds.
Avant d'en faire un membre de l'Institut, on Ta-
L.l MORALE. 239
vait bombardé homme polilique. Les Jacobins l'at-
tirèrent, à son entrée dans la Convention, par leurs
extravagances, mais ce qui est honorable pour lui,
ils ne tardèrent pas à le dégoûter par leur cruauté.
Il ne pouvait être radical qu'en théorie; bon
homme et honnête homme, au demeurant. Il se
rangea bien vite parmi les modérés delà convention
et vota contre la mort du roi. Il protesta ensuite
contre le 31 mai. et il était en prison, attendant le
tribunal révolutionnaire, quand le 9 thermidor le
délivra.
Sa carrière comme membre de l'Institut fut,
comme toute sa vie, mêlée de bien et de mal. 11
parla beaucoup ; il ne laissa aucune trace. Son im-
pertubable confiance en lui-même fit de lui un
membre encombrant. Il était de ces hommes qui
compromettent les bonnes causes de deux façons,
par le défaut de talent et par le défaut de modéra-
tion. Il entreprend un jour, dans cette académie,
où Ton n'admettait que les doctrines de Locke et
de Gondillac, de défendre le rationalisme. C'était
une idée juste, et une action courageuse. Mais,
comme pour rendre à dessein sa tâche plus difficile,
il identifie le rationalisme avec la théorie des idées
innées. Lerapporteur des travaux de l'an VIII (c'est
240 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Daunou,) le raille un peu lourdement, et le réfute
très faiblement. « Les idées innées, dit-il, furent
partout abandonnées, après la réfutation que Locke
en avait faite. Le citoyen Mercier veut aujourd'hui les
faire revivre. Il s'élève contre une doctrine qui met
l'âme dans une sorte de dépendance des sens; il
s'indigne devoir notre intelligence liée à la matière
dans ses plus sublimes opérations. Il s'écrie que
notre être s'aperçoit lui-même, que notre pensée
est un éclair de l'existence éternelle. En l'écoutant,
on croit souvent entendre Platon. (Ce parallèle,
ajoute le rapporteur, ne peut offenser le citoyen
Mercier.) Si l'on ne partage pas l'opinion du
citoyen Mercier, dit-il encore, on respectera le
motif qui l'a fait naître. Il a craint que la doc-
trine de Locke ne devînt favorable au maté-
rialisme. A-t-il donc oublié que Locke était reli-
gieux?... »
De Gérando et Destult de Tracy avaient attaqué
le système de Kant: et, ce qui est regrettable, ils
l'avaient attaqué sans le bien connaître. Mercier
démêle que le système de Kant était une forme du
rationalisme, et sans l'étudier autant qu'il l'aurait
fallu pour avoir le droit d'en parler, il entreprend
de le défendre, et impose intrépidement à la classe
LA MORALE. 241
la lecture de plusieurs mémoires1 sur un système
qu'il ne connaît pas, que la classe ne connaît pas
davantage, et que de Gérando lui-même a très im-
parfaitement étudié de troisième main. Mercier ne
connaîtpasmieuxl'histoire ancienne, contrelaquelle
il part en guerre. Il appelle son mémoire : Appré-
ciation de F histoire ancienne. — « Ce que j'aime
leplusaprès le roman, dit-il, c'est l'histoire. » Mais
il ajoute : « Rien de plus favorable pour toucher au
grand, que de ne rien savoir de ce qui s'est passé. »
L'histoire est un océan qui s'accroît sans cesse, et
par la multiplicité des faits et la variété infinie des
appréciations, ne peut être qu'un aliment pour la
curiosité. On énonce une loi générale, et, si l'on vit
un peu plus longtemps, ou si on étudie un peu plus
et un peu mieux le passé, on découvre incessam-
ment des faits qui la détruisent. Le philosophe,
dit-il encore, n'a qu'une clef pour une serrure qui
se renouvelle tous les jours. Si nous ne connaissions
Catilina que par des mémoires écrits de sa main,
nous jurerions qu'il fut vertueux; et comme nous le
connaissons ou croyons le connaître par les dia-
tribes de Cieéron, nous jurons qu'il fut criminel.
1. Quatre mémoires sur Kant et un mémoire où il compare le
système de Kant et celui de Fiente.
16
Ul UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Quand même les faits seraient certains et les juge-
ments infaillibles, nous ne pourrions tirer aucune
utilité de Thisleire, car la scène de l'humanité, et
l'humanité elle-même sont emportées dans un éter-
nel changement. Les traditions, qu'on dit si véné-
rables, ne sont que de solennelles niaiseries. Elles
sont l'immobilité ou le recul; le mot de l'humanité
est «en avant! » Abandonnons les légendes et les sou-
venirs, comme on abandonne les vieilles paperasses
d'un procès malheureux.
Nous avons déjà rencontré le mémoire de Mer-
cier dans* lequel il établit une distinction entre la
langue et le langage. C'est ce mémoire qui donna à
l'une des séances publiques de l'Institut l'aspect
d'une salle de théâtre, le jour d'une première re-
présentation quand la pièce est sifflée. Il faut con-
venir que la pièce ne méritait pas un meilleur sort;
le sujet même est mal défini ; on ne sait pas bien
si Mercier veut opposer le langage naturel au lan-
gage articulé, ou la langue du peuple à celle des
académies. Il mêle ensemble ces deux points de
vue, de sorte que tout le mémoire n'est qu'une
suite de déclamations d'où ne sort aucune clarté.
Il semble pourtant qu'il a voulu s'insurger contre
la prétention, si fortement enracinée dans notre
LA MORALE. 243
pays depuis le xvne siècle, d'avoir un dictionnaire
fermé, et une grammaire immuable. Il exprime
même assez heureusement cette pensée en disant :
« Le langage de Montaigne vaut bien la langue de
Malherbe. » Langue ou langage, cela est intelli-
gible; mais voici qui l'est un peu moins. « La clarté
du langage vole dans les campagnes et s'élève au
sommet des monts sur l'aile des zéphirs; la langue
obscure est dans les pensées raffinées des savants.
La pompe qui enfle la bouche, et qui remplit les
oreilles de termes vastes et résonnants pour nom-
mer les petites choses, n'a point lieu dans le lan-
gage. Simplicité, naïveté, vivacité, tels sont ses ca-
ractères. i> A la réorganisation de 1803, on fît de
Mercier un membre de la classe d'histoire et de lit-
térature ancienne.
On aurait pu penser que Grégoire* serait un des
membres les plus actifs de l'Institut. Il aimait l'In-
stitut et il aimait à écrire. Il n'était pas de ceux qui
travaillent lentement, et qui hésitent longtemps
avant de se décider à publier. Il a toute sa vie beau-
coup agi, beaucoup osé, beaucoup improvisé. Né en
1750, dans un village près de Lunéville, d'une famille
1. Né à Vého (Meurthe) le 4 décembre 1750, mort à Paris le 28
avril 1831.
244 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
pauvre, il fit ses études chez les jésuites de Nancy :
« Je conserverai jusqu'au tombeau un respectueux
attachement envers mes professeurs, écrit-il dans
ses Mémoires, quoique je n'aime point l'esprit de la
défunte Société, dont la renaissance présagerait
peut-être à l'Europe de nouveaux malheurs. » Ses
études terminées, il se jeta avec avidité sur les
livres défendus, fréquenta la jeunesse incrédule de
Nancy, se sentit dévoré de doutes, en triompha, et
se voua au sacerdoce, a Catholique par conviction,
prêtre par choix, disait-il. » Il obtint, en 1773, le
prix de l'Académie de Nancy, pour un éloge de la
poésie ; il était alors professeur au collège de Pont-
à-Mousson; en 1788, il fut couronné par l'Académie
de Metz, pour son Essai sur la régénération phy-
sique et morale des juifs. A cette même époque, il
commença ses campagnes pour l'abolition de l'es-
clavage, en publiant un mémoire en faveur des gens
de sang mêlé de l'île de Saint-Domingue. Il était
entré depuis plusieurs années dans le ministère,
et était devenu curé d'Embermesnil : un curé exem-
plaire, dévoué à ses fonctions, et procurant de tout
son pouvoir le bien moral et matériel de ses pa-
roissiens. Il avait fondé pour eux une bibliothèque,
et propageait avec activité les nouvelles méthodes
LA MORALE. 245
d'agriculture. Ce curé de village, qui défendait les
juifs dans un savant et courageux mémoire et plai-
dait la cause des nègres, était respecté dans le
clergé et connu par les philosophes, dont il parta-
geait en politique les aspirations libérales. Il assista,
comme commissaire du clergé, aux assemblées
électorales de Nancy. Il en fût l'âme. Son nom sor-
tit le premier de l'urne pour la députation. En
mettant le pied dans la salle des états généraux, il
était catholique, prêtre, déjà républicain, rempli de
projets pour la réforme du clergé et la régénéra-
tion de la France ; tel il était ce jour-là, tel il fut
pendant toute sa carrière politique et pendant sa
vie tout entière; car il n'y eut pas de vie plus agitée,
plus mêlée aux événements de toute sorte, et plus
constamment attachée aux mêmes principes ou oc-
cupée des mêmes projets. « Quand on considère la
prodigieuse activité de Grégoire à cette époque, dit
un biographe1, on croirait qu'il était arrivé aux états
généraux porteur de tous les plans de perfection-
nement inventés dans l'univers entier, et qu'il s'em-
pressait de les mettre au jour de peur qu'il ne s'en
égarât quelques uns. » Il fut, dans le clergé, un
1. M. Depping.
246 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
des premiers à se réunir au tiers. Il laissa voir, dès
le commencement, sa haine contre la cour et la
royauté et vota avec empressement toutes les me-
sures qui, de proche en proche, aboutirent à la
République. C'est lui qui rédigea le décret d'aboli-
tion de la royauté et prononça ces paroles célèbres :
« L'histoire des rois est le martyrologe des peuples . »
A l'époque du jugement de Louis XVI, il était com-
missaire en Italie avec trois autres membres de la
convention, Hérault de Séchelles, Jagot et Simon.
Ses collègues écrivirent une adresse à la Convention
pour adhérer à la condamnation à mort, et lui pro-
posèrent de la signer. Grégoire était pleinement
d'avis de ne pas profiter de l'éloignement pour
échapper à la responsabilité du vote; il croyait que
Louis XVI était coupable et que la Convention avait
le droit de le juger; mais il était ennemi déclaré
de la peine de mort, et, pour cette raison unique,
il ne pouvait signer l'adresse telle qu'elle était
conçue. On transigea : les deux mots à mort furent
effacés, et l'adresse portant approbation formelle
de « la condamnation », sans spécifier le supplice,
partit pour Paris avec les quatre signatures. Cette
lettre fut discutée avec violence, longtemps plus
tard, quand le nom de régicide devint un arrêt de
LA MORALE. 247
proscription. Il est clair que Grégoire aurait voté
avec les régicides, si son opinion théorique sur la
peine de mort ne l'avait retenu. On peut rappro-
cher de-cet acte sa conduite lors du rétablissement
de l'empire. Il n'y eut, à cette époque, que trois
non, au Sénat. Lambrechts et Grégoire avaient dit
non; il reste de l'incertitude sur le troisième non,
qui fut réclamé par plus d'un membre. Il n'y a nulle
comparaison entre voter la mort du roi et voter con-
tre le rétablissement de la monarchie ; mais je men-
tionne ensemble ces deux actes pour montrer la per-
sévérance et la violence du sentiment républicain
chez Grégoire.
La constitution civile du clergé avait été l'une
des plus difficiles, des plus graves et des plus
décisives opérations de l'Assemblée constituante.
Grégoire trouva justes toutes les réformes pro-
posées ; il crut qu'elles n'étaient qu'un retour à
l'ancienne discipline de l1 Église; qu'elles ne tou-
chaient pas au dogme; que l'assemblée avait le
droit de les faire, et il crut servir, en s'y associant,
l'Église en même temps que la patrie. Ce fut aussi
l'avis d'hommes très respectables, très instruits
dans les matières canoniques, parmi lesquels il faut
citer au premier rang Lanjuinais et Daunou. Ce-
248 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
pendant la réforme ne se bornait pas à supprimer
les abus de l'administration temporelle du clergé;
elle touchait à l'organisation spirituelle de l'Église,
en modifiant, sans accord préalable avec le pape,
le nombre et la circonscription des diocèses, en
réglant et en limitant les pouvoirs épiscopaux, en
rendant toutes les charges électives, y compris Pé-
piscopat, en attribuant le pouvoir électoral au
peuple entier, et non pas seulement au peuple des
fidèles, en permettant, dans certains cas, de pro-
céder à l'institution et à la consécration des évêques,
sans l'intervention et même contre la volonté ex-
presse du pape. Elle était incontestablement sage,
et même nécessaire dans presque toutes ses parties;
mais, en n'accordant au siège de Rome qu'une pri-
mauté d'honneur, et en modifiant profondément,
sans lui et contre lui, l'origine et les attributions
de Tépiscopat, elle rompait ouvertement avec les
traditions de l'Église catholique. C'est ce que ne
voulurent pas voir les constitutionnels. Semblables
aux évêques jansénistes. qui, frappés d'interdiction
et d'excommunication, s'obstinaient à se déclarer
unis à l'Église romaine, ils ne cessèrent de protes-
ter de leur fidélité en désobéissant. Grégoire fut
élu en même temps évêque du département de Loir-
LA MORALE. 249
et-Cher et du département de la Sarthe. Il opta pour
le département de Loir-et-Cher. Les évêques con-
stitutionnels ayant décidé, quelques années après,
de prendre le nom de leur ville épiscopale, il fut
connu sous le nom d'évêque de Blois, et, après sa
démission, d'ancien évêque de Blois, qu'il porta
jusqu'à sa mort, toujours attentif à le réclamer
quand on l'omettait. Il se mit aussitôt en posses-
sion de son diocèse, malgré les protestations de son
prédécesseur orthodoxe; il le remplaça et le chassa,
parce qu'il croyait en avoir le droil ; mais il pro-
nonça son éloge en chaire. Il remplit avec zèle et
exactitude toutes. ses fonctions épiscopales; ce qui
ne l'empêcha pas d'être dans le département le
chef du parli républicain. Envoyé à la Convention
par les électeurs de son diocèse, il s'honora par son
courage quand l'Église constitutionnelle fut enve-
loppée dans la proscription de tous les cultes. Le
jour de l'abjuration de Gobel, on le pressa d'imiter
ce lamentable exemple : « J'entre ici, dit-il, n'ayant
que des notions confuses sur ce qui s'est passé
avant mon arrivée. On me parle de sacrifices à la
patrie ; j'y suis accoutumé. S'agit-il d'attachement
à la cause de la liberté ? Mes preuves sont faites de-
puis longtemps. S'agit-il du revenu attaché aux
250 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
fonctions d'évêque? Je l'abandonne sans regret.
S'agit-il de religion? Cet article est hors de votre
domaine. J'ai consenti à porter le fardeau de l'épis-
copat dans un temps où il était entouré d'épines.
On m'a tourmenté pour l'accepter, on me tour-
mente aujourd'hui pour me forcer à une abdica-
tion qu'on ne m'arrachera pas. » Il refusait ce
jour-là d'abjurer le catholicisme; il refusa con-
stamment, et jusqu'à la mort, de renoncer à l'Église
constitutionnelle.
Avec la politique républicaine et le catholicisme
constitutionnel, et sur le même rang, la propaga-
tion et la défense des sciences et des lettres fut la
constante préoccupation de Grégoire. Il fut sur ce
point l'émule de Lakanal. Il était un des membres
les plus actifs du comité d'instruction publique,
dont il fit presque constamment partie avec Daunou,
Lakanal, Sieyès, Ghénier, Mercier, Yillar, ancien
principal du collège de La Flèche, Lalande, ex-
oratorien, évoque de Nancy, Massieu, évêque de
Beauvais, Wandelincourt, principal du collège de
Verdun, Arbogast, recteur de l'université de Stras-
bourg, Boissy d'Anglas, Thibaudeau, Deleyre, Da-
vid. Il provoqua les mesures nécessaires pour sub-
stituer le français, dans les campagnes, aux divers
LA MORALE. 251
patois de nos provinces. 11 contribua à la conserva-
tion des livres, des manuscrits, à celle des monu-
ments. H sauva un grand nombre d'hommes de
lettres de la proscription et de la misère. Il con-
courut à la fondation du Bureau des longitudes, du
Conservatoire des arts et métiers, et de l'Institut.
Il n'a pas été, comme Daunou, rapporteur de la
loi organique de l'Institut, ni comme Lakanal, rap-
porteur du règlement; il n'en a pas eu la pre-
mière pensée, puisque le nom et la chose se trou-
vent dans le travail de Mirabeau, dans les rapports
de Talleyrand et de Condorcet; mais il y a poussé,
il y a coopéré; et quand une fois l'Institut fut éta-
bli, et qu'il en fut nommé membre, il se montra un
des pLus zélés pour accroître ses relations et ré-
pandre son influence. Il avait soin d'envoyer, sou-
vent à ses frais, toutes les publications de la classe,
aux associés de départements et aux correspondants
étrangers. 11 leur écrivait; il les recevait quand ils
venaient à Paris ; il a rendu ainsi, modestement et
silencieusement, de très grands services.
En revanche, ce qui a manqué presque complète-
ment, c'est son travail littéraire. Son nom ne figure
que trois ou quatre fois dans les cinq volumes de
mémoires publiés par la seconde classe : une pre-
25*2 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
iriière fois pour un extrait tiré d'un ouvrage sur les
moyens de perfectionner les sciences politiques. Il
fut lu à la séance du 7 germinal an IV. C'est une am-
plification sur ce thème : f Le doute méthodique, en
rappelant à l'examen les opinions reçues, a dé-
blayé des préjugés, émoussé le glaive de l'intolé-
rance, éteint les bûchers de l'inquisition et affranchi
les nègres. » Tout est de cette force et de ce style.
Nous y signalerons cette phrase qui montre au
moins l'ardent libéralisme de l'auteur : « S'il était
une seule vérité qu'il fallût taire ou déguiser dans
l'Institut national, il serait déshonorant d'y sié-
ger. »
La seconde fois que Grégoire est mentionné, c'est
pour un rapport relatif à l'Institut d'Egypte.* Quel-
que temps après il communiqua un mémoire sur
La chaîne des Vosges. Enfin, le 22 floréal an VIII, il
donna lecture de son Apologie de Las Casas, évêque
de Giappa.
L'Instilut d'Egypte avait commencé ses travaux
le 6 fructidor an VI (23 avril 1798), et s'était em-
pressé d'envoyer à l'Institut les procès-verbaux de
ses premières séances. Les trois classes nommèrent
une commission composée de Laplace, Fourcroy,
Lacépède pour la première classe ; Fleurieu, Vol-
LA MORALE. 253
ney, Grégoire pour la seconde; Dupuis, Mongez,
Langléspour la troisième. Les commissaires propo-
sèrent à l'Institut et firent adopter une série de
questions dont l'Institut d'Egypte fut invité à pro-
curer la solution. Grégoire fut le rapporteur. Les
questions étaient très nombreuses. Celles qui tou-
chent d'une part aux mathématiques, et de l'autre
aux arts et antiquités, intéressent surtout les deux
autres classes; je n'ai pas à en parler. La première
question de la classe des sciences morales et poli-
tiques est celle-ci : « Reste-t-il dans le langage du
pays, dans la tradition ou dans les monuments, quel-
que affinité avec ce peuple nomade qu'on appelle, en
diverses contrées de l'Europe, Bohémiens, Cyganis,
Gypsies? » Viennent ensuite diverses questions de
statistique sur le nombre des habitants, les heures
de travail, les conditions de la mortalité, la nourri-
ture, etc. Puis la classe demande s'il y a d'autres
règlesque le Koranpour la justice distributive, civile
et criminelle ? Quelles sont les bases et les bornes d e
lapropriété? Quel estlecaractère politique, religieux
et moral des différentes sectes qui sont en Egypte ?
Quelle est leur influence sur le gouvernement, et
quelle est l'influence du gouvernement sur elles?
Quelles sont l'étendue et les bornes de la puissance
254- UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
maritale, de l'autorité paternelle et des obligations
filiales, déterminées soit par l'usage, soit par la loi ?
La plupart de ces questions avaient été suggérées
par Grégoire. On en ajouta une autre, à laquelle
Bernardin de Saint-Pierre s'intéressait tout spécia-
lement : Traite-t-on avec douceur les animaux do-
mestiques ? Les questions de géographie, rédigées
par Fleurieu, forment un excellent programme, au
double point de vue de l'histoire ancienne et des
intérêts européens.
Le mémoire de Grégoire sur la chaîne des Vosges
contient des détails exacts sur la population, la
constitution physique du pays, les coutumes, l'état
de l'agriculture, les mines, les eaux minérales.
L'auteur déplore le déboisement des montagnes, et
en signale les conséquences funestes. Il déclare
avoir trouvé dans le canton de Bresse une véri-
table république, qui professait la liberté des cultes,
lorsque la religion d'état et les institutions monar-
chiques l'enserraient encore de tous côtés.
L' Apologie de Las Casas, évêque de Giappa, est
un des nombreux écrits que Grégoire ne cessa de
publier en faveur des nègres et contre l'esclavage.
M. Garnot raconte1 que. dans les premiers jours
1. Etude sur V abbé Grégoire, par M. Carnot, 18.82.
LA MORALE. 255
de sa puissance croissante, Bonaparte rassembla
autour de lui une soixantaine de personnages poli-
tiques pour aviser aux moyens de rétablir à Saint-
Domingue l'autorité française. Les uns proposèrent
la force, les autres la trahison; tous concluaient
à l'esclavage/ Grégoire n'ouvrait pas la bouche.
Bonaparte l'interpella brusquement : « Qu'en
pensez-vous? — Je pense, répondit-il, que, fût-on
aveugle, il suffirait d'entendre de tels discours pour
être sûr qu'ils sont tenus par des blancs. Si ces
messieurs changeaient de couleur, ils changeraient
aussi de langage. »
Cette Apologie de Las Casas doit être comptée
parmi les meilleurs petits ouvrages de Grégoire.
Les accusations dont Las Casas a été l'objet y sont
discutées avec force et en pleine connaissance de
cause. On y retrouve l'ardeur passionnée de l'au-
teur pour la suppression de l'esclavage. On aime à
le voir protester contre l'habitude trop répandue
déjuger un parti par les crimes commis en son nom,
au lieu de s'en tenir aux principes qu'il professe et
à l'ensemble de son histoire. Grégoire n'a jamais
pensé, et ce sera son éternel honneur, qu'on pût
juger le christianisme par la Saint-Barthélémy, et
la Révolution par la Terreur.
256 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Un rapport et trois mémoires, en six ans, c'est
bien peu pour un esprit aussi actif1. On s'explique
cette stérilité relative quand on se rappelle que
Grégoire était alors dans tout le feu de ses luttes
pour empêcher la ruine de l'Église constitutionnelle,
qui se désignait elle-même sous le nom-d'église galli-
cane. Le concile de 1 797 eut lieu entre deux persécu-
tions; celui de 1800, a la veille du Concordat. Il
s'agissait surtout, dans le premier, d'arracher la
France à l'impiété, et dans le second, de sauver
l'Église constitutionnelle, menacée par la victoire
prochaine et définitive des réfractaires . Les deux con-
ciles furent convoqués et dirigés par Grégoire, quoi-
qu'il n'en eût pas la présidence générale, n'étant pas
métropolitain. Il fut membre de toutes les commis-
sions, il dicta toutes les résolutions. Il fut le meneur
et l'organe de la commission permanente chargée des
intérêts de l'Église gallicane entre les deux conciles.
Assidu au conseil des Cinq-Cents, aux séances de l'In-
stitut, à celles du concile, où il présidait dans les oc-
casions solennelles, dont il préparait les actes et
1. On peut encore mentionner une brochure intitulée : Détails
sur V établissement de Sierra Leona, et sur l'imputation calom-
nieuse faite au gouvernement français d'avoir ordonné la des~
truction de cette colonie.
LA M OU A LE. -257
rédigeait les circulaires, attentif en même temps à
l'administration de son diocèse, on comprend qu'il
lui restait peu de temps pour des compositions litté-
raires. Peu à peu ses grandes occupations dimi-
nuèrent. Il donna sa démission de son évêché; le
Sénat fut loin d'absorber son temps comme l'avaient
fait les assemblées républicaines. Un moment vintoù
il sévit exclu de tout, ou plutôt chassé de partout, et
l'Institut fut le seul lien qui le rattachât au monde
officiel. Enfin ce dernier lien fut rompu. Grégoire
fut, avec Monge et Carnot, au nombre des vingt-
sept membres de l'Institut que la réaction sacrifia
en 1816.
La place de Grégoire était marquée à l'Institut ;
on comprend moins l'élection de La Réveillère-
Lépeaux1. C'était un orateur, mais ce n'était pas
un grand orateur ; ce n'était ni un homme de
lettres, ni un savant. Il avait quelques connais-
sances en botanique, autant qu'il en fallait pour
faire des leçons brillantes à Angers, ou pour s'in-
téresser, à Paris, aux leçons des véritables maîtres.
On ne cite de lui aucun discours mémorable, ni
aucune découverte, ni aucun livre, à moins qu'on
1. Né à Montaigu (Vendée) le 25 août 1753, mort cà Paris le 27
mars 1821.
17
-258 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
ne donne ce nom à un annuaire de son département .
écrit et composé avec soin. En réunissant ses bro-
chures à celles de son ami Leclerc, on est parvenu
à faire un volume de mélanges sous le nom d'opus-
cules moraux et politiques. Gela ne s'élève, ni pour
le style, ni pour la pensée, au-dessus d'une médio-
crité honorable. Il passa dans la troisième classe à
la réorganisation de 1803; mais le serment ayant
été exigé l'année suivante, il le refusa et cessa de
faire partie de l'Institut.
Il n'y avait joué aucun rôle. Le recueil des mémoi-
res de la seconde classe ne contient aucun morceau
de lui; il est seulement mentionné dans le compte
rendu des travaux du premier trimestre de l'an XI
pour l'annuaire dont nous venons de parler, et qui
a pour titre : Essai sur le département de la Vendée,
ou aperçus sur la topographie de ce département,
sur son histoire naturelle, son histoire polit ique,
les mœurs, le caractère, les habitudes, le langage
des habitants. Le titre est long, l'ouvrage est court.
Il n'est pas sans intérêt. L'auteur ne parle pas des
scènes sanglantes dont son pays était alors le théâtre.
C'est un précis historique et géographique, sans
aucune prétention. Il fit encore quelques rares
communications, dont une seule a de l'importance,
MORALE. 25y
inoins comme signe des temps. C'est un mémoire
sur le culte, lu à la séance du 5 floréal an V, et sur
lequel j'aurai tout à l'heure occasion de revenir.
On serait tenté de croire qu'il avait été élu uni-
quement à cause de sa position. (Il était directeur
au moment de son élection, le 40 décembrel795.) Il
n'en est rien. La Réveillère-Lépeaux, aujourd'hui
peu connu, et mal connu, était un personnage pen-
dant la Révolution, et il devait son importance à son
talent, et surtout à son caractère. C'était un homme
énergique, courageux, intelligent, d'un attachement
inébranlable à ses opinions, et du désintéressement
le plus persévérant et le plus noble. Il avait em-
brassé avec ardeur, dès le premier jour, la cause
de la Révolution et de la République; et il com-
battit, avec la même fermeté, les excès de la
démagogie et les efforts de la réaction. Comme
tous les hommes qui suivent invariablement une
ligne droite, il a eu des ennemis et des calomnia-
teurs de tous les côtés.
Il lutta contre Danton à la tribune, combattit la
Commune, le Comité de salut public, se fit mettre
hors la loi, et n'échappa que par miracle à la mort.
Mais il avait voté la mort de Louis XVI, et quand il
crut que la réaction était maîtresse dans les Con-
260 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
seils, et avait même dans le Directoire un allié dé-
claré et un complice inconscient, il n'hésita pas à
faire le 18 fructidor. En un mot, il ne voulut pas
être terroriste, mais il était, et resta républicain,
et républicain autoritaire.
Il fit le 18 fructidor sans aucune vue d'intérêt
personnel, par l'armée, pour éviter tout excès,
et non, comme Barras le conseillait, par les fau-
bourgs. Il n'en porte pas moins la principale res-
ponsabilité d'un coup d'État qui entraîna des pros-
criptions et fut comme la justification anticipée
du 18 brumaire. Carnot, qu'on ne se représente
pas comme le complice, ou même comme la dupe
des royalistes, ne fut pas seulement exclu du Direc-
toire, il fut condamné à la déportation avec son
collègue Barthélémy. Condamnés n'est pas le mot
propre. Ils furent frappés de déportation par un ar-
rêté de leurs trois collègues qui avaient la force
de leur côté et qui se crurent cléments, parce qu'ils
se contentaient de les proscrire, au lieu de les tuer,
comme le comité de salut public l'aurait fait.
On sait que Carnot réussit à se cacher. Il
échappa à la déportation; mais il fut rayé de la liste
de l'Institut, avec Fontanes et l'abbé Sicard, qui ne
ressemblaient guère plus que lui à des conspira-
rs, Barthélémy, son collègue dans le Directoire et
Pastoret, celui-ci d'un autre parti et d'une autre
trempe. Cette radiation de cinq membres de l'In-
stitut était aussi, dans son genre, un coup d'Etat.
N'hésitons pas à dire qu'elle était un attentat
contre les lettres. Il est bien regrettable pour la
mémoire de La Réveillère-Lépeaux, qu'il se soit
laissé aller à de tels abus de la force. Disons à sa
décharge que c'était l'esprit du temps. 11 sacrifia
tout au désir de maintenir la République, et de lui
assurer un gouvernement régulier. Pour cette fois
au moins, la force fut mise au service d'une convic-
tion, non d'un intérêt personnel. A peine raffermi
contre les royalistes, le Directoire se vit menacé par
les ardents révolutionnaires. La Réveillère-Lépeaux
comprit sur-le-champ ce nouveau péril, et lutta
avec courage jusqu'au moment où il se trouva
seul de son parti dans le Directoire, et par con-
séquent impuissant. Il se retira alors avec une
dignité suprême, en refusant les avantages accordés
jusque-là aux directeurs sortants, comme il refusa
plus tard les offres de l'empereur, et comme il re-
nonça au titre de membre de l'Institut pour ne pas
prêter un serment contraire à sa conscience. On vou-
lait le mettre en accusation; loin de chercher à fléchir
262 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
ses ennemis, il les brava, et finit par leur imposer
silence. Sa vie plaidait pour lui. Ce n'était pas un
grand homme ; mais c'était certainement un homme.
On a souvent répété que La Réveillère-Lépeaux
faisait partie de la secte des théophilanthropes; on a
même dit qu'il en était le fondateur. La secte a
été fondée par le frère du célèbre physicien Haùy ;
La Réveillère-Lépeaux n'y a jamais été affilié; il
n'a jamais assisté à aucune de ses cérémonies; il
n'y a jamais fait aucune allusion, ni dans ses dis-
cours, ni dans ses écrits. Il était de la religion du
Vicaire savoyard ; il ne croyait à aucun dogme révélé,
mais il croyait en Dieu, et il connaissait la puissance
du sentiment religieux chez certaines âmes . Il aurait
voulu qu'on donnât de la solennité et comme une
consécration aux trois actes principaux de la vie ci-
vile : la naissance, le mariage et la mort. Cette opi-
nion, qui ne lui était pas particulière, mais qu'il
exprimait avec vivacité donna lieu à ses ennemis ca-
tholiques et à ses ennemis athées, de le ranger parmi
les théophilanthropes, dans l'espoir de le rendre
ridicule. La secte des théophilanthropes, quoique
partant d'un bon sentiment, était ridicule en effet,
et ne pouvait pas ne pas l'être. Il faut que les philo-
sophes en prennent leur parti : ils ne peuvent arriver
LA MORALE. -263
parla seule raison qu'à un culte individuel, intérieur.
L'analyse sera toujours incompatible avec la céré-
monie. On peut le regretter, mais il faut le recon-
naître. Le 12 floréal an V, La Réveillère-Lépeaux
venait de lire à la classe des sciences morales e t
politiques un mémoire inutile : Réflexions sur le
culte et les cérémonies civiles. « Je n'ai, lui dit
Talleyrand, qu'une observation à vous faire. Jésus-
Christ, pour fonder sa religion, a été crucifié et
est ressuscité. Vous auriez dû tâcher d'en faire
autant. »
De tous les membres de l'Institut, le plus ravi de
s'y voir, était certainement Lakanal1. Il avait été
élevé par les Pères de la doctrine chrétienne, il
s'était affilié à leur compagnie, et il professait la
rhétorique à Moulins, dans un de leurs collèges, à
l'âge de trente ans, quand il fut appelé à siéger
dans la Convention nationale.
Il y arrivait tout imbu des idées républicaines, et
il n'hésita pas à voter la mort de Louis XVI. La
vocation de l'enseignement lui était restée, et avec
elle un dévouement absolu et fervent pour les
sciences et les lettres. Il voulait la République, mais
1. Né à Serres (Ariège)le 14 juillet 1762, mort à Paris le 14 fé-
vrier 1845.
264 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
il la voulait éclairée, pacifique, glorieuse. Il se fit
placer dans le comité d'instruction publique, il y
resta constamment, prit à ses travaux la part prin-
cipale, fut presque toujours son rapporteur dans
les séances de la Convention et eut la gloire de pro-
poser, de faire accepter par le Comité, et de
défendre devant la Convention la plupart des grandes
fondations qui honorent cetle époque à la fois sau-
vage et sublime.
Son premier succès fut un décret qui pronon-
çait des peines sévères contre la mutilation des
objets d'art, et ce que son collègue Grégoire
appelait d'un mot nouveau : le vandalisme. Dans
le naufrage des académies, il essaya, mais vai-
nement, de sauver l'Académie des sciences; il ne
parvint tout au plus, qu'à retarder sa perle. Le Jar-
din des plantes était menacé : il proposa non seule-
ment de le conserver, mais de l'agrandir, en en
faisant un muséum d'histoire naturelle. Il mérita
ainsi d'être appelé le second fondateur de ce ma-
gnifique établissement, qui reste une des gloires les
plus incontestées de notre pays. Chappe essayait
alors, aumilieudedifficultésinouïes,defaireadopter
son télégraphe aérien. Il écrivait à Lakanal : « Je
désespérerais du succès, si vous n'étiez pas là. » If
LA MORALE. ftfô
réussit, etc'estàLakanalqu'illedut.LaFrance, grâce
à lui, eut un nouvel instrument pour ses victoires,
la science un nouvel organe pour ses conquêtes.
Lakanal fit voler par l'assemblée le principe
de la propriété littéraire, qu'il appelle, non sans
raison, la déclaration des droits du génie. Lorsque
la période de destruction violente qui, pour en
finir avec l'ancienne société, avait supprimé, en
même temps que des abus détestables, les institu-
tions les plus nécessaires à la vie d'un peuple, eut
enfin fait place à la période de régénération, et que
le besoin de retrouver les organes de la vie s'imposa
à tous les esprits, Lakanal qui, pendant la Terreur,
avait accepté une mission dans les départements,
se retrouva, avec la même ardeur, dans le comité
d'instruction publique, et entreprit de créer partout
des écoles, et, ce qui était plus difficile, de rempla-
cer les maîtres dispersés, proscrits, foudroyés par
la tempête. Les théories n'avaient pas manqué '
depuis le commencement ; il alla droit à la pra-
tique et fit décréter d'un coup vingt-quatre mille
écoles primaires qu'on plaça dans les presbytères
abandonnés. En même temps, on créa dans les
grandes villes des écoles centrales, à raison d'une
école centrale par trois cent mille habitants. On y
66 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
donnait à peu près le même enseignement que
dans les anciens collèges.
Les maîtres manquaient partout. Les membres
survivants des anciennes congrégations, en dé-
pit de l'adoucissement des lois et des mœurs,
étaient encore réduits à se cacher. Lakanal fit
adopter l'idée d'appeler à Paris les trois cents
jeunes gens les plus distingués par leur mérite,
de leur donner pour maîtres tout ce que la France
gardait encore de grands hommes, de leur en-
seigner rapidement l'art d'enseigner, et, après
avoir allumé en eux le feu sacré, de les renvoyer
aux écoles centrales. De cette idée qui fut adoptée
par la commission, et qui fut ensuite complétée
et perfectionnée, est sortie l'École normale de
4794, suivie à bref délai par l'École normale qui
subsiste encore. Lakanal et Sieyès, que remplaça
bientôt Deleyre, furent chargés de surveiller la nou-
velle école. Les mathématiques y étaient enseignées
par Lagrange et Laplace, la géométrie descriptive
par Monge, la chimie par Bei thollet, la physique
paiHaùy, l'histoire naturelle par Daubenton, l'hy-
giène par Halle, la philosophie par Garât, l'his-
toire par Volney, la morale par Bernardin de
Saint-Pierre. Ce fut un éclat de génie incompa-
LA MORALE. 267
rable. L'enseignement proprement dit se donna
tumultueusement et presque au hasard; mais un
grand enthousiasme se détacha de tout ce mou-
vement, et il ne s'agissait plus que de l'organiser
et de le développer.
Vint ensuite la création du Bureau des longitudes,
dont Grégoire et Lakanal se disputent l'honneur.
Le bureau avait sous sa direction l'observatoire de
Paris, ceux des départements, et comptait parmi ses
membres Lalande, Gassini, Delambre, Méchain
des navigateurs tels que Borda et Bougainville.
Quant à l'Institut, il faut compter parmi ses
fondateurs ou se disant tels Talleyrand, qui le
proposa à l'Assemblée constituante ; Condorcet
qui, dans son rapport à la Législative, en modifia le
plan d'une façon heureuse; Daunou, qui lui donna
sa dernière forme, sa forme pratique et le fit décré-
ter par la Convention; Lakanal qui, sous le Direc-
toire, fit voter le règlement par le conseil des Cinq-
Cents. Grégoire lui-même, et Chénier, etVillar, qui
avaient dooné un concours actif dans le sein du
comité d'instruction publique, prétendaient avoir
des droits à cette paternité glorieuse. Nous avons
vu qu'elle pourrait être réclamée par Mirabeau.
La vérité est que, depuis la destruction des acadé-
268 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mies, tous les esprits soucieux de l'avenir, tous les
amants des sciences et des lettres, songeaient à les
rétablir, et à en former comme un faisceau indes-
tructible, où viendraient s'unir dans un travail
commun, et dans la même action bienfaisante et
civilisatrice, les sciences, les lettres et les arts, tout
ce qui engendre la civilisation, tout ce qui honore
l'humanité.
Depuis 1793, Lakanal n'avait cessé de travailler
à la formation de cette assemblée représentative
de la science, de la pensée, de l'imagination et de
la parole humaine. C'est lui qui, dans les derniers
jours du Comité, avait dressé la liste des quarante-
huit premiers membres de l'Institut, qu'on appela
le tiers-électeur, liste promulguée quelques jours
après par le Directoire. Il voyait enfin son œuvre
réalisée et vivante; semblable à Pygmalion, quand
il vit sa statue se mouvoir, il assistait avec ravisse-
ment aux débuts de ce noble corps, dont il était au
moins l'un des pères. Le titre de membre qui lui
avait été conféré était la juste récompense de se>
travaux, et, à ses yeux, le plus grand honneur de
toute sa vie1. Use montra assidu aux séances, parce
1. Voici la lettre par laquelle le ministre île l'intérieur annonça
Lakanal son élection :
LA MORALE.
269
que c'était son bonheur, et parce qu'il était dans
ses habitudes et dans sa nature de remplir fidèle-
ment tous ses devoirs; mais il ne fut, et ne voulut
être qu'un auditeur, et un serviteur. Toutes les fois
qu'une mesure était nécessaire pour améliorer la
marche de l'Institut, il la proposait au conseil des
Cinq-Cents; c'était sa part, il savait qu'il y excellait,
et il prit une fois la plume, longtemps après, pour
en réclamer le mérite1. Comme lettré, il se jugeait
avec une modestie louchante. Quand les événements
le rendirent à la vie privée, il n'accepta que la place
de procureur (économe) du lycée Charlemagne
(l'école centrale de la rue Antoine). « Je me suis
assis sur la dernière marche » , disait-il . Cet homme,
qui avait fondé tous ces grands corps, acceptait
dans l'un d'eux une place modeste, et la remplissait
en conscience. La malédiction attachée aux régicides
« Paris, 26 frimaire an VI.
I A Lakanal.
o C'est avec bien de la satisfaction, citoyen, que je vous fais pai-
lle votre nomination à l'Institut national dans la seconde classe. Ce
choix honore autant les électeurs que l'élu. L'Institut national
tiendra sa première séance primidi prochain; vous voudrez bien
vous y rendre. — Salut et fraternité. — Bénéxech.
» Cette séance est indiquée pour cinq heures dans la salle de la
ei-devant académie des sciences, au muséum des arts. »
1. Suum cuique. Exposé sommaire des travaux de Joseph La-
kanal pour sauver, durant la Révolution, les sciences, les lettres
»:t ceux qui les honoraient par leurs travaux. Paris 1838.
-270 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vint l'y chercher et le chassa de son pays. Il se ren-
dit en Amérique, où il se fit agriculteur. Sa renom-
mée le suivit jusque là, et il fut plusieurs fois
consulté par les pouvoirs publics comme législateur
et comme philosophe.
En France, on l'avait oublié, et si profondément
que quand la seconde classe de l'Institut dont il avait
fait partie fut rétablie, il ne fut pas inscrit officielle-
ment parmi ses membres, Ce fut, pour ce grand vieil-
lard, le plus rude coup. Enfin, il yfut élu, en 1837.
à la place de Garât. Cette élection le décida; il quitta
tout, et revint en France, pour siéger encore à côté
de Sieyès, Merlin, Daunou, Rœderer, les compagnons
des anciennes luttes. Il avait soixante-quinze ans.
« Un jour, dit M. Mignet, je vis arriver chez moi,
avec le vieil uniforme de l'Institut tel qu'on le
portait sous le Directoire, un homme qui avait la
stature encore droite, des cheveux abondants et
noirs, dont le visage était grave, le regard contenu,
la bouche sévère, les manières décidées et polies,
le langage spirituel et sentencieux, et qui semblait
appartenir à un autre temps. C'était Lakanal. » Il fut,
comme par le passé, assidu aux séances de l'Aca-
démie. Il y resta silencieux. Il n'avait plus, disait-il,
qu'à écouter et à se taire. Il s'éteignit en 1845, à
LA MORALE. 271
quatre-vingt-deux ans. Il disait paisiblement sur
son lit de mort : c Je vais comparaître, les mains
pures et sans crainte, devant cette providence que
je ne comprends pas, mais que je sens. » En 1881,
les habitants de l'Allège lui ont élevé une statue.
Lakanal est un homme de la Convention; voici,
pour achever la section de morale, un homme de
l'encyclopédie; un homme de lettres, par goût et
par profession, qui ne voulut jamais être autre chose ,
c'est son très grand honneur, et qui traversa toute la
Révolution sans s'y mêler. Naigeon1 avait cinquante
ans quand on le nomma membre de la seconde
classe, chargé d'y représenter tout particulièrement
la morale. Son plus grand, et presque son seul méri-
te, était d'avoir été l'admirateur et l'ami de Diderot.
Il aimait Diderot avec passion, et Diderot l'aimait
aussi, ce qui parait assez étrange. C'était, au
physique, un dameret et un valétudinaire, au moral
un esprit étroit, impuissant, qui lirait toute son
importance, comme les radicaux en politique, de
l'audace de ses négations. Il n'avait fait de sa vie
que des éditions, destraductions, des compilations,
et quelques articles de l'encyclopédie méthodique.
1. Né à Paris le 15 juillet 1738, mort le 28 février 1810.
'Irl UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Il servait de secrétaire, ou d'humble collaborateur,
à d'Holbach et à Diderot, ses deux idoles. 11 avait
pour Diderot un autre mérite : il était son écouteur
en titre. Diderot, dont la vie était un monologue
éternel, avait besoin d'un écouteur dans l'intimité :
il avait pris Naigeon, et s'était attaché à lui, malgré
les ridicules du personnage. On avait fait de lui ce
portrait :
Je suis savant; je m'en pique,
Et tout le monde le sait.
Je vis de métaphysique,
De légumes et de lait.
J'ai reçu de la nature
Une figure à bonbon :
Ajoutez-y ma frisure,
Et je suis monsieur Naigeon.
La métaphysique dont il vivait était de l'espèce
la moins compliquée. Elle tenaiten ces trois mots:
matérialisme, fatalisme, athéisme. Il avait une seule
lois entrepris de faire acte de citoyen. C'est au
moment où l'Assemblée nationale discutait le
préambule de la constitution. Il écrivit alors une
adresse à l'Assemblée pour la prier de ne pas pro-
noncer le nom de Dieu, « Le gros d'une nation,
disait-il, restera toujours ignorant, peureux, et par
conséquent superstitieux. L'athéisme peut être la
doctrine d'une petite école, mais jamais celle d'un
LA MORALE. 273
grand nombre de citoyens, encore moins celle d'une
nation. La croyance à l'existence de Dieu, ou la
vieille souche, restera donc toujours; or, qui sait
ce que cette souche abandonnée à sa végétation peut
produire de monstrueux ? Je ne conserverais donc
pas les prêtres comme des dépositaires de vérités,
mais comme des obstacles à des erreurs possibles
et plus monstrueuses encore; non comme les pré-
cepteurs des gens sensés, mais comme les gardiens
des fous; et leurs églises, je les laisserais subsister
comme Fasile et les petites maisons d'une certaine
espèce d'imbéciles, qui pourraient devenir furieux
si on les négligeait entièrement. » L'Assemblée
constituante n'adopta pas le programme de Naigeon ;
il fut obligé d'attendre Ghaumette.
Il est bon que toutes les opinions soient repré-
sentées dans un corps savant; c'est une des condi-
tions de la liberté; mais, dans une section de six
membres, cette diversité rend le travail commun
assez difficile. Il y avait dans la section un athée,
deux indifférents, un déiste de la religion du Vicaire
savoyard, un théophilanthrope, et un évêque. Au
point de vue politique, il y avait deux régicides,
peut-être trois, si l'on compte Grégoire. Enfin,
les professions n'étaient pas moins diverses, puis-
18
274 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
qu'on y trouvait un ingénieur, un avocat, un profes-
seur, un prêtre, un journaliste. Gomment des
hommes si différents pouvaient-ils s'accorder pour
choisir un sujet de prix, pour juger un concours,
pour répondre à une question posée?
Les attributions mêmes de la section étaient mal
définies: non qu'il y eût incertitude sur l'objet et la
nature de la morale ; mais il était malaisé de bien dis-
tinguer cette section des sections avoisinantes. On
tombait dans la confusion pour avoir trop cherché
la séparation. Si les moralistes étudiaient les prin-
cipes de la raison et les faits de la nature humaine,
ils empiétaient sur l'analyse des sensations et des
idées; s'ils recherchaient quels étaient les devoirs de
l'homme dans la société, ils faisaient de la science
sociale ; s'ils s'occupaient des moyens de fonder la
prospérité publique et d'assurer le bonheur des ci-
toyens, ils devenaient des économistes. La consé-
quence de cette situation doublement difficile fut
qu'il n'y eut, dans la section, que des travaux isolés,
sans aucune connexion entre eux; que plusieurs
membres ne communiquèrent aucun mémoire; que
d'autres apportèrent des mémoires absolument
étrangersàla morale; que les concoursdemeurèrent
sans résultats. Les membres de la section produi-
LA MORALE. 275
sirent isolément et en dehors de l'Institut quelques
écritsdistingués;lasectionneproduisit rien. Elle fut
très inférieure à la section de philosophie, qui avait
fait faire de grands pas à la psychologie et à la
science des signes. Elle ne fut pas même heureuse
dans ses concours. Elle fut obligée de retirer plu-
sieurs des sujets qu'elle avait proposés, faute de
concurrents, ou du moins de concurrents de
valeur.
J'ai rappelé plus haut le sujet mis au concours
en l'an V sur la proposition de Bernardin de
Saint-Pierre, « Quelles seraient les institutions les
plus propres à ramener un peuple aux principes de
la morale après les révolutions politiques? » Nous
avons vu que Bernardin de Saint-Pierre fut mal-
mené par Volney et Xaigeon pour avoir invoqué
dans son rapport l'idée de Dieu et les croyances
rationalistes. Il fallut retirer le sujet au bout de
deux ans. On le remplaça par celui-ci : « L'émula-
tion est-elle un bon moyen d'éducation? » Cette
fois, il y eut un vainqueur, et ce fut le citoyen
Feuillet, sous-bibliothécaire de l'Institut.
La section proposa encore cette question : « Quel
est le véritable caractère de la bonté dans l'homme
public? » Il paraît que les hommes de talent ne
276 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
furent pas tentés de faire cette recherche; il ne leur
parut pas qu'on pût tirer autre chose d'un pareil
sujet qu'une dissertation de collège. Il y eut
quelques mémoires sans aucun mérite; le sujet fut
retiré.
Enfin, la section trouva un sujet qui était bien
un sujet de morale, et qui, traité par une plume
habile, pouvait intéresser, non seulement les mora-
listes, mais les philosophes et les hommes de gou-
vernement. Voici le programme qu'elle publia :
« Jusqu'à quel point les traitements barbares
exercés sur les animaux intéressent-ils la morale
publique? Et conviendrait-il de faire des lois à cet
égard ? »
Mais les temps de la loi Grammont et de la
Société protectrice des animaux étaient encore
éloignés; et le concours, comme la plupart de. ceux
que la section de morale avait institués, n'aboutit
qu'à un échec.
IX
LA SECTION DE SCIENCE SOCIALE ET LEGISLATION,
La troisième section portait le titre pompeux de
science sociale et législation. On comprend très
bien que la science sociale et la législation fassent
partie des attributions d'une académie des sciences
philosophiques ; il est plus difficile de se représen-
ter six personnes officiellement occupées à gouver-
ner cette branche importante des connaissances
humaines, et de se dire qu'en vertu du règlement ce
nombre de six sera toujours atteint et ne sera jamais
dépassé. Ce qui manquait le moins, en 1795,
c'étaient les législateurs. Le Directoire nomma
Daunou et Gambacérès. L'élection leur adjoignit
Merlin, Pastoret, Garran-Coulon et Baudin des
Ardennes. Garran-Coulon et Baudin des Ardennes
sont du nombre de ces hommes qui doivent aux
278 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
partis politiques toute leur importance, et qu'on
oublie une heure après leur mort. Mais les quatre
autres noms sont des plus considérables. Daunou,
qui aurait pu être placé dans plusieurs autres
sections, et dans une autre classe de l'Institut, avait
néanmoins tous les droits possibles à figurer dans
la section de législation. Gambacérès, Merlin,
Pastoret étaient des choix excellents. On se demande
pour quels motifs, au lieu d'aller chercher Baudin
des Ardennes et Garran-Coulon, on n'avait pas com-
plété la liste par les nomsdeSieyèsetdeTalleyrand.
La grande raison, qui est la seule que connaisse la
postérité, le voulait; les petites raisons, qui sont
toutes-puissantes sur les contemporains, en déci-
dèrent autrement. Sieyès, exclu de la section de
législation et cantonné dans l'économie politique,
est à lui seul une démonstration péremptoire de
l'absurdité du système des sectionnements.
Daunou1 avait été élevé par les oratoriens. Son
père le destinait à la chirurgie, et ne lui permit pas
de se faire avocat comme il le désirait. Ne voulant
pas être chirurgien, et ne pouvant pas être avocat,
il se fit moine. A seize ans, il était oratorien. On ne
1. Né à Boulogne (Pas-de-Calais) le 18 août 1761, mort à Paris
le 20 juin 1840.
LA SCIENCE SOCIALE. 279
peut pas dire qu'il l'était par violence; il l'étail
encore moins par son libre choix. La compagnie
était libérale dans son esprit et dans sa règle, vouée
à l'étude et à l'enseignement. Daunou professa
successivement, dans divers collèges de l'Oratoire,
le latin, la logique, la philosophie, et il était enfin
professeur de théologie, quand il fut ordonné prêtre
en 1787. Se lever de grand matin, dit M. Mignet,
avoir sa vie sagement réglée, beaucoup apprendre,
libéralement enseigner, être en commerce plus
assidu avec les idées qu'avec les hommes, convenait
à ce jeune solitaire, qui avait des besoins bornés,
des sentiments graves, une activité sans turbulence,
quoique sans repos, nul dessein de commander,
mais peu de disposition à obéir. Daunou s'était fait
connaître en dehors de la congrégation. Il avait pris
part à trois concours académiques, ce qui était alors
un moyen assuré d'arriver au moins à la notoriété.
L'académie de Nimes avait proposé pour sujet :
L 'influence de Boileau sur la littérature française.
Daunou obtint le prix pour un mémoire qui fut très
remarqué, même à Paris, et obtint les éloges de
La Harpe. En 4788, l'académie de Berlin appela
l'examen sur les bases de l'autorité paternelle. « Il
traita cette question, dit M. Mignet, en philosophe,
280 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
en publiciste, en opprimé »; mais cet opprimé
souffrait sans se révolter, et ce n'est pas sans émotion
qu'on lit cette phrase dans son mémoire : « Le
premier qui calcula les droits de son père fut un
fils ingrat. » Il obtint l'accessit. Le troisième
concours auquel il prit part eut lieu devant l'aca-
démie de Lyon en 1791. Le sujet, donné par l'abbé
Raynal, était celui-ci : Quelles vérités et quels
sentiments imporle-t-il le plus d'inculquer aux
hommes pour leur bonheur ? Le concours fut
prorogé et Daunou, qui avait eu une mention hono-
rable à la première épreuve, obtint le prix à la
seconde. Il avait eu pour concurrent un jeune lieu-
tenant d'artillerie en garnison à Valence, dont le
mémoire fut remarqué, et qui devint, quelques
années après, le maître du monde.
Dans une cérémonie célébrée à l'Oratoire pour les
victimes du 14- juillet, Daunou avait prononcé un ser-
mon sur le patriotisme qui le classait définitivement
parmi les partisans de la Révolution. Il embrassa
avec ardeur la cause de la réforme de l'Église, et dé-
fendit la constitution civile du clergé dans des écrits
pleins d'érudition et de force, qui lui valurent l'ad-
miration d'un grand nombre de théologiens et la
confiance populaire. Il était vicaire métropolitain
LA SCIENCE SOCIALE. 281
Paris et touchait à l'épiscopat, quand les électeurs
de Boulogne l'élurent spontanément membre de la
Convention nationale. Il accepta ce mandat inat-
tendu, et quittant à jamais l'Eglise, il sortit du
paisible séminaire de Saint-Magloire pour entrer
dans l'enceinte orageuse de la Convention.
11 y fut ce qu'il avait été jusque-là et ce qu'il devait
être toute sa vie : inébranlable dans sa foi républi-
caine, et dans son amour de la liberté et de la justice.
« Il n'avait pas, dit M. Mignet, dont la notice sur
Daunou est un morceau achevé, le courage entre-
prenant et actif qui porte les grands cœurs vers le
péril et leur inspire les dévouements magnanimes,
mais il avait au plus haut degré le courage du
devoir, et il savait garder à ses convictions une
fidélité périlleuse. » Il vota etparla contre le procès
fait à Louis XVI, contre la mort, pour le sursis ;
protesta, après le 31 mai, contre la violation de la
représentation nationale, fut mis en état d'arresta-
tation, passa dans les prisons la sombre année delà
Terreur, en sortit après le 9 thermidor pour jouer
ilanslaConventionunrôleimportant comme orateur,
et comme membre du Comité de salut public, c'est-
à-dire du gouvernement, et du Comité des onze, c'est-
à-dire de la commission de constitution. Il prit une
282 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
part considérable à la rédaction de la constitution
de l'an Iïï ; il en fut le rapporteur ; il fut aussi le
rapporteur de la grandeloisurl'instruction publique
votée par la Convention dans les derniers jours de
son existence, et c'est à ce litre qu'il a droit plus
que tout autre à être considéré comme le vrai fon-
dateur de l'Institut. Il défendit, contre les fureurs
de la réaction thermidorienne, les montagnards qui
l'avaient proscrit, parce qu'il fut constamment
l'ennemi de tous les excès. On a dit que Bonaparte
avait songé un instant à le faire consul. Il ne voulut
même pas être sénateur; il choisit sa place dans le
Tribunat où se réfugia ce qui restait d'opposition
libérale. Il y combattit toutes les mesures destinées
à fonder le despotisme, et mérita d'être éliminé par
une mesure dictatoriale. Il avait succédé à Camus
comme archiviste, n'accepta aucune fonction poli-
tique sous l'Empire, fut destitué après la Restaura-
tion, et reprit en 1830 la direction des archives, qu'il
conserva jusqu'à sa mort. Ilsiégaà la Chambre des
députés, parmi les plus fermes libéraux, de 1819 à
1834. A cette époque, sentant la vieillesse venir, il
refusa énergiquement toute candidature. 11 n'ac-
cepta la pairie en 1839 que sur les intances pres-
santes du gouvernement. Il avait été élu secrétaire
LA SCIENCE SOCIALE. 283
srpétuel de l'Académie des inscriptions à l'âge de
soixante-dix-sept ans. Sa vie privée fut celle d'un
*
sage ; il eut, dans sa vie publique, l'inflexible courage
du devoir. Il unit les talents de l'orateur à ceux de
riiomme d'État. Il fut un de nos érudits les plus
estimés, un écrivain correct, élégant et ferme. C'est
une des gloires les plus pures de la Révolution.
Si l'on avait à juger Daunou par un seul mot, on
dirait : il fut fidèle au devoir; et pour caractériser
Cambacérès, qui lui fut donné pour collègue par le
Directoire dans la section de législation1, il faudrait
dire : il fut fidèle à ses intérêts et les défendit tou-
jours avec habileté et circonspection, sans vains
scrupules. C'est pour lui qu'on aurait dû inventer
le mol d'opportunisme. Il vota avec tant d'ambiguïté
dans le procès de Louis XVI que ses ennemis s'obs-
tinèrent à le classer parmi les régicides, quoique
la Convention eût décidé le contraire en comptant
sa voix parmi celles qui concluaient à la détention
perpétuelle. Sa vie est trop connue et se rattache
trop peu à l'histoire des lettres, pour que nous nous
y arrêtions. Il sut toujours se cacher à propos, pour
éviter de recevoir des coups, et se montrer pour
1. Né à Montpellier le 18 octobre 1757, mort à Paris le 8 mars
182 i.
281 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
accaparer les récompenses. Bon administrateur,
très habile jurisconsulte, modéré tant qu'il pouvait
l'être sans se compromettre avec les puissants, et
doué d'autant de patience que de prudence, la part
prépondérante qu'il prit dans ïa rédaction du code
civil et du code de procédure, ainsi que la réorga-
nisation du corps judiciaire à la fin du Directoire et
sous le Consulat lui font infiniment d'honneur.
Merlin de Douai1, qui fut élu le premier, est ce
grand procureur général, qui a fondé la jurispru-
dence de la cour de cassation. Il était déjà célèbre,
quand on l'appela à l'Institut, par sa collaboration
très importante au Répertoire de jurisprudence, au
Traité des offices destiné à remplacer celui de Loy-
seau, et aux principaux travaux législatifs de la
Constituante. C'est sur son rapport que la féodalité
fut détruite, et il déploya dans la discussion une
connaissance approfondie de ce qu'il renversait,
une clarté de vues et une sûreté de principes dignes
d'un jurisconsulte et d'un philosophe.
Pastoret % que l'élection rapproche du républi-
cain régicide Merlin de Douai, devint, en 1829,
. 1. Né à Arleux (Nord) le 30 octobre 1754, mort à Paris le 26
décembre 1838.
2. Né à Marseille le 6 octobre 1756, mort à Paris le 28 septem-
bre 1810.
LA SCIENCE SOCIALE. -285
chancelier de France, et futchoisi, quelques années
après, par le roi Charles X exilé, pour être le tu-
teur du comte de Ghambord. À l'époque de son
élection comme membre de la seconde classe, il
avait déjà fait partie de l'Académie des inscriptions
dont il fut encore par la suite un des membres les
plus laborieux. On avait de lui une traduction des
Élégies deTibulle et un volume sur les Lois pénales
qui avait été traduit dans presque toutes les langues
de l'Europe. Il avait exercé les fonctions de procu-
reur général syndic du département de la Seine,
et siégé à la droite de l'Assemblée législative.
Quand le roi fut mis en jugement, il écrivit pour
demander aie défendre. Proscrit pour cet acte de
courage, il se réfugia à Rome. 11 venait d'être élu
par le déparlement du Yar membre du conseil des
Cinq-Cents, quand on lui ouvrit les portes de l'In-
stitut.
Garran-Coulon et Baudin des Ardennes n'y
entrèrent que par la grâce de leurs opinions poli-
tiques. Garran-Coulon1, après s'être signalé par
son ardeur révolutionnaire à la prise de la Bastille
1. >'é à Saint-Maixent (Deux-Sèvres) le 10 avril 1749, mort à
Paris le 19 décembre 1816.
286 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
et dans les premiers mouvements de Paris, se
montra partisan de l'ordre à l'Assemblée législative
et à la Convention. Il avait collaboré avec Merlin
au Répertoire de jurisprudence de Guyot. Baudin
des Ardennes1 était, comme Garran-Coulon, un
modéré, il vota comme lui contre la mort du roi.
Il avait rédigé les séances de la Convention pour
la Sentinelle de Louvet.
Il y eut quelques mutations dans la section de
législation. Pastoret fut compris dans le décret de
transportation du 49 fructidor an V. Une lettre du
ministre de l'intérieur en avertit l'Institut, qui pro-
céda aussitôt au remplacement du proscrit. L'élu
fut le citoyen Champagne, principal, et depuis
proviseur du collège Louis le Grand-. Champagne
avait le mérite d'avoir fait vivre son collège au mi-
lieu des orages de la Révolution et d'y avoir main-
tenu la discipline et le niveau des études. Au mo-
ment de son élection, il venait de publier une
traduction assez médiocre de la Politique d'Aristote.
Baudin des Ardennes mourut le 14 octobre 1799
1. Né à Sedan le 18 décembre 1746, mort à Paris le H octobre
1799.
2. Né à Semur (Côte-d'Or) le 1er juillet 1751, mort à Paris le
15 septembre 1813.
LA SCIENCE SOCIALE. 287
et fut remplacé par Bigot de Préameneu, plus tard
ministre des cultes sous l'empire, mais qui n'a ja-
mais rien écrit.
La section de législation, dans sa composition
première, ne contenait qu'un seul prêtre, Daunou,
encore ne Pavait-il été que malgré lui. Champagne,
qui remplaça Pastoret en 1797, n'était que diacre,
mais, à ce titre, il appartenait au clergé et avait
prêté le serment prescrit par la constitution civile.
La section comptait dans ses membres un serviteur
fidèle de la monarchie, Pastoret, qui s'était offert
pour défendre Louis XVI. Tous les autres étaient
républicains. Merlin, seul, était régicide. Daunou,
Garran-Coulon, Baudin des Ardennes avaient voté
et parlé avec fermeté contre la mort. Gambacérès
avait voté comme eux, mais en demandant pardon
de tant d'audace, et en donnant quelque prise à l'é-
quivoque par l'ambiguïté de son langage. Ils étaient
tous avocats, à l'exception de Daunou, qui avait
voulu l'être, et qui était versé dans les matières,
alors si importantes, du droit canon, et de Cham-
pagne, dont la présence dans la section de législa-
tion est évidemment une anomalie, et qui fut ap-
paremment placé là pour avoir fait une traduction
médiocre de la Politique d'Aristote, car je ne lui
iS8 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
découvre pas d'autre titre. Il est le seul membre
de la section, et un des rares membres de la
classe, qui ne se mêlèrent point des affaires pu-
bliques et ne firent partie d'aucune assemblée.
Daunou, Cambacérès, Merlin et Pastoret sont, à
divers titres, des hommes illustres; les autres ne
s'élèvent pas, ou s'élèvent peu au-dessus de la mé-
diocrité.
Bonaparte, qui n'aimait pas Daunou, mais qui
connaissait les hommes, disait de lui que, quand il
acceptait une mission, on pouvait être sûr qu'il
la remplirait bien . Si Daunou avait eu le choix
entre les classes de l'Académie, il est probable
qu'il aurait choisi la troisième. Il s'est mêlé aux af-
faires par devoir, et avec supériorité ; son goût l'at-
tirait surtout vers les livres. Quand il fut plus tard
appelé dans l'Académie des inscriptions, il lui sem-
bla sans doute qu'il rentrait chez lui. Il n'en fut pas
moins un des membres les plus laborieux de la
classe des sciences morales et politiques. Il en fut
quatre fois secrétaire (il faut se rappeler que les
secrétaires étaient élus pour un an). Il en fut aussi
le président. On le choisissait dans les grandes occa-
sions, pour parler au nom de la classe et quelque-
fois au nom de l'Institut.
LA SCIENCE SOCIALE. 289
Il fit des communications nombreuses. L'une de
ces communications convient parfaitement à la sec-
tion et à la classe; c'est une étude sur le vote au
scrutin. Ce sujet avait déjà tenté les philosophes,
notamment Condorcet et Borda. Rcederer avait, de
son côté, communiqué à la classe un mémoire sur
la majorité nationale, sur la manière dont elle se
forme et les signes auxquels on peut la reconnaître.
Rien de plus confus que les élections aux états gé-
néraux, qui se firent par ordres et par bailliages,
suivant des coutumes diverses, sans règlement gé-
néral, sans volonté dirigeante. Les élections se firent
pendant toute la période révolutionnaire suivant
des systèmes très divers; on n'y peut signaler
comme caractère persistant que la nécessité de
payer un impôt pour exercer le droit électoral :
l'impôt exigé, ou le cens, était très minime; mais
il y avait un cens, si petit qu'il fût, et Ton n'était
citoyen actif qu'à condition d'être inscrit au rôle
des contributions. La constitution de 4791 établis-
sait des élections à deux degrés, et réglait que, pour
être citoyen actif, votant dans les assemblées pri-
maires, il fallait être Français, âgé de vingt-cinq ans,
domicilié et payer une contribution directe au
moins égale à la valeur de trois journées de travail.
290 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
II fallait payer une contribution directe plus élevée
pour être nommé électeur. La constitution de l'an
III conservait le suffrage à deux degrés; mais, pour
donner entrée dans les assemblées primaires, elle
abaissait l'âge à vingt et un ans, et se contentait
d'une contribution directe personnelle ou foncière,
dont elle ne fixait pas la quotité. De même que la
constitution de 4791, elle obligeait les assemblées
primaires à choisir les électeurs parmi des citoyens
payant un certain impôt dont elle fixait le chiffre.
Ainsi le nombre et même, dans une certaine me-
sure, la propriété étaient représentés; mais on
n'accordait aucune représentation aux passions,
aux intérêts professionnels, aux opinions, c'est à
dire, aux minorités. Daunou se proposait de le
faire par un système compliqué et arbitraire qui
prouve seulement qu'il voyait les inconvénients et
les vices du suffrage universel. Personne à cette
date n'aurait osé mettre en pratique le suffrage
universel direct et sans condition de cens. Il était
dans la constitution de 1793; mais les auteurs
mêmes de cette constitution avaient eu peur de leur
œuvre, et n'avaient eu rien de plus pressé, après
l'avoir faite, que de la suspendre.
Les autres communications de Daunou sont
LA SCIENCE SOCIALE. 29t
bibliophile et d'un bénédictin : un mémoire
Sur V origine de V imprimerie; des observations Sur
les cours de bibliographie qu'on essayait d'intro-
duire dans l'enseignement des écoles centrales; un
mémoire Sur la classification des livres d'une bi-
bliothèque. Cette préoccupation de la bibliographie
était, chez Daunon, toute naturelle; on comprend
qu'elle ait été assez générale parmi les savants dans
le siècle de l'Encyclopédie. Il était assurément sin-
gulier d'introduire un pareil enseignement dans
les écoles secondaires : il y a bien peu de personnes,
même éclairées, même lettrées, qui possèdent de
grandes bibliothèques. Il est vrai que, vers la fin
du siècle dernier, les bibliothèques des commu-
nautés religieuses, des parlements et des châteaux
avaient été expropriées; on avait brûlé et détruit
beaucoup de livres , le reste avait été entassé pêle-
mêle, de sorte qu'un grand nombre de communes
avaient un besoin urgent d'habiles bibliothécaires.
Le mémoire de Daunou contient une histoire du
système bibliographique depuis le vie siècle jus-
qu'à la fin du xvme, et une analyse des classes, des
genres, des espèces que présentent les grandes
collections de livres. Entre les diverses classifica-
tions employées ou proposées pendant trois siècles,
292 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
il donne la préférence à celle qui a été surtout
fixée par les catalogues de Martin, Barrois, Sallier,
Debure. Ce n'est pas que cette classification lui
paraisse conforme au vrai système des connaissances
humaines ; mais il pense qu'elle est, plus qu'aucune
autre, fondée sur l'état positif des livres qui com-
posent les grandes bibliothèques. Il y fait d'ailleurs
plusieurs modifications.
Quoique membre de la section de législation,
Daunou ne croyait pas déroger en s'occupant de bi-
bliographie. Cambacérès ne se vit pas plus tôt classé
parmi les philosophes qu'il entreprit un ouvrage
sur la science sociale. C'était viser bien haut; le
temps et peut-être le talent lui manquaient pour
cela. Il n'avait fait jusque-là qu'une sorte d'exposé
des motifs du projet de code civil, et des rapports
sur divers titres du Gode. C'étaient là des œuvres de
jurisconsulte où il excellait. Quand il voulut n'être
que philosophe, il se perdit dans les généralités
vagues. L'ouvrage qu'il méditait aboutit à un dis-
cours, et ce discours n'aboutit à rien. Il est dans
le tome III de la collection de la classe. « Autant le
bonheur est nécessaire, dit en commençant Cam-
bacérès, autant il est difficile de le mettre en ac-
tion. » II pense qu'on peut mettre le bonheur en
LA SCIENCE SOCIALE. 293
action « par les arts, les lois et la morale; les arts
qui approprient la nature à nos besoins; les lois
qui garantissent la propriété; et la morale, qui
supplée à l'impuissance, et souvent à l'impré-
voyance de. la loi ». Il dit aussi que le premier des
arts est l'agriculture; qu'après elle, la propriété
est « la pierre angulaire de la société », et que « la
sauvegarde de la société est le gouvernement ». Il
ne veut pourtant pas être injuste envers l'industrie.
« L'industrie est le complément de l'agriculture.
Ce sont deux sœurs qui, par leur société entre elles,
enfantent la société générale. » Il se plaint que
l'industrie ait sacrifié la gloire d'être utile à la
gloire de plaire. Il faut lui savoir gré, au milieu
de tout cela, d'avoir assez bien compris les rapports
de l'économie politique, de la législation et de la
morale. Ces trois sciences doivent concourir à for-
mer la science sociale. « Elle est tout entière à
créer, car jusqu'ici l'esprit d'intolérance avait em-
pêché son progrès. »
Merlin a laissé des traces plus sérieuses de son
passage dans la seconde classe. Il s'est particuliè-
rement préoccupé de la nécessité d'un Gode uni-
versel et uniforme pour toute la République, et de la
question de savoir si les ambassadeurs d'une puis-
294- UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sance sont personnellement assujettis aux lois de
l'Étatauprès duquel ils sont accrédités. Ses mémoires
sur ce dernier sujet sont détaillés et instructifs. Il
décide pour la négative. Les infractions commises
par l'ambassadeur,ou l'envoyé accrédité, ne peuvent
être que la matière de négociations entre les deux
États, ou l'occasion d'une rupture. Le mémoire sur
la nécessité d'un Gode unique n'a pas seulement
l'importance d'une théorie; il pouvait être utile de
faire cette démonstration en l'an VIII. Aujourd'hui,
ce que nous avons peine à comprendre, c'est que
l'unité de législation ait été si longue à se produire
dans un grand État. Avant la Révolution, le roi était
le seul législateur, c'est-à-dire que chaque chance-
lier ou garde des sceaux, l'un après l'autre, pouvait
faire de nouvelles lois sans se soucier de les mettre
d'accord avec les lois anciennes. Il y avait en outre
les coutumes des vieilles provinces et la multipli-
cité des parlemeats, qui étaient indépendants les
uns des autres. Nous n'avions d'unité ni dans la
loi, ni dans la jurisprudence. L'enregistrement et
les remontrances n'étaient qu'un palliatif impuis-
sant contre la toute-puissance royale. Quand arriva
la Constituante, on fut sans doute préoccupé avant
tout de supprimer les privilèges; puis, quand les
LA SCIENCE SOCIALE. 295
privilèges furent abolis, de supprimer aussi la
royauté. Mais l'Assemblée comptait dans son sein
trop de jurisconsultes éminents pour qu'on oubliât
de placer, à côté des lois politiques, les lois consti-
tutives de la famille et de la propriété. On se mit à
la besogne avec une activité admirable, une science,
une fécondité de moyens, une philosophie, une pré-
cision, qu'on n'a depuis retrouvées au même degré
dans aucune autre assemblée. Par malheur, l'As-
semblée était unique et absolue, ce qui augmentait
dans une proportion énorme sa puissance de des-
truction et sa puissance de création. Elle s'était
fait un règlement, dont elle était maîtresse,
comme de tout le reste. Elle avait même inséré
dans son règlement des dispositions destinées à
le supprimer; telle était la déclaration d'urgence,
dont on faisait alors, et dont on a fait depuis, un
si pernicieux usage. Une institution passait pour
inébranlable : un député obscur avait tout à coup
la fantaisie de l'attaquer; son idée paraissait
bonne à ceux des députés qui se trouvaient dans
la salle, et dans un clin d'œil l'institution était
balayée. Quelque laborieux, présent par hasard,
avait beau crier qu'une commission était nommée
depuis longtemps pour cette affaire, et qu'elle ache-
296 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vait de l'étudier, on ne l'écoutait pas. On brisait. Les
autres députés, en entrant dans la salle, apprenaient
tout à coup que l'institution était à bas. Ils n'avaient
qu'une ressource ; c'était de proposer, séance te-
nante, de la rétablir, ce qui arrivait assez souvent.
Il en était de même pour les lois qui créaient. On
•faisait une loi, qui restait dans le procès-verbal de
; la séance, n'arrivait pas jusqu'au pouvoir exécutif,
, et n'était pas même connue de ceux qui étaient censés
l'avoir faite. De là une quantité de lois contradic-
toires, ou de lois inutiles parce qu'elles ne faisaient
que renouveler une loi faite incognito quelques
jours auparavant, ou de lois en contradiction les
unes avec les autres. De là, surtout, une quantité de
lois tellement effroyable, qu'il devenait impossible
à un administrateur ou à un juge de s'y recon-
naître. Tant qu'il y eut un roi, un veto, une promul-
gation, il en résulta, non pas de l'ordre assurément,
mais quelque ombre, quelque apparence de régu-
larité. Quand l'Assemblée fut absolument et défini-
tivement émancipée, ce fat un véritable déborde-
ment de législature. Merlin montrait, par cette
vicieuse organisation du corps législatif, les lois
s'ajoutant incessamment aux lois sans aucune règle;
trente ou quarante mille lois nouvelles, qu'il fallait
LA SCIENCE SOCIALE. 297
combiner avec les débris des anciennes lois : étrange
confusion qu'envisageait avec effroi la conscience
des magistrats obligés de suivre la loi, et qui la
voyaient s'échapper et se perdre devant eux. Mais,
au milieu de ce chaos, Merlin discernait des prin-
cipes lumineux, concordants, féconds , qu'il ne
s'agissait plus que de rapprocher et de déve-
lopper. Jamais aucun peuple n'avait eu autant de
matériaux encombrants et inutiles, jamais aussi
aucun peuple n'en avait eu d'aussi parfaits. Le Code
était là, tout entier, sous les yeux de Merlin, comme
la statue est dans le bloc de marbre pour l'œil du
sculpteur qui en a conçu et arrêté toutes les lignes.
Baudin des Ardennes qui ne fit guère que
traverser l'Institut, puisqu'il mourut le 14 octobre
1 799, avait eu le temps d'y lire plusieurs mémoires.
Le premier avait pour objet V Esprit de faction
considéré par rapport à son influence sur divers
gouvernements. Il définit ainsi ce qu'il appelle la
l'action. « C'est une association qui, pour l'intérêt
d'un ou plusieurs particuliers, tend à renverser le
gouvernement établi, soit pour lui en substituer
un autre, soit seulement pour le modifier, soit
enfin pour le faire passer en de nouvelles mains
sans qu'il change de nature, et sans que sa forme
298 UNE A.GADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
soit altérée. » Les factions, dans une monarchie,
ne sont redoutables que pour l'autorité du prince;
mais , dans une république, « elles s'attaquent à
la masse entière des citoyens, puisqu'elles mettent
en péril la liberté générale, qui est le patrimoine
de tous ».
Le second mémoire de Baudin des Ardennes
porte ce titre : Les Clubs et leurs rapports avec V or-
ganisation sociale. C'est un long travail, dont les
conclusions sont très sages, sans avoir rien de bien
nouveau. Les clubs ont rendu des services; ils sont
devenus dangereux quand ils ont été transformés
en pouvoir public irresponsable. L'auteur, montre
bien les aspirations à la domination exclusive qui
rendirent le club des Jacobins si puissant et si per-
nicieux, et le fatal enseignement qu'y recevaient les
hommes du peuple, dressés, pour ainsi dire, par
les orateurs de clubs, à la haine, à l'ambition et à
la paresse. Il entre dans des détails, il cite des
anecdotes, qu'on peut lire encore avec intérêt
comme peinture de mœurs, quoique Baudin soit
loin d'être un peintre.
Sa troisième communication fut un mémoire
écrit avec beaucoup de soin, avec trop de soin,
comme tout ce qu'il faisait, sur l'origine de la loi,
LA SCIENCE SOCIALE. 299
sa définition, ses différentes espèces, et le style qui
lui convient. Il passe successivement en revue la
loi fondamentale ou politique, la loi criminelle ou
pénale, la loi civile, la loi militaire, la loi fiscale, et
enfin la loi de police, sans qu'il y ait rien de bien
instructif à retenir dans les observations qu'elles
lui suggèrent. Il insiste fortement, à propos de la
loi fiscale, sur la nécessité de donner à l'impôt une
base proportionnelle. € Il n'y a, dit-il, que la plus
grossière ignorance qui puisse méconnaître ce
principe, dont la violation, au lieu de créer des
ressources, accroît l'embarras du gouvernement,
qu'elle expose à des troubles. » On peut remarquer
que, dans sa classification des lois, il n'introduit
pas la loi commerciale.
Baudin lut aussi un mémoire Sur l'ostracisme.
Quelque temps après, Legrand de Laleu, associé de
la classe, traita de nouveau le même sujet. La ques-
tion était à cette époque fort débattue. Montesquieu
avait fait l'éloge de l'ostracisme comme d'une con-
damnation profitable à la chose publique, et dont
les conséquences pénibles sont, pour l'individu qui
la subit, rachetées et comme effacées par la gloire.
La fameuse théorie de l'absorption, qui est le grand
ressort delà constitution de Siéyès, est la forme la
300 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
plus adoucie de l'ostracisme, et n'en est pas moins
l'ostracisme. Nous voyons que ce sujet fut traité
par plusieurs membres de l'Institut, parce qu'il
était une des préoccupations de l'opinion. Les
proscriptions, comme conséquence d'un coup
d'État, sont la forme brutale de l'ostracisme, et
l'absorption en est la forme clémente. Baudin
discute très clairement tout cela, et il montre que
l'ostracisme n'est qu'un déni de justice déguisé
sous le grand nom de salut public. « L'erreur des
partisans de l'ostracisme consiste, dit-il, à con-
fondre la tranquillité publique avec la sécurité de
ceux qui gouvernent. » La thèse que soutient Bau-
din, et qui lui fait beaucoup d'honneur, surtout
quand on se rappelle à quel moment il écrivait,
est la thèse même du respect inviolable de la léga-
lité.
Il composa aussi, pour l'Institut, deux mémoires,
l'un sur la liberté de la presse, et l'autre sur la
liberté des cultes. Ce qu'il y a de plus remarquable
dans son mémoire sur la liberté des cultes, c'est la
définition qu'il en donne : il l'appelle la liberté de
la pensée. Il veut qu'on les tolère tous, pourvu
qu'ils soient tolérants. Cette restriction ainsi for-
mulée sert bien souvent à supprimer la liberté
LA SCIENCE SOCIALE. 301
tout en la proclamant. Il serait plus juste et plus
vraiment philosophique de dire qu'il faut admettre
tous les cultes, et même les cultes intolérants, en
protégeant la liberté, par de bonnes lois, contre
leur intolérance.
Il prit une importante part aux travaux de l'In-
stitut pour arriver au règlement des funérailles;
mais cette question n'est pas particulière à la classe,
quoiqu'elle s'en soit préoccupée plus qu'aucune
autre; je l'ai traitée à part, à cause de son im-
portance, dans le chapitre XIII, où j'ai réuni tout ce
qui intéresse à la fois la classe des sciences morales
et les deux autres classes de rinstitut.
J'ai déjà rappelé que Champagne avait été intro-
duit dans la section de législation pour avoir fait
une traduction de la Politique d'Aristote. C'était un
homme estimable, qui se rendit utile en faisant,
comme secrétaire, un compte rendu des travaux de
la classe, et en écrivant une notice sur Creuzé-La-
touche qui mourut le 25 octobre 1800. On a de lui
des Vues sur V instruction , sans grande originalité.
Il était plutôt habile administrateur que grand
pédagogue. Il eut l'idée de se servir de la connais-
sance d'Aristote qu'il croyait avoir acquise par sa
traduction de la Politique pour faire une disser-
302 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
tation en règle sur la morale de ce philosophe. Son
mémoire n'a par lui-même aucune valeur; mais il
est curieux de voir comment on appréciait, sous
le Directoire, les diverses écoles de philosophie, et
dans quel ordre on les classait. L'honnête Cham-
pagne ne parvient pas à dissimuler son admiration
pour Aristote, et pourtant il craint de la laisser
trop voir. Il s'échappe jusqu'à dire que « la méta-
physique d'Aristote est souvent celle des Locke et
des Condillac » ; mais, quelques pages plus loin,
le comparant à Helvétius, il assure qu'Helvétius
lui est bien supérieur, c La marche d'Helvétius
est plus régulière, parce que ses connaissances
sont plus sûres. Il laisse à Aristote son style sec
et sévère, et il orne le sien de toutes les grâces
de l'imagination et de l'esprit. » Il faut conclure
que, dans la pensée de Champagne, Aristote est
inférieur à Helvétius, mais qu'il ne l'est pas
énormément. Il présente cette pensée sous di-
verses formes. « Aristote n'a pas saisi ce principe
si bien développé par Locke, Hobbes, Condillac,
que nous recevons nos idées par nos sensations ;
mais il l'entrevoit; souvent même il emploie, pour
établir l'influence des habitudes, les preuves qui
tiennent à la belle théorie des sensations ; un pas
SCIENCE SOCIALE. 303
le plus, et il arrivait à la vérité. » Champagne fut
deux ans secrétaire de la classe. Il passa, en 1803,
dans la classe d'histoire et de littérature ancienne,
où il était plus à sa place.
Les associés de la classe de science sociale étaient
Legrand Delaleu, àXouvion (Aisne), dont j'ai men-
tionné plus haut un Mémoire sur V ostracisme; Da-
vid Houard, à Dieppe, ancien associé de l'Académie
des inscriptions ; Ramond, à Strasbourg : Ramond
fut élu en 1 802 membre résident delà première classe
(section d'histoire naturelle et de minéralogie),
et ne fut pas remplacé dans la seconde classe ; Rai-
mond, à Saint-Domingue, homme de couleur;
RigotdePréameneu,àRennes; Bigot de Préameneu
ayant été élu membre résident pour remplir la place
deBaudin des Ardennes fut lui-même remplacé par
Massa, résidant à Nice; enfin, Grouvelle, qui était
à Copenhague au moment de son élection. Les choix
n'étaient pas très éclatants. Cependant David Houard
était un savant très distingué, auquel on doit
des travaux sur les coutumes anglo-normandes, et
un dictionnaire analytique de la coutume de Nor-
mandie; Ramond, qui fut préfet de l'Empire et
conseiller d'État sous la Restauration, s'était signalé
par son courage et son éloquence à l'Assemblée
3lU UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
législative; il a publié, comme naturaliste, de nom-
breux et intéressants ouvrages. Bigot de Préameneu
est peut-être le plus connu de tous les associés de
la section ; il le doit à la place de ministre des cultes
qu'il a occupée en 1808 après la mort de Portalis.
Avec Merlin, Tronchet, Portalis, Cambacérès,Treil-
hard, il a pris part à la rédaction du code civil;
c'est son principal, et presque son seul mérite.
Grouvelle est un ancien secrétaire du prince de
Gondé, qui a fait de petits vers, de petites pièces,
un grand nombre de brochures politiques, et qui
est surtout célèbre pour avoir accompagné Garât
au Temple en qualité de secrétaire du pouvoir
exécutif, et donné lecture à Louis XVI de la sen-
tence qui le condamnait à mort.
La section proposa, et fit adopter par l'Académie
pour sujet de prix à décerner en Tan VIII la ques-
tion suivante :
« Quelles doivent être, dans une république bien
constituée, l'étendue et les limites du pouvoir du
père de famille? »
Le concours n'ayant pas produit de bons résultats
la première année, fut prorogé à l'an IX, mais sans
obtenir un meilleur succès. La question fut retirée
après ces deux épreuves.
LA SCIENCE SOCIALE. 305
La section avait proposé cette autre queslion :
« Quels sont les moyens de perfectionner en
France l'institution du jury? »
Le prix fut partagé par égalité entre le citoyen
Bourguignon, juge au tribunal de la Seine, et le
citoyen Canard, qui avait été professeur de mathé-
matiques à l'école centrale de Moulins. Canard est
l'auteur de plusieurs ouvrages scientifiques. Bour-
guignon (Bourguignon du Mollard) a été un in-
stant ministre de la police avant Fouché, en 1799.
2<>
X
LA SECTION D ECONOMIE POLITIQUE.
Les économistes avaient tenu une grande place, à
la fin de l'ancien régime. Ils faisaient bande à part,
et même plusieurs bandes, car ils étaient dès l'ori-
gine divisés en différentes sectes. On les comptait
parmi les philosophes, parce qu'ils combattaient
les abus. Ils ne touchaient pas à tous, comme les
philosophes -proprement dits; la religion, qui était
un des principaux champs de bataille, l'inégalité
des classes, la mauvaise organisation de la justice,
les réformes politiques n'étaient pas de leur do-
maine. Ils se renfermaient dans l'étude de la pro-
duction et de la richesse. Ils avaient surtout à
combattre l'organisation fiscale, les lois sur le
commerce intérieur et extérieur et les corporations
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 307
d'arts et métiers. Ils apportaient un certain nom-
bre de principes auxquels ils adhéraient comme
les fidèles au Credo de leur Église, et des faits
en abondance, scientifiquement observés, ce qui
était une grande force dans un temps où les recen-
sements en tous genres étaient rares, mal conçus,
mal vérifiés et tenus secrets. Pour quelques-uns
qui s'efforçaient, comme l'abbé Galiani, de rendre
leurs démonstrations attrayantes, la plupart affec-
taient dans leurs écrits l'austérité des sciences
abstraites. On ne les lisait pas, et on n'en était
que plus persuadé de leur science et de leur com-
pétence. Ils avaient pour ardents ennemis tous
ceux dont ils attaquaient les privilèges. Au moment
de la création de l'Institut, la ruine des corpo-
rations était depuis longtemps consommée; les
philosophes et la multitude s'étaient trouvés d'ac-
cord pour les abolir, pour en effacer jusqu'aux
derniers vestiges et pour rendre leur retour à
jamais impossible. De même on avait adopté,
au début de la révolution, le principe de l'éga-
lité et de la proportionalité de l'impôt. Le pre-
mier instinct du peuple, dès qu'il a la force en
main, est de détruire les privilèges. L'œuvre de
destruction était donc presque accomplie, mais
308 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
toutes les questions économiques pour les éta
blissements à créer restaient à l'étude parmi les
savants, elles étaient profondément ignorées des
masses; les législateurs eux-mêmes y étaient pour
la plupart étrangers; on n'avait aucun système ar-
rêté sur l'assiette et le recouvrement de l'impôt,
sur l'intérêt et le change, sur l'importation et l'ex-
portation, sur les douanes, sur les octrois, sur les
rapports des ouvriers fit des patrons, des indus-
triels et des commerçants, des commerçants entre
eux et avec le public. A mesure qu'une difficulté se
présentait, on appliquait un remède empirique qui
n'était qu'un palliatif temporaire, ou qui, pour
supprimer un mal, en créait un autre plus redou-
table. Un long temps s'écoula avant que les hommes
d'étude et d'expérience acquissent de l'autorité
dans les assemblées, et qu'on pût voir poindre un
système, une idée générale dans les lois fiscales et
économiques qui se succédaient sans relâche. Une
académie où se seraient rencontrés des financiers
et des économistes aurait rendu au gouvernement
etaux conseils législatifs le service le plus éminent,
en leur apportant des lumières qu'ils n'avaient pas,
et dont ils ne pouvaient se passer. C'était bien peu,
pour tant de questions à résoudre sans délai,
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 309
qu'une section de six membres. On la composa
d'éléments assez disparates.
Le Directoire nomma Sieyès et Creuzé-Latou-
che. Les élections amenèrent Dupont de Nemours,
Lacuée, Talleyrand, Rœderer. A la mort de Creuzé-
Latouche, qui eut lieu le 14 octobre 1800, il fut
remplacé par le consul Lebrun. Les noms sont
presque tous éclatants, mais la section ne contient
pas d'autres économistes que Dupont de Nemours
et Rœderer.
. Le Directoire, ou, pour mieux dire, le comité
d'instruction publique de la Convention, n'avait
pensé ni à l'un ni à l'autre. On a le droit de s'éton-
ner qu'il n'ait pas mis Sieyès dans la section de
législation, où il aurait dû être appelé l'un des
premiers, et qu'il l'ait placé dans l'économie poli-
tique à laquelle rien ne le rattachait.
Sieyès1, ou, comme on l'appela longtemps, l'abbé
Sieyès, car il avait été chanoine en Bretagne, vicaire
général de Chartres et membre de l'assemblée du
clergé), avait quarante ans lorsqu'il publia, à la
veille delà Révolution, trois brochures dont voici les
titres : — Essai sur les privilèges. — Qu'est-ce que
1. Né à Fréjus le 3 mai 1748, mort à Paris le 20 juin 183G.
310 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
le tiers-état ? — Moyens d'exécution dont les repré-
sentants de la France pourront disposer en 4789.
Ces brochures n'étaient pas improvisées sous
l'impulsion de l'opinion publique. Sieyès avait lon-
guement et mûrement réfléchi, et il s'était formé,
par l'étude et la méditation, des doctrines qu'il expo-
sait dans un style sobre, clair et didactique, et qui
furent celles de toute sa vie. Son écrit sur le tiers
état eut un succès prodigieux, parce qu'il reposait
sur une idée juste, qu'il répondait à une passion
ardente, et qu'il se résumait en une formule claire.
« Qu'est-ce que le tiers-état? Tout. Qu'a-t-il été
jusqu'à présent dans Tordre politique? Rien. Que
demande-t-il? A devenir quelque chose. » Il deman-
dait plus que cela; mais, en 1788, il se contentait
de l'égalité pour commencer.
Sieyès fut élu membre des états généraux. Il s'y
montra, dans les journées décisives de 1789, non
pas un des premiers, mais le premier. Le clergé et
la noblesse s'obstinaient à délibérer séparément; il
dit au tiers-état : « Vous êtes l'Assemblée nationale ! »
Le roi faisait donner aux députés l'ordre de se
séparer ; il leur dit : « Nous sommes aujourd'hui
ce que nous étions hier : délibérons. » Après avoir
fait échec aux deux aristocraties et au roi, il effaça
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 311
jusqu'au souvenir des vieux privilèges provinciaux
en divisant la France par départements et en la
soumettant à une administration uniforme. Au lieu
d'une volonté calme et d'une ambition toujours
dominée par un égoïsme prudent, donnez-lui l'élo-
quence, l'amour du bruit, et autant d'audace dans
l'action qu'il en avait dans la pensée, et il égalera
les plus grands de ses contemporains en puissance et
en renommée. Mais il ne lui plut pas de lutter de front
contre les erreurs de la Révolution; il s'effaça, pen-
dant les années terribles, moitié par dédain, moitié
par peur : « Silence coupable », avait dit Mirabeau
à la tribune. Non seulement il se taisait; mais dans
certaines circonstances solennelles, où il fallait
beaucoup risquer pour bien voter, il votait mal. Lui
qui, à la république, préférait la monarchie, « par-
ce qu'elle donne plus de liberté au citoyen », vota
la mort du roi. Il la vota sans phrase, et on lui mit
dans la bouche ce mot « la mort sans phrase » qu'il
n'avait pas prononcé. On lui demandait ce qu'il
avait fait sous la Terreur. Il répondit : « J'ai vécu. »
Quand il y eut un peu d'ordre et de sécurité, il
consentit à se mêler aux affaires du dehors, non à
celles du dedans. Il refusa une première fois la
place qui lui fut offerte dans le Directoire. Il y entra
312 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
pourtant sur la fin, et voyant que les hommes et la
constitution étaient également impuissants, il songea
à faire une constitution conforme à ses idées, et rêva
d'y jouer le premier rôle. « Il me faut une épée,
dit-il. » Ce ne pouvait être que Bonaparte. Bona-
parte vint et ne se laissa pas faire sa part. Il prit
tout. Sieyès rentra pour jamais dans le silence;
mais, cette fois, en s'assurant le titre de sénateur et
de gros revenus. C'était un homme dont toutes les
pensées se tournaient en dogmes, et toutes les
défaites en abdications. Il fallait toujours qu'on
acceptât sa pensée ou sa démission. Il fut exilé
sous la Restauration, et mourut à quatre-vingt-
huit ans, silencieux jusque dans la mort, car il n'a
laissé aucun mémoire.
Sieyès au début de sa vie était entré dans le clergé,
comme on y entrait le plus souvent à cette époque,
c'est-à-dire qu'entre plusieurs carrières, il avait
choisi celle-là : c'était toute sa vocation. Même quand
il était chanoine en Bretagne ou vicaire- général à
Chartres, il lisait Locke et Condillac plutôt que des
livres de théologie. Les électeurs pensèrent à lui
pour le siège métropolitain de Paris : il les avertit
qu'il n'accepterait pas. Il disait : c Je n'ai jamais
ni prêché ni confessé. » Quand on lui demanda le
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 313
10 novembre de livrer ses lettres de prêtrise, il
répondit qu'il n'en avait plus; qu'il avait déposé
depuis plusieurs années tout caractère ecclésias-
tique, qu'il ne connaissait d'autre culte que celui
de la liberté, ni d'autre religion que celle de l'hu-
manité et de la patrie. Il se montra assez assidu
aux séances de la seconde classe de l'Institut, mais
il est probable qu'il ne prit que peu de part aux
travaux de la section. A la première constitution du
bureau, il fut élu président. On lui donna un vice-
président contre l'usage (Grégoire). Il fut d'ailleurs
absent de France en 1798, comme ambassadeur à
Berlin, et il ne rentra que pour faire partie du
Directoire.
Greuzé-Latouche1 était un membre de la Con-
stituante et de la Convention, qui avait voté contre
la mort du roi et le décret du maximum. Il fit en-
suite successivement partie du conseil des Anciens,
du conseil des Cinq-Cents et du Sénat conservateur.
Il se rendit utile dans ces diverses assemblées par
ses connaissances spéciales en matière d'agricul-
ture et de finances. Ses rapports et ses discours sur
les subsistances, sur le dessèchement des étangs, et
1. Né à Chatellerault (Vienne), le 18 septembre 1 7-49, mort à
Vaux (Vienne), le 23 octobre 1800.
314 UNE ACADÉMIE SOUS LE DI RECTOIR E.
surtout sur le commerce des grains, alors soumis
à des restrictions et à des prohibitions extrêmement
déplorables, etpourlequelilréclamaitla plus grande
liberté, le désignèrent au comité d'instruction pu-
blique de la Convention pour la section d'économie
politique. Il est naturel aux assemblées délibérantes
de s'exagérer la valeur des services rendus dans leurs
commissions et leurs bureaux. Creuzé-Latouche
avait publié en 4783 un écrit intitulé: De V union
de la vertu et de la science dans un jurisconsulte,
et, en 1790, une bonne description topographique
du district de Châtellerault. C'est avec ce mince ba-
gage qu'il entra à l'Institut; d'autres membres de la
fondation y furent plus déplacés que lui. Son prin-
cipal titre philosophique est sans doute d'avoir
inspiré à la commission de constitution, dont il était
membre, l'idée de placer une déclaration des devoirs
à la suite de la déclaration des droits. Il donna lec-
ture à la classe d'un Essai sur la tolérance philoso-
phique et Vintolé'rance religieuse, inspiré par les
idées de Jean-Jacques. Tout le monde alors était en
philosophie générale avec- Jean-Jacques; en philo-
sophie spéciale, avec Condillac. Creuzé-Latouche
était un vrai patriote. C'était un galant homme dans
la vie privée et un modéré dans la vie publique. Il
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 315
mourut en 1800. Champagne a dit de lui, dans la
notice qu'il lui a consacrée, et qui fut lue dans la
séance publique du 15 germinal an X, que sa ma-
nière d'aimer le peuple était de vouloir qu'il fût
heureux; « mais, disait-il, l'aimer, ce n'est pas
adopter ce qui lui plaît, c'est faire et dire ce qui
lui est utile ».
Dupont de Nemours1 s'appelait en réalité Dupont,
et il fut député de Nemours à l'assemblée consti-
tuante. Delà ce nom de Dupont de Nemours. Après
avoir beaucoup voyagé, beaucoup publié, rempli
avec talent et surtout avec dévouement divers
emplois, secondé Turgot pendant son ministère
avec la passion d'un sectaire et le zèle d'un ami,
Dupont avait pris une imprimerie à son compte; il
était même imprimeur de l'Académie des sciences,
et il prenait sur la firme de sa maison le titre de
Dupont, député de Nemours. C'était un monar-
chique et un libéral, mais c'était surtout un disciple
de Quesnay et un philanthrope. Voici comment le
dépeint Lacretelle dans son Histoire du Directoire :
a Aimable, enjoué, éminemment courageux, plein
d'honneur, né pour le travail, susceptible de beau-
1. Né à Paris le 14 décembre 1739, mort dans l'État de Dela-
ware, le 6 août 1817.
31G UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
coup d'illusions et sur les hommes et sur les événe-
ments, enclin à l'esprit systématique, il croyait
toujours marcher vers un âge d'or que la raison
enfanterait; mais l'injustice et le crime le rendaient
bouillant d'indignation. Il paya sans doule tribut à
Terreur; mais je n'ai pas connu d'homme plus
porté à sacrifier, soit au bien public, soit à l'amitié,
les intérêts de sa fortune et ceux même de sa
gloire. » C'est un portrait charmant, et on peut
ajouter qu'il est fidèle, car tous les contemporains
lui ont rendu la même justice. Voici encore deux
mots qui le peignent bien. Pendant l'émeute du
10 août, il accompagnait Louis XVI dans le trajet
des Tuileries à l'Assemblée, et lui faisait une barrière
de son corps : « Monsieur Dupont, lui dit le roi, on
vous trouve toujours où l'on a besoin de vous, »
L'autre mot est de Turgot, qui l'aimait tendrement
et connaissait bien ses qualités et ses faiblesses.
« Dupont sera toute sa vie, disait-il, un jeune
homme d'une brillante espérance. » Il est très vrai
qu'il eut toute sa vie le courage et l'activité de la
jeunesse. La longue persécution qu'il subit, la pri-
vation de nourriture et de sommeil pendant qu'il
se cachait pour échapper à la Terreur, les angoisses
de la prison, l'exil n'ôtèrcnt rien ni à ses illusions
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 317
ni à son courage. Il se retrouva tout entier au
conseil des Cinq-Cents. Étranger, sous L'Empiré, ta
toute fonction publique, il multiplia ses écrits en
tous genres avec une fécondité étonnante. Il lut en
1814 secrétaire du gouvernement provisoire qui
prépara la Restauration; puis, après le retour de
File d'Elbe, croyant sa cause définitivement vaincue,
il prit son parti en brave, et retourna en Amérique ;
il y mourut deux ans après, âgé, mais non pas
vieux; il agit et il écrivit jusqu'à la fin avec l'exu-
bérance et l'imprudence de la jeunesse. Il eût fait
des œuvres plus solides et plus durables s'il avait
été plus sévère pour lui-même. Ses nombreux
ouvrages ont les qualités et les défauts d'une con-
versation brillante.
Il est évident que tout devait rouler sur Dupont
de Nemours et Rœderer, dans la section d'éco-
nomie politique; car on ne pouvait raisonnable-
ment compter sur des hommes tels que Sieyès,
TalleyrandetmêmeLacuée. Dupont de Nemours se
mit résolument à la besogne. Il communiqua à la
classe de nombreux extraits d'un ouvrage qu'il a
publié sous le titre de Philosophie de Vunivers. Il
n'était pas athée, comme Naigeon, Volney, Ca-
banis; il n'était pas non plus déiste à la façon
318 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
de Rousseau et de Bernardin de Saint- Pierre.
Voici comment il parle de Dieu dans un mémoire
où il rend compte de La chaîne des êtres, par
Bonnet. « Partout oùl'intelligence se manifeste, il y
a un Dieu. Il y en a un dans le polype et peut-être
plusieurs ; il y en a un très respectable dans l'élé-
phant ; il y en a un admirable dans l'homme; il y
en avait un sublime dans Confucius, dans Locke,
dans Newton, dans Turgot; il y a le dieu des dieux
dans l'univers. 3 II lut un mémoire sur l'esclavage
des nègres et sur l'utilité de former des établisse-
ments à la côte d'Afrique pour la culture du sucre
par les nègres libres; un autre, bizarrement inti-
tulé : Des courbes politiques1; un autre, dont le
titre n'est pas moins étrange: Pourquoi la plupart
des chemins sont torlus, et pourquoi il est rare que
les hommes et les gouvememens marchent droit;
un autre qu'il appelle Le Serpent, ou Commentaire
sur le second chapitre de la Genèse, d'autres sur le
Shastavendum, le Boun de Hesch, et plusieurs
questions de mythologie orientale. A la séance
publique du 15 nivôse an V, il lut un mémoire
I. Il s'agit de l'impôt et de la production représentés par deux
courbes, de manière à former ce qu'on appellerait aujourd'hui un
tableau graphique.
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 319
sur la Sociabilité et la Moralité des chiens, des
renards et des loups. C'était une de ses singularités
de croire à l'intelligence et à la moralité des bêles,
et il a fait plus d'une dissertation sur leurs sciences,
leurs institutions sociales et leur langage. Enfin,
en l'an VII, il fut nommé pour six mois président de
la classe.
11 lut cette même année, le 22 ventôse, un
mémoire sur le Nombre des écoles primaires que
Von doit établir. Il voit clairement la difficulté, qui
consiste à priver les parents des services de leurs
enfants, ou du revenu qu'on peut tirer d'eux en les
employant à un métier. Il propose de faire de
petites écoles très rapprochées des familles, ouvertes
à l'heure où le travail est terminé, inspectées plutôt
que dirigées par le maître, et dans lesquelles un élève
plus avancé servirait de moniteur à huit ou dix com-
mençants. Le jeudi, il y aurait une leçon du maître
lui-même pour toutes les écoles ou sections, qui ce
jour-là seraient réunies. C'est le fameux système
d'enseignement mutuel, qui devint si célèbre au
début de la restauration. Mais il insiste surtout, et
par des raisons péremptoires, pour qu'on établisse
une école par commune, et non pas, comme le
proposaient quelques personnes, une école par
320 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
canton. Il montre fort bien qu'il ne s'agit pas seule-
ment del'intérêt des familles, mais de celui de l'État,
de sa richesse, de sa puissance. Il demande que les
instituteurs soient bien payés. Il fixe ie minimum à
cinq ou six cents francs, en demandant qu'il y ait
des traitements beaucoup plus forts. Il accepte,
comme propre à entretenir le zèle des maîtres, la
division en traitement fixe, et en revenu propor-
tionnel au nombre des élèves. Il soutient que des
instituteurs bien payés et bien traités par la Répu-
blique formeront d'honnêtes gens et de bons
patriotes.
Au moment où il lisait ce mémoire, il se
disposait à quitter momentanément la France dans
l'intérêt de ses études économiques. L'amour des
voyages l'avait ressaisi. Un de ses biographes
prétend qu'il voulait s'éloigner pour échapper défi-
nitivement aux vengeances des partis et à une
forme de gouvernement qui ne garantissait pas la
liberté individuelle. Il avait été un moment désigné
pour la déportation, après le i8 fructidor, et il
n'avait évité les déserts de Sinnamari, que grâce
à la courageuse amitié de Chénier. Peut-être ces
appréhensions bien naturelles avaient-elles pénétré
dans son cœur intrépide. Il est plus vraisemblable
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 321
que l'amour de la science le poussait, car il avait
l'habitude de braver le danger, ou plutôt de ne pas
l'apercevoir. L'Institut, d'après le décret organique,
devait nommer tous les ans six de ses membres
pour voyager ensemble ou séparément et faire des
recherches sur les différentes branches des con-
naissances humaines autres que l'agriculture.
Dupont de Nemours se lit nommer et partit, sans
compagnon, pour l'Amérique . Ce ne fut pas un
voyageur négligent. Sa correspondance commença
avec son voyage. La classe entendit le 17 vendé-
miaire an VIII, une lettre écrite par lui de l'ile de
Ré, à bord de V Aigle américain. Il fut décidé que
«la lettre du citoyen Dupont, qui prouve sa belle
Ame, sa sensibilité, son attachement à l'Institut, et
ses regrets d'en être éloigné, serait inscrite en
entier au procès-verbal, et qu'il lui serait fait
réponse ».
Les mémoires se succédèrent rapidement. 11
envoie à la classe la description d'un mollusque
qu'il croit être la Scyllœa pelasgica de Linné ou la
Scyllœa margaritacea de Bosc; un mémoire sur
la force des courants du golfe du Mexique; d'autres
sur la nature de la côte à Test de l'Amérique septen-
trionale, sur des îles et îlots à l'embouchure de
322 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
l'Hudson, de la Passaïk et du Rariton, sur la forma-
tion de l'eau dans les corps animés, sur les végétaux,
les polypes et les insectes; un mémoire étendu Sur
le jardin que ta République possède en Amérique.
Ce dernier mémoire était accompagné de différents
échantillons que Dupont de Nemours proposait d'ac-
climater en Europe. Nous trouvons encore un mé-
moire, envoyé des États-Unis, sur la théorie des
vents. Il rentra en France en 4802, et passa dans la
troisième classe de l'Institut à la réorganisation
qui eut lieu l'année suivante.
Lacuée1, après avoir été quelque temps capi-
taine de cavalerie, avait siégé à l'Assemblée législa-
tive, où il votait avec les modérés. Il fut parmi les
modérés pendant toute la Révolution, et parmi les
plus préoccupés de leur sécurité personnelle. Il avait
publié quelques écrits militaires, par exemple un
Guide de V officier particulier en campagne, ou con-
naissances nécessaires pendant la guerre aux offi-
ciers particuliers. C'est aussi des questions militaires
qu'il s'occupa à la tribune, et plus rarement, mais
avec une égale compétence, des questions finan-
1. Né à La Massas, commune d'Hautefage (Lot-et-Garonne), le
4 novembre 1752, mort à Paris, le 14 juin 1841.
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 323
cières. Il remplit plusieurs emplois importants dans
l'administration de la guerre et fut même proposé
pour la place de ministre. Il entra dans la conspi-
ration du 18 brumaire et resta depuis invariable-
ment attaché à la fortune de Bonaparte qui l'em-
ploya grandement et le combla d'honneurs et de
faveurs. Il était connu, dans la seconde partie de sa
vie, sous le nom de comte de Cessac. Gessac était le
nom de sa terre, il avait même porté dans sa jeunesse
le nom de chevalier de Gessac; il fut fait comte par
Napoléon. Il est difficile de dire pourquoi il fut
appelé dans la seconde classe de l'Institut en 1795,
et comment il se trouva plus tard membre de l'Aca-
démie des sciences morales et politiques et de
l'Académie française. Il fut une fois président de la
seconde classe, et deux fois secrétaire; il fit aussi
partie de diverses commissions. Je trouve de lui,
à la séance du 7 nivôse an VI, une lecture Sur la
Force armée; mais il ne paraît pas qu'il ait commu-
niqué d'autre mémoire, ou fait personnellement
aucun rapport de quelque étendue. A la Légis-
lative, Lacuée avait défendu les prêtres réfrac-
taires dans la mesure de ce qui était possible. Il
est mort, en 1841, dans les sentiments d'une
grande piété.
324 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Talleyrand 1 a été tout, et a été mêlé à tout dans
sa longue carrière. Ce qu'il a été le moins, c'est
académicien. On aurait dû le mettre dans la section
de législation, où l'appelaient le rôle qu'il avait
joué à la Constituante, et le célèbre rapport sur
l'instruction publique, qui est h la fois une loi el
un livre. Il ne faut pas croire cependant qu'il fût
déplacé dans la section d'économie politique. 11
avait acquis, dans l'administration des affaires du
clergé, dont il était agent général avant la Révolu-
tion, une connaissance approfondie des questions
de finances. C'était un de ces esprits studieux,
réfléchis, actifs, qui comprennent vite et bien, ne
se contentent pas d'à peu près, ne s'occupent que
du côté pratique des choses, le discernent avec
facilité, le jugent avec bon sens et en tirent rapi-
dement toutes les conséquences utiles. Il sembla,
dans les commencements, qu'il allait être un
membre assidu et zélé. Il lut deux grands mé-
moires, qui furent très justement remarqués, et il
accepta la place de secrétaire; mais il venait à
peine de commencer ses fonctions, quand le Direc-
toire lui confia le ministère des relations exté-
1. Né à Paris le 2 février 175 i, mort le 17 mai 1838.
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 325
rie ares. A partir de ee moment, il appartint à la
diplomatie et à la haute politique, qui lui réser-
vaient un rôle si brillant, et, à certaines heures
solennelles, si prépondérant.
Talleyrand avait quarante ans lorsqu'il entra à
F Institut. Destiné, comme aîné d'une grande famille,
à la carrière des armes, un accident, qui le rendit
boiteux, le condamna à entrer dans l'Église. On le
mit àSaint-Sulpice, et on l'y oublia, jusqu'au mo-
ment où il fut en âge d'être évêque, comme il con-
venait à un abbé de sa maison. Il se forma seul. Il
était intelligent, il devint instruit; il était hardi, il
devint réservé; il était ardent, il devint contenu;
il était fort, il devint adroit1. Il disait lui-même
que la théologie était l'école de la diplomatie,
parce qu'elle donnait au raisonnement de la sou-
plesse et de la force. Dans l'éloge de Reinhard, qu'il
prononça en 1838 devant l'Académie des sciences
morales et politiques, après avoir dit que Reinhard
avait étudié la théologie à la faculté protestante de
Tubingue, il cite avec complaisance une liste de
grands négociateurs qui avaient commencé par étu-
dier la théologie : le chancelier Duprat, le cardinal
1. M. Mignet, Xotlce sur Talleyrand, lue à l'Académie des
sciences morales et politiques le 11 mai 183U.
326 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
d'Ossat, le cardinal de Polignac, enfin de Lyonne,
parce qu'il avait été élevé par son père devenu évê-
que de Gap. En sortant de Saint-Sulpice, Talley-
rand entra dans le monde sous le nom d'abbé
de Périgord. Il y entrait, dit M. Mignet, en mécon-
tent, prêt à y agir en révolutionnaire. Il obtint, dès
l'abord, la réputation d'un homme avec lequel il
fallait compter, et qui ayant un beau nom, un
grand calme, infiniment d'esprit, quelque chose de
gracieux qui captivait, de malicieux qui effrayait,
beaucoup d'ardeur contenue par une prudence
suffisante et conduite par une extrême adresse,
devait nécessairement réussir. Quand Voltaire re-
vint à Paris pour y faire jouer Irène, et pour y
mourir, l'abbé de Périgord le vit deux fois. Ce fut
la première puissance devant laquelle il s'inclina.
Devenu agent général du clergé, c'est-à-dire admi-
nistrateur de ses intérêts et de sa fortune tempo-
relle, il s'associa à son ami le comte de Choiseul-.
Gouffier pour armer un corsaire contre les Anglais.
Évêque d'Autun en 1788, il parut dans l'assemblée
générale du clergé de son diocèse, et y demanda
l'égalité des classes, et la liberté des intelligences.
Il fut élu membre de l'Assemblée constituante, où
il se prononça le premier contre les mandats im-
:ONOMIE POLITIQUE.
pératifs. Après le 14 juillet, il fit partie de la com-
mission de huit membres chargée de préparer la
constitution. Il proposa et fit adopter l'unité des
poids et mesures, provoqua la suppression des
loteries, prit une part importante à la réforme des
impôts, rédigea la loi de l'enregistrement, dé-
montra la nécessité de fonder une caisse d'amor-
tissement pour assurer le crédit public, et apprit
le premier à l'Assemblée nationale qu'il lui fallait
deux milliards pour éviter la banqueroute, que le
clergé les avait, qu'elle avait le droit de les lui
prendre, et le devoir de les remplacer par l'établis-
sement du budget des cultes1. 11 ne fut pas de ceux
qui proposèrent la constitution civile du clergé,
mais il y donna son plein assentiment. Il prêta le
serment qu'elle exigeait, et ce fut lui qui, avec
Tévêque de Lidda, Gobel, depuis évêque de Paris,
consacra les évoques constitutionnels. Ce fut lui
aussi qui provoqua la fédération du 14 juillet 1790,
et qui, ce jour-là, célébra la messe au Champ
de Mars, devant trois cent mille spectateurs. Là
finit sa carrière ecclésiastique. Menacé d'excom-
1. Il en parle le premier dans l'assemblée; l'idée était loin
d'être nouvelle. Puységur avait publié tout un volume pour
démontrer que la nation devait prendre les biens du clergé.
Voyez les mémoires secrets de Bachaumont, t. V, p. 148 et suiv.
328 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
munication par le pape, séparé de l'église ortho-
doxe où il n'était entré que malgré lui, après avoir
donné à la nouvelle Église gallicane une adhésion
éclatante, et écrit aux fidèles de son diocèse pour
justifier sa conduite, il refusa le siège métropolitain
de Paris qu'on lui offrait, donna sa démission de
l'évêché de Saône-et-Loire, qui lui revenait de
droit comme évêque d'Autun assermenté, et rentra
dans la vie civile.
Il fut alors pour un moment l'un des administra-
teurs du département de la Seine. Envoyé deux fois
à Londres, avec les fonctions d'ambassadeur, mais
sans en avoir le titre, que la constitution ne per-
mettait pas de lui donner, puis revenu en France peu
de temps avant le 10 août, il se hâta de retourner
en Angleterre sans caractère officiel, mais avec des
passeports réguliers, pour ne pas encourir les
peines de l'émigration, et, suivant quelques-uns,
avec une mission secrète de Danton. Le gouverne-
ment anglais l'expulsa, pendant qu'en France
Robespierre le mettait hors la loi. L'Europe lui
était fermée ; il partit pour l'Amérique. Il y habitait
depuis deux ans dans un repos qui lui était odieux,
et il était sur le point d'aller chercher du nouveau
dans les Grandes Indes, quand il apprit que la Con-
èoNOMIE POLITIQUE. B29
vention, désormais indépendante et par consé-
quent modérée, venait, sur la proposition de
Ghénier, de le rappeler en France. Il revint, et
entra dans la seconde classe de l'Institut, en atten-
dant le ministère des affaires étrangères.
Le premier mémoire qu'il lut à l'Institut roulait
Sur les relations commerciales des États-Unis avec
V Angleterre. On s'était persuadé, en France, que la
haine des Américains contre le gouvernement bri-
tannique, et leur reconnaissance pour notre coopé-
ration survivraient à la guerre de l'Indépendance.
Talleyrand montre, par des faits incontestables,
qtf il n'en est rien ; que l'Angleterre a cessé d'être
impopulaire depuis qu'elle a cessé d'être oppres-
sive; qu'elle attire les Américains par la commu-
nauté d'origine, de langue, d'habitudes et jusqu'à
un certain point de législation ; qu'elle a eu le bon
esprit, aussitôt après la paix, d'oublier ses ran-
cunes, d'envoyer ses marchandises sur les marchés
américains, et de faire de si longs crédits qu'on
peut presque dire que c'est l'argent anglais qui
alimente le commerce et la fabrication américaines.
Lesimportations de l'Angleterre ont plus que doublé,
et elle n'a plus le gouvernement à sa charge, de
sorte que la séparation, faite contre elle, lui profite
330 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
doublement. Nous, au contraire, qui avons donné
pour faire la séparation notre argent et notre sang,
nous n'en avons retiré qu'une gloire stérile. Notre
commerce international n'a pas augmenté; nous
ne pouvons soutenir la concurrence avec les An-
glais, ni pour la qualité, ni pour le prix, ni pour le
crédit, ni pour la quantité, ni pour l'appropriation
des articles aux usages des Américains. Les peuples
ne se conduisent pas par leurs sentiments, mais
par leurs intérêts et leurs besoins. Les Américains,
dit-il, sont un peuple dépassionné, qui n'est con-
duit ni par l'amour, ni par la haine. Ils pensent
que notre but, en venant à leur aide, a moins été
de les servir, que de nuire à l'Angleterre. Notre
ancien gouvernement n'était pas fait pour être leur
allié, avec sa monarchie absolue, sa religion d'État
et son commerce réglementé à l'excès. Il ne dit
pas, mais il laisse voir que notre gouvernement
nouveau a remplacé la tyrannie par l'anarchie, le
fanatisme religieux par le fanatisme de l'impiété,
qu'il n'a pas diminué les tarifs de douane, et qu'il
s'est arrogé le droit d'intervenir dans les tarifs de
vente. Il résume ainsi ses conclusions qui toutes
sont raisonnables, dont quelques-unes sont solide-
ment prouvées par son mémoire, et dont une ou
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 331
deux autres ne paraissent pas sortir naturellement
des développements qui les précèdent.
« Je conclus, dit-il, 1° que les premières années
qui suivent la paix décident du système commer-
cial des États, et que, s'ils ne savent pas saisir le
moment pour la tourner à leur profit, elle se
tourne presque inévitablement à leur plus grande
perte;
» 2° Que les habitudes commerciales sont plus
difficiles à rompre qu'on ne pense, et que l'intérêt
rapproche en un jour, et souvent pour jamais, ceux
que les passions les plus ardentes avaient armés
pendant plusieurs années consécutives ;
» 3° Que dans le calcul des rapports quelconques
qui peuvent exister entre les hommes, l'identité de
langage est une donnée des plus concluantes ;
» 4° Que la liberté et surtout l'égalité des cultes
est une des plus fortes garanties de la sécurité
sociale; car là où les consciences sont respectées,
les autres droits ne peuvent manquer de l'être;
ï 5° Que l'esprit de commerce, qui rend l'homme
tolérant par indifférence, tend aussi à le rendre
personnel par avidité; et qu'un peuple surtout
dont la morale a été ébranlée par de longues agi-
tations, doit, par des institutions sages, être attiré
332 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vers l'agriculture; car le commerce tient toujours
en effervescence les passions, et toujours l'agricul-
ture les calme;
» Enfin, qu'après une révolution qui a tout
changé, il faut savoir renoncer à ses haines si l'on
ne veut renoncer pour jamais à son bonheur. »
Il est curieux de voir dans cette description de
l'Amérique, faite par un observateur très attentif
et très intelligent, qu'elle compte plus de quatre
millions d'habitants, et que ses manufactures sont
dans l'enfance. « Quelques forges, quelques verre-
ries, des tanneries, et un assez grand nombre de
petites et imparfaites fabriques de Casimir, de tricot
grossier et de coton, dans quelques endroits, ne
servent qu'à attester l'impuissance des efforts faits
jusqu'à ce jour. »
Le second mémoire de Talleyrand fut lu à la
séance publique du 15 messidor an V. Il roule sur
les avantages à retirer de colonies nouvelles dans
les circonstances présentes. L'auteur part de ce
principe que toute révolution, surtout quand elle
est libérale, produit dans les esprits une agitation
qui les pousse à en faire une autre. Gela n'a pas eu
lieu en Amérique, parce qu'une partie du terri-
toire étant déserte, l'activité des esprits s'est tour-
f
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 333
née vers la colonisation intérieure. En Europe,
nous ne pouvons obtenir le même effet qu'en re-
courant à des émigrations lointaines. L'art de mettre
les hommes à leur place est le premier peut-être
dans la science du gouvernement; mais celui de
trouver la place des mécontents est à coup sûr le
plus difficile; et présenter à leur imagination des
lointains, des perspectives où puissent se prendre
leurs pensées et leurs désirs, est une des solutions
de cette difficulté sociale. Une grande tâche à rem-
plir, de grands résultats obtenus, effaceront les
fâcheux souvenirs et réconcilieront les hommes
avec leur situation, avec leurs semblables, avec
leur patrie. 11 n'est pas aussi facile qu'on le pense
de haïr toujours.
Les colonies dont il parle ne sont pas des colonies
pénales. On ne peut guère attendre des colonies
pénales que le service même qu'on leur demande :
celui de débarrasser la mère patrie d'une popula-
tion gangrenée et flétrie. L'émigration qu'il pro-
pose est une émigration volontaire; les colons qu'il
a en vue peuvent être des mécontents, mais ce sont
des purs et des forts ; et les stations qu'ils établis-
sent pour nous dans différents points du globe,
doivent nourrir notre marine, faciliter nos con-
334 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sommations, et servir de débouchés à nos produits.
Nous devons chercher des colonies nouvelles non
seulement pour augmenter le nombre de celles que
nous avons, mais pour remplacer celles dont la perte
est imminente, car il est dans la nature des choses
que l'Amérique émancipée attire à elle les îles voi-
sines et les enlève à la vieille Europe. Le duc de
Ghoiseul, un de nos ministres qui a eu le plus d'a-
venir dans l'esprit, avait jeté les yeux sur l'Egypte
comme sur une contrée qui pourrait au besoin
remplacer notre empire colonial.
Tout nous avertit de songer à de nouvelles colo-
nies : les événements qui peuvent briser tout à
coup d'anciennes relations ; la convenance de pla-
cer la culture de nos denrées coloniales plus près
de leurs vrais cultivateurs ; la nécessité de former
avec les colonies les rapports les plus naturels,
bien plus faciles sans doute dans des établisse-
ments nouveaux que dans les anciens ; l'avantage
de ne point nous laisser prévenir par une nation
rivale, pour qui chacun de nos oublis, chacun de
nos retards en ce genre est une conquête; enfin,
la douceur de pouvoir attacher à ces entreprises tant
d'hommes agités qui ont besoin de projets, et tant
d'hommes malheureux qui ont besoin d'espérance.
L'ÉCONOMIE POLITQUE. 335
Le nom de Rœderer1 est beaucoup moins écla-
tant que celui de Talleyrand. Comme homme d'Etat
et comme écrivain, il est du second rang-, mais
dans le second rang, un des premiers. Il a cet
avantage sur son illustre confrère dans la section
d'économie politique, d'être vraiment un écono-
miste.
Il était né à Metz en 1754. Son père avait con-
tribué à l'expulsion des jésuites et au rétablisse-
ment de l'ancien parlement après ce qu'on appelait
alors « la révolution de Maupeou ».
11 hérita de la reconnaissance que ces deux actes
valurent à son père dans l'esprit de ses conci-
toyens, et fut envoyé par eux à l'Assemblée consti-
tuante. Il avait d'ailleurs, malgré sa jeunesse, des
titres personnels très sérieux. Membre du parle-
ment de Metz depuis qu'il avait atteint l'âge régle-
mentaire de vingt-cinq ans, il avait été constam-
ment chargé par ses collègues d'être le rédacteur
des remontrances, de jour en jour plus fréquentes,
et il avait déployé dans cette tâche délicate du
courage, des connaissances et de l'éloquence. Il
1. Né à Metz, le 15 février 1751, mort à Bois-Roussel (Orne),
le 17 décembre 1835.
336 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIIÎE.
s'était en outre fait un nom et une position dans la
secte encore nouvelle des économistes.
Quesnay avait le premier appris à la France à
étudier l'origine et la nature de la richesse. Son
erreur était de tout sacrifier à l'agriculture, qui
est le principal, et non l'unique facteur de la for-
tune publique. Gournay, qui vint après lui, étudia
presque exclusivement les manufactures. Com-
prendre l'importance de ces deux sources du
revenu d'une nation, leur faire à chacune une part
équitable, et montrer comment, au lieu de se
combattre, elle doivent se soutenir mutuellement,
telle était la tache qu'il fallait désormais accom-
plir. Il fallait aussi montrer l'action du capital sur
le travail agricole ou industriel, et sur le com-
merce ; en démêler la nature, en trouver les appli-
cations les plus sûres et les plus rapides. Turgot
s'y appliqua en France comme écrivain et comme
ministre. Il tenta d'éviter la révolution en la ren-
dant inutile par une réforme, tentative impossible
aux yeux de quiconque a mesuré la grandeur du
mal, et connaît les allures de l'esprit humain et les
passions des masses populaires, mais digne assu-
rément d'admiration et de respect, même dans sa
défaite. Au moment même où Turgot succombait
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 337
sous la coalition des ignorants et des intéressés,
Adam Smith publiait à Glasgow ses Recherches sur
la nature et les causes des richesses des nations,
ouvrage de haute portée qui fonda définitivement
la science économique. Rœderer avait suivi tout
ce mouvement avec une attention passionnée. Il
était imbu des principes de Turgot et d'Adam Smith ,
et l'occasion se présenta pour lui de les développer,
enles appliquant à la question capitale des douanes
intérieures. Le système protecteur était tellement
développé en France que ce n'était pas seulement
cala frontière nationale, mais à chaque frontière
provinciale que le fisc atteignait l'importation des
matières premières et des objets manufacturés.
Les producteurs croyaient gagner en se réservant
exclusivement le marché de leur province; mais ils
perdaient pour leurs produits les marchés exté-
rieurs; ils diminuaient la vente sur le marché local
par l'exagération des prix ; ils subissaient pour tous
les produits autres que le leur la disette et la
cherté produites par leur système, et enfin, pour
suprême malheur, ils s'exposaient, dans les temps
calamiteux , à manquer du nécessaire parce qu'ils
avaient fermé la route aux produits et aux denrées
de l'extérieur. Il ne suffit pas de lever une prohi-
23
338 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
bition pour que le commerce prenne aussitôt un
chemin qui lui a été longtemps fermé. Rœderer
fit cette démonstration pour le public français dans
un ouvrage qui eut un succès populaire, qui pré-
céda de bien peu l'abolition de toutes les barrières
et qui certainement y contribua.
A l'Assemblée constituante, Rœderer fit partie
du comité des contributions; il s'y rencontra avec
Dupont de Nemours qui était son ami, et Talleyrand.
Le comité adopta le système de multiplier les impôts
pour les rendre moins lourds, et pour atteindre plus
sûrement la richesse privée, en taxant les diffé-
rentes formes sous lesquelles on la développe et on
en jouit. On a pu se demander depuis si plusieurs
des impôts imaginés par la Constituante n'ont pas
nui au développement de .la richesse en la frap-
pant dans sa source principale, qui est l'activité
humaine. Mais l'égalité et la proportionnalité de
l'impôt, la recette directement opérée par l'État,
la répartition habilement faite, les fonds facilement
centralisés, le contrôle exercé avec précision, toute
cette organisation qui nous semble si simple
aujourd'hui, et qui alors succédait à tant de si
incroyables abus, sont une des gloires de l'Assem-
blée, et du comité qui dirigea ses travaux dans
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 339
cette partie difficile. Rœderer fut un des plus actifs,
des plus féconds, et des plus judicieux membres
de ce comité. Il rédigea la loi sur le timbre, la loi
sur les patentes, révisa le tarif des douanes, obtint
le reculement des douanes à l'extrême frontière,
fit écarter l'impôt sur la rente, qui eût été la ruine
du crédit public, et proposa le système d'organisa-
tion du trésor qui fut adopté par l'Assemblée. On
sait quel fut son rôle politique comme procureur
général syndic du département de la Seine. Au
10 août, il fut accusé par les vainqueurs d'avoir
défendu le roi contre l'insurrection, et parles vain-
cus, de l'avoir livré à l'Assemblée. Proscrit pendant
la Terreur, il n'échappa que par miracle à la mort.
Dès qu'il put reparaître, il défendit comme journa-
liste la cause des opprimés, et s'opposa même à la
proscription de ceux qui l'avaient proscrit. Tel était
son passé,. quand il entra dans l'Institut national.
11 n'avait plus, et ne voulait plus avoir de fonc-
tions publiques; mais il était professeur d'écono-
mie politique aux écoles centrales, et principal
rédacteur du Journal de Parts. Il y défendait la
politique de l'ordre, et sans la protection de Tal-
leyrand, il aurait été l'un des proscrits de Thermi-
dor. Il fut mêlé très activement aux préparatifs du
40 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
18 brumaire, entra au conseil d'État comme prési-
dent de section, et fut des lors perdu pour l'Insti-
tut. Son zèle avait été très actif pendant les pre-
mières années.
Il est remarquable que ses travaux à l'Institut ne
portèrent pas principalement sur l'économie poli-
tique. Les mémoires qu'il communiqua à la classe
roulèrent l'un Sur la composition de la force pu-
blique clans un État républicain, un autre Sur lu
majorité nationale, sur la manière dont elle se
forme et sur les signes auxquels on peut la recon-
naître, un autre Sur les institutions funéraires
convenables dans une république, un autre Sur la
composition cVun catéchisme de morale, quelque
chose comme les manuels d'instruction civique que
l'on fait à présent. Il donna ensuite des observations
Sur les deux éléments principaux qui composent
r amour; des observations Sur les deujv éléments
de la sociabilité humaine, V imitation et T habitude.
Enfin, revenant aux questions politiques après cette
double excursion dans la psychologie, il lut des ré-
flexions Sur la rentrée des armées à la paix, et sur
le danger prétendu du licenciement à cette époque.
C'est la question dès armées permanentes, si sou-
vent débattue et toujours si mal posée.
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 341
A la séance publique du 15 messidor an V, il lut
un rapport sur le concours relatif aux emprunts
dans les états républicains. Il tient que ces em-
prunts sont légitimes, pourvu qu'ils n'engagent pas
les finances pendant un temps trop long. Leur in-
convénient est de pousser à l'agiotage, de hausser
le taux de l'argent et celui des salaires; leur avan-
tage, de lier les citoyens à l'État, et l'État au bon
ordre.
Une seule mutation se produisit dans la section
d'économie politique. Greuzé-Latouche mourut
le 23 octobre 1800. L'Iustilut lui donna pour suc-
cesseur Lebrun, qui était alors troisième consul.
Les trois consuls se trouvèrent ainsi membres de
l'Institut. Bonaparte appartenait à la première
classe, où il avait remplacé Garnot après la pros-
cription de fructidor; Gambacérès faisait partie de
la classe des sciences morales et politiques depuis
sa fondation, et Lebrun entra dans cette même
classe le 25 janvier 4801.
Lebrun1, qui fut troisième consul et, plus tard,
duc de Plaisance et architrésorier de l'empire,
1. Né à Saint-Sauveur Laudelin (Manche) le 19 mars 173J,
mort au château de Saint-Mesmc (Seine-et-Oise) le 16 juin 1824.
34"2 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
étonna tout le monde par sa fortune, et en fut
étonné lui-même. Il fut un des hommes les plus
sages delaRévolution, et, jusqu'à son élévation inat-
tendue, un des plus obscurs. Il ne fit aucune action
d'éclat, en bien ou en mal, et arriva à tout sans
avoir aucune ambition. On a dit de lui qu'il était
un instrument excellent, et qu'il se mettait, sans
avoir d'opinion propre, au service des opinions de
son maître. C'est un jugement sévère, uniquement
fondé sur ce qu'après avoir été le secrétaire et le
bras droit du chancelier Maupeou, il servit l'em-
pereur avec le même zèle; mais il faut savoir si,
dans les deux cas, il n'était pas fidèle à-sa doctrine,
qui consistait à vouloir une bonne administration
sous un maître fort. Ses œuvres littéraires (la tra-
duction de la Jérusalem délivrée, de Ylliade et de
YOdyssée) le désignaient pour la troisième classe
et pour la section de poésie; cependant il était loin
d'être déplacé dans la seconde classe; il avait des
connaissances et de l'habileté dans les finances, et
il en avait donné des preuves à l'Assemblée consti-
tuante, dont il était membre.
Les membres associés, pour la section d'économie
politique, étaient Gallois, Forbonnais, Roume,
Germain Garnier, Duvillard et Dianyère. Plusieurs
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 343
d'entre eux étaient des savants distingués. Quel-
ques-uns contribuèrent activement aux travaux
de la classe.
Gallois1 demeurait à Auteuil. Il était ami de
Cabanis et faisait partie de la société de madame Hel-
vétius. Il avait débuté, en 1774, par un poème inti-
tulé : le Retour de VâcjecVor, ou le règne de Louis XVI.
Il n'avait alors que dix-neuf ans. Arrivé à la matu-
rité, il ne s'occupa plus que de politique et d'éco-
nomie politique. Il publia une traduction du grand
ouvrage de Filangieri, la Science de la législation.
La mission dont il fut chargé dans la Vendée, pro-
fondément agitée en 1791 par la lutte entre les
prêtres réfractaires et les prêtres constitutionnels,
lui fit beaucoup d'honneur, ainsi qu'à son collègue
Gensonné. Plus tard, il fut chargé de plusieurs
missions diplomatiques, devint membre duTribunat
et du Corps législatif, et donna partout des preuves
de bon sens et de modération. Il fut même libé-
ral, comme l'était la société d' Auteuil, c'est-à-dire
autant qu'on pouvait l'être sous l'empire.
Yéron de Forbonnais2 est un des hommes qui
1. Né à Aix (Bouchcs-du-Rbône) le 17 janvier 1761, mort le
6 juillet 1829.
'1. Né au Mans le 3 octobre 1722, mort à Paris le 11) sep-
tembre 180U.
3i4 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
contribuèrent le plus à populariser en France la
science de l'économie politique. Il était né au Mans
en 1 722, et n'avait pas moins de soixante-quinze ans
quand il fut élu membre de l'Institut. Dans sa jeu-
nesse, il avait voyagé en Italie et en Espagne poul-
ies affaires commerciales de sa famille. Ses pre-
mières publications furent un extrait du livre de
YEsprit des lois, avec commentaire, et la traduc-
tion d'un ouvrage de Ustariz, écrit en espagnol :
Théorie et pratique du commerce et de la marine.
Il publia, en 1753, ses Considérations sur les
finances d'Espagne relativement à celles de France,
qui fondèrent sa célébrité dans les deux pays. Il ne
cessa dès lors de combattre le système d'impôts qui
existait à cette époque, et montra qu'il était aussi
contraire à la justice et à l'égalité des citoyens, que
funeste au travail national et à la forlune publique.
Son grand ouvrage intitulé Recherches et considé-
rations sur les finances de France depuis 1595^-
qu'en.A79£, c'est-à-dire depuis Sully jusqu'à Law,
acheva de démontrer à tous les esprits la nécessité
d'une révolution économique. Il multiplia ses efforts
pour simplifier l'impôt, et on l'accusa môme de
rêver l'impôt unique, qu'il paraît bien difficile, si-
non impossible, de concilier avec la justice; mais
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 315
ce ne fut jamais qu'un rêve à ses propres yeux. On
lui doit encore les Éléments du commerce, qui ont
été longtemps un livre classique. Il a écrit sur le
commerce, sur la marine, sur les monnaies, sur
l'agriculture, sur la législation, sur la diplomatie; et
il trouvait le moyen de traduire Tacite et l'Arioste,
de composer une tragédie et d'écrire des vers à
ses moments perdus. 11 fut plusieurs fois employé
dans l'administration des linances, où il fit coura-
geusement d'utiles réformes. Il avait acheté une
charge de conseiller au parlement de Metz; mais
il vivait ordinairement dans la Sarthe, et il n'en
sortit qu'en 4799, chassé par la guerre civile. Il
mourut à Paris le 20 septembre 1800.
11 présenta à la seconde classe de l'Institut deux
mémoires, l'un Sur le genre des questions dont la
science de V économie politique comporte la solution
exacte; l'autre Sur la circulation des denrées, et
V influence du numéraire en circulation. Le pre-
mier de ces mémoires, *lu le 17 ventôse an VIII, est
publié in-extenso dans le recueil de la classe. Il
est très court; c'est plutôt une série d'oracles,
qu'une définition claire de la science et des princi-
pales questions qu'elle est appelée à résoudre. On
y trouve un parallèle remarquable entre la situa-
346 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
tion économique de l'Angleterre et celle de la
France. Il ne se décide pas entre l'impôt territo-
rial unique et l'impôt de consommation unique, et
convient qu'après tout « l'abondance de la collecte
coule par divers canaux » . Quoiqu'il soit théori-
quement vrai que toute imposition se termine, en
dernière analyse, en contribution territoriale après
des circuits plus ou moins longs, il serait dérai-
sonnable de verser directement la charge sur la
terre, surtout dans un pays où l'agriculture n'a
pas assez de capitaux à sa disposition; où les fer-
mages ne se soutiennent que par les délais multi-
pliés du payement et la longue attente des proprié-
taires fonciers; où enfin le moindre échec sur les
bestiaux condamne le cultivateur à la pauvreté, et
à l'impuissance de bien cultiver pendant plusieurs
années. Il pense que le gage du crédit doit être
établi sur le revenu territorial, et qu'il faut, pen-
dant la paix, faire porter la majeure partie du revenu
public sur les impôts indirects. Ce n'est pas par
ces maximes générales qu'il faut juger Forbonnais,
mais par l'influence qu'il a exercée sur ses contem-
porains; ses ouvrages, qui marquent une date en
économie politique, seront toujours une source de
renseignements précieux pour les historiens.
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 347
Germain Garnier1 avait fait sa réputation d'homme
politique par les salons avant d'avoir rien publié.
Il fut élu député suppléant à la Constituante, et
membre du directoire de la Seine. Louis XVI lui
offrit le portefeuille de la justice. Il figura sur la
liste des candidats au Directoire. Enfin, après le
18 brumaire, Bonaparte le nomma préfet de Seine-
et-Oise, et ce fut le vrai commencement de sa car-
rière politique, qu'il poussa très loin, puisqu'il fut
sénateur sous l'Empire, ef pair de France sous la
Restauration. Il fut toute sa vie monarchique, li-
béral, modéré. Il avait émigré pendant la Terreur,
ce qui n'empêcha pas l'Institut de l'élire, à cause de
ses connaissances étendues en matière de finances.
Duvillard 2 lut àla classe un mémoire où il propo -
sait de remplacer l'impôt territorial par un droit
sur les héritages, et un travail beaucoup moins
aventureux sur l'établissement national d'une caisse
d'économie, ou plus généralement sur les caisses
de placements, d'échange et de prêts. Quant à
Dianyère3, qui était fort jeune à l'époque de son
1. Né à Auxerre le 8 novembre 1751, mort à Paris le A oc-
tobre 1821.
2. Duvillard de Durand, né à Genève le 2 avril 1755.
3. fté à Moulins le 26 janvier 1762, mort le 5 septembre 1802.
348 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
élection, et qui fut trop promptement enlevé à la
science, c'était un véritable économiste ayant, entre
autres qualités particulières à la secte, une fécon-
dité inépuisable. Il avait publié un Éloge de Gres-
set, la traduction d'un ouvrage écrit en anglais sur
la Traite et l'esclavage des noirs, dont l'auteur, Gu-
goano, était lui-même un nègre; V Éloge de Dupai y;
un livre intitulé : Rêves d'un bon citoyen sur les lois,
an Code national et les parlements, à V usage de
ceux qui veillent. L'amitié deCondorcet contribua à
le faire nommer membre de l'Institut. Il ne com-
muniqua pas à la classe moins de cinq mémoires,
presque tous destinés à prouver l'absurdité des
lois qui réglementaient l'industrie et le commerce.
Un de ce ces mémoires avait pour objet le divorce;
mais l'auteur envisageait le divorce uniquement
dans ses rapports avec la population et l'économie
sociale. Dianyère, comme Dupont de Nemours, et
plusieurs écrivains de cette époque, affectionnait
les titres bizarres. Il a réuni plusieurs de ses bro-
chures sous le titre commun d'Essais d'arithmé-
tique politique.
Le premier sujet de prix proposé par la section
fut celui-ci :
« Pour quels objets et à quelle condition con-
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 349
vienl-il à un État républicain d'ouvrir des emprunts
publics? » A cel énoncé était joint ce corollaire :
< La question doit être examinée sous ses rapports
avec la politique, l'économie et la morale. » Prix,
cinq hectogrammes d'or frappés en médaille, selon
l'usage; clôture du concours, le 15 germinal an V.
J'ai mentioné plus haut le rapport fait par Rœderer.
Le concours fut prorogé plusieurs fois, et le sujet
définitivement retiré en l'an IX1.
La section ne fut pas plus heureuse pour le con-
cours sur la question suivante :
« Gomment l'abolition progressive de la servitude
en Europe a-t-elle influé sur le développement des
lumières et des richesses des nations? » Le prix
devait être distribué en Tan XII; la section avait
cessé d'exister le 3 pluviôse an XI (23 janvier 1 803).
Le tome cinquième et dernier de la classe des
sciences morales et politiques, qui parut seulement
en fructidor an XII (août 1804), porte cette simple
mention, à la suite de l'énoncé de la question :
c La classe d'histoire etde littérature ancienne, dans
1. Ponce, qui a été couronné dans d'autres concours, avait
concouru pour celui-ci, Il a publié son mémoire, en y joignant
une note sur l'état politique de l'Angleterre au commencement
du XIXe siècle. Brochure de 82 pages, an IX.
350 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sa séance du 14 vendémiaire an XII, a prorogé le
concours de ce prix jusqu'au 15 nivôse an XIII. »
Il en résulte que les mémoires envoyés en l'an XII
n'avaient pas paru mériter de récompense, et que
la classe d'histoire et de littérature ancienne avait
accepté, d'abord, déjuger le concours ouvert par
la classe des sciences morales et politiques, ensuite,
de prendre le sujet pour son propre compte, en
prorogeant le concours à l'année suivante. A l'é-
poque où cette décision fut prise, vingt-deux
membres delà seconde classe qui venait d'être sup-
primée avaient été incorporés dans la classe d'his-
toire et de littérature ancienne ; et de ces vingt-deux
membres, trois, Lebrun, Dupont de Nemours et
Talleyrand, avaient appartenu à la section d'écono-
mie politique.
Le seul des concours provoqués par la section,
qui donna lieu à la distribution d'une récompense,
portait sur la question suivante :
« Est-il vrai que, dans un pays agricole, toute
espèce de contribution retombe en dernier terme
sur les propriétaires fonciers, et, si l'on se décide
pour l'affirmative, les contributions indirectes re-
tombent-elles sur ces mêmes propriétaires avec
surcharge ? »
L'ÉCONOMIE POLITIQUE. 351
Le lauréat fut le citoyen Canard, qui remportait
la même année, en partage avee le citoyen Bour-
guignonne prix de la section de science sociale sur
les moyens de perfectionner en France l'institution
du jury. L'auteur avait donné pour titre à son mé-
moire : « Essai sur la circulation de l'impôt. » Il dis-
tingue deux sortes de travail, le naturel et le super-
flu; le naturel est celui que tout homme est obligé
de faire pour sa conservation et pour élever ses
enfants ; tout ce qu'il fait au delà compose le travail
superflu. Il distingue aussi quatre sortes de rente :
1° la rente de la terre; 2° la rente de l'argent ; 3° la
rente du travail appris (comme d'un art, d'un mé-
tier); 4° la rente de l'industrie (comme entreprise,
négoce, etc.).
L'effort politique de chaque citoyen pour con-
server le bon ordre dans l'état dont il fait partie, et
pour l'empêcher d'être absorbé par les états voi-
sins doit être soutenu par un sacrifice que l'on
nomme impôt. L'impôt ne peut être pris sur le
travail naturel; il doit être pris tout entier sur le
travail superflu.
L'impôt est direct quand il est placé directement
sur la rente de chaque individu, qu'on évalue le
mieux possible; indirect, quand, par la difficulté
352 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
de faire cette évaluation, on le recueille sur le con-
sommateur.
Des économistes ont prétendu que tout impôt
finissait par retomber sur la rente de la terre,
par la raison que la terre produit tout. Mais ce
n'est pas la terre, c'est le travail qui est productif.
Toute rente, comme celle de la terre, est le produit
d'une accumulation de travail superflu, et fournit,
comme la terre, les objets de consommation qui
lui sont propres. Il n'y a donc aucune raison de
dire que l'impôt retombe exclusivement sur la
rente de la terre; il tend au contraire, par sa na-
ture, à se mettre de niveau sur toutes les rentes.
L'auteur insiste particulièrement sur la néces-
sité de la circonspection en matière d'impôt. Il
vaut mieux réformer qu'innover. Tout nouvel
impôt entraîne après lui des malheurs et des in-
justices. Tout impôt devient bon et juste par sa
durée.
XI
LA SECTION D HISTOIRE.
Nous avons vu que la liste du Directoire portail,
deux membres du nom de Lévesque, et que le pre-
mier, Jean-Simon Lévesque de Pouilly, membre dé
l'Académie des inscriptions et belles- lettres, avait
été nommé, quoiqu'il se fût volontairement exilé
de France sans autre motif que de fuir le régime
de la Terreur. Il se hâta d'écrire, de la ville alle-
mande où il résidait encore, pour remercier de
sa nomination, si elle n'était pas le résultat d'une
erreur, et pour annoncer qu'il l'acceptait; mais
c'était le résultat d'une erreur, et quand il fut
donné lecture de sa lettre, à la seconde séance
de l'Institut, son successeur, Garât, était déjà dési-
gné. Quelque impartial que fût dans ses choix le
23
354 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Directoire, il ne l'était pas au point de violer les
lois en rouvrant la France à un émigré sous le pré-
texte d'une nomination à l'Institut.
Pierre-Charles Lévesque1 était comme Lévesque
de Pouilly avec lequel il n'avait d'ailleurs aucun
lien de parenté, membre de l'Académie des in-
scriptions et belles-lettres. 11 avait lu un mémoire
sur Aristophane à la dernière séance de cette aca-
démie, qui eut lieu le 13 octobre 1792, quelques
jours après les journées de Septembre, un mois
avant le décret par lequel il fut interdit aux Aca-
démies de pourvoir aux places vacantes. Charles
Lévesque, élevé pour être graveur, comme son père,
obtint à grand'peine de faire ses études, les fit
brillantes, vécut quelque temps ensuite de son état
de graveur, fut nommé, à la recommandation de
Diderot, professeur à Saint-Pétersbourg, et en rap-
porta une Histoire de Russie, qui lui ouvrit les
portes de l'Académie des inscriptions. 11 devint
aussi professeur au Collège de France. Il a traduit
Xénophon et Plutarque pour la collection des mo-
ralistes anciens. Son principal titre littéraire est
une bonne traduction de Thucydide.
1. Né à Paris le 28 mars 1736, mort le 12 mai 181 2.
L'HISTOIRE. 355-
De Lisle de Sales ! avait été oratorien dans son
extrême jeunesse. Il n'a pas laissé un grand nom
dans les lettres, et comme académicien il fut plus
d'une fois embarrassant pour ses confrères; mais
c'était ce même de Lisle de Sales dont, {^Philosophie
de la nature - dénoncée au Ghâtelet plusieurs
années après sa publication, avait entraîné contre
son auteur une condamnation au bannissement
perpétuel. La condamnation, qui du reste fut cas-
sée par le parlement, avait eu un retentissement
immense. On avait su dans le public qu'il y avait
eu des voix concluant ad omnia citra mortem,
ce qui comprenait le carcan, la marque, le fouet
et les galères. De Lisle, empressé de profiter de sa
gloire, se rendit auprès de Voltaire à Ferney, puis
en Prusse auprès de Frédéric. Rentré en France,
un écrit en faveur de la tolérance le fit jeter dans
les prisons du Ghâtelet. Il y resta onze mois et ne
fut délivré que par les événements du 9 thermi-
dor. C'était un martyr dont la nomination fut très
1. De Lisle de Sales (Jean-Claude Izouard, dit), né à Lyon le
29 avril 1741, mort à Paris le 22 septembre 1816.
2. Voici le titre exact de ce livre, célèbre seulement par le
procès : De la philosophie de la nature, ou traité de morale
pour le genre humain, tiré de la philosophie et fondé sur la
nature. La condamnation parle Cbâtelet est du 9 septembre 1775.
356 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
approuvée, mais qui n'était qu'un martyr et n'ap-
portait aucune force à la section d'histoire.
Raynal * étant né en 1713, avait quatre-vingt-
deux ans en 1795. Échappé assez .tard à la compa-
gnie de Jésus, il avait eu le temps d'y prendre un
goût d'ordre, de travail régulier, d'influence sur
les puissants de la terre, et il faisait servir tous
ces moyens à la protection des faibles, au soula-
gement des pauvres, avec un zèle qui n'était plus
que philosophique, et qu'on aurait pu croire encore
religieux. D'une économie qui eût été de l'avarice,
si elle n'eût servi parfois à de grandes générosités,
il donnait aux écrivains et aux inventeurs mécon-
nus du pain et des moyens de travail. Il leur pro-
curait ce qui était alors indispensable : des pro-
tecteurs. Il était dans la capitale delà France et de
la philosophie comme un grand maître de cérémo-
nies qui présentait les talents naissants aux talents
illustres, les gens de lettres aux manufacturiers et
aux négociants, aux fermiers généraux et aux
ministres 2. On le regardait plutôt comme un
homme d'affaires, ami des lettres, que comme un
1. Né à Lapanouse (Aveyron) le 12 avril 1713, mort à Paris le
6 mars 1796.
2. Mémoires sur M. Suard, par Carat, t. I, p. 106.
L'HISTOIRE. 357
lettré véritable, jusqu'au moment où il publia son
Histoire philosophique et politique des établisse-
ments des Européens dans les deux Indes. Ce livre
eut un succès immense. Le sujet était nouveau et
magnifique; le style, fort inégal, avait en certains
passages une allure affectée et solennelle qui deve-
nait de plus en plus le goût de l'époque ; toutes
les idées chères aux encyclopédistes s'y trouvaient
reproduites. Ce n'est pas trop de dire que le livre
et l'auteur allèrent aux nues. Une condamnation
qui força Raynal à s'exiler , et que le roi lui-même
avait provoquée, explique cette popularité que des
critiques sévères et quelquefois méritées ne firent
qu'accroître.
Anquetil * est tout l'opposé de Raynal.
Raynal est un ancien jésuite, qui abandonne la
compagnie de Jésus pour venir prêcher à Paris
comme prêtre séculier, et qui finit par devenir
philosophe, athée et millionnaire. Anquetil entre
à dix-sept ans dans la congrégation de Sainte-Gene-
viève ; et à soixante-treize ans, sous la Terreur, il
est enfermé à Saint-Lazare comme prêtre catho-
lique. C'est un dévoué, un laborieux, qui com-
1. Né à Paris le 22 février 1723, mort le 6 septembre 1806.
358 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mence une Histoire de France à près de quatre-
vingts ans, et la pousse jusqu'à quatorze volumes.
Son principal ouvrage est Y Esprit de la ligue.
Dacier ' n'appartenait ni au monde des philoso-
phes, ni à celui de la politique. Il dut son élection
à la réputation qu'il s'était justement acquise par
ses travaux d'érudition, et à sa place de secrétaire
perpétuel de l'ancienne Académie des inscriptions
et belles-lettres. Il était membre du corps munici-
pal de Paris au commencement de la Révolution, et
fut chargé d'organiser les finances de la ville d'après
les nouveaux systèmes. Il montra, dans ces fonc-
tions, une telle capacité, que Louis XVI, qui con-
naissait d'ailleurs ses sentiments monarchiques,
■ lui offrit le portefeuille des finances; mais Dacier
ne poussa pas le dévouement jusqu'à l'accepter, et
se hâta de rentrer dans son obscurité et de revenir
à ses chères études.
Gaillard2, qui fut élu membre de la seconde
classe en même temps que Dacier, appartenait
comme lui à l'Académie des inscriptions. Il était
de plus membre de l'Académie française. C'est
1; Né à Valognes (Manche) le 1er avril 1742, mort à Paris le
4 février 1833.
2. Né à Ostel .(Aisne) le 26 mars 1726, mort à Saint-Firmin
Oise) le 13 février 1806.
L'HISTOIRE. 359
l'auteur de la Rivalité de la France et de l'Angle-
terre. Sa vie politique peut être résumée d'un seul
mot : il était l'ami de Malesherbes.
Raynal et Gaillard ne firent que paraître sur la
liste des titulaires de la seconde classe. Raynal
mourut le 6 mars 1796; mais en apprenant son
élection il avait envoyé sur-le-champ sa démission,
fondée sur son grand âge. On lui donna pour suc-
cesseur Bouchaud ', qui lui-même n'avait pas moins
de soixante-dix-huit ans au moment delà fondation
de l'Institut. Bouchaud, professeur de droit natu-
rel au Collège de France et membre de l'Académie
des inscriptions, était arrière-petit-neveu de Gas-
sendi du côté maternel. Gaillard donna sa dé-
mission, comme Raynal, en alléguant pour raison
qu'il ne pouvait se résoudre à quitter Chantilly où
il demeurait. Il entra pourtant dans la troisième
classe, comme membre résident, sept ans plus
tard, à l'époque de la réorganisation de l'Institut
par le premier consul. L'Institut admit son excuse
en 1795, et le nomma, dès l'année suivante, associé
non résident de la seconde classe. Il fut remplacé
comme titulaire par Legrand d'Aussy2, ancien jé-
1. Hé à Paris le 16 avril 1719, mort le 1er février 1801.
2. Né à Amiens le 3 juin 1737, mort à Paris le 6 décembre 1800.
360 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
suite, éditeur des Tableaux des xne et xme siècles,
et conservateur des manuscrits de la Bibliothèque.
Enfin Legrand d'Aussy mourut lui-même en 1800,
et sa place échut définitivement à Poirier1 ou plu-
tôt à dom Poirier, bénédictin de la Congrégation
de Saint- Maur, à qui l'on doit en partie le onzième
volume du Recueil des historiens de France. Ce
onzième volume, commencé par les frères Haudi-
quier, avait été terminé parD. Poirier, D. Précieux
et Etienne Housseau. D. Poirier élait garde des ar-
chives de l'abbaye de Saint-Germain des Prés et
resta seul au milieu des ruines de la bibliothèque
de l'abbaye, après l'incendie de 1794, pour veiller
sur les manuscrits que le feu avait épargnés. Il
était associé libre de l'Académie des inscriptions
depuis 1785, la place d'associé libre étant, comme
on sait, la seule que pussent occuper les religieux
dans cette académie. On l'avait nommé en 179C>
sous-bibliothécaire de l'Arsenal. Il mourut en 1803,
et ne fut pas remplacé dans la seconde classe dont
la suppression eut lieu en cette même année.
Celte liste de neuf membres (neuf en comptant
les remplaçants), contient quatre prêtres ou reli-
1. IS'éà Paris le 8 janvier 17-24, mort le 7 février 1803.
L'HISTOIllE. 3G1
gieux, mais bien différents les uns des autres.
Je ne comprends pas parmi les religieux de Lisle
de Sales. Il nous parait fort étonnant aujourd'hui
que l'auteur de la Philosophie de la nature ait
commencé par être moine ; cela ne pouvait étonner
personne au xvine siècle. Celui-là n'a été oratorien
qu'un instant; mais Raynal, Legrand d'Aussy,
Anquetil et Dom Poirier ont appartenu au clergé
d'une façon sérieuse.
L'abbé Raynal, après avoir exercé le ministère
spirituel à Paris, avait quitté sans retour tout ca-
ractère ecclésiastique, s'était livré aux philosophes
et à l'Encyclopédie, et avait hautement professé l'a-
théisme. Legrand d'Aussy, élevé chez les jésuites,
était entré dans leur compagnie. Il avait vingt-six
ans, et professait la rhétorique dans leur collège
de Caen, lorsque la société fut dispersée. Il rentra
alors dans la vie civile, mais resta dans le célibat,
et mena une vie retirée, uniquement occupé de ses
études. Anquetil appartenait à la congrégation de
Sainte-Geneviève. Le gouvernement révolutionnaire
le trouva curé de la Villette, près de Paris, et l'en-
ferma à Saint-Lazare pendant la Terreur. On ne
peut guère écrire la biographie des premiers mem-
bres de l'Institut sans avoir à mentionner unepros-
36-2 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
cription ou un emprisonnement. Un prêtre surtout,
un curé, et un curé de Paris qui n'avait pas abjuré,
ne pouvait échapper à la mort que par un miracle.
S'il n'était ni massacré, ni guillotiné, il était dé-
porté. Sa meilleure chance était d'être oublié dans
une prison. Anquetil, détenu à Saint-Lazare, con-
tinua d'écrire son Histoire universelle, autre détail
qui ne manque jamais dans la vie des savants et des
lettrés de cette époque. On écrivait, pour ainsi
dire, jusque sous le couteau. C'était un temps où
on avait peu de courage pour entreprendre et
beaucoup de courage pour supporter, parce qu'on
regardait la lutte comme impossible et la vie
comme indifférente. Quant à Dom Poirier, il resta
bénédictin, même quand il n'y en eut plus ; et
quoiqu'il demeurât à deux pas de la prison de l'Ab-
baye, c'est certainement l'homme du monde qui
entendit le moins le bruit que faisait la Révolution.
Une singularité delasection d'histoire, c'estqu'elle
était presque entièrement composée de membres
étrangers aux assemblées politiques. Raynal avait
été nommé à l'Assemblée constituante, mais il avait
refusé à cause de son âge. Nous avons vu que
Louis XVI avait offert le portefeuille des finances
à Dacier, qui le refusa. Il avait fait la même offre à
L'HISTOIRE. 363
plusieurs autres, sans plus de succès; à Garnier,
par exemple.. On avait longtemps assiégé le cœur des
rois pour leur arracher la place de ministre, et le roi
maintenant sollicitait en vain ses sujets pour la leur
faire accepter. A l'exception de ce même Dacier,
qui fit partie du Tribunat, aucun des membres de
la section d'histoire ne fut mêlé aux affaires publi-
ques après sa nomination.
Enfin, ils avaient presque tous appartenu à l'an-
cienne Académie des inscriptions et belles-lettres :
Lévesque, Bouchaud, Anquetil, Dacier, Gaillard,
Poirier, six sur neuf. Dacier avait été secrétaire
perpétuel et le redevint par la suite. Gaillard ap-
partenait en même temps à l'Académie française.
On avait placé l'histoire parmi les sciences mo-
rales et politiques, parce que c'est une science émi-
nemment humaine : c'est la même science que la
psychologie sous une autre forme. Mais il y a deux
sortes d'historiens : les philosophes, qui étudient
l'homme; les érudits, qui discutent les textes. Dans
l'organisation actuelle de l'Institut, ces deux sortes
de savants appartiennent à deux académies diffé-
rentes ; les philosophes sont dans l'Académie philo-
sophique et les savants dans l'Académie érudite. Il
y a bien encore, dans l'arrangement actuel, l'incon-
36-1 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vénient d'avoir toujours au complet une section
d'histoire générale et philosophique; mais au
moins l'histoire philosophique est représentée.
Elle ne l'était pas avant 4803. Du moment où les
philosophes historiens et les philosophes érudits
n'avaient que six places dans l'Institut, on ne peut
guère s'étonner que ces places aient été attribuées
de préférence aux érudits, parce que des philo-
sophes tels que Volney, Garât, Pastoret pouvaient
être placés ailleurs et les érudits ne le pouvaient
pas. La section d'histoire semble donc une partie
de l'Académie des inscriptions égarée dans l'Aca-
démie des sciences morales et politiques, et cela,
non seulement à cause de l'origine de la plupart
de ses membres, mais à cause de la nature de leurs
travaux.
Il faut reconnaître que le premier membre qui
fut choisi par le Directoire pour faire partie de la
section, Pierre-Charles Lévesque, eut lui-même
la pensée qu'en passant de l'ancienne Académie des
inscriptions à la nouvelle Académie philosophique,
il devait, en quelque sorte, se transformer, et d'é-
rudit devenir philosophe. Il se souvint à propos
qu'il avait publié, dans sa jeunesse : Les rêves dJA-
ristobule, philosophe grec, suivis d'un abrégé de
L'HISTOIRE. 365
la vie de Formose, philosophe français. Entre
autres travaux qu'il présenta à la section, il yen
a quatre dont les sujets appartiennent à la philoso-
phie. On en jugera par leurs titres. Le premier est
intitulé : Considérations sur Vhomme observé dans
la vie sauvage, dans la vie pastorale et dans la vie
policée; le second : Considérations sur les obstacles
que les anciens philosophes ont apportés au progrès
de la saine philosophie ;le troisième '.Extrait d'un
Mémoire sur quelques acceptions du mot nature,
et enfin le quatrième : Mémoire sur la sympathie
morale. Il est à peine nécessaire de dire que par
ces mots : la saine philosophie, Lévesque entend la
philosophie de Condillac. Tous les membres de la
seconde classe, à l'exception de trois ou quatre,
considéraient Locke et Condillac, auxquels il leur
arrivait quelquefois, par la plus étrange des ano-
malies, d'associer le nom de Pascal, comme les
premiers des philosophes, ou plutôt, pour rendre
plus exactement leur pensée, comme les seuls phi-
losophes véritables, tous les autres n'ayant été que
leurs précurseurs ou des rêveurs. Lévesque écri-
vit donc sur des sujets de philosophie, mais il est
difficile, quelque bonne volonté qu'on y mette, de
le prendre pour un philosophe. Ses quatre mé-
366 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
moires ne servent qu'à démontrer à quel point
Gondillac s'était emparé des esprits, combien on se
sentait heureux de savoir que les idées ne sont
qu'un rapport fait à l'entendement sur le témoi-
gnage des sens, quel mépris on professait pour les
rêveries idéalistes, et quel singulier amas de no-
tions vagues et inexactes on mettait à la place de
l'histoire de la philosophie. Le mémoire sur la
sympathie morale explique ainsi le principe de la
morale. « On souffre, dit l'auteur, à l'aspect de
l'homme souffrant. Pour s'épargner une douleur à
soi-même, on s'empresse de le secourir. Si l'on
parvient à rendre le calme à son âme, on éprouve
un calme heureux; et comme les sensations agréa-
bles ne sont pas moins communicables que les
sensations pénibles, en faisant entrer la joie dans
l'âme d'un infortuné, on éprouve soi-même le plus
pur et le plus délicieux des plaisirs. »
Le mémoire sur les obstacles apportés au progrès
de l'esprit humain par les anciens philosophes, a
au moins un mérite : c'est son titre, qui dit tout de
suite ce qu'il est. L'auteur pense que les Grecs ont
commencé par avoir des idées raisonnables en phi-
losophie : il entend par là qu'ils avaient fort peu
d'idées et des idées fort peu étendues. Puis est venu
L'HISTOIRE. 367
Pythagore, « qui a tout gâté par ses prétentions »,
et qui a construit un monde chimérique derrière
lequel le monde véritable a pour longtemps dis-
paru. Il nous représente Socrate comme un homme
pauvre, mal vêtu, courant nu-pieds après les pas-
sants, les arrêtant, les accablant de questions :
cet homme que sa femme battait en plein marché
devait être pour le grand nombre un objet de ridi-
cule à Athènes, comme il le serait à Londres ou à
Paris. Lévesque n'est pas éloigné de croire que
Platon, <c comme on l'en accuse », avait acheté les
écrits des disciples de Pythagore pour les détruire
après en avoir pris la substance. Ce serait, suivant
l'auteur, un larcin bien malheureux, car la philo-
sophie de Platon, qu'elle soit de lui ou de Pythagore,
consiste h supprimer la nature sensible et à soutenir
que les idées ont seules une existence réelle, parce
qu'elles sont dans l'entendement divin. Lévesque se
montre moins dur pour Aristote que pour Platon.
L'un, dit-il, savait bien peindre, l'autre savait mieux
voir; mais il eut le malheur de faire de la physique
avec de la métaphysique, au lieu d'en faire avec des
observations; il observa cependant « une fois »,et
il fit l'Histoire des animaux, qui est un chef-d'œuvre.
Ni Platon, ni Aristote ne furent heureux dans leur
368 ILNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIlîE.
postérité. Aristote fit a de subtils ergotistes » ;
Platon, « de sombres et ardents mystiques ». Fort
heureusement, après tant de siècles perdus par la
faute des philosophes, « le sage Locke » vint re-
mettre l'esprit humain sur la bonne voie et l'arra-
cher aux Platon, aux Aristote, aux Descartes et aux
Leibnitz.
Lévesque se rendit plus sérieusement utile à la
classe par ses recherches historiques.il lui apporta
successivement un mémoire Sur la retraite des
Gaulois après qu'ils se furent rendus maîtres du
Capitole, un mémoire Sur la constitution de la
République de Sparte, dans lequel il assure que si la
royauté continua de subsister à Sparte après qu'elle
eut été détruite dans le reste de la Grèce, cela vint
de ce que les rois se nommaient ailleurs SwiXeïç,
tandis qu'à Sparte, ils se nommaient tiiyot. Cette
remarque est bien digne d'une époque et d'une
école qui donnaient au langage une si large place
dans la formation des idées et des raisonnements.
11 apporta encore un mémoire étendu Sur la consti-
tution de la République cV Athènes qui occupa trois
séances, un mémoire Sur le retour des Argonautes
par le Nord, les fragments d'une histoire de Van-
cienne Egypte d'après Hérodote, Diodore de Sicile
L'HISTOIRE. 369
et Strabon. Enfin, il lut, en l'an XI, un mémoire
Sur le gouvernement de la France sous les deux der-
nières dynasties. Tous ces travaux étaient estima-
bles et plusieurs montrent chez leur auteur une
connaissance très étendue de l'antiquité grecque.
Lévesque a écrit pour l'Institut la biographie de
Legrand d'Aussy. Ce morceau, de peu d'étendue,
ne mériterait pas d'être particulièrement signalé,
s'il ne contenait cette appréciation de la compa-
gnie de Jésus (Legrand d'Aussy avait commencé
par être jésuite) : « Il entra vers l'âge de dix-huit
ans dans la société de ses maîtres : société célèbre
par le grand nombre d'hommes distingués qu'elle
renferma dans son sein, ou dont elle forma la jeu-
nesse. Elle fut l'objet de grandes calomnies, parce
qu'elle répandit un grand éclat ; elle acquit une
puissance réelle, parce qu'elle rejeta les titres fas-
tueux ; son ambition fut grande, parce qu'elle jouit
d'un grand crédit ; et, semblable à la secte qu'a-
vait instituée Pythagore, elle fut accueillie par des
souverains, prit part aux affaires politiques de plu-
sieurs États, excita la haine d'autres corps ambi-
tieux comme elle, et finit par être dissoute. » Ce
jugement sur les jésuites fut lu en séance publique
de l'Institut le 15 messidor an X.
24
370 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE,
De Lisle de Sales ne pouvait manquer d'être un
académicien fécond, mais de cette fécondité qui
encombre et devient un fléau pour les assemblées.
Il a écrit toute sa vie, sur tous les sujets. Son pre-
mier livre est un poème en dix chants, intitulé La
Bardinade, ou les Noces de la Stupidité. Sa Philoso-
phie de la nature, à laquelle il dut sa célébrité par
le procès auquel elle donna lieu, n'avait pas moins
de dix volumes dans sa dernière édition. Son His-
toire philosophique du monde primitif est en sept
volumes. Il a publié un Essai sur la tragédie, par
un philosophe, des Paradoxes, par un citoyen, la
Lettre de Brutussur les chars, le Théâtre d'un syba-
rite, un roman oriental intitulé : Tige de myrte et
Bouton de rose; V Histoire des hommes en cinquante -
trois volumes, dont les quarante et un premiers
sont entièrement de lui; une foule de biographies;
des Mélanges, le seul de ses ouvrages dont il ne
fût pas satisfait : « Je voudrais les effacer avec mon
sang, disait-il, si je ne prenais le parti plus sage de
les effacer avec ma plume. » Il faut citer aussi, dans
cette immensité, un Mémoire en faveur de Dieu,
publié en 1802 sous ce titre: de Dieu, première
propriété de V homme, et de son influence sur V or-
ganisation sociale ; une utopie politique, intitulée
L'HISTOIRE. 371
Phocion, et une autre infiniment plus développée,
puisqu'elle n'a pas moins de sept volumes, sous
ce titre : Ma république, auteur Platon, éditeur J.
de Sales, ouvrage destiné à être publié en 1800- Il
ne croyait pas déroger, en se couvrant ainsi du
nom de Platon; il ne croyait pas non plus se
grandir, car il se plaçait de très bonne foi sur le
rang des plus grands génies. Il avait son buste
dans sa bibliothèque, avec cette inscription :
Dieu, la nature et l'homme, il a tout expliqué.
On raconte qu'Andrieux écrivit au-dessous cet
autre vers :
Mais personne avant lui ne l'avait remarqué,
et que de Liste, au lieu d'en rire, se fâcha. Sa va-
nité n'était d'ailleurs ni malveillante, ni malfaisante.
Il disait de lui-même : Ma douce philanthropie,
mes folies de bien public à la Saint-Pierre.., ma
bonhomie... mes innocentes caricatures. Il n'aurait
peut-être pas manqué de talent, s'il avait su se juger
et se restreindre. Il a fait une bonne traduction de
Suétone, publiée en quatre volumes, sous un
pseudonyme bizarre : Histoire des douze Césars de
Suétone, traduite en français par H. Ophellot de
La Pause. Il faut se souvenir que les titres extra-
372 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
vagants étaient une des manies de l'époque. Entre
autres singularités, de Lislede Sales eut celle de se
marier à soixante-douze ans. Il s'était condamné à
une rude gêne pour amasser une bibliothèque de
trente-six mille volumes, qu'il estimait deux cent
mille francs, et qui n'en produisit que trente mille.
Il s'empressa de faire communications sur com-
munications dès qu'il fut membre de l'Institut. Les
secrétaires en rendirent compte, selon l'usage,
soit dans les séances publiques, soit dans les re-
cueils présentés au Corps législatif. « Mais, dit-il,
ces analyses ne donnent pas de mes ouvrages l'idée
que je m'en forme moi-même. Toute analyse faite
par une main étrangère ne rend jamais qu'impar-
faitement l'idée primordiale de l'auteur ; c'est
quelquefois un cadre qu'emprunte un homme
d'esprit pour faire valoir ses paradoxes ; plus sou-
vent, c'est une grande composition de Raphaël ou
de Michel-Ange réduite dans la plus mesquine des
gravures. » Pour répondre à ces susceptibilités, la
classe prit le parti de publier des analyses de ses
mémoires faites par lui-même. Il se mit aussitôt à
l'œuvre et donna, dans le premier volume du re-
cueil , l'analyse de cinq mémoires , qu'il avait lus pen-
dant l'année. En voici la nomenclature : Décou-
L'HISTOIRE. 373
verte d'une île et d'une vérité, dialogue ; — Examen
critique des philosophes qui ont rêvé sur le bon-
heur; — Pensées philosophiques sur la raison.
« L'auteur d'Emile , qui quelquefois a été le
Newton de la morale, était persuadé que pour
découvrir les vrais rapports des êtres entre eux,
il fallait étudier les rapports de chacun d'eux
avec soi-même. Cette clef simplifie toutes les re-
cherches : on est au centre de la sphère, et on en
mesure mieux tous les rayons. Dès qu'on se con-
naît, on connaît l'univers. » — Apophthegmessurle
bonheur; — Éloge de la Fontaine, pour sa fête sécu-
laire, en 1796. « La Fontaine, on ne peut se le dis-
simuler, était dévot. Il l'était avec cette ingénuité
qui désigne l'ignorance d'un enfant et qui la fait
pardonner ; et s'il n'excitait pas le sourire de la
raison, c'est qu'à l'exemple de Fénelon, son mo-
dèle, il avait attaché la philosophie à la religion
par le fil de la tolérance. » Cette longue analyse
des mémoires lus par de Lisle de Sales com-
prend encore un éloge historique de Bailly, et cet
étonnant mémoire dont le titre fit l'admiration de
Talleyrand, qui le consigna sur le procès-verbal.
Je transcris ce titre en entier, ou plutôt ces
trois titres, car ils correspondent à trois parties
374 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
d'un même mémoire qui furent lues séparément.
Philosophie d'un homme libre sur F Institut na-
tional et les académies ; Introduction à un ta-
bleau de la littérature européenne; Plan général
d'un tableau philosophique de la littérature depuis
le siècle de Marc-Aurèle jusqu'à V avènement de la
République française.
Parmi les mémoires communiqués par de Lisle de
Sales pendant les années suivantes, nous signale-
rons un mémoire intitulé : Des trois morales de
l'homme, de l'état et de l'univers ; un autre Sur la
paix de Westphalie, un autre Sur la régence du duc
d'Orléans; un Tableau historique du règne de Louis
XVI, écrit, dit le rapporteur, avec le désir d'être
impartial.
Mais ce qui honore de Lisle de Sales plus que ses
ouvrages, c'est le courage dont il a donné plusieurs
lois des preuves. 11 en donna sous l'ancienne monar-
chie, dans le procès de la Philosophie de la nature,
sous la Convention quand il fit l'apologie de la tolé-
rance, ce qui lui valut une captivité de onze mois et
aurait pu lui coûter la vie, sous le Directoire, où,
seul de tout l'Institut, il protesta contre la radia-
tion de Garnot, Barthélémy, Pastoret, Sicard et
Fontanes.
L'HISTOIRE. 375
A la suite du coup d'Etat de fructidor, ces cinq
membres de l'Institut, condamnés à la déportation
sans jugement, avaient été rayés de la liste de l'In-
stitut par le même procédé dictatorial et révolution-
naire. Une lettre du ministre de l'intérieur avait
simplement averti l'Institut que le citoyen... ayant
été compris dans la loi de déportation du 19 fruc-
tidor an V (5 septembre 1797), il y avait lieu de
procéder à son remplacement. L'Institut ne se per-
mit pas un mot de réclamation. Il remplaça Garnot
par Napoléon Bonaparte dans la première classe ;
dans la seconde, Pastoret par Champagne, Barthé-
lémy, membre non résident, par Lescallier ; enfin
dans la troisième, Sicard par Gailhava, et Fontanes
par Le Blanc de Guillet. L'Institut subit en
silence un coup d'autorité qui excluait de son
sein des membres élus par lui, tous illustres
ou célèbres, que n'avait frappés aucun jugement
prononcé par un tribunal régulier, et dont le seul
crime était de penser sur la politique autrement
qu'un autre membre de l'Institut, La Réveillère-
Lépeaux, collègue de Garnot dans le Directoire,
égal peut-être à sa victime en patriotisme, en pro-
bité; mais prodigieusement inférieur en capacité
et en services. Les nouveaux élus acceptèrent
376 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
paisiblement leur élection, sans paraître se. douter
que la place qu'ils occupaient appartenait à un
autre. C'est ainsi que le Directoire commença la
série des épurations que l'Empire et la Restauration
devaient continuer, et qui sont de véritables atten-
tats contre la dignité des lettres.
Une des premières mesures du gouvernement
consulaire fut de rappeler les proscrits de fructi-
dor. Dès le mois de nivôse an IX, Fontanes, Sicard,
Pastoret, Garnot, exilés, ou cachés en France,
furent autorisés à reparaître. Bonaparte chargea
Fontanes de prononcer publiquement l'éloge de
Washington ; il appela Barthélémy à faire partie du
Sénat. On ne pouvait douter qu'il ne souhaitât
d'autant plus de les voir rentrer à l'Institut, qu'il
avait accepté pour lui-même, après le 18 fructidor,
la succession de Garnot, et qu'il devait avoir à cœur
de laver cette tache.
Le Directoire s'attribuait le droit de faire des
épurations, parce que, sous l'ancienne monarchie,
le roi, qui pouvait tout, pouvait annuler l'élection
d'un académicien. Il est assez étrange devoir, en
1 792 et en i 797, les académiciens et les membres de
l'Institut reconnaître eux-mêmes ce droit, et le re-
garder comme un attribut de la puissance publique
L'HISTOIlïE. 377
recueilli par rassemblée nationale et plus tard par
le Directoire dans l'héritage de la royauté.
On se rappelle la tentative honteuse de Fourcroy
proposant à l'Académie des sciences de prononcer
elle-même des radiations « pour cause d'incivisme ».
L'Académie avait refusé avec dégoût. Mais elle ne
se croyait pas à l'abri d'une épuration, et ce pas-
sage exlraitpar M. JosephBertrand1 du procès-verbal
de la séance du 25 août 1792 en est la preuve: « Plu-
sieurs personnes observent que l'Académie n'a le
droit d'exclure aucun de ses membres, qu'elle ne doit
pas prendre connaissance de leurs principes et de
leurs opinions politiques, le progrès des sciences
étant son unique occupation ; que d'ailleurs l'As-
semblée nationale se trouvant à la veille de donner
une nouvelle organisation àl'Académie, elle exercera
le droit qu'elle seule peut avoir de rayer de la liste de
l'Académie les membres qu'elle jugera devoir être
exclus. »
Cette opinion de l'ancienne Académie des sciences
explique peut-être que l'Institut ait supporté si
docilement l'épuration de 1797. Mais, en 1800,
dès que le désir du premier Consul lui fut connu,
1. L'académie et les académiciens, p. 425 et suiv.
378 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
il ne pensa plus qu'à recouvrer des membres arra-
chés violemment de son sein. Il commença par les
inviter à assister aux séances publiques et particu-
lières. Fontanes, Sicard, Barthélémy et Pastoret
répondirent le 18 mai 1800, qu'ils ne pouvaient
accepter une situation amoindrie 4. « Tous nos
vœux, disaient-ils, et nos souvenirs, en lisant votre
lettre, nous ont ramenés vers nos collègues. Un
examen plus réfléchi de votre procès-verbal, que
vous y avez joint, a pu seul contenir ce mouvement
de notre sensibilité. Les rapports que nous avons
eus avec tant d'hommes célèbres et respectables
nous sont trop chers pour qu'ils s'affaiblissent de
notre gré. Quand notre patrie nous traitait en
étrangers, vous ne l'étiez pas à nos yeux. Pour-
riez-vous le devenir quand elle nous fait rentrer
dans son sein ? Rien ne peut nous enlever l'hon-
neur d'avoir assisté aux premières séances de l'In-
stitut, et nous voulons conserver tout entier le sou-
venir des marques d'estime et d'affection que nous
reçûmes alors de tous ses membres. » Lorsque cette
lettre fut lue dans la séance générale du 5 prairial
an IX (26 mai 1801), deux propositions se produisi-
1. Paul Mesnard, p. 206 et suiv.
L'HISTOIRE. 379
rent : les uns voulaient un engagement pris par
l'Institut de réserver les cinq premières places
vacantes aux cinq victimes de fructidor, les autres
parlaient de demander au gouvernement d'augmen-
ter par une loi le nombre des places de L'Institut*
L'Institut ne prit pas de décision générale; mais
Carnot rentra dans la classe des sciences et dans la
section des arts mécaniques, en remplacement de
Leroy, le 26 mars 18001 ; Sicard remplaça de
Wailly dans la troisième classe le 24 juin 4801 ;
et, après la réorganisation de 1 803, Fontanes fut ap-
pelé à faire partie de la seconde classe, et Pastoret
de la troisième. Ils furent l'un et l'autre de l'Aca-
démie française en 1816.
Ainsi s'effacèrent peu à peu les traces de la pros-
cription de fructidor, mais le souvenir et la plaie
en restèrent dans le sein de l'Institut.
Ce sera l'éternel honneur de de Lisle de Sales
d'avoir protesté publiquement, solennellement,
avec force, avec éloquence, avec persévérance,
contre une spoliation qui atteignait en même temps
les membres exclus et les membres conservés,
puisqu'elle faisait dépendre le titre de membre de
1. Carnot fut de nouveau exclu de l'Institut en 1816.
380 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIUECTOIRE.
Flnstitutde la volonté arbitraire du gouvernement.
Seul, il se rappela les déclarations solennelles qui
avaient retenti dans les deux Conseils législatifs au
moment de la fondation de l'Institut. Seul, il com-
prit qu'une société scientifique et littéraire n'est
rien et ne peut rien, si elle n'est pas indépendante
et libre. Il publia sur celte question jusqu'à trois
mémoires. 11 fit sans doute rougir de honte ses
confrères; mais il ne parvint pas à leur donner un
peu de sa fermeté.
Nous avons vu que Raynal n'avait fait que paraître
sur la liste de l'Institut. Élu le 40 décembre 1795,
il envoya sur-le-champ sa démission au ministre
de l'intérieur, qui la notifia à l'Institut le 18 janvier
suivant. Il mourut un mois après (6 mars 1790).
Son successeur fut Bouchaud. C'était un pro-
fesseur de droit romain. Il se montra laborieux à
l'Institut, mais toutes ses communications roulent
sur des points d'histoire romaine, ou plutôt de
droit romain. C'est plutôt un érudit qu'un philo-
sophe, et plutôt un érudit en droit romain qu'un
érudit en histoire. Il ne faut pas s'en plaindre, car
le droit est la moitié de l'histoire, et le droit
romain est plus que la moitié de l'histoire romaine.
Sa première lecture est du 2 fructidor an VI.
L'HISTOIRE. 381
C'est une dissertation Sur les colonies romaines et
les municipes. Il lut ensuite un extrait de son His-
toire numismatique de la législation romaine. Puis
vinrent des recherches historiques Sur la police des
Romains concernant les grands chemins, les rues,
les marchés; un mémoire Sur le code d'Alaric, lu
le Vi nivôse an VII, un mémoire Sur la morale de
Cicéron; cette fois Bouchaud s'efforce d'être plutôt
un moraliste qu'un jurisconsulte; un-autre, dans le
même esprit, Sur Épictèle; un long et curieux mé-
moire, qui occupa deux séances, Sur V autorité et Vu-
sage des inscriptions dans la législation romaine.
« Pompée ayant élevé un temple à la Victoire voulut
y mettre son nom, avec rénumération de ses di-
gnités. 11 fut arrêté par un doute : Fallait-il écrire
tertium ou tertio consul? Il consulta les savants,
absolument comme un de nos rois aurait consulté
l'Académie des inscriptions; mais les savants se ré-
cusèrent ou se divisèrent. Il eut recours à Cicéron, qui
trancha la difficulté comme un oracle en proposant
d'écrire/// consul, ce qui fut fait. » Bouchaud avait,
dans l'espace de cinquante ans, composé dix mé-
moires, sousce titre général: Recherches historiques
et critiques sur les É dits des magistrats romains. Il
avait publié les sept premiers dans le recueil de l'an-
382 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
cienne Académie des inscriptions ; et il inséra les
trois autres dans le recueil de la seconde classe,
prouvant ainsi une fois de plus que la section d'his-
toire, par sa composition, aurait été mieux placée
dans la troisième classe que dans la seconde.
Il y avait deux frères Anquetil, un calme et un
agité, qui furent tous deux de l'ancienne Académie
des inscriptions. L'agité parcourut le inonde, fut
un grand orientaliste, et vécut, au milieu de Paris,
comme un anachorète. Le calme resta chez lui,
comme un bon religieux et un bon curé, et n'eut
de commun avec son frère que de travailler dix
heures par jour jusqu'au dernier moment d'une
longue vie. C'est le nôtre; il avait fait une bonne
Histoire de la ville de Reims, qui fut son début, et il
linit par une Histoire universelle, commencée à qua-
tre-vingts ans, et qui n'a pas moins de quatorze vo-
lumes. Tous ses écrits, excepté celui-là, roulent sur
l'histoire de France. Le plus célèbre est intitulé :
L'Esprit de la ligue, ou Histoire politique des
troubles de France pendant les x\T et xvne siècles.
Comme il ne cessait jamais de travailler, et de tra-
vailler sur le même sujet, quand il fut membre de
l'Institut, il lui apporta beaucoup de communica-
tions sur l'histoire de France : Mémoire sur la paix
L'HISTOIRE. 383
de Westphalte; L'Europe avant la paix de Westpha-
lie : Coup oVœil sur les anciennes relations de la
France : Les Gaulois et les Druides avant et depuis
V invasion des Romains. Anquetil fit en outre un
long travail commencé pour l'ancienne Académie
des inscriptions, et qu'il continua plus tard pour la
seconde classe de l'Institut; c'est encore l'histoire
de France, mais l'histoire envisagée au point de vue
du progrès des sciences et des lettres. Les deux aca-
démies avaient mis plusieurs fois ce sujet au con-
cours; Anquetil entreprit d'analyser les mémoires
des concurrents, et d'en extraire tout ce qui avait
quelque valeur. Il fallait un patient et un laborieux
pour entreprendre une pareille tâche, et un his-
torien pour la bien remplir.
Dacier n'était pas à beaucoup près aussi labo-
rieux que le sage et modeste Anquetil, mais il était,
par -dessus tout, ainsi que lui, un membre de l'an-
cienne Académie des Inscriptions resté fidèle à sa
vocation. Il avait été l'élève et le collaborateur des
frères Lacurne, l'élève, le collaborateur et l'ami de
Foncemagne ; il était, depuis 1 782, le secrétaire per-
pétuel de l'Académie, etil le redevint quand l'Acadé-
mie et la charge furent rétablies. Il déploya même
en cette qualité beaucoup de dévouement, mais il ne
384 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
fut jamais très actif dans la seconde classe. Il re-
grettait la monarchie, et la classe était républicaine.
Il se trouvaitcomme dépaysé dans une compagnie où
l'histoire n'occupait qu'une très petite place. Lors
de la suppression de l'Académie des inscriptions, et
dans les saisies ou perquisitions dont cette sup-
pression fut accompagnée, il avait perdu les manus-
crits d'une édition de Froissard à laquelle il tra-
vaillait depuis longtemps. Toutes ces circonstances
expliquent un peu de langueur pendant son séjour
dans la classe des sciences morales et politiques. Il
succéda, en 1800, à Legrand d'Aussy, comme garde
des manuscrits de la Bibliothèque nationale, et re-
trouva aussitôt pour ces nouvelles fonctions, l'ar-
deur qu'il avait déployée dans la place de secrétaire
perpétuel. A partir de l'anX, il lit partie duïribu-
nat. Il fut consulté Tannée suivante sur la réorganisa-
tion de l'Institut, réorganisation dont le principal
caractère fut la suppression de la classe des sciences
morales et politiques. Loin de s'opposer à cette
suppression, il fut l'un des premiers à la conseiller.
Il semble que les membres de l'Académie des
inscriptions aient été particulièrement hostiles à
la fondation d'une classe des sciences morales et
politiques. Gaillard, qui fut élu en môme temps
L'HISTOIRE. 385
que Dacier, était aussi un ancien membre de
l'Académie des inscriptions. Nous avons vu
qu'il donna un prétexte pour ne point accepter
son élection dans la seconde classe, ce qui ne
l'empêcha pas de rentrer en janvier 1803 dans
l'Académie des inscriptions rétablie.
Legrand d'Aussy, qui fut élu à sa place dans la
section d'histoire, n'y fut appelé que le 24 mai
1798. C'est l'auteur de Y Histoire de la vie privée
des Français. 11 mourut le 6 décembre 1800. Il ne
lit donc partie de la classe que pendant deux ans
et demi. Mais pendant ce court espace de temps,
il fit à la classe cinq importantes communications.
La première est de thermidor an VI (août 1798).
C'est une notice Sur Vètat de la marine en France
au commencement du XI Ve siècle et sur la tactique
navale usitée alors dans les combats de mer. Il lut
ensuite un mémoire Sur les anciennes sépultures
nationales et les ornements extérieurs qui en divers
temps y furent employés, sur les embaumements ,
sur les tombeaux des rois francs dans la ci-devant
église de Saint-Germain-des-Prés, et sur un projet
de fouilles à faire dans nos départements. Le
titre est long; le mémoire l'est aussi; mais il est
extrêmement intéressant à lire, il amène un grand
386 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
nombre de faits, de renseignements, d'anecdotes,
et, chemin faisant, des attaques contre le fanatisme
religieux. Ce grand travail archéologique vient im-
médiatement, dans le second volume du recueil de
la classe, avant les deux rapports de Baudin des
Ardennes sur les funérailles des membres de
l'Institut, et leur sert en quelque sorte d'intro-
duction.
Legrand d'Aussy communiqua l'année suivante,
(le 22 frimaire au VII), un mémoire sur l'ancienne
législation de la France, comprenant la loi salique,
la loi des Wisigoths, la loi des Bourguignons. Il
communiqua en l'an VIII un Voyage d'outre-mer
fait en 1432 et 1433, avec le retour par terre, par
Bertrandon de Brocquière, seigneur bourguignon.
Legrand d'Aussy en avait modifié le style autant
qu'il le fallait pour le rendre intelligible, et l'avait
fait précéder d'une introduction sur les voyages
écrits en français, ou dans le langage qui en tenait
lieu antérieurement au quinzième siècle. L'intro-
duction est fort érudite; le voyage est rempli de
renseignements curieux sur les mœurs, les usages
et les intérêts politiques des différents peuples de
l'Asie et de l'Europe. L'Institut a tout publié, l'in-
troduction et le voyage, dans le cinquième volume
L'HISTOIRE. 387
de ses mémoires. Enfin Legrand d'Aussy lut, peu
de temps avant sa mort, deux mémoires, l'un sur
Y Établissement des dîmes en faveur du, clergé, et
l'autre sur les Pèlerinages en France.
Les membres non résidents de la section d'histoire
étaient de Koch, à Bouxwiller, Gautier de Sibert,
ancien membre de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres, qui refusa la place qu'on lui offrait ;
il s'était retiré à Tonnerre, son pays natal, où il
mourut en 1797; Senebier à Genève, élu en rem-
placement de Gautier de Sibert; Gudin àAvallon;
Jean-JacquesGarnier, àSaint-Germain ; celui-ci avait
étémembrede TancienneAcadémie desinscriptions,
et devint membre résident de la nouvelle en 1803;
Gaillard, associé non résident, après avoir refusé
d'être membre résident, membre de l'ancienne
Académie des inscriptions et de l'ancienne Académie
française; rentré, en 1803, comme membre rési-
dent, dans l'Académie des inscriptions (troisième
classe de l'Institut); Jean-Pierre Papon, à Riom.
Papon mourut le 15 janvier 1803, huit jours avant
la classe dont il était membre.
De Koch et Papon sont les seuls membres non
résidents dont on retrouve la trace dans les
mémoires de la classe.
388 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
De Koch1 est l'auteur du Commentaire sur la
sanction pragmatique germanique, et de plusieurs
autres ouvrages importants sur le droit canon et
l'histoire diplomatique. Il était protestant, ce qui
ne l'empêche pas d'être cité par les auteurs catho-
liques comme une autorité considérable. Il avait
rassemblé, autour de la chaire de droit qu'il occupait
à Strasbourg, de nombreux élèves venus de l'Alsace
et de l'Allemagne. Il fit partie de l'Assemblée lé-
gislative et plus tard du Tribunat. Ses opinions
franchement monarchiques le firent jeter en prison
sous la Terreur; il fut un des députés que le 9 ther-
midor délivra. Il lut à l'Institut, le 22 germinal an
VIII, des observations Sur Vorigine de la maladie
vénérienne et sur son introduction en Alsace et à
Strasbourg. On y trouve de curieux renseignements
sur la prostitution et la police des maisons de
prostitution à Schlestadt et à Strasbourg, et
sur les ouvrages rares et anciens sur le même
sujet dont il sa trouvait des exemplaires dans les
bibliothèques du Bas-Rhin.
Ii Né à Bouxwiller (Bas-Rhin), le 9 mai 1737, il mourut à
Strasbourg le 25 octobre 1813. Les professeurs, ses collègues, lui
ont fait ériger un monument en marbre blanc dans le temple
de saint Thomas à côté de ceux de Schœpflin et d'Oberlin.
L'HISTOIRK. 389
De Koch lut aussi, l'année suivante, un mémoire
Sur une société littéraire établie à Strasbourg vers
la fin du xve siècle et au commencement du xvie.
Il existait en même temps une société littéraire à
Schlestadt, fondée, comme celle de Strasbourg, par
Wimpheling. Érasme fut présenté à la société de
Strasbourg pendant son séjour dans cette ville, et
resta en correspondance avec elle. Lui-même était
à la tête de la Société littéraire de Bâle. Ces sociétés
littéraires étaient ce que nous appelons à présent
des académies. De Koch attribue à l'influence
de la société littéraire de Strasbourg la rapidité
avec laquelle la réforme religieuse se propagea en
Alsace au commencement du xvr siècle.
Papon1 avait appartenu longtemps à l'Oratoire .
Il le quitta sans aucun dissentiment politique ou
religieux, et uniquement pour se livrer avec plus
de liberté à ses travaux et aux nombreux voyages
qu'ils exigeaient. On a de lui de nombreux écrits,
entr'autres une bonne Histoire de Provence, une
Histoire du gouvernement français, depuis l'as-
semblée des notables jusqu'à la fin de 1788, une
Histoire de la Révolution, qu'il laissa en manus-
1. Né à Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) en janvier 1734, mort
à Paris le 15 janvier 1803.
390 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
crit, et que son frère publia sous la Restauration,
douze ans après sa mort. Elle ne forme pas moins
de six volumes.
Nous avons vu que le ministre des relations
extérieures avait, sur la demande de la classe,
fait fouiller les archives de Gènes pour y trou-
ver des renseignements sur les guerres et les in-
térêts politiques des Français au delà des monts
et sur le commerce des Génois dans le moyen âge.
La commission qui rédigea le programme des re-
cherches était composée de Bouchaud, de Lisle de
Sales, Lévesque et Papon. Elle mit entre les mains
de Papon tous les documents que les Génois lui firent
parvenir, et Papon en tira les éléments d'un
mémoire Sur le commerce et la navigation des
Génois depuis le IXe siècle jusqu'au XIVe. On y
trouve des détails sur leurs importations et leurs
exportations, sur leurs moyens d'échange, les droits
de douane, la fixation des poids et mesures, la
valeur des monnaies. L'auteur suit la route des
différentes marchandises depuis les Indes, à travers
le golfe Persique, jusqu'à la Méditerranée. Ce tra-
vail, qui fut lu à la classe en Tan IX, ne l'empêchait
pas d'écrire la même année des recherches Sur la
peste et les moyens de s'en préserver, et de publier la
L'HISTOIRE. 391
cinquième édition de son livre sur VArt du poète et
de l'orateur. Quoiqu'il fût seulement associé, il
déployait dans la classe autant d'activité qu'un
membre titulaire, et son nom se trouve fréquem-
ment mentionné dans les procès-verbaux. Il mourut
en 1803.
La section avait proposé, en l'an V, la question
suivante :
« Recherches et observations sur la marche de
l'esprit public en France depuis François 1er jusqu'à
la convocation des états généraux de 1789. » Le
prix devait être décerné en l'an VIL Le concours
étant demeuré sans résultat, la section donna
plus de précision à son programme en le rédigeant
de cette façon : * Quelles causes ont développé en
France l'esprit de liberté depuis François Ier jus-
qu'en 1789? » Le prix fut décerné en l'an IX. Ce fut
un graveur, Nicolas Ponce, qui l'obtint1.
La section avait donné en l'an X le sujet que
voici :
« Quelle a été l'influence de la réformation
de Luther sur la situation politique des différents
1. Nicolas Ponce a été nommé correspondant de l'Académie
des beaux-arts le 14 juillet 1827.
39* UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
États de l'Europe et sur le progrès des lumières ? »
Le prix fut obtenu par Charles Yillers; mais
comme il ne fut donné qu'en l'an XII, ce n'est pas
par la classe des sciences morales et politiques,
c'est par la classe d'histoire et de littérature
ancienne que le concours fut jugé.
XII
LA SECTION DE GEOGRAPHIE.
Buache et Menlelle, qui furent désignés par
l'arrêté du Directoire pour former le noyau de la
section de géographie, passaient pour les deux
premiers géographes de leur temps, quoiqu'ils
lussent bien loin d'avoir la science étendue et pro-
fonde de Gosselin, l'expérience pratique et l'élé-
vation d'esprit de Fleurieu et. de Bougainville.
Buache1 était associé de l'Académie des sciences,
et fut professeur de géographie à l'École normale
de 1794. Il avait obtenu, avant la Révolution, le
titre de géographe du roi, pour avoir aidé son oncle,
Philippe Buache, dans les leçons qu'il donnait
aux trois jeunes princes qui devaient être Louis XYI ,
1. Né en 1741, mort en 1825.
394 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE:
Louis XVIII et Charles X. Mentelle1 avait débuté
par de petits verset de petites pièces, jouées dans
de petits théâtres. Il publia un traité élémentaire
de géographie et fut nommé professeur à l'Ecole
militaire et ensuite à l'École normale. C'est lui qui,
dans son Précis d'histoire universelle, publié en
1801, traite Jésus-Christ d'imposteur. Il lui arriva
cette singulière aventure, qui ne pouvaitse produire
que dans un temps pareil : deux fois il écrivitun traité
de la géographie de l'Europe, et deux fois il fut obligé
d'y renoncer, parce que la politique allait plus vile
que son imprimeur, et que des délimitations,
exactes sur la première épreuve, étaient devenues
fausses avant le bon à tirer.
Reinhard2, Fleurieu3, Gosselin4 et Bougain-
ville5, membres élus, étaient désignés, Reinhard
comme administrateur, Fleurieu et Bougainville
comme marins, Gosselin comme associé de l'an-
cienne Académie des inscriptions et belles-lettres.
Les choix étaient bons, et presque tous les membres
1. Né en 1730, mort en 1815.
-1. Né à Schorndorff (Wurtemberg) en 1761, mort en 1837.
3. Né à Lyon le 2 juillet 1838, morten!810. Ilaété ministre de
la marine et gouverneur du fils de Louis XVI.
4. Né à Lille le 6 décembre 1751, mort le 8 février 1830.
5. Né à Paris le 12 novembre 1729, mort le 31 août 1811.
LA GÉOGRAPHIE. 395
de la section se montrèrent dévoués à leur tâche.
Mais une section de géographie n'était pas à sa
place dans la seconde classe de l'Institut.
On peut répéter ici ce que nous avons dit à
propos de l'histoire, qu'il y a une géographie phi-
losophique, et une géographie purement érudite.
Il y a même trois sortes de géographies : la
géographie ancienne, qui ne regarde que les éru-
dits et les antiquaires, et fait, en réalité, partie
de l'histoire ancienne; "la géographie moderne,
purement descriptive, également nécessaire aux
historiens et aux hommes politiques; et, enfin, la
géographie physique, qui tient aux sciences natu-
relles et aux sciences physiques. On comprend que
la géographie descriptive, ancienne ou moderne,
trouve saplace,avecl'histoire érudite, dans une Aca-
démie des sciences historiques, et que la géographie
physique ait la sienne dans une Académie des
sciences physiques; on ne voit pas clairement les
rapports de l'une et de l'autre avec la philosophie. Il
est clair qu'on n'avait donné une section de géo-
graphie à la seconde classe que sur cette réflexion
un peu sommaire, que la géographie est une annexe
naturelle de l'histoire. Lors de la réorganisation de
1 803, ayant à choisir entre l'Académie des sciences et
396 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
l'Académie des inscriptions pour y placer la géogra-
phie, on opta pour l'Académie des sciences. Buache,
qui en avait déjà fait partie, y reprit sa place,
Fleurieu et Bougainville l'y suivirent; Mentelle,
Reinhard et Gosselin entrèrent dans la troisième
classe qui correspondait à l'ancienne Académie des
inscriptions. Pour Gosselin, érudit avant tout, c'était
évidemment saplace. A proprementparler, l'histoire
de la section de géographie ne fait pas partie de
l'histoire des sciences morales et politiques.
Les membres de cette section furent dans la classe
au nombre des plus laborieux. Voici la nomencla-
ture des communications faites par Buache. La
première est du 22 floréal an IVetporte pour titre :
Observations sur quelques îles peu connues situées
dans la partie du grand Océan comprise entre le
Japon et la Californie. La seconde avait pour but
de fixer les limites méridionales de la Guyane
française, au moment (1797) où l'on s'occupait de la
paix avec le Portugal, qui, selon Buache, réclamait
indûment une des parties les plus intéressantes
de cette colonie. Son mémoire Sur les décou-
vertes à faire clans le grand Océan,\u le 17 vendé-
miaire an VII (1798), était destiné à servir de guide
pour un voyage projeté autour du monde. hVagis-
LA GÉOGRAPHIE. 397
sait moins de découvertes à faire que de décou-
vertes anciennes à retrouver, et de déterminations
inexactes à rectifier. Il fit ensuite connaître à la
classe la relation manuscrite d'un Voyage fait au
Caire en 1717 par un voyageur français nommé Paul
Lucas. Cette curieuse communication fut faite au mo-
ment où l'Institutd'Égypte préparait les matériaux
du grand ouvrage dont les premiers volumes paru-
rent en 1809.
Les recherches de Buache sur Vile de Juan de
Lisboa avaient un intérêt plus pratique. Cette île
figurait dans les anciennes cartes; plusieurs na-
vigateurs ayant parcouru, sans la rencontrer, les
parages où on l'avait placée on la supprima comme
beaucoup de petites îles, de rochers et de bancs,
inscrits sur des indices insuffisants et qui ne font
qu'encombrer les cartes et gêner la navigation.
Mais, nous dit l'auteur, on restait persuadé à l'Ile
de France, malgré l'insuccès des recherches les
plus récentes, que cette île existait. « Plusieurs
notes et extraits de journaux qui avaient été remis
à des officiers de marine à l'Ile de France m'ont été
communiqués par eux. ,1e n'ai cessé de m'en occu-
per, et au moindre renseignement nouveau qui
m'arrivait,il s'ensuivait un nouvel examen de toutes
398 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
les pièces. Je me suis convaincu enfin de l'existence
réelle de cette île, et j'engage les navigateurs à la
chercher encore. » On voit que Buache procède ici
à la manière des ministres qui gagnent des batailles
dans leur cabinet. Non seulement il a découvert son
île, mais il sait à peu près ce qui s'y passe et tout à
fait ce qui s'y trouve. Il nous apprend, par exemple,
qu'elle contient beaucoup de bœufs, et pas de co-
chons.
Ainsi voilà une île qui a été d'abord indiquée,
puis supprimée, et qui, selon Buache, doit être réta-
blie. Au contraire, les îles Bina et Merceven, dont
il s'occupe dans un autre mémoire, ont été con-
stamment portées sur toutes les cartes, et pourtant
il pense qu'elles n'existent pas, ou plutôt qu'elles
font double emploi avec une île unique, qui existe
incontestablement, et qui nous est parfaitement
connue, puisqu'elle n'est autre que l'île Bourbon.
Buache lut encore à la classe, en l'an IX, un mé-
moire Sur les terres découvertes par La Pérouse à
la côte de Tartarieet au nord du Japon; un mémoire
Sur l'intérieur de la Guyane, dans lequel il rectifie,
d'après des indications nouvelles, son mémoire de
l'an VI ; d'autres travaux qui sont plutôt d'un anti-
quaire, par exemple des observations Sur les no-
LA GÉOGRAPHIE. 399
lions que Fou avait de F Afrique à V époque où les
Portugais ont doublé le cap Bojador (xve siècle) ;
d'autres Sur une carte d'André Bianchi faite en
1436, dans laquelle se trouve mentionnée une
grande île nommée Antilia, située dans l'ouest des
îles Açores. On en voulait conclure que l'Amérique
était connue avant Christophe Colomb; mais
Buache, sans se prononcer définitivement sur l'exis-
tence de l'île d' Antilia, affirme que cette île, si elle
existe, n'est pas l'Amérique. Signalons enfin un
mémoire de lui Sur la carte de Peutinger.
Mentelle avait soixante-cinq ans au moment de la
fondation de l'Institut; ce n'est pas le moment de
la grande activité. Il composa cependant plusieurs
mémoires pour les lire à la classe. Le premier roule
Sur la position de quelques lieux et de quelques
fleuves dans V étendue de FArgolide, contrée méri-
dionale dit Péloponèse, et a pour but de recti-
fier l'opinion de Delisle et celle de Danville.
Dans un autre mémoire, il examine V étendue et
la population de V ancien royaume de Pologne, et
détermine la part que se sont respectivement
attribuée dans le démembrement la Russie, la Prusse
el l'Autriche. Il avait annoncé d'abord que la part
de la Russie était une surface de 1697 myria-
iOO UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
mètres carrés, avec une population de 2 495 161
individus, et un revenu de 8 millions de francs;
celle de l'Autriche, une surface de 1084 myria-
mètres carrés, avec une population de 3 778 010
individus, et un revenu d'environ 40 millions;
celle de la Prusse, une surface de 4 4 99 myriamètres
carrés, avec une population de 3 764 509 individus
et un revenu flottant entre 6 et 7 millions. Mais
il déclare à la fin de son travail que, d'après de
nouveaux renseignements, le chiffre de la popu-
lation et des revenus doit être augmenté d'un
tiers.
11 fit aussi un mémoire sur la meilleure manière
d'orthographier les noms en géographie. Nous
autres, Français, nous avons pris de tout temps les
plus grandes libertés avec les noms propres. Men-
telle conseille d'adopter les noms étrangers, ou,
lorsqu'un usage impérieux les a défigurés dans
notre langue, de les écrire deux fois, une fois sous
leur forme réelle, et l'autre sous la forme que nous
leur avons donnée. Il est cependant assez difficile
d'écrire : je viens de Coin (Cologne), ou : je vais
à s'Gravenhage (La Haye). Cela peut être utile en
certains cas; mais cela alourdit le style, allonge les
descriptions et produit un effet aussi désagréable
LA GÉOGRAPHIE. 401
pour les yeux que pour les oreilles. Après tout, le
plus important est de s'entendre et de parler
comme les bons auteurs et les gens instruits de son
pays. Ce n'est pas en écrivant Hlovidg au lieu de
Louis qu'on a renouvelé l'histoire de France.
Mentelle est surtout un auteur de résumés et
d'ouvrages d'éducation. Il en fit un grand nombre,
ce qui le détourna d'entreprises plus sérieuses. On
est affligé d'y trouver, pendant la durée de la Révo-
lution, comme un écho des passions démagogi-
es auquel on ne s'attendrait pas en pareil lieu.
[I va jusqu'à traiter Jésus-Christ d'imposteur, dans
un livre sur la géographie. Ce qui aggrave ses
torts, c'est qu'il fut ensuite un des panégyristes de
Napoléon, et finit par obtenir de Louis XVIII la
croix de la Légion d'honneur. Il mourut à auatre-
vingt-cinq ans.
Reinhard était un Allemand qui adopta la France
et la Révolution française, fut quelque temps mi-
nistre des relations extérieures sous le Directoire,
immédiatement avant Talleyrand, se rendit utile,
sous tous les régimes, dans des positions plus mo-
destes, et finalement arriva à être pair de France
et comte sous la Restauration. Il mourut en 4837.
On l'avait mis dans la section de géographie, pro-
se
402 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
bablement parce qu'il appartenait à la carrière
diplomatique. Il ne fut pas à l'Institut ce qu'il était
dans les autres corps dont il faisait partie, un
membre laborieux et utile. Gela s'explique par ses
grandes occupations administratives, et par ses
longs et continuels voyages. Dans sa jeunesse, il
avait publié quelques écrits en langue allemande,
sa langue maternelle, et il était membre de l'Aca-
démie de Gôttingue avant de s'établir en France.
Il avait contracté des amitiés illustres dans les deux
pays; chez nous, Talleyrand, Bignon, Bérenger;
au delà du Bhin Gœthe, Schiller, Wieland. Sa cor-
respondance diplomatique, conservée au ministère
des affaires étrangères', lui assure une place parmi
nos plus habiles négociateurs.
Je ne trouve à mentionner que deux mémoires
de Fleurieu : l'un Sur V application du système mé-
trique décimal à l'hydrographie et aux calculs de
la navigation ; l'autre Sur la division hydrogra-
phique du globe. Ces deux mémoires contenaient
des vues justes, réalisaient des réformes utiles, et
ont certainement contribué aux progrès de la
science nautique. Ils ont été publiés par l'auteur
à la suite d'un de ses ouvrages les plus importants
et les plus estimés : La relation du voyage autour
LA GÉOGRAPHIE. 403
du monde fait par le capitaine Marchand pendant
les années 1790, 1791 et 1792.
Gosselin, d'abord destiné au commerce, et
membre très utile, pendant longues années, du
conseil supérieur de commerce qui fut détruit en
1792, s'intéressa à toutes les branches des connais-
sances humaines, les cultiva avec fruit, et finit par
concentrer ses préférences sur la numismatique et
sur la géographie ancienne. Gomme numismate, il
n'a rien publié, si ce n'est le catalogue des mé-
dailles d'Émery, en collaboration avec l'abbé de
Tersan, mais il avait formé un des plus beaux
cabinets de l'époque. Il fut nommé, en 1799, con-
servateur du cabinet des Antiques, en rempla-
cement de Barthélémy (l'auteur du Voyage d'A-
nacharsis). Tous ses écrits roulent sur la géo-
graphie ancienne. Il l'étudiait avec une méthode
sûre et minutieuse qu'il s'était faite et dont il ne
s'écartait jamais, suivant toujours le même plan
pour l'étude et la composition de ses mémoires, ne
voulant pas de secrétaire, faisant lui-même toutes
les recherches, écrivant de sa propre main les
résultats qu'il obtenait, et exécutant toujours, sans
aucun auxiliaire, tous ses travaux graphiques, qui
sont considérables, et qu'il a réunis et classés mé-
404 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
thodiquement dans un atlas in-folio. Il ne faisait
jamais qu'un travail à la fois, et passait sans inter-
ruption d'un travail à un autre, de sorte que toute
sa vie a été une suite de travail non interrompu.
La Terreur même ne le détourna pas un instant de
ses habitudes. On a remarqué que ses recherches
Sur le système géographique de Polybe furent lues
à l'Académie des inscriptions dont il était membre
le 16 novembre 4792, et son mémoire intitulé :
Limite des connaissances des anciens sur la côte
occidentale d'Afrique, le 21 juin 1793. Il lui arriva
un accident singulier : il ne fut ni proscrit, ni
arrêté, ni accusé; il fut réquisitionné. En 1794,
on lui communiqua un arrêté du Comité de
^alut public, portant entre autres signatures celle
de Cambacérès, et qui était ainsi conçu : « Sur la
demande du représentant du peuple Colon, le
Comité de salut public met en réquisition le citoyen
Gosselin, érudiste en géographie, pour les travaux
du département de la guerre. » Le département de
la guerre s'empara en même temps de l'érudiste
et de ses papiers, et se trouva ainsi en possession
du Système géographique d'Hipparque. Mais on ne
tarda pas à reconnaître, dans les bureaux du dépar-
tement, qu'on ne pouvait tirer aucun parti, pour
LA GÉOGRAPHIE. 40ô
une besogne essentiellement contemporaine, d'un
livre sur Hipparque, et d'un écrivain qui vivait
habituellement deux siècles avant notre ère. On
rendit l'écrivain à ses occupations, et on remit le
livre au comité de l'instruction publique, qui l'im-
prima aux frais de l'État.
Pendant son séjour dans la seconde classe de
l'Institut, il donna communication de deux mé-
moires; l'un intitulé: Connaissances géographiques
des anciens sur les côtes méridionales de V Arabie,
dans lequel il rend justice à l'exactitude des infor-
mations de Ptolémée ; et l'autre intitulé : Connais-
sances géographiques des anciens relativement au
golfe Persique. Ce dernier mémoire est à propre-
ment parler un commentaire du périple de Né ar-
que. Il suit le navigateur pas à pas, calcule avec lui
les distances et les relâches, les compare avec celles
qui sont indiquées par Pline et par Strabon, et
prouve qu'en tenant compte de la différence des
mesures, leur récit est à peu près le même.
Tous les ouvrages de Gosselin sont écrits clans un
style élégant et correct. Il lui a manqué, comme à
Jjuache, Mentelle, et la plupart des savants français
à cette époque, la connaissance des langues étran-
gères. Cette lacune dans notre éducation nationale
406 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
était d'autant plus déplorable, que l'usage d'écrire
en latin les ouvrages d'érudition avait presque en-
tièrement disparu.
Gosselin était un savant dans toute la force du
terme et toute la beauté du rôle : Bougainville est
un héros. Il commença par être aide de camp de
Chevert : un beau début. Il se couvrit de gloire au
Canada sous les ordres de Montcalm. Après la perte
de la colonie, il entra dans la marine. Il se trouva
qu'il avait toutes les connaissances nécessaires à un
navigateur ; il ne montra dans ce nouveau rôle ni
moins d'habileté, ni un moins brillant courage.
Entre autres mérites, il avait celui de se faire adorer
de ses compagnons. Le voyage qu'il fit autour du
monde entre les années 1766 et 1769 a été fécond
en découvertes géographiques. Il en publia lui-
même la relation, qui eut un succès prodigieux en
France et dans toute l'Europe. Il ne fit plus de
service actif à partir de 1790, et se consacra entiè-
rement à la science. L'empereur le fit sénateur et
comte de l'empire. Il était frère du membre de
l'Académie des inscriptions et de l'Académie fran-
çaise, qui lui-même avait fait des études sur la
géographie, et notamment sur le périple d'Hannon.
l'amiral de Bougainville, qui avait été élu membre
LA GÉOGRAPHIE. 407
de la seconde classe en 1795, passa dans la pre-
mière en 1803, et occupa l'un des trois fauteuils
de la section de géographie et navigation. Les deux
autres furent donnés à Fleurieu et Buache.
La seconde classe doit à Bougainville un Essai
historique sur les navigations anciennes et mo-
dernes dans les hautes latitudes septentrionales,
et une Notice historique sur les sauvages de V Amé-
rique septentrionale. Ce second travail, écrit avec
les souvenirs de ses campagnes au Canada > est du
plus haut intérêt. Les faits qu'il raconte et les
détails qu'il y ajoute sur les mœurs et les institu-
tions des indigènes, rappellent les romans de Coo-
per, mais avec la dignité et l'autorité de l'histoire.
Ce n'est pourtant que le procès-verbal des séances
d'une sorte de congrès tenu par les Iroquois et nos
autres alliés en présence du marquis de Vaudreuil
et du marquis de Montcalm, les deux chefs de la
colonie. On y trouve le langage et jusqu'aux gestes
des sauvages, leurs danses, leurs chants ; les pro-
cédés mnémotechniques par lesquels ils remplacent
l'écriture; on y démêle parfaitement leurs craintes
et leurs espérances, et ce mélange d'astuce et de
simplicité si fréquent chez les peuples qui ont d'an-
ciennes traditions et peu de lumières. Cette am-
408 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
bassade lut considérée avec raison comme très
importante, parce qu'elle nous assurait de la neu-
tralité des Cinq Nations, et privait les Anglais du
secours qu'ils auraient pu en tirer. La députation
se montait à cent quatre-vingts personnes y com-
pris les femmes et les enfants. Tous ces gens furent
équipés et défrayés aux dépens du roi depuis le
moment de leur arrivée jusqu'à celui de leur dé-
part. On leur donna même des vivres et des pro-
visions pour leur route, et les chefs de guerre et de
cabane (village) reçurent des présents particu-
liers. Les conférences avaient eu lieu à la fin de
décembre. Ils demandèrent à rester jusqu'au len-
demain du jour de l'an, parce qu'on leur avait dit
que ce jour-là les peaux blanches s'embrassaient,
et qu'on donnait à boire.
La liste des membres non résidents est fort belle.
Elle comprend l'abbé Beauchamp, Coquebert de
Montbret, Bourgoing, Verdun de la Crenne, Le
Michaud d'Arçon (qui, à sa mort survenue en 1800,
fut remplacé par Romme), de Liberge de Granchain,
et Barthélémy, le membre du Directoire qui fut
proscrit en fructidor, et rayé arbitrai rem n de la
liste des membres de l'Institut. On lui donna pour
successeur Lescallier. Cependant, quoique cette
LA GÉOGRAPHIE. 40D
liste contienne beaucoup d'hommes distingués, on
peut dire que Reauchamp est plutôt un astronome,
Coquebert de Montbret un naturaliste, Bourgoing
un historien , Darçon un ingénieur militaire,
Romme un mathématicien, Barthélémy un diplo-
mate. Les trois hommes les plus justement célèbres
sont l'abbé Beauchamps, Barthélémy, et son suc-
cesseur, Lescallier.
Beauchamp1 était bernardin. Lorsqu'il étudiait
la théologie à Paris, il suivait en même temps les
cours de Lalande, dont il devint l'ami. Son oncle,
dom Mirondeau, ayant été nommé évêque de Baby-
lone, l'appela auprès de lui à Bagdad où il résidait
et lui donna la place de grand vicaire. L'adminis-
tration d'un diocèse ne le détourna pas de l'astro-
nomie. Le 4 mai 1786, il observa le passage de
Mercure sur le Soleil. Le 30 juin 1787, il observa
à Casbine une éclipse de lune, la plus importante
qu'on eût encore observée. 11 a fait plusieurs obser-
vations de Mercure, et l'a vu plus près du soleil
qu'on ne l'avait vu avant lui. Il a constaté ou rec-
tifié la position de plusieurs milliers d'étoiles. Il
découvrit le cours du Tigre et de l'Euphrate, de-
l.Né à Vesoul le 29 juin 1752, mort à >iice le 19 novembre 1801.
410 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
puis Diarbékir jusqu'au golfe Persique, fixa la
situation de la mer Caspienne, rectifia les cartes
de la mer Noire, et publia un itinéraire de Trébi-
zonde à Gonstantinople. Fait prisonnier par les
Anglais, il passa trois ans dans les cachots, et y
contracta la maladie dont il mourut. Au moment
de sa mort, il reçut la double nouvelle que Bona-
parte l'avait nommé commissaire général à Lis-
bonne, et que son oncle s'apprêtait à résilier son
évêché en sa faveur.
Barthélémy l dut ses premiers succès à son oncle,
Fauteur du Voyage du jeune Anacharsis. Il s'éleva
rapidement dans la diplomatie, n'eut que des amis
parmi les hommes politiques, dans un temps où il
était difficile d'en avoir et presque impossible d'en
conserver. Il entra sans compétiteur au Directoire,
et y vota constamment dans le sens de la légalité
et de la modération : ce fut son crime. On l'accusa
de conspirer avec les royalistes. On n'est pas roya-
liste et conspirateur en compagnie de Garnot. Trois
directeurs se procurèrent un général complaisant,
et avec son secours chassèrent leurs deux collègues,
1. Né à Aubagne (Bouches-du-Rhône) le 20 octobre 1747, mort
à Paris le 3 avril! 830.
LA GÉOGRAPHIE. 411
et ceux des membres des deux conseils qui ne vou-
laient pas aller plus loin que la république libérale
et conservatrice. Tel fut le coup d'état du 18 fruc-
tidor qui est une tache sur la mémoire de La Ré-
veillère-Lépeaux. Il ne se contenta pas de chasser
deux directeurs et des membres considérables du
parlement; il les déporta. Gela fut appelé de la
clémence, parce qu'on aurait pu les fusiller, puis-
qu'on avait la force en main. Garnot, prévenu à
temps, s'échappa. Barthélémy, qui, par sa famille,
était initié aux grands souvenirs de la Grèce, vou-
lut, comme Socrate, attendre la ciguë. On le prit
chez lui et on le jeta avec les autres dans une sorte
de voiture cellulaire. Il fut transporté à Sinnamari,
avec Pichegru, Murinais, Barbé-Marbois et d'autres
« royalistes » de même sorte. On l'y confondit avec
les galériens. Ils s'échappèrent au nombre de huit,
sur une pirogue, en bravant mille périls. Barthé-
lémy, de retour en France, ne prit plus une part
active aux affaires. Il vécut très honoré et très peu
consulté à l' Institut, au Sénat et plus tard à la
Chambre des pairs. Ce n'était pas à proprement par-
ler un savant; et surtout, ce n'était pas un géo-
graphe. Ce n'était que le neveu d'un géographe
illustre.
412 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Leseallier l, qui entra a l'Institut comme mem-
bre non résident quand Barthélémy en fut brutale-
ment expulsé à la suite du coup d'État de fructidor,
est au contraire un véritable savant et un géogra-
phe. C'est un de ces hommes laborieux et modestes
qui sans jamais occuper le premier rang, et sans
parvenir à la gloire, rendent à leur pays les plus
grands services pendant tout le cours d'une longue
vie. 11 était marin, mais quoiqu'il ait, dirigé
quelques expéditions, il était surtout administra-
teur de la marine. Il visita la plupart de nos colo-
nies, et laissa partout des preuves de son talent
comme homme de métier, et de son habileté
comme homme de gouvernement. Il a produit
d'assez nombreux ouvrages, qui peuvent être con-
sultés avec fruit pour l'histoire de notre marine et
de nos colonies à la fin du siècle dernier et au
commencement de celui-ci. Le 17 fructidor an IX,
il communiqua à l'Institut un mémoire très intéres-
sant sur la grande et belle Ile de Madagascar, dont
la situation est si avantageuse, qui renferme de
vastes et beaux terrains, des subsistances abon-
dantes, des forêts et des bois de construction,
1. Né à Lvon le -1 novembre 1743, mort en mai 1822.
diverses productions naturelles très précieuses, et
une population dont il serait facile de tirer un
bon parti. Lescallier n'avait séjourné dans l'île
que neuf jours; mais il la connaissait d'avance
par les relations qu'il avait lues, et que ses obser-
vations personnelles lui servirent à contrôler.
11 peut être intéressant de reproduire ici les
conclusions de ce mémoire.
« Ce n'est pas, dit Lescallier, une colonie nom-
breuse que je conseillerais d'envoyer à Madagas-
car; je voudrais, au contraire, que le nombre en
fût très petit, que l'on fût très délicat et difficile
sur le choix; que, sous l'autorité d'un chef dont
la moralité et les principes seraient connus et
éprouvés, il ne passât d'abordq u'un très petit nom-
bre de personnes, possédant tous un ou plusieurs
arts, talents ou métiers, et capables d'instruire
et de civiliser ces peuples, de les attacher à notre
nation en s'occupant de leur amélioration et de
leur bien-être : ce serait une espèce d'instituteurs
politiques, dont le chef ne chercherait d'autre
fortune que la gloire d'avoir rempli un but impor-
tant à l'humanité et à la patrie. »
Lescallier lut en outre, en l'an X, des frag-
ments très intéressants, et même très amusants, de
414 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
son Voyage dans Vlncle. Il décrit le temple de
Chalembron, les danses des bayadères, les comé-
dies indiennes, les cérémonies du culte, avec une
simplicité qui n'est pas sans grâce, et l'exactitude
d'un témoin oculaire. Il avait séjourné à plu-
sieurs reprises à Londres, en Amérique et dans les
colonies anglaises, et il avait le mérite, alors très
rare et très estimé, de savoir parfaitement l'anglais.
Il aurait certainement occupé un des premiers
rangs dans la section s'il avait résidé plus habituel-
lement en France.
Sujets de prix donnés par la section de géo-
graphie.
« Déterminer quels sont les grands changements
arrivés sur le globe, et qui sont, soit indiqués,
soit prouvés par l'histoire. » Ce sujet fut remis
plusieurs fois au concours; finalement le prix ne
fut pas donné.
On proposa, en l'an IX, la formule suivante :
(( Comparer les connaissances géographiques de
Ptolémée sur l'intérieur de l'Afrique, avec celles
que les géographes et les historiens postérieurs
nous ont transmises, en exceptant l'Egypte et les
côtes de Barbarie, depuis Tunis jusqu'à Maroc. »
Ce prix devait être décerné en l'an XI. Aucun
LA GÉOGRAPHIE. 415
mémoire n'ayant été présenté, la classe remit le
même sujet au concours pour l'an XII. Cette fois
encore il n'y eut pas de concurrent, et la classe
d'histoire et de littérature ancienne, à laquelle le
jugement du concours avait été déféré après la
suppression de la classe des sciences morales et
politiques, déclara que le sujet était définiti-
vement retiré .
XIII
LE ROLE DE LA SECONDE CLASSE DANS LES TRAVAUX
COMMUNS AUX TROIS CLASSES DE L'INSTITUT.
Nous avons vu, dans le chapitre consacré au
Règlement de l'Institut1, que les trois classes
tenaient tous les mois une séance générale où se
traitaient toutes les affaires communes; que les
affaires courantes étaient très nombreuses, parce
que les bureaux étaient sans initiative et sans au-
torité; que les présentations de livres, de mé-
moires, de découvertes réelles ou prétendues,
étaient perpétuelles; qu'il en venait journellement
du ministère de l'intérieur, qui semblait prendre à
tâche d'encombrer les séances de l'Institut ; que le
ministre des relations extérieures, le Directoire et
1. Voyez ci-dessus le chapitre IV, p. 77.
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 417
le Parlement, en fournissaient leur bonne part;
que les particuliers, même les plus obscurs, en-
voyaient directement leurs élucubrations à l'In-
stitut, et réclamaient ses appréciations; qu'il y
avait, à chaque séance générale et à chaque séance
de classe quelque nomination d'officiers ou de
commissaires; que l'élection des membres était
longue et compliquée, puisqu'elle exigeait plusieurs
scrutins dans la section, la classe et l'assemblée
générale ; et qu'enfin le corps se renouvelait sou-
vent, car il y avait cent quarante-quatre membres
résidents, cent quarante-quatre membres non rési-
dents et vingt-quatre membres étrangers. Les
élections de tout ordre se faisaient avec le même
luxe de scrutins et de formalités.
Indépendamment de ces élections, de cette ad-
ministration, et de toute cette besogne courante,
les classes avaient trois très importantes fonctions
à remplir en commun : des places à donner, des
patronages à exercer, des publications à exécuter
ou à diriger.
I. Places. — Les places adonner en vertu de la loi
étaient les vingt places d'inspecteurs de l'agricul-
ture, les six places de membres de l'Institut char-
gés de voyager ensemble ou séparément pour la
27
418 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
propagation et le progrès des sciences, et les places
d'élèves à l'Académie de Rome.
La loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) chargea
en outre l'Institut de présenter des candidats pour
chaque chaire vacante dans les écoles spéciales. La
classe compétente présentait un candidat; les trois
inspecteurs généraux de l'enseignement en présen-
taient un de leur côté, et entre ces deux candidats,
le ministre choisissait. Il faut ajouter ces élections
aux interminables élections dont l'Institut était déjà
chargé et accablé.
On comprit dès le premier moment combien
il serait absurde de faire nommer les peintres de
l'école de Rome par les dix-huit artistes, peintres,
sculpteurs et architectes, comptés pour dix-huit,
et les cent vingt-six autres membres, comptés pour
cent vingt-six, et qui étaient des géomètres, des
médecins, des économistes, etc. C'est bien là que
Daunou aurait eu le droit de s'élever contre les
élections qui ne tiennent compte que du nombre,
et ne mentionnent même pas la fonction, les inté-
rêts et la capacité des votants. Le règlement ne
pouvait pas charger les trois sections de peinture,
de sculpture et d'architecture de nommer directe-
ment les élèves de l'école de Rome, puisque la loi
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 419
en chargeait le Directoire sur la présentation de
l'Institut. Il prit un détour ingénieux. Il institua
un concours, dont les sections de peinture, sculp-
ture et architecture furent seules juges. Les lau-
réats du concours furent présentés par le jury à
l'élection de l'Institut, qui fut obligé de voter pour
eux, et ensuite, par l'Institut, au choix du Direc-
toire, qui fut obligé de les nommer. Ce fut le pre-
mier et le plus éclatant échec de la fameuse théo-
rie de l'unité des fonctions et des aptitudes.
On laissa aux trois classes réunies l'élection des
vingt inspecteurs de l'agriculture; mais là encore,
on eut recours à un tempérament ; l'élection eut
lieu, au scrutin, d'après une liste au moins triple
du nombre des places à remplir, et cette liste
fut dressée par une commission formée d'un
membre de chaque section des deux premières
classes, élu par cette section. Je ne crois pas qu'il
y eût, dans le règlement ou les usages de l'Insti-
tut, d'autre exemple de commissaires élus directe-
ment parles sections sans intervention de la classe.
Il est évident qu'au moment du vote définitif, la
troisième classe s'en rapportait aveuglément aux
décisions de la commission mixte, quoiqu'elle n'y
fût pas représentée. La commission, de son côté,
420 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
laissait former sa liste par les hommes du métier;
les commissaires nommés par la section d'astro-
nomie, ou par la section d'analyse des sensations
et des idées, suivaient docilement les avis de leurs
confrères des sections de l'économie politique, de
l'économie rurale et de l'art vétérinaire. Cela
ne s'appelle pas appliquer un principe, mais le
tourner et le fausser. On gardait le principe comme
décoration, et on revenait au bon sens comme
modus vivendi.
Dans ces élections des élèves de Rome et des
agriculteurs de France, c'est l'Institut qui, par son
règlement et par la pratique, dérogea au principe
de l'unité, si cher à ses fondateurs. C'est la loi elle-
même qui l'abandonna en floréal an X lorsqu'il fut
question de faire présenter par l'Institut des candi-
dats pour les chaires des écoles spéciales. La loi ne
dit pas, comme elle l'aurait fait indubitablement en
l'an IV, que l'Institut présenterait des candidats;
elle renonça à cette fiction, et appela directement
la classe compétente pour chaque chaire à faire
l'élection d'un candidat. La clarté s'était faite.
iMéhul ne donna pas son avis pour une chaire de
droit, et Bouchaud ne donna pas le sien pour une
place de professeur de solfège.
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 421
Pour les six voyageurs membres de l'Institut, il fut
réglé que l'Institut les nommerait, mais qu'il en
prendrait deux dans chaque classe. Il n'y eut pas
grand zèle pour accepter ces missions lointaines.
Camus, qui était toujours prêt pour toutes les beso-
gnes, se fit désigner par la troisième classe; mais
il ne voyagea qu'en France et en Belgique. Le
seul voyageur dont les annales de la seconde
classe mentionnent les services est Dupont de Ne-
mours. Il avait eu toute sa vie un besoin de loco-
motion qui ne l'abandonna pas dans sa vieillesse,
et une curiosité qui ne dédaignait rien et passait
sans cesse d'un sujet à l'autre. Il trouvait le moyen
de ramener tout à l'économie politique, comme
les chasseurs et les pêcheurs qui arrivent de tous
les points de l'horizon versent les produits de
leur chasse et de leur pêche entre les mains du
cuisinier. Malgré son âge, il voulut être un des
missionnaires de la science, et partit pour l'Amé-
rique où il ne resta pas moins de deux ans. Il était
encore en rade en vue des côtes de France, qu'il
écrivait déjà ses impressions à la classe des
sciences morales. Ses communications furent in-
cessantes. L'agriculture et l'organisation de la ri-
chesse le préoccupaient sans doute avant toutes
422 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
choses ; mais il étudiait les côtes en navigateur, la
division des États en géographe ; il se préoccupait
même du cours des rentes; il envoyait des mé-
moires à la première classe, et des plantes au jar-
din d'histoire naturelle.
Il avait visité à la Guyane avec un vif intérêt un
jardin botanique et zoologique que nous y avions
établi. Il écrivit de là que, pour tirer de cet éta-
blissement tout le bénéfice qu'il pouvait donner, il
serait à propos d'en fonder un à Paris, qui corres-
pondrait avec celui d'Amérique et avec des jardins
semblables qui pourraient être installés dans nos
colonies, notamment avec le jardin de Montplaisir
que Poivre avait fondé à l'île Bourbon ; qu'on réu-
nirait à Paris tous les animaux et toutes les plantes
nécessaires aux études des naturalistes, et qu'en
même temps on s'efforcerait de conserver et de dé-
velopper tout ce qui s'accommoderait à notre climat
et à nos besoins. C'était l'idée d'un jardin d'accli-
matation. Il ne paraît pas qu'on y ait donné une
suite quelconque à cette époque. On se contenta de
créer une commission qui ne créa rien.
Un matin, le 4 novembre 4793, Geoffroy Saint-
Hilaire se livrait dans son cabinet à quelques re-
cherches d'histoire naturelle, lorsqu'on vient le
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 423
prévenir qu'un ours blanc, une panthère, et d'au-
tres animaux l'attendent aux portes du Muséum.
Un instant après arrive une nouvelle caravane,
composée d'un second ours blanc et de deux man-
drilles, et suivie bientôt d'un troisième convoi
contenant un chat tigre, deux aigles et d'autres
oiseaux. C'était l'administration de la police qui
envoyait tous ces animaux; elle avait décidé la
veille qu'à l'avenir nulle exhibition d'animaux
vivants ne serait admise dans Paris, et ces trois
envois étaient simplement trois ménageries ambu-
lantes saisies par ses ordres, données par elle au
Muséum, et qu'accompagnaient leurs proprié-
taires. Geoffroy Saint-Hilaire fit ranger les cages
à la suite l'une de l'autre sous ses fenêtres, et
retint les propriétaires comme gardiens jusqu'à
ce qu'on les eût indemnisés. Lakanal obtint de la
Convention la construction de quelques loges*.
Telle est l'origine plus que modeste de notre jardin
zoologique. Les avis du voyageur de l'Institut n'y
furent pour rien.
On ne donna même pas suite aux conseils de
1. Vie, doctrine et travaux de Geoffroy Saint-Hilaire par
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, 1847. — Despois, Le vandalisme
révolutionnaire, p. 98 et suiv.
424 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Dupont de Nemours pour l'amélioration du mu-
séum d'histoire naturelle. On avait alors de grandes
idées, et j'admets volontiers que la création de
ces missionnaires de la civilisation en était une ;
mais on n'avait pas de constance et de ténacité dans
l'application. On semait sans cultiver. C'est la
police, ce n'est pas Dupont de Nemours qui a formé
le noyau de notre collection de zoologie.
Le Jardin zoologique, qu'on avait si singulière-
ment réorganisé, en 4795, en achetant leur matériel
à des montreurs de ménageries, et le Jardin des
plantes, négligé mais non détruit pendant laTerreur,
continuèrent à s'enrichir par des achats et des dons
volontaires, sans entrer dans les idées d'appropria-
tion aux usages de la vie matérielle que Dupont de
Nemours avait suggérées, et qui n'ont été appliquées
en grand que depuis un tiers de siècle.
Dupont de Nemours, Bernardin de Saint-Pierre,
Volney, Fleurieu, Bougainville et d'autres grands
voyageurs, avaient conçu la pensée de fonder « un
cabinet de l'Institut ». On avait, après beaucoup de
démarches et de peines, obtenu une bibliothèque,
qui était l'ancienne bibliothèque de la Ville. On se
disait qu'un grand corps composé de plus de trois
cents membres, parmi lesquels il y avait beaucoup
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 425
do riches, beaucoup de collectionneurs, et qui avait
des associés dans tous les départements de la
France, vingt-quatre associés au dehors, de nom-
breux voyageurs à ses ordres, finirait, avec de la
persévérance et une bonne classification, par se
créer un cabinet de premier ordre. L'entreprise
fut commencée; elle n'aboutit pas, parce que c'est
surtout pour des entreprises de ce genre qu'il faut
un agent durable, actif, autorisé. Rien ne se fait
qu'avec des hommes. 11 faut d'ailleurs convenir que
plusieurs de nos grands établissements ont des
cabinets analogues, où il est naturel de concentrer
les ressources. La bibliothèque du Jardin des
plantes ne nuit pas à celle de l'Institut, mais il suf-
fît peut-être d'un seul cabinet. Une édition est le
contraire d'une collection.
II. Patronages. — Il en fut des patronages comme
des élections. En principe, c'était l'Institut qui était
le patron ; en réalité, c'était la classe, ou même la
section compétente. Par exemple, l'Institut ne se
bornait pas à nommer les vingt inspecteurs de l'a-
griculture; il devait leur donner des instructions,
correspondre avec eux, recevoir communication de
leurs idées, les discuter, les publier au besoin ; en
un mot, exercer à leur égard un véritable patro-
426 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
nage. On juge ce qu'aurait été le patronage si les
cent quarante-quatre résidents et les cent quarante-
quatre non résidents Pavaient exercé tous à la fois,
et si les peintres, les comédiens et les métaphysi-
ciens y avaient coopéré. La troisième classe ne s'en
occupa jamais; la première classe très rarement,
et toujours par l'intermédiaire de sa dixième sec-
tion (économie rurale et art vétérinaire). Au con-
traire, l'Académie des sciences morales entretint
avec les voyageurs pour l'agriculture une corres-
pondance suivie; c'était une des occupations habi-
tuelles delà section d'économie politique, de Dupont
de Nemours, quand il était en France, de Rœderer,
qui ne manquait jamais une occasion de s'instruire
ni une occasion de se mêler, et de quelques mem-
bres étrangers à la question, mais fort préoccupés
du travail national, comme Baudin (des Ardennes)
et Creuzé - Latouche, ou comme Grégoire, qui se
souvenait du temps où il était curé de campagne et
professeur d'agriculture pour ses paroissiens.
On ne voit pas que la seconde classe se soit beau-
coup occupée des écoles centrales, qui étaient bien
de son domaine. Elle s'en reposait sur Ginguené,
à la fois membre de la classe et directeur de l'in-
struction publique. En général, le patronage de
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 427
l'Institut sur les grandes écoles fut presque nul
dans la pratique, si Ton excepte l'École de Rome
et le Conservatoire de musique.
Le Conservatoire annonça sa constitution par
une lettre qui fut lue à la seconde classe le 17
brumaire an V. Depuis cette époque, l'Institut ne
cessa de se tenir en rapport avec lui, de lui
donner des encouragements et des conseils, et
d'assister à ses exercices publics. Une commission
mixte fut nommée le 16 frimaire an VII pour pré-
parer un règlement officiel sur les rapports du
Conservatoire et de l'Institut. La première et la
seconde classe ne participaient à ces différents
actes que pour obéir au règlement, et l'action de
l'Institut sur le Conservatoire était exercée par
Méhul, Grétry et Gossec.
A l'exemple du Conservatoire de musique, la So-
ciété d'encouragement à l'industrie écrit à la seconde
classe, le 2 nivôse an X, pour lui annoncer qu'elle
est constituée, et qu'elle compte sur son appui et
ses lumières. La lettre est de Chaptal. La Société,
qui a près d'un siècle, n'a eu jusqu'ici que trois
présidents : Chaptal, Thénard et Dumas. Ce sont
trois membres illustres de l'Académie des sciences.
Elle aurait pu être présidée, avec une compétence
428 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
différente, mais aussi précieuse pour elle, par
Dupont de Nemours, Rcederer, Michel Chevalier,
Léonce de Lavergne, Hippolyte Passy, Charles
Dupin.
III. Publications. — Les publications faites par
l'Institut, ou sous sa direction, étaient en grand
nombre, et, toutes ou presque toutes, d'une impor-
tance de premier ordre.
Les unes étaient imposées à l'Institut par son
règlement qui, on se le rappelle, avait force de loi.
De ce nombre étaient la description des arts com-
mencée par l'ancienne Académie des sciences, et
l'extrait des manuscrits des bibliothèques natio-
nales commencé par l'Académie des inscriptions et
belles lettres.
11 s'était lui-même imposé les autres par un
arrêté du 15 floréal an IV.
Cet arrêté prescrivait la continuation des histo-
riens de France, collection commencée par D. Bou-
quet; celle des chartes et diplômes, commencée par
' de Bréquigny, et celle des ordonnances du Louvre,
commencée par Secousse. On résolut aussi, après
quelques hésitations, de reprendre la publication
du Dictionnaire de l'Académie française.
Deux commissions furent nommées : l'une pour
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 429
les extraits des manuscrits et les descriptions des
arts ; elle était formée de commissaires pris dans
les trois classes.
L'autre, pour les grandes collections historiques
et diplomatiques, ne comprenait que des membres
de la seconde classe et de la troisième. Elle était
composée de duTheil, Dupuis,Langlès, Ameilhon et
Camus pour la troisième classe ; de Dacier, Léves-
que, de Lisle de Sales et Grégoire pour la seconde.
Il fut question dans cette commission de se char-
ger encore de plusieurs autres fardeaux, de la Gal-
lia Christiana, de la collection des Conciles de
France, commencée par Labat, et du recueil des
Bollandistes, Acta Sanctorum. Étant données les
idées du temps, on comprend qu'on n'ait pas
poussé la Gallia Christiania. C'est seulement en
1856 qu'un bénédictin qui n'avait ni la foi, ni l'ha-
bit de ses prédécesseurs, mais qui en avait la science
et l'infatigable activité, la reprit au point où l'an-
cienne Académie l'avait laissée1. La commission
nommée par l'Institut en l'an IV, tout en réservant
l'avenir, comprit qu'il fallait d'abord concentrer
ses forces, s'accoutumer au travail, et circonscrire
l.M. Barthélémy Hauréau, membre de l'académie des inscrip-
tions et belles-lettres.
430 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
sa tâche > pour arriver à produire sans retard.
La seule Collection des Ordonnances aurait
suffi au zèle et au talent de toute une Aca-
démie. Toutes les personnes qui ont étudié dans
leur source le droit public et privé des Français
savent quel est, pour les publicistes, le prix de la
Collection des Ordonnances, dite du Louvre parce
que c'était au Louvre qu'elle s'imprimait. Baluze
avait recueilli les capitulaires des rois de la pre-
mière et de la seconde race ; Secousse et après lui
Laurière entreprirent de rassembler les ordon-
nances des rois de la troisième. Ce travail passa
ensuite aux mains de Yillevaut, puis de Bréquigny,
membre de l'Académie française et de l'Académie
des inscriptions qui, à sa mort, avait publié le
XIVe volume, et conduit la série des ordonnances
imprimées jusqu'au règne de Charles VII. Il lais-
sait à du Theil cent pages du quinzième volume
déjà imprimées, et des matériaux pour la suite. Ce
même du Theil, devenu membre de la nouvelle
commission en l'an IV, s'occupa surtout de la
collection des chartes et diplômes. Pastoret, de
la seconde classe, et Camus, de la troisième, furent
chargés de continuer la publication des ordonnances.
Pastoret fut rayé des cadres de l'Institut au 18 fruc-
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 431
tidor, mais il y rentra peu de temps après, et reprit
son travail conjointement avec Camus. L'intention
de la commission était de continuer jusqu'au règne
de François 1er. Ce plan a été exécuté de point en
point, et la collection est maintenant complète en
vingt et un volumes, qui s'arrêtent au mois de
novembre 1514-, à la fin de Louis XII. On a pensé
qu'à partir de François Ier les ordonnances étaient
écrites dans un style plus intelligible et conser-
vées par l'impression ; qu'il suffirait en conséquence
de publier des tables qui en indiqueraient la date et
renverraient aux recueils où on pourrait les trouver.
Ce qui surtout a déterminé l'Académie des inscrip-
tions à terminer son travail à cette date, c'est qu'on
entre avec François Ier dans le monde moderne,
qui n'est plus de son domaine.
La raison qui a décidé l'Académie historique à
s'arrêter, a poussé au contraire l'Académie philo-
sophique à poursuivre la collection, ou plutôt à
publier une collection nouvelle qui, de François Ier
ira jusqu'à 1789, et sera en même temps la con-
clusion de l'histoire de la jurisprudence de nos
rois, et l'introduction à la législation sortie de la
Révolution française/ Le grand travail entrepris en
1783 par l'Académie des sciences morales et poli-
432 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
tiques est digne d'une Académie vouée surtout aux
études sociales et philosophiques, et qui renferme
dans son sein une section d'histoire et une section
de jurisprudence.
La publication des notices et manuscrits de nos
bibliothèques nationales était une entreprise toute
récente, à l'époque où l'Académie des inscriptions
fut supprimée. De nombreux manuscrits grecs,
rapportés d'Orient dans la première moitié du
xvnr siècle *, avaient été catalogués par Michel
Fourmont, Montfaucon, Melot, Gapperonnier, qui
s'étaient bornés à une nomenclature, sans extraits
ni analyses. L'Académie n'eut pas de peine à démon-
trer qu'il y avait là un service important à rendre à
tous les érudits, et elle fut chargée de ce travail par
une ordonnance royale du 22 décembre 4784. La
commission, nommée aussitôt, fut composée de
Dupuy, Barthélémy, Garnier et Rochefort. Elle
décida que le recueil se composerait de trois parties
comprenant, la première, les manuscrits grecs et
latins, la seconde, les manuscrits orientaux, et la
troisième, les manuscrits français et du moyen
1. Voyage de Michel Fourmont et Sevin en Orient, 1728.
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 133
Tige 1 ? Le premier volume parut en 1787. Cette
entreprise demandait des érudits de premier ordre,
et c'est à peine si l'ancienne Académie avait été en
mesure d'y suffire, surtout pour l'étude des manus-
crits orientaux.
Elle donna son troisième volume en 1790. Elle
avait commencé, dès Tannée suivante, l'impression
du quatrième ; mais les travaux furent interrompus,
les ressources manquèrent, et le volume était loin
d'être achevé, quand l'Académie fut supprimée.
L'Institut ne fut créé que deux ans après. La publi-
cation des extraits de manuscrits appartenant aux
bibliothèques nationales fut une de ses premières
préoccupations ; il s'obligea à la continuer, par
l'article 25 de son règlement ; mais ce règlement
même ne fut promulgué qu'en avril 1796. 11 fallut
d'abord procéder aux élections, mettre tout ce grand
corps en mouvement, et le débarrasser des besognes
inutiles dont l'accablaient les bureaux du ministère
de l'intérieur. C'est seulement au bout de quatre ans
que l'on put se mettre sérieusement à l'œuvre, pour
achever le quatrième volume, commencé par l'an-
cienne Académie en 1791, et il parut en 1799.
I. Maury, Histoire de V Académie des inscriptions, p. 243 etsuiv.
28
134 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
Ce n'est pas la troisième classe de l'Institut, c'est
l'Institut tout entier qui fut chargé de continuer
cette publication. Il y avait lieu de le regretter. Il
se rencontrait sans doute, dans le nombre des ma-
nuscrits, des ouvrages de science et de philosophie
pour le déchiffrement desquels le concours de la
première et de la seconde classe était précieux ;
mais en général les travaux de pure érudition ne
sont le fait ni des savants ni des philosophes.
On publia presque immédiatement un cinquième
volume; mais le sixième ne parut qu'en 1801,.
le septième en 1804, c'est-à-dire après la suppres-
sion de la classe des sciences morales et politiques1.
La réorganisation de l'anXIrendità chaque classe de
l'Institut la direction exclusive des travaux de sa com -
pélence. La classe qui prit à partir de cette époque
le nom de seconde classe, et qui correspondait à
l'ancienne Académie française, ne fut plus chargée
que de continuer le Dictionnaire, et d'examiner,
sous le rapport de la langue, les ouvrages impor-
tants de littérature, d'histoire et de science. L'his-
toire elle-même, les langues vivantes, les antiquités
et les monuments devinrent les attributions de la
1. Le 31e volume de la collection a paru en 1884.
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 435
troisième classe. Elle fut spécialement chargée de
la continuation des recueils diplomatiques. Le prin-
cipe de la première organisation (1795) était l'unité
confondant tout, absorbant tout ; le principe de
la seconde organisation (1803) fut la spécialité. Les
classes travaillèrent désormais séparément, avec
toute facilité de se communiquer leurs travaux et
de s'entraider.
L'Institut résolut aussi, après quelques hésita-
tions, dans la séance générale du 5 floréal an IX,
de reprendre la publication du Dictionnaire de
l'Académie française. L'Académie française n'exis-
tait plus. On pensa que, puisqu'il s'agissait de la
langue française, toutes les sciences et tous les arts
devaient être représentés dans la commission. Le&
sciences proprement dites, et les arts, ont une
langue qui leur est propre, et qui ne saurait être
séparée de la langue française, puisqu'elle exprime
des idées nécessaires, et qu'elle a été parlée par de
grands écrivains. Le travail n'était pas urgent. La
Convention, par une loi du 17 septembre 1795,
avait prescrit la publication d'une édition nouvelle
du Dictionnaire, préparée par l'ancienne Acadé-
mie. Cette édition avait paru avec quelques addi-
tions en 1798. C'est environ deux ans après cette
436 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
publication que fut prise la résolution de l'Institut,
qui voulul attirer àlui le gouvernement de la langue.
Une commission de douze membres fut nommée,
dans laquelle Dacier, Naigeon, Daunou et Cabanis
représentaient la classe des sciences morales et
politiques. Cabanis se démit presque aussitôt et fut
remplacé par Ginguené. La résolution de l'Institut
avait été fort combattue; elle le fut, même après
le vote. On parla d'abandonner l'ancien plan, et
d'en créer un tout nouveau. Une commission fut
nommée pour élaborer ce nouveau système, et
elle travailla concurremment avec la commission
chargée d'appliquer le système ancien. Elles ne
travaillèrent bien activement ni l'une ni l'autre.
La collection des notices sur les arts et métiers
remonte au ministère de Colbert. Le grand ministre
avait conseillé ou prescrit ce travail à l'Académie
des sciences, dans la pensée d'associer les savants
à l'application de leurs idées, et d'accoutumer les
chefs d'industries à l'étude des théories scienti-
fiques qui fournissent au travail humain son but,
ses méthodes et ses instruments, quelquefois même
sa matière. L'idée était digne de ce sage et profond
esprit. L'exécution n'y répondit pas complètement
parce que les savants de cette époque ne savaient
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 437
pas descendre, et ne savaient pas qu'on grandir, sou-
vent en sachant descendre. L'Académie avait publié
successivement VArt du charbonnier, 1761, par
Duhamel du Monceau, VArt de Vépinglier, du cirier,
etc. Ces petits traités, continués depuis 1761 jus-
qu'à la veille de la Révolution, étaient au nombre
de 86, en comptant VArt de construire les machines
pour les théâtres, et on annonçait qu'il en restait
près de 200 à faire.
Filleau des Billettes, Réaumur, Duhamel du
Monceau, de Fougeroux, Fourcroy, de Ramecourt,
Baume, y avaient eu successivement la principale
part1. Baume en a composé à lui seul plus de qua-
rante. Les progrès toujours croissants de la méca-
nique et de la chimie, ceux de la fabrication indus-
trielle, ont pour effet d'ôter très rapidement à de
pareils traités leur valeur d'actualité. Ils rendent
service à l'heure où ils paraissent, et n'ont plus
qu'une importance historique à l'heure suivante.
Dans l'origine, l'Académie des sciences avait seule
été chargée de rédiger ces notices ou plutôt d'en
surveiller la rédaction, car elle employait des auxi-
liaires étrangers. A partir de la création de l'In-
1. Maury, H istohe de l'Académie des sciences, p. 173.
438 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
stitut, la seconde classe fut adjointe à la première
pour ce travail; il n'est pas douteux que la colla-
boration des économistes ne fut très profitable aux
savants.
IV. Travaux divers. — Dans toute cette vie com-
mune des trois classes de l'Institut, la seconde
classe prit sa place, une place très honorable, sans
être prépondérante. Parmi les voyageurs, c'est
son représentant, Dupont de Nemours, qui se dis-
tingue le plus. Pastoret partage avec Camus l'hon-
neur d'avoir continué la publication des Ordon-
nances. La seconde classe prit aussi, par Baudin
des Ardennes, une grande part au règlement des
funérailles des membres de l'Institut ; par Grégoire,
aux relations de l'Institut de France avec l'Institut
d'Egypte; par Gosselin et Papon, aux recherches
exécutées dans les archives de Gênes, et par Ber-
nardin de Saint-Pierre aux instructions rédigées par
l'Institut pour le voyage de circumnavigation de
Baudin.
Peut-être convient-il de rapprocher de cette vie
publique de la seconde classe les conseils qu'elle
donna au gouvernement en diverses circonstances.
Nous la voyons, dès l'origine de l'Institut, prendre
une délibération pour demander au gouvernement
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 439
l'adjonction aux écoles centrales d'une chaire d'ana-
lyse des sensations et des idées ; puis après avoir voté
en ce sens, elle continue la délibération et revient
sur son vote. Le procès-verbal ne mentionne que
les votes, sans nommer les opinants et sans résu-
mer leurs discours; il serait curieux d'avoir les
détails de la séance. L'introduction de la philosophie
dans l'enseignement secondaire aurait-elle effrayé
les savants en l'an IV, comme elle a effrayé les gou-
vernants sous la Restauration et le second Empire?
Il est plus vraisemblable que les économistes et les
statisticiens l'ont emporté en cette circonstance
sur les philosophes. Peut-être aussi a-t-on fait
remarquer qu'il n'était pas raisonnable de pro-
céder par des créations isolées, alors qu'il valait
mieux reviser l'ensemble du programme. Ce qui
donne une grande force à cette hypothèse, c'est la
formation d'une commission chargée de rechercher
les lacunes de l'enseignement dans les écoles cen-
trales. Cette commission, composée de Baudin des
Ardennes, Rœderer et Lacuée, avait la mission de
préparer un programme complet, dont la classe se
réservait de réclamer l'application. En l'an VI, la
classe transmet au ministre de l'intérieur un mé-
moire de Buache sur la Guyane française avec Fin ten-
440 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
tion évidente de provoquer une transformation du
régime colonial. En l'an VII, elle communique au
gouvernement ses vues sur la division hydrogra-
phique du globe. Elle se préoccupe des documents
contenus dans les archives de Gênes relativement,
soit à nos guerres avec l'Italie, soit à nos intérêts
politiques au delà des monts, soit à l'histoire du
commerce et de la navigation depuis le xir* siècle
jusqu'à la découverte de l'Amérique et du cap de
Bonne-Espérance. Elle envoie au ministre un pro-
gramme complet des recherches à exécuter dans
ces archives. Le ministre s'empresse d'entrer dans
ses vues et de donner les ordres nécessaires.
Enfin, je dois encore signaler, comme services
rendus à l'Institut par la seconde classe, le dévoue-
ment de Lakanal,de Daunou et de Grégoire, toujours
prêts à prendre en main les intérêts des sciences
et des lettres dans le Corps législatif; la noble,
la courageuse conduite de de Lisle de Sales quand
il lança sa protestation contre la radiation de
Garnot, Barthélémy, Sicard, Fontanes et Pastoret
après le 18 fructidor; les nombreuses relations que
Grégoire noua au nom de l'Institut avec les
savants étrangers, et la part prépondérante qu'il
prit à l'élection tardive des vingt-quatre associés
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 441
étrangers qui devaient compléter l'Institut. Gré-
goire fut chargé du rapport de la commission mixte
qui prépara cette élection, et on y lit ce curieux
passage : t II avait été question d'élire les vingt-
quatre associés étrangers immédiatement après
les cent quarante-quatre associés français, c'est-à-
dire en l'an IV. Mais la France était à peine échap-
pée du régime de la Terreur dont les forfaits
avaient semé la défiance dans toute l'Europe. La
prévention pouvait rejaillir d'une manière fâcheuse
sur les savants étrangers que l'Institut aurait élus.
La mesure adoptée par vous était donc une marque
de prudence pour les savants étrangers et de
bienveillance pour leurs gouvernements. Mais enfin
le terme de cet ajournement est arrivé... »
Quand les classes de l'Institut avaient vaqué à
toutes les besognes dont elles étaient chargées en
commun, elles employaient ce qui leur restait
de temps aux deux fonctions, après tout, les plus
essentielles, à celles qui étaient avant la Révolution
et qui sont redevenues depuis 1816 les occupations
presque uniquesdesAcadémies; c'est-à-dire, àjuger
des concours, à entendre et à discuter des mémoires.
Elles étaient souveraines sur ces deux points.
Les opérations des concours commençaient et se
442 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
terminaient dans le sein de chaque classe, sans au-
cune ingérence des classes voisines. Il n'y avait
pas encore de fondationsparticulières pour des prix;
je trouve dans le procès verbal de la séance du 19
nivôse an VI qu'on n'accepta qu'après une longue
hésitation le prix fondé par le ministre de l'inté-
rieur pour la question des funérailles : on se
demandait si l'Institut avait le droit d'accepter
une donation. Depuis qu'il s'est reconnu ce droit,
il en a usé largement, car le revenu des fondations
s'élève aujourd'hui à 827 782 fr.87 <-. En l'an IV, on
était réduit à ce qu'on appelle encore maintenant
les prix du budget, et comme le budget n'en allouait
à chaque classe que deux par année, on avait
établi une alternance entre les sections ; chacune
d'elles proposait un sujet et décernait un prix tous
les trois ans. La section devait présenter au moins
trois sujets de prix à la classe, qui choisissait. Si
aucun des sujets n'était admis, la section était obli-
gée de faire des présentations nouvelles.
La procédure, pour le jugement des concours,
était loin d'être expéditive. Les ouvrages étaient
d'abord déposés sur le bureau de la classe, qui leur
1. Juillet 1884.
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 143
donnait un numéro, et les remettait à la section
compétente1. Quand le concours était fermé, la
fiasse fixait le jour où la section devait lui faire
son rapport. Dans les premières années, on s'en
remettait uniquement à la section; puis on voulut
associer plus intimement la classe au travail prépa-
ratoire; il fut réglé que les mémoires seraient
jugés par une commission de cinq membres, que
la section en nommerait trois, et que les deux
autres seraient nommés au scrutin par la classe2.
Au jour fixé pour entendre la Commission et vider
le débat, on commençait par lire le rapport. Si la
commission déclarait qu'aucun mémoire ne valait
la peine d'être lu, on s'arrêtait là, à moins qu'un
membre ne prît la défense d'un des concurrents,
et le concours était déclaré nul. Si au contraire la
commission avait retenu un ou plusieurs mémoires,
la classe en ordonnait la lecture. Chaque mémoire
était lu deux fois, comme ceux des membres de la
classe. Tous les mémoires étaient déposés au secré-
tariat pendant les cinq jours qui suivaient la lecture
du rapport, pour que tous les membres pussent en
1. 12 germinal an V.
2. 22 messidor an VII.
4ti UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
prendre connaissance1. Le mémoire couronné était
lu au commencement de la séance publique2. On
nomma une commission mixte chargée d'examiner
s'il convenait d'imprimer les œuvres des lauréats,
ou s'il suffirait de les résumer3. Les mémoires
envoyés au concours n'étaient jamais rendus ; ils
restaient dans les archives pour servir de pièces jus-
tificatives ; mais les auteurs pouvaient être autorisés
à en prendre des copies. Plusieurs parties de ce
règlement, et notamment la double lecture devant
la classe, sont encore observées par l'Académie
française.
Je ne trouve a mentionner, depuis la création de
l'Institut jusqu'à la réorganisation de Fan XI,
qu'un seul prix décerné en dehors des prix régle-
mentaires, et par les trois classes réunies. Il fut
offert par le ministre de l'intérieur. L'Institut avait
recherché les moyens de donner de la solennité
aux obsèques de ses membres ; une commission
mixte proposa et fit adopter des mesures que
j'ai fait connaître, et, à cette occasion, elle ex-
1. 7 vendémiaire, an IX.
2. 27 vendémiaire, an IX. Cette dispostion fut votée, mais ell<
ne fut pas appliquée.
3. 27 prairial, an VII.
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 445
prima les sentiments qu'inspiraient à tous les
honnêtes gens l'indécence des inhumations, et
l'horrible état des cimetières. Ce n'étaient pas seu-
lement la piété et les convenances qui étaient bles-
sées ; la santé publique courait les plus grands dan-
gers. La première lois qu'on vit passer l'Institut
en cortège, accompagnant le convoi d'un de ses
membres (c'était le 13 brumaire an VII, aux funé-
railles de de Wailly), il y eut comme un sentiment
général de délivrance; il sembla à la population
parisienne qu'elle échappait à la barbarie et reve-
nait aux usages des peuples civilisés. Le ministre
de l'intérieur pria l'Institut d'ouvrir un concours,
dont son département ferait les frais, pour recher-
cher les moyens de rétablir la décence et la solen-
nité des funérailles, le bon ordre et les précautions
les plus élémentaires de l'hygiène dans les cime-
tières. Quarante mémoires furent envoyés. Le rap-
port fut lait, au nom de la commission mixte, par
Desessart, membre de la première classe, section
de médecine et de chirurgie; et le prix fut décerné
dans la séance publique du 15 floréal an IX. Il était
partagé par égalité entre Mulot et Amaury Du val,
et, en raison de cet exœquo, le ministre en doubla
la valeur. Amaury Duval lut depuis membre de
446 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
l'Institut. Mulot était un ancien prieur de l'abbaye
de Saint- Victor, qui avait abjuré la prêtrise, s'était
marié, et avait fait partie de la Commune de Paris
et de l'Assemblée législative, où il votait avec le
parti modéré.
Si on réfléchit, on verra qu'il restait bien peu de
temps dans les classes pour les lectures. On avait
établi que chaque lecture serait faite deux fois :
une première fois tout d'une haleine, sans aucune
interruption, pour qu'on se pénétrât bien de l'en-
semble des idées de l'auteur. On prenait ses notes
silencieusement, et, à la seconde lecture, on pou-
vait interrompre pour faire ses remarques. Ce pro-
cédé, aussi judicieux que fastidieux, avait pour
résultat de diminuer de moitié le temps déjà trop
couri attribué aux lectures. On avait pensé dans les
commencements à publier dans le recueil de la
classe tout ce qui était lu; il y eut des propo-
sitions pour y insérer, outre les mémoires com-
muniqués par des membres de la classe, les
ouvrages couronnés, et môme ceux qui n'avaient
obtenu que des accessits ou des mentions hono-
rables. Mais il fallut compter avec les nécessités
du budget, et peut-être consentit-on, sans trop en
convenir, à se préoccuper de l'insupportable ennui
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 447
auquel on condamnerait les lecteurs de la collec-
tion. On résolut donc de faire des choix. Il y eut
trois catégories : les mémoires insérés en entier
dans le recueil, les mémoires publiés séparément,
et les mémoires publiés seulement par extraits.
Cette troisième catégorie fut immédiatement mo-
difiée par l'usage, et les extraits furent rem-
placés par une analyse. En vertu de cette réso-
lution, chaque lecture fut suivie d'un scrutin, pour
décider, d'abord, si le mémoire serait lu en séance
publique, ensuite, s'il serait publié à part ou dans
le recueil, enfin s'il serait tout simplement ana-
lysé. Ce règlement fît de la vie d'un membre de
l'Institut une bataille continuelle; il fallut être prêt
dans chaque séance à donner e à recevoir des
coups. On se souvient des plaintes mélancoliques
de Bernardin de Saint-Pierre, qu'on excluait,
disait-il, non seulement des séances publiques,
mais des lectures dans les séances ordinaires. No-
tons en passant qu'on l'excluait au profit de deLisle
de Sales. Il est évident, vu le peu de temps qui
restait, qu'il fallait être désigné pour faire une lec-
ture en séance ordinaire. On s'inscrivait à l'avance ;
l'ordre des inscriptions n'était pas suivi. Je ne
vois pas trace dans les procès-verbaux de scrutins
l
448 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
pour les tours de lecture. Le bureau avait quelque
latitude à cet égard. Il y eut un moment où la
seconde classe fat obligée de commencer ses
séances à cinq heures et demie au lieu de six heures,
qui était l'heure réglementaire, pour écouler les
lectures arriérées.
Le bureau, qu'on avait voulu réduire à rien,
reprenait peu à peu, par la force des choses, une
importance considérable. Le secrétaire, sous pré-
texte de rendre compte des travaux de ses confrères,
les jugeait. Nous avons vu que de Lisle de Sales ne
voulut pas y consentir. Il fit tant de bruit, il se
plaignit si amèrement, qu'on le chargea de résu-
mer lui-même ses travaux. Ces résumés faits par
autrui peuvent fort bien n'être qu'une trahison,
disait-il. Quand la trahison est involontaire, elle
n'en est que plus fatale pour l'œuvre défigurée. Et
il ajoute modestement qu'une gravure médiocre
ne donnera jamais l'idée de la Transfiguration ou
du Moïse.
Les chefs-d'œuvre de de Lisle de Sales et de ses
confrères n'étaient pas coniiés par la classe à des
abréviateurs trop médiocres. Il y avait trois sortes
de rapports, faits tous les trois par les mêmes
secrétaires et qui, ayant les mêmes auteurs et à
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 440
peu près la même destination, se confondaient sou-
vent l'un dans l'autre. D'abord l'Institut était obligé
par la loi organique de rendre compte de ses tra-
vaux au Corps législatif une fois par an. Les secré-
taires de chaque classe se réunissaient pour rédi-
ger ce rapport annuel. Ils le soumettaient, dans le
courant de fructidor, à la classe, qui le discutait,
et pouvait le modifier. On le portait ensuite à l'as-
semblée mensuelle, où il était définitivement
adopté par tout l'Institut. Gela fait, le président en
exercice écrivait aux présidents des deux Conseils
pour prendre leurs ordres, et, le jour fixé, il se
présentait à la barre, accompagné des bureaux
des trois classes. C'était là le rapport solennel.
En outre, à chaque séance publique, un des
deux secrétaires de chaque classe donnait lecture
d'un rapport sur les travaux du trimestre. Enfin
chaque classe publiait un recueil de ses mémoires, et
plaçait en tête de chaque volume l'analyse, faite par
les secrétaires en exercice, de ceux des mémoires
qui n'avaient pas été désignés au scrutin pour être
publiés in-extenso. Le recueil de la seconde classe
forme, en tout, cinq volumes. Le premier volume ne
contient pas de rapport des secrétaires, parce que
l'article du règlement qui prescrit cette publication
29
450 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
n'était pas encore en vigueur. Le compte-rendu du
second volume est signé par Le Breton, celui du troi-
sième volume par Champagne, les deux autres ne
portent pas de signature. Leséliminations devenaient
de plus en plus nombreuses, à mesure que l'Institut
comprenait que tout mémoire n'est pas bon à lire,
et que tout mémoire lu n'est pas bon à publier. Le
premier volume ne renferme que des mémoires lus
en l'an IV, le second des mémoires lus en l'an V;
mais le troisième comprend l'an VI et l'an VII, et
les deux autres vont de l'an VIII jusqu'à la sup-
pression de l'Académie, c'est-à-dire jusqu'au 1er tri-
mestre de l'an XI inclusivement.
Nous avons la liste des secrétaires de la seconde
classe avec la date de leur nomination, et quoi-
qu'il y eût toujours deux secrétaires à la fois, nous
savons très bien par qui ont été composés et lus
publiquement les rapports trimestriels. Il y eut, en
tout, vingt- six séances publiques. Le Breton, qui
ouvre la série par trois rapports successifs (les
deux derniers trimestres de l'an IV et le premier
trimestre de l'an V) a fait, pendant la durée de la
classe, cinq rapports publics. Le rapport du
deuxième trimestre de l'an V est de Talleyrand,
qui n'a fait que celui-là. Champagne a fait quatre
TRAVAUX FAITS EN COMMUN. 451
rapports ; Lacuée en a fait deux ; Ginguené deux,
Lévesque et Daunou chacun six. Aucun d'eux, on
en conviendra, n'était au-dessous de sa besogne.
Le Breton n'a pas laissé un grand nom comme
écrivain ; on ne peut citer de lui aucun ouvrage
considérable; mais c'était un rapporteur excellent,
plein de bon sens, mettant chaque chose en sa
place, avec méthode, précision et sobriété. C'était,
en un mot, un académicien sans grand éclat, mais
un secrétaire de premier ordre. Il fut, quelques
années après, le premier des secrétaires perpétuels
de l'Académie des beaux-arts.
XIV
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE.
La classe, malgré ses travaux et ses services, fut
accusée d'avoir moins produit que les deux autres
classes. On pourrait répondre que les découvertes,
d'ailleurs vraiment admirables, de la première
classe, frappaient davantage les esprits positifs, et
que les poésies et les œuvres d'art, si singulière-
ment accolées dans la troisième classe aux disser-
tations des antiquaires et des grammairiens, char-
maient les esprits frivoles. Des mémoires sur les
facultés de l'âme humaine, sur la jurisprudence,
sur l'économie politique, sur des points obscurs
d'histoire et de géographie, n'intéressent en géné-
ral que les savants. Quoique l'accusation ne se pro-
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 453
duisît que dans des gazettes littéraires et des écrits
anonymes, et qu'un grand corps dédaigne ordinai-
rement de répondre à des pamphlets, Charles Lé-
vesque, qui fut rapporteur pour le premier trimes-
tre de l'an X, jugea à propos d'y faire allusion pu-
bliquement. « La classe, dit-il, n'a que trente-six
membres, tandis que la première en a soixante, et
la troisième quarante-huit. Elle n'a pas de membres
oisifs. Elle en prête toute une moitié au bien de
l'Etat, et cette moitié n'est pas celle qui mérite le
moins la reconnaissance des Français. »
Lévesque avait raison; la classe travaillait. Un
demi-siècle plus tard, on porta contre elle une ac-
cusation infiniment plus grave : on l'accusa d'a-
voir eu peur de sa propre tâche. On prétendit qu'a-
vant d'être détruite par le despotisme ombrageux
de Napoléon, elle s'était elle-même réduite à l'im-
puissance en désertant sa mission. C'est le prési-
dent même de l'Académie des sciences morales qui
avait écrit ce réquisitoire contre la classe de Hn-
stitut dont l'Académie des sciences morales est
l'héritière directe. Ce morceau a été fort oppor-
tunément supprimé à la lecture et dans le texte
publié par l'Académie. Il est de Tocqueville. Le
voici. On conviendra, après l'avoir lu, qu'il est bien
454 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
rare de trouver accumulées en quelques lignes tant
d'injustices et d'erreurs.
« L'ancien régime, qui traitait les sciences mo-
rales et politiques comme une occupation ingé-
nieuse et respectable de l'esprit humain, ne permit
jamais que ceux qui les cultivaient pussent se réu-
nir en Académie. La dictature révolutionnaire, qui
de toutes les dictatures est la plus ennemie de la
liberté, les étouffa. Elles triomphèrent un moment,
après la Terreur.
» Le premier Consul, qui personnifiait et conti-
nuait à sa manière la Révolution française, mais
qui n'en était pas moins l'un des plus grands ad-
versaires que la liberté ait jamais rencontrés dans
le monde, le premier Consul ne tarda pas à voir
d'un très mauvais œil la classe des sciences mo-
rales et politiques... Quoique composée de person-
nages fameux, elle ne songeait qu'à se faire ou-
blier... En histoire philosophique, elle s'occupait
du gouvernement de la France sous les deux pre-
mières dynasties; cela ne semblait pas devoir la
compromettre. Cependant, pour plus d'innocence
encore, elle crut devoir remonter jusqu'aux Pha-
raons; on la trouve employant sa dernière séance
à écouter M. de Volney, chargé, dit le procès-ver-
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 455
bal, de donner des renseignements intéressants sur
les tuniques des momies égyptiennes.
» En morale, M. Dupont de Nemours lisait des
mémoires sur l'instinct, lequel étant commun aux
hommes et aux bêtes, ne pouvait guère inquiéter
le gouvernement.
» En économie politique, on s'occupait de la crue
et de la diminution journalière de la Seine.
» Et en politique, on ne s'occupait de rien.
» Le public la traitait un peu comme elle se trai-
tait elle-même. On ne voit figurer dans ses derniers
procès-verbaux que le titre d'un seul ouvrage de
quelque étendue, dont il lui fût fait hommage;
il est intitulé : Cours de morale à ï usage des jeunes
demoiselles, par le citoyen Almaric.
» L'Académie eut beau se faire toute petite; l'œil
de Napoléon l'aperçut dans cette ombre où elle
s'était jetée. »
Rien de plus piquant que ce tableau, et rien de
plus fantaisiste.
M. de Tocqueville cite quelques mémoires, cinq
ou six tout au plus, parmi les nombreux mémoires
lus à la seconde classe. Il choisit ceux qui lui pa-
raissent les plus insignifiants. Le sont-ils? La classe
s'occupait des antiquités de l'histoire de France.
456 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
C'est un sujet de quelque intérêt, et peut-être
était-il plus que jamais à propos d'y songer dans
un temps où l'on affectait de rompre avec toutes
les traditions du passé. Ce n'est pas Alexis de
Tocqueville qui peut reprocher sérieusement
aux membres d'une société savante de faire des
études sur l'ancien régime de la France. Yolney
rendait compte des momies égyptiennes, parce
qu'il avait été en Egypte, et parce que l'Egypte,
grâce à l'expédition de Bonaparte et à l'Institut qu'il
avait fondé, était devenue, pour les savants et même
pour les ignorants, l'objet d'une curiosité ardente.
Dupont de Nemours lisait des mémoires sur l'in-
stinct. Le sujet, comme tous les sujets d'observation
psychologique, est plein d'intérêt, et digne en tout
temps d'occuper l'attention des savants et des phi-
losophes. Il avait intitulé son travail : Mémoire
sur la sociabilité et la moralité des chiens, des re-
nards et des loups. 11 le lut en séance publique.
C'est lui aussi qui avait lu un mémoire intitulé :
Pourquoi la plupart des chemins sont iortus, et
pourquoi il est rare que les hommes et les gou-
vernements marchent droit. Ce titre est celui d'un
pamphlet, et Dupont, le meilleur des hommes,
s'était efforcé, pour cette fois, d'être méchant. Il
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 157
n'y réussit pas ; je l'en félicite. Son mémoire avait
la politique pour objet, ce qui ne s'accorde pas
avec les critiques de Tocqueville. Le titre, je l'a-
voue, est ridicule ; c'est un des travers de l'époque ;
mais le fond du mémoire est digne d'une académie,
et d'une académie qui n'a pas peur des sujets sérieux.
Je ne m'étonne ni ne me plains qu'en économie
politique, on se soit occupé de la crue et de la di-
minution de la Seine. Toutes ces critiques de Toc-
queville sont bien superficielles, et peu dignes d'un
savant de premier ordre tel que lui. Mais ce qui
étonne surtout, c'est ce choix qu'il a fait de cinq ou
six mémoires donnant jieu à des plaisanteries vul-
gaires. En lisant les procès-verbaux qu'il a eus entre
les mains, je vois qu'on traitait dans les séances de
la classe, ou publiques ou privées, de la liberté du
commerce des grains, du crédit public, de la dette
nationale *, des moyens de remplacer l'impôt terri-
torial par un droit sur les héritages 2, des intérêts
commerciaux de la France et de la Russie 3, de la
légitimité des emprunts publics dans un État répu-
blicain4, du droit des pères de famille, des limites
1. Dyanière.
'2. Duvillard.
3. Anquetil.
4. Sujet du concours de l'an V.
458 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
du droit de tester dans un état libre, des moyens
de rendre le jury indépendant. Rœderer veut l'abo-
lition des armées permanentes ; Dupont de Nemours
propose de fonder une caisse d'épargne, un jardin
d'acclimatation, un champ d'expériences agricoles,
Enfin il ne faut pas dire qu'on ne s'occupait de rien
en politique, puisque Cambacérès lisait des frag-
ments de son ouvrage sur la science de gouverner,
Baudin des Ardennes ses mémoires sur l'esprit
de parti, sur les clubs, sur la liberté de la presse,
sur la liberté des cultes ; Rœderer, ses recherches
sur la composition de l'armée dans un Etat répu-
blicain, sur la manière de constater la majorité
nationale, etc. La question des cultes, qui revient
si souvent et sous tant de formes dans les délibé-
rations de la classe, avait été deux ans auparavant
la plus brûlante des actualités, et resta, jusqu'à la
signature du Concordat, l'objet des controverses
les plus passionnées.
En supposant que les cinq ou six sujets, tout au
plus, que mentionne Tocqueville après les avoir
triés avec soin, soient vraiment, comme il l'affirme,
des inutilités ou des puérilités, est-il digne d'un
esprit tel que le sien d'ignorer ou de cacher tous
les autres? Cette diatribe contre sa propre maison
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 459
ne servira ni de justification ni d'excuse à la me-
sure brutale qui frappa la classe des sciences mo-
rales et politiques en 1803. Bonaparte la poussa du
pied parce qu'elle le gênait. Ce fut le jugement des
contemporains, et ce sera celui de l'histoire.
Je ne crois pas qu'on puisse citer beaucoup
d'académies, ni avant la fondation de la seconde
classe en l'an IV, ni après sa suppression en l'an XI,
qui aient eu des membres plus illustres et produit
des travaux plus remarquables. Sans doute, on
trouve dans les travaux de ces huit années la
trace des préjugés et des défaillances de la so-
ciété contemporaine. La philosophie se cantonne
beaucoup trop dans les analyses psychologiques :
on pourrait répondre qu'aujourd'hui on les né-
glige beaucoup trop. Mais parmi les grands obser-
vateurs de l'intelligence humaine, en est-il beau-
coup qui aient la finesse, la sûreté de jugement,
et le talent d'exposition de La Romiguière? A-t-on
fait, depuis le livre de Cabanis, une étude plus ap-
profondie de la sensibilité? N'y a-t-il pas beaucoup
à retenir dans la critique de Gondillac par Destutt
de Tracy, à la fois son contradicteur et son élève ?
De Gérando n'est-il pas un moraliste éminent, et
le créateur, en France, de l'histoire des systèmes
460 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
philosophiques? Bernardin de Saint-Pierre n'est
pas seulement un écrivain de premier ordre; il
occupe un rang à part; son génie n'est l'analogue
d'aucun autre. A-t-on, depuis Cambacérès, Merlin,
Rœderer, depuis Sieyès, agité de plus grands pro-
blèmes, et déployé une plus grande connaissance
des ressorts qui font mouvoir les sociétés? Merlin
de Douai a-t-il eu un supérieur dans la science dif-
ficile de la jurisprudence ? Est-on bien sur qu'il ait
eu un égal? Les considérations de Talleyrand sur
les colonies ne sont-elles pas l'œuvre d'un véritable
homme d'État ? Dupont de Nemours, et les autres
économistes, ne sont pas des hommes de génie,
comme ceux qui avaient fondé la science écono-
mique à la tin du siècle dernier; mais ils les con-
tinuent dignement; ils sont les légitimes précur-
seurs des économistes et des statisticiens qui,
depuis trois quarts de siècle, ont fourni à la poli-
tique des données sans lesquelles elle ne serait
jamais que la plus conjecturale des sciences. Bua-
che, Mentelle, Fleurieu, Bougainville sont au pre-
mier rang des sciences géographiques. Bougainville
surtout est un homme rare : géographe, naviga-
teur, écrivain, il tint sa place avec honneur à l'Aca-
démie des sciences après avoir tenu un despremiers
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. -i'il
rangs dans la classe des sciences morales et poli-
tiques. Gosselin, Dacier, Anquetil sont de vérita-
bles érudits, quelques-uns d'entre eux sont en
même temps des historiens d'un grand mérite.
Si des hommes on passe à ce qui constitue le
programme de l'Académie, l'unité de ce pro-
gramme est éclatante. Il place en tête la philosophie
à laquelle tout le reste se rapporte : la morale et la
jurisprudence, qui sont les applications immédiates
des principes philosophiques au gouvernement
de l'homme et de la société humaine; l'histoire,
qui est une sorte de démonstration expérimentale
de ces mêmes principes. Ce que le psychologue
observe dans le microcosme humain, l'historien le
lit, pour ainsi dire, en gros caractères dans le dé-
veloppement des passions et des idées humaines
à travers les siècles. L'histoire d'une âme est l'his-
toire de l'humanité; c'est l'enfance, la maturité
et la décrépitude; c'est au début, la crédulité, l'es-
pérance, l'enthousiasme; au milieu, la raison et la
force; et sur le déclin, la science, l'expérience, la
critique. L'économie et la géographie sont des
sciences accessoires de la législation et de l'histoire,
qui ne peuvent se passer des documents qu'elles
leur fournissent, et des vérités qu'elles mettent en
462 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE
lumière. Cet ensemble de connaissances, si forte-
ment liées entre elles et si nécessaires l'une à
l'autre, ne sont-elles pas au premier rang des ob-
jets offerts à notre curiosité, nécessaires au déve-
loppement de la pensée humaine, et au progrès de
la civilisation? Gomment pourrait-on les subor-
donnera d'autres études, puisqu'elles forment dans
leur ensemble le domaine de la philosophie, qui
est la science des premiers principes? On ne peut,
sans blesser les règles les plus évidentes de la mé-
thode, les regarder comme des études subordon-
nées et de second ordre. Elles ont leur place à
part, dans les préoccupations de tout ce qui pense,
et la première place dans le développement des
institutions politiques et sociales. On dit quelque-
fois qu'elles ont introduit dans le monde la liberté ;
sans doute; et elles y ont aussi introduit les révo-
lutions, celles du moins qui n'ont pas été seulement
des crises et des catastrophes, et qui ont remplacé
ce qu'elles détruisaient. Elles ont fait la Révolution
française. Non pas la Terreur, qui n'a pu exister que
par la violation de tous les principes philosophi-
ques; mais la Révolution de 1789, celle dont tout
a survécu, excepté la forme extérieure du pouvoir
central. La révolution qui éclate en 1789, qui
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 463
donne sa formule dans la constitution de 4792,
règne encore sous l'Empire, car il consacre tous
ses principes, et sous la Restauration, car elle périt
pour avoir, un seul jour, essayé de les chasser de
nos lois. La Terreur et la Commune sont les enne-
mies de la Révolution de 4789, parce qu'elles sont
les ennemies de la philosophie et de la liberté. La
Révolution de 4 789 au contraire est philosophique ;
elle est le triomphe de la philosophie; et, par le
rôle que joue cette révolution dans l'histoire, on peut
juger de l'importance, de la force de la philoso-
phie, et de la place que doivent tenir les sciences
philosophiques parmi les sciences humaines.
Le programme tracé à la classe par les fondateurs
de l'Institut était magnifique ; comment a-t-il été
rempli ? D'une façon au moins convenable par toutes
les sections, et d'une façon réellement supérieure
par les sections de philosophie et d'économie poli-
tique. Je n'entends pas dissimuler les défaillances :
la section d'histoire, qui aurait dû être composée de
philosophes, ne comptait guère que des érudits.
Sieyès, qui se taisait dans les assemblées, se taisait
aussi à l'Institut. Gambacérès faisait des lois, et ne
faisait pas de livres. Rernardin de Saint-Pierre était
assombri et découragé. La jurisprudence a quelques
4-64 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
beaux mémoires de Merlin; ce n'est pas assez pour
une académie qui comptait parmi ses membres tant
de législateurs illustres. Il faut se souvenir des
grands emplois que remplissaient la plupart d'entre
eux, des grands événements qu'ils avaient traversés.
Il y a bien peu d'hommes qui puissent passer sans
intervalle des affaires à la science, et se montrer
également supérieurs dans la politique et dans les
lettres. En revanche, les sections de philosophie et
d'économie politique montrèrent beaucoup d'ori-
ginalité et de force; la section de philosophie sur-
tout, qui réunissait Cabanis, LaRomiguière,Destutt
de Tracy et de Gérando. Plusieurs de ces écrivains
étaient mêlés aux affaires publiques; mais leur prin-
cipale affaire était la philosophie ; leur vie entière lui
appartenait ; on trouverait difficilement à une autre
époque une pléiade aussi nombreuse d'esprits dis-
tingués voués exclusivement au culte de la science.
Les encyclopédistes étaient des combattants ; ceux-
ci sont des penseurs ; et ce qui rend le fait encore
plus remarquable, c'est qu'il se produit à une
époque où tout le monde était obligé de lutter
pour la vie.
Les membres de la section de philosophie s'atta-
chaient presque tous à combattre Gondillac, mais ils
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 465
étaient de son école; c'étaient peut-être des disciples
dissidents, mais c'étaient des disciples. Ils étaient
comme lui principalement préoccupés de l'origine
des idées et de la question des signes. La psycho-
logie leur doit beaucoup malgré leurs erreurs. La
pasigraphie qui prit une si grande place dans leurs
travaux, leur a fait dépenser, en pure perte, beau-
coup de temps et d'esprit. Destutt de Tracy pensa
que ce nom d'analyse des sensations et des idées
qu'on donnait à la première section et à la science
qu'elle représentait dans l'Institut national, étaitfort
mal choisi. Toutes les sciences ont, dans la langue,
un nom qui les désigne, et celle-ci doit avoir le sien
comme toutes les autres. Il ne voulut pas proposer
le nom de métaphysiqne pour une science d'obser-
vation, ni celui de philosophie pour une science
particulière ; il créa celui d'idéologie, qui fit for-
tune. Lui-même publia, quelque temps après, un
Traité cVidéologie. Les amis qui se réunissaient
à Auteuil dans la maison de madame Helvélius,
devenue, après la mort de cette dame, la maison
de Cabanis, et qui, soit dit en passant, ne s'occu-
paient pas tous de philosophie, reçurent des con-
temporains le nom commun d'idéologues, et c'est
sous ce nom que l'empereur ne cessa de les crain-
30
466 . UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
dre et de les combattre, tout en éprouvant pour
eux, malgré lui, une secrète estime. Il donnait ce
nom d'idéologues non seulement à la société d'Au-
teuil, mais à la classe de l'Institut dont plusieurs
d'entre eux faisaient partie ; et il est certain que
la section de philosophie jouait dans la classe un
rôle prépondérant, et qu'elle lui imprimait, en
quelque sorte, caractère.
La classe des sciences morales et politiques était
donc bien une compagnie de philosophes, comme
elle devait l'être; attachée en majorité aux idées de
l'Encyclopédie et au système de Gondillac; stu-
dieuse, formaliste, fort occupée d'analyses et d'ex-
périences, très libérale en politique et plutôt ré-
publicaine que monarchique, encline à une sorte
de matérialisme qu'elle présentait comme un fait,
sans aucun appareil métaphysique, et qui n'excluait
pas les sentiments généreux; absolument dégagée
de fanatisme religieux, et même de toutes convic-
tions religieuses. Il y avait, dans cette compagnie,
des catholiques tels que Grégoire, Anquetil, Poi-
rier, Papon ; des partisans de la religion du vicaire
Savoyard, tels que Bernardin de Saint-Pierre et La
Réveillère-Lépeaux; mais la majorité de la classe,
et particulièrement les idéologues étaient matéria-
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 467
listes et athées. Ils avaient horreur des proscrip-
tions, car ils étaient, avant tout, humains et libé-
raux ; mais ils s'indignaient à la* seule pensée que
les prêtres pourraient reprendre une partie de
leur ancienne influence. Naigeon, si compassé,
Volney, si maître de lui, Cabanis si aimable et si
bienveillant, s'exprimaient en ces occasions avec
vivacité et même avec colère. Lakanal, Le Breton,
Sieyès, Daunou lui-même, malgré la sérénité
ordinaire de son esprit, conservaient contre la
domination cléricale une détermination inébran-
lable.
Il en était de même en politique. Ce groupe de phi-
losophes était ennemi déclaré de l'anarchie, grand
partisan de Tordre, mais en même temps très attaché
à la forme républicaine, et très libéral. Il est facile
de relever dans sa courtehistoiredespreuvesde cette
double tendance. Ilavait, dans ses premières séances
publiques, couvert de ses applaudissements les
paroles de Prony faisant l'éloge de Sylvain Bailly,
celles de Camus déplorant la perte de Lavoisier , celles
de Le Breton rendant hommage à Malesherbes. 11
s'était montré plein d'enthousiasme pour le général
Bonaparte, et même, dérogeant pour une seule fois à
tous ses usages, il s'était imposé une cotisation pour
468 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
lui offrir une médaille en platine1. A l'époque où il
fut fortement question d'une descente en Angleterre ,
la classe des sciences morales et politiques, sous-
crivit comme les deux autres, un don de trois mille
livres pour les frais de la guerre. Il est avéré
que le 18 brumaire compta dans la seconde classe
un très grand nombre de partisans. Les coups
d'État n'étonnaient et ne scandalisaient personne :
on se demandait seulement, pour chacun d'eux, s'il
était justifié par l'importance des résultats. Le gou-
vernement qu'il s'agissait de renverser était celui-là
même qui avait fait le 18 fructidor. Il ne remplis-
sait plus l'idée d'un gouvernement, puisqu'il était
impuissant pour garantir l'ordre. Volney, Cabanis,
Destutt de Tracy furent activement mêlés à la con-
spiration. Les idéologues allèrent jusque-là, ils
firent tous ces sacrifices à la nécessité de conquérir
ou de conserver le bon ordre, mais ils ne suivirent
pas plus loin. Tandis que les autres membres de
l'Institut accompagnaient le premier Consul, et
bientôt après l'empereur, de leurs vœux, de leur
fidélité et de leurs services, les idéologues restèrent
attachés à leurs idées indépendantes, en philoso-
1. La médaille fut présentée à la seconde classe par le gra-
veur le 12 ventôse an VU.
SUPPRESSION DE LA SECONDE CLASSE. 469
phie et en politique. Ils s'étaient associés fran-
chement et résolument à la réaction contre le
désordre et contre le despotisme de la Terreur;
mais ils furent en défiance dès qu'il virent poindre
un despotisme nouveau. Proscrits, emprisonnés,
menacés de mort sous la Terreur, ils n'avaient pas
besoin pour la maudire du souvenir de leurs
dangers. Ils étaient, par leurs convictions et leurs
sentiments, ennemis de toute tyrannie, et non pas
seulement de celle-là. Sans comparer le gouverne-
ment du premier Consul, dont les deux carac-
tères étaient la stabilité et l'ordre, à la domination
des Jacobins, ils le condamnèrent parce qu'il ne
laissait pas de place à la liberté. C'était une oppres-
sion moins déshonorante et moins sauvage, et c'était
pourtant de l'oppression. Ils montrèrent par leur
langage et par leur conduite qu'ils pouvaient être
vaincus, mais qu'ils ne seraient jamais conquis.
La soumission, la docilité que le premier Consul
trouvait dans la première classe et dans la troi-
sième augmentait son ressentiment contre ceux
qui ne pliaient pas, qui ne se livraient pas. Les
idéologues, ne pouvant lutter, se tinrent à l'écart,
admirant le héros, blâmant le despote, déplorant
la lâcheté et la versatilité de leurs contempo-
470 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
rains, attendant avec calme et tristesse le retour de
la liberté. Daunou et Ginguené étaient entrés dans
leTribunat, Destutt de Tracy, Garât, Cabanis, Yolney,
Bougainville, Garran-Coulon, étaient sénateurs.
Tous se trouvèrent rangés, au bout de quelque
temps, je n'ose dire parmi les opposants, mais
parmi ceux qui refusèrent les faveurs, s'abstinrent
de paraître à la nouvelle cour et de se mêler aux
apothéoses, et laissèrent voir qu'ils jugeaient et
qu'ils s'affligeaient. Ces mécontents, ces abstenants,
qui étaient en petit nombre dans les assemblées
politiques placées sous la main du maître, for-
maient la majorité dans la seconde classe de l'In-
stitut. Il y avait sans doute, même là, des sceptiques
prêts à toutes les religions comme à toutes les for-
mes de gouvernement parce qu'ils n'avaient ni foi
religieuse, ni foi politique ; mais les idéologues y
étaient nombreux et prépondérants ; ils avaient une
doctrine; ils étaient unis; ils étaient honnêtes; et
quoique n'ayant pas les passions ardentes et la re-
doutable activité de leurs devanciers, ils ne tar-
dèrent pas à être aussi importuns et presque aussi
dangereux pour Napoléon, que les encyclopédistes
l'avaient été pour l'ancienne monarchie.
Personne en 1803 n'ignorait que la seconde
SUPPRESSION DE LA SECON DE CL ASSE. iTl
classe de l'Institut était réactionnaire; personne
n'ignorait qu'elle était révolutionnaire; personne
n'ignorait qu'elle était ennemie de toute réaction
religieuse. Bonaparte était pleinement au couranl
de tout. 11 savait jusqu'où on l'avait suivi et à quel
moment on l'avait quitté; il savait qu'on avait ad-
miré en lui le vainqueur du désordre et qu'on haïs-
sait le vainqueur de la liberté; il savait comment
avait été reçu, dans une séance mémorable, le déisme
de Bernardin de Saint-Pierre; il savait comment on
avait traité les cérémonies civiles de La Réveillère-
Lépeaux ; il savait qu'à Auteuil, et dans la seconde
classe de l'Institut, on pensait. Il voulait faire plier
tout le monde, imposer à tout le monde un caté-
chisme qui ne fût pas celui de Rœderer, et un con-
cordat. La fermeture de celte Sorbonne politique
fut résolue. La philosophie fut frappée; mais, au
moins, elle fut frappée debout. Elle périt, comme
c'était son droit, avec la liberté, et pour elle.
Le premier Consul en finit du même coup avec
le gouvernement des avocats et l'Académie des
idéologues, avec la liberté de parler et la liberté
de penser, avec toutes les libertés. Garât exprime
l'opinion des contemporains, celle du moins de tous
les idéologues, en disant que « le but des premiers
472 UNE ACADÉMIE SOUS LE DIRECTOIRE.
changements de l'Institut était d'en exclure les
sciences morales et politiques pour exclure ensuite
plus facilement la République de la France1 ». Il
exagère, selon sa coutume. Il est plus près que Toc-
queville de la vérité.
La classe des sciences morales ne fut pas, à pro-
prement parler, supprimée ; on ne trouve dans le
décret de réorganisation de Tan XI et dans le rap-
port de Ghaptal qui précède le décret, ni le nom de
la classe, ni une allusion, même éloignée, même in-
directe.Iln'est question que de mieux organiser l'In-
stitut, de faire une meilleure répartition du travail.
L'Académie est tuée doucement par prétention.
Ses membres trouvèrent place dans les autres
classes.
1. Mémoires historiques sur la vie de M. Suard, sur ses écrits
et sur le xvine siècle, par D. J. Garet, t. II, p. 420.
FIN
TABLE
I. Suppression des anciennes Académies 1
II. Fondation de l'Institut 39
III. Création d'une classe des sciences morales et
politiques 5K
IV. Le règlement ' 77
V. Le logement, le traitement, les funérailles et le
costume 114
VI. Les séances publiques 140
Vil. La section d'analyse des sensations et des idées. 165
VIII. La section de morale 223
IX. La section de science sociale et législation 277
X. La section d'économie politique 306
XI. La section d'histoire 353
XII. La section de géographie 393
XIII. Le rôle de la seconde classe dans les travaux
communs aux trois classes de l'Institut 416
XIV. Suppression de la seconde classe 452
BoURLOTON. — Imprimerie* réunies, B.
Ô75
zPÂ
001.206S595AC.1
Simon # Une académie sous
le Directoire. -.
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001.206
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