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Full text of "Une academie sous le Directoire"

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THE  LIBRARY 


The  Ontario  Institute 


for  Studies  in  Education 


Toronto,  Canada 


UNE  ACADÉMIE 


SOUS   LE   DIRECTOIRE 


LIBRARY 

FEB4    1969 

THE  ONT  JTE 

FOR  STUDIES  IN  EDUCATION 


•  ' 


CALMANN   LÉVY,    ÉDITEUR 


DU  MÊME  AUTEU  R 

Format  in-8°. 
SOUVENIRS    DU    4    SEPTEMBRE    : 

—  Origine  et  chute  du  second  empire lvol. 

—  Le  Gouvernement  de  la  défense  national  e 1  — 

LE    GOUVERNEMENT    DE    M.    THIERS 2    — 

DIEU,    PATRIE,    LIBERTÉ 1    — 

Format  grand  in-lS 

SOUVENIRS    DU    4    SEPTEMBRE    : 

—  Origine  et  chute  du  second  empire 1  — 

—  Le  Gouvernement  de  la  défense  nationale 1   — 

LE    GOUVERNEMENT    DE    M.    THIERS 2   — 

DIEU,    PATRIE,   LIBERTÉ 1    — 

l'affaire   nayl. — Trois  condamnés  à  mort.  — 1  — 


Bourloton.   —  Imprimeries  Munie»,  B. 


UNE  ACADÉMIE 
SOUS  LE  DIRECTOIRE 


PAR 


JULES  SIMON 


DEUXIÈME   ÉDITION 


€23* 


w&égv 

PARIS 

GALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 

NCIENNE 

MAISON   MICHEL   LÉVY   FRÈRES 

3,    RUE    AUBER,    o 

1885 

Droits  de 

reproduction  et  de  traduction  réservas. 

UNE   ACADÉMIE 


LE   DIRECTOIRE 


SUPPRESSION    DES    ANCIENNES    ACADEMIES. 
(8  août  1793.) 

Je  ne  veux  pas  faire  une  théorie  de  la  Révolution 
française  à  propos  de  l'histoire  d'une  académie; 
mais  cependant,  pour  expliquer  cette  histoire,  et 
l'histoire  de  toutes  les  institutions  de  cette  époque, 
il  faut  rappeler  que  la  Révolution  a  été  successive- 
ment une  philosophie,  une  tragédie  et  un  gouver- 
nement; une  philosophie  sous  la  Constituante,  une 
tragédie  sous  la  Convention,  et  un  gouvernement 
sous  le  Consulat  et  l'Empire.  La  Constituante  pensa 


2  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

à  supprimer  les  anciennes  académies,  mais  pour 
les  remplacer  immédiatement  par  une  académie 
plus  parfaite;  la  Convention,  parvenue  à  ce  moment 
terrible  où  elle  ne  faisait  plus  qu'obéir  aux  pas- 
sions de  la  rue,  les  renversa  sans  les  remplacer; 
et  deux  ans  après,  à  la  veille  de  disparaître  elle- 
même,  elle  revint  à  l'idée  de  la  Constituante  par 
la  création  de  l'Institut,  qui  fut  une  des  grandes 
œuvres  de  la  Révolution. 

L'avènement  de  la  République  aurait  dû  être, 
pour  les  académies,  une  époque  d'autorité  et  de 
splendeur.  Les  prodigalités  fastueuses,  les  plaisirs 
licencieux  disparaissaient,  ou  devaient  disparaître, 
avec  la  monarchie  absolue;  mais  les  sciences 
et  les  lettres,  que  les  grands  rois  avaient  en- 
couragées et  développées,  avaient-elles  moins  de 
droits  à  la  protection  et  aux  encouragements  de  la 
République?  N'en  étaient-elles  pas,  au  contraire, 
la  parure  et  la  force?  Les  académies,  en  elles- 
mêmes,  étaient  de  forme  républicaine;  leurs  mem- 
bres étaient  élus,  ils  étaient  égaux;  on  ne  connais- 
sait parmi  eux  d'autre  autorité  que  celle  du  ta- 
lent; les  officiers  même  des  académies,  à  l'exception 
des  secrétaires  perpétuels,  qui  n'étaient  que  les 
greffiers  et  les  administrateurs  de  la  compagnie, 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.        3 

exerçaient  une  magistrature  temporaire.  La  poli- 
tesse des  mœurs,  le  goût  des  arts,  l'habitude  des 
recherches  historiques  et  scientifiques,  entretenus 
par  l'aristocratie  sous  le  régime  précédent,  ne 
pouvaient  plus  être  conservés  et  développés  que 
par  ces  grands  corps  voués  à  l'étude  de  tout  ce  qui 
anoblit  l'esprit  humain.  Dans  la  grande  refonte  des 
institutions  politiques  et  sociales,  ils  pouvaient 
fournir  en  abondance  des  documents,  des  lumières, 
des  moyens  d'exécution;  ils  étaient  un  des  instru- 
ments les  plus  indispensables  et  les  plus  précieux 
du  règne  de  la  raison,  qu'il  s'agissait  d'inaugurer. 

Enfin,  les  académies  avaient  contribué  pour 
une  grande  part  à  l'éclosion  de  la  Révolution,  soit 
par  leur  travail  collectif,  soit  par  l'influence  indi- 
viduelle des  hommes  célèbres  qui  les  composaient. 

Il  y  avait  trois  académies,  l'Académie  française, 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  et  l'A- 
cadémie des  sciences  physiques  et  mathématiques . 
L'Académie  de  peinture  et  de  sculpture,  fondée  en 
1648,  était  plutôt  une  école  qu'une  académie,  et 
son  histoire  avait  été  une  longue  lutte  contre  la 
«  Communauté  des  maîtres  de  l'art  de  la  peinture 
et  sculpture  »,  c'est-à-dire  contre  une  corporation 
de  peintres  d'enseigne  et  de  bâtiment.  Des  trois 


4  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  .  DIRECTOIRE. 

académies  vraiment  dignes  de  ce  nom,  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres,  cantonnée  dans 
les  recherches  historiques  où  elle  exerçait  une  au- 
torité souveraine,  semblait  vouée  par  la  nature  de 
ses  études  à  la  défense  et  à  la  résurrection  du 
passé;  il  était  évident  que  la  société  nouvelle,  dans 
sa  fièvre  de  transformations,  devait  faire  une  plus 
grande  place  aux  savants  qu'aux  érudits;  le  tour  de 
ceux-ci  ne  pouvait  venir  qu'au  dernier  moment, 
quand  le  besoin  de  restaurer  succéderait  à  la  pas- 
sion d'innover.  Mais  il  en  était  tout  autrement  de 
l'Académie  des  sciences  et  de  l'Académie  française, 
l'une  qui  avait  commencé  la  transformation  du 
monde  matériel,  et  l'autre  qui,  en  discutant  tout, 
et  en  annonçant  tout,  avait  préparé  et  rendu  né- 
cessaire la  transformation  du  monde  moral. 

Les  nouvelles  méthodes  employées  par  les  sa- 
vants de  tout  ordre,  leurs  découvertes  en  histoire 
naturelle,  en  chimie,  en  astronomie,  en  géographie, 
avaient  changé  non  seulement  les  conditions  de  la 
vie  matérielle,  mais  la  situation  des  diverses  classes 
de  la  société  et  leurs  relations  entre  elles.  L'Aca- 
démie des  sciences  était  devenue  un  pouvoir  public. 
Le  parlement  de  Bordeaux,  après  de  vains  efforts 
pour  fixer  le  tarif  du  pain  à  Rochefort,  s'était  adressé 


SUPPRESSION   DES  ACADÉMIES.  5 

à  elle  pour  trouver  une  solution  équitable.  De 
même,  les  États  de  la  haute  Guyenne  avaient  eu  re- 
cours à  l'Académie  pour  l'établissement  du  ca- 
dastre. Le  gouvernement  l'avait  consultée  sur  la 
vaccine,  sur  le  magnétisme  animal.  Elle  avait  fait 
la  lumière  sur  les  hôpitaux  de  Paris,  qui  n'étaient 
qu'un  foyer  de  contagion.  Elle  avait  obtenu  l'éloi- 
gnement  des  cimetières  et  des  abattoirs.  Elle  avait 
appelé  l'attention  de  l'administration  et  du  public 
sur  la  falsification  dés  aliments,  suscité  la  trans- 
formation des  métiers  insalubres,  introduit  dans 
l'agriculture  l'esprit  d'examen  et  de  recherche.  À 
partir  de  1789,  nos  assemblées  l'associèrent  très 
directement  à  leurs  travaux,  tantôt  en  appelant  ses 
membres  dans  le  bureau  d'agriculture,  tantôt  en 
la  chargeant  d'analyser  le  métal  des  cloches,  en  la 
consultant  sur  la  mesure  du  méridien,  sur  le  télé- 
graphe, sur  l'unité  des  poids  et  mesures,  sur  la 
réforme  monétaire. 

L'Académie  française  n'avait  pas,  comme  l'Aca- 
démie des  sciences,  un  rôle  presque  officiel;  mais 
elle  s'était  mise  depuis  longtemps  à  la  tête  du  mou- 
vement philosophique,  devenu,  en  1789,  le  mouve- 
ment révolutionnaire.  Ce  n'était  plus  l'académie 
majestueuse  et  solennelle  où  trônaient  sous  LouisXIV 


6  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

les  grands  esprits  côte  à  côte  avec  les  grands  sei- 
gneurs. Voltaire  y  avait  régné  pendant  un  demi- 
siècle,  en  dépit  de  la  puissance  qui  le  retenait 
personnellement  en  exil.  Il  y  avait  réuni  tous  les 
rédacteurs  de  l'Encyclopédie.  Il  y  aurait  fait  entrer 
Diderot  en  personne,  si  l'opposition  du  roi,  très 
énergiquement  manifestée,  ne  lui  avait  fait  une  obli- 
gation de  renoncer  à  cette  candidature.  A  défaut  du 
directeur,  il  avait  le  célèbre  auteur  de  la  Préface, 
d'Alembert,  que  l'Académie,  comme  pour  ne  laisser 
aucun  doute  sur  ses  nouvelles  tendances,  s'était 
donné  pour  secrétaire  perpétuel .  Il  semblait  naturel, 
pour  toutes  ces  raisons,  que  la  Révolution  appelée, 
préparée  et  presque  commencée  par  ces  deux  Aca- 
démies, devînt  le  moment  de  leur  triomphe. 

Mais  il  leur  arriva  ce  qui,  dans  le  même  temps, 
arrivait  aux  Parlements,  qui  avaient  provoqué  la 
convocation  des  états  généraux,  et  à  toute  la  société 
éclairée  du  xvme  siècle.  Les  Académies  avaient 
appelé  de  tous  leurs  vœux  la  Révolution;  elles  l'a- 
vaient rendue  possible,  et  ensuite  nécessaire.  Elles 
en  eurent  peur,  dès  qu'elles  la  virent  devant  leurs 
yeux,  et  ne  s'occupèrent  plus  qu'à  la  contenir. 
Elles  continuèrent  à  penser  que  l'ancien  régime 
était  plein  d'abus;  mais  elles  découvrirent  que  le 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.        7 

régime  nouveau  apportait  avec  lui  des  abus  d'une 
autre  sorte.  Elles  ne  changèrent  pas  d'avis,  mais 
d'ennemis.  Elles  ne  songèrent  pas  à  reculer,  mais 
à  s'arrêter.  S'arrêter,  c'était  signer  leur  arrêt  de 
mort.  La  multitude,  une  fois  lancée,  va  jusqu'au 
bout,  court  à  perdre  haleine,  et  regarde  comme  ses 
ennemis,  et  même  comme  ses  pires  ennemis  ceux 
qui  restent  en  arrière.  Il  faut  courir  ou  mourir. 

L'Académie  française  n'avait  pas  attendu,  pour 
s'amender,  que  la  Révolution  eût  commis  ses  pre- 
miers excès.  Elle  eut  peur  beaucoup  trop  tôt.  On 
a  dit  que  son  grand  feu  pour  les  réformes  et  la 
liberté  s'éteignit  après  la  mort  de  Voltaire,  et  qu'au 
lieu  de  chercher  les  moyens  de  résister  à  la  cour, 
elle  ne  songea  plus  qu'à  faire  sa  paix  et  à  obtenir 
de  bonnes  conditions.  Ce  n'est  pas  la  mort  du 
patriarche  qui  abattit  ainsi  les  courages.  Voltaire, 
s'il  avait  vécu,  aurait  lui-même  conseillé  cette  con- 
duite. Il  savait  être  prudent,  et  même  au  besoin 
courtisan.  L'Académie,  au  malheur  de  se  convertir 
avant  le  temps,  ajouta  celui  de  tirer  quelque  pro- 
fit de  sa  conversion.  En  devenant  sage,  elle  cessa 
d'être  disgraciée  et  d'être  populaire.  On  railla  ces 
philosophes  repentants  qui  se  vengeaient  contre 
la  Révolution  du  mal  qu'ils  avaient  dit  de  la  tra- 


-S  UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

dition.  Eux-mêmes  sentaient  vivement,  leur  dé- 
chéance. Avoir  l'opinion  contre  soi  après  l'avoir 
menée  est  toujours  une  rude  épreuve;  et  leur- 
situation  était  d'autant  plus  difficile  qu'ils  ne  vou- 
laient ni  poursuivre  une  campagne  qui  dépassait 
le  but,  ni  s'associer  aux  adversaires  de  la  Révolu- 
tion, qui  étaient  en  même  temps  ceux  de  la  philo- 
sophie. Tel  était  leur  découragement  qu'ils  ne 
remplissaient  plus  les  vides  de  l'Académie.  L'abbé 
de  Radonvillierset  le  duc  de  Duras,  morts  en  1789, 
Guibert  en  1790,  Rulhière  en  1791,  Séguier  et 
Ghabanon  en  1792  n'avaient  pas  été  remplacés. 
Sept  membres  de  l'Académie  entrèrent  à  l'Assem- 
blée constituante,  et  furent  presque  perdus  pour 
les  lettres1.  D'autres  émigrèrent2  ou  se  cachèrent'. 
H  ne  venait  plus  personne  aux  séances.  Enfin,  l'As- 
semblée,  qui  se  préparait  à  détruire  toutes  les 


1.  Bailly,  Maury,  Boisgelin,  Daguesseau,  Target,  Boufflers,  le 
cardinal  de  Rohan.  Condorcet  fut  membre  de  l'Assemblée  légis- 
lative. 

2.  Le  cardinal  de  Bernis,leduc  d'Harcourt,  Choiseul-Gouffier, 
dès  le  commencement  de  la  Révolution  ;  Maury,  Boisgelin. 
Boufflers  vers  la  fin  de  1791,  Montesquiou  un  peu  plus  tard. 

3.  Daguesseau,  Marmontel.  On  connaît  la  triste  fin  de  Bailly, 
deMalesherbes,de  Condorcet.  Le  maréchal  de  Beauvau,  Lemierre. 
moururent  de  douleur,  accablés  par  les  malheurs  publics.  Cham- 
fort  essaya  de  se  donner  la  mort.  Le  duc  de  Nivernais,  La  Harpe 
furent  jetés  en  prison. 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.        9 

associations,    défendit    de  pourvoir    aux   places 
vacant  es'. 

L'Académie  française  avait  eu  de  tout  temps  de 
nombreux  ennemis,  et  elle  en  aura  toujours, 
comme  toutes  les  académies;  c'est  tout  simple. 
Les  écrivains  se  divisent  en  deux  classes  :  ceux  qui 
désirent  un  fauteuil,  ceux  qui  désespèrent  de  l'ob- 
tenir ou  se  vengent  de  ne  l'avoir  pas  obtenu.  Les 
colères  sont  plus  vives,  et  peut-être  plus  expli- 
cables, contre  les  académies  qui  récompensent  sur- 
tout le  talent,  et  s'adressent  à  tous  les  genres,  et 
non  pas  seulement  à  un  genre  circonscrit  et  déter- 
miné. Les  ennemis  de  l'Académie  française  trou- 
vèrent le  moment  opportun,  en  1790  et  4791,  pour 
redoubler  leurs  attaques.  Respecter  la  monarchie 
traditionnelle,  être  son  œuvre,  l'avoir  servie,  avoir 
été  un  de  ses  ornements,  n'était-ce  pas,  à  ce 
moment  de  l'histoire,  une  sorte  de  crime?  L'Aca- 
démie se  vantait  d'avoir  établi  dans  son  sein  l'éga- 
lité; mais  ce  n'était,  disait-on,  que  l'égalité  entre 
l'aristocratie  de  l'esprit  et  les  deux  aristocraties  du 
clergé  et  de  la  noblesse  :  lettrés,  mitres,  titrés  s'y 
liguaient  contre  l'avènement  du  peuple  au  droit 
et  à  la  lumière.  Les  lettrés,  y  avaient  pour  con- 

1.  Décret  du  13  novembre  170-2. 


10  UNE   ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

frères  des  grands  seigneurs,  qui  étaient  surtout 
des  protecteurs.  Ils  allaient  à  la  cour  pour  y  men- 
dier des  grâces,  qu'ils  payaient  par  des  bassesses1» 
On  trouvait  des  griefs  contre  l'Académie  jusque 
dans  ses  usages  et  ses  règlements.  Ainsi  tous  les 
nouveaux  académiciens  débutaient  par  des  éloges 
emphatiques  adressés  le  jour  de  leur  réception  à 
Louis  XIV  et  à  Richelieu;   l'Académie  nommait 
tous  les  ans  un  prédicateur  chargé  de  faire  devant 
elle,  dans  la  chapelle  du  Louvre,  le  panégyrique  de 
saint  Louis;  la  cour,  pour  signaler  la  rentrée  en 
grâce  des  académiciens,  \enaitde  doubler  la  valeur 
de  leurs  jetons,  et  de  les  porter  à  trois  livres  par 
séance  ;  enfin,  l'Académie  était  placée  officiellement 
sous  la  protection  du  roi  ;  la  liste  des  académiciens 
portait  en  tête,  en  gros  caractères,  cette  mention 
autrefois  glorieuse,  aujourd'hui  compromettante  : 
le  roi,  protecteur  .  A  tous  ces  reproches  se  mêlaient, 
bien  entendu,  les  éternelles  railleries  sur  le  Dic- 

1.  Ce  qui  n'était  qu'un  fait  à  l'Académie  française  était  une 
institution  à  l'Académie  des  sciences.  Il  y  avait  dans  cette  der- 
nière académie  trois  classes  de  membres  :  dix  honoraires,  vingt 
pensionnaires  et  vingt  associés.  Les  honoraires  n'étaient  au  fond 
que  des  grands  seigneurs  et  des  protecteurs.  On  ne  leur  deman- 
dait pas  d'être  des  savants.  Le  roi  choisissait  toujours  parmi  eux 
le  président  et  le  vice-président  de  l'Académie.  Voyez  Joseph 
Bertrand,  L'Académie  des  sciences  et  les  Académiciens  de  1666  à 
1793,  p.  .18.  Hetzel,  1869. 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       H 

tionnaire,  et  l'éternel  reproche  de  n'avoir  pas  élu 
Molière.  On  ajoutait  même  maintenant  à  ce  dernier 
crime  celui  de  n'avoir  pas  élu  Jean-Jacques  Rous- 
seau. Chamfort,  quoique  membre  de  l'Académie 
depuis  dix  ans,  comptait  parmi  les  écrivains  qui 
publiaient  contre  elle  les  plus  violentes  diatribes. 

L'Académie  aurait  pu  répondre,  elle  répondit 
même  par  la  plume  de  Suard  et  par  celle  de  l'abbé 
Morellet,  qu'elle  avait  pu,  sans  déshonneur,  louer 
saint  Louis,  Richelieu  et  Louis  XIV;  que  saint 
Louis  était  un  grand  roi,  Richelieu  un  grand 
ministre,  Louis  XIV  un  protecteur  magnifique  des 
lettres;  qu'en  louant  Louis  XIV  et  Richelieu,  elle 
n'obéissait  pas  seulement  à  la  reconnaissance,  mais 
à  un  règlement  très  formel  ;  qu'elle  avait  même, 
dans  ces  dernières  années,  délaissé  ou  modifié  ces 
antiques  usages,  au  grand  déplaisir  de  la  cour; 
qu'elle  avait  mis  au  concours,  en  4765,  l'éloge  de 
Descartes;  que  l'éloge  de  Marc-Aurèle,  par  Thomas, 
qui  eut  un  si  prodigieux  succès  en  1770,  était 
une  satire  contre  Louis  XV;  que  les  prédicateurs 
choisis  par  elle,  l'abbé  Bassinet  en  1767  S  l'abbé 


1.  L'abbé  Bassinet  refusa  de  prêter  le   serment  prescrit  par  la 
Constitution  civile  du  clergé,  et  fut  poursuivi  comme  royaliste  en 

170-2. 


12  UNE   ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Couturier  en  1769,  l'abbé  Desplas  en  1775%  l'abbé 
d'Espagnac  en  1779,  l'avaient  sérieusement  com- 
promise, en  ne  louant  que  le  roi  et  en  oubliant  le 
saint  ;  que  des  académiciens  tels  que  Thomas,  Gail- 
lard, Saurin,  Suard2,  loin  de  parler  en  courtisans 
avaient  tenu  un  langage  que  n'auraient  pas  osé  se 
permettre  à  la  même  date  les  détracteurs  actuels  de 
l'Académie;  qu'un  jeton  de  trois  livres  n'était  pas 
une  faveur  trop  signalée,  une  libéralité  trop  com- 
promettante, et  que  ces  trois  livres  n'étaient,  après 
tout,  que  la  représentation  exacte  des  trente  sous 
qui  leur  étaient  alloués  autrefois.  Quatre  pensions 
étaient,  dans  l'origine,  affectées  à  l'Académie  fran- 
çaise ;  la  pénurie  du  trésor  les  fit  supprimer.  On  en 
rétablit  deux  en  1772,  l'une  pour  de  Foncemagne, 
l'autre  pour  l'abbé  Batteux.  Deux  pensions  de 
14-00  livres,  accordées  à  deux  hommes  de  lettres 
sans  fortune,  ne  faisaient  pas  de  l'Académie  un  corps 


1.  Au  moment  où  le  prédicateur  montait  en  chaire,  le  suisse 
frappait  de  sa  hallebarde  en  criant  :  «  Messieurs,  le  roi  défend 
d'applaudir.  »  Malgré  cet  avertissement  un  académicien  avait  dit 
tout  haut  à  l'abbé  Desplas  :  «  Courage,  Monsieur  l'abbé  !  »  Ce 
mot  et  ce  discours  furent  de  grands  événements  pendant  vingt- 
quatre  heures.  Bachaumont,  VIII,  167.  Mercier,  CIX. 

2.  Voltaire  écrivait  à  Suard,  en  le  félicitant  de  son  discours  de 
réception  :  «  J'ai  craint  un  instant  qu'on  ne  rendît  quelque  arrêt 
pour  supprimer  le  nom  de  philosophe  dans  la  langue  française.  » 


SUPPRESSION   DES   ACADÉMIES.  13 

mercenaire.  Ce  n'était  pas  seulement  l'Académie, 
mais  tous  les  corps  constitués,  qui  étaient  placés 
sous  la  protection  du  roi,  et  si  cette  protection  était 
plus  directe  pour  l'Académie,  elle  se  faisait  moins 
sentir  par  des  bienfaits  que  par  des  coups  d'auto- 
rité. Ainsi  elle  ne  pouvait  couronner  que  des  pièces 
approuvées  par  deux  docteurs  de  Sorbonne.  On 
renonça  à  cette  formalité,  en  1768,  à  l'occasion  de 
l'éloge  de  Molière  ;  en  1770,  l'éloge  de  Fénelon,par 
La  Harpe,  couronné,  fut  censuré  par  l'archevêque, 
dénoncé  au  roi;  un  arrêt  du  conseil  rétablit  la  né- 
cessité de  l'approbation.  L'Académie  n'était  pas 
plus  libre  pour  l'élection  de  ses  membres.  Tantôt 
on  lui  imposait  des  choix,  tantôt  on  lui  signifiait 
des  interdictions.  Pour  les  choix,  il  lui  arriva  plus 
d'une  fois  de  faire  la  sourde  oreille;  pour  les 
interdictions,  il  fallait  bien  se  soumettre.  Et  qui 
donc  en  France  ne  se  soumettait  pas?  Les  remon- 
trances du  Parlement,  tant  célébrées,  n'aboutis- 
saient qu'à  un  lit  de  justice  après  avoir  risqué 
une  émeute.  N'était- il  pas  singulier  de  repro- 
cher cet  assujettissement  comme  un  crime  à  l'Aca- 
démie, quand  il  n'était  pour  elle  qu'un  fardeau, 
et  d'en  tirer  la  conséquence  qu'elle  était  essen- 
tiellement une  institution  monarchique?  Elle  avait 


14  UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

fait,  depuis  son  origine,  bien  des  choix  difficiles  à 
justifier;  mais  chez  quel  peuple,  à  quelle  époque, 
a-t-on  pu  se  flatter  de  réunir  quarante  lettrés  de 
premier  ordre?  Les  omissions,  quoi  qu'on  en  dise, 
sont  très  rares;  elles  sont  presque  toujours  expli- 
cables. Ce  n'est  pas  à  l'Académie,  ce  n'est  pas  même 
au  roi,  c'est  à  l'esprit  du  temps  qu'il  faut  imputer 
celle  de  Molière.  Ceux  qui,  en  1790,  faisaient  grand 
bruit  de  la  non  élection  de  Jean-Jacques  Roussseau, 
oubliaient  ou  feignaient  d'oublier  que  l'Académie 
ne  peut  ouvrir  ses  portes  qu'à  ceux  qui  viennent  y 
frapper1.  Personne  ne  peut  savoir  comment  Rous- 
seau aurait  répondu  à  une  élection;  ou  plutôt,  on 
le  sait  :  il  aurait  été  ravi  d'être  élu,  et  ravi  d'avoir 
l'occasion  de  refuser,  et  d'écrire,  pour  refuser,  une 
lettre  remplie  de  belles  invectives.  Bref,  l'Académie 
française,  et  toutes  les  académies  avec  elle,  étaient 
en  discrédit;  et  tous  les  reproches  qu'on  jugeait  à 
propos  de  leur  adresser  étaient  colportés  avec  em- 
pressement. Ils  n'avaient  pas  besoin  d'être  vrai- 
semblables. 


l.On  fit  une  exception  pour  Malesherbes;  on  lui  offrit  une 
place  qu'il  ne  songeait  pas  à  demander.  Ce  fut  de  la  part  de 
l'Académie  un  acte  purement  politique,  presqwe  un  acte  d'oppo- 
sition; en  tous  cas,  un  honneur  rendu  au  citoyen,  non  au  savant. 
La  réception  de  Malesherbes  eut  lieu  le  16  février  1775. 


SUPPRESSION    DES  ACADÉMIES.  15 

Les  liens  étroits  de  l'Académie  française  avec 
l'Encyclopédie  ne  pouvaient  plus  la  protéger,  car 
l'Encyclopédie  elle-même  était  impopulaire.  Voici 
comment  s'exprime  Robespierre  sur  les  encyclopé- 
distes1, dans  son  fameux  discours  du  7  mai  1794. 
c  Cette  secte,  dit-il,  en  matière  de  politique,  resta 
toujours  au-dessous  des  droits  du  peuple  ;  en  ma- 
tière de  morale,  elle  alla  beaucoup  au  delà  de  la  des- 
truction des  préjugés  religieux;  ses  coryphées 
déclamaient  quelquefois  contre  le  despotisme,  et  ils 
étaient  pensionnés  par  les  despotes;  ils  faisaient 
tantôt  des  livres  contre  la  cour,  et  tantôt  des  dédi- 
caces aux  rois;  des  discours  pour  les  mécontents  et 
des  madrigaux  pour  les  courtisans;  ils  étaient  tiers 
dans  leurs  écrits  et  rampants  dans  les  antichambres. 
Cette  secte  propagea  avec  beaucoup  de  zèle  l'opi- 
nion du  matérialisme,  qui  prévalut  parmi  les 
grands  et  parmi  les  beaux  esprits;  on  lui  doit  en 
partie  cette  espèce  de  philosophie  pratique  qui, 
réduisant  l'égoïsme  en  système,  regarde  la  société 
humaine  comme  une  guerre  de  ruse,  le  succès 
comme  la  règle  du  juste  et  de  l'injuste,  la  probité 
comme  une  affaire  de  goût  ou  de  bienséance,  le 

1.18  floréal,  an  II.  C'est  le  discours  où  il  combat  le  culte  de 
la  Raison  inauguré  par  Chaumette. 


ltf  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

monde  comme  le  patrimoine  des  fripons  adroits.  » 
Le  tableau  est  saisissant,  et  la  plupart  des  re- 
proches sont  mérités.  Tout  n'est  pas  juste  cependant. 
Robespierre  attribue  aux  encyclopédistes  une  mo- 
rale que  la  plupart  d'entre  eux  auraient  repoussée 
avec  indignation;  il  oublie  qu'ils  avaient  contribué 
efficacement  à  «  la  destruction  des  préjugés  reli- 
gieux » ,  et  cet  oubli,  de  sa  part,est  une  ingratitude  ; 
quand  il  reproche  à  plusieurs  d'entre  eux  d'avoir 
reçu  des  faveurs  de  la  cour,  il  ne  dit  rien  de  ceux 
qui  ont  été  ruinés,  exilés,  embastillés  pour  s'être 
levés  les  premiers  contre  les  abus  et  pour  la  li- 
berté ;  il  ne  tient  aucun  compte  de  cette  idée  si  lu- 
mineuse et  alors  si  nouvelle  qui  avait  donné  nais- 
sance à  l'Encyclopédie,  de  rapprocher  en  un  seul 
tout  les  diverses  branches  des  connaissances 
humaines,  et  de  les  faire  servir  à  l'émancipation 
et  aux  progrès  de  l'esprit  humain.  Il  était  comme 
tous  les  révolutionnaires,  qui  n'admirent  dans  une 
révolution  que  ce  qu'ils  y  ont  ajouté.  Ce  dédain 
pour  l'Encyclopédie  explique  à  merveille  le  dédain 
des  contemporains  de  Robespierre  pour  les  aca- 
démies. 

Quand  une  institution  est  injustement  menacée, 
il  est  beau  de  la  voir  se  défendre  courageusement 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       17 

et  tomber  noblement.  ïl  n'y  a  pas  au  contraire 
de  spectacle  plus  affligeant  que  celui  des  victimes 
s'offrant  elles-mêmes  cà  la  persécution,  dans  l'es- 
poir d'en  atténuer  les  coups.  Les  membres  des 
anciennes  académies  se  divisèrent.  Tandis  que  les 
uns,  comme  Morellet,  Suard,  Ducis,  Delille  res- 
taient fidèles  à  la  patrie  académique,  Chamfort, 
membre  depuis  dix  ans  de  l'Académie  française, 
mettait  son  talent  d'écrivain  au  service  des  haines 
dont  l'Académie  était  l'objet,  et  Fourcroy  qui 
devait,  peu  d'années  après,  accepter  un  litre  de 
comte,  ne  rougissait  pas  d'ouvrir  la  série  des  épu- 
rations, si  tristement  continuées  après  le  48  fruc- 
tidor et  en  1816.  On  lit  ce  qui  suit  dans  le  procès- 
verbal  de  l'Académie  des  sciences  du  25  août  1792. 
«  M.  Fourcroy  annonce  à  l'Académie  que  la  Société 
de  médecine  a  rayé  plusieurs  de  ses  membres 
émigrés  et  notoirement  connus  pour  contre-révo- 
lutionnaires; il  propose  à  l'Académie  d'en  user 
pareillement  envers  certains  de  ses  membres  connus 
pour  leur  incivisme,  et  qu'en  conséquence  lecture 
soit  faite  de  la  liste  de  l'Académie  pour  prononcer 
leur  radiation1.  »  Fourcroy  renouvela;  trois  fois 

1.  Joseph  Bertrand,  l.  c,  p.  425. 


18  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

cette  proposition.  L'académie  feignait  de  ne  pas 
l'entendre,  parce  qu'il  était  aussi  dangereux  de  la 
repousser  que  déshonorant  de  la  faire.  Il  insista 
tellement  qu'il  fallut  procéder  au  vote.  La  motion 
fut  rejetée  à  l'unanimité1;  il  est  douloureux  de  pen- 
ser qu'elle  ait  été  faite  par  un  homme  qui  a  laissé 
un  nom  dans  la  science. 

L'Académie  française,  de  beaucoup  la  plus  me- 
nacée, n'avait  pas  songé  à  des  épurations;  mais, 
pour  répondre  aux  accusations  dont  elle  était  l'objet 
et  leur  ôter  tout  prétexte  dans  l'avenir,  elle  s'était 
fait  un  nouveau  règlement  à  la  mode  du  jour,  un 
règlement  révolutionnaire  et  égalitaire,  qu'elle  avait 
soumis  humblementà  l'appréciation  de  l'Assemblée 
nationale. 

L'Assemblée  avais  mis  l'affaire  entre  les  mains 
de  Mirabeau;  et  Mirabeau,  qui  n'aimait  pas  l'Aca- 
démie, s'était  aussitôt  adressé  à  Chamfort,  qui  ne 
l'aimait  pas  non  plus,  et  qui  la  connaissait  puis- 
qu'il en  était  membre.  Marché  conclu  :  Chamfort 
préparera  le  décret,  écrira  le  discours;  Mirabeau 
le  lira  ou  le  récitera.  On  sait  que  l'illustre  orateur 
acceptait  sans  scrupule  ce  genre  de  collaboration. 
Il  mourut1  avant  d'avoir  parlé;  mais  son  discours 

1.  Le  2  avril  1791. 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.  19 

ou  plutôt  le  discours  de  Chamfort,  qu'il  devait  s'ap- 
proprier en  le  prononçant  du  haut  de  la  tribune, 
fut  publié  par   le  véritable   auteur.  C'était  une 
diatribe  violente,  une  condamnation  accablante. 
Chamfort,  dans  ce  discours  qui  devait  prendre  une 
telle  importance  en  passant  par  la  bouche  du  grand 
orateur,  appelait  l'Académie  française  «  une  école 
de  servilité  et  de  mensonge  ».  A  peu  d'années  de 
là,  de  nouvelles  académies  devaient  démontrer  au 
m  onde  que  ce  n'est  pas  seulement  dans  la  monarchie 
traditionnelle  qu'il  y  a  des  écoles  de  servilité!  Il  lui 
reprochait  d'être  «  inutile  »  ;  accusation  déjà  an- 
cienne, puisqu'on  en  trouve  la  trace  en  1777, 
époque  où  l'on  parlait  de  la  réunir  à  l'Académie 
des  inscriptions1.  Tout  ce  que  Chamfort  accordait  à 
l'Académie  française,  c'était  de  ne  pas  coûter  trop 
cher2.  Elle  n'entrait  pas  pour  beaucoup  dans  le 
déficit.  Elle  était  la  moins  coûteuse  des  inutilités. 
Il  proposait  en  conséquence  de  la  supprimer  avec 
toutes  les  autres  académies,  ou  plutôt  de  l'anéantir  ; 
car  c'est  le  terme  dont  il  se  servait. 

Mirabeau,  en  grand  esprit  qu'il  était,  professait 


1.  Mémoires  secrets,  etc.  Bachaumont,  t.  X,  p.  253, 

2.  Elle  coûtait  au  roi  25000  francs. 


20  UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

ce  principe,  qu'on  ne  détruit  réellement  que  ce 
qu'on  remplace.  C'était  aussi  la  doctrine  des  autres 
chefs  de  l'Assemblée,  et  de  l'Assemblée  elle-même. 
En  général,  elle  était  plus  préoccupée  de  créer  que 
de  détruire  ;  souvent  aussi,   quand   elle  croyait 
créer,  elle  ne  faisait  que  transformer.  A  l'exception 
des  privilèges  abolis  dans  la  nuit  du  4  août,  et  qui 
furent  anéantis  sans  être  remplacés,  parce  qu'ils 
n'étaient,  sous  le  nom  usurpé  de  droits,  que  de 
purs  dénis  de  justice,  elle  remplaça  toujours  les 
institutions  qu'elle  supprimait  :  les  parlements  et 
les  innombrables  tribunaux  qui  leur  étaient  subor- 
donnés, par  un  corps  judiciaire  unique  ;  les  ordon- 
nances et  les  coutumes,  par  un  code  régulier  et 
uniforme  pour  toute  la  France;  les  provinces  avec 
les  gouvernements  particuliers ,   sénéchaussées , 
bailliages,  etc.,  par  la  division  en  départements  et 
en  districts;  les  universités,  par  une  loi  générale 
sur  l'instruction  publique,  etc.  Elle  tint  la  même 
conduite  en  cette  circonstance,  puisqu'en  suppri- 
mant les  académies  anciennes,  elle  décréta  la  fon- 
dation d'une  nouvelle  académie.  Il  faut  pourtant 
remarquer,  comme  un  signe  des  temps,  la  forme 
du  décret,  qui  semble  donner  plus  d'importance  à 
la  destruction  qu'à  la  création.  Mirabeau  aurait  pu 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       21 

dire  :  à  l'avenir,  les  quatre  académies  aujourd'hui 
existantes,  ne  formeront  plus  qu'une  seule  acadé- 
mie, divisée  en  trois  sections.  C'est  ce  que  des  An- 
glais n'auraient   pas  manqué  de  faire,  et  cette 
manière  de  parler  et  de  procéder  aurait  été  plus 
conforme  à  ses  propres  habitudes.  Il  aima  mieux, 
pour  celte  fois,  supprimer  et  reconstruire.  Il  se 
laissa  inspirer  par  les  ressentiments  de  Ghamfort, 
et  par  l'étrange  animosité  dont  les  académies  étaient 
l'objet  dans  le  public.  Sa  proposition  disait  formel- 
lement :  les  académies  sont  anéanties  ;  une  académie 
unique  est  fondée.  La  conséquence  pratique  était  la 
même;  l'effet  moral  était  différent.  Ainsi  l'Assem- 
blée tenait  à  paraître  supprimer  la  tradition,  même 
quand  elle  la  conservait;  en  Angleterre,  les  révo- 
lutionnaires auraient  tenu  à  paraître  la  conserver, 
même  en  la  supprimant. 

L'idée  de  la  suppression  pure  et  simple,  de  la 
destruction  sans  remplacement,  soutenue  dans  des 
pamphlets  et  dans  des  feuilles  publiques  par  des 
candidats  malheureux1,  n'a  pu  trouver  accès  que 
dans  la  Convention,  et,  dans  la  Convention,  que 
sous  la  Terreur.  L'Assemblée  Constituante  avait 

1.  Palissot,  dans  la  Chronique  de  Paris,  du "!•*  août  1791. 


22    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

longtemps  hésité.  Son  hésitation  se  trahissait  par 
des  démarches  et  des  décrets  contradictoires.  Un 
décret  rendu  le  43  novembre  1792  avait  défendu  à 
toutes  les  académies  de  nommer  aux  places  va- 
cantes dans  leur  sein.  On  a  remarqué  que,  le  jour 
môme  où  ce  décret,  avant-coureur  du  décret  de 
suppression,  avait  été  rendu,  une  députation  de 
l'Académie  des  sciences  s'était  présentée  à  la  barre 
pour  rendre  compte  de  l'état  des   travaux  sur  le 
système  métrique.  Elle  avait  été  félicitée  par  le  pré- 
sident. Le  17  mai  1793,  l'Assemblée,  toujours  par- 
tagée entre  sa  sympathie  pour   l'Académie  des 
sciences  et  sa  haine  pour  les  académies  en  général, 
avait,  par  un  décret  spécial,  levé  l'interdiction  de 
pourvoir  aux  places  vacantes,  mais  pour  l'Académie 
des  sciences  seulement.  Le  6  août  1793  elle  avait 
encore   consulté   l'Académie   des   sciences  pour 
savoir  quel  avantage  il  y  aurait  à  porter  le  titre 
des  pièces  d'or  et  d'argent  de  la  République  au 
dernier  degré  de  fin.  Deux  jours  après,  le  8  aoû  t 
1793,  elle  met  un  terme  à  ces  longs  débats  et  à  ses 
propres  fluctuations,  en  abolissant  toutes  les  aca- 
démies1. Le  décret  fut  assez  conforme  à  la  propo- 

1.  L'Académie  française  avait,  eu  sa  dernière  réunion  le  5  août. 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       23 

sition faite  par  Mirabeau  à  l'Assemblée  Constituante, 
avec  cette  différence  que  la  création  d'une  société 
nouvelle  n'était  plus  qu'une  promesse  toute  plato- 
nique. Il  fut  rendu  sur  le  rapport  dece  même  Gré- 
goire qui  avait  défendu  les  académies  devant  la  Gon  - 
sti tuante  en  17901,  et  qui  contribua  puissamment, 
en  1795,  à  les  rétablir.  Grégoire  déclarait,  dans  son 
rapport,  présenté  au  nom  de  la  commission  d'in- 
struction publique,  que  les  académies  étaient  inu- 
tiles. On  lui  a  reproché,  à  cette  occasion,  une 
versatilité  dont  on  ne  trouverait  pas  d'autre  exemple 
dans  sa  longue  carrière2.  M.  Despois  remarque, 
avec  raison,  qu'au  moins  il  ne  taxait  pas  d'inutilité 
l'Académie  des  sciences;  qu'il  avait  soin,  dans  ce 
même  rapport,  d'énumérer  les  services  qu'elle  ne 
cessait  de  rendre,  et  qu'en  outre,  le  décret  pré- 
senté par  lui  était  plutôt  un  décret  de  réorganisa- 
tion qu'un  décret  de  suppression,  car  l'article  3 
chargeait  expressément  le  comité  d'instruction  pu- 
blique de  préparer  l'organisation  d'une  Académie 
nouvelle3.  Il  ne  faut  pas  trop  insister  sur  cet  arti- 


1.20  août  1790. 

2.  M.  Paul  Mesnard,  Histoire  de  l'Académie,  p.  172. 

3.  Le  Vandalisme  révolutionnaire,  par  Eugène  Despois.  Paris, 
1868,  p.  133  et  suiv. 


U  UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

cle  3,  qui  n'était  guère  qu'une  espérance,  un  vœu 
du  rapporteur  et  de  la  commission,  auquel  l'As- 
semblée ne  prit  pas  garde.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que, 
si  Grégoire  voyait  surtout  dans  le  décret  cet  article  3, 
la  Convention  n'y  voyait,  elle,  que  l'article  1er.  Elle 
était,  ce  jour-là,  en  humeur  de  détruire,  et  elle 
poussa  du  pied  les  académies  comme  un  débris 
des  institutions  monarchiques. 

Voici  le  décret  proposé  par  le  comité  d'instruc- 
tion publique  dans  la  séance  du  8  août  1793,  et 
dont  les  articles  furent,  les  uns  votés  immédiate- 
ment, les  autres  ajournés  jusqu'à  l'entière  orga- 
nisation de  l'instruction  publique. 

«  Art.  1er.  —  Toutes  les  académies  et  sociétés 
littéraires,  patentées  ou  dotées  par  la  nation,  sont 
supprimées. 

»  Art.  2.  —  L'Académie  des  sciences  demeure 
provisoirement  chargée  des  divers  travaux  qui  lui 
ont  été  renvoyés  par  la  Convention  nationale  ; 
en  conséquence,  elle  continuera  de  jouir  des  attri- 
butions annuelles  qui  lui  ont  été  accordées,  jusqu'à 
ce  qu'il  en  ait  été  autrement  ordonné. 

»  Art.  3.  —  La  Convention  nationale  charge  son 
comité  d'instruction  publique  de  lui  présenter 
incessamment  un  plan  d'organisation  d'une  So- 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       $5 

ciété  destinée  à  l'avancement  des  sciences  et  des 
arts. 

»  Art.  4.  —  Les  citoyens  ont  droit  de  se  réunir 
en  sociétés  libres,  pour  contribuer  aux  progrès  des 
connaissances  humaines. 

»  Art.  5.  —  La  distribution  des  prix  proposés 
par  les  académies  et  sociétés  supprimées  par  le 
présent  décret,  est  suspendue  jusqu'à  l'organisa- 
tion de  l'instruction  publique. 

»  Art.  6.  —  Les  cours  de  sciences,  d'arts  et 
métiers  mécaniques  et  chimiques,  dépendant  des 
sociétés  supprimées  par  le  présent  décret,  seront 
continués  et  payés  comme  par  le  passé,  jusqu'à 
l'organisation  de  l'instruction  publique. 

ï  Art.  7.  —  Les  jardins  botaniques  et  autres, 
les  cabinets,  muséum,  bibliothèques  et  autres 
monuments  des  sciences  et  des  arts,  attachés  aux 
académies  et  sociétés  supprimées,  sont  mis  sous 
la  surveillance  des  autorités  constituées,  jusqu'à 
ce  qu'il  en  ait  été  disposé  par  les  décrets  sur 
l'organisation  de  l'instruction  publique.  » 

Ce  décret,  dans  son  ensemble,  est  à  peine  digne 
du  comité  d'instruction  publique,  où  siégeaient 
Grégoire,  Lakanal,  Daunou,  Chénier,  Villar.  Il  pro- 
pose bien  de  remplacer  ce  qu'il  détruit;  mais  il  a 


26  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

le  tort  grave  d'opérer  la  destruction  immé- 
diatement, tandis  qu'il  ne  fait  que  promettre  la 
reconstruction.  Tous  les  établissements  qui  pas- 
sèrent de  la  garde  des  académies  à  celle  «  des 
autorités  constituées  »,  furent  très  littéralement 
abandonnés  pendant  les  années  suivantes,  et  le  Di- 
rectoire le  constata  lui-même,  dans  le  discours  par 
lequel  il  inaugura,  en  1795,  les  séances  de  l'Institut 
national.  «  On  ne  nous  accusera  plus,  dit-il,  d'être 
des  barbares.  I  Le  comité  d'instruction  publique 
se  montra  donc  imprudent  en  1793,  puisqu'au  lieu 
de  suivre  l'exemple  de  Mirabeau,  de  Talleyrand,  de 
Condorcet,  qui  remplaçaient  immédiatement  les 
académies  par  une  Société  nationale  destinée  à  l'a- 
vancement des  sciences  et  des  arts,  il  se  contentait 
d'une  promesse  à  long  terme.  Il  aurait  dû  se  rendre 
compte  du  désordre  qui  allait  se  produire  dans 
l'intervalle  entre  la  destruction  et  la  création.  La 
création  même,  quoique  promise,  était  loin  d'être 
certaine.  Gomme  on  ne  donnait  aucun  moyen 
d'exécution,  elle  n'était  pas  autre  chose  qu'une 
espérance,  qui  pouvait  être  indéfiniment  ajournée. 
Quand  on  revint  le  12  août  sur  le  même  sujet,  ce 
fut  pour  approfondir,  pour  accomplir  la  spoliation. 
«  La  Convention  nationale  décrète   qu'à  la  dili- 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       27 

gence  du  ministre  de  l'intérieur,  les  scellés  seront 
apposés  sur  les  portes  des  appartements  occupés 
par  les  académies  et  sociétés  supprimées  par  son 
décret  du  8  du  présent  mois,  et  qu'il  sera  procédé 
sans  délai  à  la  levée  des  scellés  et  à  l'inventaire  des 
statues,  tableaux,  livres,  manuscrits  et  autres  effets 
dont  elles  avaient  la  jouissance  :  charge  ledit  mi- 
nistre de  pourvoir  à  la  conservation  desdits  effets, 
jusqu'à  ce  que  la  Convention  ait  statué  sur  leur 
destination  ultérieure.  » 

M.  Eugène  Despois,  qui  a  toujours  beaucoup  de 
peine  à  reconnaître  que  l'Assemblée  constituante, 
et  même  la  Législative  et  la  Convention  aient  pu  se 
tromper,  insiste  beaucoup  sur  l'article  3  et  l'ar- 
ticle 4  de  la  proposition  du  comité  d'instruction 
publique.  Il  n'en  tirerait  pas  un  plus  grand  parli 
si  ces  articles  avaient  été  immédiatement  mis  en 
pratique.  Il  est  à  peine  équitable  de  tenir  compte  à 
la  Convention  des  vœux  qu'elle  a  exprimés,   et 
même  des  lois  qu'elle  a  votées,  quand  elle  n'a  pas 
passé  de  la  théorie  à  l'application.  On  peut  en 
croire  à  ce  sujet  Merlin  de  Douai,  dans  le  mémoire 
lu  par  lui  à  la  seconde  classe  de  l'Institut  «  sur 
la  nécessité  de  donner  à  la  République  un  code 
uniforme  ».  Il  dit  formellement  que  les  lois  étaient 


28  UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

innombrables,  contradictoires, inexécutables, inex- 
écutées, votées  très  souventpar  surprise,  et  oubliées 
aussitôt  après  le  vote.   Le  vœu  exprimé  par  la 
commission,  en  août  4793,  ne  fut  réalisé  qu'en 
avril  1796;  et  il  le  fut,  non  en  vertu  de  la  loi  de 
1793,  mais  en  vertu  de  la  loi  du  25  octobre  1795. 
Il  en  est  de  même  de  l'article  4,  dont  les  apolo- 
gistes de  laCo  nention  font  grand  bruit.  Cet  article 
se  rapportait  à  une  opinion  soutenue  à  la  tribune 
par  Lanjuinais,  qui  était  libéral  dans  un  temps  où 
personne  n'aimait  et  ne   comprenait  la  liberté, 
quoique  tout  le  monde  crût  l'aimer  et  la  com- 
prendre. Lanjuinais  ne  voulait  ni  détruire  les  aca- 
démies, ni  leur  conserver  leurs  dotations  et  leurs 
privilèges.  Il  les  repoussait  quand  elles  étaient  pri- 
vilégiées, dotées  et  gouvernées;  il  était  prêt  à  les 
honorer,  dès  qu'elles  consentiraient  à  n'être  plus 
que  des  assemblées  libres.  M.  Despois  attribue  à  la 
Convention  l'opinion  de  Lanjuinais,  ce  qui  est  une 
illusion  un  peu  forte.  «  Jamais,  dit-il  dans  son  sa- 
vant et  spirituel  livre  du  Vandalisme  révolution- 
naire1, jamais  la  Convention  n'a  détruit  les  aca- 
démies. Elle  les  a  délivrées  de  leur  assujettissement 

1.  1868,  chez  Hachette. 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       M 

et  de  leur  budget.  »  Cela  rappelle  le  mot  fameux  de 
Julien  l'Apostat  :  t  Les  chrétiens  se  plaignent  de 
moi  parce  que  je  leur  ai  ouvert  le  chemin  du  ciel 
en  les  débarrassant  de  leurs  richesses.  »  M.  Des- 
pois n'est  pas  éloigné  de  dire  que  le  décret  du 
8  août  est  un  service  rendu  aux  académies.  Mais  ni 
les  académiciens,  ni  les  conventionnels,  ni  aucun 
des  contemporains  n'interprétèrent  ainsi  la  loi.  Il 
fut  bien  entendu  et  bien  compris  par  tout  le  monde 
que  les  académies  étaient  à  la  fois  ruinées  et  sup- 
primées; et  deux  ans  après,  quand  l'Institut  fut 
créé,  il  fut  également  compris  que  c'était  une  ré- 
surrection des  académies  sous  un  autre  nom  et 
avec  un  règlement  nouveau.  Non  seulement  la 
Convention  de  4793  ne  voulait  plus  de  corps  pri- 
vilégiés, mais  elle  ne  voulait  plus  de  corps.  Elle 
chassait  l'Académie  française  avec  colère,  et  l'Aca- 
démie des  sciences  avec  respect;  la  première, 
parce  qu'elle  était  l'Académie  française,  et  la 
seconde  parce  qu'elle  était  une  académie.  Et  de 
même  que  l'Assemblée  constituante  avait  pris  soin 
de  déclarer  que  plusieurs  des  congrégations  reli- 
gieuses qu'elle  supprimait  avaient  bien  mérité  de 
la  patrie,  comme  pour  mieux  marquer  qu'elle 
obéissait  à  un  principe,  la  Convention  plaça  côte  à 


30  UNE  ACADÉMIE   SOUS    LE   DIRECTOIRE, 

côte,  dans  le  même  décret,  la  suppression  et  l'éloge 
de  l'Académie  des  sciences. 

On  eut  l'occasion,  dans  le  cours  de  la  Révolution, 
déjuger  de  la  vitalité  des  académies  indépendantes. 
Ce  fut  quelques  années  plus  tard,  et  lorsque  l'In- 
stitut national  des  sciences  et  des  arts,  académie 
dotée  et  patentée  s'il  en  fut,  jouissait  déjà  de  tout 
son  éclat.  D'anciens  membres  de  l'Académie  fran- 
çaise,   que   l'existence  de  l'Institut  ne  consolait 
pas  de  la  suppression  de  leur  chère  académie, 
avaient  d'abord  tenté  de  la  faire  officiellement  ré- 
tablir, grâce  à  la  protection  de  Lucien  Bonaparte. 
Lucien  était  ministre  de  l'intérieur  ;  il  aimait  les 
lettres,  il  les  cultivait,  il  ne  fut  pas  insensible  au 
nom  de  restaurateur  de  l'Académie  française;  il  ne 
vit  d'abord  aucune  difficulté  dans  un  projet  qu'au- 
torisait l'article  4  de  la  loi  du  8  août  1793,  et  qui 
lui   aurait  gagné  le  cœur  d'un  certain  nombre 
d'écrivains  célèbres.  Il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir 
que  le  plan  ne  réussirait  pas  de  haute  lutte,  et  qu'il 
fallait  déployer  quelque  habileté.  Il  conseilla  à  ses 
confédérés  de  s'établir  d'abord    comme  société 
libre,  et  de  reprendre  le  nom  et  le  règlement  de 
l'Académie  française,  à  l'abri  de  l'article  4.  Il  don- 
nerait d'abord  un  local,  puis  une  subvention,  et 


SUPPRESSION  DES   ACADÉMIES.  31 

peut-être,  par  la  suite,  un  rang  officiel,  pourvu 
qu'on  fût  sage.  On  le  crut  ;  on  tint  une  première 
séance,  le  7  messidor  an  V  II  (27  juin  1800),  à 
laquelle  furent  présents  Morellet,  le  plus  fervent 
champion  de  l'Académie,  Suard,  Ducis,  Boufflers 
et  Target.  A  la  seconde  séance,  qui  eut  lieu  cinq 
jours  après,  il  se  trouva  deux  académiciens  de 
plus  :  Daguesseau  et  Saint-Lambert.  Le  plus  pressé 
était  de  combler  les  vides,  afin  de  redevenir  «  les 
Quarante  ».  Lucien  conseillait  de  choisir  des 
hommes  puissants,  qui  seraient  autant  de  protec- 
teurs. On  n'y  manqua  pas.  D'ailleurs,  une  académie 
composée  de  personnages  officiels  est  déjà  bien 
près  d'être  elle-même  un  corps  officiel.  Il  restait, 
en  tout,  dix-sept  membres  de  l'ancienne  Académie, 
savoir  :  les  sept  qui  étaient  présents  à  la  seconde 
assemblée,  et  dix  autres  dont  voici  les  noms  : 
Gaillard,  Roquelaure,  évêque  de  Senlis1,  Boisgelin 
de  Cucé,  archevêque  d'Aix2,  le  comte  de  Bissy 3,  La 
Harpe,  Ghoiseul-Gouffier,  le  duc  d'Harcourt,  l'abbé 
Delille,  le  cardinal  de  Rohan,  et  le  cardinal  Maury. 
On  élut  dix-huit  membres  nouveaux,  ce  qui  por- 


\.  Archevêque  de  Malines  après  le  concordat. 

t   Archevêque  de  Tours  et  cardinal  après  le  concordat. 

o.  Thiard  de  Bissy,  traducteur  des  Nuits,  d'Young. 


3-2    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

tait  le  nombre  à  trente-cinq.  M.  Paul  Mesnard  dit, 
dans  son  excellente  Histoire  de  V Académie  fran- 
çaise, qu'on  n'alla  pas  plus  loin,  parce  qu'on  fut 
arrêté  par  la  difficulté  de  mettre  certains  noms  sur 
une  même  liste.  On  y  avait  bien  mis  le  duc  d'Har- 
court,  premier  gouverneur  du  Dauphin  désigné  par 
Louis  XVI,  et  Garât  qui  avait  lu  à  Louis  XVI  son 
arrêt  de  mort;  mais  on  désespéra  de  faire  vivre 
ensemble  des  cardinaux  et  des  régicides.  Peut-être 
aussi  se  souvint-on  de  la  force  que  donnent  à  une 
académie  deux  ou  trois  vacances  à  remplir. 

Les  dix-huit  élus  furent  le  premier  consul,  Le 
Brun,  troisième  consul,  Lucien  Bonaparte,  ministre 
de  l'intérieur,  Talleyrand,  ministre  des  relations 
extérieures,  Laplace,  sénateur,  Rœderer  et  De- 
vaines,  conseillers  d'État1,  Portalis,  qui  fut  aussi 
conseiller  d'État  cette  même  année,  Fontanes, 
Gollin  d'Harleville,  Dureau  de  la  Malle,  Lefèvre  -, 
le  comte  de  Ségur,  Dacier,  Volney,  Arnault,  Garât 
et  Bernardin  de  Saint-Pierre.  Tous  ces  noms,  à 
l'exception   de  deux  ou  trois,  étaient  pris  dans 

1.  Les  conseillers  d'État  étaient  alors  associés  de  très  près  au 
gouvernement,  et  quelquefois  chargés,  en  cette  qualité  de  con- 
seillers d'État,  d'un  véritable  ministère. 

2.  Auteur  dramatique,  qui  avait  appartenu  à  la  cour  du  duc 
d'Orléans. 


SUPPRESSION   DES   ACADÉMIES.  33 

L'Institut.  Morellet  et  Suard  portèrent  la  liste  à 
Lucien.  Mais,  trois  jours  après  cette  élection,  le 
premier  consul  était  de  retour  à  Paris.  Il  déclara 
péremploirement  à  son  frère  qu'il  ne  voulait,  ni  de 
ce  nom  d'Académie,  ni  de  cette  résurrection  de 
l'Académie  française.  Il  partageait  contre  ce  nom 
et  contre  ce  corps  les  rancunes  des  révolution- 
naires. Il  tenait  à  l'Institut,  dont  il  faisait  partie,  et 
qu'il  rêvait  de  transformer  pour  en  faire  une  créa- 
tion qui  lui  fût  propre.  Il  pensait  qu'une  rivalité 
et  une  lutte  d'influence  s'établiraient  nécessaire- 
ment entre  l'Institut  et  l'Académie  française.  Il  ne 
lui  plaisait  pas  de  permettre  la  constitution  d'un 
corps,  fùt-il  libre  de  toute  attache  officielle,  où  des 
évêques,  d'anciens  courtisans,  des  émigrés,  des 
frondeurs  tels  que  Gaillard  ou  Delille,  auraient  la 
prépondérance.  Quant  au  fameux  article  4  qui  con- 
sacrait la  liberté  des  sociétés  littéraires  ou  scienti- 
fiques, il  n'y  pensait  pas  plus  que  n'avait  fait  la 
Convention,  qui  l'avait  voté  sans  y  prendre  garde. 
Ni  lui,  ni  la  Convention,  ni  le  Directoire  ne  furent 
jamais  arrêtés  par  un  article  de  loi.  Tout  ce  que 
Lucien  put  obtenir,  ce  fut  qu'on  laisserait  vivre  la 
nouvelle  société  sous  le  nom  de  Société  littéraire, 
et  qu'on  lui  donnerait  un  local  pour  ses  séances. 

3 


34  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Il  écrivit  le  8  messidor  aux  promoteurs  de  l'en- 
treprise :  «  Les  ennemis  des  lettres  ont  répandu 
avec  affectation  que  vous  preniez  le  titre  d'acadé- 
miciens français,  que  vous  vouliez  rétablir  l'Aca- 
démie française.  Vous  connaissez  trop  bien  les  lois 
de  votre  pays  pour  prendre  un  titre  qu'elles  ont 
supprimé.  »  Il  annonçait  en  même  temps  que  les 
consuls  et  les  ministres  n'acceptaient  pas  leur  élec- 
tion. Morellet  répondit  sur-le-champ,  au  nom  de 
ses  confrères,  que  c'était  bien  en  effet  l'Académie 
française  qu'on  avait  voulu  rétablir.  «  Si  nous  n'a- 
vions voulu  former  qu'une  société  littéraire  occupée 
des  travaux  suivis  que  demande  la  composition 
d'un  dictionnaire,  d'une  grammaire,  nous  n'aurions 
fait  entrer  sur  la  liste  ni  le  premier  consul  ni  vous- 
même.  »  Il  refusait  une  permission  si  dédaigneuse- 
ment donnée,  et  qui  aurait  peut-être  été  accompa- 
gnée de  quelque  aumône  pour  des  gens  de  lettres 
infirmes  et  nécessiteux.  N'ayant  plus  ni  protection, 
ni  ressources,  ni  le  droit  de  reprendre  son  nom 
glorieux,  ni  même,  hélas  !  la  faveur  populaire,  qui 
était  toute  à  l'Institut,  l'Académie  cessa  de  se  réu- 
nir, et  l'inanité  du  rêve  de  Laujuinais  fut  dé- 
montrée. 
En  1793,  où  nous  revenons,  personne  ne  pré- 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       35 

voyait  le  jour  où  il  serait  possible  de  rétablir  l'Aca- 
démie IVanraise.  On  ne  s'attachait  même  pas  à  l'es- 
poir de  cette  Société  destinée  à  l'avancement  des 
sciences  et  des  arts,  solennellement  et  platonique- 
ment  promise  par  l'article  3  du  décret  du  8  août. 
Morellet  avait  assisté  à  la  levée  des  scellés  et  à  l'in- 
ventaire de  l'Académie.  Il  s'était  vu  malmené  par 
les  commissaires.  Il  avait  réussi  à  sauver,  M.  Des- 
pois dit  :  «  à  voler  »  quelques  registres  ;  c'était 
tout  ce  qui  restait  des  biens  de  l'Académie. 

Dans  le  désastre  commun,  l'Académie  des  sciences 
avait  conservé  un  reste  de  considération.  Elle  n'é- 
tait ni  oubliée,  comme  l'Académie  des  inscriptions, 
ni  injuriée,  comme  l'Académie  française.  Le  comité 
d'instruction  publique  la  consultait  fréquemment. 
Voici  en  quels  termes  Grégoire  parlait  de  cette  Aca- 
démie dans  le  rapport  qui  servit  de  considérant  au 
décret  du  8  août.  «  L'Académie  des  sciences,  qui  fut 
toujours  composée  des  premiers  hommes  de  l'Eu- 
rope, a  décrit  plus  de  quatre  cents  machines  et  pu- 
blié cent  trente  volumes,  qui  sont  un  des  plus  beaux 
monuments  de  l'esprit  humain.  Elle  continue  avec 
une  activité  infatigable  les  travaux  dont  vous  l'avez 
chargée,  sur  l'argenterie  des  églises  supprimées, 
sur  le  titre  des  monnaies  d'or  et  d'argent,  sur  la 


36    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

production  du  salpêtre  et  sur  la  mesure  d'un  degré 
du  méridien,  opération  qui  ne  peut  être  terminée 
que  dans  un  an.  Vous  venez  d'adopter  son  ouvrage 
sur  les  poids  et  mesures  ;  elle  s'occupe  de  la  con- 
fection de  nouveaux  étalons  -et  du  rapprochement 
des  nouvelles  mesures  avec  toutes  celles  qui  jus- 
qu'ici sont  usitées  dans  les  diverses  contrées  de  la 
France.  »  L'article  2  du  décret  stipulait  «  que 
l'Académie  des  sciences  demeurait  provisoirement 
chargée  des  divers  travaux  qui  lui  avaient  été  ren- 
voyés par  la  commission,  et  qu'elle  continuerait, 
en  conséquence,  et  jusqu'à  nouvel  ordre,  à  jouir 
des  attributions  annuelles  qui  lui  étaient  accor- 
dées ».  Gela  signifiait  qu'on  supprimait  l'Académie 
des  sciences,  et  qu'on  sentait  en  même  temps  l'im- 
possibilité de  se  priver  de  ses  services. 

Lakanal,  qui  avait  vu  avec  douleur  Ja  suppres- 
sion des  académies,  tenta,  quelques  jours  après  le 
décret  du  8  août,  de  sauver  au  moins  l'Académie 
des  sciences,  en  faisant  de  l'article  Sun  décret  spé- 
cial, auquel  il  donna  une  forme  plus  précise.  Il 
parvint  à  faire  rendre  un  décret  ainsi  conçu  :  «  La 
Convention  nationale,  ouï  le  rapport  de  son  comité 
d'instruction  publique,  décrète  que  les  membres 
de  la  ci-devant  Académie  des  sciences  continueront 


SUPPRESSION  DES  ACADÉMIES.       3? 

à  s'assembler  dans  le  lieu  ordinaire  de  leurs 
séances,  pour  s'occuper  spécialement  des  objets 
qui  leur  auront  été  ou  pourront  leur  être  renvoyés 
par  la  Convention  nationale.  En  conséquence,  les 
scellés  seront  levés,  et  les  attributions  annuelles 
laites  aux  savants  qui  la  composaient  leur  seront 
payées  comme  par  le  passé,  et  jusqu'à  ce  qu'il  en 
ait  été  autrement  ordonné.  »  Ainsi  l'Académie  res- 
tait supprimée  ;  on  la  transformait  en  bureau  de 
renseignements  à  l'usage  de  la  Convention.  Ce 
décret  n'eut  pas  de  suite,  et  ne  pouvait  pas  en 
avoir. 

Lakanal  se  hâta  de  le  transmettre  à  Lavoisier, 
qui  lui  répondit  en  ces  termes  : 

«  J'ai  reçu,  avec  une  reconnaissance  qu'il  me 
serait  difficile  de  vous  exprimer,  l'expédition  du 
décret  que  vous  avez  fait  rendre  et  que  vous  avez 
bien  voulu  m'adresser  ;  j'en  ai  donné  communica- 
tion à  quelques-uns  de  mes  anciens  confrères,  qui 
partagent  mes  sentiments.  Malheureusement,  les 
circonstances  ne  paraissent  pas  permettre  de  se 
servir  de  ce  décret,  et  queique  important  qu'il  soit 
pour  le  travail  des  poids  et  mesures  et  pour  la  suite 
des  autres  objets  dont  l'Académie  avait  été  chargée, 
elle  ne  pourrait  pas  s'en  servir  dans  ce  moment 


38  UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

sans  paraître  lutter  contre  l'opinion  dominante  du 
comité  d'instruction  publique  et  de  la  partie  pré  - 
pondérante  de  l'Assemblée.  » 

Lavoisier  écrivant  à  Lakanal  qui  ne  méritait  que 
des  éloges,  ne  donne  pas  toutes  les  raisons  qu'il 
avait  de  s'abstenir.  Sa  lettre  explique  d'ailleurs  la 
situation  d'une  Assemblée  qui  improvisait  ses  dé- 
crets, et  qui  en  laissait  passer  quelques-uns  dont 
la  majorité  n'aurait  pas  voulu  si  elle  avait  été  là.  Il 
y  a  dans  les  assemblées  une  majorité  permanente, 
et  des  majorités  de   hasard  qui  dépendent  du 
nombre  des  membres  présents  à  la  séance.  Gomme 
le  gouvernement  était  formé  par  la  majorité  per- 
manente de  la  Convention,  il  en  était  quitte,  lors- 
qu'un décret  avait  été  ainsi  surpris,  pour  provoquer 
une  nouvelle  délibération  sur  le  même  sujet,  ou 
même  pour  laisser  tomber  le  décret  sans  prendre 
la  peine  de  le  faire  abroger  régulièrement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  vœu  exprimé  en  1790  par 
Mirabeau  était  accompli.  Son  article  1er  ainsi 
conçu  :  «  Les  anciennes  académies  sont  anéanties  », 
deviut,  le  8  août  1793,  une  loi  de  TÉtat. 


FONDATION   DE   L'INSTITUT. 


Il  n'y  avait  plus  d'académies  depuis  deux  ans 
lorsque  la  constitution  de  l'an  III  fut  promulguée  ' . 
L'article  298  de  cette  constitution  était  ainsi  conçu  : 
«  Il  y  a  pour  toute  la  République  un  Institut 
national  chargé  de  recueillir  les  découvertes,  de 
perfectionner  les  arts  et  les  sciences.  »  C'était  la 
réalisation  du  vœu  exprimé  par  Mirabeau  et  Talley- 
rand  en  1790,  par  Gondorcet  en  1792,  déjà  con- 
sacré par  l'article  3  du  décret  de  suppression  des 
académies  rendu  en  1793,  sur  le  rapport  de 
Grégoire.  Le  décret  organique  parut  deux  mois 
après;  c'est  le  titre  IV  du  décret  organique  de  l'in- 
struction publique2.  Les  trois  assemblées  républi- 


1.  3  fructidor  an  III  (-22  août  1795). 

2.  3  brumaire  an  IV  (-23  octobre  1795). 


40  UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

caiiies  considérèrent  toujours  l'Institut  comme  le 
couronnement  de  leur  système  d'instruction  pu- 
blique, même  lorsqu'elles  ne  le  chargeaient  ni  de 
donner,  ni  de  diriger  l'enseignement. 

L'Institut  ne  formait  qu'un  seul  corps;  mais  ce 
corps  était  divisé  en  trois  classes,  et  ces  classes 
n'étaientpas  autre  chose  que  trois  Académies  sous 
un  nom  nouveau. 

On  avait  évité  avec  le  plus  grand  soin  ce  nom 
d'Académie,  pour  ne  pas  heurter  le  préjugé  qui 
subsistait  dans  toute  sa  force  contre  les  Académies 
supprimées,  et  particulièrement  contre  l'Académie 
française.  Cinq  ans  plus  tard,  à  l'aurore  du  Consu- 
lat, plusieurs  membres  survivants  de  l'Académie 
française  entreprirent  de  la  ressusciter  avec  son 
ancien  nom;  ils  avaient  pour  eux  le  ministre  de 
l'intérieur,  Lucien  Bonaparte.  J'ai  raconté  cette 
tentative  dans  le  chapitre  précédent,  et  l'on  en 
peut  voir  un  détail  circonstancié  dans  YHisloire  de 
V Académie  française  par  M.  Paul  Mesnard.  Le  pre- 
mier consul  refusa  péremptoirement.  Il  avait  pour 
le  faire  plusieurs  raisons,  que  j'ai  indiquées.  Une 
des  principales  était  sa  prédilection  pour  l'Institut. 
On  sait  que,  pendant  son  séjour  en  Egypte,  il  ne  man- 
quait jamais  de  signer  :  «Le  membre  de  l'Institut, 


FONDATION   DE  L'INSTITUT.  41 

général  en  chef.  »  De  retour  à  Paris,  il  assista  aux 
séances  jusqu'au  moment  où  la  guerre  et  la  poli- 
tique l'absorbèrent  entièrement.  Il  savait  les  ser- 
vices que  la  science  pouvait  lui  rendre,  et  l'éclat 
que  les  lettres  pouvaient  jeter  sur  son  gouverne- 
ment. Il  y  avait  d'ailleurs  dans  la  composition  de 
l'Institut  une  idée  conforme  à  ses  intentions  et  à  son 
génie,  l'unité,  qui  est  de  sa  nature  une  idée  despo- 
tique. 11  refusa  à  plusieurs  reprises  de  donner  aux 
classes  le  nom  d'académies.  En  revenant  aux  an- 
ciens noms,  le  public  et  peut-être  les  académiciens 
eux-mêmes,  auraient  cru  revenir  à  l'ancienne  sé- 
paration. Il  tenait  à  l'unité,  et  il  la  maintint  forte- 
ment avec  le  nom  qui  la  marquait.  En  général  et 
indépendamment  de  toute  autre  raison,  quand  il 
rétablissait  une  chose  ancienne,  il  aimait  à  lui  don- 
ner un  nom  nouveau,  afin  qu'elle  datât  de  lui.  La 
restauration  de  l'Académie  française  comme  com- 
pagnie distincte  en  dehors  de  l'Institut  aurait  été 
tout  autre  chose  qu'un  simple  changement  de  nom 
dans  les  désignations  des  classes.  Il  voulait  récon- 
cilier le  passé  et  le  présent  en  les  unissant,  et  non 
en  les  faisant  vivre  côte  à  côte,  comme  des  puis- 
sances alliées.  C'est  d'après  ce  principe  qu'il  ac- 
cueillait à  bras  ouverts  les  grands  seigneurs  qui 


Ai  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

voulaient  bien  entrer  dans  ses  cadres,  tandis  qu'il 
surveillait  attentivement  et  traitait  durement  quand 
il  le  pouvait,  ceux  qui  se  tenaient  en  dehors  de  son 
action.  De  môme,  il  ne  voulait  pas  d'antagonisme 
dans  le  monde  savant.  11  approuvait  que  les  anciens 
académiciens  fissent  partie  de  l'Institut,  il  ne  leur 
permit  pas  de  rétablir  leur  académie  en  face  de  la 
sienne. 

Cet  amour  de  l'unité  ne  l'aveugla  pas  sur  les 
exagérations  de  la  Convention.  Il  vit  bien  que  si 
on  pouvait  plier  les  hommes  à  un  même  règlement, 
il  était  absurde  de  les  employer  à  une  même  tâche. 
Il  s'empressa  de  donner  aux  différentes  classes 
de  l'Institut  les  moyens  d'action  qui  leur  étaient 
nécessaires  pour  remplir  leur  mission  spéciale  et 
concourir  d'autant  mieux  à  la  mission  commune. 
La  réorganisation  de  1803,  sans  rompre  aucun  de 
leurs  liens,  les  rendit  maîtresses  de  leur  temps  et 
de  leur  travail.  L'Institut,  tel  qu'il  sortit  des  dé- 
crets de  la  Convention,  était  une  grande  pensée, 
qui  ne  tenait  pas  compte  des  nécessités  humaines; 
on  le  ramena,  en  1803,  aux  proportions  de  la  vie 
réelle. 

Les  membres  des  diverses  assemblées  qui  avaient 
proposé  la  création  de  l'Institut  n'avaient  pas  man- 


FONDATION  DE   L'INSTITUT.  43 

que  d'affirmer  qu'il  n'avait  rien  de  commun  avec 
les  anciennes  académies.  Il  avait  pourtant  avec 
elles  une  affinité  très  considérable,  et  c'était  d'être 
une  académie.  Le  renversement  de  ces  grands 
corps  savants  et  littéraires,  exigé  par  les  terroristes 
en  1793,  avait  affligé  tous  les  hommes  éclairés,  et 
jeté,  en  Europe,  un  discrédit  profond  sur  la  Répu- 
blique. La  majorité  de  la  Convention  avait  subi 
cette  mesure  comme  elle  en  avait  subi  tant  d'autres, 
avec  une  muette  douleur;  et  nous  avons  vu  que, 
dans  les  décrets  qui  effectuaient  et  approfondis- 
saient cette  destruction,  se  trouvait  constamment 
la  promesse  d'une  fondation  nouvelle,  qui  fut,  en 
1795,  l'Institut  de  France.  A  la  première  séance 
publique  de  l'Institut,  l'orateur  du  Directoire  ne 
manqua  pas  de  dire  qu'on  n'accuserait  plus  la  Ré- 
publique d'être  ennemie  des  progrès  de  l'esprit  hu- 
main, et  il  est  vrai  qu'on  l'en  avait  accusée,  et 
qu'elle  avait  mérité  ce  reproche,  quand  elle  subis- 
sait le  joug  de  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grossier  et 
de  plus  ignorant  dans  la  population  de  la  France. 
Non  seulement  l'Institut  était  une  restauration 
pour  la  chose,  puisqu'il  recevait,  avec  des  attribu- 
tions nouvelles,  toutes  les  attributions  des  an- 
ciennes académies;  mais  il  était  une  réparation 


U         UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE    DIRECTOIRE. 

pour  les  personnes,  car  on  y  fit  entrer,  en  très 
grand  nombre,  les  membres  survivants  des  an- 
ciennes académies,  et  principalement  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  et  de  celle  des  inscriptions  et 
belles-lettres.  Les  changements  successifs  intro- 
duits dans  l'organisation  de  l'Institut  le  rendirent 
de  plus  en  plus  analogue  à  ce  qu'il  avait  remplacé, 
et  aujourd'hui  nos  académies  peuvent  se  dire  héri- 
tières tout  à  la  fois  des  académies  antérieures  à 
1789,  et  de  l'Institut  fondé  en  1795. 

A  l'origine,  l'Institut  se  distinguait  de  ce  qu'il 
remplaçait  par  quatre  points  principaux  :  premiè- 
rement, l'unité  du  corps  académique;  secondement, 
l'égalité  numérique  entre  les  membres  résidents  à 
Paris  et  les  membres  non  résidents  ;  troisièmement, 
la  suppression  de  l'Académie  française,  et  quatriè- 
mement, la  création  de  la  classe  des  sciences 
morales  et  politiques. 

On  a  dit  avec  raison  que  la  réunion  de  toutes  les 
académies  en  un  corps  unique  était  une  applica- 
tion des  principes  qui  avaient  produit  et  animé 
l'Encyclopédie.  Les  anciennes  académies  étaient  sé- 
parées; elles  avaient  entre  elles  des  analogies,  mais 
pas  de  rapports,  ou  du  moins  pas  de  rapports  né- 
cessaires; elles  ne  se  rassemblaient  pas,  ne  se  con- 


FONDATION   DE   L'INSTITUT.  45 

cerlaient  pas;  elles  agissaient  toujours  isolément, 
et  n'avaient,  comme  corps  constitués,  aucun  inté- 
rêt commun.  La  loi  de  1795  fit  très  réellement  de 
ces  corps, autrefois  distincts, un  corps  unique;  elle 
établit  entre  les  classes  des  rapports  si  étroits  et  si 
multipliés  qu'on  put  dire  avec  vérité  qu'il  n'y  avait 
qu'une  seule  académie  divisée,  pour  la  facilité  du 
travail,  en  trois  sections  ou  classes. 

«  On  ne  peut  calculer,  disait  Daunou  dans  son 
rapport,  les  heureux  résultats  d'un  système  qui  doit 
tenir  les  sciences  et  les  arts  dans  un  éternel  rap- 
prochement et  les  soumettre  à  une  réaction  habi- 
tuellement réciproque  de  progrès  et  d'utilité...  Ce 
sera,  en  quelque  sorte,  l'abrégé  du  monde  savant, 
le  corps  représentatif  de  la  république  des  lettres, 
l'honorablebutdetoutesles  ambitions  delà  science 
et  du  talent,  la  plus  magnifique  récompense  des 
grands  efforts  et  des  grands  succès;  ce  sera,  en 
quelque  sorte,  un  temple  national  dont  les  portes, 
toujours  fermées  à  l'intrigue,  ne  s'ouvriront  qu'au 
bruit  d'une  juste  renommée.  » 

Daunou  parle  avec  emphase,  comme  c'était  la 
mode  du  temps,  excusée  d'ailleurs  par  la  grandeur 
des  événements.  Il  s'exagère  évidemment  la  per- 
fection du  système  qu'on  allait  inaugurer,  et  qu'on 


46  UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

peut  exprimer  par  cette  formule:  Tous  les  membres, 
quelle  que  soit  leur  classe,  seront  nommés  par 
l'Institut  entier,  et  concourront  pour  une  part  égale 
aux  œuvres  dont  l'Institut  sera  chargé.  Il  aperçoit 
la  grandeur  de  l'idée;  il  ne  saisit  pas  les  difficultés 
de  l'application.  Il  vit  dans  un  temps  et  dans  un 
inonde  où  Ton  est  accoutumé  à  plier  la  nature, 
plutôt  qu'à  la  suivre.  Il  ne  tardera  pas  à  voir  lés 
difficultés  et  les  impossibilités,  car  il  est  lui-même 
un  esprit  positif;  mais  il  ne  les  verra  que  quand  il 
sera  aux  prises  avec  elles.  A  ce  premier  jour,  avant 
toute  expérience,  il  croit  que  cette  armée  de  géné- 
raux va  remplir  ses  vides  avec  discernement,  se 
discipliner  sans  avoir  de  chefs,  trouver,  dans  la 
diversité  des  goûts  et  des  aptitudes,  une  augmen- 
tation de  force  plutôt  qu'une  contrariété  de  vues  et 
de  méthodes.  Il  est  comme  Platon  devant  sa  répu- 
blique idéale.  La  beauté  et  la  simplicité  du  tableau  le 
remplissentd'un  enthousiasme  qu'il  est  impossible 
de  partager  au  même  degré,  quand  on  a  vu  les 
résultats  produits  de  4795  à  4803  par  cette  iden- 
tité d'origine  et  cette  communauté  de  travail. 

Je  ne  dirai  donc  pas  avec  lui  «  que  l'Institut  sera 
comme  un  temple  national  dont  les  portes,  toujours 
fermées  à  l'intrigue,  ne  s'ouvriront  qu'au  bruit 


FONDATION   DE   L'INSTITUT.  47 

d'une  juste  renommée  ».  Je  ne  crois  pas  que  la 
renommée  soit  toujours  en  proportion  du  mérite. 
Il  n'y  a  si  mince  romancier  qui  n'ait  plus  de  re- 
nommée qu'un  profond  géomètre,  et  dans  un  corps 
électoral,  nécessairement  composé  d'éléments  in- 
compétents, le  savoir-faire  l'emporte  fréquemment 
sur  le  savoir.  Je  fais  donc  toutes  réserves  sur  le 
mode  d'élection,  comme  j'aurai  mainte  occasion 
d'en  faire  dans  la  suite  sur  une  communauté  de 
travaux  qui  ne  tenait  compte  ni  des  aptitudes  ni 
des  habitudes.  Il  faudra  introduire  de  la  variété 
dans  cette  unité  et  ce  sera  l'œuvre  de  1803,  com- 
plétée en  181 6;  et  peut-être,  hélas!  exagérée  à  cette 
dernière  époque,  car  il  faut  toujours  qu'on  aille 
aux  exagérations,  et  l'on  ne  sort  guère  d'un  excès 
que  pour  tomber  dans  un  autre.  Mais  la  réunion 
de  toutes  les  puissances  de  la  pensée  humaine  dans 
une  famille  fortement  unie  n'en  est  pas  moins  une 
de  ces  grandes  idées  qui  honorent  un  siècle  et  un 
peuple.  C'est,  par  excellence,  une  conception  phi- 
losophique. Mirabeau  avait  entrevu  cette  encyclo- 
pédie vivante,  Talleyrand  et  Condorcet  l'avaient 
décrite,  la  Convention  l'a  organisée,  en  l'exagé- 
rant suivant  sa  coutume.  C'est  une  des  gloires  de 
cette  étrange  Assemblée.  Réunies  désormais  par 


48  UNE  ACADÉMIE   SOUS    LE  DIRECTOIRE. 

un  lien  indestructible,  les  académies  qui  com- 
posent l'Institut  de  France  sont  chargées  en  com- 
mun de  servir,  et,  au  besoin,  de  défendre  les 
intérêts  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts.  Elles 
concentrent  toutes  les  découvertes  et  tous  les 
progrès  dans  une  synthèse  éclatante  et  féconde. 
Cette  création  sera  bientôt  séculaire,  et  elle  a  sur- 
vécu à  tant  de  ruines,  qu'il  est  permis  de  la  consi- 
dérer comme  une  de  ces  œuvres  excellentes  que 
les  révolutions,  même  les  plus  violentes,  sont  con- 
traintes de  respecter. 

Un  second  caractère  de  l'Institut  qu'il  faut  louer 
sans  réserve,  au  moins  dans  son  principe,  c'est 
qu'il  était  expressément  créé  pour  toute  la  Répu- 
blique. Il  n'était  pas  une  académie  parisienne;  il 
était  l'Institut  national,  l'Institut  de  France.  Le 
premier  mot  du  décret  organique  est  celui-ci  : 
«  L'Institut  national  des  sciences  et  des  arts  appar- 
tient à  la  République.  »  Voilà  la  vraie  grandeur. 
Les  anciennes  académies  appartenaient  aussi  à  la 
France  entière,  mais  par  leur  supériorité,  par  leur 
gloire,  non  par  leur  institution.  Les  académies  de 
province  aimaient  à  se  déclarer  les  filles  de  l'Aca- 
démie française;  elles  regardaient  comme  un  su- 
prême honneur  de  lui  être  affiliées;  les  membres 


FONDATION   DE  L'INSTITUT.  49 

de  l'Académie  qui  se  rendaient  dans  une  ville  de 
province  y  recevaient  la  visite  officielle  des  acadé- 
miciens1. Cela  était  passé  en  usage,  mais  cela  n'était 
pas  la  loi.  L'Académie  française  ne  comptait  que 
des  membres  résidents  égaux  entre  eux;  les  deux 
autres  académies,  en  dehors  de  leurs  pension- 
naires et  de  leurs  associés,  comptaient  quelques 
correspondants  qui  n'avaient  qu'un  titre  honori- 
fique. A  partir  de  la  loi  du  5  fructidor  an  III2,  les 
villes  de  province  et  la  ville  de  Paris  elle-même, 
eurent  le  droit,  dont  elles  ne  se  pressèrent  pas  de 
faire  usage,  de  fonder  des  sociétés  académiques  en 
dehors  de  la  protection  de  l'État,  des  «  sociétés  non 
dotées  et  non  patentées  »,  comme  on  disait  alors; 
mais  il  n'y  eut  plus  que  l'Institut,  dans  toute  la 
France,  qui  fût  une  institution  d'État.  A  ce  titre, 
il  parut  juste  aux  auteurs  de  la  loi  du  3  brumaire 
an  IV3,  d'y  appeler  les  savants  de  toute  la  France. 
Ils  voulurent  en  outre,  ce  qui  était  moins  néces- 
saire et  moins  raisonnable,  que  les  membres  rési- 


1.  Douillier,  V Institut  et  les  Académies  de  province. 

-2.  C'est  la  Constitution  de  1795.  L'article  298  fonde  l'Institut 
national  et  l'article  300  donne  à  tous  Us  citoyens  le  droit  de  for- 
mer des  société*  libres  pour  concourir  aux  progrès  des  sciences, 
des  lettres  et  des  arts. 

3.  C'est  la  loi  organique  de  l'Institut. 

4 


50  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

dents  et  les  membres  non  résidents  y  fussent  en 
nombre  égal.  L'élection  des  deux  ordres  de 
membres  se  fit  avec  les  mêmes  formalités;  elle 
conféra  des  droits  égaux.  Nous  voyons  des  membres 
non  résidents  prendre  la  parole  dans  les  assem- 
blées publiques;  un  des  sujets  de  prix  adoptés  par 
la  classe  des  sciences  morales  et  politiques,  avait 
été  proposé  par. un  membre  non  résident.  Gomme 
Paris  attire  toujours  à  soi  tous  les  plus  grands  ta- 
lents, on  fut  réduit  pour  certaines  sections  à  des 
choix  assez  humbles;  mais  des  considérations  de 
cet  ordre  n'arrêtèrent  jamais  la  Convention;  elle 
décréta,  sans  sourciller,  qu'il  y  aurait  six  membres 
résidents  et  six  membres  non  résidents  dans  la 
section  de  poésie,  dans  la  section  de  musique  et  de 
déclamation,  et  ainsi  dans  toutes  les  autres.  C'était 
l'affaire  de  la  Convention  de  créer  des  places,  et 
l'affaire  de  l'Institut,  de  trouver  des  sujets  pour 
les  remplir. 

Le  troisième  point  important  à  signaler  dans  la 
constitution  de  l'Institut,  c'est  la  suppression  de 
l'Académie  française.  L'Académie  était  chargée,  de- 
puis son  origine,  de  fixer  la  langue  française;  elle 
faisait  un  dictionnaire;  elle  devait  aussi  faire  une 
grammaire;  elle  rendait  des  arrêts  dont  il  n'était 


FONDATION   DE   L'INSTITUT.  51 

pas  permis  d'appeler;  en  un  mot  elle  régentait  jus- 
qu'aux rois,  comme  la  grammaire.  On  la  raillait 
un  peu  de  ce  privilège;  elle  l'exerçait  pourtant,  et 
si  notre  langue  y  perdait  du  mouvement  et  de  la 
liberté,  elle  y  gagnait  singulièrement  en  clarté, 
en  élégance,  en  noblesse.  Quelque  importante  que 
fût  cette  magistrature  du  bon  goût,  ce  qui  relevait 
surtout  l'Académie,  et  ce  qui  d'ailleurs  lui  don- 
nait le  moyen  d'exercer  son  autorité,  c'est  le  soin 
qu'elle  prenait  d'appeler  à  elle  tous  ceux  qui  occu- 
paient les  premiers  rangs  dans  les  lettres.  Elle 
n'avait  aucune  spécialité  proprement  dite;  car  ce 
n'est  pas  avoir  une  spécialité  que  de  s'attacher  à  la 
pureté  et  à  l'élégance  du  langage,  puisqu'une  bonne 
langue  est  toujours  nécessaire,  quel  que  soit  le 
sujet  que  l'on  traite.  Elle  élisait  des  poètes,  Cor- 
neille, Racine  ;  des  orateurs  sacrés,  Bossuet,  Flé- 
chier;  de  grands  prosateurs,  historiens,  érudits, 
polygraphes.  Elle  n'exigeait  dans  les  élus  que  l'éclat 
du  talent.  On  trouve,  en  parcourant  ses  listes,  des 
noms  presque  inconnus;  ils  ne  l'étaient  pas  des 
contemporains;  ou,  s'il  lui  arrive  de  faire  quelques 
choix  indignes  d'elle,  c'est  que,  même  dans  le 
grand  siècle,  on  ne  trouvait  pas  toujours  à  point 
un  grand  homme.  Je  ne  sais  pas  si  aucun  peuple, 


52  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

à  aucune  époque,  a  possédé  à  la  fois  quarante  écri- 
vains dignes  d'être  qualifiés  de  grands  et  d'illustres 
par  la  postérité.  A  côté  des  écrivains,  l'Académie 
plaçait  des  courtisans,  des  ministres;  ceux  qui  le 
lui  ont  reproché  ne  connaissent  pas  la  société  du 
xviie  siècle  et  celle  du  xviir9.  Ce  rapprochement, 
qui  était  sans  doute  favorable  aux  lettrés,  l'était 
encore  plus  aux  lettres.  Cette  compagnie  de  grands 
hommes  et  de  grands  seigneurs,  qui  n'avait  aucune 
autorité  dans  l'Étal,  n'en  était  pas  moins  une  puis- 
sance, même  à  la  cour;  et  c'était  à  qui  briguerait 
l'honneur  d'y  entrer.  On  avait  beau  faire  partie 
d'une  autre  académie,  on  aspirait  toujours  à  celle- 
là,  et  ce  n'était  que  l'Académie  française  qui  met- 
tait le  sceau  aux  réputations.  Tant  que  Louis  XIV 
vécut,  il  ne  laissa  pénétrer  dans  l'Académie  que  des 
hommes  qu'il  aurait  pu  recevoir  à  sa  cour.  Il  ne 
suffisait  pas  d'avoir  du  génie;  il  fallait  encore  être 
orthodoxe,  en  religion  et  en  politique.  Le  roi 
comprenait  qu'une  réunion  formée  des  hommes  les 
plus  éminents  en  tous  genres  aurait  toujours  une 
influence  prépondérante  sur  les  mœurs,  et  c'est 
pour  cela  qu'il  surveillait  avec  tant  de  soin  ses  élec- 
tions et  sa  conduite.  Tout  changea  après  lui;  le  ré- 
cent et  Louis  XV  laissèrent  pénétrer  la  philosophie 


FONDATION   DE   L'INSTITUT.  53 

dans  le  sanctuaire,  et  dès  qu'elle  y  fut  entrée,  elle  y 
régna.  L'Académie  avait  beau  être  remplie  d'évêques 
et  de  magistrats  :  Montesquieu,  Voltaire,  Buffon, 
d'Alembert,  Marmontel,  Condillac,  Condorcet  y 
donnaient  le  ton.  Pendant  cinquante  ans,  le  public 
n'y  vit  que  Voltaire.  Elle  était  le  salon  de  l'Ency- 
clopédie ;  elle  avait  obtenu  la  principale  autorité  phi- 
losophique sans  rien  perdre  de  son  autorité  litté- 
raire. C'est  cette  Académie,  arbitre  du  goût  et  maî- 
tresse de  la  pensée,  qui  tomba  dans  le  discrédit  au 
commencement  de  la  Révolution,  et  que  la  Conven- 
tion supprima. 

Quelqu'un  a  dit  :  elle  était  la  première,  elle 
devint  la  troisième.  Ce  n'est  pas  cela.  Son  nom, 
d'abord,  disparaît;  et,  de  plus,  elle  n'a  avec  la  troi- 
sième classe,  appelée  classe  de  la  littérature  et  des 
beaux-arts,  qu'une  analogie  bien  lointaine.  Cette 
classe  comprenait  huit  sections,  dont  voici  la  liste  : 
grammaire,  langues  anciennes,  poésie,  antiquités 
et  monuments,  peinture,  sculpture,  architecture,  et 
enfin,  musique  et  déclamation.  C'est  un  assemblage 
hybride,  où  Grétry,  Méhul  et  Gossec  sont  confondus 
dans  la  même  section  avec  Mole,  Préville  et  Mon- 
vel,  dont  le  talent  considérable  est  d'une  nature 
différente;  où  les  artistes  délibèrent  avec  les  gram- 


54  UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

mairiens  et  les  antiquaires  ;  où  la  poésie,  sous  toutes 
ses  formes,  n'est  représentée  que  par  six  membres 
dans  une  académie  qui  en  compte  quarante-huit.  Les 
fondateurs  de  l'Institut  affectaient  de  dire  que  l'Aca- 
démie française  n'avait  été  qu'une  réunion  de  gram- 
mairiens et  de  poètes.  Rien  n'était  plus  faux;  elle 
n'avait  guère  compté  qu'un  grammairien  propre- 
ment dit,  qui  était  Beauzée;  elle  avait  toujours  eu 
plus  de  prosateurs  que  de  poètes;  et  enfin,  ce  qui 
dominait  tout,  elle  était,  par  excellence,  une  élite, 
l'arbitre  du  goût,  le  foyer  de  la  philosophie.  Quoique 
l'on  dise  partout  que  l'Académie  française,  réunie 
à  l'Académie  des  inscriptions  et  à  l'Académie  de 
peinture  et  de  sculpture,  avait  formé  la  troisième 
classe  de  l'Institut,  c'est  plutôt  dans  la  seconde  classe 
qu'il  faudrait  chercher  l'Académie  du  xvme  siècle, 
où  la  philosophie  tenait  autant  de  place  que  les 
lettres.  Il  est  évident  que  c'est  l'Académie  française, 
gouvernée  de  loin  par  Voltaire,  administrée  par 
d'Alembert,  et  comptant  parm  i  ses  membres  presque 
tous  les  rédacteurs  de  l'Encyclopédie,  qui  a  donné 
lieu  de  créer  une  classe  spécialement  consacrée 
aux  études  philosophiques.  Tous  les  membres  de 
l'Académie  française  en  furent  systématiquement 
exclus,  parce  qu'on  faisait  la  guerre  à  l'Académie 


FONDATION   DE   L'INSTITUT.  55 

française,  et  qu'on  ne  comprenait  plus  la  grandeur 
des  lettres.  Si  Voltaire  et  Gondillac  avaient  vécu, 
c'est  Gondillac  qui  aurait  été  le  roi  de  la  nouvelle 
académie. 

Ce  dédain  pour  l'Académie  française,  qui  éclate 
jusque  dans  une  création  due  à  son  influence,  et  au 
rôle  qu'elle  avait  joué  dans  le  mouvement  des  es- 
prits qui  prépara  la  révolution,  était  certainement 
une  ingrattiude.  Mais  ce  qui  me  frappe  surtout, 
c'est  qu'il  implique  une  sorte  d'indifférence  pour  la 
grande  culture  intellectuelle.  Non  seulement  la 
poésie  était  reléguée  dans  une  des  huit  sections  de 
la  troisième  classe,  mais  l'éloquence  était  bannie 
de  la  seconde  classe,  où  elle  aurait  dû  tenir  une 
place  d'honneur  à  côté  de  la  philosophie.  La  philo- 
sophie, l'histoire  et  les  lettres  ne  peuvent  pas  être 
séparées .  sans  dommage  pour  chacune  d'elles,  et 
Platon  Ta  démontré  pour  toute  la  suite  des  siècles. 
Qu'on  jette  les  yeux  sur  les  très  nombreux  projets 
d'instruction  publique  qui  parurent  pendant  la 
Révolution  :  on  ne  pourra  s'empêcher  de  recon- 
naître que  l'amour  du  beau  y  cède  partout  la  place 
à  la  recherche  de  l'utile.  Le  positivisme  fait  ses 
débuts  dans  le  monde,  et  il  s'efforce  d'en  chasser 
l'idéal.  Peut-être,  car  tout  se  tient,  cet  abandon 


56  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

des  grandes  traditions  littéraires  a-t-il  contribué  à 
l'avènement  du  culte  de  la  raison;  il  a  duré,  quoi- 
qu'avec  moins  d'intensité,  jusqu'à  la  fin  du  siècle,  et 
n'a  disparu  complètement  qu'avec  les  orages.  L'in- 
différence en  matière  de  religion,  et  l'indifférence 
en  matière  de  culture  littéraire  sont  de  la  même 
famille.  Notre  Révolution  n'a  pas  eu  de  Milton. 
Chateaubriand,  Lamartine  et  Victor  Hugo  nous  ont 
ramenés  de  loin. 

La  fondation  de  la  classe  des  sciences  morales 
et  politiques  est,  avec  l'unité  de  l'Institut,  ce  qui 
honore  le  plus  l'œuvre  de  la  Convention.  C'est  cette 
fondation  qui  lui  imprime  caractère.  La  Convention 
a  fondé  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques, 
Bonaparte  l'a  détruite  en  inaugurant  une  époque 
pendant  laquelle,  selon  l'expression  de  Rémusat, 
on  avait  peur  de  penser.  Cette  origine  etcetle  fin 
sont  à  retenir.  Il  était  juste  que  les  sciences  philo- 
sophiques eussent  leur  place  dans  un  corps  appelé 
par  la  Révolution  à  continuer,  à  régler  et  à  propa- 
ger le  progrès  des  idées.  La  Convention  les  appelle 
d'un  nom  qui  n'est  pas  leur  nom  véritable,  mais 
c'est  la  philosophie  elle-même  :  d'abord  la  philoso- 
phie sous  sa  forme  propre,  la  philosophie  dans  son 
essence,  ou  la  science  des  premiers   principes, 


FONDATION   DE    L'INSTITUT.  57 

puis  la  morale  qui  est  l'application,  à  la  conduite 
de  l'homme,  des  doctrines  philosophiques,  et  la 
législation,  qui  est  l'application  de  ces  mêmes  doc- 
trines à  la  conduite  des  peuples.  L'économie,  qui 
est  la  science  des  intérêts  et  de  leur  lutte  indépen- 
dante, et  l'histoire  générale  et  philosophique,  qui 
donne  à  l'homme  le  spectacle  et  le  secret  de  ses 
fautes  et  de  sa  grandeur,  complètent  admirable- 
ment cet  ensemble  où  tout  est  nécessaire  et  tout  se 
tient.  On  jugea  à  propos  d'y  joindre  la  géographie, 
mais  la  géographie  scientifique  aurait  été  mieux 
placée  dans  la  première  classe,  et  la  géographie 
érudite  dans  la  troisième.  On  s'était  évidemment 
laissé  conduire  par  cette  raison  que  la  géographie 
est  nécessaire  à  l'histoire  et  à  l'économie  politique. 
La  classe  des  sciences  morales  et  politiques  est 
déjà  dans  le  projet  de  Mirabeau.  Elle  y  est  a  son 
rang,  le  premier  rang,  et  sous  son  nom,  le  nom  de 
section  philosophique.  Le  rang  n'est  rien;  le  nom 
est  quelque  chose,  et  je  ne  puis  m'empêcher  de 
regretter  qu'on  ne  nous  l'ait  pas  conservé. 


III 


CREATION    D    UNE    CLASSE    DES    SCIENCES 
MORALES    ET    POLITIQUES. 


L'idée  d'introduire  dans  l'Institut  une  classe 
des  sciences  morales  et  politiques  n'appartient  pas 
aux  auteurs  du  décret  de  brumaire  an  IV;  elle  se 
retrouve  dans  tous  les  projets  de  création  d'un  in- 
stitut national;  dans  Mirabeau,  Talleyrand,  Condor- 
cet. 

Mirabeau  n'a  pas  déposé  son  projet  à  la  tribune. 
11  a  été  publié  après  sa  mort  par  Cabanis,  son 
ami,  sous  ce  titre  :  Travail  sur  V instruction  pu- 
blique, trouvé  dans  les  papiers  de  Mirabeau  après 
sa  mort.  Il  contient  le  plan  d'une  Académie  natio- 
nale divisée  en  trois  sections,  la  section  phi- 
losophique, la  section  littéraire  et  la  section 
des  sciences.  A  cette  Académie  nationale,  Mirabeau 


SCIENCES   MORALES  ET  POLITIQUES.  59 

ajoutait  une  Académie  des  beaux-arts  qui  compre- 
nait, àcôtéde  la  peinture,  de  la  sculpture  etdel'archi- 
tecture,  la  musique  et  la  déclamation.  Cet  ensemble 
paraît  bien  conçu.  Il  a  le  mérite  d'être  simple.  Il 
embrasse  tout.  Mirabeau  fait  une  seule  académie 
de  l'Académie  française  et  de  l'Académie  des  in- 
scriptions, confondant  ainsi  les  lettrés  et  les  éru- 
dits;  c'est  le  plus  grand  défaut  de  son  plan,  d'ail- 
leurs excellent  à  beaucoup  d'égards.  Il  faut  lui 
savoir  gré  d'avoir  proposé  le  premier  la  création 
d'une  académie  philosophique,  et  de  l'avoir  même 
appelée  de  son  véritable  nom,  ce  que  ses  succès-* 
seurs  n'ont  pas  osé  faire. 

Le  projet  de  Talleyrand,  lu  par  lui  dans  les  der- 
nières séances  de  l'Assemblée  constituante,  au  nom 
du  comité  d'instruction  publique,  est  une  œuvre 
considérable.  On  en  attribue  la  rédaction  sans  mo- 
tif plausible  à  l'abbé  Desrenaudes,  grand  vicaire 
de  l'évêque  d'Autun,  qui  resta  près  de  lui  après  son 
abjuration  comme  secrétaire  et  comme  ami,  et 
finit  par  être  conseiller  de  l'instruction  publique 
sous  l'Empire.  Le  projet  de  Talleyrand,  si  lumi- 
neux à  certains  égards,  divise  l'Institut  d'une  façon 
compliquée  et  confuse.  Il  fait  d'abord  deux  grandes 
sections,  la  section  des  sciences  philosophiques, 


60  UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

des  belles-lettres  et  des  beaux-arts,  et  la  section 
des  sciences  mathématiques  et  physiques  et  des 
arts.  Chaque  section  comprend  dix  classes,  ce  qui 
ferait  vingt  sociétés  ou  académies  distinctes,  si 
Talleyrand  s'en  tenait  là;  mais,  pour  ne  pas  tom- 
ber dans  ce  fractionnement  excessif,  il  propose  de 
diviser  chaque  section  en  deux  assemblées,  com- 
poséesl'une  des  six  premières  classes  de  la  section, 
et  l'autre  des  quatre  dernières.  C'est  ce  que  noiu^ 
exprimerions  plus  clairement  dans  noire  langage 
actuel,  en  disant  que  l'Institut  se  composera  de 
Quatre  académies,  que  deux  de  ces  académies  com- 
prendrontsix  subdivisions  et  que  les  deux  autres  en 
auront  quatre.  Les  six  premières  classes  de  la  pre- 
mière section,  appelées  à  délibérer  ensemble,  sont 
les  suivantes  :  1°  la  morale  ;  2°  la  science  des  gouver- 
nements; 3°  l'histoire  et  les  langues  anciennes  et 
les  antiquités  ;  4°  l'histoire  et  les  langues  modernes  ; 
5°  la  grammaire;  6°  l'éloquence  et  la  poésie.  On 
voit  que  cette  académie  unique  représente  trois  de 
nos  académies  actuelles  :  l'Académie  française,  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques  et  l'Aca- 
démie des  inscriptions  et  belles-lettres.  L'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques  donne  son  nom 
à  la  section  qui  s'appelle  section  des  sciences  phi- 


SCIENCES   MORALES  ET   POLITIQUES.  61 

losophiques;  elle  y  a  trois  classes  sur  six  ou  tout  au 
inoins  deux  si  l'on  pense  que  l'histoire  peut  être 
revendiquée  par  l'Académie  des  inscriptions.  Ces 
deux  classes,  qui  appartiennent  sans  conteste  aux 
sciences  morales  et  politiques,  sont  la  morale  et  la 
science  des  gouvernements.  Il  y  a  donc  là  bien  réel- 
lement, dans  le  projet  présenté  par  ïalleyranu  à 
l'Assemblée  constituante,  le  germe  de  ce  qui  est 
aujourd'hui  l'Académie  des  sciences  morales,  et  de 
ce  qui  fut,  dans  l'organisation  de  l'an  IV,  la  seconde 
«lasse  de  l'Institut.  Mais  si  on  ne  trouve  qu'incom- 
plètement  cette  académie  dans  ce  premier  projet, 
elle  est  tout  entière,  avec  son  nom  et  ses  divisions, 
dans  le  projet  soumis  à  l'Assemblée  législative  par 
la  commission  qui  avaitpour  rapporteur  Gondorcet. 
Gondorcet,  qui  d'ailleurs  s'est  inspiré  du  tra- 
vail de  son  devancier  et  n'hésite  pas  à  le  recon- 
naître, n'a  pas  recours  à  tout  cet  appareil  de  la 
division  de  l'Institut  en  deux  sections,  et  de  chaque 
section  en  dix  classes,  et  de  la  réunion  des  classes 
en  quatre  assemblées  distinctes.  D'abord  il  ne 
conserve  pas  ce  nom  d'Institut.  Mirabeau  avait 
proposé  Académie  nationale,  parce  que  le  mot 
d'académie  n'était  pas  encore  proscrit;  Talleyrand 
introduit  le  nom  d'Institut,  peut-être  parce  que  le 


62  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

corps  qu'il  organise  est  autant  un  corps  enseignant 
qu'un  corps  académique.  Condorcet  adopte  le  nom 
de  Société  nationale.  «  Le  dernier  degré  d'instruc- 
tion est  une  Société  nationale  des  sciences  et  des 
arts,  pour  recueillir,  encourager,  appliquer  et  ré- 
pandre les  découvertes  utiles.  »  Par  ce  nom  «  les 
arts  »  Condorcet  n'entendait  pas  ce  qu'il  a  appelé 
lui-même  les  arts  d'agrément,  et  ce  qu'on  appelle 
plus  communément  et  plus   opportunément  les 
beaux-arts.  Il  prenait  et  on  prenait  alors  le  mot 
a  arts,  »  dans  le  sens  qu'on  lui  donne  encore  au- 
jourd'hui quand  on  dit  :  «  les  arts  et  métiers,  le 
Conservatoire   des  arts  et  métiers  ».  Condorcet 
divise  la  Société  nationale  en  quatre  classes,  dont 
la  première  correspond  à  l'ancienne  Académie  des 
sciences;  la  seconde  est  ce  que  nous  appelons  au- 
jourd'hui l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques; la  troisième  comprend  la  médecine  et  les 
arts  mécaniques,  l'agriculture  et  la  navigation  ; 
cette  classe  a  disparu  dans  l'organisation  définitive; 
on  l'a  réunie  à  la  première  classe,  afin  de  ne  pas 
séparer  la  théorie  et  l'application.  Enfin  la  qua- 
trième classe  proposée  par  Concordet,  embrasse  la 
grammaire,  les  lettres,   «  les  arts  d'agrément  » 
l'érudition. 


SCIENCES  MORALES   ET  POLITIQUES.  63 

Mirabeau,  Talleyrand,  mettaient  les  sciences 
morales  au  premier  rang.  Gondorcet,  ancien  mem- 
bre de  l'Académie  des  sciences,  les  relègue  au 
second  ;  elles  y  sont  restées.  Ce  classement  n'est 
plus  le  même  aujourd'hui,  mais  il  n'a  plus  d'im- 
portance, puisque  les  académies  actuelles  pren- 
nent rang  entre  elles  par  ancienneté.  Le  nom  des 
sciences  morales,  ou  des  sciences  philosophiques, 
comme  les  appelle  avec  plus  de  précision  et  de 
franchise  le  projet  de  Mirabeau,  était,  jusqu'à  cette 
époque,  inconnu  dans  les  nomenclatures  officielles. 
Talleyrand  donne,  dans  son  rapport  à  la  Consti- 
tuante, la  liste  des  académies  et  sociétés  savantes 
qui  existaient  à  Paris.  Il  en  compte  dix  :  l'Académie 
française,  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  l'Académie  des  sciences,  le  Collège  royal,  la 
Société  de  médecine,  l'Académie  de  chirurgie,  la 
Société  d'agriculture,  l'Académie  de  peinture  et  de 
sculpture,  l'Académie  d'architecture,  les  Écoles  de 
chant  et  de  déclamation.  La  classe  des  sciences 
morales  et  politiques  était  donc  une  création  toute 
nouvelle.  Condorcet  l'introduit  très  simplement 
dans  le  monde  des  sociétés  savantes,  sans  un  mot 
de  justification  ou  d'éloge.  «  Il  est  sans  doute 
superflu,    dit-il,   de    prouver    que    les   sciences 


64  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

morales  et  politiques  ne  doivent  pas  être  séparées, 
et  qu'on  n'a  pas  dû  les  confondre  avec  d'autres.  » 
Ces  sciences  morales,  qu'on  ne  pouvait  pas  séparer, 
et  qu'on  ne  devait  pas  omettre,  formaient,  dans  le 
projet  de  Condorcet  où  elles  occupaient  le  second 
rang,  cinq  sections.  Voici  comment  il  les  nomme. 
La  loi  de  brumaire  an  IV  a  modifié  les  noms,  mais 
elle  a  gardé  la  classification  qui  s'est  conservée  jus- 
qu'à nos  jours  dans  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques.  Première  seclion  :  la  métaphysique  et 
les  sentiments  moraux;  deuxième  section  :  le  droit 
naturel,  le  droit  des  gens,  la  science  sociale;  troi- 
sième section  :  le  droit  public  et  la  législation  ; 
quatrième  section  :  l'économie  politique,  et  enfin, 
cinquième  section  :  l'histoire. 

Il  est  assez  remarquable  que,  si  le  nom  de  philo- 
sophie se  trouve  attribué  à  une  Académie  dans  le 
projet  de  Mirabeau  et  dans  celui  de  Talleyrand, 
il  disparaît  dans  tous  les  projets  postérieurs  ;  que 
dans  aucun  projet  ce  nom  n'est  attribué  à  une  subdi- 
vision spéciale  ou  section  de  l'Académie.  Condorcet, 
désigne  la  philosophie  par  ces  deux  mots  :  la  méta- 
physique et  les  sentiments  moraux.  L'influence  du 
système  de  Gondillac  est  plus  manifeste  encore 
dans  le  projet  de  Daunou,  qui  devint  la  loi  organi- 


SCIENCES  MORALES  ET   POLITIQUES.  65 

que  de  brumaire  an  IV  ;  là,  la  philosophie  s'appelle 
l'analyse  des  sensations  et  des  idées.  La  classe 
entière  des  sciences  morales  et  politiques  fut  sup- 
primée, comme  on  sait,  par  le  premier  consul,  et 
rétablie  seulement  en  1832.  Elle  fut  rétablie  avec 
les  mêmes  sections  qu'en  l'an  IV,  à  l'exception  de 
la  section  de  géographie,  qui  ne  fut  pas  maintenue. 
Mais  M.  Guizot  parla  la  langue  française,  et  non 
pas  la  langue  d'un  système  ;  et  la  section  de  l'ana- 
lyse des  sensations  et  des  idées  s'appela  tout  sim- 
plement et  tout  glorieusement  la  section  de  philo- 
sophie. 

Le  mot  de  philosophie  ne  faisait  pas  peur  aux 
créateurs  de  l'Institut.  Ils  ne  donnèrent  ce  nom  à 
aucune  des  subdivisions  qu'ils  établissaient,  parce 
que,  dans  leur  pensée,  toutes  les  subdivisions  de  la 
classe  des  sciences  morales  et  politiques  étaient  des 
subdivisions  de  la  philosophie.  Cette  longue  élabo- 
ration de  l'Institut,  commencée  par  Mirabeau  sous 
les  inspirations  de  Ghamfort,  poursuivie  parTalley- 
rand,  Gondorcet,  Daunou,  et  à  laquelle  ne  furent 
étrangers  ni  Chénier,  ni  Villar,  ni  Lakanal,  les 
collègues  de  Daunou  dans  le  comité  d'instruction 
publique,  est  un  effort  pour  réunir  dans  un  vaste 
•me  l'ensemble  des   connaissances  humaines 


66    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

tel  que  le  xvme  siècle  l'avait  conçu.  Le  législateur, 
tout  en  rejetant  le  nom  d'académie  pour  obéir  à 
l'une  des  manies  du  temps,  prend  les  anciennes  aca- 
démies pour  base  de  son  travail;  mais  il  se  propose 
surtout  de  les  approprier  au  plan  général  de  l'Ency- 
clopédie, c'est-à-dire  à  la  philosophie  telle  qu'on  l'en- 
tendait alors,  qui  n'est  pas  un  système  particulier 
suiTorigineet  la  nature  des  choses,  ou  sur  l'essence 
et  les  lois  de  l'intelligence  humaine  ;  qui  n'embrasse 
pas  seulement  la  métaphysique,  la  psychologie  et 
la  logique,  mais  tout  ce  qui,dansl'histoireoudansla 
politique,  dans  les  sciences  abstraites  et  les  sciences 
naturelles  touche  aux  axiomes,  aux  principes  fon- 
damentaux et  aux  lois  primordiales,  et  qui  est,  en 
un  mot,  la  science  des  relations  nécessaires  qui 
unissent  toutes  les  sciences  dans  une  synthèse  supé- 
rieure ;  car  divisées  dans  leurs  développements  et 
dans  leurs  applications,  elles  partent  du  même 
point,  aboutissent  au  même  but,  et  ne  sont,  pour 
ainsi  dire,  que  des  langues  diverses  pour  exprimer 
la  même  pensée.  Cette  préoccupation  des  fondateurs 
de  l'Institut  éclate  surtout  par  les  liens  très  étroits 
qu'ils  établissent  entre  les  différentes  classes,  et  par 
la  création  d'une  classe  spéciale,  consacrée  à  la 
philosophie  sous  le  nom  de  sciences  morales  et 


SCIENCES   MORALES   ET  POLITIQUES.  67 

politiques.  Les  anciennes  académies  pouvaient  bien 
correspondre  l'une  avec  l'autre  ;  mais  ces  corres- 
pondances étaient  rares,  et  toutes  spontanées. 
Chaque  académie  avait  sa  vie  propre;  il  ne  leur 
arrivait  ni  de  siéger,  ni  de  délibérer  en  commun. 
Elles  n'avaient  pas  non  plus  de  place  réservée  à  la 
philosophie  :  l'Académie  française  appelait  à  elle 
les  grands  écrivains,  l'Académie  des  inscriptions 
était  faite  pour  les  érudits,  et  l'Académie  des 
sciences  n'embrassait  que  les  sciences  mathéma- 
tiques, physiques  et  naturelles.  On  chercherait 
vainement  dans  cet  ensemble  la  place  de  la  méta- 
physique, ou  celle  même  de  la  morale.  Un  méta- 
physicien, un  moraliste,  un  historien,  pouvait 
entrer  à  l'Académie  française  ;  mais  il  y  était 
appelé  par  l'éclat  de  son  talent;  au  nom  des  let- 
tres, et  non  pas  au  nom  de  la  philosophie.  On  peut 
même  dire  qu'à  l'époque  où  les  académies  furent 
fondées,  les  philosophes  étaient  presque  suspects  ; 
ils  étaient  presque  considérés  comme  des  libertins. 
On  n'admettait  que  les  philosophes  chrétiens,  pour 
lesquels  la  philosophie  était  un  vestibule  condui- 
duisant  à  la  théologie.  On  pouvait  discuter,  à  l'A- 
cadémie française,  sur  la  grammaire,  sur  la  litté- 
rature, sur  les  trois  unités,  sur  les  anciens  et  les 


68  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

modernes,  sur  la  tragédie  du  Cid  ;  personne  n'au- 
rait eu  la  pensée  d'y  exposer  le  système  de  Descartes, 
ou  même  d'y  parler  de  théologie.  Ainsi,  à  l'origine 
des  académies,  la  philosophie  était  ou  condamnée, 
ou  absente  ;  à  l'origine  de  l'Institut  au  contraire, 
elle  était  triomphante.  Non  seulement  elle  donnait 
à  tout  l'ensemble  son  caractère  encyclopédique, 
mais  elle  prenait  son  rang  parmi  les  sciences  spé- 
ciales ;  elle  avait,  comme  l'érudition,  les  beaux- 
arts,  les  sciences  exactes,  sa  propre  académie. 

On  peut  se  demander  pourquoi  les  divers  rappor- 
teurs, qui  faisaient  ressortir  avec  tant  de  soin  le 
caractère  encyclopédique  de  leur  œuvre,  insistent 
moins  sur  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, lisse  contentent  en  quelque  sorte  de  la  men- 
tionner. C'est  d'une  part  parce  qu'elle  était  attendue, 
parce  que  tout  le  monde  comprenait  qu'elle  devait 
être  là,  parce  qu'elle  comblait,  en  arrivant,  une 
lacune  qui  paraissaitincompréhensible  ;  c'estensuite 
parce  que  l'Académie  française  était  transformée 
depuis  un  demi-siècle  en  académie  philosophique. 
J'ai  déjà  marqué  cette  transformation  ;  mais  il  faut 
maintenant  y  insister,  et  en  bien  marquer  le  carac- 
tère, parce  qu'il  s'agit  de  la  filiation  directe  de 
la  nouvelle  académie.  Je  répète  donc  que  Taca- 


SCIENCES   MORALES  ET  POLITIQUES.  69 

demie  française  était  profondément  modifiée  depuis 
l'élection  de  Voltaire.  Les  dehors  n'étaient  pas 
changés;  c'était  toujours  officiellement  la  môme 
académie;  mais  ce  n'était  plus  le  même  monde. 
L'Académie  gardait  son  nom,  son  règlement,  ses 
usages;  elle  faisait  son  dictionnaire,  elle  lisait  des 
vers  dans  ses  séances  privées  et  dans  ses  séances 
publiques;  elle  donnait  des  prix  d'éloquence;  elle 
assistait  à  la  messe  dans  la  chapelle  du  Louvre,  le 
jour  de  la  Saint- Louis,  et  désignait  un  prédicateur 
pour  faire  devant  elle  le  panégyrique  du  saint.  Elle 
continuait  à  faire  l'éloge  de  ses  fondateurs  dans 
ses  discours  de  réception.  Le  nouvel  académicien 
déclarait  solennellement  que  le  chancelier  Séguier 
était  un  grand  homme,  que  Richelieu  et  Louis  XIV 
étaient  de  très  grands  hommes,  que  l'académicien 
qu'il  remplaçait  était  un  grand  homme  dans  un' 
genre  différent,  et  que  les  autres  membres  de  l'Aca- 
démie, et  particulièrement  ceux  qui  lui  avaient 
donné  leurs  suffrages,  étaient  aussi  de  fort  grands 
hommes.  On  pouvait  rire  de  ces  usages  surannés,  et 
on  ne  s'en  faisait  pas  faute;  mais  comme  chaque 
fauteuil  était  ambitionné  par  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
grand  dans  les  lettres  et  de  plus  éclatant  à  la  cour; 
comme  un  prince  du  sang  royal  avait  tenu  à  se  dé- 


70    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

corer  du  titre  d'académicien  ;  comme  le  public  se 
préoccupait  ardemment  de  tout  ce  qui  touchait  à 
l'Académie  et  affluait  à  ses  séances,  elle  avait  con- 
servé son  empire  sur  l'opinion,  et,  peu  à  peu,  cet 
empire  avait  passé  de  la  forme  aux  idées,  et  à  des 
idées  qui  n'étaient  plus,  tant  s'en  faut,  les  idées  du 
XVIIe  siècle.  Voltaire,  après  deux  échecs,  était  enfin 
entré  à  l'Académie  en  1746.  Sa  présence  n'était  pas 
faite  pour  ôter  à  l'Académie  son  caractère  littéraire, 
puisqu'il  avait  au  plus  haut  degré  le  culte  des  lettres  ; 
mais  il  apportait  avec  lui  l'esprit  de  la  secte  dont 
il  était  le  patriarche,  et  la  secle  elle-même  dans  la 
personne  de  ses  principaux  adhérents.  D'Alembert, 
qui  devait  être  un  jour  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie, y  entra  en  1754,  puis  Marmontel,  Thomas, 
Saint-Lambert.  Il  fallut  l'opposition  directe  et  per- 
sonnelle du  roi  pour  empêcher  l'élection  de  Diderot. 
En  1771,  Grimm  constatait  que  l'Académie,  sui- 
vant l'usage  de  tous  les  corps,  était  divisée  en  deux 
partis  ou  factions  :  «  Le  parti  dévot,  qui  réunit 
aux  prélats  tous  les  académiciens  mincement  pour- 
vus de  mérites,  et  d'autant  plus  empressés  par  con- 
séquent à  faire  leur  cour  avec  bassesse,  et  le  parti 
philosophique,  que  les  dévots  appellent  encyclopé- 
distes, qui  est  composé  de  tous  les  gens  de  lettres 


SCIENCES   MORALES  ET  POLITIQUES.  71 

qui  pensent  avec  un  peu  d'élévation  et  de  hardiesse, 
et  qui  préfèrent  l'indépendance  et  une  fortune 
bornée  aux  faveurs  qu'on  n'obtient  qu'à  force  de 
ramper  et  de  mentir.  »  Grimm  place  dans  ce  dernier 
parti,  ce  qui  ne  laisse  pas  d'être  piquant,  M.  le 
prince  Louis  de  Rohan,  coadjuteur  de  Strasbourg, 
M.  le  duc  de  Nivernais,  l'archevêque  de  Toulouse, 
le  prince  de  Beauvau.  Il  nous  apprend  qu'il  existe, 
entre  ces  deux  partis,  comme  entre  deux  armées 
opposées,  un  fonds  de  déserteurs  qui  se  rangent, 
suivant  la  fortune,  de  l'un  ou  de  l'autre  côté,  et  dont 
l'un  ou  l'autre  se  fortifie  en  les  méprisant  égale- 
ment; *.(  qu'il  y  a  aussi  de  ces  âmes  fières  et  libres, 
qui  dédaignent  d'être  d'aucun  parti,  comme 
M.  de  Bulïon,  par  exemple,  et  que  leur  neutralité 
expose  à  la  calomnie  des  deux  factions  »  *. 

Ainsi,  quoique  le  parti  philosophique  eût  acquis 
une  grande  supériorité,  il  ne  se  sentait  pas  tranquille 
au  sein  même  de  la  victoire.  Il  avait  introduit  tous  ses 
grands  hommes  dans  l'Académie,  à  l'exception  de  Di- 
derot, et  il  en  était  à  redouter  la  disette  de  candidats . 
S'il  était  obligé  de  se  rabattre  sur  des  jeunes  gens, 
encore  à  moitié  obscurs,  et  dont  la  fortune  était  à 

1.  Correspondance  littéraire  de  Grimm,  t.  VII,  p.  252  et  suiv. 


72  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

faire,  n'avait-il  pas  à  craindre  des  défections?  Et  si 
de  tels  malheurs  arrivaient,  si  la  majorité  passait 
d'un  côté  à  l'autre,  ne  verrait-on  pas  l'Académie 
des  philosophes,  l'Académie  encyclopédique,  rem- 
placée par  une  assemblée  d'évêques  et  d'abbés  ? 
Grimm  frémissait  d'horreur  à  cette  pensée.  Si  l'on 
cherche  ce  qui  lui  inspirait  de  si  noirs  pressenti- 
ments au  milieu  du  triomphe  de  ses  amis,  c'est 
que,  quand  les  philosophes  avaient  voulu  faire 
passer  La  Harpe,  ils  avaient  trouvé  uoe  opposi- 
tion formidable;  qu'ils  s'étaient  inutilement  rejetés 
sur  Gaillard,  encyclopédiste  moins  prononcé,  et 
qu'enfin  le  parti  dévot,  dirigé  par  le  maréchal  de 
Richelieu,  qui  était  le  héros  de  Voltaire  et  n'était 
le  héros  que  de  Voltaire,  avait  fait  élire  l'évêque  de 
Senlis.  Ce  n'était  après  tout  qu'un  échec  momen- 
tané. Les  philosophes  se  vengèrent  comme  se 
vengent  les  vaincus  quand  ils  ont  de  l'esprit. 
L'évêque  fit  par  bonheur  un  discours  de  réception 
ridicule;  l'abbé  de  Voisenon,  directeur  de  l'Acadé- 
mie, le  persifla  d'une  façon  cruelle.  Le  mot  per- 
sifler était  alors  tout  nouveau  dans  la  langue  ;  le 
procédé  ne  l'était  pas  moins  dans  l'Académie;  et  il 
montre,  malgré  les  terreurs  de  Grimm,  que  les 
philosophes  et  les  encyclopédistes  étaient  bien  en 


SCIENCES   MORALES   ET    POLITIQUES.  73 

possession    de    leur  majorité,  puisqu'ils    étaient 
impertinents. 

Gaillard,  qui  était  déjà  de  l'Académie  des 
inscriptions,  et  qui  fut  depuis  membre  de  l'Acadé- 
mie française,  avait  partagé  le  prix  d'éloquence 
avec  Thomas  en  1765.  Le  sujet  du  concours  était 
l'éloge  de  Descartes.  Un  tel  sujet  donné  aujourd'hui 
n'étonnerait  personne.  Il  était  presque  une  témé- 
rité en  17651;  en  tout  cas,  il  montrait  que  l'Aca- 
démie prenait  ouvertement  parti  pour  la  philoso- 
phie; et  elle  marcha  si  vite  dans  cette  voie  qu'elle 
proposa,  en  1789,  l'éloge  de  Jean- Jacques  Rousseau. 
Les  plus  petils  incidents  contribuaient  à  marquer 
la  transformation  qui  s'était  faite.  On  ne  connaît 
plus  aujourd'hui,  même  de  nom,  l'abbé  de  Bassinet. 
L'Académie  le  choisit  pour  prédicateur  en  1767, 
et  ce  prédicateur,  chargé  de  faire  l'éloge  de  saint 
Louis,  se  déchaîna  contre  les  croisades.  Le  scan- 
dale fut  grand.  Il  aurait  été  immense,  si  le  discours 
avait  été  soutenu  par  l'éclat  du  talent.   Quelque 

1.  L'académie  des  Jeux  Floraux  s'était  avisée  de  donner  pour 
sujet  de  discours  en  1773  l'éloge  de  Bayle.  La  Gazette  de  France 
dit  à  ce  sujet  :  «  L'Académie  des  Jeux  Floraux  de  Toulouse  avait 
proposé  l'éloge  de  Bayle  pour  sujet  du  discours  de  l'année  pro- 
chaine; mais  des  raisons  particulières,  qu'elle  ne  pouvait  prévoir, 
l'ont  engagée  à  changer  ce  sujet,  et  à  donner  l'éloge  de  saint 
Exupère,  évoque  de  Toulouse.  » 


74  UNE   ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

temps  après,  Saint-Lambert,  dans  son  discours  de 
réception,  attaqua  l'intolérance.  La  mode  en  prit. 
C'était  presque  un  lieu  commun  dans  les  discours 
de  l'Académie,  vers  le  milieu  du  xvme  siècle,  d'atta- 
quer l'intolérance  :  tant  on  était  loin  de  l'Académie 
de  Bossuet!  Thomas,  comme  directeur,  se  montre 
si  ouvertement  philosophe,  que  le  chancelier  prend 
le  parti  d'empêcher  l'impression  de  son  discours, 
ce  qui  augmente  la  popularité  de  l'Académie,  et. 
prouve  de  plus  en  plus  qu'elle  est  devenue  autre 
chose  qu'une  compagnie  de  lettrés.  Le  cardinal  de 
Richelieu  lui-même,  le  fondateur  de  l'Académie, 
qu'on  pouvait  regarder  comme  le  genius  loci,  ne 
conserve  pas  ses  privilèges.  La  règle  veut  qu'on  le 
loue  ;  mais  Gaillard,  au  moyen  d'une  distinction,  tout 
en  louant  le  protecteur  des  lettres,  flétrit  le  ministre 
sanguinaire  et  dépasse  même  la  mesure,  parce  qu'il 
faut  toujours  qu'une  réaction  aille  trop  loin.  En  un 
mot,  lorsqu'en  1782,  M.  de  Monthyon  voulut  fonder 
deux  séries  de  prix,  l'une  pour  des  ouvrages  utiles, 
l'autre  pour  des  actions  vertueuses,  il  ne  crut  pas,  et 
personne  'ne  crut  qu'en  chargeant  l'Académie  fran- 
çaise de  les  décerner,  il  la  détournerait  de  sa  fonc- 
tion propre  et  de  ses  occupations  habituelles.  Elle 
était  toujours  la  compagnie  de  lettrés  qu'avait 


SCIENCES   MORALES   ET  POLITIQUES.  75 

instituée  Louis  XIV  ;  mais  elle  était  en  même  temps 
l'assemblée  de  philosophes  que  Voltaire  avait 
formée. 

Tous  les  grands  esprits  qui,  pendant  la  Révolu- 
tion, s'occupèrent  de  réorganiser  les  académies, 
ou,  comme  disait  Mirabeau,  de  les  anéantir  et  de 
les  remplacer,  regardèrent  comme  tout  naturel  de 
dédoubler  en  quelque  sorte  l'Académie  française. 
Ils  donnèrent  une  existence  officielle  et  bien  com- 
plète à  l'Académie  philosophique  qu'elle  était  deve- 
nue; et  ils  reléguèrent  avec  l'érudition  et  les 
beaux-arts  l'académie  purement  littéraire  qu'elle 
avait  été  à  l'origine.  Cette  séparation,  et  ce  partage 
inégal  entre  les  deux  sortes  d'occupations  de  l'Aca- 
démie, sont  très  conformes  àl'espritdu  temps,  qui 
ne  faisaitpasgrand  cas  de  l'éloquence  et  delapoésie. 
C'est  tout  au  plus  si  Condorcet  ne  classait  pas  l'élo- 
quence et  la  poésie  parmi  ce  qu'il  appelait  <  les  arts 
d'agrément  ».  On  ne  se  préoccupait  que  de  l'utile.  On 
ne  s'apercevait  pas  que,  pour  qu'une  idée  devienne 
populaire  et  puissante,  il  faut  que  l'éloquence  ou 
la  poésie  Parme  de  sa  lumière  et  de  sa  chaleur. 
Un  Condillac  ne  parle  qu'à  son  écolier  ;  Voltaire 
parle  à  tout  l'univers.  Il  semble  qu'il  soit  dans  la 
destinée  de  l'esprit  humain  que  la  philosophie 


76  UNE   ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

doive  toujours  succéder  aux  belles-lettres.  Ce  qui 
fait  la  grandeur  du  xvme  siècle,  c'est  qu'il  est 
éclairé  par  la  brillante  aurore  de  la  philosophie 
avant  que  les  lettres  soient  penchées  vers  leur 
déclin.  Le  vrai,  sous  la  plume  de  Voltaire,  de 
Rousseau,  de  Montesquieu,  de  Buffon,  rayonne 
dans  toute  sa  splendeur. 

Telle  est  l'origine,  telle  est  la  filiation  de  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques.  Elle  exis- 
tait avant  d'être  fondée.  Elle  est  une  des  deux 
formes  sous  lesquelles  la  Constitution  de  l'an  III 
conserva  l'Académie  française.  On  ne  saurait  être 
de  meilleure  maison.  Son  histoire  ne  fut  pas  tout 
à  fait  digne  de  sa  naissance,  le  système  de  Condillac 
l'étouffa;  les  fonctions  publiques  l'absorbèrent.  Elle 
catalogua  beaucoup,  trouva  peu,  et  manqua  de  la 
vertu  de  propagation.  Elle  demeura  cependant  fidèle 
à  l'esprit  qui  l'avait  fondée,  fidèle  à  la  philosophie  du 
xvnic  siècle;  elle  était,  par  excellence,  l'Académie 
de  la  Révolution  ;  et  quand  le  premier  consul  vou- 
lut rétablir  l'influence  de  la  religion  sur  le  peuple, 
il  fit  le  Concordat  et  supprima  la  seconde  classe 
de  l'Institut. 


IV 


LE    REGLEMENT 


Ou  peut  écrire  isolément  l'histoire  des  an- 
ciennes académies,  et  peut-être  celle  des  acadé- 
mies nouvelles,  qui  ont  été  reconstituées  en  1810; 
mais  l'Institut  proprement  dit,  dans  les  deux  pé- 
riodes de  1795  à  1803,  et  de  1803  à  1816,  forme 
un  corps  tellement  homogène  qu'on  ne  peut  suivre 
l'histoire  d'une  de  ses  classes,  si  l'on  ne  connaît 
le  règlement  qui  les  régissait  toutes,  et  qui  les 
réunissait  constamment  dans  une  action  et  une 
vie  communes. 

J'ai  déjà  raconté  comment  les  anciennes  acadé- 
mies, menacées  dans  leur  existence,  avaient  essayé 
desesauver  en  présentant  elles-mêmes  àl'Assemblée 
constituante  un  projet  de  réorganisation.  Le  projet 
fut  renvoyé  à  l'examen  de  Mirabeau,  dont  les  conclu- 


78  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

sions,  dictées  par  Chamfort,  furent  loin  de  leur  être 
favorables.  Il  mourut  avant  de  prononcer  son  dis- 
cours ;  mais  on  trouva  son  projet  dans  ses  papiers, on 
le  publia,  et  Chamfort,  acharné  à  saproie,  écrivit  lui- 
même,  avec  un  redoublement  d'injures,  contre  le 
corps  dont  il  faisait  partie.  Tous  ces  efforts  étaient 
inutiles.  On  n'avait  pas  besoin  de  tuer  les  académies  ; 
elles  avaient  une  maladie  qui  est  dangereuse  en 
tout  temps,  et  qui,  à  cette  date,  était  mortelle  : 
elles  étaient  impopulaires.  L'Assemblée  constituante 
n'eut  pas  le  temps  de  les  anéantir  :  anéantir,  est 
le  mot  dont  Mirabeau  s'était  servi.  La  Convention 
s'en  chargea  à  l'heure  des  grandes  extermina- 
tions. Puis,  quand  elle  échappa  elle-même  à  la 
domination  des  Jacobins,  elle  les  rétablit,  sous 
le  nom  d'Institut,  dans  des  conditions  nouvelles. 
Nous  verrons  qu'elle  les  avait  à  la  fois  fortifiées  et 
affaiblies.  Le  temps  a  supprimé  ou  atténué  les 
défauts,  et  l'Institut,  tel  qu'il  existe  aujourd'hui,  a 
conservé  une  partie  de  ce  que  la  Convention  lui 
avait  donné,  et  retrouvé  tout  ce  qu'elle  lui  avait  fait 
perdre.  Le  public,  qui  avait  gardé  sa  colère  contre 
les  académies,  ne  se  douta  pas  qu'on  venait  de  les 
rétablir;  et  les  auteurs  du  décret  de  brumaire 
crurent  eux-mêmes  qu'il  y  avaitplusde  différences 


LE  RÈGLEMENT.  79 

que  d'analogies  entre  les  académies  et  l'Institut. 
Le  Comité  d'instruction  publique,  qui  rédigea  la 
loi  de  brumaire  et  forma  la  liste  du  tiers  électeur 
eut  deux  idées  heureuses  :  la  première,  de 
comprendre  dans  ses  choix  beaucoup  d'anciens 
membres  des  académies,  et  la  seconde,  de  char- 
ger l'Institut  lui-même  de  rédiger  les  règlements 
relatifs  à  ses  travaux,  en  réservant  au  corps  légis- 
latif le  soin  de  les  examiner,  et  de  les  transformer 
en  loi.  Le  projet  de  règlement  fut  promptement 
terminé.  La  loi  de  brumaire  avait  fixé  les  points 
principaux;  les  souvenirs  des  anciens  académiciens 
firent  le  reste.  L'arrêté  du  Directoire  qui  nommait 
les  quarante-huit  premiers  membres,  ou  le  tiers 
électeur,  est  du  20  novembre  4795.  Ce  tiers 
nomma  un  second  tiers  le  10  décembre,  et  les  deux 
tiers  réunis  nommèrent  le  troisième,  le  14  décem- 
bre. Le  projet  de  règlement  fut  aussitôt  préparé 
par  une  commission  mixte  de  douze  membres,  où 
Daunou,  Sieyès,  de  Lisle  de  Sales,  Grégoire  repré- 
sentaient la  seconde  classe.  II  était  en  état  d'être 
présenté  au  conseil  des  Cinq  Cents  un  mois  après. 
Il  fut  déposé  sur  le  bureau,  parle  président  de 
l'Institut  dans  la  séance  du  21  janvier  (1er  plu- 
viôse an  IV). 


80  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

11  n'y  eut  aucune  lenteur,  ni  dans  le  conseil  des 
Cinq-Cents,  ni  dans  le  conseil  des  Anciens.  Les 
membres  des  deux  commissions  législatives  étaient 
pour  la  plupart  des  membres  de  l'Institut.  Laka- 
nal,  qui  fut  le  rapporteur  au  conseil  des  Cinq-Cents, 
appartenait  à  la  classe  des  sciences  morales  et  po- 
litiques. Il  fit  voter  la  loi  en  une  séance;  c'était  le 
projet  même  de  l'Institut,  avec  un  seul  change- 
ment, improvisé  au  cours  de  la  délibération,  qui 
parut  insignifiant,  et  qui  au  fond  était  très  regret- 
table. Il  s'agit  de  la  publicité  des  séances  ordi- 
naires; j'aurai  l'occasion  d'y  revenir.  Muraire  fit 
le  rapport  au  Conseil  des  Anciens  qui  n'avait  pas 
le  droit  d'amendement,  et  ne  pouvait  qu'approu- 
ver ou  rejeter  l'ensemble  des  projets  de  loi.  Le 
Conseil  des  Anciens  approuva.  Ce  vote  qui  terminait 
tout  et  donnait  au  projet  élaboré  par  l'Institut  le 
caractère  d'une  loi  de  l'État,  eut  lieu  le  15  germi- 
nal an  IV  (4  avril  1796).  Le  même  jour,  l'Institut 
au  grand  complet,  et  en  possession  de  son  règle- 
ment définitif,  tint  la  première  de  ses  séances 
publiques. 

Les  anciennes  académies  avaient  été  créées  sépa- 
rément, à  des  époques  différentes,  sans  aucune 
idée  d'affiliation  entre  elles  et  de  vie  commune. 


LE   RÈGLEMENT.  81 

Elles  avaient  chacune  leur  règlement  et  leurs  usages 
particuliers.  On  pourrait  presque  dire  qu'elles  ap- 
partenaient à  trois  mondes  différents.  Les  membres 
de  l'Académie  française,  les  «  quarante  »  comme  on 
les  appelait  quelquefois,  étaient,  ou  de  véritables 
grands  seigneurs,  ou  des  lettrés  admis  dans  la  fa- 
miliarité des  grands  seigneurs.  L'Académie  des 
inscriptions,  qui  ne  réunissait  que  des  érudits,  se 
recrutait  fréquemment  dans  les  cloîtres.  Il  y  avait 
à  l'Académie  des  sciences  des  officiers,  des  marins, 
des  ingénieurs,  des  financiers.  Quant  à  l'Académie 
des  beaux-arts,  elle  n'avait  guère  de  commun  avec 
les  autres  que  ce  nom  d'académie.  C'était  une  so- 
ciété de  peintres  et  de  sculpteurs  qui  faisaient  des 
expositions,  et  tenaient  une  école;  elle  appartenait 
à  la  maison  du  roi,  et  par  ce  moyen  échappait  à 
une  autre  association,  constituée  en  corps  de  mé- 
tier ou  jurande,  avec  laquelle  elle  eut  de  nombreux 
démêlés  en  justice,  et  qui  était  composée  de  ma- 
çons, d'architectes  et  d'artistes  d'un  ordre  inférieur. 
Les  rapports  des  trois  autres  académies  entre  elles 
tenaient  surtout  à  ce  que  plusieurs  membres  ap- 
partenaient à  la  fois  à  deux  compagnies.  La  com- 
munauté des  travaux  amenait  aussi  des  rappro- 
chements, qui  n'avaient  rien  que  d'accidentel.   Il 


82  UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

semble  que  l'Académie  française  était,  au  début, 
plus  rapprochée  de  l'Académie  des  inscriptions,  et 
qu'elle  eut  plus  de  rapports  avec  l'Académie  des 
sciences,  lorsque,  vers  le  milieu  du  xviip  siècle,  elle 
fit  à  la  philosophie,  dans  son  propre  sein,  une  part 
au  moins  égale  à  celle  de  la  littérature. 

Tandis  que  le  public  ignorant  reprochait  aux 
anciennes  académies  leur  prétendue  servilité,  les 
philosophes  de  la  Constituante,  de  la  Législative  et 
de  la  Convention  étaient  surtout  frappés  de  leur 
isolement.  Ils  étaient  imbus  des  principes  de  l'En- 
cyclopédie, qui  cherchait  partout  les  rapports  des 
choses,  et  s'étudiait  à  diminuer  ou  à  supprimer  les 
différences.  Sous  l'ancien  régime,  les  savants,  les 
lettrés  et  les  artistes,  parqués  dans  des  académies 
différentes,  ignoraient  ce  que  faisaient  leurs  voi- 
sins. C'était  là,  disait-on,  une  cause  permanente  de 
stérilité  pour  les  esprits  et  d'étroitesse  dans  les 
idées.  Les  réformateurs  de  la  société  française  et 
de  l'esprit  humain,  car  ils  ne  visaient  pas  moins 
haut,  et  c'était  encore  un  héritage  de  l'Encyclopé- 
die, entreprirent  de  réagir  contre  ce  mal,  qui  leur 
paraissait  le  plus  grand  de  tous.  Ils  voulurent  un 
corps  unique,  divisé  en  classes  et  en  sections  pour 
les  besoins  du  travail,  où  tous  les  exercices  de  Ja 


LE   RÈGLEMENT.  83 

pensée  se  développeraient  l'un  par  l'autre,  en  se 
prêtant  un  mutuel  appui. 

Pour  atteindre  ce  but,  il  fut  décidé  que  tous  les 
membres  de  l'Institut  lui  appartiendraient  au  même 
titre  ;  qu'ils  seraient,  quelle  que  fût  leur  classe,  des 
membres  de  l'Institut,  élus  par  le  corps  entier, 
ayant  les  mêmes  fonctions,  les  mêmes  droits,  les 
mêmes  honneurs  ;  qu'on  ne  pourrait  être  élu  dans 
deux  classes,  car  on  n'est  pas  élu  deux  fois  à  la 
même  fonction  et  à  la  même  dignité,  mais  que 
chaque  membre  aurait  le  droit  de  siéger  dans 
chaque  classe  et  d'y  prendre  la  parole.  Quand  il  y 
eut  un  traitement,  ou  pour  parler  plus  exactement 
une  indemnité,  elle  fut  la  même  pour  tous.  On 
donna  à  l'Institut  au  bout  de  quelques  années  un 
costume,  c'est-à-dire  un  uniforme.  Les  séances 
communes  furent  très  nombreuses.  On  décidaqu'on 
y  porterait  toutes  les  affaires  qui  intéressaient  le 
corps,  et  toutes  les  communications  qui,  dans 
chaque  classe,  auraient  paru  de  nature  à  mériter 
l'attention  du  monde  savant. 

Tout  cela  était  excellent;  c'était  la  réalisation 
d'une  idée  juste  à  laquelle  on  ne  peut  qu'applau- 
dir. Nous  verrons  qu'à  force  de  tirer  des  consé- 
quences de  cette  idée  juste,  on  réussit  à  la  déna- 


84  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

turer;  mais  les  excès  dans  lesquels  on  est  tombé 
n'ôtent  rien  à  l'excellence  de  l'idée  et  des  institutions 
qui  en  découlent.  Toutes  ces  institutions  nous  sont 
restées,  à  l'exception  de  l'élection  des  membres 
par  toutes  les  classes  réunies,  et  elles  sont  l'hon- 
neur et  la  force  de  l'Institut  sous  sa  forme  actuelle. 
Nous  avons  même  conservé  une  séance  annuelle 
dans  laquelle  toutes  les  académies  comparaissent  à 
la  fois  devant  le  public,  comme  pour  attester  la 
doctrine  sur  laquelle  l'Institut  est  fondé,   et  qui 
consiste  à  considérer  toutes  les  branches  de  la 
science  comme  les  dialectes  différents  d'une  langue 
unique.  J'incline  même  à  penser  qu'on  a  un  peu 
trop  relâché,  par  les  nouveaux  règlements  et  sur- 
tout dans  l'usage,  les  liens  qui  devraient  unir  les 
académies  entre  elles.  Nous  péchons  peut-être  un 
peu  par  ce  côté-là;  à  l'origine  on  péchait  énor- 
mément par  le  côté  opposé.  L'Instilut  actuel  est 
comme  une  république  fédérative,  où  chaque  État 
garde  son  autonomie,  sauf  quelques  réserves  d'in- 
térêt général.  L'Institut  de  l'an  IV  était  une  répu- 
blique une  et  indivisible,  qui  s'efforçait  d'astreindre 
un  géomètre  et  un  musicien  aux  mêmes  préoccupa- 
lions  et  aux  mêmes  labeurs,  assujettissement  éga- 
ement  insupportable  à  l'un  et  à  l'autre,  et  qu'on 


LE   RÈGLEMENT.  85 

ne  pouvait  tenter  sérieusement  de  mettre  en  pra= 
tique  que  dans  un  moment  de  nivellement  univer- 
sel et  d'intrépidité  à  toute  épreuve. 

Je  résume  mes  objections  contre  le  règlement 
de  l'an  IV  dans  les  six  articles  suivants. 

l°0n  fit  élire  les  membres  de  l'Institut,  non  par 
leur  classe,  (les  classes  n'eurent  que  le  droit  de 
dresser  une  liste  de  présentation),  mais  par  l'Insti- 
tut tout  entier. 

2°  Au  lieu  de  demander  à  chaque  classe  un  rapport 
sur  ses  travaux  de  l'année,  on  exigea  de  l'Institut 
un  rapport  collectif,  et  on  le  fit  lire,  non  devant  le 
public  qui  suit  les  travaux  des  iVcadémies,  mais  en 
pleine  séance  du  Conseil  des  Cinq-Cents  et  du  Con- 
seil des  Anciens. 

3°  On  fit  concourir  toutes  les  classes  indistinc- 
tement à  tous  les  travaux  dont  l'Institut  était 
chargé. 

4° On  supprima  les  séances  solennelles  des  classes, 
et  on  les  remplaça  par  quatre  séances  solennelles 
de  l'Institut,  dans  lesquelles  chaque  classe  appor- 
tait une  part  égale. 

r>°  On  ôta  toute  autorité  aux  présidents  et  aux 
secrétaires,  et  il  en  résulta  deux  choses  :  la  pre- 
mière, que  l'Institut  passa  tout  son  temps  à  s'admi- 


86  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

nistrer,  et  la  seconde,  qu'il  ne  fut  pas  administré 
du  tout. 

6°  Enfin,  on  transforma  cette  illustre  compagnie, 
dont  on  vantait  si  haut  l'indépendance,  en  bureau 
de  renseignements  et  quelquefois  en  bureau  de 
police  pour  le  ministre  de  l'intérieur. 

1 .  Élections,  — Où  éclatait  surtout  la  pensée  d'ab- 
sorber les  classes  dans  la  vie  commune,  et  dans 
l'unité  de  l'Institut,  c'était  dans  les  élections.  On 
s'était  bien  gardé  de  permettre  à  l'une  des  classes 
de  l'Institut  d'y  introduire  un  nouveau  membre; 
elle  ne  pouvait  que  dresser  une  liste  de  présenta- 
tion. On  n'était  membre  de  l'Institut  que  par  la 
volonté,  par  l'élection  de  l'Institut;  il  fallait  la  con- 
sécration du  corps  entier. 

Voici  comment  on  procédait.  La  section  dans 
laquelle  la  vacance  s'était  produite  présentait  à 
la  classe  une  liste  de  cinq  candidats  au  moins.  Si 
deux  membres  de  la  classe  demandaient  qu'un  ou 
plusieurs  candidats  fussent  ajoutés  à  la  liste,  la 
clas  se  délibérait  par  la  voie  du  scrutin ,  séparément, 
sur  chacun  de  ces  candidats. 

La  liste  étant  ainsi  formée,  chaque  membre  de 
la  classe  portait  sur  son  bulletin  de  vote  les  noms 
compris  dans  cette  liste  suivant  l'ordre  de  mérite 


LE   RÈGLEMENT.  87 

qu'il  leur  attribuait,  en  écrivant  vis-à-vis  du  pre- 
mier nom  un  chiffre  égal  au  nombre  des  candidats, 
vis-à-vis  du  second  le  chiffre  immédiatement  infé- 
rieur, et  ainsi  de  suite  jusqu'au  dernier  nom,  vis- 
à-vis  duquel  il  écrivait  le  chiffre  1.  Les  secrétaires 
faisaient  la  somme  de  tous  ces  nombres;  et  les  can- 
didats qui  réunissaient  les  plus  grandes  sommes 
formaient  la  liste  de  présentation  à  l'Institut.  L'In- 
stitut en  assemblée  générale  procédait  à  l'élection 
sur  cette  liste  en  se  conformant  au  même  mode  de 
scrutin.  Comme  on  le  voit,  la  section  compétente 
présentait  à  la  classe  une  liste  de  cinq  candidats  ;  la 
classe  réduisait  cette  liste  à  trois,  et  sur  ces  trois, 
Flnstitut  en  choisissait  un.  L'avantage  était  d'identi- 
fier complètement  les  trois  classes,  d'en  faire  un 
corps  unique;  l'inconvénient,  de  confier  l'élection  à 
des  incompétents,  de  donner  à  la  notoriété  la  pré- 
férence sur  la  capacité.  L'Institut  ne  pouvait  élire  en 
dehors  de  la  liste,  mais  il  pouvait  élire  le  dernier 
de  la  liste.  Les  peintres,  les  sculpteurs  et  les 
psychologues  prononçaient  sur  le  mérite  d'un  as- 
tronome ou  d'un  géomètre. 

Entre  beaucoup  de  cas  que  l'on  pourrait  citer, 
où  l'Institut  réforma  mal  à  propos  le  jugement  de 
la  classe,  en  voici  un.  Il  y  avait  une  vacance  dans 


88    UiNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

la  section  de  poésie.  La  section  propose  à  la  classe 
la  candidature  de  Fontanes,  qui  était  un  poète.  La 
classe  l'adopte  ;  mais  usant  d'un  droit  consacré  par 
le  règlement,  aux  cinq  noms  de  poètes  présentés 
par  la  classe,  elle  ajoute  celui  de  Danse  de  Villoison, 
qui  était  un  érudit.  Elle  forme  ensuite  sa  liste  de 
candidats,  en  mettant  Fontanes  au  premier  rang, 
et  Villoison  au  dernier.  C'est  Villoison  qui  est  élu 
par  l'assemblée  générale  de  l'Institut.  Il  devient 
membre  de  la  section  de  poésie,  sans  avoir  jamais 
écrit  un  vers  français. 

Il  est  certain  qu'on  n'arrive  pas  à  exceller  dans 
une  science  ou  dans  un  art,  sans  avoir  un  esprit 
élevé  et  sans  être  un  bon  juge  en  toute  matière  in- 
tellectuelle; mais  encore  faut-il  connaître  une  œuvre 
pour  en  apprécier  le  mérite,  et  l'on  peut  affirmer 
sans  crainte  que  Houdon  ou  Pajou  n'avaient  jamais 
lu  le  Lexique  cV  Apollonius,  qui  est  le  principal 
titre  de  gloire  de  Villoison. 

2.  Rapport  unique  pour  les  travaux  des  trois 
classes.  —  Tout  est  dans  tout;  tout  le  monde  doit 
comprendre  tout  et  s'intéresser  à  tout.  Telle  avait 
été  la  règle  de  l'Encyclopédie,  et  telle  était  celle  de 
l'Institut.  C'est  en  vertu  de  cette  pensée  que  l'In- 
stitut, qui,  quatre  fois  par  an,  parlait  au  public, 


LE   RÈGLEMENT.  89 

devait  parler,  une  fois  par  an,  aux  représentants 
de  la  nation,  et  leur  rendre  compte  des  progrès 
accomplis  dans  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts. 
Le  compte  rendu  annuel  est  institué  par  le  dé- 
cret organique  de  brumaire.  Cet  article,  il  faut  en 
convenir,  a  une  noble  apparence;  mais  il  prouve 
que  les  fondateurs  de  l'Institut  ont  eu,  pour  leur  belle 
création,  plus  d'ambition  que  d'esprit  pratique.  Le 
compte  rendu  ne  fut  jamais  qu'une  cérémonie.  Un 
corps  savant,  introduit  pour  une  heure  dans  une 
asemblée  politique,  ne  peut  évidemment  y  apporter 
une  suite  de  démonstrations  de  quelque  valeur.  L'o- 
rateur ne  serait  pas  assez  clair,  l'auditoire  ne  serait 
ni  assez  intelligent  ni  assez  patient.  Rien  ne  se  fait 
bien  hors  de  sa  place.  L'idée  de  traiter  la  science 
comme  une  des  forces  publiques  et  ses  découvertes 
comme  des  affaires  d'État,  est  juste  et  grande; 
mais  on  s'aperçut  bien  vite  que  cette  idée,  comme 
beaucoup  d'autres  de  la  Révolution,  était  plus  poé- 
tique que  philosophique,  et  n'était  pas  bonne  à  tra- 
duire en  prose.  L'orateur  de  l'Institut,  ne  pouvant 
pas  faire  une  leçon,  fit  seulement  une  harangue 
dans  laquelle  il  mêla  à  quelques  généralités  dans 
le  goût  du  temps  une  simple  énumération  des  dé- 
couvertes les  plus  populaires.  François  Arago  re- 


90  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

grettait  amèrement  qu'on  n'eût  pas  conservé  cet 
usage  en  confiant  chaque  année  à  quelque  grand 
h  orame  le  soin  de  faire  le  rapport;  mais  les  orateurs 
de  l'Institut  ne  furent  pas  de  petits  hommes,  puis- 
qu'ils s'appelaient  Lacépède,  Daunou,  Fontanes; 
et  cependant  ils  firent  de  petits  discours.  Le  Di- 
rectoire exécutif,  pour  ne  pas  être  en  reste  avec  le 
décret  organique,  décida  de  son  côté  qu'à  la  fête 
nationale  du  premier  vendémiaire  an  VI,  l'Institut 
lirait  un  rapport  sur  «  les  productions  du  génie  » 
pendant  la  dernière  année.  Cette  résolution  dut 
lui  être  inspirée  par  La  Reveillère-Lépeaux,  dont 
on  connaît  le  penchant  pour  la  théophilantropie. 

Le  seul  homme  qui  eut  sur  tout  cela  une  idée 
juste  et  pratique  est  le  consul  Napoléon  Bonaparte. 
Au  lieu  d'un  discours  adressé  par  l'Institut  entier 
à  une  assemblée  distraite  et  incompétente,  il  de- 
manda à  chaque  classe  de  l'Institut  un  rapport 
détaillé,  imprimé,  qui  dut  être  remis  entre  ses 
mains  avec  solennité,  en  séance  du  Conseil  d'Etat. 

On  le  voit,  tout  est  changé.  La  solennité  est  con- 
servée comme  hommage  aux  sciences  et  aux  lettres. 
Le  chef  de  l'État,  entouré  du  corps  qui  était  certai- 
nement le  premier  corps  de  i'Ëtat,au  moins  par  le 
jait,   reçoit  avec  éclat  les  représentants  du  travail 


LE   RÈGLEMENT.  91 

intellectuel,  et  prend  de  leurs  mains  un  rapport 
qui  est  tout  un  livre.  Bonaparte,  selon  son  habi- 
tude, substituait  une  fonction  à  une  cérémonie.  Il 
se  souciait  peu  d'une  harangue  vide  et  pompeuse, 
qui  ne  pouvait  insister  sur  rien,  parce  qu'elle  était 
obligée  déparier  de  tout.  Il  voulait  un  rapport  des 
savants  sur  la  science  et  des  lettrés  sur  les  lettres; 
un  long  rapport,  écrit  sans  prétentions  oratoires, 
et  donnant  des  détails  assez  nombreux  et  assez 
précis  pour  être  instructif.  Ainsi  compris,  le 
compte  rendu  prenait  de  l'importance;  mais  à  la 
condition  d'embrasser  une  période  de  quelque 
étendue.  Une  année  peut  être  stérile;  elle  peut 
n'avoir  produit  que  des  découvertes  incertaines  ou 
incomplètes.  Le  premier  consul  décida  qu'il  serait 
quinquennal.  L'arrêté  est  trop  important  pour  ne 
pas  être  mis  sous  les  yeux  du  lecteur. 

«  Arrêté  du  13  ventôse  an  X.  Art.  1.  L'Institut 
national  de  France  formera  un  tableau  général  de 
l'état  et  des  progrès  des  Sciences,  des  lettres  et 
des  arts,  depuis  1789,  jusqu'au  1er  vendémiaire 
anX. 

»  Ce  tableau,  divisé  en  trois  parties  correspon- 
dantes aux  trois  classes  de  l'Institut,  sera  présenté 
au  gouvernement  dans  le  mois  de  fructidor  an  XI. 


92  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE, 

il  en  sera  formé  et  présenté  un  semblable  tous  les 
cinq  ans. 

i  Art.  2.  Ce  tableau  sera  porté  au  gouvernement 
par  une  députation  de  chaque  classe  de  l'Institut. 

»  La  députation  sera  reçue  par  les  consuls  en 
conseil  d'état. 

»  Art.  3.  A  la  même  époque,  l'Institut  national 
proposera  au  gouvernement  ses  vues  concernant 
les  découvertes  dont  il  croira  l'application  utile  aux 
services  publics,  les  secours  et  encouragements 
dont  les  sciences,  les  arts  et  les  lettres  auront 
besoin,  et  le  perfectionnement  des  méthodes  em- 
ployées dans  les  diverses  branches  de  l'enseigne- 
ment public.  »  Un  ministre  qui  avait  de  grandes 
vues,  mais  à  qui  le  temps  a  manqué,  M.  Cousin,  es- 
saya, en  1840,  de  rétablir  cet  usage. L'Institut  a  eu 
le  tort  de  le  laisser  tomber  une  seconde  fois. 

3.  Travaux  communs.  —  Il  me  suffira,  pour 
montrer  ce  qu'avait  de  regrettable  l'excès  de  con- 
centration et  de  centralisation  des  travaux  de  l'In- 
stitut, de  citer  trois  exemples  pris  dans  ses  trois 
principales  attributions  :  les  publications  qu'il  fai- 
sait, les  établissements  qu'il  patronnait,  les  places 
dont  il  disposait.  Je  ne  cite  qu'un  exemple  pour 
chaque  espèce  ;j'en  pourrais  citer  ungrand  nombre. 


LE    RÈGLEMENT.  93 

L'Institut  était  chargé,  entre  autres  publications 
importantes,  de  reprendre  la  publication  du  Dic- 
tionnaire de  V Académie  française  :  on  nomma, 
pour  ce  travail,  une  commission  mixte  où  les  trois 
«lasses  furent  représentées  en  nombre  égal. 

Plusieurs  établissements  publics  étaient  sous  la 
direction  ou  tout  au  moins  sous  le  haut  patronage 
de  l'Institut;  parmi  eux,  le  conservatoire  de  mu- 
sique. On  demande  ce  que  pouvaient  faire  dans  la 
commission  chargée  d'exercer  ce  patronage  des 
membres  de  la  première  et  même  de  la  seconde 
classe. 

Enfin  l'Institut  nommait  tous  les  ans  vingt  ci- 
toyens, pris  hors  de  son  sein,  et  chargés  d'inspec- 
ter et  de  conseiller  l'agriculture.  Ce  n'étaient  ni 
les  membres  de  la  section  d'économie  rurale,  ni 
ceux  de  la  section  de  botanique  et  de  physique  vé- 
gétale, ni  ceux  enfin  de  la  section  d'histoire  natu- 
relle, qui  étaient  chargés  de  choisir  les  inspecteurs 
de  l'agriculture;  les  membres  de  ces  sections  n'a- 
vaient que  leur  voix,  comme  les  membres  de  la 
section  de  grammaire  ou  de  la  section  d'architec- 
ture. Le  vote  de  Mole  ou  de  Préville  comptait  autant 
que  celui  de  Ghaptal.  La  difficulté,  quoique  toute 
différente,  n'était  pas  moins  grande  pour  les  voya- 


94  UNE  ACADÉMIE    SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

geurs  membres  de  l'Institut.  Le  règlement  voulait 
qu'ils  fussent  choisis  par  tiers  dans  chacune  des 
classes;  mais  la  classe  ne  les  nommait  pas,  elle  ne 
pouvait  que  présenter  des  candidats.  La  loi  orga- 
nique1 avait  été  jusqu'à  charger  l'Institut,  en 
corps,  de  désigner  les  artistes  qui,  chaque  année, 
seraient  envoyés  à  l'école  de  Rome.  Le  règlement 
décida  que  les  trois  sections  de  peinture,  de 
sculpture  et  d'architecture  choisiraient  ces  artistes 
au  concours,  mais  pour  les  présenter  à  l'Institut, 
qui,  seul,  avait  le  droit  de  les  présenter  au  Direc- 
toire2. 

De  nombreux  tempéraments  furent  ainsi  appor- 
tés à  la  première  conception,  parce  qu'après  tout 
il  fallait  vivre,  et  qu'on  ne  pouvait  pas  vivre  dans 
cette  unité  absolue.  Le  règlement  du  15  germinal 
an  IV,  qui,  suivit  la  loi  de  si  près,  en  établit  plu- 
sieurs ;  les  autres  furent  votés  successivement  par 
l'Institut,  ou  passèrent  dans  l'usage  sans  avoir  été 
l'objet  d'un  vote.  Mais  comme  on  se  trouvait  en 
présence  d'un  système,  et  d'un  système  approuvé 
par  tous  les  philosophes  et  admiré  par  tous  les 
contemporains,  on  en  atténuait  les  inconvénients 

1.  La  loi  du  3  brumaire,  an  IV,  art.  v. 

2.  Règlement  du  15  germinal  an  IV,  art.  xxx. 


LE   RÈGLEMENT.  95 

sans  pouvoir  et  même  sans  vouloir  le  supprimer. 
On  avait  recours  à  des  subtilités  pour  paraître 
l'observer  tout  en  le  violant. 

\ .  Séances  publiques  communes  aux  trois  classes. 
— 11  y  aurait  eu  quelque  utilité  à  en  foire  une; 
on  en  fit  quatre.  La  séance  unique,  qui  subsiste 
encore  aujourd'hui,  a  beaucoup  moins  d'intérêt 
que  les  séances  solennelles  tenues  par  chaque 
classe.  Elle  est  très  difficile  à  composer,  quoiqu'elle 
soit  unique.  Je  décrirai,  dans  un  chapitre  parti- 
culier, quelques-unes  des  séances  publiques  tenues 
dans  les  premiers  temps  de  l'Institut,  et  l'on  verra 
que  le  programme  n'était  pas  varié,  mais  discor- 
dant; qu'il  n'était  pas  fait  pour  intéresser  le  public, 
mais  pour  l'accabler  d'ennui.  On  avait  tellement 
compté  sur  la  puissance  de  l'unité  et  le  prestige 
que  cette  conception  encyclopédique  devait  exer- 
cer sur  les  auditeurs,  qu'on  avait  tenu  à  donner 
trois  lecteurs  à  chaque  classe,  et  à  leur  mesurer 
le  temps  également,  ce  qui,  en  réduisant  chaque 
lecture  à  vingt  minutes,  c'est-à-dire  à  rien,  faisait, 
grâce  au  temps  perdu  en  applaudissements  ou  en 
murmures,  ou  pour  le  passage  d'un  lecteur  à  un 
autre,  des  séances  de  trois  heures  et  demie,  ou  de 
quatre  heures.  Encore  proposa-t-on  à  diverses  re- 


%  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

prises  d'y  ajouter  des  expériences  de  physique, 
des  exhibitions  d'histoire  naturelle,  la  lecture  des 
mémoires  couronnés,  etc. 

5.  V administration  par  scrutins.  —  La  Conven- 
tion avait  tant  aimé  l'égalité,  qu'elle  n'avait  pas 
voulu  souffrir  pour  elle-même  de  président  durable . 
Si  à  toutes  forces  elle  établissait  quelque  part  une 
autorité,  elle  la  faisait  éphémère,  responsable,  ré- 
vocable. Elle  n'eut  pas  grand'chose  à  innover  en 
ce  genre  pour  les  académies,  je  parle  des  anciennes 
académies,  dont  l'organisation  était  la  plus  républi- 
caine du  monde.  Tous  leurs  officiers,  à  l'exception 
d'un  seul,  étaient  élus  pour  un  temps  très  limité,  et 
chargés  de  fonctions  très  restreintes.  Cependant, 
elles  avaient  un  secrétaire  perpétuel,  qui,  sous 
prétexte  d'être  le  greffier  de  la  compagnie,  en  était 
un  peu  le  chef.  Il  y  avait,  dans  certaines  académies, 
des  pensionnaires  et  des  honoraires.  Partout,  les 
plébéiens  coudoyaient  les  grands  seigneurs.  Ces 
plébéiens  étaient  les  confrères  de  leurs  voisins, 
sans  doute;  ils  étaient  encore  plus  leurs  clients  et 
leurs  thuriféraires  à  gages.  On  entreprit  de  changer 
tout  cela. 

D'abord,  il  ne  fut  plus  question  de  secrétaires 
perpétuels.  Lakanal,  qui  avait  ordinairement  plus 


LE  RÈGLEMENT.  97 

de  bon  sens,  et  qui,  dans  maintes  occasions,  montra 
qu'il  savait  avoir  de  l'esprit  pratique,  se  laissa  aller 
à  traiter  ces  utiles  fonctionnaires  comme  des  tyrans, 
et  déclara,  dans  un  de  ses  discours,  qu'il  fallait  épar- 
gner aux  savants  et  aux  lettrés  «  le  sanglant  outrage  » 
d'avoir  leurs  affaires  faites  par  un  homme  compétent 
et  responsable.  Chaque  classe  eut  un  président,  élu 
pour  six  mois,  et  un  vice-président,  si  elle  le  jugeait 
nécessaire;  deux  secrétaires,  et  au  besoin  un  vice- 
secrétaire  élus  pour  un  an,  mais  à  six  mois  de  dis- 
tance l'un  de  l'autre,  de  façon  que  chacun  d'eux  eût 
successivement  deux  collègues  dans  le  cours  de  son 
exercice.  On  ne  donna,  ni  au  président  ni  aux  secré- 
taires, aucune  attribution  administrative.  Le  pré- 
sident présidait,  c'est-à-dire  qu'il  donnait  ou  refu- 
sait la  parole,  et  maintenait  l'ordre  tant  bien  que 
mal  pendant  la  séance.   Le  secrétaire   tenait  la 
plume,  faisait  la  correspondance,  mais  d'après  les 
ordres  de  la  classe,  qui  prenait  une  décision  sur 
toutes  les  réponses  à  faire;  il  rédigeait  des  comptes 
rendus  pour  les  séances  trimestrielles.  Les  employés 
subalternes  de   l'Institut   n'étaient  pas  sous  ses 
ordres  ;  ils  dépendaient  directement  des  assemblées 
générales  qui  les  nommaient,  les  révoquaient,  les 
suspendaient,  et  les  dirigeaient  par  voie  de  scrutin. 


08  UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Chaque  classe  avait  donc  un  président  de  six  mois 
et  deux  secrétaires  d'un  an.  Mais  il  n'en  était  pas 
ainsi  de  l'Institut.  Les  classes  présidaient  pendant 
un  mois,  à  tour  de  rôle.  Par  exemple,  si  le  tour  de 
la  première  classe  tombait  en  janvier,  son  bureau 
était  le  bureau  de  l'Institut  pendant  le  mois  de  jan- 
vier, puis  il  cédait  la  place  en  février  au  bureau  de 
la  seconde  classe,  qui  lui-même  passait  la  main, 
en  mars,  au  bureau  de  la  troisième.  La  première 
classe  revenait  au  pouvoir  en  avril.  Chaque  prési- 
dent de  classe  présidait  ainsi,  pendant  son  exercice, 
deux  séances  générales,  à  trois  mois  de  distance 
l'une  de  l'autre,  et  il  présidait  la  séance  publique 
trimestrielle,  s'il  avait  la  chance  qu'elle  échût  pen- 
dant son  consulat.  Le  résultat  est  qu'on  avait  un 
président  et  un  secrétaire  nouveau  pour  chaque 
séance  mensuelle,  et  qu'on  était  sûr  de  ne  pas 
être  tyrannisé  ou  absorbé  par  des  pouvoirs  si  éphé- 
mères. En  revanche,  on  n'avait  jamais  pour  officiers 
que  des  débutants.  Il  n'y  avait  pas  de  routine;  mais 
il  n'y  avait  pas  non  plus  de  tradition,  ni  de  suite 
dans  les  affaires.  Une  affaire  commencée  par  un 
bureau  passait  dans  les  mains  d'un  autre,  ou  de 
plusieurs  autres,  si  elle  durait  longtemps;  c'était 
comme  une  organisation  scientifique  de  l'anarchie. 


LE  RÈGLEMENT.  99 

Avec  le  temps,  on  n'y  put  tenir.  Rien  ne  marchait, 
rien  ne  se  suivait;  personne  n'avait  de  zèle  parce 
qu'on  n'est  pas  zélé  pour  une  heure;  personne  non 
plus  ne  connaissait  les  affaires,  ni  même  le  règle- 
ment. On  avait  poussé  la  jalousie  jusqu'à  interdire 
les  réélections  immédiates.  Un  président  ne  pouvait 
revenir  qu'après  six  mois,  les  secrétaires  pouvaient 
être  réélus,  mais  une  fois  seulement.  Indépendam- 
ment de  la  mauvaise  administration,  cet  état  de 
choses  entraînait  des  délibérations  perpétuelles, 
sans  aucun  intérêt,  et  des  pertes  de  temps  déplo- 
rables. Un  téméraire  s'aventura,  .après  une  expé- 
rience de  quatre  années,  à  demander  le  rétablisse- 
ment des  secrétaires  perpétuels.  On  n'osa  pas  même 
discuter  sa  proposition  ;  mais  on  mit  sérieusement 
en  avant  la  création  de  secrétaires  décennaux  qui 
auraient  ouvert  la  voie.  C'est  le  chemin  que  suivit 
le  consul  Bonaparte  pour  arriver  à  l'Empire  ;  l'ex- 
périence lui  réussit.  L'Institut  n'eut  pas  tant  de 
chance  sous  le  Directoire;  il  avait  été  créé  dans 
l'anarchie,  et  il  y  resta. 

On  avait  donc  bien  réellement  créé  l'égalité  des 
membres  devant  les  fonctions  et  on  l'avait  créée  par 
le  moyen  le  plus  simple  et  le  plus  funeste,  en  rédui- 
sant les  fonctions  à  rien.  On  se  flattait  de  l'avoir 


100        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

aussi  créée  devant  la  situation  sociale  ;  mais  cette 
autre  égalité  était  plus  apparente  que  réelle.  Il  n'y 
a  d'égalité  que  l'égalité  devant  la  loi,  et  elle  ne 
peut  exister  dans  un  État  que  quand  les  pouvoirs  y 
sont  séparés,  pondérés,  et  maintenus  dans  leur 
situation  respective  par  des  garanties  sérieuses. 
Duclos  ou  Thomas  n'étaient  pas  aussi  loin  du  maré- 
chal de  Richelieu  ou  du  comte  de  Clermont,  prince 
du  sang,  que  Poirier  ou  Mercier  Tétaient  du  citoyen 
Bonaparte.  L'Institut  était  composé,  comme  autre- 
fois les  académies,  de  savants,  de  lettrés  et  de 
grands  seigneurs-.  On  ne  peut  même  dire  que  tous 
ces  grands  seigneurs  de  nouvelle  sorte  entraient  à 
l'Institut  à  cause  de  leurs  mérites.  Talleyrand, 
Sieyès,  Cambacérès,  Merlin,  beaucoup  d'autres, 
sans  parler  de  Bonaparte,  étaient  de  grands  es-  • 
prits  ;  mais  des  hommes  tels  que  Greuzé-Latouche, 
Garran-Coulon,  Baudin  des  Ardennes,  Lacuée, 
membres  de  la  classe  des  sciences  morales,  qui 
sont  si  petits  aujourd'hui,  et  qui  alors  comptaient 
dans  le  gouvernement  et  les  assemblées,  durent 
évidemment  leur  élection  à  toute  autre  cause  qu'à 
leurs  travaux  littéraires.  Bonaparte  écrivit  à  l'In- 
stitut, le  jour  de  son  élection  comme  membre  de  la 
première  classe,  qu'il  serait  longtemps  un  disciple 


LE  RÈGLEMENT.  101 

avant  d'être  un  confrère.  Il  se  lassa  d'être  un  con- 
frère avec  le  temps,  et  déclara  que  son  vrai  titre 
devait  être  celui  de  protecteur. 

C'est  l'âge  des  métamorphoses.  Des  régicides 
passent  altesses.  Des  jacobins  se  prosternent  ventre 
à  terre.  Bonaparte  est  plus  hautain  que  Louis  XIV. 

Le  27  février  4808,  Ghénier  lui  présente  son 
rapport  sur  les  travaux  de  l'Institut.  L'empereur  ré- 
pond : 

«  J'attache  du  prix  à  vos  travaux.  Ils  tendent  à 
éclairer  mes  peuples,  et  sont  nécessaires  à  la  gloire 
de  ma  couronne. 

»  Vous  pouvez  compter  sur  ma  protection.  » 

6°  Transformation  de  V Institut  en  bureau  con- 
sultatif du  ministère  de  l'intérieur.  —  Le  der- 
nier malheur  de  Plnstitut  était  d'être  investi 
d'une  véritable  fonction  publique.  Gela  n'exis- 
tait pas  pour  les  académies  de  l'ancien  régime. 
L'Académie  des  inscriptions  avait  été  fondée  pour 
faire  des  inscriptions;  ce  fut,  au  commence- 
ment, son  occupation  principale,  quand  elle  n'était 
encore  que  «  la  petite  Académie  »  ;  mais  outre  qu'on 
ne  fait  pas  des  inscriptions  très  fréquemment,  ce 
n'est  pas  être  associé  à  la  puissance  publique,  et 
ce  n'est  pas  vivre  dans  sa  dépendance,  que  d'être 


102        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

appelé  de  loin  en  loin  à  écrire  une  phrase  en  latin 
pour  consacrer  un  événement  célèbre.  Talleyrand, 
dans  ce   mémorable  plan  d'instruction  publique, 
qui  fut  sur  toutes  ces  matières  le  premier  mani- 
feste de  la  Révolution,  et  qui  est  resté  le  plus  écla- 
tant, avait  donné  à  l'Institut  la  direction  de  l'in- 
struction dans  toute  la  France.  La  môme  idée  se 
retrouve  dans  Condorcet,  qui  fait  en  même  temps, 
de  la  Société  royale  (c'est  le  nom  qu'il  donne"  à  son 
Institut)  un  corps  enseignant.  Ne  parlons  pas  de  cet 
enseignement  par  la  Société  royale,  puisqu'il  n'a 
jamais  été  établi,  et  que  la  fondation  des  Facultés 
et  des  écoles  supérieures  Ta  rendu  inutile.  La  di- 
rection de  T  enseignement,  au  moment  où  Talley- 
rand, Condorcet   et  d'autres,  parlaient  de  la  con- 
fier à  l'Institut,  ne  ressemblait  guère  à  ce  qu'est 
aujourd'hui  le  ministère  de  l'Instruction  publique. 
Il  y  avait  fort  peu  d'écoles  ;  celles  qu'on  projetait, 
et  elles  étaient  très  nombreuses,  n'approchaient  pas 
cependant  de   ce  que   nous   voyons  à  présent  ; 
enfin,  et  surtout,  on  ne  rêvait  pas  un  gouverne- 
ment aussi  complet  des  méthodes  et  des  personnes. 
On  laissait  beaucoup  aux  municipalités,  aux  direc- 
toires de  départements,  à  l'initiative  des  maîtres. 
Ce  n'en  était  pas  moins  une  administration  grave  et 


LE   RÈGLEMENT.  103 

compliquée.  On  ne  fut  pas  longtemps  à  comprendre 
qu'il  ne  fallait  pas  mettre  un  corps  à  la  tête  de 
renseignement,  mais  un  homme;  et  quand  l'In- 
stitut fut  enfin  fondé  en  Tan  IV,  après  avoir  été  tant 
de  fois  promis,  il  y  avait  en  dehors  de  lui  une 
direction  de  l'instruction  publique.  Le  directeur 
était  Ginguené.  Il  assista  à  la  séance  d'inaugura- 
tion de  l'Institut,  avec  le  ministre  de  l'intérieur, 
et  fit  lui-même  partie  de  la  troisième  classe.  Ce  n'est 
pas  une  direction  que  le  gouvernement  confia  à 
l'Institut  à  cette  dernière  époque;  il  lui  demanda 
une  coopération  d'une  autre  sorte.  Il  en  fit  un 
bureau  de  consultation. 

La  loi  du  3  brumaire  an  IV  destinait  l'Institut, 
premièrement  à  perfectionner  les  sciences  et  les 
arts  et,  secondement,  «  à  suivre,  conformément 
aux  lois  et  arrêtés  du  directoire  exécutif,  les  tra- 
vaux scientifiques  et  littéraires  qui  auraient  pour 
objet  l'utilité  générale  et  la  gloire  de  la  Républi- 
que ».  Ce  secondement,  qui  avait  paru  tout  simple 
aux  législateurs,  était  gros  de  périls,  car  il  donnait 
au  gouvernement  le  droit  de  diriger  les  travaux  de 
l 'Institut  et  d'absorber  le  temps  de  ses  membres. 
Déjà  la  Convention,  après  avoir  supprimé  l'Aca- 
démie des  sciences,  avait  découvert  qu'elle  ne  pou- 


104        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

vait  pas  s'en  passer.  Elle  avait  tenté  de  la  conserver 
comme  une  commission  à  ses  ordres. 

L'Institut  était  chargé  par  la  loi  organique  de  la 
fixation  de  l'unité  des  poids  et  mesures.  On  ne 
tarda  pas  à  y  ajouter  d'autres  travaux.  Ainsi,  dès 
l'année  de  sa  fondation,  nous  le  voyons  étudiant, 
par  ordre,  le  projet  d'une  nouvelle  division  géogra- 
phique de  la  France.  En  thermidor  de  la  même 
année,  il  nomme  une  commission  mixte  pour  prépa- 
rer, de  concert  avec  la  commission  des  Cinq-Cents, 
l'organisation  des  écoles  spéciales.  Il  se  trouve 
cette  fois  associé  directement  au  travail  législatif, 
et  la  seconde  classe  décide  que  ses  commissaires 
lui  rendront  compte  de  tout  ce  qui  se  fera  dans  la 
commission,  «  afin  qu'elle  puisse  en  délibérer  ». 
Le  Directoire  charge  l'Institut  de  préparer  le  projet 
de  récompenses  nationales  pour  l'encouragement 
des  arts  et  métiers,  à  la  place  du  bureau  consulta- 
tif des  arts.  C'est  une  attribution  qui  aurait  pu  con- 
venir à  un  Conseil  d'État.  L'Institut  discute  le  pro- 
jet article  par  article.  Le  commissaire  de  la  seconde 
classe  est  Lacuée. 

Plus  lard,  le  Directoire  décide  qu'à  la  fête  na- 
tionale du  1er  vendémiaire  an  VI  (22  septembre 
1797)  l'Institut  lira  un  rapport  sur  «  les  produc- 


LE   RÈGLEMENT.  105 

tions  du  génie  »  pendant  la  dernière  année.  Il  lui 
demande,  en  outre,  pour  la  même  fête,  une  liste 
raisonnée  des  traités  élémentaires  de  morale 
récemment  parus;  puis  il  s'aperçoit  qu'en  portant 
ainsi  un  jugement  public  sur  la  morale  dans  une 
occasion  solennelle,  l'Institut  va  se  trouver  érigé 
en  une  sorte  de  concile  national,  et  cette  partie  du 
programme  est  retranchée.  Le  rapport  sur  les  pro- 
ductions du  génie  paraît  au  contraire  si  conforme 
aux  attributions  de  l'Institut  et  au  vœu  du  gouver- 
nement, qu'il  reste  établi  qu'on  publiera  chaque 
année  la  liste  des  productions  dans  les  sciences, 
la  littérature  et  les  arts,  dignes  de  l'attention 
publique  et  des  encouragements  de  l'État. 

L'Institut  était  chargé  par  la  loi  organique  de 
distribuer,  en  son  propre  nom,  des  récompenses; 
cela  est  tout  naturel,  c'est  une  des  attributions  d'un 
corps  savant.  Mais  toute  autre  estla  fonction  qui  lui 
fut  donnée  de  servir  de  bureau  consultatif  au  minis- 
tre de  l'intérieur  pour  examiner  lesdossiers  et  ap- 
précier les  mérites  de  ceux  qui  sollicitaient  des  in- 
demnités oudes  pensions,  à  titre  de  savants  ou  de  let- 
trés. Dans  le  premier  cas,  les  membres  de  l'Institut 
étaient  des  juges;  ils  n'étaient  que  des  commis  dans 
le  second.  Voici  comment  cet  abus  s'introduisit. 


106        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

La  nation  avait  besoin  d'hommes.  Elle  avait  des 
hommes  de  premier  ordre  dans  la  politique  et  dans 
l'armée;  elle  avait  même  des  savants  et  des  écri- 
vains illustres  :  il  est  facile  de  s'en  convaincre  en 
jetant  les  yeux  sur  la  liste  de  l'Institut.  Cependant 
1'émigralion  avait  fait  sortir  de  France  un  grand 
nombre  de  gens  éclairés;  d'autres  avaient  péri 
dans  les  massacres  ou  sur  l'échafaud.  Le  clergé 
avait  été  décimé.  Les  moines  et  les  prêtres  qui  sur- 
vivaient à  la  Terreur  étaient  déportés  ou  cachés. 
Même  quand  des  lois  plus  douces  et  des  disposi- 
tions plus  tolérantes  de  l'esprit  public  leur  per- 
mirent de  reparaître,  et  de  reprendre  l'exercice 
du  culte,  ils  furent  partout  écartés  de  l'enseigne- 
ment. On  voulait  des  écoles,  on  ne  trouvait  pas  de 
maîtres.  Dans  le  désir  très  louable  de  relever  les 
hautes  études,  on  mit  des  fonds  à  la  disposition 
du  ministre  de  l'intérieur  pour  récompenser  ce 
qu'on  appelait  les  productions  du  génie.  Bénézech 
s'empressa  de  créer  un  bureau,  et  le  bureau  de 
faire  pleuvoir  les  récompenses  ministérielles  sur 
le  génie  bien  pensant  et  bien  appuyé.  Quand  l'In- 
stitut fu  t  créé,  on  pensa,  avec  raison,  qu'il  remplirait 
mieux  cette  tache  que  tous  les  bureaux  du  monde, 
non  seulement  à  cause  de  sa  compétence,  mais  à 


LE    RÈGLEMENT.  107 

cause  de  son  indépendance  ;  on  ne  vit  pas  qu'un 
tel  métier  le  dégradait  profondément,  et  finirait 
par  l'absorber. 

Il  y  avait  encore  une  autre  source  de  travail, 
qu'on  peut  appeler  travail  gouvernemental;  c'é- 
taient les  investigations  du  citoyen  Denormandie, 
liquidateur  delà  dette  publique.  Lorsqu'il  rencon- 
trait un  savant  ou  un  homme  de  lettres  sur  la  liste 
des  pensionnaires  de  l'État,  il  questionnait  l'Insti- 
tut pour  savoir  si  la  pension  devait  être  maintenue, 
diminuée  ou  supprimée.  Il  est  à  croire  qu'il  ne 
prenait  pas  son  parti  sans  en  référer  au  ministre, 
à  qui  la  décision  appartenait  dans  tous  les  cas;  et 
il  résultait  de  cette  façon  de  procéder  qu'un  grand 
corps  tel  que. l'Institut  de  France,  réunissant  dans 
son  sein  toutes  les  illustrations  de  la  science  et 
des  lettres,  était  réduit  à  remplir  les  fonctions 
d'un  bureau  de  renseignement. 

L'Institut  n'examinait  pas  seulement  les  livres 
qui  lui  venaient  par  le  ministre.  Il  était  à  la  dispo- 
sition du  premier  venu.  Le  procès-verbal  de  la 
séance  tenue  par  la  seconde  classe  le  24-  prairial 
an  IV  mentionne  l'envoi  d'un  mémoire  anonyme. 
Les  commissaires  nommés  pour  procéder  à 
l'examen  sont  Dupont  de  Nemours  et  Rcederer. 


108        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

Les  envois  d'ouvrages  anonymes  sont  une  excep- 
tion, mais  je  pourrais  citer  des  lettres,  signées  de 
noms  inconnus,  n'indiquant  d'ailleurs  ni  profes- 
sion, ni  qualité,  posant  à  l'Institut  des  questions 
sans  intérêt,  dans  un  langage  et  avec  une  ortho- 
graphe qui  dénoncent  l'absence  complète  d'éduca- 
tion. Très  souvent  on  écrivait  à  l'Institut  ou  à  une 
classe  pour  l'inviter  a  une  séance  d'inauguration, 
ou  à  une  fête  patriotique,  ou  pour  le  prier  d'exami- 
ner un  établissement  privé  d'instruction  publique. 
Dans  les  commencements  il  y  allait  ;  il  nommait  des 
commissaires.  L'abus  devint  trop  fréquent;  il  écrivit 
qu'il  était  établi  pour  la  République,  non  pour  une 
commune  ou  un  arrondissement,  et  qu'il  n'assistait 
à  des  cérémonies  que  quand  il  y  était  appelé  par  la 
loi  ou  par  le  gouvernement.  Un  chef  d'institution 
eut  l'idée  d'écrire  à  la  seconde  classe  pour  la  prier  de 
faire  examiner  ses  élèves  par  deux  commissaires, 
l'assurant  que  cette  visite  ne  pouvait  qu'exercer 
une  influence  très  salutaire  sur  l'esprit  des  familles. 
Pour  cette  fois  l'Institut  ne  jugea  pas  à  propos  de 
répondre.  • 

Il  avait  fini  avec  le  temps  par  se  trouver  sur- 
chargé, humilié,  quelquefois  embarrassé.  Il  n'était 
plus  maître  de  son  temps  et  de  son  travail.  Chaque 


LE  RÈGLEMENT.  109 

classe  siégeait  deux  fois  par  décade,  ce  qui  faisait 
par  an  soixante-douze  séances  de  classe,  en  tout 
quatre-vingt-huit  séances  en  comptant  les  douze 
séances  trimestrielles  et  les  quatre  séances  pu- 
bliques. Les  séances  de  sections  et  les  séances  de 
commisssions  devaient  doubler  ou  tripler  ce  nom- 
bre. Dans  la  seconde  classe,  qui  était  toute  remplie 
de  hauts  fonctionnaires,  directeurs,  ministres,  am- 
bassadeurs, députés,  etc.,  les  académiciens  qui, 
n'étant  qu'académiciens,  faisaient  la  besogne  des 
autres,  devaient  être  accablés.  Ils  furent  obligés 
d'augmenter  la  durée  de  leurs  séances  et  de  les  faire 
commencer  à  cinq  heures  et  demie  au  lieu  de  six 
heures  et  demie,  heure  réglementaire1.  Les  commis- 
sions étaient  si  nombreuses  qu'elles  ne  faisaient  plus 
rien.  On  nomma,  le  7  germinal  an  VIII,  une  com- 
mission chargée  d'activer  le  travail  des  autres  com- 
missions. Je  ne  trouve  d'elle  qu'une  résolution 
votée  quelques  jours  après  sa  formation  (le  22  ger- 
minal) et  portant  que  le  premier  élu  de  chaque 
section  et  de  chaque  commission  la  représentera, 
la  réunira,  la  présidera;  ce  règlement  nous  est  à 
peu  près  resté  ;  et  que,  le  premier  de  chaque  mois, 

I.  12  prairial  an  VI. 


110        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

l'agent  du  secrétariat  remettra  au  président  le 
tableau  des  sections  et  des  commissions  dont  le 
travail  est  en  souffrance.  Il  est  évident  que  l'Insti- 
tut siégeait  tous  les  jours,  et  qu'il  passait  le  temps 
de  ses  séances  à  faire  des  scrutins. 

Il  ne  paraît  pas  qu'il  ait  songé  à  se  soustraire 
aux  corvées  que  lui  imposait  presque  journellement 
le  ministre  de  l'intérieur,  mais  il  cessa  de  se  tenir 
aux  ordres  de  tous  les  barbouilleurs  de  papier. 
D'abord,  pour  épargner  le  temps,  il  décida  que  les 
commissaires  chargés  de  l'examen  des  mémoires 
ne  seraient  plus  nommés  au  scrutin,  et  que  le 
bureau  les  désignerait.  Dans  le  début,  la  classe 
lisait  les  mémoires  avant  de  les  renvoyer  à  une 
commission;  ils  furent  désormais  renvoyés  direc- 
tement à  un  membre,  chargé  de  les  lire  et  de  déci- 
der s'ils  étaient,  oui  ou  non,  dignes  d'un  examen. 
S'il  rendait  un  avis  favorable,  on  nommait  une  com- 
mission; dans  le  cas  contraire,  on  renvoyait  le 
manuscrit  à  l'auteur,  sans  plus  ample  informé. 
Cette  résolution  tutélaire  ne  fut  prise  que  tardive- 
ment par  un  arrêté  de  la  seconde  classe  en  date  du 
17  vendémiaire  an  X  (10  octobre  1801  ). 

La  première  classe  usa  d'un  autre  moyen,  non 
pas  pour  épargner  son  temps,  mais  pour  dégager 


LE  RÈGLEMENT.  111 

ou  diminuer  sa  responsabilité.  Elle  décida  de 
remplacer  les  appréciations  détaillées  par  des 
formules  toutes  faites.  Les  rapports  durent  être, 
à  l'avenir,  terminés  par  une  de  ces  formules  : 
€  L'Institut  regarde  cette  découverte  ou  cette  in- 
vention comme  un  objet  de  second,  premier  ou 
troisième  ordre;  »  ou  bien  :  <  L'Institut  ne  trouve 
dans  cette  découverte  ou  invention  aucune  utilité 
directe.  »  La  seconde  classe  adhéra  à  cette  réso- 
lution, qui  ne  remédiait  pas  à  grand'chose,  et 
sert  seulement  à  montrer  l'intensité  du  mal. 

On  se  demande  comment  les  hommes  de  pre- 
mier ordre,  qui  abondaient  dans  l'Institut,  se  sont 
soumis  à  un  tel  régime.  Gela  tient  en  partie  à 
une  des  erreurs  du  temps.  On  était  engoué  de 
l'utilité.  On  ne  voulait  voir  que  cela.  Quand  on 
part  de  cette  préoccupation,  il  est  rare  qu'on  ne 
tombe  pas  dans  une  sorte  de  positivisme  pratique 
qui  est  moins  utile  qu'on  ne  le  pense,  et  qui  est 
souvent  très  funeste.  Les  utilitaires,  car  on  a  créé 
ce  nom  pour  eux,  s'imaginent,  par  exemple,  qu'ils 
l'ont  quelque  chose  de  très  intelligent  quand  ils 
transforment  le  palais  de  Saint-Germain  en  péni- 
tencier. Ils  appellent  cela  le  rendre  utile;  et  en 
effet,  il  devient  utile  à  garder  des  prisonniers;  et 


112        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

il  cesse  d'être  utile  à  élever  l'esprit  par  sa  beauté 
architecturale  el.  par  les  souvenirs  qu'il  rappelle 
aux  amants  de  l'histoire  et  de  la  patrie.  Sous  le 
Directoire,  on  croyait  volontiers  que  la  science 
n'était  utile  que  si  elle  multipliait  les  aliments,  les 
vêtements,  les  engins  de  guerre.  La  philosophie, 
malgré  ce  qu'elle  venait  de  faire  dans  le  monde, 
paraissait  presque  inutile.  Elle  ne  se  relevait 
qu'en  combattant  la  superstition,  ou  en  inventant 
la  pasigraphie.  La  poésie  venait  au  dernier  rang 
parmi  les  exercices  de  l'esprit  humain.  On  la 
croyait  propre  uniquement  à  écrire  des  cantates 
pour  la  fêle  de  la  vieillesse.  Il  n'est  pas  étonnant 
que  la  philosophie  et  la  poésie  disparussent  :  l'utile 
chassait  du  monde  le  divin. 

C'est  ainsi  qu'avec  la  meilleure  foi  du  monde  on 
détournait  l'Institut  du  but  généreux  de  sa  fonda- 
tion. On  l'avait  voulu  libre,  on  l'asservissait  aux 
bureaux  du  citoyen  Bénézech.  On  l'avait  voulu  phi- 
losophe, et  on  lui  jetait  des  monceaux  d'inepties  à 
juger  et  à  classer.  On  l'avait  créé  pour  le  ciel  et  on 
l'attachait  aux  plus  grossiers  intérêts  de  la  terre. 
Muraire  avait  dit,  dans  son  rapport  sur  le  règle- 
ment au  Conseil  des  Anciens  :  «  Rien  ne  doit  gê- 
ner dans  les  sociétés  savantes  la  liberté  entière  de 


LE   RÈGLEMENT.  113 

la  pensée,  la  liberté  absolue  des  opinions,  le  choix 
illimité  des  travaux.  »  Et  il  avait  ajouté  un  peu 
plus  loin  :  «  Ce  sont  des  sociétés  essentiellement 
libres,  et  nulles  si  elles  ne  l'étaient  pas.  »  Voilà  sans 
contredit  de  belles  paroles;  mais  d'un  côté  le  règle- 
ment, qui  méconnaissait  les  différences  d'instincts 
et  d'aptitudes,  et  de  l'autre  le  gouvernement,  qui 
usait  et  abusait  de  son  droit  de  réquisition,  faisaient 
de  cette  indépendance  prétendue  une  véritable  chi- 
mère. 


I 


LE    LOGEMENT,     LE    TRAITEMENT,    LES    FUNERAILLES 
ET    LE    COSTUME. 


Comme  complément  des  détails  que  je  viens  de 
donner  sur  le  règlement,  je  place  ici  quelques 
notes  sur  le  logement,  le  traitement,  les  funérailles 
et  le  costume. 

Les  anciennes  Académies  étaient  logées  au 
Louvre  :  l'Académie  française,  l'Académie  des  in- 
scriptions et  belles-lettres  et  F  Académie  des  sciences 
dans  la  partie  qui  fait  face  aux  Tuileries;  l'Acadé- 
mie d'architecture  dans  celle  qui  est  parallèle  à 
la  rue  Saint-Honoré.  L'Académie  de  peinture  et  de 
sculpture,  la  plus  nomade  de  toutes  et  la  plus  diffi- 
cile à  caser  à  cause  de  ses  expositions  et  de  son 
école,  d'abord  logée  à  ses  frais  dans  diverses  mai- 


LE    LOGEMENT.  115 

i  Paris,  puis  transférée  successivement  du 
Collège  royal  au  Louvre,  et  du  Louvre  au  Palais- 
Royal,  était  revenue  s'établir  définitivement  au 
Louvre  où,  pour  être  fidèle  à  son  histoire,  elle 
avait  occupé  tour  à  tour  divers  emplacements.  Elle 
finit  par  être  largement  et  splendidement  installée 
dans  l'ancien  appartement  de  la  reine.  On  lui 
donna  quatre  grandes  salles,  au  premier  étage, 
à  la  suite  de  la  salle  des  Sept  Cheminées  et  en  avant 
de  la  galerie  d'Apollon,  avec  différents  petits  cabi- 
nets, et  un  logement  pour  le  suisse  qui  avait  la 
garde  de  ses  collections. 

Si  l'on  entre  par  la  grande  cour  dans  le  pavillon  de 
l'horloge  ouest  l'escalier  de  Henri  II,  on  a,  à  main 
droite,  les  locaux  autrefois  occupés  par  l'Académie 
française  et  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres.  Une  porte  située  au  milieu  de  cette  galerie 
et  qui  s'ouvrait  sur  la  cour,  donnait  accès  aune  vaste 
antichambre,  commune  aux  deux  académies.  L'A- 
cadémie française  avait,  à  droite  de  l'antichambre, 
sa  salle  des  séances,  éclairée  sur  la  cour.  Une  salle 
de  même  longueur,  mais  plus  étroite,  située  par 
derrière,  contenait  la  bibliothèque,  et  servait  aux 
commissions  et  au  bureau.  Au-dessus  était,  en  en- 
tresol, l'appartement  du  secrétaire  perpétuel.  La 


116        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

salle  où  siégeait  l'Académie  avait  été  la  salle  du 
conseil,  quand  le  roi  habitait  le  Louvre.  Les  Qua- 
rante y  étaient  fort  à  l'aise  pour  leurs  assemblées 
ordinaires  qui  avaient  lieu  le  lundi,  le  jeudi  et  le 
samedi  de  chaque  semaine  ;  mais  en  vertu  d'une  dé- 
cision prise,  en  1671,  sur  la  proposition  de  Charles 
Perrault,  et  qui  fut  appliquée  pour  la  première  fois 
lors  de  la  réception  de  Fléchier,  les  séances  de  ré- 
ception étaient  devenues  publiques,  et  il  y  avait 
ces  jours-là  grande  affluence  d'amis  du  récipien- 
daire, de  futurs  académiciens,  de  gens  du  monde 
et  de  nouvellistes.  Il  en  était  de  même  de  la  séance 
du  25  août  (la  Saint-Louis),  jour  de  la  fête  du 
roi.   Dans    ces   occasions,  l'Académie   se    trans- 
portait dans  l'antichambre  commune,  où  il  y  avait 
des  tribunes  pour  le  public,  sans  compter  un  assez 
grand  espace  derrière  les  fauteuils  des  académi- 
ciens, qui  étaient  assis  autour  d'une  longue  table. 
Une  partie  des  spectateurs  entrait  par  billets  et 
occupait  les  plus  belles  places.  A  la  Saint-Louis  de 
1726,  on  fut,  avec  raison,  très  scandalisé  de  voir 
deux  filles  dans  la  loge  du  directeur,  qui  était  Mon- 
crif.  L'usage  voulait  que,  les  billets  entrés,  on 
laissât  la  porte  ouverte  pour  le  public,  jusqu'à  ce 
que  les  discours  fussent  commencés.  Cet  usage  gê- 


LE  LOGEMENT.  117 

liait  les  académiciens,  qui  y  renoncèrent.  Un  jour1 
il  y  eut  des  réclamations,  et  Duclos,  secrétaire  per- 
pétuel, cria,  d'un  air  de  mauvaise  humeur,  au  suisse 
qui  était  placé  près- de  la  porte,  de  l'ouvrir.  Le  flot 
qui  stationnait  au  dehors  se  précipita  aussitôt.  Il 
fallait  passer  par  la  salle  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions, car  la  porte  de  l'antichambre  qui  donnait 
sur  la  cour  était  couverte  par  des  gradins  dans  ces 
solennités,  et  la  salle  de  l'Académie  des  inscriptions 
avait  une  seconde  entrée,  qui  ne  servait  guère  que 
dans  ces  occasions  et  qui  était  prise  dans  le  grand 
vestibule,  à   côté  de  l'escalier.  Le  public  entra 
en  si  grand  nombre  qu'il  remplit  d'abord  l'anti- 
chambre où  l'on  siégeait  et  ensuite  la  salle   des 
inscriptions,  qui  servait  de  passage,  et  où  on  ne 
siégeait  pas.  Les  derniers  arrivés  se  trouvant  là 
comme  en  prison,  et  n'entendant  rien  de  ce  qui  se 
«lisait  à  côté,  fermèrent  la  porte  de  communication, 
prirent  séance,  nommèrent  un  président  et  un  ré- 
cipiendaire,  et   prononcèrent   des   discours   qui 
furent,  dirent  le  lendemain  les  gazettes,  d'excel- 
lentes parodies  des  discours  véritables. 

La  salle  des  Inscriptions  où  cette  scène  se  passa 

I.  Le  25  août  1768. 


118        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

était  beaucoup  plus  vaste  que  la  salle  des  séances 
de  l'Académie  française.  Elle  était  aussi  plus  riche- 
ment ornée.  Elle  servait,  non  seulement  pour  les 
assemblées  ordinaires,  mais  pour  les  séances  pu- 
bliques de  cette  académie,  qui  avaient  lieu  l'une  à 
Pâques,  l'autre  après  la  Saint-Martin.  On  y  avait 
pour  cela  pratiqué  des  tribunes.  L'Académie  avait 
en  outre  plusieurs  cabinets,  au  rez-de-chaussée  et  à 
l'entresol,  pour  ses  collections  et  ses  livres. 

L'Académie  des  sciences  était  placée  au  premier 
étage,  mais  de  l'autre  côté  du  vestibule,  au-dessus 
de  la  salle  des  Cariatides,  ou  plutôt  au-dessus  de  la 
seconde  partie  de  cette  salle.  La  première  partie 
de  l'étage,  la  plus  voisine  de  l'escalier,  était  occu- 
pée par  deux  salles  destinées  à  d'autres  usages,  et 
par  un  couloir  qui  se  prolongeait  dans  toute  leur 
longueur  pour  conduire  de  l'escalier  de  Henri  II  à  la 
salle  des  séances  de  l'Académie  des  sciences.  Cette 
salle  a  porté  depuis  le  nom  de  salle  de  Henri  II  ; 
elle  est  fort  spacieuse,  et  l'Académie  des  sciences 
jouissait  en  outre  de  la  salle  des  Sept-Cheminées, 
et  d'un  cabinet  en  retour  sur  la  façade  du  bord  de 
l'eau.  Ce  cabinet  et  la  salle  des  Sept-Cheminées  qui 
était  alors  divisée  en  deux  pièces,  contenaient 
lescollections d'histoire  naturelle,  les  instruments, 


LE  LOGEMENT.  119 

la  bibliothèque.  Tout  ce  logement  de  l'Académie 
des  sciences  avait  fait  partie  de  ce  qu'on  appelait 
le  petit  appartement  du  roi,  et  était  orné  de  tapis- 
series et  de  tentures  magnifiques.  Quoiqu'il  sur- 
passât en  étendue  et  en  splendeur  les  locaux  occu- 
pés par  les  autres  Académies,  il  fallut  y  ajouter 
plus  tard  tout  l'espace  correspondant  du  second 
étage,  et  même  le  grenier,  dont  on  fit  une  galerie 
pour  les  modèles  de  machines. 

Le  décret  du  8  août  1793  qui  supprimait  toutes 
les  Académies  et  Sociétés  littéraires  patentées  et 
dotées  par  la  nation,  mettait  à  la  disposition  du 
gouvernement,  pour  être  employés  dans  les  divers 
services  de  l'instruction  publique,  «  les  jardins  bo- 
taniques et  autres,  les  cabinets,  muséums,  biblio- 
thèques et  autres  monuments  des  sciences  et  des 
arts  attachés  aux  Académies  et  Sociétés  suppri- 
mées ».  Beaucoup  de  ces  «  monuments  »  étaient  la 
propriété  des  Académies;  ils  avaient  été  achetés  de 
leur  argent,  ou  leur  avaient  été  donnés  par  des 
particuliers,  ce  qui  permit  à  l'abbé  Morellet  et  à 
quelques  autres  de  protester  à  la  fois  contre  la  sup- 
pression et  la  spoliation  des  Académies.  Le  gouver- 
nement ne  perdit  pas  un  instant  après  le  décret  du 
8  août.  Il  fit  inventorier  les  biens  des  Académies 


120         UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

par  des  commissaires,  au  nombre  desquels  se  trou- 
vait J.-H.  Hassenfratz,  l'un  des  membres  les  plus 
violents  de  la  Commune  de  Paris,  et  qui,  deux  ans 
plus  tard,  fit  partie  de  la  première  classe  de  l'In- 
stitut. Domergue  et  Dorat-Cubières  furent  les  com- 
missaires désignés  pour  s'emparer  de  ce  qui  appar- 
tenait à  l'Académie  française.  Domergue   était  un 
grammairien  assez  distingué,  qui  devint  membre 
de  la  troisième  classe  de  l'Institut;  Dorat-Cubières, 
un  poète  ridicule  qui  n'avait  cessé  de  briguer  les 
suffrages  de  l'Académie,  et  qui,  en  dépit  de  ses  opi- 
nions et  malgré  son  titre  de  marquis,  jouait  le  ja- 
cobin, moitié  par  ambition,  moitié  par  peur. 

Lorsque  l'Institut  fut  créé  deux  ans  après 
•  •otte  triste  époque,  et  quoiqu'on  affirmât  bien  haut 
qu'il  n'avait  rien  de  commun  avec- les  anciennes 
Académies,  personne  ne  songea  à  le  placer  ailleurs 
qu'au  Louvre.  On  donna  à  la  première  classe  tous 
les  locaux  de  l'Académie  des  sciences;  la  seconde 
classe  reçut  ceux  de  l'Académie  française,  et  la  troi- 
sième ceux  de  l'Académie  des  inscriptions. 

Le  mobilier  avait  été  dispersé,  les  collections 
saccagées.  Les  bibliothèques,  les  écoles  centrales 
avaient  pris  ce  qui  était  à  leur  convenance.  L'an- 
cienne Académie  des  sciences,  allant  au-devant  des 


LE  LOGEMENT.  téf 

coups,  avait  elle-même  donné  au  Trésor  public  tout 
ce  qui,  dans  ses  collections,  avait  une  valeur  vé- 
nale; et  notamment  une  pépite  d'or  natif,  évaluée 
10  000  francs.  On  ne  retrouva,  en  revenant  au 
Louvre  en  1795,  après  deux  années  d'intervalle,  que 
des  modèles  de  machines,  des  globes  et  autres  ob- 
jets de  peu  d'importance,  dont  la  première  classe 
se  remit  en  possession  sans  difficulté.  Les  deux 
autres  classes  ne  trouvèrent  que  des  salles  entière- 
ment dépouillées. 

L'Institut  tint  sa  première  séance  le  15  frimaire 
an  IV  (6  décembre  1793)  dans  la  salle  d'assem- 
blée de  l'ancienne  Académie  des  sciences.  C'était 
une  cérémonie  purement  officielle,  dans  laquelle 
le  ministre  de  l'intérieur  lut  le  décret  organique, 
et  la  liste  des  quarante-huit  membres  nommés  par 
décret.  Ces  quarante-huit  membres  formaient  alors 
tout  l'Institut.  On  ne  procéda  que  les  jours  suivants 
aux  élections  qui  devaient  le  compléter.  La  pre- 
mière séance  publique  eut  lieu  deux  mois  après, 
et  fut  la  véritable  inauguration.  Elle  eut  lieu,  comme 
les  séances  publiques  qui  la  suivirent,  tant  que 
l'Institut  fut  logé  au  Louvre,  dans  la  salle  des  Ca- 
riatides. 

Cette  salle,  malgré  sa  belle  ordonnance  et  les 


122        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

sculptures  de  Jeau  Goujon  qui  la  décorent,  était 
devenue,  depuis  deux  ans,  une  salle  de  débarras.  Il 
fallut  la  déblayer  et  l'approprier  à  la  hâte.  A  partir 
de  ce  jour,  elle  fut  la  salle  d'assemblée  des  Acadé- 
mies dans  leurs  solennités  publiques.  On  y  plaça 
successivement  les  statues  des  plus  célèbres  écri- 
vains, ce  qui  lui  fit  donner  le  nom  de  salle  des 
Grands  Hommes.  L'Institut  demeura  au  Louvre  jus- 
qu'au 29  ventôse  an  XIII.  A  l'époque  où  il  fut  trans- 
féré dans  le  palais  des  Quatre  Nations  qu'il  occupe 
encore  aujourd'hui,  la  classe  des  sciences  morales 
et  politiques  était  déjà  supprimée. 

Cette  résidence  au  Louvre,  dans  l'ancien  palais 
de  nos  rois,  à  côté  des  merveilles  de  la  sculpture 
et  de  la  peinture,  flattait  l'imagination;  mais  l'In- 
stitut manquait  d'espace  pour  ses  bureaux,  sa 
bibliothèque,  son  cabinet  d'antiquités,  ses  col- 
lections, ses  expériences;  il  était  de  plus  obligé 
de  négocier  à  tout  instant  avec  le  gouverneur 
du  Louvre  et  l'administration  des  menus.  Le  pa- 
lais des  Quatre  Nations,  qui  lui  fut  attribué  en  1805, 
est  bien  modeste  en  comparaison;  il  est  incom- 
mode, mal  distribué;  la  bibliothèque  y  étouffe  ;  il 
n'a  pour  les  séances  publiques  qu'une  ancienne 
chapelle  dont  l'aspect  est  disgracieux  et  la  sono- 


LE  TRAITEMENT.  123 

rite  détestable  ;  mais  au  moins  l'Institut  y  a  l'avan- 
tage d'être  dans  sa  maison,  et  de  ne  dépendre  de 
personne.  Regnaud  de  Saint-Jean-d'Angély  écrivit 
au  ministre  Ghampagny,  après  la  translation,  que 
l'Institut  comptait  bien  ne  pas  rentrer  au  Louvre. 

Que  voulez-vous  qu'il  fasse,  dit-il,  dans  un  palais 
où  commandent  le  grand  maréchal  et,  avec  lui,  une 
foule  de  subalternes  jusqu'aux  Suisses?  » 

La  Convention  n'avait  pas  laissé  le  trésor  de  l'É- 
tat bien  garni. Il  fallait  cependant  doter  l'Institut, 
puisqu'on  l'avait  fondé.  D'abord,  il  y  avait  des  dé- 
penses indispensables,  des  frais  d'éclairage,  des  em- 
ployés. Il  y  avait  les  prix  fondés  par  l'État,  quelques 
publications  prescrites  par  la  loi  de  germinal  (le 
règlement),  telles  que  la  description  des  arts  et  l'ex- 
trait des  manuscrits  des  bibliothèques.  Tout  cela 
fut  estimé  à  64000  livres;  évidemment  on  avait 
tout  mis  au  plus  bas.  Ce  budget,  pour  le  plus  grand 
établissement  littéraire  et  scientifique  du  pays, 
était  dérisoire.  Quand  on  lit  les  déclarations  empha- 
tiques du  gouvernement,  des  deux  Conseils  et  de 
l'Institut  lui-même  sur  les  immenses  services  qu'il 
devait  rendre  à  la  patrie,  à  la  science,  à  l'huma- 
nité, pour  64000  livres  par  an,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  se  dire  qu'on  espérait  de  bien  grands  ré- 


1-24        UiNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

sultats  pour  bien  peu  de  frais.  Le  Directoire  pensa 
aussi,  malgré  sa  détresse,  qu'il  était  séant  de  don- 
ner le  moyen  de  vivre  à  ces  lettrés,  à  ces  savants,  à 
qui,  nous  l'avons  vu,  on  ne  ménageait  pas  la  be- 
sogne. Lorsque  Condorcet  avait  présenté  à  l'Assem- 
blée législative  son  projet  de  création  d'une  Société 
nationale  des  sciences  et  des  arts,  il  y  avait  placé 
un  article  ainsi  conçu  :  <i  L'Assemblée  nationale, 
reconnaissante  envers  les  sciences  et  la  philosophie 
dont  les  lumières  ont  produit  la  Révolution  fran- 
çaise et  fondé  la  liberté  et  l'égalité,  déclare  que  les 
fondions  des  membres  de  la  Société  nationale, 
celles  des  professeurs  et  des  instituteurs1,  sont  des 
plus  importantes  de  la  Société,  et  elle  met  ceux  qui 
les  remplissent  au  nombre  des  fonctionnaires  pu- 
blics -.  »  On  regardait  ce  titre  de  fonctionnaire  pu- 
blic, qui  était  nouveau  dans  la  langue,  comme  un 
titre  d'honneur;  il  était  très  justifié,  puisque  les 
décrets  organiques  mettaient  en  quelque  sorte  les 
savants  à  l'entière  disposition  du  gouvernement. 
Le  Directoire  regarda  comme  une  obligation  de 


1.  Il  réserve  le  nom  de  professeurs  aux  maîtres  du  haut  ensei- 
gnement, et  donne  celui  d'instituteurs  aux  maîtres  de  l'enseigne- 
ment secondaire. 

"2.  Projet  de  décret  sur  V instruction  publique,  titre  VI,  art.  ix. 


LE  TRAITEMENT.  1-25 

meltre  ces  fonctionnaires  au-dessus  du  besoin,  et 
de  leur  ôter  la  préoccupation  des  besoins  matériels 
de  la  vie,  afin  qu'ils  ne  fussent  distraits,  par  aucun 
souci,  du  culte  de  la  science  et  des  arts.  Il  crut  qu'il 
pouvait  aller  pour  atteindre  ce  but  jusqu'à  leur 
attribuer  une  indemnité  annuelle  de  2  000  francs.  La 
résistance  fut  si  vive,  de  la  part  de  tous  ceux  qui 
connaissaient  l'état  des  affaires,  qu'il  se  résigna  à 
ne  demander  que  1  500  francs.  Gela  faisait  un  total 
de  216  000  livres,  et,  avec  les  64000  livres  de  dé- 
penses générales,  le  budget  de  l'Institut  montait  à 
280  000  livres.  Condorcet,  dans  ses  prévisions,  l'a- 
vait porté  à  300000;  l'écart  n'était  pas  considé- 
rable. C'est  dans  ces  conditions  que  le  projet  de  loi 
arriva  à  la  discussion  devant  le  conseil  des  Cinq- 
Cents  le  19  messidor  an  IV. 

Le  rapporteur  fut  interrompu  à  chaque  mot  par 
des  clameurs  parties  de  presque  tous  les  bancs.  Les 
uns  restaient  fidèles  à  leur  haine  contre  les  acadé- 
mies; d'autres,  encore  imbus  des  principes  de  93, 
haïssaient  jusqu'à  la  science;  le  motif  qui  animait 
le  plus  grand  nombre  était  l'impossibilité  de  créer 
des  dépenses  nouvelles,  c  Je  donnerais  volontiers  de 
l'argent  pour  cet  usage, disait  un  membre  influent, 
si  j'en  avais.  »  L'ajournement  fut  voté  à  la  presque 


126        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

unanimité.  C'était  une  forme  de  rejet.  Il  fallut  du 
courage  à  Pastoret  pour  demander  au  Conseil  de 
se  déjuger  séance  tenante.  Il  n'en  manquait  pas.  Il 
fut  secondé  par  Cambacérès.  Ils  appuyèrent  beau- 
coup sur  ce  que  les  membres  de  l'Institut  étaient 
des  fonctionnaires  publics,  suivant  la  définition  de 
Condorcet.  Ils  rappelèrent  que  l'ancien  régime  dé- 
pensait annuellement  376000  livres  pour  les  aca- 
démies. Cambacérès  enleva  le  vote  en  proposant 
de  décider  que  ces  280000  livres  seraient  prélevées 
sur  les  600  000  livres  allouées  au  ministre  de  l'in- 
térieur pour  l'encouragement  des  sciences  et  des 
arts.  Il  ne  s'agissait  plus  d'une  dépense  nouvelle, 
mais  d'un  simple  virement.  Le  vote  eut  lieu  en  ce 
sens.  Voilà  comment  les  membres  de  l'Institut  ob- 
tinrent un  traitement  de  1500  francs,  qu'ils  tou- 
chent encore  aujourd'hui.  Il  fut  déclaré  en  même 
temps  que  ce  traitement  serait  insaisissable,  et 
qu'il  ne  serait  pas  soumis  aux  lois  sur  le  cumul. 

Le  budget  de  l'Institut  ne  fut  pas  aussi  modeste 
pendant  toute  la  période  du  Directoire.  Il  résulte 
d'un  rapport  de  Lacuée,  présenté  à  la  seconde 
classe  le  22  floréal  an  VII,  que  les  dépenses  pour 
cette  année-là  s'étaient  élevées  à  414,333,  fr.  33.11 
annonçait  en  même  temps  qu'on  rentrait  dans  le 


LE  TRAITEMENT.  127 

chiffre  normal  pour  l'an  VIII,  et  qu'on  ne  deman- 
dait plus  que  272,333,  fr.  33.  La  différence  tenait  à 
des  frais  d'installation  qu'il  avait  fallu  subir,  et  qui 
ne  devaient  plus  se  représenter. 

En  fixant  l'indemnité  de  l'Institut  à  4500  francs 
par  membre,  les  Conseils  le  laissèrent  libre  d'en 
faire  la  répartition  comme  il  l'entendrait.  Les 
classes  décidèrent  que  1200  francs  seraient  alloués 
à  chaque  membre  à  titre  de  traitement  fixe,  et 
payés  par  douzième,  le  surplus,  c'est-à-dire 
300  francs  par  membre,  devant  former  une  masse 
destinée  aux  jetons  de  présence.  L'usage  des  jetons 
remontait  presque  à  l'origine  des  académies.  Ils 
constituaient  une  prime  pour  l'assiduité.  Les  mem- 
bres besogneux  ou  avides  qui  ne  manquaient  pas 
une  séance  afin  de  ne  point  perdre  un  jeton  étaient 
appelés  jetonniers.  Le  jeton  avait  été  d'abord  d'une 
valeur  uniforme  de  trente  sols.  Il  fut  doublé  en 
1785,  ce  qui  donna  lieu  à  beaucoup  de  plaisante- 
ries et  de  diatribes  contre  les  académiciens,  qu'on 
appela  des  jetonniers  de  plus  belle.  Un  jeton  de 
trois  francs  ne  les  rendait  pas  bien  riches.  Dans  le 
système  qui  fut  adopté  par  l'Institut,  le  jeton  fut 
payé  en  argent,  et  la  valeur  en  fut  variable  parce 
qu'il  y  avait,  pour  chaque  séance,  une  somme  fixe, 


1-28    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

toujours  la  même,  qui  était  partagée  entre  les  mem- 
bres présents  par  parties  égales.  Nous  avons  presque 
toutes  les  feuilles  de  présence  de  la  seconde  classe .  Un 
quart  d'heure  après  l'ouverture  de  la  séance,  c'est- 
à-dire  à  six  heures  moins  un  quart,  on  tirait  une 
ligne  sous  les  noms  déjà  inscrits,  et  les  membres 
qui  signaient  ensuite  au-dessous  de  la  ligne  n'en- 
traient pas  en  partage  de  la  somme  consacrée  aux 
jetons.  Le  secrétaire  faisait  le  compte  séance  te- 
nante, et  écrivait, avant  de  la  signer,  le  nombre  des 
participants  et  la  quotité  qui  leur  revenait.  La 
moyenne  variait  entre  5  et  6  francs.  Talleyrand,  qui 
a  été  secrétaire  de  la  classe,  se  souvenait  alors  qu'a- 
vant d'être  évêque  il  avait  rempli  les  fonctions 
d'agent  général  du  clergé,  ce  qui  était  une  sorte  de 
ministère  des  finances,  et  il  écrivait  bravement  : 
«  6  francs  à  chaque.  Signé:  Talleyrand.  » 

C'était  du  reste  la  seule  attribution  de  comptabi- 
lité qui  fût  dévolue  au  secrétaire.  Chaque  classe 
nommait  deux  commissaires  pour  administrer  ses 
fonds;  les  six  commissaires  réunis  en  commission 
mixte  administraient  les  fonds  de  l'Institut. 

Presque  rien  n'a  été  changé,  depuis  près  d'un 
siècle,  à  ces  chiffres  et  à  ces  usages;  et  chaque 
membre  de  l'Institut,  quel  que  soit  le  nombre  des 


LE  TRAITEMENT.  129 

Académies  dont  il  fait  partie,  reçoit  aujourd'hui 
une  indemnité  unique  de  cent  francs  par  mois, 
plus,  par  chaque  séance  où  il  assiste,  un  jeton 
dont  la  valeur  est  de  5  francs  en  moyenne.  Les 
membres  actuels  de  l'Institut  sont  plus  heureux 
que  leurs  devanciers,  puisqu'ils  sont  payés  exacte- 
ment, tandis  qu'on  trouve  dans  les  archives  de  la 
seconde  classe  une  lettre  du  ministre  de  l'intérieur, 
en  date  du  12  brumaire  an  V,  annonçant  au  prési- 
dent comme  une  joyeuse  nouvelle,  qu'il  «  espère  » 
pouvoir  payer  les  traitements  arriérés.  Une  autre 
lettre  constate  que  cet  arriéré  remontait  à  onze  mois. 

Le  22  mars  1800  (1er  germinal  an  VIII),  Greuzé- 
Latouche,  président  de  la  seconde  classe  pour  un 
semestre,  et,  comme  tel,  président  pour  un  mois 
de  l'Institut,  écrivit  à  Bonaparte  la  lettre  suivante  : 

<l  L'Institut  national  représente  au  premier  con- 
sul qu'un  très  grand  nombre  de  ses  membres  n'a 
pour  subsister  que  les  indemnités  modiques  qui 
leur  sont  attribuées,  et  que  ces  indemnités  sont 
arriérées  de  onze  mois.  Ce  retard  en  a  réduit  plu- 
sieurs à  la  plus  grande  détresse  et  à  des  expédient 
désespérés. 

»  L'Institut  a  nommé  une  commission  qu'il  a 
chargée  de  faire  connaître  cet  état  de  choses  au  pre- 


130        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

mier  consul.  La  Commission  prie  le  premier  magis- 
trat de  la  République  de  prendre  en  considération 
les  besoins  de  ces  vétérans  des  sciences  et  de  leur 
assurer  régulièrement,  tant  pour  le  passé  que  pour 
F  avenir,  une  rétribution  à  laquelle  l'existence  d'un 
grand  nombre  d'entre  eux  est  attachée. 

»  L'Institut  prie  le  premier  consul  d'ordonner  le 
payement  régulier  des  indemnités  pour  le  courant, 
et  le  rapprochement  des  payements  de  l'arriéré. 
»  Creuzé-Latouche1.  )) 

Quand  Creuzé-Latouche  déclare,  danscette  lettre, 
que  plusieurs  membres  de  l'Institut  sont  réduits  à 
des  expédients  désespérés,  il  ne  dit  que  l'exacte 
vérité.  Le  ministre  de  l'intérieur  allouait  des  se- 
cours aux  plus  nécessiteux,  quand  il  le  pouvait.  On 
voit  dans  une  pièce  de  comptabilité  de  prairial  an  IV, 
conservée  aux  Archives  nationales,  que  le  ministre 
alloue  à  Adanson,  membre  de  la  première  classe, 
section  de  botanique,  ancien  membre  de  l'Académie 
des  sciences,  «  un  secours  de  2  000  livres,  pour  le 


1.  Arnaud  raconte  que  Bonaparte  et  Montcsquiou  ont  très 
constamment  et  très  exactement  touché  leur  indemnité  de  membre 
de  l'Institut.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  trouve  plusieurs  fois 
la  signature  de  Bonaparte  sur  les  feuilles  d'émargement.  Dans  un 
état  de  l'an  IX,  il  a  émergé  pour  la  somme  de  4  fr.  35  c. 


LES  FUNÉRAILLES.  131 

mettre  en  état  d'avoir  du  bois,  de  la  viande,  de  la 
chandelle,  du  sucre  et  un  vêtement.  » 

La  question  des  funérailles  a  beaucoup  préoc- 
cupé l'Institut,  et  particulièrement  la  seconde 
classe,  où  siégaient  La  Reveillère-Lépeaux,  Bernar- 
din de  Saint-Pierre,  Grégoire,  Dupont  de  Nemours. 
l'Institut  mit  la  question  au  concours,  sur  la 
proposition  du  ministre  de  l'intérieur,  effrayé  à 
juste  titre,  pour  la  moralité  publique,  de  la  façon 
dont  se  faisaient  les  inhumations;  mais  avant  la  ' 
clôture  du  concours,  dont  il  sera  fait  mention  dans 
un  autre  chapitre,  l'Institut  s'était  occupé  pour  son 
propre  compte  des  mesures  à  prendre  pour  assurer 
la  dignité  des  funérailles  de  ses  membres. 

Il  faut  se  souvenir  qu'au  moment  de  la  fondation 
de  l'Institut,  il  n'y  avait  plus  de  religion  en  France. 
Les  religions  n'étaient  plus  proscrites,  comme  elles 
l'avaient  été  pendant  deux  années  ;  elles  n'étaient 
non  plus  ni  subventionnées,  ni  autorisées,  ni  en- 
couragées. On  était  revenu,  en  principe,  à  la  liberté 
de  conscience;  dans  la  pratique,  beaucoup  de  dé- 
fiances et  de  haines  subsistaient  encore.  Le  clergé 
réfractaire,  partout  où  il  avait  pu,  avait  cherché  à 
se  venger.  Il  n'avait  été  étranger  ni  aux  troubles 
du  Midi,  ni  à  l'insurrection  vendéenne;  de  sorte 


132        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

qu'au  moment  où  le  fanatisme  antireligieux  s'apai- 
sait, les  rancunes  politiques  prirent  sa  place,  avec 
moins  de  férocité  et  autant  d'obstination.  Il  se  passa 
encore  une  ou  deux  années  avant  que  les  prêtres, 
sermentés  ou  insermentés,  osassent  profiter  de  la 
liberté  qui  leur  était  officiellement  rendue.  Le  pre- 
mier concile  national,  tenu  à  Notre-Dame  de  Paris 
par  les  évêques  constitutionnels,  est   de  l'an  VI. 
A  cette  date,  la  nouvelle  Église  française,  que  l'Às- 
'   semblée  constituante  avait  créée  et  que  la  Conven- 
tion avait  proscrite,  comptait  des  ministres  dans  le 
plus  grand  nombre  des  paroisses  ;  mais  ils  se  heur- 
taient tantôt  contre  des  administrations  hostiles, 
tantôt  contre  des  populations  indifférentes.  Presque 
partout  ils  étaient  sans  ressources.  Tel  était  leur 
dénuement  que  plusieurs   évêques  écrivirent  au 
Concile  qu'il  leur  était  impossible  de  s'y  rendre, 
faute  d'argent  pour  faire  le  voyage.  La  nouvelle 
tolérance  s'était  étendue  jusqu'aux  insermentés  : 
ils  s'étaient  montrés  aussitôt,  les  uns  sortant  des 
retraites  où  ils  s'étaient  cachés,  et  les  autres  reve- 
nant de  l'exil.  Ces  deux  Églises,  dont  l'une  était 
implacable  contre  la  Piévolution,  et  dont  l'autre  avait 
été  si  mal  payée  de  sa  connivence,  étaient  irrécon- 
ciliables entre  elles;  et  leur  lutte  entravait  la  ri- 


LES  FUNÉRAILLES.  133 

naissance  des  idées  religieuses.  Certains  esprits  qui 
jugeaient  la  religion  catholique  comme  Pavaient  ju- 
gée Voltaire  et  les  encyclopédistes,  qui  ne  croyaient 
pas  à  l'efficacité  et  à  la  solidité  d'une  transfor- 
mation opérée  par  des  législateurs  laïques,  sans  ac- 
cord préalable  avec  l'Eglise  romaine,  qui  cependant 
sentaient  pour  eux-mêmes,  et  surtout  pour  le  gou- 
vernement des  grandes  masses  populaires,  la  néces- 
sité de.croyances  entretenues  par  des  cérémonies  pu- 
bliques,  se   laissaient  aller  aux  espérances  pué- 
riles des  théophilanlhropes,  ou,  s'ils  étaient  plus 
sérieux,  cherchaient  au  moins  à  donner  aux  prin- 
cipaux actes  de  la  vie  civile,  aux  mariages,  aux  funé- 
railles, une  gravité  et  une  dignité  qui  en  relevassent 
le  caractère.  Les  funérailles  surtout  les  préoccu- 
paient, car  on  en  était  venu  à  l'indécence  la  plus 
scandaleuse.  On  transportait  les  corps  comme  des 
colis  ordinaires,  on  les  ensevelissait  sans  témoins; 
on  n'observait  même  plus  les  règlements  sanitaires. 
Les  cimetières,  délaissés  par  la  police,  étaient  de- 
venus des  lieux  infects  et  immondes.  L'Institut,  sans 
attendre  une  loi  générale  dont  on  lui  demandait  à 
lui-même  les  éléments,  voulut  que  des  honneurs 
funèbres  fussent  rendus  à  ses  membres.  C'est  Le 
Gouvé  (les  initiatives  généreuses  sont  héréditaires 


134       UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

dans  la  famille)  qui  poussa  le  premier  cri  d'alarme 
dans  la  séance  publique  du  1er  vendémiaire  an  V. 
Une  commission  mixte  fut  nommée  avec  mission  de 
hâter  le  plus  possible  ses  travaux. 

Les  commissaires  avaient  une  tâche  difficile.  Il 
fallait  une  cérémonie  simple  et  pourtant  solennelle. 
Elle  ne  devait  choquer  ni  les  anciens  conventionnels 
qui  avaient  abjuré  la  prêtrise,  et  qui  étaient  assez 
nombreux  dans  l'Institut,  ni  les  anciens  académi- 
ciens appelés  à  faire  partie  de  l'Institut  sans  avoir 
rien  abandonné  de  leurs  croyances  politiques  et 
religieuses  d'autrefois.  En  un  mot,  il  fallait  une 
solution  qui  put  convenir  à  Naigeon,  à  Grégoire  et 
à  Anquetil.  On  n'aboutit  qu'à  une  sorte  de  règle- 
ment de  police.  Il  fut  décidé  que  l'Institut  pren- 
drait les  dépenses  à  sa  charge,  qu'il  assisterait  en 
corps  aux  obsèques,  que  le  bureau  de  l'Institut, 
celui  de  la  classe  à  laquelle  le  défunt  appartenait, 
et  six  commissaires  au  moins,  seraient  en  costume 
de  cérémonie1,  et  qu'un  discours  serait  prononcé 
sur  la  tombe.  Il  fut  même  arrêté  en  principe  que 


1.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  en  costume  officiel.  La  décision  re- 
lative aux  funérailles  est  du  mois  de  frimaire  an  VIL  L'Institut 
reçut  un  costume  officiel  le  7  prairial  an  IX.  A  partir  de  cette 
époque,  le  bureau  et  les  commissaires  qui  assistaient  aux  funé- 
railles durent  être  en  costume  officiel. 


LE  COSTUME.  135 

l'Institut  achèterait  à  Mont- Louis  (au  Père  Lachaise) 
un  terrain  pour  la  sépulture  de  ses  membres1.  C'é- 
tait assez  pour  la  décence  extérieure  ;  il  fal- 
lait attendre  le  reste  du  retour  des  esprits  aux 
croyances  religieuses.  La  même  commission  fit  dé- 
cider que,  dans  la  première  séance  publique  qui 
suivrait  le  décès  d'un  membre,  résident  ou  non 
résident,  le  secrétaire  lirait  une  notice  sur  sa  vie  et 
ses  travaux. 

Les  anciennes  Académies  n'avaient  pas  de  cos- 
tume officiel.  On  ne  songea  pas,  en  1 795 ,  à  en  donner 
un  aux  membres  de  l'Institut.  Ce  n'était  pas  mécon- 
naissance de  leur  dignité  :  elles  étaient  placées 
très  haut  dans  l'esprit  des  législateurs,  et  nous  en 
avons,  entre  autres  preuves,  celle-ci,  qui  est  singu- 
lière. Le  Directoire  avait  fondé  une  fête  annuelle 
pour  célébrer  le  18  fructidor.  Il  tenait,  et  il  en  fut 
puni,  à  glorifier  le  système  des  coups  d'État.  Dans 
cette  fête  figurait   une  statue  ou  un  mannequin, 
représentant  l'hypocrisie  politique.  Le  mannequin 
tenait  dans  ses  mains  les  tables  de  la  loi  ;  le  Directoire 
s'avançait  processionnellement,  les  lui  arrachait , 


1.  Voir  le  discours  prononcé  par  Arnault  sur  la  tombe  de  Ché- 
nier,  le  12  janvier  1811. 


136        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

et  les  portait  «en  triomphe»,  dit  le  programme, 
sur  l'autel  de  la  patrie.  Nous  avons,  dans  les  annales 
de  l'Institut,  le  programme  de  la  fête  dressé  par 
François  de  Neuchâteau,  ministre  de  l'intérieur, 
et  nous  y  voyons  Tordre  de  préséance  pour  cette 
procession  d'un  nouveau  genre.  L'Institut  y  occupe 
le  trente-neuvième  rang,  le  quarante-quatrième 
et  dernier  étant  le  rang  suprême,  et  n'a  der- 
rière lui  que  le  tribunal  de  cassation,  les  am- 
bassadeurs étrangers,  l'état-major  de  Paris,  les 
ministres  et  le  Directoire.  Malgré  l'égalité  pres- 
crite par  les  lois,  le  costume  revenait  de  tous 
les  côtés;  et  c'est  une  remarque  qu'on  peut 
faire  à  toutes  les  époques  de  l'histoire  :  notre 
vanité  est  toujours  la  même,  elle  ne  fait  que  chan- 
ger d'uniforme.  En  1795,  les  mœurs  ramenaient 
le  goût  des  différences,  et,  par  une  conséquence 
naturelle,  les  costumes  qui  en  sont  le  signe.  On 
avait  réglé  avec  grand  soin  le  costume  des  légis- 
lateurs, celui  des  juges,  celui  des  administrateurs. 
Les  directeurs  avaient  un  uniforme  absurde  et 
splendide.  Les  membres  de  l'Institut  ne  tardèrent 
pas  à  se  sentir  poussés  par  le  démon  de  la  diffé- 
rence; ils  avaient,  depuis  l'an  VI,  une  médaille; 
ils  demandèrent  une  marque  distinctive  :  non  pas 


LE   COSTUME.  137 

un  costume,  disaient-ils;  ils  n'y  avaient  aucun  droit; 
ils  n'en  concevaient  pas  la  pensée!  Un  ruban,  un 
insigne  leur  suffirait1.  Mais  le  règne  de  la  différence 
arrivant  à  grands  pas,  on  leur  offrit  ce  costume, 
auquel  ils  n'osaient  prétendre,  et  ils  s'empressèrent 
de  l'accepter2,  il  y  eut,  à  ce  sujet,  grande  correspon- 
dance entre  eux  et  le  ministre  de  l'intérieur;  ils 
furent  consultés  sur  tous  les  galons.  On  fit  large- 
ment les  choses,  puisqu'ils  eurent  un  costume 
d'apparat  pour  les  grandes  occasions,  et  un  petit 
costume  pour  la  vie  courante,  c'est-à-dire  pour  les 
séances  ordinaires.  Ils  se  hâtèrent  de  s'en  revêtir; 
et,  pour  le  dire  en  passant,  quoique  les  costumes 
ne  soient  plus  dans  nos  usages  modernes,  et  qu'on 
s'efforce  d'y  échapper,  et  de  s'envelopper  d'un  sac 
même  dans  les  cérémonies  officielles,  il  ne  faut  pas 
remonter  bien  haut  pour  se  souvenir  des  séances 
publiques  de  l'Institut  où  l'habit  de  ville  était  une 
rare  exception.  Aujourd'hui,  le  costume  n'est  plus 
porté,  dans  les  séances  publiques,  que  par  les 
membres  du  bureau.  L'Académie  des  beaux-arts 
est  la  seule  qui  ait  conservé  les  anciennes  traditions. 


1.  7  messidor  an  VIII. 

2.  7  prairial  an  IX. 


138        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Ou  s'imagine  à  tort  que  les  costumes  sont  d'origine 
et  de   complexion  monarchique;  la  République, 
au  moins  chez  nous,  s'en  accommode  fort  bien; 
elle  se  borne  à  les  modifier  quand  elle  le  peut, 
et  à  remplacer   les  broderies  par  des  plumets. 
Un  des  derniers  décrets  de  la  Convention  est  con- 
sacré à  la  description   des  costumes  qui   furent 
inaugurés  en  même  temps  que  la  Constitution  de 
l'an  III.  Chénier  en  fut  le  rapporteur.  Tout  y  était, 
depuis  le  directeur  jusqu'au  commissaire  de  police, 
on  n'avait  oublié  que  l'Institut.  Cette  lacune  ne  fut 
comblée  que  cinq  ans  après.  Le  costume  de  l'Insti- 
tut date  de  l'an  IX;  c'est  le  premier  et  le  seul 
costume  officiel  que  les  Académies  aient  jamais  eu. 
A  le  voir  revêtu,  comme  aujourd'hui,  dans  les  occa- 
sions les  plus  solennelles  par  trois  membres  sur 
plus   de  deux  cents,  on   dirait  qu'on  en   rougit. 
C'est  une  situation  presque  ridicule.  Il  faut  le 
porter  ou  le  supprimer. 

M.  Mignet  raconte  qu'il  ne  fut  pas  peu  surpris, 
en  1833,  de  voir  entrer  dans  son  cabinet,  où  il 
était  seul  à  travailler,  un  vieillard  de  grande  mine 
portant  un  costume  d'académicien  un  peu  fané 
sans  doute,  un  peu  suranné,  puisqu'il  datait  au 
moins  de  1814,  et  très  probablement  de  1800. 


LE    COSTUME.  139 

C'était  Lakanal,  qui  revenait  en  France  après 
vingt  ans  d'exil,  tout  exprès  pour  reprendre  son 
siège  à  l'Académie,  et  dont  les  manières  n'avaient 
pas  plus  changé  que  le  cœur. 


Vï 


LES    SEANCES    PUBLIQUES. 


La  séance  d'installation  de  l'Institut  eut  lieu  le 
6  décembre  1795  (15  frimaire  an  IV).  L'Institut  ne 
se  composait  à  ce  moment  que  du  tiers  électeur 
(quarante-huit  membres).  On  se  réunit  à  cinq 
heures  du  soir  dans  la  salle  d'assemblée  de  l'an- 
cienne Académie  des  sciences,  sous  la  présidence 
de  Daubenton  comme  doyen  d'âge  (Daubenton 
avait  alors  soixante-dix-neuf  ans).  Le  Directoire 
exécutif  s'était  excusé  par  une  lettre  dans  laquelle 
il  faut  remarquer  ces  paroles  :  «  Le  Directoire  exé- 
cutif sera  toujours  empressé  de  seconder  vos  tra- 
vaux par  tous  les  moyens  qui  lui  sont  délégués  ;  il 
compte  que  vous  l'aiderez  de  votre  côté  par  tout  ce 
que  vos  connaissances  et  vos  divers  talents  vous 
mettent  à  même  d'employer.  »  Le  ministre  de  l'inté- 


LES   SÉANCES   PUBLIQUES.  iU 

rieur,    Bénézech,  qui  représentait  le  gouverne- 
ment,   lut    successivement  le  décret  organique, 
la  liste  des  quarante-huit  membres,  qui  se  trou- 
vait réduite   à  quarante-six  par  la  radiation  de 
Lévesque  de  Pouilly  et  la  démission  de  Garât,  et 
la  lettre  du  Directoire  exécutif.  Il  prononça  en- 
suite un  assez  long  discours,  dans  lequel  il  men- 
tionne à  peine  les  lettres  et  les  arts.  Il  veut  bien 
convenir  que  «  le  Français  »  ne  peut  prendre  pour 
devise  :  «  Du  pain  et  du  fer  !  »  et  devenir  le  sé- 
vère Spartiate.  C'est  au  peuple  d'Athènes  qu'on 
l'a    dès   longtemps    comparé.   Mais   «    les   fleurs 
de  la  littérature  et  des  arts  »  ne  doivent  pas  être 
pour  la  République  une  parure  vaine  et  stérile. 
Elles  doivent  prendre  un  nouveau  caractère  «  et 
concourir  à  la  félicité  générale  et  à  l'affermisse- 
ment delà  liberté  ».  Le  ministre  déclare  que  les 
mathématiques,  l'astronomie,  la  physique,  la  chi- 
mie, l'histoire  naturelle,  la  botanique,  l'anatomie, 
ont  fait  de  tels  progrès,  qu'il  est  difficile  d'imagi- 
ner qu'elles  en  puissent  faire  encore;  mais  il  reste 
beaucoup  à  faire  pour  la  théorie  des  arts  méca- 
niques, l'agriculture,   l'économie  rurale   et  l'art 
vétérinaire.  C'est  sur  ces  connaissances  relative- 
ment arriérées,   et  qui  sont  par  excellence  des 


142        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

connaissances  utiles,  qu'il  fait  porter  tout  son  dis- 
cours. Il  annonce  qu'il  a  déjà  fait  quelques  ré- 
formes, et  fondé  quelques  établissements  :  le  con- 
servatoire des  arts  et  métiers,  les  haras,  les 
potagers  du  Luxembourg,  la  pépinière  «  que  l'on 
pourrait  appeler  le  calendrier  de  Flore,  s'il  n'eût 
mérité  le  nom  de  bosquet  de  Daubenton,  qui  en  a 
conçu  l'idée  ».  Le  ministre  se  retire  après  ce  dis- 
cours. L'Institut  nomme  au  scrutin  un  président, 
Dussaulx,  et  un  secrétaire,  Chénier.  Il  décide  qu'il 
procédera  aux  élections  dès  le  surlendemain,  et 
qu'elles  auront  lieu  à  la  majorité  absolue  des  suf- 
frages. 

A  la  seconde  séance  (8  décembre),  le  président 
Dussaulx  lit  une  lettre  de  Lévesque  de  Pouilly,  qui 
remercie  de  sa  nomination  en  laissant  voir  cepen- 
dant qu'il  craint  une  confusion  ou  une  méprise;  en 
effet,  sa  nomination  était  déjà  annuléequand  sa  lettre 
parvint  à  Paris.  Larcher,  ancien  membre  de  l'Aca- 
démie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  alors  âgé 
de  soixante-six  ans,  et  qui  avait  été  pressenti  au 
sujet  d'une  candidature  pour  la  troisième  classe, 
écrit  pour  refuser,  en  se  fondant  sur  son  âge  et  ses 
infirmités1.  L'Institut  procède  aux  élections  dans 

1.  Il  fut  élu  dans  la  troisième  classe  le  1er  août  1796  et  accepta. 


LES  SÉANCES  PUBLIQUES.  143 

les  séances  des  9,  10,  iw2,  13,  14  et  15  décembre. 
Le  22  décembre,  il  nomme  une  commission  de 
douze  membres  pour  préparer  le  règlement.  La 
deuxième  classe  y  est  représentée  par  Daunou, 
Sieyès,  deLisle  de  Sales,  Grégoire1.  Une  autre  com- 
mission est  chargée  de  s'occuper  de  la  répartition 
et  de  l'installation  des  salles,  de  toute  l'organisa- 
tion matérielle,  de  la  bibliothèque2.  Tout  était  à 
faire  en  ce  genre,  mais  il  ne  s'agissait  en  ce  mo- 
ment que  d'aller  au  plus  pressé.  Nous  avons  déjà 
vu  que  l'Institut  fut  appelé  à  la  barre  du  Corps 
législatif  pour  déposer  le  projet  de  règlement,  et 
prêter  serment  de  haine  à  la  royauté.  On  avait 
choisi  le  1er  pluviôse  an  IV  (21  janvier  1796),  parce 
que  les  pouvoirs  publics  célébraient,  ce  jour-là,  par 
une  fête  nationale,  le  troisième  anniversaire  de  la 
mort  de  Louis  XVI. 

Le  conseil  des  Cinq-Cents  était  réuni,  en  costume, 
à  dix  heures  du  matin,  sous  la  présidence  de  Treil- 

1.  Les  autres  commissaires  sont,  pour  la  lre  classe  :  Laplace, 
Fourcroy,  Lacépède,  Borda,  et,  pour  la  troisième,  Chénier,  Mon- 
gez,  Villar,  Boullée. 

2.  Les  commissaires  étaient  Charles,  Ginguené  et  De  Wailly. 
L'organisation  de  la  bibliothèque  ne  fut  pas  difficile.  Les  biblio- 
thèques de  Paris  et  les  écoles  centrales  avaient  pris  tous  ce  qui 
était  à  leur  convenance.  C'est  seulement  un  an  plus  tard  que  la  bi- 
bliothèque de  la  Ville  fut  donnée  à  l'Institut  pour  former  le  fond 
d'une  bibliothèque  nouvelle. 


114        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

hard,  qui  était  destiné  à  devenir  le  comte  Treilhard 
quelques  années  après,  et  qui  était  alors  grand  en- 
nemi de  toute  royauté  et  de  toute  dignité.  Les  artistes 
du  Conservatoire  de  musique,  dirigés  par  Gherubini, 
chantèrent  successivement  :  Veillons  au  salut  de 
l'empire,  un  autre  hymne  dans  lequel,  dit  le  Moni- 
teur, se  trouvait  le  cri  de  Haine  à  la  royauté,  la 
Marseillaise  et  le  Chant  du  départ.  Treilhard  pro- 
nonça un  long  discours  pour  rappeler  les  crimes  du 
tyran.  «  C'est  en  présence  de  tous  les  peuples, 
disait-il  en  terminant,  c'est  dans  le  sein  de  l'huma- 
nité entière  que  je  voudrais  déposer  mon  serment.  > 
On  procéda  ensuite  à  l'appel  nominal,  et  tous  les 
membres  prononcèrent  individuellement  la  formule 
prescrite  :  «  Je  jure  haine  à  la  royauté.  »  La  dépu- 
tation  de  l'Institut  fut  admise  à  la  barre  au  moment 
où  l'appel  nominal  finissait.  Elle  avait  pour  orateur 
Lacépède.  «  Trop  longtemps,  dit-il,  les  sciences  et 
les  arts,  naturellement  fiers  et  indépendants,  ont 
porté  le  joug  monarchique,  dont  le  génie  n'a  pu 
les  préserver.   Aujourd'hui  la  liberté  protège  les 
lumières,  et  les  lumières  font  chérir  la  liberté.  »  Il 
termine  sa  courte  harangue  par  les  mots  sacramen- 
tels :  «  Nous  jurons  haine  à  la  royauté.  »  Le  prési- 
dent, sur  la  motion  de  Chénier,  donna  l'accolade 


LES   SÉANCES  PUBLIQUES.  145 

fraternelle  aux  membres  de  la  députation,  et  ce  fut 
la  fin  de  la  cérémonie. 

Le  serment  de  haine  à  la  royauté  était,  pendant 
la  Révolution,  une  formalité  qu'on  exigeait  de  tout 
le  monde,  d'un  membre  de  l'Institut  et  du  curé  de 
la  paroisse,  quand  il  y  avait  un  curé.  On  vous  char- 
geait d'étudier  l'histoire  ancienne,  ou  l'épigraphie, 
ou  la  chimie;  mais,  avant  tout,  il  fallait  prêter  ser- 
ment de  haine  à  la  royauté  ;  c'était  l'entrée  en  ma- 
tière indispensable,  et  l'on  ne  pouvait  être  fonc- 
tionnaire ou  savant  qu'à  cette  condition. 

Les  Cinq-Cents  et  les  Anciens  firent  diligence.  Pour 
ne  parler  que  de  la  seconde  classe,  plusieurs  de  ses 
membres,  Daunou,  Cabanis,  Garran-Coulon,  Cam- 
bacérès,  Lakanal,  Sieyès,  Pastoret,  appartenaient 
au  conseil  des  Cinq-Cents;  d'autres,  tels  que  Garât, 
Deleyre,  Baudin  des  Ardennes,  Dupont  de  Nemours, 
La  Reveillère-Lépeaux,  Creuzé-Latouche ,  Lacuée, 
au  conseil  des  Anciens.  Les  deux  assemblées  com- 
posèrent leurs  commissions  en  grande  partie  de 
membres  de  l'Institut.  Lakanal  fut  le  rapporteur 
au  conseil  des  Cinq-Cents, Muraire  au  conseil  des  An- 
ciens. La  discussion  dans  les  deux  conseils  fut  très 
courte.  Dans  le  conseil  des  Cinq-Cents,  Lakanal 

conclut  à  l'adoption  pure  et  simple  du  projet.  C'est 

10 


U6    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

dans  le  discours  qu'il  prononça  à  cette  occasion  que 
se  trouve  la  phrase  célèbre  contre  les  secrétaires 
perpétuels  «  dont  la  présence  était  pour  les  savants 
un  sanglant  outrage  ».  Il  ne  manqua  pas  non  plus 
de  parler  de  «  ces  formes  ministérielles  qui,  dans 
les  anciennes  académies,  avilissaient  les  savants 
et  dégradaient  les  sciences  ».  Dupuis,  membre  de 
la  troisième  classe  de  l'Institut  (c'est  l'auteur  de 
Y  Origine  de  tous  les  cultes),  demanda,  par  amende- 
ment, que  les  séances  ordinaires  des  classes  fussent 
publiques,  l  Les  citoyens  y  trouveront  un  grand 
avantage  pour  leur  instruction,  et  les  membres  de 
l'Institut,  placés  sous  leurs  yeux,  ne  s'endormiront 
pas  sur  leurs  fauteuils  académiques.  »  Lakanal 
accepta  l'amendement,  qui  fut  aussitôt  voté.  Lors- 
que le  même  règlement  fut  discuté  par  le  conseil 
des  Anciens,  le  rapporteur  Muraire  regretta  vive- 
ment cette  publicité,  quoiqu'on  l'eût  restreinte  à  la 
première    séance   de  chaque   décade.   Il  déclara 
expressément  qu'il  aurait  proposé  la  suppression 
de  cet  article,  si  la  Constitution  n'avait  pas  obligé 
le  conseil  des  Anciens  à  accepter  ou  à  rejeter  dans 
leur  ensemble,  sans  amendements,  les  projets  de 
lois  votés  par  le  conseil  des  Cinq-Cents,  et  nous 
verrons  que    l'Institut   après  une  courte    expé- 


LES  SÉANCES  PUBLIQUES.         147 

rience,  proposa  et  obtint  le  rapport  de  cet  article. 
Le  vote  du  conseil  des  Anciens  sur  le  règlement 
eut  lieu  le  15  germinal  an  IV.  Le  même  jour  l'In- 
stitut  tint  sa  première  séance  publique.  Il  devait  y 
en  avoir  quatre  par  an  :  le  15  vendémiaire,  le  15  ni- 
vôse, le  15  germinal  et  le  15  messidor,  c'est-à-dire  le 
premier  jour  de  chaque  saison.  Gomme  la  séance 
du  45  germinal  an  IV  était  une  séance  d'inau- 
guration, on  y  mit  beaucoup  de  solennité.  Elle 
eut  lieu  dans  la  salle  des  Cariatides.  Il  fallut  la  dé- 
blayer, l'orner,  construire  à  la  hâte  une  tribune 
et  des  amphithéâtres.   L'ancienne  administration 
des  menus  fournit   des  lustres,  des  tapisseries, 
des  banquettes  :  on  avait  des  drapeaux  à  profusion . 
Tout  fut  prêt  à  l'heure  dite.  Quinze  cents  personnes 
accoururent  et  parvinrent  à  s'entasser  dans  la  salle, 
avec  les  membres  de  l'Institut,  le  gouvernement  et 
son  cortège,  les  choeurs  et  les  instrumentistes.  La 
séance  était  indiquée  pour  six  heures.  Les  membres 
de  l'Institut  furent  avertis  de  s'y  rendre  un  quart 
d'heure  d'avance  afin  d'être  là  pour  recevoir  les 
directeurs,  qui  arrivèrent  très  exactement  avec  la 
politesse  des  rois.  Ils  avaient  tenu  à  y  être  tous, 
Letourneur,  qui  porta  la  parole  comme  président, 
Uewbell,  Barras,   Garnot,   La  Réveillère-Lépeaux. 


148        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

Carnot  était  membre  de  la  première  classe  de 
l'Institut,  La  Réveillère-Lépeaux  de  la  seconde.  Les 
directeurs  portaient  leur  grand  costume,  habit 
bleu  et  manteau  nacarat,  tout  couverts  de  broderies 
d'or,  avec  la  ceinture  de  soie,  le  baudrier  et  le 
chapeau  à  panache.  Ils  étaient  accompagnés  du 
corps  diplomatique,  et  de  tout  ce  qui  restait  de 
savants,  d'hommes  de  lettres  et  d'artistes. 

Le  président  du  Directoire,  dans  une  harangue 
vide  et  pompeuse,  traita  des  grands  services  que 
les  sciences  rendraient  à  la  République ,  et  des 
grands  services  que  la  République  rendrait  aux 
sciences.  Dussaulx  qui  présidait  la  séance,  comme 
président  de  la  troisième  classe  dont  c'était  alors 
le  tour  de  présider  l'Institut,  répondit  en  peu  de 
mots;  puis  Daunou,  membre  de  la  seconde  classe, 
qui  avait  été  spécialement  élu  pour  cette  fonction, 
prit  la  parole  et  prononça  un  long  et  important 
discours. 

Il  commença  par  établir  que  l'Institut  n'avait  au- 
cune part  à  la  puissance  publique  et  qu'il  ne  pou- 
vait concourir  aux  progrès  de  la  raison  et  à  la  pros- 
périté de  l'État,  que  par  l'influence  de  ses  décou- 
vertes et  les  œuvres  des  grands  écrivains. 

«  L'Institut  national  n'exerce  sur  les  autres  éta- 


LES  SÉANCES  PUBLIQUES.  149 

blissements  (l'instruction  aucune  surveillance  ad- 
ministrative; il  n'est  chargé  lui-même  d'aucun  en- 
seignement habituel.  Pour  le  soustraire  au  péril  de 
se  considérer  jamais  comme  une  sorte  d'autorité 
publique,  les  lois  ont  placé  loin  de  lui  tous  les  res- 
sorts qui  impriment  des  mouvements  immédiats, 
et  ne  lui  ont  laissé  que  cette  lente  et  toujours  utile 
influence  qui  consiste  dans  la  propagation  des  lu- 
mières  et  qui  résulte,  non  de  la  manifestation  sou- 
daine d'une  opinion  ou  d'une  volonté,  mais  du  dé- 
veloppement successif  d'une  science,  ou  de  l'insen- 
sible perfectionnement  d'un  art.  » 

Il  convenait  que  l'Institut  serait  à  la  disposition 
du  gouvernement,  et  il  ajoutait  avec  autorité  que 
«  ceux  qui  auraient  le  droit  de  lui  demander  des 
travaux  n'auraient  pas  le  pouvoir  de  lui  comman- 
der des  opinions».  Il  ne  voyait  pas,  ce  que  l'expé- 
rience ne  devait  pas  tarder  à  démontrer,  que  si  le 
gouvernement  n'était  pas  et  ne  pouvait  pas  être 
maître  de  la  science,  il  était  maître  des  savants, 
puisqu'il  était  maître  de  leur  temps  et  de  leur  tra- 
vail. 

Daunou  insistait  sur  cette  réunion  de  toutes  les 
connaissances  humaines,  et  de  tous  les  hommes 
qui  les  cultivent,  qui  avait  été  l'idée  fondamentale 


150        UNE  A-CADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

des  fondateurs  de  l'Institut,  et  qui  imprimait  à 
leur  œuvre  son  caractère.  «  Les  arts  ne  paraissent 
indépendants  les  uns  des  autres  que  lorsqu'ils  n'ont 
fait  que  leurs  premiers  pas  ;  plus  ils  grandissent, 
plus  ils  s'aperçoivent  de  leurs  relations  naturelles 
et  comprennent  l'utilité  du  réciproque  appui  qu'ils 
se  doivent.  Dès  lors  les  directions  se  croisent,  les 
applications  se  multiplient;  il  se  fait  entre  les  fa- 
milles les  plus  éloignées  les  alliances  les  plus  im- 
prévues; les  genres  s'identifient  entre  eux,  pour 
ainsi  dire,  à  mesure  qu'ils  se  perfectionnent.  » 

Il  passe  ensuite  en  revue  les  trois  classes  dont 
l'Institut  se  compose.  On  sait  qu'il  appartenait  alors 
à  la  seconde.  Il  glorifie  avec  raison  l'idée,  propre  à 
la  Convention  nationale,  défaire  une  classe  parti- 
culière pour  les  sciences  morales  et  politiques; 
mais  il  exagère  évidemment,  et  obéit  trop  à  l'es- 
prit du  temps,  quand  il  les  représente  comme  op- 
primées et  persécutées  jusqu'au  jour  de  la  Révolu- 
tion. J'avouerai,  si  l'on  veut,  que  la  philosophie 
était  persécutée;  mais  il  faut  qu'on  m'accorde 
qu'elle  était  souveraine.  Daunou  lui-même  déclare 
•qu'elle  a  fait  la  Révolution,  et  rappelé  25  millions 
d'hommes  à  l'exercice  deleurs  droits.  La  Révolution, 
préparée  par  la  philosophie,  éclate.  Au  bout  de 


LES   SÉANCES  PUBLIQUES.  151 

trois  ans,  cette  révolution,  si  libérale  à  son  début, 
entre  en  guerre  contre  la  liberté,  ferme  les  écoles, 
détruit  les  Académies,  proscrit  les  congrégations 
savantes,  saccage  les  musées,  les  bibliothèques,  abat 
les  églises  ou  les  transforme  en  salles  de  clubs  et 
en  casernes.  Ce  règne  de  la  barbarie  dure  près  de 
deux  ans,  et  se  prolonge  dans  certaines  provinces; 
à  ces  désastres  dont  le  souvenir  doit  être  interdit  à 
la  vengeance  et  ne  doit  pas  être  perdu  pour  l'in- 
struction, succédera  un  grand  siècle,  comme  un 
beau  jour  succède  à  une  nuit  d'orage.  L'histoire 
nous  montre  que  les  plus  éclatants  chefs-d'œuvre  de 
l'esprit  ont  paru  au  lendemain  des  grandes  com- 
motions politiques.  «  Nous  gardons  l'émotion  delà 
bataille,  avec  cette  espèce  d'héroïsme  sauvage 
qu'elle  fait  naître  dans  les  âmes;  et  maintenant,  en 
pleine  possession  de  la  liberté,  la  République  nous 
appelle  pour  rassembler  et  raccorder  toutes  les 
branches  de  l'instruction,  reculer  les  limites  des 
connaissances,  rendre  leurs  éléments  moins  obscurs 
etplus  accessibles,  provoquer  les  efforts  des  talents, 
récompenser  leurs  succès,  recueillir  et  manifester 
les  découvertes,  recevoir,  renvoyer,  répandre  toutes 
les  lumières  de  la  pensée,  tous  les  trésors  du  génie. 
Tels  sont  les  devoirs  que  la  loi  impose  à  l'Institut.  » 


152        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Il  semble  qu'après  ce  discours  on  aurait  dû  lever 
la  séance.  L'Institut  se  trouvait  installé,  gravement, 
solennellement,  en  présence  des  plus  hautes  auto- 
rités de  l'État,  et  par  un  discours  étendu,  où  la  na- 
ture et  le  but  de  cette  fondation  étaient  développés 
avec  autant  de  clarté  que  de  noblesse.  Mais  on  vou- 
lut appliquer  a  cette  première  séance  le  règlement 
des  séances  publiques.  Trois  secrétaires,  Lacépède, 
pour  la  classe  des  sciences  mathématiques  et  phy- 
siques, Le  Breton,  pour  la  classe  des  sciences 
morales  et  politiques,  et  Fontanes,  pour  la  classe 
de  la  littérature  et  des  beaux-arts,  lurent  un  résumé 
des  travaux  de  l'Institut;  Collin  d'Harleville  dé- 
clama une  lamentable  et  interminable  pièce  de 
vers  intitulée  :  La  Grande  Famille  réunie.  La 
grande  famille,  c'était  l'Institut,  qui  réunissait  enfin 
les  anciennes  académies  dans  une  société  unique, 
en  y  comprenant  même  l'Académie  des  Beaux-Arts, 
si  longtemps  dédaignée. 

Ah  !  pourquoi,  sur  la  terre  isolée,  à  l'écart, 
Les  beaux-arts  faisaient-ils  comme  une  classe  à  part; 
Semblaient-ils,  séparés  par  un  vaste  intervalle, 
N'admirer  que  de  loin  et  science  et  morale? 

Vinrent  ensuite  un  mémoire  de  Fourcroy  sur  les 
détonations  dumuriate  suroxygéné  dépotasse,  lors- 
qu'il éprouve  une  pression  ou  un  choc;  et  un  frag- 


LES   SÉANCES   PUBLIQUES.  153 

ment  du  grand  ouvrage  de  Cabanis  dans  lequel  il 
démontrait  que  lesbesoins  moraux  naissent  des  be- 
soins physiques  ;  les  idées,  des  sensations  ;  et  le  déve- 
loppement des  idées,  de  la  perfection  des  signes  qui 
expriment  les  sensations  et  en  fixent  la  mémoire. 
Lacépède  lut  l'éloge  de  Vandermonde,  professeur 
d'économie  politique;  Prony,  une  notice  sur  la 
superficie  et  la  population  de  la  France.  On  plaça 
comme  intermède  après  ce  discours,  par  une  com- 
binaison qui  parut  savante,  une  pièce  de  vers  com- 
posée par  Andrieux,  et  qui  fut  récitée  par  Monvel, 
membre  de  l'Institut  et  acteur  de  la  Comédie  fran- 
çaise. Le  Breton  lut  une  notice  historique  sur 
Raynal,  l'auteur  de  Y  Histoire  philosophique  des 
Deux  Indes;  Grégoire,  une  dissertation  sur  les 
lettres,  les  sciences,  leurs  rapports,  l'influence 
qu'elles  exercent  pour  le  bonheur  du  genre  humain  ; 
Cuvier,  un  mémoire  sur  les  différentes  races  d'élé- 
phants, et  Dussaulx  le  commencement  d'un  voyage 
aux  Pyrénées.  «  Jeunes  poètes,  vous  composerez 
malgré  vous  des  odes  sur  le  Pic  du  Midi,  des  géor- 
giquesàCampan,  des  satyres  à  Bagnères,  des  idylles 
à  Cauterets,  des  romans  à  Saint-Sauveur,  et  des 
élégies  à  Barèges.  »  La  cérémonie  fut  terminée  par 
une  ode  de  Lebrun  sur  Y  Enthousiasme,  et  des  expé. 


154       UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

riences  à  l'appui  du  mémoire  de  Fourcroy  sur  les 
explosions  du  muriate  suroxygéné  de  potasse. 
Gela  ne  faisait  pas  moins  de  quinze  lectures,  et 
cependant,  par  un  prodige  difficile  à  concevoir,  la 
séance  ne  dura  que  quatre  heures. 

Les  séances  des  anciennes  académies  étaient 
aussi  fort  longues.  On  y  faisait  de  nombreuses  lec- 
tures; mais  des  lectures  qui  intéressaient,  mal- 
gré leur  variété,  parce  qu'elles  venaient  de  la 
même  académie,  et  appartenaient  à  la  même  fa- 
mille d'études.  L'Académie  des  inscriptions  et 
l'Académie  des  sciences  avaient  au  moins  deux 
séances  de  rentrée,  l'une  en  avril,  l'autre  après 
la  Saint-Martin.  L'Académie  française  n'en  avait 
qu'une,  qui  était  fixée  au  25  août  à  cause  de  la  fête 
du  roi;  mais  elle  avait  en  outre  les  séances  de  ré- 
ception de  ses  membres.  Toutes  ces  solennités 
furent  remplacées  pour  l'Institut  par  quatre  séances  , 
publiques,  à  chacune  desquelles  les  trois  classes 
devaient  prendre  une  part  égale.  On  comptait  beau- 
coup sur  ces  réunions  solennelles  pour  répandre  les 
découvertes  des  sciences  et  le  goût  des  arts.  On  les 
regardait  comme  la  fonction  principale  de  l'Institut. 
On  tenait  à  y  montrer  à  la  fois  toutes  les  branches 
des  connaissances  humaines,  parce  qu'on  regar- 


LES  SÉANCES  PUBLIQUES.  155 

dait  cette  alliance  comme  le  but  des  efforts  de  la 
pensée.  Tout  marchait  à  la  fois,  et  concourait  à 
l'achèvement  de  la  philosophie  et  à  la  puissance 
de  son  action.  Comme  on  voulait  forcer  les  savants 
et  les  artistes,  les  astronomes  et  les  grammairiens 
à  travailler  ensemble,  on  voulait  forcer  aussi  toutes 
les  parties  du  public  à  se  réunir  ensemble,  et  à  res- 
ter assises,  immobiles,  pendant  quatre  heures,  pour 
être  tour  à  tour  amusées  ou  intéressées  par  des  pro- 
blèmes de  géométrie  et  par  des  cantates.  C'était 
commettre,  dans  un  détail  du  règlement,  la  même 
erreur,  ou  au  moins  la  même  exagération  que  dans 
la  conception  générale  de  l'Institut.  Si  chaque  classe 
avait  eu  sa  séance  publique  spéciale,  elle  se  serait 
adressée  à  ses  véritables  auditeurs  :  la  première 
classe  aux  savants,  la  seconde  aux  philosophes, 
la  troisième  aux  poètes;  mais  on  avait  tout  réuni 
et  tout  confondu.  On  était  si  charmé  de  cette  con- 
fusion, qu'on  avait  voulu  pour  chaque  classe  deux 
orateurs,  sans  compter  le  rapport  du  secrétaire,  ce 
qui  faisait  neuf  discours,  plus  le  discours  du  prési- 
dent, car  il  n'y  a  pas  de  président  sans  discours. 
Dix  discours  ou  plutôt  dix  lectures  en  une  séance  ! 
La  Convention,  qui  avait  ordonné  cela,  ne  s'était 
jamais  montrée  plus  intrépide. 


156        UNE    ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Cette  accumulation  de  belles  choses  dans  les 
séances  publiques  leur  fut  fatale.  On  la  supporta 
ce  jour-là,  à  cause  de  la  nouveauté  et  du  spec- 
tacle; mais  les  séances  suivantes  furent  tantôt  lan- 
guissantes, tantôt  agitées.  Quand  un  des  premiers 
orateurs  était  trop  long,  le  public,  qui  attendait 
son  orateur  préféré,  et  qui  craignait  de  le  perdre, 
manifestait  son  inquiétude.  Jl  lui  arrivait  de  laisser 
voir  aussi  son  ennui,  ou  même  sa  désapprobation. 
Un  jour  que  Mercier,  de  la  classe  des  sciences  mo- 
rales et  politiques,  lisait  un  mémoire  sur  une  dis- 
tinction très  métaphysique,  qu'il  avait  imaginée, 
entre  la  langue  et  le  langage,  le  public  ne  comprit 
pas,  puis  il  s'ennuya,  puis  il  se  fâcha.  Les  mur- 
mures devinrent  tellement  significatifs,  que  le  pré- 
sident conseilla  à  Mercier  d'arrêter  là  sa  lecture. 
Ce  n'était  pas  le  compte  de  celui-ci,  qui  croyait  avoir 
fait  un  chef-d'œuvre  et  qui  avait  un  devoir  à  rem- 
plir envers  ce  chef-d'œuvre  :  le  devoir  de  le  lire  jus- 
qu'au bout  et  de  le  faire  accepter  par  ce  public  ré- 
calcitrant. Il  s'obstina;  les  murmures  devinrent  de 
véritables  huées;  la  désertion  se  mit  dans  l'audi- 
toire et  parmi  les  membres  de  l'Institut.  Mercier 
se  vanta  toujours  d'avoir  remporté  la  victoire, 
parce  qu'il  lut  son  manuscrit  jusqu'à  la  dernière 


LES  SÉANCES   PUBLIQUES.  157 

ligne,  devant  les  banquettes  et  une  poignée  de 
compatissants;  mais  l'Institut  se  demanda  ce  que 
deviendraient  les  séances  publiques,  si  de  pareilles 
scènes  se  renouvelaient. 

Deux  autres  inconvénients  se  produisirent.  Quel- 
ques membres  bravèrent  les  convenances  du  public  ; 
quelques  autres  briguèrent  ses  applaudissements 
par  des  procédés  qui  n'étaient  pas  précisément 
académiques.  On  en  jugera  par  les  exemples  sui- 
vants, choisis  dans  ces  deux  espèces. 

Voici  d'abord  des  mémoires  peu  attrayants  pour 
les  dames  et  pour  les  gens  du  monde. 

A  la  séance  publique  du  15  germinal  an  V,  Four- 
croy  lut  un  mémoire,  composé  par  lui  en  collabo- 
ration avec  Yauquelin,  intitulé  :  Comparaison  de 
V urine  humaine  et  de  celle  des  animaux  herbi- 
vores, particulièrement  du  cheval.  «  Ce  sujet  ne  pa- 
rut pas  heureusement  choisi,  dit  mélancoliquement 
le  Moniteur.  »  C'est  encore  le  même  Fourcroy  qui, 
à  la  séance  publique  du  15  vendémiaire  an  VI,  lut 
avec  intrépidité  une  description  et  une  analyse  des 
calculs  de  la  vessie. 

Parmi  les  titres  qui  semblent  choisis  tout  exprès 
pour  dérider  l'auditoire  aux  dépens  de  la  gravité 
académique,  je  me  contenterai  de  citer  celui  d'un 


158        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

mémoire  de  Dupont  de  Nemours,  Sur  la  sociabilité 
des  chats,  des  renards  et  des  loups.  L'ancienne 
Académie  française  ne  faisait  pas  de  ces  sacrifices 
au  désir  de  plaire,  mais  elle  ne  dédaignait  pas  de 
mêler  quelque  fable  ou  quelque  beau  morceau  de 
poésie  à  des  ouvrages  d'un  genre  moins  attrayant. 
L'Institut  suivit  cet  exemple  ;  et  pour  donner  à  ces 
productions  un  attrait  de  plus,  il  les  faisait  lire  par 
Mole  qui,  de  même  que  Préville  et  Monvel,  faisait 
partie  de  la  section  des  beaux-arts. 

On  se  convainquit  proinptement  de  la  nécessité 
de  diminuer  la  longueur  des  séances.  Quelques-unes 
avaient  duré  quatre  heures  et  demie.  Il  n'y  eut 
plus  qu'un  seul  lecteur  pour  chaque  classe  4.  Les 
résumés  des  travaux  du  trimestre  par  les  secré- 
taires furent  notablement  abrégés;  la  durée  des 
séances  fut  réduite  à  trois  heures.  On  s'effor- 
ça de  n'offrir  au  public  que  des  morceaux  at- 
trayants ou  importants.  Ils  furent  désignés  au 
scrutin,  après  double  lecture  en  séance  privée  de 
chaque  classe.  L'Institut  faisait  son  éducation  et 
améliorait  de  jour  en  jour  son  règlement;  mais 
on  ne  put  jamais  ni  habituer  le  public  lettré  à 

1.  Procès  verbal  de  la  séance  du  7  germinal  an  VI. 


LES   SÉANCES   PUBLIQUES.  15'J 

s'intéresser  à  une  question  de  médecine,  ni  per- 
suader aux  médecins  qu'il  y  eût  rien  de  plus  at- 
trayant qu'une  discussion  sur  les  calculs  de  la 
vessie.  On  eut  recours  à  la  ruse;  on  inscrivit  ces 
arides  questions  scientifiques  sur  le  programme, 
mais  en  les  plaçant  au  dernier  rang  et  en  invoquant 
l'heure  avancée  pour  les  supprimer.  Les  séances 
publiques,  en  dépit  de  tous  ces  palliatifs,  restè- 
rent très  démesurément  longues  et  très  fastidieuses. 
Elles  n'eurent  ni  l'agrément  ni  l'éclat  des  séances 
publiques  tenues  autrefois  par  chacune  des  aca- 
démies, et  qui,  s'adressant  au  public  particulier  de 
chacune  d'elles,  n'obligeaient  pas  les  lettrés  à  com- 
mencer par  entendre  une  leçon  de  géométrie,  et 
les  géomètres  à  subir  la  lecture  d'un  dialogue  en 
vers  ou  d'une  fable.  On  avait  cru  que  cette  réu- 
nion des  trois  classes  produirait  une  variété 
agréable.  Ce  qui  est  agréable,  c'est  de  passer  d'un 
plaisir  à  un  autre,  et  non  pas  d'acheter  un  court 
plaisir  par  un  long  ennui. 

Les  classes  contribuèrent  aux  séances  publiques 
en  proportions  égales,  mais  non  pas  avec  le  même 
sort.  La  première  classe  qui  réunissait  dans  son 
sein  de  grands  génies,  tels  que  Laplace,  Lagrange, 
Monge,  Prony,  et  des  génies  inventifs,  Berthollet, 


160        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

Haùy,  Darcy,  Daubenton,  Lacépède,  et  qui  aurait 
pu  tenir  le  premier  rang  avec  éclat,  comptait  aussi, 
à  côté  de  ces  grands  hommes,  d'assez  médiocres 
savants  qui  n'avaient  point  du  tout  d'esprit,  et  c'é- 
taient ceux-là  qui  voulaient  toujours  se  mettre  en 
avant.  Les  savants  ne  peuvent  pas  douter  qu'une 
partie  de  leurs  travaux  ne  soit  inaccessible  aux 
ignorants;  mais  parmi  les  découvertes  qui  se  com- 
muniquent facilement  et  sans   qu'une  initiation 
préalable  soit  nécessaire,  ils  ne  discernent  pas  bien 
celles  qui  peuvent  intéresser  les  profanes,  et  celles 
qui  ne  leur  causent  que  du  dégoût  et  de  l'ennui. 
Certaines  lectures  que  j'ai  citées  tout  à  l'heure 
semblaient  faites  pour  les  séances  les  plus  secrètes, 
ou  tout  au  moins  pour  les  séances  privées,  où  le 
public  se  compose  d'initiés  et  d'élèves.  La  troi- 
sième classe,  qui  réunissait  tant  de  genres  diffé- 
rents, se  mettait  plus  aisément  en  rapport  avec  le 
public  parce  que  les  branches  de  connaissances 
qu'elle  cultivait  correspondaient  aux  études  qui 
constituent  l'éducation  moyenne.  Un  homme  du 
monde  suffisamment  instruit  peut  toujours  en- 
tendre une  pièce  de  vers,  une  dissertation  sur  un 
point  de  goût,  un  mémoire  sur  un  sujet  d'histoire  ou 
de  linguistique.  Les  travaux  de  la  section  de  gram- 


LES  SÉANCES   PUBLIQUES.  161 

maire  étaient  ennuyeux,  sans  être  repoussants. 
Les  apologues,  les  fragments  d'héroïdes,  les  tra- 
ductions en  vers,  les  hymnes  patriotiques,  et  les 
odes  «  remplies  d'ivresse  »  qui  semblent  insipides 
aujourd'hui,  étaient  dans  le  goût  du  temps.  On  les 
regardait  comme  d'agréables  intermèdes.  Les  ac- 
teurs de  la  Comédie  française,  qui  représentaient 
la  déclamation,  Mole,  Monvel,  Préville,  les  lisaient, 
et  cela  faisait  un  attrait  de  plus.  La  section  de 
poésie  comprenait  des  poètes,  aujourd'hui  quelque 
peu  déchus,  alors  dans  tout  l'éclat  de  leur  re- 
nommée :  Lebrun,  qu'on  appelait  Lebrun-Pindare, 
Ghénier,  Ducis,  Fontanes,  Colin  d'Harleville.  Je 
ne  parle  pas  des  peintres,  des  sculpteurs,  des 
architectes ,  des  musiciens ,  qui  n'ont  pas  cou- 
tume de  se  servir  de  la  langue  parlée  pour  expri- 
mer leurs  idées,  et  qui  étaient  presque  des  person- 
nages muets.  On  se  les  montrait  avec  admiration  dans 
les  séances  publiques.  Camus,  qui  était  un  vérita- 
ble érudit,  éloquent  à  sa  manière,  et  d'une  activité 
sans  égale,  parla  pour  toute  la  classe;  on  le  trouve 
sur  tous  les  programmes  et  à  la  tête  de  tous  les 
travaux. 
En  somme,  le  rôle  public  de  la  troisième  classe 

lut   convenable,  sans   être    éclatant.  Ses    poètes 

11 


m        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

plurent  au  public,  et  ses  savants  l'instruisirent 
sans  trop  l'ennuyer. 

La  seconde  classe,  qui  était  une  innovation, 
avait  un  rôle  difficile  à  remplir.  Elle  avait  à  se  jus- 
tifier d'exister.  Elle  était  tenue  à  l'éclat  et  à  l'origi- 
nalité. Ses  principales  sections  étaient  consacrées 
aux  sujets  qu'on  mettait  alors  au-dessus  de  tous  les 
autres,  à  la  philosophie,  à  la  législation,  à  l'écono- 
mie politique.  On  sentail  vaguement  que,  dans  une 
bonne  classification  de  l'Institut,  l'Académie  des 
sciences  proprement  dite  et  l'Académie  des  Beaux- 
Arts  auraient  formé  deux  classes  distinctes,  et  que 
le  reste  des  connaissances  humaines  aurait  élé 
divisé  entre  trois  autres  classes  :  la  classe  littéraire, 
qui  aurait  dû  reprendre  son  illustre  nom  d'Acadé- 
mie française,  la  classe  historique,  qui  aurait  cor- 
respondu à  l'ancienne  Académie  des  inscriptions 
et  belles-lettres,  et  une  classe  philosophique,  qui 
n'était  rien  si  elle  n'était  pas  cela,  et  pour  laquelle 
ce  grand  nom  était  à  la  fois  un  immense  honneur 
et  un  immense  péril. 

La  classe,  qui  pourtant  était  forte,  montra  dans 
les  séances  publiques  plus  d'ambition  que  de 
force.  Plusieurs  de  ses  membres,  tels  que  Mercier 
et  de  Lisle  de  Sales,  cherchèrent  à  être  profonds  et 


LES   SÉANCES  PUBLIQUES.  163 

originaux,  et  n'aboutirent  qu'à  être  amphigouri- 
ques. Daunou,  Cabanis,  La  Romiguière,  Destutt 
de  Tracy,  de  Gérando  étaient  des  penseurs  sérieux, 
des  écrivains  de  talent,  incapables  d'aucune  sorte  de 
charlatanisme,  et  n'ayant  d'autre  souci  que  d'être 
vrais  et  utiles.  Mais  il  arriva  à  la  seconde  classe 
comme  à  la  première  de  se  manifester  surtout  par  ses 
médiocrités.  Bernardin  de  Saint-Pierre  assure  dans 
ses  Mémoires  qu'on  l'écarta  systématiquement  des 
séances  publiques.  Merlin  était  trop  occupé,  Sieyès 
trop  dédaigneux,  Volney  trop  indifférent,  La  Ro- 
miguière trop  modeste.  Dupont  de  Nemours,  qui 
avait  de  l'esprit,  et  qui  savait  beaucoup,  aurait 
gagné  cent  pour  cent  s'il  avait  consenti  à  être 
simple.  Anquetil  était  très  estimable,  mais  très 
ennuyeux.  Quand  on  parcourt  les  mémoires  im- 
primés à  part  par  ordre  de  la  classe,  ou  simple- 
ment lus  dans  les  séances  ordinaires  et  insérés 
dans  le  recueil,  on  voit  qu'il  y  a  là  plus  de  science 
et  de  véritable  originalité  que  dans  les  morceaux, 
en  général  prétentieux  et  déclamatoires,  qui  ob- 
tinrent les  honneurs  d'une  lecture  publique.  Faut- 
il  expliquer  ce  phénomène  par  l'envie  qui  s'at- 
tache aux  supériorités?  ou  par  le  calme  naturel 
aux  grands  esprits  et  la  vanité  inquiète  et  bruyante 


ICI        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

des  esprits  vulgaires?  ou  par  les  illusions  assez 
fréquentes  chez  les  contemporains,  qui  prennent  les 
importants  pour  des  puissants  ?  ou  faut-il  rejeter 
ce  malheur  sur  le  grand  nombre  des  lectures,  qui 
en  resserrant  chaque  lecteur  dans  un  espace  de 
quelques  minutes,  l'obligeait  pour  ainsi  dire  à 
étonner  un  auditoire  qu'il  ne  pouvait  éclairer? 
Cette  dernière  raison  est  probablement  la  princi- 
pale. En  tout  cas,  ce  n'est  pas  par  les  mémoires 
lus  en  séance  publique  que  les  travaux  des  classes 
de  l'Institut,  et  particulièrement  ceux  de  la  se- 
conde classe,  doivent  être  jugés. 


VII 


LA    SECTION    D   ANALYSE    DES    SENSATIONS 
ET    DES   IDÉES. 


Je  vais  maintenant  rendre  compte  successivement 
de  la  composition  et  des  travaux  de  chacune  des 
six  sections  dont  la  classe  des  sciences  morales  et 
politiques  était  composée.  L'académie  actuelle, 
depuis  sa  résurrection  en  1832,  comprend,  comme 
on  sait,  cinq  sections,  qui  portent  les  noms  sui- 
vants :  section  de  philosophie,  section  de  morale, 
section  de  législation,  droit  public  et  jurisprudence, 
section  d'économie  politique,  finances  et  statisti- 
que, et  enfin  section  d'histoire  générale  et  philo- 
sophique. C'est  la  division  même  de  la  seconde 
classe  de  l'Institut,  telle  qu'elle  avait  été  établie  en 
1795.  Il  y  avait,  à  cette  date,  une  section  de  plus, 
celle  de  géographie,  qui  fait  partie  aujourd'hui  de 


166        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

l'Académie  des  sciences.  Tout  le  reste  a  été  con- 
servé. Les  noms  seuls  sont  différents.  Ainsi,  la  pre- 
mière section,  par  laquelle  naturellement  je  com- 
mence, et  qui  est  notre  section  de  philosophie , 
s'appelait,  de  1795  à  4803,  la  section  d'analyse  des 
sensations  et  des  idées. 

Le  titre  IV  de  la  loi  du  3  brumaire  an  IV,  consa- 
cré, comme  nous  l'avons  vu,  à  l'organisation  de 
l'Institut,  fixait  ainsi,  dans  son  article 2,  le  nombre 
des  membres  : 

«  L'Institut  est  composé  de  cent  quarante-quatre 
membres  résidant  à  Paris,  et  d'un  égal  nombre 
d'associés  répandus  dans  les  différentes  parties  de 
la  République  ;  il  s'associe  des  savants  étrangers, 
dont  le  nombre  est  de  vingt-quatre,  huit  pour 
chacune  des  trois  classes.  » 

Le  nombre  des  membres  était  inégalement 
réparti  entre  les  trois  classes.  La  première  classe 
avait  soixante  titulaires,  soixante  associés  et  huit 
associés  étrangers,  total  cent  vingt-huit  ;  la  troi- 
sième classe  avait  quarante-huit  titulaires,  qua- 
rante-huit associés  et  huit  associés  étrangers,  total 
cent  quatre,  et  la  seconde  classe,  la  classe  des 
sciences  morales  et  politiques,  n'ayant  que  six  sec- 
tions, tandis  que  la  première  classe  en  avait,  dix  et 


ANALYSE  DES   SENSATIONS   ET  DES   IDÉES.     167 

que  la  troisième  en  avait  huit,  ne  comptait  en  con- 
séquence que  trente-six  titulaires,  trente-six  asso- 
ciés, et  huit  associés  étrangers,  en  tout  quatre- 
vingts  membres. 

Toutes  les  sections,  dans  toutes  les  classes,  étaient 
uniformément  composées  de  six  membres  résidant 
à  Paris,  et  de  six  associés  des  départements.  Les 
huit  associés  étrangers  appartenaient  .à  la  classe 
entière  et  n'étaient  rattachés  à  aucune  section. 

L'article  9  réglait  de  la  façon  suivante  la  forma- 
tion de  l'Institut  national.  «  Pour  la  formation  de 
l'Institut,  le  Directoire  exécutif  nommera  quarante- 
huit  membres  qui  éliront  les  quatre-vingt-seize 
autres .  Les  cent  quarante-quatre  membres  réunis 
nommeront  les  associés.  »  Pour  cette  première  fois, 
les  élections  se  firent  directement,  au  scrutin  de 
liste  et  à  la  majorité  des  suffrages.  C'est  seulement 
pour  les  élections  postérieures  de  l'Institut  qu'on 
eut  recours  aux  listes  de  présentation  et  au  vote 
cumulatif. 

Les  quarante-huit  membres  nommés  directement 
par  arrêté  du  Directoire  exécutif  étaient  répartis 
par  cet  arrêté  même  entre  les  vingt-quatre  sections 
de  l'Institut,  à  raison  de  deux  membres  nommés 
par  section. 


168        UNE   ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

Le  titre  IV,  qui  contenait  l'organisation  de  l'In- 
stitut, fut  promulgué,  avec  l'ensemble  du  décret,  le 
3  brumaire  an  V  (25  octobre  4795)  ;  mais  il  était 
voté  depuis  plusieurs  jours  à  l'époque  de  cette 
promulgation,  et  on  avait  déjà  résolu,  dans  un  des 
comités  de  la  Convention,  d'y  apporter  un  change- 
ment considérable.  Le  comité  de  l'instruction 
publique,  qui  avait  proposé  l'article  9,  et  qui  l'a- 
vait fait  voter,  regretta  de  s'être  dessaisi,  au  profit 
du  Directoire,  d'une  nomination  de  cette  impor- 
tance. Dans  sa  séance  du  28  vendémiaire l  il  adopta 
un  projet  complémentaire  qui  modifiait  l'article  9, 
et  chargeait  la  Convention  de  procéder  elle-même  à 
la  nomination,  sur  la  présentation  du  comité  -. 
Deux  jours  après,  la  liste  de  présentation  était 
faite,  et  Lakanal  était  en  mesure  de  la  proposer  à 
la  Convention  le  lendemain,  c'est-à-dire  le  2  bru- 
maire3 ;  mais  l'ordre  du  jour  des  dernières  séances 


1.  20  octobre  1795. 

2.  Extrait  du  procès-verbal.  «  Le  comité  charge  le  citoyen  La- 
kanal de  proposer  à  la  Convention  de  rapporter  l'article  ix  du 
titre  IV  de  la  loi  sur  l'Institut  portant  que  le  Directoire  exécutif 
nommera  le  tiers  des  membres  de  cet  Institut,  et  de  les  faire 
nommer  par  la  Convention  sur  la  présentation  du  comité.  »  (Ar- 
chives nationales,  AF,  n*,  31.  Procès-verbaux  du  comité  d'In- 
struction publique.) 

3.  24  octobre  1795.  —  Séance  du  comité,  du  ltr  brumaire.  Ex- 


ANALYSE   DES    SENSATIONS  ET  DES   IDÉES.     169 

était  très  chargé,  la  proposition  ne  put  avoir  lieu, 
le  décret  fut  promulgué  le  3  avec  l'article  9,  sans 
aucune  modification,  et  le  comité  d'instruction 
publique  fut  dissous  avant  que  Lakanal  eût  rem- 
pli sa  mission.  L'entrée  en  fonction  du  Directoire 
eut  lieu  le  11  brumaire,  et  très  peu  de  jours  après1, 
le  ministre  de  l'intérieur  lui  adressait  le  rapport 
suivant:  «  La  Convention,  en  décrétant  l'Institut, 
a  voulu  perfectionner  et  nationaliser  en  quelque 
sorte  un  établissement  dont  le  despotisme  n'avait 
pu  empêcher  les  heureux  effets.  On  ne  saurait 
donc  trop  s'empresser,  pour  répondre  à  ses  vues 
bienfaisantes,  de  procédera  son  organisation. 

»La  première  opération  à  cet  égard  est  celle  qui 
est  prescrite  par  l'article  9  du  titre  IV  de  la  loi  du 
3  brumaire,  qui  charge  le  Directoire  exécutif  de 
nommer  pour  la  formation  de  l'Institut  national 
quarante-huit  membres  qui  éliront  les  quatre-vingt- 
seize  autres.  Déjà  le  comité  d'instruction  publique 

trait  du  procès-verbal.  «  Le  comité  d'instruction  publique,  après 
avoir  arrêté  la  liste  du  tiers  des  membres  de  l'Institut  national, 
charge  le  citoyen  Lakanal  de  la  présenter  demain  à  la  Convention,  o 
1.  Le  rapport  du  ministre  de  l'intérieur  (Bénézech),  porte  la 
date  du  o  frimaire  an  IV.  C'est  évidemment  une  erreur,  puisque 
la  nomination  des  quarante-huit  membres  de  l'Institut  a  été  faite 
le  "2(J  brumaire.  Du  reste,  les  erreurs  de  date  dans  les  documents 
officiels  ne  sont  pas  rares  à  cette  époque.  La  pièce  déposée  aux 
Archives  n'est  qu'une  copie  non  signée. 


170        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

avait  dressé  la  liste  de  ces  quarante-huit  membres, 
qu'il  devait  présenter  à  la  Convention  nationale  ; 
c'est  celle  que  je  soumets  à  l'approbation  du  Direc- 
toire exécutif,  persuadé  que  le  choix  du  comité  a 
été  dirigé  par  les  vues  les  plus  utiles,  et  qu'il  n'a 
consulté  que  le  mérite,  les  lumières  et  les  talents.  » 
La  liste  fut  publiée  le  29  brumaire  an  IV1.  Il 
n'est  pas  sans  intérêt  d'en  donner  ici  le  préambule. 
Il  est  un  peu  emphatique,  selon  l'usage  du  temps, 
mais  on  verra  au  moins  que  le  Directoire  avait 
conscience  de  la  grandeur  de  son  œuvre. 

«  29  brumaire  an  IV. 

»  Le  Directoire  exécutif; 

»  Considérant  qu'il  est  de  son  devoir  d'ouvrir  avec 
célérité  toutes  les  sources  de  la  prospérité  pu- 
blique; 

»  Profondément  convaincu  que  le  bonheur  du 
peuple  français  est  inséparable  de  la  perfection  des 
sciences  et  des  arts  et  de  l'accroissement  de  toutes 
les  connaissances  humaines  ;  que  leur  puissance 
peut  seule  entretenir  le  feu  sacré  de  la  liberté 
qu'elle  a  allumé,  maintenir  dans  toute  sa  pureté 

1.  "20  novembre  1795. 


ANALYSE   DES   SENSATIONS   ET  DES  IDÉES.     171 

l'égalité  qu'elle  a  révélée  aux  nations,  forger  de 
nouvelles  foudres  pour  la  victoire,  couvrir  les 
champs  mieux  cultivés  de  productions  plus  abon- 
dantes et  plus  utiles,  seconder  l'industrie,  vivifier 
le  commerce,  donner,  en  épurant  les  mœurs,  de 
nouveaux  garants  à  la  félicité  domestique,  diriger  le 
zèle  de  l'administrateur,  éclairer  la  conscience  du 
juge,  et  dévoiler  à  la  prudence  du  législateur  les 
destinées  futures  des  peuples  dans  le  tableau  de 
leurs  vertus  et  même  de  leurs  erreurs  passées  ; 

»  Voulant  manifester  solennellement  à  la  France 
et  à  toutes  les  nations  civilisées  ia  ferme  résolution 
de  concourir  de  tout  son  pouvoir  au  progrès  des 
lumières  et  fournir  une  nouvelle  preuve  de  son  res- 
pect pour  la  constitution  en  lui  donnant  sans  délai 
le  complément  qu'elle  a  déterminé  elle-même  et 
qui  doit  assurer  à  jamais  au  talent  son  éclat,  au 
génie  son  immortalité,  aux  inventions  leur  durée, 
aux  connaissances  humaines  leur  perfectionnement, 
au  peuple  français  sa  gloire  et  aux  vertus  leur  plus 
digne  récompense  ; 

»  Arrête  : 

»  Sont  membres  de  l'Institut... 

»  Le  ministre  de  l'intérieur  notifieraà  chacun  des 
citoyens  dont  le  nom  est  porté  au  présent  tableau 


172        USE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

sa  nomination  à  l'Institut  national.  Il  est  en  outre 
chargé  de  les  installer  dans  l'édifice  du  Louvre,  en 
se  conformant  à  cet  égard  à  la  loi  du  ...  vendé- 
miaire an  IV. 

»  La  Réveiller e-Lépeaux,  etc.  » 

Les  quarante-huit  membres  avaient  été  nommés 
de  façon  qu'il  y  eût  par  section  deux  membres 
nommés  et  quatre  membres  à  élire.  Les  élections 
furent  faites  en  deux  fois,  et  par  moitié.  La  pre- 
mière liste  qui  portait  le  nombre  des  membres  de 
quarante-huit  à  quatre-vingt-seize  parut  le  19  fri- 
maire l,  et  la  seconde  qui  complétait  le  nombre  de 
cent  quarante-quatre  parut  le  23  frimaire2.  Le  24, 
fut  publiée  une  nomination  nouvelle,  celle  de  Ca- 
banis, élu  en  remplacement  de  Garât,  qui, 
nommé  à  la  fois  par  le  Directoire  et  par  l'Institut, 
était  obligé  d'opter  et  laissait  vacante  une  de  ses 
deux  places. 

Les  douze  membres  nommés  le  20  novembre 
1795 par  arrêté  du  Directoire  pour  servir  de  noyau 
à  la  deuxième  classe  furent  Volney  et  Lévesque  de 
Pouilly,  (aussitôt  remplacé  par  Garât),  pour  l'ana- 
lyse des  sensations  et  des  idées,  Bernardin  de  Saint- 

1.  10  décembre  1795. 

2.  14  décembre  1795. 


ANALYSE   DES  SENSATIONS   ET  DES   IDÉES.     173 

Pierre  et  Mercier  pour  la  morale,  Daunou  et  Cam- 
bacérès  pour  la  science  sociale  et  là  législation, 
Sieyès  et  Greuzé-Latouche  pour  l'économie  poli- 
tique, Charles  Lévesque  et  de  Lisle  de  Sales  pour 
l'histoire,  Buache  et  Mentelle  pour  la  géographie. 
Sur  ces  douze  membres,  six  appartenaient  au 
Corps  législatif  :  Garât,  Daunou,  Cambacérès, 
Sieyès,  Mercier,  Creuzé-Latouche.  Il  fallait  s'y 
attendre,  surtout  pour  la  classe  des  sciences  mo- 
rales et  politiques.  Volney  n'entra  dans  les  assem- 
blées qu'après  le  18  brumaire.  Les  choix  préparés 
pour  l'Institut  tout  entier  par  le  comité  de  la  Con- 
vention, et  rendus  définitifs  par  le  Directoire,  furent 
d'une  remarquable  impartialité.  On  peut  le  con- 
stater par  la  liste  des  membres  nommés  pour  former 
la  seconde  classe.  Les  électeurs  furent  animés  du 
même  esprit.  Nous  verrons  que  la  liste  des  cent 
quarante-quatre  membres  de  l'Institut  contenait  des 
régicides  et  des  partisans  secrets  ou  même  avoués 
de  la  monarchie,  des  athées,  des  religieux  et 
des  évêques  constitutionnels.  On  se  préoccupa 
surtout  du  talent,  et  c'est  une  conduite  dont 
il  faut  faire  honneur  au  comité  d'instruction 
publique  de  la  Convention,  au  Directoire  et  à 
l'Institut. 


174        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Les  nominations  et  les  élections  furent  rendues 
particulièrement  difficiles  par  le  parti  qu'on  avait 
pris  de  diviser  les  classes  en  sections,  et  d'attri- 
buer à  toutes  les  sections  un  nombre  égal  de  mem- 
bres. C'était  la  suite  du  goût  général  qu'on  avait 
alors  pour  la  symétrie  (une  langue  bien  faite),  et  de 
l'habitude  qu'on  avait  prise  de  faire  d'abord  des 
cadres  réguliers  et  de  contraindre  ensuite  la  réa- 
lité à  s'en  accommoder  coûte  que  coûte.  S'il  faut 
s'étonner  et  se  féliciter  de  quelque  chose,  c'est 
qu'on  n'ait  pas  eu  la  pensée  de  donner  le  même 
nombre  de  sections  à  toutes  les  classes. 

Ce  sectionnement  a  persisté  jusqu'à  présent,  au 
milieu  de  toutes  les  modifications  de  l'Institut,  dans 
trois  académies:  l'Académie  des  sciences,  l'Acadé- 
mie des  beaux-arts,  et  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  ;  l'Académie  française  et  l'Acadé- 
mie des  inscriptions  et  belles-lettres  y  ont  renoncé, 
heureusement  pour  elles.  Il  n'a  aucun  avantage, 
car  on  peut  le  remplacer,  dans  le  travail  des  aca- 
démies, par  des  commissions  toujours  mieux  appro- 
priées aux  sujets  que  des  comités  permanents,  et 
il  a  des  inconvénients  nombreux.  Le  premier  est 
d'être  arbitraire.  Admettons  qu'il  ne  le  soit  pas 
pour  l'Académie  des  sciences  et  pour  l'Académie 


ANALYSE   DES  SENSATIONS   ET  DES  IDÉES.     175 

des  beaux-arts,  quoiqu'on  puisse  s'étonner  de  voir 
la  physique  figurer  parmi  les  sciences  mathémati- 
ques et  non  parmi  les  sciences  physiques,  et  qu'il 
soit  permis  de  se  demander  à  laquelle  de  ces  trois 
sections,  la  peinture,  la  sculpture  et  l'architecture, 
aurait  appartenu  Michel-Ange.  Pour  la  classe  des 
sciences  morales  et  politiques,  la  distinction  est  sou- 
vent difficile  à  faire  entre  la  philosophie  et  la  morale, 
entre  la  morale  et  la  jurisprudence,  entre  la  juris- 
prudence et  l'économie  politique.  Ce  sont  sans  doute 
des  sciences  différentes,  mais  il  est  rare  que  les 
hommes  qui  s'y  livrent  se  renferment  étroitement 
dans  leur  spécialité  ;  et,  pour  le  dire  sur-le-champ, 
n'est-il  pas  étrange  que  les  créateurs  de  rinsfttut, 
qui  tenaient  tant  à  l'unité  du  corps,  aient  fait  en- 
suite une  si  large  place  à  la  spécialité  des  sections? 

Non  seulement  ces  divisions  sont  arbitraires,  mais 
elles  sont  injustes.  Elles  donnent  à  l'érudition  et  à 
l'habileté  technique  un  avantage  contre  le  génie. 
Elles  rendirent  les  choix  particulièrement  difficiles, 
quand  il  fallut,  en  4  795,  dresser  d'un  seul  coup 
une  liste  de  cent  quarante-quatre  membres  de 
l'Institut. 

Arrêtons  un  instant  notre  pensée  sur  la  troisième 
classe,  dont  l'organisation  était  la  plus  irrégulière. 


17G        UNE  ACADÉMIE   SOUS    LE  DIRECTOIRE. 

Il  est  clair,  en  premier  lieu,  qu'on  y  avait  renfermé 
deux  Académies  dans  une  Académie  unique.  Il 
était  indispensable  de  réunir  les  artistes  entre  eux 
pour  former  un  seul  corps,  et  de  les  séparer  des 
grammairiens  et  des  antiquaires.  C'est  du  reste- 
ce  qui  fut  fait  à  la  réorganisation  de  4803.  Même 
en  mettant  en  dehors  de  la  troisième  classe,  telle 
qu'elle  était  composée  en  1795,  tout  ce  qui  devait 
plus  tard  former  une  Académie  des  beaux-arts,  on 
ne  s'explique  pas  bien  une  Académie  ainsi  divisée  : 
grammaire,  langues  anciennes,  poésie,  antiquités 
et  monuments.  Six  places  sont  données  à  la  poésie, 
contre  dix-huit  à  l'érudition  ;  ce  n'est  pas  là  une 
proportion  raisonnable.  Les  poètes,  les  grammai- 
riens et  les  antiquaires  ne  semblent  pas  faits  pour 
délibérer  ensemble.  On  ne  sait  pas  pourquoi  les 
grammairiens  et  les  latinistes  précèdent  les  poêles. 
Les  langues  anciennes  sont  représentées,  et  la 
langue  française  ne  l'est  pas.  On  donne  six  places 
aux  poètes,  et  on  n'en  donne  pas  une  aux  orateurs 
et  aux  prosateurs.  Il  faut  qu'il  y  ait  six  poètes,  et 
il  faut  qu'il  n'y  en  ait  que  six  :  deux  difficultés 
d'ordre  différent,  qui,  selon  les  circonstances, 
peuvent  être  également  insolubles.  Il  faut  aussi 
qu'il  y  ait  trois  comédiens,  car  une  délibération 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.  177 

de  l'Institut  leur  attribua  la  moitié  des  places  dans 
la  section  de  musique  et  déclamation.  Encore  ne 
s'agit-il  pas  de  six  poètes  et  de  trois  comédiens, 
puisque  les  associés  étaient  en  nombre  égal  des 
titulaires;  c'est  douze  poètes  et  six  comédiens 
qu'il  faut  dire. 

Ces  classifications,  qui  ne  pouvaient  pas  se  dé- 
fendre, ne  pouvaient  pas  non  plus  être  appliquées; 
elles  étaient  aussi  embarrassantes  pour  les  per- 
sonnes que  pour  les  choses.  On  fut  notamment 
très  empêché  pour  trouver  six  grammairiens.  Il  en 
fallait  douze  :  six  pour  Paris  et  six  pour  les  dépar- 
tements; mais  on  ne  nomma,  en  décembre  1795, 
que  les  grammairiens  de  Paris,  ne  parlons  que  de 
ceux-là.  On  avait  sous  la  main  l'abbé  Sicard,  le  même 
qui  avait  failli  être  massacré  à  l'Abbaye  pendant  les 
journées  de  Septembre.  C'était  incontestablement 
un  grammairien.  Le  Directoire  le  nomma.  En  \  797, 
il  fut  condamné  à  la  déportation,  comme  gérant 
d'un  journal  catholique,  par  décret  du  Directoire. 
Sa  place  à  l'Institut  fut  en  même  temps  déclarée 
vacante.  On  la  donna  à  Cailhava,  un  auteur  drama- 
tique. Sicard  se  cacha  et  n'alla  pas  à  Sinnamari;  il 
rentra,  par  l'élection,  dans  la  section  de  grammaire 
en  1801,  après  la  mort  de  de  Wailly.  Garât,  qui 

12 


178        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

était  professeur  de  philosophie,  fut  surpris  et  assez 
désappointé,  de  se  voir  classé  dans  la  section  de 
grammaire.  11  écrivit  à  Bénézech,  à  cette  occasion, 
la  lettre  suivante  :  i  Citoyen  ministre,  comme  tout 
homme  de  lettres,  j'ai  souvent  rencontré  la  gram- 
maire dans  mes  études  ;  elle  n'a  jamais  été  et  ne 
doit  jamais  être  l'objet  de  mes  travaux.  Il  m'est 
donc  impossible  de  ne  pas  refuser  la  place  de 
grammairien  dans  l'Institut  national.  »  On  le  fit  pas- 
ser dans  la  seconde  classe,  où  il  remplaça  Lévesque  de 
Pouilly.  Le  Directoire  le  remplaça  à  son  tour,  dans 
la  troisième  classe  et  dans  la  section  de  grammaire, 
par  Gollin  d'Harleville;  mais,  en  même  temps, 
Coilin  d'Harleville  était  élu  par  l'Institut  dans  la 
section  de  poésie.  C'était  un  poète  en  effet,  en  ce 
sens  qu'il  faisait  des  vers;  pour  grammairien,  il 
ne  l'était  pas  plus  que  Garât.  Le  Directoire  nomma 
alors  Andrieux.  C'était  aussi  un  poète,  et  même  un 
auteur  dramatique.  Napoléon  disait  de  lui  :  «  Il  y 
a  autre  chose  que  des  comédies  dans  Andrieux.  » 
Il  y  avait  un  jurisconsulte  et  un  orateur,  comme  il 
le  montra  au  tribunal  de  cassation  et  au  Tribunat, 
et  peut-être  même,  après  tout,  un  grammairien, 
puisqu'il  finit  par  être  nommé  professeur  de  gram- 
maire à  l'École  polytechnique.  C'est  Andrieux  qui 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.  179 

répondit  au  premier  consul,  se  plaignant  de  l'oppo- 
sition du  Tiïbunat  :  c  Vous  êtes,  citoyen,  de  la  section 
de  mécanique,  et  vous  savez  qu'on  ne  s'appuie  que 
sur  ce  qui  résiste.  »  Les  élections  firent  entrer 
dans  la  section  de  grammaire  de  Wailly,  Domer- 
gue,  de  Yillar  et  Louvet.  De  Wailly  est  un  bon 
grammairien,  que  la  mort  enleva  cinq  ans  après 
son  élection;  Domergue,  un  grammairien  assez 
ordinaire;  de  Yillar  et  Louvet  ne  sont  pas  plus 
grammairiens  que  Garât,  Gailhava,  Gollin  d'Harle- 
ville,  Andrieux.  De  Villar  était  évêque  constitu- 
tionnel de  la  Mayenne,  après  avoir  été  principal 
de  collège-  C'était  un  écrivain  des  plus  médiocres, 
qui  mérita  la  reconnaissance  des  savants  et  des 
gens  de  lettres  par  les  nombreux  services  qu'il 
rendit  dans  la  Convention  comme  membre  du 
comité  d'instruction  publique.  Louvet  n'est  autre 
que  le  célèbre  auteur  de  Faublas.  Il  n'était  pas 
nécessaire  que  Louvet  fût  de  l'Institut;  il  était  au 
moins  surprenant  qu'il  y  fût  comme  grammairien. 
Lorsqu'après  le  48  fructidor,  on  voulut  remplacer 
Sicard,  l'élu  fut  Gailhava,  qui  n'avait  jamais  été 
autre  chose  qu'un  auteur  dramatique.  Cette  nomen- 
clature des  membres  de  la  section  de  grammaire 
suffirait  à  elle  seule  pour  montrer  qu'il  faut  renon- 


180    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

cer  au  système  de  la  division  des  Académies  en  sec- 
tions. 

On  pourrait  faire  encore  beaucoup  de  remarques 
analogues  sur  la  troisième  classe.  La  section  de 
poésie  était  bien  composée  ;  on  y  avait  mis  les  poètes 
les  plus  distingués  du  temps  :  l'abbé  Delille,  qui 
ne  daigna  pas  accepter  et  qui  ne  daigna  pas  même 
refuser,  Ghénier,  Lebrun,  Ducis,  Fontanes,  Gollin 
d'Harleville.  Mais  où  Ton  fut  plus  tard  embarrassé, 
ce  fut  pour  découvrir  six  bons  poètes  en  province. 
Les  membres  non  résidents  étaient,  en  vertu  de  la 
loi,  les  égaux  des  membres  résidents,  et  il  s'agis- 
sait de  découvrir  six  poètes,  six  sculpteurs,  trois 
comédiens,  qui  fussent  devenus  célèbres  sans  avoir 
jamais  mis  le  pied  à  Paris,  ou  du  moins  sans  s'y 
être  fixés.  On  s'en  tira  pour  les  comédiens  en  faisant 
porter  les  choix  sur  des  comédiens  de  Paris  qui, 
après  avoir  pris  leur  retraite,  s'étaient  établis  à  la 
campagne.  C'est  ainsi  que  Préville,  qui  avait  renoncé 
à  sa  place  de  membre  résident  pour  aller  à  Senlis 
jouir  du  repos  et  de  la  solitude,  reparut  comme 
membre  associé  sur  les  listes  de  l'Institut.  L'élection 
lui  donna  pour  confrères  Mole  d'Alincourt,  frère  du 
célèbre  Mole  ;  Caillot,  qui  avait  fait  si  longtemps  les 
délices  de  l'Opéra-Comique,  et,  un  peu  plus  tard,  un 


ANALYSE   DES   SENSATIONS    ET  DES  IDÉES.    181 

acteur  de  Bordeaux  nommé  Bonnet-Beauval,  et 
Larive,  le  tragédien  retiré  du  Théâtre-Français. 
Nous  n'avons  parlé  qu'incidemment  de  la  troi- 
sième classe,  qui  nous  fournissait  les  meilleurs  argu- 
ments contre  la  division  des  académies  en  sections. 
Nous  allons  à  présent  nous  renfermer  dans  l'étude 
de  la  seconde  classe  dont  nous  passerons  successi- 
vement les  six  sections  en  revue.  Mais  rien  qu'en 
jetant  les  yeux  sur  le  nom  de  cette  classe,  et  sur  la 
nomenclature  des  sections  qui  la  composent,  nous 
y  trouvons  une  raison  nouvelle  pour  appuyer  notre 
sentiment.  Cette  classe  porte  un  nom  qui  manque 
de  précision  et  de  franchise.  On  sait  ce  que  c'est 
qu'une  science  morale  :  c'est  la  morale;  et  qu'une 
science  politique  :  c'est  la  politique,  et  peut-être 
aussi  l'économie  politique.  Mais  qu'est-ce  qu'un 
ensemble  de  sciences  morales  et  politiques  ?  La 
psychologie  est-elle  une  science  morale?  La 
géographie  est-elle  une  science  morale?  Le  nom 
de  la  seconde  classe,  dans  une  langue  bien  faite, 
aurait  été  celui-ci  :  Académie  des  sciences  philo- 
sophiques. Ce  nom  eût  donné  son  véritable  sens 
à  la  double  création  de  la  Convention,  c'est-à-dire 
à  l'existence  de  la  seconde  classe,  et  à  la  fusion 
des  trois  classes  dans  un  corps  unique.  Il  est  très 


182        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

vrai  que,  dans  une  Académie  ainsi  nommée,  une 
section  de  philosophie  serait  déplacée  et  paraîtrait 
incompréhensible.  Cette  conséquence  n'a  rien  qui 
m'effraie.  N'est-ce  pas  maltraiter  une  époque,  que 
de  la  réduire  à  n'avoir  produit  que  six  philosophes, 
et  maltraiter  la  philosophie  que  de  la  ravaler  au 
rang  d'une  science  particulière?  Est-on  bien  sûr 
que  des  disciples  de  Gondillac  auraient  fait  une  place 
parmi  eux  à  Rousseau  et  à  Voltaire  ?  Auraient-ils 
regardé  Diderot  comme  un  des  leurs?  Montesquieu 
et  Buffon,  Georges  Cuvier  et  Geoffroy  Saint-Hilaire. 
Quinet  et  Jean  Reynaud  étaient-ils  des  philosophes 
à  mettre  dans  une  section  de  philosophie?  Peut-on 
renfermer  dans  une  spécialité  étroite  la  philoso- 
phie qui  donne  leur  matière  et  leur  méthode,  leur 
substance  et  leur  forme  à  toutes  les  sciences,  qui 
établit  leurs  rapports,  et  leur  emprunte  leurs 
conclusions  pour  en  former  comme  la  synthèse 
divine  du  savoir  humain?  De  même  que  la  science 
n'existe  pas,  si  elle  n'est  libre,  la  philosophie  n'est 
rien,  si  elle  n'est  universelle. 

Il  faut  convenir  que  les  élections  donnèrent  un 
meilleur  résultat  pour  la  philosophie  que  pour  la 
grammaire;  et  pourtant  il  est  aisé  de  voir  que  les 
électeurs  étaient  embarrassés   pour  remplir  ce 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.  183 

cadre  étroit.  Ils  l'avaient  encore  rétréci  comme  à 
plaisir  en  réduisant  la  philosophie  à  n'être  que 
l'analyse  des  sensations  et  des  idées.  Tous  ceux  qui 
se  piquaient  de  philosophie  avaient  alors  une  véri- 
table passion  pour  l'analyse.  Une  bonne  analyse 
et  une  bonne  classification,  exprimées  dans  une 
langue  bien  laite,  voilà  l'idéal  qu'ils  se  formaient 
pour  toutes  les  sciences,  et  particulièrement  pour 
la  philosophie.  Ils  avaient  appris  cette  doctrine  à 
l'école  de  l'Encyclopédie  et  de  Gondillac.  Ils  mon- 
traient le  plus  parfait  mépris  pour  cette  obscure 
métaphysique,  qui  se  repaissait  d'hypothèses  et  de 
chimères,  tandis  qu'il  n'y  a,  disaient-ils,  de  vraiment 
scientifique  qu'une  série  défaits  bien  observés,  et 
ramenés  à  une  formule  générale.  La  métaphysique 
était  tombée  en  discrédit  depuis  plus  d'un  demi- 
siècle.  On  sait  comment  Voltaire  la  définissait.  L'A- 
cadémie française  mit  l'éloge  de  Descartes  au  con- 
cours,dans  l'unique  pensée  d'honorer  la  philosophie 
indépendante,  et  en  gardant  toutes  ses  rancunes 
contre  ce  qu'on  appelait  d'un  commun  accord  les 
chimères  cartésiennes.  Thomas  eut  le  prix,  et  Vol- 
taire lui  écrivit  cette  platitude  :  «  On  ne  lit  plus 
Descartes;  mais  on  lira  son  éloge.  » 
Quand  M.    Guizot   ressuscita    l'Académie    des 


184        UNE  ACADÉMIE   SOLS   LE    DIRECTOIRE. 

sciences  morales  et  politiques  en  1832,  le  système 
de  Condillac  était  tombé  en  discrédit.  Nous  avions 
eu  dans  le  siècle  dernier  une  philosophie  domi- 
nante, grâce  à  l'influence  de  l'Encyclopédie;  et 
nous  eûmes  une  philosophie  officielle  dès  "les  pre- 
mières années  de  ce  siècle-ci,  grâce  à  la  fondation 
de  l'université  impériale  qui  ne  permettait  aucun 
enseignement  public  en  dehors  d'elle.  M.  La  Romi- 
guière,  M.  Royer-Collard  et  M.  Cousin  régnèrent 
Pun  après  l'autre,  M.  Cousin  plus  longtemps  et 
plus  souverainement  que  ses  devanciers.  Loin  de 
renoncer  à  l'analyse,  il  la  regarda  comme  le  fonde- 
ment de  la  philosophie,  mais  il  n'en  fit  pas  la  phi- 
losophie entière.  Il  adopta  dans  ses  traits  généraux 
la  doctrine  de  Descartes,  dont  on  peut  le  considérer 
comme  un  disciple,  quoique  des  disciples  de  cet 
ordre  portent  à  bon  droit  le  nom  de  maîtres.  Il 
avait  collaboré  avec  M.  Guizot  à  l'ordonnance  répa- 
ratrice de  1832,  et  ils  n'étaient  hommes  ni  l'un  ni 
l'autre  à  cacher  le  nom  de  la  philosophie.  Il  est  à 
regretter  qu'ils  ne  l'aient  pas  donné  à  P Académie 
entière;  c'est  alors  que  la  revanche  eût  été  com- 
plète. 

Le  Directoire  avait  désigné,  pour  la  section  de 
l'analyse  des  sensations  et  des  idées,  Volney  et 


ANALYSE    DES   SENSATIONS  ET  DES   IDÉES.     185 

iévesque  de  Pouilly.  Yolney1  était  indiqué,  pour 
l'Institut,  par  le  succès  de  son  Voyage  en  Egypte, 
et  pour  a  section  de  philosophie  par  le  succès  en- 
core plus  éclatant  des  Ruines.  II  avait  aussi  publié, 
en  1793,  un  Catéchisme  du  citoyen  français,  qu'on 
pouvait  regarder  comme  un  traité  de  morale.  Ce 
n'était  pourtant  pas  un  philosophe  dans  le  sens  que 
semble  indiquer  le  titre  de  la  section  (analyse  des 
sensations  et  des  idées),  et  il  avait  fait  à  l'École 
normale  de  1794-,  avec  une  grande  supériorité,  un 
cours  d'histoire  qui  le  désignait  pour  une  section 
différente.  Au  moment  de  sa  nomination,  il  venait 
de  partir  pour  les  États-Unis  d'Amérique,  et  n'oc- 
cupa son  siège  à  l'Institut  qu'à  la  fin  de  1 797. 

Yolney  était  un  noble  esprit,  avec  un  caractère 
réservé.  Il  se  montra  toujours  indépendant  et  géné- 
reux dans  sa  conduite  comme  dans  ses  opinions, 
fidèle  à  ses  principes,  à  sa  méthode,  à  ses  amitiés, 
un  peu  incertain  dans  les  conclusions  pratiques, 
comme  un  homme  qui  n'avait  pas  poussé  ses  médi- 
tations jusqu'à  leur  terme.  Il  était  personnellement 
ami  de  Bonaparte,  et  se  trouva  engagé  comme  mal- 
gré lui  dans  la  politique.  Ses  pensées,  depuis  la 

1.  Né  à  Craon  (Mayenne)  le  3  février  1757,  mort  à  Paris  le  25 
avril  18-2H. 


186        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

publication  des  Ruines,  s'étaient  détournées  peu  à 
peu  de  la  philosophie  et  de  la  poésie.  Elles  étaient 
devenues  positives.  Il  avait  rapporté  de  son  dernier 
voyage  des  notes  abondantes  et  intéressantes  à  l'aide 
desquelles  il  composa  son  Tableau  du  climat  et  du 
sol  des  États-Unis  d'Amérique,  publié  en  1803.  Il 
assistait  aux  délibérations  de  la  section  de  philoso- 
phie, et  y  prenait  part,  sans  y  contribuer  par  des 
communications  personnelles. 

Lévesque  de  Pouilly1,  que  le  Directoire  avait  placé 
à  côté  de  Volney  dans  la  section  de  philosophie, 
pouvait  à  la  rigueur  passer  pour  un  philosophe, 
puisqu'il  avait  publié,  entre  autres  écrits,  un  éloge 
de  Charles  Bonnet  et  une  théorie  de  l'imagination-; 
cependant  sa  place  était  plutôt  marquée  à  l'Acadé- 
mie des  inscriptions,  dont  il  faisait  partie  depuis 
longtemps,  et  dans  laquelle  il  fut  rappelé  plus  tard. 
Comme  Volney,  il  était  absent  quand  le  Directoire 
le  nomma;  mais  son  absence  durait  depuis  plus 
longtemps,  et  avait  un  caractère  plus  grave.   Il 

1.  Né  à  Reims  le  8  mai  1734,  mort  le  24  mars  1820. 

2.  Son  père,  qui  avait  fait  partie  avant  lui  de  l'Académie  des 
inscriptions,  était  un  philosophe  moraliste.  Son  principal  ouvrage 
est  intitulé  :  «  Théorie  des  sentiments  agréables,  où,  après  avoir 
indiqué  les  règles  que  la  nature  suit  dans  la  distribution  du  plai- 
sir, on  établit  les  principes  de  la  théologie  naturelle,  et  ceux  de 
la  philosophie  morale,  »  Cet  ouvrage  a  été  plusieurs  fois  réimprimé . 


ANALYSE  DES   SENSATIONS   ET  DES   IDÉES.     187 

s'était  retiré  en  Allemagne  aux  approches  de  la  Ter- 
reur. Cette  marque  de  prudence  ou  de  faiblesse  ne 
faisait  peut-être  pas  de  lui  un  émigré,  car  il  n'était 
affilié  à  aucun  parti,  mais  elle  suffisait  pour  le 
rendre  suspect.  D'ailleurs,  il  n'avait  pas,  comme 
certains  autres,  des  amis  puissants.  Le  Directoire, 
averti  de  sa  situation  aussitôt  que  la  liste  fut  pu- 
bliée, se  hâta  d'annuler  sa  nomination  et  de  le  rem- 
placer par  Garât1. 

Il  avait  d'abord  nommé  ce  dernier  dans  la  sec- 
tion de  grammaire  qui  faisait  partie  de  la  troisième 
classe.  Garât  refusa,  avec  une  certaine  aigreur, 
par  la  lettre  que  l'on  connaît.  La  seconde  classe 
l'élut  aussitôt  dans  la  section  de  philosophie,  et 
deux  jours  après  le  Directoire,  qui  ignorait  encore 
cette  élection,  le  nommait  de  son  côté  membre  de 
cette  même  section,  en  remplacement  de  Lévesque 
de  Pouilly.  Garât  fut  donc,  en  moins  de  huit  jours, 
l'objet  de  deux  nominations  et  d'une  élection  pour 
une  place  de  membre  de  l'Institut. 

On  aurait  pu  croire  qu'il  serait  l'homme  actif  de 
la  section.  Il  s'était  occupé  de  tout  :  de  droit,  d'his- 
toire, de  politique;  mais  il  passait  pour  être  prin- 

1.  Né  à  Bayonne  le  8  décembre  1749.  Mort  le  9  décembre  1833, 
à  Urdain,  près  Ustaritz  (Basses-Pyrénées). 


188        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

cipalement  un  philosophe.  A  la  fondation  de  l'École 
normale,  il  avait  été  chargé  d'y  professer  l'analyse 
des  sensations  et  des  idées.  Ses  premières  leçons 
avaient  été  très  applaudies;  on  les  publiait  à  me- 
sure, et  le  public  se  les  arrachait.  Dans  sa  première 
leçon,  qui  eut  lieu  à  la  fin  de  décembre  1794-,  après 
avoir  rapidement  esquissé  les  idées  de  Bacon,  Locke 
et  Condillac,  il  avait  ajouté  ces  paroles  :  «  Il  y  a 
vingt  ans  que  je  médite  mon  système,  mais  je  n'ai 
pas  encore  écrit  une  seule  page;  c'est  au  milieu  de 
vous  que  je  vais  faire  l'ouvrage  :  nous  allons  le  faire 
ensemble.  Naguère,  et  lorsque  la  hache  était  sus- 
pendue sur  toutes  les  têtes,  dans  ce  péril  universel 
auquel  nous  avons  échappé,  un  des  regrets  que  je 
donnais  à  la  vie  était  de  mourir  sans  laisser  à  côté 
de  l'échafaud  l'ouvrage  auquel  je  m'étais  si  long- 
temps préparé.  »  Dans  la  seconde  leçon,  il  exposa 
son  plan.  Il  y  a  fort  à  parier  qu'il  l'improvisait, 
malgré  cette  longue  incubation  qui,  disait-il,  durait 
déjà  depuis  vingt  ans.  Parmi  les  auditeurs  des 
cours  de  l'École  normale  se  trouvaient  des  hommes 
de  mérite,  qui  auraient  pu  y  remplir  l'office  de 
maîtres.  Saint-Martin,  l'un  des  auditeurs  de  Garât, 
était  l'homme  le  mieux  fait  pour  déconcerter  un 
professeur  qui  avait  de  l'imagination  et  de  l'ambi- 


ANALYSE  DES   SENSATIONS   ET  DES  IDÉES.     189 

lion,  sans  aucune  science.  C'était  un  illuminé;  et 
s'il  avait  professé  lui-même,  il  aurait  prêté  le  flanc 
à  toutes  les  critiques;  mais  comme  beaucoup  d'il- 
luminés, il  possédait  contre  les  doctrines  des  autres 
une  dialectique  singulièrement  aiguisée  et  trou- 
blante; il  aurait  fallu  pour  lui  résister  beaucoup 
de  science,  de  bon  sens  et  de  fermeté  :  toutes  les 
qualités  dont  Garât  était  dépourvu.  La  lutte  fut 
brillante,  elle  fut  courtoise,  elle  partagea  l'audi- 
toire. Il  y  avait  beaucoup  d'idées  folles  et  quelques 
idées  profondes  dans  la  tête  du  disciple  de  Sweden- 
borg; il  n'y  en  avait  d'aucune  espèce  dans  celle  de 
Garât,  qui  n'était  qu'un  virtuose.  Il  exerçait  sa 
faconde  sur  tous  les  sujets  avec  autant  de  légèreté 
que  d'éclat.  11  était  plutôt  professeur  qu'orateur, 
plutôt  journaliste  qu'écrivain;  il  a  touché  à  tout, 
sans  laisser  de  trace  nulle  part.  Il  n'est  rien  ou 
presque  rien  pour  la  postérité  ,  après  avoir  fait  un 
bruit  continuel  pendant  sa  vie.  Au  fond,  il  adoptait 
les  principes  de  Gondillac,  en  y  mêlant  quelques 
idées  vagues  de  spiritualisme  à  la  Jean-Jacques; 
en  politique,  il  avait  des  inspirations  généreuses, 
il  aimait  la  paix,  il  la  souhaitait  pour  son  pays,  mais 
il  achetait  la  sienne  par  les  concessions  les  plus 
humiliantes  et  les  plus  funestes.  C'était  un  de  ces 


190        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

hommes  qui  sont  toujours  de  bonne  foi  au  moment 
où  ils  parlent,  et  qui  traversent  toutes  les  opinions 
et  tous  les  partis,  en  s'apereevant  à  peine  de  leur 
propre  mobilité.  Ce  qui  leur  manque,  c'est  le  ca- 
ractère, aussi  nécessaire  pour  l'écrivain  et  le  pen- 
seur que  pour  l'homme  privé  et  le  citoyen.  Garât  a 
été  membre  de  nos  grandes  assemblées;  il  a  parlé, 
en  quelque  sorte,  dans  toutes  les  tribunes  ;  i]  a  été 
admis  dans  l'intimité  des  chefs  de  la  Révolution, 
dans  celle  de  Bonaparte,  premier  consul  et  empe- 
reur. Il  était  ministre  en  1793.  C'est  lui  qui  a  lu  à 
Louis  XVI  son  arrêt  de  mort.  Il  a  publiquement 
déclaré  qu'il  approuvait  la  condamnation;  il  est  cer- 
tain qu'il  en  a  été  consterné;  il  paraît  établi  qu'il 
s'était  efforcé  de  l'empêcher;  personne  n'a  parlé  de 
Louis  XVI  avec  plus  d'émotion  et  d'admiration.  Il 
avait  combattu  le  18  brumaire,  sans  toutefois  s'ex- 
poser outre  mesure  ;  et  il  en  écrivit  l'apologie,  par 
ordre,  dès  le  lendemain.  Quand  Bonaparte  n'était 
encore  que  le  vainqueur  de  l'Italie,  il  avait  prononcé 
sur  lui  cet  oracle  :  «  C'est  un  philosophe  qui,  par 
hasard,  s'est  vu  obligé  de  commander  une  armée 
et  de  livrer  quelques  batailles.  »  Garât  ne  livrait 
jamais  de  batailles  d'aucun  genre;  il  était  à  peine 
philosophe,  quoiqu'il  fût  professeur  de  philosophie. 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.  191 

On  pourrait  dire  de  lui  comme  de  son  neveu  le 
chanteur,  qu'il  ne  fit  jamais  que  des  roulades.  C'est 
peut-être  le  seul  homme  qui  ait  été  mêlé  aux  scènes 
les  plus  affreuses  de  la  Révolution,  qui  y  ait  joué, 
au  moins  officiellement,  un  grand  rôle,  et  dont  on 
ait  pu  dire  en  fin  de  compte  :  «  C'était  un  bon 
homme.  » 

Garât,  qui  était  bruyant  partout,  ne  le  fut  pas 
dans  la  section  de  philosophie:  Ses  cours,  ses  ar- 
ticles, et  les  assemblées  politiques  l'absorbaient.  Il 
fut  un  instant  ambassadeur  à  Naples,  en  1798.  Il  y 
étonna  tout  le  monde,  et  finit  par  s'étonner  de  s'y 
voir.  Le  seul  travail  auquel  il  se  soit  livré,  comme 
membre  de  l'Institut,  est  l'analyse  des  mémoires 
envoyés  au  concours  sur  l'influence  du  langage  dans 
la  formation  des  idées.  Il  lui  sembla  que  le  bruit 
qu'on  pouvait  faire  dans  les  classes  de  l'Institut  ne 
retentissait  pas  assez  au  dehors,  et  il  aima  mieux  en 
Taire  ailleurs.  Il  se  trouva  éliminé,  en  1803,  à  l'é- 
poque de  la  réorganisation.  Son  amiSuard,  dont  il 
a  fait  un  si  beau  panégyrique,  en  fut  la  cause,  et  se 
contenta  de  lui  dire  négligemment  :  «  Il  m'a  sem- 
blé que  vous  ne  teniez  pas  à  être  membre  de  l'In- 
stitut. »  Garât  ne  tenait  pas  à  y  travailler,  mais  il  te- 
nait à  en  être.  Il  pardonna  à  Suard,  qui  l'avait 


192        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

trahi,  parce  qu'il  était  dans  sa  nature  de  pardon- 
ner, d'oublier  et  de  changer.  Le  bonhomme, 
comme  l'appelait  Suard,  ne  savait  même  pas  haïr, 
si  ce  n'est  quelquefois  en  rhétorique. 

Tout  autre  l'ut  l'attitude  de  Cabanis1 .  Celui-ci 
était,  comme  presque  tous  les  membres  de  la  classe, 
mêlé  à  la  politique,  mais  il  ne  s'y  donnait  pas  toiu 
entier  et  n'y  cherchait  pas  uniquement,  comme  cer- 
tains autres,  les  occasions  déjouer  un  rôle.  Il  avait 
été  le  fidèle  ami  et  le  confident  de  Mirabeau.  11 
était  philosophe,  dans  le  sens  qu'on  donnait  à  ce 
mot  à  la  fin  du  xvmc  siècle,  et  faisait  partie  de  la 
société  d'Auteuii,  où  l'on  conservait  les  traditions 
de  l'Encyclopédie,  avec  moins  d'ambition  et  moins 
de  puissance,  mais  avec  plus  de  suite  dans  la  mé- 
thode, plus  de  perspicacité  dans  l'observation,  et 
plus  de  circonspection  dans  les  affirmations.  Ca- 
banis était  médecin,  en  même  temps  que  philo- 
sophe; et  il  réunit  les  deux  ordres  d'études  dans 
son  Traité  des  rapports  du  physique  et  du  moral  de 
Vhomme  qui  oblint  rapidement  et  qui  a  gardé  une 
juste  célébrité.  Ce  livre  a  été  lu,  en  entier,  dans  la 
seconde  classe,  et  même  deux  fois,  conformément 

1.  Né  à  Cosrftic  (Corrèze),  le   5  juin  1757,  mort   à  Rueil  le  5 
mai  1808. 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.   193 

au  règlement  qui  imposait  aux  lecteurs  et  aux  au- 
diteurs cette  formalité  encombrante  et  compromet- 
tante. C'est  un  véritable  livre  de  philosophie,  rem- 
pli d'idées  hasardées  et  d'idées  justes,  d'obser- 
vations bien  faites  et  de  réflexions  piquantes.  Ce 
livre  qui  occupa  plus  que  tout  autre  la  section  de 
philosophie  ,  et  peut-être  la  seconde  classe  tout 
entière,  porte  un  titre  qui  pourrait  faire  illusion; 
car  les  rapports  du  moral  et  du  physique  de 
Thomme  semblent  être  les  rapports  de  l'âme  et  de 
la  matière.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  ce  que  Ca- 
banis appelle  le  moral,  n'est  pas  autre  chose  qu'une 
manière  d'être  du  physique.  L'influence  du  moral 
sur  le  physique,  c'est  l'influence  du  physique  repré- 
senté par  le  cerveau,  sur  le  physique  représenté  par 
tous  les  organes.  Le  cerveau  est  un  organe  particu- 
lier destiné  spécialement  à  produire  la  pensée,  de 
même  que  l'estomac  et  les  intestins  à  opérer  la  di- 
gestion, le  foie  à  filtrer  la  bile,  les  parotides  et  les 
glandes  maxillaires  et  sublinguales  à  préparer  les 
sucs  salivaires.  Les  impressions  arrivent  au  cerveau 
par  l'entremise  des  nerfs  ;  le  cerveau  entre  en  action, 
agit  sur  elles,  et  les  renvoie  métamorphosées  en 
idées.  Le  matérialisme  est  ainsi  présenté  non 
comme  une  doctrine,  mais  comme  un  fait.  Cabanis 

13 


19-i        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

ne  le  démontre  pas;  il  le  raconte.  L'impression  est 
d'autant  plus  vive  que  le  style  est  simple,  clair, 
familier,  correct,  élégant,  et  que  l'auteur,  chaque 
fois  qu'il  donne  une  direction  ou  un  conseil,  parle 
en  homme  de  bien  et  en  sage.  Ce  matérialiste  aime 
tout  ce  qui  est  généreux  ;  il  a  l'âme  sensible  et  fière. 
On  comprend,  en  le  lisant,  qu'il  a  été  droit  et  bon, 
et  il  l'a  été  toute  sa  vie  à  un  degré  supérieur.  11  a 
traversé  la  Révolution  sans  jamais  en  abandonner 
le  principe  ni  en  approuver  les  excès.  Son  livre 
fournit  plus  d'une  pensée  profonde  au  moraliste, 
plus  d'une  observation  délicate  au  psychologue,  et 
il  garde  le  mérite  d'avoir  péremptoirement  démon- 
tré qu'on  ne  peut  manquer  de  se  tromper  sur  la 
psychologie  et  sur  la  physiologie,  si  on  les  étudie 
l'une  sans  l'autre. 

Ginguené  *  était  directeur  de  l'instruction  pu- 
blique au  moment  de  son  élection.  C'était  un  écri- 
vain de  mérite,  et  l'un  des  plus  érudits  de  son 
temps.  Il  ne  s'était  guère  signalé  dans  les  lettres, 
avant  son  élection  à  l'Institut,  que  par  ses  écrits  sur 
la  musique  où  il  prenait  parti  pour  Piccini  contre 
Gluck,  et  par  des  œuvres  légères,  d'une  valeuriné- 

1.  Né  à  Rennes  le  25  avril  1748,  mort  à  Paris  le  11  novembre 
1816. 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.  195 

gale,  parmi  lesquelles  la  Confession  de  Zulmé  te- 
nait le  premier  rang.  En  1791,  parut  un  gros  livre 
de  lui,  sur  un  gros  sujet,  qu'il  essaya  de  traiter 
d'une  façon  plaisante.  Gela  s'appelle  :  De  V auto- 
rité de  Rabelais  dans  la  révolution  présente  et  dans 
la  constitution  civile  du  clergé,  ou  institutions 
royales,  politiques  et  ecclésiastiques,  tirées  de  Gar- 
gantua et  de  Pantagruel.  Plus  tard,  sans  aban- 
donner la  musique,  la  poésie  et  le  théâtre,  il  fit  des 
ouvrages  sérieux  et  qui  comptent.  Il  fut  l'un  des 
auteurs  de  V Histoire  littéraire  de  la  France,  et 
publia  une  Histoire  littéraire  de  l'Italie  qui  obtint 
un  grand  et  légitime  succès.  Sa  place  aurait  été 
dans  la  troisième  classe;  on  ne  s'explique  guère  sa 
présence  dans  la  seconde,  et  surtout  dans  la  sec- 
tion de  philosophie. 

On  ne  voit  pas  non  plus  quel  avait  été  le  motif  de 
l'élection  de  Le  Breton1.  Il  avait  été  théatin  dans 
sa  jeunesse,  et  avait  professé  la  rhétorique  au  col- 
lège de  Tulle.  C'est  là  qu'il  composa  un  volume  in- 
titulé :  Logique  adaptée  à  la  rhétorique.  Ce  n'est 
guère  qu'un  livre  de  classe,  qui  ne  lui  créait  aucun 
titre,  ni  comme  rhétoricien,  ni  comme  logicien, 


1.  Né  à  Saint-Méen  (Ille-et-Vilaine),  le  7  avril*  1760,   mort 
Uio-Janeiro  le  9  juin  1819. 


196        UNE   ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

ni  comme  écrivain.  Suivant  une  coutume  très  répan- 
due, le  professeur  de  rhétorique  expliquait  dans  le 
dernier  mois  de  l'année  les  premiers  éléments  de  la 
logique.  Le  Breton  fit  comme  tant  d'autres  ;  il  dé- 
veloppa ses  cahiers  et  les  publia;  ce  n'était  pas 
même  un  petit  événement  scolaire.  Il  n'avait  aucun 
goût  pour  être  moine  et  professeur;  il  quitta  l'habit 
dès  qu'il  le  put,  vint  à  Paris  pour  y  trouver  des  phi- 
losophes un  peu  plus  hardis  que  les  théatins,  et 
ne  tarda  pas  à  entrer  dans  l'administration  du  mi- 
nistère de  l'intérieur  comme  chef  du  bureau  des 
beaux-arts.  Il  était  là  à  sa  véritable  place,  car  il 
avait  le  goût  des  arts,  sans  être  un  critique  d'ordre 
supérieur,  et  il  avait  toutes  les  qualités  d'un  admi- 
nistrateur ferme,  laborieux,  exact.  Je  ne  sais  pour- 
quoi on  s'avisa  de  le  mettre  dans  la  section  de  phi- 
losophie. Il  devint  par  la  suite  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  des  beaux-arts,  et  publia,  en  cette 
qualité,  des  travaux  qui  ne  sont  pas  sans  mérite. 
C'était  du  reste  un  de  ces  hommes  laborieux  et  con- 
sciencieux qui  rendent  des  services  partout  où  ils 
se  trouvent.  Il  fut  deux  fois  secrétaire  delà  seconde 
classe,  et  quoiqu'il  ne  fût  pas  alors  permis  d'admi- 
nistrer, il  sut  se  rendre  utile  comme  administra- 
teur. 


ANALYSE   DES   SENSATIONS   ET  DES  IDÉES.     197 

En  4815,  Le  Breton  protesta  avec  énergie  contre 
la  spoliation  de  nos  musées.  Il  fut  rayé  de  la  liste 
de  Tlnstitut  à  la  suite  de  cet  acte  de  courage,  et 
aima  mieux  s'expatrier  que  de  voir  la  France  livrée 
aux  ennemis  de  la  Révolution. 

Deleyre1,  élevé  chez  les  jésuites,  et  jésuite  lui- 
même  jusqu'à  l'âge  de  vingt-deux  ans,  vécut  ensuite 
dans  la  familiarité  des  principaux  encyclopédistes. 
Il  a  rédigé  pour  l'Encyclopédie  l'article  Fanatisme, 
que  Voltaire  a  inséré  avec  de  légers  changements 
dans  son  Dictionnaire  philosophique.  On  a  de 
lui  une  Analyse  de  Bacon,  un  volume  (le  xixe) 
de  VHistoire  générale  des  Voyages,  et  une  vie 
de  l'académicien  Thomas.  Son  Analyse  de  Bacon 
était  son  seul  titre  pour  faire  partie  de  la  section 
de  philosophie.  C'est  un  ouvrage  en  trois  volumes, 
qui  n'est  pas  sans  quelque  mérite.  A  l'époque  où 
Deleyre  le  publia,  Bacon  n'était  guère  connu  en 
France  que  de  nom.  Nous  ne  connaissions  alors  ni 
les  philosophes  étrangers,  ni  les  philosophes  passés. 
Nous  ne  rougissions  pas  de  notre  ignorance.  Si  nous 
ne  regardions  pas  par-dessus  nos  frontières,  c'est 
parce  que  nous  étions  persuadés  qu'en  dehors  de 

1.  Né  à  Portet,  Gironde,  le  10  janvier   1726,  mort  le  27   mars 
1797. 


198        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

l'antiquité  et  de  la  France,  il  n'y  avait  rien  qui 
méritât  d'être  vu.  Nous  commencions  à  connaître 
«  le  sage  Locke  »,  et  à  l'admirer  de  confiance. 
Deleyre  remonte  beaucoup  plus  loin  dans  la  nuit  des 
âges  ;  il  va  jusqu'au  Novum  Organum.  Il  est  édifiant 
de  voir  comment  Le  Breton,  secrétaire  de  la  seconde 
classe,  parle  de  Bacon  dans  l'éloge  funèbre  de 
Deleyre  :  «  Avant  que  Diderot  et  d'Aiembert  eussent 
appelé  sur  ce  beau  génie  l'admiration  et  la  recon- 
naissance, personne  ne  paraissait  savoir  avec  quelle 
sagacité  il  avait  rassemblé  le  petit  nombre  de  vérités 
qui  se  trouvaient  comme  perdues  dans  les  ténè- 
bres de  son  siècle  et  dans  le  vide  des  siècles  an- 
ciens. D 

Deleyre  fut  employé,  sous  les  ordres  de  Condillac, 
à  l'éducation  de  l'héritier  du  duc  de  Parme.  La  Gi- 
ronde l'envoya  à  la  Convention  nationale.  Il  n'avait 
pas  le  talent  de  la  tribune;  mais  il  rendit,  dans  le 
comité  d'instruction  publique,  de  nombreux  et 
importants  services.  Il  fut  chargé,  avec  Lakanal,  de 
diriger  l'École  normale  de  4794,  qui  réunit  tant  de 
grands  esprits,  et  produisit  si  peu  de  résultats.  Il 
ne  fit  que  paraître  à  l'Institut,  car  il  mourut  en 
1797. 

On  lui  donna  pour  successeur  le  vicomte  de  Tou- 


ANALYSE  DES   SENSATIONS    ET  DES   IDÉES.    199 

longeon1,  qui  avait  été  séminariste,  puis  colonel  de 
chasseurs  à  cheval,  et  qui  fut  membre  de  l'Assemblée 
constituante  comme  député  de  la  noblesse.  Il  se 
défendait  d'être  monarchique,  mais  il  se  comptait 
lui-même  parmi  les  modérés  et  fréquentait  la  réu- 
nion que  présidait  La Rochefoucault.  Dans  l'Assem- 
blée, il  prit  part  aux  discussions  sur  l'organisation 
de  l'armée.  Il  avait  publié  trois  ouvrages  avant  son 
élection  à  l'Institut:  en  1788,  une  brochure  intitu- 
lée :  Principes  naturels  et  constitutifs  des  Assemblées 
nationales;  en  1790,  un  Éloge  de  Guibert  (Guibert, 
le  tacticien  célèbre,  était  son  plus  intime  ami);  la 
même  année,  un  Manuel  révolutionnaire,  pensées 
morales  sur  V  état  politique  despeuples  enrévolution, 
qui  n'a  que  137  pages.  C'était  un  bagage  littéraire 
assez  léger,  et,  malgré  le  mérite  incontestable  de 
l'homme,  on  ne  voit  guère  ce  qui  l'avait  désigné  pour 
lasection  de  philosophie.  Son  seul  ouvrage  de  longue 
haleine  est  une  Histoire  de  France  depuis  1789,  en 
quatre  volumes,  dont  le  premier  parut  en  1801,  et 
le  quatrième  en  1810.  On  y  trouve  des  renseigne- 
ments intéressants  sur  les  armées  de  la  Révolution. 
Toulongeon  publia  ensuite  plusieurs  écrits,  qui 

1.  Né  à  Champiitte,  Haute-Saône,  le  3  décembre  4748.  Mort  à 
Paris  le  23  décembre  1812. 


200        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

montrent  la  variété  de  ses  aptitudes,  un  Manuel  du 
muséum  français,  une  traduction  des  Commentaires 
de  César,  une  dissertation,  sans  grande  portée,  sur 
le  divorce;  un  livre  intitulé  Recherches  historiques  et 
philosophiques  sur  V  amour  et  leplaisir.  On  croirait, 
au  premier  abord,  que  Toulongeon  s'est  enfin  sou- 
venu qu'il  est  membre  de  la  section  d'analyse  des 
sensations  et  des  idées.  Il  ne  serait  pas  le  premier 
qui,  entré  sans  titre  dans  une  Académie,  et  se  trou- 
vant à  bonne  école,  se  serait  avec  le  temps  rendu 
digne  d'un  honneur  prématurément  accordé.  Mais 
non;  ces  Recherches  historiques  et  philosophiques 
sont  un  poème  en  trois  chants  qui  renferme  quel- 
ques jolis  vers. 

Il  se  montra  assidu  pendant  son  séjour  dans  la 
seconde  classe,  et  même  laborieux.  Il  lut  à  ses  con- 
frères une  traduction  en  vers  du  troisième  livre  de 
VIliade .  Ses  communications  en  prose  furent 
fréquentes  :  quelques-unes  roulent  sur  des  ques- 
tions de  psychologie,  celles-là  sont  en  petit  nom- 
bre et  ne  lui  assignent  pas  une  place  parmi  les 
philosophes  ;.  d'autres  ont  pour  objet  des  ques- 
tions de  littérature  ou  d'histoire.  La  plupart  trai- 
tent de  matières  poliliques  ou  économiques.  C'est 
ainsi  qu'il  lit  à  la  classe  une  dissertation  suvYEsprit 


ANALYSE    DES    SENSATIONS   ET   DES   IDÉES.     20! 

public,  une  autre  Sur  la  manière  d'écrire  l'his- 
toire, une  autre  Sur  le  danger  pour  la  salubrité 
publique  d'établir  des  usines  sur  de  petites  rivières, 
une  autre  Sur  l'Usage  du  numéraire  dans  un  grand 
État.  Tout  cela  est  court,  clair  et  sensé.  L'écrivain 
n'a  pas  beaucoup  d'haleine;  le  penseur  n'a  pas 
beaucoup  de  force.  Je  signale  un  morceau,  publié 
dans  le  tome  III  des  Mémoires,  qui  a  pour  titre  : 
De  V influence  du  régime  diététique  d'une  nation 
sur  son  état  politique.  Il  compare  le  régime  diété- 
tique des  Anglais  au  nôtre.  Il  faut  aux  Anglais  du 
bœuf,  et  aux  Français  du  grain.  C'est  pour  nous  une 
double  cause  d'affaiblissement.  Pour  produire  le 
grain  nécessaire  à  la  nourriture  de  cent  hommes, 
il  faut  cent  hommes;  pour  produire  autant  de  bœuf 
que  cent  hommes  peuvent  en  consommer,  il  faut 
trois  hommes,  dont  un  enfant.  En  outre,  le  man- 
geur de  bœuf  est  deux  fois  plus  fort  que  le  man- 
geur de  grains.  Michelet  disait  de  même  que  es 
Anglais  avaient  commencé  par  être  un  peuple 
lymphatique  et  languissant,  confiné  dans  les  brouil- 
lards malsains  de  son  île;  mais  que  du  jour  où  ils 
prirent  la  résolution  de  manger  du  bœuf  et  de  boire 
de  l'aie,  ils  devinrent  une  nation  robuste,  entrepre- 
nante, obstinée,  etles  maîtres  d'une  partiedu  monde. 


202        UNE    ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

Quoique  Volney,  Garât,  Cabanis,  fussent  des  phi- 
losophes, on  peut  dire  que  la  section  d'analyse  des 
sensations  et  des  idées,  à  la  différence  de  toutes  les 
autres,  fut  plus  heureuse  dans  le  choix  de  ses 
associés  que  dans  celui  de  ses  membres  titulaires, 
puisqu'à  côté  de  membres  obscurs  ou  étrangers  à 
la  philosophie,  comme  Caffarelli  du  Falga,  qui 
était  un  héros,  Victor  Desèze,  Jacquemont,  Sicart, 
elle  put  s'assurer  le  concours  de  Destutt  deTracy,  La 
Romiguière  et  de  Gérando.  Pierre  Prévost  (de 
Genève),  sans  être  sur  le  rang  de  ces  trois  hommes 
supérieurs,  faisait  certainement  honneur  à  la  classe. 

La  fameuse  société  d'Auteuil  avait  été  comme 
une  académie  à  l'époque  où  il  n'y  avait  plus  d'aca- 
démies. C'était  une  réunion  d'amis,  qui  étaient  tous 
des  écrivains  et  des  penseurs,  et  qui  ne  se  laissaient 
distraire  de  leurs  chères  études,  ni  par  les  dangers 
qu'ils  couraient,  ni  par  les  bouleversements  dont 
ils  étaient  les  témoins.  Ils  voyaient  avec  horreur 
le  débordement  des  passions  et  l'abaissement  des 
esprits,  et  n'en  restaient  pas  moins  fidèles  aux  idées 
de  justice  et  de  liberté  qui  avaient  fait  1789  et 
animé  l'Assemblée  constituante.  Jusqu'à  la  mort 
de  madame  Helvétius,  en  1800,  ils  s'étaient  réunis 
chez  cette  femme  excellente  et  gracieuse  qui  avait 


ANALYSE   DES   SENSATIONS   ET  DES  IDÉES.     203 

connu  tous  les  philosophes  du  xvir9  siècle,  et  en 
avait  été  adorée.  Il  y  avait  parmi  eux  des  poètes, 
comme  Ghénier,  des  érudits  comme  Daunou  et 
Thurot,  des  lettrés  comme  Garât  et  Ginguené,  des 
penseurs  comme  Sieyès,  des  observateurs  comme 
Cabanis;  de  Tracy  était,  par  excellence,  le  philo- 
sophe1. Il  écrivait  en  1793  :  «  N'est-il  pas  honteux 
qu'il  n'y  ait  pas  de  classe  pour  les  siences  morales 
et  politiques?  Et  n'est-il  pas  affreux  que  nous 
soyons  réduits,  en  ce  moment,  à  souhaiter  qu'on 
ne  s'en  occupe  pas,  de  peur  qu'on  ne  détruise  le 
tout  au  lieu  de  le  grandir?  »  Un  mois  après  qu'il 
avait  écrit  ces  paroles,  toutes  les  académies  furent 
«  anéanties  »  ;  deux  ans  plus  tard,  elles  furent  rem- 
placées par  la  création  de  l'Institut,  et  cette  fois  le 
vœu  de  Destut  de  Tracy  fut  réalisé  ;  il  y  eut  une  classe 
des  sciences  morales  et  politiques.  Presque  tous  les 
amis  qui  formaient  la  société  d'Auteuil  y  entrèrent  : 
Sieyès,  Cabanis,  Volney,  Garât,  Ginguené,  Daunou- 
D'autres,  comme  Chénier  et  Àndrieux,  firent  partie 
de  la  troisième  classe.  De  Tracy,  qui  habitait 
Auteuil,  ne  put  être  nommé  membre  résident, 
parce  qu'on  s'en  tint  à  la  lettre  du  règlement;  il 

•  1.  Né  à  Paris  le  20  juillet  1754,  mort  à  Paris  le  9    mars  1836. 


204        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

fut  seulement  associé.  Mais  cet  associé  fut  un 
membre  assidu  de  la  seconde  classe,  à  laquelle  il 
communiqua  de  nombreux  et  importants  mémoires. 
Il  exposait  dans  ces  mémoires  un  système  qui  lui 
était  propre,  et  qui  était  le  système  de  Gondillac 
simplifié  et  perfectionné.  Il  l'avait  conçu  dans  la 
prison  des  Carmes,  et  en  avait  arrêté  les  dernières 
formules,  pendant  que  le  couteau  de  la  guillotine 
était  suspendu  sur  sa  tête.  C'était  le  fameux  sys- 
tème de  l'idéologie,  avec  lequel  toute  la  philosophie 
se  confonditdans  l'esprit  de  Bonaparte  et  qui  devint 
l'objet  de  sa  haine  à  la  fois  comique  et  funeste.  De 
Tracy  admettait  quatre  facultés  de  l'esprit  humain 
qui  n'étaient  que  quatre  formes  de  la  sensation  ;  la 
perception,  la  mémoire,  le  jugement,  la  volonté; 
sentir  des  objets,  sentir  des  souvenirs,  sentir  des 
rapports,  sentir  des  désirs.  Les  objets  extérieurs 
produisent  une  impression  sur  les  nerfs,  les  nerfs 
la  transmettent  au  cerveau,  et  le  cerveau  la  trans- 
forme en  sensation,  si  l'objet  est  présent  ;  en  sou- 
venir s'il  est  absent;  en  rapport,  s'il  y  a  plusieurs 
objets,  et  en  raisonnement,  s'il  y  a  plusieurs 
rapports.  Si  la  sensation  suscite  un  désir,  le  désir 
provoque  un  mouvement  nerveux  s'exerçant  du 
dedans  au  dehors,  et  qui  n'est  autre  que  la  volonté. 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.  205 

M.  de  Trac  y  était  d'une  vieille  noblesse.  Il  avait 
été  colonel  de  cavalerie  et  général.  Il  avait  fait 
sous  La  Fayette  de  brillantes  campagnes.  Un  autre 
associé  de  la  classe  qui  ne  fut  pasmoins  célèbre , M.  La 
Romiguière  %  était  plébéien  et  affilié  à  la  société 
de  la  doctrine  chrétienne.  Il  eut  avec  M.  de  Tracy 
ce  point  commun,  d'accepter  la  révolution  de  1789 
et  de  lui  rester  fidèle  contre  les  excès  de  la 
Terreur  et  le  despotisme  de  l'Empire.  Cette  fidé- 
lité à  la  liberté,  et  cette  revendication  constante 
et  calme  du  droit  contre  la  force,  étaient  ce 
qui  déplaisait  à  Bonaparte  dans  les  idéologues, 
car,  pour  le  système,  il  le  connaissait  mal,  et  s'en 
souciait  peu.  La  Romiguière,  qui  n'aimait  pas  les 
coups  d'éclat,  en  fit  un  cependant,  quand  il  n'était 
encore  que  doctrinaire  et  professeur  de  philosophie 
à  Toulouse,  en  donnant  ce  sujet  de  thèse  :  «Il  n'y  a 
pas  de  droit  de  propriété  quand  le  prince  peut 
frapper  arbitrairementdes impôts.  »  Cette  doctrine, 
qui  devint  la  doctrine  courante  à  partir  de  1789, 
était  factieuse  en  1784,  et  le  parlement  de  Toulouse 
interdit  la  publication  de  la  thèse.  On  a  dit  que  La 
Romiguière  étaii  devenu  philosophe  en  lisant  un  livre 

1.  >"é  à  Lévignac-le-Haut  (Aveyron)  le  3  novembre  175G,  mort 
à   Paris  le  12  août  1837. 


1 


206        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

de  Condillac,  comme,  trente  ans  plus  tard,  Royer- 
Gollard  le  [devint  en  lisant  un  livre  de  Reid.  Il  est 
certain  qu'il  s'attacha  au  système  de  Condillac,  en 
même  temps  que  Destut  de  Tracy,  et  que,  de  même 
que  lui,  il  le  modifia  ;  mais  il  le  modifia  d'une  façon 
plus  heureuse,  en  reconnaissant  à  l'âme  une 
activité  propre.  Cette  activité  se  manifeste  d'abord 
par  l'attention  ;  l'attention  se  transforme  en  com- 
paraison et  en  raisonnement.  Cette  transformation 
successive,  à  laquelle  la  sensation  ne  fournit  que 
la  matière,  n'est  pas  toute  l'aclivité  humaine.  L'âme 
réagit  par  le  désir,  la  préférence  et  la  liberté,  qui 
constituent  la  volonté,  comme  l'attention,  la  com- 
paraison et  le  raisonnement  constituent  "l'entende- 
ment. C'est  un  système  ingénieux  et  chimérique,  qui 
a  du  moins  le  grand  avantage  de  ne  pas  réduire 
l'entendement  humain  à  un  théâtre  où  tout  est  pro- 
duit par  l'action  du  monde  extérieur,  et  de  placer 
le  moi  et  le  non-moi  en  face  l'un  de  l'autre  comme 
deux  forces  qui  luttent  pour  se  modifier  récipro- 
quement. La  Romiguière  habitait  Paris,  quand  il 
fut  nommé  associé,  ou  membre  non  résident,  en 
4796.  Toutes  les  places  démembres  titulaires  étant 
remplies,  on  considéra  qu'il  avait  encore  sa  rési- 
dence principale,  ou,  comme  nous  dirions  aujour- 


ANALYSE   DES   SENSATIONS  ET   DES    IDÉES.    207 

d'hui,  son  domicile  politique  à  Toulouse,  afin  de 
pouvoir  l'introduire  comme  associé  dans  la  section 
d'analyse,  où  il  siégea  fréquemment,  et  dont  il 
devint,  dès  le  premier  jour,  une  des  lumières. 

Il  était  venu  à  Paris,  en  1794,  pour  assister  aux 
leçons  de  FÉcole  normale.  Il  suivit  les  cours  de 
Garât  et  de  Volney.  Gomme  Saint-Martin,  le  Philo- 
sophe inconnu,  il  entra  en  discussion  avec  Garât; 
mais  il  ne  venait  pas,  comme  Saint-Martin,  de  l'au- 
tre bout  de  l'horizon,  et  l'entente  était  plus  facile 
entre  lui  et  le  professeur.  Garât  avait  l'esprit  trop 
ouvert  pour  ne  pas  sentir  du  premier  coup,  qu'il 
avait  affaire  à  forte  partie.  11  commença  la  leçon 
où  il  lui  répondit  par  ces  mots  :  «  Il  y  a  ici  quel- 
qu'un qui  devrait  être  à  ma  place.  *  Quelques  se- 
maines après,  La  Romiguière,  qui  avait  déposé, 
sans  bruit,  tout  caractère  sacerdotal,  fut  nommé 
professeur  de  logique  aux  écoles  centrales  de 
Paris  . 

Dans  la  seconde  classe  de  l'Institut,  la  philoso- 
phie était  seulement  l'analyse  des  sensations  et  des 
idées.  Ce  n'était  même  plus  cela  dans  les  écoles  cen- 
trales :    on  n'y  enseignait  que  la  logique,   et  la 

1.  Les  écoles  centrales  étaient  à  peu  près  les  équivalents  de  nos 
lycées. 


208        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

logique  elle-même  ne  figurait  pas  dans  les  premiers 
progammes.  La  Romiguière,  malgré  sa  réserve 
habituelle,  écrivit  en  faveur  de  la  philosophie  une 
réclamation  éloquente,  qui  est  à  la  fois  un  de  ses 
plus  beaux  ouvrages,  et  un  des  actes  les  plus  hono- 
rables de  sa  vie. 

Il  avait  composé,  sous  le  titre  d'Éléments  de  mé- 
taphysique, un  petit  volume  qui  est  un  chef-d'œuvre 
de  clarté  et  de  style  élégant  et  simple  ;  et  il  l'avait 
publié,  ce  qui  suffit  à  le  peindre,  en  1793.  Il  tra- 
versa tous  les  orages  avec  la  même  sérénité.  On  le 
nomma  conservateur  de  la  bibliothèque  du  pryta- 
née,  qui  s'appela  depuis  bibliothèque  de  l'Univer- 
sité, et  il  conserva  cette  place  jusqu'à  sa  mort,  c'est- 
à-dire  jusqu'en  1837.  Il  fut  aussi  professeur  de 
philosophie,  d'abord  à  l'École  normale,  puis  à  la  fa- 
culté des  lettres,  où  il  ne  professa  que  deux  ans,  de 
181 1  à  1813;  il  se  fit  ensuite  suppléer,  mais  il  as- 
sistait aux  examens,  et  prenait  une  part  très  active 
à  la  discussion  des  thèses  du  doctorat,  où  on  le  re- 
trouvait tout  entier.  Ce  doux  philosophe  s'était  laissé 
nommer  tribun  après  le  18  brumaire.  Il  resta  trois 
ans  dans  le  Tribunat;  il  n'y  fit  pas  de  bruit,  il  n'y 
fil  pas  non  plus  de  concession;  il  y  resta  tranquil- 
lement lui-même.  Il  s'en  vit  éliminer  avec  indiiïé- 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.     209 

rence,  peut-être  avec  plaisir,  et  passa  le  reste  de  ses 
jours  entre  sa  bibliothèque  et  son  enseignement. 
Son  cours  de  1811  avait  été  un  événement,  car  sa 
parole  avait  autant  de  grâce  et  de  charmes  que  son 
style.  Il  a  publié  ses  Leçons  de  philosophie,  qui  ont 
eu  de  nombreuses  éditions,  et  qu'on  lira  toujours 
avec  plaisir,  parce  qu'elles  sont  un  monument  de  la 
langue,  et  avec  fruit,  parce  qu'elles  représentent 
une  des  phases  les  plus  curieuses  et  les  plus  in- 
structives de  notre  philosophie  moderne.  Il  s'en 
tint  à  son  système,  qui  était  complet  et  qui  lui  sem- 
blait solide;  et  quoiqu'il  écrivît  encore  des  mé- 
moires sur  des  points  de  philosophie,  sans  les  pu- 
blier, il  ne  cherchait  pas  à  faire  de  nouvelles  décou- 
vertes. M.  Cousin  étant  allé  le  voir  à  son  lit  de  mort, 
il  lui  dit  en  souriant  :  «  Vous  trouvez  toujours?  » 
Après  la  suppression  de  la  classe  des  sciences  mo- 
rales et  politiques,  on  l'avait  c  déporté  »  en  qualité 
de  correspondant,  dans  la  classe  d'histoire  et  de 
littérature  ancienne.  Il  se  laissa  faire,  mais  il  ne  mit 
jamais  les  pieds  dans  cette  compagnie  où  ses  goûts 
et  la  nature  de  ses  travaux  ne  l'appelaient  pas.  En 
1832,  il  fut  élu  membre  titulaire  de  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques  reconstituée,  à  l'âge 

de  soixante-seize  ans,  et  il  put  encore  y  siéger  pen- 

u 


2J0        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

dant  cinq  ans.  Ce  n'était  plus  qu'un  auditeur  assidu, 
bienveillant,  quoiqu'un  peu  sceptique  pour  toutes 
«  les  découvertes  »  modernes.  Ses  confrères  l'entou- 
raient de  leur  respect,  car  on  ne  pouvait  connaître  cet 
homme  excellent  sans  le  respecter  et  sans  l'aimer. 

Il  avait  été  très  actif  dans  la  section  de  philoso- 
phie, en  1795,  sans  pourtant  y  être  envahissant.  Il 
a  écrit  quelque  part  en  parlant  de  lui-même  :  «  Je 
ne  cherche  pas  à  me  cacher,  mais  je  n'aime  pas  à 
me  montrer;  »  très  juste  appréciation  de  son  esprit 
curieux  et  ferme,  et  de  son  caractère  modeste  et  ré- 
servé. Le  16  avril  1796,  vingt-six  jours  après  son 
élection,  il  communiqua  à  la  classe  deux  mémoires  : 
l'un,  Sur  Vanalyse  des  sensations,  l'autre,  Sur  la 
détermination  du  mot  idée.  Ces  deux  mémoires 
ont  été  publiés  dans  le  recueil  des  travaux  de  la 
«lasse.  Il  continua  jusqu'en  1803  de  prendre  une 
part  active  aux  travaux  et  aux  discussions.  Il  eut 
même  l'honneur  de  fournir  un  des  sujets  de  prix 
proposés  par  la  section.  La  loi  organique  donnait 
aux  associés  les  mêmes  droits  qu'aux  résidents,  et 
plusieurs  d'enlre  eux  en  profitèrent  largement. 

De  Gérando  *  qui  fut  un  administrateur  éminent 

1.  Né  à  Lyon  le  29  février  1772,  mort  à  Paris  le  10  novembre 
1842. 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.     211 

et  une  des  lumières  du  conseil  d'État,  avait  eu  une 
eunesse  agitée  et  héroïque.  Il  échappa  deux  fois  à 
la  mort,  d'abord  sur  le  champ  de  bataille,  où  il  fut 
criblé  de  blessures,  ensuite  devant  un  conseil  de 
guerre  d'où  il  semblait  qu'il  ne  dût  sortir  que 
pour  aller  au  peloton  d'exécution.  Deux  fois  il  avait 
été  obligé  de  s'exiler.  Rentré  en  France,  il  s'était 
engagé  dans  un  régiment  de  chasseurs,  et  il  y  ser- 
vait comme  simple  soldat  quant  il  prit  part  au  con- 
cours sur  l'influence  des  signes  dans  la  formation 
des  idées.  Il  n'avait  que  vingt-cinq  ans.  Il  obtint  le 
prix,  et  vint  le  chercher  d'étape  en  étape.  Cinq  hec- 
togrammes d'or!  (1667  fr.).  C'était  une  fortune 
pour  le  jeune  soldat.  On  lui  donna  son  congé,  et 
très  peu  de  temps  après,  il  était  associé  de  l'Institut, 
secrétaire  général  d'un  ministère,  et  maître  des 
requêtes. 

M.  de  Gérando  donna  le  bon  exemple  de  complé- 
ter et  de  développer  le  mémoire  qui  avait  eu  le 
prix,  et  il  en  fit  un  ouvrage  en  quatre  volumes, 
d'un  réel  intérêt.  Cet  ouvrage  parut  en  1800.  Tout 
en  subissant  à  certains  égards  l'influence,  alors 
souveraine,  de  Condillac,  de  Gérando  n'hésita  pas  a 
combattre  le  célèbre  paradoxe  qu'une  science  bien 
étudiée  n'est  qu'une  langue  bien  faite.  Il  s'occupa 


212        UNE  AGADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

aussitôt  après  de  son  Histoire  comparée  des  systèmes 
de  'philosophie  relativement  aux  principes  des  con- 
naissances humaines.  L'ouvrage  ne  parut  qu'en 
1804,  un  an  après  la  suppression  de  la  classe  des 
sciences  morales  et  politiques.  De  Gérando  devint 
d'abord  correspondant,  puis,  au  bout  de  deux  ans, 
membre  titulaire  de  la  classe  d'histoire  et  de  litté- 
rature ancienne . 

Rien  n'était  plus  nécessaire  à  cette  époque  que 
d'étudier  l'histoire  de  la  philosophie.  La  plupart 
des  disciples  de  Voltaire  et  de  Rousseau,  qui  se 
disaient  philosophes,  puisaient  toute  leur  science 
dans  l'encyclopédie.  Voltaire  disait  couramment  : 
«  On  ne  lit  plus  Descartes.  »  Une  des  premières  dé- 
marches des  membres  de  l'Institut  fut  de  demander 
que  les  cendres  de  Descartes  fussent  transportées 
au  Panthéon  :  ils  l'honoraient,  comme  philosophe 
et  esprit  indépendant,  mais  ils  ne  le  lisaient  pas. 
On  lisait  encore  bien  moins  les  philosophes  étran- 
gers. On  avait  entendu  parler  «  du  sage  Locke  »  ; 
il  était  traduit  en  français;  mais  l'Allemagne  était 
comme  séparée  de  nous  par  des  abîmes  infran- 
chissables. Les  émigrés  l'auraient  découverte,  s'ils 
avaient  été  capables  d'observer  et  de  réfléchir.  Ce 
fut  madame  de  Staël  qui  s'en  chargea.  Les  Français 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.    213 

étaient  depuis  longtemps  engoués  d'eux-mêmes 
Ils  se    croyaient  chargés  de  donner   des  leçons 
aux  autres  peuples,  et  n'imaginaient  pas  un  instant 
qu'ils  pussent  en  recevoir  à  leur  tour.  Il  est  cer- 
tain qu'ils  leur  avaient  fait  accepter  leurs  idées, 
leur  langue,   et  même  leurs  sottises,  et  que  la 
Révolution  française  fit  avancer  d'un  siècle  la  ci- 
vilisation de  l'Europe .   Cette  situation  explique 
notre  infatuation  sans  l'excuser.  Nous  avions  le  tort 
de  ne  pas  voyager,  et  le  malheur  de  ne  pas  savoir 
d'autre  langue  que  la  nôtre.  Lorsque  la  France,  en 
1792,   accepta  la  guerre   contre  toute  l'Europe, 
elle  devint  comme  une  île  au  milieu  d'un  océan  dé- 
sert; le  monde  finit  pour  elle  où  finissaient  ses  ar- 
mées. Rien  n'est  plus  comique  et  plus  triste  à  la 
fois  que  la  lettre  du  ministre  de  l'intérieur,  trans- 
mettant à  l'Institut  un  mémoire  d'un  savant  alle- 
mand. «  Nous  n'avons  pas  de  lumières  à  attendre 
de  l'Allemagne  sur  de  tels  sujets.  »  On  défigurait 
l'orthographe   d'une   étrange  sorte  :  on  écrivait 
d'Hugald  Stuart,  Rumphord,  Fichtey.  La  loi  orga- 
nique   prescrivait    d'élire    vingt-quatre    associés 
étrangers;  on  n'osait  pas  procéder  à  l'élection;  on 
mit  cinq  ans  à  s'y  décider. 
À  ce  moment  de  l'histoire,  la  philosophie  aile- 


■P*m 


214        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

mande  était  pourtant  dans  toute  sa  splendeur.  Kant 
surtout  était  puissant  et  populaire.  On  s'occupa  de 
lui  dans  la  seconde  classe  :  honneur  bien  inattendu 
pour  unétranger.  Destutt  de  Tracy,  de  Gérando  l'atta- 
quèrent; Mercier  prit  sa  défense.  «  C'est  un  chef  de 
secte,  dit  de  Tracy;  car  il  y  a  des  sectes  en  Alle- 
magne, comme  il  y  en  avait  chez  les  anciens.  On  pro- 
fesse la  doctrine  philosophique  de  Kant,  comme  on 
professe  la  doctrine  théologique  de  Jésus,  de  Ma- 
homet ou  de  Brahma.  »  Il  avoue  qu'il  n'a  pas  pu  lire 
les  ouvrages  de  Kant  dans  l'original,  parce  qu'il 
n'entend  pas  l'allemand  ;  il  a  eu  la  traduction  latine 
entre  les  mains;  mais  il  aime  mieux  s'en  référer  à 
un  ouvrage  intitulé  :  Essai  d'une  exposition  succincte 
delà  doctrine  de  la  raison  pure,  écrit  en  hollandais 
par  Kinker,  et  traduit  en  français  par  Lefèvre.  «  Je 
déclare,  dit-il,  que,  suivant  mon  opinion,   Kinker 
a  bien  saisi  les  idées  de  Kant;  mais  je  déclare  aussi 
à  ceux  qui  en  jugeraient  autrement,  que  c'est  ce 
qu'a  dit  Kinker  que  je  réfute.  Peu  importe  que  je 
réfute  Kant  ou  Kinker,  si  je  réfute  une  erreur  ac- 
créditée. »  Voici  maintenant  le  résumé  qu'il  fait  lui- 
même  de  sa  réfutation.  «  J'ai  démontré  que  la  doc- 
trine de  Kant  nous  présente  une  décomposition  in- 
complète et  fausse  de  notre  faculté  de  penser; 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES   IDÉES.    215 

qu'elle  nous  donne  une  notion  très  inexacte  de 
notre  sensibilité,  de  laquelle  cependant  elle  avoue 
que  viennent  tous  les  matériaux  de  nos  connais- 
sances; que  toutes  ces  facultés  pures  qu'elle  re- 
connaît en  nous,  et  toutes  ces  connaissances  pures 
qu'elle  prétend  nous  donner,  sont  de  purs  néants, 
personnifiés  par  l'abus  des  mots,  et  par  un  emploi 
vicieux  des  idées  abstraites,  dont  on  fait  des  êtres 
réels  et  existants.  Si  j'ai  raison  sur  tous  ces  points, 
il  n'existe  rien  qu'on  puisse  appeler  raison  pure; 
il  n'y  a  pas  lieu  à  ce  qu'on  nomme  critique  de  la 
raison  pure,  et  tout  croule  par  la  base.  »  Mercier, 
esprit  bizarre  et  confus,  mais  dans  lequel  perçaient 
quelques  lueurs,  intervint  dans  la  discussion  pour 
défendre  Kant  contre  Destutt  de  Tracy  et  de  Gé- 
rando.  Gela  n'alla  pas  bien  loin.  Bien  peu  de  mem- 
bres de  la  classe  lurent  l'abrégé  de  Kinker,  qui 
pourtant  n'avait  qu'un  volume.  Destutt  de  Tracy 
avait  été  jusqu'à  étudier  Kant  lui-même;  mais  c'é- 
tait un  scrupuleux,  un  courageux.  Il  ne  l'avait  lu 
qu'en  latin.  C'est  en  latin  aussi  que  Garât  l'avait  lu, 
s'il  l'avait  lu.  a  Je  l'ai  lu,  disait-il,  dans  un  latin 
barbare,  tout  rempli  de  locutions  singulières  qui 
sont  apparemment  des  germanismes.  »  Il  trouvait  la 
doctrine  aussi  barbare  que  le  latin.  Un  jour,  il  ren- 


216        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

contre  un  ancien  conventionnel,  qui  lui  fait  des 
lamentations  sur  rabaissement  des  esprits  et  des 
caractères.  Garât  gémit  avec  lui.  e  Quel  remède  à 
cette  décadence  morale?  »  dit  le  conventionnel. 
«  J'ai  envie  de  traduire  Kant,  »  s'écrie  Garât.  Mais 
il  ne  savait  pas  l'allemand.  S'il  l'avait  su,  il  n'aurait 
pas  compris  Kant.  S'il  l'avait  compris,  il  ne  l'aurait 
pas  approuvé.  Et  s'il  l'avait  traduit,  on  ne  l'aurait 
pas  lu. 

Madame  de  Staël  fit  l'éloge  de  cette  grande  école 
et  l'analyse  de  cette  belle  doctrine,  dans  son  livre 
sur  l'Allemagne  ;  et  Suard  disait  :  «  Quant  à  la  phi- 
losophie de  Kant  et  de  ses  disciples,  j'ai  regret  au 
temps  et  au  talent  que  madame  de  Staël  a  perdus  à 
l'expliquer  et  à  l'adorer.  » 

Il  reste  à  faire  connaître  les  sujets  de  prix  mis 
au  concours  par  la  section. 

Le  premier  était  ainsi  conçu:  «  Déterminer  l'in- 
fluence des  signes  sur  la  formation  des  idées.  » 

L'Académie  signalait  aux  concurrents,  comme 
dignes  d'une  attention  particulière,  les  questions 
suivantes  : 

a  1°  Est-il  bien  vrai  que  les  sensations  ne  puissent 
se  transformer  en  idées  que  par  le  moyen  des 
signes  ?  Ou,  ce  qui  revient  au  même,  nos  premières 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.     -217 

idées  supposent-elles  essentiellement  le  secours 
des  signes? 

1    2°  L'art  de  penser  serait-il  parfait  si  l'art  des 
signes  était  porté  à  sa  perfection  ? 

S0  Dans  les  sciences  où  la  vérité  est  reçue  sans 
contestation,  n'est-ce  pas  à  la  perfection  des 
signes  qu'on  en  est  redevable? 

4°  Dans  celles  qui  fournissent  un  aliment  éternel 
aux  disputes,  le  partage  des  opinions  n'est-il  pas 
un  effet  nécessaire  de  l'inexactitude  des  signes? 

5°  Y  a-t-il  quelque  moyen  de  corriger  les  signes 
mal  faits  et  de  rendre  toutes  les  sciences  également 
susceptibles  de  démonstration?  » 

De  Gérando,  alors  simple  soldat  à  l'armée  du 
Rhin,  remporta  le  prix. 

Un  autre  sujet  de  prix  était  conçu  en  ces 
termes  : 

«  Déterminer  l'influence  de  l'habitude  sur  la 
faculté  de  penser,  ou,  en  d'autres  termes,  faire  voir 
les  effets  que  produit  sur  chacune  de  nos  facultés 
intellectuelles  la  fréquente  répétition  des  mêmes 
opérations.  > 

Le  prix  fut  décerné  à  Maine  de  Biran,  dans  la 
séance  publique  du  47  messidor  an  X. 

Dans  la  séance  du  20  vendémiaire  an  XI,  la  classe 


218        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

avait  proposé,  pour  sujet  de  prix  d'analyse  des  sen- 
sations et  des  idées,  cette  question  : 

«  Déterminer  comment  on  doit  décomposer  la* 
faculté  de  penser,  et  quelles  sont  les  facultés  élé- 
mentaires qu'on  doit  y  reconnaître.  » 

Le  concours  n'ayant  pas  donné  de  résultat  fut 
prorogé  jusqu'à  la  séance  publique  de  germinal 
an  XIII.  Mais  avant  la  clôture  du  concours ,  la 
seconde  classe  avait  été  supprimée. 

On  voit  que,  pour  ses  sujets  de  prix,  elle  se  ren- 
fermait scrupuleusement  dans  les  questions  psycho- 
logiques (analyse  des  sensations  et  des  idées),  et 
qu'elle  donnait  à  la  question  des  signes  une  impor- 
tance toute  particulière.  Cette  question,  introduite 
par  Condillac,  et  bientôt  la  question  connexe  de 
l'origine  du  langage,  dans  laquelle  il.  de  Bonald 
crut  trouver  une  démonstration  de  l'existence  de 
Dieu,  occupèrent  encore  la  philosophie  française 
pendant  les  premières  années  du  xixe  siècle. 

Les  travaux  de  la  classe  furent  renfermés,  comme 
nous  l'avons  vu,  dans  le  même  cercle.  On  s'y  occupa 
du  «  sauvage  de  PAveyron  » ,  qui  parut  une  excel- 
lente occasion  pour  vérifier  l'exactitude  des  théories 
sur  l'origine  des  sensations  et  des  idées. 

Parmi  les  communications  les  plus  intéressantes 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET  DES  IDÉES.     219 

faites  à  la  classe  par  la  section  de  philosophie,  il 
faut  compter  les  deux  beaux  mémoires  de  La 
Romiguière  dont  nous  avons  parlé,  et  le  Traité  des 
rapports  du  physique  et  du  moral  de  V homme, 
par  Cabanis.  Ce  dernier  ouvrage  occupa  l'Institut 
pendant  un  grand  nombre  de  séances,  et  ne  permit 
que  de  rares  lectures  aux  autres  membres  de  la 
section.  Cependant  M.  de  Tracy,  M.  de  Gérando  se 
firent  entendre  assez  souvent.  Le  Breton,  qui  était 
né  pour  être  secrétaire,  lisait  surtout  des  notices 
sur  les  membres  décédés.  Le  règlement  de  l'Institut 
prescrivait  de  lire  une  notice  sur  la  vie  et  les  travaux 
des  membres  décédés  dans  la  séance  publique  qui 
suivait  immédiatement  leur  décès,  et  l'Institut,  par 
une  délibération  spéciale,  avait  accordé  aux  asso- 
ciés le  même  honneur. 

MM.  de  Tracy  et  de  Gérando  lurent  plusieurs  mé- 
moires sur  la  pasigraphie.  Cette  prétendue  science, 
inventée  par  M.  de  Maismieux,  était,  avec  la  question 
de  l'origine  des  idées,  une  des  constantes  préoccu- 
pations de  la  section  de  philosophie.  Elle  était  loin 
de  négliger  la  lexicologie,  question  voisine,  sur 
laquelle  le  ministre  de  l'intérieur  lui  demandait 
des  rapports;  mais  la  pasigraphie  semblait  à  la  plu- 
part des  philosophes   une  découverte  de  premier 


220    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE 

ordre.  C'était  un  des  côtés  de  la  fameuse  question 
des  signes,  si  populaire  à  la  fin  du  xvme  siècle  et 
dans  les  premières  années  de  celui-ci.  M.  de  Tracy 
pensait  qu'on  arriverait  par  ce  moyen  à  former  une 
langue  universelle.  L'inventeur,  M.  de  Maismieux, 
n'en  doutait  pas.  L'esprit,  d'ailleurs  lumineux,  de 
M.  de  Tracy  était  hanté  par  la  chimère  de  la  sim- 
plification et  de  l'unification.  C'est  lui  qui  disait  un 
jour  qu'il  fallait  extraire  toutes  les  vérités  contenues 
dans  tous  les  livres,  en  faire  un  catéchisme  bien 
méthodique,  qui  ne  serait  pas  fort  gros,  et  qu'on 
pourrait  brûler  ensuite  tous  les  livres.  Hâtons-nous 
d'ajouter  qu'il  ne  se  serait  pas  chargé  de  ce  brûle- 
ment. 

Les  doctrines  que  les  savants  trouvent  dans  leur 
cabinet,  et  qu'ils  discutent  entre  eux,  quelquefois 
sans  aucune  pensée  de  publicité  et  de  propagande, 
arrivent,  on  ne  sait  comment,  jusqu'aux  esprits 
non  cultivés,  s'y  transforment  en  passions,  et  pro- 
duisent des  effets  inattendus.  Le  grand  amour  des 
encyclopédistes  pour  l'unité  et  la  généralité,  qui  se 
liait  dans  leur  esprit  à  une  certaine  idée  de  table 
rase,  et  à  un  certain  mépris  pour  l'histoire,  l'éru- 
dition et  la  tradition,  avait  abouti  dans  la  pratique 
à  des  incendies  de  châteaux,  d'églises  et  de  biblio- 


ANALYSE  DES  SENSATIONS  ET   DES  IDÉES.     221 

thèques.  M.  de  Tracy  et  ses  contemporains  ne  se 
doutaient  pas  de  cette  corrélation,  qui  devient  très 
visible  pour  nous,  à  mesure  que  nous  nous  éloignons 
des  événements,  et  que  nous  arrivons  au  point  où 
l'on  peut  les  juger  dans  leur  ensemble.  La  généralité 
absolue  en  philosophie,  c'est  l'égalité  absolue  en 
politique  :  c'est,  dans  les  deux  cas,  la  suppression 
totale  des  différences.  On  s'était   efforcé,  par  la 
suppression  des  classes  sociales,  et  par  la  trans- 
mission rapide  des  pouvoirs,  qui  passaient  inces- 
samment de  main  en   main,  de  rendre  tous  les 
Français  égaux;  on  n'avait  pas  pu  les  rendre  sem- 
blables, et  surtout  il  restait  encore  des  inégalités 
et  des  différences  entre  les  peuples.  On  avait  recours 
à  la  guillotine   pour  établir   l'égalité    entre   les 
citoyens,  et  au  canon  pour  établir  l'égalité  entre 
les  peuples.  Le  canon  n'allait  pas  aussi  vite  que  la 
guillotine.  Les  savants,  qui  ne  guillotinaient  pas, 
et  ne  mitraillaient  pas,  et  qui  avaient  la  guillotine 
en  horreur,  rêvaient  un  catéchisme  commun,  et 
une  langue  unique,  Ces  doux  philosophes  qui  avaient 
horreur  du  sang,  et  qui  voulaient  du  bien  à  toute 
l'humanité,  étaient  plus  révolutionnaires  que  les 
Jacobins.  Ils  voyaient  clairement  ce  qu'on  pouvait 
faire  d'un  peuple  avec  un  seul  livre  et  une  seule 


222        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

langue,  et  il  rêvaient  le  même  sort  pour  l'huma- 
nité, sans  savoir  que  leur  succès  définitif  aurait  sup- 
primé l'originalité,  le  mouvement  et  la  vie.  L'art  de 
penser  et  l'art  de  gouverner  consistent  à  tendre  à 
l'unité,  sans  sacrifier  la  différence.  Bonaparte  balaya 
tout  cela.  Il  voulait  la  monarchie  universelle,  ce  qui 
était  son  genre  de  folie  particulier,  mais  il  n'était 
pas  tendre  pour  les  folies  des  autres,  ni  pour  les 
folies  sanguinaires,  ni  pour  les  douces  folies.  Il  ne 
souffrit  ni  Jacobins,  ni  idéologues  dans  son  Empire. 
Il  fut,  bien  avant  la  Restauration,  et  avec  plus  de 
force  et  d'habileté,  le  restaurateur  des  différences. 


VIII 


LA    SECTION   DE    MORALE. 


Le  Directoire  avait  fait  pour  la  section  de  mo- 
rale deux  choix  fort  inégaux  :  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  et  Louis-Sébastien  Mercier.  Bernardin  de 
Saint-Pierre  jouissait  déjà  à  cette  époque  de  la  glo- 
rieuse renommée  qu'il  garde  dans  la  postérité. 
Mercier,  que  Ton  connaît  à  peine  aujourd'hui, 
avait  eu  son  heure  de  popularité  bruyante  et  n'avait 
jamais  été  ni  compté  parmi  les  savants,  ni  ap- 
précié par  les  gens  de  goût.  L'Institut  nomma, 
pour  composer  avec  eux  la  section  de  morale, 
Grégoire,  La  Réveillère-Lépeaux,  Lakanal  et  Xai- 
geon.  De  ces  six  membres,  deux  seulement,  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  et  Naigeon  n'avaient  pas 
appartenu  et  n'appartinrent  jamais  aux  assemblées 
politiques.  Bernardin  de  Saint-Pierre  avait  été, 


iU        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

dans  sa  jeunesse,  un  ingénieur  et  un  voyageur  ; 
Mercier  et  Naigeon  étaient  uniquement  des  hom- 
mes de  lettres,  Grégoire  était  évêque,  La  Réveil- 
lère-Lépeaux  avait  été  avocat  ;  il. était,  à  l'époque  de 
son  élection,  un  des  cinq  directeurs;  il  passait 
pour  un  des  chefs  de  la  secte  des  théophilanthropes. 
Lakanal,  qui  avait  été  professeur  de  collège  et  le 
redevint  après  la  Révolution,  avait  marqué  dans  la 
Convention  comme  le  défenseur  le  plus  courageux 
et  le  plus  heureux  de  l'instruction  puhlique.  Nai- 
geon faisait  publiquement  profession  d'athéisme. 
A  eux  six,  ils  représentaient  la  morale,  mais  non 
pas  précisément  la  même  morale. 

Tous  les  membres  de  la  section  avaient  un  nom 
célèbre.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  six  associés, 
Labène,  Roussel,  Ricard,  de  Villeterque,  Crève- 
cœur  et  Ferlus.  A  la  mort  de  Ricard  il  fut  rem- 
placé par  Gaudin.  Aucun  d'eux  n'a  fait  grand 
bruit  à  l'Institut,  ni  dans  le  monde.  Nous  n'aurons 
pas  à  en  parler. 

Tous  les  détails  de  la  vie  de  Rernardin  de  Saint- 
Pierre  sont  connus.  Son  humeur  aventureuse 
éclate  dès   son  enfance.    Un  jour   il    s'échappe 

1.  Né  au  Havre  le  19  janvier  1737,  mort  le  20  janvier  1814. 


LA  MORALE.  ïïb 

de  chez  ses  parents,  pour  aller  vivre  en  ermite 
au  fond  des  bois.  On  lui  fait  faire   un  voyage  à  la 
Martinique,  sans  parvenir  à  le  dompter.  Chez  les 
jésuites  de  Caen,  où  on   le  place  ensuite,  il  se 
signale  par  une  dévotion  exaltée,  et  la  plus  com- 
plète indépendance  de  caractère.  On  est  obligé  de 
le  transférer  à  Rouen,  dans  un  autre  collège  de  jé- 
suites. Admis  à  l'École  des  ponts  et  chaussées,  placé 
dans  le  corps  du  génie,  envoyé  à  Dusseldorf,  sous 
les  ordres  du  comte  de  Saint-Germain,  il  montra 
d'abord  du  talent  et  du  courage,  et  finit  par  se 
rendre  insupportable  et  même  impossible.  Il  ob- 
tient d'être  envoyé  à  Malte,  se  brouille  avec  ses 
camarades  et  ses  supérieurs  pendant  la  traversée, 
et  est  rapatrié  ayant  à  peine  posé  le  pied  dans  l'île. 
De  retour  à  Paris,  il  essaie  de  donner  des  leçons 
de  mathématiques  et  tombe  rapidement  dans  la 
misère.  Il  vend  tous  ses  effets,  et  part  pour  Amster- 
dam, où  il  écrit  quelque  temps  dans  un  journal 
français.  Il  prend  ensuite  du  service  en  Russie, 
en  Pologne,  en  Saxe,  en  Prusse,  trouvant  partout 
des  protecteurs,  et  même  des  protectrices,  et  ne 
manquant  pas  de  se  fâcher  avec  eux  à  la  première 
occasion.  Il  revient  en  France  après  six  années 
d'aventures,  et  part  pour  l'Ile  de  France  avec  un 

15 


226        UNE   ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

brevet  d'ingénieur.  Il  ne  tarde  pas  à  se  mettre  à 
dos  tous  les  officiers,  et  l'intendant  Poivre.  Ce  fut 
sa  dernière  étape  dans  la  carrière  d'ingénieur,  où 
il  avait  taté  de  tous  les  services,  et  n'avait  réussi 
qu'à  se  faire  des  ennemis  en  Russie,  en  Pologne, 
en  Saxe,  en  Prusse,  et  surtout  en  France.  Il  était 
sur  le  pavé  de  Paris,  à  trente-quatre  ans,  sans  place, 
sans  revenus,  sans  économies,  et  sans  amis.  Il  eut 
pourtant  alors  quelque  liaison  avec  Jean-Jacques 
Rousseau.  Leur  commune  passion  pour  la  botani- 
que et  une  certaine  conformité  d'humeur  fit  durer 
cette  amitié  pendant  un  peu  de  temps , et  le  départ  de 
Jean-Jacques  pour  Ermenonville  leur  épargna  le 
chagrin  de  la  rompre.  D'Alembert  l'avait  introduit 
dans  quelques  salons,  où  se  faisaient  alors  les  re 
nommées;  il  n'y  réussit  pas  et  n'y  revint  pas.  Il 
avait  rapporté  de  nombreux  matériaux  de  ses 
voyages  en  Amérique.  Il  publia  d'abord  un  Voyage 
à  Vile  de  France  qui  fut  peu  apprécié  malgré  son 
mérite.  Il  travailla  ensuite  pendant  six  années,  et 
dans  un  dénuement  complet,  à  ses  Études  de  la 
nature,  pour  lesquelles,  à  force  de  peine,  il  par- 
vint à  trouver  un  éditeur.  Cette  fois  le  succès  fut 
immense.  Quatre  ans  après,  il  donna  Paul  et  Vir- 
ginie qui  le  fit  entrer  définitivement  dans  la  gloire. 


LA  MORALE.  W 

II  publia,  en  4789,  les  Vœux  d'un  solitaire,  qui 
exposaient  éloquemment  tous  les  principes  libé- 
raux dont  le  premier  mouvement  révolutionnaire 
est  sorti,  et  en  1792,  la  Chaumière  indienne,  véri- 
table satire  contre  le  clergé  et  les  a:adémies,  mais 
satire  de  premier  ordre.  Les  honneurs  vinrent  alors 
le  chercher.  Il  fut  porté,  avec  Sieyès,  Saint-Martin, 
Condorcet,  Berquin,  sur  la  liste  des  candidats  pour 
la  place  d'instituteur  du  prince  royal.  Louis  XVI 
le  nomma  intendant  du  jardin  des  plantes  et  du 
cabinet  d'histoire  naturelle.  Enfin  un  décret  de 
la  Convention,  du  19  brumaire  an  III  (novembre 
1794),  le  chargea  de  l'enseignement  de  la  morale  à 
l'École  normale  de  1794.  L'affluence  à  sa  première 
leçon  fut  énorme.  Il  était  fort  troublé,  n'ayant 
jamais  parlé  en  public,  et  ne  se  sentant  aucune 
vocation  pour  le  métier  d'orateur.  Il  commença 
par  ces  mots  :  c  Je  suis  père  de  famille,  et  j'habite 
à  la  campagne...  »  On  l'interrompit  aussitôt  par  des 
applaudissements  bruyants  et  réitérés,  et  par  des 
acclamations,  qui  ne  permirent  pas  d'entendre  le 
reste  de  la  leçon.  Cette  place  le  désignait  pour 
l'Institut  et  pour  la  section  de  morale.  Aucun 
des  choix  faits  par  le  Directoire  ne  fut  aussi 
populaire. 


228        UNE  ACADÉMIE    SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

L'Institut  ne  tarda  pas  à  être  sa  principale  res- 
source, car  sa  place  au  Jardin  des  plantes  fut 
supprimée,  l'École  normale  fut  licenciée,  et  la 
contrefaçon  dévora  la  plus  grande  partie  du  produit 
de  ses  ouvrages.  Il  eut  le  tort  d'initier  le  public  à 
ses  misères  privées,  d'accepter,  et  même  de  deman- 
der des  services  d'argent;  et  tant  de  déboires 
accumulés,  de  contrariétés  et  d'avanies,  aigrirent 
encore  une  humeur  qui,  on  n'en  a  vu  que  trop  de 
preuves,  n'avait  jamais  été  très  conciliante.  Il  ne 
se  fit  pas  aimer  à  l'Institut,  On  ne  voit  que  le  vieux 
Ducis  qui  ait  eu  avec  lui  des  relations  affectueuses. 
Il  se  plaint  particulièrement,  dans  ses  Lettres,  de  sa 
classe  et  de  sa  section.  Il  dit  qu'on  s'efforçait  de  le 
tenir  à  l'écart,  non  seulement  pour  les  séances 
publiques,  mais  même  pour  les  séances  privées. 
Cette  petite  persécution  pourrait  bien  n'avoir  existé 
que  dans  son  imagination.  Il  avait  porté,  pendant 
plus  de  quarante  ans,  sa  supériorité,  une  supério- 
rité immense,  sans  pouvoir  la  prouver  aux  autres, 
ni  peut-être  se  la  prouver  suffisamment  à  lui-même. 
Cette  situation  n'est  pas  faite  pour  entretenir 
l'égalité  d'humeur.  Même  quand  il  fut  arrivé  à  la 
gloire,  et  que  son  grand  talent  de  poète  et  de 
peintre  eut  éclaté,  on  continua,  non  sans  raison,  de 


LA  MORALE.  229 

le  regarder  comme  un  demi-savant.  Il  le  savait,  il 
en  souffrait,  surtout  pendant  son  administration  au 
muséum.  Il  souffrait  aussi  de  ce  besoin  d'argent, 
et  qui  sait  s'il  n'avait  pas  au  fond  du  cœur  le 
sentiment  de  manquer  de  courage  et  de  dignité? 
Tout  l'irritait  et  tout  l'affligeait.  Une  seule  épine 
lui  faisait  plus  de  mal  que  l'odeur  de  cent  roses  ne 
lui  faisait  de  plaisir.  Il  était,  comme  Le  Tasse, 
Pascal,  Jean-Jacques  Rousseau,  de  la  famille  des 
illustres  malheureux. 

Il  fut  chargé,  en  l'an  V,  de  proposer  des  sujets 
de  prix  au  nom  de  la  section.  Il  apporta  trois  sujets 
qu'il  avait  ainsi  formulés. 

«  Premier  sujet.  —  Les  sociétés  humaines  étant 
composées  de  despotes,  de  patriotes  et  d'esclaves,  on 
demande  si  les  sentiments  d'ambition,  d'égalité  et 
de  servitude  sont  également  naturels  aux  hommes, 
ou  lequel  de  ces  trois  sentiments  leur  est  inspiré 
par  la  nature  et  doit  être  cultivé  dans  leurs  enfants. 
»  Second  sujet.  —  Quelles  seraient  les  institutions 
les  plus  propres  à  ramener  un  peuple  aux  principes 
de  la  morale  après  les  révolutions  politiques? 

»  Troisième  sujet.  —  Quelle  est  la  nature  de  l'en- 
seignement que  le  gouvernement  doit  à  tous  les 
enfants  delà  République?  » 


230        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

La  classe  fit  choix  du  second  sujet.  11  n'attira  pas 
beaucoup  de  concurrents.  Le  prix  ne  fut  pas  donné. 
Trois  mémoires  seulement  avaient  paru  présenter 
quelque  intérêt.  Le  concours  pour  le  prix  de  morale 
fut  prorogé  de  deux  ans,  mais  sur  une  question 
nouvelle  ainsi  formulée  :  k  L'émulation  est-elle  un 
bon  moyen  d'éducation  ?  » 

En  l'an  VII,  Bernardin  de  Saint-Pierre  lut  un 
mémoire  sur  la  solennité  qu'il  conviendrait  de 
donner  à  la  distribution  des  prix  de  l'Institut.  La 
question  était  assez  délicate.  Même  aujourd'hui 
elle  est  fort  mal  résolue.  L'Académie  française  fait 
lire  publiquement  la  pièce  qui  a  obtenu  le  prix 
d'éloquence;  elle  constate,  dans  le  rapport  de  son 
secrétaire  perpétuel,  le  mérite  des  autres  ouvrages 
couronnés.  Les  autres  académies  ne  lisent  aucun 
mémoire,  même  par  extrait;  elles  ne  donnent  leur 
jugement  motivé  que  pour  certains  prix  importants. 
Le  reste  est  simplement  mentionné,  dans  une  liste 
rapidement  lue,  à  peine  écoutée,  et  le  public  même, 
si  ce  n'est  celui  des  séances  de  l'Académie  des 
beaux-arts,  ne  prend  pas  la  peine  de  saluer  par 
des  applaudissements  les  noms  des  lauréats.  On 
peut  dire  aujourd'hui,  pour  excuser  ce  défaut  de 
solennité,  que  les  prix  sont  nombreux,  et  la  liste 


LA   MORALE.  231 

longue  :  il  n'en  était  pas  de  même  au  début  de 
l'Institut;  il  n'y  avait  en  général  que  six  prix  et  six 
lauréats.  Les  prix  n'étaient  plus  de  300  livres  et  de 
600  livres,  comme  autrefois  les  prix  d'éloquence 
de  l'Académie  française.  Ils  étaient  uniformément 
de  cinq  hectogrammes  d'or  frappés  en  médaille 
(1667  francs).  Mais  les  savants  et  les  lettrés,  malgré 
leur  dénuement,  sont  moins  sensibles  à  l'argent 
qu'à  la  gloire,  et  l'Institut  comprit  que  pour  rendre 
ses  prix  désirables,  il  devait  les  entourer  d'un  cer- 
tain éclat.  Il  fallait  en  trouver  le  moyen.  On  pensa 
d'abord  à  lire  publiquement  les  mémoires;  mais  les 
lire,  même  par  extraits,  était  difficile,  presque  im- 
possible. On  avait  été  obligé,  après  les  premières 
séances  publiques,  de  réduire  le  nombre  des 
lecteurs;  on  en  avait  supprimé  trois;  on  ne  pouvait 
pas  tout  à  coup  en  introduire  six,  et  six  étrangers. 
Il  futpourtant  décidé, sur  la  proposition  de  Bernardin 
de  Saint-Pierre,  qu'on  lirait  les  mémoires  cou- 
ronnés, mais  que,  pour  ne  pas  retenir  le  public 
trop  longtemps,  on  les  lirait  avant  la  séance.  C'était 
leslire  devant  les  banquettes,  ou  pis  encore,  pendant 
le  bruit  et  les  disputes  des  arrivants.  Cette  décision 
assez  étrange  ne  parait  pas  avoir  eu  de  suite.  Une 
autre  mesure  proposée  par  Bernardin  de  Saint- 


232        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Pierre  consistait  à  publier  les  mémoires.  Mais  tou- 
jours revenait  la  même  objection  :  il  y  en  avait  six 
à  publier  chaque  année  pour  tout  l'Institut,  deux 
au  moins  pour  la  classe.  Us  pouvaient  être  longs, 
occuper  toute  la  place  au  détriment  des  travaux 
des  membres.  Publier  seulement  les  mémoires  qui 
obtiendraient  le  premier  prix,  ce  n'était  pas  mettre 
les  pièces  du  procès  sous  les  yeux  du  public,  et  le 
faire  juge  des  décisions  de  la  classe.  Que  ferait-on 
des  seconds  prix  et  des  mentions  honorables?  Des 
publications  par  extraits  paraissaient  impossibles  ; 
il  ne  s'agissait  plus  de  morceaux  d'éloquence, 
comme  à  la  défunte  Académie  française.  On  s'arrêta 
à  des  comptes  rendus.  Un  membre  de  la  classe  dut 
être  chargé  de  résumer  les  mémoires  couronnés, 
et  d'en  extraire  tout  ce  qu'ils  contenaient  d'utile. 
L'idée  était  honorable  pour  le  courage  de  l'Aca- 
démie; elle  n'était  pas  praticable.  Il  fallait  trouver 
des  membres  de  bonne  volonté  pour  écrire  ces 
abrégés.  Daunou,  Anquetil  se  dévouèrent  tour  à 
tour  à  cette  tâche  ingrate,  et  l'institution  tomba 
peu  à  peu,  faute  d'abréviateurs  et  faute  de  lecteurs. 
En  l'an  VIII,  le  ministre  de  la  marine  demande 
à  l'Institut  des  instructions  pour  le  capitaine  Baudin, 
qui  entreprenait  un  voyage  de  circumnavigation. 


LA   MORALE.  233 

Bernardin  de  Saint-Pierre  fut  nommé  commissaire. 
Celte  fois  au  moins  son  rapport  fut  très  admiré,  et 
les  conclusions  furent  adoptées.  Elles  étaient  fort 
simples  :  les  deux  principales  consistaient  à  avoir 
à  bord  un  biniou,  et  à  jeter  de  temps  en  temps  à 
la  mer  une  bouteille  vide,  contenant  la  date  du  jour, 
avec  indication  de  la  latitude  et  de  la  longitude. 
C'était  un  moyen  peu  dispendieux  de  parvenir  à 
connaître  les  divers  courants  de  l'Océan.  Il  pouvait 
servir  aussi  à  des  équipages  naufragés  sur  des 
écueils.  Le  biniou  paraissait,  à  l'auteur  des  Éludes 
sur  la  nature,  préférable  à  toute  une  pharmacie. 
Il  avait  vu  les  matelots  bretons,  en  entendant  les 
airs  de  leur  pays,  oublier  les  atteintes  du  scorbut, 
et  se  remettre  à  danser.  On  pense  bien  que  la  classe 
ne  se  borna  pas  à  ces  deux  grandes  découvertes. 
Elle  comptait  Fleurieu  et  Bougainville  parmi  ses 
membres,  et  Bernardin  lui-même  avait  une  longue 
expérience  des  voyages. 

Mais  le  coup  d'éclat  de  Bernardin  ae  Saint- 
Pierre  fut  le  rapport  qu'il  déposa  à  propos  du  con- 
cours sur  cette  question  :  «  Quelles  sont  les  institu- 
tions les  plus  propres  à  fonder  la  morale  d'un 
peuple?  »  Il  se  produisit  un  incident  extrêmement 
honorable  pour  lui,  et  qui  jette  un  grand  jour  sur 


234        UNE  ACADÉMIE  SOUS    LE   DIRECTOIRE. 

la  situation  des  esprits  dans  la  seconde  classe  de 
l'Institut.  Ce  qui  dominait  dans  la  classe,  ce 
n'était  pas  l'athéisme,  car  on  n'y  comptait  d'athées 
déclarés  que  Cabanis  et  Naigeon;  mais  bien  les 
complaisants  de  l'athéisme,  qui,  pour  épargner  les 
scrupules  d'une  minorité  puissante,  foulaient  aux 
pieds  ceux  d'une  majorité  trop  facilement  et  trop 
lâchement  résignée.  La  même  faiblesse  coupable  se 
retrouvait  dans  les  actes  et  le  langage  du  gouverne- 
ment. On  avait  pris  son  parti  de  ne  plus  parler  de 
Dieu.  A  l'impiété  débordante  et  sanglante  de  1793 
avait  succédé  la  période  de  l'impiété  par  prétention. 
Les  concurrents,  fidèles  aux  doctrines  qui  avaient 
cours  dans  les  écoles  et  dans  les  documents  officiels, 
persuadés  d'ailleurs,  non  sans  raison,  que  l'Institut 
étaitl'encyclopédie  vivante,  n'avaient  parléque  d'une 
morale  résultant  du  contrat  social,  ou  de  la  nature 
de  l'entendement,  ou  de  l'intérêt  bien  entendu  de 
l'homme  et  de  la  société  ;  en  un  mot,  d'une  morale 
indépendante  non  seulement  de  tout  dogme  positif, 
mais  de  toute  idée  religieuse.  Ce  fut,  pour  Bernardin 
de  Saint- Pierre,  une  raison  d'en  appeler  hautement 
à  l'idée  de  Dieu,  et  d'appuyer  la  morale  humaine 
sur  la  morale  divine.  Il  alla  même  jusqu'à  rappeler, 
dans  son  rapport,  les  principales  preuves  de  l'exis- 


LA  MORALE.  -235 

tencede  Dieu.  On  devait  s'y  attendre  de  sa  part;  car 
il  n'avait  jamais  abandonné,  ni  caché  ses  croyances; 
ses  Études  de  la  nature  étaient  pleines  de  Dieu  ;  il 
en  parlait  avec  l'accent  de  Fénelon,  et  c'était  un  des 
grands  charmes  de  ses  ouvrages.  Le  passage  de  son 
rapport  où  il  proclamait  sa  foi  philosophique  fut 
accueilli  par  des  murmures,  et  il  ne  tarda  pas  à  être 
interrompu  avec  violence.  Naigeon  regardait  ces 
déclarations  comme  des  attaques  personnelles  à  lui 
adressées  ;  Volney  se  départait  de  son  calme  accou- 
tumé; Cabanis,  ordinairement  si  maître  de  lui,  ne 
pouvait  plus  se  contenir,  «  Je  jure,  s'écria-t-il,  que 
Dieu  n'existe  pas  !  »  Devant  ce  serment  d'une  nou- 
velle sorte  et  le  tumulte  qui  s'était  produit,  Bernar- 
din de  Saint-Pierre  se  retira.  Il  se  rendit  dans  la 
salle  voisine  qui  était  la  bibliothèque,  et  de  là  il 
écrivit  à  ses  confrères  pour  les  conjurer  de  ne  pas 
supprimer  la  profession  de  foi  qui  terminait  son  rap- 
port. «  Je  n'y  changerai  rien,  disait-il  ;  il  y  va  de  mon 
honneur  et  du  vôtre.  »  On  avait  proposé  de  ne  jamais 
prononcer  le  nom  de  Dieu,  «  par  respect  pour  la 
liberté  de  conscience;  »  car  la  conscience  délicate  des 
athées  se  trouve  blessée  par  toutes  les  manifestations 
de  la  conscience  des  autres.  «  C'est  la  méchanceté 
des  hommes,  disait  Bernardin  de  Saint-Pierre  dans 


233        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

sa  lettre  à  ses  confrères,  qui  leur  fait  méconnaître 
une  providence  dans  la  nature;  ils  sont  comme  les 
enfants  qui  repoussent  leur  mère  parce  qu'ils  ont 
été  blessés  par  leurs  compagnons  ;  mais  ils  ne  se 
guérissent  qu'entre  ses  bras.  »  Cette  lettre  touchante 
ne  produisit  aucun  effet;  la  lecture  publique  du 
rapport  ne  fut  point  autorisée.  Il  se  contenta,  pour 
toute  protestation,  de  le  faire  imprimer  et  distri- 
buer à  la  porte  de  la  salle  des  séances. 

Mercier1,  que  le  Directoire  lui  avait  donné  pour 
collègue  dans  la  section  de  morale,  ne  serait  plus 
connu  aujourd'hui  sans  son  Tableau  de  Paris, 
et  de  son  Tableau  de  Paris,  on  ne  connaît  guère 
plus  que  le  nom.  Il  a  beaucoup  écrit  :  on  peut 
même  dire  qu'il  n'a  que  trop  écrit.  Drame,  histoire, 
critique,  grammaire,  il  a  abordé  tous  les  genres 
avec  une  facilité  sans  égale,  et,  quoiqu'il  ne  man- 
quât pas  de  talent,  avec  plus  d'étrangeté  encore 
que  de  talent.  Son  Tableau  de  Paris,  tout  rempli 
de  déclamations  et  de  paradoxes,  avait  eu  en  France 
et  dans  toute  l'Europe  un  succès  immense.  Si 
l'auteur  avait  plus  raconté  et  moins  déclamé,  on 
trouverait  à  présent  plus  d'intérêt  et  de  plaisir  à 

1 .  Né  à  Paris  le  fi  juin  1740,  mort  le  25  avril  1814. 


LA  MORALE.  237 

mais  il  aurait  été  moins  populaire  parmi 
ses  contemporains.  Ce  livre  ressemble  à  un  re- 
cueil d'articles  écrit  pour  un  journal  mondain,  et 
dont  quelques-uns  sont  bien  faits.  On  pouvait  à 
la  rigueur  faire  de  ce  polygraphe  infatigable,  de 
cet  aventurier  littéraire,  un  membre  de  l'Institut, 
pour  bien  montrer  qu'on  rompait  avec  les  tradi- 
tions des  anciennes  académies;  il  était  au  moins 
étrange  de  le  placer  parmi  les  moralistes.  Il  débuta 
par  frapper  un  grand  coup.  L'Institut,  à  peine 
constitué,  s'était  empressé  de  demander  pour  Des- 
cartes les  honneurs  d'une  sépulture  au  Panthéon. 
Mercier  protesta  bruyamment,  pour  bien  établir 
son  indépendance.  Il  trouvait  Descartes  impuissant 
et  Newton  ridicule.  Il  disait  qu'il  fallait  renoncer 
à  jouer  les  tragédies  de  Corneille.  Il  aurait  voulu 
qu'on  les  remplaçât  par  ses  propres  drames,  pour 
régénérer  la  scène  française;  et  il  eut  à  ce  sujet  de 
longs  démêlés  avec  la  Comédie  française,  qui  n'était 
pas  de  cet  avis.  Plusieurs  de  ces  drames  se  jouaient 
encore  en  province,  sous  la  Restauration.  Ce  sont 
des  pièces  romantiques,  longtemps  avant  le  roman- 
tisme. Il  avait  l'idée;  il  lui  manquait  le  talent.  Il 
lui  manquait  aussi  cette  fixité  dans  les  opinions  qui 
nemessied  pas  à  un  moraliste.  Dans  son  Tableau  de 


238        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Paris,  après  avoir  dit,  en  passant,  dans  un  chapitre 
assez  violent  contre  la  religion  :  «  Il  n'y  a  plus 
que  les  garçons  perruquiers  qui  fassent  des  plai- 
santeries sur  la  messe.  La  dit  qui  veut,  l'entend  qui 
veut;  on  ne  parle  plus  décela;  on  ne  se  soucie 
plus  de  cela,  »  il  écrit  sur  Notre-Dame  un  chapitre 
conçu,  par  anticipation,  dans  le  sens  de  YEsprit  du 
christianisme.  Tous  ses  livres  sont  ainsi  remplis  de 
contradictions  et  de  disparates.  On  y  trouve  même  de 
belles  choses.  Il  aurait  été  bien  malheureux  si,  à 
force  d'écrire,  et  de  parler  de  tout,  et  de  ne  subir 
aucun  frein,  il  n'avait  pas  fait  quelques  rencontres. 
Il  trouvait  une  idée  juste,  par  hasard,  comme  un 
aveugle  peut  trouver  la  porte  pour  sortir.  Il  semble 
que,  même  en  un  temps  où  un  philosophe  ne  pou- 
vait plus  s'étonner  de  rien,  l'illustre  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  le  grave  Lakanal,  l'évêque  Grégoire 
durent   quelquefois    souffrir    du  voisinage  d'un 
homme  qui  n'accordait  aucune  éloquence  à  Bos- 
suet,  qui  accusait  Boileau  d'avoir  perdu  la  poésie 
française,  qui  voulait  bien  reconnaître  par  grâce  un 
peu  d'esprit  à  Racine,  et  qui  se  vantait  d'avoir,  à 
lui  seul,  détruit  les  parlements,  et  amené  la  mode 
des  chapeaux  ronds. 
Avant  d'en  faire  un  membre  de  l'Institut,  on  Ta- 


L.l  MORALE.  239 

vait  bombardé  homme  polilique.  Les  Jacobins  l'at- 
tirèrent, à  son  entrée  dans  la  Convention,  par  leurs 
extravagances,  mais  ce  qui  est  honorable  pour  lui, 
ils  ne  tardèrent  pas  à  le  dégoûter  par  leur  cruauté. 
Il  ne  pouvait  être  radical  qu'en  théorie;  bon 
homme  et  honnête  homme,  au  demeurant.  Il  se 
rangea  bien  vite  parmi  les  modérés  delà  convention 
et  vota  contre  la  mort  du  roi.  Il  protesta  ensuite 
contre  le  31  mai.  et  il  était  en  prison,  attendant  le 
tribunal  révolutionnaire,  quand  le  9  thermidor  le 
délivra. 

Sa  carrière  comme  membre  de  l'Institut  fut, 
comme  toute  sa  vie,  mêlée  de  bien  et  de  mal.  11 
parla  beaucoup  ;  il  ne  laissa  aucune  trace.  Son  im- 
pertubable  confiance  en  lui-même  fit  de  lui  un 
membre  encombrant.  Il  était  de  ces  hommes  qui 
compromettent  les  bonnes  causes  de  deux  façons, 
par  le  défaut  de  talent  et  par  le  défaut  de  modéra- 
tion. Il  entreprend  un  jour,  dans  cette  académie, 
où  Ton  n'admettait  que  les  doctrines  de  Locke  et 
de  Gondillac,  de  défendre  le  rationalisme.  C'était 
une  idée  juste,  et  une  action  courageuse.  Mais, 
comme  pour  rendre  à  dessein  sa  tâche  plus  difficile, 
il  identifie  le  rationalisme  avec  la  théorie  des  idées 
innées.  Lerapporteur  des  travaux  de  l'an  VIII  (c'est 


240        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE    DIRECTOIRE. 

Daunou,)  le  raille  un  peu  lourdement,  et  le  réfute 
très  faiblement.  «  Les  idées  innées,  dit-il,  furent 
partout  abandonnées,  après  la  réfutation  que  Locke 
en  avait  faite.  Le  citoyen  Mercier  veut  aujourd'hui  les 
faire  revivre.  Il  s'élève  contre  une  doctrine  qui  met 
l'âme  dans  une  sorte  de  dépendance  des  sens;  il 
s'indigne  devoir  notre  intelligence  liée  à  la  matière 
dans  ses  plus  sublimes  opérations.  Il  s'écrie  que 
notre  être  s'aperçoit  lui-même,  que  notre  pensée 
est  un  éclair  de  l'existence  éternelle.  En  l'écoutant, 
on  croit  souvent  entendre  Platon.  (Ce  parallèle, 
ajoute  le  rapporteur,  ne  peut  offenser  le  citoyen 
Mercier.)  Si  l'on  ne  partage  pas  l'opinion  du 
citoyen  Mercier,  dit-il  encore,  on  respectera  le 
motif  qui  l'a  fait  naître.  Il  a  craint  que  la  doc- 
trine de  Locke  ne  devînt  favorable  au  maté- 
rialisme. A-t-il  donc  oublié  que  Locke  était  reli- 
gieux?... » 

De  Gérando  et  Destult  de  Tracy  avaient  attaqué 
le  système  de  Kant:  et,  ce  qui  est  regrettable,  ils 
l'avaient  attaqué  sans  le  bien  connaître.  Mercier 
démêle  que  le  système  de  Kant  était  une  forme  du 
rationalisme,  et  sans  l'étudier  autant  qu'il  l'aurait 
fallu  pour  avoir  le  droit  d'en  parler,  il  entreprend 
de  le  défendre,  et  impose  intrépidement  à  la  classe 


LA    MORALE.  241 

la  lecture  de  plusieurs  mémoires1  sur  un  système 
qu'il  ne  connaît  pas,  que  la  classe  ne  connaît  pas 
davantage,  et  que  de  Gérando  lui-même  a  très  im- 
parfaitement étudié  de  troisième  main.  Mercier  ne 
connaîtpasmieuxl'histoire  ancienne,  contrelaquelle 
il  part  en  guerre.  Il  appelle  son  mémoire  :  Appré- 
ciation de  F  histoire  ancienne.  —  «  Ce  que  j'aime 
leplusaprès  le  roman,  dit-il,  c'est  l'histoire.  »  Mais 
il  ajoute  :  «  Rien  de  plus  favorable  pour  toucher  au 
grand,  que  de  ne  rien  savoir  de  ce  qui  s'est  passé.  » 
L'histoire  est  un  océan  qui  s'accroît  sans  cesse,  et 
par  la  multiplicité  des  faits  et  la  variété  infinie  des 
appréciations,  ne  peut  être  qu'un  aliment  pour  la 
curiosité.  On  énonce  une  loi  générale,  et,  si  l'on  vit 
un  peu  plus  longtemps,  ou  si  on  étudie  un  peu  plus 
et  un  peu  mieux  le  passé,  on  découvre  incessam- 
ment des  faits  qui  la  détruisent.  Le  philosophe, 
dit-il  encore,  n'a  qu'une  clef  pour  une  serrure  qui 
se  renouvelle  tous  les  jours.  Si  nous  ne  connaissions 
Catilina  que  par  des  mémoires  écrits  de  sa  main, 
nous  jurerions  qu'il  fut  vertueux;  et  comme  nous  le 
connaissons  ou  croyons  le  connaître  par  les  dia- 
tribes de  Cieéron,  nous  jurons  qu'il  fut  criminel. 

1.  Quatre  mémoires  sur  Kant  et  un  mémoire  où  il  compare  le 
système  de  Kant  et  celui  de  Fiente. 

16 


Ul        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Quand  même  les  faits  seraient  certains  et  les  juge- 
ments infaillibles,  nous  ne  pourrions  tirer  aucune 
utilité  de  Thisleire,  car  la  scène  de  l'humanité,  et 
l'humanité  elle-même  sont  emportées  dans  un  éter- 
nel changement.  Les  traditions,  qu'on  dit  si  véné- 
rables, ne  sont  que  de  solennelles  niaiseries.  Elles 
sont  l'immobilité  ou  le  recul;  le  mot  de  l'humanité 
est  «en  avant!  »  Abandonnons  les  légendes  et  les  sou- 
venirs, comme  on  abandonne  les  vieilles  paperasses 
d'un  procès  malheureux. 

Nous  avons  déjà  rencontré  le  mémoire  de  Mer- 
cier dans*  lequel  il  établit  une  distinction  entre  la 
langue  et  le  langage.  C'est  ce  mémoire  qui  donna  à 
l'une  des  séances  publiques  de  l'Institut  l'aspect 
d'une  salle  de  théâtre,  le  jour  d'une  première  re- 
présentation quand  la  pièce  est  sifflée.  Il  faut  con- 
venir que  la  pièce  ne  méritait  pas  un  meilleur  sort; 
le  sujet  même  est  mal  défini  ;  on  ne  sait  pas  bien 
si  Mercier  veut  opposer  le  langage  naturel  au  lan- 
gage articulé,  ou  la  langue  du  peuple  à  celle  des 
académies.  Il  mêle  ensemble  ces  deux  points  de 
vue,  de  sorte  que  tout  le  mémoire  n'est  qu'une 
suite  de  déclamations  d'où  ne  sort  aucune  clarté. 
Il  semble  pourtant  qu'il  a  voulu  s'insurger  contre 
la  prétention,  si  fortement  enracinée  dans  notre 


LA  MORALE.  243 

pays  depuis  le  xvne  siècle,  d'avoir  un  dictionnaire 
fermé,  et  une  grammaire  immuable.  Il  exprime 
même  assez  heureusement  cette  pensée  en  disant  : 
«  Le  langage  de  Montaigne  vaut  bien  la  langue  de 
Malherbe.  »  Langue  ou  langage,  cela  est  intelli- 
gible; mais  voici  qui  l'est  un  peu  moins.  «  La  clarté 
du  langage  vole  dans  les  campagnes  et  s'élève  au 
sommet  des  monts  sur  l'aile  des  zéphirs;  la  langue 
obscure  est  dans  les  pensées  raffinées  des  savants. 
La  pompe  qui  enfle  la  bouche,  et  qui  remplit  les 
oreilles  de  termes  vastes  et  résonnants  pour  nom- 
mer les  petites  choses,  n'a  point  lieu  dans  le  lan- 
gage. Simplicité,  naïveté,  vivacité,  tels  sont  ses  ca- 
ractères. i>  A  la  réorganisation  de  1803,  on  fît  de 
Mercier  un  membre  de  la  classe  d'histoire  et  de  lit- 
térature ancienne. 

On  aurait  pu  penser  que  Grégoire*  serait  un  des 
membres  les  plus  actifs  de  l'Institut.  Il  aimait  l'In- 
stitut et  il  aimait  à  écrire.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui 
travaillent  lentement,  et  qui  hésitent  longtemps 
avant  de  se  décider  à  publier.  Il  a  toute  sa  vie  beau- 
coup agi,  beaucoup  osé,  beaucoup  improvisé.  Né  en 
1750,  dans  un  village  près  de  Lunéville,  d'une  famille 

1.  Né  à  Vého  (Meurthe)  le  4  décembre  1750,  mort  à  Paris  le  28 
avril  1831. 


244        UNE  ACADÉMIE    SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

pauvre,  il  fit  ses  études  chez  les  jésuites  de  Nancy  : 
«  Je  conserverai  jusqu'au  tombeau  un  respectueux 
attachement  envers  mes  professeurs,  écrit-il  dans 
ses  Mémoires,  quoique  je  n'aime  point  l'esprit  de  la 
défunte  Société,  dont  la  renaissance  présagerait 
peut-être  à  l'Europe  de  nouveaux  malheurs.  »  Ses 
études  terminées,  il  se  jeta  avec  avidité  sur  les 
livres  défendus,  fréquenta  la  jeunesse  incrédule  de 
Nancy,  se  sentit  dévoré  de  doutes,  en  triompha,  et 
se  voua  au  sacerdoce,  a  Catholique  par  conviction, 
prêtre  par  choix,  disait-il.  »  Il  obtint,  en  1773,  le 
prix  de  l'Académie  de  Nancy,  pour  un  éloge  de  la 
poésie  ;  il  était  alors  professeur  au  collège  de  Pont- 
à-Mousson;  en  1788,  il  fut  couronné  par  l'Académie 
de  Metz,  pour  son  Essai  sur  la  régénération  phy- 
sique et  morale  des  juifs.  A  cette  même  époque,  il 
commença  ses  campagnes  pour  l'abolition  de  l'es- 
clavage, en  publiant  un  mémoire  en  faveur  des  gens 
de  sang  mêlé  de  l'île  de  Saint-Domingue.  Il  était 
entré  depuis  plusieurs  années  dans  le  ministère, 
et  était  devenu  curé  d'Embermesnil  :  un  curé  exem- 
plaire, dévoué  à  ses  fonctions,  et  procurant  de  tout 
son  pouvoir  le  bien  moral  et  matériel  de  ses  pa- 
roissiens. Il  avait  fondé  pour  eux  une  bibliothèque, 
et  propageait  avec  activité  les  nouvelles  méthodes 


LA  MORALE.  245 

d'agriculture.  Ce  curé  de  village,  qui  défendait  les 
juifs  dans  un  savant  et  courageux  mémoire  et  plai- 
dait la  cause  des  nègres,  était  respecté  dans  le 
clergé  et  connu  par  les  philosophes,  dont  il  parta- 
geait en  politique  les  aspirations  libérales.  Il  assista, 
comme  commissaire  du  clergé,  aux  assemblées 
électorales  de  Nancy.  Il  en  fût  l'âme.  Son  nom  sor- 
tit le  premier  de  l'urne  pour  la  députation.  En 
mettant  le  pied  dans  la  salle  des  états  généraux,  il 
était  catholique,  prêtre,  déjà  républicain,  rempli  de 
projets  pour  la  réforme  du  clergé  et  la  régénéra- 
tion de  la  France  ;  tel  il  était  ce  jour-là,  tel  il  fut 
pendant  toute  sa  carrière  politique  et  pendant  sa 
vie  tout  entière;  car  il  n'y  eut  pas  de  vie  plus  agitée, 
plus  mêlée  aux  événements  de  toute  sorte,  et  plus 
constamment  attachée  aux  mêmes  principes  ou  oc- 
cupée des  mêmes  projets.  «  Quand  on  considère  la 
prodigieuse  activité  de  Grégoire  à  cette  époque,  dit 
un  biographe1,  on  croirait  qu'il  était  arrivé  aux  états 
généraux  porteur  de  tous  les  plans  de  perfection- 
nement inventés  dans  l'univers  entier,  et  qu'il  s'em- 
pressait de  les  mettre  au  jour  de  peur  qu'il  ne  s'en 
égarât  quelques  uns.  »  Il  fut,  dans  le  clergé,  un 

1.  M.  Depping. 


246        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

des  premiers  à  se  réunir  au  tiers.  Il  laissa  voir,  dès 
le  commencement,  sa  haine  contre  la  cour  et  la 
royauté  et  vota  avec  empressement  toutes  les  me- 
sures qui,  de  proche  en  proche,  aboutirent  à  la 
République.  C'est  lui  qui  rédigea  le  décret  d'aboli- 
tion de  la  royauté  et  prononça  ces  paroles  célèbres  : 
«  L'histoire  des  rois  est  le  martyrologe  des  peuples .  » 
A  l'époque  du  jugement  de  Louis  XVI,  il  était  com- 
missaire en  Italie  avec  trois  autres  membres  de  la 
convention,  Hérault  de  Séchelles,  Jagot  et  Simon. 
Ses  collègues  écrivirent  une  adresse  à  la  Convention 
pour  adhérer  à  la  condamnation  à  mort,  et  lui  pro- 
posèrent de  la  signer.  Grégoire  était  pleinement 
d'avis  de  ne  pas  profiter  de  l'éloignement  pour 
échapper  à  la  responsabilité  du  vote;  il  croyait  que 
Louis  XVI  était  coupable  et  que  la  Convention  avait 
le  droit  de  le  juger;  mais  il  était  ennemi  déclaré 
de  la  peine  de  mort,  et,  pour  cette  raison  unique, 
il  ne  pouvait  signer  l'adresse  telle  qu'elle  était 
conçue.  On  transigea  :  les  deux  mots  à  mort  furent 
effacés,  et  l'adresse  portant  approbation  formelle 
de  «  la  condamnation  »,  sans  spécifier  le  supplice, 
partit  pour  Paris  avec  les  quatre  signatures.  Cette 
lettre  fut  discutée  avec  violence,  longtemps  plus 
tard,  quand  le  nom  de  régicide  devint  un  arrêt  de 


LA   MORALE.  247 

proscription.  Il  est  clair  que  Grégoire  aurait  voté 
avec  les  régicides,  si  son  opinion  théorique  sur  la 
peine  de  mort  ne  l'avait  retenu.  On  peut  rappro- 
cher de-cet  acte  sa  conduite  lors  du  rétablissement 
de  l'empire.  Il  n'y  eut,  à  cette  époque,  que  trois 
non,  au  Sénat.  Lambrechts  et  Grégoire  avaient  dit 
non;  il  reste  de  l'incertitude  sur  le  troisième  non, 
qui  fut  réclamé  par  plus  d'un  membre.  Il  n'y  a  nulle 
comparaison  entre  voter  la  mort  du  roi  et  voter  con- 
tre le  rétablissement  de  la  monarchie  ;  mais  je  men- 
tionne ensemble  ces  deux  actes  pour  montrer  la  per- 
sévérance et  la  violence  du  sentiment  républicain 
chez  Grégoire. 

La  constitution  civile  du  clergé  avait  été  l'une 
des  plus  difficiles,  des  plus  graves  et  des  plus 
décisives  opérations  de  l'Assemblée  constituante. 
Grégoire  trouva  justes  toutes  les  réformes  pro- 
posées ;  il  crut  qu'elles  n'étaient  qu'un  retour  à 
l'ancienne  discipline  de  l1  Église;  qu'elles  ne  tou- 
chaient pas  au  dogme;  que  l'assemblée  avait  le 
droit  de  les  faire,  et  il  crut  servir,  en  s'y  associant, 
l'Église  en  même  temps  que  la  patrie.  Ce  fut  aussi 
l'avis  d'hommes  très  respectables,  très  instruits 
dans  les  matières  canoniques,  parmi  lesquels  il  faut 
citer  au  premier  rang  Lanjuinais  et  Daunou.  Ce- 


248        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE    DIRECTOIRE. 

pendant  la  réforme  ne  se  bornait  pas  à  supprimer 
les  abus  de  l'administration  temporelle  du  clergé; 
elle  touchait  à  l'organisation  spirituelle  de  l'Église, 
en  modifiant,  sans  accord  préalable  avec  le  pape, 
le  nombre  et  la  circonscription  des  diocèses,  en 
réglant  et  en  limitant  les  pouvoirs  épiscopaux,  en 
rendant  toutes  les  charges  électives,  y  compris  Pé- 
piscopat,  en  attribuant  le  pouvoir  électoral  au 
peuple  entier,  et  non  pas  seulement  au  peuple  des 
fidèles,  en  permettant,  dans  certains  cas,  de  pro- 
céder à  l'institution  et  à  la  consécration  des  évêques, 
sans  l'intervention  et  même  contre  la  volonté  ex- 
presse du  pape.  Elle  était  incontestablement  sage, 
et  même  nécessaire  dans  presque  toutes  ses  parties; 
mais,  en  n'accordant  au  siège  de  Rome  qu'une  pri- 
mauté d'honneur,  et  en  modifiant  profondément, 
sans  lui  et  contre  lui,  l'origine  et  les  attributions 
de  Tépiscopat,  elle  rompait  ouvertement  avec  les 
traditions  de  l'Église  catholique.  C'est  ce  que  ne 
voulurent  pas  voir  les  constitutionnels.  Semblables 
aux  évêques  jansénistes. qui,  frappés  d'interdiction 
et  d'excommunication,  s'obstinaient  à  se  déclarer 
unis  à  l'Église  romaine,  ils  ne  cessèrent  de  protes- 
ter de  leur  fidélité  en  désobéissant.  Grégoire  fut 
élu  en  même  temps  évêque  du  département  de  Loir- 


LA   MORALE.  249 

et-Cher  et  du  département  de  la  Sarthe.  Il  opta  pour 
le  département  de  Loir-et-Cher.  Les  évêques  con- 
stitutionnels ayant  décidé,  quelques  années  après, 
de  prendre  le  nom  de  leur  ville  épiscopale,  il  fut 
connu  sous  le  nom  d'évêque  de  Blois,  et,  après  sa 
démission,  d'ancien  évêque  de  Blois,  qu'il  porta 
jusqu'à  sa  mort,  toujours  attentif  à  le  réclamer 
quand  on  l'omettait.  Il  se  mit  aussitôt  en  posses- 
sion de  son  diocèse,  malgré  les  protestations  de  son 
prédécesseur  orthodoxe;  il  le  remplaça  et  le  chassa, 
parce  qu'il  croyait  en  avoir  le  droil  ;  mais  il  pro- 
nonça son  éloge  en  chaire.  Il  remplit  avec  zèle  et 
exactitude  toutes. ses  fonctions  épiscopales;  ce  qui 
ne  l'empêcha  pas  d'être  dans  le  département  le 
chef  du  parli  républicain.  Envoyé  à  la  Convention 
par  les  électeurs  de  son  diocèse,  il  s'honora  par  son 
courage  quand  l'Église  constitutionnelle  fut  enve- 
loppée dans  la  proscription  de  tous  les  cultes.  Le 
jour  de  l'abjuration  de  Gobel,  on  le  pressa  d'imiter 
ce  lamentable  exemple  :  «  J'entre  ici,  dit-il,  n'ayant 
que  des  notions  confuses  sur  ce  qui  s'est  passé 
avant  mon  arrivée.  On  me  parle  de  sacrifices  à  la 
patrie  ;  j'y  suis  accoutumé.  S'agit-il  d'attachement 
à  la  cause  de  la  liberté  ?  Mes  preuves  sont  faites  de- 
puis longtemps.  S'agit-il  du  revenu  attaché  aux 


250        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

fonctions  d'évêque?  Je  l'abandonne  sans  regret. 
S'agit-il  de  religion?  Cet  article  est  hors  de  votre 
domaine.  J'ai  consenti  à  porter  le  fardeau  de  l'épis- 
copat  dans  un  temps  où  il  était  entouré  d'épines. 
On  m'a  tourmenté  pour  l'accepter,  on  me  tour- 
mente aujourd'hui  pour  me  forcer  à  une  abdica- 
tion qu'on  ne  m'arrachera  pas.  »  Il  refusait  ce 
jour-là  d'abjurer  le  catholicisme;  il  refusa  con- 
stamment, et  jusqu'à  la  mort,  de  renoncer  à  l'Église 
constitutionnelle. 

Avec  la  politique  républicaine  et  le  catholicisme 
constitutionnel,  et  sur  le  même  rang,  la  propaga- 
tion et  la  défense  des  sciences  et  des  lettres  fut  la 
constante  préoccupation  de  Grégoire.  Il  fut  sur  ce 
point  l'émule  de  Lakanal.  Il  était  un  des  membres 
les  plus  actifs  du  comité  d'instruction  publique, 
dont  il  fit  presque  constamment  partie  avec  Daunou, 
Lakanal,  Sieyès,  Ghénier,  Mercier,  Yillar,  ancien 
principal  du  collège  de  La  Flèche,  Lalande,  ex- 
oratorien,  évoque  de  Nancy,  Massieu,  évêque  de 
Beauvais,  Wandelincourt,  principal  du  collège  de 
Verdun,  Arbogast,  recteur  de  l'université  de  Stras- 
bourg, Boissy  d'Anglas,  Thibaudeau,  Deleyre,  Da- 
vid. Il  provoqua  les  mesures  nécessaires  pour  sub- 
stituer le  français,  dans  les  campagnes,  aux  divers 


LA   MORALE.  251 

patois  de  nos  provinces.  11  contribua  à  la  conserva- 
tion des  livres,  des  manuscrits,  à  celle  des  monu- 
ments. H  sauva  un  grand  nombre  d'hommes  de 
lettres  de  la  proscription  et  de  la  misère.  Il  con- 
courut à  la  fondation  du  Bureau  des  longitudes,  du 
Conservatoire  des  arts  et  métiers,  et  de  l'Institut. 

Il  n'a  pas  été,  comme  Daunou,  rapporteur  de  la 
loi  organique  de  l'Institut,  ni  comme  Lakanal,  rap- 
porteur du  règlement;  il  n'en  a  pas  eu  la  pre- 
mière pensée,  puisque  le  nom  et  la  chose  se  trou- 
vent dans  le  travail  de  Mirabeau, dans  les  rapports 
de  Talleyrand  et  de  Condorcet;  mais  il  y  a  poussé, 
il  y  a  coopéré;  et  quand  une  fois  l'Institut  fut  éta- 
bli, et  qu'il  en  fut  nommé  membre,  il  se  montra  un 
des  pLus  zélés  pour  accroître  ses  relations  et  ré- 
pandre son  influence.  Il  avait  soin  d'envoyer,  sou- 
vent à  ses  frais,  toutes  les  publications  de  la  classe, 
aux  associés  de  départements  et  aux  correspondants 
étrangers.  11  leur  écrivait;  il  les  recevait  quand  ils 
venaient  à  Paris  ;  il  a  rendu  ainsi,  modestement  et 
silencieusement,  de  très  grands  services. 

En  revanche,  ce  qui  a  manqué  presque  complète- 
ment, c'est  son  travail  littéraire.  Son  nom  ne  figure 
que  trois  ou  quatre  fois  dans  les  cinq  volumes  de 
mémoires  publiés  par  la  seconde  classe  :  une  pre- 


25*2        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

iriière  fois  pour  un  extrait  tiré  d'un  ouvrage  sur  les 
moyens  de  perfectionner  les  sciences  politiques.  Il 
fut  lu  à  la  séance  du  7  germinal  an  IV.  C'est  une  am- 
plification sur  ce  thème  :  f  Le  doute  méthodique,  en 
rappelant  à  l'examen  les  opinions  reçues,  a  dé- 
blayé des  préjugés,  émoussé  le  glaive  de  l'intolé- 
rance, éteint  les  bûchers  de  l'inquisition  et  affranchi 
les  nègres.  »  Tout  est  de  cette  force  et  de  ce  style. 
Nous  y  signalerons  cette  phrase  qui  montre  au 
moins  l'ardent  libéralisme  de  l'auteur  :  «  S'il  était 
une  seule  vérité  qu'il  fallût  taire  ou  déguiser  dans 
l'Institut  national,  il  serait  déshonorant  d'y  sié- 
ger. » 

La  seconde  fois  que  Grégoire  est  mentionné,  c'est 
pour  un  rapport  relatif  à  l'Institut  d'Egypte.*  Quel- 
que temps  après  il  communiqua  un  mémoire  sur 
La  chaîne  des  Vosges.  Enfin,  le  22  floréal  an  VIII,  il 
donna  lecture  de  son  Apologie  de  Las  Casas,  évêque 
de  Giappa. 

L'Instilut  d'Egypte  avait  commencé  ses  travaux 
le  6  fructidor  an  VI  (23  avril  1798),  et  s'était  em- 
pressé d'envoyer  à  l'Institut  les  procès-verbaux  de 
ses  premières  séances.  Les  trois  classes  nommèrent 
une  commission  composée  de  Laplace,  Fourcroy, 
Lacépède  pour  la  première  classe  ;  Fleurieu,  Vol- 


LA  MORALE.  253 

ney,  Grégoire  pour  la  seconde;  Dupuis,  Mongez, 
Langléspour  la  troisième.  Les  commissaires  propo- 
sèrent à  l'Institut  et  firent  adopter  une  série  de 
questions  dont  l'Institut  d'Egypte  fut  invité  à  pro- 
curer la  solution.  Grégoire  fut  le  rapporteur.  Les 
questions  étaient  très  nombreuses.  Celles  qui  tou- 
chent d'une  part  aux  mathématiques,  et  de  l'autre 
aux  arts  et  antiquités,  intéressent  surtout  les  deux 
autres  classes;  je  n'ai  pas  à  en  parler.  La  première 
question  de  la  classe  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques est  celle-ci  :  «  Reste-t-il  dans  le  langage  du 
pays,  dans  la  tradition  ou  dans  les  monuments,  quel- 
que affinité  avec  ce  peuple  nomade  qu'on  appelle,  en 
diverses  contrées  de  l'Europe,  Bohémiens,  Cyganis, 
Gypsies?  »  Viennent  ensuite  diverses  questions  de 
statistique  sur  le  nombre  des  habitants,  les  heures 
de  travail,  les  conditions  de  la  mortalité,  la  nourri- 
ture, etc.  Puis  la  classe  demande  s'il  y  a  d'autres 
règlesque  le  Koranpour  la  justice  distributive,  civile 
et  criminelle  ?  Quelles  sont  les  bases  et  les  bornes  d  e 
lapropriété?  Quel  estlecaractère  politique,  religieux 
et  moral  des  différentes  sectes  qui  sont  en  Egypte  ? 
Quelle  est  leur  influence  sur  le  gouvernement,  et 
quelle  est  l'influence  du  gouvernement  sur  elles? 
Quelles  sont  l'étendue  et  les  bornes  de  la  puissance 


254-        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

maritale,  de  l'autorité  paternelle  et  des  obligations 
filiales,  déterminées  soit  par  l'usage,  soit  par  la  loi  ? 
La  plupart  de  ces  questions  avaient  été  suggérées 
par  Grégoire.  On  en  ajouta  une  autre,  à  laquelle 
Bernardin  de  Saint-Pierre  s'intéressait  tout  spécia- 
lement :  Traite-t-on  avec  douceur  les  animaux  do- 
mestiques ?  Les  questions  de  géographie,  rédigées 
par  Fleurieu,  forment  un  excellent  programme,  au 
double  point  de  vue  de  l'histoire  ancienne  et  des 
intérêts  européens. 

Le  mémoire  de  Grégoire  sur  la  chaîne  des  Vosges 
contient  des  détails  exacts  sur  la  population,  la 
constitution  physique  du  pays,  les  coutumes,  l'état 
de  l'agriculture,  les  mines,  les  eaux  minérales. 
L'auteur  déplore  le  déboisement  des  montagnes,  et 
en  signale  les  conséquences  funestes.  Il  déclare 
avoir  trouvé  dans  le  canton  de  Bresse  une  véri- 
table république,  qui  professait  la  liberté  des  cultes, 
lorsque  la  religion  d'état  et  les  institutions  monar- 
chiques l'enserraient  encore  de  tous  côtés. 

L' Apologie  de  Las  Casas,  évêque  de  Giappa,  est 
un  des  nombreux  écrits  que  Grégoire  ne  cessa  de 
publier  en  faveur  des  nègres  et  contre  l'esclavage. 
M.  Garnot  raconte1  que.  dans  les  premiers  jours 

1.  Etude  sur  V abbé  Grégoire,  par  M.  Carnot,  18.82. 


LA  MORALE.  255 

de  sa  puissance  croissante,  Bonaparte  rassembla 
autour  de  lui  une  soixantaine  de  personnages  poli- 
tiques pour  aviser  aux  moyens  de  rétablir  à  Saint- 
Domingue  l'autorité  française.  Les  uns  proposèrent 
la  force,  les  autres  la  trahison;  tous  concluaient 
à  l'esclavage/  Grégoire  n'ouvrait  pas  la  bouche. 
Bonaparte  l'interpella  brusquement  :  «  Qu'en 
pensez-vous?  —  Je  pense,  répondit-il,  que,  fût-on 
aveugle,  il  suffirait  d'entendre  de  tels  discours  pour 
être  sûr  qu'ils  sont  tenus  par  des  blancs.  Si  ces 
messieurs  changeaient  de  couleur,  ils  changeraient 
aussi  de  langage.  » 

Cette  Apologie  de  Las  Casas  doit  être  comptée 
parmi  les  meilleurs  petits  ouvrages  de  Grégoire. 
Les  accusations  dont  Las  Casas  a  été  l'objet  y  sont 
discutées  avec  force  et  en  pleine  connaissance  de 
cause.  On  y  retrouve  l'ardeur  passionnée  de  l'au- 
teur pour  la  suppression  de  l'esclavage.  On  aime  à 
le  voir  protester  contre  l'habitude  trop  répandue 
déjuger  un  parti  par  les  crimes  commis  en  son  nom, 
au  lieu  de  s'en  tenir  aux  principes  qu'il  professe  et 
à  l'ensemble  de  son  histoire.  Grégoire  n'a  jamais 
pensé,  et  ce  sera  son  éternel  honneur,  qu'on  pût 
juger  le  christianisme  par  la  Saint-Barthélémy,  et 
la  Révolution  par  la  Terreur. 


256        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Un  rapport  et  trois  mémoires,  en  six  ans,  c'est 
bien  peu  pour  un  esprit  aussi  actif1.  On  s'explique 
cette  stérilité  relative  quand  on  se  rappelle  que 
Grégoire  était  alors  dans  tout  le  feu  de  ses  luttes 
pour  empêcher  la  ruine  de  l'Église  constitutionnelle, 
qui  se  désignait  elle-même  sous  le  nom-d'église  galli- 
cane. Le  concile  de  1 797  eut  lieu  entre  deux  persécu- 
tions; celui  de  1800,  a  la  veille  du  Concordat.  Il 
s'agissait  surtout,  dans  le  premier,  d'arracher  la 
France  à  l'impiété,  et  dans  le  second,  de  sauver 
l'Église  constitutionnelle,  menacée  par  la  victoire 
prochaine  et  définitive  des  réfractaires .  Les  deux  con- 
ciles furent  convoqués  et  dirigés  par  Grégoire,  quoi- 
qu'il n'en  eût  pas  la  présidence  générale,  n'étant  pas 
métropolitain.  Il  fut  membre  de  toutes  les  commis- 
sions, il  dicta  toutes  les  résolutions.  Il  fut  le  meneur 
et  l'organe  de  la  commission  permanente  chargée  des 
intérêts  de  l'Église  gallicane  entre  les  deux  conciles. 
Assidu  au  conseil  des  Cinq-Cents,  aux  séances  de  l'In- 
stitut, à  celles  du  concile,  où  il  présidait  dans  les  oc- 
casions solennelles,  dont  il  préparait  les  actes  et 


1.  On  peut  encore  mentionner  une  brochure  intitulée  :  Détails 
sur  V établissement  de  Sierra  Leona,  et  sur  l'imputation  calom- 
nieuse faite  au  gouvernement  français  d'avoir  ordonné  la  des~ 
truction  de  cette  colonie. 


LA  M  OU  A  LE.  -257 

rédigeait  les  circulaires,  attentif  en  même  temps  à 
l'administration  de  son  diocèse,  on  comprend  qu'il 
lui  restait  peu  de  temps  pour  des  compositions  litté- 
raires. Peu  à  peu  ses  grandes  occupations  dimi- 
nuèrent. Il  donna  sa  démission  de  son  évêché;  le 
Sénat  fut  loin  d'absorber  son  temps  comme  l'avaient 
fait  les  assemblées  républicaines.  Un  moment  vintoù 
il  sévit  exclu  de  tout,  ou  plutôt  chassé  de  partout,  et 
l'Institut  fut  le  seul  lien  qui  le  rattachât  au  monde 
officiel.  Enfin  ce  dernier  lien  fut  rompu.  Grégoire 
fut,  avec  Monge  et  Carnot,  au  nombre  des  vingt- 
sept  membres  de  l'Institut  que  la  réaction  sacrifia 
en  1816. 

La  place  de  Grégoire  était  marquée  à  l'Institut  ; 
on  comprend  moins  l'élection  de  La  Réveillère- 
Lépeaux1.  C'était  un  orateur,  mais  ce  n'était  pas 
un  grand  orateur  ;  ce  n'était  ni  un  homme  de 
lettres,  ni  un  savant.  Il  avait  quelques  connais- 
sances en  botanique,  autant  qu'il  en  fallait  pour 
faire  des  leçons  brillantes  à  Angers,  ou  pour  s'in- 
téresser, à  Paris,  aux  leçons  des  véritables  maîtres. 
On  ne  cite  de  lui  aucun  discours  mémorable,  ni 
aucune  découverte,  ni  aucun  livre,  à  moins  qu'on 

1.  Né  à  Montaigu  (Vendée)  le  25  août  1753,  mort  cà  Paris  le  27 
mars  1821. 

17 


-258        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

ne  donne  ce  nom  à  un  annuaire  de  son  département . 
écrit  et  composé  avec  soin.  En  réunissant  ses  bro- 
chures à  celles  de  son  ami  Leclerc,  on  est  parvenu 
à  faire  un  volume  de  mélanges  sous  le  nom  d'opus- 
cules moraux  et  politiques.  Gela  ne  s'élève,  ni  pour 
le  style,  ni  pour  la  pensée,  au-dessus  d'une  médio- 
crité honorable.  Il  passa  dans  la  troisième  classe  à 
la  réorganisation  de  1803;  mais  le  serment  ayant 
été  exigé  l'année  suivante,  il  le  refusa  et  cessa  de 
faire  partie  de  l'Institut. 

Il  n'y  avait  joué  aucun  rôle.  Le  recueil  des  mémoi- 
res de  la  seconde  classe  ne  contient  aucun  morceau 
de  lui;  il  est  seulement  mentionné  dans  le  compte 
rendu  des  travaux  du  premier  trimestre  de  l'an  XI 
pour  l'annuaire  dont  nous  venons  de  parler,  et  qui 
a  pour  titre  :  Essai  sur  le  département  de  la  Vendée, 
ou  aperçus  sur  la  topographie  de  ce  département, 
sur  son  histoire  naturelle,  son  histoire  polit ique, 
les  mœurs,  le  caractère,  les  habitudes,  le  langage 
des  habitants.  Le  titre  est  long,  l'ouvrage  est  court. 
Il  n'est  pas  sans  intérêt.  L'auteur  ne  parle  pas  des 
scènes  sanglantes  dont  son  pays  était  alors  le  théâtre. 
C'est  un  précis  historique  et  géographique,  sans 
aucune  prétention.  Il  fit  encore  quelques  rares 
communications,  dont  une  seule  a  de  l'importance, 


MORALE.  25y 

inoins  comme  signe  des  temps.  C'est  un  mémoire 
sur  le  culte,  lu  à  la  séance  du  5  floréal  an  V,  et  sur 
lequel  j'aurai  tout  à  l'heure  occasion  de  revenir. 

On  serait  tenté  de  croire  qu'il  avait  été  élu  uni- 
quement à  cause  de  sa  position.  (Il  était  directeur 
au  moment  de  son  élection,  le  40  décembrel795.)  Il 
n'en  est  rien.  La  Réveillère-Lépeaux,  aujourd'hui 
peu  connu,  et  mal  connu,  était  un  personnage  pen- 
dant la  Révolution,  et  il  devait  son  importance  à  son 
talent,  et  surtout  à  son  caractère.  C'était  un  homme 
énergique,  courageux,  intelligent,  d'un  attachement 
inébranlable  à  ses  opinions,  et  du  désintéressement 
le  plus  persévérant  et  le  plus  noble.  Il  avait  em- 
brassé avec  ardeur,  dès  le  premier  jour,  la  cause 
de  la  Révolution  et  de  la  République;  et  il  com- 
battit, avec  la  même  fermeté,  les  excès  de  la 
démagogie  et  les  efforts  de  la  réaction.  Comme 
tous  les  hommes  qui  suivent  invariablement  une 
ligne  droite,  il  a  eu  des  ennemis  et  des  calomnia- 
teurs de  tous  les  côtés. 

Il  lutta  contre  Danton  à  la  tribune,  combattit  la 
Commune,  le  Comité  de  salut  public,  se  fit  mettre 
hors  la  loi,  et  n'échappa  que  par  miracle  à  la  mort. 
Mais  il  avait  voté  la  mort  de  Louis  XVI,  et  quand  il 
crut  que  la  réaction  était  maîtresse  dans  les  Con- 


260        UNE  ACADÉMIE    SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

seils,  et  avait  même  dans  le  Directoire  un  allié  dé- 
claré et  un  complice  inconscient,  il  n'hésita  pas  à 
faire  le  18  fructidor.  En  un  mot,  il  ne  voulut  pas 
être  terroriste,  mais  il  était,  et  resta  républicain, 
et  républicain  autoritaire. 

Il  fit  le  18  fructidor  sans  aucune  vue  d'intérêt 
personnel,  par  l'armée,  pour  éviter  tout  excès, 
et  non,  comme  Barras  le  conseillait,  par  les  fau- 
bourgs. Il  n'en  porte  pas  moins  la  principale  res- 
ponsabilité d'un  coup  d'État  qui  entraîna  des  pros- 
criptions et  fut  comme  la  justification  anticipée 
du  18  brumaire.  Carnot,  qu'on  ne  se  représente 
pas  comme  le  complice,  ou  même  comme  la  dupe 
des  royalistes,  ne  fut  pas  seulement  exclu  du  Direc- 
toire, il  fut  condamné  à  la  déportation  avec  son 
collègue  Barthélémy.  Condamnés  n'est  pas  le  mot 
propre.  Ils  furent  frappés  de  déportation  par  un  ar- 
rêté de  leurs  trois  collègues  qui  avaient  la  force 
de  leur  côté  et  qui  se  crurent  cléments,  parce  qu'ils 
se  contentaient  de  les  proscrire,  au  lieu  de  les  tuer, 
comme  le  comité  de  salut  public  l'aurait  fait. 

On  sait  que  Carnot  réussit  à  se  cacher.  Il 
échappa  à  la  déportation;  mais  il  fut  rayé  de  la  liste 
de  l'Institut,  avec  Fontanes  et  l'abbé  Sicard,  qui  ne 
ressemblaient  guère  plus  que  lui  à  des  conspira- 


rs,  Barthélémy,  son  collègue  dans  le  Directoire  et 
Pastoret,  celui-ci  d'un  autre  parti  et  d'une  autre 
trempe.  Cette  radiation  de  cinq  membres  de  l'In- 
stitut était  aussi,  dans  son  genre,  un  coup  d'Etat. 
N'hésitons  pas  à  dire  qu'elle  était  un  attentat 
contre  les  lettres.  Il  est  bien  regrettable  pour  la 
mémoire  de  La  Réveillère-Lépeaux,  qu'il  se  soit 
laissé  aller  à  de  tels  abus  de  la  force.  Disons  à  sa 
décharge  que  c'était  l'esprit  du  temps.  11  sacrifia 
tout  au  désir  de  maintenir  la  République,  et  de  lui 
assurer  un  gouvernement  régulier.  Pour  cette  fois 
au  moins,  la  force  fut  mise  au  service  d'une  convic- 
tion, non  d'un  intérêt  personnel.  A  peine  raffermi 
contre  les  royalistes,  le  Directoire  se  vit  menacé  par 
les  ardents  révolutionnaires.  La  Réveillère-Lépeaux 
comprit  sur-le-champ  ce  nouveau  péril,  et  lutta 
avec  courage  jusqu'au  moment  où  il  se  trouva 
seul  de  son  parti  dans  le  Directoire,  et  par  con- 
séquent impuissant.  Il  se  retira  alors  avec  une 
dignité  suprême,  en  refusant  les  avantages  accordés 
jusque-là  aux  directeurs  sortants,  comme  il  refusa 
plus  tard  les  offres  de  l'empereur,  et  comme  il  re- 
nonça au  titre  de  membre  de  l'Institut  pour  ne  pas 
prêter  un  serment  contraire  à  sa  conscience.  On  vou- 
lait le  mettre  en  accusation;  loin  de  chercher  à  fléchir 


262        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

ses  ennemis,  il  les  brava,  et  finit  par  leur  imposer 
silence.  Sa  vie  plaidait  pour  lui.  Ce  n'était  pas  un 
grand  homme  ;  mais  c'était  certainement  un  homme. 
On  a  souvent  répété  que  La  Réveillère-Lépeaux 
faisait  partie  de  la  secte  des  théophilanthropes;  on  a 
même  dit  qu'il  en  était  le  fondateur.  La  secte  a 
été  fondée  par  le  frère  du  célèbre  physicien  Haùy  ; 
La  Réveillère-Lépeaux  n'y  a  jamais  été  affilié;  il 
n'a  jamais  assisté  à  aucune  de  ses  cérémonies;  il 
n'y  a  jamais  fait  aucune  allusion,  ni  dans  ses  dis- 
cours, ni  dans  ses  écrits.  Il  était  de  la  religion  du 
Vicaire  savoyard  ;  il  ne  croyait  à  aucun  dogme  révélé, 
mais  il  croyait  en  Dieu,  et  il  connaissait  la  puissance 
du  sentiment  religieux  chez  certaines  âmes .  Il  aurait 
voulu  qu'on  donnât  de  la  solennité  et  comme  une 
consécration  aux  trois  actes  principaux  de  la  vie  ci- 
vile :  la  naissance,  le  mariage  et  la  mort.  Cette  opi- 
nion, qui  ne  lui  était  pas  particulière,  mais  qu'il 
exprimait  avec  vivacité  donna  lieu  à  ses  ennemis  ca- 
tholiques et  à  ses  ennemis  athées,  de  le  ranger  parmi 
les  théophilanthropes,  dans  l'espoir  de  le  rendre 
ridicule.  La  secte  des  théophilanthropes,  quoique 
partant  d'un  bon  sentiment,  était  ridicule  en  effet, 
et  ne  pouvait  pas  ne  pas  l'être.  Il  faut  que  les  philo- 
sophes en  prennent  leur  parti  :  ils  ne  peuvent  arriver 


LA  MORALE.  -263 

parla  seule  raison  qu'à  un  culte  individuel, intérieur. 
L'analyse  sera  toujours  incompatible  avec  la  céré- 
monie. On  peut  le  regretter,  mais  il  faut  le  recon- 
naître. Le  12  floréal  an  V,  La  Réveillère-Lépeaux 
venait  de  lire  à  la  classe  des  sciences  morales  e  t 
politiques  un  mémoire  inutile  :  Réflexions  sur  le 
culte  et  les  cérémonies  civiles.  «  Je  n'ai,  lui  dit 
Talleyrand,  qu'une  observation  à  vous  faire.  Jésus- 
Christ,  pour  fonder  sa  religion,  a  été  crucifié  et 
est  ressuscité.  Vous  auriez  dû  tâcher  d'en  faire 
autant.  » 

De  tous  les  membres  de  l'Institut,  le  plus  ravi  de 
s'y  voir,  était  certainement  Lakanal1.  Il  avait  été 
élevé  par  les  Pères  de  la  doctrine  chrétienne,  il 
s'était  affilié  à  leur  compagnie,  et  il  professait  la 
rhétorique  à  Moulins,  dans  un  de  leurs  collèges,  à 
l'âge  de  trente  ans,  quand  il  fut  appelé  à  siéger 
dans  la  Convention  nationale. 

Il  y  arrivait  tout  imbu  des  idées  républicaines,  et 
il  n'hésita  pas  à  voter  la  mort  de  Louis  XVI.  La 
vocation  de  l'enseignement  lui  était  restée,  et  avec 
elle  un  dévouement  absolu  et  fervent  pour  les 
sciences  et  les  lettres.  Il  voulait  la  République,  mais 


1.  Né  à  Serres  (Ariège)le  14  juillet  1762,  mort  à  Paris  le  14  fé- 
vrier 1845. 


264        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

il  la  voulait  éclairée,  pacifique,  glorieuse.  Il  se  fit 
placer  dans  le  comité  d'instruction  publique,  il  y 
resta  constamment,  prit  à  ses  travaux  la  part  prin- 
cipale, fut  presque  toujours  son  rapporteur  dans 
les  séances  de  la  Convention  et  eut  la  gloire  de  pro- 
poser, de  faire  accepter  par  le  Comité,  et  de 
défendre  devant  la  Convention  la  plupart  des  grandes 
fondations  qui  honorent  cetle  époque  à  la  fois  sau- 
vage et  sublime. 

Son  premier  succès  fut  un  décret  qui  pronon- 
çait des  peines  sévères  contre  la  mutilation  des 
objets  d'art,  et  ce  que  son  collègue  Grégoire 
appelait  d'un  mot  nouveau  :  le  vandalisme.  Dans 
le  naufrage  des  académies,  il  essaya,  mais  vai- 
nement, de  sauver  l'Académie  des  sciences;  il  ne 
parvint  tout  au  plus,  qu'à  retarder  sa  perle.  Le  Jar- 
din des  plantes  était  menacé  :  il  proposa  non  seule- 
ment de  le  conserver,  mais  de  l'agrandir,  en  en 
faisant  un  muséum  d'histoire  naturelle.  Il  mérita 
ainsi  d'être  appelé  le  second  fondateur  de  ce  ma- 
gnifique établissement,  qui  reste  une  des  gloires  les 
plus  incontestées  de  notre  pays.  Chappe  essayait 
alors,  aumilieudedifficultésinouïes,defaireadopter 
son  télégraphe  aérien.  Il  écrivait  à  Lakanal  :  «  Je 
désespérerais  du  succès,  si  vous  n'étiez  pas  là.  »  If 


LA  MORALE.  ftfô 

réussit,  etc'estàLakanalqu'illedut.LaFrance,  grâce 
à  lui,  eut  un  nouvel  instrument  pour  ses  victoires, 
la  science  un  nouvel  organe  pour  ses  conquêtes. 
Lakanal  fit  voler  par  l'assemblée  le  principe 
de  la  propriété  littéraire,  qu'il  appelle,  non  sans 
raison,  la  déclaration  des  droits  du  génie.  Lorsque 
la  période  de  destruction  violente  qui,  pour  en 
finir  avec  l'ancienne  société,  avait  supprimé,  en 
même  temps  que  des  abus  détestables,  les  institu- 
tions les  plus  nécessaires  à  la  vie  d'un  peuple,  eut 
enfin  fait  place  à  la  période  de  régénération,  et  que 
le  besoin  de  retrouver  les  organes  de  la  vie  s'imposa 
à  tous  les  esprits,  Lakanal  qui,  pendant  la  Terreur, 
avait  accepté  une  mission  dans  les  départements, 
se  retrouva,  avec  la  même  ardeur,  dans  le  comité 
d'instruction  publique,  et  entreprit  de  créer  partout 
des  écoles,  et,  ce  qui  était  plus  difficile,  de  rempla- 
cer les  maîtres  dispersés,  proscrits,  foudroyés  par 
la  tempête.  Les  théories  n'avaient  pas  manqué  ' 
depuis  le  commencement  ;  il  alla  droit  à  la  pra- 
tique et  fit  décréter  d'un  coup  vingt-quatre  mille 
écoles  primaires  qu'on  plaça  dans  les  presbytères 
abandonnés.  En  même  temps,  on  créa  dans  les 
grandes  villes  des  écoles  centrales,  à  raison  d'une 
école  centrale  par  trois  cent  mille  habitants.  On  y 


66        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

donnait  à  peu  près  le  même  enseignement  que 
dans  les  anciens  collèges. 

Les  maîtres  manquaient  partout.  Les  membres 
survivants  des  anciennes  congrégations,  en  dé- 
pit de  l'adoucissement  des  lois  et  des  mœurs, 
étaient  encore  réduits  à  se  cacher.  Lakanal  fit 
adopter  l'idée  d'appeler  à  Paris  les  trois  cents 
jeunes  gens  les  plus  distingués  par  leur  mérite, 
de  leur  donner  pour  maîtres  tout  ce  que  la  France 
gardait  encore  de  grands  hommes,  de  leur  en- 
seigner rapidement  l'art  d'enseigner,  et,  après 
avoir  allumé  en  eux  le  feu  sacré,  de  les  renvoyer 
aux  écoles  centrales.  De  cette  idée  qui  fut  adoptée 
par  la  commission,  et  qui  fut  ensuite  complétée 
et  perfectionnée,  est  sortie  l'École  normale  de 
4794,  suivie  à  bref  délai  par  l'École  normale  qui 
subsiste  encore.  Lakanal  et  Sieyès,  que  remplaça 
bientôt  Deleyre,  furent  chargés  de  surveiller  la  nou- 
velle école.  Les  mathématiques  y  étaient  enseignées 
par  Lagrange  et  Laplace,  la  géométrie  descriptive 
par  Monge,  la  chimie  par  Bei  thollet,  la  physique 
paiHaùy,  l'histoire  naturelle  par  Daubenton,  l'hy- 
giène par  Halle,  la  philosophie  par  Garât,  l'his- 
toire par  Volney,  la  morale  par  Bernardin  de 
Saint-Pierre.  Ce  fut  un  éclat  de  génie  incompa- 


LA  MORALE.  267 

rable.  L'enseignement  proprement  dit  se  donna 
tumultueusement  et  presque  au  hasard;  mais  un 
grand  enthousiasme  se  détacha  de  tout  ce  mou- 
vement, et  il  ne  s'agissait  plus  que  de  l'organiser 
et  de  le  développer. 

Vint  ensuite  la  création  du  Bureau  des  longitudes, 
dont  Grégoire  et  Lakanal  se  disputent  l'honneur. 
Le  bureau  avait  sous  sa  direction  l'observatoire  de 
Paris,  ceux  des  départements,  et  comptait  parmi  ses 
membres  Lalande,  Gassini,  Delambre,  Méchain 
des  navigateurs  tels  que  Borda  et  Bougainville. 

Quant  à  l'Institut,  il  faut  compter  parmi  ses 
fondateurs  ou  se  disant  tels  Talleyrand,  qui  le 
proposa  à  l'Assemblée  constituante  ;  Condorcet 
qui,  dans  son  rapport  à  la  Législative,  en  modifia  le 
plan  d'une  façon  heureuse;  Daunou,  qui  lui  donna 
sa  dernière  forme,  sa  forme  pratique  et  le  fit  décré- 
ter par  la  Convention;  Lakanal  qui,  sous  le  Direc- 
toire, fit  voter  le  règlement  par  le  conseil  des  Cinq- 
Cents.  Grégoire  lui-même,  et  Chénier,  etVillar,  qui 
avaient  dooné  un  concours  actif  dans  le  sein  du 
comité  d'instruction  publique,  prétendaient  avoir 
des  droits  à  cette  paternité  glorieuse.  Nous  avons 
vu  qu'elle  pourrait  être  réclamée  par  Mirabeau. 
La  vérité  est  que,  depuis  la  destruction  des  acadé- 


268   UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

mies,  tous  les  esprits  soucieux  de  l'avenir,  tous  les 
amants  des  sciences  et  des  lettres,  songeaient  à  les 
rétablir,  et  à  en  former  comme  un  faisceau  indes- 
tructible, où  viendraient  s'unir  dans  un  travail 
commun,  et  dans  la  même  action  bienfaisante  et 
civilisatrice,  les  sciences,  les  lettres  et  les  arts,  tout 
ce  qui  engendre  la  civilisation,  tout  ce  qui  honore 
l'humanité. 

Depuis  1793,  Lakanal  n'avait  cessé  de  travailler 
à  la  formation  de  cette  assemblée  représentative 
de  la  science,  de  la  pensée,  de  l'imagination  et  de 
la  parole  humaine.  C'est  lui  qui,  dans  les  derniers 
jours  du  Comité,  avait  dressé  la  liste  des  quarante- 
huit  premiers  membres  de  l'Institut,  qu'on  appela 
le  tiers-électeur,  liste  promulguée  quelques  jours 
après  par  le  Directoire.  Il  voyait  enfin  son  œuvre 
réalisée  et  vivante;  semblable  à  Pygmalion,  quand 
il  vit  sa  statue  se  mouvoir,  il  assistait  avec  ravisse- 
ment aux  débuts  de  ce  noble  corps,  dont  il  était  au 
moins  l'un  des  pères.  Le  titre  de  membre  qui  lui 
avait  été  conféré  était  la  juste  récompense  de  se> 
travaux,  et,  à  ses  yeux,  le  plus  grand  honneur  de 
toute  sa  vie1.  Use  montra  assidu  aux  séances,  parce 


1.  Voici  la  lettre  par  laquelle  le  ministre  île  l'intérieur  annonça 
Lakanal  son  élection  : 


LA  MORALE. 


269 


que  c'était  son  bonheur,  et  parce  qu'il  était  dans 
ses  habitudes  et  dans  sa  nature  de  remplir  fidèle- 
ment tous  ses  devoirs;  mais  il  ne  fut,  et  ne  voulut 
être  qu'un  auditeur,  et  un  serviteur.  Toutes  les  fois 
qu'une  mesure  était  nécessaire  pour  améliorer  la 
marche  de  l'Institut,  il  la  proposait  au  conseil  des 
Cinq-Cents;  c'était  sa  part,  il  savait  qu'il  y  excellait, 
et  il  prit  une  fois  la  plume,  longtemps  après,  pour 
en  réclamer  le  mérite1.  Comme  lettré,  il  se  jugeait 
avec  une  modestie  louchante.  Quand  les  événements 
le  rendirent  à  la  vie  privée,  il  n'accepta  que  la  place 
de  procureur  (économe)  du  lycée  Charlemagne 
(l'école  centrale  de  la  rue  Antoine).  «  Je  me  suis 
assis  sur  la  dernière  marche  » ,  disait-il .  Cet  homme, 
qui  avait  fondé  tous  ces  grands  corps,  acceptait 
dans  l'un  d'eux  une  place  modeste,  et  la  remplissait 
en  conscience.  La  malédiction  attachée  aux  régicides 


«  Paris,  26  frimaire  an  VI. 
I  A  Lakanal. 

o  C'est  avec  bien  de  la  satisfaction,  citoyen,  que  je  vous  fais  pai- 
lle votre  nomination  à  l'Institut  national  dans  la  seconde  classe.  Ce 
choix  honore  autant  les  électeurs  que  l'élu.  L'Institut  national 
tiendra  sa  première  séance  primidi  prochain;  vous  voudrez  bien 
vous  y  rendre.  —  Salut  et  fraternité.  —  Bénéxech. 

»  Cette  séance  est  indiquée  pour  cinq  heures  dans  la  salle  de  la 
ei-devant  académie  des  sciences,  au  muséum  des  arts.  » 

1.  Suum  cuique.  Exposé  sommaire  des  travaux  de  Joseph  La- 
kanal pour  sauver,  durant  la  Révolution,  les  sciences,  les  lettres 
»:t  ceux  qui  les  honoraient  par  leurs  travaux.  Paris  1838. 


-270        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

vint  l'y  chercher  et  le  chassa  de  son  pays.  Il  se  ren- 
dit en  Amérique,  où  il  se  fit  agriculteur.  Sa  renom- 
mée le  suivit  jusque  là,  et  il  fut  plusieurs  fois 
consulté  par  les  pouvoirs  publics  comme  législateur 
et  comme  philosophe. 

En  France,  on  l'avait  oublié,  et  si  profondément 
que  quand  la  seconde  classe  de  l'Institut  dont  il  avait 
fait  partie  fut  rétablie,  il  ne  fut  pas  inscrit  officielle- 
ment parmi  ses  membres,  Ce  fut,  pour  ce  grand  vieil- 
lard, le  plus  rude  coup.  Enfin,  il  yfut  élu,  en  1837. 
à  la  place  de  Garât.  Cette  élection  le  décida;  il  quitta 
tout,  et  revint  en  France,  pour  siéger  encore  à  côté 
de  Sieyès,  Merlin,  Daunou,  Rœderer,  les  compagnons 
des  anciennes  luttes.  Il  avait  soixante-quinze  ans. 
«  Un  jour,  dit  M.  Mignet,  je  vis  arriver  chez  moi, 
avec  le  vieil  uniforme  de  l'Institut  tel  qu'on  le 
portait  sous  le  Directoire,  un  homme  qui  avait  la 
stature  encore  droite,  des  cheveux  abondants  et 
noirs,  dont  le  visage  était  grave,  le  regard  contenu, 
la  bouche  sévère,  les  manières  décidées  et  polies, 
le  langage  spirituel  et  sentencieux,  et  qui  semblait 
appartenir  à  un  autre  temps.  C'était  Lakanal.  »  Il  fut, 
comme  par  le  passé,  assidu  aux  séances  de  l'Aca- 
démie. Il  y  resta  silencieux.  Il  n'avait  plus,  disait-il, 
qu'à  écouter  et  à  se  taire.  Il  s'éteignit  en  1845,  à 


LA  MORALE.  271 

quatre-vingt-deux  ans.  Il  disait  paisiblement  sur 
son  lit  de  mort  :  c  Je  vais  comparaître,  les  mains 
pures  et  sans  crainte,  devant  cette  providence  que 
je  ne  comprends  pas,  mais  que  je  sens.  »  En  1881, 
les  habitants  de  l'Allège  lui  ont  élevé  une  statue. 
Lakanal  est  un  homme  de  la  Convention;  voici, 
pour  achever  la  section  de  morale,  un  homme  de 
l'encyclopédie;  un  homme  de  lettres,  par  goût  et 
par  profession,  qui  ne  voulut  jamais  être  autre  chose , 
c'est  son  très  grand  honneur,  et  qui  traversa  toute  la 
Révolution  sans  s'y  mêler.  Naigeon1  avait  cinquante 
ans  quand  on  le  nomma  membre  de  la  seconde 
classe,  chargé  d'y  représenter  tout  particulièrement 
la  morale.  Son  plus  grand,  et  presque  son  seul  méri- 
te, était  d'avoir  été  l'admirateur  et  l'ami  de  Diderot. 
Il  aimait  Diderot  avec  passion,  et  Diderot  l'aimait 
aussi,  ce  qui  parait  assez  étrange.  C'était,  au 
physique, un  dameret  et  un  valétudinaire,  au  moral 
un  esprit  étroit,  impuissant,  qui  lirait  toute  son 
importance,  comme  les  radicaux  en  politique,  de 
l'audace  de  ses  négations.  Il  n'avait  fait  de  sa  vie 
que  des  éditions,  destraductions,  des  compilations, 
et  quelques  articles  de  l'encyclopédie  méthodique. 

1.  Né  à  Paris  le  15  juillet  1738,  mort  le  28  février  1810. 


'Irl        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Il  servait  de  secrétaire,  ou  d'humble  collaborateur, 
à  d'Holbach  et  à  Diderot,  ses  deux  idoles.  11  avait 
pour  Diderot  un  autre  mérite  :  il  était  son  écouteur 
en  titre.  Diderot,  dont  la  vie  était  un  monologue 
éternel,  avait  besoin  d'un  écouteur  dans  l'intimité  : 
il  avait  pris  Naigeon,  et  s'était  attaché  à  lui,  malgré 
les  ridicules  du  personnage.  On  avait  fait  de  lui  ce 
portrait  : 

Je  suis  savant;  je  m'en  pique, 
Et  tout  le  monde  le  sait. 
Je  vis  de  métaphysique, 
De  légumes  et  de  lait. 
J'ai  reçu  de  la  nature 
Une  figure  à  bonbon  : 
Ajoutez-y  ma  frisure, 
Et  je  suis  monsieur  Naigeon. 

La  métaphysique  dont  il  vivait  était  de  l'espèce 
la  moins  compliquée.  Elle  tenaiten  ces  trois  mots: 
matérialisme,  fatalisme,  athéisme.  Il  avait  une  seule 
lois  entrepris  de  faire  acte  de  citoyen.  C'est  au 
moment  où  l'Assemblée  nationale  discutait  le 
préambule  de  la  constitution.  Il  écrivit  alors  une 
adresse  à  l'Assemblée  pour  la  prier  de  ne  pas  pro- 
noncer le  nom  de  Dieu,  «  Le  gros  d'une  nation, 
disait-il,  restera  toujours  ignorant,  peureux,  et  par 
conséquent  superstitieux.  L'athéisme  peut  être  la 
doctrine  d'une  petite  école,  mais  jamais  celle  d'un 


LA   MORALE.  273 

grand  nombre  de  citoyens,  encore  moins  celle  d'une 
nation.  La  croyance  à  l'existence  de  Dieu,  ou  la 
vieille  souche,  restera  donc  toujours;  or,  qui  sait 
ce  que  cette  souche  abandonnée  à  sa  végétation  peut 
produire  de  monstrueux  ?  Je  ne  conserverais  donc 
pas  les  prêtres  comme  des  dépositaires  de  vérités, 
mais  comme  des  obstacles  à  des  erreurs  possibles 
et  plus  monstrueuses  encore;  non  comme  les  pré- 
cepteurs des  gens  sensés,  mais  comme  les  gardiens 
des  fous;  et  leurs  églises,  je  les  laisserais  subsister 
comme  Fasile  et  les  petites  maisons  d'une  certaine 
espèce  d'imbéciles,  qui  pourraient  devenir  furieux 
si  on  les  négligeait  entièrement.  »  L'Assemblée 
constituante  n'adopta  pas  le  programme  de  Naigeon  ; 
il  fut  obligé  d'attendre  Ghaumette. 

Il  est  bon  que  toutes  les  opinions  soient  repré- 
sentées dans  un  corps  savant;  c'est  une  des  condi- 
tions de  la  liberté;  mais,  dans  une  section  de  six 
membres,  cette  diversité  rend  le  travail  commun 
assez  difficile.  Il  y  avait  dans  la  section  un  athée, 
deux  indifférents,  un  déiste  de  la  religion  du  Vicaire 
savoyard,  un  théophilanthrope,  et  un  évêque.  Au 
point  de  vue  politique,  il  y  avait  deux  régicides, 
peut-être  trois,  si  l'on  compte  Grégoire.  Enfin, 
les  professions  n'étaient  pas  moins  diverses,  puis- 

18 


274        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

qu'on  y  trouvait  un  ingénieur,  un  avocat,  un  profes- 
seur, un  prêtre,  un  journaliste.  Gomment  des 
hommes  si  différents  pouvaient-ils  s'accorder  pour 
choisir  un  sujet  de  prix,  pour  juger  un  concours, 
pour  répondre  à  une  question  posée? 

Les  attributions  mêmes  de  la  section  étaient  mal 
définies:  non  qu'il  y  eût  incertitude  sur  l'objet  et  la 
nature  de  la  morale  ;  mais  il  était  malaisé  de  bien  dis- 
tinguer cette  section  des  sections  avoisinantes.  On 
tombait  dans  la  confusion  pour  avoir  trop  cherché 
la  séparation.  Si  les  moralistes  étudiaient  les  prin- 
cipes de  la  raison  et  les  faits  de  la  nature  humaine, 
ils  empiétaient  sur  l'analyse  des  sensations  et  des 
idées;  s'ils  recherchaient  quels  étaient  les  devoirs  de 
l'homme  dans  la  société,  ils  faisaient  de  la  science 
sociale  ;  s'ils  s'occupaient  des  moyens  de  fonder  la 
prospérité  publique  et  d'assurer  le  bonheur  des  ci- 
toyens, ils  devenaient  des  économistes.  La  consé- 
quence de  cette  situation  doublement  difficile  fut 
qu'il  n'y  eut,  dans  la  section,  que  des  travaux  isolés, 
sans  aucune  connexion  entre  eux;  que  plusieurs 
membres  ne  communiquèrent  aucun  mémoire;  que 
d'autres  apportèrent  des  mémoires  absolument 
étrangersàla  morale;  que  les  concoursdemeurèrent 
sans  résultats.  Les  membres  de  la  section  produi- 


LA  MORALE.  275 

sirent  isolément  et  en  dehors  de  l'Institut  quelques 
écritsdistingués;lasectionneproduisit  rien.  Elle  fut 
très  inférieure  à  la  section  de  philosophie,  qui  avait 
fait  faire  de  grands  pas  à  la  psychologie  et  à  la 
science  des  signes.  Elle  ne  fut  pas  même  heureuse 
dans  ses  concours.  Elle  fut  obligée  de  retirer  plu- 
sieurs des  sujets  qu'elle  avait  proposés,  faute  de 
concurrents,  ou  du  moins  de  concurrents  de 
valeur. 

J'ai  rappelé  plus  haut  le  sujet  mis  au  concours 
en  l'an  V  sur  la  proposition  de  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  «  Quelles  seraient  les  institutions  les 
plus  propres  à  ramener  un  peuple  aux  principes  de 
la  morale  après  les  révolutions  politiques?  »  Nous 
avons  vu  que  Bernardin  de  Saint-Pierre  fut  mal- 
mené par  Volney  et  Xaigeon  pour  avoir  invoqué 
dans  son  rapport  l'idée  de  Dieu  et  les  croyances 
rationalistes.  Il  fallut  retirer  le  sujet  au  bout  de 
deux  ans.  On  le  remplaça  par  celui-ci  :  «  L'émula- 
tion est-elle  un  bon  moyen  d'éducation?  »  Cette 
fois,  il  y  eut  un  vainqueur,  et  ce  fut  le  citoyen 
Feuillet,  sous-bibliothécaire  de  l'Institut. 

La  section  proposa  encore  cette  question  :  «  Quel 
est  le  véritable  caractère  de  la  bonté  dans  l'homme 
public?  »  Il  paraît  que  les  hommes  de  talent  ne 


276        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

furent  pas  tentés  de  faire  cette  recherche;  il  ne  leur 
parut  pas  qu'on  pût  tirer  autre  chose  d'un  pareil 
sujet  qu'une  dissertation  de  collège.  Il  y  eut 
quelques  mémoires  sans  aucun  mérite;  le  sujet  fut 
retiré. 

Enfin,  la  section  trouva  un  sujet  qui  était  bien 
un  sujet  de  morale,  et  qui,  traité  par  une  plume 
habile,  pouvait  intéresser,  non  seulement  les  mora- 
listes, mais  les  philosophes  et  les  hommes  de  gou- 
vernement. Voici  le  programme  qu'elle  publia  : 

«  Jusqu'à  quel  point  les  traitements  barbares 
exercés  sur  les  animaux  intéressent-ils  la  morale 
publique?  Et  conviendrait-il  de  faire  des  lois  à  cet 
égard  ?  » 

Mais  les  temps  de  la  loi  Grammont  et  de  la 
Société  protectrice  des  animaux  étaient  encore 
éloignés;  et  le  concours,  comme  la  plupart  de. ceux 
que  la  section  de  morale  avait  institués,  n'aboutit 
qu'à  un  échec. 


IX 


LA    SECTION    DE    SCIENCE    SOCIALE    ET    LEGISLATION, 


La  troisième  section  portait  le  titre  pompeux  de 
science  sociale  et  législation.  On  comprend  très 
bien  que  la  science  sociale  et  la  législation  fassent 
partie  des  attributions  d'une  académie  des  sciences 
philosophiques  ;  il  est  plus  difficile  de  se  représen- 
ter six  personnes  officiellement  occupées  à  gouver- 
ner cette  branche  importante  des  connaissances 
humaines,  et  de  se  dire  qu'en  vertu  du  règlement  ce 
nombre  de  six  sera  toujours  atteint  et  ne  sera  jamais 
dépassé.  Ce  qui  manquait  le  moins,  en  1795, 
c'étaient  les  législateurs.  Le  Directoire  nomma 
Daunou  et  Gambacérès.  L'élection  leur  adjoignit 
Merlin,  Pastoret,  Garran-Coulon  et  Baudin  des 
Ardennes.  Garran-Coulon  et  Baudin  des  Ardennes 
sont  du  nombre  de  ces  hommes  qui  doivent  aux 


278        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

partis  politiques  toute  leur  importance,  et  qu'on 
oublie  une  heure  après  leur  mort.  Mais  les  quatre 
autres  noms  sont  des  plus  considérables.  Daunou, 
qui  aurait  pu  être  placé  dans  plusieurs  autres 
sections,  et  dans  une  autre  classe  de  l'Institut,  avait 
néanmoins  tous  les  droits  possibles  à  figurer  dans 
la  section  de  législation.  Gambacérès,  Merlin, 
Pastoret  étaient  des  choix  excellents.  On  se  demande 
pour  quels  motifs,  au  lieu  d'aller  chercher  Baudin 
des  Ardennes  et  Garran-Coulon,  on  n'avait  pas  com- 
plété la  liste  par  les  nomsdeSieyèsetdeTalleyrand. 
La  grande  raison,  qui  est  la  seule  que  connaisse  la 
postérité,  le  voulait;  les  petites  raisons,  qui  sont 
toutes-puissantes  sur  les  contemporains,  en  déci- 
dèrent autrement.  Sieyès,  exclu  de  la  section  de 
législation  et  cantonné  dans  l'économie  politique, 
est  à  lui  seul  une  démonstration  péremptoire  de 
l'absurdité  du  système  des  sectionnements. 

Daunou1  avait  été  élevé  par  les  oratoriens.  Son 
père  le  destinait  à  la  chirurgie,  et  ne  lui  permit  pas 
de  se  faire  avocat  comme  il  le  désirait.  Ne  voulant 
pas  être  chirurgien,  et  ne  pouvant  pas  être  avocat, 
il  se  fit  moine.  A  seize  ans,  il  était  oratorien.  On  ne 

1.  Né  à  Boulogne  (Pas-de-Calais)  le  18  août  1761,  mort  à  Paris 
le  20  juin  1840. 


LA  SCIENCE  SOCIALE.  279 

peut  pas  dire  qu'il  l'était  par  violence;  il  l'étail 
encore  moins  par  son  libre  choix.  La  compagnie 
était  libérale  dans  son  esprit  et  dans  sa  règle,  vouée 
à  l'étude  et  à  l'enseignement.  Daunou  professa 
successivement,  dans  divers  collèges  de  l'Oratoire, 
le  latin,  la  logique,  la  philosophie,  et  il  était  enfin 
professeur  de  théologie,  quand  il  fut  ordonné  prêtre 
en  1787.  Se  lever  de  grand  matin,  dit  M.  Mignet, 
avoir  sa  vie  sagement  réglée,  beaucoup  apprendre, 
libéralement  enseigner,  être  en  commerce  plus 
assidu  avec  les  idées  qu'avec  les  hommes,  convenait 
à  ce  jeune  solitaire,  qui  avait  des  besoins  bornés, 
des  sentiments  graves,  une  activité  sans  turbulence, 
quoique  sans  repos,  nul  dessein  de  commander, 
mais  peu  de  disposition  à  obéir.  Daunou  s'était  fait 
connaître  en  dehors  de  la  congrégation.  Il  avait  pris 
part  à  trois  concours  académiques,  ce  qui  était  alors 
un  moyen  assuré  d'arriver  au  moins  à  la  notoriété. 
L'académie  de  Nimes  avait  proposé  pour  sujet  : 
L 'influence  de  Boileau  sur  la  littérature  française. 
Daunou  obtint  le  prix  pour  un  mémoire  qui  fut  très 
remarqué,  même  à  Paris,  et  obtint  les  éloges  de 
La  Harpe.  En  4788,  l'académie  de  Berlin  appela 
l'examen  sur  les  bases  de  l'autorité  paternelle.  «  Il 
traita  cette  question,  dit  M.  Mignet,  en  philosophe, 


280        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

en  publiciste,  en  opprimé  »;  mais  cet  opprimé 
souffrait  sans  se  révolter,  et  ce  n'est  pas  sans  émotion 
qu'on  lit  cette  phrase  dans  son  mémoire  :  «  Le 
premier  qui  calcula  les  droits  de  son  père  fut  un 
fils  ingrat.  »  Il  obtint  l'accessit.  Le  troisième 
concours  auquel  il  prit  part  eut  lieu  devant  l'aca- 
démie de  Lyon  en  1791.  Le  sujet,  donné  par  l'abbé 
Raynal,  était  celui-ci  :  Quelles  vérités  et  quels 
sentiments  imporle-t-il  le  plus  d'inculquer  aux 
hommes  pour  leur  bonheur  ?  Le  concours  fut 
prorogé  et  Daunou,  qui  avait  eu  une  mention  hono- 
rable à  la  première  épreuve,  obtint  le  prix  à  la 
seconde.  Il  avait  eu  pour  concurrent  un  jeune  lieu- 
tenant d'artillerie  en  garnison  à  Valence,  dont  le 
mémoire  fut  remarqué,  et  qui  devint,  quelques 
années  après,  le  maître  du  monde. 

Dans  une  cérémonie  célébrée  à  l'Oratoire  pour  les 
victimes  du  14- juillet,  Daunou  avait  prononcé  un  ser- 
mon sur  le  patriotisme  qui  le  classait  définitivement 
parmi  les  partisans  de  la  Révolution.  Il  embrassa 
avec  ardeur  la  cause  de  la  réforme  de  l'Église,  et  dé- 
fendit la  constitution  civile  du  clergé  dans  des  écrits 
pleins  d'érudition  et  de  force,  qui  lui  valurent  l'ad- 
miration d'un  grand  nombre  de  théologiens  et  la 
confiance  populaire.  Il  était  vicaire  métropolitain 


LA   SCIENCE   SOCIALE.  281 

Paris  et  touchait  à  l'épiscopat,  quand  les  électeurs 
de  Boulogne  l'élurent  spontanément  membre  de  la 
Convention  nationale.  Il  accepta  ce  mandat  inat- 
tendu, et  quittant  à  jamais  l'Eglise,  il  sortit  du 
paisible  séminaire  de  Saint-Magloire  pour  entrer 
dans  l'enceinte  orageuse  de  la  Convention. 

11  y  fut  ce  qu'il  avait  été  jusque-là  et  ce  qu'il  devait 
être  toute  sa  vie  :  inébranlable  dans  sa  foi  républi- 
caine, et  dans  son  amour  de  la  liberté  et  de  la  justice. 
«  Il  n'avait  pas,  dit  M.  Mignet,  dont  la  notice  sur 
Daunou  est  un  morceau  achevé,  le  courage  entre- 
prenant et  actif  qui  porte  les  grands  cœurs  vers  le 
péril  et  leur  inspire  les  dévouements  magnanimes, 
mais  il  avait  au  plus  haut  degré  le  courage  du 
devoir,  et  il  savait  garder  à  ses  convictions  une 
fidélité  périlleuse.  »  Il  vota  etparla  contre  le  procès 
fait  à  Louis  XVI,  contre  la  mort,  pour  le  sursis  ; 
protesta,  après  le  31  mai,  contre  la  violation  de  la 
représentation  nationale,  fut  mis  en  état  d'arresta- 
tation,  passa  dans  les  prisons  la  sombre  année  delà 
Terreur,  en  sortit  après  le  9  thermidor  pour  jouer 
ilanslaConventionunrôleimportant  comme  orateur, 
et  comme  membre  du  Comité  de  salut  public,  c'est- 
à-dire  du  gouvernement,  et  du  Comité  des  onze,  c'est- 
à-dire  de  la  commission  de  constitution.  Il  prit  une 


282        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

part  considérable  à  la  rédaction  de  la  constitution 
de  l'an  Iïï  ;  il  en  fut  le  rapporteur  ;  il  fut  aussi  le 
rapporteur  de  la  grandeloisurl'instruction  publique 
votée  par  la  Convention  dans  les  derniers  jours  de 
son  existence,  et  c'est  à  ce  litre  qu'il  a  droit  plus 
que  tout  autre  à  être  considéré  comme  le  vrai  fon- 
dateur de  l'Institut.  Il  défendit,  contre  les  fureurs 
de  la  réaction  thermidorienne,  les  montagnards  qui 
l'avaient  proscrit,  parce    qu'il  fut   constamment 
l'ennemi  de  tous  les  excès.  On  a  dit  que  Bonaparte 
avait  songé  un  instant  à  le  faire  consul.  Il  ne  voulut 
même  pas  être  sénateur;  il  choisit  sa  place  dans  le 
Tribunat  où  se  réfugia  ce  qui  restait  d'opposition 
libérale.  Il  y  combattit  toutes  les  mesures  destinées 
à  fonder  le  despotisme,  et  mérita  d'être  éliminé  par 
une  mesure  dictatoriale.  Il  avait  succédé  à  Camus 
comme  archiviste,  n'accepta  aucune  fonction  poli- 
tique sous  l'Empire,  fut  destitué  après  la  Restaura- 
tion, et  reprit  en  1830  la  direction  des  archives,  qu'il 
conserva  jusqu'à  sa  mort.  Ilsiégaà  la  Chambre  des 
députés,  parmi  les  plus  fermes  libéraux,  de  1819  à 
1834.  A  cette  époque,  sentant  la  vieillesse  venir,  il 
refusa  énergiquement  toute  candidature.  11  n'ac- 
cepta la  pairie  en  1839  que  sur  les  intances  pres- 
santes du  gouvernement.  Il  avait  été  élu  secrétaire 


LA   SCIENCE   SOCIALE.  283 

srpétuel  de  l'Académie  des  inscriptions  à  l'âge  de 

soixante-dix-sept  ans.  Sa  vie  privée  fut  celle  d'un 

* 
sage  ;  il  eut,  dans  sa  vie  publique,  l'inflexible  courage 

du  devoir.  Il  unit  les  talents  de  l'orateur  à  ceux  de 
riiomme  d'État.  Il  fut  un  de  nos  érudits  les  plus 
estimés,  un  écrivain  correct,  élégant  et  ferme.  C'est 
une  des  gloires  les  plus  pures  de  la  Révolution. 

Si  l'on  avait  à  juger  Daunou  par  un  seul  mot,  on 
dirait  :  il  fut  fidèle  au  devoir;  et  pour  caractériser 
Cambacérès,  qui  lui  fut  donné  pour  collègue  par  le 
Directoire  dans  la  section  de  législation1,  il  faudrait 
dire  :  il  fut  fidèle  à  ses  intérêts  et  les  défendit  tou- 
jours avec  habileté  et  circonspection,  sans  vains 
scrupules.  C'est  pour  lui  qu'on  aurait  dû  inventer 
le  mol  d'opportunisme.  Il  vota  avec  tant  d'ambiguïté 
dans  le  procès  de  Louis  XVI  que  ses  ennemis  s'obs- 
tinèrent à  le  classer  parmi  les  régicides,  quoique 
la  Convention  eût  décidé  le  contraire  en  comptant 
sa  voix  parmi  celles  qui  concluaient  à  la  détention 
perpétuelle.  Sa  vie  est  trop  connue  et  se  rattache 
trop  peu  à  l'histoire  des  lettres,  pour  que  nous  nous 
y  arrêtions.  Il  sut  toujours  se  cacher  à  propos,  pour 
éviter  de  recevoir  des  coups,  et  se  montrer  pour 


1.  Né  à  Montpellier  le  18  octobre  1757,  mort  à  Paris  le  8  mars 
182  i. 


281        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

accaparer  les  récompenses.  Bon  administrateur, 
très  habile  jurisconsulte,  modéré  tant  qu'il  pouvait 
l'être  sans  se  compromettre  avec  les  puissants,  et 
doué  d'autant  de  patience  que  de  prudence,  la  part 
prépondérante  qu'il  prit  dans  ïa  rédaction  du  code 
civil  et  du  code  de  procédure,  ainsi  que  la  réorga- 
nisation du  corps  judiciaire  à  la  fin  du  Directoire  et 
sous  le  Consulat  lui  font  infiniment  d'honneur. 

Merlin  de  Douai1,  qui  fut  élu  le  premier,  est  ce 
grand  procureur  général,  qui  a  fondé  la  jurispru- 
dence de  la  cour  de  cassation.  Il  était  déjà  célèbre, 
quand  on  l'appela  à  l'Institut,  par  sa  collaboration 
très  importante  au  Répertoire  de  jurisprudence,  au 
Traité  des  offices  destiné  à  remplacer  celui  de  Loy- 
seau,  et  aux  principaux  travaux  législatifs  de  la 
Constituante.  C'est  sur  son  rapport  que  la  féodalité 
fut  détruite,  et  il  déploya  dans  la  discussion  une 
connaissance  approfondie  de  ce  qu'il  renversait, 
une  clarté  de  vues  et  une  sûreté  de  principes  dignes 
d'un  jurisconsulte  et  d'un  philosophe. 

Pastoret  %  que  l'élection  rapproche  du  républi- 
cain régicide  Merlin  de  Douai,  devint,  en  1829, 

.  1.  Né  à  Arleux  (Nord)  le  30  octobre  1754,  mort  à  Paris  le  26 
décembre  1838. 

2.  Né  à  Marseille  le  6  octobre  1756,  mort  à  Paris  le  28  septem- 
bre 1810. 


LA   SCIENCE  SOCIALE.  -285 

chancelier  de  France,  et  futchoisi,  quelques  années 
après,  par  le  roi  Charles  X  exilé,  pour  être  le  tu- 
teur du  comte  de  Ghambord.  À  l'époque  de  son 
élection  comme  membre  de  la  seconde  classe,  il 
avait  déjà  fait  partie  de  l'Académie  des  inscriptions 
dont  il  fut  encore  par  la  suite  un  des  membres  les 
plus  laborieux.  On  avait  de  lui  une  traduction  des 
Élégies  deTibulle  et  un  volume  sur  les  Lois  pénales 
qui  avait  été  traduit  dans  presque  toutes  les  langues 
de  l'Europe.  Il  avait  exercé  les  fonctions  de  procu- 
reur général  syndic  du  département  de  la  Seine, 
et  siégé  à  la  droite  de  l'Assemblée  législative. 
Quand  le  roi  fut  mis  en  jugement,  il  écrivit  pour 
demander  aie  défendre.  Proscrit  pour  cet  acte  de 
courage,  il  se  réfugia  à  Rome.  11  venait  d'être  élu 
par  le  déparlement  du  Yar  membre  du  conseil  des 
Cinq-Cents,  quand  on  lui  ouvrit  les  portes  de  l'In- 
stitut. 

Garran-Coulon  et  Baudin  des  Ardennes  n'y 
entrèrent  que  par  la  grâce  de  leurs  opinions  poli- 
tiques. Garran-Coulon1,  après  s'être  signalé  par 
son  ardeur  révolutionnaire  à  la  prise  de  la  Bastille 


1.  >'é  à  Saint-Maixent  (Deux-Sèvres)  le  10  avril  1749,   mort  à 
Paris  le  19  décembre  1816. 


286        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

et  dans  les  premiers  mouvements  de  Paris,  se 
montra  partisan  de  l'ordre  à  l'Assemblée  législative 
et  à  la  Convention.  Il  avait  collaboré  avec  Merlin 
au  Répertoire  de  jurisprudence  de  Guyot.  Baudin 
des  Ardennes1  était,  comme  Garran-Coulon,  un 
modéré,  il  vota  comme  lui  contre  la  mort  du  roi. 
Il  avait  rédigé  les  séances  de  la  Convention  pour 
la  Sentinelle  de  Louvet. 

Il  y  eut  quelques  mutations  dans  la  section  de 
législation.  Pastoret  fut  compris  dans  le  décret  de 
transportation  du  49  fructidor  an  V.  Une  lettre  du 
ministre  de  l'intérieur  en  avertit  l'Institut,  qui  pro- 
céda aussitôt  au  remplacement  du  proscrit.  L'élu 
fut  le  citoyen  Champagne,  principal,  et  depuis 
proviseur  du  collège  Louis  le  Grand-.  Champagne 
avait  le  mérite  d'avoir  fait  vivre  son  collège  au  mi- 
lieu des  orages  de  la  Révolution  et  d'y  avoir  main- 
tenu la  discipline  et  le  niveau  des  études.  Au  mo- 
ment de  son  élection,  il  venait  de  publier  une 
traduction  assez  médiocre  de  la  Politique  d'Aristote. 
Baudin  des  Ardennes  mourut  le  14  octobre  1799 


1.  Né  à  Sedan  le  18  décembre  1746,  mort  à  Paris  le  H  octobre 
1799. 

2.  Né  à  Semur  (Côte-d'Or)  le  1er  juillet  1751,  mort  à  Paris  le 
15  septembre  1813. 


LA  SCIENCE  SOCIALE.  287 

et  fut  remplacé  par  Bigot  de  Préameneu,  plus  tard 
ministre  des  cultes  sous  l'empire,  mais  qui  n'a  ja- 
mais rien  écrit. 

La  section  de  législation,  dans  sa  composition 
première,  ne  contenait  qu'un  seul  prêtre,  Daunou, 
encore  ne  Pavait-il  été  que  malgré  lui.  Champagne, 
qui  remplaça  Pastoret  en  1797,  n'était  que  diacre, 
mais,  à  ce  titre,  il  appartenait  au  clergé  et  avait 
prêté  le  serment  prescrit  par  la  constitution  civile. 
La  section  comptait  dans  ses  membres  un  serviteur 
fidèle  de  la  monarchie,  Pastoret,  qui  s'était  offert 
pour  défendre  Louis  XVI.  Tous  les  autres  étaient 
républicains.  Merlin,  seul,  était  régicide.  Daunou, 
Garran-Coulon,  Baudin  des  Ardennes  avaient  voté 
et  parlé  avec  fermeté  contre  la  mort.  Gambacérès 
avait  voté  comme  eux,  mais  en  demandant  pardon 
de  tant  d'audace,  et  en  donnant  quelque  prise  à  l'é- 
quivoque par  l'ambiguïté  de  son  langage.  Ils  étaient 
tous  avocats,  à  l'exception  de  Daunou,  qui  avait 
voulu  l'être,  et  qui  était  versé  dans  les  matières, 
alors  si  importantes,  du  droit  canon,  et  de  Cham- 
pagne, dont  la  présence  dans  la  section  de  législa- 
tion est  évidemment  une  anomalie,  et  qui  fut  ap- 
paremment placé  là  pour  avoir  fait  une  traduction 
médiocre  de  la  Politique  d'Aristote,  car  je  ne  lui 


iS8        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

découvre  pas  d'autre  titre.  Il  est  le  seul  membre 
de  la  section,  et  un  des  rares  membres  de  la 
classe,  qui  ne  se  mêlèrent  point  des  affaires  pu- 
bliques et  ne  firent  partie  d'aucune  assemblée. 
Daunou,  Cambacérès,  Merlin  et  Pastoret  sont,  à 
divers  titres,  des  hommes  illustres;  les  autres  ne 
s'élèvent  pas,  ou  s'élèvent  peu  au-dessus  de  la  mé- 
diocrité. 

Bonaparte,  qui  n'aimait  pas  Daunou,  mais  qui 
connaissait  les  hommes,  disait  de  lui  que,  quand  il 
acceptait  une  mission,  on  pouvait  être  sûr  qu'il 
la  remplirait  bien .  Si  Daunou  avait  eu  le  choix 
entre  les  classes  de  l'Académie,  il  est  probable 
qu'il  aurait  choisi  la  troisième.  Il  s'est  mêlé  aux  af- 
faires par  devoir,  et  avec  supériorité  ;  son  goût  l'at- 
tirait surtout  vers  les  livres.  Quand  il  fut  plus  tard 
appelé  dans  l'Académie  des  inscriptions,  il  lui  sem- 
bla sans  doute  qu'il  rentrait  chez  lui.  Il  n'en  fut  pas 
moins  un  des  membres  les  plus  laborieux  de  la 
classe  des  sciences  morales  et  politiques.  Il  en  fut 
quatre  fois  secrétaire  (il  faut  se  rappeler  que  les 
secrétaires  étaient  élus  pour  un  an).  Il  en  fut  aussi 
le  président.  On  le  choisissait  dans  les  grandes  occa- 
sions, pour  parler  au  nom  de  la  classe  et  quelque- 
fois au  nom  de  l'Institut. 


LA   SCIENCE  SOCIALE.  289 

Il  fit  des  communications  nombreuses.  L'une  de 
ces  communications  convient  parfaitement  à  la  sec- 
tion et  à  la  classe;  c'est  une  étude  sur  le  vote  au 
scrutin.  Ce  sujet  avait  déjà  tenté  les  philosophes, 
notamment  Condorcet  et  Borda.  Rcederer  avait,  de 
son  côté,  communiqué  à  la  classe  un  mémoire  sur 
la  majorité  nationale,  sur  la  manière  dont  elle  se 
forme  et  les  signes  auxquels  on  peut  la  reconnaître. 
Rien  de  plus  confus  que  les  élections  aux  états  gé- 
néraux, qui  se  firent  par  ordres  et  par  bailliages, 
suivant  des  coutumes  diverses,  sans  règlement  gé- 
néral, sans  volonté  dirigeante.  Les  élections  se  firent 
pendant  toute  la  période  révolutionnaire  suivant 
des  systèmes  très  divers;  on  n'y  peut  signaler 
comme  caractère  persistant  que  la  nécessité  de 
payer  un  impôt  pour  exercer  le  droit  électoral  : 
l'impôt  exigé,  ou  le  cens,  était  très  minime;  mais 
il  y  avait  un  cens,  si  petit  qu'il  fût,  et  Ton  n'était 
citoyen  actif  qu'à  condition  d'être  inscrit  au  rôle 
des  contributions.  La  constitution  de  4791  établis- 
sait des  élections  à  deux  degrés,  et  réglait  que,  pour 
être  citoyen  actif,  votant  dans  les  assemblées  pri- 
maires, il  fallait  être  Français,  âgé  de  vingt-cinq  ans, 
domicilié  et  payer  une  contribution  directe  au 
moins  égale  à  la  valeur  de  trois  journées  de  travail. 


290        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

II  fallait  payer  une  contribution  directe  plus  élevée 
pour  être  nommé  électeur.  La  constitution  de  l'an 

III  conservait  le  suffrage  à  deux  degrés;  mais,  pour 
donner  entrée  dans  les  assemblées  primaires,  elle 
abaissait  l'âge  à  vingt  et  un  ans,  et  se  contentait 
d'une  contribution  directe  personnelle  ou  foncière, 
dont  elle  ne  fixait  pas  la  quotité.  De  même  que  la 
constitution  de  4791,  elle  obligeait  les  assemblées 
primaires  à  choisir  les  électeurs  parmi  des  citoyens 
payant  un  certain  impôt  dont  elle  fixait  le  chiffre. 
Ainsi  le  nombre  et  même,  dans  une  certaine  me- 
sure, la  propriété  étaient  représentés;  mais  on 
n'accordait  aucune  représentation  aux  passions, 
aux  intérêts  professionnels,  aux  opinions,  c'est  à 
dire,  aux  minorités.  Daunou  se  proposait  de  le 
faire  par  un  système  compliqué  et  arbitraire  qui 
prouve  seulement  qu'il  voyait  les  inconvénients  et 
les  vices  du  suffrage  universel.  Personne  à  cette 
date  n'aurait  osé  mettre  en  pratique  le  suffrage 
universel  direct  et  sans  condition  de  cens.  Il  était 
dans  la  constitution  de  1793;  mais  les  auteurs 
mêmes  de  cette  constitution  avaient  eu  peur  de  leur 
œuvre,  et  n'avaient  eu  rien  de  plus  pressé,  après 
l'avoir  faite,  que  de  la  suspendre. 

Les   autres   communications  de   Daunou  sont 


LA  SCIENCE  SOCIALE.  29t 

bibliophile  et  d'un  bénédictin  :  un  mémoire 
Sur  V  origine  de  V  imprimerie;  des  observations  Sur 
les  cours  de  bibliographie  qu'on  essayait  d'intro- 
duire dans  l'enseignement  des  écoles  centrales;  un 
mémoire  Sur  la  classification  des  livres  d'une  bi- 
bliothèque. Cette  préoccupation  de  la  bibliographie 
était,  chez  Daunon,  toute  naturelle;  on  comprend 
qu'elle  ait  été  assez  générale  parmi  les  savants  dans 
le  siècle  de  l'Encyclopédie.  Il  était  assurément  sin- 
gulier d'introduire  un  pareil  enseignement  dans 
les  écoles  secondaires  :  il  y  a  bien  peu  de  personnes, 
même  éclairées,  même  lettrées,  qui  possèdent  de 
grandes  bibliothèques.  Il  est  vrai  que,  vers  la  fin 
du  siècle  dernier,  les  bibliothèques  des  commu- 
nautés religieuses,  des  parlements  et  des  châteaux 
avaient  été  expropriées;  on  avait  brûlé  et  détruit 
beaucoup  de  livres ,  le  reste  avait  été  entassé  pêle- 
mêle,  de  sorte  qu'un  grand  nombre  de  communes 
avaient  un  besoin  urgent  d'habiles  bibliothécaires. 
Le  mémoire  de  Daunou  contient  une  histoire  du 
système  bibliographique  depuis  le  vie  siècle  jus- 
qu'à la  fin  du  xvme,  et  une  analyse  des  classes,  des 
genres,  des  espèces  que  présentent  les  grandes 
collections  de  livres.  Entre  les  diverses  classifica- 
tions employées  ou  proposées  pendant  trois  siècles, 


292        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

il  donne  la  préférence  à  celle  qui  a  été  surtout 
fixée  par  les  catalogues  de  Martin,  Barrois,  Sallier, 
Debure.  Ce  n'est  pas  que  cette  classification  lui 
paraisse  conforme  au  vrai  système  des  connaissances 
humaines  ;  mais  il  pense  qu'elle  est,  plus  qu'aucune 
autre,  fondée  sur  l'état  positif  des  livres  qui  com- 
posent les  grandes  bibliothèques.  Il  y  fait  d'ailleurs 
plusieurs  modifications. 

Quoique  membre  de  la  section  de  législation, 
Daunou  ne  croyait  pas  déroger  en  s'occupant  de  bi- 
bliographie. Cambacérès  ne  se  vit  pas  plus  tôt  classé 
parmi  les  philosophes  qu'il  entreprit  un  ouvrage 
sur  la  science  sociale.  C'était  viser  bien  haut;  le 
temps  et  peut-être  le  talent  lui  manquaient  pour 
cela.  Il  n'avait  fait  jusque-là  qu'une  sorte  d'exposé 
des  motifs  du  projet  de  code  civil,  et  des  rapports 
sur  divers  titres  du  Gode.  C'étaient  là  des  œuvres  de 
jurisconsulte  où  il  excellait.  Quand  il  voulut  n'être 
que  philosophe,  il  se  perdit  dans  les  généralités 
vagues.  L'ouvrage  qu'il  méditait  aboutit  à  un  dis- 
cours, et  ce  discours  n'aboutit  à  rien.  Il  est  dans 
le  tome  III  de  la  collection  de  la  classe.  «  Autant  le 
bonheur  est  nécessaire,  dit  en  commençant  Cam- 
bacérès, autant  il  est  difficile  de  le  mettre  en  ac- 
tion. »  II  pense  qu'on  peut  mettre  le  bonheur  en 


LA  SCIENCE  SOCIALE.  293 

action  «  par  les  arts,  les  lois  et  la  morale;  les  arts 
qui  approprient  la  nature  à  nos  besoins;  les  lois 
qui  garantissent  la  propriété;  et  la  morale,  qui 
supplée  à  l'impuissance,  et  souvent  à  l'impré- 
voyance de. la  loi  ».  Il  dit  aussi  que  le  premier  des 
arts  est  l'agriculture;  qu'après  elle,  la  propriété 
est  «  la  pierre  angulaire  de  la  société  »,  et  que  «  la 
sauvegarde  de  la  société  est  le  gouvernement  ».  Il 
ne  veut  pourtant  pas  être  injuste  envers  l'industrie. 
«  L'industrie  est  le  complément  de  l'agriculture. 
Ce  sont  deux  sœurs  qui,  par  leur  société  entre  elles, 
enfantent  la  société  générale.  »  Il  se  plaint  que 
l'industrie  ait  sacrifié  la  gloire  d'être  utile  à  la 
gloire  de  plaire.  Il  faut  lui  savoir  gré,  au  milieu 
de  tout  cela,  d'avoir  assez  bien  compris  les  rapports 
de  l'économie  politique,  de  la  législation  et  de  la 
morale.  Ces  trois  sciences  doivent  concourir  à  for- 
mer la  science  sociale.  «  Elle  est  tout  entière  à 
créer,  car  jusqu'ici  l'esprit  d'intolérance  avait  em- 
pêché son  progrès.  » 

Merlin  a  laissé  des  traces  plus  sérieuses  de  son 
passage  dans  la  seconde  classe.  Il  s'est  particuliè- 
rement préoccupé  de  la  nécessité  d'un  Gode  uni- 
versel et  uniforme  pour  toute  la  République,  et  de  la 
question  de  savoir  si  les  ambassadeurs  d'une  puis- 


294-        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

sance  sont  personnellement  assujettis  aux  lois  de 
l'Étatauprès  duquel  ils  sont  accrédités.  Ses  mémoires 
sur  ce  dernier  sujet  sont  détaillés  et  instructifs.  Il 
décide  pour  la  négative.  Les  infractions  commises 
par  l'ambassadeur,ou  l'envoyé  accrédité,  ne  peuvent 
être  que  la  matière  de  négociations  entre  les  deux 
États,  ou  l'occasion  d'une  rupture.  Le  mémoire  sur 
la  nécessité  d'un  Gode  unique  n'a  pas  seulement 
l'importance  d'une  théorie;  il  pouvait  être  utile  de 
faire  cette  démonstration  en  l'an  VIII.  Aujourd'hui, 
ce  que  nous  avons  peine  à  comprendre,  c'est  que 
l'unité  de  législation  ait  été  si  longue  à  se  produire 
dans  un  grand  État.  Avant  la  Révolution,  le  roi  était 
le  seul  législateur,  c'est-à-dire  que  chaque  chance- 
lier ou  garde  des  sceaux,  l'un  après  l'autre,  pouvait 
faire  de  nouvelles  lois  sans  se  soucier  de  les  mettre 
d'accord  avec  les  lois  anciennes.  Il  y  avait  en  outre 
les  coutumes  des  vieilles  provinces  et  la  multipli- 
cité des  parlemeats,  qui  étaient  indépendants  les 
uns  des  autres.  Nous  n'avions  d'unité  ni  dans  la 
loi,  ni  dans  la  jurisprudence.  L'enregistrement  et 
les  remontrances  n'étaient  qu'un  palliatif  impuis- 
sant contre  la  toute-puissance  royale.  Quand  arriva 
la  Constituante,  on  fut  sans  doute  préoccupé  avant 
tout  de  supprimer  les  privilèges;  puis,  quand  les 


LA  SCIENCE   SOCIALE.  295 

privilèges  furent  abolis,  de  supprimer  aussi  la 
royauté.  Mais  l'Assemblée  comptait  dans  son  sein 
trop  de  jurisconsultes  éminents  pour  qu'on  oubliât 
de  placer,  à  côté  des  lois  politiques,  les  lois  consti- 
tutives de  la  famille  et  de  la  propriété.  On  se  mit  à 
la  besogne  avec  une  activité  admirable,  une  science, 
une  fécondité  de  moyens,  une  philosophie,  une  pré- 
cision, qu'on  n'a  depuis  retrouvées  au  même  degré 
dans  aucune  autre  assemblée.  Par  malheur,  l'As- 
semblée était  unique  et  absolue,  ce  qui  augmentait 
dans  une  proportion  énorme  sa  puissance  de  des- 
truction et  sa  puissance  de  création.  Elle  s'était 
fait  un  règlement,  dont  elle  était  maîtresse, 
comme  de  tout  le  reste.  Elle  avait  même  inséré 
dans  son  règlement  des  dispositions  destinées  à 
le  supprimer;  telle  était  la  déclaration  d'urgence, 
dont  on  faisait  alors,  et  dont  on  a  fait  depuis,  un 
si  pernicieux  usage.  Une  institution  passait  pour 
inébranlable  :  un  député  obscur  avait  tout  à  coup 
la  fantaisie  de  l'attaquer;  son  idée  paraissait 
bonne  à  ceux  des  députés  qui  se  trouvaient  dans 
la  salle,  et  dans  un  clin  d'œil  l'institution  était 
balayée.  Quelque  laborieux,  présent  par  hasard, 
avait  beau  crier  qu'une  commission  était  nommée 
depuis  longtemps  pour  cette  affaire,  et  qu'elle  ache- 


296        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

vait  de  l'étudier,  on  ne  l'écoutait  pas.  On  brisait.  Les 
autres  députés,  en  entrant  dans  la  salle,  apprenaient 
tout  à  coup  que  l'institution  était  à  bas.  Ils  n'avaient 
qu'une  ressource  ;  c'était  de  proposer,  séance  te- 
nante, de  la  rétablir,  ce  qui  arrivait  assez  souvent. 
Il  en  était  de  même  pour  les  lois  qui  créaient.  On 
•faisait  une  loi,  qui  restait  dans  le  procès-verbal  de 
;  la  séance,  n'arrivait  pas  jusqu'au  pouvoir  exécutif, 
,  et  n'était  pas  même  connue  de  ceux  qui  étaient  censés 
l'avoir  faite.  De  là  une  quantité  de  lois  contradic- 
toires, ou  de  lois  inutiles  parce  qu'elles  ne  faisaient 
que  renouveler  une  loi  faite  incognito  quelques 
jours  auparavant,  ou  de  lois  en  contradiction  les 
unes  avec  les  autres.  De  là,  surtout,  une  quantité  de 
lois  tellement  effroyable,  qu'il  devenait  impossible 
à  un  administrateur  ou  à  un  juge  de  s'y  recon- 
naître. Tant  qu'il  y  eut  un  roi,  un  veto,  une  promul- 
gation, il  en  résulta,  non  pas  de  l'ordre  assurément, 
mais  quelque  ombre,  quelque  apparence  de  régu- 
larité. Quand  l'Assemblée  fut  absolument  et  défini- 
tivement émancipée,  ce  fat  un  véritable  déborde- 
ment de  législature.  Merlin  montrait,  par  cette 
vicieuse  organisation  du  corps  législatif,  les  lois 
s'ajoutant  incessamment  aux  lois  sans  aucune  règle; 
trente  ou  quarante  mille  lois  nouvelles,  qu'il  fallait 


LA    SCIENCE   SOCIALE.  297 

combiner  avec  les  débris  des  anciennes  lois  :  étrange 
confusion  qu'envisageait  avec  effroi  la  conscience 
des  magistrats  obligés  de  suivre  la  loi,  et  qui  la 
voyaient  s'échapper  et  se  perdre  devant  eux.  Mais, 
au  milieu  de  ce  chaos,  Merlin  discernait  des  prin- 
cipes lumineux,  concordants,  féconds ,  qu'il  ne 
s'agissait  plus  que  de  rapprocher  et  de  déve- 
lopper. Jamais  aucun  peuple  n'avait  eu  autant  de 
matériaux  encombrants  et  inutiles,  jamais  aussi 
aucun  peuple  n'en  avait  eu  d'aussi  parfaits.  Le  Code 
était  là,  tout  entier,  sous  les  yeux  de  Merlin,  comme 
la  statue  est  dans  le  bloc  de  marbre  pour  l'œil  du 
sculpteur  qui  en  a  conçu  et  arrêté  toutes  les  lignes. 
Baudin  des  Ardennes  qui  ne  fit  guère  que 
traverser  l'Institut,  puisqu'il  mourut  le  14  octobre 
1 799,  avait  eu  le  temps  d'y  lire  plusieurs  mémoires. 
Le  premier  avait  pour  objet  V Esprit  de  faction 
considéré  par  rapport  à  son  influence  sur  divers 
gouvernements.  Il  définit  ainsi  ce  qu'il  appelle  la 
l'action.  «  C'est  une  association  qui,  pour  l'intérêt 
d'un  ou  plusieurs  particuliers,  tend  à  renverser  le 
gouvernement  établi,  soit  pour  lui  en  substituer 
un  autre,  soit  seulement  pour  le  modifier,  soit 
enfin  pour  le  faire  passer  en  de  nouvelles  mains 
sans  qu'il  change  de  nature,  et  sans  que  sa  forme 


298        UNE  A.GADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

soit  altérée.  »  Les  factions,  dans  une  monarchie, 
ne  sont  redoutables  que  pour  l'autorité  du  prince; 
mais ,  dans  une  république,  «  elles  s'attaquent  à 
la  masse  entière  des  citoyens,  puisqu'elles  mettent 
en  péril  la  liberté  générale,  qui  est  le  patrimoine 
de  tous  ». 

Le  second  mémoire  de  Baudin  des  Ardennes 
porte  ce  titre  :  Les  Clubs  et  leurs  rapports  avec  V or- 
ganisation sociale.  C'est  un  long  travail,  dont  les 
conclusions  sont  très  sages,  sans  avoir  rien  de  bien 
nouveau.  Les  clubs  ont  rendu  des  services;  ils  sont 
devenus  dangereux  quand  ils  ont  été  transformés 
en  pouvoir  public  irresponsable.  L'auteur,  montre 
bien  les  aspirations  à  la  domination  exclusive  qui 
rendirent  le  club  des  Jacobins  si  puissant  et  si  per- 
nicieux, et  le  fatal  enseignement  qu'y  recevaient  les 
hommes  du  peuple,  dressés,  pour  ainsi  dire,  par 
les  orateurs  de  clubs,  à  la  haine,  à  l'ambition  et  à 
la  paresse.  Il  entre  dans  des  détails,  il  cite  des 
anecdotes,  qu'on  peut  lire  encore  avec  intérêt 
comme  peinture  de  mœurs,  quoique  Baudin  soit 
loin  d'être  un  peintre. 

Sa  troisième  communication  fut  un  mémoire 
écrit  avec  beaucoup  de  soin,  avec  trop  de  soin, 
comme  tout  ce  qu'il  faisait,  sur  l'origine  de  la  loi, 


LA    SCIENCE   SOCIALE.  299 

sa  définition,  ses  différentes  espèces,  et  le  style  qui 
lui  convient.  Il  passe  successivement  en  revue  la 
loi  fondamentale  ou  politique,  la  loi  criminelle  ou 
pénale,  la  loi  civile,  la  loi  militaire,  la  loi  fiscale,  et 
enfin  la  loi  de  police,  sans  qu'il  y  ait  rien  de  bien 
instructif  à  retenir  dans  les  observations  qu'elles 
lui  suggèrent.  Il  insiste  fortement,  à  propos  de  la 
loi  fiscale,  sur  la  nécessité  de  donner  à  l'impôt  une 
base  proportionnelle.  €  Il  n'y  a,  dit-il,  que  la  plus 
grossière  ignorance  qui  puisse  méconnaître  ce 
principe,  dont  la  violation,  au  lieu  de  créer  des 
ressources,  accroît  l'embarras  du  gouvernement, 
qu'elle  expose  à  des  troubles.  »  On  peut  remarquer 
que,  dans  sa  classification  des  lois,  il  n'introduit 
pas  la  loi  commerciale. 

Baudin  lut  aussi  un  mémoire  Sur  l'ostracisme. 
Quelque  temps  après,  Legrand  de  Laleu,  associé  de 
la  classe,  traita  de  nouveau  le  même  sujet.  La  ques- 
tion était  à  cette  époque  fort  débattue.  Montesquieu 
avait  fait  l'éloge  de  l'ostracisme  comme  d'une  con- 
damnation profitable  à  la  chose  publique,  et  dont 
les  conséquences  pénibles  sont,  pour  l'individu  qui 
la  subit,  rachetées  et  comme  effacées  par  la  gloire. 
La  fameuse  théorie  de  l'absorption,  qui  est  le  grand 
ressort  delà  constitution  de  Siéyès,  est  la  forme  la 


300        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

plus  adoucie  de  l'ostracisme,  et  n'en  est  pas  moins 
l'ostracisme.  Nous  voyons  que  ce  sujet  fut  traité 
par  plusieurs  membres  de  l'Institut,  parce  qu'il 
était  une  des  préoccupations  de  l'opinion.  Les 
proscriptions,  comme  conséquence  d'un  coup 
d'État,  sont  la  forme  brutale  de  l'ostracisme,  et 
l'absorption  en  est  la  forme  clémente.  Baudin 
discute  très  clairement  tout  cela,  et  il  montre  que 
l'ostracisme  n'est  qu'un  déni  de  justice  déguisé 
sous  le  grand  nom  de  salut  public.  «  L'erreur  des 
partisans  de  l'ostracisme  consiste,  dit-il,  à  con- 
fondre la  tranquillité  publique  avec  la  sécurité  de 
ceux  qui  gouvernent.  »  La  thèse  que  soutient  Bau- 
din, et  qui  lui  fait  beaucoup  d'honneur,  surtout 
quand  on  se  rappelle  à  quel  moment  il  écrivait, 
est  la  thèse  même  du  respect  inviolable  de  la  léga- 
lité. 

Il  composa  aussi,  pour  l'Institut,  deux  mémoires, 
l'un  sur  la  liberté  de  la  presse,  et  l'autre  sur  la 
liberté  des  cultes.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable 
dans  son  mémoire  sur  la  liberté  des  cultes,  c'est  la 
définition  qu'il  en  donne  :  il  l'appelle  la  liberté  de 
la  pensée.  Il  veut  qu'on  les  tolère  tous,  pourvu 
qu'ils  soient  tolérants.  Cette  restriction  ainsi  for- 
mulée sert  bien  souvent  à  supprimer  la  liberté 


LA   SCIENCE   SOCIALE.  301 

tout  en  la  proclamant.  Il  serait  plus  juste  et  plus 
vraiment  philosophique  de  dire  qu'il  faut  admettre 
tous  les  cultes,  et  même  les  cultes  intolérants,  en 
protégeant  la  liberté,  par  de  bonnes  lois,  contre 
leur  intolérance. 

Il  prit  une  importante  part  aux  travaux  de  l'In- 
stitut pour  arriver  au  règlement  des  funérailles; 
mais  cette  question  n'est  pas  particulière  à  la  classe, 
quoiqu'elle  s'en  soit  préoccupée  plus  qu'aucune 
autre;  je  l'ai  traitée  à  part,  à  cause  de  son  im- 
portance, dans  le  chapitre  XIII,  où  j'ai  réuni  tout  ce 
qui  intéresse  à  la  fois  la  classe  des  sciences  morales 
et  les  deux  autres  classes  de  rinstitut. 

J'ai  déjà  rappelé  que  Champagne  avait  été  intro- 
duit dans  la  section  de  législation  pour  avoir  fait 
une  traduction  de  la  Politique  d'Aristote.  C'était  un 
homme  estimable,  qui  se  rendit  utile  en  faisant, 
comme  secrétaire,  un  compte  rendu  des  travaux  de 
la  classe,  et  en  écrivant  une  notice  sur  Creuzé-La- 
touche  qui  mourut  le  25  octobre  1800.  On  a  de  lui 
des  Vues  sur  V  instruction ,  sans  grande  originalité. 
Il  était  plutôt  habile  administrateur  que  grand 
pédagogue.  Il  eut  l'idée  de  se  servir  de  la  connais- 
sance d'Aristote  qu'il  croyait  avoir  acquise  par  sa 
traduction  de  la  Politique  pour  faire  une  disser- 


302        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

tation  en  règle  sur  la  morale  de  ce  philosophe.  Son 
mémoire  n'a  par  lui-même  aucune  valeur;  mais  il 
est  curieux  de  voir  comment  on  appréciait,  sous 
le  Directoire,  les  diverses  écoles  de  philosophie,  et 
dans  quel  ordre  on  les  classait.  L'honnête  Cham- 
pagne ne  parvient  pas  à  dissimuler  son  admiration 
pour  Aristote,  et  pourtant  il  craint  de  la  laisser 
trop  voir.  Il  s'échappe  jusqu'à  dire  que  «  la  méta- 
physique d'Aristote  est  souvent  celle  des  Locke  et 
des  Condillac  »  ;  mais,  quelques  pages  plus  loin, 
le  comparant  à  Helvétius,  il  assure  qu'Helvétius 
lui  est  bien  supérieur,  c  La  marche  d'Helvétius 
est  plus  régulière,  parce  que  ses  connaissances 
sont  plus  sûres.  Il  laisse  à  Aristote  son  style  sec 
et  sévère,  et  il  orne  le  sien  de  toutes  les  grâces 
de  l'imagination  et  de  l'esprit.  »  Il  faut  conclure 
que,  dans  la  pensée  de  Champagne,  Aristote  est 
inférieur  à  Helvétius,  mais  qu'il  ne  l'est  pas 
énormément.  Il  présente  cette  pensée  sous  di- 
verses formes.  «  Aristote  n'a  pas  saisi  ce  principe 
si  bien  développé  par  Locke,  Hobbes,  Condillac, 
que  nous  recevons  nos  idées  par  nos  sensations  ; 
mais  il  l'entrevoit;  souvent  même  il  emploie,  pour 
établir  l'influence  des  habitudes,  les  preuves  qui 
tiennent  à  la  belle  théorie  des  sensations  ;  un  pas 


SCIENCE  SOCIALE.  303 

le  plus,  et  il  arrivait  à  la  vérité.  »  Champagne  fut 
deux  ans  secrétaire  de  la  classe.  Il  passa,  en  1803, 
dans  la  classe  d'histoire  et  de  littérature  ancienne, 
où  il  était  plus  à  sa  place. 

Les  associés  de  la  classe  de  science  sociale  étaient 
Legrand  Delaleu,  àXouvion  (Aisne),  dont  j'ai  men- 
tionné plus  haut  un  Mémoire  sur  V ostracisme;  Da- 
vid Houard,  à  Dieppe,  ancien  associé  de  l'Académie 
des  inscriptions  ;  Ramond,  à  Strasbourg  :  Ramond 
fut  élu  en  1 802  membre  résident  delà  première  classe 
(section  d'histoire  naturelle  et  de  minéralogie), 
et  ne  fut  pas  remplacé  dans  la  seconde  classe  ;  Rai- 
mond,  à  Saint-Domingue,  homme  de  couleur; 
RigotdePréameneu,àRennes;  Bigot  de  Préameneu 
ayant  été  élu  membre  résident  pour  remplir  la  place 
deBaudin  des  Ardennes  fut  lui-même  remplacé  par 
Massa,  résidant  à  Nice;  enfin,  Grouvelle,  qui  était 
à  Copenhague  au  moment  de  son  élection.  Les  choix 
n'étaient  pas  très  éclatants.  Cependant  David  Houard 
était  un  savant  très  distingué,  auquel  on  doit 
des  travaux  sur  les  coutumes  anglo-normandes,  et 
un  dictionnaire  analytique  de  la  coutume  de  Nor- 
mandie; Ramond,  qui  fut  préfet  de  l'Empire  et 
conseiller  d'État  sous  la  Restauration,  s'était  signalé 
par  son  courage  et  son  éloquence  à  l'Assemblée 


3lU        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

législative;  il  a  publié,  comme  naturaliste,  de  nom- 
breux et  intéressants  ouvrages.  Bigot  de  Préameneu 
est  peut-être  le  plus  connu  de  tous  les  associés  de 
la  section  ;  il  le  doit  à  la  place  de  ministre  des  cultes 
qu'il  a  occupée  en  1808  après  la  mort  de  Portalis. 
Avec  Merlin,  Tronchet,  Portalis,  Cambacérès,Treil- 
hard,  il  a  pris  part  à  la  rédaction  du  code  civil; 
c'est  son  principal,  et  presque  son  seul  mérite. 
Grouvelle  est  un  ancien  secrétaire  du  prince  de 
Gondé,  qui  a  fait  de  petits  vers,  de  petites  pièces, 
un  grand  nombre  de  brochures  politiques,  et  qui 
est  surtout  célèbre  pour  avoir  accompagné  Garât 
au  Temple  en  qualité  de  secrétaire  du  pouvoir 
exécutif,  et  donné  lecture  à  Louis  XVI  de  la  sen- 
tence qui  le  condamnait  à  mort. 

La  section  proposa,  et  fit  adopter  par  l'Académie 
pour  sujet  de  prix  à  décerner  en  Tan  VIII  la  ques- 
tion suivante  : 

«  Quelles  doivent  être,  dans  une  république  bien 
constituée,  l'étendue  et  les  limites  du  pouvoir  du 
père  de  famille?  » 

Le  concours  n'ayant  pas  produit  de  bons  résultats 
la  première  année,  fut  prorogé  à  l'an  IX,  mais  sans 
obtenir  un  meilleur  succès.  La  question  fut  retirée 
après  ces  deux  épreuves. 


LA   SCIENCE  SOCIALE.  305 

La  section  avait  proposé  cette  autre  queslion  : 
«   Quels  sont  les  moyens  de  perfectionner  en 
France  l'institution  du  jury?  » 

Le  prix  fut  partagé  par  égalité  entre  le  citoyen 
Bourguignon,  juge  au  tribunal  de  la  Seine,  et  le 
citoyen  Canard,  qui  avait  été  professeur  de  mathé- 
matiques à  l'école  centrale  de  Moulins.  Canard  est 
l'auteur  de  plusieurs  ouvrages  scientifiques.  Bour- 
guignon (Bourguignon  du  Mollard)  a  été  un  in- 
stant ministre  de  la  police  avant  Fouché,  en  1799. 


2<> 


X 


LA    SECTION    D    ECONOMIE    POLITIQUE. 


Les  économistes  avaient  tenu  une  grande  place,  à 
la  fin  de  l'ancien  régime.  Ils  faisaient  bande  à  part, 
et  même  plusieurs  bandes,  car  ils  étaient  dès  l'ori- 
gine divisés  en  différentes  sectes.  On  les  comptait 
parmi  les  philosophes,  parce  qu'ils  combattaient 
les  abus.  Ils  ne  touchaient  pas  à  tous,  comme  les 
philosophes -proprement  dits;  la  religion,  qui  était 
un  des  principaux  champs  de  bataille,  l'inégalité 
des  classes,  la  mauvaise  organisation  de  la  justice, 
les  réformes  politiques  n'étaient  pas  de  leur  do- 
maine. Ils  se  renfermaient  dans  l'étude  de  la  pro- 
duction et  de  la  richesse.  Ils  avaient  surtout  à 
combattre  l'organisation  fiscale,  les  lois  sur  le 
commerce  intérieur  et  extérieur  et  les  corporations 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  307 

d'arts  et  métiers.  Ils  apportaient  un  certain  nom- 
bre de  principes  auxquels  ils  adhéraient  comme 
les  fidèles  au  Credo  de  leur  Église,  et  des  faits 
en  abondance,  scientifiquement  observés,  ce  qui 
était  une  grande  force  dans  un  temps  où  les  recen- 
sements en  tous  genres  étaient  rares,  mal  conçus, 
mal  vérifiés  et  tenus  secrets.  Pour  quelques-uns 
qui  s'efforçaient,  comme  l'abbé  Galiani,  de  rendre 
leurs  démonstrations  attrayantes,  la  plupart  affec- 
taient dans  leurs  écrits  l'austérité  des  sciences 
abstraites.  On  ne  les  lisait  pas,  et  on  n'en  était 
que  plus  persuadé  de  leur  science  et  de  leur  com- 
pétence. Ils  avaient  pour  ardents  ennemis  tous 
ceux  dont  ils  attaquaient  les  privilèges.  Au  moment 
de  la  création  de  l'Institut,  la  ruine  des  corpo- 
rations était  depuis  longtemps   consommée;  les 
philosophes  et  la  multitude  s'étaient  trouvés  d'ac- 
cord pour  les  abolir,  pour  en  effacer  jusqu'aux 
derniers  vestiges  et  pour  rendre  leur  retour  à 
jamais  impossible.   De  même  on    avait    adopté, 
au  début  de  la  révolution,  le   principe  de  l'éga- 
lité et  de  la  proportionalité  de  l'impôt.  Le  pre- 
mier  instinct  du  peuple,  dès  qu'il   a  la  force  en 
main,  est  de  détruire  les  privilèges.  L'œuvre  de 
destruction  était  donc  presque  accomplie,  mais 


308        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

toutes  les  questions  économiques  pour  les  éta 
blissements  à  créer  restaient  à  l'étude  parmi  les 
savants,  elles  étaient  profondément  ignorées  des 
masses;  les  législateurs  eux-mêmes  y  étaient  pour 
la  plupart  étrangers;  on  n'avait  aucun  système  ar- 
rêté sur  l'assiette  et  le  recouvrement  de  l'impôt, 
sur  l'intérêt  et  le  change,  sur  l'importation  et  l'ex- 
portation, sur  les  douanes,  sur  les  octrois,  sur  les 
rapports  des  ouvriers  fit  des  patrons,  des  indus- 
triels et  des  commerçants,  des  commerçants  entre 
eux  et  avec  le  public.  A  mesure  qu'une  difficulté  se 
présentait,  on  appliquait  un  remède  empirique  qui 
n'était  qu'un  palliatif  temporaire,  ou  qui,  pour 
supprimer  un  mal,  en  créait  un  autre  plus  redou- 
table. Un  long  temps  s'écoula  avant  que  les  hommes 
d'étude  et  d'expérience  acquissent  de  l'autorité 
dans  les  assemblées,  et  qu'on  pût  voir  poindre  un 
système,  une  idée  générale  dans  les  lois  fiscales  et 
économiques  qui  se  succédaient  sans  relâche.  Une 
académie  où  se  seraient  rencontrés  des  financiers 
et  des  économistes  aurait  rendu  au  gouvernement 
etaux  conseils  législatifs  le  service  le  plus  éminent, 
en  leur  apportant  des  lumières  qu'ils  n'avaient  pas, 
et  dont  ils  ne  pouvaient  se  passer.  C'était  bien  peu, 
pour  tant  de  questions   à  résoudre   sans  délai, 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  309 

qu'une  section  de  six  membres.  On  la  composa 
d'éléments  assez  disparates. 

Le  Directoire  nomma  Sieyès  et  Creuzé-Latou- 
che.  Les  élections  amenèrent  Dupont  de  Nemours, 
Lacuée,  Talleyrand,  Rœderer.  A  la  mort  de  Creuzé- 
Latouche,  qui  eut  lieu  le  14  octobre  1800,  il  fut 
remplacé  par  le  consul  Lebrun.  Les  noms  sont 
presque  tous  éclatants,  mais  la  section  ne  contient 
pas  d'autres  économistes  que  Dupont  de  Nemours 
et  Rœderer. 

.  Le  Directoire,  ou,  pour  mieux  dire,  le  comité 
d'instruction  publique  de  la  Convention,  n'avait 
pensé  ni  à  l'un  ni  à  l'autre.  On  a  le  droit  de  s'éton- 
ner qu'il  n'ait  pas  mis  Sieyès  dans  la  section  de 
législation,  où  il  aurait  dû  être  appelé  l'un  des 
premiers,  et  qu'il  l'ait  placé  dans  l'économie  poli- 
tique à  laquelle  rien  ne  le  rattachait. 

Sieyès1,  ou,  comme  on  l'appela  longtemps,  l'abbé 
Sieyès,  car  il  avait  été  chanoine  en  Bretagne,  vicaire 
général  de  Chartres  et  membre  de  l'assemblée  du 
clergé),  avait  quarante  ans  lorsqu'il  publia,  à  la 
veille  delà  Révolution,  trois  brochures  dont  voici  les 
titres  :  —  Essai  sur  les  privilèges.  —  Qu'est-ce  que 

1.  Né  à  Fréjus  le  3  mai  1748,  mort  à  Paris  le  20  juin  183G. 


310        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

le  tiers-état  ?  —  Moyens  d'exécution  dont  les  repré- 
sentants de  la  France  pourront  disposer  en  4789. 

Ces  brochures  n'étaient  pas  improvisées  sous 
l'impulsion  de  l'opinion  publique.  Sieyès  avait  lon- 
guement et  mûrement  réfléchi,  et  il  s'était  formé, 
par  l'étude  et  la  méditation,  des  doctrines  qu'il  expo- 
sait dans  un  style  sobre,  clair  et  didactique,  et  qui 
furent  celles  de  toute  sa  vie.  Son  écrit  sur  le  tiers 
état  eut  un  succès  prodigieux,  parce  qu'il  reposait 
sur  une  idée  juste,  qu'il  répondait  à  une  passion 
ardente,  et  qu'il  se  résumait  en  une  formule  claire. 
«  Qu'est-ce  que  le  tiers-état?  Tout.  Qu'a-t-il  été 
jusqu'à  présent  dans  Tordre  politique?  Rien.  Que 
demande-t-il?  A  devenir  quelque  chose.  »  Il  deman- 
dait plus  que  cela;  mais,  en  1788,  il  se  contentait 
de  l'égalité  pour  commencer. 

Sieyès  fut  élu  membre  des  états  généraux.  Il  s'y 
montra,  dans  les  journées  décisives  de  1789,  non 
pas  un  des  premiers,  mais  le  premier.  Le  clergé  et 
la  noblesse  s'obstinaient  à  délibérer  séparément;  il 
dit  au  tiers-état  :  «  Vous  êtes  l'Assemblée  nationale  !  » 
Le  roi  faisait  donner  aux  députés  l'ordre  de  se 
séparer  ;  il  leur  dit  :  «  Nous  sommes  aujourd'hui 
ce  que  nous  étions  hier  :  délibérons.  »  Après  avoir 
fait  échec  aux  deux  aristocraties  et  au  roi,  il  effaça 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  311 

jusqu'au  souvenir  des  vieux  privilèges  provinciaux 
en  divisant  la  France  par  départements  et  en  la 
soumettant  à  une  administration  uniforme.  Au  lieu 
d'une  volonté  calme  et  d'une  ambition  toujours 
dominée  par  un  égoïsme  prudent,  donnez-lui  l'élo- 
quence, l'amour  du  bruit,  et  autant  d'audace  dans 
l'action  qu'il  en  avait  dans  la  pensée,  et  il  égalera 
les  plus  grands  de  ses  contemporains  en  puissance  et 
en  renommée.  Mais  il  ne  lui  plut  pas  de  lutter  de  front 
contre  les  erreurs  de  la  Révolution;  il  s'effaça,  pen- 
dant les  années  terribles,  moitié  par  dédain,  moitié 
par  peur  :  «  Silence  coupable  »,  avait  dit  Mirabeau 
à  la  tribune.  Non  seulement  il  se  taisait;  mais  dans 
certaines  circonstances  solennelles,  où  il  fallait 
beaucoup  risquer  pour  bien  voter,  il  votait  mal.  Lui 
qui,  à  la  république,  préférait  la  monarchie,  «  par- 
ce qu'elle  donne  plus  de  liberté  au  citoyen  »,  vota 
la  mort  du  roi.  Il  la  vota  sans  phrase,  et  on  lui  mit 
dans  la  bouche  ce  mot  «  la  mort  sans  phrase  »  qu'il 
n'avait  pas  prononcé.  On  lui  demandait  ce  qu'il 
avait  fait  sous  la  Terreur.  Il  répondit  :  «  J'ai  vécu.  » 
Quand  il  y  eut  un  peu  d'ordre  et  de  sécurité,  il 
consentit  à  se  mêler  aux  affaires  du  dehors,  non  à 
celles  du  dedans.  Il  refusa  une  première  fois  la 
place  qui  lui  fut  offerte  dans  le  Directoire.  Il  y  entra 


312        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

pourtant  sur  la  fin,  et  voyant  que  les  hommes  et  la 
constitution  étaient  également  impuissants, il  songea 
à  faire  une  constitution  conforme  à  ses  idées,  et  rêva 
d'y  jouer  le  premier  rôle.  «  Il  me  faut  une  épée, 
dit-il.  »  Ce  ne  pouvait  être  que  Bonaparte.  Bona- 
parte vint  et  ne  se  laissa  pas  faire  sa  part.  Il  prit 
tout.  Sieyès  rentra  pour  jamais  dans  le  silence; 
mais,  cette  fois,  en  s'assurant  le  titre  de  sénateur  et 
de  gros  revenus.  C'était  un  homme  dont  toutes  les 
pensées  se  tournaient  en  dogmes,  et  toutes  les 
défaites  en  abdications.  Il  fallait  toujours  qu'on 
acceptât  sa  pensée  ou  sa  démission.  Il  fut  exilé 
sous  la  Restauration,  et  mourut  à  quatre-vingt- 
huit  ans,  silencieux  jusque  dans  la  mort,  car  il  n'a 
laissé  aucun  mémoire. 

Sieyès  au  début  de  sa  vie  était  entré  dans  le  clergé, 
comme  on  y  entrait  le  plus  souvent  à  cette  époque, 
c'est-à-dire  qu'entre  plusieurs  carrières,  il  avait 
choisi  celle-là  :  c'était  toute  sa  vocation.  Même  quand 
il  était  chanoine  en  Bretagne  ou  vicaire- général  à 
Chartres,  il  lisait  Locke  et  Condillac  plutôt  que  des 
livres  de  théologie.  Les  électeurs  pensèrent  à  lui 
pour  le  siège  métropolitain  de  Paris  :  il  les  avertit 
qu'il  n'accepterait  pas.  Il  disait  :  c  Je  n'ai  jamais 
ni  prêché  ni  confessé.  »  Quand  on  lui  demanda  le 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  313 

10  novembre  de  livrer  ses  lettres  de  prêtrise,  il 
répondit  qu'il  n'en  avait  plus;  qu'il  avait  déposé 
depuis  plusieurs  années  tout  caractère  ecclésias- 
tique, qu'il  ne  connaissait  d'autre  culte  que  celui 
de  la  liberté,  ni  d'autre  religion  que  celle  de  l'hu- 
manité et  de  la  patrie.  Il  se  montra  assez  assidu 
aux  séances  de  la  seconde  classe  de  l'Institut,  mais 
il  est  probable  qu'il  ne  prit  que  peu  de  part  aux 
travaux  de  la  section.  A  la  première  constitution  du 
bureau,  il  fut  élu  président.  On  lui  donna  un  vice- 
président  contre  l'usage  (Grégoire).  Il  fut  d'ailleurs 
absent  de  France  en  1798,  comme  ambassadeur  à 
Berlin,  et  il  ne  rentra  que  pour  faire  partie  du 
Directoire. 

Greuzé-Latouche1  était  un  membre  de  la  Con- 
stituante et  de  la  Convention,  qui  avait  voté  contre 
la  mort  du  roi  et  le  décret  du  maximum.  Il  fit  en- 
suite successivement  partie  du  conseil  des  Anciens, 
du  conseil  des  Cinq-Cents  et  du  Sénat  conservateur. 
Il  se  rendit  utile  dans  ces  diverses  assemblées  par 
ses  connaissances  spéciales  en  matière  d'agricul- 
ture et  de  finances.  Ses  rapports  et  ses  discours  sur 
les  subsistances,  sur  le  dessèchement  des  étangs,  et 


1.  Né  à  Chatellerault  (Vienne),  le  18  septembre  1 7-49,   mort  à 
Vaux  (Vienne),  le  23  octobre  1800. 


314        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DI  RECTOIR  E. 

surtout  sur  le  commerce  des  grains,  alors  soumis 
à  des  restrictions  et  à  des  prohibitions  extrêmement 
déplorables,  etpourlequelilréclamaitla plus  grande 
liberté,  le  désignèrent  au  comité  d'instruction  pu- 
blique de  la  Convention  pour  la  section  d'économie 
politique.  Il  est  naturel  aux  assemblées  délibérantes 
de  s'exagérer  la  valeur  des  services  rendus  dans  leurs 
commissions  et  leurs  bureaux.  Creuzé-Latouche 
avait  publié  en 4783 un  écrit  intitulé:  De  V union 
de  la  vertu  et  de  la  science  dans  un  jurisconsulte, 
et,  en  1790,  une  bonne  description  topographique 
du  district  de  Châtellerault.  C'est  avec  ce  mince  ba- 
gage qu'il  entra  à  l'Institut;  d'autres  membres  de  la 
fondation  y  furent  plus  déplacés  que  lui.  Son  prin- 
cipal titre  philosophique  est  sans  doute  d'avoir 
inspiré  à  la  commission  de  constitution,  dont  il  était 
membre,  l'idée  de  placer  une  déclaration  des  devoirs 
à  la  suite  de  la  déclaration  des  droits.  Il  donna  lec- 
ture à  la  classe  d'un  Essai  sur  la  tolérance  philoso- 
phique et  Vintolé'rance  religieuse,  inspiré  par  les 
idées  de  Jean-Jacques.  Tout  le  monde  alors  était  en 
philosophie  générale  avec-  Jean-Jacques;  en  philo- 
sophie spéciale,  avec  Condillac.  Creuzé-Latouche 
était  un  vrai  patriote.  C'était  un  galant  homme  dans 
la  vie  privée  et  un  modéré  dans  la  vie  publique.  Il 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  315 

mourut  en  1800.  Champagne  a  dit  de  lui,  dans  la 
notice  qu'il  lui  a  consacrée,  et  qui  fut  lue  dans  la 
séance  publique  du  15  germinal  an  X,  que  sa  ma- 
nière d'aimer  le  peuple  était  de  vouloir  qu'il  fût 
heureux;  «  mais,  disait-il,  l'aimer,  ce  n'est  pas 
adopter  ce  qui  lui  plaît,  c'est  faire  et  dire  ce  qui 
lui  est  utile  ». 

Dupont  de  Nemours1  s'appelait  en  réalité  Dupont, 
et  il  fut  député  de  Nemours  à  l'assemblée  consti- 
tuante. Delà  ce  nom  de  Dupont  de  Nemours.  Après 
avoir  beaucoup  voyagé,  beaucoup  publié,  rempli 
avec  talent  et  surtout  avec  dévouement  divers 
emplois,  secondé  Turgot  pendant  son  ministère 
avec  la  passion  d'un  sectaire  et  le  zèle  d'un  ami, 
Dupont  avait  pris  une  imprimerie  à  son  compte;  il 
était  même  imprimeur  de  l'Académie  des  sciences, 
et  il  prenait  sur  la  firme  de  sa  maison  le  titre  de 
Dupont,  député  de  Nemours.  C'était  un  monar- 
chique et  un  libéral,  mais  c'était  surtout  un  disciple 
de  Quesnay  et  un  philanthrope.  Voici  comment  le 
dépeint  Lacretelle  dans  son  Histoire  du  Directoire  : 
a  Aimable,  enjoué,  éminemment  courageux,  plein 
d'honneur,  né  pour  le  travail,  susceptible  de  beau- 

1.  Né  à  Paris  le  14  décembre  1739,  mort  dans  l'État  de  Dela- 
ware,  le  6  août  1817. 


31G        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

coup  d'illusions  et  sur  les  hommes  et  sur  les  événe- 
ments, enclin  à  l'esprit  systématique,  il  croyait 
toujours  marcher  vers  un  âge  d'or  que  la  raison 
enfanterait;  mais  l'injustice  et  le  crime  le  rendaient 
bouillant  d'indignation.  Il  paya  sans  doule  tribut  à 
Terreur;  mais  je  n'ai  pas  connu  d'homme  plus 
porté  à  sacrifier,  soit  au  bien  public,  soit  à  l'amitié, 
les  intérêts  de  sa  fortune  et  ceux  même  de  sa 
gloire.  »  C'est  un  portrait  charmant,  et  on  peut 
ajouter  qu'il  est  fidèle,  car  tous  les  contemporains 
lui  ont  rendu  la  même  justice.  Voici  encore  deux 
mots  qui  le  peignent  bien.  Pendant  l'émeute  du 
10  août,  il  accompagnait  Louis  XVI  dans  le  trajet 
des  Tuileries  à  l'Assemblée,  et  lui  faisait  une  barrière 
de  son  corps  :  «  Monsieur  Dupont,  lui  dit  le  roi,  on 
vous  trouve  toujours  où  l'on  a  besoin  de  vous,  » 
L'autre  mot  est  de  Turgot,  qui  l'aimait  tendrement 
et  connaissait  bien  ses  qualités  et  ses  faiblesses. 
«  Dupont  sera  toute  sa  vie,  disait-il,  un  jeune 
homme  d'une  brillante  espérance.  »  Il  est  très  vrai 
qu'il  eut  toute  sa  vie  le  courage  et  l'activité  de  la 
jeunesse.  La  longue  persécution  qu'il  subit,  la  pri- 
vation de  nourriture  et  de  sommeil  pendant  qu'il 
se  cachait  pour  échapper  à  la  Terreur,  les  angoisses 
de  la  prison,  l'exil  n'ôtèrcnt  rien  ni  à  ses  illusions 


L'ÉCONOMIE    POLITIQUE.  317 

ni  à  son  courage.  Il  se  retrouva  tout  entier  au 
conseil  des  Cinq-Cents.  Étranger,  sous  L'Empiré,  ta 
toute  fonction  publique,  il  multiplia  ses  écrits  en 
tous  genres  avec  une  fécondité  étonnante.  Il  lut  en 
1814  secrétaire  du  gouvernement  provisoire  qui 
prépara  la  Restauration;  puis,  après  le  retour  de 
File  d'Elbe,  croyant  sa  cause  définitivement  vaincue, 
il  prit  son  parti  en  brave,  et  retourna  en  Amérique  ; 
il  y  mourut  deux  ans  après,  âgé,  mais  non  pas 
vieux;  il  agit  et  il  écrivit  jusqu'à  la  fin  avec  l'exu- 
bérance et  l'imprudence  de  la  jeunesse.  Il  eût  fait 
des  œuvres  plus  solides  et  plus  durables  s'il  avait 
été  plus  sévère  pour  lui-même.  Ses  nombreux 
ouvrages  ont  les  qualités  et  les  défauts  d'une  con- 
versation brillante. 

Il  est  évident  que  tout  devait  rouler  sur  Dupont 
de  Nemours  et  Rœderer,  dans  la  section  d'éco- 
nomie politique;  car  on  ne  pouvait  raisonnable- 
ment compter  sur  des  hommes  tels  que  Sieyès, 
TalleyrandetmêmeLacuée.  Dupont  de  Nemours  se 
mit  résolument  à  la  besogne.  Il  communiqua  à  la 
classe  de  nombreux  extraits  d'un  ouvrage  qu'il  a 
publié  sous  le  titre  de  Philosophie  de  Vunivers.  Il 
n'était  pas  athée,  comme  Naigeon,  Volney,  Ca- 
banis;  il  n'était  pas  non  plus  déiste  à  la  façon 


318        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

de  Rousseau  et  de  Bernardin  de  Saint- Pierre. 
Voici  comment  il  parle  de  Dieu  dans  un  mémoire 
où  il  rend  compte  de  La  chaîne  des  êtres,  par 
Bonnet.  «  Partout  oùl'intelligence  se  manifeste,  il  y 
a  un  Dieu.  Il  y  en  a  un  dans  le  polype  et  peut-être 
plusieurs  ;  il  y  en  a  un  très  respectable  dans  l'élé- 
phant ;  il  y  en  a  un  admirable  dans  l'homme;  il  y 
en  avait  un  sublime  dans  Confucius,  dans  Locke, 
dans  Newton,  dans  Turgot;  il  y  a  le  dieu  des  dieux 
dans  l'univers.  3  II  lut  un  mémoire  sur  l'esclavage 
des  nègres  et  sur  l'utilité  de  former  des  établisse- 
ments à  la  côte  d'Afrique  pour  la  culture  du  sucre 
par  les  nègres  libres;  un  autre,  bizarrement  inti- 
tulé :  Des  courbes  politiques1;  un  autre,  dont  le 
titre  n'est  pas  moins  étrange:  Pourquoi  la  plupart 
des  chemins  sont  torlus,  et  pourquoi  il  est  rare  que 
les  hommes  et  les  gouvememens  marchent  droit; 
un  autre  qu'il  appelle  Le  Serpent,  ou  Commentaire 
sur  le  second  chapitre  de  la  Genèse,  d'autres  sur  le 
Shastavendum,  le  Boun  de  Hesch,  et  plusieurs 
questions  de  mythologie  orientale.  A  la  séance 
publique  du  15  nivôse  an  V,  il  lut  un  mémoire 


I.  Il  s'agit  de  l'impôt  et  de  la  production  représentés  par  deux 
courbes,  de  manière  à  former  ce  qu'on  appellerait  aujourd'hui  un 
tableau  graphique. 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  319 

sur  la  Sociabilité  et  la  Moralité  des  chiens,  des 
renards  et  des  loups.  C'était  une  de  ses  singularités 
de  croire  à  l'intelligence  et  à  la  moralité  des  bêles, 
et  il  a  fait  plus  d'une  dissertation  sur  leurs  sciences, 
leurs  institutions  sociales  et  leur  langage.  Enfin, 
en  l'an  VII,  il  fut  nommé  pour  six  mois  président  de 
la  classe. 

11  lut  cette  même  année,  le  22  ventôse,  un 
mémoire  sur  le  Nombre  des  écoles  primaires  que 
Von  doit  établir.  Il  voit  clairement  la  difficulté,  qui 
consiste  à  priver  les  parents  des  services  de  leurs 
enfants,  ou  du  revenu  qu'on  peut  tirer  d'eux  en  les 
employant  à  un  métier.  Il  propose  de  faire  de 
petites  écoles  très  rapprochées  des  familles,  ouvertes 
à  l'heure  où  le  travail  est  terminé,  inspectées  plutôt 
que  dirigées  par  le  maître,  et  dans  lesquelles  un  élève 
plus  avancé  servirait  de  moniteur  à  huit  ou  dix  com- 
mençants. Le  jeudi,  il  y  aurait  une  leçon  du  maître 
lui-même  pour  toutes  les  écoles  ou  sections,  qui  ce 
jour-là  seraient  réunies.  C'est  le  fameux  système 
d'enseignement  mutuel,  qui  devint  si  célèbre  au 
début  de  la  restauration.  Mais  il  insiste  surtout,  et 
par  des  raisons  péremptoires,  pour  qu'on  établisse 
une  école  par  commune,  et  non  pas,  comme  le 
proposaient  quelques  personnes,  une   école   par 


320        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

canton.  Il  montre  fort  bien  qu'il  ne  s'agit  pas  seule- 
ment del'intérêt  des  familles,  mais  de  celui  de  l'État, 
de  sa  richesse,  de  sa  puissance.  Il  demande  que  les 
instituteurs  soient  bien  payés.  Il  fixe  ie  minimum  à 
cinq  ou  six  cents  francs,  en  demandant  qu'il  y  ait 
des  traitements  beaucoup  plus  forts.  Il  accepte, 
comme  propre  à  entretenir  le  zèle  des  maîtres,  la 
division  en  traitement  fixe,  et  en  revenu  propor- 
tionnel au  nombre  des  élèves.  Il  soutient  que  des 
instituteurs  bien  payés  et  bien  traités  par  la  Répu- 
blique formeront  d'honnêtes  gens  et  de  bons 
patriotes. 

Au  moment  où  il  lisait  ce  mémoire,  il  se 
disposait  à  quitter  momentanément  la  France  dans 
l'intérêt  de  ses  études  économiques.  L'amour  des 
voyages  l'avait  ressaisi.  Un  de  ses  biographes 
prétend  qu'il  voulait  s'éloigner  pour  échapper  défi- 
nitivement aux  vengeances  des  partis  et  à  une 
forme  de  gouvernement  qui  ne  garantissait  pas  la 
liberté  individuelle.  Il  avait  été  un  moment  désigné 
pour  la  déportation,  après  le  i8  fructidor,  et  il 
n'avait  évité  les  déserts  de  Sinnamari,  que  grâce 
à  la  courageuse  amitié  de  Chénier.  Peut-être  ces 
appréhensions  bien  naturelles  avaient-elles  pénétré 
dans  son  cœur  intrépide.  Il  est  plus  vraisemblable 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  321 

que  l'amour  de  la  science  le  poussait,  car  il  avait 
l'habitude  de  braver  le  danger,  ou  plutôt  de  ne  pas 
l'apercevoir.  L'Institut,  d'après  le  décret  organique, 
devait  nommer  tous  les  ans  six  de  ses  membres 
pour  voyager  ensemble  ou  séparément  et  faire  des 
recherches  sur  les  différentes  branches  des  con- 
naissances humaines  autres  que  l'agriculture. 
Dupont  de  Nemours  se  lit  nommer  et  partit,  sans 
compagnon,  pour  l'Amérique .  Ce  ne  fut  pas  un 
voyageur  négligent.  Sa  correspondance  commença 
avec  son  voyage.  La  classe  entendit  le  17  vendé- 
miaire an  VIII,  une  lettre  écrite  par  lui  de  l'ile  de 
Ré,  à  bord  de  V Aigle  américain.  Il  fut  décidé  que 
«la lettre  du  citoyen  Dupont,  qui  prouve  sa  belle 
Ame,  sa  sensibilité,  son  attachement  à  l'Institut,  et 
ses  regrets  d'en  être  éloigné,  serait  inscrite  en 
entier  au  procès-verbal,  et  qu'il  lui  serait  fait 
réponse  ». 

Les  mémoires  se  succédèrent  rapidement.  11 
envoie  à  la  classe  la  description  d'un  mollusque 
qu'il  croit  être  la  Scyllœa  pelasgica  de  Linné  ou  la 
Scyllœa  margaritacea  de  Bosc;  un  mémoire  sur 
la  force  des  courants  du  golfe  du  Mexique;  d'autres 
sur  la  nature  de  la  côte  à  Test  de  l'Amérique  septen- 
trionale, sur  des  îles  et  îlots  à  l'embouchure  de 


322        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

l'Hudson,  de  la  Passaïk  et  du  Rariton,  sur  la  forma- 
tion de  l'eau  dans  les  corps  animés,  sur  les  végétaux, 
les  polypes  et  les  insectes;  un  mémoire  étendu  Sur 
le  jardin  que  ta  République  possède  en  Amérique. 
Ce  dernier  mémoire  était  accompagné  de  différents 
échantillons  que  Dupont  de  Nemours  proposait  d'ac- 
climater en  Europe.  Nous  trouvons  encore  un  mé- 
moire, envoyé  des  États-Unis,  sur  la  théorie  des 
vents.  Il  rentra  en  France  en  4802,  et  passa  dans  la 
troisième  classe  de  l'Institut  à  la  réorganisation 
qui  eut  lieu  l'année  suivante. 

Lacuée1,  après  avoir  été  quelque  temps  capi- 
taine de  cavalerie,  avait  siégé  à  l'Assemblée  législa- 
tive, où  il  votait  avec  les  modérés.  Il  fut  parmi  les 
modérés  pendant  toute  la  Révolution,  et  parmi  les 
plus  préoccupés  de  leur  sécurité  personnelle.  Il  avait 
publié  quelques  écrits  militaires,  par  exemple  un 
Guide  de  V officier  particulier  en  campagne,  ou  con- 
naissances nécessaires  pendant  la  guerre  aux  offi- 
ciers particuliers.  C'est  aussi  des  questions  militaires 
qu'il  s'occupa  à  la  tribune,  et  plus  rarement,  mais 
avec  une  égale  compétence,  des  questions  finan- 


1.  Né  à  La  Massas,  commune  d'Hautefage  (Lot-et-Garonne),  le 
4  novembre  1752,  mort  à  Paris,  le  14  juin  1841. 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  323 

cières.  Il  remplit  plusieurs  emplois  importants  dans 
l'administration  de  la  guerre  et  fut  même  proposé 
pour  la  place  de  ministre.  Il  entra  dans  la  conspi- 
ration du  18  brumaire  et  resta  depuis  invariable- 
ment attaché  à  la  fortune  de  Bonaparte  qui  l'em- 
ploya grandement  et  le  combla  d'honneurs  et  de 
faveurs.  Il  était  connu,  dans  la  seconde  partie  de  sa 
vie,  sous  le  nom  de  comte  de  Cessac.  Gessac  était  le 
nom  de  sa  terre,  il  avait  même  porté  dans  sa  jeunesse 
le  nom  de  chevalier  de  Gessac;  il  fut  fait  comte  par 
Napoléon.  Il  est  difficile  de  dire  pourquoi  il  fut 
appelé  dans  la  seconde  classe  de  l'Institut  en  1795, 
et  comment  il  se  trouva  plus  tard  membre  de  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques  et  de 
l'Académie  française.  Il  fut  une  fois  président  de  la 
seconde  classe,  et  deux  fois  secrétaire;  il  fit  aussi 
partie  de  diverses  commissions.  Je  trouve  de  lui, 
à  la  séance  du  7  nivôse  an  VI,  une  lecture  Sur  la 
Force  armée;  mais  il  ne  paraît  pas  qu'il  ait  commu- 
niqué d'autre  mémoire,  ou  fait  personnellement 
aucun  rapport  de  quelque  étendue.  A  la  Légis- 
lative, Lacuée  avait  défendu  les  prêtres  réfrac- 
taires  dans  la  mesure  de  ce  qui  était  possible.  Il 
est  mort,  en  1841,  dans  les  sentiments  d'une 
grande  piété. 


324        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Talleyrand 1  a  été  tout,  et  a  été  mêlé  à  tout  dans 
sa  longue  carrière.  Ce  qu'il  a  été  le  moins,  c'est 
académicien.  On  aurait  dû  le  mettre  dans  la  section 
de  législation,  où  l'appelaient  le  rôle  qu'il  avait 
joué  à  la  Constituante,  et  le  célèbre  rapport  sur 
l'instruction  publique,  qui  est  h  la  fois  une  loi  el 
un  livre.  Il  ne  faut  pas  croire  cependant  qu'il  fût 
déplacé  dans  la  section  d'économie  politique.  11 
avait  acquis,  dans  l'administration  des  affaires  du 
clergé,  dont  il  était  agent  général  avant  la  Révolu- 
tion, une  connaissance  approfondie  des  questions 
de  finances.  C'était  un  de  ces  esprits  studieux, 
réfléchis,  actifs,  qui  comprennent  vite  et  bien,  ne 
se  contentent  pas  d'à  peu  près,  ne  s'occupent  que 
du  côté  pratique  des  choses,  le  discernent  avec 
facilité,  le  jugent  avec  bon  sens  et  en  tirent  rapi- 
dement toutes  les  conséquences  utiles.  Il  sembla, 
dans  les  commencements,  qu'il  allait  être  un 
membre  assidu  et  zélé.  Il  lut  deux  grands  mé- 
moires, qui  furent  très  justement  remarqués,  et  il 
accepta  la  place  de  secrétaire;  mais  il  venait  à 
peine  de  commencer  ses  fonctions,  quand  le  Direc- 
toire lui  confia  le  ministère  des  relations  exté- 

1.  Né  à  Paris  le  2  février  175  i,  mort  le  17  mai  1838. 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  325 

rie  ares.  A  partir  de  ee  moment,  il  appartint  à  la 
diplomatie  et  à  la  haute  politique,  qui  lui  réser- 
vaient un  rôle  si  brillant,  et,  à  certaines  heures 
solennelles,  si  prépondérant. 

Talleyrand  avait  quarante  ans  lorsqu'il  entra  à 
F  Institut.  Destiné,  comme  aîné  d'une  grande  famille, 
à  la  carrière  des  armes,  un  accident,  qui  le  rendit 
boiteux,  le  condamna  à  entrer  dans  l'Église.  On  le 
mit  àSaint-Sulpice,  et  on  l'y  oublia,  jusqu'au  mo- 
ment où  il  fut  en  âge  d'être  évêque,  comme  il  con- 
venait à  un  abbé  de  sa  maison.  Il  se  forma  seul.  Il 
était  intelligent,  il  devint  instruit;  il  était  hardi,  il 
devint  réservé;  il  était  ardent,  il  devint  contenu; 
il  était  fort,  il  devint  adroit1.  Il  disait  lui-même 
que  la  théologie  était  l'école  de  la  diplomatie, 
parce  qu'elle  donnait  au  raisonnement  de  la  sou- 
plesse et  de  la  force.  Dans  l'éloge  de  Reinhard,  qu'il 
prononça  en  1838  devant  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  après  avoir  dit  que  Reinhard 
avait  étudié  la  théologie  à  la  faculté  protestante  de 
Tubingue,  il  cite  avec  complaisance  une  liste  de 
grands  négociateurs  qui  avaient  commencé  par  étu- 
dier la  théologie  :  le  chancelier  Duprat,  le  cardinal 

1.  M.    Mignet,   Xotlce   sur  Talleyrand,  lue  à  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques  le  11  mai  183U. 


326        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

d'Ossat,  le  cardinal  de  Polignac,  enfin  de  Lyonne, 
parce  qu'il  avait  été  élevé  par  son  père  devenu  évê- 
que  de  Gap.  En  sortant  de  Saint-Sulpice,  Talley- 
rand  entra  dans  le  monde  sous  le  nom  d'abbé 
de  Périgord.  Il  y  entrait,  dit  M.  Mignet,  en  mécon- 
tent, prêt  à  y  agir  en  révolutionnaire.  Il  obtint,  dès 
l'abord,  la  réputation  d'un  homme  avec  lequel  il 
fallait  compter,  et  qui  ayant  un  beau  nom,  un 
grand  calme,  infiniment  d'esprit,  quelque  chose  de 
gracieux  qui  captivait,  de  malicieux  qui  effrayait, 
beaucoup  d'ardeur  contenue  par  une  prudence 
suffisante  et  conduite  par  une  extrême  adresse, 
devait  nécessairement  réussir.  Quand  Voltaire  re- 
vint à  Paris  pour  y  faire  jouer  Irène,  et  pour  y 
mourir,  l'abbé  de  Périgord  le  vit  deux  fois.  Ce  fut 
la  première  puissance  devant  laquelle  il  s'inclina. 
Devenu  agent  général  du  clergé,  c'est-à-dire  admi- 
nistrateur de  ses  intérêts  et  de  sa  fortune  tempo- 
relle, il  s'associa  à  son  ami  le  comte  de  Choiseul-. 
Gouffier  pour  armer  un  corsaire  contre  les  Anglais. 
Évêque  d'Autun  en  1788,  il  parut  dans  l'assemblée 
générale  du  clergé  de  son  diocèse,  et  y  demanda 
l'égalité  des  classes,  et  la  liberté  des  intelligences. 
Il  fut  élu  membre  de  l'Assemblée  constituante,  où 
il  se  prononça  le  premier  contre  les  mandats  im- 


:ONOMIE   POLITIQUE. 

pératifs.  Après  le  14  juillet,  il  fit  partie  de  la  com- 
mission de  huit  membres  chargée  de  préparer  la 
constitution.  Il  proposa  et  fit  adopter  l'unité  des 
poids  et  mesures,  provoqua  la  suppression  des 
loteries,  prit  une  part  importante  à  la  réforme  des 
impôts,  rédigea  la  loi  de  l'enregistrement,  dé- 
montra la  nécessité  de  fonder  une  caisse  d'amor- 
tissement pour  assurer  le  crédit  public,  et  apprit 
le  premier  à  l'Assemblée  nationale  qu'il  lui  fallait 
deux  milliards  pour  éviter  la  banqueroute,  que  le 
clergé  les  avait,  qu'elle  avait  le  droit  de  les  lui 
prendre,  et  le  devoir  de  les  remplacer  par  l'établis- 
sement du  budget  des  cultes1.  11  ne  fut  pas  de  ceux 
qui  proposèrent  la  constitution  civile  du  clergé, 
mais  il  y  donna  son  plein  assentiment.  Il  prêta  le 
serment  qu'elle  exigeait,  et  ce  fut  lui  qui,  avec 
Tévêque  de  Lidda,  Gobel,  depuis  évêque  de  Paris, 
consacra  les  évoques  constitutionnels.  Ce  fut  lui 
aussi  qui  provoqua  la  fédération  du  14  juillet  1790, 
et  qui,  ce  jour-là,  célébra  la  messe  au  Champ 
de  Mars,  devant  trois  cent  mille  spectateurs.  Là 
finit  sa  carrière  ecclésiastique.  Menacé  d'excom- 

1.  Il  en  parle  le  premier  dans  l'assemblée;  l'idée  était  loin 
d'être  nouvelle.  Puységur  avait  publié  tout  un  volume  pour 
démontrer  que  la  nation  devait  prendre  les  biens  du  clergé. 
Voyez  les  mémoires  secrets  de  Bachaumont,  t.  V,  p.  148  et  suiv. 


328        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

munication  par  le  pape,  séparé  de  l'église  ortho- 
doxe où  il  n'était  entré  que  malgré  lui,  après  avoir 
donné  à  la  nouvelle  Église  gallicane  une  adhésion 
éclatante,  et  écrit  aux  fidèles  de  son  diocèse  pour 
justifier  sa  conduite,  il  refusa  le  siège  métropolitain 
de  Paris  qu'on  lui  offrait,  donna  sa  démission  de 
l'évêché  de  Saône-et-Loire,  qui  lui  revenait  de 
droit  comme  évêque  d'Autun  assermenté,  et  rentra 
dans  la  vie  civile. 

Il  fut  alors  pour  un  moment  l'un  des  administra- 
teurs du  département  de  la  Seine.  Envoyé  deux  fois 
à  Londres,  avec  les  fonctions  d'ambassadeur,  mais 
sans  en  avoir  le  titre,  que  la  constitution  ne  per- 
mettait pas  de  lui  donner,  puis  revenu  en  France  peu 
de  temps  avant  le  10  août,  il  se  hâta  de  retourner 
en  Angleterre  sans  caractère  officiel,  mais  avec  des 
passeports  réguliers,  pour  ne  pas  encourir  les 
peines  de  l'émigration,  et,  suivant  quelques-uns, 
avec  une  mission  secrète  de  Danton.  Le  gouverne- 
ment anglais  l'expulsa,  pendant  qu'en  France 
Robespierre  le  mettait  hors  la  loi.  L'Europe  lui 
était  fermée  ;  il  partit  pour  l'Amérique.  Il  y  habitait 
depuis  deux  ans  dans  un  repos  qui  lui  était  odieux, 
et  il  était  sur  le  point  d'aller  chercher  du  nouveau 
dans  les  Grandes  Indes,  quand  il  apprit  que  la  Con- 


èoNOMIE   POLITIQUE.  B29 

vention,  désormais  indépendante  et  par  consé- 
quent modérée,  venait,  sur  la  proposition  de 
Ghénier,  de  le  rappeler  en  France.  Il  revint,  et 
entra  dans  la  seconde  classe  de  l'Institut,  en  atten- 
dant le  ministère  des  affaires  étrangères. 

Le  premier  mémoire  qu'il  lut  à  l'Institut  roulait 
Sur  les  relations  commerciales  des  États-Unis  avec 
V Angleterre.  On  s'était  persuadé,  en  France,  que  la 
haine  des  Américains  contre  le  gouvernement  bri- 
tannique, et  leur  reconnaissance  pour  notre  coopé- 
ration survivraient  à  la  guerre  de  l'Indépendance. 
Talleyrand  montre,  par  des  faits  incontestables, 
qtf  il  n'en  est  rien  ;  que  l'Angleterre  a  cessé  d'être 
impopulaire  depuis  qu'elle  a  cessé  d'être  oppres- 
sive; qu'elle  attire  les  Américains  par  la  commu- 
nauté d'origine,  de  langue,  d'habitudes  et  jusqu'à 
un  certain  point  de  législation  ;  qu'elle  a  eu  le  bon 
esprit,  aussitôt  après  la  paix,  d'oublier  ses  ran- 
cunes, d'envoyer  ses  marchandises  sur  les  marchés 
américains,  et  de  faire  de  si  longs  crédits  qu'on 
peut  presque  dire  que  c'est  l'argent  anglais  qui 
alimente  le  commerce  et  la  fabrication  américaines. 
Lesimportations  de  l'Angleterre  ont  plus  que  doublé, 
et  elle  n'a  plus  le  gouvernement  à  sa  charge,  de 
sorte  que  la  séparation,  faite  contre  elle,  lui  profite 


330        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

doublement.  Nous,  au  contraire,  qui  avons  donné 
pour  faire  la  séparation  notre  argent  et  notre  sang, 
nous  n'en  avons  retiré  qu'une  gloire  stérile.  Notre 
commerce  international  n'a  pas  augmenté;  nous 
ne  pouvons  soutenir  la  concurrence  avec  les  An- 
glais, ni  pour  la  qualité,  ni  pour  le  prix,  ni  pour  le 
crédit,  ni  pour  la  quantité,  ni  pour  l'appropriation 
des  articles  aux  usages  des  Américains.  Les  peuples 
ne  se  conduisent  pas  par  leurs  sentiments,  mais 
par  leurs  intérêts  et  leurs  besoins.  Les  Américains, 
dit-il,  sont  un  peuple  dépassionné,  qui  n'est  con- 
duit ni  par  l'amour,  ni  par  la  haine.  Ils  pensent 
que  notre  but,  en  venant  à  leur  aide,  a  moins  été 
de  les  servir,  que  de  nuire  à  l'Angleterre.  Notre 
ancien  gouvernement  n'était  pas  fait  pour  être  leur 
allié,  avec  sa  monarchie  absolue,  sa  religion  d'État 
et  son  commerce  réglementé  à  l'excès.  Il  ne  dit 
pas,  mais  il  laisse  voir  que  notre  gouvernement 
nouveau  a  remplacé  la  tyrannie  par  l'anarchie,  le 
fanatisme  religieux  par  le  fanatisme  de  l'impiété, 
qu'il  n'a  pas  diminué  les  tarifs  de  douane,  et  qu'il 
s'est  arrogé  le  droit  d'intervenir  dans  les  tarifs  de 
vente.  Il  résume  ainsi  ses  conclusions  qui  toutes 
sont  raisonnables,  dont  quelques-unes  sont  solide- 
ment prouvées  par  son  mémoire,  et  dont  une  ou 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  331 

deux  autres  ne  paraissent  pas  sortir  naturellement 
des  développements  qui  les  précèdent. 

«  Je  conclus,  dit-il,  1°  que  les  premières  années 
qui  suivent  la  paix  décident  du  système  commer- 
cial des  États,  et  que,  s'ils  ne  savent  pas  saisir  le 
moment  pour  la  tourner  à  leur  profit,  elle  se 
tourne  presque  inévitablement  à  leur  plus  grande 
perte; 

»  2°  Que  les  habitudes  commerciales  sont  plus 
difficiles  à  rompre  qu'on  ne  pense,  et  que  l'intérêt 
rapproche  en  un  jour,  et  souvent  pour  jamais,  ceux 
que  les  passions  les  plus  ardentes  avaient  armés 
pendant  plusieurs  années  consécutives  ; 

»  3°  Que  dans  le  calcul  des  rapports  quelconques 
qui  peuvent  exister  entre  les  hommes,  l'identité  de 
langage  est  une  donnée  des  plus  concluantes  ; 

»  4°  Que  la  liberté  et  surtout  l'égalité  des  cultes 
est  une  des  plus  fortes  garanties  de  la  sécurité 
sociale;  car  là  où  les  consciences  sont  respectées, 
les  autres  droits  ne  peuvent  manquer  de  l'être; 

ï  5°  Que  l'esprit  de  commerce,  qui  rend  l'homme 
tolérant  par  indifférence,  tend  aussi  à  le  rendre 
personnel  par  avidité;  et  qu'un  peuple  surtout 
dont  la  morale  a  été  ébranlée  par  de  longues  agi- 
tations, doit,  par  des  institutions  sages,  être  attiré 


332        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

vers  l'agriculture;  car  le  commerce  tient  toujours 
en  effervescence  les  passions,  et  toujours  l'agricul- 
ture les  calme; 

»  Enfin,  qu'après  une  révolution  qui  a  tout 
changé,  il  faut  savoir  renoncer  à  ses  haines  si  l'on 
ne  veut  renoncer  pour  jamais  à  son  bonheur.  » 

Il  est  curieux  de  voir  dans  cette  description  de 
l'Amérique,  faite  par  un  observateur  très  attentif 
et  très  intelligent,  qu'elle  compte  plus  de  quatre 
millions  d'habitants,  et  que  ses  manufactures  sont 
dans  l'enfance.  «  Quelques  forges,  quelques  verre- 
ries, des  tanneries,  et  un  assez  grand  nombre  de 
petites  et  imparfaites  fabriques  de  Casimir,  de  tricot 
grossier  et  de  coton,  dans  quelques  endroits,  ne 
servent  qu'à  attester  l'impuissance  des  efforts  faits 
jusqu'à  ce  jour.  » 

Le  second  mémoire  de  Talleyrand  fut  lu  à  la 
séance  publique  du  15  messidor  an  V.  Il  roule  sur 
les  avantages  à  retirer  de  colonies  nouvelles  dans 
les  circonstances  présentes.  L'auteur  part  de  ce 
principe  que  toute  révolution,  surtout  quand  elle 
est  libérale,  produit  dans  les  esprits  une  agitation 
qui  les  pousse  à  en  faire  une  autre.  Gela  n'a  pas  eu 
lieu  en  Amérique,  parce  qu'une  partie  du  terri- 
toire étant  déserte,  l'activité  des  esprits  s'est  tour- 


f 

L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  333 

née  vers  la  colonisation  intérieure.  En  Europe, 
nous  ne  pouvons  obtenir  le  même  effet  qu'en  re- 
courant à  des  émigrations  lointaines.  L'art  de  mettre 
les  hommes  à  leur  place  est  le  premier  peut-être 
dans  la  science  du  gouvernement;  mais  celui  de 
trouver  la  place  des  mécontents  est  à  coup  sûr  le 
plus  difficile;  et  présenter  à  leur  imagination  des 
lointains,  des  perspectives  où  puissent  se  prendre 
leurs  pensées  et  leurs  désirs,  est  une  des  solutions 
de  cette  difficulté  sociale.  Une  grande  tâche  à  rem- 
plir, de  grands  résultats  obtenus,  effaceront  les 
fâcheux  souvenirs  et  réconcilieront  les  hommes 
avec  leur  situation,  avec  leurs  semblables,  avec 
leur  patrie.  11  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  le  pense 
de  haïr  toujours. 

Les  colonies  dont  il  parle  ne  sont  pas  des  colonies 
pénales.  On  ne  peut  guère  attendre  des  colonies 
pénales  que  le  service  même  qu'on  leur  demande  : 
celui  de  débarrasser  la  mère  patrie  d'une  popula- 
tion gangrenée  et  flétrie.  L'émigration  qu'il  pro- 
pose est  une  émigration  volontaire;  les  colons  qu'il 
a  en  vue  peuvent  être  des  mécontents,  mais  ce  sont 
des  purs  et  des  forts  ;  et  les  stations  qu'ils  établis- 
sent pour  nous  dans  différents  points  du  globe, 
doivent  nourrir  notre  marine,  faciliter  nos  con- 


334        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

sommations,  et  servir  de  débouchés  à  nos  produits. 
Nous  devons  chercher  des  colonies  nouvelles  non 
seulement  pour  augmenter  le  nombre  de  celles  que 
nous  avons,  mais  pour  remplacer  celles  dont  la  perte 
est  imminente,  car  il  est  dans  la  nature  des  choses 
que  l'Amérique  émancipée  attire  à  elle  les  îles  voi- 
sines et  les  enlève  à  la  vieille  Europe.  Le  duc  de 
Ghoiseul,  un  de  nos  ministres  qui  a  eu  le  plus  d'a- 
venir dans  l'esprit,  avait  jeté  les  yeux  sur  l'Egypte 
comme  sur  une  contrée  qui  pourrait  au  besoin 
remplacer  notre  empire  colonial. 

Tout  nous  avertit  de  songer  à  de  nouvelles  colo- 
nies :  les  événements  qui  peuvent  briser  tout  à 
coup  d'anciennes  relations  ;  la  convenance  de  pla- 
cer la  culture  de  nos  denrées  coloniales  plus  près 
de  leurs  vrais  cultivateurs  ;  la  nécessité  de  former 
avec  les  colonies  les  rapports  les  plus  naturels, 
bien  plus  faciles  sans  doute  dans  des  établisse- 
ments nouveaux  que  dans  les  anciens  ;  l'avantage 
de  ne  point  nous  laisser  prévenir  par  une  nation 
rivale,  pour  qui  chacun  de  nos  oublis,  chacun  de 
nos  retards  en  ce  genre  est  une  conquête;  enfin, 
la  douceur  de  pouvoir  attacher  à  ces  entreprises  tant 
d'hommes  agités  qui  ont  besoin  de  projets,  et  tant 
d'hommes  malheureux  qui  ont  besoin  d'espérance. 


L'ÉCONOMIE   POLITQUE.  335 

Le  nom  de  Rœderer1  est  beaucoup  moins  écla- 
tant que  celui  de  Talleyrand.  Comme  homme  d'Etat 
et  comme  écrivain,  il  est  du  second  rang-,  mais 
dans  le  second  rang,  un  des  premiers.  Il  a  cet 
avantage  sur  son  illustre  confrère  dans  la  section 
d'économie  politique,  d'être  vraiment  un  écono- 
miste. 

Il  était  né  à  Metz  en  1754.  Son  père  avait  con- 
tribué à  l'expulsion  des  jésuites  et  au  rétablisse- 
ment de  l'ancien  parlement  après  ce  qu'on  appelait 
alors  «  la  révolution  de  Maupeou  ». 

11  hérita  de  la  reconnaissance  que  ces  deux  actes 
valurent  à  son  père  dans  l'esprit  de  ses  conci- 
toyens, et  fut  envoyé  par  eux  à  l'Assemblée  consti- 
tuante. Il  avait  d'ailleurs,  malgré  sa  jeunesse,  des 
titres  personnels  très  sérieux.  Membre  du  parle- 
ment de  Metz  depuis  qu'il  avait  atteint  l'âge  régle- 
mentaire de  vingt-cinq  ans,  il  avait  été  constam- 
ment chargé  par  ses  collègues  d'être  le  rédacteur 
des  remontrances,  de  jour  en  jour  plus  fréquentes, 
et  il  avait  déployé  dans  cette  tâche  délicate  du 
courage,  des  connaissances  et  de  l'éloquence.  Il 


1.  Né  à  Metz,  le  15  février  1751,  mort  à  Bois-Roussel  (Orne), 
le  17  décembre  1835. 


336        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIIÎE. 

s'était  en  outre  fait  un  nom  et  une  position  dans  la 
secte  encore  nouvelle  des  économistes. 

Quesnay  avait  le  premier  appris  à  la  France  à 
étudier  l'origine  et  la  nature  de  la  richesse.  Son 
erreur  était  de  tout  sacrifier  à  l'agriculture,  qui 
est  le  principal,  et  non  l'unique  facteur  de  la  for- 
tune publique.  Gournay,  qui  vint  après  lui,  étudia 
presque  exclusivement  les  manufactures.  Com- 
prendre l'importance  de  ces  deux  sources  du 
revenu  d'une  nation,  leur  faire  à  chacune  une  part 
équitable,  et  montrer  comment,  au  lieu  de  se 
combattre,  elle  doivent  se  soutenir  mutuellement, 
telle  était  la  tache  qu'il  fallait  désormais  accom- 
plir. Il  fallait  aussi  montrer  l'action  du  capital  sur 
le  travail  agricole  ou  industriel,  et  sur  le  com- 
merce ;  en  démêler  la  nature,  en  trouver  les  appli- 
cations les  plus  sûres  et  les  plus  rapides.  Turgot 
s'y  appliqua  en  France  comme  écrivain  et  comme 
ministre.  Il  tenta  d'éviter  la  révolution  en  la  ren- 
dant inutile  par  une  réforme,  tentative  impossible 
aux  yeux  de  quiconque  a  mesuré  la  grandeur  du 
mal,  et  connaît  les  allures  de  l'esprit  humain  et  les 
passions  des  masses  populaires,  mais  digne  assu- 
rément d'admiration  et  de  respect,  même  dans  sa 
défaite.  Au  moment  même  où  Turgot  succombait 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  337 

sous  la  coalition  des  ignorants  et  des  intéressés, 
Adam  Smith  publiait  à  Glasgow  ses  Recherches  sur 
la  nature  et  les  causes  des  richesses  des  nations, 
ouvrage  de  haute  portée  qui  fonda  définitivement 
la  science  économique.  Rœderer  avait  suivi  tout 
ce  mouvement  avec  une  attention  passionnée.  Il 
était  imbu  des  principes  de  Turgot  et  d'Adam  Smith , 
et  l'occasion  se  présenta  pour  lui  de  les  développer, 
enles  appliquant  à  la  question  capitale  des  douanes 
intérieures.  Le  système  protecteur  était  tellement 
développé  en  France  que  ce  n'était  pas  seulement 
cala  frontière  nationale,  mais  à  chaque   frontière 
provinciale  que  le  fisc  atteignait  l'importation  des 
matières  premières  et  des  objets   manufacturés. 
Les  producteurs  croyaient  gagner  en  se  réservant 
exclusivement  le  marché  de  leur  province;  mais  ils 
perdaient  pour  leurs  produits  les  marchés  exté- 
rieurs; ils  diminuaient  la  vente  sur  le  marché  local 
par  l'exagération  des  prix  ;  ils  subissaient  pour  tous 
les  produits  autres  que  le  leur  la  disette  et  la 
cherté  produites  par  leur  système,  et  enfin,  pour 
suprême  malheur,  ils  s'exposaient,  dans  les  temps 
calamiteux  ,  à  manquer  du  nécessaire  parce  qu'ils 
avaient  fermé  la  route  aux  produits  et  aux  denrées 
de  l'extérieur.  Il  ne  suffit  pas  de  lever  une  prohi- 

23 


338        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

bition  pour  que  le  commerce  prenne  aussitôt  un 
chemin  qui  lui  a  été  longtemps  fermé.  Rœderer 
fit  cette  démonstration  pour  le  public  français  dans 
un  ouvrage  qui  eut  un  succès  populaire,  qui  pré- 
céda de  bien  peu  l'abolition  de  toutes  les  barrières 
et  qui  certainement  y  contribua. 

A  l'Assemblée  constituante,  Rœderer  fit  partie 
du  comité  des  contributions;  il  s'y  rencontra  avec 
Dupont  de  Nemours  qui  était  son  ami,  et  Talleyrand. 
Le  comité  adopta  le  système  de  multiplier  les  impôts 
pour  les  rendre  moins  lourds,  et  pour  atteindre  plus 
sûrement  la  richesse  privée,  en  taxant  les  diffé- 
rentes formes  sous  lesquelles  on  la  développe  et  on 
en  jouit.  On  a  pu  se  demander  depuis  si  plusieurs 
des  impôts  imaginés  par  la  Constituante  n'ont  pas 
nui  au  développement  de  .la  richesse  en  la  frap- 
pant dans  sa  source  principale,  qui  est  l'activité 
humaine.  Mais  l'égalité  et  la  proportionnalité  de 
l'impôt,  la  recette  directement  opérée  par  l'État, 
la  répartition  habilement  faite,  les  fonds  facilement 
centralisés,  le  contrôle  exercé  avec  précision,  toute 
cette  organisation  qui  nous  semble  si  simple 
aujourd'hui,  et  qui  alors  succédait  à  tant  de  si 
incroyables  abus,  sont  une  des  gloires  de  l'Assem- 
blée, et  du  comité  qui  dirigea  ses  travaux  dans 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  339 

cette  partie  difficile.  Rœderer  fut  un  des  plus  actifs, 
des  plus  féconds,  et  des  plus  judicieux  membres 
de  ce  comité.  Il  rédigea  la  loi  sur  le  timbre,  la  loi 
sur  les  patentes,  révisa  le  tarif  des  douanes,  obtint 
le  reculement  des  douanes  à  l'extrême  frontière, 
fit  écarter  l'impôt  sur  la  rente,  qui  eût  été  la  ruine 
du  crédit  public,  et  proposa  le  système  d'organisa- 
tion du  trésor  qui  fut  adopté  par  l'Assemblée.  On 
sait  quel  fut  son  rôle  politique  comme  procureur 
général  syndic  du  département  de  la  Seine.  Au 
10  août,  il  fut  accusé  par  les  vainqueurs  d'avoir 
défendu  le  roi  contre  l'insurrection,  et  parles  vain- 
cus, de  l'avoir  livré  à  l'Assemblée.  Proscrit  pendant 
la  Terreur,  il  n'échappa  que  par  miracle  à  la  mort. 
Dès  qu'il  put  reparaître,  il  défendit  comme  journa- 
liste la  cause  des  opprimés,  et  s'opposa  même  à  la 
proscription  de  ceux  qui  l'avaient  proscrit.  Tel  était 
son  passé,. quand  il  entra  dans  l'Institut  national. 
11  n'avait  plus,  et  ne  voulait  plus  avoir  de  fonc- 
tions publiques;  mais  il  était  professeur  d'écono- 
mie politique  aux  écoles  centrales,  et  principal 
rédacteur  du  Journal  de  Parts.  Il  y  défendait  la 
politique  de  l'ordre,  et  sans  la  protection  de  Tal- 
leyrand,  il  aurait  été  l'un  des  proscrits  de  Thermi- 
dor. Il  fut  mêlé  très  activement  aux  préparatifs  du 


40        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

18  brumaire,  entra  au  conseil  d'État  comme  prési- 
dent de  section,  et  fut  des  lors  perdu  pour  l'Insti- 
tut. Son  zèle  avait  été  très  actif  pendant  les  pre- 
mières années. 

Il  est  remarquable  que  ses  travaux  à  l'Institut  ne 
portèrent  pas  principalement  sur  l'économie  poli- 
tique. Les  mémoires  qu'il  communiqua  à  la  classe 
roulèrent  l'un  Sur  la  composition  de  la  force  pu- 
blique clans  un  État  républicain,  un  autre  Sur  lu 
majorité  nationale,  sur  la  manière  dont  elle  se 
forme  et  sur  les  signes  auxquels  on  peut  la  recon- 
naître,  un  autre  Sur  les  institutions  funéraires 
convenables  dans  une  république,  un  autre  Sur  la 
composition  cVun  catéchisme  de  morale,  quelque 
chose  comme  les  manuels  d'instruction  civique  que 
l'on  fait  à  présent.  Il  donna  ensuite  des  observations 
Sur  les  deux  éléments  principaux  qui  composent 
r amour;  des  observations  Sur  les  deujv  éléments 
de  la  sociabilité  humaine,  V  imitation  et  T  habitude. 
Enfin,  revenant  aux  questions  politiques  après  cette 
double  excursion  dans  la  psychologie,  il  lut  des  ré- 
flexions Sur  la  rentrée  des  armées  à  la  paix,  et  sur 
le  danger  prétendu  du  licenciement  à  cette  époque. 
C'est  la  question  dès  armées  permanentes,  si  sou- 
vent débattue  et  toujours  si  mal  posée. 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  341 

A  la  séance  publique  du  15  messidor  an  V,  il  lut 
un  rapport  sur  le  concours  relatif  aux  emprunts 
dans  les  états  républicains.  Il  tient  que  ces  em- 
prunts sont  légitimes,  pourvu  qu'ils  n'engagent  pas 
les  finances  pendant  un  temps  trop  long.  Leur  in- 
convénient est  de  pousser  à  l'agiotage,  de  hausser 
le  taux  de  l'argent  et  celui  des  salaires;  leur  avan- 
tage, de  lier  les  citoyens  à  l'État,  et  l'État  au  bon 
ordre. 

Une  seule  mutation  se  produisit  dans  la  section 
d'économie  politique.  Greuzé-Latouche  mourut 
le  23  octobre  1800.  L'Iustilut  lui  donna  pour  suc- 
cesseur Lebrun,  qui  était  alors  troisième  consul. 
Les  trois  consuls  se  trouvèrent  ainsi  membres  de 
l'Institut.  Bonaparte  appartenait  à  la  première 
classe,  où  il  avait  remplacé  Garnot  après  la  pros- 
cription de  fructidor;  Gambacérès  faisait  partie  de 
la  classe  des  sciences  morales  et  politiques  depuis 
sa  fondation,  et  Lebrun  entra  dans  cette  même 
classe  le  25  janvier  4801. 

Lebrun1,  qui  fut  troisième  consul  et,  plus  tard, 
duc  de  Plaisance  et  architrésorier  de  l'empire, 


1.  Né  à  Saint-Sauveur    Laudelin   (Manche)  le  19  mars  173J, 
mort  au  château  de  Saint-Mesmc  (Seine-et-Oise)  le  16  juin  1824. 


34"2        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

étonna  tout  le  monde  par  sa  fortune,  et  en  fut 
étonné  lui-même.  Il  fut  un  des  hommes  les  plus 
sages  delaRévolution,  et,  jusqu'à  son  élévation  inat- 
tendue, un  des  plus  obscurs.  Il  ne  fit  aucune  action 
d'éclat,  en  bien  ou  en  mal,  et  arriva  à  tout  sans 
avoir  aucune  ambition.  On  a  dit  de  lui  qu'il  était 
un  instrument  excellent,  et  qu'il  se  mettait,  sans 
avoir  d'opinion  propre,  au  service  des  opinions  de 
son  maître.  C'est  un  jugement  sévère,  uniquement 
fondé  sur  ce  qu'après  avoir  été  le  secrétaire  et  le 
bras  droit  du  chancelier  Maupeou,  il  servit  l'em- 
pereur avec  le  même  zèle;  mais  il  faut  savoir  si, 
dans  les  deux  cas,  il  n'était  pas  fidèle  à-sa  doctrine, 
qui  consistait  à  vouloir  une  bonne  administration 
sous  un  maître  fort.  Ses  œuvres  littéraires  (la  tra- 
duction de  la  Jérusalem  délivrée,  de  Ylliade  et  de 
YOdyssée)  le  désignaient  pour  la  troisième  classe 
et  pour  la  section  de  poésie;  cependant  il  était  loin 
d'être  déplacé  dans  la  seconde  classe;  il  avait  des 
connaissances  et  de  l'habileté  dans  les  finances,  et 
il  en  avait  donné  des  preuves  à  l'Assemblée  consti- 
tuante, dont  il  était  membre. 

Les  membres  associés,  pour  la  section  d'économie 
politique,  étaient  Gallois,  Forbonnais,  Roume, 
Germain  Garnier,  Duvillard  et  Dianyère.  Plusieurs 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  343 

d'entre  eux  étaient  des  savants  distingués.  Quel- 
ques-uns contribuèrent  activement  aux  travaux 
de  la  classe. 

Gallois1  demeurait  à  Auteuil.  Il  était  ami  de 
Cabanis  et  faisait  partie  de  la  société  de  madame  Hel- 
vétius.  Il  avait  débuté,  en  1774,  par  un  poème  inti- 
tulé :  le  Retour  de  VâcjecVor,  ou  le  règne  de  Louis  XVI. 
Il  n'avait  alors  que  dix-neuf  ans.  Arrivé  à  la  matu- 
rité, il  ne  s'occupa  plus  que  de  politique  et  d'éco- 
nomie politique.  Il  publia  une  traduction  du  grand 
ouvrage  de  Filangieri,  la  Science  de  la  législation. 
La  mission  dont  il  fut  chargé  dans  la  Vendée,  pro- 
fondément agitée  en  1791  par  la  lutte  entre  les 
prêtres  réfractaires  et  les  prêtres  constitutionnels, 
lui  fit  beaucoup  d'honneur,  ainsi  qu'à  son  collègue 
Gensonné.  Plus  tard,  il  fut  chargé  de  plusieurs 
missions  diplomatiques,  devint  membre  duTribunat 
et  du  Corps  législatif,  et  donna  partout  des  preuves 
de  bon  sens  et  de  modération.  Il  fut  même  libé- 
ral, comme  l'était  la  société  d' Auteuil,  c'est-à-dire 
autant  qu'on  pouvait  l'être  sous  l'empire. 

Yéron  de  Forbonnais2  est  un  des  hommes  qui 

1.  Né  à  Aix  (Bouchcs-du-Rbône)  le  17  janvier  1761,  mort  le 
6  juillet  1829. 

'1.  Né  au  Mans  le  3  octobre  1722,  mort  à  Paris  le  11)  sep- 
tembre 180U. 


3i4        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

contribuèrent  le  plus  à  populariser  en  France  la 
science  de  l'économie  politique.  Il  était  né  au  Mans 
en  1 722,  et  n'avait  pas  moins  de  soixante-quinze  ans 
quand  il  fut  élu  membre  de  l'Institut.  Dans  sa  jeu- 
nesse, il  avait  voyagé  en  Italie  et  en  Espagne  poul- 
ies affaires  commerciales  de  sa  famille.  Ses  pre- 
mières publications  furent  un  extrait  du  livre  de 
YEsprit  des  lois,  avec  commentaire,  et  la  traduc- 
tion d'un  ouvrage  de  Ustariz,  écrit  en  espagnol  : 
Théorie  et  pratique  du  commerce  et  de  la  marine. 
Il  publia,    en   1753,  ses  Considérations  sur   les 
finances  d'Espagne  relativement  à  celles  de  France, 
qui  fondèrent  sa  célébrité  dans  les  deux  pays.  Il  ne 
cessa  dès  lors  de  combattre  le  système  d'impôts  qui 
existait  à  cette  époque,  et  montra  qu'il  était  aussi 
contraire  à  la  justice  et  à  l'égalité  des  citoyens,  que 
funeste  au  travail  national  et  à  la  forlune  publique. 
Son  grand  ouvrage  intitulé  Recherches  et  considé- 
rations sur  les  finances  de  France  depuis  1595^- 
qu'en.A79£,  c'est-à-dire  depuis  Sully  jusqu'à  Law, 
acheva  de  démontrer  à  tous  les  esprits  la  nécessité 
d'une  révolution  économique.  Il  multiplia  ses  efforts 
pour  simplifier  l'impôt,  et  on  l'accusa  môme  de 
rêver  l'impôt  unique,  qu'il  paraît  bien  difficile,  si- 
non impossible,  de  concilier  avec  la  justice;  mais 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  315 

ce  ne  fut  jamais  qu'un  rêve  à  ses  propres  yeux.  On 
lui  doit  encore  les  Éléments  du  commerce,  qui  ont 
été  longtemps  un  livre  classique.  Il  a  écrit  sur  le 
commerce,  sur  la  marine,  sur  les  monnaies,  sur 
l'agriculture,  sur  la  législation,  sur  la  diplomatie;  et 
il  trouvait  le  moyen  de  traduire  Tacite  et  l'Arioste, 
de  composer  une  tragédie  et  d'écrire  des  vers  à 
ses  moments  perdus.  11  fut  plusieurs  fois  employé 
dans  l'administration  des  linances,  où  il  fit  coura- 
geusement d'utiles  réformes.  Il  avait  acheté  une 
charge  de  conseiller  au  parlement  de  Metz;  mais 
il  vivait  ordinairement  dans  la  Sarthe,  et  il  n'en 
sortit  qu'en  4799,  chassé  par  la  guerre  civile.  Il 
mourut  à  Paris  le  20  septembre  1800. 

11  présenta  à  la  seconde  classe  de  l'Institut  deux 
mémoires,  l'un  Sur  le  genre  des  questions  dont  la 
science  de  V  économie  politique  comporte  la  solution 
exacte;  l'autre  Sur  la  circulation  des  denrées,  et 
V influence  du  numéraire  en  circulation.  Le  pre- 
mier de  ces  mémoires, *lu  le  17  ventôse  an  VIII,  est 
publié  in-extenso  dans  le  recueil  de  la  classe.  Il 
est  très  court;  c'est  plutôt  une  série  d'oracles, 
qu'une  définition  claire  de  la  science  et  des  princi- 
pales questions  qu'elle  est  appelée  à  résoudre.  On 
y  trouve  un  parallèle  remarquable  entre  la  situa- 


346   UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

tion  économique  de  l'Angleterre  et  celle  de  la 
France.  Il  ne  se  décide  pas  entre  l'impôt  territo- 
rial unique  et  l'impôt  de  consommation  unique,  et 
convient  qu'après  tout  «  l'abondance  de  la  collecte 
coule  par  divers  canaux  » .  Quoiqu'il  soit  théori- 
quement vrai  que  toute  imposition  se  termine,  en 
dernière  analyse,  en  contribution  territoriale  après 
des  circuits  plus  ou  moins  longs,  il  serait  dérai- 
sonnable de  verser  directement  la  charge  sur  la 
terre,  surtout  dans  un  pays  où  l'agriculture  n'a 
pas  assez  de  capitaux  à  sa  disposition;  où  les  fer- 
mages ne  se  soutiennent  que  par  les  délais  multi- 
pliés du  payement  et  la  longue  attente  des  proprié- 
taires fonciers;  où  enfin  le  moindre  échec  sur  les 
bestiaux  condamne  le  cultivateur  à  la  pauvreté,  et 
à  l'impuissance  de  bien  cultiver  pendant  plusieurs 
années.  Il  pense  que  le  gage  du  crédit  doit  être 
établi  sur  le  revenu  territorial,  et  qu'il  faut,  pen- 
dant la  paix,  faire  porter  la  majeure  partie  du  revenu 
public  sur  les  impôts  indirects.  Ce  n'est  pas  par 
ces  maximes  générales  qu'il  faut  juger  Forbonnais, 
mais  par  l'influence  qu'il  a  exercée  sur  ses  contem- 
porains; ses  ouvrages,  qui  marquent  une  date  en 
économie  politique,  seront  toujours  une  source  de 
renseignements  précieux  pour  les  historiens. 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  347 

Germain  Garnier1  avait  fait  sa  réputation  d'homme 
politique  par  les  salons  avant  d'avoir  rien  publié. 
Il  fut  élu  député  suppléant  à  la  Constituante,  et 
membre  du  directoire  de  la  Seine.  Louis  XVI  lui 
offrit  le  portefeuille  de  la  justice.  Il  figura  sur  la 
liste  des  candidats  au  Directoire.  Enfin,  après  le 
18  brumaire,  Bonaparte  le  nomma  préfet  de  Seine- 
et-Oise,  et  ce  fut  le  vrai  commencement  de  sa  car- 
rière politique,  qu'il  poussa  très  loin,  puisqu'il  fut 
sénateur  sous  l'Empire,  ef  pair  de  France  sous  la 
Restauration.  Il  fut  toute  sa  vie  monarchique,  li- 
béral, modéré.  Il  avait  émigré  pendant  la  Terreur, 
ce  qui  n'empêcha  pas  l'Institut  de  l'élire,  à  cause  de 
ses  connaissances  étendues  en  matière  de  finances. 

Duvillard 2  lut  àla  classe  un  mémoire  où  il  propo  - 
sait  de  remplacer  l'impôt  territorial  par  un  droit 
sur  les  héritages,  et  un  travail  beaucoup  moins 
aventureux  sur  l'établissement  national  d'une  caisse 
d'économie,  ou  plus  généralement  sur  les  caisses 
de  placements,  d'échange  et  de  prêts.  Quant  à 
Dianyère3,  qui  était  fort  jeune  à  l'époque  de  son 


1.  Né  à  Auxerre   le  8  novembre   1751,  mort  à  Paris  le  A  oc- 
tobre 1821. 

2.  Duvillard  de  Durand,  né  à  Genève  le  2  avril  1755. 

3.  fté  à  Moulins  le  26  janvier  1762,  mort  le  5  septembre  1802. 


348        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

élection,  et  qui  fut  trop  promptement  enlevé  à  la 
science,  c'était  un  véritable  économiste  ayant,  entre 
autres  qualités  particulières  à  la  secte,  une  fécon- 
dité inépuisable.  Il  avait  publié  un  Éloge  de  Gres- 
set,  la  traduction  d'un  ouvrage  écrit  en  anglais  sur 
la  Traite  et  l'esclavage  des  noirs,  dont  l'auteur,  Gu- 
goano,  était  lui-même  un  nègre;  V  Éloge  de  Dupai  y; 
un  livre  intitulé  :  Rêves  d'un  bon  citoyen  sur  les  lois, 
an  Code  national  et  les  parlements,  à  V usage  de 
ceux  qui  veillent.  L'amitié  deCondorcet  contribua  à 
le  faire  nommer  membre  de  l'Institut.  Il  ne  com- 
muniqua pas  à  la  classe  moins  de  cinq  mémoires, 
presque  tous  destinés  à  prouver  l'absurdité  des 
lois  qui  réglementaient  l'industrie  et  le  commerce. 
Un  de  ce  ces  mémoires  avait  pour  objet  le  divorce; 
mais  l'auteur  envisageait  le  divorce  uniquement 
dans  ses  rapports  avec  la  population  et  l'économie 
sociale.  Dianyère,  comme  Dupont  de  Nemours,  et 
plusieurs  écrivains  de  cette  époque,  affectionnait 
les  titres  bizarres.  Il  a  réuni  plusieurs  de  ses  bro- 
chures sous  le  titre  commun  d'Essais  d'arithmé- 
tique politique. 

Le  premier  sujet  de  prix  proposé  par  la  section 
fut  celui-ci  : 

«  Pour  quels  objets  et  à  quelle  condition  con- 


L'ÉCONOMIE  POLITIQUE.  349 

vienl-il  à  un  État  républicain  d'ouvrir  des  emprunts 
publics?  »  A  cel  énoncé  était  joint  ce  corollaire  : 
<  La  question  doit  être  examinée  sous  ses  rapports 
avec  la  politique,  l'économie  et  la  morale.  »  Prix, 
cinq  hectogrammes  d'or  frappés  en  médaille,  selon 
l'usage;  clôture  du  concours,  le  15  germinal  an  V. 
J'ai  mentioné  plus  haut  le  rapport  fait  par  Rœderer. 
Le  concours  fut  prorogé  plusieurs  fois,  et  le  sujet 
définitivement  retiré  en  l'an  IX1. 

La  section  ne  fut  pas  plus  heureuse  pour  le  con- 
cours sur  la  question  suivante  : 

«  Gomment  l'abolition  progressive  de  la  servitude 
en  Europe  a-t-elle  influé  sur  le  développement  des 
lumières  et  des  richesses  des  nations?  »  Le  prix 
devait  être  distribué  en  Tan  XII;  la  section  avait 
cessé  d'exister  le  3  pluviôse  an  XI  (23  janvier  1 803). 
Le  tome  cinquième  et  dernier  de  la  classe  des 
sciences  morales  et  politiques,  qui  parut  seulement 
en  fructidor  an  XII  (août  1804),  porte  cette  simple 
mention,  à  la  suite  de  l'énoncé  de  la  question  : 
c  La  classe  d'histoire  etde  littérature  ancienne,  dans 


1.  Ponce,  qui  a  été  couronné  dans  d'autres  concours,  avait 
concouru  pour  celui-ci,  Il  a  publié  son  mémoire,  en  y  joignant 
une  note  sur  l'état  politique  de  l'Angleterre  au  commencement 
du  XIXe  siècle.  Brochure  de  82  pages,  an  IX. 


350        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

sa  séance  du  14  vendémiaire  an  XII,  a  prorogé  le 
concours  de  ce  prix  jusqu'au  15  nivôse  an  XIII.  » 
Il  en  résulte  que  les  mémoires  envoyés  en  l'an  XII 
n'avaient  pas  paru  mériter  de  récompense,  et  que 
la  classe  d'histoire  et  de  littérature  ancienne  avait 
accepté,  d'abord,  déjuger  le  concours  ouvert  par 
la  classe  des  sciences  morales  et  politiques,  ensuite, 
de  prendre  le  sujet  pour  son  propre  compte,  en 
prorogeant  le  concours  à  l'année  suivante.  A  l'é- 
poque où  cette  décision  fut  prise,  vingt-deux 
membres  delà  seconde  classe  qui  venait  d'être  sup- 
primée avaient  été  incorporés  dans  la  classe  d'his- 
toire et  de  littérature  ancienne  ;  et  de  ces  vingt-deux 
membres,  trois,  Lebrun,  Dupont  de  Nemours  et 
Talleyrand,  avaient  appartenu  à  la  section  d'écono- 
mie politique. 

Le  seul  des  concours  provoqués  par  la  section, 
qui  donna  lieu  à  la  distribution  d'une  récompense, 
portait  sur  la  question  suivante  : 

«  Est-il  vrai  que,  dans  un  pays  agricole,  toute 
espèce  de  contribution  retombe  en  dernier  terme 
sur  les  propriétaires  fonciers,  et,  si  l'on  se  décide 
pour  l'affirmative,  les  contributions  indirectes  re- 
tombent-elles sur  ces  mêmes  propriétaires  avec 
surcharge  ?  » 


L'ÉCONOMIE   POLITIQUE.  351 

Le  lauréat  fut  le  citoyen  Canard,  qui  remportait 
la  même  année,  en  partage  avee  le  citoyen  Bour- 
guignonne prix  de  la  section  de  science  sociale  sur 
les  moyens  de  perfectionner  en  France  l'institution 
du  jury.  L'auteur  avait  donné  pour  titre  à  son  mé- 
moire :  «  Essai  sur  la  circulation  de  l'impôt.  »  Il  dis- 
tingue deux  sortes  de  travail,  le  naturel  et  le  super- 
flu; le  naturel  est  celui  que  tout  homme  est  obligé 
de  faire  pour  sa  conservation  et  pour  élever  ses 
enfants  ;  tout  ce  qu'il  fait  au  delà  compose  le  travail 
superflu.  Il  distingue  aussi  quatre  sortes  de  rente  : 
1°  la  rente  de  la  terre;  2°  la  rente  de  l'argent  ;  3°  la 
rente  du  travail  appris  (comme  d'un  art,  d'un  mé- 
tier); 4°  la  rente  de  l'industrie  (comme  entreprise, 
négoce,  etc.). 

L'effort  politique  de  chaque  citoyen  pour  con- 
server le  bon  ordre  dans  l'état  dont  il  fait  partie,  et 
pour  l'empêcher  d'être  absorbé  par  les  états  voi- 
sins doit  être  soutenu  par  un  sacrifice  que  l'on 
nomme  impôt.  L'impôt  ne  peut  être  pris  sur  le 
travail  naturel;  il  doit  être  pris  tout  entier  sur  le 
travail  superflu. 

L'impôt  est  direct  quand  il  est  placé  directement 
sur  la  rente  de  chaque  individu,  qu'on  évalue  le 
mieux  possible;  indirect,  quand,  par  la  difficulté 


352        UNE  ACADÉMIE  SOUS    LE   DIRECTOIRE. 

de  faire  cette  évaluation,  on  le  recueille  sur  le  con- 
sommateur. 

Des  économistes  ont  prétendu  que  tout  impôt 
finissait  par  retomber  sur  la  rente  de  la  terre, 
par  la  raison  que  la  terre  produit  tout.  Mais  ce 
n'est  pas  la  terre,  c'est  le  travail  qui  est  productif. 
Toute  rente,  comme  celle  de  la  terre,  est  le  produit 
d'une  accumulation  de  travail  superflu,  et  fournit, 
comme  la  terre,  les  objets  de  consommation  qui 
lui  sont  propres.  Il  n'y  a  donc  aucune  raison  de 
dire  que  l'impôt  retombe  exclusivement  sur  la 
rente  de  la  terre;  il  tend  au  contraire,  par  sa  na- 
ture, à  se  mettre  de  niveau  sur  toutes  les  rentes. 

L'auteur  insiste  particulièrement  sur  la  néces- 
sité de  la  circonspection  en  matière  d'impôt.  Il 
vaut  mieux  réformer  qu'innover.  Tout  nouvel 
impôt  entraîne  après  lui  des  malheurs  et  des  in- 
justices. Tout  impôt  devient  bon  et  juste  par  sa 
durée. 


XI 


LA   SECTION    D    HISTOIRE. 


Nous  avons  vu  que  la  liste  du  Directoire  portail, 
deux  membres  du  nom  de  Lévesque,  et  que  le  pre- 
mier, Jean-Simon  Lévesque  de  Pouilly,  membre  dé 
l'Académie  des  inscriptions  et  belles- lettres,  avait 
été  nommé,  quoiqu'il  se  fût  volontairement  exilé 
de  France  sans  autre  motif  que  de  fuir  le  régime 
de  la  Terreur.  Il  se  hâta  d'écrire,  de  la  ville  alle- 
mande où  il  résidait  encore,  pour  remercier  de 
sa  nomination,  si  elle  n'était  pas  le  résultat  d'une 
erreur,  et  pour  annoncer  qu'il  l'acceptait;  mais 
c'était  le  résultat  d'une  erreur,  et  quand  il  fut 
donné  lecture  de  sa  lettre,  à  la  seconde  séance 
de  l'Institut,  son  successeur,  Garât,  était  déjà  dési- 
gné. Quelque  impartial  que  fût  dans  ses  choix  le 

23 


354        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

Directoire,  il  ne  l'était  pas  au  point  de  violer  les 
lois  en  rouvrant  la  France  à  un  émigré  sous  le  pré- 
texte d'une  nomination  à  l'Institut. 

Pierre-Charles  Lévesque1  était  comme  Lévesque 
de  Pouilly  avec  lequel  il  n'avait  d'ailleurs  aucun 
lien  de  parenté,   membre  de  l'Académie  des  in- 
scriptions et  belles-lettres.  11  avait  lu  un  mémoire 
sur  Aristophane  à  la  dernière  séance  de  cette  aca- 
démie, qui  eut  lieu  le  13  octobre  1792,  quelques 
jours  après  les  journées  de  Septembre,  un  mois 
avant  le  décret  par  lequel  il  fut  interdit  aux  Aca- 
démies de  pourvoir  aux  places  vacantes.  Charles 
Lévesque,  élevé  pour  être  graveur,  comme  son  père, 
obtint  à  grand'peine  de  faire  ses  études,  les  fit 
brillantes,  vécut  quelque  temps  ensuite  de  son  état 
de  graveur,  fut  nommé,  à  la  recommandation  de 
Diderot,  professeur  à  Saint-Pétersbourg,  et  en  rap- 
porta une  Histoire  de  Russie,  qui  lui  ouvrit  les 
portes  de  l'Académie  des  inscriptions.   11   devint 
aussi  professeur  au  Collège  de  France.  Il  a  traduit 
Xénophon  et  Plutarque  pour  la  collection  des  mo- 
ralistes anciens.  Son  principal  titre  littéraire  est 
une  bonne  traduction  de  Thucydide. 

1.  Né  à  Paris  le  28  mars  1736,  mort  le  12  mai  181 2. 


L'HISTOIRE.  355- 

De  Lisle  de  Sales  !  avait  été  oratorien  dans  son 
extrême  jeunesse.  Il  n'a  pas  laissé  un  grand  nom 
dans  les  lettres,  et  comme  académicien  il  fut  plus 
d'une  fois  embarrassant  pour  ses  confrères;  mais 
c'était  ce  même  de  Lisle  de  Sales  dont,  {^Philosophie 
de  la  nature  -  dénoncée  au  Ghâtelet  plusieurs 
années  après  sa  publication,  avait  entraîné  contre 
son  auteur  une  condamnation  au  bannissement 
perpétuel.  La  condamnation,  qui  du  reste  fut  cas- 
sée par  le  parlement,  avait  eu  un  retentissement 
immense.  On  avait  su  dans  le  public  qu'il  y  avait 
eu  des  voix  concluant  ad  omnia  citra  mortem, 
ce  qui  comprenait  le  carcan,  la  marque,  le  fouet 
et  les  galères.  De  Lisle,  empressé  de  profiter  de  sa 
gloire,  se  rendit  auprès  de  Voltaire  à  Ferney,  puis 
en  Prusse  auprès  de  Frédéric.  Rentré  en  France, 
un  écrit  en  faveur  de  la  tolérance  le  fit  jeter  dans 
les  prisons  du  Ghâtelet.  Il  y  resta  onze  mois  et  ne 
fut  délivré  que  par  les  événements  du  9  thermi- 
dor. C'était  un  martyr  dont  la  nomination  fut  très 


1.  De  Lisle  de  Sales  (Jean-Claude  Izouard,  dit),  né  à  Lyon  le 
29  avril  1741,  mort  à  Paris  le  22  septembre  1816. 

2.  Voici  le  titre  exact  de  ce  livre,  célèbre  seulement  par  le 
procès  :  De  la  philosophie  de  la  nature,  ou  traité  de  morale 
pour  le  genre  humain,  tiré  de  la  philosophie  et  fondé  sur  la 
nature.  La  condamnation  parle  Cbâtelet  est  du  9  septembre  1775. 


356        UNE   ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

approuvée,  mais  qui  n'était  qu'un  martyr  et  n'ap- 
portait aucune  force  à  la  section  d'histoire. 

Raynal  *  étant  né  en  1713,  avait  quatre-vingt- 
deux  ans  en  1795.  Échappé  assez  .tard  à  la  compa- 
gnie de  Jésus,  il  avait  eu  le  temps  d'y  prendre  un 
goût  d'ordre,  de  travail  régulier,  d'influence  sur 
les  puissants  de  la  terre,  et  il  faisait  servir  tous 
ces  moyens  à  la  protection  des  faibles,  au  soula- 
gement des  pauvres,  avec  un  zèle  qui  n'était  plus 
que  philosophique,  et  qu'on  aurait  pu  croire  encore 
religieux.  D'une  économie  qui  eût  été  de  l'avarice, 
si  elle  n'eût  servi  parfois  à  de  grandes  générosités, 
il  donnait  aux  écrivains  et  aux  inventeurs  mécon- 
nus du  pain  et  des  moyens  de  travail.  Il  leur  pro- 
curait ce  qui  était  alors  indispensable  :  des  pro- 
tecteurs. Il  était  dans  la  capitale  delà  France  et  de 
la  philosophie  comme  un  grand  maître  de  cérémo- 
nies qui  présentait  les  talents  naissants  aux  talents 
illustres,  les  gens  de  lettres  aux  manufacturiers  et 
aux  négociants,  aux  fermiers  généraux  et  aux 
ministres 2.  On  le  regardait  plutôt  comme  un 
homme  d'affaires,  ami  des  lettres,  que  comme  un 

1.  Né  à  Lapanouse  (Aveyron)  le  12  avril  1713,  mort  à  Paris  le 
6  mars  1796. 

2.  Mémoires  sur  M.  Suard,  par  Carat,  t.  I,  p.  106. 


L'HISTOIRE.  357 

lettré  véritable,  jusqu'au  moment  où  il  publia  son 
Histoire  philosophique  et  politique  des  établisse- 
ments des  Européens  dans  les  deux  Indes.  Ce  livre 
eut  un  succès  immense.  Le  sujet  était  nouveau  et 
magnifique;  le  style,  fort  inégal,  avait  en  certains 
passages  une  allure  affectée  et  solennelle  qui  deve- 
nait de  plus  en  plus  le  goût  de  l'époque  ;  toutes 
les  idées  chères  aux  encyclopédistes  s'y  trouvaient 
reproduites.  Ce  n'est  pas  trop  de  dire  que  le  livre 
et  l'auteur  allèrent  aux  nues.  Une  condamnation 
qui  força  Raynal  à  s'exiler  ,  et  que  le  roi  lui-même 
avait  provoquée,  explique  cette  popularité  que  des 
critiques  sévères  et  quelquefois  méritées  ne  firent 
qu'accroître. 

Anquetil  *  est  tout  l'opposé  de  Raynal. 

Raynal  est  un  ancien  jésuite,  qui  abandonne  la 
compagnie  de  Jésus  pour  venir  prêcher  à  Paris 
comme  prêtre  séculier,  et  qui  finit  par  devenir 
philosophe,  athée  et  millionnaire.  Anquetil  entre 
à  dix-sept  ans  dans  la  congrégation  de  Sainte-Gene- 
viève ;  et  à  soixante-treize  ans,  sous  la  Terreur,  il 
est  enfermé  à  Saint-Lazare  comme  prêtre  catho- 
lique. C'est  un  dévoué,  un  laborieux,  qui  com- 

1.  Né  à  Paris  le  22  février  1723,  mort  le  6  septembre  1806. 


358        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

mence  une  Histoire  de  France  à  près  de  quatre- 
vingts  ans,  et  la  pousse  jusqu'à  quatorze  volumes. 
Son  principal  ouvrage  est  Y  Esprit  de  la  ligue. 

Dacier '  n'appartenait  ni  au  monde  des  philoso- 
phes, ni  à  celui  de  la  politique.  Il  dut  son  élection 
à  la  réputation  qu'il  s'était  justement  acquise  par 
ses  travaux  d'érudition,  et  à  sa  place  de  secrétaire 
perpétuel  de  l'ancienne  Académie  des  inscriptions 
et  belles-lettres.  Il  était  membre  du  corps  munici- 
pal de  Paris  au  commencement  de  la  Révolution,  et 
fut  chargé  d'organiser  les  finances  de  la  ville  d'après 
les  nouveaux  systèmes.  Il  montra,  dans  ces  fonc- 
tions, une  telle  capacité,  que  Louis  XVI,  qui  con- 
naissait d'ailleurs  ses  sentiments  monarchiques, 
■  lui  offrit  le  portefeuille  des  finances;  mais  Dacier 
ne  poussa  pas  le  dévouement  jusqu'à  l'accepter,  et 
se  hâta  de  rentrer  dans  son  obscurité  et  de  revenir 
à  ses  chères  études. 

Gaillard2,  qui  fut  élu  membre  de  la  seconde 
classe  en  même  temps  que  Dacier,  appartenait 
comme  lui  à  l'Académie  des  inscriptions.  Il  était 
de  plus  membre  de  l'Académie  française.  C'est 

1;  Né  à  Valognes  (Manche)  le  1er  avril  1742,  mort  à  Paris  le 
4  février  1833. 

2.  Né  à  Ostel  .(Aisne)  le  26  mars  1726,  mort  à  Saint-Firmin 
Oise)  le  13  février  1806. 


L'HISTOIRE.  359 

l'auteur  de  la  Rivalité  de  la  France  et  de  l'Angle- 
terre. Sa  vie  politique  peut  être  résumée  d'un  seul 
mot  :  il  était  l'ami  de  Malesherbes. 

Raynal  et  Gaillard  ne  firent  que  paraître  sur  la 
liste  des  titulaires  de  la  seconde  classe.  Raynal 
mourut  le  6  mars  1796;  mais  en  apprenant  son 
élection  il  avait  envoyé  sur-le-champ  sa  démission, 
fondée  sur  son  grand  âge.  On  lui  donna  pour  suc- 
cesseur Bouchaud  ',  qui  lui-même  n'avait  pas  moins 
de  soixante-dix-huit  ans  au  moment  delà  fondation 
de  l'Institut.  Bouchaud,  professeur  de  droit  natu- 
rel au  Collège  de  France  et  membre  de  l'Académie 
des  inscriptions,  était  arrière-petit-neveu  de  Gas- 
sendi du  côté  maternel.  Gaillard  donna  sa  dé- 
mission, comme  Raynal,  en  alléguant  pour  raison 
qu'il  ne  pouvait  se  résoudre  à  quitter  Chantilly  où 
il  demeurait.  Il  entra  pourtant  dans  la  troisième 
classe,  comme  membre  résident,  sept  ans  plus 
tard,  à  l'époque  de  la  réorganisation  de  l'Institut 
par  le  premier  consul.  L'Institut  admit  son  excuse 
en  1795,  et  le  nomma,  dès  l'année  suivante,  associé 
non  résident  de  la  seconde  classe.  Il  fut  remplacé 
comme  titulaire  par  Legrand  d'Aussy2,  ancien  jé- 

1.  Hé  à  Paris  le  16  avril  1719,  mort  le  1er  février  1801. 

2.  Né  à  Amiens  le  3  juin  1737,  mort  à  Paris  le  6  décembre  1800. 


360        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

suite,  éditeur  des  Tableaux  des  xne  et  xme  siècles, 
et  conservateur  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque. 
Enfin  Legrand  d'Aussy  mourut  lui-même  en  1800, 
et  sa  place  échut  définitivement  à  Poirier1  ou  plu- 
tôt à  dom  Poirier,  bénédictin  de  la  Congrégation 
de  Saint- Maur,  à  qui  l'on  doit  en  partie  le  onzième 
volume  du  Recueil  des  historiens  de  France.  Ce 
onzième  volume,  commencé  par  les  frères  Haudi- 
quier,  avait  été  terminé  parD.  Poirier,  D.  Précieux 
et  Etienne  Housseau.  D.  Poirier  élait  garde  des  ar- 
chives de  l'abbaye  de  Saint-Germain  des  Prés  et 
resta  seul  au  milieu  des  ruines  de  la  bibliothèque 
de  l'abbaye,  après  l'incendie  de  1794,  pour  veiller 
sur  les  manuscrits  que  le  feu  avait  épargnés.  Il 
était  associé  libre  de  l'Académie  des  inscriptions 
depuis  1785,  la  place  d'associé  libre  étant,  comme 
on  sait,  la  seule  que  pussent  occuper  les  religieux 
dans  cette  académie.  On  l'avait  nommé  en  179C> 
sous-bibliothécaire  de  l'Arsenal.  Il  mourut  en  1803, 
et  ne  fut  pas  remplacé  dans  la  seconde  classe  dont 
la  suppression  eut  lieu  en  cette  même  année. 

Celte  liste  de  neuf  membres  (neuf  en  comptant 
les  remplaçants),  contient  quatre  prêtres  ou  reli- 

1.  IS'éà  Paris  le  8  janvier  17-24,  mort  le  7  février  1803. 


L'HISTOIllE.  3G1 

gieux,  mais  bien  différents  les  uns  des  autres. 
Je  ne  comprends  pas  parmi  les  religieux  de  Lisle 
de  Sales.  Il  nous  parait  fort  étonnant  aujourd'hui 
que  l'auteur  de  la  Philosophie  de  la  nature  ait 
commencé  par  être  moine  ;  cela  ne  pouvait  étonner 
personne  au  xvine  siècle.  Celui-là  n'a  été  oratorien 
qu'un  instant;  mais  Raynal,  Legrand  d'Aussy, 
Anquetil  et  Dom  Poirier  ont  appartenu  au  clergé 
d'une  façon  sérieuse. 

L'abbé  Raynal,  après  avoir  exercé  le  ministère 
spirituel  à  Paris,  avait  quitté  sans  retour  tout  ca- 
ractère ecclésiastique,  s'était  livré  aux  philosophes 
et  à  l'Encyclopédie,  et  avait  hautement  professé  l'a- 
théisme. Legrand  d'Aussy,  élevé  chez  les  jésuites, 
était  entré  dans  leur  compagnie.  Il  avait  vingt-six 
ans,  et  professait  la  rhétorique  dans  leur  collège 
de  Caen,  lorsque  la  société  fut  dispersée.  Il  rentra 
alors  dans  la  vie  civile,  mais  resta  dans  le  célibat, 
et  mena  une  vie  retirée,  uniquement  occupé  de  ses 
études.  Anquetil  appartenait  à  la  congrégation  de 
Sainte-Geneviève.  Le  gouvernement  révolutionnaire 
le  trouva  curé  de  la  Villette,  près  de  Paris,  et  l'en- 
ferma à  Saint-Lazare  pendant  la  Terreur.  On  ne 
peut  guère  écrire  la  biographie  des  premiers  mem- 
bres de  l'Institut  sans  avoir  à  mentionner  unepros- 


36-2    UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

cription  ou  un  emprisonnement.  Un  prêtre  surtout, 
un  curé,  et  un  curé  de  Paris  qui  n'avait  pas  abjuré, 
ne  pouvait  échapper  à  la  mort  que  par  un  miracle. 
S'il  n'était  ni  massacré,  ni  guillotiné,  il  était  dé- 
porté. Sa  meilleure  chance  était  d'être  oublié  dans 
une  prison.  Anquetil,  détenu  à  Saint-Lazare,  con- 
tinua d'écrire  son  Histoire  universelle,  autre  détail 
qui  ne  manque  jamais  dans  la  vie  des  savants  et  des 
lettrés  de  cette  époque.  On  écrivait,  pour  ainsi 
dire,  jusque  sous  le  couteau.  C'était  un  temps  où 
on  avait  peu  de  courage  pour  entreprendre  et 
beaucoup  de  courage  pour  supporter,  parce  qu'on 
regardait  la  lutte  comme  impossible  et  la  vie 
comme  indifférente.  Quant  à  Dom  Poirier,  il  resta 
bénédictin,  même  quand  il  n'y  en  eut  plus  ;  et 
quoiqu'il  demeurât  à  deux  pas  de  la  prison  de  l'Ab- 
baye, c'est  certainement  l'homme  du  monde  qui 
entendit  le  moins  le  bruit  que  faisait  la  Révolution. 
Une  singularité  delasection d'histoire,  c'estqu'elle 
était  presque  entièrement  composée  de  membres 
étrangers  aux  assemblées  politiques.  Raynal  avait 
été  nommé  à  l'Assemblée  constituante,  mais  il  avait 
refusé  à  cause  de  son  âge.  Nous  avons  vu  que 
Louis  XVI  avait  offert  le  portefeuille  des  finances 
à  Dacier,  qui  le  refusa.  Il  avait  fait  la  même  offre  à 


L'HISTOIRE.  363 

plusieurs  autres,  sans  plus  de  succès;  à  Garnier, 
par  exemple.. On  avait  longtemps  assiégé  le  cœur  des 
rois  pour  leur  arracher  la  place  de  ministre,  et  le  roi 
maintenant  sollicitait  en  vain  ses  sujets  pour  la  leur 
faire  accepter.  A  l'exception  de  ce  même  Dacier, 
qui  fit  partie  du  Tribunat,  aucun  des  membres  de 
la  section  d'histoire  ne  fut  mêlé  aux  affaires  publi- 
ques après  sa  nomination. 

Enfin,  ils  avaient  presque  tous  appartenu  à  l'an- 
cienne Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  : 
Lévesque,  Bouchaud,  Anquetil,  Dacier,  Gaillard, 
Poirier,  six  sur  neuf.  Dacier  avait  été  secrétaire 
perpétuel  et  le  redevint  par  la  suite.  Gaillard  ap- 
partenait en  même  temps  à  l'Académie  française. 

On  avait  placé  l'histoire  parmi  les  sciences  mo- 
rales et  politiques,  parce  que  c'est  une  science  émi- 
nemment humaine  :  c'est  la  même  science  que  la 
psychologie  sous  une  autre  forme.  Mais  il  y  a  deux 
sortes  d'historiens  :  les  philosophes,  qui  étudient 
l'homme;  les  érudits,  qui  discutent  les  textes. Dans 
l'organisation  actuelle  de  l'Institut,  ces  deux  sortes 
de  savants  appartiennent  à  deux  académies  diffé- 
rentes ;  les  philosophes  sont  dans  l'Académie  philo- 
sophique et  les  savants  dans  l'Académie  érudite.  Il 
y  a  bien  encore,  dans  l'arrangement  actuel,  l'incon- 


36-1        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

vénient  d'avoir  toujours  au  complet  une  section 
d'histoire  générale  et  philosophique;  mais  au 
moins  l'histoire  philosophique  est  représentée. 
Elle  ne  l'était  pas  avant  4803.  Du  moment  où  les 
philosophes  historiens  et  les  philosophes  érudits 
n'avaient  que  six  places  dans  l'Institut,  on  ne  peut 
guère  s'étonner  que  ces  places  aient  été  attribuées 
de  préférence  aux  érudits,  parce  que  des  philo- 
sophes tels  que  Volney,  Garât,  Pastoret  pouvaient 
être  placés  ailleurs  et  les  érudits  ne  le  pouvaient 
pas.  La  section  d'histoire  semble  donc  une  partie 
de  l'Académie  des  inscriptions  égarée  dans  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques,  et  cela, 
non  seulement  à  cause  de  l'origine  de  la  plupart 
de  ses  membres,  mais  à  cause  de  la  nature  de  leurs 
travaux. 

Il  faut  reconnaître  que  le  premier  membre  qui 
fut  choisi  par  le  Directoire  pour  faire  partie  de  la 
section,  Pierre-Charles  Lévesque,  eut  lui-même 
la  pensée  qu'en  passant  de  l'ancienne  Académie  des 
inscriptions  à  la  nouvelle  Académie  philosophique, 
il  devait,  en  quelque  sorte,  se  transformer,  et  d'é- 
rudit  devenir  philosophe.  Il  se  souvint  à  propos 
qu'il  avait  publié,  dans  sa  jeunesse  :  Les  rêves  dJA- 
ristobule,  philosophe  grec,  suivis  d'un  abrégé  de 


L'HISTOIRE.  365 

la  vie  de  Formose,  philosophe  français.  Entre 
autres  travaux  qu'il  présenta  à  la  section,  il  yen 
a  quatre  dont  les  sujets  appartiennent  à  la  philoso- 
phie. On  en  jugera  par  leurs  titres.  Le  premier  est 
intitulé  :  Considérations  sur  Vhomme  observé  dans 
la  vie  sauvage,  dans  la  vie  pastorale  et  dans  la  vie 
policée;  le  second  :  Considérations  sur  les  obstacles 
que  les  anciens  philosophes  ont  apportés  au  progrès 
de  la  saine  philosophie  ;le  troisième  '.Extrait  d'un 
Mémoire  sur  quelques  acceptions  du  mot  nature, 
et  enfin  le  quatrième  :  Mémoire  sur  la  sympathie 
morale.  Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  que  par 
ces  mots  :  la  saine  philosophie,  Lévesque  entend  la 
philosophie  de  Condillac.  Tous  les  membres  de  la 
seconde  classe,  à  l'exception  de  trois  ou  quatre, 
considéraient  Locke  et  Condillac,  auxquels  il  leur 
arrivait  quelquefois,  par  la  plus  étrange  des  ano- 
malies, d'associer  le  nom  de  Pascal,  comme  les 
premiers  des  philosophes,  ou  plutôt,  pour  rendre 
plus  exactement  leur  pensée,  comme  les  seuls  phi- 
losophes véritables,  tous  les  autres  n'ayant  été  que 
leurs  précurseurs  ou  des  rêveurs.  Lévesque  écri- 
vit donc  sur  des  sujets  de  philosophie,  mais  il  est 
difficile,  quelque  bonne  volonté  qu'on  y  mette,  de 
le  prendre  pour  un  philosophe.  Ses  quatre  mé- 


366        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

moires  ne  servent  qu'à  démontrer  à  quel  point 
Gondillac  s'était  emparé  des  esprits,  combien  on  se 
sentait  heureux  de  savoir  que  les  idées  ne  sont 
qu'un  rapport  fait  à  l'entendement  sur  le  témoi- 
gnage des  sens,  quel  mépris  on  professait  pour  les 
rêveries  idéalistes,  et  quel  singulier  amas  de  no- 
tions vagues  et  inexactes  on  mettait  à  la  place  de 
l'histoire  de  la  philosophie.  Le  mémoire  sur  la 
sympathie  morale  explique  ainsi  le  principe  de  la 
morale.  «  On  souffre,  dit  l'auteur,  à  l'aspect  de 
l'homme  souffrant.  Pour  s'épargner  une  douleur  à 
soi-même,  on  s'empresse  de  le  secourir.  Si  l'on 
parvient  à  rendre  le  calme  à  son  âme,  on  éprouve 
un  calme  heureux;  et  comme  les  sensations  agréa- 
bles ne  sont  pas  moins  communicables  que  les 
sensations  pénibles,  en  faisant  entrer  la  joie  dans 
l'âme  d'un  infortuné,  on  éprouve  soi-même  le  plus 
pur  et  le  plus  délicieux  des  plaisirs.  » 

Le  mémoire  sur  les  obstacles  apportés  au  progrès 
de  l'esprit  humain  par  les  anciens  philosophes,  a 
au  moins  un  mérite  :  c'est  son  titre,  qui  dit  tout  de 
suite  ce  qu'il  est.  L'auteur  pense  que  les  Grecs  ont 
commencé  par  avoir  des  idées  raisonnables  en  phi- 
losophie :  il  entend  par  là  qu'ils  avaient  fort  peu 
d'idées  et  des  idées  fort  peu  étendues.  Puis  est  venu 


L'HISTOIRE.  367 

Pythagore,  «  qui  a  tout  gâté  par  ses  prétentions  », 
et  qui  a  construit  un  monde  chimérique  derrière 
lequel  le  monde  véritable  a  pour  longtemps  dis- 
paru. Il  nous  représente  Socrate  comme  un  homme 
pauvre,  mal  vêtu,  courant  nu-pieds  après  les  pas- 
sants, les  arrêtant,  les  accablant  de  questions  : 
cet  homme  que  sa  femme  battait  en  plein  marché 
devait  être  pour  le  grand  nombre  un  objet  de  ridi- 
cule à  Athènes,  comme  il  le  serait  à  Londres  ou  à 
Paris.  Lévesque  n'est  pas  éloigné  de  croire  que 
Platon,  <c  comme  on  l'en  accuse  »,  avait  acheté  les 
écrits  des  disciples  de  Pythagore  pour  les  détruire 
après  en  avoir  pris  la  substance.  Ce  serait,  suivant 
l'auteur,  un  larcin  bien  malheureux,  car  la  philo- 
sophie de  Platon,  qu'elle  soit  de  lui  ou  de  Pythagore, 
consiste  h  supprimer  la  nature  sensible  et  à  soutenir 
que  les  idées  ont  seules  une  existence  réelle,  parce 
qu'elles  sont  dans  l'entendement  divin.  Lévesque  se 
montre  moins  dur  pour  Aristote  que  pour  Platon. 
L'un,  dit-il,  savait  bien  peindre,  l'autre  savait  mieux 
voir;  mais  il  eut  le  malheur  de  faire  de  la  physique 
avec  de  la  métaphysique,  au  lieu  d'en  faire  avec  des 
observations;  il  observa  cependant  «  une  fois  »,et 
il  fit  l'Histoire  des  animaux,  qui  est  un  chef-d'œuvre. 
Ni  Platon,  ni  Aristote  ne  furent  heureux  dans  leur 


368        ILNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIlîE. 

postérité.  Aristote  fit  a  de  subtils  ergotistes  »  ; 
Platon,  «  de  sombres  et  ardents  mystiques  ».  Fort 
heureusement,  après  tant  de  siècles  perdus  par  la 
faute  des  philosophes,  «  le  sage  Locke  »  vint  re- 
mettre l'esprit  humain  sur  la  bonne  voie  et  l'arra- 
cher aux  Platon,  aux  Aristote,  aux  Descartes  et  aux 
Leibnitz. 

Lévesque  se  rendit  plus  sérieusement  utile  à  la 
classe  par  ses  recherches  historiques.il  lui  apporta 
successivement  un  mémoire  Sur  la  retraite  des 
Gaulois  après  qu'ils  se  furent  rendus  maîtres  du 
Capitole,  un  mémoire  Sur  la  constitution  de  la 
République  de  Sparte,  dans  lequel  il  assure  que  si  la 
royauté  continua  de  subsister  à  Sparte  après  qu'elle 
eut  été  détruite  dans  le  reste  de  la  Grèce,  cela  vint 
de  ce  que  les  rois  se  nommaient  ailleurs  SwiXeïç, 
tandis  qu'à  Sparte,  ils  se  nommaient  tiiyot.  Cette 
remarque  est  bien  digne  d'une  époque  et  d'une 
école  qui  donnaient  au  langage  une  si  large  place 
dans  la  formation  des  idées  et  des  raisonnements. 
11  apporta  encore  un  mémoire  étendu  Sur  la  consti- 
tution de  la  République  cV Athènes  qui  occupa  trois 
séances,  un  mémoire  Sur  le  retour  des  Argonautes 
par  le  Nord,  les  fragments  d'une  histoire  de  Van- 
cienne  Egypte  d'après  Hérodote,  Diodore  de  Sicile 


L'HISTOIRE.  369 

et  Strabon.  Enfin,  il  lut,  en  l'an  XI,  un  mémoire 
Sur  le  gouvernement  de  la  France  sous  les  deux  der- 
nières dynasties.  Tous  ces  travaux  étaient  estima- 
bles et  plusieurs  montrent  chez  leur  auteur  une 
connaissance  très  étendue  de  l'antiquité  grecque. 
Lévesque  a  écrit  pour  l'Institut  la  biographie  de 
Legrand  d'Aussy.  Ce  morceau,  de  peu  d'étendue, 
ne  mériterait  pas  d'être  particulièrement  signalé, 
s'il  ne  contenait  cette  appréciation  de  la  compa- 
gnie de  Jésus  (Legrand  d'Aussy  avait  commencé 
par  être  jésuite)  :  «  Il  entra  vers  l'âge  de  dix-huit 
ans  dans  la  société  de  ses  maîtres  :  société  célèbre 
par  le  grand  nombre  d'hommes  distingués  qu'elle 
renferma  dans  son  sein,  ou  dont  elle  forma  la  jeu- 
nesse. Elle  fut  l'objet  de  grandes  calomnies,  parce 
qu'elle  répandit  un  grand  éclat  ;  elle  acquit  une 
puissance  réelle,  parce  qu'elle  rejeta  les  titres  fas- 
tueux ;  son  ambition  fut  grande,  parce  qu'elle  jouit 
d'un  grand  crédit  ;  et,  semblable  à  la  secte  qu'a- 
vait instituée  Pythagore,  elle  fut  accueillie  par  des 
souverains,  prit  part  aux  affaires  politiques  de  plu- 
sieurs États,  excita  la  haine  d'autres  corps  ambi- 
tieux comme  elle,  et  finit  par  être  dissoute.  »  Ce 
jugement  sur  les  jésuites  fut  lu  en  séance  publique 
de  l'Institut  le  15  messidor  an  X. 

24 


370        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE, 

De  Lisle  de  Sales  ne  pouvait  manquer  d'être  un 
académicien  fécond,  mais  de  cette  fécondité  qui 
encombre  et  devient  un  fléau  pour  les  assemblées. 
Il  a  écrit  toute  sa  vie,  sur  tous  les  sujets.  Son  pre- 
mier livre  est  un  poème  en  dix  chants,  intitulé  La 
Bardinade,  ou  les  Noces  de  la  Stupidité.  Sa  Philoso- 
phie de  la  nature,  à  laquelle  il  dut  sa  célébrité  par 
le  procès  auquel  elle  donna  lieu,  n'avait  pas  moins 
de  dix  volumes  dans  sa  dernière  édition.  Son  His- 
toire philosophique  du  monde  primitif  est  en  sept 
volumes.  Il  a  publié  un  Essai  sur  la  tragédie,  par 
un  philosophe,  des  Paradoxes,  par  un  citoyen,  la 
Lettre  de  Brutussur  les  chars,  le  Théâtre  d'un  syba- 
rite, un  roman  oriental  intitulé  :  Tige  de  myrte  et 
Bouton  de  rose;  V Histoire  des  hommes  en  cinquante - 
trois  volumes,  dont  les  quarante  et  un  premiers 
sont  entièrement  de  lui;  une  foule  de  biographies; 
des  Mélanges,  le  seul  de  ses  ouvrages  dont  il  ne 
fût  pas  satisfait  :  «  Je  voudrais  les  effacer  avec  mon 
sang,  disait-il,  si  je  ne  prenais  le  parti  plus  sage  de 
les  effacer  avec  ma  plume.  »  Il  faut  citer  aussi,  dans 
cette  immensité,  un  Mémoire  en  faveur  de  Dieu, 
publié  en  1802  sous  ce  titre:  de  Dieu,  première 
propriété  de  V homme,  et  de  son  influence  sur  V or- 
ganisation sociale  ;  une  utopie  politique,  intitulée 


L'HISTOIRE.  371 

Phocion,  et  une  autre  infiniment  plus  développée, 
puisqu'elle  n'a  pas  moins  de  sept  volumes,  sous 
ce  titre  :  Ma  république,  auteur  Platon,  éditeur  J. 
de  Sales,  ouvrage  destiné  à  être  publié  en  1800-  Il 
ne  croyait  pas  déroger,  en  se  couvrant  ainsi  du 
nom  de  Platon;  il  ne  croyait  pas  non  plus  se 
grandir,  car  il  se  plaçait  de  très  bonne  foi  sur  le 
rang  des  plus  grands  génies.  Il  avait  son  buste 
dans  sa  bibliothèque,  avec  cette  inscription  : 

Dieu,  la  nature  et  l'homme,  il  a  tout  expliqué. 

On  raconte  qu'Andrieux  écrivit  au-dessous  cet 
autre  vers  : 

Mais  personne  avant  lui  ne  l'avait  remarqué, 

et  que  de  Liste,  au  lieu  d'en  rire,  se  fâcha.  Sa  va- 
nité n'était  d'ailleurs  ni  malveillante,  ni  malfaisante. 
Il  disait  de  lui-même  :  Ma  douce  philanthropie, 
mes  folies  de  bien  public  à  la  Saint-Pierre..,  ma 
bonhomie...  mes  innocentes  caricatures.  Il  n'aurait 
peut-être  pas  manqué  de  talent,  s'il  avait  su  se  juger 
et  se  restreindre.  Il  a  fait  une  bonne  traduction  de 
Suétone,  publiée  en  quatre  volumes,  sous  un 
pseudonyme  bizarre  :  Histoire  des  douze  Césars  de 
Suétone,  traduite  en  français  par  H.  Ophellot  de 
La  Pause.  Il  faut  se  souvenir  que  les  titres  extra- 


372        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

vagants  étaient  une  des  manies  de  l'époque.  Entre 
autres  singularités,  de  Lislede  Sales  eut  celle  de  se 
marier  à  soixante-douze  ans.  Il  s'était  condamné  à 
une  rude  gêne  pour  amasser  une  bibliothèque  de 
trente-six  mille  volumes,  qu'il  estimait  deux  cent 
mille  francs,  et  qui  n'en  produisit  que  trente  mille. 
Il  s'empressa  de  faire  communications  sur  com- 
munications dès  qu'il  fut  membre  de  l'Institut.  Les 
secrétaires  en  rendirent  compte,  selon  l'usage, 
soit  dans  les  séances  publiques,  soit  dans  les  re- 
cueils présentés  au  Corps  législatif.  «  Mais,  dit-il, 
ces  analyses  ne  donnent  pas  de  mes  ouvrages  l'idée 
que  je  m'en  forme  moi-même.  Toute  analyse  faite 
par  une  main  étrangère  ne  rend  jamais  qu'impar- 
faitement l'idée  primordiale  de  l'auteur  ;  c'est 
quelquefois  un  cadre  qu'emprunte  un  homme 
d'esprit  pour  faire  valoir  ses  paradoxes  ;  plus  sou- 
vent, c'est  une  grande  composition  de  Raphaël  ou 
de  Michel-Ange  réduite  dans  la  plus  mesquine  des 
gravures.  »  Pour  répondre  à  ces  susceptibilités,  la 
classe  prit  le  parti  de  publier  des  analyses  de  ses 
mémoires  faites  par  lui-même.  Il  se  mit  aussitôt  à 
l'œuvre  et  donna,  dans  le  premier  volume  du  re- 
cueil ,  l'analyse  de  cinq  mémoires ,  qu'il  avait  lus  pen- 
dant l'année.    En  voici  la  nomenclature  :  Décou- 


L'HISTOIRE.  373 

verte  d'une  île  et  d'une  vérité,  dialogue  ;  —  Examen 
critique  des  philosophes  qui  ont  rêvé  sur  le  bon- 
heur;  —  Pensées  philosophiques  sur  la  raison. 
«    L'auteur  d'Emile ,    qui  quelquefois    a  été  le 
Newton  de  la  morale,  était  persuadé  que  pour 
découvrir  les  vrais  rapports  des  êtres  entre  eux, 
il  fallait   étudier  les  rapports  de  chacun  d'eux 
avec  soi-même.  Cette  clef  simplifie  toutes  les  re- 
cherches :  on  est  au  centre  de  la  sphère,  et  on  en 
mesure  mieux  tous  les  rayons.  Dès  qu'on  se  con- 
naît, on  connaît  l'univers.  »  —  Apophthegmessurle 
bonheur;  — Éloge  de  la  Fontaine,  pour  sa  fête  sécu- 
laire, en  1796.  «  La  Fontaine,  on  ne  peut  se  le  dis- 
simuler, était  dévot.  Il  l'était  avec  cette  ingénuité 
qui  désigne  l'ignorance  d'un  enfant  et  qui  la  fait 
pardonner  ;  et  s'il  n'excitait  pas  le  sourire  de  la 
raison,  c'est  qu'à  l'exemple  de  Fénelon,  son  mo- 
dèle, il  avait  attaché  la  philosophie  à  la  religion 
par  le  fil  de  la  tolérance.  »  Cette  longue  analyse 
des   mémoires  lus  par  de  Lisle  de   Sales  com- 
prend encore  un  éloge  historique  de  Bailly,  et  cet 
étonnant  mémoire  dont  le  titre  fit  l'admiration  de 
Talleyrand,  qui  le  consigna  sur  le  procès-verbal. 
Je  transcris   ce  titre  en  entier,  ou   plutôt  ces 
trois  titres,  car  ils  correspondent  à  trois  parties 


374        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

d'un  même  mémoire  qui  furent  lues  séparément. 
Philosophie  d'un  homme  libre  sur  F  Institut  na- 
tional et  les  académies  ;  Introduction  à  un  ta- 
bleau de  la  littérature  européenne;  Plan  général 
d'un  tableau  philosophique  de  la  littérature  depuis 
le  siècle  de  Marc-Aurèle  jusqu'à  V avènement  de  la 
République  française. 

Parmi  les  mémoires  communiqués  par  de  Lisle  de 
Sales  pendant  les  années  suivantes,  nous  signale- 
rons un  mémoire  intitulé  :  Des  trois  morales  de 
l'homme,  de  l'état  et  de  l'univers  ;  un  autre  Sur  la 
paix  de  Westphalie,  un  autre  Sur  la  régence  du  duc 
d'Orléans;  un  Tableau  historique  du  règne  de  Louis 
XVI,  écrit,  dit  le  rapporteur,  avec  le  désir  d'être 
impartial. 

Mais  ce  qui  honore  de  Lisle  de  Sales  plus  que  ses 
ouvrages,  c'est  le  courage  dont  il  a  donné  plusieurs 
lois  des  preuves.  11  en  donna  sous  l'ancienne  monar- 
chie, dans  le  procès  de  la  Philosophie  de  la  nature, 
sous  la  Convention  quand  il  fit  l'apologie  de  la  tolé- 
rance, ce  qui  lui  valut  une  captivité  de  onze  mois  et 
aurait  pu  lui  coûter  la  vie,  sous  le  Directoire,  où, 
seul  de  tout  l'Institut,  il  protesta  contre  la  radia- 
tion de  Garnot,  Barthélémy,  Pastoret,  Sicard  et 
Fontanes. 


L'HISTOIRE.  375 

A  la  suite  du  coup  d'Etat  de  fructidor,  ces  cinq 
membres  de  l'Institut,  condamnés  à  la  déportation 
sans  jugement,  avaient  été  rayés  de  la  liste  de  l'In- 
stitut par  le  même  procédé  dictatorial  et  révolution- 
naire. Une  lettre  du  ministre  de  l'intérieur  avait 
simplement  averti  l'Institut  que  le  citoyen...  ayant 
été  compris  dans  la  loi  de  déportation  du  19  fruc- 
tidor an  V  (5  septembre  1797),  il  y  avait  lieu  de 
procéder  à  son  remplacement.  L'Institut  ne  se  per- 
mit pas  un  mot  de  réclamation.  Il  remplaça  Garnot 
par  Napoléon  Bonaparte  dans  la  première  classe  ; 
dans  la  seconde,  Pastoret  par  Champagne,  Barthé- 
lémy, membre  non  résident,  par  Lescallier  ;  enfin 
dans  la  troisième,  Sicard  par  Gailhava,  et  Fontanes 
par   Le    Blanc   de   Guillet.    L'Institut    subit    en 
silence  un   coup  d'autorité  qui  excluait  de  son 
sein  des  membres   élus   par  lui,   tous   illustres 
ou  célèbres,  que  n'avait  frappés  aucun  jugement 
prononcé  par  un  tribunal  régulier,  et  dont  le  seul 
crime  était  de  penser  sur  la  politique  autrement 
qu'un  autre  membre  de  l'Institut,  La  Réveillère- 
Lépeaux,  collègue   de  Garnot  dans  le  Directoire, 
égal  peut-être  à  sa  victime  en  patriotisme,  en  pro- 
bité; mais  prodigieusement  inférieur  en  capacité 
et  en   services.  Les    nouveaux  élus    acceptèrent 


376        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE    DIRECTOIRE. 

paisiblement  leur  élection,  sans  paraître  se.  douter 
que  la  place  qu'ils  occupaient  appartenait  à  un 
autre.  C'est  ainsi  que  le  Directoire  commença  la 
série  des  épurations  que  l'Empire  et  la  Restauration 
devaient  continuer,  et  qui  sont  de  véritables  atten- 
tats contre  la  dignité  des  lettres. 

Une  des  premières  mesures  du  gouvernement 
consulaire  fut  de  rappeler  les  proscrits  de  fructi- 
dor. Dès  le  mois  de  nivôse  an  IX,  Fontanes,  Sicard, 
Pastoret,  Garnot,  exilés,  ou  cachés  en  France, 
furent  autorisés  à  reparaître.  Bonaparte  chargea 
Fontanes  de  prononcer  publiquement  l'éloge  de 
Washington  ;  il  appela  Barthélémy  à  faire  partie  du 
Sénat.  On  ne  pouvait  douter  qu'il  ne  souhaitât 
d'autant  plus  de  les  voir  rentrer  à  l'Institut,  qu'il 
avait  accepté  pour  lui-même,  après  le  18  fructidor, 
la  succession  de  Garnot,  et  qu'il  devait  avoir  à  cœur 
de  laver  cette  tache. 

Le  Directoire  s'attribuait  le  droit  de  faire  des 
épurations,  parce  que,  sous  l'ancienne  monarchie, 
le  roi,  qui  pouvait  tout,  pouvait  annuler  l'élection 
d'un  académicien.  Il  est  assez  étrange  devoir,  en 
1 792  et  en  i  797,  les  académiciens  et  les  membres  de 
l'Institut  reconnaître  eux-mêmes  ce  droit,  et  le  re- 
garder comme  un  attribut  de  la  puissance  publique 


L'HISTOIlïE.  377 

recueilli  par  rassemblée  nationale  et  plus  tard  par 
le  Directoire  dans  l'héritage  de  la  royauté. 

On  se  rappelle  la  tentative  honteuse  de  Fourcroy 
proposant  à  l'Académie  des  sciences  de  prononcer 
elle-même  des  radiations  «  pour  cause  d'incivisme  ». 
L'Académie  avait  refusé  avec  dégoût.  Mais  elle  ne 
se  croyait  pas  à  l'abri  d'une  épuration,  et  ce  pas- 
sage exlraitpar  M.  JosephBertrand1  du  procès-verbal 
de  la  séance  du  25  août  1792  en  est  la  preuve:  «  Plu- 
sieurs personnes  observent  que  l'Académie  n'a  le 
droit  d'exclure  aucun  de  ses  membres,  qu'elle  ne  doit 
pas  prendre  connaissance  de  leurs  principes  et  de 
leurs  opinions  politiques,  le  progrès  des  sciences 
étant  son  unique  occupation  ;  que  d'ailleurs  l'As- 
semblée nationale  se  trouvant  à  la  veille  de  donner 
une  nouvelle  organisation  àl'Académie, elle  exercera 
le  droit  qu'elle  seule  peut  avoir  de  rayer  de  la  liste  de 
l'Académie  les  membres  qu'elle  jugera  devoir  être 
exclus.  » 

Cette  opinion  de  l'ancienne  Académie  des  sciences 
explique  peut-être  que  l'Institut  ait  supporté  si 
docilement  l'épuration  de  1797.  Mais,  en  1800, 
dès  que  le  désir  du  premier  Consul  lui  fut  connu, 

1.  L'académie  et  les  académiciens,  p.  425  et  suiv. 


378        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

il  ne  pensa  plus  qu'à  recouvrer  des  membres  arra- 
chés violemment  de  son  sein.  Il  commença  par  les 
inviter  à  assister  aux  séances  publiques  et  particu- 
lières. Fontanes,  Sicard,  Barthélémy  et  Pastoret 
répondirent  le  18  mai  1800,  qu'ils  ne  pouvaient 
accepter  une  situation  amoindrie  4.  «  Tous  nos 
vœux,  disaient-ils,  et  nos  souvenirs,  en  lisant  votre 
lettre,  nous  ont  ramenés  vers  nos  collègues.  Un 
examen  plus  réfléchi  de  votre  procès-verbal,  que 
vous  y  avez  joint,  a  pu  seul  contenir  ce  mouvement 
de  notre  sensibilité.  Les  rapports  que  nous  avons 
eus  avec  tant  d'hommes  célèbres  et  respectables 
nous  sont  trop  chers  pour  qu'ils  s'affaiblissent  de 
notre  gré.  Quand  notre  patrie  nous  traitait  en 
étrangers,  vous  ne  l'étiez  pas  à  nos  yeux.  Pour- 
riez-vous  le  devenir  quand  elle  nous  fait  rentrer 
dans  son  sein  ?  Rien  ne  peut  nous  enlever  l'hon- 
neur d'avoir  assisté  aux  premières  séances  de  l'In- 
stitut, et  nous  voulons  conserver  tout  entier  le  sou- 
venir des  marques  d'estime  et  d'affection  que  nous 
reçûmes  alors  de  tous  ses  membres.  »  Lorsque  cette 
lettre  fut  lue  dans  la  séance  générale  du  5  prairial 
an  IX  (26  mai  1801),  deux  propositions  se  produisi- 

1.  Paul  Mesnard,  p.  206  et  suiv. 


L'HISTOIRE.  379 

rent  :  les  uns  voulaient  un  engagement  pris  par 
l'Institut  de  réserver  les  cinq  premières  places 
vacantes  aux  cinq  victimes  de  fructidor,  les  autres 
parlaient  de  demander  au  gouvernement  d'augmen- 
ter par  une  loi  le  nombre  des  places  de  L'Institut* 
L'Institut  ne  prit  pas  de  décision  générale;  mais 
Carnot  rentra  dans  la  classe  des  sciences  et  dans  la 
section  des  arts  mécaniques,  en  remplacement  de 
Leroy,  le  26  mars  18001  ;  Sicard  remplaça  de 
Wailly  dans  la  troisième  classe  le  24  juin  4801  ; 
et,  après  la  réorganisation  de  1 803,  Fontanes  fut  ap- 
pelé à  faire  partie  de  la  seconde  classe,  et  Pastoret 
de  la  troisième.  Ils  furent  l'un  et  l'autre  de  l'Aca- 
démie française  en  1816. 

Ainsi  s'effacèrent  peu  à  peu  les  traces  de  la  pros- 
cription de  fructidor,  mais  le  souvenir  et  la  plaie 
en  restèrent  dans  le  sein  de  l'Institut. 

Ce  sera  l'éternel  honneur  de  de  Lisle  de  Sales 
d'avoir  protesté  publiquement,  solennellement, 
avec  force,  avec  éloquence,  avec  persévérance, 
contre  une  spoliation  qui  atteignait  en  même  temps 
les  membres  exclus  et  les  membres  conservés, 
puisqu'elle  faisait  dépendre  le  titre  de  membre  de 

1.  Carnot  fut  de  nouveau  exclu  de  l'Institut  en  1816. 


380        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIUECTOIRE. 

Flnstitutde  la  volonté  arbitraire  du  gouvernement. 
Seul,  il  se  rappela  les  déclarations  solennelles  qui 
avaient  retenti  dans  les  deux  Conseils  législatifs  au 
moment  de  la  fondation  de  l'Institut.  Seul,  il  com- 
prit qu'une  société  scientifique  et  littéraire  n'est 
rien  et  ne  peut  rien,  si  elle  n'est  pas  indépendante 
et  libre.  Il  publia  sur  celte  question  jusqu'à  trois 
mémoires.  11  fit  sans  doute  rougir  de  honte  ses 
confrères;  mais  il  ne  parvint  pas  à  leur  donner  un 
peu  de  sa  fermeté. 

Nous  avons  vu  que  Raynal  n'avait  fait  que  paraître 
sur  la  liste  de  l'Institut.  Élu  le  40  décembre  1795, 
il  envoya  sur-le-champ  sa  démission  au  ministre 
de  l'intérieur,  qui  la  notifia  à  l'Institut  le  18  janvier 
suivant.  Il  mourut  un  mois  après  (6  mars  1790). 

Son  successeur  fut  Bouchaud.  C'était  un  pro- 
fesseur de  droit  romain.  Il  se  montra  laborieux  à 
l'Institut,  mais  toutes  ses  communications  roulent 
sur  des  points  d'histoire  romaine,  ou  plutôt  de 
droit  romain.  C'est  plutôt  un  érudit  qu'un  philo- 
sophe, et  plutôt  un  érudit  en  droit  romain  qu'un 
érudit  en  histoire.  Il  ne  faut  pas  s'en  plaindre,  car 
le  droit  est  la  moitié  de  l'histoire,  et  le  droit 
romain  est  plus  que  la  moitié  de  l'histoire  romaine. 

Sa  première  lecture  est  du  2  fructidor  an  VI. 


L'HISTOIRE.  381 

C'est  une  dissertation  Sur  les  colonies  romaines  et 
les  municipes.  Il  lut  ensuite  un  extrait  de  son  His- 
toire numismatique  de  la  législation  romaine.  Puis 
vinrent  des  recherches  historiques  Sur  la  police  des 
Romains  concernant  les  grands  chemins,  les  rues, 
les  marchés;  un  mémoire  Sur  le  code  d'Alaric,  lu 
le  Vi  nivôse  an  VII,  un  mémoire  Sur  la  morale  de 
Cicéron;  cette  fois  Bouchaud  s'efforce  d'être  plutôt 
un  moraliste  qu'un  jurisconsulte;  un-autre,  dans  le 
même  esprit,  Sur  Épictèle;  un  long  et  curieux  mé- 
moire, qui  occupa  deux  séances,  Sur  V autorité  et  Vu- 
sage  des  inscriptions  dans  la  législation  romaine. 
«  Pompée  ayant  élevé  un  temple  à  la  Victoire  voulut 
y  mettre  son  nom,  avec  rénumération  de  ses  di- 
gnités. 11  fut  arrêté  par  un  doute  :  Fallait-il  écrire 
tertium  ou  tertio  consul?  Il  consulta  les  savants, 
absolument  comme  un  de  nos  rois  aurait  consulté 
l'Académie  des  inscriptions;  mais  les  savants  se  ré- 
cusèrent ou  se  divisèrent.  Il  eut  recours  à  Cicéron, qui 
trancha  la  difficulté  comme  un  oracle  en  proposant 
d'écrire/// consul,  ce  qui  fut  fait.  »  Bouchaud  avait, 
dans  l'espace  de  cinquante  ans,  composé  dix  mé- 
moires, sousce  titre  général:  Recherches  historiques 
et  critiques  sur  les  É dits  des  magistrats  romains.  Il 
avait  publié  les  sept  premiers  dans  le  recueil  de  l'an- 


382        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

cienne  Académie  des  inscriptions  ;  et  il  inséra  les 
trois  autres  dans  le  recueil  de  la  seconde  classe, 
prouvant  ainsi  une  fois  de  plus  que  la  section  d'his- 
toire, par  sa  composition,  aurait  été  mieux  placée 
dans  la  troisième  classe  que  dans  la  seconde. 

Il  y  avait  deux  frères  Anquetil,  un  calme  et  un 
agité,  qui  furent  tous  deux  de  l'ancienne  Académie 
des  inscriptions.  L'agité  parcourut  le  inonde,  fut 
un  grand  orientaliste,  et  vécut,  au  milieu  de  Paris, 
comme  un  anachorète.  Le  calme  resta  chez  lui, 
comme  un  bon  religieux  et  un  bon  curé,  et  n'eut 
de  commun  avec  son  frère  que  de  travailler  dix 
heures  par  jour  jusqu'au  dernier   moment  d'une 
longue  vie.  C'est  le  nôtre;  il  avait  fait  une  bonne 
Histoire  de  la  ville  de  Reims,  qui  fut  son  début,  et  il 
linit  par  une  Histoire  universelle,  commencée  à  qua- 
tre-vingts ans,  et  qui  n'a  pas  moins  de  quatorze  vo- 
lumes. Tous  ses  écrits,  excepté  celui-là,  roulent  sur 
l'histoire  de  France.  Le  plus  célèbre  est  intitulé  : 
L'Esprit  de  la  ligue,  ou  Histoire  politique  des 
troubles  de  France  pendant  les  x\T  et  xvne  siècles. 
Comme  il  ne  cessait  jamais  de  travailler,  et  de  tra- 
vailler sur  le  même  sujet,  quand  il  fut  membre  de 
l'Institut,  il  lui  apporta  beaucoup  de  communica- 
tions sur  l'histoire  de  France  :  Mémoire  sur  la  paix 


L'HISTOIRE.  383 

de  Westphalte;  L'Europe  avant  la  paix  de  Westpha- 
lie  :  Coup  oVœil  sur  les  anciennes  relations  de  la 
France  :  Les  Gaulois  et  les  Druides  avant  et  depuis 
V invasion  des  Romains.  Anquetil  fit  en  outre  un 
long  travail  commencé  pour  l'ancienne  Académie 
des  inscriptions,  et  qu'il  continua  plus  tard  pour  la 
seconde  classe  de  l'Institut;  c'est  encore  l'histoire 
de  France,  mais  l'histoire  envisagée  au  point  de  vue 
du  progrès  des  sciences  et  des  lettres.  Les  deux  aca- 
démies avaient  mis  plusieurs  fois  ce  sujet  au  con- 
cours; Anquetil  entreprit  d'analyser  les  mémoires 
des  concurrents,  et  d'en  extraire  tout  ce  qui  avait 
quelque  valeur.  Il  fallait  un  patient  et  un  laborieux 
pour  entreprendre  une  pareille  tâche,  et  un  his- 
torien pour  la  bien  remplir. 

Dacier  n'était  pas  à  beaucoup  près  aussi  labo- 
rieux que  le  sage  et  modeste  Anquetil, mais  il  était, 
par -dessus  tout,  ainsi  que  lui,  un  membre  de  l'an- 
cienne Académie  des  Inscriptions  resté  fidèle  à  sa 
vocation.  Il  avait  été  l'élève  et  le  collaborateur  des 
frères  Lacurne,  l'élève,  le  collaborateur  et  l'ami  de 
Foncemagne  ;  il  était,  depuis  1 782,  le  secrétaire  per- 
pétuel de  l'Académie,  etil  le  redevint  quand  l'Acadé- 
mie et  la  charge  furent  rétablies.  Il  déploya  même 
en  cette  qualité  beaucoup  de  dévouement,  mais  il  ne 


384   UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

fut  jamais  très  actif  dans  la  seconde  classe.  Il  re- 
grettait la  monarchie,  et  la  classe  était  républicaine. 
Il  se  trouvaitcomme  dépaysé  dans  une  compagnie  où 
l'histoire  n'occupait  qu'une  très  petite  place.  Lors 
de  la  suppression  de  l'Académie  des  inscriptions,  et 
dans  les  saisies  ou  perquisitions  dont  cette  sup- 
pression fut  accompagnée,  il  avait  perdu  les  manus- 
crits d'une  édition  de  Froissard  à  laquelle  il  tra- 
vaillait depuis  longtemps.  Toutes  ces  circonstances 
expliquent  un  peu  de  langueur  pendant  son  séjour 
dans  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques.  Il 
succéda,  en  1800,  à  Legrand  d'Aussy,  comme  garde 
des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale,  et  re- 
trouva aussitôt  pour  ces  nouvelles  fonctions,  l'ar- 
deur qu'il  avait  déployée  dans  la  place  de  secrétaire 
perpétuel.  A  partir  de  l'anX,  il  lit  partie  duïribu- 
nat.  Il  fut  consulté  Tannée  suivante  sur  la  réorganisa- 
tion de  l'Institut,  réorganisation  dont  le  principal 
caractère  fut  la  suppression  de  la  classe  des  sciences 
morales  et  politiques.  Loin  de  s'opposer  à  cette 
suppression,  il  fut  l'un  des  premiers  à  la  conseiller. 
Il  semble  que  les  membres  de  l'Académie  des 
inscriptions  aient  été  particulièrement  hostiles  à 
la  fondation  d'une  classe  des  sciences  morales  et 
politiques.  Gaillard,  qui  fut  élu  en  môme  temps 


L'HISTOIRE.  385 

que  Dacier,  était  aussi  un  ancien  membre  de 
l'Académie  des  inscriptions.  Nous  avons  vu 
qu'il  donna  un  prétexte  pour  ne  point  accepter 
son  élection  dans  la  seconde  classe,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  rentrer  en  janvier  1803  dans 
l'Académie  des  inscriptions  rétablie. 

Legrand  d'Aussy,  qui  fut  élu  à  sa  place  dans  la 
section  d'histoire,  n'y  fut  appelé  que  le  24  mai 
1798.  C'est  l'auteur  de  Y  Histoire  de  la  vie  privée 
des  Français.  11  mourut  le  6  décembre  1800.  Il  ne 
lit  donc  partie  de  la  classe  que  pendant  deux  ans 
et  demi.  Mais  pendant  ce  court  espace  de  temps, 
il  fit  à  la  classe  cinq  importantes  communications. 
La  première  est  de  thermidor  an  VI  (août  1798). 
C'est  une  notice  Sur  Vètat  de  la  marine  en  France 
au  commencement  du  XI  Ve  siècle  et  sur  la  tactique 
navale  usitée  alors  dans  les  combats  de  mer.  Il  lut 
ensuite  un  mémoire  Sur  les  anciennes  sépultures 
nationales  et  les  ornements  extérieurs  qui  en  divers 
temps  y  furent  employés,  sur  les  embaumements , 
sur  les  tombeaux  des  rois  francs  dans  la  ci-devant 
église  de  Saint-Germain-des-Prés,  et  sur  un  projet 
de  fouilles  à  faire  dans  nos  départements.   Le 
titre  est  long;  le  mémoire  l'est  aussi;  mais  il  est 
extrêmement  intéressant  à  lire,  il  amène  un  grand 


386        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

nombre  de  faits,  de  renseignements,  d'anecdotes, 
et,  chemin  faisant,  des  attaques  contre  le  fanatisme 
religieux.  Ce  grand  travail  archéologique  vient  im- 
médiatement, dans  le  second  volume  du  recueil  de 
la  classe,  avant  les  deux  rapports  de  Baudin  des 
Ardennes  sur  les  funérailles  des  membres  de 
l'Institut,  et  leur  sert  en  quelque  sorte  d'intro- 
duction. 

Legrand  d'Aussy  communiqua  l'année  suivante, 
(le  22  frimaire  au  VII),  un  mémoire  sur  l'ancienne 
législation  de  la  France,  comprenant  la  loi  salique, 
la  loi  des  Wisigoths,  la  loi  des  Bourguignons.  Il 
communiqua  en  l'an  VIII  un  Voyage  d'outre-mer 
fait  en  1432  et  1433,  avec  le  retour  par  terre,  par 
Bertrandon  de  Brocquière,  seigneur  bourguignon. 
Legrand  d'Aussy  en  avait  modifié  le  style  autant 
qu'il  le  fallait  pour  le  rendre  intelligible,  et  l'avait 
fait  précéder  d'une  introduction  sur  les  voyages 
écrits  en  français,  ou  dans  le  langage  qui  en  tenait 
lieu  antérieurement  au  quinzième  siècle.  L'intro- 
duction est  fort  érudite;  le  voyage  est  rempli  de 
renseignements  curieux  sur  les  mœurs,  les  usages 
et  les  intérêts  politiques  des  différents  peuples  de 
l'Asie  et  de  l'Europe.  L'Institut  a  tout  publié,  l'in- 
troduction et  le  voyage,  dans  le  cinquième  volume 


L'HISTOIRE.  387 

de  ses  mémoires.  Enfin  Legrand  d'Aussy  lut,  peu 
de  temps  avant  sa  mort,  deux  mémoires,  l'un  sur 
Y  Établissement  des  dîmes  en  faveur  du,  clergé,  et 
l'autre  sur  les  Pèlerinages  en  France. 

Les  membres  non  résidents  de  la  section  d'histoire 
étaient  de  Koch,  à  Bouxwiller,  Gautier  de  Sibert, 
ancien  membre  de  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres,  qui  refusa  la  place  qu'on  lui  offrait  ; 
il  s'était  retiré  à  Tonnerre,  son  pays  natal,  où  il 
mourut  en  1797;  Senebier  à  Genève,  élu  en  rem- 
placement de  Gautier  de  Sibert;  Gudin  àAvallon; 
Jean-JacquesGarnier,  àSaint-Germain  ;  celui-ci  avait 
étémembrede  TancienneAcadémie  desinscriptions, 
et  devint  membre  résident  de  la  nouvelle  en  1803; 
Gaillard,  associé  non  résident,  après  avoir  refusé 
d'être  membre  résident,  membre  de  l'ancienne 
Académie  des  inscriptions  et  de  l'ancienne  Académie 
française;  rentré,  en  1803,  comme  membre  rési- 
dent, dans  l'Académie  des  inscriptions  (troisième 
classe  de  l'Institut);  Jean-Pierre  Papon,  à  Riom. 
Papon  mourut  le  15  janvier  1803,  huit  jours  avant 
la  classe  dont  il  était  membre. 

De  Koch  et  Papon  sont  les  seuls  membres  non 
résidents  dont  on  retrouve  la  trace  dans  les 
mémoires  de  la  classe. 


388        UNE  ACADÉMIE   SOUS    LE   DIRECTOIRE. 

De  Koch1  est  l'auteur  du  Commentaire  sur  la 
sanction  pragmatique  germanique,  et  de  plusieurs 
autres  ouvrages  importants  sur  le  droit  canon  et 
l'histoire  diplomatique.  Il  était  protestant,  ce  qui 
ne  l'empêche  pas  d'être  cité  par  les  auteurs  catho- 
liques comme  une  autorité  considérable.  Il  avait 
rassemblé,  autour  de  la  chaire  de  droit  qu'il  occupait 
à  Strasbourg,  de  nombreux  élèves  venus  de  l'Alsace 
et  de  l'Allemagne.  Il  fit  partie  de  l'Assemblée  lé- 
gislative et  plus  tard  du  Tribunat.  Ses  opinions 
franchement  monarchiques  le  firent  jeter  en  prison 
sous  la  Terreur;  il  fut  un  des  députés  que  le  9  ther- 
midor délivra.  Il  lut  à  l'Institut,  le  22  germinal  an 
VIII,  des  observations  Sur  Vorigine  de  la  maladie 
vénérienne  et  sur  son  introduction  en  Alsace  et  à 
Strasbourg.  On  y  trouve  de  curieux  renseignements 
sur  la  prostitution  et  la  police  des  maisons  de 
prostitution  à  Schlestadt  et  à  Strasbourg,  et 
sur  les  ouvrages  rares  et  anciens  sur  le  même 
sujet  dont  il  sa  trouvait  des  exemplaires  dans  les 
bibliothèques  du  Bas-Rhin. 


Ii  Né  à  Bouxwiller  (Bas-Rhin),  le  9  mai  1737,  il  mourut  à 
Strasbourg  le  25  octobre  1813.  Les  professeurs,  ses  collègues,  lui 
ont  fait  ériger  un  monument  en  marbre  blanc  dans  le  temple 
de  saint  Thomas  à  côté  de  ceux  de  Schœpflin  et  d'Oberlin. 


L'HISTOIRK.  389 

De  Koch  lut  aussi,  l'année  suivante,  un  mémoire 
Sur  une  société  littéraire  établie  à  Strasbourg  vers 
la  fin  du  xve  siècle  et  au  commencement  du  xvie. 

Il  existait  en  même  temps  une  société  littéraire  à 
Schlestadt,  fondée,  comme  celle  de  Strasbourg,  par 
Wimpheling.  Érasme  fut  présenté  à  la  société  de 
Strasbourg  pendant  son  séjour  dans  cette  ville,  et 
resta  en  correspondance  avec  elle.  Lui-même  était 
à  la  tête  de  la  Société  littéraire  de  Bâle.  Ces  sociétés 
littéraires  étaient  ce  que  nous  appelons  à  présent 
des  académies.  De  Koch  attribue  à  l'influence 
de  la  société  littéraire  de  Strasbourg  la  rapidité 
avec  laquelle  la  réforme  religieuse  se  propagea  en 
Alsace  au  commencement  du  xvr  siècle. 

Papon1  avait  appartenu  longtemps  à  l'Oratoire . 
Il  le  quitta  sans  aucun  dissentiment  politique  ou 
religieux,  et  uniquement  pour  se  livrer  avec  plus 
de  liberté  à  ses  travaux  et  aux  nombreux  voyages 
qu'ils  exigeaient.  On  a  de  lui  de  nombreux  écrits, 
entr'autres  une  bonne  Histoire  de  Provence,  une 
Histoire  du  gouvernement  français,  depuis  l'as- 
semblée des  notables  jusqu'à  la  fin  de  1788,  une 
Histoire  de  la  Révolution,  qu'il  laissa  en  manus- 


1.  Né  à  Puget-Théniers  (Alpes-Maritimes)  en  janvier  1734,  mort 
à  Paris  le  15  janvier  1803. 


390        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

crit,  et  que  son  frère  publia  sous  la  Restauration, 
douze  ans  après  sa  mort.  Elle  ne  forme  pas  moins 
de  six  volumes. 

Nous  avons  vu  que  le  ministre  des  relations 
extérieures  avait,  sur  la  demande  de  la  classe, 
fait  fouiller  les  archives  de  Gènes  pour  y  trou- 
ver des  renseignements  sur  les  guerres  et  les  in- 
térêts politiques  des  Français  au  delà  des  monts 
et  sur  le  commerce  des  Génois  dans  le  moyen  âge. 
La  commission  qui  rédigea  le  programme  des  re- 
cherches était  composée  de  Bouchaud,  de  Lisle  de 
Sales,  Lévesque  et  Papon.  Elle  mit  entre  les  mains 
de  Papon  tous  les  documents  que  les  Génois  lui  firent 
parvenir,  et  Papon  en  tira  les  éléments  d'un 
mémoire  Sur  le  commerce  et  la  navigation  des 
Génois  depuis  le  IXe  siècle  jusqu'au  XIVe.  On  y 
trouve  des  détails  sur  leurs  importations  et  leurs 
exportations,  sur  leurs  moyens  d'échange,  les  droits 
de  douane,  la  fixation  des  poids  et  mesures,  la 
valeur  des  monnaies.  L'auteur  suit  la  route  des 
différentes  marchandises  depuis  les  Indes,  à  travers 
le  golfe  Persique,  jusqu'à  la  Méditerranée.  Ce  tra- 
vail, qui  fut  lu  à  la  classe  en  Tan  IX,  ne  l'empêchait 
pas  d'écrire  la  même  année  des  recherches  Sur  la 
peste  et  les  moyens  de  s'en  préserver,  et  de  publier  la 


L'HISTOIRE.  391 

cinquième  édition  de  son  livre  sur  VArt  du  poète  et 
de  l'orateur.  Quoiqu'il  fût  seulement  associé,  il 
déployait  dans  la  classe  autant  d'activité  qu'un 
membre  titulaire,  et  son  nom  se  trouve  fréquem- 
ment mentionné  dans  les  procès-verbaux.  Il  mourut 
en  1803. 

La  section  avait  proposé,  en  l'an  V,  la  question 
suivante  : 

«  Recherches  et  observations  sur  la  marche  de 
l'esprit  public  en  France  depuis  François  1er  jusqu'à 
la  convocation  des  états  généraux  de  1789.  »  Le 
prix  devait  être  décerné  en  l'an  VIL  Le  concours 
étant  demeuré  sans  résultat,  la  section  donna 
plus  de  précision  à  son  programme  en  le  rédigeant 
de  cette  façon  :  *  Quelles  causes  ont  développé  en 
France  l'esprit  de  liberté  depuis  François  Ier  jus- 
qu'en 1789?  »  Le  prix  fut  décerné  en  l'an  IX.  Ce  fut 
un  graveur,  Nicolas  Ponce,  qui  l'obtint1. 

La  section  avait  donné  en  l'an  X  le  sujet  que 
voici  : 

«  Quelle  a  été  l'influence  de  la  réformation 
de  Luther  sur  la  situation  politique  des  différents 


1.  Nicolas   Ponce  a  été  nommé  correspondant  de  l'Académie 
des  beaux-arts  le  14  juillet  1827. 


39*   UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

États  de  l'Europe  et  sur  le  progrès  des  lumières  ?  » 
Le  prix  fut  obtenu  par  Charles  Yillers;  mais 
comme  il  ne  fut  donné  qu'en  l'an  XII,  ce  n'est  pas 
par  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques, 
c'est  par  la  classe  d'histoire  et  de  littérature 
ancienne  que  le  concours  fut  jugé. 


XII 


LA    SECTION    DE    GEOGRAPHIE. 


Buache  et  Menlelle,  qui  furent  désignés  par 
l'arrêté  du  Directoire  pour  former  le  noyau  de  la 
section  de  géographie,  passaient  pour  les  deux 
premiers  géographes  de  leur  temps,  quoiqu'ils 
lussent  bien  loin  d'avoir  la  science  étendue  et  pro- 
fonde de  Gosselin,  l'expérience  pratique  et  l'élé- 
vation d'esprit  de  Fleurieu  et.  de  Bougainville. 
Buache1  était  associé  de  l'Académie  des  sciences, 
et  fut  professeur  de  géographie  à  l'École  normale 
de  1794.  Il  avait  obtenu,  avant  la  Révolution,  le 
titre  de  géographe  du  roi,  pour  avoir  aidé  son  oncle, 
Philippe  Buache,  dans  les  leçons  qu'il  donnait 
aux  trois  jeunes  princes  qui  devaient  être  Louis  XYI , 

1.  Né  en  1741,  mort  en  1825. 


394        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE: 

Louis  XVIII  et  Charles  X.  Mentelle1  avait  débuté 
par  de  petits  verset  de  petites  pièces,  jouées  dans 
de  petits  théâtres.  Il  publia  un  traité  élémentaire 
de  géographie  et  fut  nommé  professeur  à  l'Ecole 
militaire  et  ensuite  à  l'École  normale.  C'est  lui  qui, 
dans  son  Précis  d'histoire  universelle,  publié  en 
1801,  traite  Jésus-Christ  d'imposteur.  Il  lui  arriva 
cette  singulière  aventure,  qui  ne  pouvaitse  produire 
que  dans  un  temps  pareil  :  deux  fois  il  écrivitun  traité 
de  la  géographie  de  l'Europe,  et  deux  fois  il  fut  obligé 
d'y  renoncer,  parce  que  la  politique  allait  plus  vile 
que  son  imprimeur,  et  que  des  délimitations, 
exactes  sur  la  première  épreuve,  étaient  devenues 
fausses  avant  le  bon  à  tirer. 

Reinhard2,  Fleurieu3,  Gosselin4  et  Bougain- 
ville5,  membres  élus,  étaient  désignés,  Reinhard 
comme  administrateur,  Fleurieu  et  Bougainville 
comme  marins,  Gosselin  comme  associé  de  l'an- 
cienne Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 
Les  choix  étaient  bons,  et  presque  tous  les  membres 


1.  Né  en  1730,  mort  en  1815. 

-1.  Né  à  Schorndorff  (Wurtemberg)  en  1761,  mort  en  1837. 

3.  Né  à  Lyon  le  2  juillet  1838,  morten!810.  Ilaété  ministre  de 
la  marine  et  gouverneur  du  fils  de  Louis  XVI. 

4.  Né  à  Lille  le  6  décembre  1751,  mort  le  8  février  1830. 

5.  Né  à  Paris  le  12  novembre  1729,  mort  le  31  août  1811. 


LA  GÉOGRAPHIE.  395 

de  la  section  se  montrèrent  dévoués  à  leur  tâche. 
Mais  une  section  de  géographie  n'était  pas  à  sa 
place  dans  la  seconde  classe  de  l'Institut. 

On  peut  répéter  ici  ce   que  nous  avons  dit  à 
propos  de  l'histoire,  qu'il  y  a  une  géographie  phi- 
losophique, et  une  géographie  purement  érudite. 
Il  y  a  même  trois    sortes  de  géographies  :   la 
géographie  ancienne,  qui  ne  regarde  que  les  éru- 
dits  et  les  antiquaires,  et  fait,  en  réalité,  partie 
de  l'histoire  ancienne;  "la  géographie  moderne, 
purement  descriptive,  également  nécessaire  aux 
historiens  et  aux  hommes  politiques;  et,  enfin,  la 
géographie  physique,  qui  tient  aux  sciences  natu- 
relles et  aux  sciences  physiques.  On  comprend  que 
la  géographie  descriptive,  ancienne  ou  moderne, 
trouve saplace,avecl'histoire  érudite,  dans  une  Aca- 
démie des  sciences  historiques,  et  que  la  géographie 
physique  ait  la  sienne  dans  une   Académie  des 
sciences  physiques;  on  ne  voit  pas  clairement  les 
rapports  de  l'une  et  de  l'autre  avec  la  philosophie.  Il 
est  clair  qu'on  n'avait  donné  une  section  de  géo- 
graphie à  la  seconde  classe  que  sur  cette  réflexion 
un  peu  sommaire,  que  la  géographie  est  une  annexe 
naturelle  de  l'histoire.  Lors  de  la  réorganisation  de 
1 803,  ayant  à  choisir  entre  l'Académie  des  sciences  et 


396        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

l'Académie  des  inscriptions  pour  y  placer  la  géogra- 
phie, on  opta  pour  l'Académie  des  sciences.  Buache, 
qui  en  avait  déjà  fait  partie,  y  reprit  sa  place, 
Fleurieu  et  Bougainville  l'y  suivirent;  Mentelle, 
Reinhard  et  Gosselin  entrèrent  dans  la  troisième 
classe  qui  correspondait  à  l'ancienne  Académie  des 
inscriptions.  Pour  Gosselin,  érudit  avant  tout,  c'était 
évidemment  saplace.  A  proprementparler,  l'histoire 
de  la  section  de  géographie  ne  fait  pas  partie  de 
l'histoire  des  sciences  morales  et  politiques. 

Les  membres  de  cette  section  furent  dans  la  classe 
au  nombre  des  plus  laborieux.  Voici  la  nomencla- 
ture des  communications  faites  par  Buache.  La 
première  est  du  22  floréal  an  IVetporte  pour  titre  : 
Observations  sur  quelques  îles  peu  connues  situées 
dans  la  partie  du  grand  Océan  comprise  entre  le 
Japon  et  la  Californie.  La  seconde  avait  pour  but 
de  fixer  les  limites  méridionales  de  la  Guyane 
française,  au  moment  (1797)  où  l'on  s'occupait  de  la 
paix  avec  le  Portugal,  qui,  selon  Buache,  réclamait 
indûment  une  des  parties  les  plus  intéressantes 
de  cette  colonie.  Son  mémoire  Sur  les  décou- 
vertes à  faire  clans  le  grand  Océan,\u  le  17  vendé- 
miaire an  VII  (1798),  était  destiné  à  servir  de  guide 
pour  un  voyage  projeté  autour  du  monde.  hVagis- 


LA  GÉOGRAPHIE.  397 

sait  moins  de  découvertes  à  faire  que  de  décou- 
vertes anciennes  à  retrouver,  et  de  déterminations 
inexactes  à  rectifier.  Il  fit  ensuite  connaître  à  la 
classe  la  relation  manuscrite  d'un  Voyage  fait  au 
Caire  en  1717  par  un  voyageur  français  nommé  Paul 
Lucas.  Cette  curieuse  communication  fut  faite  au  mo- 
ment où  l'Institutd'Égypte  préparait  les  matériaux 
du  grand  ouvrage  dont  les  premiers  volumes  paru- 
rent en  1809. 

Les  recherches  de  Buache  sur  Vile  de  Juan  de 
Lisboa  avaient  un  intérêt  plus  pratique.  Cette  île 
figurait  dans  les  anciennes  cartes;  plusieurs  na- 
vigateurs ayant  parcouru,  sans  la  rencontrer,  les 
parages  où  on  l'avait  placée  on  la  supprima  comme 
beaucoup  de  petites  îles,  de  rochers  et  de  bancs, 
inscrits  sur  des  indices  insuffisants  et  qui  ne  font 
qu'encombrer  les  cartes  et  gêner  la  navigation. 
Mais,  nous  dit  l'auteur,  on  restait  persuadé  à  l'Ile 
de  France,  malgré  l'insuccès  des  recherches  les 
plus  récentes,  que  cette  île  existait.  «  Plusieurs 
notes  et  extraits  de  journaux  qui  avaient  été  remis 
à  des  officiers  de  marine  à  l'Ile  de  France  m'ont  été 
communiqués  par  eux.  ,1e  n'ai  cessé  de  m'en  occu- 
per, et  au  moindre  renseignement  nouveau  qui 
m'arrivait,il  s'ensuivait  un  nouvel  examen  de  toutes 


398        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

les  pièces.  Je  me  suis  convaincu  enfin  de  l'existence 
réelle  de  cette  île,  et  j'engage  les  navigateurs  à  la 
chercher  encore.  »  On  voit  que  Buache  procède  ici 
à  la  manière  des  ministres  qui  gagnent  des  batailles 
dans  leur  cabinet.  Non  seulement  il  a  découvert  son 
île,  mais  il  sait  à  peu  près  ce  qui  s'y  passe  et  tout  à 
fait  ce  qui  s'y  trouve.  Il  nous  apprend,  par  exemple, 
qu'elle  contient  beaucoup  de  bœufs,  et  pas  de  co- 
chons. 

Ainsi  voilà  une  île  qui  a  été  d'abord  indiquée, 
puis  supprimée,  et  qui,  selon  Buache,  doit  être  réta- 
blie. Au  contraire,  les  îles  Bina  et  Merceven,  dont 
il  s'occupe  dans  un  autre  mémoire,  ont  été  con- 
stamment portées  sur  toutes  les  cartes,  et  pourtant 
il  pense  qu'elles  n'existent  pas,  ou  plutôt  qu'elles 
font  double  emploi  avec  une  île  unique,  qui  existe 
incontestablement,  et  qui  nous  est  parfaitement 
connue,  puisqu'elle  n'est  autre  que  l'île  Bourbon. 

Buache  lut  encore  à  la  classe,  en  l'an  IX,  un  mé- 
moire Sur  les  terres  découvertes  par  La  Pérouse  à 
la  côte  de  Tartarieet  au  nord  du  Japon;  un  mémoire 
Sur  l'intérieur  de  la  Guyane,  dans  lequel  il  rectifie, 
d'après  des  indications  nouvelles,  son  mémoire  de 
l'an  VI  ;  d'autres  travaux  qui  sont  plutôt  d'un  anti- 
quaire, par  exemple  des  observations  Sur  les  no- 


LA  GÉOGRAPHIE.  399 

lions  que  Fou  avait  de  F Afrique  à  V époque  où  les 
Portugais  ont  doublé  le  cap  Bojador  (xve  siècle)  ; 
d'autres  Sur  une  carte  d'André  Bianchi  faite  en 
1436,  dans  laquelle  se  trouve  mentionnée  une 
grande  île  nommée  Antilia,  située  dans  l'ouest  des 
îles  Açores.  On  en  voulait  conclure  que  l'Amérique 
était  connue  avant  Christophe  Colomb;  mais 
Buache,  sans  se  prononcer  définitivement  sur  l'exis- 
tence de  l'île  d' Antilia,  affirme  que  cette  île,  si  elle 
existe,  n'est  pas  l'Amérique.  Signalons  enfin  un 
mémoire  de  lui  Sur  la  carte  de  Peutinger. 

Mentelle  avait  soixante-cinq  ans  au  moment  de  la 
fondation  de  l'Institut;  ce  n'est  pas  le  moment  de 
la  grande  activité.  Il  composa  cependant  plusieurs 
mémoires  pour  les  lire  à  la  classe.  Le  premier  roule 
Sur  la  position  de  quelques  lieux  et  de  quelques 
fleuves  dans  V étendue  de  FArgolide,  contrée  méri- 
dionale dit  Péloponèse,  et  a  pour  but  de  recti- 
fier l'opinion  de  Delisle  et  celle  de  Danville. 

Dans  un  autre  mémoire,  il  examine  V étendue  et 
la  population  de  V ancien  royaume  de  Pologne,  et 
détermine  la  part  que  se  sont  respectivement 
attribuée  dans  le  démembrement  la  Russie,  la  Prusse 
el  l'Autriche.  Il  avait  annoncé  d'abord  que  la  part 
de  la  Russie  était  une  surface  de  1697  myria- 


iOO        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

mètres  carrés,  avec  une  population  de  2  495  161 
individus,  et  un  revenu  de  8  millions  de  francs; 
celle  de  l'Autriche,  une  surface  de  1084  myria- 
mètres  carrés,  avec  une  population  de  3  778  010 
individus,  et  un  revenu  d'environ  40  millions; 
celle  de  la  Prusse,  une  surface  de  4  4 99  myriamètres 
carrés,  avec  une  population  de  3  764  509  individus 
et  un  revenu  flottant  entre  6  et  7  millions.  Mais 
il  déclare  à  la  fin  de  son  travail  que,  d'après  de 
nouveaux  renseignements,  le  chiffre  de  la  popu- 
lation et  des  revenus  doit  être  augmenté  d'un 
tiers. 

11  fit  aussi  un  mémoire  sur  la  meilleure  manière 
d'orthographier  les  noms  en  géographie.  Nous 
autres,  Français,  nous  avons  pris  de  tout  temps  les 
plus  grandes  libertés  avec  les  noms  propres.  Men- 
telle  conseille  d'adopter  les  noms  étrangers,  ou, 
lorsqu'un  usage  impérieux  les  a  défigurés  dans 
notre  langue,  de  les  écrire  deux  fois,  une  fois  sous 
leur  forme  réelle,  et  l'autre  sous  la  forme  que  nous 
leur  avons  donnée.  Il  est  cependant  assez  difficile 
d'écrire  :  je  viens  de  Coin  (Cologne),  ou  :  je  vais 
à  s'Gravenhage  (La  Haye).  Cela  peut  être  utile  en 
certains  cas;  mais  cela  alourdit  le  style,  allonge  les 
descriptions  et  produit  un  effet  aussi  désagréable 


LA   GÉOGRAPHIE.  401 

pour  les  yeux  que  pour  les  oreilles.  Après  tout,  le 
plus  important  est  de  s'entendre  et  de  parler 
comme  les  bons  auteurs  et  les  gens  instruits  de  son 
pays.  Ce  n'est  pas  en  écrivant  Hlovidg  au  lieu  de 
Louis  qu'on  a  renouvelé  l'histoire  de  France. 

Mentelle  est  surtout  un  auteur  de  résumés  et 
d'ouvrages  d'éducation.  Il  en  fit  un  grand  nombre, 
ce  qui  le  détourna  d'entreprises  plus  sérieuses.  On 
est  affligé  d'y  trouver,  pendant  la  durée  de  la  Révo- 
lution, comme  un  écho  des  passions  démagogi- 
es auquel  on  ne  s'attendrait  pas  en  pareil  lieu. 
[I  va  jusqu'à  traiter  Jésus-Christ  d'imposteur,  dans 
un  livre  sur  la  géographie.  Ce  qui  aggrave  ses 
torts,  c'est  qu'il  fut  ensuite  un  des  panégyristes  de 
Napoléon,  et  finit  par  obtenir  de  Louis  XVIII  la 
croix  de  la  Légion  d'honneur.  Il  mourut  à  auatre- 
vingt-cinq  ans. 

Reinhard  était  un  Allemand  qui  adopta  la  France 
et  la  Révolution  française,  fut  quelque  temps  mi- 
nistre des  relations  extérieures  sous  le  Directoire, 
immédiatement  avant  Talleyrand,  se  rendit  utile, 
sous  tous  les  régimes,  dans  des  positions  plus  mo- 
destes, et  finalement  arriva  à  être  pair  de  France 
et  comte  sous  la  Restauration.  Il  mourut  en  4837. 

On  l'avait  mis  dans  la  section  de  géographie,  pro- 
se 


402        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

bablement  parce  qu'il  appartenait  à  la  carrière 
diplomatique.  Il  ne  fut  pas  à  l'Institut  ce  qu'il  était 
dans  les  autres  corps  dont  il  faisait  partie,  un 
membre  laborieux  et  utile.  Gela  s'explique  par  ses 
grandes  occupations  administratives,  et  par  ses 
longs  et  continuels  voyages.  Dans  sa  jeunesse,  il 
avait  publié  quelques  écrits  en  langue  allemande, 
sa  langue  maternelle,  et  il  était  membre  de  l'Aca- 
démie de  Gôttingue  avant  de  s'établir  en  France. 
Il  avait  contracté  des  amitiés  illustres  dans  les  deux 
pays;  chez  nous,  Talleyrand,  Bignon,  Bérenger; 
au  delà  du  Bhin  Gœthe,  Schiller,  Wieland.  Sa  cor- 
respondance diplomatique,  conservée  au  ministère 
des  affaires  étrangères',  lui  assure  une  place  parmi 
nos  plus  habiles  négociateurs. 

Je  ne  trouve  à  mentionner  que  deux  mémoires 
de  Fleurieu  :  l'un  Sur  V application  du  système  mé- 
trique décimal  à  l'hydrographie  et  aux  calculs  de 
la  navigation  ;  l'autre  Sur  la  division  hydrogra- 
phique du  globe.  Ces  deux  mémoires  contenaient 
des  vues  justes,  réalisaient  des  réformes  utiles,  et 
ont  certainement  contribué  aux  progrès  de  la 
science  nautique.  Ils  ont  été  publiés  par  l'auteur 
à  la  suite  d'un  de  ses  ouvrages  les  plus  importants 
et  les  plus  estimés  :  La  relation  du  voyage  autour 


LA  GÉOGRAPHIE.  403 

du  monde  fait  par  le  capitaine  Marchand  pendant 
les  années  1790, 1791  et  1792. 

Gosselin,  d'abord  destiné  au  commerce,  et 
membre  très  utile,  pendant  longues  années,  du 
conseil  supérieur  de  commerce  qui  fut  détruit  en 
1792,  s'intéressa  à  toutes  les  branches  des  connais- 
sances humaines,  les  cultiva  avec  fruit,  et  finit  par 
concentrer  ses  préférences  sur  la  numismatique  et 
sur  la  géographie  ancienne.  Gomme  numismate,  il 
n'a  rien  publié,  si  ce  n'est  le  catalogue  des  mé- 
dailles d'Émery,  en  collaboration  avec  l'abbé  de 
Tersan,  mais  il  avait  formé  un  des  plus  beaux 
cabinets  de  l'époque.  Il  fut  nommé,  en  1799,  con- 
servateur du  cabinet  des  Antiques,  en  rempla- 
cement de  Barthélémy  (l'auteur  du  Voyage  d'A- 
nacharsis).  Tous  ses  écrits  roulent  sur  la  géo- 
graphie ancienne.  Il  l'étudiait  avec  une  méthode 
sûre  et  minutieuse  qu'il  s'était  faite  et  dont  il  ne 
s'écartait  jamais,  suivant  toujours  le  même  plan 
pour  l'étude  et  la  composition  de  ses  mémoires,  ne 
voulant  pas  de  secrétaire,  faisant  lui-même  toutes 
les  recherches,  écrivant  de  sa  propre  main  les 
résultats  qu'il  obtenait,  et  exécutant  toujours,  sans 
aucun  auxiliaire,  tous  ses  travaux  graphiques,  qui 
sont  considérables,  et  qu'il  a  réunis  et  classés  mé- 


404        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

thodiquement  dans  un  atlas  in-folio.  Il  ne  faisait 
jamais  qu'un  travail  à  la  fois,  et  passait  sans  inter- 
ruption d'un  travail  à  un  autre,  de  sorte  que  toute 
sa  vie  a  été  une  suite  de  travail  non  interrompu. 
La  Terreur  même  ne  le  détourna  pas  un  instant  de 
ses  habitudes.  On  a  remarqué  que  ses  recherches 
Sur  le  système  géographique  de  Polybe  furent  lues 
à  l'Académie  des  inscriptions  dont  il  était  membre 
le  16  novembre  4792,  et  son  mémoire  intitulé  : 
Limite  des  connaissances  des  anciens  sur  la  côte 
occidentale  d'Afrique,  le  21  juin  1793.  Il  lui  arriva 
un  accident  singulier  :  il  ne  fut  ni  proscrit,  ni 
arrêté,  ni  accusé;  il  fut  réquisitionné.  En  1794, 
on  lui  communiqua  un  arrêté  du  Comité  de 
^alut  public,  portant  entre  autres  signatures  celle 
de  Cambacérès,  et  qui  était  ainsi  conçu  :  «  Sur  la 
demande  du  représentant  du  peuple  Colon,  le 
Comité  de  salut  public  met  en  réquisition  le  citoyen 
Gosselin,  érudiste  en  géographie,  pour  les  travaux 
du  département  de  la  guerre.  »  Le  département  de 
la  guerre  s'empara  en  même  temps  de  l'érudiste 
et  de  ses  papiers,  et  se  trouva  ainsi  en  possession 
du  Système  géographique  d'Hipparque.  Mais  on  ne 
tarda  pas  à  reconnaître,  dans  les  bureaux  du  dépar- 
tement, qu'on  ne  pouvait  tirer  aucun  parti,  pour 


LA  GÉOGRAPHIE.  40ô 

une  besogne  essentiellement  contemporaine,  d'un 
livre  sur  Hipparque,  et  d'un  écrivain  qui  vivait 
habituellement  deux  siècles  avant  notre  ère.  On 
rendit  l'écrivain  à  ses  occupations,  et  on  remit  le 
livre  au  comité  de  l'instruction  publique,  qui  l'im- 
prima aux  frais  de  l'État. 

Pendant  son  séjour  dans  la  seconde  classe  de 
l'Institut,  il  donna  communication  de  deux  mé- 
moires; l'un  intitulé:  Connaissances  géographiques 
des  anciens  sur  les  côtes  méridionales  de  V Arabie, 
dans  lequel  il  rend  justice  à  l'exactitude  des  infor- 
mations de  Ptolémée  ;  et  l'autre  intitulé  :  Connais- 
sances géographiques  des  anciens  relativement  au 
golfe  Persique.  Ce  dernier  mémoire  est  à  propre- 
ment parler  un  commentaire  du  périple  de  Né  ar- 
que. Il  suit  le  navigateur  pas  à  pas,  calcule  avec  lui 
les  distances  et  les  relâches,  les  compare  avec  celles 
qui  sont  indiquées  par  Pline  et  par  Strabon,  et 
prouve  qu'en  tenant  compte  de  la  différence  des 
mesures,  leur  récit  est  à  peu  près  le  même. 

Tous  les  ouvrages  de  Gosselin  sont  écrits  clans  un 
style  élégant  et  correct.  Il  lui  a  manqué,  comme  à 
Jjuache,  Mentelle,  et  la  plupart  des  savants  français 
à  cette  époque,  la  connaissance  des  langues  étran- 
gères. Cette  lacune  dans  notre  éducation  nationale 


406        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

était  d'autant  plus  déplorable,  que  l'usage  d'écrire 
en  latin  les  ouvrages  d'érudition  avait  presque  en- 
tièrement disparu. 

Gosselin  était  un  savant  dans  toute  la  force  du 
terme  et  toute  la  beauté  du  rôle  :  Bougainville  est 
un  héros.  Il  commença  par  être  aide  de  camp  de 
Chevert  :  un  beau  début.  Il  se  couvrit  de  gloire  au 
Canada  sous  les  ordres  de  Montcalm.  Après  la  perte 
de  la  colonie,  il  entra  dans  la  marine.  Il  se  trouva 
qu'il  avait  toutes  les  connaissances  nécessaires  à  un 
navigateur  ;  il  ne  montra  dans  ce  nouveau  rôle  ni 
moins  d'habileté,  ni  un  moins  brillant  courage. 
Entre  autres  mérites,  il  avait  celui  de  se  faire  adorer 
de  ses  compagnons.  Le  voyage  qu'il  fit  autour  du 
monde  entre  les  années  1766  et  1769  a  été  fécond 
en  découvertes  géographiques.  Il  en  publia  lui- 
même  la  relation,  qui  eut  un  succès  prodigieux  en 
France  et  dans  toute  l'Europe.  Il  ne  fit  plus  de 
service  actif  à  partir  de  1790,  et  se  consacra  entiè- 
rement à  la  science.  L'empereur  le  fit  sénateur  et 
comte  de  l'empire.  Il  était  frère  du  membre  de 
l'Académie  des  inscriptions  et  de  l'Académie  fran- 
çaise, qui  lui-même  avait  fait  des  études  sur  la 
géographie,  et  notamment  sur  le  périple  d'Hannon. 
l'amiral  de  Bougainville,  qui  avait  été  élu  membre 


LA   GÉOGRAPHIE.  407 

de  la  seconde  classe  en  1795,  passa  dans  la  pre- 
mière en  1803,  et  occupa  l'un  des  trois  fauteuils 
de  la  section  de  géographie  et  navigation.  Les  deux 
autres  furent  donnés  à  Fleurieu  et  Buache. 

La  seconde  classe  doit  à  Bougainville  un  Essai 
historique  sur  les  navigations  anciennes  et  mo- 
dernes dans  les  hautes  latitudes  septentrionales, 
et  une  Notice  historique  sur  les  sauvages  de  V  Amé- 
rique septentrionale.  Ce  second  travail,  écrit  avec 
les  souvenirs  de  ses  campagnes  au  Canada >  est  du 
plus  haut  intérêt.  Les  faits  qu'il  raconte  et  les 
détails  qu'il  y  ajoute  sur  les  mœurs  et  les  institu- 
tions des  indigènes,  rappellent  les  romans  de  Coo- 
per,  mais  avec  la  dignité  et  l'autorité  de  l'histoire. 
Ce  n'est  pourtant  que  le  procès-verbal  des  séances 
d'une  sorte  de  congrès  tenu  par  les  Iroquois  et  nos 
autres  alliés  en  présence  du  marquis  de  Vaudreuil 
et  du  marquis  de  Montcalm,  les  deux  chefs  de  la 
colonie.  On  y  trouve  le  langage  et  jusqu'aux  gestes 
des  sauvages,  leurs  danses,  leurs  chants  ;  les  pro- 
cédés mnémotechniques  par  lesquels  ils  remplacent 
l'écriture;  on  y  démêle  parfaitement  leurs  craintes 
et  leurs  espérances,  et  ce  mélange  d'astuce  et  de 
simplicité  si  fréquent  chez  les  peuples  qui  ont  d'an- 
ciennes traditions  et  peu  de  lumières.  Cette  am- 


408        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

bassade  lut  considérée  avec  raison  comme  très 
importante,  parce  qu'elle  nous  assurait  de  la  neu- 
tralité des  Cinq  Nations,  et  privait  les  Anglais  du 
secours  qu'ils  auraient  pu  en  tirer.  La  députation 
se  montait  à  cent  quatre-vingts  personnes  y  com- 
pris les  femmes  et  les  enfants.  Tous  ces  gens  furent 
équipés  et  défrayés  aux  dépens  du  roi  depuis  le 
moment  de  leur  arrivée  jusqu'à  celui  de  leur  dé- 
part. On  leur  donna  même  des  vivres  et  des  pro- 
visions pour  leur  route,  et  les  chefs  de  guerre  et  de 
cabane  (village)  reçurent  des  présents  particu- 
liers. Les  conférences  avaient  eu  lieu  à  la  fin  de 
décembre.  Ils  demandèrent  à  rester  jusqu'au  len- 
demain du  jour  de  l'an,  parce  qu'on  leur  avait  dit 
que  ce  jour-là  les  peaux  blanches  s'embrassaient, 
et  qu'on  donnait  à  boire. 

La  liste  des  membres  non  résidents  est  fort  belle. 
Elle  comprend  l'abbé  Beauchamp,  Coquebert  de 
Montbret,  Bourgoing,  Verdun  de  la  Crenne,  Le 
Michaud  d'Arçon  (qui,  à  sa  mort  survenue  en  1800, 
fut  remplacé  par  Romme),  de  Liberge  de  Granchain, 
et  Barthélémy,  le  membre  du  Directoire  qui  fut 
proscrit  en  fructidor,  et  rayé  arbitrai  rem  n  de  la 
liste  des  membres  de  l'Institut.  On  lui  donna  pour 
successeur   Lescallier.  Cependant,  quoique  cette 


LA   GÉOGRAPHIE.  40D 

liste  contienne  beaucoup  d'hommes  distingués,  on 
peut  dire  que  Reauchamp  est  plutôt  un  astronome, 
Coquebert  de  Montbret  un  naturaliste,  Bourgoing 
un  historien ,  Darçon  un  ingénieur  militaire, 
Romme  un  mathématicien,  Barthélémy  un  diplo- 
mate. Les  trois  hommes  les  plus  justement  célèbres 
sont  l'abbé  Beauchamps,  Barthélémy,  et  son  suc- 
cesseur, Lescallier. 

Beauchamp1  était  bernardin.  Lorsqu'il  étudiait 
la  théologie  à  Paris,  il  suivait  en  même  temps  les 
cours  de  Lalande,  dont  il  devint  l'ami.  Son  oncle, 
dom  Mirondeau,  ayant  été  nommé  évêque  de  Baby- 
lone,  l'appela  auprès  de  lui  à  Bagdad  où  il  résidait 
et  lui  donna  la  place  de  grand  vicaire.  L'adminis- 
tration d'un  diocèse  ne  le  détourna  pas  de  l'astro- 
nomie. Le  4  mai  1786,  il  observa  le  passage  de 
Mercure  sur  le  Soleil.  Le  30  juin  1787,  il  observa 
à  Casbine  une  éclipse  de  lune,  la  plus  importante 
qu'on  eût  encore  observée.  11  a  fait  plusieurs  obser- 
vations de  Mercure,  et  l'a  vu  plus  près  du  soleil 
qu'on  ne  l'avait  vu  avant  lui.  Il  a  constaté  ou  rec- 
tifié la  position  de  plusieurs  milliers  d'étoiles.  Il 
découvrit  le  cours  du  Tigre  et  de  l'Euphrate,  de- 

l.Né  à  Vesoul  le  29  juin  1752,  mort  à  >iice  le  19  novembre  1801. 


410        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

puis  Diarbékir  jusqu'au  golfe  Persique,  fixa  la 
situation  de  la  mer  Caspienne,  rectifia  les  cartes 
de  la  mer  Noire,  et  publia  un  itinéraire  de  Trébi- 
zonde  à  Gonstantinople.  Fait  prisonnier  par  les 
Anglais,  il  passa  trois  ans  dans  les  cachots,  et  y 
contracta  la  maladie  dont  il  mourut.  Au  moment 
de  sa  mort,  il  reçut  la  double  nouvelle  que  Bona- 
parte l'avait  nommé  commissaire  général  à  Lis- 
bonne, et  que  son  oncle  s'apprêtait  à  résilier  son 
évêché  en  sa  faveur. 

Barthélémy l  dut  ses  premiers  succès  à  son  oncle, 
Fauteur  du  Voyage  du  jeune  Anacharsis.  Il  s'éleva 
rapidement  dans  la  diplomatie,  n'eut  que  des  amis 
parmi  les  hommes  politiques,  dans  un  temps  où  il 
était  difficile  d'en  avoir  et  presque  impossible  d'en 
conserver.  Il  entra  sans  compétiteur  au  Directoire, 
et  y  vota  constamment  dans  le  sens  de  la  légalité 
et  de  la  modération  :  ce  fut  son  crime.  On  l'accusa 
de  conspirer  avec  les  royalistes.  On  n'est  pas  roya- 
liste et  conspirateur  en  compagnie  de  Garnot.  Trois 
directeurs  se  procurèrent  un  général  complaisant, 
et  avec  son  secours  chassèrent  leurs  deux  collègues, 


1.  Né  à  Aubagne  (Bouches-du-Rhône)  le  20  octobre  1747,  mort 
à  Paris  le  3  avril! 830. 


LA  GÉOGRAPHIE.  411 

et  ceux  des  membres  des  deux  conseils  qui  ne  vou- 
laient pas  aller  plus  loin  que  la  république  libérale 
et  conservatrice.  Tel  fut  le  coup  d'état  du  18  fruc- 
tidor qui  est  une  tache  sur  la  mémoire  de  La  Ré- 
veillère-Lépeaux.  Il  ne  se  contenta  pas  de  chasser 
deux  directeurs  et  des  membres  considérables  du 
parlement;  il  les  déporta.  Gela  fut  appelé  de  la 
clémence,  parce  qu'on  aurait  pu  les  fusiller,  puis- 
qu'on avait  la  force  en  main.  Garnot,  prévenu  à 
temps,  s'échappa.  Barthélémy,  qui,  par  sa  famille, 
était  initié  aux  grands  souvenirs  de  la  Grèce,  vou- 
lut, comme  Socrate,  attendre  la  ciguë.  On  le  prit 
chez  lui  et  on  le  jeta  avec  les  autres  dans  une  sorte 
de  voiture  cellulaire.  Il  fut  transporté  à  Sinnamari, 
avec  Pichegru,  Murinais,  Barbé-Marbois  et  d'autres 
«  royalistes  »  de  même  sorte.  On  l'y  confondit  avec 
les  galériens.  Ils  s'échappèrent  au  nombre  de  huit, 
sur  une  pirogue,  en  bravant  mille  périls.  Barthé- 
lémy, de  retour  en  France,  ne  prit  plus  une  part 
active  aux  affaires.  Il  vécut  très  honoré  et  très  peu 
consulté  à  l' Institut,  au  Sénat  et  plus  tard  à  la 
Chambre  des  pairs.  Ce  n'était  pas  à  proprement  par- 
ler un  savant;  et  surtout,  ce  n'était  pas  un  géo- 
graphe. Ce  n'était  que  le  neveu  d'un  géographe 
illustre. 


412        UNE  ACADÉMIE   SOUS    LE   DIRECTOIRE. 

Leseallier  l,  qui  entra  a  l'Institut  comme  mem- 
bre non  résident  quand  Barthélémy  en  fut  brutale- 
ment expulsé  à  la  suite  du  coup  d'État  de  fructidor, 
est  au  contraire  un  véritable  savant  et  un  géogra- 
phe. C'est  un  de  ces  hommes  laborieux  et  modestes 
qui  sans  jamais  occuper  le  premier  rang,  et  sans 
parvenir  à  la  gloire,  rendent  à  leur  pays  les  plus 
grands  services  pendant  tout  le  cours  d'une  longue 
vie.    11  était   marin,    mais   quoiqu'il    ait,  dirigé 
quelques  expéditions,  il  était  surtout  administra- 
teur de  la  marine.  Il  visita  la  plupart  de  nos  colo- 
nies, et  laissa  partout  des  preuves  de  son  talent 
comme  homme   de    métier,  et  de   son    habileté 
comme  homme   de  gouvernement.  Il  a  produit 
d'assez  nombreux  ouvrages,  qui  peuvent  être  con- 
sultés avec  fruit  pour  l'histoire  de  notre  marine  et 
de  nos  colonies  à  la  fin  du  siècle  dernier  et  au 
commencement  de  celui-ci.  Le  17  fructidor  an  IX, 
il  communiqua  à  l'Institut  un  mémoire  très  intéres- 
sant sur  la  grande  et  belle  Ile  de  Madagascar,  dont 
la  situation  est  si  avantageuse,  qui  renferme  de 
vastes  et  beaux  terrains,  des  subsistances  abon- 
dantes, des  forêts  et   des  bois  de    construction, 

1.  Né  à  Lvon  le  -1  novembre  1743,  mort  en  mai  1822. 


diverses  productions  naturelles  très  précieuses,  et 
une  population  dont  il  serait  facile  de  tirer  un 
bon  parti.  Lescallier  n'avait  séjourné  dans  l'île 
que  neuf  jours;  mais  il  la  connaissait  d'avance 
par  les  relations  qu'il  avait  lues,  et  que  ses  obser- 
vations personnelles  lui  servirent  à  contrôler. 
11  peut  être  intéressant  de  reproduire  ici  les 
conclusions  de  ce  mémoire. 

«  Ce  n'est  pas,  dit  Lescallier,  une  colonie  nom- 
breuse que  je  conseillerais  d'envoyer  à  Madagas- 
car; je  voudrais,  au  contraire,  que  le  nombre  en 
fût  très  petit,  que  l'on  fût  très  délicat  et  difficile 
sur  le  choix;  que,  sous  l'autorité  d'un  chef  dont 
la  moralité  et  les  principes  seraient  connus  et 
éprouvés,  il  ne  passât  d'abordq  u'un  très  petit  nom- 
bre de  personnes,  possédant  tous  un  ou  plusieurs 
arts,  talents  ou  métiers,  et  capables  d'instruire 
et  de  civiliser  ces  peuples,  de  les  attacher  à  notre 
nation  en  s'occupant  de  leur  amélioration  et  de 
leur  bien-être  :  ce  serait  une  espèce  d'instituteurs 
politiques,  dont  le  chef  ne  chercherait  d'autre 
fortune  que  la  gloire  d'avoir  rempli  un  but  impor- 
tant à  l'humanité  et  à  la  patrie.  » 

Lescallier  lut  en  outre,  en  l'an  X,  des  frag- 
ments très  intéressants,  et  même  très  amusants,  de 


414        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

son  Voyage  dans  Vlncle.  Il  décrit  le  temple  de 
Chalembron,  les  danses  des  bayadères,  les  comé- 
dies indiennes,  les  cérémonies  du  culte,  avec  une 
simplicité  qui  n'est  pas  sans  grâce,  et  l'exactitude 
d'un  témoin  oculaire.  Il  avait  séjourné  à  plu- 
sieurs reprises  à  Londres,  en  Amérique  et  dans  les 
colonies  anglaises,  et  il  avait  le  mérite,  alors  très 
rare  et  très  estimé,  de  savoir  parfaitement  l'anglais. 
Il  aurait  certainement  occupé  un  des  premiers 
rangs  dans  la  section  s'il  avait  résidé  plus  habituel- 
lement en  France. 

Sujets  de  prix  donnés  par  la  section  de  géo- 
graphie. 

«  Déterminer  quels  sont  les  grands  changements 
arrivés  sur  le  globe,  et  qui  sont,  soit  indiqués, 
soit  prouvés  par  l'histoire.  »  Ce  sujet  fut  remis 
plusieurs  fois  au  concours;  finalement  le  prix  ne 
fut  pas  donné. 

On  proposa,  en  l'an  IX,  la  formule  suivante  : 

((  Comparer  les  connaissances  géographiques  de 
Ptolémée  sur  l'intérieur  de  l'Afrique,  avec  celles 
que  les  géographes  et  les  historiens  postérieurs 
nous  ont  transmises,  en  exceptant  l'Egypte  et  les 
côtes  de  Barbarie,  depuis  Tunis  jusqu'à  Maroc.  » 

Ce  prix  devait  être  décerné  en  l'an  XI.  Aucun 


LA   GÉOGRAPHIE.  415 

mémoire  n'ayant  été  présenté,  la  classe  remit  le 
même  sujet  au  concours  pour  l'an  XII.  Cette  fois 
encore  il  n'y  eut  pas  de  concurrent,  et  la  classe 
d'histoire  et  de  littérature  ancienne,  à  laquelle  le 
jugement  du  concours  avait  été  déféré  après  la 
suppression  de  la  classe  des  sciences  morales  et 
politiques,  déclara  que  le  sujet  était  définiti- 
vement retiré . 


XIII 


LE   ROLE    DE   LA  SECONDE    CLASSE  DANS   LES   TRAVAUX 
COMMUNS     AUX    TROIS    CLASSES    DE    L'INSTITUT. 


Nous  avons  vu,  dans  le  chapitre  consacré  au 
Règlement  de  l'Institut1,  que  les  trois  classes 
tenaient  tous  les  mois  une  séance  générale  où  se 
traitaient  toutes  les  affaires  communes;  que  les 
affaires  courantes  étaient  très  nombreuses,  parce 
que  les  bureaux  étaient  sans  initiative  et  sans  au- 
torité; que  les  présentations  de  livres,  de  mé- 
moires, de  découvertes  réelles  ou  prétendues, 
étaient  perpétuelles;  qu'il  en  venait  journellement 
du  ministère  de  l'intérieur,  qui  semblait  prendre  à 
tâche  d'encombrer  les  séances  de  l'Institut  ;  que  le 
ministre  des  relations  extérieures,  le  Directoire  et 

1.  Voyez  ci-dessus  le  chapitre  IV,  p.  77. 


TRAVAUX  FAITS  EN  COMMUN.  417 

le  Parlement,  en  fournissaient  leur  bonne  part; 
que  les  particuliers,  même  les  plus  obscurs,  en- 
voyaient directement  leurs  élucubrations  à  l'In- 
stitut, et  réclamaient  ses  appréciations;  qu'il  y 
avait,  à  chaque  séance  générale  et  à  chaque  séance 
de  classe  quelque  nomination  d'officiers  ou  de 
commissaires;  que  l'élection  des  membres  était 
longue  et  compliquée,  puisqu'elle  exigeait  plusieurs 
scrutins  dans  la  section,  la  classe  et  l'assemblée 
générale  ;  et  qu'enfin  le  corps  se  renouvelait  sou- 
vent, car  il  y  avait  cent  quarante-quatre  membres 
résidents,  cent  quarante-quatre  membres  non  rési- 
dents et  vingt-quatre  membres  étrangers.  Les 
élections  de  tout  ordre  se  faisaient  avec  le  même 
luxe  de  scrutins  et  de  formalités. 

Indépendamment  de  ces  élections,  de  cette  ad- 
ministration, et  de  toute  cette  besogne  courante, 
les  classes  avaient  trois  très  importantes  fonctions 
à  remplir  en  commun  :  des  places  à  donner,  des 
patronages  à  exercer,  des  publications  à  exécuter 
ou  à  diriger. 

I.  Places. — Les  places  adonner  en  vertu  de  la  loi 
étaient  les  vingt  places  d'inspecteurs  de  l'agricul- 
ture, les  six  places  de  membres  de  l'Institut  char- 
gés de  voyager  ensemble  ou  séparément  pour  la 

27 


418        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

propagation  et  le  progrès  des  sciences,  et  les  places 
d'élèves  à  l'Académie  de  Rome. 

La  loi  du  11  floréal  an  X  (1er  mai  1802)  chargea 
en  outre  l'Institut  de  présenter  des  candidats  pour 
chaque  chaire  vacante  dans  les  écoles  spéciales.  La 
classe  compétente  présentait  un  candidat;  les  trois 
inspecteurs  généraux  de  l'enseignement  en  présen- 
taient un  de  leur  côté,  et  entre  ces  deux  candidats, 
le  ministre  choisissait.  Il  faut  ajouter  ces  élections 
aux  interminables  élections  dont  l'Institut  était  déjà 
chargé  et  accablé. 

On  comprit  dès  le  premier  moment  combien 
il  serait  absurde  de  faire  nommer  les  peintres  de 
l'école  de  Rome  par  les  dix-huit  artistes,  peintres, 
sculpteurs  et  architectes,  comptés  pour  dix-huit, 
et  les  cent  vingt-six  autres  membres,  comptés  pour 
cent  vingt-six,  et  qui  étaient  des  géomètres,  des 
médecins,  des  économistes,  etc.  C'est  bien  là  que 
Daunou  aurait  eu  le  droit  de  s'élever  contre  les 
élections  qui  ne  tiennent  compte  que  du  nombre, 
et  ne  mentionnent  même  pas  la  fonction,  les  inté- 
rêts et  la  capacité  des  votants.  Le  règlement  ne 
pouvait  pas  charger  les  trois  sections  de  peinture, 
de  sculpture  et  d'architecture  de  nommer  directe- 
ment les  élèves  de  l'école  de  Rome,  puisque  la  loi 


TRAVAUX   FAITS  EN  COMMUN.  419 

en  chargeait  le  Directoire  sur  la  présentation  de 
l'Institut.  Il  prit  un  détour  ingénieux.  Il  institua 
un  concours,  dont  les  sections  de  peinture,  sculp- 
ture et  architecture  furent  seules  juges.  Les  lau- 
réats du  concours  furent  présentés  par  le  jury  à 
l'élection  de  l'Institut,  qui  fut  obligé  de  voter  pour 
eux,  et  ensuite,  par  l'Institut,  au  choix  du  Direc- 
toire, qui  fut  obligé  de  les  nommer.  Ce  fut  le  pre- 
mier et  le  plus  éclatant  échec  de  la  fameuse  théo- 
rie de  l'unité  des  fonctions  et  des  aptitudes. 

On  laissa  aux  trois  classes  réunies  l'élection  des 
vingt  inspecteurs  de  l'agriculture;  mais  là  encore, 
on  eut  recours  à  un  tempérament  ;  l'élection  eut 
lieu,  au  scrutin,  d'après  une  liste  au  moins  triple 
du  nombre  des  places  à  remplir,  et  cette  liste 
fut  dressée  par  une  commission  formée  d'un 
membre  de  chaque  section  des  deux  premières 
classes,  élu  par  cette  section.  Je  ne  crois  pas  qu'il 
y  eût,  dans  le  règlement  ou  les  usages  de  l'Insti- 
tut, d'autre  exemple  de  commissaires  élus  directe- 
ment parles  sections  sans  intervention  de  la  classe. 
Il  est  évident  qu'au  moment  du  vote  définitif,  la 
troisième  classe  s'en  rapportait  aveuglément  aux 
décisions  de  la  commission  mixte,  quoiqu'elle  n'y 
fût  pas  représentée.  La  commission,  de  son  côté, 


420        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

laissait  former  sa  liste  par  les  hommes  du  métier; 
les  commissaires  nommés  par  la  section  d'astro- 
nomie, ou  par  la  section  d'analyse  des  sensations 
et  des  idées,  suivaient  docilement  les  avis  de  leurs 
confrères  des  sections  de  l'économie  politique,  de 
l'économie  rurale  et  de  l'art  vétérinaire.  Cela 
ne  s'appelle  pas  appliquer  un  principe,  mais  le 
tourner  et  le  fausser.  On  gardait  le  principe  comme 
décoration,  et  on  revenait  au  bon  sens  comme 
modus  vivendi. 

Dans  ces  élections  des  élèves  de  Rome  et  des 
agriculteurs  de  France,  c'est  l'Institut  qui,  par  son 
règlement  et  par  la  pratique,  dérogea  au  principe 
de  l'unité,  si  cher  à  ses  fondateurs.  C'est  la  loi  elle- 
même  qui  l'abandonna  en  floréal  an  X  lorsqu'il  fut 
question  de  faire  présenter  par  l'Institut  des  candi- 
dats pour  les  chaires  des  écoles  spéciales.  La  loi  ne 
dit  pas,  comme  elle  l'aurait  fait  indubitablement  en 
l'an  IV,  que  l'Institut  présenterait  des  candidats; 
elle  renonça  à  cette  fiction,  et  appela  directement 
la  classe  compétente  pour  chaque  chaire  à  faire 
l'élection  d'un  candidat.  La  clarté  s'était  faite. 
iMéhul  ne  donna  pas  son  avis  pour  une  chaire  de 
droit,  et  Bouchaud  ne  donna  pas  le  sien  pour  une 
place  de  professeur  de  solfège. 


TRAVAUX    FAITS   EN   COMMUN.  421 

Pour  les  six  voyageurs  membres  de  l'Institut,  il  fut 
réglé  que  l'Institut  les  nommerait,  mais  qu'il  en 
prendrait  deux  dans  chaque  classe.  Il  n'y  eut  pas 
grand  zèle  pour  accepter  ces  missions  lointaines. 
Camus,  qui  était  toujours  prêt  pour  toutes  les  beso- 
gnes, se  fit  désigner  par  la  troisième  classe;  mais 
il  ne  voyagea  qu'en  France  et  en  Belgique.  Le 
seul  voyageur  dont  les  annales  de  la  seconde 
classe  mentionnent  les  services  est  Dupont  de  Ne- 
mours. Il  avait  eu  toute  sa  vie  un  besoin  de  loco- 
motion qui  ne  l'abandonna  pas  dans  sa  vieillesse, 
et  une  curiosité  qui  ne  dédaignait  rien  et  passait 
sans  cesse  d'un  sujet  à  l'autre.  Il  trouvait  le  moyen 
de  ramener  tout  à  l'économie  politique,  comme 
les  chasseurs  et  les  pêcheurs  qui  arrivent  de  tous 
les  points  de  l'horizon  versent  les  produits  de 
leur  chasse  et  de  leur  pêche  entre  les  mains  du 
cuisinier.  Malgré  son  âge,  il  voulut  être  un  des 
missionnaires  de  la  science,  et  partit  pour  l'Amé- 
rique où  il  ne  resta  pas  moins  de  deux  ans.  Il  était 
encore  en  rade  en  vue  des  côtes  de  France,  qu'il 
écrivait  déjà  ses  impressions  à  la  classe  des 
sciences  morales.  Ses  communications  furent  in- 
cessantes. L'agriculture  et  l'organisation  de  la  ri- 
chesse le  préoccupaient  sans  doute  avant  toutes 


422        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

choses  ;  mais  il  étudiait  les  côtes  en  navigateur,  la 
division  des  États  en  géographe  ;  il  se  préoccupait 
même  du  cours  des  rentes;  il  envoyait  des  mé- 
moires à  la  première  classe,  et  des  plantes  au  jar- 
din d'histoire  naturelle. 

Il  avait  visité  à  la  Guyane  avec  un  vif  intérêt  un 
jardin  botanique  et  zoologique  que  nous  y  avions 
établi.  Il  écrivit  de  là  que,  pour  tirer  de  cet  éta- 
blissement tout  le  bénéfice  qu'il  pouvait  donner,  il 
serait  à  propos  d'en  fonder  un  à  Paris,  qui  corres- 
pondrait avec  celui  d'Amérique  et  avec  des  jardins 
semblables  qui  pourraient  être  installés  dans  nos 
colonies,  notamment  avec  le  jardin  de  Montplaisir 
que  Poivre  avait  fondé  à  l'île  Bourbon  ;  qu'on  réu- 
nirait à  Paris  tous  les  animaux  et  toutes  les  plantes 
nécessaires  aux  études  des  naturalistes,  et  qu'en 
même  temps  on  s'efforcerait  de  conserver  et  de  dé- 
velopper tout  ce  qui  s'accommoderait  à  notre  climat 
et  à  nos  besoins.  C'était  l'idée  d'un  jardin  d'accli- 
matation. Il  ne  paraît  pas  qu'on  y  ait  donné  une 
suite  quelconque  à  cette  époque.  On  se  contenta  de 
créer  une  commission  qui  ne  créa  rien. 

Un  matin,  le  4  novembre  4793,  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  se  livrait  dans  son  cabinet  à  quelques  re- 
cherches d'histoire  naturelle,  lorsqu'on  vient  le 


TRAVAUX  FAITS   EN   COMMUN.  423 

prévenir  qu'un  ours  blanc,  une  panthère,  et  d'au- 
tres animaux  l'attendent  aux  portes  du  Muséum. 
Un  instant  après  arrive  une  nouvelle  caravane, 
composée  d'un  second  ours  blanc  et  de  deux  man- 
drilles,  et  suivie  bientôt  d'un  troisième  convoi 
contenant  un  chat  tigre,  deux  aigles  et  d'autres 
oiseaux.  C'était  l'administration  de  la  police  qui 
envoyait  tous  ces  animaux;  elle  avait  décidé  la 
veille  qu'à  l'avenir  nulle  exhibition  d'animaux 
vivants  ne  serait  admise  dans  Paris,  et  ces  trois 
envois  étaient  simplement  trois  ménageries  ambu- 
lantes saisies  par  ses  ordres,  données  par  elle  au 
Muséum,  et  qu'accompagnaient  leurs  proprié- 
taires. Geoffroy  Saint-Hilaire  fit  ranger  les  cages 
à  la  suite  l'une  de  l'autre  sous  ses  fenêtres,  et 
retint  les  propriétaires  comme  gardiens  jusqu'à 
ce  qu'on  les  eût  indemnisés.  Lakanal  obtint  de  la 
Convention  la  construction  de  quelques  loges*. 
Telle  est  l'origine  plus  que  modeste  de  notre  jardin 
zoologique.  Les  avis  du  voyageur  de  l'Institut  n'y 
furent  pour  rien. 

On  ne  donna  même  pas  suite  aux  conseils  de 


1.  Vie,  doctrine  et  travaux  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  par 
Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Paris,  1847.  —  Despois,  Le  vandalisme 
révolutionnaire,  p.  98  et  suiv. 


424        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

Dupont  de  Nemours  pour  l'amélioration  du  mu- 
séum d'histoire  naturelle.  On  avait  alors  de  grandes 
idées,  et  j'admets  volontiers  que  la  création  de 
ces  missionnaires  de  la  civilisation  en  était  une  ; 
mais  on  n'avait  pas  de  constance  et  de  ténacité  dans 
l'application.  On  semait  sans  cultiver.  C'est  la 
police,  ce  n'est  pas  Dupont  de  Nemours  qui  a  formé 
le  noyau  de  notre  collection  de  zoologie. 

Le  Jardin  zoologique,  qu'on  avait  si  singulière- 
ment réorganisé,  en  4795,  en  achetant  leur  matériel 
à  des  montreurs  de  ménageries,  et  le  Jardin  des 
plantes, négligé  mais  non  détruit  pendant  laTerreur, 
continuèrent  à  s'enrichir  par  des  achats  et  des  dons 
volontaires,  sans  entrer  dans  les  idées  d'appropria- 
tion aux  usages  de  la  vie  matérielle  que  Dupont  de 
Nemours  avait  suggérées,  et  qui  n'ont  été  appliquées 
en  grand  que  depuis  un  tiers  de  siècle. 

Dupont  de  Nemours,  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
Volney,  Fleurieu,  Bougainville  et  d'autres  grands 
voyageurs,  avaient  conçu  la  pensée  de  fonder  «  un 
cabinet  de  l'Institut  ».  On  avait, après  beaucoup  de 
démarches  et  de  peines,  obtenu  une  bibliothèque, 
qui  était  l'ancienne  bibliothèque  de  la  Ville.  On  se 
disait  qu'un  grand  corps  composé  de  plus  de  trois 
cents  membres,  parmi  lesquels  il  y  avait  beaucoup 


TRAVAUX   FAITS  EN   COMMUN.  425 

do  riches,  beaucoup  de  collectionneurs,  et  qui  avait 
des  associés  dans  tous  les  départements  de  la 
France,  vingt-quatre  associés  au  dehors,  de  nom- 
breux voyageurs  à  ses  ordres,  finirait,  avec  de  la 
persévérance  et  une  bonne  classification,  par  se 
créer  un  cabinet  de  premier  ordre.  L'entreprise 
fut  commencée;  elle  n'aboutit  pas,  parce  que  c'est 
surtout  pour  des  entreprises  de  ce  genre  qu'il  faut 
un  agent  durable,  actif,  autorisé.  Rien  ne  se  fait 
qu'avec  des  hommes.  11  faut  d'ailleurs  convenir  que 
plusieurs  de  nos  grands  établissements  ont  des 
cabinets  analogues,  où  il  est  naturel  de  concentrer 
les  ressources.  La  bibliothèque  du  Jardin  des 
plantes  ne  nuit  pas  à  celle  de  l'Institut,  mais  il  suf- 
fît peut-être  d'un  seul  cabinet.  Une  édition  est  le 
contraire  d'une  collection. 

II.  Patronages. — Il  en  fut  des  patronages  comme 
des  élections.  En  principe,  c'était  l'Institut  qui  était 
le  patron  ;  en  réalité,  c'était  la  classe,  ou  même  la 
section  compétente.  Par  exemple,  l'Institut  ne  se 
bornait  pas  à  nommer  les  vingt  inspecteurs  de  l'a- 
griculture; il  devait  leur  donner  des  instructions, 
correspondre  avec  eux,  recevoir  communication  de 
leurs  idées,  les  discuter,  les  publier  au  besoin  ;  en 
un  mot,  exercer  à  leur  égard  un  véritable  patro- 


426        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

nage.  On  juge  ce  qu'aurait  été  le  patronage  si  les 
cent  quarante-quatre  résidents  et  les  cent  quarante- 
quatre  non  résidents  Pavaient  exercé  tous  à  la  fois, 
et  si  les  peintres,  les  comédiens  et  les  métaphysi- 
ciens y  avaient  coopéré.  La  troisième  classe  ne  s'en 
occupa  jamais;  la  première  classe  très  rarement, 
et  toujours  par  l'intermédiaire  de  sa  dixième  sec- 
tion (économie  rurale  et  art  vétérinaire).  Au  con- 
traire, l'Académie  des  sciences  morales  entretint 
avec  les  voyageurs  pour  l'agriculture  une  corres- 
pondance suivie;  c'était  une  des  occupations  habi- 
tuelles delà  section  d'économie  politique,  de  Dupont 
de  Nemours,  quand  il  était  en  France,  de  Rœderer, 
qui  ne  manquait  jamais  une  occasion  de  s'instruire 
ni  une  occasion  de  se  mêler,  et  de  quelques  mem- 
bres étrangers  à  la  question,  mais  fort  préoccupés 
du  travail  national,  comme  Baudin  (des  Ardennes) 
et  Creuzé  -  Latouche,  ou  comme  Grégoire,  qui  se 
souvenait  du  temps  où  il  était  curé  de  campagne  et 
professeur  d'agriculture  pour  ses  paroissiens. 

On  ne  voit  pas  que  la  seconde  classe  se  soit  beau- 
coup occupée  des  écoles  centrales,  qui  étaient  bien 
de  son  domaine.  Elle  s'en  reposait  sur  Ginguené, 
à  la  fois  membre  de  la  classe  et  directeur  de  l'in- 
struction publique.  En  général,  le  patronage  de 


TRAVAUX   FAITS  EN  COMMUN.  427 

l'Institut  sur  les  grandes  écoles  fut  presque  nul 
dans  la  pratique,  si  Ton  excepte  l'École  de  Rome 
et  le  Conservatoire  de  musique. 

Le  Conservatoire  annonça  sa  constitution  par 
une  lettre  qui  fut  lue  à  la  seconde  classe  le  17 
brumaire  an  V.  Depuis  cette  époque,  l'Institut  ne 
cessa  de  se  tenir  en  rapport  avec  lui,  de  lui 
donner  des  encouragements  et  des  conseils,  et 
d'assister  à  ses  exercices  publics.  Une  commission 
mixte  fut  nommée  le  16  frimaire  an  VII  pour  pré- 
parer un  règlement  officiel  sur  les  rapports  du 
Conservatoire  et  de  l'Institut.  La  première  et  la 
seconde  classe  ne  participaient  à  ces  différents 
actes  que  pour  obéir  au  règlement,  et  l'action  de 
l'Institut  sur  le  Conservatoire  était  exercée  par 
Méhul,  Grétry  et  Gossec. 

A  l'exemple  du  Conservatoire  de  musique,  la  So- 
ciété d'encouragement  à  l'industrie  écrit  à  la  seconde 
classe,  le  2  nivôse  an  X,  pour  lui  annoncer  qu'elle 
est  constituée,  et  qu'elle  compte  sur  son  appui  et 
ses  lumières.  La  lettre  est  de  Chaptal.  La  Société, 
qui  a  près  d'un  siècle,  n'a  eu  jusqu'ici  que  trois 
présidents  :  Chaptal,  Thénard  et  Dumas.  Ce  sont 
trois  membres  illustres  de  l'Académie  des  sciences. 
Elle  aurait  pu  être  présidée,  avec  une  compétence 


428        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

différente,  mais  aussi  précieuse  pour  elle,  par 
Dupont  de  Nemours,  Rcederer,  Michel  Chevalier, 
Léonce  de  Lavergne,  Hippolyte  Passy,  Charles 
Dupin. 

III.  Publications.  —  Les  publications  faites  par 
l'Institut,  ou  sous  sa  direction,  étaient  en  grand 
nombre,  et,  toutes  ou  presque  toutes,  d'une  impor- 
tance de  premier  ordre. 

Les  unes  étaient  imposées  à  l'Institut  par  son 
règlement  qui,  on  se  le  rappelle,  avait  force  de  loi. 
De  ce  nombre  étaient  la  description  des  arts  com- 
mencée par  l'ancienne  Académie  des  sciences,  et 
l'extrait  des  manuscrits  des  bibliothèques  natio- 
nales commencé  par  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles  lettres. 

11  s'était  lui-même  imposé  les  autres  par  un 
arrêté  du  15  floréal  an  IV. 

Cet  arrêté  prescrivait  la  continuation  des  histo- 
riens de  France,  collection  commencée  par  D.  Bou- 
quet; celle  des  chartes  et  diplômes,  commencée  par 
'  de  Bréquigny,  et  celle  des  ordonnances  du  Louvre, 
commencée  par  Secousse.  On  résolut  aussi,  après 
quelques  hésitations,  de  reprendre  la  publication 
du  Dictionnaire  de  l'Académie  française. 

Deux  commissions  furent  nommées  :  l'une  pour 


TRAVAUX   FAITS  EN   COMMUN.  429 

les  extraits  des  manuscrits  et  les  descriptions  des 
arts  ;  elle  était  formée  de  commissaires  pris  dans 
les  trois  classes. 

L'autre,  pour  les  grandes  collections  historiques 
et  diplomatiques,  ne  comprenait  que  des  membres 
de  la  seconde  classe  et  de  la  troisième.  Elle  était 
composée  de  duTheil,  Dupuis,Langlès,  Ameilhon  et 
Camus  pour  la  troisième  classe  ;  de  Dacier,  Léves- 
que,  de  Lisle  de  Sales  et  Grégoire  pour  la  seconde. 
Il  fut  question  dans  cette  commission  de  se  char- 
ger encore  de  plusieurs  autres  fardeaux,  de  la  Gal- 
lia  Christiana,  de  la  collection  des  Conciles  de 
France,  commencée  par  Labat,  et  du  recueil  des 
Bollandistes,  Acta  Sanctorum.  Étant  données  les 
idées  du  temps,  on  comprend  qu'on  n'ait  pas 
poussé  la  Gallia  Christiania.  C'est  seulement  en 
1856  qu'un  bénédictin  qui  n'avait  ni  la  foi,  ni  l'ha- 
bit de  ses  prédécesseurs,  mais  qui  en  avait  la  science 
et  l'infatigable  activité,  la  reprit  au  point  où  l'an- 
cienne Académie  l'avait  laissée1.  La  commission 
nommée  par  l'Institut  en  l'an  IV,  tout  en  réservant 
l'avenir,  comprit  qu'il  fallait  d'abord  concentrer 
ses  forces,  s'accoutumer  au  travail,  et  circonscrire 

l.M.  Barthélémy  Hauréau,  membre  de  l'académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres. 


430        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

sa  tâche  >  pour  arriver  à  produire  sans  retard. 
La  seule  Collection  des  Ordonnances  aurait 
suffi  au  zèle  et  au  talent  de  toute  une  Aca- 
démie. Toutes  les  personnes  qui  ont  étudié  dans 
leur  source  le  droit  public  et  privé  des  Français 
savent  quel  est,  pour  les  publicistes,  le  prix  de  la 
Collection  des  Ordonnances,  dite  du  Louvre  parce 
que  c'était  au  Louvre  qu'elle  s'imprimait.  Baluze 
avait  recueilli  les  capitulaires  des  rois  de  la  pre- 
mière et  de  la  seconde  race  ;  Secousse  et  après  lui 
Laurière  entreprirent  de  rassembler  les  ordon- 
nances des  rois  de  la  troisième.  Ce  travail  passa 
ensuite  aux  mains  de  Yillevaut,  puis  de  Bréquigny, 
membre  de  l'Académie  française  et  de  l'Académie 
des  inscriptions  qui,  à  sa  mort,  avait  publié  le 
XIVe  volume,  et  conduit  la  série  des  ordonnances 
imprimées  jusqu'au  règne  de  Charles  VII.  Il  lais- 
sait à  du  Theil  cent  pages  du  quinzième  volume 
déjà  imprimées,  et  des  matériaux  pour  la  suite.  Ce 
même  du  Theil,  devenu  membre  de  la  nouvelle 
commission  en  l'an  IV,  s'occupa  surtout  de  la 
collection  des  chartes  et  diplômes.  Pastoret,  de 
la  seconde  classe,  et  Camus,  de  la  troisième,  furent 
chargés  de  continuer  la  publication  des  ordonnances. 
Pastoret  fut  rayé  des  cadres  de  l'Institut  au  18  fruc- 


TRAVAUX  FAITS   EN   COMMUN.  431 

tidor,  mais  il  y  rentra  peu  de  temps  après,  et  reprit 
son  travail  conjointement  avec  Camus.  L'intention 
de  la  commission  était  de  continuer  jusqu'au  règne 
de  François  1er.  Ce  plan  a  été  exécuté  de  point  en 
point,  et  la  collection  est  maintenant  complète  en 
vingt  et  un  volumes,  qui  s'arrêtent  au  mois  de 
novembre  1514-,  à  la  fin  de  Louis  XII.  On  a  pensé 
qu'à  partir  de  François  Ier  les  ordonnances  étaient 
écrites  dans  un  style  plus  intelligible  et  conser- 
vées par  l'impression  ;  qu'il  suffirait  en  conséquence 
de  publier  des  tables  qui  en  indiqueraient  la  date  et 
renverraient  aux  recueils  où  on  pourrait  les  trouver. 
Ce  qui  surtout  a  déterminé  l'Académie  des  inscrip- 
tions à  terminer  son  travail  à  cette  date,  c'est  qu'on 
entre  avec  François  Ier  dans  le  monde  moderne, 
qui  n'est  plus  de  son  domaine. 

La  raison  qui  a  décidé  l'Académie  historique  à 
s'arrêter,  a  poussé  au  contraire  l'Académie  philo- 
sophique à  poursuivre  la  collection,  ou  plutôt  à 
publier  une  collection  nouvelle  qui,  de  François  Ier 
ira  jusqu'à  1789,  et  sera  en  même  temps  la  con- 
clusion de  l'histoire  de  la  jurisprudence  de  nos 
rois,  et  l'introduction  à  la  législation  sortie  de  la 
Révolution  française/ Le  grand  travail  entrepris  en 
1783  par  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 


432        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

tiques  est  digne  d'une  Académie  vouée  surtout  aux 
études  sociales  et  philosophiques,  et  qui  renferme 
dans  son  sein  une  section  d'histoire  et  une  section 
de  jurisprudence. 

La  publication  des  notices  et  manuscrits  de  nos 
bibliothèques  nationales  était  une  entreprise  toute 
récente,  à  l'époque  où  l'Académie  des  inscriptions 
fut  supprimée.  De  nombreux  manuscrits  grecs, 
rapportés  d'Orient  dans  la  première  moitié  du 
xvnr  siècle  *,  avaient  été  catalogués  par  Michel 
Fourmont,  Montfaucon,  Melot,  Gapperonnier,  qui 
s'étaient  bornés  à  une  nomenclature,  sans  extraits 
ni  analyses.  L'Académie  n'eut  pas  de  peine  à  démon- 
trer qu'il  y  avait  là  un  service  important  à  rendre  à 
tous  les  érudits,  et  elle  fut  chargée  de  ce  travail  par 
une  ordonnance  royale  du  22  décembre  4784.  La 
commission,  nommée  aussitôt,  fut  composée  de 
Dupuy,  Barthélémy,  Garnier  et  Rochefort.  Elle 
décida  que  le  recueil  se  composerait  de  trois  parties 
comprenant,  la  première,  les  manuscrits  grecs  et 
latins,  la  seconde,  les  manuscrits  orientaux,  et  la 
troisième,  les  manuscrits  français  et  du  moyen 


1.  Voyage  de  Michel  Fourmont  et  Sevin  en  Orient,  1728. 


TRAVAUX   FAITS    EN   COMMUN.  133 

Tige  1  ?  Le  premier  volume  parut  en  1787.  Cette 
entreprise  demandait  des  érudits  de  premier  ordre, 
et  c'est  à  peine  si  l'ancienne  Académie  avait  été  en 
mesure  d'y  suffire,  surtout  pour  l'étude  des  manus- 
crits orientaux. 

Elle  donna  son  troisième  volume  en  1790.  Elle 
avait  commencé,  dès  Tannée  suivante,  l'impression 
du  quatrième  ;  mais  les  travaux  furent  interrompus, 
les  ressources  manquèrent,  et  le  volume  était  loin 
d'être  achevé,  quand  l'Académie  fut  supprimée. 
L'Institut  ne  fut  créé  que  deux  ans  après.  La  publi- 
cation des  extraits  de  manuscrits  appartenant  aux 
bibliothèques  nationales  fut  une  de  ses  premières 
préoccupations  ;  il  s'obligea  à  la  continuer,  par 
l'article  25  de  son  règlement  ;  mais  ce  règlement 
même  ne  fut  promulgué  qu'en  avril  1796.  11  fallut 
d'abord  procéder  aux  élections,  mettre  tout  ce  grand 
corps  en  mouvement,  et  le  débarrasser  des  besognes 
inutiles  dont  l'accablaient  les  bureaux  du  ministère 
de  l'intérieur.  C'est  seulement  au  bout  de  quatre  ans 
que  l'on  put  se  mettre  sérieusement  à  l'œuvre,  pour 
achever  le  quatrième  volume,  commencé  par  l'an- 
cienne Académie  en  1791,  et  il  parut  en  1799. 

I.  Maury,  Histoire  de  V Académie  des  inscriptions, p.  243  etsuiv. 

28 


134        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

Ce  n'est  pas  la  troisième  classe  de  l'Institut,  c'est 
l'Institut  tout  entier  qui  fut  chargé  de  continuer 
cette  publication.  Il  y  avait  lieu  de  le  regretter.  Il 
se  rencontrait  sans  doute,  dans  le  nombre  des  ma- 
nuscrits, des  ouvrages  de  science  et  de  philosophie 
pour  le  déchiffrement  desquels  le  concours  de  la 
première  et  de  la  seconde  classe  était  précieux  ; 
mais  en  général  les  travaux  de  pure  érudition  ne 
sont  le  fait  ni  des  savants  ni  des  philosophes. 

On  publia  presque  immédiatement  un  cinquième 
volume;  mais  le  sixième  ne  parut  qu'en  1801,. 
le  septième  en  1804,  c'est-à-dire  après  la  suppres- 
sion de  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques1. 
La  réorganisation  de  l'anXIrendità  chaque  classe  de 
l'Institut  la  direction  exclusive  des  travaux  de  sa  com  - 
pélence.  La  classe  qui  prit  à  partir  de  cette  époque 
le  nom  de  seconde  classe,  et  qui  correspondait  à 
l'ancienne  Académie  française,  ne  fut  plus  chargée 
que  de  continuer  le  Dictionnaire,  et  d'examiner, 
sous  le  rapport  de  la  langue,  les  ouvrages  impor- 
tants de  littérature,  d'histoire  et  de  science.  L'his- 
toire elle-même,  les  langues  vivantes,  les  antiquités 
et  les  monuments  devinrent  les  attributions  de  la 

1.  Le  31e  volume  de  la  collection  a  paru  en  1884. 


TRAVAUX   FAITS   EN   COMMUN.  435 

troisième  classe.  Elle  fut  spécialement  chargée  de 
la  continuation  des  recueils  diplomatiques.  Le  prin- 
cipe de  la  première  organisation  (1795)  était  l'unité 
confondant  tout,  absorbant  tout  ;  le  principe  de 
la  seconde  organisation  (1803)  fut  la  spécialité.  Les 
classes  travaillèrent  désormais  séparément,  avec 
toute  facilité  de  se  communiquer  leurs  travaux  et 
de  s'entraider. 

L'Institut  résolut  aussi,  après  quelques  hésita- 
tions, dans  la  séance  générale  du  5  floréal  an  IX, 
de  reprendre  la  publication  du  Dictionnaire  de 
l'Académie  française.  L'Académie  française  n'exis- 
tait plus.  On  pensa  que,  puisqu'il  s'agissait  de  la 
langue  française,  toutes  les  sciences  et  tous  les  arts 
devaient  être  représentés  dans  la  commission.  Le& 
sciences  proprement  dites,  et  les  arts,  ont  une 
langue  qui  leur  est  propre,  et  qui  ne  saurait  être 
séparée  de  la  langue  française,  puisqu'elle  exprime 
des  idées  nécessaires,  et  qu'elle  a  été  parlée  par  de 
grands  écrivains.  Le  travail  n'était  pas  urgent.  La 
Convention,  par  une  loi  du  17  septembre  1795, 
avait  prescrit  la  publication  d'une  édition  nouvelle 
du  Dictionnaire,  préparée  par  l'ancienne  Acadé- 
mie. Cette  édition  avait  paru  avec  quelques  addi- 
tions en  1798.  C'est  environ  deux  ans  après  cette 


436        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

publication  que  fut  prise  la  résolution  de  l'Institut, 
qui  voulul  attirer  àlui  le  gouvernement  de  la  langue. 
Une  commission  de  douze  membres  fut  nommée, 
dans  laquelle  Dacier,  Naigeon,  Daunou  et  Cabanis 
représentaient  la  classe  des  sciences  morales  et 
politiques.  Cabanis  se  démit  presque  aussitôt  et  fut 
remplacé  par  Ginguené.  La  résolution  de  l'Institut 
avait  été  fort  combattue;  elle  le  fut,  même  après 
le  vote.  On  parla  d'abandonner  l'ancien  plan,  et 
d'en  créer  un  tout  nouveau.  Une  commission  fut 
nommée  pour  élaborer  ce  nouveau  système,  et 
elle  travailla  concurremment  avec  la  commission 
chargée  d'appliquer  le  système  ancien.  Elles  ne 
travaillèrent  bien  activement  ni  l'une  ni  l'autre. 
La  collection  des  notices  sur  les  arts  et  métiers 
remonte  au  ministère  de  Colbert.  Le  grand  ministre 
avait  conseillé  ou  prescrit  ce  travail  à  l'Académie 
des  sciences,  dans  la  pensée  d'associer  les  savants 
à  l'application  de  leurs  idées,  et  d'accoutumer  les 
chefs  d'industries  à  l'étude  des  théories  scienti- 
fiques qui  fournissent  au  travail  humain  son  but, 
ses  méthodes  et  ses  instruments,  quelquefois  même 
sa  matière.  L'idée  était  digne  de  ce  sage  et  profond 
esprit.  L'exécution  n'y  répondit  pas  complètement 
parce  que  les  savants  de  cette  époque  ne  savaient 


TRAVAUX   FAITS    EN   COMMUN.  437 

pas  descendre,  et  ne  savaient  pas  qu'on  grandir,  sou- 
vent en  sachant  descendre.  L'Académie  avait  publié 
successivement  VArt  du  charbonnier,  1761,  par 
Duhamel  du  Monceau,  VArt  de  Vépinglier,  du  cirier, 
etc.  Ces  petits  traités,  continués  depuis  1761  jus- 
qu'à la  veille  de  la  Révolution,  étaient  au  nombre 
de  86,  en  comptant  VArt  de  construire  les  machines 
pour  les  théâtres,  et  on  annonçait  qu'il  en  restait 
près  de  200  à  faire. 

Filleau  des  Billettes,  Réaumur,  Duhamel  du 
Monceau,  de  Fougeroux,  Fourcroy,  de  Ramecourt, 
Baume,  y  avaient  eu  successivement  la  principale 
part1.  Baume  en  a  composé  à  lui  seul  plus  de  qua- 
rante. Les  progrès  toujours  croissants  de  la  méca- 
nique et  de  la  chimie,  ceux  de  la  fabrication  indus- 
trielle, ont  pour  effet  d'ôter  très  rapidement  à  de 
pareils  traités  leur  valeur  d'actualité.  Ils  rendent 
service  à  l'heure  où  ils  paraissent,  et  n'ont  plus 
qu'une  importance  historique  à  l'heure  suivante. 

Dans  l'origine,  l'Académie  des  sciences  avait  seule 
été  chargée  de  rédiger  ces  notices  ou  plutôt  d'en 
surveiller  la  rédaction,  car  elle  employait  des  auxi- 
liaires étrangers.  A  partir  de  la  création  de  l'In- 

1.  Maury,  H istohe  de  l'Académie  des  sciences,  p.  173. 


438        UNE   ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

stitut,  la  seconde  classe  fut  adjointe  à  la  première 
pour  ce  travail;  il  n'est  pas  douteux  que  la  colla- 
boration des  économistes  ne  fut  très  profitable  aux 
savants. 

IV.  Travaux  divers.  —  Dans  toute  cette  vie  com- 
mune des  trois  classes  de  l'Institut,  la  seconde 
classe  prit  sa  place,  une  place  très  honorable,  sans 
être  prépondérante.  Parmi   les   voyageurs,  c'est 
son  représentant,  Dupont  de  Nemours,  qui  se  dis- 
tingue le  plus.  Pastoret  partage  avec  Camus  l'hon- 
neur d'avoir  continué  la  publication  des  Ordon- 
nances. La  seconde  classe  prit  aussi,  par  Baudin 
des  Ardennes,  une  grande  part  au  règlement  des 
funérailles  des  membres  de  l'Institut  ;  par  Grégoire, 
aux  relations  de  l'Institut  de  France  avec  l'Institut 
d'Egypte;  par  Gosselin  et  Papon,  aux  recherches 
exécutées  dans  les  archives  de  Gênes,  et  par  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre  aux  instructions  rédigées  par 
l'Institut  pour  le  voyage  de  circumnavigation  de 
Baudin. 

Peut-être  convient-il  de  rapprocher  de  cette  vie 
publique  de  la  seconde  classe  les  conseils  qu'elle 
donna  au  gouvernement  en  diverses  circonstances. 
Nous  la  voyons,  dès  l'origine  de  l'Institut,  prendre 
une  délibération  pour  demander  au  gouvernement 


TRAVAUX  FAITS  EN   COMMUN.  439 

l'adjonction  aux  écoles  centrales  d'une  chaire  d'ana- 
lyse des  sensations  et  des  idées  ;  puis  après  avoir  voté 
en  ce  sens,  elle  continue  la  délibération  et  revient 
sur  son  vote.  Le  procès-verbal  ne  mentionne  que 
les  votes,  sans  nommer  les  opinants  et  sans  résu- 
mer leurs  discours;  il  serait  curieux  d'avoir  les 
détails  de  la  séance.  L'introduction  de  la  philosophie 
dans  l'enseignement  secondaire  aurait-elle  effrayé 
les  savants  en  l'an  IV,  comme  elle  a  effrayé  les  gou- 
vernants sous  la  Restauration  et  le  second  Empire? 
Il  est  plus  vraisemblable  que  les  économistes  et  les 
statisticiens  l'ont  emporté  en  cette  circonstance 
sur  les  philosophes.  Peut-être  aussi  a-t-on  fait 
remarquer  qu'il  n'était  pas  raisonnable  de  pro- 
céder par  des  créations  isolées,  alors  qu'il  valait 
mieux  reviser  l'ensemble  du  programme.  Ce  qui 
donne  une  grande  force  à  cette  hypothèse,  c'est  la 
formation  d'une  commission  chargée  de  rechercher 
les  lacunes  de  l'enseignement  dans  les  écoles  cen- 
trales. Cette  commission,  composée  de  Baudin  des 
Ardennes,  Rœderer  et  Lacuée,  avait  la  mission  de 
préparer  un  programme  complet,  dont  la  classe  se 
réservait  de  réclamer  l'application.  En  l'an  VI,  la 
classe  transmet  au  ministre  de  l'intérieur  un  mé- 
moire de  Buache  sur  la  Guyane  française  avec  Fin  ten- 


440        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

tion  évidente  de  provoquer  une  transformation  du 
régime  colonial.  En  l'an  VII,  elle  communique  au 
gouvernement  ses  vues  sur  la  division  hydrogra- 
phique du  globe.  Elle  se  préoccupe  des  documents 
contenus  dans  les  archives  de  Gênes  relativement, 
soit  à  nos  guerres  avec  l'Italie,  soit  à  nos  intérêts 
politiques  au  delà  des  monts,  soit  à  l'histoire  du 
commerce  et  de  la  navigation  depuis  le  xir*  siècle 
jusqu'à  la  découverte  de  l'Amérique  et  du  cap  de 
Bonne-Espérance.  Elle  envoie  au  ministre  un  pro- 
gramme complet  des  recherches  à  exécuter  dans 
ces  archives.  Le  ministre  s'empresse  d'entrer  dans 
ses  vues  et  de  donner  les  ordres  nécessaires. 

Enfin,  je  dois  encore  signaler,  comme  services 
rendus  à  l'Institut  par  la  seconde  classe,  le  dévoue- 
ment de  Lakanal,de  Daunou  et  de  Grégoire, toujours 
prêts  à  prendre  en  main  les  intérêts  des  sciences 
et  des  lettres  dans  le  Corps  législatif;  la  noble, 
la  courageuse  conduite  de  de  Lisle  de  Sales  quand 
il  lança  sa  protestation  contre  la  radiation  de 
Garnot,  Barthélémy,  Sicard,  Fontanes  et  Pastoret 
après  le  18  fructidor;  les  nombreuses  relations  que 
Grégoire  noua  au  nom  de  l'Institut  avec  les 
savants  étrangers,  et  la  part  prépondérante  qu'il 
prit  à  l'élection  tardive  des  vingt-quatre  associés 


TRAVAUX   FAITS    EN   COMMUN.  441 

étrangers  qui  devaient  compléter  l'Institut.  Gré- 
goire fut  chargé  du  rapport  de  la  commission  mixte 
qui  prépara  cette  élection,  et  on  y  lit  ce  curieux 
passage  :  t  II  avait  été  question  d'élire  les  vingt- 
quatre  associés  étrangers  immédiatement  après 
les  cent  quarante-quatre  associés  français,  c'est-à- 
dire  en  l'an  IV.  Mais  la  France  était  à  peine  échap- 
pée du  régime  de  la  Terreur  dont  les  forfaits 
avaient  semé  la  défiance  dans  toute  l'Europe.  La 
prévention  pouvait  rejaillir  d'une  manière  fâcheuse 
sur  les  savants  étrangers  que  l'Institut  aurait  élus. 
La  mesure  adoptée  par  vous  était  donc  une  marque 
de  prudence  pour  les  savants  étrangers  et  de 
bienveillance  pour  leurs  gouvernements.  Mais  enfin 
le  terme  de  cet  ajournement  est  arrivé...  » 

Quand  les  classes  de  l'Institut  avaient  vaqué  à 
toutes  les  besognes  dont  elles  étaient  chargées  en 
commun,  elles  employaient  ce  qui  leur  restait 
de  temps  aux  deux  fonctions,  après  tout,  les  plus 
essentielles,  à  celles  qui  étaient  avant  la  Révolution 
et  qui  sont  redevenues  depuis  1816  les  occupations 
presque  uniquesdesAcadémies;  c'est-à-dire,  àjuger 
des  concours,  à  entendre  et  à  discuter  des  mémoires. 
Elles  étaient  souveraines  sur  ces  deux  points. 

Les  opérations  des  concours  commençaient  et  se 


442       UNE  ACADÉMIE    SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

terminaient  dans  le  sein  de  chaque  classe,  sans  au- 
cune ingérence  des  classes  voisines.  Il  n'y  avait 
pas  encore  de  fondationsparticulières  pour  des  prix; 
je  trouve  dans  le  procès  verbal  de  la  séance  du  19 
nivôse  an  VI  qu'on  n'accepta  qu'après  une  longue 
hésitation  le  prix  fondé  par  le  ministre  de  l'inté- 
rieur  pour   la  question  des   funérailles  :  on    se 
demandait  si   l'Institut  avait  le  droit  d'accepter 
une  donation.  Depuis  qu'il  s'est  reconnu  ce  droit, 
il  en  a  usé  largement,  car  le  revenu  des  fondations 
s'élève  aujourd'hui  à  827  782  fr.87  <-.  En  l'an  IV,  on 
était  réduit  à  ce  qu'on  appelle  encore  maintenant 
les  prix  du  budget,  et  comme  le  budget  n'en  allouait 
à  chaque  classe  que  deux  par  année,  on  avait 
établi  une  alternance  entre  les  sections  ;  chacune 
d'elles  proposait  un  sujet  et  décernait  un  prix  tous 
les  trois  ans.  La  section  devait  présenter  au  moins 
trois  sujets  de  prix  à  la  classe,  qui  choisissait.  Si 
aucun  des  sujets  n'était  admis,  la  section  était  obli- 
gée de  faire  des  présentations  nouvelles. 

La  procédure,  pour  le  jugement  des  concours, 
était  loin  d'être  expéditive.  Les  ouvrages  étaient 
d'abord  déposés  sur  le  bureau  de  la  classe,  qui  leur 

1.  Juillet  1884. 


TRAVAUX   FAITS    EN    COMMUN.  143 

donnait  un  numéro,  et  les  remettait  à  la  section 
compétente1.  Quand  le  concours  était  fermé,  la 
fiasse  fixait  le  jour  où  la  section  devait  lui  faire 
son  rapport.  Dans  les  premières  années,  on  s'en 
remettait  uniquement  à  la  section;  puis  on  voulut 
associer  plus  intimement  la  classe  au  travail  prépa- 
ratoire; il  fut  réglé  que  les  mémoires  seraient 
jugés  par  une  commission  de  cinq  membres,  que 
la  section  en  nommerait  trois,  et  que  les  deux 
autres  seraient  nommés  au  scrutin  par  la  classe2. 
Au  jour  fixé  pour  entendre  la  Commission  et  vider 
le  débat,  on  commençait  par  lire  le  rapport.  Si  la 
commission  déclarait  qu'aucun  mémoire  ne  valait 
la  peine  d'être  lu,  on  s'arrêtait  là,  à  moins  qu'un 
membre  ne  prît  la  défense  d'un  des  concurrents, 
et  le  concours  était  déclaré  nul.  Si  au  contraire  la 
commission  avait  retenu  un  ou  plusieurs  mémoires, 
la  classe  en  ordonnait  la  lecture.  Chaque  mémoire 
était  lu  deux  fois,  comme  ceux  des  membres  de  la 
classe.  Tous  les  mémoires  étaient  déposés  au  secré- 
tariat pendant  les  cinq  jours  qui  suivaient  la  lecture 
du  rapport,  pour  que  tous  les  membres  pussent  en 


1.  12  germinal  an  V. 

2.  22  messidor  an  VII. 


4ti        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

prendre  connaissance1.  Le  mémoire  couronné  était 
lu  au  commencement  de  la  séance  publique2.  On 
nomma  une  commission  mixte  chargée  d'examiner 
s'il  convenait  d'imprimer  les  œuvres  des  lauréats, 
ou  s'il  suffirait  de  les  résumer3.  Les  mémoires 
envoyés  au  concours  n'étaient  jamais  rendus  ;  ils 
restaient  dans  les  archives  pour  servir  de  pièces  jus- 
tificatives ;  mais  les  auteurs  pouvaient  être  autorisés 
à  en  prendre  des  copies.  Plusieurs  parties  de  ce 
règlement,  et  notamment  la  double  lecture  devant 
la  classe,  sont  encore  observées  par  l'Académie 
française. 

Je  ne  trouve  a  mentionner,  depuis  la  création  de 
l'Institut  jusqu'à  la  réorganisation  de  Fan  XI, 
qu'un  seul  prix  décerné  en  dehors  des  prix  régle- 
mentaires, et  par  les  trois  classes  réunies.  Il  fut 
offert  par  le  ministre  de  l'intérieur.  L'Institut  avait 
recherché  les  moyens  de  donner  de  la  solennité 
aux  obsèques  de  ses  membres  ;  une  commission 
mixte  proposa  et  fit  adopter  des  mesures  que 
j'ai  fait  connaître,   et,  à  cette  occasion,  elle  ex- 


1.  7  vendémiaire,  an  IX. 

2.  27  vendémiaire,  an  IX.  Cette  dispostion  fut  votée,  mais  ell< 
ne  fut  pas  appliquée. 

3.  27  prairial,  an  VII. 


TRAVAUX   FAITS   EN   COMMUN.  445 

prima  les  sentiments  qu'inspiraient  à  tous  les 
honnêtes  gens  l'indécence  des  inhumations,  et 
l'horrible  état  des  cimetières.  Ce  n'étaient  pas  seu- 
lement la  piété  et  les  convenances  qui  étaient  bles- 
sées ;  la  santé  publique  courait  les  plus  grands  dan- 
gers. La  première  lois  qu'on  vit  passer  l'Institut 
en  cortège,  accompagnant  le  convoi  d'un  de  ses 
membres  (c'était  le  13  brumaire  an  VII,  aux  funé- 
railles de  de  Wailly),  il  y  eut  comme  un  sentiment 
général  de  délivrance;  il  sembla  à  la  population 
parisienne  qu'elle  échappait  à  la  barbarie  et  reve- 
nait aux  usages  des  peuples  civilisés.  Le  ministre 
de  l'intérieur  pria  l'Institut  d'ouvrir  un  concours, 
dont  son  département  ferait  les  frais,  pour  recher- 
cher les  moyens  de  rétablir  la  décence  et  la  solen- 
nité des  funérailles,  le  bon  ordre  et  les  précautions 
les  plus  élémentaires  de  l'hygiène  dans  les  cime- 
tières. Quarante  mémoires  furent  envoyés.  Le  rap- 
port fut  lait,  au  nom  de  la  commission  mixte,  par 
Desessart,  membre  de  la  première  classe,  section 
de  médecine  et  de  chirurgie; et  le  prix  fut  décerné 
dans  la  séance  publique  du  15  floréal  an  IX.  Il  était 
partagé  par  égalité  entre  Mulot  et  Amaury  Du  val, 
et,  en  raison  de  cet  exœquo,  le  ministre  en  doubla 
la  valeur.  Amaury  Duval  lut  depuis  membre  de 


446        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

l'Institut.  Mulot  était  un  ancien  prieur  de  l'abbaye 
de  Saint- Victor,  qui  avait  abjuré  la  prêtrise,  s'était 
marié,  et  avait  fait  partie  de  la  Commune  de  Paris 
et  de  l'Assemblée  législative,  où  il  votait  avec  le 
parti  modéré. 

Si  on  réfléchit,  on  verra  qu'il  restait  bien  peu  de 
temps  dans  les  classes  pour  les  lectures.  On  avait 
établi  que  chaque  lecture  serait  faite  deux  fois  : 
une  première  fois  tout  d'une  haleine,  sans  aucune 
interruption,  pour  qu'on  se  pénétrât  bien  de  l'en- 
semble des  idées  de  l'auteur.  On  prenait  ses  notes 
silencieusement,  et,  à  la  seconde  lecture,  on  pou- 
vait interrompre  pour  faire  ses  remarques.  Ce  pro- 
cédé, aussi  judicieux  que  fastidieux,  avait  pour 
résultat  de  diminuer  de  moitié  le  temps  déjà  trop 
couri  attribué  aux  lectures.  On  avait  pensé  dans  les 
commencements  à  publier  dans  le  recueil  de  la 
classe  tout  ce  qui  était  lu;  il  y  eut  des  propo- 
sitions pour  y  insérer,  outre  les  mémoires  com- 
muniqués par  des  membres  de  la  classe,  les 
ouvrages  couronnés,  et  môme  ceux  qui  n'avaient 
obtenu  que  des  accessits  ou  des  mentions  hono- 
rables. Mais  il  fallut  compter  avec  les  nécessités 
du  budget,  et  peut-être  consentit-on,  sans  trop  en 
convenir,  à  se  préoccuper  de  l'insupportable  ennui 


TRAVAUX    FAITS  EN   COMMUN.  447 

auquel  on  condamnerait  les  lecteurs  de  la  collec- 
tion. On  résolut  donc  de  faire  des  choix.  Il  y  eut 
trois  catégories  :  les  mémoires  insérés  en  entier 
dans  le  recueil,  les  mémoires  publiés  séparément, 
et  les  mémoires  publiés  seulement  par  extraits. 
Cette  troisième  catégorie  fut  immédiatement  mo- 
difiée   par  l'usage,    et  les  extraits  furent   rem- 
placés par  une  analyse.  En  vertu  de  cette  réso- 
lution, chaque  lecture  fut  suivie  d'un  scrutin,  pour 
décider,  d'abord,  si  le  mémoire  serait  lu  en  séance 
publique,  ensuite,  s'il  serait  publié  à  part  ou  dans 
le  recueil,  enfin  s'il  serait  tout  simplement  ana- 
lysé. Ce  règlement  fît  de  la  vie  d'un  membre  de 
l'Institut  une  bataille  continuelle;  il  fallut  être  prêt 
dans  chaque  séance  à  donner  e    à  recevoir  des 
coups.  On  se  souvient  des  plaintes  mélancoliques 
de    Bernardin   de    Saint-Pierre,    qu'on    excluait, 
disait-il,  non  seulement  des  séances  publiques, 
mais  des  lectures  dans  les  séances  ordinaires.  No- 
tons en  passant  qu'on  l'excluait  au  profit  de  deLisle 
de  Sales.  Il  est  évident,  vu  le  peu  de  temps  qui 
restait,  qu'il  fallait  être  désigné  pour  faire  une  lec- 
ture en  séance  ordinaire.  On  s'inscrivait  à  l'avance  ; 
l'ordre  des  inscriptions  n'était  pas  suivi.  Je  ne 
vois  pas  trace  dans  les  procès-verbaux  de  scrutins 


l 


448        UNE  ACADÉMIE    SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

pour  les  tours  de  lecture.  Le  bureau  avait  quelque 
latitude  à  cet  égard.  Il  y  eut  un  moment  où  la 
seconde  classe  fat  obligée  de  commencer  ses 
séances  à  cinq  heures  et  demie  au  lieu  de  six  heures, 
qui  était  l'heure  réglementaire,  pour  écouler  les 
lectures  arriérées. 

Le  bureau,  qu'on  avait  voulu  réduire  à  rien, 
reprenait  peu  à  peu,  par  la  force  des  choses,  une 
importance  considérable.  Le  secrétaire,  sous  pré- 
texte de  rendre  compte  des  travaux  de  ses  confrères, 
les  jugeait.  Nous  avons  vu  que  de  Lisle  de  Sales  ne 
voulut  pas  y  consentir.  Il  fit  tant  de  bruit,  il  se 
plaignit  si  amèrement,  qu'on  le  chargea  de  résu- 
mer lui-même  ses  travaux.  Ces  résumés  faits  par 
autrui  peuvent  fort  bien  n'être  qu'une  trahison, 
disait-il.  Quand  la  trahison  est  involontaire,  elle 
n'en  est  que  plus  fatale  pour  l'œuvre  défigurée.  Et 
il  ajoute  modestement  qu'une  gravure  médiocre 
ne  donnera  jamais  l'idée  de  la  Transfiguration  ou 
du  Moïse. 

Les  chefs-d'œuvre  de  de  Lisle  de  Sales  et  de  ses 
confrères  n'étaient  pas  coniiés  par  la  classe  à  des 
abréviateurs  trop  médiocres.  Il  y  avait  trois  sortes 
de  rapports,  faits  tous  les  trois  par  les  mêmes 
secrétaires  et  qui,  ayant  les  mêmes  auteurs  et  à 


TRAVAUX   FAITS   EN    COMMUN.  440 

peu  près  la  même  destination,  se  confondaient  sou- 
vent l'un  dans  l'autre.  D'abord  l'Institut  était  obligé 
par  la  loi  organique  de  rendre  compte  de  ses  tra- 
vaux au  Corps  législatif  une  fois  par  an.  Les  secré- 
taires de  chaque  classe  se  réunissaient  pour  rédi- 
ger ce  rapport  annuel.  Ils  le  soumettaient,  dans  le 
courant  de  fructidor,  à  la  classe,  qui  le  discutait, 
et  pouvait  le  modifier.  On  le  portait  ensuite  à  l'as- 
semblée mensuelle,  où  il  était  définitivement 
adopté  par  tout  l'Institut.  Gela  fait,  le  président  en 
exercice  écrivait  aux  présidents  des  deux  Conseils 
pour  prendre  leurs  ordres,  et,  le  jour  fixé,  il  se 
présentait  à  la  barre,  accompagné  des  bureaux 
des  trois  classes.  C'était  là  le  rapport  solennel. 

En  outre,  à  chaque  séance  publique,  un  des 
deux  secrétaires  de  chaque  classe  donnait  lecture 
d'un  rapport  sur  les  travaux  du  trimestre.  Enfin 
chaque  classe  publiait  un  recueil  de  ses  mémoires,  et 
plaçait  en  tête  de  chaque  volume  l'analyse,  faite  par 
les  secrétaires  en  exercice,  de  ceux  des  mémoires 
qui  n'avaient  pas  été  désignés  au  scrutin  pour  être 
publiés  in-extenso.  Le  recueil  de  la  seconde  classe 
forme,  en  tout,  cinq  volumes.  Le  premier  volume  ne 
contient  pas  de  rapport  des  secrétaires,  parce  que 
l'article  du  règlement  qui  prescrit  cette  publication 

29 


450        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

n'était  pas  encore  en  vigueur.  Le  compte-rendu  du 
second  volume  est  signé  par  Le  Breton,  celui  du  troi- 
sième volume  par  Champagne,  les  deux  autres  ne 
portent  pas  de  signature.  Leséliminations  devenaient 
de  plus  en  plus  nombreuses,  à  mesure  que  l'Institut 
comprenait  que  tout  mémoire  n'est  pas  bon  à  lire, 
et  que  tout  mémoire  lu  n'est  pas  bon  à  publier.  Le 
premier  volume  ne  renferme  que  des  mémoires  lus 
en  l'an  IV,  le  second  des  mémoires  lus  en  l'an  V; 
mais  le  troisième  comprend  l'an  VI  et  l'an  VII,  et 
les  deux  autres  vont  de  l'an  VIII  jusqu'à  la  sup- 
pression de  l'Académie,  c'est-à-dire  jusqu'au  1er  tri- 
mestre de  l'an  XI  inclusivement. 

Nous  avons  la  liste  des  secrétaires  de  la  seconde 
classe  avec  la  date  de  leur  nomination,  et  quoi- 
qu'il y  eût  toujours  deux  secrétaires  à  la  fois,  nous 
savons  très  bien  par  qui  ont  été  composés  et  lus 
publiquement  les  rapports  trimestriels.  Il  y  eut,  en 
tout,  vingt- six  séances  publiques.  Le  Breton,  qui 
ouvre  la  série  par  trois  rapports  successifs  (les 
deux  derniers  trimestres  de  l'an  IV  et  le  premier 
trimestre  de  l'an  V)  a  fait,  pendant  la  durée  de  la 
classe,  cinq  rapports  publics.  Le  rapport  du 
deuxième  trimestre  de  l'an  V  est  de  Talleyrand, 
qui  n'a  fait  que  celui-là.  Champagne  a  fait  quatre 


TRAVAUX  FAITS   EN   COMMUN.  451 

rapports  ;  Lacuée  en  a  fait  deux  ;  Ginguené  deux, 
Lévesque  et  Daunou  chacun  six.  Aucun  d'eux,  on 
en  conviendra,  n'était  au-dessous  de  sa  besogne. 

Le  Breton  n'a  pas  laissé  un  grand  nom  comme 
écrivain  ;  on  ne  peut  citer  de  lui  aucun  ouvrage 
considérable;  mais  c'était  un  rapporteur  excellent, 
plein  de  bon  sens,  mettant  chaque  chose  en  sa 
place,  avec  méthode,  précision  et  sobriété.  C'était, 
en  un  mot,  un  académicien  sans  grand  éclat,  mais 
un  secrétaire  de  premier  ordre.  Il  fut,  quelques 
années  après,  le  premier  des  secrétaires  perpétuels 
de  l'Académie  des  beaux-arts. 


XIV 


SUPPRESSION  DE  LA  SECONDE  CLASSE. 


La  classe,  malgré  ses  travaux  et  ses  services,  fut 
accusée  d'avoir  moins  produit  que  les  deux  autres 
classes.  On  pourrait  répondre  que  les  découvertes, 
d'ailleurs  vraiment  admirables,  de  la  première 
classe,  frappaient  davantage  les  esprits  positifs,  et 
que  les  poésies  et  les  œuvres  d'art,  si  singulière- 
ment accolées  dans  la  troisième  classe  aux  disser- 
tations des  antiquaires  et  des  grammairiens,  char- 
maient les  esprits  frivoles.  Des  mémoires  sur  les 
facultés  de  l'âme  humaine,  sur  la  jurisprudence, 
sur  l'économie  politique,  sur  des  points  obscurs 
d'histoire  et  de  géographie,  n'intéressent  en  géné- 
ral que  les  savants.  Quoique  l'accusation  ne  se  pro- 


SUPPRESSION  DE   LA   SECONDE  CLASSE.     453 

duisît  que  dans  des  gazettes  littéraires  et  des  écrits 
anonymes,  et  qu'un  grand  corps  dédaigne  ordinai- 
rement de  répondre  à  des  pamphlets,  Charles  Lé- 
vesque,  qui  fut  rapporteur  pour  le  premier  trimes- 
tre de  l'an  X,  jugea  à  propos  d'y  faire  allusion  pu- 
bliquement. «  La  classe,  dit-il,  n'a  que  trente-six 
membres,  tandis  que  la  première  en  a  soixante,  et 
la  troisième  quarante-huit.  Elle  n'a  pas  de  membres 
oisifs.  Elle  en  prête  toute  une  moitié  au  bien  de 
l'Etat,  et  cette  moitié  n'est  pas  celle  qui  mérite  le 
moins  la  reconnaissance  des  Français.  » 

Lévesque  avait  raison;  la  classe  travaillait.  Un 
demi-siècle  plus  tard,  on  porta  contre  elle  une  ac- 
cusation infiniment  plus  grave  :  on  l'accusa  d'a- 
voir eu  peur  de  sa  propre  tâche.  On  prétendit  qu'a- 
vant d'être  détruite  par  le  despotisme  ombrageux 
de  Napoléon,  elle  s'était  elle-même  réduite  à  l'im- 
puissance en  désertant  sa  mission.  C'est  le  prési- 
dent même  de  l'Académie  des  sciences  morales  qui 
avait  écrit  ce  réquisitoire  contre  la  classe  de  Hn- 
stitut  dont  l'Académie  des  sciences  morales  est 
l'héritière  directe.  Ce  morceau  a  été  fort  oppor- 
tunément supprimé  à  la  lecture  et  dans  le  texte 
publié  par  l'Académie.  Il  est  de  Tocqueville.  Le 
voici.  On  conviendra,  après  l'avoir  lu, qu'il  est  bien 


454        UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

rare  de  trouver  accumulées  en  quelques  lignes  tant 
d'injustices  et  d'erreurs. 

«  L'ancien  régime,  qui  traitait  les  sciences  mo- 
rales et  politiques  comme  une  occupation  ingé- 
nieuse et  respectable  de  l'esprit  humain,  ne  permit 
jamais  que  ceux  qui  les  cultivaient  pussent  se  réu- 
nir en  Académie.  La  dictature  révolutionnaire,  qui 
de  toutes  les  dictatures  est  la  plus  ennemie  de  la 
liberté,  les  étouffa.  Elles  triomphèrent  un  moment, 
après  la  Terreur. 

»  Le  premier  Consul,  qui  personnifiait  et  conti- 
nuait à  sa  manière  la  Révolution  française,  mais 
qui  n'en  était  pas  moins  l'un  des  plus  grands  ad- 
versaires que  la  liberté  ait  jamais  rencontrés  dans 
le  monde,  le  premier  Consul  ne  tarda  pas  à  voir 
d'un  très  mauvais  œil  la  classe  des  sciences  mo- 
rales et  politiques...  Quoique  composée  de  person- 
nages fameux,  elle  ne  songeait  qu'à  se  faire  ou- 
blier... En  histoire  philosophique,  elle  s'occupait 
du  gouvernement  de  la  France  sous  les  deux  pre- 
mières dynasties;  cela  ne  semblait  pas  devoir  la 
compromettre.  Cependant,  pour  plus  d'innocence 
encore,  elle  crut  devoir  remonter  jusqu'aux  Pha- 
raons; on  la  trouve  employant  sa  dernière  séance 
à  écouter  M.  de  Volney,  chargé,  dit  le  procès-ver- 


SUPPRESSION   DE  LA  SECONDE  CLASSE.      455 

bal,  de  donner  des  renseignements  intéressants  sur 
les  tuniques  des  momies  égyptiennes. 

»  En  morale,  M.  Dupont  de  Nemours  lisait  des 
mémoires  sur  l'instinct,  lequel  étant  commun  aux 
hommes  et  aux  bêtes,  ne  pouvait  guère  inquiéter 
le  gouvernement. 

»  En  économie  politique,  on  s'occupait  de  la  crue 
et  de  la  diminution  journalière  de  la  Seine. 

»  Et  en  politique,  on  ne  s'occupait  de  rien. 

»  Le  public  la  traitait  un  peu  comme  elle  se  trai- 
tait elle-même.  On  ne  voit  figurer  dans  ses  derniers 
procès-verbaux  que  le  titre  d'un  seul  ouvrage  de 
quelque  étendue,  dont  il  lui  fût  fait  hommage; 
il  est  intitulé  :  Cours  de  morale  à  ï  usage  des  jeunes 
demoiselles,  par  le  citoyen  Almaric. 

»  L'Académie  eut  beau  se  faire  toute  petite;  l'œil 
de  Napoléon  l'aperçut  dans  cette  ombre  où  elle 
s'était  jetée.  » 

Rien  de  plus  piquant  que  ce  tableau,  et  rien  de 
plus  fantaisiste. 

M.  de  Tocqueville  cite  quelques  mémoires,  cinq 
ou  six  tout  au  plus,  parmi  les  nombreux  mémoires 
lus  à  la  seconde  classe.  Il  choisit  ceux  qui  lui  pa- 
raissent les  plus  insignifiants.  Le  sont-ils?  La  classe 
s'occupait  des  antiquités  de  l'histoire  de  France. 


456        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

C'est  un  sujet  de  quelque  intérêt,  et  peut-être 
était-il  plus  que  jamais  à  propos  d'y  songer  dans 
un  temps  où  l'on  affectait  de  rompre  avec  toutes 
les  traditions  du  passé.  Ce  n'est  pas  Alexis  de 
Tocqueville  qui  peut  reprocher  sérieusement 
aux  membres  d'une  société  savante  de  faire  des 
études  sur  l'ancien  régime  de  la  France.  Yolney 
rendait  compte  des  momies  égyptiennes,  parce 
qu'il  avait  été  en  Egypte,  et  parce  que  l'Egypte, 
grâce  à  l'expédition  de  Bonaparte  et  à  l'Institut  qu'il 
avait  fondé,  était  devenue,  pour  les  savants  et  même 
pour  les  ignorants,  l'objet  d'une  curiosité  ardente. 
Dupont  de  Nemours  lisait  des  mémoires  sur  l'in- 
stinct. Le  sujet,  comme  tous  les  sujets  d'observation 
psychologique,  est  plein  d'intérêt,  et  digne  en  tout 
temps  d'occuper  l'attention  des  savants  et  des  phi- 
losophes. Il  avait  intitulé  son  travail  :  Mémoire 
sur  la  sociabilité  et  la  moralité  des  chiens,  des  re- 
nards et  des  loups.  11  le  lut  en  séance  publique. 
C'est  lui  aussi  qui  avait  lu  un  mémoire  intitulé  : 
Pourquoi  la  plupart  des  chemins  sont  iortus,  et 
pourquoi  il  est  rare  que  les  hommes  et  les  gou- 
vernements marchent  droit.  Ce  titre  est  celui  d'un 
pamphlet,  et  Dupont,  le  meilleur  des  hommes, 
s'était  efforcé,  pour  cette  fois,  d'être  méchant.  Il 


SUPPRESSION  DE  LA  SECONDE  CLASSE.   157 

n'y  réussit  pas  ;  je  l'en  félicite.  Son  mémoire  avait 
la  politique  pour  objet,  ce  qui  ne  s'accorde  pas 
avec  les  critiques  de  Tocqueville.  Le  titre,  je  l'a- 
voue, est  ridicule  ;  c'est  un  des  travers  de  l'époque  ; 
mais  le  fond  du  mémoire  est  digne  d'une  académie, 
et  d'une  académie  qui  n'a  pas  peur  des  sujets  sérieux. 
Je  ne  m'étonne  ni  ne  me  plains  qu'en  économie 
politique,  on  se  soit  occupé  de  la  crue  et  de  la  di- 
minution de  la  Seine.  Toutes  ces  critiques  de  Toc- 
queville sont  bien  superficielles,  et  peu  dignes  d'un 
savant  de  premier  ordre  tel  que  lui.  Mais  ce  qui 
étonne  surtout,  c'est  ce  choix  qu'il  a  fait  de  cinq  ou 
six  mémoires  donnant  jieu  à  des  plaisanteries  vul- 
gaires. En  lisant  les  procès-verbaux  qu'il  a  eus  entre 
les  mains,  je  vois  qu'on  traitait  dans  les  séances  de 
la  classe,  ou  publiques  ou  privées,  de  la  liberté  du 
commerce  des  grains,  du  crédit  public,  de  la  dette 
nationale  *,  des  moyens  de  remplacer  l'impôt  terri- 
torial par  un  droit  sur  les  héritages  2,  des  intérêts 
commerciaux  de  la  France  et  de  la  Russie  3,  de  la 
légitimité  des  emprunts  publics  dans  un  État  répu- 
blicain4, du  droit  des  pères  de  famille,  des  limites 

1.  Dyanière. 

'2.  Duvillard. 

3.  Anquetil. 

4.  Sujet  du  concours  de  l'an  V. 


458         UNE  ACADÉMIE   SOUS  LE   DIRECTOIRE. 

du  droit  de  tester  dans  un  état  libre,  des  moyens 
de  rendre  le  jury  indépendant.  Rœderer  veut  l'abo- 
lition des  armées  permanentes  ;  Dupont  de  Nemours 
propose  de  fonder  une  caisse  d'épargne,  un  jardin 
d'acclimatation,  un  champ  d'expériences  agricoles, 
Enfin  il  ne  faut  pas  dire  qu'on  ne  s'occupait  de  rien 
en  politique,  puisque  Cambacérès  lisait  des  frag- 
ments de  son  ouvrage  sur  la  science  de  gouverner, 
Baudin  des  Ardennes  ses  mémoires  sur  l'esprit 
de  parti,  sur  les  clubs,  sur  la  liberté  de  la  presse, 
sur  la  liberté  des  cultes  ;  Rœderer,  ses  recherches 
sur  la  composition  de  l'armée  dans  un  Etat  répu- 
blicain, sur  la  manière  de  constater  la  majorité 
nationale,  etc.  La  question  des  cultes,  qui  revient 
si  souvent  et  sous  tant  de  formes  dans  les  délibé- 
rations de  la  classe,  avait  été  deux  ans  auparavant 
la  plus  brûlante  des  actualités,  et  resta,  jusqu'à  la 
signature  du  Concordat,  l'objet  des  controverses 
les  plus  passionnées. 

En  supposant  que  les  cinq  ou  six  sujets,  tout  au 
plus,  que  mentionne  Tocqueville  après  les  avoir 
triés  avec  soin,  soient  vraiment,  comme  il  l'affirme, 
des  inutilités  ou  des  puérilités,  est-il  digne  d'un 
esprit  tel  que  le  sien  d'ignorer  ou  de  cacher  tous 
les  autres?  Cette  diatribe  contre  sa  propre  maison 


SUPPRESSION   DE   LA  SECONDE   CLASSE.       459 

ne  servira  ni  de  justification  ni  d'excuse  à  la  me- 
sure brutale  qui  frappa  la  classe  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  en  1803.  Bonaparte  la  poussa  du 
pied  parce  qu'elle  le  gênait.  Ce  fut  le  jugement  des 
contemporains,  et  ce  sera  celui  de  l'histoire. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  citer  beaucoup 
d'académies,  ni  avant  la  fondation  de  la  seconde 
classe  en  l'an  IV,  ni  après  sa  suppression  en  l'an XI, 
qui  aient  eu  des  membres  plus  illustres  et  produit 
des  travaux  plus  remarquables.  Sans  doute,  on 
trouve  dans  les  travaux  de  ces  huit  années  la 
trace  des  préjugés  et  des  défaillances  de  la  so- 
ciété contemporaine.  La  philosophie  se  cantonne 
beaucoup  trop  dans  les  analyses  psychologiques  : 
on  pourrait  répondre  qu'aujourd'hui  on  les  né- 
glige beaucoup  trop.  Mais  parmi  les  grands  obser- 
vateurs de  l'intelligence  humaine,  en  est-il  beau- 
coup qui  aient  la  finesse,  la  sûreté  de  jugement, 
et  le  talent  d'exposition  de  La  Romiguière?  A-t-on 
fait,  depuis  le  livre  de  Cabanis,  une  étude  plus  ap- 
profondie de  la  sensibilité?  N'y  a-t-il  pas  beaucoup 
à  retenir  dans  la  critique  de  Gondillac  par  Destutt 
de  Tracy,  à  la  fois  son  contradicteur  et  son  élève  ? 
De  Gérando  n'est-il  pas  un  moraliste  éminent,  et 
le  créateur,  en  France,  de  l'histoire  des  systèmes 


460        UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

philosophiques?  Bernardin  de  Saint-Pierre  n'est 
pas  seulement  un  écrivain  de  premier  ordre;  il 
occupe  un  rang  à  part;  son  génie  n'est  l'analogue 
d'aucun  autre.  A-t-on,  depuis  Cambacérès,  Merlin, 
Rœderer,  depuis  Sieyès,  agité  de  plus  grands  pro- 
blèmes, et  déployé  une  plus  grande  connaissance 
des  ressorts  qui  font  mouvoir  les  sociétés?  Merlin 
de  Douai  a-t-il  eu  un  supérieur  dans  la  science  dif- 
ficile de  la  jurisprudence  ?  Est-on  bien  sur  qu'il  ait 
eu  un  égal?  Les  considérations  de  Talleyrand  sur 
les  colonies  ne  sont-elles  pas  l'œuvre  d'un  véritable 
homme  d'État  ?  Dupont  de  Nemours,  et  les  autres 
économistes,  ne  sont  pas  des  hommes  de  génie, 
comme  ceux  qui  avaient  fondé  la  science  écono- 
mique à  la  tin  du  siècle  dernier;  mais  ils  les  con- 
tinuent dignement;  ils  sont  les  légitimes  précur- 
seurs des   économistes  et    des  statisticiens  qui, 
depuis  trois  quarts  de  siècle,  ont  fourni  à  la  poli- 
tique des  données  sans  lesquelles  elle  ne  serait 
jamais  que  la  plus  conjecturale  des  sciences.  Bua- 
che,  Mentelle,  Fleurieu,  Bougainville  sont  au  pre- 
mier rang  des  sciences  géographiques.  Bougainville 
surtout  est  un  homme  rare  :  géographe,  naviga- 
teur, écrivain,  il  tint  sa  place  avec  honneur  à  l'Aca- 
démie des  sciences  après  avoir  tenu  un  despremiers 


SUPPRESSION  DE  LA  SECONDE  CLASSE.   -i'il 

rangs  dans  la  classe  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques. Gosselin,  Dacier,  Anquetil  sont  de  vérita- 
bles érudits,  quelques-uns  d'entre  eux  sont  en 
même  temps  des  historiens  d'un  grand  mérite. 

Si  des  hommes  on  passe  à  ce  qui  constitue  le 
programme  de  l'Académie,  l'unité  de  ce  pro- 
gramme est  éclatante.  Il  place  en  tête  la  philosophie 
à  laquelle  tout  le  reste  se  rapporte  :  la  morale  et  la 
jurisprudence,  qui  sont  les  applications  immédiates 
des  principes  philosophiques  au  gouvernement 
de  l'homme  et  de  la  société  humaine;  l'histoire, 
qui  est  une  sorte  de  démonstration  expérimentale 
de  ces  mêmes  principes.  Ce  que  le  psychologue 
observe  dans  le  microcosme  humain, l'historien  le 
lit,  pour  ainsi  dire,  en  gros  caractères  dans  le  dé- 
veloppement des  passions  et  des  idées  humaines 
à  travers  les  siècles.  L'histoire  d'une  âme  est  l'his- 
toire de  l'humanité;  c'est  l'enfance,  la  maturité 
et  la  décrépitude;  c'est  au  début,  la  crédulité,  l'es- 
pérance, l'enthousiasme;  au  milieu,  la  raison  et  la 
force;  et  sur  le  déclin,  la  science,  l'expérience,  la 
critique.  L'économie  et  la  géographie  sont  des 
sciences  accessoires  de  la  législation  et  de  l'histoire, 
qui  ne  peuvent  se  passer  des  documents  qu'elles 
leur  fournissent,  et  des  vérités  qu'elles  mettent  en 


462        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE 

lumière.  Cet  ensemble  de  connaissances,  si  forte- 
ment liées  entre  elles  et  si  nécessaires  l'une  à 
l'autre,  ne  sont-elles  pas  au  premier  rang  des  ob- 
jets offerts  à  notre  curiosité,  nécessaires  au  déve- 
loppement de  la  pensée  humaine,  et  au  progrès  de 
la  civilisation?  Gomment  pourrait-on  les  subor- 
donnera d'autres  études,  puisqu'elles  forment  dans 
leur  ensemble  le  domaine  de  la  philosophie,  qui 
est  la  science  des  premiers  principes?  On  ne  peut, 
sans  blesser  les  règles  les  plus  évidentes  de  la  mé- 
thode, les  regarder  comme  des  études  subordon- 
nées et  de  second  ordre.  Elles  ont  leur  place  à 
part,  dans  les  préoccupations  de  tout  ce  qui  pense, 
et  la  première  place  dans  le  développement  des 
institutions  politiques  et  sociales.  On  dit  quelque- 
fois qu'elles  ont  introduit  dans  le  monde  la  liberté  ; 
sans  doute;  et  elles  y  ont  aussi  introduit  les  révo- 
lutions, celles  du  moins  qui  n'ont  pas  été  seulement 
des  crises  et  des  catastrophes,  et  qui  ont  remplacé 
ce  qu'elles  détruisaient.  Elles  ont  fait  la  Révolution 
française.  Non  pas  la  Terreur,  qui  n'a  pu  exister  que 
par  la  violation  de  tous  les  principes  philosophi- 
ques; mais  la  Révolution  de  1789,  celle  dont  tout 
a  survécu,  excepté  la  forme  extérieure  du  pouvoir 
central.  La    révolution   qui   éclate   en  1789,  qui 


SUPPRESSION   DE   LA  SECONDE  CLASSE.      463 

donne  sa  formule  dans  la  constitution  de  4792, 
règne  encore  sous  l'Empire,  car  il  consacre  tous 
ses  principes,  et  sous  la  Restauration,  car  elle  périt 
pour  avoir,  un  seul  jour,  essayé  de  les  chasser  de 
nos  lois.  La  Terreur  et  la  Commune  sont  les  enne- 
mies de  la  Révolution  de  4789,  parce  qu'elles  sont 
les  ennemies  de  la  philosophie  et  de  la  liberté.  La 
Révolution  de  4  789  au  contraire  est  philosophique  ; 
elle  est  le  triomphe  de  la  philosophie;  et,  par  le 
rôle  que  joue  cette  révolution  dans  l'histoire,  on  peut 
juger  de  l'importance,  de  la  force  de  la  philoso- 
phie, et  de  la  place  que  doivent  tenir  les  sciences 
philosophiques  parmi  les  sciences  humaines. 

Le  programme  tracé  à  la  classe  par  les  fondateurs 
de  l'Institut  était  magnifique  ;  comment  a-t-il  été 
rempli  ?  D'une  façon  au  moins  convenable  par  toutes 
les  sections,  et  d'une  façon  réellement  supérieure 
par  les  sections  de  philosophie  et  d'économie  poli- 
tique. Je  n'entends  pas  dissimuler  les  défaillances  : 
la  section  d'histoire,  qui  aurait  dû  être  composée  de 
philosophes,  ne  comptait  guère  que  des  érudits. 
Sieyès,  qui  se  taisait  dans  les  assemblées,  se  taisait 
aussi  à  l'Institut.  Gambacérès  faisait  des  lois,  et  ne 
faisait  pas  de  livres.  Rernardin  de  Saint-Pierre  était 
assombri  et  découragé.  La  jurisprudence  a  quelques 


4-64   UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

beaux  mémoires  de  Merlin;  ce  n'est  pas  assez  pour 
une  académie  qui  comptait  parmi  ses  membres  tant 
de  législateurs  illustres.  Il  faut  se  souvenir  des 
grands  emplois  que  remplissaient  la  plupart  d'entre 
eux,  des  grands  événements  qu'ils  avaient  traversés. 
Il  y  a  bien  peu  d'hommes  qui  puissent  passer  sans 
intervalle  des  affaires  à  la  science,  et  se  montrer 
également  supérieurs  dans  la  politique  et  dans  les 
lettres.  En  revanche,  les  sections  de  philosophie  et 
d'économie  politique  montrèrent  beaucoup  d'ori- 
ginalité et  de  force;  la  section  de  philosophie  sur- 
tout, qui  réunissait  Cabanis,  LaRomiguière,Destutt 
de  Tracy  et  de  Gérando.  Plusieurs  de  ces  écrivains 
étaient  mêlés  aux  affaires  publiques;  mais  leur  prin- 
cipale affaire  était  la  philosophie  ;  leur  vie  entière  lui 
appartenait  ;  on  trouverait  difficilement  à  une  autre 
époque  une  pléiade  aussi  nombreuse  d'esprits  dis- 
tingués voués  exclusivement  au  culte  de  la  science. 
Les  encyclopédistes  étaient  des  combattants  ;  ceux- 
ci  sont  des  penseurs  ;  et  ce  qui  rend  le  fait  encore 
plus  remarquable,  c'est  qu'il  se  produit  à  une 
époque  où  tout  le  monde  était  obligé  de  lutter 
pour  la  vie. 

Les  membres  de  la  section  de  philosophie  s'atta- 
chaient presque  tous  à  combattre  Gondillac,  mais  ils 


SUPPRESSION   DE   LA  SECONDE   CLASSE.       465 

étaient  de  son  école;  c'étaient  peut-être  des  disciples 
dissidents,  mais  c'étaient  des  disciples.  Ils  étaient 
comme  lui  principalement  préoccupés  de  l'origine 
des  idées  et  de  la  question  des  signes.  La  psycho- 
logie leur  doit  beaucoup  malgré  leurs  erreurs.  La 
pasigraphie  qui  prit  une  si  grande  place  dans  leurs 
travaux,  leur  a  fait  dépenser,  en  pure  perte,  beau- 
coup de  temps  et  d'esprit.  Destutt  de  Tracy  pensa 
que  ce  nom  d'analyse  des  sensations  et  des  idées 
qu'on  donnait  à  la  première  section  et  à  la  science 
qu'elle  représentait  dans  l'Institut  national,  étaitfort 
mal  choisi.  Toutes  les  sciences  ont,  dans  la  langue, 
un  nom  qui  les  désigne,  et  celle-ci  doit  avoir  le  sien 
comme  toutes  les  autres.  Il  ne  voulut  pas  proposer 
le  nom  de  métaphysiqne  pour  une  science  d'obser- 
vation, ni  celui  de  philosophie  pour  une  science 
particulière  ;  il  créa  celui  d'idéologie,  qui  fit  for- 
tune. Lui-même  publia,  quelque  temps  après,  un 
Traité  cVidéologie.  Les  amis  qui  se  réunissaient 
à  Auteuil  dans  la  maison  de  madame  Helvélius, 
devenue,  après  la  mort  de  cette  dame,  la  maison 
de  Cabanis,  et  qui,  soit  dit  en  passant,  ne  s'occu- 
paient pas  tous  de  philosophie,  reçurent  des  con- 
temporains le  nom  commun  d'idéologues,  et  c'est 
sous  ce  nom  que  l'empereur  ne  cessa  de  les  crain- 

30 


466     .   UNE  ACADÉMIE  SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

dre  et  de  les  combattre,  tout  en  éprouvant  pour 
eux,  malgré  lui,  une  secrète  estime.  Il  donnait  ce 
nom  d'idéologues  non  seulement  à  la  société  d'Au- 
teuil,  mais  à  la  classe  de  l'Institut  dont  plusieurs 
d'entre  eux  faisaient  partie  ;  et  il  est  certain  que 
la  section  de  philosophie  jouait  dans  la  classe  un 
rôle  prépondérant,  et  qu'elle  lui  imprimait,  en 
quelque  sorte,  caractère. 

La  classe  des  sciences  morales  et  politiques  était 
donc  bien  une  compagnie  de  philosophes,  comme 
elle  devait  l'être;  attachée  en  majorité  aux  idées  de 
l'Encyclopédie  et  au  système  de  Gondillac;  stu- 
dieuse, formaliste,  fort  occupée  d'analyses  et  d'ex- 
périences, très  libérale  en  politique  et  plutôt  ré- 
publicaine que  monarchique,  encline  à  une  sorte 
de  matérialisme  qu'elle  présentait  comme  un  fait, 
sans  aucun  appareil  métaphysique,  et  qui  n'excluait 
pas  les  sentiments  généreux;  absolument  dégagée 
de  fanatisme  religieux,  et  même  de  toutes  convic- 
tions religieuses.  Il  y  avait,  dans  cette  compagnie, 
des  catholiques  tels  que  Grégoire,  Anquetil,  Poi- 
rier, Papon  ;  des  partisans  de  la  religion  du  vicaire 
Savoyard,  tels  que  Bernardin  de  Saint-Pierre  et  La 
Réveillère-Lépeaux;  mais  la  majorité  de  la  classe, 
et  particulièrement  les  idéologues  étaient  matéria- 


SUPPRESSION  DE  LA  SECONDE  CLASSE.   467 

listes  et  athées.  Ils  avaient  horreur  des  proscrip- 
tions, car  ils  étaient,  avant  tout,  humains  et  libé- 
raux ;  mais  ils  s'indignaient  à  la* seule  pensée  que 
les  prêtres  pourraient  reprendre  une  partie  de 
leur  ancienne  influence.  Naigeon,  si  compassé, 
Volney,  si  maître  de  lui,  Cabanis  si  aimable  et  si 
bienveillant,  s'exprimaient  en  ces  occasions  avec 
vivacité  et  même  avec  colère.  Lakanal,  Le  Breton, 
Sieyès,  Daunou  lui-même,  malgré  la  sérénité 
ordinaire  de  son  esprit,  conservaient  contre  la 
domination  cléricale  une  détermination  inébran- 
lable. 

Il  en  était  de  même  en  politique.  Ce  groupe  de  phi- 
losophes était  ennemi  déclaré  de  l'anarchie,  grand 
partisan  de  Tordre,  mais  en  même  temps  très  attaché 
à  la  forme  républicaine,  et  très  libéral.  Il  est  facile 
de  relever  dans  sa  courtehistoiredespreuvesde  cette 
double  tendance.  Ilavait,  dans  ses  premières  séances 
publiques,  couvert  de  ses  applaudissements  les 
paroles  de  Prony  faisant  l'éloge  de  Sylvain  Bailly, 
celles  de  Camus  déplorant  la  perte  de  Lavoisier ,  celles 
de  Le  Breton  rendant  hommage  à  Malesherbes.  11 
s'était  montré  plein  d'enthousiasme  pour  le  général 
Bonaparte,  et  même,  dérogeant  pour  une  seule  fois  à 
tous  ses  usages,  il  s'était  imposé  une  cotisation  pour 


468        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE  DIRECTOIRE. 

lui  offrir  une  médaille  en  platine1.  A  l'époque  où  il 
fut  fortement  question  d'une  descente  en  Angleterre , 
la  classe  des  sciences  morales  et  politiques,  sous- 
crivit comme  les  deux  autres,  un  don  de  trois  mille 
livres  pour  les  frais  de  la  guerre.  Il  est  avéré 
que  le  18  brumaire  compta  dans  la  seconde  classe 
un  très  grand  nombre  de  partisans.  Les  coups 
d'État  n'étonnaient  et  ne  scandalisaient  personne  : 
on  se  demandait  seulement,  pour  chacun  d'eux,  s'il 
était  justifié  par  l'importance  des  résultats.  Le  gou- 
vernement qu'il  s'agissait  de  renverser  était  celui-là 
même  qui  avait  fait  le  18  fructidor.  Il  ne  remplis- 
sait plus  l'idée  d'un  gouvernement,  puisqu'il  était 
impuissant  pour  garantir  l'ordre.  Volney,  Cabanis, 
Destutt  de  Tracy  furent  activement  mêlés  à  la  con- 
spiration. Les  idéologues  allèrent  jusque-là,  ils 
firent  tous  ces  sacrifices  à  la  nécessité  de  conquérir 
ou  de  conserver  le  bon  ordre,  mais  ils  ne  suivirent 
pas  plus  loin.  Tandis  que  les  autres  membres  de 
l'Institut  accompagnaient  le  premier  Consul,  et 
bientôt  après  l'empereur,  de  leurs  vœux,  de  leur 
fidélité  et  de  leurs  services,  les  idéologues  restèrent 
attachés  à  leurs  idées  indépendantes,  en  philoso- 

1.  La  médaille  fut  présentée  à  la  seconde  classe  par  le  gra- 
veur le  12  ventôse  an  VU. 


SUPPRESSION  DE   LA  SECONDE  CLASSE.      469 

phie  et  en  politique.  Ils  s'étaient  associés  fran- 
chement et  résolument  à  la  réaction  contre  le 
désordre  et  contre  le  despotisme  de  la  Terreur; 
mais  ils  furent  en  défiance  dès  qu'il  virent  poindre 
un  despotisme  nouveau.  Proscrits,  emprisonnés, 
menacés  de  mort  sous  la  Terreur,  ils  n'avaient  pas 
besoin  pour  la  maudire  du  souvenir  de  leurs 
dangers.  Ils  étaient,  par  leurs  convictions  et  leurs 
sentiments,  ennemis  de  toute  tyrannie,  et  non  pas 
seulement  de  celle-là.  Sans  comparer  le  gouverne- 
ment du  premier  Consul,  dont  les  deux  carac- 
tères étaient  la  stabilité  et  l'ordre,  à  la  domination 
des  Jacobins,  ils  le  condamnèrent  parce  qu'il  ne 
laissait  pas  de  place  à  la  liberté.  C'était  une  oppres- 
sion moins  déshonorante  et  moins  sauvage,  et  c'était 
pourtant  de  l'oppression.  Ils  montrèrent  par  leur 
langage  et  par  leur  conduite  qu'ils  pouvaient  être 
vaincus,  mais  qu'ils  ne  seraient  jamais  conquis. 
La  soumission,  la  docilité  que  le  premier  Consul 
trouvait  dans  la  première  classe  et  dans  la  troi- 
sième augmentait  son  ressentiment  contre  ceux 
qui  ne  pliaient  pas,  qui  ne  se  livraient  pas.  Les 
idéologues,  ne  pouvant  lutter,  se  tinrent  à  l'écart, 
admirant  le  héros,  blâmant  le  despote,  déplorant 
la  lâcheté   et   la  versatilité  de  leurs  contempo- 


470        UNE  ACADÉMIE   SOUS   LE   DIRECTOIRE. 

rains,  attendant  avec  calme  et  tristesse  le  retour  de 
la  liberté.  Daunou  et  Ginguené  étaient  entrés  dans 
leTribunat,  Destutt  de  Tracy,  Garât,  Cabanis,  Yolney, 
Bougainville,  Garran-Coulon,    étaient  sénateurs. 
Tous  se  trouvèrent  rangés,  au  bout  de  quelque 
temps,  je  n'ose  dire  parmi  les   opposants,  mais 
parmi  ceux  qui  refusèrent  les  faveurs,  s'abstinrent 
de  paraître  à  la  nouvelle  cour  et  de  se  mêler  aux 
apothéoses,  et  laissèrent  voir  qu'ils  jugeaient  et 
qu'ils  s'affligeaient.  Ces  mécontents,  ces  abstenants, 
qui  étaient  en  petit  nombre  dans  les  assemblées 
politiques  placées  sous  la  main  du  maître,  for- 
maient la  majorité  dans  la  seconde  classe  de  l'In- 
stitut. Il  y  avait  sans  doute,  même  là,  des  sceptiques 
prêts  à  toutes  les  religions  comme  à  toutes  les  for- 
mes de  gouvernement  parce  qu'ils  n'avaient  ni  foi 
religieuse,  ni  foi  politique  ;  mais  les  idéologues  y 
étaient  nombreux  et  prépondérants  ;  ils  avaient  une 
doctrine;  ils  étaient  unis;  ils  étaient  honnêtes;  et 
quoique  n'ayant  pas  les  passions  ardentes  et  la  re- 
doutable activité  de  leurs  devanciers,  ils  ne  tar- 
dèrent pas  à  être  aussi  importuns  et  presque  aussi 
dangereux  pour  Napoléon,  que  les  encyclopédistes 
l'avaient  été  pour  l'ancienne  monarchie. 

Personne  en  1803  n'ignorait  que  la  seconde 


SUPPRESSION   DE   LA  SECON  DE  CL  ASSE.       iTl 

classe  de  l'Institut  était  réactionnaire;  personne 
n'ignorait  qu'elle  était  révolutionnaire;  personne 
n'ignorait  qu'elle  était  ennemie  de  toute  réaction 
religieuse.  Bonaparte  était  pleinement  au  couranl 
de  tout.  11  savait  jusqu'où  on  l'avait  suivi  et  à  quel 
moment  on  l'avait  quitté;  il  savait  qu'on  avait  ad- 
miré en  lui  le  vainqueur  du  désordre  et  qu'on  haïs- 
sait le  vainqueur  de  la  liberté;  il  savait  comment 
avait  été  reçu,  dans  une  séance  mémorable,  le  déisme 
de  Bernardin  de  Saint-Pierre;  il  savait  comment  on 
avait  traité  les  cérémonies  civiles  de  La  Réveillère- 
Lépeaux  ;  il  savait  qu'à  Auteuil,  et  dans  la  seconde 
classe  de  l'Institut,  on  pensait.  Il  voulait  faire  plier 
tout  le  monde,  imposer  à  tout  le  monde  un  caté- 
chisme qui  ne  fût  pas  celui  de  Rœderer,  et  un  con- 
cordat. La  fermeture  de  celte  Sorbonne  politique 
fut  résolue.  La  philosophie  fut  frappée;  mais,  au 
moins,  elle  fut  frappée  debout.  Elle  périt,  comme 
c'était  son  droit,  avec  la  liberté,  et  pour  elle. 

Le  premier  Consul  en  finit  du  même  coup  avec 
le  gouvernement  des  avocats  et  l'Académie  des 
idéologues,  avec  la  liberté  de  parler  et  la  liberté 
de  penser,  avec  toutes  les  libertés.  Garât  exprime 
l'opinion  des  contemporains,  celle  du  moins  de  tous 
les  idéologues,  en  disant  que  «  le  but  des  premiers 


472        UNE  ACADÉMIE  SOUS  LE  DIRECTOIRE. 

changements  de  l'Institut  était  d'en  exclure  les 
sciences  morales  et  politiques  pour  exclure  ensuite 
plus  facilement  la  République  de  la  France1  ».  Il 
exagère,  selon  sa  coutume.  Il  est  plus  près  que  Toc- 
queville  de  la  vérité. 

La  classe  des  sciences  morales  ne  fut  pas,  à  pro- 
prement parler,  supprimée  ;  on  ne  trouve  dans  le 
décret  de  réorganisation  de  Tan  XI  et  dans  le  rap- 
port de  Ghaptal  qui  précède  le  décret,  ni  le  nom  de 
la  classe,  ni  une  allusion,  même  éloignée,  même  in- 
directe.Iln'est  question  que  de  mieux  organiser  l'In- 
stitut, de  faire  une  meilleure  répartition  du  travail. 
L'Académie  est  tuée  doucement  par  prétention. 

Ses  membres  trouvèrent  place  dans  les  autres 
classes. 


1.  Mémoires  historiques  sur  la  vie  de  M.  Suard,  sur  ses  écrits 
et  sur  le  xvine  siècle,  par  D.  J.  Garet,  t.  II,  p.  420. 


FIN 


TABLE 


I.  Suppression  des  anciennes  Académies 1 

II.  Fondation  de  l'Institut 39 

III.  Création  d'une  classe  des  sciences  morales  et 

politiques 5K 

IV.  Le  règlement '  77 

V.  Le  logement,  le  traitement,  les  funérailles  et  le 

costume 114 

VI.  Les  séances  publiques 140 

Vil.  La  section  d'analyse  des  sensations  et  des  idées.  165 

VIII.   La  section  de  morale 223 

IX.  La  section  de  science  sociale  et  législation 277 

X.  La  section  d'économie  politique 306 

XI.  La  section  d'histoire 353 

XII.  La  section  de  géographie 393 

XIII.  Le  rôle  de  la  seconde  classe  dans  les  travaux 

communs  aux  trois  classes  de  l'Institut 416 

XIV.  Suppression  de  la  seconde  classe 452 


BoURLOTON.  —  Imprimerie*  réunies,  B. 


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Simon  #  Une  académie  sous 

le  Directoire.  -. 

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Simon 

Une  académie  sous  le  Directoire 


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Simon 

Une  académie 


sous  le  Directoire