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HENRIK IBSEN
Une Maison
de Poupée
DRAME EN TROIS ACTES
Traduction nouvelle et étude inédite par ALBERT SAVINE
PARIS. - V'
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
i55, RUE SAINT-HONORÉ, (près la Civette)
Devant le Théâtre-Français
I 906
Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés pour tous
les pays, y compris la Suède, la Norvège.
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-^-
Une
Maison de Poupée
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A LA MÊME LIBRAIRIE
' LITTÉRATURE SCANDINAVE
Henrik IBSEN
I. — Les revenants.
II. — I^ Canard, Sauvage. — Rosmcrsholm.
ni.- Hedda Gabier.
IV. — La Dame de la Mer. — VEnnemi du Peuple.
V. — Solness lé constructeur.
VI. — Les Prétendants à la Couronne. — Les Guerriers à
Helgeland.
VII. — Les Soutiens de la Société. — L'Union des Jeunes.
VI II. — Empereur et Galiléen.
IX. — La Comédie de r Amour.
• X. — Une Maison de Poupée.
R, BJORNSON
]. — Un ,Gant. — Le nouveau système.
II. — Léonarda, — Une Faillite.
III. — Amour et Géographie. — Les Nouveaux mariés.
IV. — Au-delà des forces, F* et 2« parties.
V. — Le roi. — Le journaliste.
Monogamie et Polygamie. Une brochure.
Auguste STRINDBERG
Mademoiselle Julie^ précédée d'une étude sur l'œuvre de Strind-
berg.
Herman BANG
Tine, roman danois, traduction de M. Prozor.
JONAS LIE
Les Filles du Commandant, roman norvégien, traduit par Aline
TOPPELIUS.
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HENRIK IBSEN
Une
Maison de Poupée
DRAME EN TROIS ACTES '
Traduction nouvelle et étude inédite par ALBERT SAVINE
PARIS. — P^
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
i55, RUE SAIMT-HONORÉ, (près la Civette)
Devant le Théâtre-Français
1906
Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réservés
pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
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C^ . r-; I '- c
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A PROPOS
D'UNE MAISON DE POUPÉE
« SeroDS-nous de la fête, Madame ? Oui, qui sait
quand la colombe messagère nous apportera l'invita-
tion? Nous verrons. Jusque-là, je me tiendrai dans
ma chambre avec des gants glacés ; jusque-là, je cher-
cherai la retraite et j'écrirai des vers distingués sur
le velin. Cela fâchera la vile multitude ; on me trai-
tera sans doute de païen I mais la foule m'épouvante ;
je ne veux pas me laisser éclabousser par laiiange;
je veux en habits d'hyménée sans taches attendre que
les temps approchent ». '
Les temps sont venus. La victoire de son art, qui
s'est fait si longtemps désirer, a été complète, et,
quand Ibseaest mort, ceux-là mêmes qui avaient été
les plus ardents à protester contre son « génie nébu-
leux » et ses « obscurités » pour eux impénétrables,
n'ont pas eu assez d'encens à brûler pour célébrer sa
gloire. A ceci, rien d'étonnant ! Les hommes d'avant-
garde ne peuvent être suivis que de loin par la masse,
mais quand celle-ci arrive en troupeau serré, rien ne
prévaut contre l'enthousiasme de son débordement.
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6 UNE A*AISON DE POUPÉE
Ibsen, longtemps considéré comipe un auteur obscur,
dont la pensée s'enveloppait des brouillards du Nord,
est ainsi devenu, du jour au lendemain, le plus clair
des écrivains pouf les gens dont le jugement n'est que
le reflet de la pensée de la masse. Qu'y avait-il de
changé }
Rien en fait que le point auquel ils se plaçaient pour
jugjer. Mais ce rién-là, c'est tout. Bien pcU, en effet,
sont capables de se préoccuper de rechercher pourquoi,
lors de sa première présentation au public, le grand
écrivain norvégien leur paraissait si difficile à com-
prendre et je ne suis pas sûr, je l'avoue, que, même
une minorité de ceux qui prétendent le compréiidre au-
jourd'hui, soient en état, sans initiation préalable,
d'aborder la lecture de ses œuvres.
Il en est ainsi, d'ailleurs, pour tous les écrivains
étrangers. Comme ils nous apportent Técho d'une
pensée qui n'est point la pensée française, qu'ils sont
la résultante d'an milieu différent du nôtre, quelques
données ne sont jamais un vain bagage pour s'intro-
duire dans la communion d'œuvrps exotiques et il y
à toujours lieu de jeter, au préalable, un coup d'œil,
d'une part sur le passé de l'homme qui les créée, de
l'autre sur le milieu ambiant qui les engendre et les
eotfve.
^ C'est ce que fit en 1889 le comte Prozor dans une
étude qui était, pour le temps et les dispositions du
public, ce que l'on pouvait rêver de* plus complet. Au-
jourd'hui, des explications complémentaires, une ana-
lyse plus minutieuse des caractères créés par le maî-
tre, ne seront ni superflues ni inutiles.
Le public est mûr pour les lire.
A l'époque où Ibsen écrivit Une Maison de Poupée^
^- c'était en 1879, — il vivait en Italie,
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UNE MAISON DE POUPÉE 7
Après une existence de travail ininterrompu, après
des années de labeur littéraire, il avait, par deux fois,
soulevé de véritables tempêtes parmi ses compatriotes.
Comme il le disait lui-même, on l'avait jugé un
(( païen )). Ne semblait-il pas prendre à tâche de heur-
' ter les idées courantes de ses contemporains ? Le pré-
texte de ces bourrasques avait été en 1862 la Comé-
die de V Amour et en 1869 V Union de la Jeunesse.
Après avoir, pendant la premièrp partie de sa car-
rière, chanté ce qui était l'idéal, en quelque sorte his-
torique et légendaire, de la Norvège, Ibsen en avait,
tout d'un coup, secoué le joug et, comme le fier Si-
cambre, il s'était mis à adorer ce qu'il avait brûlé et
à brûler ce qu'il avait adoré.
Le problème de l'amour, le problème de la vie con-
jugale, qu'il avait maintes fois rencontré sur sa route
dans ses pièces historiques, le poussait à aborder la
comédie moderne. Il y arrivait ayec un arsenal d'iro-
nies, de paradoxes, de rancunes, une sorte de manie
iconoclaste.
Comme le dit un des personnages de la Comédie de
V Amour y « il avait cru que l'amour était la poésie et
le mariage la prose, il avait cru que l'amour était sain
et te mariage grotesque, il s'était trompé : tout en
amour n'est que comédie ».
Tel avait été le premier aspect de la question à
ses yeux, celui qui le frappait en 1862. Mais combien
il avait fait de chemin depuis lors I
C'en était fini en 1879 de la tendance à la carica-
ture. Ibsen en était arrivé à penser qu'il faut montrer
la vie telle qu'elle est, avec ses cruautés et ses tris-
tesses, et que le théâtre doit. avoir des bases non seu-
lement vraies mais encore si faire se peut scientifiques.
It ne devait pas tarder à aller plus loin ; mais
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8 UNB MAISON DE POUPÉE
en 1879 il franchissait à peipe sa première étape.
Il s'était écoulé seulement quelques années depuis
que, résolu à peindre des scènes de son temps, il
avait déclaré à M. Edmond Gosse qu'il renonçait « au
langage des dieux » pour employer la simple prose.
(( Nous ne vivons plus au temps de Shakespeare, ajou- '
tait-il, et parmi les sculpteurs on commence à discuter
si les statues ne doivent pas être peintes des couleurs
de la vie. On pourrait beaucoup dire sur la matière.
Moi-même je n'aimerai pas à avoir la Vénus de Milo
peinte, mais j'aimerai mieux une tète de nègre taillée
dans le marbre noir que dans le marbre blanc. Après'
tout, mon sentiment est que la forme littéraire doit
être adéquate à la somme d'idéalisme qui s'exhale de
Tœuvre ».
Ibsen abordait donc le public avec toute l'intransi-
geance d'un nouveau converti et de l'apôtre d'idées
nouvelles, et il allait se trouver aux prises avec un es-
prit non moins intransigeant, non moins ferme dans ses
idées et intolérant à l'égard de toutes contradictions.
Nous autres Latins, nous sommes habitués à plus de
tolérance réelle qu'il n'y en a dans l'esprit des peu-
ples du Nord. 11 y a au fond du catholicisme quelque
chose de ce génie de la vieille Rome qui s'accomîno-
dait de tous les cultes et de toutes les religions et les
admettait môme dans ses temples à côté des divinités
nationales à la seule condition que César se voie ren-
dre les honneurs qui sont dus à César.
Le Norvégien est d'esprit moins pacifique. Il s'est
créé à lui-même son credo et, par cela môme qu'il l'a
adopté, il ne peut concevoir qu'un autre lui- demeure
sourd et aveugle.
(( Dans l'esprit de tout Norvégien, d'Ibsen comme
du dernier pâtre des Valders, a remarqué Maurice
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UNE MAISON DE POUPÉE Q
Bigeon * veille, obscure ou brillante» cette idée évan-
gélique, allumée au flambeau biblique, qu'on ne peut
se conduire au hasard et sans guide» et que les élus
sont rares qui, ayant marché dans une nuit profonde
et pendant longtemps, trouvent enfin par grâce spé-
ciale, la vraie lumière qu'ils jie cherchaient pas.
« Et c'est pourquoi les uns et les autres ont le respect
de la gravité de la loi morale qu'ils s'imposent ; pour-
quoi les écrivains, bons ou mauvais, qu'ils lisent et les
pasteurs qu'ils écoutent leur parlent en un langage si
fort des redoutables problèmes de la vie. Le génie lu-
thérien les a pénétrés ; la doctrine luthérienne a pétri
leur âme, — ce peuple est un peuple austère et mé-
thodique, sectaire. Aussi, vivre, ce n'est rien autre
chose « qu'avoir une vocation ».
(( Connaître quelle est sa vocation, la bien remplir, et
sans faiblesse, — telle doit être la substance cachée des
pensées et des actes d'un èirç humain, quel qu'il soit.
(( Or, pour qui veut connaître sa vocation, il faut ré-
fléchir, et, pour réfléchir, beaucoup discuter. On ne
doit se décider qu'à bon escient, et l'esprit calme. Et,
pour mieux assujettir en son âme l'idée à qui désormais
sera suspendue toute la vie morale, il la faut dépouil-
ler des draperies illusoires dont la couvre un art raffiné.
(( Etonnez-vous, après cela, qu'une jeune Norvé-
gienne de classe moyenne puisse avoir comme presque
toujours il arrive, la même liberté dans la parole et
dans la pensée que dans ses mœurs journalières;
qu'elle marche seule, ignorant peu de chose et ne
craignant rien, sans qu'on songe à l'arrêter et sans
qu'on s'en étonne; qu'elle parle chastement, sans
I. Les Révoltés Scandinaves de Maurice Bigeon sont, je crois,
ce qu*on a écrit de plus compréhensif sur les écrivains du Nord.
I.
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10 UNE MAISON DE POUPÉE
môme qu'une lueur douteuse vienne troubler ses yeux
purs, des choses les moins chastes, et qu'elle échappe
à cette poésie' charnelle des idées qui, bien souvent
ailleurs, détraque les volonté^ en troublant les esprits?
« Comment encore s'étonner,que la controversé soit
l'aliment nécessaire à l'intelligence de ces hommes du
Nord comme le pain à leur corps? Que les arts plasti-
ques, les arts de la chair, joie des yeux, émoi dange-
reux du cioeur, ne soient guère en ce pays appréciés
que par des snobs ? Que les maîtres Scandinaves, dé-
vots de beauté et de formes impeccables^ se plaignent
de la démocratie grossière qui fait loi dans leur patrie
et parfois les en chasse, et qui préfère une vérité toute
nue à uiae demi-certitude enveloppée et gracieuse ?
Qu'enfin, et pour cette raison, les personnages imagi-
nés par Ibsen, par Bjornson, par Lie même, ne soient
guère que des abstractions vivantes, douées de cons-
cience, pour un moment réalisées, et qui craquent de
tous côtés sous la poussée des symboles qu'elles por-
tent dans leurs flancs ? »
Jugez alors du scandale soulevé à Christiana, ville
assommante et mesquine, sans style et sans vie, où l'on
a dans les moelles le culte du décorum et des titres
honorifiques, par l'incartade de cette Nora, femme de
M. l'avocat, directeur de la banque, s'en allant en
faisant claquer les portes et prenant sop vol vers l'idéal
de liberté et de rêve, à peu près comme ces petites
nihilistes qui vers le même temps, à Saint-Pétersbourg
et à Moscou, rompaient net avec le joug doré dç la vie
de famille pour s'en aller dans le peuple aux jours du
« printemps fou » ! *
I. Voir les pages consacrées par Léon Tikhomirov au « prin-
temps fou » dans Conspirateurs et policiers. ^
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UNE MAISON DE POUPÉE II
La Stupeur fut si considérable que les coatemporaias
ont conservé de curieux .souvenirs de ce temps. « Je
me souviens, a écrit M. Prozor, d'une saison où l'on
voyait circuler à Stockholm des partes d'invitation avec
cette note au bas : « On est prié de ne pas s'entretenir
de Maison de Poupée ». *
C'était la question palpitante, c'était l'Affaire pour
les esprits échauffés du Nord.
Un autre rapporte l'histgire de cinq fillettes, dont la
plus âgée avait douze ans, qui prenaient alors le thé
dans une nursery et déclaraiçpt gravement que si elles
étaient Nora, elles n'auraient pas agi autrement.
Et au lendemain d' Une Maison de Poupée ^ Bjornson,
faisant écho à Ibsen, écrivait Un Gant où l'on enten-
dait sa Svava proclamer nettement les principes mécon-
nus de Tégalité absolue entre l'homme et la femme et
poser dans la plus superbe et la plus naïve intransi-
geance le problème de la virginité réciproque que les
futurs époux se doivent l'un à l'autre.
Derrière eux venait le flot des écrivains féministes,
madame Leffler la future duchesse de Cajanello, ma-
dame Benediksen et tant d'autres amazones s'unissant
pour lever le drapeau de l'indépendance féminine et
revendiquer haut et ferme les droits de la prétendue '
opprimée.
Chez nous, l'émancipation de la femme n'a jamais
correspondu qu'à la revendication de la liberté sexuelle.
Quand George Sand créait Lélia et toutes ses sœurs,
c'était au nom de la ruine des privilèges du mari qui
I . Une Maison de Poupée est la vraie traduction. M, Ernest
Tiàsoî a proposé Intérieur de Poupée, ce qui serait un contre
sens, car Ibsen n'a jamais pensé qu'on ouvrit sa poupée pour
voir ce qu'il y avait dedans.
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12 UNE MAISON DK POUPÉE
avait cessé de plaire, au profit de Famant dont le. rè-
gne commençait.
En Norvège, il n'en était pas ainsi.
Les doctrines nouvelles, ces doctrines qui embra-
saient tant de prosélytes n'avaient rien que de céré-
bral. Le fanatisme puritain connut à leur abri un re-
gain de triomphe. Ibsen, qui avait combattu l'hypocrisie
de la loi, vit se dresser derrière son œuvre Thypocrisie
de l'austérité. Dans les rues des cités, à la porte des
cafés et des maisons îsuspectes, la vertu se faisait déla-
trice et, farouche policière^, s'immisçait dans l'intimité
des citoyens avec un zèle inquisitorial. Un jour môme
vint, où la tyrannie fut si forte que les écrivains du
Nord sentirent la nécessité d'en secouer le joug. Ce
jour-là', Ibsen avait à son insu frayé la route à Strind-
berg, à Bang et aux hommes de la jeune génération.
Cette brève esquisse nous ramène à préciser ce qu'é-
taient les doctrines d'Ibsen à l'époque où il donna Une
Maison de Poupée. Elles se précisaient dès lors sous
leur forme à peu près définitive.
(( Nora, a écrit M. Ehrhard, est l'interprète exacte
des théories matrimoniales d'Ibsen. Elle résume et
condense les idées que le poète émettait déjà dans la
Comédie de V Amour ^ qu'il émettra encore dans ses
œuvres les plus récentes ».
Ces idées peuvent s'énoncer ainsi : L'union conjugale
qui n'eôt point fondée sur le choix responsable et libre
de deux êtres qui s'aiment, parce qu'ils se connais-
sent, est le fruit d'un mensonge initial qui corrompt
les vies des deux époux et arrive à briser leur bon-
heur.
Poussant le tableau au summum de sa logique dra-
matique, Ibsen devait être amené à jeter Nora datis la'
révolte suprême. Il fallait au développement conniplet
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UNE MAISON DE POUPÉE l3
de sa thèse l'aboutissement à une cassure flagrante et
violente, sinon irrémédiable.
Il y a môme en germe dans certaines répliques de
Nora, les principes de la revendication du droit à la
recherche de l'âme sœur. « // n'est pas juste que tu
sois enchaîné quand je ns le suis pas. Pleine liberté
pour tous les deux .. tiens, voici ton anneau, rends-
moi le mien,., j* ignore ce qu'il en sera de moi...
maintenant, tout est fini ».
Bref, Nora n'hésitait pas à briser avec la famille,
un vain simulacre ne méritant aucun respect à ses
yeux.
On a beaucoup discuté en Suède-Norvège, en Alle-
magne et chez nous sur le départ de Nora.
Dans un très brillant article qu'il consacrait en 1889
à Maison de Poupée M. Jules Lemaître a admirable-
ment résumé toutes les objections, en même temps
qu'il indiquait ce qui distingue la « Léiia du pôle Nord »
comme il appelle Nora, des Lélias de George Sand.
Tous les arguments de morale ont été merveilleuse-
ment développés par lui. Il n'a certes pas oublié le
plus fort, l'existence de ce lien que rien ne peut rom-
pre, l'existence de ces trois bébés aux joues empour-
prées par la froide bise que le spectateur d'Une Maison
de Poupée a vu jouer à cache cache avec l'alouette
sans cervelle, au cours du premier acte.
Sur'le terrain de la morale, la question de latitude
n'existe pas. Ni l'âme norvégienne, ni l'âme latine ne
pensent essentiellement de laçon différente et s'il y a
deux opinions en' conflit, c'est que l'une représente la
morale de conservation, celle qui estime que mieux
vaut le simulacre que rien du tout, et Tautre, la morale
libertaire, qui préfère rien du tout ou, plus exactement,
la loi que chacun se crée à la loi que chacun subit.
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14 UNE MAISON DE POUPÉE
Cependant, il faut bien le reconnaître, Ibsen, qui
^ est un auteur dramatique encore plus qu'un moraliste,
s'est préoccupé par dessus tout de poser le problème
de façon à le résoudre 'en faveur de sa thèse. .C'était
son droit, un auteur dramatique n'étant pas tenu à la
sérénité d'appréciation qui doit être le fait du critique
et du philosophe.
11 a donc jeté tout l'intérêt du côté de Nora, donnant
fort peu d'attrait à l'âme sèche, 'égoïste et bourgeoise
de Tocvald, qui ne doit ses qualités apparentes qu'à
ralTection enfantine et respectueuse que Nora déploie
à les dépeindre.
La balance n'est donc pas égale entre les deux anta-
gonistes.
La faute de Totvald, l'égotisme et l'égoïsme, qui le
dominent pendant tout le troisième acte, empêchent le
spectateur de peser à leur prix des arguments que,
d'ailleurs, il esquisse à peine. Son émoi en présence
des révélations qui lui sont faites nous paraît forcé
ment exagéré. Si Nora était jugée par des magistrats,
en qui professionnellement le jurisconsulte a atrophié
le sens exact de la culpabilité morale, elle n'échappe-
rait pas à une condamnation, bien qu'aujourd'hui, dit-
on, il se rencontre de bons juges. Jugée par le jury,
elle ne saurait éviter les affres de l'incarcération pré-
ventive et les hontes de la comparution devant une
cour d'assises, mais un seul d'entre nous, même des
fanatiques les plus asservis à l'aveugle religion du
code, oserait-il prendre sur lui de la^ frapper d'un ver-
dict défavorable?
Le faux qu'a commis Nora, tel qu'elle l'a commis,
ne peut tomber sous le coup d'aucune de ces pénalités
que des citoyens délégués par le sort au soin de juger
leurs semblables peuvent appliquer. C'est une de ces
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UNE MAISON DE POUPÉE l5
audaces par lesquelles l'être faible et ignorant, poussé
à bout par la nécessité, sort de la légalité pour rentrer
dans le droit, le droit à la vie pour celui que Nora aime
{Slus qu'elle-même, pour celui à qui elle voudrait se
dévouer toute entière.
Aussi sommes-nous dans l'impossibilité de com-
prendre que Torvald Helmer, si dominé qu'il soit par
la pensée des conséquences que peut avoir la folle im-
prudence de Nora, n'ait pas une seconde la force de la
consoler et de la rassurer et que sa colère le porte à un
verdict qu'aucun spectateur ne pourrait ratifier.
Rien ne peut lui faire pardonner la brutalité avec
laquelle il prétend interdire à Nora d'élever ses en-
fants, l'autoritarisme féroce avec laquelle il lui signifie
qu'il faut « que tout soit comme si rien n'était changé ».
Et pour nos âmes françaises, qui vont ici, il me sem-
ble, plus droit au but que les âmes norvégiennes, Té-
tonnement est grand que rien dans le cri de révolte de
Nora ne vise cette intempestive sévérité à l'heure de la
suprême bourrasque pour la fragile poupée.
11 est vrai, d'autre part, et ceci est une faute de
l'auteur dramatique, que Nora n'a pas un mot pour
expliquer les mobiles qui sont l'excuse de son infrac-
tion aux lois. Je sais bien que Krogstad, en lui disant
qu'il écrivait à son, mari, l'a prévenue qu'il lui « di-
sait tout avec les plus grandes atténuations possi- *
blés ». Mais que signifie cette parole dans la bouche
de Krogstad >
Doit-elle suffire à Nora pour qu'en présence du cour-
roux de Torvald elle n'ait point le désir, en protes-
tant contre son injustice, de remettre les choses au
point ?
Sans doute Ibsen a préféré nous la montrer comme
médusée, anéantie par la colère à laquelle elle assiste,
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l6 UNE MAISON DE POUPÉE
mais cette colère, très bien préparée par le caractère
donné à Torvald, est un amoindrissement de la valeur
psychologique du cas choisi par le dramaturge. Elle
s'explique parfaitement par tout ce que nous savons de
Torvald au moment où elle éclate, mais si en face de
l'avocat, type qui n'a rien d'essentiellement norvégien,
un auteur dramatique de chez nous avait placé une
Parisienne, les griefs, qui s'expriment plus tard par la
bouche de Nora, auraient certainement revêtu, dans
une forme passionnelle autrement intense, une acuité
de personnaUsme qui s'épancherait en reproches em-
preints du froissement que subissent à Ijà fois le cœur
et Tamour propre de Nora.
Qu'importerait en effet à une Parisienne les griefs
d'éducation conjugale, cette sorte de mépris de sa per-
sonnalité qui l'a fait contenir dans un rôle futile de
petit animal apprivoisé? Que serait tout cela au prix
de ce fait, primant tous les autres, que celui qu'elle
aime ne sait pas l'aimer, qu'il n*est pas l'ami et le pro-
tecteur des heures mauvaises et, révélation plus atroce
encore que les autres, qu'il a été lâche à l'heure du
danger.
Mais, ces défauts loyalement signalés, il faut recon-
naître qu'ils sont volontaires de la part d'Ibsen, peut-
être parce que la femme qu'il met en scène n'est pas
une Parisienne mais une Norvégienne, une femme de
pays froid, de pays où sous la neige bouillonne le feu,
une cérébrale plutôt qu'une passionnée.
De même, on a remarqua que dans le duo Krogstad
— madame Linde, qui fait la contre partie du 'duo
Torvald Nora, il a pu y avoir de la part d'Ibsen le dé-
sir, qui s'est marqué dans beaucoup d'autres de ses
drames, d'opposer, à Thomme correct ou régulier, sui-
vant les idées reçues, le bjhème et l'outlaw en don-
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UNB MAISON DE POUPÉE I7
nant la préférence à Ijrrégulier sur rhonnôte homme
de façade.
Madame Linde va à Krogstad par un sentiment de
pitié. Fait-elle un sacrifice ou, comme elle le dit, se
sent-elle attirée vers lui par une inclination à laquelle
elle ne veut point résister, parce qu'elle a foi en ce
qu'il y a au fond de lui, parce qu'avec lui rien ne lui
fera peur? A-t-elle la certitude de relever cet homme
à la mer, ce naufragé qui n'a même plus la planche de
salut à laquelle il se cramponnait >
Qu'elle y croie ou qu'elle n'y croie pas, qu'elle se
sacrifie ou qu'elle cède à un irrésistible penchant, peu
importe! Ibsen, d'ailleurs, nous a renseigné par un
mot d'elle, un mot amer : n Quand on s'est vendue une
fois pour sauver quelqu'un, on ne recommence p^s ».
En tout cas, pour Krogstad, le retour de madame
Linde, c'est la récompense tandis que pour Torvald
le départ de Nora c'est le châtiment.
La silhouette, étrange et burinée comme à l'eau
forte, en traits inoubliables, du docteur Rank, est une
de celles qui ont suscité le plus d'indignation, aussi
bien en Norvège qu'en Angleterre.
Pour certains critiques de l'autre côté de la Manche
ou de la mer du Nord, la scène où le docteur Rank
déclare ses sentiments à Nora, a été un scandale aussi
grand que les scènes les plus hardies et les plus vio-
lentes de notre théâtre naturaliste.
Je sais, cependant, peu de choses aussi exquises,
aussi délicates, que les quelques mots de tendresse
contenue qui échappent à Rank et la réserve si pudi-
que, si honnête femme, le regret si sincère, avec les-
quels les accueille Nora.
Au début de la scène, elle a flirté avec une mutine-
rie d'enfant libre et capricieuse ; mais alors elle se re-
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1 8 UNB MAISON DE POUPÉE
vtx de dignité grave, elle est sérjeuse parce qu'il s'agit
d'une chose sérieuse et qu'elle, aussi bien que Rank,
prend sérieusement.
Tout ce caractère de Rank, tout son rôle sont d'une
composition merveilleuse.
Selon le mot très égoïste de Torvald, il fait bien le
foûd sombre du tableau ensoleillé du bonheur des
Helmer ; son apparition au troisième acte est une in<-
tervention des plus heureuses.
Je ne sais si, comme le voulait Francisque Sarcey,
Ibsen ne possédait à fond le métier dramatique que
parce qu'il avait beaucoup pratiqué Scribe. Comme
tous les hommes de ma génération, fe n'ai jamais
éprouvé le culte de ce maître des ficelles. Même, pour
être franc, je crois que nous avons toujours professé
pour lui un dédain qui confine au mépris. Ce senti-
ment était peut-être injuste, mais il était. Ce qui ne
nous empêchait pas, nous autres lecteurs de la pre-
mière heure, d'admirer Ibsen, non point en snobs,
mais avec beaucoup plus de sens critique que ne le
pensèrent ceux qui haussaient les épaules quand on
leur parlait alors du génie du Nord.
11 est vrai que nous étions fort peu nombreux * ; le
nombre n'est venu qu'un peu plus tard lors des répré-
sentations d'Antoine et de Lugné*Poé.
C'était, je ràvoué, un curieux pubUc que celui qui se
pressait aux premières représentations d'Ibsen, 11 a
été décrit plusieurs fois ; mais je crois fort que lîul
I. Francisque Sarcey, en 1896, quand le succès s'accentua
croyait que 5oo lecteurs avaient la première année répondu à
l'appel du préfacier Edouard Rod. Il se trompait. Eu dehors de
la distribution à la presse, il ne s'était vendu un an après la
mise en vente que 89 exemplaires, plus de la moitié hors fron-
tières.
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UNE MAISON DE POUPÉE I9
croquis ne vaut celui qu'a tracé le plus résolu des in-
compréhensifs d'alors, j'ai nommé F'rancisque Sarcey.
Il est de bonne guerre de reproduire cette page :
(( Je me rappelle, comme si c'était hier, cette inou-
bliable soirée du Jo mars 1890, où nous fut donné au
théâtre Montparnasse la première représentation des
Revenants *... Le bataillon sacré des Ibséniens était
à son poste, l'air menaçant et les yeux agressifs. C'é-
tait dans toute la salle un frémissement d'attente I
Deus. ecce deus. On sentait que si quelque iconoclaste
se fut permis l'horrible inconvenance de laisser échap-
per un geste de doute, il eut été roulé sous le mépris
et l'injure I Ceci n'était pas à vrai dire une pièce qu'on
jouait sur un théâtre; c'était un office religieux que
l'on célébrait dans un temple, il était coupé de temps
à autre par des cris furieux d'enthousiasme, mais le
reste du temps c'était une ardeur d'attention, une fer-
veur de respect que personne ne se serait avisé de
troubler. Combien y avait-il de profanes dans l'assem-
blée? Je l'ignore. 11 s'en trouvait pourtant. Je le sen-
tais à des regards éperdus et navrés que me lançaient
des impies forcés au silence par la gravité de ces mys-
tères... Les Ibséniens avaient adopté une tenue et une
coiffure particulière auxquelles ils se reconnaissaient.
Hommes et femmes étaient arrangés à la Botticelli I
I. Ce n'est ni le comte Prozor ni M. Jules Lemaître qui
mirent Antoine sur la voie d'Ibsen. A l'une des répétitions
d'Esther Brandes, rue Blanche, il me souvient qu'Emile Zola
recommanda chaleureusement la pièce au directeur du Théâtre
Libre. Antoine se plaignait de la mauvaise traduction qui lui
avait été communiquée. C'était une version de M. de Hessem
faite d'après Tallemand. Les répétitions d*Esther Brandes sont
de 1S87. Trois ans après, Rodolphe Darzens fournissait à An-
toine la traduction rêvée par lui.
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20 UNE MAISON DE POUPÉE-
Ils emplissaient toute une partie de la s^Ile et jamais
on ne vit sectaires plus intransigeants et plus farou-
ches Quand on faisait mine de ne pas applaudir et si
l'on avait le malheur de bâiller', c'était des cris féro-
ces : A la porte les mufles » !
Le croquis est spirituel et rappelle, autant que du
Francisque Sarcey peut y être comparé, la page que
Théophile Gautier dans son Histoire du Romantisme a
consacrée à la première représentation d^Hermni.
L'enthousiasme delà jeunesse de 1890, — que ces
temps sont loin de nous — est' du même aloi que celui
de la jeunesse de i83o. Alors aussi, ceux mêmes qui
avaient entendu vieil as de pique au lieu de vieillard
stupide étaient prêts à verser leur sang pour la beauté
de cette épithète.
Parmi eux, on se faisait une fête de voir Une Mai-
son de Poupée au théâtre.
La pièce fut jouée d'abord dans un salon, chez ma-
dame Aubernon de Nerville : puis, un jour, on apprit
que la Nora désirée, comme l'appelait Maurice Bi-
geon, était enfin découverte.
Après miss Janet Achurch, Marie Fraser, madame
Niemann-Raabe, Réjane était séduite par les côtés on-
doyants et divers du rôle de Nora et, en avril 1894, elle
interprétait ce que la grande presse qualifiait a cette
œuvre étrange et superbe ».
« Je ne saurais trop vous engager à aller voir de
quelle façon madame Réjane joue le rôle de Nora,
écrivait le critique du Journal, Artiste acclamée de-
puis longtemps à chacune de ses créations, je ne crois
pas que madame Réjane se soit jamais élevée aussi
haut que dans la composition de ce personnage. Tout
ce que l'art du comédien servi par une intelligence
subtile peut réaUser dans l'expression d'une œuvre
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UNE MAISON DB POUPÉE 31
d'art, elle l'a rendue avec une intensité remarquable ».
Le critique des Débats n'était pas moins élogieux :
« Ce rôle de Nora complexe et périlleux, fait d'un
mélange de grâce, d'étourderie, et de dévouement tra-
gique, a été admirablement composé par madame Ré-
jane. Il faut la voir jouant à cache-cache avec ses en*
fants, animée, joyeuse, semant une gaîté saine autour
d'elle, puis changeant brusquement d'expression quand
on lui annonce Krogstad. Et elle est extraordinaire
surtout au second acte, quand elle répète sa tarentelle
et que, folle d'angoisse et, les cheveux dénoués, elle
continue sa danse pour que son mari n'aperçoive pas la
lettre révélatrice. Après cette scène le public a réclamé
trois fois l'émouvante comédienne ».
Au Gil Blas, Bernard Dérosne trouvait aussi l'oc-
casion d'écrire une belle page.
« La transformation de l'âme d'oiseau de l'héroïne
en une âme d'être conscient et pensant qui, sous les
coups de l'adversité, en arrive à mesurer l'étendue de
la crise morale où elle succombe, cette transformation
est rendue d'une façon admirable. C'est effrayant d'au-
dace et de gaîté et le spectateur est lui-même comme
emporté par le vertige fou dont Nora devient peu à
peu la proie lamentable. Il y a dans les angoisses de
la malheureuse enfant une progression si foudroyante
et en même temps si normale que nous y sentons
comme l'accomplissement terrible de la fatalité. Il faut
le reconnaître, il estf difficile d'imaginer une interpré-
tation plus parfaite que celle dont les artistes du Vau-
deville nous ont durant cette répétition de Maison de
Poupée présenté l'imposant exemple. Cela aussi est
admirable.
(( Je ne sais si le mot de talent suffit pour caracté-
riser le jeu de madame Réjane qui, cette fois semble
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22 UNE MAISON DE POUPÉE
s'être élargi encore. C'est simplement meryeilleux et
d'une vérité supérieure et exquise. Elle a su traduire^
l'insouciance puérile, la gaîté écervelée et aussi les
terreurs effarantes, les atroces tortures de Nora, avec
autant de charme câlin que de puissance dramatiques.,
C'est à se demander si cette grande comédienne n'a
pas en elle lès ressources et le ressort d'une grande
tragédienne ».
Cependant quelques Ibsénistes intransigeants. M. AI-
canter de Brahra par exemple, clamèrent que si la
pièce, interprêtée par madame Réjane, transportait
d*aise quelques féministes avancés, elle ne laissait pas
découvrir le sésame de son véritable sens et que la
profondeur des pensées y demeurait lettre close.
Cela était vrai, hélas ! pour quelques-uns.
Ne voyait-on pas M. Paul Perret déclarer qu'il ne
pouvait faire aux Ibséniens le plaisir de considérer
Maison dé Poupée comme une œuvre bien conduite,
forte et logique, et n'a-t-on pas entendu plus d'une
spectatrice résumer ainsi son impression sur la pièce I
— Si Nora était partie avec Un amant, ce serait na-
turel... Avec Rank par exemple, il y aurait là un cer-
tain ragoût de vice... mais partir seule c'est idiot » !
La spectatrice, qui tenait ces propos notés au vol,
n'avait évidemment pas compris grand chose à la pièce
d'Ibsen, mais il est douteux qu'elle lise cette préface...
Albert Savine.
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■ UNE
MAISON DETOUPÉE
DRAME EN TROIS ACTES
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PERSONNAGES
L'AVOCAT HELMER.
NORA, sa femme.
LE pOCTEUR RANK.
MADAME LINDE.
L'HOMME D'AFFAIRES KROGSTAD.
LES TROIS PETITS ENFANTS DE HELMER.
ANNE MARIE, bonne d'enfant des Helmer.
LA FEMME DE CHAMBRE DES HELMER.
UN conImïssionnaïre.
Chez les Helmer.
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ACTE PREMIER
Une pièce meublée aveQ goût et confort, mais sans luxe. Au fond, à droite,
la porte de l'antichambre. Au fond, à gauche, la porte du cabinet de Helme%
Entre les deux portes, un piano. A gauche de la ^cène, une |.orte et» au pre-
mier plan, une fenêtre. Près de la fenêtre, une table ronde, un fauteuil et un
petit sofa. A droite de la scène, vers le fond, une porte et, au premier plan,
une cheminée. Devant la cheminée, quelques fauteuils et une balancine. En-
tre la cheminée et la porte, une petite table. Au mur des gravures, une éta-
gère garnie de porcelaine et de bibelots artistiques, une bibliothèque pleine
de livres luxueusement reliéi. Un tapis sur le parquet, du feu dans la che-
minée.
Une journée d'hiver.
SCÈNE PREMIÈRE
NORA, LE COMMISSIONNAIRE et La Femme de
Chambre^ à la cantonade.
Un coup de sonnette dans l'antichambre. Un moment après, la porte b'ou-
vre. Nora fait son entrée en fredonnant gaiment, son chapeau sur la tête,
son manteau sur les épaules. Elle pose plusieurs paquets sur la table de
droite. Par la porte de l'antichambre restée ouverte, on aperçoit un com-
missionnaire chargé d'un arbre de Noël et d'un panier, il remet le tout à
la femme de chambre qui l'a introduit.
NORA.
Cachei bien l'arbre de Noël,' Hélène. Il ne faut pas
que les enfants le voient avant ce soir quand il sera paré.
(Elle sort son porte monnaie. — Au commissionnaire.) Combien VOUS
dois- je?
LE COMMISSIONNAIRE.
Cinquante ores.
2
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aÔ UNE MAISON DE PGUPÛm
NORA.
Voici une couronne. Le reste est pour vous.
Le commissionnaire salue et s'en va, Nora ferme la porte. Elle continue
à sourire gaîment en enlevant son chapeau et son manteau.
NORA) elle tire de sa poche un sac de pralines et en mange deux ou trois,
pais elle va sur la pointe du pied à la porte du cabinet de son mari et
écoute.
Aht il est dans son cabinet.
H EL MER, du deliors.
Est-ce l'alouette qui gazouille?
NORA.
Oui, c'est elle.
HELMER.
Est-ce récureuil qui frétille?
' NORA.
C'est l'écureuil I
HELMER.
Quand est rentré l'écureuil?
NORA.
A la minute. (Elle cache le sac de pralines dans sa poche et s'essuie
la bouche.) Viens, Torvald, viens voir ce que j'ai acheté.
HELMER.
Ne m'interromps pas.
SCÈNE II
NORA, HELMER.
Un instant après, Hclmcr ouvre la porte, il entre la plume à la main et
jette un coup d'oeil sur la pièce.
HELMER.
Acheté tout ça- dls-tu? La petite joueuse a encore
trouvé un moyen de gaspiller un tas d'argent.
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ACTE PREMIER 27
:NOjRAé
VoyoBS, Torvald. Cette aanée nous poruvQns bm Re-
penser un peu plus. C'est le premier Noël qù jl nous est
permis de qq pas lésiner. ^
HELMER. '
Oui, mais nous ne devons pas être prodigués.
NORA.
Un peu, Torvald, un petit peu n'est-ce pas? Mainte-
nant que tu vas toucher de gros appointements et <jue '
tu gagneras beaucoup, beaucoup d'argent.
HELMER.
Oui, à partir du i*' janvier, et encore il s'écoulera tout
un trimestre sans que je touche rien.
NORA.
Et qu'importe I D'ici-là on empruntera.
HELMER.
Nora ! (Il «'approche d'elleet lui tii:e l'oreille pçir pl«isant«rie.) Tou-
jours cette légèreté. Suppos^ que .j*empruu.tç aujour-
d'hui mille couronnes. Tu lès dépenses pendaat les fêtes
de Noël, la veille du nouvel an une tuile me tombe sur
la tête et...
NORA, lui fermant la bouche avec la main.
Tais-toi, ne dis pas des choses pareilles.
HELMER.
Mais figurc^-toi qu'elles arrivent. Et bien alors ?
NOilA.
3i çe|9 aa*riyait«.. il me serait bien égal d'avoir d^s
dettes ou de ae p^s en avoir.
HELMER.
Et les gens qui m'auraient prêté l'argent.
NORA.
Ces g(sns-1^9 qui pe^se à ^ux? Ce sont des étrangers.
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28 UNE MAISON DE POUPÉE
HBLMER.
Nora, Nora, tu es bien femme... Sérieusement, Nora,
tu connais mes idées là-dessus. Pas de dettes, pas d'em-
prunts. Dans toute maison qui repose sur les dettes et
les emprunts s'introduit une sorte d'esclavage, je ne
sais quelle laideur. Jusqu'ici tous deux nous avons résisté
et nous résisterons encore pendant le peu de temps que
répreuv<e doit continuer à durer.
NORA^ s'approchant de la cheminée*
Bien, comme tu voudras.
HELMER, qui la suit.-
ÂlloQs, allons, il ne faut pas que l'alouette en soit
abattue. Quoi? Voilà l'écureuil qui- fait la moue. (Il ouvre
son porte monnaie.) Nora, voyons, que penses-tu que j'ai là.
NORA, qui se tourne Tivément.
De l'argent!
HELMER.
Vois. (Il lui donne quelques billets de banque.) Mon Dieu, je sais
bien qu*il y a beaucoup de dépenses dans une maison à
, l'approche de Noël.
NORA, qui comptent les billets.
Dix, vingt, trente, quarante! Merci Torvald, merci.
Avec ça je puis aller loin.
HELMER.
Hé I il le faudra bien.
NORA.
Ohl on s'arrangera pour cela, sois tranquille. Mais
viens ici. Je vais te montrer tout ce que j'ai acheté, et si
bon marché. Tiens, un vêtement neuf et un sabre pour
Ivar, un cheval et une trompette pour Bob et une pou-
pée avec son lit pour Emmy. Un article tout à fait ordi-
naire. Elle la cassera tout de suite. Puis voici des ta-
bliers et des coupons d'étoffes pour les bonnes. Cette
excellente Anne-Marie mériterait bien mieux que cela.
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ACTE PREMIER 29
HELMBR.
Et dans ce paquet quY a-t-il?
NORA9 poussant un petit cri.
Non, Torvald, non. Tu ne dois pas le voir avant ce
soir.
HELMER.
Bon^ boni Mais dis-moi, petite main percée, de quoi
as-tu envie, toi?
NORA.
Bahl est-ce que j'ai des caprices?
HELMER<
Je le croirai si tu le désires. Allons, dis-moi quelque^
chose qui te tentes, quelque chose de sensé.
NORA.
Vrai, je ne sais pas... ou plutôt écoute, Torvald.
HELMER'
Voyons.
NORA, elle joue avec les boutons du veston de son mari sans le regarder.
Si tu es décidé à me donner quelque chose, tu pour-
rais, tu pourrais...
HELMER.
Allons, srchève.
NORA, d'un trait.
Tu pourrais me donner de Targent, Torvald. Ohl peu
de chose, ce que tu aurais de disponible. Avec cela je
m'achèterai quelque chose un de ces jours.
HELMER.
Mais Nora...
NORA.
Allons* dis que oui. Tu vas le faire, mon petit Tor-
vald. Je t'en prie, je suspendrai à l'arbre l'argent enve-
loppé dans une papillotte de joli papier doré. N'est-ce
pas que ce sera original ?
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30 UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER.
Comment appelle-t-on l'oiseau qui gaspille toujoiifç.
NORA.
Oui, oui, rétourneau, je sais bien. Mais fais ce que je
te dis Torvald. De la sorte j'aurai le temps de penser à
quelque chose d!utile. Cela n*est-il pas très raisonnable,
dis ?
HELMER, qui sourit.
Si tu savais employer l'argent que je te donne et réel-
lement acheter quelque chose, oui, mais cet argent fond
dans la maison et s'évapore en mille riens, et bientôt il
faut que je te regarnisse la bourse.
NORA.
Pourtant, Torvald.
HELMER.
C'est la pure vérité, ma petite Nora chérie, (il la prend
par la taille.) L'étourneau est un animal très gentil, mais
que d'argent il lui faut. C'est incroyable ce qu'il en coûte
à un homme de posséder un étourneau.
NORA.
Fi! Comment peux-tu dire cela? J'économise tout ce
que je puis, vrai comme il fait jour!
HELMER.
A cela rien à répliquer. Tout ce que tu peux.,. Seule-
ment tu ne peux rien.
NORA, qui fredonne et sourit gaîment.
Si tu savais quelles dépenses nous avons, nous autres
alouettes et écureuils ?
HELMER.
Tu es une créature étrange. Tout à fait ton père. Tu
as mille ressources pour trouver de l'argent, mais sitôt
que tu en as il t'échappe des mains et tu ne sais jamais
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ACTE PREMIER 3l
OÙ il passe. Enfin, il faut te prendre telle que tu es. Oui^
Nora, tout cela est ëe l'hérédité.
' NORA.
Je voudrais bien avoir hérité des grandes qualités de
pap«:
HEL.MER*
Et je t'aime telle que tu es de toute mon âme, mon
alouette chérie, mais vois-tu... je te trouve un air aujour-
d'hui.... je ne sais comment dire... un air un peu sus-
pect...
NORA, le regardant dans les yeux.
Moi!
HELMER^ la menaçant du doigt.
Oui, toi. Regarde-moi bien dans les yeux... La gour-
mande n'ai-t»eile pas fait quelque escapade en ville au-
jourd'hui.
NORA.
Non, pourquoi dis-tu cela ?
HELMER.
Vrai, tu n'as pas fourré ton nez de gourmande à la
confiserie.
NORA.
Non, je t'assure, Torvald.
HELMER.
Tu n'as même pas mouillé tes lèvres dans un pot de
confitures }
NORA.
Non, absolument pas.
HELMER.
Tu n'as pas grignoté une ou deux pralines ?
NORA.
Non, non, Torvald, jeta dis que non.
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32 ^UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER.
Bien! bien, c'est pure plaisanterie.
NORA) qui s'approche de la table adroite.
Même en rêve, je ne songerai pas à faire quelque chose
qui te déplaise. Tu peux en être bien sûr.
HELMER.
Non, je le sais, ne m'as tu pas donné ta parole?
(Il s'approche de Nora.) Allons, garde pour toi tes secrets de
Noël, des secrets que tout le monde connaîtra quand on
allumera l'arbre.
NORA.
As tu pensé à inviter à dîner le docteur Rank.
HELMER.
Non, à quoi bon, n'est-ce pas tout entendu. Et d'ail-
leurs je rinviterài tout à l'heure quand il va arriver.
J'ai commandé du bon vin. Nora, tu ixe peux t'imaginer
quelle fête pour moi cette soirée de Noël.
NORA.
Pour moi aussi. Et comme les enfants vont être heu-
reux, Torvaldl
HELMER.
Ah î c'est une joie de penser qu'on est parvenu à
une situation stable, assurée, qu'on a abondamment le
nécessaire, n'est-il pas vrai? C'est un bonheur intense
que d'y penser.
NORA.
Oh I c'est merveilleux.
HELMER.
Oh! te souviens- tu de Noël de l'an dernier? Trois se-
maines avant, tu t'enfermais toutes les nuits jusqu'à plus
de minuit afin de faire les fleurs de Tarbre de Noël et
de nous préparer je ne sais combien de surprises. Ouf!
c'est l'époque la plus ennuyeuse dont j'ai le souvenir.
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ACTE PREMIER 33
NORA.
Moi je ne m'ennuyais pas.
HELMER, qui sourit.
Mais le résultat, Nora^ fut-il assez lamentable !
NORA.
Bon, tu vas encore me faire enrager à ce sujet! Est-
ce ma faute si le chat est entré et a tout mis en pièce.
HELMER.
Il est clair que non, Nora. Comment cela pourrait-il
être ta faute I Tu avais le plus grand désir que nous
nous amusions tous, et c'est l'essentiel. Mais il est bon
que ces mauvais temps soient passés.
NORA.
Oui, j'ai encore peine à y croire.
HELMER.
Maintenant, je ne m'ennuierai plus, enferjmé, solitaire.
Tu n'auras plus à torturer tes chers yeux et tes jolies
mains.
NORA, qui bat des mains.
Non, vrai non, Torvald! Quel plaisir, mon Dieul
(Elle prend le bias de son mari.) Maintenant je vais t'expliquer
comment j'ai pensé à nous arranger après Noël. (On en-
tend sonner.) On sonne (Elle range les fauteuils en place.) Voilà
quelqu'un qui arrive ! Comme c'est ennuyeux I
HELMER.
Si c'est une visite, souviens-toi que je n'y suis pour
personne.
SCÈNE III
NORA, HELMER, LA FEMME DE CHAMBRE.
LA FEMME DE CHAMBRE, de la porte à droite.
Madame, une dame qui vous demande.
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Î4 UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
elle entre I
LA FEMME DE CHAMBRE, à Helmer.
nsieur le docteur est arrivé en même temps.
HELMER.
■il entré dans mon cabinet ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
, monsieur.
Imer rentre dans son cabinet. La bonne introduit madame Linde en
Dstume de voyage. Ensuite elle ferme la porte.
SCÈ^E IV
NORA, MADAME LINDE.
MADAME LINDE, timidement, un peu hésitante,
ijour, Nora,
NORA, indécise.
ijour.
MADAME LINDE.
ne me reconnais pas.
NORA.
effet... je ne sais... Eh si, il me semble. (Poussant une
ition.) Christine, c'est toi.
MADAME LINDE.
i-même.
NORA.
istine I Et moi qui ne te reconnaissais pas, mais
lent aurais-je ?... (Plus bas.) Comme tu es changée.
MADAME LINDE.
st vrai, depuis neuf., dix longues années.
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ACTE PREMIER 35
NORA.
Vrai, il y a tant de temps que nous ne nous sommes
vues?... oui, c'est cela. Oh! ces dernières huit années,
quelle heureuse époque! Si tu savais I... Et te voilà icil
Tu as fait ce long voyage en plein hiver. Tu es coura-
geuse.
MADAME LINDE.
Je suis arrivée par le vapeur ce matin.
NORA.
Pour passer les fêtes naturellement. Quel bonheur!
Nous allons bien nous amuser. Mais enlèves toji man-
teau. Tu n'auras pas froid, n'est ce pas? (Elfe faide.) Voilà!
maintenant nous nous assolerons à notre aise près de
la cheminée. Non, mets toi dans ce fauteuil : je prends
la balancine; c'est ma place. (Elle lui prend les mains.) Oh ! je
te revois avec ta figure d'autrefois... C'était le premier
coup d'œil; voilà tout. Cependant, tu as un peu pâli,
Christine... et maigri aussi.
MADAME LINDE.
Et j'ai vieilli beaucoup, beaucoup, Nora.
NORA.
' Oui, un peu, un petit peu peut- être... mais pas beau-
coup. (Elle s'arrête tout à coup, puis d'an ton grave reprend.) Oh!
folle que je suis, je bavarde là, ma chère et bonne Chris-
tine, tu me pardonnes?
MADAME LINDE.
Que veux-tu dire, Nora ?
NORA, avec douceur.
Pauvre Christine, tu es demeurée veuve*
MADAME LINDE.
Oui, il y a trois ans.
NORA.
Je le savais, je l'avais lu dans les journaux. Ohl Chri-S-
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36 ^ UNE MAISON DE POUPÉE
tine, le croiras-tu? A cette époque j'ai pensé bien des
fois à l'écrire... mais de jour en jour je retardais la let-
tre et puis quelque empêchement survenait.
MADAME LIN DE.
Cela ne me surprend nullement.
' NORA.
Non, Christine, c'était très mal de ma part. Pauvre
amie, par quelles angoisses tu as du passer ! Il ne t'est
pas resté de quoi vivre?
MADAME LINDE.
Non.
NORA
Et pas d'enfants?
MADAME LINDE.
Pas d'enfants non plus.
NORA.
Alors rien?
MADAME LINDE.
Pas même un deuil dans le cœur, un de ces chagrins
qui absorbent.
NORA, avec un sourire incrédule.
Voyons, Christine, voyons, est-ce possible?
MADAME LINDE, avec un sourire amer et en lui passant la main sur les
cheveux.
Cela arrive parfois. Nora.
NORA.
Seule au monde. Quel chagrin ce doit être pour toi !...
J'ai trois superbes enfants, . en ce moment tu ne peux
pas les voir. Ils sont sortis avec leur gouvernante. Tu
vas tout me raconter maintenant.
MADAME LINDE.
Tout à l'heure. Parlej la première.
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ACTE PREMIER TJ
t ■
NORA.
Non, c'est à toi de parler. Aujourd'hui je ne veux
pas être égoïste. .;i je ne veux penser qu'à toi. Cepen-
dant il faut que je te dise quelque chose. Sais-tu la bonne
fortune que nous avons eue ces jours-ci?
MADAME LINDE.
Non, qu'est-ce i*
MORA.
Songea mon mari a été nommé directeur de la ban«
que. '
MADAME LINDE.
Ton mari ! ah 1 quelle chance !
NORA.
N'est-ce pas? C'est une situation si précaire que
celle d'un avocat, surtout quand il ne veut se charger
que des bonnes causes et naturellement c'est ce que
faisait Torvald, chose que j'approuve pleinement. Tu .
penses si nous sommes contents. Il doit prendre pos-
session de sa place à partir du premier janvier et alors
il aura de beaux appointements et toute espèce d'avan-
tages. Aussi vivrons-nous autrement qu'aujourd'hui,
tout à fait selon nos goûts. Oh ! Christine, quel bon-
heur, quel plaisir! Crois-tu que ce soit agréable d'avoir
beaucoup d'argent et d'être débarrassé de toutes préoc- '
cupations ? N'est-ce pas ton avis ?
• MADAME LINDE.
En peut-on douter? Au moins ce doit être chose
excellente d'avoir le nécessaire.
NORA.
Non pas seulement le nécessaire. Beaucoup, beau-
coup d'argent! ' ■ '
MADAME LINDE, qui sourit.
Nora, Nora, tu n'as pas encore pris du bon sens. Au
collège tu étais une prodigue.
3
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38 UNE MAISON DE POU."ȃE
NORA'j qui sourit doucement.
Torvald suppose que je le suis encore. Mais (Elle la me-
nace du doigt.) « Nora — Nora » n'est pas si folle que tu
crois. Ah! la vérité c'est que jusqu'ici je n'ai pas eu
grand chose à gaspiller: il a fallu que nous travaillions
tous les deux.
MADAME LIN DE.
Toi aussi?
NORA.
Oui, des bagatelles» des travaux à la main, du cro-
chet, des broderies. (Elle change de ton.) Et encore autre
chose. Tu sais que Torvald a quitté le ministère quand
nous nous sommes mariés. Au bureau il n'y avait pas
pour lui espoir d'avancement et il lui fallait gagner plus
d'argent qu'avant. Mais la première année il fut. sur-
mené d'une manière terrible. Figurejf-toi, il lui fallait
chercher tout espèce de travaux supplémentaires et être
à la besogne du matin au soir. 11 abusa de ses forces
et tomba gravement malade, alors les médecins dirent
qu'il fallait qu'il partit pour le Midi.
MADAME LINDE.
C'est vrai, vous avez passé tia an en Italie.
NORA.
Oui, comme tu le devines, il n'était pas facile de se
mettre en route. Ivar venait de naître. Mais il le fallait.
Ohl le voyage fut merveilleusement beau ! et il sauva
la vie à Torvald ! Mais que d'argent cela nous a coûté !
MADAME LINDE4
Je m'en doute.
NORA,
Douze cents écus, quatre mille huit cents couronnes î
c'est une somme,
MADAME LINDE.
Ouù et on est heureux de l'avoir en pareille occasion.
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ACTE PR«MieR 39
NORA.
Je vais te dire ; c*est papa qui nous l'a donnée.
MADAME LINDE.
Ah t bon ! si je ne me trompe, ce fut précisément alors
que mourut ton père.
NORA.
Ouï, Cbristise, ittstement alors et, penses, je ne pus
aller le soigner. J'attendais d'un jour à l'autre la nais-
sance d'Ivar. Le pauvre Torvald était moribond et
avait besoin de mes soins. Mon bon cher père... Je ne
l'ai pas revu. Oh ! c'est la peine la plus cruelle que j'ai
eu à souffrir depuis mon mariage.
MADAME LINDE.
Je le sais, tu l'aimais beaucoup... De sorte que vous
êtes allés en Italie.
NORA.
Oui; nous avions l'argent, et les médecins étaient
pressants. Nous sommes partis un mois après.
MADAME LINDE.
Et ton mari en est revenu entièrement guéri ?
NORA.
Il se portait comme un charme.
MADAME LINDE.
Et... ce médecin.
NORA.
Que veux-tu dire ?
MADAME LINDE.
Je me souviens que la femme de chambre a salué du
nom de docteur un monsieur qu'elle a fait entrer en
même temps que moi.
NORA.
Oui, le docteur Rank... Ce n'est pas comme médecin
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40 UNE MAISON DE POUPÉE
qu'il vient ici. C'est notre meilleur ami. Il nous visite
au moins une fois par jour. Non, Torvald n'a pas eu de-
puis lors la plus légère indisposition ; les enfants aussi
sont sains et frais et moi de même. (Elle se lève d'un bond et
tape des mains.) Mon Dieu! Christine, quel délice, de vivre
et d'être contents!... Ah! mais c'est honteux!... Je ne
parle que de moi. (Elle s'assied sur un tabouret à côté de Christine
et s'appuie sur les genopx de son amie.) Tu ne m'en voudras pas ?
Dis-moi, c'est bien vrai que tu n'aimais pas ton mari ?
Alors pourquoi l'as-tu épousé ?
MADAME LINDE.
Ma mère vivait encore. Elle était infirme et sans nul
soutien. Puis j'avais à ma charge mes deux petits frè-
res. Je ne me suis pas cru le droit de repousser sa de-
mande.
NORA.
Non, non, tu as eu raison sûrement... Alors il était
riche?
MADAME LINDE.
Je crois qu'il était très à son aise, mais c'était une for-
tune peu solide et, à sa mort, tout croula sans qu'il en
soit rien resté.
NORA.
Et alors ?
MADAME LINDE.
Il me fallut me tirer d'affaire à l'aide d'un petit com-
merce... J'ai été directrice d'une école, que sais-je? Les
trois dernières années n'ont été pour moi qu'une longue
journée de travail sans repos. Maintenant tout est fini,
Nora. Ma pauvre mère n'a plus besoin de moi : je l'ai
perdue ; les garçons non plus : ils peuvent à présent'
subvenir à leurs besoins.
NORA.
Quel soulagement ce doit être pour toi !
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ACTE PREMIER 4t
MADAME LIN DE.
Non, Nora, il ne me reste plus qu'une vie insuppor-
table. Personne à qui consacrer son existence! (Elle se
lève inquiète.) Aussi je n'ai pas pu demeurer là-bas dans ce
recoin perdu. Ici il doit être plus facile de ^'absorber
dans uni^ occupation, de se distraire de ses pensées. Si
j'étais as$ez heureuse pour trouver une place, un triavail
de bureau...
NORA.
Tu penses à cela? C^est si fatigant, toi qui a besoin
de te reposer I Tu ferais mieux d'aller prendre une sai-
son de b^ins.
MADAME LINDE, en s'approcbant de la fenêtre.
Je n'ajj pasi un papa qui riie paie le voyage.
NORA, se levant.
Allons t tu es de mauvaise humeur.
MADAME LINDE.
C'est à toi à ne pas m'^p vouloir, ma chère Nora. Le
pire dans, une situation conime la mienne c'est qu'on
s'aigrit un peu... On n'a personne pour qui travailler et
malgré tout il faut regarder de tous côtés pour gagner
son pain I Ne faut-il pas vivre ? De la sorte on devient
égoïste. Que veux-tu que je te dise ? Quand tu m'as an-
noncé il y a un moment votre heureux changement de
fortune, je m'en suis réjouie pour moi plus que pour toi.
. NORA.
Et comment?... Ahl bon !,.. J'y suis, tu te seras dit
que Torvald pourra t'étre utile ?
MADAME LINDE.
Oui, je l'ai pensé.
NORA.
Et ce seray Christine. Je préparerai le terrain avec
beaucoup de délicatesse, j'imaginerai quelque chose de
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42 UNE MAISON DE POUPÉE
gentil qui dispose bien Torvald. Oh ! j'ai tant de désir
de t'étre utile.
MADAME LIN DE.
Gomme je dois te remercier de tant de sollicitude,
Nora! Je* dois t'en remercier doublement, toi qui con-
nais si peu les misères et les soucis de la vie
NORA.
Moi... tu crois cela.
MADAME LIN DE, en souriant.
Mon Dieu ! Des travaux à Taiguille et d'autres babio-.
les de ce genre! Tu e5ixnc«nfant, Nora.
NORA, secouant la tcte et tniiuiwtia sc^e*
N'en parles pas si légèrement.
MADAME LIN DE.
Oui.
NORA.
Tu es comme les autres. Tous vous croyez que je ne
suis capable de rien de sérieux...
MADAME LINDE.
Allons 1 allons... '
NORA.
Que je n'ai aucune idée des difficultés de la vie^
MADAME LINDE.
I
Mais, ma chère Nora, tu viens de me raconter tous
tes embarras.
NORA.
Bahf... Ces bagatelles!... (Avoixbat.se.) Je né t'ai pas
conte le principal.
MADAME LINDE.
Que dis-tu ?
NORA.
Tu me regardes du haut de ta grandeur, Christine,
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ACTE PREMIER. 4Î
et tu ne devrais pas le faire. Tu es orgueilleuse d'avoir
tant travaillé pour ta mère.
MADAME LINDE.
^ Je ne regarde personne du haut de ma grandeur.
Pourtant je suis satisfaite. Je m'enorgueillis de penser
que grâce à moi ma mère a passé tranquillement ses .
derniers jours.
NORA.
Et tu t'enorgueillis aussi de'ce que tu as fait pour
tes frères.
MADAME LINDE.
Il me semble que j'en ai le droit.
\
NORA.
Je le crois aussi. Maintenant je vaistiedire une chose,
Christine. Moi aussi j'ai un motif de joie et d'orgueil.
MADAME LINDE.
Je ne le mets pas en doute. Voyons, explique-toi ?
NORA,
Parle plus bas, que Torvald ne nous entende pas!
Pour rien au monde je ne voudrais qu'il sache... Per-
sonne ne doit le savoir que loi, Christine, rien que toi.
MADAME LINDE.
Mais qu'est-ce? ^
NORA.
Approche-toi davantage. {Elle rauire près d'elle sur le sofa.)
Oui, écoute, moi aussi je puis être orgueilleuse et satis-
faite ! C'est moi qui ai sauvé la vie de Torvald.
MADAME LINDE.
Sauvé ! Comment sauvé ?
NORA.
Je t'ai parlé du voyage en Italie, n'est-ce pas? Tor-
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44 UNE MAISON DE POUPÉE
vald ne vivrait pas à cette heure s'il n'avait pu aller dans
le; Midi,
MADAME LIN DE.,
Eh bieni mais c'est ton père qui vous a donné l'ar-
gent ne'cessaire.
NORA.
* Oui, c'est ce que croit Torvald, c'est ce que croit tout
le monde; mais...
MADAME LINDE.
^ Mais...
NORA.
Papa ne nous a pas donné un centime. C'est moi qui
me suis procuré l'argent.
MADAME LINDE.
Toil Une somme pareille?
NORÀ.
Douze cents écus, quatre mille huit cents couronnes,
qu'en dis-tu?
MADAME LINDE.
Mais, Nora, comment as-tu fait? Tu as gagné à la lo-
terie ?
NORA, d'un ton dédaigneux.
La loterie ! {Avec un geste de mépris.) Qnel mérite y aurait-
il là?
MADAME LINDE.
Mais en ce cas où Tas-tu pris ?
NORAj souriant d'un air de mystère et fredonnant.
Tralala la la!
MADAME LINDE.
Il n'était pas facile qu'on te le prête.
NORA.
Pourquoi pas ?
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ACTE PREMIER
MADAME LINDE.
Parce qu'une femme mariée ne peut pas emprunter
sans Tautorisation de son mari.
NORA> en secouant' la tête.
Oh! quand il s'agit d'une femme un peu pratique...
d'une femme qui sait se retourner adroitement.
MADAME LINDE.
. Nora, j'ai beau me creuser la tête, je ne devine pas.
NORA.
Tu- n'as pas besoin de te creuser la tête. Je n'ai pas
dit que j'ai emprunté cet argent. J'ai pu l'avoir autre-
ment. (Elle se laisse tomber sur le sofa.) J'ai pu le recevoir d'un
adorateur. Bah I... avec cette frimousse-là!
MADAME LINDE.
Quelle folle tu fais I
NORA.
Avoue que tu es terriblement intriguée.
MADAME LINDE.
Dis-moi, ma chère Nora, tu n'as pas agi à la légère?
N0RA> se redressant.
Est-ce une légèreté de la part d'une femme de sauver
la vie de son mari?
MADAME LINDE.
. Ce qui me paraît une légèreté, c'e^t qu'à son insu...
NORA.
Et si justement il fallait qu'il ignorât tout, Mon Dieu I
Ne comprends-tu pas? II. fallait qu'il ignore la gravité
de son état. C'est à moi que les docteurs ont dit que sa
vie était en danger et qu'il ne pouvait être sauvé qu'à
la condition, de passer un hiver dans le Midi. Crois-tu
que je n'allais pas mûndustrier de toutes les manières?
Je lui disais sans cesse le plaisir que j'aurais de voyager
3.
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/|6 UNE MAISON DE POOPÉE
à l'étranger comme les autres femmes. Je pleurais^ je .
suppliais et je lui disais quMl fallait qu'il se rendit compte
de mon état et qu'il cédât à mon désir. Bref, je lui don*
nai à entendre qu'il pourrait bien emprunter de l'ar-
gent à intérêt, mais alors, Christine, il s'en fallut de peu
qu'il ne se mit en colère. Il me répondit que j'étaïç une
étourdie et que son devoir de mari était de ne pas se
plier à mes caprices. « Bon! bon! dis-je à part moi, on
le sauvera coûte que coûte ». Ce fut alors que je trou-
vai l'expédient.
MADAME LINDE.
Et ton mari ne sut pas par ton père que l'argent ne
venait pas de lui.
NORA.
Jamais il ne l'a su. Papa mourut peu de jours après.
J'avais pensé à tout lui avouer en lui demandant de ne
pas me trahir^ mais il était si malade! hélas! je ne pus
pas lui en parler.
MADAME LINDE.
Et depuis tu ne t'en es pas confessée à ton mari.
NORA.
Jamais, bon Dieu! Y penses tu? lui qui est si sévère
là-dessus! Puis son amour-propre masculin en serait si
froissé. Quelle humiliation savoir qu'il me doit quelque
chose. Cette pensée serait venu bouleverser tous nos rap-
ports; notre vie domestique si heureuse ne serait plus
ce qu'elle est.
MADAME LINDE.
Tu ne lui en parleras jamais.
NORA, réti Jchissant et souriant à demi.
Il se peut qu'avec ^le temps, quand bien des années
auront passé, quand je ne serai plus aussi jolie qu'au-
jourd'hui... Ne ris pas... je veux dire quand Torvald ne
m'aimera plus autant, quand il n'aura plus de plaisir à
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ACTE PREMIER 47
me voir danser, me travestir et déclamer pour le diver-
tir, il sera bon peut-être que j'aie alors quelque chose à
qu6i m'accrocher... (Elle s'arrête.) Bahl ce temps-là ne
viendra jamais... Eh bien! Christine, que penses-tu de
mon grand secret ? Moi aussi, je suis bonne à quelque
chose. Tu peux penser que cette affaire m'a causé beau-
coup de soucis. Certes il ne m'était pas facile de payer à
des échéances fixes, parce que dans les* affaires il y a
d'une part eè qu'on appelle les trois mois et ce qu'on
appelle l'amortissement, et tout cela est diablement dif-
ficile à arranger. 11 m'a fallu rogner de tous les côtés sur
les dépenses de la maison. Je ne pouvais pas économiser
grand chose. 11 fallait que Torvald ait une vie facile ; les
enfants non plus ne devaient pas être mal vêtus. Tout ce
que je recevais pour eux, c'était leur chose, mes chers
petits anges t
MADAME LINDE.
De sorte, ma pauvre Noca, qu'il t'a fallu tout prélever
sur tes dépenses personnelles.
NORA.
Naturellement. Après tout ce n'était que juste. Toutes
les fois que Torvald me donnait de l'argent pour moi,
je n'en dépensais que la moitié. J'achetais toujours les
articles bon 'marché. Par bonheur, tout m'allait bien.
Aussi Torvald n'a jamais rien remarqué. Mais parfois
cela m'était dur, Christine, il est si agréable d*être élé-
gante, N'e^t-il pas vrai?
MADAME LINDE.
Je crois bien.
NORA.
J'ai eu aussi d'autres recettes. L'hiver dernier j'eus le
bonheur de trouver beaucoup de copies. Alors je m'en-
fermais et j'écrivais jusqu'à une heure avancée de la
nuit. Oh ! souvent je me trouvais fatiguée, très fatiguée.
Mais c'était bien amusant de travailler pour gagner de
l'argent. Il me semblait presque que j'étais un homme.
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48 UNE MAISON DE POUPÉE
MADAME LINDE.
Combien as-tu pu payer de la sorte ?
nOra.
Il me serait difficile de te le dire exactement. Ma pe-
tite, il n'est pas aisé de débrouiller de genre d'affaire.
La seule chose que je sache c'est que j*ai payé tout ce
que j'ai pu. Bien souvent je ne savais où donner de la
tête... (Elle sourit.) Alors je pensais qu'un vieux monsieur
très riche s'était épris de moi.
MADAME LINDE.
Quoi ! Quel vieux monsieur ?
NORA.
-vPur enfantillage... Il mourait et on ouvrait son testa-
ment. On y trouvait en gros caractères cette clause :
« Toute ma fortune appartient à la délicieuse, madame
Nora Helmer, et lui sera remise sur le champ ».
MADAME LINDE.
Mais, chère Nora, quel est ce vieux ijibnsieur?
NORA.
Mon Dieu I tu ne comprends rien, ma chère. Ce Vieux
monsieur n'existe pas. C'est une idée qui naissait dans
mon cerveau quand je ne voyais pas le moyen de me
procurer de l'argent. Enfin tout ceci est maintenant tout
à fait sans intérêt. Le vieux monsieur peut être ou bon
lui semble; ni lui, ni son testament ne m'ii^quiètent
parce qu'à présent je suis tranquille. (Elle se lève d'un trait.)
Mon Dieu I Quelle joie que d'y penser : tranquille, pou-
voir être tranquille, tout à fait tranquille! Jouer avec les
enfants, bien arranger la maison, avec goût, comme
Torvald peut le désirer. Puis viendra le printemps, le
beau ciel bleu. Peut-être alors pourrons-nous un peu
voyager. Retourner voir la merl Ohl quelle chose ado-
rable de vivre et d'être heureuse!
On sonne.
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ACTE PREMIER 4Ç
"» MADAME LINDE.
On sonne, dois- je me retirer?
NORA.
Non, reste; il ne viendra personne. C'pst probable -
meni pour Torvald.
SCÈNE V
NORA, MADAME LINDE, LA FEMME DE
CHAMBRE.
^ LA FEMME DE CHAMBRE.
Pardon, madame... Voici un monsieur qui demande à
parler à Tavocat.
NORA.
Tu veux dire au directeur.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, madame, au directeur. Mais comme le docteur est
dans son cabinet... je ne savais pas.
SCÈNE VI .
NORA, MADAME LINDE, KROGSTAD.
KROGSTAD, qui entre.
C'est moi, madame.
Christine frémit, se trouble et se tourne du côté de la fenêtre.
NORA, faisant un pas vers Krogstad, troublée et à demi voix.
Vous ? Qu'y a t-ilr* Que voulez vous dire à mon mari?
KROGSTAD.
C'est à propos de la banque. J'y ai un petit emploi et
j'ai entendu dire que votre mari va devenir notre chef..
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3o UNB MAISON DE POUPÉE
NORA.
C'est vrai.
KROGSTAD.
D'ennuyeuses atfaires, madame, rien que cela.
^ NORA.
Alors prenez la peine d'entrer dans son cabinet.
ElU le salue d'un air indiffèrent.
^ SCÈNE VII
NORA. MADAME LINDE.
Nora ferme la porte de l'antichanibre et va ensuite à la cheminée.
MADAME LINDE.
Nora... quel est cet homme?
NORA.
G*est rhomme d'affaires Krogstad.
MADAME LINDE.
Ah I c'est bien lui.
NORA.
Tu le connais ?
MADAME LINDE.
Je l'ai connu il y a bien des années ; il fut quelque
temps clerc d'avoué chez nous.
NORÀ.
Précisément.
MADAME LINDE.
Comme il a changé!
NORA.
Je crois qu'il a été très malheureux en ménage.
MADAME LINDE.
Il est Veuf maintenant, n'est-ce pas?
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ACTE 'premier 5 I
NORA.
Oui, avec un tas d'enfants... Oh I voilà que je me brûle.
I Elle recule la balancine.
MADAME tINDE. V
On dit qu'il s'occupe de, toutes sortes d'affaires?
NORA. . . ; ^
Oh! c'est possible : Je ne sais... Mais ne parlons paa
affaire ! c'est si ennuyeux...
' Le docteur Rank sort du cabinet de Helmer.
SCENE VIII
NORA, MADAME LINDE, LE DOCTEUR RANK.
RANK^ tenant la porte ent'rouverte.
Non/ non, je ne veux pas le gêner. Je vais voir un
moment ta femme, (ll ferme la porte et se rend compte de la pfésencc
de madame Linde.) Ah ! pardon ! Ici aussi je dérange.
NORA.
Nullement! (Faisant les présentations.) Le docteur Rank...;
Madame veuve Linde.
RANK,
Un nom qu'on entend souvent prononcer dans cette
maison... Je crois vous avoir devancée dans Tescalier.
MADAME LINDE.
Oui, j'ai de la difficulté à monter les étages.
RANK.
Ah 1 un peu usée, à ce que je vois.
MADAME LINDE.
Non, plutôt surmenée. -r >
RANK.
Rien de plus ? Alors vous venez vous reposer ici, pro-
bablement en courant de fête en fête.
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52 UNE MAISON DE POUPÉE
MADAME LINDE.
Je suis venu en ville chercher du travail.
RANK.
Sera-ce un remède efficace contre Texcès de fatigue ?
MADAME LINDÊ.
Il faut bien vivre, docteur.
RANK.
Oui, c'est l'opinion générale. On croit que c'est une
chose nécessaire.
NORA.
Oh! docteur, je suis sûre que même vous vous êtes
attaché à ht vie.
RANK.
Pour sûr j'y tiens. Misérable comme 'je le suis, je
m'obstine à vouloir souffrir aussi longtemps que possi-
ble. Tous mes malades ont le même désir et tous ceux
qui ont le moral entamé pensent de même. Te viens jus-
tement d'en laisser un dans le cabinet d'Helmer. Un
homme en traitement ; car il y a des hôpitaux pour ce
genre de malades. -.
MADAME LINDE, d'une voix sourde.
Ah!
NORA.
Que voulez-vous dire ?
RANK.
Oh! je parle de Pagent d'affaires Krogstad, un homme
que vous ne connaissez pas. Il est pourri jusqu'aux os,
Eh bien ! lui aussi affirme qu'il est de la plus haute im-
portance qu'il vive.
NORA.
De quoi parlait-il à Helmer ?
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ACTE PREMIER 53
RANK.
Je n'en sais trop rien. La seule chose que j'ai entendue »
c'est qu'il était question de la banque.
NORA.
Je ne savais pas que Krog .. Que ce monsieur Krogstad
eut rien de commun avec la banque.
RANK.
Si f$^t on lut a donné une espèce d'emploi. (S'adressant
à madame Unde.) Je ne sais si ^ bas aussi^ chez vous, il
existe des gens qui s'évertue à déterrer les pourritures
morales et qui lorsqu'ils trouvent un individu contaminé
le mettent en observation en lui attribuant une bonne
place; les gens sains n'ont qu'à rester dehors.
MADAME LINDE.
f II faut bien avouer que ce sont les malades qui ont le
plus besoin de soins.
RANK) haussant les épaules.
' Voilà, c'est une façon de voir qui transforme la société
en hôpital.
Nora qai est demeurée absorbée dans ces pensées, se met à rire et bat
des mains.
RANK.
Pourquoi riez-vous? Savez-vous seulement ce que
c'est que la société ?
NORA.
Est-ce que je m'occupe de votre insupportable société ?
Je riais d'autre chose, une chose si drôle... Dites-moi,
docteur... Tous les employés de la banque à l'avenir dé-
pendront-ils de mon mari ?
RANK.
C'est ce qui vous amuse.
NORA^ souriant et fredonnant.
».
N'y faites pas attention. (Elle rode par la pièce.) Oui, c'est
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54 tJNB MAISON DE POUPÉB
si amusant, si incroyable... que nous... que Torvald ait
maintenant tant d*tnf!uence et sur tant de gens. (Elle tire
de sa poche le sac de pralines.) Voulez-VOUS des pralines, doc-
teur?
RAMR.
Holal des pralines, je croyais qu'ici c'était de la con-
trebande.
NORA.
Oui, mais celles-^là, c'esc Christine qui me les a don* '
nées.
MADAME LINDE.
Motl
NORA.
Allons, allons! Ne te troublef pax^ Pouvais-tu savoir
que Torvald me Ta défeodai. 6>a(i1 pour une fois, n'est-il
pas vrai, doctCMr/. « Tenez! (Elle lui met une [praline dans la
boudK.) Et toi aussi, Christine. . J'en mangerai une, une
petite, , deux au plus. (Elle commence à rôder autour 4e 1a pièce.)
Donc je suis immensément heureuse. Il n'y a plus qu'un^
chose de laquelle j'ai une. envie féroce.
RANK.
Dites. De quoi s'agit- il?
NORA.
Une chose q|xe j'ai une envie irrésistible de dire de-
vant Torvald.
RANK.
Et qui vous empêche de la dire ?
NORA.
Je n'ose pas, c'est trop laid.
MADAME Lf NDE.
Laid!
RANK.
En effet, alors il vaut mieux vous, taire, mais devant
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ACTE PREMIER 55
nous... Qu'est-ce donc que vous avez tant envie de dire
devant Torvald?
NORA.
J'ai une envie folle de dire Credieu !
RANK.
- Quelle toquée vous êtesl
MADAME LINDE.
Voyons, Nora.
RANK.
Vous pouvez le lui dire, le voilà.
NORAj en cachant les pralines.
Chut... chut...
SCÈNE IX
NORA, MADAME Lmi^, 1.E BOOnEim BJMK^
HELMER.
Helmer sort de soin cabinet, son paletot sur le bras, son chapeai» à la main.
NORA, s'a vançant vers lui.
Eh bieni Torvald! tu as enfin réussi à Ven débarrasser.
HELMER.
Oui, il vient de partir.
NORA.
Permets ^moi de te préserttôf ? C'est Christine qui vient
d'arriver.
HELMER.
/Christine?,.. Pardonne$, mais je ne sais.
NÔRA.
Madame Linde, mon chéri.
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56 UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER.
Ahl très bien... Une amie d'enfance de ma femme,
sans doute?
MADAME LINDE.
Oui, monsieur, nous nous sommes connues jadis.
NORA.
Et tu vois, elle a fait ce long voyage pour me parler.
HELMER.
Comment ?
MADAME LINDE. - . '
Pas pour cela seulement...
NORA. - <
Christine, il 'faut 'que tu le saches, est Jrès experte
dans les travaux de bureau... Elle a en outre le plus
grand désir d'être sous les ordres d'un homme supérieur
et d'acquérir encore plus d'expérience.
HELMER.
Excellente idée, madame.
NORA.
Aussi ; quand elle a vu qu'on t'avait nommé directeur
de la banque, — un télégramme Ta annoncé. — Elle
s'est aussitôt mise en route... N'est-ce pas, Torvaid, tu
feras quelque chose en faveur de Christine pour l'amour
de nitoi? Dis?
HELMER.
Ce n'est pas absolument impossible. Madame est pro-
bablement veuve?
MADAME LINDE.
Oui.
HELMER.
Et vous êtes habituée au travail de bureau ? ^
MADAME LINDE.
Oui, assez habituée.
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ACTE PREMIER 57
HELMER.
Alors il est probable que je pourrai vous avoir une
place.
NORA9 frappant des mains.
Tu vois!
HELMER.
Vous êtes arrivée au bon moment, madame.
MADAME LINDE.
Comment vous remercier?
HELMER*
Oh! ne parlons pas de cela, (il met son manteau.) Mais au-
jourd'hui vous voudrez bien m* excuser.
11 va prendre son col de fourrure dans l'antichambre et revient le chauf-
fer à la cheminée.
NORA.
Ne tarde^ pas trop, Torvald.
HELMER. .
Je ne resterai qu'une heure.
NORA.
Tu t'en vas aussi, Christine?
MADAME LINDE, en mettant son manteau.
Il faut que j'aille chercher un logement.
HELMER.
Nous pourrons faire ensemble une partie du chemin.
NORA, aidant madame Linde.
Quel ennui que nous soyons si a l'étroit !,.. Il nous est
tout à fait impossible.
MADAME' LINDE.
Y penses-tu ma chère? Au revoir, Nora, et merci.
NORA.
A tout à l'heure, car tu reviendras ce soir, n'est-ce pas ?
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58 UNE MAISON DB POUPÉE
Et VOUS aussi, docteur?... Comment? Si vous êtes assez
bien... Que venez-vous me dire-là? Couvrez- vous, cou-
vrez-vous.
En caaiant ils sortent par la porte d'entrée, on entend des voix d'^Ctnts
dans l'escalier.
NORA.
Les voici! les voici !
Elle court ouvrir, Anoe-Marie entre avec les leafiiiils.
NORA.
Entrez, entrez ! (Elle se baisse pour les embrasser.) Oh ! mes
astres! Vois, Christine, ne sont-ils pas jolis. '
RANK.
Ne restez pas ici au courant d'air.
Le docteur Rank, Helmer et madame Unde descendent l'escalier. Anne-
Marie entre avec les en&nts. Nora entre detYiére eux en fermant la
porte.
SCÈNE X
NORA, ANNE-MARIE, LES ENFANTS
DE HELMER.
NORA.
Comme vos petites figures sont animées et fraîches!
Quels visages empourprés! On dirait des pommes et des
roses. (Tous les enfants lui parlent à la fols jusqu'à la fitk de la scène.)
Vous vous êtes tant amusés! Très bieni Allons! C'est
toi qui a traîné le traineau, Emmy et Bob étaient de-
dans! Est-ce possible! Tous les deux! Ah! Ah! C'est
vrail Tu es le plus courageux, Ivarl... Oh! laisse-la moi
un instant, Anne-Marie I... Ma petite poupée! (Elle prend
sa petite fille et danse avec elle.) Oui, maman va danser aussi
avec Bob... Comment? Vous avez fait des boules de
neige?... Oh! ce que j'aurais donné pour être avec vous!
Non, laisse-moi, Anne-Marie, je vais les déshabiller moi>
même. Laisse-moi, ma bonne, c'est si amusant. Entre
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ACTE PREMIER >9
ici en attendant. Tu as la figure d'une femme gelée. A
la cuisine il y a du café bouillant pour toi.
Anne-Marie sort par la port« de gauche. Nora enlèTc aux enfants leurs
manteaux et leurs chapeaux et elle les déshabille. Les enfants conti
nuent leur bavardage.
SCENE XI
NORA, LES ENFANTS DE HELMER.
NORA.
Ce n'est pas possible? Un gros chien a couru après
vous... Il ne mordait pas?... Non, les chiens ne mordent
pas de gentilles poupées comme vous. Eh I Ivar, atten-
tion à ne pas regarder les paquets. Non. Non, il y a de-
dans quelque chose de méchant... Quoi?... Vous voulez
jouer?... à quoi?... à cache cache? Oui, nous allons
jouer à caché cache. C'est Bohqui se cache d'abord?..
Non?... Fort bien... c'est moi!
Nora et les etifant^ se mettent à jouer. Ils courent en criant et rian t
sur la scène et par la pièce attenante. Enfin Nora se cacbe sous la
table. Les enfants arrivent en courant de toutes leurs jambes et la
cherchent sans pouvoir la trouver. Ils entendent son rire étoulTé. Ils se
précipitent vers le guéridon, soulèvent le tapis et la découvrent. Cris
de joie. Nora sort à quatre pattes comme pour leur faire peur. Nou-
velle explosion de rire. Pendant ce temps on a sonné sans que per-
sonne aille ouvrir. La porte s'entr'ottvre et Krogstad paraît. 11 attend
un instant. Le jeu continue.
SCÈNE XII
NORA, LES ENFANTS DE HELMER, KROGSTAD.
KROGSTAD.
Pardonnez, madame.
NORA, elle pousse un cri et se lève à demi .
Que venez-vous faire ici ?
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6o UNE MAISON DE POUPÉE
KROGSTAD.
La porte était entr'ouverte. On avait oublié de la fer-
mer.
NORA, se levant.
Mon mari n'est pas à la maison, monsieur Krogstad.
KROGSTAD.
Je le sais.
NORA.
Alors... Que voulez'Vous?
KROGSTAD.
Vous dire un mot.
NORA.
A moi? (Bas aux enfants.) Allez trouver Anne-Marie...
Quoi?... Non, le monsieur ne fera pas de mal à maman.
Quand il sera parti» nous reprendrons le jeu.
Ella accompagne les enfants jusqu'à la porte à gauche et la fe'ine.
SCÈNE XIII
NORA, KROGSTAD.
NORA^ inquiète et agitée.
Vous voulez me parler ?
KROGSTAD.
Oui, je le désire.
NORA.
Aujourd'hui?.;. Mais nous ne sommes pas encore au
premier du mois.
KROGSTAD.
Non, nous sommes à la veille de Noël.. Il dépendra de
vous que pour moi ce Noël apporte de la joie ou du
chagrin.
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ACTE PREMIER 6l
NORA.
Que désirez- vous? Il m'est réellement impossible au-
jourd'hui.
KROGSTAD.
Jusqu'à nouvel ordre, nous ne parlerons pas de cela.
Il s*agit de quelque chose de tout différent. Pouvez-vous
m'accorder un instant !
NORA.
Oui, oui... quoique...
KROGSTAD.
Bien... J'étais assis au restaurant Olsen... J'ai vu pas-
ser par là votre mari.
NORA.
Ah!
KROGSTAD.
Avec une dame.
NORA.
Bien... Et? \
KROGSTAD.
Puis-je vous poser une question? Cette dame est ma-
dame veuve Linde?
NORA.
Oui.
KROGSTAD.
Elle vient d'arriver de province?
NORA.
Aujourd'hui même.
KROGSTAD.
C'est votre amie.
NORA.
Oui, mais je ne comprends pas...
KROGSTAD.
Je l'ai aussi connue autrefois.
4
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62 UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
ie le sais.
KROGSTAD.
Alors, vous êtes au courant. Je me le figurais bien. Al-
lons, permettez-moi de vous demander si madame Linde
va avoir une place- à îa banque?
^ NORA.
Comment osez-vous me demander cela? Vous qui êtes
un des subordonnés de mon mari .. Mais^ puisque vous
me le demandez, je vous le dirai... Oui, madame Linde
aura une place à la banque et elle Taura grâce à moi,
monsieur Krogstad. Maintenant vous voilà renseigné.
KROGSTAD.
J'ai deviné juste.
NORA) se promenant.
Mon Dieut On a sa petite influence. Quoi qu*on ne
soit qu'une femme, cela ne veut pas dire que... Quand
on occupe une situation subalterne, monsieur Krogstad,
il faut faire attention de ne pas blesser une personne
qui... hum f...
KROGSTAD.
Qui a de l'influence...
NORA.
Une assez grande.
KROGSTAD, changeant de ton.
Madame, auriez vous la bonté d'employer votre in-
fluence en ma faveur ?
NORA.
Comment? Que veut dire?
KROGSTAD.
Voudriez vous avoir la bonté d'agir pour que je con-
serve mon poste modeste à la banque ?
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ACTE PREMIER 63
NORA.
Que voulez-vous dire? Qui pense à vous Tenlever?
KROGSTAb.
Ohl il est inutile de dissimuler. Je comprends fort bien
que votre amie n'aime pas se rencontrer avec moi, et
maintenant je sais à qui je dois ma mise à pied.
NORA.
Mais je vous assure.
KROGSTAD.
Bref en deux mots; il est encore temps et je vous con-
seille d'user de votre influence pour Tempêcher.
NORA.
Mais je n'ai pas d'influence, monsieur Krogstad.
KROGSTAD.
Comment? Il y à un moment vous me disiez...
NORA.
• Evidemment pas dans ce sens. Comment pouvez-vous
croire que j'ai un pareil pouvoir sur mon mari?
KROGSTAD.
Ohl je connais votre mari, depuis que nous avons été
étudiants ensemble. Et je ne^crois pas que M. le directeur
de la banque soit plus ferme que les autres gens mariés.
NORA.
Si vous parlez avec dédain de mon mari. Je vous mets
à la porte.
>■ KROGSTAD.
Madame est belliqueuse.
NORA.
' Je ne vous crains pas. Après le Nouvel An, il ne s'é-
coulera pas longtemps que je ne sois affranchie.
KROGSTAD, il se domine.
Ecoutez-moi bien, madame S'il le faut, je combattrai
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04 UNE MAISON DE POUPÉE
pour conserver mon pauvre emploi comme s'il s'agissait
d'une question de vie ou de mort.
NORA.
Cela en a tout Tair. '
KROGSTAD.
Ce n'est pas seulement à cause des appointements;- ce
n^est pas là le plus important: Il y a autre chose... Je
vais tout vous dire. Vous savez naturellement, comme
tout le monde, que j'ai commis une imprudence, voici
bon nombre d'années.
NORA.
fe crois en avoir entendu parler.
KROGSTAD.
L'affaire n'est pas allée jusqu'aux Tribunaux, mais sur
le moment tous les chemins me furent fermés, c'est alors
que j'entrepris le genre d'affaires que vous savez. Il fallait
bien que je cherchasse à m'occuper. Et j'ose dire que je
n'ai pas été pire que les autres. Maintenant je veux sor-
tir de là Mes fils grandissent. Pour eux il faut que je
reconquière le plus de considérations possible. La porte
de la banque était pour moi le premier échelon, et voici
maintenant que votre mari m'en a précipité pour m'en-
foncer de nouveau dans la boue.
NORA.
Mais, mon Dieu, monsieur Krogstad, il n'est pas en
mon pouvoir de vous aider.
KROGSTAD.
Ce qui vous manque, c'est la volonté de le faire, mais
j'ai des moyens de vous y obliger.
NORA.
Vous n'irez pas dire à mon mari que je vous dois de
l'argent.
KROGSTAD.
Huml Et si je le faisais?
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ACTE PREMIER 65
NORA.
Ce serait honteux. (Des larmes dans la voix.) Ce secret qui
est ma joie et mon orgueil... qu'il le sache d'une façon
si vilaine, par vous... Vous m'exposeriez aux plus grands
ennuis.
KROGSTAD.
Rien qu'aux plus grands ennuis?
N0RA> d'an trait.
Ou plutôt faites-le. C'est vous qui y perdrez le plus.
Mon mari verra alors quel genre d'hommes vous êtes; et
vous pourrez être bien assuré de perdre votre place.
KROGSTAD.
Je viens de vous demander si vous ne craignez pas
autre chose que des ennuis domestiques.
' NORA.
Si mon mari le sait, il voudra naturellement payer de
suite et alors nous serons débarrassés de vous...
KROGSTAD, faisant un pas vers elle.
Ecoutez, madame... ou vous n*avez pas de mémoire,
ou vous ne savez rien de$ affaires. Il faut que je vous
mette un peu au courant.
NORA.
C'est-à-dire?
KROGSTAD.
Au moment de la maladie de votre mari, vous êtes venue
solliciter de moi un emprunt de douze cents écus.
NORA.
Je ne connaissais que vous.
KROGSTAD.
Je vous ai promis de vous procurer cet argent.
NORA.
Et vous mef l'avez prêté.
4.
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66 UNE MAISON DE POUPÉE
KROGSTAD.
Je VOUS ai promis de vous le procurer sous certaines
conditions. Mais alors pous ^tiez si préocupée de la ma-
ladie de votre mari, ex si impatiente d'avoir Targent du
voyage que vous n'avez pas fait grande attention aux
détails. Vous ne serez donc pas étonnée que je vous les,
rappelle. Or donc, je vous ai promis de vous procurer
cet argent, contre un reçu que j'ai rédigé.
NORA.
Oui, et que j'ai signé.
KROGSTAD.
Parfaitement, mais -au bas du reçu j'ajoutai quelques
lignes par lesquelles votre père donnait sa, garantie. Ces
lignes, votre père devait les signer.
NORA.
Il devait, dites-vous? Il les a signées.
KROGSTAD.
Je laissais la date en blanc, ce qui voulait dire que votre
père devait dater en signant, vous en souvenez-vous?
m
NORA.
Oui, je crois en effet...
KROGSTAD. .
Puis je vous ai remis le reçu, pour que vous l'envoyez
à votre p^re par la poste. N'est-ce pas exact?
^ NORA.
C'est exact.
KROGSTAD.
Et sans doute vous l'avez fait immédiatement, car cinq
ou six jours s'étaient à peine écoulés, vous m'avez ap-
porté la garantie signée par votre père, et alors je vous
ai remis la somme.
NORA.
Parfaitement! N'ai-je pas payé ponctuellement?'^
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ACTE PREMIER 67
^ KROGSTAD.
A peu de chose près. Mais revenons à ce que nous di-
sions .. C'était vraiment une e'poque bien triste pour vous,
madatoe.
NORA.
Oui^ c'est vrai.
KROGSTAD.
Je crois que votre père était très malade?
NORA.
Moribond.
KROGSTAD.
Il mourut peu après.
. NORA.
Oui.
^ KROGSTAD.
Dites-moi, madame, vous souvenez-vous par hasard
de la date de la mort de votre père, c'est-à-dire du quan-
tième du mois.
NORA.
Papa est mort le 27 septembre.
KROGSTAD.
Exact. Je m'en suis enquêté, et voilà pourquoi je ne
m'explique pas, (U tire un papier de son portefeuille.) certaine par-
ticularité.
* NORA.
Quelle particularité?... Je ne sais...
KROGSTAD.
Eh bien! la particularité, madame, c'est que votre père
à signé son reçu trois jours après sa mort. (Nota se lait.)
Pouvez-VOUS m'expliquer cela? (Nora continue à se taire.) 11 est^
aussi évident que les mots deux octobre et l'année ne
sont pas de l'écriture de votre père, mais d'une écriture
que je crois connaître. Enfin cela peut s'expliquer. Votre
père aura oublié de dater, et quelqu'un l'aura fait au ha-
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68 UNE MAISON DE POUPÉE
sard avant ^e connaître la nouvelle de sa mort. Cela
n'est! pas grave. L*essentiel c'est la signature elle-même.
Est-elle vraiment, réellement authentique madame?
Est-ce bien votre père qui à écrit là son nom?
NORA, après un court silence, elle relève la tète et le regarde d'ttn air de
défi.
Non, ce n'est pas lui. C'est moi qui ai écrit le nom de
papa.
KROGSTAD.
Vous avez bien conscience de toute la gravité de cet
aveu I
NORA.
Pourquoi ? Sous peu de jours vous aurez votre argent.
KROGSTAD.
Permettez-moi une question. Pourquoi n'avez-vous
pas envoyé le reçu à votre père.
NORA.
C'était impossible : Il était si malade: Pour lui deman-
der sa signature, il aurait fallu que je lui indiquasse la
destination de l'argent, et dans l'état où il se trouvait, je
ne pouvais lui dire que la vie de mon mari était en dan-
ger. Ça n'était pas possible.
KROGSTAD.
En ce cas, il aurait mieux valu renoncer au voyage.
NORA.
Impossible. Ce voyage, c'était le salut de mon mari; je
ne pouvais y renoncer.
KROGSTAD.
Mais vous n'avez pas songé à la supercherie que vous
commettiez vis-à-vis de moi.
NORA.
Je ne pouvais m'arréter à cela. Ohl vous m'étiez bien
indifférent. La froideur de vos raisonnements quand vous
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ACTE PREMIER 69
saviez que mon mari était en danger m'étai; insuppor-
table.
KBOGSTAD.
Madame, évidemment vous n'avez pas une idée nette
de la responsabilité que vous avez encourue. Je vous di-
rai seulement que l'acte qui a entraîné la perte* de tout
mon avenir était moins criminel que celui-là.
NORA.
Vous? Vous voulez me faire croire que vous avez ja-
mais été capable d'un élan pour sauver la vie de votre
femme.
KROGSTAD.
Les lois ne tiennent pas compte des mobiles.
NORA.
Mais alors les lois "sont mauvaises.
KROGSTAD.
Mauvaises ou non... si je porte ce papier à la justice
c'est d'après elles que vous serez jugée.
NORA,
J'en doute fort. Une fille n'avait-elle pas le droit d'é-
pargner à son vieux père moribond des inquiétudes et
des soucis I* Une femme n'avait-elle pas le droit de sau-
ver la vie de son mari? Il se peut que je ne connaisse pas
le fond des lois^ mais je suis certaine que quelque part
on a dû y inscrire que cela est permis. Et vous qui êtes
homme de lois, vous savez bien cela? Vous me semblez
bien peu malin pour un avocat, monsieur Krogstad.
KROGSTAD.
C'est possible. Mais les affaires comme celles que
nous traitons tous deux, vous conviendrez que je les
connais ? Maintenant faites ce qu'il vous plaira. La seule
chose que^ je vous dis c'est que si je trinque une se-
conde fois, vous me tiendrez compagnie.
Il salue et sort.
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70 . UNE MAISON DE POUPÉE
SCÈNE XIV
NORA, d'abo'd seule, puis LES ENFANTS.
Nora réfléchit un instant, puis elle secoue la tète.
NORA.
Bahî II voudrait me faire peur î Mais je ne suis pas si
sotte. (Elle ràsseml^le les vêtements de ses enfants, mais au bout d'un
instant elle s'arrête.) Pourtant... Mais ce n'est pas possible.,.
C'est par amour que j'ai agi...
LES ENFANTS, à la porte de gauche. . .
Maman, le monsieur est parti. .
NORA.
Bien, bien je le sais. Vous ne parlerez à personne de .
ce monsieur. Vous entendez, pas même à papa !
LES ENFANTS.
Non, maman. Veux-tu jouer maintenant ?
NORA.
Non, non, pas maintenant.
LES ENFANTS.
Mais tu nous l'avais promis, maman.
NORA.
Je ne puis pas. Allez-vous en ! J'ai bcaucouf) à faire
Allez, mes trésors !
Elle les congédie tendrement tt ferme la porte.
SCÈNE XV
NORA, seule.
NORA, elle s'assied sur le sofa» prend une brodetie et fait quelques points,
miiiè aussitôt elle s'arrête.
Non. (Elle jette la broderie, se live va à la porte et appelle.) Hélène^
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ACTE PREMIER 7I
apporte-moi l^arbre. ( Elle s'approche de la table à gauche et ouvre
le panier.) Non, c'est tout à fait impossible.
SCENE XVI
NORA, LA FEMME DE CHAMBRE.
LA FEMME DE CHAMBRE, apportant l'arbre de Noôle.
Où dois- je le mettre, Madame?
NORA.
Ici au milieu.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Faut-il apporter autre chose ?
NORA.
Non, merci, j'ai ce qu'il me faut.
LaTemme de chambre s'en va en laissant l'arbre sur la table.
SCÈNE XVII
NORA, arrangeant l'arbre.
Ici il faut des bougies et là des fleurs... L'infâme !
folies I... Tout cela ne signifie rien... L'arbre de Noël
sera joli. Je veux faire tout ce que tu voudras, Torvald.
Je danserai pour te faire plaisir, je chanterai...
SCÈNE XVIII
NORA, HELMER.
Helmer parait un rouleau de papier nous le bras*
NORA*
Tiens, tu es là.
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72 UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER.
Oui, quelqu'un est-il venu ?
NORA.
Non, non.
HELMER.
C'est étrange. J'ai vu Krogstad sortir de la maison.
NORA.
Ah! oui, Krogstad est venu un instant.
HELMER.
Je le vois à ta figure. Il est venu te supplier de me
parler pour lui.
NORA.
Oui.
HELMER.
Et tu devais le faire comme si cela venait de toi-même,
en me cachant sa visite. Ne t'a-t-il pas demandé cela?
NORA.
Oui, Torvald, mais...
HELMER.
Nora ! Nora I Et tu as pu agir ainsi I Engager une
conversation avec un pareil homme et lui faire une pro-
messe et pour comble me mentir.
NORA
Te mentir ?
HELMER.
Ne m'as-tu pas dit que personne n'était venu ? (Il la
menace du doigt.) Il ne faut pas que mon oiseau chanteur y
revienne. Les oiseaux aux chants mélodieux, doivent
avoir le bec pur et propre pour bien gazouiller sans ja-
mais détonner... (il la prend par la îaille.) N'est-ce pas vrai I...
Oui, je le savais bien, (il la lâche.) Plus un mot là-dessus I
(tl s'assied devant la cheminée.) Comme on est bien ici l
Il feuillette ses papiers. Nora continue à parer l'arbre. Silence.
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ACTE PREMIER 7^
\ NORA,
Torvald!
HELMER.
Dis?
NORA.
Je suis si gaie à la pensée d'aller après^demain au bal
costumé des Stenborg.
HELMER.
Et moi je meurs de curiosité de savoir quelle surprise
tu nous prépares.
NORA.
Oh ! que c'est ennuyeux I
HELMER.
Qtt* est-ce qui est ennuyeux ?
NORA.
Je ne trouve pas un costume qui vaille I Tout est in-i
signifiant, idiot.
HELMER f
Nous y voilà I La petite Nora a mainteiwnt cette lu-
bie en tête.
NORA, derrière le fauteuil les coudes appuyés sur le dossier.
Tu es très pressé, Torvald ?
HELMER.
Ohl...
NORA.
Quels sont- ces papiers. '
HELMER.
Des affaires de la banque.
NORA.
Ahî
HELMER.
Je me suis fait donné plein pouvoir par les directeurs
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74 UNE MAISON DE POUPÉE
sortants pour effectuer tous les changements nécessaires
dans le personnel et l'organisation des bureaux. Je vais
passer la semaine de Noël à la préparation de ce tra-
vail. Je veux que le pren'iier janvier tout soit en ordre.
NORA.
Alors c'est» pour cela que le pauvre Krogstad ?
IIELMER.
Hein! Hein!
NORA. lui passant la main dans les cheveux.
Si tu n'étais pas si occupé, je te demanderais une
grande faveur.
IIELMER.
Voyons, qu'est-ce?
NORA.
Personne n'a autant de goût que toi. J'ai un si grand
désir d'être à mon avantage à ce bal. Torvald,*ne pour-
rais-tu t'(tccupér 'de fnoi et décider le costumé que je
porterai ?
iïELMEk.
Hdla ! Holà I l^a têtue ne se donne pas pour battue.
NORA.
Oui, Torvald, jè ne puis rien décider sans toi.
HELMER.
Bon, bon! On y pensera et on trouvera quelque idée.
NORA.
Ah ! que tu es aimable ? (Elle revient à l'arbre de Noël. Silence.)
Mais dis, ce qu'a fait Krogstad est-il vraiment si terri-
ble ?
HELMER.
Il a commis des faux. Sais-tu ce que cela veut dire I
NORA.
N'a-t-il pas pu être poussé par la misère ?
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ACTE PREMIER 75.
HELMER.
Oui, on agit bien des fois par légèreté. Je ne suis pas
assez cruel pour condamner sans pitié un homme pour
un seul acte de ce genre.
NORA.
Non, n'est-ce pas, Toryald ?
HELMER.
Plus d'un peut se relever moralement, à la condition
de confesser sa faute et de subir sa peine.
NORA.
Sa peine?
HELMER.
Mais Krogstad n*a pas suivi cette voie. Il a voulu sor-
tir d'affaires par Tintrigue et les artifices. Cest là ce qui
l'a perdu moralement.
NORA.
Crois-tu que...?
HELMER.
Penses-y. Un homme pareil, qui a conscience de son,
crime, doit mentir et dissimuler toutes les heures. Il
dort porter un masque même au milieu des siens. Oui,
devant sa femme et ses enfants. Et cela, quand on pense
aux enfants, c'est affreux.
NORA.
, Pourquoi?
HELMER.
Parce que pareille atmosphère de mensonges doit in-
fecter de principes malsains toute une famille I Chaque,
fois que ces enfants respirent, ils absorbent des germes
de mal.
NORA, s'approchant de loi.
En es-tu sûr ?
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76 UNE iMAlSON DE POUPÉE
HELMER.
Et comment en douter, chérie ? J'ai eu mille occasions *
d'^n faire l'expérience comme avocat : presque toutes les'
personnes dépravées de bonne heure ont eii des mères
menteuses.
NORA.
Pourquoi précisément des mères ?
HELMER.
Le plus souvent c'est la mère dont l'hérédité agit.'
Cependant souvent celle du père, comme il est naturel,
se fait sentir. Tous les avocats savent parfaitement cela.
Et pourtant Krogstad a empoisonné ses propres enfants
de soa atmosphère de mensonge et de dissimulation.
Voilà pourquoi je l'appelle un homme perdu morale-
ment. (Il lui tend les mains.) Et voilà pourquoi il faut que ma
gracieuse petite Nora me promette de ne plus me par-
ler en sa faveur? Donne-moi ta parole? Allons 1 Qu'est-
ce là I La mainl Comme ça! C'est convenu ! Je. t'assure
qu'il me serait impossible de travailler avec lui. A la
lettre j'éprouve un malaise physique près de gens pa-
reils.
NORA9 elle retire sa main et va se placer du côté opposé de l'arbre* . .
Quel atmosphère lourd il y a ici I Et moi qui ai tant*
à faire !
HELMER, se levant et rassemblant ses papiers.
Avant le dîner il faut que je relise une partie de ceci ;
puis je penserai à ton costume... Il est possible aussi
que j'ai quelque chose à attacher à Tarbre de Noël en-
veloppé dans du papier doré. (11 lui pose la main sur la tête.)
Ohî mon cher oiseau chanteur !
11 sort parla porte de son cabinet.
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ACTE PREMIER 77
SCÈNE XIX
NORA, seule à Toix basse, après un silence.
Non, non,- c'est' impossible, o^est impossible... Cela
doit être impossible.
SCÈNE XX
NORA, ANNE-MARIE.
âNNE-MARIE) à la porte à gauche.
Les enfants veulent absolument venir avec leur mère.
NORA.
Non, non, ne les laisse pas venir avec moi.
AN NE -MARIE.
Bien, bien„ madame !
SCÈNE XXI
NORA, seule.
NORA, pâle de terreur.
Dépraver mes enfants... empoisonner la maison.
(Elle lève la tète.) Ce n'est pas vrai. C'est faux, vrai comme
j'existe. . i
Rideau.
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ACTE DEUXIÈME
Même décor.
Dans un coin près du piano, l'arbre de Noël dépouillé de tous les objets
dont il était chargé. Epars sur le sofa le chapeau et le manteau de Nora.
Nora seule trottine d'ici, de là, avec a)(itation. Elle finit par s'arrêter près
du sofa et prend le manteau..
SCÈNE PREMIÈRE
NORA, reposant le manteau.
Quelqu'un. (Elle gagne la porte et écoute.) Non... non, per-
sonne. .. Ce n'est ni pour aujourd'hui jour de Noël, ni pour
demain. Mais il se peut que.. • (Hiile ouvre la porte et regaide
au dehors.) Non, dans la boite, il n'y a rien ! Elle est vide.
Quelle folie! Cette menace n'était pas sérieuse. Pareillç
chose ne peut arriver. J'ai trois enfants.
SCÈNE II
. NORA, ANNE-MARIE. .
ANNE-MARIE, entre par la porte de gauche, avec nne grande boîte de
carton.
J'ai enfin trouvé la boîte du costume.
NORA.
C'est bien, laisse-la sur la table.
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ACTE DEUXIÈME 79
ANNE-MARIE, obéissant.
H se peut que le costume nepuUse être porté tel qu'il
est.
NORA.
Oh I je le mettrai bien volontiers en morceaux t
ANNE-MARIE.
Ah! cela non I On peut l'arranger facilement. Il ne faut
qu'un peu de patience.
NORA.
Oui, j'irai demander à madame ï.inde de m'aidcr.
ANNE-MARIE.
Sortir de nouveau avec un si mauvais temps!... Vous
allez prendre froid et tomber malade.
NORA.
Ce ne serait pas le pire qui pourrait m'arriver.
ANNE-MARIE.
Les pauvrets jouent avec les cadeaux de Noél, mais...
NORA.
Ils pc^rlei^t beaucoup de moi...
ANNE-MARIE.
Ils sont si habitués à la société de leur maman.
NORA.
Oui, Anne-Marie, mais vois-tu, dans Tavenir, je ne
pourrai pas être autant avec eux.
ANNE-MARIE.
Les enfants s'habituent à tout.
NORA.
Tu le crois. Penses-tu que si leur maman partait pour
toujours, ils l'oublieraient.
ANNE-MARIE.
Oh ! mon Dieu! Pour toujours?
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8o UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
Dis-moi, Anne-Marie... Je me suis toujours demandé
quélqtie chose. Comiiient as-tu eu le courage de confier
ton enfant à des mains étrangères?
ANNE-MARIE.
Et que faire, puisqu'il me fallait élever la petite Noraî
NORA.
'Oui, maïs comment as-tu pu te décider ?
ANNE-MARIE.
Il sp présentait pour moi une si bonne place. C'était
une chance rare pour une fille qui avait eu un malheur...
car le gredin ne voulait rien faire pour moi.
NORA.
Ta fille t'aura oubliée sans doute.
ANNE-MARIE.
Ah 1 non, bien sûr, elle m'a écrit quand elle tf fait sa
première communion,* et puis une autre fois, quand elle
s*est mariée.
NORA, lui jetant les bras autour da cou.
Ma vieille nounou, tu as été une bonne mère pour moi,
quand j'étais petite.
ANNE- MARIE.
La pauvre petite Nora n'avait d'autre mère que moi.
NORA.
Et si mes enfants venaient à n'en plus avoir, je sais
bien que tu... Tout cela est parler pour ne rien dire. (Elle
ouvre la boîte.) Allons I vas les retrouver, il faut que... Tu
verras comme je serai jolie demain.
ANNE-MARIE.
Dans tout le bal, il n'y aura personne d'aussi joli que
madame. Voilà mon avis.
Elle sort par la porte à gauche.
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ACTE DEUXIÈME, 8l
: SCÈNE III
NORA, seule.
NORA9 ouvrant la boîte, puis la repoussant.
Si j'osais sortir... Si j'étais sûre que personne ne vien-
dra... si je savais qu'il ne se passera rien à la maison
pendant ce temps. Quelle folie î Personne ne viendra.
Plus de folles inquiétudes... Brossons le manchon. Les
jolis gants! les jolis gants... Ah! chassons les idées. Un,
deux, trois, quatre, cinq, six ! (Elle pousse un cri.) Ah ! les
voici.
Elle veut gagner la porte, mais elle reste indécise.
SCÈNE IV
NORA, MADAME LINDE.
/
MADAME LINDE) entre après s'être débarrassée de son manteau ôt de
son chapeau dans l'antichambre.
Ah!
NORA.
C'est toi, Christine. Il n'y a personne avec toi, n'est-ce
pas ^ Comme tu arrives à propos !
MADAME LINDE.
J'ai su que tu étais venu me chercher.
NORA.
Oui, je passais justement devant chez toi. Je voulais te
demander de m'aider. Asseyons-nous sur le sofa. Tu
verras ce dont il s'agit. Demain il y a un bal costumé,
à l'étage au-dessus, chez le consul Stenborg. Torvald
veut que je me déguise en pêcheuse napolitaine et que
je danse la tarentelle que j'ai apprise à Capri.
5.
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82 UNE MAISON DE POUPÉE
MADAME LINDE.
Ah l ah I tu vas donner une vraie représentation ?
NORA.
Oui, c'est le désir de Torvald. Voici le costume. Tor«
vald me Ta fait faire là-bas, mais il est si ahimé que je
ne sais vraiment pas...
MADAME L[NDE.
Il sera vite arrangé. La garniture seule est décousue
par endroit. Dépéchons. Du fil! des aiguilles! Ah! voilà
tout ce qu'il faut?
NORA.
Que tu es bonne!
MADAME LINDE, causant.
De sorte que tu te déguises demain. Ecoute, je vien-
drai un moment te voir, moi aussi. Je ne t'ai pas remer-
ciée pour la bonne soirée d'hier.
NORA, se levant, et traYersant la scène.
Il me semble qu'hier on -n'était pas bien ici comcg^p^
d'habitude. Tu aurais dû arriver un peu. plus tôt, Chris-
tine. Il est vrai que Torvald a au plus haut point l'art
de rendre la maison agréable.
MADAME LINDE.
Et toi aussi .. Ne niesfe pas. Tu es bien la fille de ton
père. Mais, dis-moi, le docteur Rank est-il toujours aussi
affaissé qu'hier ?
NORA.
Non, hier, il l'était plus que d'habitude. Le malheureux
souffre d'une terrible affection de la moelle épiriière.
Vois-tu, son père était un être répugnant! 11 entretenait
des maîtresses et... on pourrait même dire pis. Aussi'
son fils a-t-il été maladif depuis son enfance. >
MADAME LINDE, laissant tomber son travail.
Mais qui t'a conié dépareilles choses, ma chère Nora?
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ACTE DEUXIÈME 83
NORA.
Bah 1 quand on a eu trois enfants, quand on reçoit la
visite de certaines dames qui sont à moitié me'decins^ et
qui vous racontent bien des choses...
MADAME LINDEy elle se remet à coudre. Silence,
Le docteur Rank vient ici tous les jours ?
NORA.
Tous les jours. C'est le meilleur ami de Torvald et
aussi le mien. Le docteur Rank est pour ainsi dire de
la maison.
MADAME LIN DE.
Mais, dis-moi, cet homme est-il çompièten?ent sigcère,
je veux dire, aime-t-il à faire des compliments !
NORA.
Au contraire. Pourquoi cçttç question ?
MADAME LINDE.
Hier, quand tu me Tas présenité, il m'a assuré qu'il
avait souvent entendu prononcer mon non;i et, poyrtant,
j'ai vu plus tard que ton mari n'avait pas de moi la plus
légère idée. Comment se fait-il alors que le docteur
Rank aie pu?.;.
NORA.
Tu as raison Christine. Torvald a une grande ado-
ration pour moi. Il veut que je ne sois que pour lui,
comme il dit. Les premiers temps, il était jaloux rien
que m'entendre parler des personnes aimées qui m'en-
touraient auparavant. Naturellement, je me suis abste-
nue d'en parler dès lors, mais avec le docteur Rank,
j'en parle souvent. Cela l'amuse de m'entendre.
MADAME LINDE.
Ecoute-moi bien, Nora. Tu es une enfant en plus d'ua
sens. Je suis ton aînée. J'ai un peu plus d'expérience. Ja
vais te donner un conseil à propos du docteur Rank. Il
faudrait tâcher dé mettre fin à tout cela.
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84 UNE. MAISON PB POUPÉE
NORA.
Mettre fin à quoi ?
! MADAME LINDE.
A bien des choses... Hier, tu me parlais d'un adorateur
riche qui devait te procurer de l'argent.
NORA.
C'est vrai. Mais cet adorateur n'existe pas malheureu-
sement. Qu'y a-t-il encore ?
.MADAME LINDE.
Le docteur Rank est-il riche ?
NORA.
' Oui, il a de la fortune.
MADAME LINDE.
,Et pas de famille?
NORA.
Aucune, mais.
MADAME LINDE.
' Et il vient ici tous les jours ?
NORA.
Tu le sais bien.
MADAME LINDE.
Comment un homme chevaleresque pourrait-il ainsi
manquer de délicatesse?
NORA.
Je ne te comprends pas.
MADAME LINDE.
Ne joue^ pas là comédie, Nora. Je crois que je devine
à qui tu as emprunté les douze cents écus.
NORA.
Tu as tout à fait perdu la tête ! Peux-tu croire sem-
blable chose ? Un ami qui vient ici tous les jours I Eh I
tien l La situation ne serait pas si terrible.
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ACTE DEUXIÈME 85
MADAME LIN DE.
Alors, ce n'est vraiment pas à lui?
NORA.
Sûrement non. Il ne m'en est pas venue un seul instant
là pense'e. D'abord, il ne pouvait pas nous prêter d'ar-
gent à cette époque. Il n*a fait son héritage qu'ensuite.
MADAME LINDE.
Je crois que ça a été un bonheur pour toi, ma chère Nora.
NORA.
Non, jamais, je n'aurai eu Tidée de demander au doc-
teur... et pourtant je suis certaine que si je lui deman-
dais...
MADAME LINDE.
Mais naturellement, tu né le feras pas...
NORA.
Bien entendu I Je ne crois pas que ce soit nécessaire,
mais je suis sûre que si je parlais au docteur Rank...
MADAME LINDE.
A l'insu de ton mari...
NORA.
Il faut bien que j'en sorte. Je me suis engagée là-dedans
sans qu'il le sache. Maintenant il faut que cela finisse.
MADAME LINDE.
Je te le disais bien hier, mais...
NORA, allant et venant.
Un homme peut se débrouiller plus facilement de ce
genre d'affaires qu'une femme.
MADAME LIND^.
Si tu parles du mari, oui.
NORA.
Niaiserie. (Elle s'arrête.) Quand tout a été payé, on rend
le reçu, n'est-ce pas ?
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86 UNE MAISON DE POUPÉE
MADAME LINDE.
Naturellement.
NORA.
Et on peut le déchirer en n»ille morceaux et... le brû-;
1er, cet infâme papier!
MADAME LINDE} e>le -regarde fixement Nora, abandonne son travail
et se lève lentement.
Nora, tu me caches quelque chose.
NORA.
C'est à ma figure que tu le reconnais?
MADAME LINDE.
Depuis hier, il s*est passé quelque chose. Nora, dis-
moi ce que c'est?
NOKA^ se tournant de son côté.
Christine ! (Ecoutant.) Chut ! Torvald est là. Passe^ dans
la chambre des enfants. Torvald ne peut supporter de
voir coudre. Dis à Anne-Marie de t'aider.
MADAME LINDE, ramassant une partie du travail.
Bon I Mais je ne m'en irai pas que tu ne m'aies tout
dit franchement.
Elle sort par la porte à gauche.
SCENE V
NORA, HELMER.
En même temps que madame IJnde sort par la gauche, Helmer entre
par la porte de l'antichambre.
NORA, allant à sa rencontre.
Avec quelle impatience je t'attendais, mon cher Tor-
vald.
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ACTE DEUXIÈME 87
HELMER.
C'était la couturière ?
NÔRA.
Non, c'était Christine qui m'aidait à arranger mon
costume. Tu verras quel effet je vais faire.
HELMER.
Oui, j'ai eu une belle idée.
NORA.
Une idée superbe, mais aussi je suis gentille de vouloir
te complaire.
HELMER) lui caressant le menton.
Gentille?. . De complaire à ton mari? Allons, toquée!
Je sais que ce n^est pas là ce que tu voulais dire. Mais
je ne veux pas t'interrompre. Tu dois avoir à essayer, je
suppose.
NORA.
Et toi tu vas travailler?
HELMER.
Oui, (Lui montrant des papiers.) Tu Vois, je Suis allé à la
banque.
Il va entrer dans son cabinet.
NORA.
Torvald ?
HELMER, s'arrêtant.
Tu dis?
NORA.
Si l'écureuil le demandait instamment quelque
chose?...
HELMER.
Quoi ?
NORA.
Tu le ferais, dis ?
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88 UNE MAISON DE POUPÉE ^
HELMER.
Avant tout je voudrais savoir de quoi il s'agit.
NORA.
Si tu voulais être complaisant et aimable, l'écureuil
gambaderait et ferait toutes espèces de grimaces.
HELMER.
Parle^ vite.
' NORA.
L'alouette gazouillerait sur tous les tons.
HELMER.
L'alouette ne fait pas autre chose.
NORA.
Je danserais pour t'amuser comme les sylphides au
clair de la lune.
HELMER. .
Nora, est-ce que ce ne serait pas ce dont tu m'as
parlé ce matin?
NORA, s'approchant.
Oui, Torvald... fais-moi ce plaisir.
HELMER.
Et tû as le courage de m'en reparler?
P^ORA.
Oui, oui, il faut que tu consentes, il faut que Krog-
stad conserve son poste à la banque.
HELMER.
Ma chère Nora, j'ai destiné ce poste à madame Linde,
NORA.
Je t'en suis très reconnaissante, mais ne peux-tu con-
gédier quelqu'autre employé et pas Krosgstad ?
HELMER.
C'est une obstination que passe les bornes, parce que
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ACTE DEUXIÈME 89
hier tu as fait une promesse irréfléchie^ tu voudrais
que...
NORA.
Ce n'est pas pour cela^ Torvald. C'est pour toi, toi-
même» tu as dit qu'il écrivait dans les mauvais journaux^
il pourrait te faire tant de mal, j'en ai une peur épou-
vantable.
HÈÎ-MER.
Oh! je comprends ..Tu te seras souvenue de ce qui
s'est passé autrefois et tu t'es épouvantée.
NORA.
De quoi parles-tu ?
. HELMER.
Evidemment tu penses à ton père.
NORA.
Oui, souviens-toi de tout ce qu'ont écrit dans les jour-
naux sur papa de vilaines gens. . et de toutes les ca-
lomnies qu'ils ont lancées contre lui. Je crois qu'on
l'aurait destitué si le ministère ne t'avait pas envoyé
ifaire l'enquête et si tu ne t'étais pas montré si bienveil-
lant pour lui.
HELMER.
Ma petite Nora, il y a une grande différence entre
ton père et moi,. Ton père n'était pas un fonctionnaire
inattaquable ; moi j'en suis un. et j'espère continuera
l'être tant que je conserverai ma position.
NORA.
Oh f qui sait ce que les mauvaises langues sont capa-
bles d'inventer. Nous pourrons étte si bien, si tranquil-
les, si contents dans notre nid paisible, toi, les enfants
et moi! Voilà pourquoi je te supplie avec tant d'insis-
tance.
HELMER. ^
Mais c'est précicément parce que tu me parles en sa
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QO UNE MAISON DE POUPÉE
faveur (|u'il ne m'est pas possible de le conserver. L'on
sait déjà à la banque qu'il doit être révoqué. SI mainte-
nant on savait que la femme du nouveau directeur Ta
fait chaiiger de décision...
NORA.
Eh bienf
HELMER.
Non, peu importe naturellement pourvu que tu fasses
triompher ta volonté I Peux-tu vraiment croire que
j'irai me rendre ridicule aux yeux de tout le personnel,
faire savoir que je dépends de toute espèce d'influences
extérieures. Tu peux être certaine que les conséquences
ne tarderaient pas à se faire sentir, et d'ailleurs, il y a
une autre raison qui rend la présence de Krogstad im-
possible à la banque tant que j'en serai le directeur.
NORA.
Laquelle?
HELMER.
En ce qui concerne sa tache morale... à la rigueur je
pourrais être indulgent...
NORA.
Oui, n'est-ce pas, Torvald? -
HELMER
Surtout quand on me dit que c'est un bon employé.
Mais je le connais de vieille date. C'est une de ces ami-
tiés de jeunesse contractées à la légère et qui, ensuite,
dans la vie, sont souvent une gêne. Pour tout te dire,
nous nous tutoyons et cet homme a si peu de tact qu'il
ne fait pas le moindre effort pour dissimuler en pré-
sence d'étrangers. Au contraire, il croit que cela lui
donne le' droit de prendre avec moi un ton familier et à
chaque instant c'est un tu par ci, un tu par là. Je te
jure que cela m'est on ne peut plus désagréable. Cela
rendrait impossible ma situation à la banque.
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Goosle
ACTE DEUXIÈME QI
NORA.
Torvald, tu ne penses pas un mot de ce que tu dis.
HELMER.
Si fait et pourquoi pas?
NORA.
Parce que ce serait un mobile mesquin.
Que dis-tu, meiquîn? Tu me juges mesquin ?
NORA.
Nullement, mon cher Torvald, tout au contraire et
c'est pour cela...
HELMER.
Cela revient au même. Tu dis que mes mobiles sont
niesquins, par conséquent je dois l'être, mesquin. Vrai-
ment? Il est temps que cela finisse.
11 appelle Hélène.
NORA.
Que vas-tû faire?
HELMER.
Prendre une résolution.
La femme de chambre entre.
SCENE VI
NORA, HELMER, LA FEMME DE CHAMBRE.
HELMER.
Prenez cette lettre. Allez tout de suite chercher un
commissionnaire pour la porter immédiatement, l'a-
dresse est sur l'enveloppe. Voilà de l'argent;
LA FEMME DE CHAMBRE.
Bien, monsieur.
Elle sort emportant la lettre.
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92 UNE MAISON DE POUPÉE
SCÈNE VII
NORA, HËLMER.
Helmer replie ses papiers.
HELMER.
Eh bien! madame la têtue!'
NORA) d'une voix étouffée;
Qu'y a-il dans cette enveloppe ?
HELMER.
La révocation de Krogstad.
NORA.
Arrête > Torvald, il est encore ifemps. Oh ! Torvald,
arrête cette lettre. Fais-le pour moi, pour toi, pour les
enfants I Ecouteâ-moi, Torvald... Fais-le, "tu ne sais pas
ce qu'il peut nous en coûter à tous.
HELMER. ^ ,
Il est trop tard.
NORA..
Oui, trop tard.
HELMER.
Ma chère Nora, je te pardonne cette angoisse bien
qu'au fond elle soit injurieuse pour moi. Oui, elle Test.
N'est-ce pas une injure que de croire que je pourrai
avoir à craindre la vengeance d'un misérable chlcaneau ?
Mais de toutes façons je te la pardonne, parce que cela
prouve la grande affection que tu as pour moi. (Il la serre
dans fees bras.) Il le faut, ma Nora adorée. Quoi qu'il arrive,
il le faut. Dans les heures graves tu verraisj:iue j'ai de
la force et du courage et que je prends tout sur moi.
NORA, effrayôe.
Que veux-tu dire? *- ''
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AàTE DBUXiéMB 9$
HELMER.
Tout, te dis-je.
NORA^ d'une voix ferme.
Jamais tune feras pas cela.
HELMER*
Bien î alors nous partagerons, Nora, comme mari et
femme. Cela doit être ainsi. (La caressant.) Es-tu-cohtente
maintenant? Allons! Allons 1 pas de ces regards de co-
lombe effarouchée I Tout cela est pure imagination; A
présent ce que tu devrais faire, c'est jouer la tarentelle et
t'exercer au tambourin. Je vais m'enfermer dans mon
cabinet. De là-bas je n'entendrai rien ! Tu pourras faire
tout le bruit que tu voudras et quand Rank viendra tu
lui diras où je suis.
Il lui 6iit un signe de tête, entre dans son cabinet en emportant ses pa-
piers et ferme la porte.
SCÈNE VIII
NORA, seule.
Nora accablée par Tangoisse demeure clouée sur son siège et dit à mi-voix.
NORA.
Il serait capable de le faire. Il le ferait malgré tout...
Jamais, oh t jamais... Tout plutôt que cela, au secours I...
Un moyen... On sonne... Le docteur Rank... Tout, tout
plutôt que cela.
Elle passe la main «ur son front comme pour se calmer et va ouvrir la
porte d'entrée. On aperçoit le docteur Rank qui suspend son manteau
dans l'antichambre* Pendant la scène suivante, la nuit vient peu à peu.
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94 UNB MAISON PB POUPÉE
SCÈNE IX
NORA, LE DOCTEUR RANK.
NORA.
Bonsoir, docteur^ je vous ai reconnu à votre manière
de sonner... N'entrez pas maintenant dans le cabinet de
Torvald, Je crois qu'il est occupé.
RANK.
Et vous?
NORAj pendant que le docteur entre et qu'elle ferme la porte.
Oh! vous savez, pour vous j'ai toujours un montent.
RANK.
Merci. Je mettrai à profit tout le temps que je pourrai.
NORA.
Comment ? Tout le temps que vous pourrez?
RANK.
Oui, ne vous alarmez pas.
NORA.
L'expression est un peu étrange. Va-t-il se passer
quelque chose?
RANK.
Ce que je prévois depuis longtemps, mais je ne croyais
pas que ce fut si tôt.
NORA, le prenant par un bras.
Qu*y a-t-il ? Que vous a-t-on dit? Docteur, dites-le moi.
RANK, s'asseyant près de la cheminée.
J'ai descendu la côte jusqu'en bas. Il n'y a plus rien à
faire.
NORA, soolagée.
Il s'agit de vous?
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ACTE DEUXIÈME QS
RANK.
Et de qui donc peut-il s'agir ? A quoi bon me tromper
moi-même? Je suis le plus misérable de mes malades...
Ces jours-ci j*ai fait un examen général de mon état.
C'est la banqueroute. Avant un mois sans doute je pour-
rirai dans le cimetière.
NORA.
Taisez-vous ? Quelle affreuse façon de parler.
RANK.
C'est la chose même qui est laide. Le pire, cependant
ce sont les horreurs qui doivent précéder. Il ne me reste
plus à procéder qu'à un $eul examen ; quand je Taurai
fait, je saurai à peu de chose près pour quand sera le
dénouement. Je désire vous dire une chose. Helmer,
avec son tempérament délicat, a une aversion profonde
pour tout ce qui est laid, je ne veux pas le voir à mon
chevet.
NORA.
Mais docteur...
RANK.
Je ne le veux sous aucun prétexte. Je lui fermerai ma
porte. Sitôt que j'aurai la certitude de la catastrophe, je
vous enverrai une carte de visite marquée d'une croix
noire. Vous saurez alors que l'abomination de la déso-
lation est comrtiencée.
NORA,
Non, aujourd'hui vous êtes trop extravagant, et moi
qui désirais tant que vous fussiez de bonne humeur.
RANK.
Avec la mort devant les yeu^x, et en payant pour un
autre... Est-ce là de la justice? Et dite i\vte*dAns chaque
famille il existe d'une façoBou; d'une autre une liquida-
tion de ce genre..* . r . . . ,.
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ÇÔ UNE MAISON DE POUPÉE
NORA^ se bouchant les oreilles.
Chutl soyons gais, soyons gais!
RANK.
En vérité c'est r^sible! Mon épine dorsale, la pauvre
innocente, doit souffrir encore à cause de la vie joyeuse
que mon père a menée quand il était lieutenant.
NORA, à gauche près du guéridon.
II aimait trop les asperges et le foie gras, n'est-ce pas ?
RANK.
Et les truffes ?
NORA.
»
Ah ! oui, les truffes et les huitres.
RANK.
Et les huitres, bien entendu.
NORA.
Et par là-dessus des rasades de Porto et de Champa-
gne... Il est regrettable que toutes ces choses si bonnes
attaquent Tépine dorsale.
RANK.
Surtout quand elles attaquent une malheureuse épine
dorsale qui n'en a jamais joui.
NORA. .
Oh I oui, c'est ce qu'il y a de plus triste dans l'affaire I
RANK, qui la regarde attentivement.
Hum!
JIORA, après une pause.
Pourquoi souriez-vous?
KANK,
Mais c'est ,vou5 qui»avez souri.
NORA. *
Non, docteur, je vous jure que c'était vous. ^
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ACTE DEUXIÈME 97
. RANK, se levant.
Vous êtes plus moqueuse que je ne pensais.
NORA.
C'est qu'aujourd'hui je suis si en disposition de dire
des bêtises.
RANK.
Cela se voit
HORA, mettant les mains sur les épaules du docteur.
Cher, cher docteur, il ne faut pas mourir et nous
abandonner, Torvald et moi.
RANK.
Ce sera un chagrin dont vous serez bien vite conso-
lés. On oublie si vite ceux qui meurent.
NORA, le regardant avec inquiétude.
Croyez^vous ?
RANK.
On se crée de nouvelles relations et ensuite...
NORA.
On se crée de nouvelles relations ?
RANK.
Vous et Helmer, vous le. ferez sitôt que j'aurai dis-
paru. Pour vous, il me semble que vous avez déjà com-
mencé. Que venait faire ici cette madame Linde ?
NORA.
Ah l vous n'allez pas être jaloux de cette pauvre Chris-
tine.
RANK.
Mais si, je le suis! Elle me succédera dans la maison.
Quand mon heure aura sonné, cette dame...
NORA.
Chut, pas si haut, elle est là à côté.
6
Digitized by VjOOQIC
98 UNB MAISON DE POUPÉE
RANK.
Aujourd'hui encore ? Vous voyez bien.
NORA.
Elle est là pour m'aider à arranger mon costume. Mon
Dieu, que vous êtes incompréhensible. (Elle s'assied sur le
sofa.) Maintenant il faut être sensés. Demain vous verrez
avec quelle grâce je danse et vous pourrez dire que je
ne danse ainsi que pour vous, et pour Torvald bien en-
tendu. (Elle tire différentes choses de la boîte.) Docteur, venez VOUS
asseoir pour que je vous montre quelque chose ?
RANK, 8'asseyant.
Quoi?
NORA.
Vous n'avez qu'à regarder... Voyez ?
RANK.
Des bas de soie.
NORA.
De couleur chair, n'est-ce pas joli ? Maintenant il fait
trop sombre, mais demain... Non, non, vous ne verrez
que les pieds. Cependant si par hasard vous voyez un
peu plus haut...
RANK.
Hum, huml...
NORA.
Pourquoi faites-vous ce geste de doute? Ne croyez-
vous pas qu'ils m'iront bien ?
RANK.
Sur quel échantillon dois-je en juger?
NORA, le regardant un moment.
Fil Etes-vous vilain? (Elle loi secoue légèrement une oreille avec
les bas.) Voilà tout ce que vous méritez.
Elle les remet dans la boite.
Digitized by VjOO^Ij^
ACTE DEUXIÈME 99
RANK.
Y a-t-il d'autres merveilles à admirer ?
NORA.
Aucune, vous ne verrez rien parce que vous n'êtes pas
sage.
Elle fouille dans la boîte tout en fredonnant.
RANK, après un court silence.
Quand je suis avec vous ici familièrement, je n'arrive
pas à comprendre... je ne comprends pas ce qu'il serait
advenu de moi si je n'étais jamais venu dans cette
maison.
NORA, souriant.
Vraiment, oui, je crois qu'en fin de compte vous êtes
joliment bien ici.
RANK, baissant la voix et regardant fixement dans le vide.
Et il faut abandonner tout cela.
NORA.
Quelle niaiserie! Pourquoi devez-vous nous aban-
donner ?
RANK, toujours à voix baisse et regardant dans le vague devant lui. .
Et ne laisser derrière soi le moindre motif de recon-
naissance... Ne laisser tout au plus qu'une peine passa-
gère... Ne laisser qu'une place vide que viendra occuper
le premier venu.
NORA.
Et si je vous demandais... ? Non.
RANK.
Si vous me demandiez quoi?
NORA.
Une grande preuve d'affection.
RANK.
Oui, quoi?
Digitized
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lOO UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
C*est-à-dire un immense service,
RANK.
Voudrez-vous me donner une fois cette grande joie ?
NORA.
Oui> mais vous ne savez pas de quoi il s*agit.
RANK.
Nous allons voir. Parlez.
NORA.
Non, non, ce n'est pas possible, docteur. C'est une
chose si énorme : un conseil, une aide et un service tout
à la fois.
RANK.
Tant mieux I Je ne me doute pas de ce que ce peut
être, mais parlez donc. N*avez-vous pas confiance en
moi?
NORA.
Comme en personne. Je sais que vous êtes mon meil-
leur, mon plus loyal ami. Aussi je vais tout vous dire.
Eh bien ! Docteur, il faut que vous m'aidiez à éviter quel-
que chose. Vous savez combien Torvald m'aime, il n'hé-
siterait pas à donner sa vie pour moi.
RANK, se penchant vers elle.
Nora, croyez-vous qu'il soit le seul ? .
NORA, faisant un léger mouvement.
Comment?
RANK.
Le seul qui donnerait volontiers sa vie pour vous ?
NORA, tristement.
Mais vraiment ?
RANK.
J'ai juré que vous le sauriez avant que je meure. Ja-
Digitized by CjOG^ l^'
^kki£.
ACTE DEUXIÈME 10 1
mais il ne s*est rencontré circonstance plus favorable.
Oui, Nora, maintenant vous le savez et c'est autant dire
que vous pouvez vous confier à moi comme à personne
NORÂ, se levant tranquillçment, très naturelle.
Laissez-moi passer.
RANK, lui livrant passage, mais sans se lever.
Noral
NORA, sur la porte d'entrée.
Hélène, apporte la lampe. (Allant vers la cheminée.) Oh I
cher docteur I Comme vous avez mal fait 1
RANK.
Est-ce un mal de vous avoir aimée aussi profondé-
ment qu'il se peut.
NORA.
Non, mais de me l'avoir dit... C'était assez...
RANK.
Que voulez-vous dire ? Que vous le saviez ?
La femme de chambre apporte la lampe.
RANK.
Nora.. Madame... Je vous demande si vous le sa-
viez...
NORA.
Est-ce que je le sais? Je ne puis réellement pas vous
le dire... Comment avez- vous pu être si maladroit,
docteur ? Tout allait si bien.
RANK.
Enfin maintenant vous avez la certitude que .je suis à
votre disposition corps et âme, voulez-vous parler?
NORA, le regardant.
Après ce que vous venez de me dire i
RANK.
Je vous en prie, dites-moi ce que c'est ?
6
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102 UxNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
C'est fini, vous ne saurez rien.
RANK,
Si, si, ne mè châtiez pas de cette façon. Laissez-moi
vous aider autant qu'il est possible humainement.
NORA.
Maintenant il ne vous est pas loisible de rien faire
pour moi... D'ailleurs je n'ai besoin de personne. Vous
le devinez bien ce n'était qu'un caprice, pas autre chose.
C'est évident. (Elle s assied dans la bal'ancine et le regarde en soariant.)
Ah I vous êtes tout à fait ce. qu'on appelle un homme
chic ! N'avez-vous pas honte, raaintepant que la lampe
est allumée ?
RANK.
A dire vrai, non; mais faut-il que je m'en aille... pour
toujours ?
NORA.
Allons doncl Naturellement vous viendrez comme
avant. Vous savez bien que Torvald ne peut pas se
passer de vous.
RANK.
Oui, mais vous ?
NORA.
Moi, tout est si agréable à mes yeux quand vous
êtes là I '
RANK.
C'est ce qui m'a induit en erreur. Vous êtes une
énigme. 11* m'a semblé parfois que vous aviez autant de
plaisir à être avec moi qu'avec Helmer !
^ORA.
Parfaitement... Il y a les gens qu'on aime. Et les gens
avec qui on se plaît.
RANK.
C'est vrai.
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ACTE DEUXIÈME 103
NORA.
Quand j'étais à la maison, j'aimais papa par dessus
tout- naturellement, mais je n'avais pas de plus grand
plaibir que de descendre en cachette à Toffice. Les do-
mestiques ne me grondaient jamais et étaient toujours
en train de se raconter les histoires les plus divertissan-
tes...
RANK.
Ah parfait!... De sorte que ce sont les servantes que
je remplace.
NORA, se levant d'un trait et courant à lui.
Non, mon Dieu 1 cher docteur, non, ce n'est pas ce
que j'ai voulu dire. Mais vous pouvez bien comprendre
que maintenant ce qui m'arrivait avec papa, m'arrive
avec Torvald. ,
SCENE X
NORA, RANK, LA FEMME DE CHAMBRE.
LA FEMME DE CHAMBRE, sortant de ranlichantibre.
Madame...
Elle lui parle à l'oreille et lui donne une carte.
NORA.
Ah!...
Elle met la carte dans sa poche.
RANK.
Quelque ennui ?
NORA.
Non, rien de semblable. C'est... mon nouveau co
tume.
RANK.
Comment ? Mais il est là.
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104 ^^E MAISON DE POUPÉE
NORA.
Oui, celui-là, mais il y en a un autre. C'est moi qui
Tai commandé... Torvald n'en doit rien savoir...
RANK.
Ahl voilà donc ce grand secret.
NORA.
Le voilà t Allez donc vite le trouver. Il est daiis la
la pièce du fond... Empéchez-le de venir...
RANK.
Vous pouvez être tranquille, il ne m'échappera pas.
Il passe dans le cabinet d'Helmer.
SCÈNE XI
NORA, LA FEMME DE CHAMBRE.
NORA, à la femme de chambre.
On attend dans la cuisine ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, il est monté par l'escalier de service...
NORA.
On ne lui a*pas dit qu'il y avait du monde ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, mais cela n*a servi de rien.
NORA.
Il n'a pas voulu partir ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Non, il dit qu'il ne s'en ira que quand il aura parlé à
Madame.
NORA.
Bien, fais-le entrer, mais sans faire de bruit. N'en
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ACTE DEUXIÈME I05
parles à personne, Hélène. C'est une surprise pour Mon»
sieur.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, oui, je comprends.
Elle sort.
SCÈNE XII
NORA, seule.
NORA.
Voici Hnstant terrible... Le voici qui vient... Non,
non, cela est impossible. Cela ne peut pas arriver.
La femme de chambre introduit Krogstad et ferme la porte.
SCÈNE XIII
NORA, KROGSTAD.
Krogstad est en costume de voyage avec des bottes fortes et un bonnet
fourré.
NORA, s'approchant de fui.
Parlez bas, mon mari est là.
KROGSTAD.
Peu importe!
NORA.
Que voulez-vous ?
KROGSTAD.
Vous dire quelque chose.
NORA.
. Parlez vite, qu'est-ce?
KROGSTAD,
Vous savez que j'ai reçu mon congé ?
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I06 UNE MAISON DE POUPÉE
• NORA.
Je n'ai pas pu Tempêcher, monsieur Krogstad J'ai
plaidé votre cause jusqu'au bout, mais tout a été inutile.
KROGSTAD.
Votre mari a-t-il si peu d'affection pour vous ? Il sait
ce qui peut arriver et malgré cela il ose.
NORA.
Pourquoi vous imaginez-vous qu'il le sait.
KROGSTAD.
Réellement, je ne Tai jamais ctu. Mon bon Torvald
'Helmer ne serait pas homme à faire preuve de tant de
courage.
NORA.
Monsieur Krogstad, j'exige que vous respectiez mon
mari.
KROGSTAD.
Bien entendu, je le respecte autant que je le dois,
mais vous mettez tant de soin à lui cacher cette affaire...
Je me permets de supposer que vous êtes mieux infor-
mée qu'hier sur la gravité de ce que vous avez fait.
NORA.
Mieux informée que ce que j'aurais pu l'être par vous!
KROGSTAD.
En effet, un juriste aussi détestable.
NORA.
Que me voulez-vous ?
KROGSTAD.
Rien. Uniquement voir comment vous allez, Madame,
J'ai pensé à vous toute la journée, quoique je ne sois
qu'un méchant chicaneau, un avocat peu malin, un..*,
enfin ce que je suis, malgré tout j'ai encore un peu de
ce qu'on appelle du cœur.
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ACTE DEUXIÈME IO7
NORA.
Prouvez-le I Pensez à mes enfants.
KRÔGSTAD.
Votre mari a-t-il pensé aux miens? Mais peu importe,
je voulais vous dire de ne pas prendre la chose si au tragi-
que. D'abord je ne déposerai pas de plainte contre vous..
NORA.
Vraiment non. J'en étais certaine.
KROGSTAD.
Il vaut bien mieux terminer cette affaire à l'amiable.
Il est inutile que des tiers s'en mêlent! Cela peut rester
entre nous trois.
NORA.
Mon mari ne doit jamais savoir...
KROGSTAD.
Comment pouvez-vous l'empêcher ? Peut-être pouvez-
vous payer ce qui reste dû ?
NORA.
Immédiatement, non.
KROGSTAD.
Vous avez peut-être trouvé un moyen de vous procu-
rer de l'argent ces jours-ci ?
NORA.
Non, je n'ai pas trouvé de moyens que je puisse em-
ployer.
KROGSTAD.
D'ailleurs, cela ne vous servirait à rien. Vous m'of-
fririez n'importe quelle somme que je ne vous rendrais
pas le reçu.
NORA.
Expliquez-moi alors comment vous voulez vous en
servir.
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Ï08 UNE MAISON DE POUPÉE
KROGSTAD.
Je veux simplement le conserver, l'avoir en ma pos-
session. Nul étranger ne doit le savoir. De sorte que si
vous avez pensé à quelque résolution désespérée...
NORA.
J'y ai pensé.
KROGSTAD.
A tout abandonner et à fuir.
NORA.
J'y ai pensé, oui.
KROGSTAD.
Ou a quelque chose de pire encore...
NORA.
Gomment pouvez-vous savoir?
KROGSTAD.
Renoncez à ces idées.
NORA.
Mais comment savez-vous que je les ai ?
KROGSTAD.
Presque tous, nous les avons d'abord. Je les ai eues
comme les autres, mais j'avoue que le courage m'a man-
qué.
NORA, d'une voix sourde.
Moi aussi I
KROGSTAD, tranquillisé.
N'est-il pas vrai ? Vous aussi le courage vous a man-
qué ?...
NORA.
Oui.
KROGSTAD.
Ce serait d'ailleurs une bêtise colossale... Une fois le
premier orage conjugal passé... j'ai là dans mon porte-
feuille une lettre pour votre mari...
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ACTE DEUXIÈME lOQ
NORA.
Vous lui dites tout ?
KROGSTAD.
Avec les plus grandes atténuations possibles.
NORA9 d'une voix haletante.
Il ne faut pas qu'il voie cette lettre. Déchirez-la, je
trouverai de l'argent.
KROGSTAD.
Pardon, madame ; mais je crois vous avoir dit, il y a
un moment...
NORA.
Ohl je ne parle pas de l'argent que je vous dois. Di-
tes-moi la somme que vous demandez à mon mari et je
vous la donnerai.
KROGSTAD.
Je ne demande pas d'argent à votre mari.
NORA.
Alors, que voulez- vous?
KROGSTAD.
Je vais vous dire : Je veux réussir, madame, je veux
faire fortune et votre mari doit m'y aider. Depuis un an
et demi, je n'ai commis aucun acte indélicat. Pendant
tout ce temps j'ai lutté avec les plus dures difficultés.
J'étais satisfait de recommencer à gravir les échelons un
à un. Maintenant on me congédie. Il ne me suffit pas
qu'on me réintègre par suite d'une faveur. Je veux en-
trer à la banque dansdes conditions meilleures qu'avant...
Il faut que votre mari crée une place pour moi...
NORA.
Cela, il ne le fera jamais.
KROGSTAD.
Il le fera. Je le connais. Il n'osera pas sourciller, et
une fois cela obtenu, vous verrez. Avant un an, je serai
7
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no UNE MAISON DE POUPÉE '
le bras droit du directeur. Ce sera Nils Krogstad et
non Torvald Helmer qui dirigera la banque.
NORA.
Jamais!
KROGSTAD..
Voudriez-vous plutôt ?...
NÛRA. î
Maintenant j'ai du courage.
KROGSTAD.
Oh I oh ! Vous ne m'effrayez pas. Une dame distinguée,
délicate comme vous...
NORA.
Vous verrez,., vous verrez...
KROGSTAD.
Sous la glace peut-être? Dans l'abîme humide, froid et
sombre? Et au printemps on revient à la surface défigu-
rée, méconnaissable, sans un cheveu.
NORA.
Vous ne me faites pas peur.
KROGSTAD.
Et vous non plus. On ne fait pas ces choses-là, madame,
à quoi bon d'ailleurs ? De toutes façons, le papier est là,
dans mon portefeuille.
NORA.
Quand je n'existerai plus.
KROGSTAD.
Oubliez-vous qu'alors votre mémoire sers^ dans mes
mains?
Nora perplexe le regarde.
KROGSTAD.
Vous voilà avertie I Pas de bêtises! Quand Helmer re-
cevra ma lettre, j'attends sa réponse, et souvenez-vous
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ACTB DEUXIÈME 1 1 I
bien que c^est votre mari qui m*oblige à cette démarche.
Voilà ce que je ne lui pardonnerai jamais... Adieu, ma-
dame.
Il sort.
SCÈNE XIII
NORA, seoïc*
NORA9 entr*ouvrant avec précaution la porte du vestibule, et écoutant.
Il est parti.. . Il n'enverra pas sa lettre, non, non, c'est
impossible. (Elle ouvre de nouveau la porte.) Qu'est-ce ? Il s'est
arrêté, il réfléchit... Va-t-il aller?...
On entend tomber une lettre dans la boite à lettre. Puis les pas de
Krogstad doqt le bruit s'éteint peu à peu à mesure qu'il descend
l'escalier. Nora réprime un cri et court au guéridon. Un moment de
silence.
NORA.
La voici dans la boîte ! (Elle revient en silence à la porte de l'an-
tichambre.) Ça y estlTorvald, Torvald, nous sommes per-
dus 1 '
SCÈNE XJV
NORA, MADAME LIN DE.
MADAME LIN DE, elle entre, portant le costume, par la gauche.
Je n'ai pu faire mieux ! Veux-tu l'essayer ?
NORA, bas, d'une voix étouffée.
Christine, viens ici.
MADAME LINDE, jetant le vêtement sur le sofa.
Qu'as- tu? Tu semblés tout à fait bouleversée?
NORA.
Viens ici. Vois-tu cette lettre là, à travers l'ouverture
delà boîte?
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112 UNE MAISON DE POUPÉE
MADAME LINDE.
Oui, je la vois parfaitement.
NORA.
C'est une lettre de Krogstad.
MADAME LINDE.
Nora... C'est Krogstad qui t'a prêté cet argent ?
• NORA.
Oui, et maintenant Torvaîd saura tout.
MADAME LINDE.
Crois-moi, Nora, cela vaut mieux pour vous deux.
NORA.
C'est que tu ne sais pas tout, j'ai employé une fausse
signature.
MADAME'LINDE.
Grands dieux I Que dis-tu ?
NORA.
Maintenant, écoute quelque chose, Christine. Ecoute
ce que je vais te dire, il faut que tu me serves de témoin .
MADAME LINDEi
De témoin de quoi, dis?
NORA.
Si je devenais folle... et cela peut bien arriver.
MADAME LINDE.
Nora !
NORA.
Ou s'il m'arrivait quelqu'autre chose, et que je ne fusse
pas là pour...
MADAME LINDE.
Nora, Nora, tu perds la tête.
NORA.
S'il y avait alors quelqu'un qui voulut endosser la res-
ponsabilité... tu comprends?
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ACTE, DEUXIÈME I ï 3
MADAME LINDE.
Oui, comment peux-tu croire ?
NORA. *
Alors, tu dois déclarer que c'est faux, Christine. Je
n*ai pas perdu la tête, j'ai le jugement sain, et je te le
dis, personne ne Ta su. J'ai agi seule, absolument seule,
souviens-toi bien de cela...
MADAME LINDÉ.
Bien ! je m'en souviendrai, mais- je ne comprends pas.
NORA,
Ah I comment comprendrais-tu ? Ce qui va arriver est
un prodige.
MADAME LINDE.
Un prodige!
NORA.
Oui, un prodige, mais c'est si terrible... Christine, il
ne faut pas que cela arrive, je ne le veux pas. Il ne le
faut à aucun prix.
MADAME LINDE.
Je vais parler sur-le-champ à Krogstad.
NORA.
Ne vas pas le voir; tu serais mal reçue.
MADAME LINDE.
Il y eut un temps où il eut fait tout au monde pour
me plaire.
NORA.
Lui?
MADAME LINDE.
OÙ habite-t-il?
NORA.
Et le. sais-je? (Elle fouille sa poche.) Voici sa carte. Mais
la lettre, la lettrel
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114 UNB MAISON DE POUPÉE
SCÈNE XV
»
NORA, MADAME LINDE, HELMER dans soq cabinet.
HELMER, de son cabinet, heurtant à la porte de communication.
Nora.
NORA, avec un cri d'angoisse.
Qu'arrive-t-il r* que me. veux-tu?
HELMER.
Allons! allons 1 n*aie pas peur. Nous ne pouvons pas
entrer. Tu as fermé la porte. Sans doute tu essayes ton
costume?
NORA.
Oui, oui, je Tessaye... Que je vais être belle, Torvald I
MADAME LINDE, après avoir regardé la carte.
Il habite tout près d'ici, là, au coiri de la rue.
NORA.
Oui. Mais à quoi bon? Nous sommes perdus. La lettre
est dans la boite.
MADAME LINDE.
Et c'est ton mari qui a la clef.
NORA.
Il Ta toujours.
MADAME LINDE.
Krogstad peut réclamer sa lettre avant qu'elle ne soit
lue. Il peut inventer un prétexte quelconque.
NORA.
Mais c'est justement l'heure où Torvald a l'habitude...
MADAME LINDE.
En attendant, va le retrouver chez lui. Je reviens aussi
vite que je le pourrai.
I£lle s'en va en hâte par la porte du vestibule.
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ACTE DEUXIÈME Il5
'SCÈNE XVI
NORA, puu HELMER, puis RANK.
Nora s'approche de la porte d'Helmer, l'ouvrs et regarde.
NORA.
Torvald.
HELMER, en dedans.
Bont on ]>eut enfin entrer... Viens, Rank. Nous allons
voir. (Il entre.) Mais où en sommes-nous?
NORA.
Quoi, cher Torvald?
HELMER.
Rank m*a préparé à assister à une grande exhibition
de costume.
RANK, qui entre à son tour.
C'est ce que j'avais compris, mais il parait que je me
suis trompé.
NORA.
Absolument. Avant demain personne ne me verra dans
tous mes atours.
HELMER.
Mais, ma chère Nora, comme tu es pâle I T'es tu fati-
guée en répétant la tarentelle ?
NORA.
Non, je ne l'ai pas même répétée une fois.
HELMER.
Alors, il faut que je m'en mcle.
NORA.
Oui, Torvald, c'est indispensable. Je ne puis rien faire
sans toi, j'ai tout oublié!
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Il6 UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER.
Bienî nous nous y Vemettrons.
NORA.
Oui, n'est-ce pas? Tu vas enfin t*occuper def moi? Tu
me le promets. Je suis si inquiète... de cette soirée... Pas
d'affaires, pas de lettres, tu veux bien.
HELMER.
Je te le promets. Ce soir je suis entièrement à tadispo-
sitipn... ma petite alouette... Ah! vraiment, auparavant
il faut que je voie quelque chose.
11 se dirige vers la porte da vestibule.
NORA.
Que vas-tu faire? ' \
HELMER.
Voir seulement s'il y a des lettres.
NORA. .
Non, Torvald, n'y vas pas.
HELMER.
Pourquoi?
NORA.
Je t'en supplie, Torvald. Il n'y en a pas.
HELMER.
Laisse-moi voir.
11 fait un pas vers la porte, Nora se met au piano et commence à fouer
"la tarentelle.
HELMER.
Ah!
NORA.
Je ne pourrai danser demain, si je ne répète pas au*
jourd'hui avec toi.
HELMER, s'approchant d'elle.
Tu as vraiment si grand peur, ma petite Nora.
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ACTE DEUXIÈME 117
NORA.
Ahl oui, une peur terrible ! Nous allons répéter tout
de suite. Nous avons encore le temps avant de nous met-
tre à table. Assieds-toi là, mon cher Torvald, et joue. Re-
prends-moi, donne-moi des conseils comme d'habitude.
HELMER.
Puisque tu le désires, allons-y!
11 s'assied au piano. Nora ouvre un carton, en tire un tambourin et
un chàle multicolore. Elle se drape en un clin d'œil. D'un bond elle
se campe au milieu de la piice.
NORA, criant.
Allons, joue, je vais danser.
Helmer joue, Nora danse, Rank demeure immobile à côté d'Helmer,
la suivant des yeux.
HELMER y qui joue.
Plus lentement, plus lentement !
NORA.
Je ne puis pas.
HELMER.
Moins vite, moins vite î
NORA.
Mais je ne puis pas.
HELMER.
Non, non, ce n'est pas ça du tout.
NORA, en riant, et en agitant le tambourin.
Que te disais-je ?
RANK.
Laissez-moi me mettre au piano.
HELMER, se leyanl.
De tout cœur, comme cela je pourrai mieux la guider.
Rank s'assied au piano et joue. Nora danse d'une façon de plus en
plus distraite, Helmer, placé près de la cheminée, lui adresse de
* temps en temps une observation qu'elle paraît ne pas entendre. Ses
cheveux s'éparpillent sur ses épaules. Elle n'y prend garde et con-
tinue à danser.
7-
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I 1 8 UNE MAISON DE POUPÉE
SCÈNE XVII
NORA, HELMER, RANK, MADAME LINDE, entre.
MADAME LINDE9 s'arrêtant embarassée.
Ahl
NORA.
Tu me surprends en pleine folie.
HELMER. V
Mais, Nora, ma chérie, tu danses comme si ta vie était
en jeu.
NORA.
Elle Test.
HELMER.
Arréte-toi, Rank. C'est une faveur, arrête-toi, te dis-je.
Le piano se tait, et Nora s'arrête soudain.
HELMER.
Nora, je ne l'aurais jamais cru, tu as oublié tout ce
que je t*avais appris.
NORA, jetant loin d'elle le tambourin.
Tu le vois.
HELMER.
Allons 1 Tu as besoin de beaucoup travailler.
«k NORA.
Tu vois si j'en ai besoin. Tu me guideras jusqu'au bout,
Torvald.
HELMER.
Tu peux y compter.
NORA.
Aujourd'hui et demain tu ne dois penser qu'à «moi. Tu
ne dois pas ouvrir de lettres, pas même la boîte aui;
lettres.
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ACTE DEUXIÈME IIQ
HELMER.
Bon! Encore la terreur de cet homme.
NORA.
Eh ben oui, il y a un peu de cela.
HELMER. \
Nora, je le lis sur ta figure. Sûrement il y a là une
lettre de lui.
NORA.
le ne le sais pas. Mais à cette heure il ne faut pas lire
ces choses-là. Que nulle ombre ne viennent s'interposer
entre nous avant que ce soit fini.
RANK, à part à Helmer.
Il ne faut pas la contrarier.
HELMER, lui passant le bras autour de la taille.
Allons, ma petite, on fera ce que tu veux, mais demain
quand tu auras dansé...
NORA.
Tu seras libre.
SCENE XVIII
NORA, HELMER, RANK, MADAME LINDE,
LA FEMME DE CHAMBRE.
LA FEMME DE CHAMBRE, de la porte à droite.
Madame est servie.
NORA.
Apporte du Champagne, Hélène.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, madame.
Elle sort.
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120 UNE MAISON DE POUPÉE
SCÈNE XIX
NORA, HELMER, RANK, MADAME LINDE.
» HELMER.
Ohl là, oh là! Il va y avoir un festin, paraît-il.
NORA.
Fête et festin jusqu'à demain. (Elle crie à la femme de chambre.)
Et quelques pralines, Hélène, ou plutôt beaucoup de
pralines. Une fois n'est pas coutume. . ,
HELMER, lui prenant les mains.
Allons! JeVaime ainsi. Il ne faut pas se rendre folle de
peur. 11 faut redevenir comme toujours une alouette mé-
lodieuse.
NORA.
Oui, Torvald, oui, mais précède-nous. Et vous aussi
docteur. Toi, Christine tu m'aideras à m'arranger les che-
veux.
RANK, à part à Helmer, en se dirigeant vers la porte delà salle à manger.
Qu'y a-t*il?... Tout cela?... Présage-t-il... quelque chose
de particulier?...
HELMER.
Nullement, amL Ce n'est que cette angoisse puérile
dont je t'ai parlé. '
Ils sortent par la droite.
SCÈNE XX
NORA, MADAME LINDE.
NORA.
Eh bien ?
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ACTE DEUXIÈME 121
MADAME LINDE.
Il est parti pour ta campagne.
NORA.
Je l'ai vu à ta figure.
MADAME LINDB.
Il revient demain au soir. Je l^i ai laissé quatre lignes.
NORA.
Tu n'aurais pas du le faire. Il ne faut essayer de rien
empêcher. Au fond, c'est un plaisir d'attendre la terreur.
MADAME LINDE.
Qu'attends-tu?
NORA.
Ohl tu ne comprendrais pas. Suis-les. Je viens tout de
suite.
Madame Linde sort.
SCÈNE XXI
NORA, seule, demeure immobile an flioment comme pour se ressaisir.
V
NORA. •-
Cinq heures ! D'ici à minuit sept heures, puis vingt qua-
tre heures jusqu'à minuit de demain. Alors j'aurais dansé
la tarentelle. Vingt-quatre heures I J'ai vingt-quatre heu-
res à vivre.
SCÈNE XXII
NORA, HELMER.
HELMER, à la porte de droite.
Mais où est l'alouette?
NORA, bondissant dans ses bras.
La voici!
Rideau.
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ACTE TROISIÈME
. Même décor. Les meubles, tables, sièges et sofas ont été transportés au
milieu de la pièce. La porte de Paiitichambre est ouverte. On entend à l'é-
tage au dessus une musique de danse.
SCÈNE PREMIÈRE
MADAME LINDE,
Madame Linde assise près de la table, feuillette un livre d'an air distrait.
Elle essaye de lire, mais elle ne paraît pas pouvoir fixer sa pensée. Par
moment elle regarde vers la porte et écoute attentivement.
MADAME LINDE, regardant sa montre.
Il ne vient pas. L'heure est passée cependant. (Elle se
reprend à écouter.) Ah! c'est lui!
Elle va à l'anticbambre, et ouvre doucement la porte de l'appartement.
On entend monter l'escalier.
SCÈNE II
MADAME LINDE, KROGSTAD.
MADAME LINDE, à voix basse.
Entrez, je suis seule.
KROGSTAD, à la porte.
J'ai reçu une lettre <le vous. Qu'est-ce que cela veut
dire?
MADAME LINDE.
J'ai absolument besoin de vous parler.
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ACTE TROISIÈME 123
KROGSTAD.
Oui. Et l'entrevue doit nécessairement avoir lieu ici.
MADAME LINDE.
Je ne pouvais vous recevoir chez moi. Je n*ai pas
d*entrée particulière.... Venez, nous serons seuls. Les
Helmer sont au bal au second.
KROGSTAD, entrant.
Bah! bah! Les Helmer dansent cette nuit! Mais est-ce
bien vrai?
MADAME LINDE.
Qu'y a-t-il d'étonnant?
KROGSTAD.
Rien.
MADAME LINDE.
Voyons, Krogstad. Nous avons à causer
KROGSTAD.
Nous deux? Que pourrions-nous nous dire encore?
MADAME LINDE.
Bien des choses.
KROGSTAD.
Je ne Tauraisi pas cru.
MADAME LINDE.
C'est que vous ne m'avez jamais bien comprise.
KROGSTAD.
La chose n'était pas difficile à comprendre. Une femme
sans cœur éconduit un homme quand un parti plus avan-
tageux se présente.
MADAME LINDE.
Me croyez-vous donc loutrà fait dépourvue de cœur.
Croyez-vous aussi que la rupture ne m'a rien coûté?
KROGSTAD.
Sans doute.
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124 ^^^ MAISON DB POUPÉE
MADAME LINDE.
Avez-vous cru réellement cela, Krogstad?
KROGSTAD.
Si ce n'était ainsi, pourquoi m'avez-vous écrit comme
vous Tavez fait ?
' MADAME LINDE.
Je ne pouvais agir autrement. Décidée à rompre, je de-
vais arracher de votre cœur tout ce qu'il éprouvait pour
moi.
KROGSTAD) se frottant les mains.
Ahl c'est cela. Et tout ça pour 'une question d'argent î
MADAME LINDE.
Vous ne devez pas oublier que j'avais alors à soutenir
une mère et deux petits frères. Nous ne pouvions vous
attendre. Vous n'aviez alors que des espérances si loin-
taines.
KROGSTAD.
A supposer même qu'il en fut ainsi, vous n'aviez pas le
droit de me repousser pour un autre.
MADAME LINDE. ,
^ Je ne sais... Je me le suis demandé bien des fois.
KROGSTAD, baissant la voir.
Quand vou« fûtes perdue pour moi, ce fut comme si
la terre avait manqué sous mes pieds. Regardez-moi, je
suis un naufragé cramponné à une planche.
MADAME LINDE.
Peut-être le salut n'est-il pas loin?
KROGSTAD.
Il était là, et vous êtes venu me l'arracher.
MADAME LINDE.
Je n'ai été mêlée en rien à ce qui s*est passé.^ Aujour-
d'hui seulement, j'ai su que celui que j'allais remplacer
à la banque c'était vous.
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ACTE TROISIÈME 125
KRÔGSTAD.
Je le crois puisque vous me le dites. Mais maintenant
que vous le savez, n'allez-vous pas refuser cette place ?
MADAME LINDE.
Non, cela ne vous servirait à rien.
KROGSTAD.
Ah bah l Moi, à votre place, je le feraiade toutes façons
MADAME LINDE.
J'ai appris à agir judicieusement. La vie et la dure
nécessité me l'ont enseigné.
KROGSTAD.
Eh bien ! à moi la vie m'a appris à ne pas me fier aux
paroles. '
MADAME LINDE.
En cela elle vous a dontié ^une sage leçon. Mais aux
actes vous avez foi sans doute ? '
KROGSTAD.
Que voulez-vous dire?
MADAME LINDE.
Vous êtes, dites-vous, un naufragé cramponné à une
. planche.
KROGSTAD
J'ai de bonnes raisons pour parler ainsi.
MADAME LINDE.
Moi aussi, je suis un naufragé»cramponné à une plan-
che. Je n'ai personne à qui consacrer ma vie, personne
qui ait besoin de moi.
KROGSTAD.
Vous l'avez voulu.
MADAME LINDE.
Je n'ai pas eu le choix.
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126 UNE MAISON DE POUPÉE
KROGSTAD.
OÙ voulez-vous. en venir?
MADAME LIN DE.
Qu'en dites-vous, Krogstad, si ces deux naufragés se
tendaient la main i
KROGSTAD.
Que dites-vous?
MADAME LINDE.
Ne vaut-il pas mieux se cramponner ensemble sur la
même planche?
KROGSTAD.
Christine!
MADAME LINDE.
Quel est, croyez-vous, le motif qui m'a attiré dans
cette ville ?
KROGSTAD.
Vous auriez pensé à moi I
MADAME LINDE.
Il faut que je travaille pour supporter l'existence.
Tous les joiajs de ma vie, si loin que je reporte mes
souvenirs, je les ai passés à travailler. C'était ma plus
gmnde, mon unique joie. Maintenant que je me vois
seule au monde, je me sens abandonnée. J'éprouve un
vide horrible. Quand on ne pense qu'à soi, cela détruit
tout l'attrait du travail. Voyons, Krogstad, trouvez-moi
pour qui et pour quoi travailler?
KROGSTAD.
Je ne vous crois pas ? Ce n*est là qu*orgueil de femme
qui s'exalte et veut se sacrifier.
MADAME LINDE.
M'avez-vous jamais connu exaltée?
KROGSTAD.
Seriez-vous vraiment capable de faire ce que vous
dites ? Connaissez-vous tout mon passé ?
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ACTE TROISIÈME 127
MADAME LINDE.
Oui.
KROGSTAD.
Connaissez-vous ma réputation, ce que Ton dit de moi?
MADAME LINDE.
Si je vous ai bien compris tout à l'heure, vaus croyez
que j'aurais pu vous sauver.
KROGSTAD.
J'en suis sûr.
MADAME LINDE.
Tout n'est-il pas à refaire ?
KROGSTAD.
Christine I Avez-vous bien pensé à ce que vous dites?
Oui, je le vois sur votre visage. De sorte que vous au-
riez le courage...
MADAME LINDE.
J'ai besoin d'un être à qui je serve de mère et vos
enfants ont besoin d'une mère. Nous aussi, nous éprou-
vons une inclination l'un vers l'autre. J'ai foi en ce qu'il
y a au fond de vous, Krogstad. Avec vous, rien ne me
fera peur.
KR00S,TAD, lui prenant les mains.
Merci, Christine, merci I Maintenant il faut que je me
relève aux yeux du monde et je saurai le faire. .Ah!
mais j'oubliais...
MADAME LINDÉ, qui écoute.
Chut! la tarentelle! Partez, partez, partez tout de
suite t
KROGSTAD.
Pourquoi ?
MADAME LINDE.
Vous entendez cette musique ! C'est la fin du bal. Ils
vont revenir.
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128 UNE MAISON DE POUPÉE
KROGSTAD.
Bien! je m'en vais... D'autant plus que cela est inu«
tile... Vous ne savez pas, je suppose, ce que j'ai fait
contre les Helmer?
MADAME LINDE.
Vous VOUS trompez, Krogstad, je le sais. .
KROGSTAD.
Et vousavez le courage de... ?
MADAME LINDE/
Je sais à quoi le désespoir peut conduire un homme
tel que vous.
KROGSTAD.
Ah ! si je pouvais détruire mon œuvre.
MADAME LINDE.
Vous le pouvez, votre lettre est encore là dans la boîte.
KROGSTAD. ^
En etes-vous sûre ?
MADAME LINDE.
Je le sais, m)ais...
KROGSTAD, il la dévisage.
C'est là l'explication .. Vous vouliez sauver votre amie
à tout prix ? Vous feriez mieux de me l'avouer franche-
ment ? C'est bien cela ?
MADA^lE LINDE.
Quand on s'est vendue une fois pour sauver quelqu'un,
on ne recommence pas.
KROGSTAD.
Je vais redemander ma lettre.
MADAME LINDE.
Pas du toutl
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ACTE TROISIÈME 129
KROGSTAD.
Allons, cela va de soi 1 J'attends l'arrivée de Helmer
et je lui dis que je veux reprendre ma lettre, qu'il ne
s'agit là dedans que de ma révocation et qu'il est inutile
qu'il la lise.
MADAME LINDE.
Non, Krogstad. Il ne faut pas que vous redemandiez
votre lettre.
KROGSTAD.
Cependant, n'est-ce vraiment pas pour cela que vous
m'avez fait venir ici?
MADAME LINDE.
Au premier moment d'alarme, oui. Mais il s'est écoulé
vingt-quatre heures et pendant ce temps j*ai vu se pas-
ser ici des choses incroyables. Il faut qu'Helmer sache
tout. Ce mystère fatal doit se dissiper. Il faut qu'ils
s'expliquent. Assez de mystères et de faux-fuyants.
KROGSTAD.
Bien! si vous en prenez la responsabilité... Mais il y
a une chose que je puis faire en tout cas et qu'il faut
que je fasse tout de suite.
MADAME LINDE écoute.
Dépêchez- VOUS... Partez, le bal est fini... Nous ne som-
mes plus en sûreté.
KROGSTAD.
Je vous attends en bas.
MADAME LINDE.
Bien I Vous m'accompagnerez jusqu'à ma porte.
KROGSTAD.
Jamais je n'ai été aussi heureux.
Il sort par l'antichambre dont la porte demeurera ouverte jusqu'à la fin.
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l30 UNE MAISON DE POUPÉE
SCÈNE III
MADAME LINDE, seulcpuU NORA et HELMER.
Madame Linde met un peu d'ordre dans la pièce et prépare son manteau et
son ehapeay.
MADAME LINDE.
Quel avenir ! Quelles nouvelles perspectives I J'ai quel-
qu'un pour qui travailler. Je vivrai pour quelqu'un, j'au-
rai un foyer à entretenir. Ah ! je vais m'y mettre. (Elle
écoute.) Les voici ! Vite mon manteau I
Elle prend son chapeau et son manteau. On entend la voix de Helmer
et de Nora. Cette dernière entre amenée presque de force par son
mari. Nora en costume italien est drapée dans un chàle. Helmer
porte le frac et le domino.
NORA) à la porte faisant résistance.
Non, non, je ne veux pas rentrer Je vais remonter.
Je ne veux pas rentrer si tôt.
HELMER.
Voyons, ma Nora chérie.
NORA.
Ah ! de grâce, Torvald ! Je t'en supplie rien qu'une
heure.
HELMER.
Pas une minute, ma petite Nora. Tu sais ce qui est
convenu. Allons, entre, tu prends froid,dans ce vestibule.
11 l'oblige à entrer malgré sa résistance.
MADAME LINDE.
Bonsoir..
NORA.
Christine.
HELMER.
Quoi ! c'est madame Linde ! Vous ici si tard I
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ACTE TROISIÈME l3l
MADAME LINDE.
Excusçz-moï, /'avais tant envie de voir Nora habillée.
NORA.
Tu m*as^ attendue ici tout le temps.
MADAME LINDE.
Oui, malheureusement je suis arrivée trop tard. Tu
étais déjà montée et je n'ai pas voul^ m'en aller sans te
voir.
HELMER, enlevant le châle de Nora.
Alors, fegardez-la bien. Il me semble qu'elle en vaut
la peine. Est-elle jolie, n'est-il pas vrai, madame Linde ?
MADAME LINDE.
Vraiment jolie.
HELMER.
Merveilleusement. N'est-il pas vrai? C'était aussi l'o-
pinion de tout le monde là-haut. Mais ique ce cher petit
être est têtu. Vous ne pourriez pas croire qu'il m'a fallu
presque employer la force pour l'emmener du bal.
NORA.
Ah ! Torvald. Tu regretteras de nem'avoir pas accordé
une heure de plus.
HELMER.
Figurez- vous, madame, elle danse la tarentelle. Elle a
un succès fou et bien mérité, quoique peut-être elle y
ait mis trop de naturel, je veux dire un peu plus que
ne le voulait strictement les exigences de l'art. Mais
enfin le principal, c'est qu'elle a eu du succès, un suc-
cès colossal. Devais-je la laisser là-haut ensuite. C'était
diminuer l'effet. C'est à cela que je pensais. J'ai pris par
le bras ma belle fille de Capri, ma fillette capricieuse,
pourrais-je dire. Vite un tour de salon, salut à droite
et à gauche et comme dans les romans la belle appari-
tion disparut. Dans les dénouements, il faut toujours
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l32 UNB MAISON DE POUPÉE
ménager l'effet, madame, et c'est ce que je ne^puis faire
entendre à Nora. Ouf! quelle chaleur il fait ici! (H jette un
domino tur ane chaise et ouvre ia porte de sa chambre.) Comment. Il
n'y a pas de lumière. Ah t c'est vrai, vous excusez?
11 entre dans la pièce voisine et allume deux bougies.
SCENE IV
NORA, MADAME LINDE.
NORA, très bas.
Qu'ya-t-il?
MADAME LINDE.
Je lui ai parlé.
NORA.
Et?
MADAME LINDE.
Nora, il faut tout dire à ton mari,
NORA, d'une voix défaillante.
Je le savais.
MADAME LINDE.
Tu n'as rien à craindre de Krogstad, mais il faut que
tu parles.
NORA.
Je parlerai.
MADAME LINDE.
La lettre parlera pour toi.
NORA.
Merci, Christine. Je sais maintenant ce que j'ai à faire...
Chut!
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ACTE TROISIÈME I 3"^
SCÈNE V
NORA, MADAME LINDE, HELMER.
HELMER, entrant.
Eh bien ! L'avezvous bien admirée, madame.
MADAME LINDE.
Oui, et maintenant je vais prendre congé de vous.
HELMER.
Déjà... Ce petit ouvrage est-il à vous ?
MADAME LINDE, prenant un bout de tricot que lui tend Heimer.
Merci, j'allais l'oublier.
HELMER.
Vous tricotez donc.
MADAME LINDE.
Mais oui.
HELMER
Vous devriez plutôt broder.
MADAME LINDE.
Et pourquoi?
HELMER.
C'est plus joli. Voyez-vous, on tient la broderie de la
main gauche... comme ceci, et l'on lève l'aiguille de la
main droite comme cela. Vous voyez cette courbe qui se
creuse prolongée et légère, n*est-il pas vrai ?
MADAME LINDE.
C'est bien possible I
HELMER.
Tandis que tricoter, cela n'est jamais que laid. Voyez,
les bras collés au corps, les aiguilles qui vont de bas en
haut, et de haut en bas. Cela semble une besogne chî-
8
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l34 UNE MAISON DE POUPÉE
noise... Ah ! quel excitant Champagne on^nous-a~&£tyi t
MADAME LINDE.
Bonne nuit, Nora, et ne sois plus têtue.'
HELMER.
Excellent conseil, madame.
MADAME LINDE.
Bonsoir, monsieur le directeur.
HELMER) qui l'accompagne jusqu'à la porte.
Bonne nuit! bonne nuit l'Vous savez le chemin, je sup-
pose. Je vous aurais accompagnée bien volontiers, mais
c'est si près. Bonne nuit! Bonne nuit!
Madame Linde son.
SCENE VI
NORA, HELMER.
Helmer ferme la porte et revient au premier plan..
HELMER.
Grâce au ciel, la voilà partie. Cette femme est réelle-
ment assommante I
NORA.
N'es-tu pas trop fatigué?
HELMER.
Non, je n*ai pas Tombre de fatigue
NORA.
Tu n'as pas sommeil non plus?
HELMER.
Non plus. Tout au contraire je me sens très émous-
tillé, mais toi, on dirait que tu es épuisée et que tu tom-
bes de sommeil.
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ACTE TROISIÈME l35
NORA.
Oui, je suis très fatigu^ée. Je suis même certaine que
je m'endormirai tout de suite.
HELMER.
Tu vois comme j'avais raison de ne pas vouloir que
nous restions plus longtemps.
NORA.
Tu as toujours raison dans tout ce que tu fais.
HELMER) qui l'embrasse sur le front.
Allons, Talouette commence à parler comme un livre,
mais dis-moi si tu as remarqué comme Rank était gai
ce soir.
NORA. ,
Ah I je n'ai pas eu l'occasion de lui parler.
HELMER.
Moi aussi, je n'ai presque pas causé avec lui, mais
voici longtemps que je ne l'avais vu de si bonne humeur.
(11 la regarde un instant et s'approche d'elle.) Mais qu'il est bo^ de
se retrouver dans sa maison, d'être seul avec toi ! Oh î
la jolie femme, Tenchanteresse que tu es.
NORA.
Ne me regarde pas ainsi, Torvald.
HELMER.
Et comment ne regarderai-je pas mon cher trésor,
cette splendeur qui m'appartient, rien qu'à moi, entiè-
rement à moi !
NORA) allant se placer de l'autre côté de la table.
Ne me parle^ pas ainsi ce soir.
HELMER, la suivant.
Tu as encore de la tarentelle dans le sang, vois tu, et
tu en es encore plus séduisante. Ecoute, voici les invités
qui s'en vont! (Baissant la voix.) Nora, tout à l'heure la
maison sera ensevelie dans le silence.
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l36 UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
Oui, je l'espère bien.
HELMER.
Vraiment, ma Nora adorée. Oh î quand nous sommés
dans le monde comme! ce soir, sais -tu pourquoi je te
parle si peu, pourquoi je demeure loin de toi me con-
tentant de te lancer quelques doups d'œil à la dérobée,
sais-tu pourquoi, c'est parce que j'aime me figurer que
tu es mon amour secret, ma jeune, ma mystérieuse fian-
cée et que tout le monde ignore nos liens.
NORA.
Oui, oui, oui, je sais que toutes tes pensées sont pour
moi.
HELMER.
Et quand nous sortons, que je pose le châle sur tes
épaules délicates et jeunes, quand je cache cette nuque
merveilleuse, il me semble que tu es ma jeune épousée,
que nous revenons de la noce, que je t'emmène pour la
première fois à là maison et que nous allons enfin être
seuls. . Je vais être seul avec toi, avec ma tendre beauté
tremblante. Toute cette soirée je n*ai fait que soupirer
après toi. Quand je t'ai vu feindre une poursuite, quand
j'ai vu tes mouvements provocants en dansant la taren-
telle, mon sang a commencé à bouillir, je n'ai pu résis-
ter et voilà pourquoi je t'ai enlevée si vite.
NORA.
Va-t'en, Torvald. Laisse-moi, cela ne me dit rien.
HELMER.
Qu'as tu ? Tu té moques de moi, petite Nora ? Tu ne
veux pas, dis-tu? Ne suis-jepas ton mari?
On sonne à la porte du dehors.
NORA, tressaillant.
Tu as entendu?
HELMER, passant dans l'antichambre.
Qui est là?
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ACTE TROISIÈME l'i^
I
SCÈNE VII
NORA, HELMER, lb DOCTEUR RANK.
RÂNK, du vestibule.
C'est moi. Puis-je entrer un instant?
HELMER> de mauvaise humeur.
Qu'est-ce qu'il lui prend à celui-là maintenant? (Haut.)
Attends un peu. (Il va ouvrir.) plions ! c'est gentil à toi de
ne pas passer devant notre porte sans frapper
RANK.
Il m'a semblé entendre ta voix et j'ai voulu entrer un
instant. (Il embrasse d'un regard toute la pièce autour de lui.) Voici
ce cher foyer de famille ! Vous jouissez dans votre mai-
son de la paix et du bien-être ! Que vous êtes heureux !
HELMER.
Mais toi aussi, là-haut, tu paraissais tout à fait content.
RANK.
Je m'amusais beaucoup. Et pourquoi pas? Pourquoi
ne pas jouir de tout ici bas, du moins tant et aussi
longtemps qu'on le peut... Le vin était exquis.
HELMER.
Surtout le Champagne.
RANK.
Toi aussi tu t*en es aperçu. C'est incroyable ce que
j'en ai sablé.
NORA.
Torvald a aussi beaucoup bu de Champagne ce soir.
RANK.
Vraiment ?
NORA.
Oui^ et cela le rend toujours si drôle.
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l38 UNE MAISON DE POUPÉE
RANK.
Eh bien! sapristi, pourquoi ne passerait-on pas une
bonne nuit après une journée bien employée.
HELMER.
Bien employée? Aujourd'hui je ne puis m'en vanter!
RANK, lui frappant sur l'épaule.
Oh ! moi si, je Taffirme.
NORA.
Docteur Rank vous avez dû étudier aujourd'hui quel-
que cas intéressant.
RANK.
Très intéressant.
HELMER.
Vois-tu bien Nora, ma petite Nora qui parle science.
NORA.
Et peut-on vous féliciter du résultat ?
RANK.
Certes, oui,
NORA.
C'est une victoire?
RANK.
Le meilleure, pour le médecin, comme pour le ma-
lade! La certitude.
NORA, vivement dirigeant sur lui un regard investigateur.
La certitude?
RANK.
Une certitude complète. Après cela n'avais-je pas le
droit de passer une soirée gaie ?
NORA.
Sans doute, docteur !
HELMER.
C'est aussi mon avis pourvu que tu ne la payes pas de-
main.
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ACTE TROISIÈME I 39
RANK.
Tout se paie dans la vie.
NORA.
Docteur, vous devez aimer beaucoup les mascarades.
RANK.
Oui, quand on y voit beaucoup de costumes grotes-
ques.
NORA.
Dites donc, quel costume mettrons-nous, vous et moi,"
la prochaîne fois ?
HELMER.
La petite folle ! Elle pense déjà à son prochain bal.
RANK.
Vous et moi ! Ecoutez, vous serez en mascotte.
HELMER.
Bien, mais trouve-moi un joli costume de mascotte.
RANK.
Que ta femme soit comme nous la voyons tous les
jours !
HELMER.
Bien dit I Et toi, as-tu songé à ton déguisement?
RANK.
Cela, mon ami, c'est déjà décidé.
HELMER.
Voyons.
RANK.
•Au premier bal masqué je serai en invisible.
HELMER.
La bonne plaisanterie !
RANK.
Il y a un grand chapeau. Tu as entendu parler de ce
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140 UN? MAISON DE POUPÉE
grand chapeau qui rend invisible qui le porte. On se le
met sur la tête et personne ne vous voit.
HELMER> réprimant un sourire.
Bien, bien, tu as raisoil.
RANK.
Mais j'oubliais tout à fait le but de ma visite. Helmer,
donne-moi un de tes cigares, un de tes havanes foncés.
HELMER.
Très volontiers.
Il lui tend la boite de cigares.
IIANK9 il prend un cigare et en Cuupe la pointe.
Merci.
NORA, frottant une allumette.
Permettez-moi de vous donner du feu.
RANK.
Merci. (Nora approche l'allumette et allume le cigare.) Et main-
tenant adieu.
HELMER.
Adieu, adieu, cher ami.
NORA.
Dormez bien, docteur Rank.
RANK.
Merci de votre bon souhait!
NORA.
Vous ne m'en souhaitez pas autant.
RANK.
A vous! oh! Si vous le de'sirez!.. Dormez bien, vous
aussi, et merci pour la lumière que vous m'avez fourâie.
il le< salue d'un geste de tête et sort.
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ACTE TROISIÈME 14!
SCÈNE IX
NORA, HELMER.
HELMER, contenant sa voix «
Il avait bu son comptant.
NORA^ distraite.
Peut-être bien.
Heltner tire ses clefs de sa poche et passe dans Tantichambre.
. SCÈNE X
NORA, HELMER, à la cantonade.
NORA.
Que vas-tu faire, Torvald?
HELMER.
Vider la boîte aux lettres. Elle est pleine et il n'y au-
rait pas de place pour les journaux demain matin.
NORA.
Tu vas travailler cette nuit?
HELMER.
Tu sais bien que non. Qu'est-ce ? On a touché la ser-
rure.
NORA.
A la serrure.
HELMER.
Il n'y a pas de doute. Qu'est-ce que cela veut direi*..^
Je ne puis croire que les servantes... Voici un morceau
d'épingle à cheveux! Nora, c'est une des tiennes.
NORA^ vivement.
Ce sont peut-être les enfants.
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f42 UNB MAISON DB POUPÉE
HELMER.
Il faut que tu leur fasses passer cette habitude, hum,
hum... Allons! Elle s'est ouverte quand même! (il retire
le contenu de la boite et appelle.) Hélène, Hélène, éteignez la lu-
mière de l'antichambre.
11 entre et ferme la porte de l'antichambre.
SCÈNE XI
NORA, HELMER.
HELMER, les lettres à la maiin.
Vois comme il y en a! (il regarde les adresses.) Qu'èst
cela?
NORA, à la fenêtre.
Cette lettre... Non, non, Torvald.
HELMER.
Deux cartes de visite de Rank.
NORA.
Du docteur?
HELMER.
Rank, docteur en médecine. Elles sont pardessus les
lettres; il les a jetées dans la boîte en sortant.
NORA.
Y a-t-il quelque chose d'écrit ?
HELMER, qui les regarde.
Il y a une grande croix au-dessus du nom, vois?
Quelle vilaine plaisanterie! On dirait qu'il fait part de
sa propre mort.
NORA.
C'est ce qu'il fait en réalité !
HELMER. '
Quoi!... Que sais-tu? T'a-t-il dit quelque chose?
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ACTE TROISIÈME I4I
NORA,
Oui, îçs cartes signifient qu'il à à jamais pris cong^
de nous. Il veut s'enfermer pour mourir,
HELMER.
Mon pauvre ami, je savais que je ne le conserverai
pas longtemps, mais si vitel Et il va se cacher comme
un animal blessé.
NORA.
Si cela doit arriver, mieux vaut que ce soit sans un
mot, n'est-ce pas Torvald?
HELMER, se promenant.
Il était devenu dé la famille. Je ne puis me faire à ri-
dée de le perdre. Ses souffrances, son caractère ren-
fermé faisait comme un fond sombre au tableau enso-
leillé de notre bonheur... Enfin, peut-être cela vaut-il
mieux au moins pour lui. (lUarrète.) Et peut-être aussi
pour nous, Nora. Maintenant nous voici exclusivement
voués l'un à l'autre. (11 la prend dans ses bras.) Ah ! ma petite
femme adorée, jamais je ne te serrerai assez étroite-
ment. Vois-tu, Nora, bien des fois j'ai voulu te voir me-
nacée de quelque danger pour pouvoir exposer ma vie,
donner mon sang, tout risquer, tout pour te protéger...
NORA, s'arrachant de ses bras, d'une voix ferme et résolue.
Maintenant lis les lettres, Torvald.
HELMER.
Non, non, pas ce [soir. Je veux demeurer avec toi,
avec ma petite femme idolâtrée.
NORA.
Avec cette idée de la mort de ton ami...
/
HELMER.
Tu as raison. Gela nous a affecté tous jles deux. Une
chose qui répugne s'est mise entre nous, l'idée de la
mort et de la dissolution. Il faut lutter pour nous en aï*
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' ^
144 UNE MAISON DE POUPÉE
franchir, jusque-là... nous resterons chacun dans notre
chambre. ^
NORA, se jetant à ^on coo.
Bonne nuit, Torvald, bonne nuit.
HELMER, la baisant sur son front.
Bonne nuit, mon oiseau chanteur, dors en paix. Je vais
parcourir les lettres.
11 passe dans sa chambre emportant les lettres et ferme la porte.
SCÈNE XII
NORA seule.
Nora tâtonne autour d'elle les yeux égarés, elle prend le domino d'Helmer
ei s'en couvre.
NORA, d'une voix brève, pleine de râles et secouée de sanglots.
Ne plus le revoir^ jamais î jamais! et les enfants!., ne
les revoir jamais eux non plus! Oh! cette eau glacée,
noire... Cet abîme sans fond! Ah! si du moins c'était
déjà fait!... Maintenant il la prend... il la lit... Non non,
pas encore! Adieu, Torvald... adieu, mes enfants.
Elle se précipite vers la porte. Au même instant Helmer ouvre brus-
quement la porte [de sa chambre et entre une lettre pliée à la main .
SCENE XIII
NORA, HELMER.
HELMER.
NORA, jetant un cri pénétrant.
Nora!
Ah!
HELMER.
Que veut dire ceci?... Sais-tu ce que signifie cette lettre ?
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ACTE TROISIÈME 14$
NORA.
Oui, je le sais. Laisse-moi sortir, laisse-moi sortir.
HELMER, la retenant.
Où vas-tu?
NORA, esssayant de le repousser.
Tu ne dois pas me sauver, Torvald.
HELMER, reculant.
Aloçs c'est vrai. Cette lettre dit vrai. C'est horrible.
Non, non, non, c'est impossible... Cela ne peut pas être.
NORA.
C'est vrai. Je t'ai aimé plus que tout au monde.^
HELMER.
Eh! Laissons-là les enfantillages.
NORA, faisant un pas en arrière.
Torvald!
HELMER.
' Malheureuse. Qu'as*tu eu le courage de faire?
NORA.
Laisse-moi aller, tu ne porteras pas le poids de ma
faute, tu ne répondras pas pour moi.
HELMER.
As^ez de comédies I (il ferme la porte de l'fntichambre.) Tu
vas rester là et me rendre compte de tes actes. Com-
prends-tu ce que tu as fait, dis, le comprends-tu.
NORA^ le regarde avec une expression croissante de rigidité et dit d'une
voix atone.
Oui, maintenant je commence à comprendre le fond
des choses.
HELMER, se promenant avec agitation.
Oh I terrible réveil. Pendant huit ans, elle fut ma
joie et mon orgueil, une hypocrite, une trompeuse...
9
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byGoosle
146 UNE MAISON DE POUPÉE
encore pire une criminelle! Quel abîme de laideur,
quelle horreur!
Nora muette le suit d'un regard fixe.
HELMER, s'arrètant devant elle.
J'aurais dû pressentir qu'il arriverait quelque chose de
ce genre. J'aurais dû le prévoir avec la légèreté de prin-
cipes de ton père... Et tu as hérité de ces principes...
pas de religion^ pas de morale, pas de sentiment du de-
voir... Oh! je suis bien puni d'avoir jeté un voile sur
ta conduite. Je l'ai fait pour toi et voilà comment tu me
récompenses.
NOkA.
Oui, voilà,'
HELMER.
Tu viens de détruire mon bonheur, de briser tout
mon avenir. Je n'y puis penser sans frémir. Me voici
dans les mains d'un homme sans scrupules, il peut faire
de moi ce qui lui plaît, me demander ce qu'il veut, com-
mander, ordonner à sa guise, sans que j'ose même souf-
fler mot. Ainsi je puis me voir réduit à l'impuissance,
coulé à pic par la légèreté d'une femme.
NORA.
Quand je ne serai plus de ce monde, tu seras libre.
HELAJER.
Ah ! Laisse-là les mots creux. Ton père en avait aussi
toute une provision. A quoi m'avancerait que tu aban-
donnes ce monde, comme tu dis? A rien. Malgré cela la
chose pourrait transpirer, et ,peut-être serais-je soup-
çonné d'avoir été ton complice, le complice de ton acte
criminel! On pourrait croire que j'ai été son instigateur,
celui qui t'a poussée à le commettre. Et c'est à toi que
je dois cela, à toi que j'ai portée dans mes bras à travers
toute notre vie conjugale. Comprends-tu maintenant ce
que tu as fait ?
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ACTE TROISIÈME I47
NORA) calme et froide.
Oui.
HELMER.
Tout cela est si incroyable que je n'en reviees pas.
Mais il faut prendre un parti.. Enlève ce domhio, en-
lève, te dis-je,.. Il faut que je le contente d'une façon ou
d'une autre. Il faut étouffer la chose à tout prix. Pour
nous, que ce soit comme si rien n'était changé, bien en-
tendu je ne parle que des apparences. En conséquence,
tu continueras à vivre ici, cela va sans dire, mais il te
sera interdit d'élever tes enfants. Je n'ose pas te les con-
fier. Ah ! être obligé de parler ainsi à celle que j*ai tant
aimée et qui encOre... Enfin c'est du passé, c'est sans
remède ; à l'avenir il ne faut plus penser au bonheur, mais
uniquement à sauver des débris, des ruines,, des appa-
rences...
On sonne à la porte au dehors.
HELMER, tressaillant.
Qu'est-ce?... Si tard.... Malédiction! Serait-ce déjà?...
Cet homme aurait-il?... Cache-toi, Nora... Dis que tu
es malade.
Nora ne bouge pas, Helmer va ouvrir la porte.
SCENE XV
NORA, HELMER, LA FEMME t)E CHAMBRE.
LA FEMME DE CHAMBRE, à demi vêtue, sur la porte de l'antichambre.
Une lettre pour Madame.
HELMER.
Donnez-la moi.
Il prend la lettre et ferme la porter
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148 UNB MAISON DE POUPÉE
SCÈNE XVI
NORA, HELMER.
HELMER.
C'est de lui. Mais tu ne l'auras pas, je la lirai moi-
même.
NORA.
Lis.
HELMER, s'approchant de la table.
Je n'en ai pas le courage. Peut-être sommes-nous
pris l'un et l'autre... Non, il faut que je le sache.
Il ouvre rapidement la lettre, parcourt quelques lignes, examine un pa-
pier qui y est joint et pousse un cri de joie. Nora l'interroge du regard.
HELMER.
Nora!... Non, je relis... Oui, c'est cela, je suis sauvé...
Nora, je suis sauvé.
NORA.
Et moi?
HELMER.
Toi aussi naturellement. Nous sommes sauvés tous les
deux. Vois, il te rend le reçu. Il dit qu'il regrette, qu'il
se repent. Un heureux événement qui a changé son exis-
tence... Oh ! ce qu'il écrit n'a pas d'importance. Nous»
sommes sauvés, Nora î Maintenant personne ne peut te
nuire... Ah! Nora, Nora. Non, détruirons d'abord ces
abominations... Laisse-moi voir... (il jette un regard sur le reçu.)
Non, non, je ne veux rien voir. Je me figurerai que j'ai
eu un cauchemar et qu'il est passé, (il déchire les deux lettres
et le reçu, les jette dans la cheminée et en regarde brûler les fragments.)
Voilà ! tout a disparu... Il t'écrivait que depuis la veille
de Noël tu... Oh! quelle épreuve ont dû être pour toi
ces trois jours, Noral
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I
ACTE TROISIÈME 149
NORA.
Durant ces trois jours j*ai soutenu une lutte violente.
HELMER.
Et tu t'es désespérée. Tu ne voyais pas d'autre issue
que... Non, non, nous ne conserverons aucun souvenir
de tous ces ennuis. Allons célébrer notre délivrance en
répétant sans cesse : « C'est passé! c'est passé! » Mais
écoute-moi, Nora, il semble que tu ne comprends pas.
C'est passé I Allons, que signifie ce sérieux ? Oh ! ma pau-
vre petite Nora, j'y suiçî Tu ne peux .croire que je te
pardonnes, mais crois-le, Nora, je te le jure, tout est
pardonné. Je sais bien que tout ce que tu as fait tu Tas
fait pour amour de moi.
NORA.
C'est vrai.
HELMER.
Tu m'as aimé comme une femme doit aimer son mari.
Seulement tu te trompais dans l*emploi des moyens.
Mais crois-tu que je t'aime moins parce que tu n'es pas
capable de te guider toi-même. Non, non, repose-toi sur
moi. Ni aide, ni direction ne te manqueront. Je ne serais
pas homme si ton incapacité ne te rendait doublement
séduisante à mes yeux. Oublie les paroles dures que je
t'ai dites dans les premiers moments de terreur quand je
croyais que tout allait crouler sur moi. Je t'ai pardonné,
Nora. Je te jure que je t'ai pardonné.
NORA.
Merci de ton pardon.
Elle sort par la porte de droite.
HELMER.
Non, reste ici... (il la suit des yeux.) Pourquoi vas-tu dans
l'alcove?
NORA, de sa chambre.
Pour enlever ce déguisement.
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l50 UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER, près de la porte qui est restée ouverte.
Bien^ repose-toi, tache de calmer ton esprit. Petit oi-
seau effarouché, repose en paix. J'ai des ailes assez lar-
ges pour t'abriter. (il mar:he sans s'éloigner de la porte.) Ohl
quel foyer paisible et enchanteur que le notre, Noral
Tu es ici en sûreté. Je te garderai comme si tu étais une
colombe recueillie par moi, après que je l*ai tirée saine
et sauve des serres du vautour. Je saurai calmer ^ton
pauvre cœur palpitant. J'y réussirai peu à peu. Crois-
moi, Nora, demain tu verras tout avec d'autres yeux.
Tout continuera comme auparavant. Je n*aurai pas be-
soin de te dire à tout instant que je t'ai pardonné, parce
que toi-même tu le comprendras sans aucun doute.
Gomment peux-tu croire, que je veuille te repousser, ni
te faire aucun reproche ? Ah I tu ne sais pas ce que c'est
qu'un vrai cœur d'homme ! Il est si doux, si agréable
pour la conscience d*un homme de pardonner sincère-
ment du fond du cœur. Ce n'est pas seulement sa femme
qu'il voit dans l'être pardonné, c'est aussi sa fille. Ainsi
tu me paraîtras dans Tavenir, petit être effaré, sans bous-
sole. Ne te préoccupe^de rien, Nora. Sois franche avec
moi, pas davantage, et je serai à la fois ta volonté et ta
conscience... Tu te tais... Tu ne t*es pas couchée... tu
t'es rhabillée?
NORA, avec ces vêtements de la journée.
Oui, Torvald, je me suis rhabillée.
HELMER.
A cette heure pourquoi ?
NORA.
Je ne dormirai pas cette nuit.
HELMER.
Mais, ma chère Nora...
NORA, regardant sa montre.
Il n'est pas tard encore. Assieds-toi, Torvald, il faut
que nous causions.
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ACTE TROISIÈME I 5 I
HELMER.
Nora, que veut dire cet air grave?
NORA.
Assieds-toi, la conversation sera longue. Nous avons
beaucoup à causer.
Helmer 6'assied en face d'elle.
HELMER.
Tu m'inquiètes, Nora, je ne te comprends pas.
NORA.
Tu dis bien, tu ne me comprends pas, et moi non
plus, je ne t'ai pas compris jusqu'à cette nuit. Ne m'in-
terromps pas, écoute ce que je te dis. Il s'agit de régler
nos comptes.
HELMER.
Dans quel sens?
NORA, après un silence.
Nous voici l'un en face de l'autre. Quelque chose
n'éveille-t-il pas ton attention ?
HELMER.
Que veux-tu dire ?
NORA.
Voilà huit ans que nous sommes mariés. Réfléchis un
moment. N'est-ce pas la première fois que nous deux,
mari et femme, nous causons sérieusement?
HELMER.
Sérieusement, oui... mais quoi?^
NORA.
Huit ans ont passé et plus encore depuis que nous
nous connaissons. Et jamais il ne s'est échangé entre
nous un mot sérieux sur un sujet grave.
HELMER.
Pourquoi t'aurais-je fait part de mes préoccupations,
quand je savais que tu ne pouvais me les enlever.
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I$2 UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
Je ne parle pas de préoccupations. Ce que je veux dire
c'est que jamais en rien nous n'avons regardé ensemble
le fond des choses.
HELMER.
Mais voyons, ma chère Nora, est-ce là une occupa-
tion pour toi.
NORA.
Voilà bien le fait, tu ne m'as jamais comprise. Vous
avez toujours été très injustes envers moi, papa d'abord
et toi ensuite.
HELMER.
Quoi ! tous les deux ! Mais il n'y a personne qui t'ait
aimée autant que nous.
NORAy secouant la tète.
Jamais vous ne m'avez aimée. Il vous a paru agréable
d'être en admiration devant moi ni plus ni moins.
HELMER.
Voyons, Nora, que veut dire ce langage?
NORA.
Je te le dis, Torvald. Quand j'étais avec papa, il m'ex-
posait ses idées et je les suivais. Si j'en avais d'autres
qui me fussent personnelles, je les cachais, parce que
cela ne lui aurait pas plu. Il m'appelait sa poupée et
jouait avec moi comme je jouais avec les miennes... En-
suite je suis venue chez toi.
HELMER.
Tu emploies des expressions singulières pour parler
de notre mariage.
NORA, sans changer de ton.
Je veux dire que des mains de papa je suis passée
dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût, et je par-
tageais ton goût ou je le laissais croire, je ne puis le dire
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ACTE TROISIÈME lS3
au juste. Peut-être l'un et Tautre. Maintenant quand je
regarde en arrière, il me semble que j'ai vécu comme
les pauvres au jour le jour. J'ai vécu les pirouettes que
je faisais pour t'amuser, Torvald, mais cela allait à ton
but. Toi et papa, vous avez été bien coupables envers
moi. C'est vous qui êtes responsables que je ne sois
bonne à rien.
HELMER.
Tu es incompréhensible, Nora, et ingrate. N'as^^u pas
été heureuse ici ?
NORA. .
Jamais, je croyais l'être, mais je ne l'ai jamais été.
HELMER.
Gomment, tu n'as jamais été heureuse ?
NORA.
Non^ j'étais gaie, cela oui. Tu étais si gentil pour moi.
Mais notre maison n'était qu'un salon de fête. J'ai été
grande poupée chez toi, comme j'avais été petite poupée
chez papa et nos enfants à leur tour ont été mes pou-
pées. J'aimais à te voir jouer avec moi, comme les en-
fants s'amusaient à me voir jouer avec eux. Voilà ce
qu'a été notre union, Torvald.
HELMER.
Il y a quelques vérités dans ce que tu dis... Bien que
tu exagères et que tu grossisses beaucoup les faits. Mais
dorénavant tout changera. Le temps du plaisir est passé ;
celui de l'éducation commence.
NORA.
L'éducation de qui? La mienne ou celle des enfants?
HELMER.
Les deux, Nora.
NORA.
Ah! Torvald, tu n'es pas homme à m'élever pour faire
de moi là véritable épouse qu'il te faut.
9-
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l54 UNE MAISON DB POUPÉE
HBLMER.
Et c'est toi qui dif cela ?
NORA.
, Quant à moi, quelle préparation ai-je pour élever des
enfants ?
HELMER.
Nora!
NORA.
Ne le disais-tu pas tout à l'heure, ne disais-tu pas qu'il
y a une tâche que tu n'osais pas me confier ?
HELMER.
Je Tai dit dans un moment d'irritation. Maintenant tu
vas t'en servir comme de tremplin ?
NORA.
Mon Dieu^ tu Tas très bien dit. C'est une tâche supé-
rieure à mes forces. Il y en a une autre à laquelle je
dois m'appliquer auparavant. Je veux penser d'abord à
m'élever moi-même. Tu n'es pas homme à me faciliter
ce travail. Il faut que je l'entreprenne seule. Voilà pour-
quoi je vais te quitter.
HELMER9 se levant d'an bond.
Quoi! que dis-tu?
NORA.
J'ai besoin d'être seule pour me rendre compte de
moi-même et de tout ce qui m'entoure. Voilà pourquoi
je ne puis demeurer avec toi.
HELMER.
Nora! Noral
NORA.
Je veux partir tout de suite. Cette nuit je trouverai
asile chez Christine
HELMER.
Tu divagues. Tu n'as pas le droit de partir, je te" le dé-
fends.
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ACTE TROISIÈME l55
NORA.
Dorénavant tu ne peux rien me défendre... J'emporte
tout ce qui est à moi. Je ne veux rien recevoir de toi ni
maintenant ni jamais.
HELMER.
Mais que veut dire cette folie.
NORA.
Demain je pars pour mon pays. Là je pourrai vivre
plus facilement.
HELMER.
Aveugle que tu es, pauvre créature sans expérience !
NORA.
Je tacherai d'acquérir de l'expérience, Torvald.
HELMER.
Abandonner ton foyer, ton mari, tes enfants Tu ne
penses pas à ce que Ton va dire.
NORA.
Je n'y puis penser. Je ne sais que ce qui m'est indis-
pensable.
HELMER.
Aht c'est irritant. De sorte que tu manqueras à tes
devoirs les plus sacrés.
NORA.
Qu'appelles-tu mes devoirs les plus sacrés?
HELMER.
Tu as besoin que je te le dises ? Est-ce que ce ne sont
pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants i
NORA.
J'en ai d'autres non moins sacrés.
HELMER.
Tu n'en a pas. Quels sont ces devoirs ?
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l56 UNE MAISON DE POUPÉE
NORA.
Mes devoirs envers moi-même.
HELMER.
Avant tout tu es épouse et mère.
NORA.
Je n'y crois plus. Je crois que je suis avant tout un
être humain, avec les mêmes droits que toi, ou que du
moins je dois tâcher de Têtre. Je sais que la majorité des
hommes te donnera raison et, que ces idées sont impri-
mées dans les livres, mais maintenant je ne puis penser à
ce que disent les hommes et à ce qu'ils impriment dans
les livres. Je ne sais rien, mais je vais tout tirer de moi-
même. Il faut que je forme moi-même mes idées là-des-
sus, ^et que j'essaye de m'en rendre compte.
HELMER.
Quoi ! Tu ne te rends pas compte que ton poste est
au foyer. N'as-tu pas un guide infaillible sur ces ques-
tions? N'as-tu pas la religion?
NORA.
Hélas I Torvald, je ne sais pas exactement ce que c'est
que la religion.
HELMER.
Tu ne sais ce que c'est.
NORA.
Je ne sais que ce que m'a dit le pasteur Hausen en me
préparant à la confirmation « La religion c'est ceci, cela
et le reste. » Quand je me trouverai seule et affranchie,
j'examinerai cette question comme tant d'autres. Je
verrai si le pasteur disait vrai, ou du moins si ce qu'il
m'a dit était vrai par rapport à moi.
HELMER.
Oh! voilà qui est inouï d'une femme si jeune!... Mais
si la religion ne peut te servir de gui^le, laisse-moi au
Digitized
byGoogîe
à
ACTE TROISIÈME l57
moins sonder ta conscience, car je suppose que tu as du
moins du sens moral, ou est-ce que cela te manque aussi,
réponds?
' NORA.
Que veux-tu, Torvald? 11 m'est difficile de te répon-
dre. Je ne sais, je ne vois pas clair là-dedans, je ne sais
qu'une chose, c'est que mes idées sont complètement dis-
tinctes des tiennes. Je vois aussi que les^lpis ne sont pas
cç que je croyais, mais que ces lois soit justes, cela je
ne puis l'admettre. Qu'une femme n'ait pas le droit d'é-
viter un souci à son vieux père moribond, et de sauver
la vie à son mari^ cela n'est pas possible.
HELMER.
Tu parles comme une enfant. Tu ne comprends rien
à la société à laquelle tu appartiens.
NORA.
Non, non, je n'y comprends rien, mais je puis m'en-
quérir et me rendre compte de qui a raison de la société
ou moi. )(^
HELMER.
Tu es malade, Nora. Tu as la fièvre, et je crois même
que tu n'as pas ton bon sens.
NORA.
Cette nuit je me trouve plus alerte d'esprit, plus sûre
de moi que jamais.
HELMER.
Et c'est avec cette sûreté, cette lucidité que tu a
donnais ton mari et tes enfants?
NORA.
Oui.
HELMER.
Cela ne peut avoir qu'une explication.
NORA.
Laquelle?
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l58 UNE MAISON DE POUPÉE
HELMER.
Tii ne m'aimais pas.
NORA.
C'est vrai. C'est en efifet le nœud de tout.
HELMER.
Nora I Et c'est ainsi que tu me le dis?
NORA.
Je le regrette, Torvald, parce que tu as été bon pour
moi. Mais qu'y faire ? Je ne t'aime pas.
HELMER, Caisant des efforts pour demeurer calme.
De cela, je suppose, tu es aussi parfaitement convain-
cue.
NORA.
Absolument. Et c'est pour cela que je ne veux pas res-
ter ici davantage.
HELMER.
Et comment peux-tu m'expliquer comment j'ai perdu
ton amour?
NORA.
C'est très simple. C*est Tœuvre de cette nuit, quand
j'ai vu que le prodige attendu ne se produisait pas, alors
j*ai compris que tu n'étais pas l'homme que je croyais.
HELMER.
Explique-toi, je ne te comprends pas.
NORA.
Pendant huit ans j'ai attendu tranquillement. Je savais
parfaitement que les prodiges ne s'accomplissent pas
tous les jours. Enfin, ce moment d'angoisse est arrivé.
« Maintenant le prodige va s'accomplir » me disais-je.
Tant que la lettre de Krogstad a été dans la boîte aux
lettres, je n'ai pas pensé une minute que tu serais obligé
de subir les exigences de cet homme. Je croyais ferme-
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ACTE TROISIEME OQ
ment que tu lui dirais : a Allez et publiez tout. » Et
quand cela serait arrivé 1...
HELMER.
Ahl oui... quand j'aurais livré ma femme à la honte,
au mépris..,
NORA.
Quand cela serait arrivé, j'étais tout à fait sûre que tu
allais te présenter pour répoodre de tout, en disant :
« C'est moi le coupable ! »
HELMER.
Noral
4 NORA. '
Tu vas dire que je n'aurais pas accepté un pareil sa-
crifice. C'est vrai. Mais à quoi aurait servi mon affirma-
tion à côté de la tienne. Eh bien ! c'était là le prodige
que j'espérais avec terreur et pour l'éviter, je voulais
mourir.
HELMER.
Nora, j'aurais travaillé avec plaisir pour toi jour et
nuit, et j'aurais subi toutes espèces de privations et de
peines, mais il n'y a (personne qui offre son honneur
pour l'être qu'il aime.
NORA.
Des milliers de femmes l'ont fait.
HELMER.
Oh ! Tu penses comme une enfant, et tu parles de même.
NORA.
SoitI Mais tu ne penses pas, tu ne parles pas comme
un homme que je puisse suivre. Une fois rassuré, non
sur le danger qui me menaçait, sur celui que tu crai-
gnais, toi tu as tout oublié. Je suis redevenue ton oiseau
chanteur, la poupée que tu étais disposé à porter dans
tes bras comme avant et avec plus de précautions, puis-
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l60 UNB MAISON DE POUPÉE
que tu avais découvert que j'étais plus fragile. (Elle se lève.)
Ecoute, Torvald. A ce moment il m'a paru que j'avais
vécu huit ans dans cette maison avec un étranger, et que
j'avais eu de lui trois enfants. Ah I je n*y veux pas pen-
ser. Cela me donne envie de me déchirer moi-même.
HELMER9 sourdement.
Je le vois hélas! je le vois. Il s'est ouvert entre nous
un abîme, mais dis, Nora, ne peut-il se combler ?
NORA,
Telle que je suis maintenant, je ne puis pas être ta
femme.
HELMER.
Je puis me transformer.
NORA.
Peut-être, si on t'enlève ta poupée.
HELMERi
Me séparer de toi ! de toi, non, non, Nora. Je ne puis
me résigner à cette idée.
NORA, se dirigeant Ters la porte de droite.
Raison de plus pour en finir.
Elle sort et revient avec son manteau, son chapeau et un petit sac de
voyage qu'elle pose sur une chaise près du guéridon.
HELMER.
Nora, pas encore, pas encore. Attends demain.
NORA, mettant le manteau.
Je ne puis passer la nuit sous le toit d'un étranger.
HELMER.
Mais nous pouvons vivre par la suite comme des fr.è-
res.
NORA, mettant son chapeau
Tu sais bien que cela ne durerait pas longtemps.
(Jetant le châle sur sesdpaulcs.) Adieu, Torvald, je ne veux
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ACTE TROISIÈME l6i
^ pas voir les enfants. Je sais qu'ils sont dans des mains
meilleures que les miennes. Dans ma situation actuelle
je ne puis pas être une mère pour eux.
HELMER.
Mais un jour, Nora, un jour?
NORA.
Que te répondre^ J'ignore ce qu'il en sera de moi.
HELMER.
Mais, quoiqu'il en soit de toi, tu es ma femme.
NORA.
Ecoute, Torvald, quand une femme abandonne le do-
micile conjugal comme je le fais maintenant^ les lois,
dit-on, affranchissent le mari de toute obligation envers
elle. En tout cas, je t'en tiens quitte, il n'est pas j uste
que tu sois enchaîné quand je ne le suis pas. Pleine li-
berté pour tous les deux ! Tiens, voici ton anneau. Rends-
moi le mien.
Cela aussi ?
Oui.
Le voici.
HELMER*
NORA.
HELMER.
NORA.
Merci. Maintenant tout est fini. Je te laisse les clefs.
La femme de chambre est au courant de tout, mieux
que moi. Demain, après mon départ, Christine viendra
emballer tout ce que j'ai apporté ici. Je veux qu'on me
l'envoie.
HELMER.
Tout est-il fini I Tu ne veux donc plus penser à moi,
jamais» Nora!
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103 UNE MAISON DE POUPEE
NORA.
Bien sûr, je penserai souvent à toi, et aux enfants, et
à la maison.
HELMER.
Puis-je t'écrire ?
NORA.
Non, jamais, je te le défends.
HELMER.
Ohl... mais je puis t'envoyer...
NORA.
Rien, rien.
HELMER.
T'aider si tu en as besoin.
NORA.
Je te dis que non... Je n'accepte rien d'un étranger.
HELMER.
Nora, ne serai-je jamais plus pour toi qu'un étranger?
NORA, prenant le sac de voyage.
Ah ! Torvalds il faudrait pour cela le plus grand des
prodiges.
HELMER.
Lequel ?
NORA.
Il faudrait nous transformer tous deux au poiilt...
hélas I Torvald, je ne crois plus aux prodiges.
HELMER.
's moi je veux y croire I Dis, quel est ce prodige?...
devons nous transformer tous deux au point que...
NORA.
point que notre union devienne un véritable ma-
Adieu !
Elle sort. On entend se fermer la porte de la rue.
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ACTE TROISIÈME l63
SCÈNE XVII
HELMER^ seul, se laissant tomber sur une chaise près de la porte> et
cachant son visage dans ses mains.
Noral Noraf (Il relève la tête, et regarde autour de lui.) Elle
est partie... elle est partie. (Avec un éclair d'espoir.) Le plus
grand des prodiges !
11 sort à son tour, on entend se refermer derrière lui la porte de la
maison.
Rideau.
FIN
Imprimerie Générale de ChâtillouTSur-Seine •— A Pschat.
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Digitized by CjOOt IC
3\le
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fr.
P. D*AIGREMOHT
A J. DORHAT
A/ère et Martyre, 5 a.. 1 50
M. BEAUBOURG
La Vie muette^ 4 actes. 2 •
FR. BEAUVALLET
Le Forgeron de Chà-
leaudun, 5 actes. . . 2 >
Le Porturdu ?»• 15,5 a. 2 »
B. BJORNSON
l'ne faillite, 4 a. {adap-
Intton Schurmann et
J. Leinaire) 2 »
H. BLONDEAU &
L. JONATHAH
Carnoty 5 actes. ... 2 »
ERNEST BLUM
L'Espion du Eoi, 5 act. 2 »
liose Michel, 5 actes . 2 »
G. DE BOMPAR &
H. DUCHEZ
L'Espionne, 5 actes , • 2 »
Sacrifice! ft actes. . . 2 »
BOHIS-CHARANCLE
L'Outrage, 1 acte. . . 1 »
R. BRIHGER d:
G. RENNES
Le Bâtard Bouge, 3 a. 2 >
G. CHABiPAGNE
Les Martyrs de Stras-
bourg, 5 actes. ... 2 »
PAUL CHARTON
Devant l'Ennemi! h &. . 2 »
JULES CLARETIB
Les Mirabeau, 5 actes. 2 »
Le Bégiment de Cham-
pagne, 5 actes. ... 2 >»
HENRI CRISAFULLI
La Fat aise de Pen-
marck, 5 actes ... 2 >
Les Postillons de Fou-
gerolles, 5 actes. . . 2 »
P. DECOURCELLE
Les Deux Gosses,^ Isihl. 2 »
HENRI DEMESSE
Le Drame de Charmet-
tes, 6 tableaux ... 2 »
Les Mères rivales, 5 a. 2 »
A. D'ENNERY &
J. BRÉSIL
Diana, 5 actes .... 2 »
A. D'ENNERT A
E. CORMON
Une Cause célèbre, G t. 2 »
Les Ueuc Orphelines,
5 actes 2 »
A. D'ENNERY &
E. TARBE
Martyre! 5 actes ... 2 «
' DESCAVES
-, 1 acte. ... 1 f>0
1ESCAVES A
. DARIEN
ons, 1 acte. , 1 50
RICE DRACK
DRAMES (Format grand in-18 jésu8)W^
fr. c,
ECHEGARRAY
Le Grand Galéoto, 3 a.
(Adaptation Soliur-
mann etJ. Lemaire). 2 »
FONTANES
Le Porteur aux Halles,
5 actes 2 »
FONTANES d: DECORI
La Fille du garde -
chasse, 5 actes. ... 2 >»
PHILIPPE GILLE A
W. BESNACH
Bobert Maxiaire, 4 a.. 2 »
GRANGENEUVE
AmAra/ 4 a. (in-S»} . . 4 »
E. GUGENHEIM
& G. LE FAURE
Jean la Cocarde, 5 act . 2 »
GASTON HIRSOH
En Grève. 5 actes. , . :i »
HENRIK IBSEN
Les BeaenantSy 3 actes,
(Irad. K. Darzeas . . 2 »
FERNAND ICRES
Les Bouchers, 1 acte. . 1 ."SO
G. DELABRUYÈRE
Le Betour de l'Aigle,
1 acte 1 r>0
I H. LAFONTAINE &
G. RICHARD
Pierre Gendron, 3 a.. 2 »
I CAMILLE LE MONNIER
A. BAHIER
A J. DUBOIS
Un Mâle, 4 actes ... 2 >
P. MAHALIN
d: L. PÉRICAUD
La Belle Limonadière,
5 actes 2 »
GASTON MAROT
Aw^tfr-'au, 5 actes. • . 2 »
La Casquette au père
Bugeaud, 5 .-ictes . . 2 «
Casse- Museau, 5 actes. 2 »
Klëber, 5 actes .... 2 »
La Petite Mionne, 5 a. 2 »
GASTON MAROT
A L. PERICAUD
Les Français au Ton-
kin, 5 actes 2 » I
Jack l'Évcntreur, 5a. 2 »
LaMère la Victoirf,'-) R. 9, »|
Le Père Chassela<:, 5 a. 2 « '
J. DE MARTHOLD
Caïn, 5 actes 2
Le Juge dJnstruction,
5 actes 2
Pascal Fargeau, 1 act. 1
JULES MARY
Fée Printemps, o act . 2
La Pocharde, 5 actes . 2
Sabre au Clair, 5 a.. 2
JULES MARY A
G. GRISIER
Maître d'armes, 5 a.. 2
Le Bégiment, 3 actes . 2
finninr.l/j-Ffnntp.. 5 act.. 2
JULES MARY
A E. ROCHARD
Z,e5 Dernières Cartou-
ches, 5 actes 2 »
A. MAUJAN
Jacques Bonhomme, ù B. 2 *
EMILE MAX
Z,«« Cambrioleurs, 5 a.. i •
Carmagnol, 5 actes . . 2 >
Jacques Foyan, 1 acte . 1 »
j Serment tf'ivroyne, la. 1 »
I O. MÉTENIER
, Lfi (a serole, 1 acte. . 1 50
, Fn Famille, 1 acte . . 1 50
X. DE MONTEPIN
La Femme de Paillasse,
I 6 actes 2 <
I La Maison du Mari,b a. S »
I X. DE MONTEPIN A
J. DORNAY
I La Marchande de
! Fleurs ,ô actes . . 2 »
^ LaPolicièi^e,^\.Kh\.. . 2 »
La Porteuse de Pain,}i a.. 2 »
L. MULLEM
/>an« Z« Béve, 1 acte. . 1 50
\ Une Nouvelle École,in. 150
I OSTROVSKY
L'Orage, 5 a. (Iraduct.
I l'avlovsky et Mété-
I nier) 2 »
I GEORGES PETIT
L'Affaire Fauconnier^
I 4 actes 2 >
I Le Grand-Père, 1 acte. 1 •
EDOUARD PHILIPPE
Casque en fer, 5 actes. 2 ■
La Petite Duchesse, 5 a. 2 »
CH. RAYMOND
La Faim, 1 acte. ... 1 50
G. RENNES db L. VIDAL
Victime ! 5 actes. ... 2 »
GEORGES RICHARD
Les Enfants, 3 actes. . 2 >
A. ROUQUÈS
' La Première salve, la. 1 »
I JEAN SIGAUX
Le Paysan, 1 acte. . . 1 ■
A. SYLVESTRE A
G. MAILLARD
La Téfi, 4 actes. . , . 2 •
TOLSTOÏ
La Puissance des Ténè-
bres, 5 a. trad. (Pav-
lovsky et Méténier) . 2 »
ALFRED TOUROUDE
Jane, 3 actes 2 •
Uji Lâche, 5 actes. . . 2 »
L'Oubliée, 4 actes. . . 2 »
Le Secret de Bocbrune,
5 actes 2 «
L. TRÉZÉNIK
La Françoise, 1 acte. . 1 »
V. DE L'ISLE-ADAM
L'fèn/isinn. i ai»** . 1 JSO
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