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EDOUARD ESTAUNIË
UN SIMPLE
PARIS
UBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET C", LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QU*1 DES OIANDS-lUGUSTIKa, 35
UN SIMPLE
EDOUARD ESTAUNIÉ
UN SIMPLE
^■4^-
^'f^'
PARIS
LIBBAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET C«, LIBRAIRES-ÉDITEURS
1891
Toiu AroUM itienit
* •(
i
A GUY DE MAUPASSANT
UN SIMPLE
*
Elé comme hiver, chaque malin Stéphane Des-
• chantres se levait à six heures : avant même que le '
réveil eut cessé sa sonnerie stridente et métallique,
il sautait au bas du ht et s'habillait gravement,
mettant un soin extrême à brosser ses habits, ou à *
lisser leurs faux phs. Quand il avait fini, il allait
dans la salle à manger, allumait une lampe à esprit
de vin au dessus de laquelle une tasse de chocolat
était installée depuis la veille : puis accoudé sur la
table, un livre devant lui, il attendait d'être tiré de
son travail par le chant assourdi du liquide en* train
de bouillir.
A 7 heures moins 20, il descendait l'escalier, prenait
1
2 ^ UN SIMPLE
la rue des Balances, laissant derrière lui le massif
rouge des Jacobins, ensuite la rue Saint-Romme en-
roulée en sinuosités bizarres et traversait la place des
Carmes, dont les candélabres de bronze semblaient
aux quatre coins des trophées de canons oubliés.
Enfin, très lentement, il descendait la rue du Vieux-
Raisin... A ces heures matinales tout s'éveillait dans
Toulouse; quelque chose ressemblant au bâillement
d'un dormeur qui s'étire, un grand murmure indis-
tinct montait de la ville et déjà des ombres pas-
saient ici et là, femmes le panier au bras se rendant
au Capitole pour le marché, dévotes en train de
quérir une messe, ouvriers arrivant des faubourgs.
De loin en loin, les auvents de boutiques s'ouvraient,
avec un tapage de planches entrechoquées ; des cris
en patois, merveilleusement sonores, s'échangeaient
d'un côté des rues à l'autre. Tout à coup, un fré-
missement courait dans les clochers de la ville ; des
carillons surgissaient en tous les coins, remplis-
sant aussi le ciel de commérages éperdus : celui de
Saînt-Sernin très grave et perdu dans les hauteurs,
celui de la Dalbade coquettement gazouilleur, celui
du Taur à demi fêlé : il était 7 heures...
Stéphane alors montait au second étage du n^ 20
et sonnait. M. Mouillac ouvrait lui-même, et lui ser-
rant la main avec une sorte de pression fébrile, disait :
UN SIMPLE 3
— Bonjour, Monsieur, vous allez bien ?
U réipondait* :
— Très bien, Monsieur.
En silence, tous deux entraient dans la chambre à
coucher, encore imprégnée de l'odeur du lit et de la
nuit passée là. Puis, sans ajouter une parole, ils se
mettaient devant un tableau noir et commençaient :
— Nous avons vu la dernière fois que :
iga — tgb
l+tga tgb
Depuis un an, c'était ainsi chaque jour et dans
cette ponctualité craintive toute la vie de Stéphane se
trouvait résumée.
11 avait alors 18 ans, l'âge des enthousiasmes, des
chimères qui hantent, de l'éveil de l'être à l'inconnu
de la vie, mais on aurait cru que rien de pareil ne
l'eût encore touché du bout de l'aile ; il paraissait
plutôt replié sur lui-même, et acharné à la stricte
observance de ses devoirs imposés.
Souvent malade, il avait les yeux bleu faïence
que nul élan ne traverse, les paupières très rouges
et sur les joues des, colorations violacées trop
intenses, comme s'il souffrait perpétuellement du
froid. Point de moustaches, seulement.au dessus des
4 UN SIMLPE
lèvres un duvet. blanc à peine visible, et sur tout le
visage un air non fini, une apparence d'inertie faisant
aussitôt penser qu'il devait être très bon mais, très
naïf, peut-être très tendre, peut-être aussi très
malheureux.
Autrefois on l'avait mis au collège Sainte-Marie, der-
rière Saint-Sernin ; tout de suite cette vie en commun
l'avait désorienté. Ses camarades lui faisaient peur.
Lorsqu'on classe on l'interrogeait, il n'osait répondre
ou parlait si bas qu'on ne l'entendait pas.. Et peu k
peti, sa gaucherie était devenue le point de miredes
joyeuselés. Dès qu'on appelait Deschantres, un rica-
nement roulait le long d«s tables, comme à l'aubaine
d'une minute drôle. Alors, un tremblement le pre-
nait, une rougeur l'envahissait et balbutiant des
mots inintelligibles, il perdait contenance ou parfois
pleurait de confusion.
Il y était resté deux ans, deux années de supplice
consumées à conquérir pied à pied un renom de
bêtise et d'incapacité notoires. Après, sa mère avait
voulu le mettre externe daxis une boite, une sorte de
chauffoir dont deux ou trois élèves montaient le renom
en en suivant les cours gratis. Mais la maladie
s'était mise en travers de ces beaux projets; il avait
Gu des rhumatismes articulaires, une . série de dou-
eurs achevant de ployer son corps, si bien qu'à
UN Simple 5
• • • • .
dix-huîl ans il se trouvait à peine remis, ne sachant
guère qua rôrtljiographe et des bribes de latin fichées
de force dans sa cervelle.
— Pauvre garçon! disait-on de lui... uïi simple!
— Un imbécile, disait sa mère en haussant les
épaules. S'il» arrive jamais à décrocher un examen,
"j*y perdrai bien mon nom.
Cette pensée avait le don d'exaspérer ^P^ Des-
chantres ; souvent le soir, au repas que servait une
femme de ménage, — car ils étaient de fortune trop
modeste pour se donner le luxe d'une domestique à
demeure — il arrivait qu'elle lui fit dès scènes sans
raison apparente. •
— Ton frère ne m'aurait jamais donné un pareil
ehiagrin ! il travaillait, du moins^..
— Mais, ma mère, je vous assure...
— Tais-toi, on fait ce qu'on peut ! répondait-elle
levant les yeux vers le plafond, la main posée devant
sa bouche comme pour étouffer un soupir doulou-
reux.
Et de fait, moralement et physiquement, il était une
anomalie dans la famille entre son frère, un solide
gars à fredaines, qui enragé de paresse avait fini
par endosser là capote d'artilleur, et sa mère, une
grande femme à taille svelte, avec des yeux d'une
inmiobilité pénétrante oii la pupille se fondait dans
6 UN SIMPLE
l'iris, ayant le geste lent, la parole sèche et sous sa
froideur apparente un air d'égoïsme traître.
M™' Deschantres était de Nancy : le hasard des
changements de garnison l'avait conduite à Tou-
louse à la suite de son mari, capitaine de génie
mort depuis deux ans déjà d*anémie cérébrale,
d'autres assuraient de chagrin domestique. Depuis,
, sous ses vêtements de deuil, elle gardait une impas-
sibilité noire désagréable à l'œil. Elle s'était jelée
dans une dévotion outrée, tout entière dans les robes
de prêtres, ne rompant la monotonie de son intérieur
qu'en l'honneur des soutanes. Avec cela, sa piété
s'émaillail parfois de paroles crues, lancées dans
l'obscurité du soir avec une expression bizanv qui
donnait à penser. A certaines intonations, à des
gestes imperceptibles, on devinait que cet le froideur
était un leurre, une comédie jouée pour dépister
des curiosités ou de mauvais vouloirs.
Comédie aussi, avec son fils, passant sans
rime ni raison, d'effusions ridiculement outrées, à
des colères injustifiées pour un col mal mis ,
une tache sur un veston, ou un retard au dé-
jeuner.
Les jours de migraine surtout étaient féconds
en orages. Ils arrivaient presque chaque semaine î
M""" Deschantres restait alors au lit, se faisant
♦.
ï
UN SIMPLE 7
servir par lui comme par un domestique. S'il apportait
le thé tiède, s'il mettait moins d'empressement à
accomplir ses volontés, elle avait des mots durs, des
violences de langage dont il ressentait vaguement
l'injustice sans oser s'en défendre.
Même à ces heures-là, la pensée n'était jamais
venue à Stéphane d'imiter son frère et d;e quitter
le logis. La seule idée d'abandonner la maison, pour
mener l'existence de garçon dont tant d'autres
autour de lui raffolaient, lui causait un effroi. La
liberté l'épouvantait.
11 aimait l'ordre, les choses méticuleusement arran-
gées, l'époussetage à outrance, les placards où
chaque objet dort enveloppé dans du papier de
journal, se plaisait à inventer des combinaisons de
placement pour que l'effet de ces empilages fût
plus harmonieux, ou qu'il y eût plus de place libre.
Ses cahiers de cours étaient tous enrichis de barres
faites à la plume avec autant de soin que dans un
dessin linéaire et, pour une tache d'encre trouvée
sur ses livres, il éprouvait une violente contrariété.
Tous les menus détails de l'intérieur lui plaisaient; il
s'en occupait avec un contentement intime, jouissant
du plaisir de contempler des choses à leur place
restant, le plus souvent silencieux parce que les mots
ne lui venaient pas.
8 ' UN SIMPLE
»
Une fois un de ses professeurs lui reprochait cette
apparente stérilité de pensée :
— Je ne sais pas dire, répondit-il confus ; je pense ;
quand j'ai pensé, je m'exprime comme cela vient, en
une phrase, mais je ne vois rien autre...
C'était vrai : il pensait. Paifois il lui arrivait de
s'abandonner à des. rêveries, d'être perdu dans un
monde vague et d'éprouver soudain des frissons de
convoitise, le besoin de s'arracher à une existence
chrohométrique. Alors il s'effrayait de ces échappées
comme d'audaces condamnables et il tentait de les
chasser iainsi que des mauvais désirs. .
Depuis la mort de son père, leur vie s'écoulait ainsi,
M""®Desehantres oscillant entre ses migraines et ses
devoirs de piété, Stéphane toujours près d'elle ou
parfois s'occupant du ménage, quand la domestique
leur faisait faux-bond. Vie monotone, sans autres
accidents que les mauvaises humeurs journalières,
heures lentes et traînées.
• A certains soirs, quand le jour tombait et qu'un
air froid courait dans l'obscurité du salon où ils se
tenaient, M"™^ Deschantres bâillait avec un grelotte-
ment nerveux qui était son tic.
— Quelle existence ! disait-elle.
Il répondait :
— ^ Si seulement vous alliez bien ma mère...
. UN SIMPLE
9
— Ah ! du temps de mon pauvre mari, reprenait-
elle, ce n'était guère ainsi.*
Défait jamais elle ne parlait de ce passé sans qu'un
éclair traversât ses yeux et il semblait qu'elle fût
brûlée de souvenirs. Dieu sait pourtant les bruits
qui couraient encore sur le bonheur de leur mé-
nage !
Leur solitude relative rendait surtout les journées
longues. M"''*Deschantres ne voyait presque personne,
quelques connaissances seulement dues au hasard et
dont on ne savait ni l'entourage ni les origines. Sa
froideur glaçait l'intimité; quant aux parents elle
s'était brouillée avec tous, Stéphane ne savait pour-
quoi. Jusqu'aux Ferramus, leurs cousins germains
pourtant, installés réceinmentàBelpech, à cinquante
kilomètres de Toulouse, qui n'avaient pas daigné
venir, ni envoyer un faire-part de leur mariage !
Aussi lorsqu'elle abordait ce sujet, en prenait-elle
prétexte à tirades contre la famille : « une congréga-
tion de gens associés par la nature pour se mieux
nuire » disait-elle aigrement.
Stéphane, lui, ne s'ennuyait pas ; sa mère, les soins
de la maison et ses répétitions lui donnaient assez
d'occupation pour remplir le temps. Etrange chose,
au reste, que ces répétitions avec M. Mouillac !
Depuis un an elles avaient bouleversé sa vie.
10 UN SIMPLE
Méticuleusement méthodique et sans force d'ima-
gination, il avait cru mordre aux mathématiques et
demandé à sa mère d'abandonner les lettres pour
tenter le baccalauréat es sciences. Un rêve, ce
parchemin entrevu dans un lointain idéal, comme
une réponse miraculeuse aux reproches dont sa
médiocrité était écrasée! On avait alors découvert
un professçur très inconûu mais bien pensant, qui
moyennant trois francs par heure dut lui distribuer
la manne algébrique et lui révéler les froides
magnificences de la géométrie.
— C'est par acquit de conscience, disait M""*" Des-
chantres, je sais bien d'avance qu'il n'aboutira
jamais qu'à un échec, il est si bète !
• Par un caprice curieux de l'existence, le maître et
rélève, ainsi fortuitement rencontrés, se trouvèrent
taillés sur le même modèle, de timidité ployée.
M.Mouillac avait quarante ansjes épaules voûtées,
et ce ratatinement de physionomie des vieux, dont
les ans ont parcheminé chaque muscle.
De son passé, on ne savait rien, sinon qu'il était
sans fortune et dévorait des x en guise de pain.
Le plus souvent il demeurait perdu dans une imagi-^
nation peuplée de symboles, de problèmes compli-
qués ou irréalisables. Et c'était au fond de lui une
extase perpétuelle en présence de ces équations
UN SIMPLE 11
tourmentées, de ces fonctions vagues dont sa tête
se remplissait du matin au soir.
11 s'exprimait lentement, avec un accent méri-
dional très chantant, éprouvait des frayeurs- inouïes
devant un inconnu. Lorsque Stéphane était venu les
premiers jours, il avait eu toutes les peines du
monde à reprendre avec lui son aplomb. Leurs
rapports pourtant étaient stéréotypés. Son — Bon-
jour Monsieur, vous allez bien ! Donnez-vous la
peine d'entrer, — n'avait encore varié qu'une fois, la
veille du jour de l'an, quand Stéphane lui offrit un
sac de marrons glacés en balbutiant deux ou trois
mots de souhaits heureux. Le pauvre homme, à cette
minute, se sentit ému comme par une grande marque
de tendresse. Silencieusement il ouvrit le cornet, fit
goûter un marron à son élève, puis, en prenant un
autre, répondit d'un ton tremblant :
— Vous êtes trop bon! ils sont excellents.
Ce fut tout. La répétition reprit, sérieuse autant
que d'habitude.
Devant le tableau noir seulement, il retrouvait
son assurance. Alors sa voix se gonflait avec des
sonorités triomphantes ; les rudiments de la science
eux-mêmes, d'une banalité si facile, lui arrachaient
des exclamations de joie.
Son enseignement avait été ti:ès pénible d'abord.
12 UN SIMPLE
•
Stéphane ne parvenant pas ' à le suivre ; chaque
leçon se passait en colères et en objurgations ter-
rifiantes. Lorsqu'au cours d'une interrogation,
M. Mouillac s'apercevait soudain que rien n'avait été
compris, il s'en allait à grands pas dans la chambre,
criant à pleins poumons son désespoir : •
— C'est insensé! A quoi bon vous donner des-
leçons ! vous figurez-vous que je vous laisserai vous
présenter? ce serait monstrueux! j'en rougirais
jusqu'à la racine des cheveux !
Stéphane balbutiait, n'osant dire la rude pioche à
laquelle il s'était livré, ni son acharnement à suivre
lès détours d'un raisonnement dont il ne parvenait
pas à réunir les fils.
— Taisez-vous, Monsieur, criait M. Mouillac, vous
n'y comprenez rien !
11 y avait un silence, et soudain, d'une voix. très
douce, comme, ressaisi par une attraction involontaire,
il reprenait la craie : puis, avec une patience têtue,
il expliquait de nouveau la question, accumulant les.
éclaircissements, pareil à un peintre retouchant une
œuvre chère dégradée piar le temps.
Au fond, il s'était pris d'une affection inexprimée
pour ce. grand garçon plus timide que lui, devi-
nant qu'il luttait de toutes ses forces contre son
intelligence impuissante ; il avait fait sa chose
UN SJMPJ.E 13
d'obtenir la réussite. Stéphane aussi éprouvait près
de lui une chaleur communicative, une confiance
apaisée jamais ressentie auprès dé sa mère. Même ce
contact, à la longue, semblait avoir avivé son esprits
11 y avait des jours où il comprenait f
Comprendre!
Parfois il se hasardait à pousser des colles,- à pré-
, senter des problèmes de physique ridiculement
naïfs que gravement ils discutaient, M. Mouillac les
prenant d'en haut, lui se butant à de petits faits qui
lui voilaient la réalité comme ces écrans minuscules
qui, trop rapprochés de l'œil, voilent tout l'horizon.
Et .c'était une curieuse chose ces deux êtres s'atta-
cliant ainsi par une amitié grandissante, sans avoir
jamais échangé une syllabe autre que leurs' spécula-
tions sèches de géométrie "ou d'algèbre*
Devinaient-ils que la vie les traiterait avec la
même dureté? N'était-ce pas plutôt cette prescience
inexphpable et fréquente réunissant par une force
• d'aimant les cœurs qui vibrent? Tous deux, sans
• s'en douter peut-être, avaient dans l'àme un grand
• besoin d'aimer qui sommeillait, une mélancohe mala-
dive pareille à une attente, ce malaise vague des
prédestinés delà souffrance.
Quand après leur heure de réunion, le matin, Sté-
phane ayant pris ses livres, se retolirnait pour dire :
14 UN SIMPLE
— Au revoir, Monsieur, à demain sept heures,
on eût dit qu'une infinité de paroles se cachât sous
cette simple banalité.
— Au revoir, Monsieur, répondait M. Mouillac, lui
serrant la main, oublieux des tempêtes et des malé-
dictions jetées souvent une minute auparavant.
Et plus d'une fois, tandis que Stéphane s'en allait
le long de la rue, plus mis en joie par les équations
de ce rêveur que par toute la tendresse glacée
de sa mère, il arriva que M. Mouillac, depuis sa
fenêtre, le regardait furtivement, avec uu sourire
vague et un rayonnement dans les yeux... comme
devant un ouvrage de Fresnel ou une géométrie de
Chasles.
Il
Ce matin-là, il pleuvait, pluie d'été chaude, à odeur
fade. Dans la rue, des ruisseaux jaunes sautant
sur les pavés pointus : l'eau tombait, giclant, éclabous-
sant, faisant tordre la boue gluante, et cela montait,
montait... 11 semblait que jamais l'averse ne finirait,
que le ciel entier crevait sur la ville ou qu'un grand
fleuve fourvoyé roulait à travers les maisons.
Le dos courbé sous l'averse, le parapluie secoué à
chaque coup de vent s'engouffrant dans les arbres,
Stéphane Deschantres descendait les allées Saint-
Michel avec M. Mouillac.
Un phénomène, cette sortie en commun après la
répétition : il avait fallu un événement unique pour
les enlever ainsi au pli de leurs habitudes et les
jeter dans une causerie le long de la promenade par
une pareille tempête.
En fait, ils en avaient le cœur plein, l'âme presque
retournée. Tout à l'heure en arrivant, Stéphane avait
16
UN SIMPLE '
*
tirédesapochesalettrede convocation; elleélait venue
en relard, une erreur du secrétaire de la Faculté
sans doute ou une omission de la poste — on ne pou-
vait savoir — et elle fixait i»our date des examens
écrits de M. Deschantres après -demain samedi
?9. juillet 1886.
— Après-demain samedi !...
En entendant cela, M. Mouillac était devenu très
pâle, puis avait répliqué d'une voix tremblante :
— C'est donc aujourd'hui notre dernière leçon !
Et il y avait eu dans ce mot quelque chose de poi-
gnant, comme à l'approche dlune séparation indéfi-
nie, ou à la cessation d'une grande joie possédée.
— fLa dernière... avait répété Stéphane.
Tous deux dirent cela du même ton que lorsqu'on
dit « le dernier soupir » en parlant d'un être aimé
se débattant dans l'agonie. C'était la clôture de leur
intimité tacite, la fin des venues chaque matin en
même temps que des bousculades chères devenues
une nécessité pour leurs vies dépaysées, le tiret sec
et noir mis par le caissier au bas de la liquidation de
fin d'année... Elève et maître s'en sentaient glacés de
tristesse. La crainte d'un refus planait aussi sur eux.
Tout en suivant par la force de l'habitude le train
coutumier de la répétition, ils étaient dévorés d'in-
quiétude, bien à autre chose vraiment qu'à ce qu'ils
UN SIMPLE
17
écrivaient sur le tableau. Même deux ou trois fois
M. Moùillac s'embrouilla, perdant le. fil des théo-
rèmes, ce qui jamais encore ne s'était vu. Quand
après une longue recherche il eut enfin retrouvé
la voie, il dut s'excuser :
— Pardonnez-moi, ce n'est pas ma faute... je suie
très fatigué ce matin...
Comme si l'on ne voyait pas son émotion et qu'il
tremblait de la tête aux pieds !
L'heure terminée, au moment de partir et de pro-
noncer le banal « au revoir », le maître avait eu
une résolution soudaine :
— Je vous accompagnerai jusque chez vous ce
matin, cela me fera du bien.,., je suis mal à l'aise ,
aujourd'hui.
— C'est qu'avant de rentrer, je passe par la gare
Matabiau; nous iattendons une cousine...
. — Hé bien, tant mieux ! parbleu ! puisque c'est
pour marcher que je "sors...
Et ils étaient descendus, réunis. pour la première
fois dans une causerie intime où ni Fal^èbre ni la
descriptive n'avaient plus que faire.
Depuis deux jours, au surplus, les surprises se suc-
cédaient chez les Deschantres. Hier soir, la lettre de
convocation, cette annonce terrifiante des épreuves
à subir ; avant-hier, une enveloppe de . Bëlnech à
2 .
18 UN SIMPLE
écriture fine, très serrée... En la déchirant M"* Des-
chantres avait eu un sourire énigmatique et une
sorte d'éclair dans le regard...
C'étaient quelques mots charmants de la cousine,
mots sans embarras, paraissant plutôt une causerie
continuée qu'une cessation d'hostilité entre gens
qui ne se sont jamais vus.
L'installation de Belpech était enfin complète, et
pour la première fois depuis son mariage
M'"Terramus se décidait à venir à Toulouse. Grand
malheur, son mari ne pouvait l'accompagner, mais
on ferait connaissance quand même, et peut-être
mieux : les maris sont si gênants !...
11 y en avait ainsi deux pages, que Stéphane avait
écoutées gravement : chose curieuse, ce papier^ lui
causait un malaise vague, et pourtant, au fond de
l'âme il s'était senti tout de suite de la reconnais-
sance pour cette cousine qui, la première, rompait
l'ostracisme sans raison dont sa mère semblait
frappée parles siens : il éprouva aussitôt un désir de
la connaître mêlé à une involontaire anxiété, comme
si d'avance il eût deviné que cette inconnue dont il
ne savait rien jouerait un rôle dans sa vie, et que son
bonheur peut-être dépendrait d'elle...
Vite, on avait récrit qu'elle serait attendue à la
gare, elle reconnaîtrait Stéphane à son costume
UN SIMPLE 19
noir, < un grand garçon rouge tournant sur lui-
même » ; l'on comptait sur elle pour la journée
entière... plus, si elle pouvait.
Maintenant il allait à sa rencontre.
Tout en écoutant M. Mouillac il éprouvait un fré-
missement de trouble, cet effroi des visages nou
veaux qui n'est ni joie ni douleur mais une sorte
d'instinct de préservation. Saurait-il seulement la
retrouver dans le va-et-vient du débarcadère? Sa
timidité était retournée à l'idée qu'il faudrait la
ramener chez lui, causer avec elle, lui, ce taciturne
qui savait si peu dire... car les femmes surtout le
décontenançaient et il en gardait la crainte comme
si leurs sourires cachaient une moquerie de ses airs
gauches.
La pluie tombait toujours : par instant l'eau les
fouaillait les enveloppant d'un brouillard. Au dessus,
sur les glaçures des feuilles de platane, elle causait
un grondement de chocs drus et pressés, et tout
était désert... De loin en loin seulement, des gens
qui couraient pour échapper à l'ondée, ou une voiture
passant avec l'allure flasque des choses trempées.
M. Mouillac parlait sans s'arrêter; on eût dit qu'il
éprouvait le besoin de s'étourdir dans un flot de
paroles. Une dernière fois il passait en revue les
accidents possibles, les formules usuelles, ou des
20 UN SIMPLE
méthodes générales pour résoudre des problèmes. Il
entrait même dans des détails minutieux : il fallait très
bien écrire, aligner les équations pour qu'elles n'aient
pas l'air de bariolures informes : la copie devait avoir
de l'œil, ce je ne sais quoi de bien tenu qui est déjà
la ipoitié de la solution.
— Et qu'il ne craignît pas de donner des explica-
tions ! Ces geris de Faculté sont si pressés lorsqu'ils
corrigent, qu'ils pourraient ne pas faire attention,
sauter des lignes !
Mais tant de verbiage sonnait faux. On sentait
dans ses gestes et son accent quelque chose de forcé;
ïl n'était évidemment pas descendu pour parler de
cela, ni pour ressasser des conseils déjà donnés
vingt fois. Seulement au moment de dire, le coeur
lui manquait; et ils continuaient d'avancer côte à
I
côte, l'allure indifférente, lui avec une abondance de
gestes, Stéphane gardant son apparence habituelle
de tristesse calme.
Tout à coup, M. Mouillac eut une exclamation ;
— Avant tout, pas d'idées de recalage !
Stéphane fit un geste lassé :
— Je ne me fais pas d'illusion. Monsieur, je serai
refusé.
— Par exemple !
Alors M. Mouillac s'emporta; c'était absurde de
UN SIMPLE
21
déclarer d'avance qu'il serait vaincu, le meilleur
moyen.de l'être en effet... Fût-il dix mijlle fois plus
faible, il avait encore les hasards pour lui.
— Oh! le hasard !...
Mais Stéphane l'interrompit :
— Voyez-vous, Monsieur, ce serait trop -beau;
no\is n'avons jamais eu de chance à la maison, je
ne sais pourquoi...
Et cette phrase découragée sembla un reproche
si jiavrant de ce grand innocent à la vie qui jamais
ne lui avait souri, que M. Mouillac en fut saisi et
brusquement tomba dans une rêverie.
— Croyez-moi, répondit-il après un instant, ici-bas
chacun possède son lot de chagrins, mais au bout de
■
toute vie le total est le même; si pour vous il a grossi
vite, c'est preuve qu'il ne s'accroîtra guère et fera
bientôt place aux joies...
»
Stéphane hocha la tête et ne répondit pas.
M. Mouillac eut ensuite un grand soupir et. reprit .
d'un ton tremblant :
— Je tacherai d'être à la Faculté lundi au hioment
de l'admissibihté... pour l'oral aussi... cela vaudra
mieux/..
r— Si vous été» trop occupé. Monsieur, ne vous
dérangez pas.
— Si, j'essayerai. Cela dépendra de circonstances
••
22 UN SIMPLE
spéciales, parce que vous ne savez pas... Oh, c'est bien
indifférent! Mais enfin, je suis en train de prendre
une grande décision ces jouri^-ci... oui, une déter-
mination très grave... très grave...
Sa voix s'était tout à coup voilée d'un tremble-
ment, et un éclair de joie lumineuse passa sur sa
figure ratatinée tandis qu'il continuait très bas :
— Oui, je vais me marier, peut-être !...
— Vous marier !
Stépkane eut un mouvement d'étonnement,
presque d'incrédulité. M. Mouillac se mariait! ce
mot si banal — se marier — lui causait une stupé-
faction. Jamais encore il n'avait pensé que cela put
arriver dans la vie réelle, tant le mariage jusque-là
lui était apparu comme un événement de roman,
sorte d'arche mystique, désirée, mais tuant les pro-
fanes osant y porter la main.
— Oui, me marier, répétait M. Mouillac, tout éclairci
par son aveu, me marier ! N'en dites rien, surtout!...
je ne sais pas encore... et puis, je ne l'ai confié à
personne, rien qu'à vous... parce que, voyez-vous,
comme nous nous quittions...
Et c'était si naïf, si délicatement raffiné, ce premier
secret de la vie intime livré à la dernière minute,
cette façon de lui laisser pour adieu une marque de
tendresse non banale, que Stéphane fut secoué subi-
UN SIMPLE 23
tement par une irrésistible émotion. Les larmes lui
montèrent aux yeux ; prenant les mains de M.Mouillac
dans les siennes, il balbutia :
— Comme vous devez être heureux ! je vous en
félicite de tout cœur.
— Ah! oui, bien heureux ! — ou plutôt, je n'en
suis pas sûr — tant que cène sera pas décidé...
Et soudain, maintenant qu'il avait avoué, il conta
par le menu comment cela s'était passé, détails
minuscules, moindres choses que l'amour seul
remarque et retient. 11 éprouvait un bonheur intime
à se décharger enfin de son bonheur, à n'être plus
seul à le savourer ; d'ivresse il en oubhait presque
le chagrin de laisser ses leçons.
Dieu sait pourtant quelle histoire banale !
Une jeune fille" rencontrée par hasard chez des
amis, les Camus, petits commerçants de la rue Boul-
bonne. Elle était leur nièce et venue passer trois
semaines chez eux pour goûter de la grande ville ;
car Toulouse pour le Midi c'est la capitale, le cœur
de la France, la grande ville dont chacun rêve.
M. Mouillac s'élait trouvé là un soir par hasard,
voulant' passer une heure. Ah ! la bonne soirée main-
tenant qu'il y resongeait ! mais il n'y avait pas fait
attention alors, élait seulement rentré tard, très
étonné que le temps eut passé vite !
24 UN SIMPLE
Deux jours après, nouvelle visite de M. Mouillac :
le couple Camus en avait jeté les bras au ciel.
— lié quoi ! M. Mouillac se dérangeait !
En l'honneur de Tavônture ils ofFrireiit des grogs.
Ce fut une fêle.
• Une chaude journée de juin. On avait ouvert le^
fenêtres au grand large : la poussière venait de la
rue avec des bouffées fraîches et des douphes de
bon air. Cette fois, Suzanne s'était trouvée à ses
côtés, il ne savait comment, et il était reparti
avec un tel contentement dé cœur, que cinq ou
six fois il avait recommencé ces escapades, accueilli
toujours par le gros rire des Camus qui, commençant
à voir la trame, en riaient de tout leur cœur.
Un beau soir la maison redevint vide : Suzanne
était repartie chez ses parents.
— Ah ! quel coup cela m'a donné ! c'est .de cette
heure-là seulement que j'ai compris que je l'ai-
mais ! Avant je ne m'en doutais pas. On est si novice
dans ces histoires-là, fit-il avec un épanouissement
radieux de sa physionomie de petit vieux.
Alors des journées avaient passé, affreusement
tristes, où il avait voulu se reprendre lui-même mais
c'était fini, lecœur était ailleurs...
— Vous ne vous êtes donc pas aperçu que j'avais
les yeux battus, le matin ? Je ne dormais plus. Je
UN SIMPLE
25
crois même que je ne vt)us faisais plus de scènes !
Enfin, de guerre lasse, il avait écrit une lettre aux
paren.ts, où il la demandait, lui, un petit professeur,
pas beau — Dieu merci ! il ne se faisait pas d'illu-
sions — pas bien amusant non plus, mais au fond de
lui, une voix lui criait qu'il serait accepté :
' — Accepté !
Oh ! cette attente, comme il guettait maintenant
Je courrier dQ Belpecli, car elle était à Belpech...
— * Tiens ! ma cousine qui en arrive aussi...
— Votre cousine est de Belpech ! Ah .! mon Dieu,
peut-être lat connaît-elle! Suzanne Mercier... bien
sûr, elle là connaît ! Si elle la connaissait !
Maintenant, tout au bout des avenues Lafayette,
la masse noire de la gare se dressait, encapuchonnée
dans .des nuées de fumée stagnante ; et un grand
bruit de locomotives, de sifflets, de heurts sur les
rails arrivait, pareil au halètement d'une foule,
énorme. L'averse s'en allait, se fondant peu à peu en
pluie fine, tandis qu'un coin de soleil crevant brus-
quement les nuages, bariolait de zigzags d'or les
vitres du hall gigantesque.
— Voyez î rien que d'en parler, cela a fait venir
le beau temps ! s'écria-t-il avec un geste de bon-
heur.
• Stéphane rêvait.
2G UN SIMPLE
— Que vous devez être heureux ! fit-il doucement.
— Bah ! cela vous arrivera aussi, à vous surtout
qui êtes jeune.
— Oh ! moi !
— Croyez-m'en donc ! cela seul est bon ! quand
on aime, c'est comme si la vie et soi-même étaient
changés.
— Dieu vous entende ! répondit Stéphane.
Cette exubérance d'amour l'avait comme enivré.
Jamais encore il n'avait ressenti pareil trouble, si
bien qu'ils semblaient l'un et l'autre envolés tout
à coup dans le même rêve à mille lieues du réel.
Ils gardèrent alors un silence délicieux ; mais brus-
quement à l'entrée de la gare se trouvèrent enserrés
dans la cohue.
Tout une fourmilière: piétons, 'voitures, et
monte-charges : la foule pressée, encombrée, des
gensà demi fous qui se perdaient les uns les autres :
dans les coins des embrassades de famille, plus
loin des groupes riant ou pleurant... et ce brouhaha
fiévreux les étourdissait: ils s'en allaient devant eux
comme éperdus, ne paraissant rien voir, si bien qu'un
passant les interpella rudement :
— Prenez donc'garde, vous allez vous faire écraser!
Ils se réfugièrent sur le trottoir, le suivirent
jusqu'à la porte de sortie des voyageurs et là, s'ins-
UN SIMPLE 27
tallèrent. En y arrivant, M. Mouillac se tourna vers
Stéphane :
— Cela vous ferait-il quelque chose que j'atten-
disse l'arrivée? Je voudrais savoir s'il ne viendra
personne de Belpech, pour moi... vous comprenez,
n'est-ce pas ?
— Tout ce que vous voudrez, dit Stéphane, et ils
restèrent adossés au mur.
Les trois coups de cloche sonnèrent : il y eut des
éclats formidables de fer sur les plaques tournantes,
puis ce branle-bas de vapeur des trains qui arrivent.
Leurs cœurs battirent, Stéphane songeant à cette
cousine inconnue qui venait, M. Mouillac s'imagi-
nant que Suzanne arrivait peut-être, ou quelqu'un
des siens ; mais quand, par la porte ouverte à deux
battants, la trombe des voyageurs s'échappa avec
des bousculades irrésistibles, ce dernier ne put
y tenir, envahi par une terreur subite.
Il saisit la main de Stéphane, lui dit très vite:
— Allons, adieu ! bonne chance!... décidément je
m'en vais, parce que voyez-vous... si elle* était là ou
si quelqu'un venait me dire que c'en est fait, qu'on
ne veut pas de moi...
Puis il pirouetta sur les talons et s'enfuit à petits
pas précipités. Mieux vaut encore l'attente qu'une
réalité mauvaise ! Quand il fut très loin seulement, à
28
UN SIMPLE
l'autre bout de là cour, il s'arrêta, une seconde
regardant en arrière... Stéphane était perdu dans lé *
grouillement noir.;. C'était fini, ils ne se verraient
plus , finies aussi les leçons aimées, les Téunions
matinales si doucement joyeuses : et il reprit sa
course se sentant * quelque chose d'humide sur la
joue, une larme venue là sans qu'il s'en doutât —
regrets du passé ou contentement de l'avenir, qui le
saura jamais !...
m
— Monsieur Deschantres, fit une voix claire, der-
rière Stéphane.
11 se- retourna avec un mouvement d'effarement,
et répondit :
— C'est moi !
— Alors, mon cousin, vous êtes en train de m'at-
tendre?.
— Madame Ferramus,. sans doiite !
— Justement. Vous permettez que je prennevotre
bras ? 11 fait si mauvais... conduisez-moi...
Une petite femme, de taille et d'allure pension-
naires, aux yeux mobiles, bleus comme ceux de
Stéphane, mais d'un bleu ondoyant qui tirait sur le
vert : la figure souriante, avec un air de pomme
nouvelle qui demande à être croquée : une vivacité
enfantine qui soudain crevait l'enveloppe sérieuse
30 UN SIMPLE
de la robe longue et du chapeau à brides... C'était
elle, la cousine attendue !...
11 s'inclina d'un air troublé, puis ils partirent
coudoyés par la foule qui peu à peu s'éparpillait en
éventail.
Autour d'eux, les gens se secouaient, stupéfaits
de se retrouver sous un soleil ardent qui faisait
monter des arbres une buée. Dans les angles, des
femmes se retroussaient, montrant des coins de jupes
empesées ou des chevilles menues, et tout au travers
des flaques miroitantes, c'était un fouillis de silhouet-
tes à cloche-pied, une débandade d'êtres semblant
s'enfuir en dansant sous le coup d'une allégresse.
— Le vilain temps, n'est-ce pas?flt M'^^'Ferramus,
enjambant un ruisseau.
— Dame, il a tant plu, répliqua Stéphane, avec
un involontaire tremblement de voix.
Ce brusque tète à tète provoquait en lui une gau-
cherie. L'avoir ainsi à son bras lui donnait du
malaise, et il n'osait même point serrer le coude de
peur de sentir trop ce contact de femme. Marchant
sur^ses pointes, pour éviter la boue, de temps à autre,
il faisait des glissades qui les éclaboussaient l'un et
l'autre.
■
— Je vous demande pardon, disait-il alors décon-
tenancé.
UN SIMPLE 31
— Bah ! un peu plus un peu moins, répondait-elle
chaque fois.
Pourtant, peu à peu, il s'enhardit, jeta sur elle des
regards furtifs dont il l'enveloppait de la tète aux
pieds, cherchant à déchiffrer ce visage auquel il son-
geait depuis l'arrivée de la lettre. Pourquoi d'avance
l'avail-il éclairé d'une auréole, pourquoi se l'être
imaginé très beau ou très bon ? Était-ce pour cette
pensée généreuse de les venir voir en parente ? Etait-ce
seulement parce qu'elle était de Belpech, le pays de
l'amoureuse de M. MouillacJ qui le sait, Mais en
l'examinant maintenant, il se heurtait à cet aspect
vulgaire qui désillusionne de tout être attendu.
Non, certes, elle n'était point différente du
commun : pas jolie, mais seulement, en dépit de sa
tournure maigriote, un air de santé et du rouge sur
les joues témoignant d'une longue vie à la cam-
pagne ; le nez était trop court, le menton un peu
massif et coupé en deux par ime ride méchante : en
somme, une figure comme la plupart, ni laideur,
ni beauté, mais la moyenne courante, et l'aspect de
force fruste d'une héritière de village.
Elle-même semblait déconcertée dans le brouhaha
de la ville où elle entrait au bras d'un inconnu : le
roulement des camions qui du matin au soir gronde
aux allées Lafayette l'étourdissait, et cela se devi-
32
UN SIMPLE
nait à sa façon de parler, à certaines inflexions hési-
tantes, si bien que peu à peu Stéphane reprit son
assurance.
Us arrivèrent rue du Lycée. Justement, M"® Des-
chantres s'était levée avec la migraine des mau-
vais jours : quand elle entra près d'eux, la démarche
lente, avec sa figure blafarde où rien ne se voyait
que deux yeux noirs fixes, Sidonieeut un mouvement
de gène : au moins Stéphane l'avait mise à l'aise...
Après le premier échange des politesses, la' conver-
sation traîna, interrompue le plus souvent par les
soupirs de M"*® Deschantres ou de simples signes de
télé. Sidonie surmontant son embarras et la répul-
sion instinctive qui l'avait saisie tout d'abord, parla
de Belpech, de ses occupations de ménagère,
des récoltes, toutes clioses qu'elle sentait ne pas
être intéressantes. A travers son babillage forcé-
. on devinait bien qu'elle était intelligente, mais
fermée par sa vie de campagne, n'ayant jamais eu
d'hori2;ons ni de ces secousses qui brusquement font
' entrer dans l'âge mûr. Dans un coin, Stéphane
redevenu silencieux écoutait ce déluge de phrases.
Une gène ennuyée tomba sur eux trois, les enser-
rant peu à peu : au bout de dix minutes, il semblait
qu'ils se fussent déjà, connus à fond, et que chaque
parole nouvelle devint une fastidieuse redite.'
UN SIMPLE
33
A un moment pourtant, M™*' Deschanlres s'anima .
•brusquement ; Sidonie la plaignait d'être si fré-
quemment souffrante : •
:— Je sais que je me ruine la santé en restant à
Toulouse, répondit-elle, mais qu'y faire ? puisque
mon fils m'y oblige...
Ah ! si elle avait pu trouver une maison à louer
pour la durée des vacances, au dehors, en pleine
campagne... Seulement, la seule idée d'aller dans
un pays où elle ne connaissait âme gui vive suffisait
à l'ieffrayer : puis, autour de Toulouse, le pays était
laid, très plat...
Soudain, M"™"^ Ferramus l'interrompit :
— Pourquoi ne viendriez-yous pas à Vie, près de
Belpech, un endroit délicieux.;. Justement, nous
avons là une ferme avec deux ou trois chambres
habitables : on pourrait vous louer ça...
7— A Vie, dites-vous ?
— Oui, j'en parlerai à mon mari...
Tout de suite on discuta le projet* qui parut plaire ■
étrangement, Même on eût dit que déjà ces idées de .
Villégiature eussent chassé la migraine, .quand se
retournant tout à . coup vers Stéphane, W^^ Des-
chantres lui dit d'un ton bref et sans transition :
— A la veille d'un examen, il vaudrait mieux travail-
ler que de rester à ne rien faire là, comme d'habitude !
84 UN SIMPLE
Il se leva, s'excusant auprès de sa cousine, mais
on annonça le déjeuner.
Alors ils passèrent dans la salle à manger et ce
fut glacial, ce repas ; parfois de grands silences tom-
baient, des trous survenaient dans la conversation
qu'aucun n'arrivait à combler; M™® Deschantres
soupirait plus que jamais ; Stéphane gardant sa
mine courbée, repassait en lui les incidents de la
matinée, sa promenade avec M. Mouillac sous la pluie
qui les trempait, l'histoire d'amour si parfumée de ten-
dresse, les éclats de rire triomphants du petithomme,
et sa voix grave, quand s'arrétant court il avait dit :
— Cela seul est bon : aimer!...
Quel contraste avec la glaci|de contrainte jetée
entre eux trois!
Seule M'"® Ferramus, faisant contre fortune bon
cœur, mangeait avec son robuste appétit de
campagnarde : par instant aussi, durant les silences,
elle se surprenait à examiner tour à tour Stéphane
et sa mère.
Un roman, cette opposition de leurs deux tètes :
l'une jaune, avec un regard froid qui causait le
frisson, l'autre, joufflue et rose, avec un rayonne-
ment de bonté, cette sœur de la bêtise ! Un roman
où se livrait au moins clairvoyant la trame de leur
existence commune, les heurts perpétuels d'égoïsme
UN SIMPLE 35
raffiné chez Tune et de tendresses silencieuses et
aveugles chez l'autre. 11 sembla même que M™® Des-
chantres voulût encore mieux l'accentuer, car, sans
se soucier de l'étrangère à sa table, elle fit au
dessert une scène où, comme d'habitude, elle s'em-
porta toute seule contre lui : n'avait-il pas omis de
régler le matin le compte de M. Mouillac!
— C'est toujours ainsi ! tu me tueras en m'obligeant
à penser à tout. Voyez-vous, Madame, je suis seule,
absolument seule ! Ce garçon-là ne ferait rien pour
sa mère ! Ah ! vous êtes bien heureuse de n'avoir pas
d'enfant!...
Certes oui, il avait pensé à ce payement! mais
au moment de le faire, une honte Tavait pris de
régler si brutalement et il était rentré avec l'argent.
En allant annoncer le résultat de l'examen à
M. Mouillac, ne serait-il pas bien temps de s'acquitter?
Dieu merci, jamais celui-ci ne réclamerait pour ce
retard!...
En revanche, quand Sidonie se leva pour partir,
M""® Deschantres voulut à tout prix que Stéphane
raccompagnât.
— Mais son examen, Madame!... moi qui lui ai
déjà pris son temps en le forçant à venir à la gare...
Il s'agissait vraiment de cela, maintenant !
— Si je n'étais pas malade, je vous aurais recon-
36 UX SIMPLE
duile, il fîiut bien qu'une fois par hasard, il me
remplace...
Puis, à la porle, en lui disant adieu, elle revint
encore sur les projets formés et dit de sa voix un
peu lente :
— A bientôt, j'espère, quand nous irons à Vie...
mais . ne la chargea d'aucun compliment pour le .
docteur, son vrai parent pourtant, oubli, sans aucun
doute, que- sa migraine provoquait.
Gomme le matin, vStéphane offrit son bras et ils
s'en allèrent aux commissions. Pour la première fois
peul-être il était à l'aise, n'éprouvant presque
aucune timidité, tant Sidonie était dépourvue de
prétentions. 11 ne son«.^eait plus à la désillusion
qu'elh^lui avait causée et tous deuxmarcliaient allè-
gremeul , égayés par le soleil qui les baignait dans ses
clartés d'or. Des lumières crues étaient jetées partout, .
du bleu sur le ciel, des rouges sur les maisons, des
verts jaunissants sur les branches d'arbres qui, dans
les rues étroites, débordaient des vieilles cours
d'hôtel. Tout le long des chaussées, les bariolures
brunes, vertes, noires des tentes de magasins s'agi-
taient avec un bruit doux de drapeaux qui flottent ;
et là-dessous, un tumulte de gens égayés se pro-
longeait eu longues traînées bruyantes, si bien que
cela mit M"''' Ferramus en veine de bavardage :
UN SIMPLE 37
— Aimeriez-vous venir à Vie, mon cousin?
— Oui, Madame.
— Vous devez ici regretter la campagne, n'est-ce
pas?
Il répondit :
— Je sais si peu ce que c'est !
—, Comment, vous ne la connaissez pas ! moi qui
y ail passé ma vie !
Il lui semblait qu'il avait dû souffrir beaucoup
du manque d'air, de la vie close dans dos chambres
étroites, et elle le prit en pitié.
— Moi je ne pourrais pas me sentir dans une
ville; c'est bien beau, mais quand on est fait à une
chose!...
' Elle partit là-dessus, ne s'interrompanl que dans
les magasins. Chez Lapersonne, ce fut une affaire ;
elle voulait un manteau et le trouvait trop cher à
70 ïrancs. Elle le lit essayer deux ou trois fois par
l'habilleuse, le mit sur elle-même, l'enleva, fut sur
le point de ne rien prendre et se décida enfin à
demander l'avis de Stéphane. Lui bredouilla, ne
sachant que dire, mais elle crut à un assentiment
et se fit envoyer son acquisition à Belpech, car eUe
voulait à tout prix profiter du franco, 'ayant cette
âpreté du paysan qui veut en avoir pour son argent,
même au prix de son incommodité.
38 UN SIMPLE
Chez un autre elle discuta une demi-heure, vou-
lant trois francs de rabais sur un parapluie, telle-
ment que Stéphane en eut honte, ne comprenant
pas une telle obstination ; et ce fut un soulagement
quand la liste épuisée, ils se dirigèrent vers la gare.
Ils y allèrent d'une allure plus lente, comme lors-
qu'il s'agit d'une séparation ou d'un départ d'être
aimé. Malgré lui, malgré le fastidieux écoulement
de leurs heures de réunion, il se sentait troublé: on
eût dit qu'il avait prescience des heures qui sui-
vraient. C'était une journée qu'elle emportait avec
elle ; une journée de moins aussi, avant les angoisses
de l'examen : jamais autant qu'à cette minute, il
n'avait éprouvé la sensation du temps qui passe.
Elle aussi, sembla enfin sortir du cercle de con-
versations en l'air dont elle l'avait étourdi le long de la
route; comme il continuait de lui dire « Madame »,
elle s'écria :
— Vous avez bien tort de vous gêner: appelez-
moi donc « ma cousine ». Si vous venez à Vie, nous
nous contenterons même de nos noms de baptême,
ce sera plus pratique...
11 en fut touché, et brusquement des remercie-
ments lui vinrent aux lèvres pour sa venue, ce
témoignage d'afifection qui l'avait ému; oubliant ses
déconvenues du matin il ne lui restait qu'une recon*
UN SIMPLE 39
Daissance, un besoin de lui dire qu'elle avait été
comprise, qu'il la savait très bonne...
— Voyez- vous, répondit-il, c'est très bien d'être
venue ainsi déjeuner chez nous... Je ne sais com-
ment vous exprimer cela mais ça nous a été au
cœur, je vous assure...
Elle fut stupéfaite de son intonation. C'était si
inattendu, si voilé aussi qu'elle ne comprit pas tout
d'abord ; puis elle éclata d'un grand rire, sonore et
frais :
— Ah ! il n'y a pas de quoi, par exemple!...
Du diable si elle eût songé faire œuvre pie en des-
cendant ainsi chez sa cousine Deschantres! elle n'y
avait vu qu'une économie de déjeuner et un peu le
plaisir de contenter sa curiosité. Mais des intentions
charitables ! Oh non ! Comme l'on se trompe pour-
tant! Son mari n'avait jamais voulu entendre parler
de cette visite, prétextant la brouille, une vieille
querelle, une série de raisons qui ne tenaient point:
elle n'y avait même coupé court qu'en écrivant sa
lettre, sans l'avertir, et voilà que^ce benêt de garçon
la remerciait avec un air à fendre le cœur !
— Ah! il n'y a pas de quoi par exemple! Allons,
adieu cousin, nous voici arrivés : je ne veux pas vous
retenir une veille d'examen !
11 restait balbutiant devant cette moquerie si peu
40 UN SIMPLE
déguisée accueillant ses délicatesses... Quoi, pas
même cela ! Qu'élait-elle donc venue faire cjiez eux?
Pourquoi celle journée passée ensemble ? Et machi-
• > ■
nalement il la regarda se sentanl une enyie de pieu*
rer sous l'élonnement douloureux de cette décep-
tion puérile.
Elle lui tendit la main et répéta:
— Adieu, bonne chance, je vous attends à Vie..'.
— A Vie, oui, ma cousine... répondit-il comme uri
écho, tandis qu'elle disparaissait dans les pas per-
dus ; il attendit encore debout, en plein milieu de
la cour et du va-et-vient de voitures, ressentant un
navrement de toute son âme et l'impression d'une
tristesse infinie.
Puis il repartit à longues enjambées, voulant se
secouer de ses rêves meurtris: en allant ainsi il
s'imaginait les fuir, et qu'il ne s'en souviendrait
plus jamais... S'il avait su pourtant !
. IV
Les heures effacent les heures, et leurs meurtris-
sures sont comme ces dtivets que les papillons
laissent à nos doigts en s'échappant, les ailes ter-
nies : chaque minute nouvelle enfait voler un peu...
Tandis qu'il descendait la rue du Lycée avec l'allure
raide des gens qu'une émotion étreint, se rappelait-
il seulement la visite de cette cousine venue de
Bélpech, ce rire un peu sot qui avait si bien décou-
ronné ses rêves? Rien que trois jours, depuis lors...
Si peu pour les heureux ! Un siècle pour lui, tant ils
s'étaient traînés dans les angoisses,..
Ah! ces séances d'attente à la Faculté avant
l'ouverture des salles de composition, l'anxiété dont
son cœur était gonflé, tandis que d'une voix brève
et rèche un professeur avait dicté les problêmes !
Les oreilles bourdonnantes, les tempes serrées, il
avait cru d'abord être aveuglé par la vision de sa
42 UN SIMPLE
feuille de brouillon rouge ; toute sa tète était broyée
dans un étau lui écrasant les idées, et une envie de
fuir l'avait pris, lui ôtant la conscience de lui-même ;
ainsi la folie du soldai qui, tout à coup, pour une
détonation entendue, jette le fusil et fait sauve qui
peut...
Le soir encore, cela l'avait repris devant la version
de Sénèque distribuée; en examinant le texte dont
Tencre violette s'étalait, il pensa ne plus savoir lire
et son courage n'avait tenu qu'à une futilité d'en-
fant, deux mots inattendus trouvés dans le lexique
et qui avaient été l'apparente excitation de la Provi-
dence à laquelle il croyait de toute son àme. y
Enfin, il avait remis sa copie ! — une copie d'écri-
ture cahotante, tremblée — et en sortant de cette
atmosphère surchauffée, il s'était senti tout à coup
brisé, comme après quelques-unes de ces poursuites
échevelées qui réveillent, dans les cauchemars...
S'il avait pu seulement savoir tout de suite le
résultat, ce oui ou ce non dont sa vie semblait
dépendre !
Mais non, un dimanche, le lendemain ; vingt-quatre
heures ajoutées à son supplice, vingt-quatre heures
vides, sans rien pour les combler. Plusieurs fois il
eut l'idée d'aller chez M. Mouillac, avec vses griffon-
nages d'équations rapportés au logis et devant
UN SIMPLE 43
lesquels durant des heures il se plongeait dans une
rêverie. A chaque coupla crainte bêle d'une réponse
mauvaise le clouait au sol; c'était en lui le même
effroi qui, l'autre jour, avait fait fuir M. Mouillac à
l'arrivée du train, la volonté de l'espérance à tout
prix, des illusions désespérées..,
Les heures effacent les heures; du même cours
régulier et lent, le dimanche avait passé. Ainsi, lors-
qu'une pierre tombe sur une surface d'eau, grosses
ou petites, les rides se forment et fuient avec la
même vitesse, les unes allant très loin, d'autres
mourant à leur naissance...
Aujourd'hui il allait enfin savoir! rien qu'à cette
idée il se sentait étourdi, ivre.
Au bout de la rue, une porte basse : puis derrière,
dans la cour de Faculté, une mêlée de mouchetures
noires, des groupes do gens en redingotes, les unes
longues, amples, vieillotes, les autres courtes, serrées
outre mesure; tous d'air collégien, lycéens en tuni-
ques ou avec des képis éculés ; au travers seulement,
quelques vieux à mines respectables, professeurs
ou parents épiant d'un air inquiet. Tout à coup, sans
raison, des poussées subites vers un couloir étroit
et béant se faisaient en cette cohue, ; des cris alors
s'échappaient comme dans une cour de récréation :
— Rien ! des fumistes !
44 . UN SIMPLE
*
*
— La tangente!...
D'autres fois l'angoisse des cœurs se masquant
d'une féroce gouaillerie se déversait en blagues
méchantes, et toutes les. variétés d'élèves se trou-
vaientlà; celui-ci, vêtements usés, cirés, bûcheur
de profession que talonne la misère ou que hante la
volonté d'être un monsieur : les rêveurs de fortune,
d'autres mis en gravures et gantés qui fumaient
dédaigneux et* très assurés du succès: ceux-ci, des-
potaches que L'emprisonnement sans air ni lumière
a faits hargneux, et les insouciants, qui ne se
tourmentent point pour si peu — à quoi bon ? —
et les gens venus de très loin essayer d'une faculté
de rechange, espérant dans l'incognito de leur
bêtise ! mais malgré la jeunesse, malgré le soleil qui
mettait des jets d'ors rouges le long des piliers lourds
des Jacobins, malgré la moiteur douce de l'air et
l'enchantement de ce matin d'été, un silence planait,
les éclats de voix semblant étouffés par une attente,
ce recueillement d'instinct qui saisit à l'approche du
danger et fait que tout s'assombrit.
Stéphane intilnidé, ralentissait le pas, épiant les
groupes comme s'il eût craint d'y lire sa condam-
nation. Point de camarades pour le reconnaître ni
d'amis. On le regardait avec des sourires tant il
semblait hésitant; sous les coups d'œil ironiques
UN SIMPLE
45
pesant sur lui, un afflux» de sang lui montait au
• visage et il se tournait brusquement? pour qu'on ne
le vit plus. " . •
Un instant pourtant, il eut un mouvement de joie ;
là-bas, dans un angle de muraille, il crut reconnaître
la silhouette de M. Mouillac. Alors il s'approcha,
fendant les groupes avec une audace dont il ne se
serait jamais cru capable.
Ce n'était point le professeur : et dans cette dé-
ception il vit tout de suite un mauvais présage. Le
petit homme lui avait tant dit qu'il serait là- pour
l'aider, et écouter à sa place la liste d'admissibles,
que depuis trois jours il y comptait.
' 11 resta immobile, eji .cet endroit où sa méprise
l'avait surpris, essayant de ne songer à rien. Dans
ce tumulte perpétuel d'êtres s'agitant dans la cour,
une impression de solitude l'étreignait: jamais -la
foule ne l'avait fait si isolé.
Justement les professeurs étaient en retard, peut-
être à* cause des candidats douteux : des réflexions
s'échangeaient, fanfaronnades où perçait le doute.
— Trop calées, les copies, on n*a pas pu corriger !
Aux Jacobins les coups de dix heures retentis-
saient avec un battement" de glas ; d'un geste
instinctif, tous, pour tuer l'attente, tirèrent leur
montre du gousset, la réglant.
46 UN SIMPLE
— Une demi-heure que ça devrait être fait...
— Qu'est-ce qu'ils ont donc, ces satanés profs...
L'anxiété devint aiguë : le silence s'abattait sur
les groupes. On entendait des soupirs poussés,
les épaules se levaient avec une expression doulou-
reuse, et des bâillements nerveux prenaient les
uns après les autres par contagion. Même quand un
employé passait, il n'y avait plus de lazzis ni de
fausses alertes données très haut, seulement ce
bruit de pas résonnait en chacun et tout à coup,
pour les bûcheurs, pour les risque-tout, les timides,
cet examen si bête de sujet et de résultat prenait
des proportions formidables, l'importance d'un
grand acte de vie, presque l'égal d'un coup de dé
d'où dépendrait la fortune.
Soudain quelqu'un vit ouvrir au fond du couloir la
porte d'une salle d'examens :
— Ça y est, dit-il.
11 n'y eut ^lors aucun cri, aucune parole, mais
une poussée silencieuse et un écrasement dans la
baie trop étroite; personne n'éprouvait de souffrance
à être ainsi étouffé, les poitrines ne respiraient plus,
poignées d'angoisse, mais des sourires blêmis res-
taient pendus aux lèvres.
Autour de Stéphane ce fut un vide brusque. 11
semblait que le grouillement eût été aspiré, bu par
UN SIMPLE 47
ce couloir sombre au dessus duquel une inscription
rayonnait en lettres d'or : « Salle D. - Faculté des
sciences. »
Il voulut suivre d'abord, comme attiré par un
aimant, puis il s'arrêta au seuil, regardant les autres
s'engouffrer et disparaître : il se sentait d'avancé
refusé, ne voulait pas donner en spectacle son
désespoir : tout à l'heure seulement, quand ce serait
terminé et que personne ne serait plus autour de
la feuille affichée, il irait la regarder en indifférent,
s'assurerait d'un coup d'œil que c'était fini, tout à
fait fini, et rien que cette idée le remuait, lui mettait
des sanglots dans la gorge, ainsi que la pensée du
retour près de sa mère quand il faudrait avouer son
impuissance, l'inutilité des efforts d'une année
entière.
— Vous attendez aussi quelqu'un, fit devant lui
un monsieur à moustaches cirées, portant rosette à
l'habit, ayant tout l'extérieur d'un soldat basané par
la vie en plein air et les rudesses de la caserne.
Stéphane eut un mouvement de surprise en s'en-
tendant interpeller.
— Non, oh non !... je passe, moi...
— Ah !
Le vieux le regarda, les yeux mouillés, avec cet air
vague des gens âgés que l'émotion secoue.
48
UN SIMPLE
-* Mon fils est plus avancé que Vous, lui... il a été
savoir là-bas, le pauvre diable ! mor, vous com-
prenez, je n'aime pas être bousculé.,. Ça ne fait rien,
s'il était reçu !
Et sans débrider, comme s'il, eût toujours connu
Stéphane, il continua, mettant des phrases les unes
au bout des autres pour tromper l'attente, par ins-
tant coulant des regards peureux du côté de cette
bagîHTc où il n'avait pas osé risquer ses rhuma:
tismes.
— Son fils s'appelait Casimir : il fallait qu'il fût
reçu, sans quoi pas de volontariat possible:- ce
n'était pas que cinq années de sei'vice puissent l'ef-
frayer, mais il y avait des raisons qui... que... *
lue clameur l'interrompit: la masse noire ressor-
tait avec des oscillations lentes et un balancement
d'homme ivre ; après l'émotion de la peur les
langues s'étaient déliées à nouveau-, les unes exubé-
rantes, d'autres avec des cris de colère, des protes-
tations d'injustice; certains très entourés parlaient
avec des gestes saccadés, ce va-et-vient de main
qui semble vouloir couper l'air, et à travers la con- . •
fusion des discussions, une rumeur sourde s'élevait,
des appels qui brusquement firent tressaillir Sté-
phane.
— Monsieur Deschantres ! Monsieur Deschantres!
UN SIMPLE 49
Des faussets reprirent :
—r Deschantres ! Ohé Deschantres !
Lui, on l'appelait ! il tourna brusquement le dos
au vieux stupéfait.
— C'est moi Deschantres ! fit-il d'une voix étran-
glée par rémotion.
-— Mais va donc, cria un potache, tu passes le
premier: avec un D parbleu! est-il bête, cet idiot-là!
Alors il prit sa course d'un bond jusqu'à la salle
d'examen, sentant le sol se dérober sous lui, toutes
les choses danser le long des murs: admissible !
non, c'était peut-être une farce, une invention
méchante pour se moquer de lui, parce qu'il n'avait
pas suivi les autres, mais en entrant il s'entendit
encore appeler; le jury tempêtait parce qu'on le fai-
sait attendre :
— Monsieur Deschantres ! Monsieur Deschantres!
— C'est moi, s'écria-t-il, courant vers le tableau
noir qui au fond mettait une grande tache crue sur
la muraille.
Tout de suite, il prit la craie, le torchon, puis il
attendit — et tandis que dans son fauteuil, le pro-
fesseur, un jeune faisant du zèle, cherchait une ques-
tion difficile, il resta pétrifié de bonheur, ayant le
sentiment vague que quelque chose d'inoui lui était
arrivé et que sa chance avait tourné...
r
4
V
50 UN SIMPLE
— Pourriez vous, Monsieur, me trouver le maxi-
mum de l'expression suivante : 27 a?' — Sx — 12.
A dater de là il s'imagina qu'il ne vivait plus :
c'était un autre qui parlait en lui, un autre qui dis-
cutait avec une incroyable assurance, raisonnant,
tenant tète aux objections.
Ironie du sort et dos examens ! ce bûcheur tant
de fois buté, ce niais dont on avait si bien ri, que
M. Mouillac jurait un incapable, passait brillam-
ment, comme un fort î
A propos de géométrie, on parla de limites. Jus-
tement, il avait passé des heures avec M. Mouillac
à épiloguer sur ce sujet, ne pouvant se convaincre
qu'un cercle pût être considéré comme une ellipse
ou un polygone, qu'on nommât une courbe, droite ;
polyèdre, un cyhndre : des expressions à demi com-
prises lui en étaient restées, des idées neuves de
son professeur, qu'il exprima à la stupéfaction de
l'examinateur pâmé d'aise... L'heure était passée, il
fallut se presser, renoncer à le pousser à fond : il
fut complimenté puis on continua en hâte : deux
questions de physique, cahin caha..., de la chimie...
du latin : au moment seulement de répondre sur
l'histoire il sortit de l'enivrement de bataille qui
l'avait soutenu : son audace croula, il fut pris de
panique et comme on lui demandait :
UN SIMPLE 51
— En quelle année, Monsieur, rémancipalion des
États-Unis ?
11 balbutia :
' — En 1648.
On crut à une distraction,
— Vous savez bien que c'est un peu avant la Révo-
lution française.
— Oui, parfaitement !
Il était devenu si pâle quele.'professeur en eut pitié.
— Je vous remercie, Monsieur.
Alors Stéphane eut un geste d'angoisse.
— Est-ce que je peux espérer...
— Parbleu, avec un 5 de mathématiques !
Il se leva, sortit de la salle, comme un auto-
mate, étouffant à force de joie éperdue, croyant à un
rêve bienheureux, ayant peur d'être heurté et de se
relever dans la réalité douloureuse.
Reçu ! non jamais il n'aurait pensé cela... Reçu !
il en voyait bleu, rouge, et il ne distinguait rien, ni
la cour de nouveau grouillante d'élèves, ni le vieux
militaire se faisant expliquer au long pour quelles
fautes Casimir avait été refusé, ni les Jacobins dres-
sant leurs murs de briques comme un voile sanglant
troué de baies noires, ni le soleil, ni les passants, il
ne voyait rien, rien que cette chose impossible,
inexprimable, féerique : reçu ! il était reçu !
52
UN SIMPLE
Et tout à coup, amvé au deliQrs, avant même (J'ai-
1er chez sa mère bien que la maison fût à deux pas,
il se sentit entraîné vers la rue du Yieux-Haisin,
emporté par un besoin d'aller confier son extase' à .
celui dont elle était l'œuvre patiente, caressée
durant des mois, en dépit des désespérances et .
des pronostics sombres.
11 prit sa course, une course de gamin qui le
trempait de sueur. Ah ! le léger fardeau que le
bonheur. Jamais, il ne l'avait encore connu et voilà
qu'au détour de sa Vie si terne, si lasse, il y était
plongé brusquement ; désormais son existence
serait dans un rayonnement comme si ce parchemin
conquis oùt été un bouclier contre les souffrances à.
• venir,, et en route, il ^'étonnait. Quoi! ce n'était,
que cela ! il était, si facile d'être heureux! Désor-
mais il croirait à. la chance; plus d'idées mornes,
plus de chagrins ; au dedans comme au dehors, du
soleil ! toujours du soleil !
11 monta très vite l'escalier et sonna nerveuse-
ment ; personne ne répondit.
Mon Dieu! si par hasard M. Mouillac était sorti!.
Ce. fut un voile jeté sur son exubérance de félicité ; lo
cœur battant, il sonne encore, une fois, deux fois...
Derrière la porte, la clochette tintait avec un son
plaintif, sans résonances. Brusquement un grand '
UN SIMPLE . • 53
ff
chagrin saisit Stéphane; il resta là un instant,
.attendant encore, puis avec une lenteur déçue,
marche à marche, il descendit et, arrivé dans la rue,
regarda encore .la maison. Là-haut , les volets
étaient clos, étalant sous la lumière leurs planches
décolorées; on eût dit qu*une mort avait eu lieu
derrière et qu'on s'était sauvé de ce logis par
frayeur de la contagion. Comme il s'absorbait dans
sa contemplation, une femme qui rentrait dit tout
à coup derrière lui :
• — Vous cherchez M. Mouillac,pas vrai. Monsieur?
— Oui.
— Ah! bien, depuis samedi, il est parti pour Bel-
pech... .
— Merci, fit-il. .
Et.se retournant tout d'une pièce, il reprit grave-
ment le chemin de son logis.
Brusquement son 'affolement était tombé; main-
tenant le grand événement de tout à l'heure, rêve
de son àme depuis un an, reprenait des dimensions
ordinaires, lui paraissant presque une futilité. Il
avait ressaisi machinalement son allure méthodique
et en suivant cette route tant de fois parcourue, il
lui semblait que rien de neuf ne s'était passé depuis
la veille. Même il avait si bien son air de câline
habituel qu'en lie voyant entrer, M"*° Déschantres
54 UN SIMPLE
se dressa, ne doutant point d'une mauvaise
nouvelle.
— Hé bien ? s'écria-t-elle.
Il répondit simplement :
— Je suis reçu, ma mère...
Alors elle l'embrassa. :
— Tu as eu de la chance! dit-elle, et lui montrant
une lettre décachetée, elle ajouta :
— Pour te récompenser nous partirons demain;
j'ai reçu un mot, l'affaire de Vie est arrangée...
Il baissa la tête et répondit :
— Je serai bien content si vous allez mieux là-bas !
Et ce fut là toute celte joie tant espérée par lui :
une parole sèche, un baiser mis sur son front avec
si peu de tendresse qu'il semblait adressé à quelque
autre très loin, M. Mouillac lui-même parti sans un
mot d'adresse ni d'amitié... Soudain, sa maison, sa
mère, l'idée d'abandonner pour l'inconnu la quiétude
de chaque jour lui donnèrent un grand frisson de
froid; et tristement il regrettait de n'être plus dans
la cour des sciences, à écouter les doléances du
vieux, les tortures de l'angoisse lui ayant semblé
plus douces que le bonheur de la réception... tant
nos bonheurs sont frêles !
Depuis une heure, la voiture roulait: une calèche
dégénérée en guimbarde qui, aux cahotements, fai-
sait une sonnerie de ferraille et craquait dans toute
sa charpente. Derrière la capote, sur un tablier, les
malles étaient hissées, retenues par des cordes, et
chaque fois que le trot de la bêle s'accélérait sous
un vigoureux « hue, dia î » elles avaient un grésille-
ment aigu comme si on eût voulu les arracher.
M'""" Deschantres restait immobile. A côté d'elle
Stéphane regardait, étonné parles arbres, la terre,
toutes ces choses jamais vues encore dans la
libre poussée de nature. Devant eux, la route,
bordée d'ormes à l'écorce jaune fuyait à perte
de vue entre deux hgnes de collines rouges,
et par instant un air coupant leur venait tiède
d'arômes, brûlant les poumons à force d'être sain ;
alors ils aspiraient violemment, éprouvant une
sensation déhcieuse, tandis que le conducteur, un
56 UN SIMPLE
demi-paysan à blouse dont le bleu avait passé dans
les coulées de lessive, se redressait sous le fouet
de ces passages de bise et retourné du cùlé de la
voilure disait entre deux bouffées de pipe :
— 11 y aura du vent d'autan, que oui, à Saint-Sernin !
Depuis leur départ de Villefranche, le paysage
n'avait pas changé : toujours la même allée d'arbres
s'allongeant devant eux, les mêmes collines rondes
chauffant leurs croupes au soleil, presque pas de ver-
dure ou seulement des tiges terreuses de genêts dé-
fleuHs. Aux angles de la vallée, des villages à murs de
tuiles jetés au centre de vignobles dégarnis dont les
souches noires semblaient tordues par une douleur.
^Quand on arrivait devant un, le vieux de son siège
regardait avec mélancolie les ronces poussées, au
travers des ceps morts, puis par un involontaire
besoin de s'en sauver repétait à tue-tête :
— Hue, dia !
en tapant sur la bête.
Depuis le matin. Stéphane et sa mère étaient
silencieux. Pendant le trajet de Toulouse à Ville-
franche. M'"*^ Deschantres avait paru préoccupée, lui
s'était laissé bercer par le roulis du wagon, ne
i*(*gardant même pas aux vitres de la portière le
pays qui semblait fuir à [tire d'ailes ; et maintenant
encore, sa lassitude durait.
UN SIMPLE • 57
t
Une songeait plus, au reste, à son. succès de la
veille, tout entier à une crainte inexplicable de ce
séjour à Vie où ils se rendaient. Celte impression
lui était venue, à travers les tracas du demi-démé- *
nagement auquel il avait dû procéder seul,
M™° Deschantres craignant de se fatiguer.
Il y a ainsi chez l'homme des presciences, des
antipathies d'instinct à l'égard des choses comme à
l'égard des êtres. En triant les objets, il s'était alors
surpris à en garder dans la main, les regardant
comme s'il n'eût jamiais dû les revoir, peut-être
parce que plus qu'un autre il était devenu un être
d'habitude et craignait le nouveau, peut-être seule-
ment par extrême fatigue... Maintenant, à mesure que
la voiture roulait, il désirait qu'on n'arrivât jamais.
11 sembla que M™° Deschantres comprit sa pensée
car elle demanda tout à coup d'une voix brève :
— En avons-nous encore pour longtemps?
— Une petite demi-heure, ma fi, par rapport à la
montée.
Une demi-heure de campagnard, deux de grande
ville!... Elle eut un geste d'impatience et interrogea
encore le vieux :
— Passerons-nous devant la maison du docteur
Ferramus ?
— Oui, un peu avant Belpech.
58 UN SIMPLE
— Merci, fit-elle, et se retournant vers Stéphane,
elle ajouta :
— Nous verrons ta cousine, cela coupera notre
fatigue, j'ai les jambes brisées...
C'était vrai, il allait la revoir! Depuis l'autre jour,
il n'y avait plus pensé; même son image s'était
effacée de son esprit, et quand il cherchait à la
retrouver, il n'arrivait plus à en évoquer les traits,
gardant seulement un souvenir vague de sa tour-
nure paysanne et de ses accents âpres quand elle
avait marchandé le parapluie,
— Hue, dia î cria l'homme sur le devant.
A chaque cri ainsi jeté il y avait une reprise des
sonnailles. Le soleil tombait dru à travers les feuillages
d'orme, mettant sur la poussière des cercles jaunes
qui tremblotaient; le long des haies, courant
entre les pièces de labour, on entendait des chants
d'oiseaux, des pépiements ravis de moineaux en
goguette. Parfois on passait à côté de grands fourrés
de peupliers grésillant sous le vent et réunis dans
un coin de fossé comme des jaboteurs de village;
au dessous d'eux une ombre violette rafraîchissait
l'œil, tombant doucement; et cela donnait envie de
s'y reposer dans la mollesse énamourée de cette
journée d'été.
Peu à peu, avec ses accidents vulgaires, son aspect
UN SIMPLE 50
de culture épuisée et monotone, le paysage prenait
Stéphane. Il éprouvait la sensation d'un renouveau
de vie, la joie de l'espace immense jeté devant lui.
Soudain l'homme sur le siège montra du bras une
muraille d'église perdue sur un sommet vers la
droite.
— Voilà Saint-Sernin... Quand nous serons là-
haut, on verra Belpech; c'est au bas, de l'autre
côté, mais dame, il y a du vent aujourd'hui, voilà
déjà huit jours d'autan... et pas de pluie tout de
même. Enfin, c'est comme ca...
Alors on quitta la grande route pour un chemin
sans ombre qui grimpait entre des séries de tran-
chées sablonneuses, et la montée devenant plus
raide, il fallut laisser le cheval souffler. Comme le
conducteur était descendu. M™® Deschantres sortit de
sa torpeur et dit à Stéphane :
— Tu devrais en faire autant, cela soulagerait la
bête, et je pourrais m'étendre : c'est si fatigant de
rester dans la même position...
Il- obéit, suivit de loin la voiture, coupant les
lacets par les sentiers. 11 se sentait très seul à
marcher ainsi sous le soleil. Tout autour les champs
dévalaient avec une furie de pente, surchargés de
graviers et de terre ocreuse. Aucun arbre, mais de
loin en loin des espaces incultes, des genièvres
.60 UN SIMPLE
■
hérissés d'aiguilles : dans les angles parfois, pî*o-
. tégés paj* des barrières, des figuiers rabougris ten- :
daient au vent leurs feuilles noires, et à mesure
qu'on s'élevait, sous le ciel bleuàlre où flottaient des
vapeurs transparentes, s'apercevait à l'infini une
f
ondulation de collines rougeaudes, mouchetées de
village. Une immense végétation latente semblait
dormir dessous : on eût dit la terre s'élalant dans
une ivresse de soleil, gonflée pour recevoir plus de
rayons. En même temps le vent commençait à
souffler en bise, ce vent d'autan, dont au bas on
n'avait essuyé que des rafales perdues; il passait
faisant vibrer le sol avec un sifflement qui montait
des gammes sourdes aux sonorités suraiguës. Sous
• ces coups de trombe la voiture oscillait, le -cheval
soufflait, n'avançant plus, et Stéphane entendait
alors l'homme claquant du fouet, qui répétait à
tue-tête :
— Hue! Mignonne, hue !...
Presque au soinmet de la côte, il s'arrêta et
regarda derrière lui, ébloui. C'était donc cela la cam-
pagne.! cette chose dont les livres seuls liii avaient
dit l'existence, et par opposition les verdures artifi-
cielles des villes lui revinrent à la pensée, le Grand-
Kond de Toulouse, le Jardin des Plantes, les arbustes
peignés, taillés, la vue hmitée à des suites de
UN SIMPLE 61
"maisons criardes, sans montagnes, ni air. Il hochait
la télé dans une extase, disant:
— Mon Dieu, je n'aurais jamais cru !..,
Mais de la voiture^^on l'appela :
— Eh î là-bas, que faites vous-donc ?
Alors il prit sa course, essoufflé par la pente, et il
gardait ?iu fond des yeux l'impression de cette
immensité, n'imaginant rien de plus beau que ces
déroulements de vallons calcinés, se promettant de
revenir là, d'y rester très longtemps!: la nature
l'avait pris, à l'àme, et devant ce silence des êtres, si
pareil au sien, un afflux de bonheur printanier lui
était venu.
Quand il arriva, sa mère lui cria d'un ton rude :
— Perds-tu la tête à nous faire attendre ici, comme
s'il faisait bon avec un pareil vent !...
11 voulut s'excuser, lui demander pardon, mais
il balbutia, stupéfait du décor féerique qui tout à
coup apparaissait :
— Voyez donc, ma mère, mais voyez donc î
A leurs pieds, enfin, l'autre versant s'étalait : la
plaine de Belpech fouillée, ombreuse, sillonnée de
rivières qui la plaquaient de lames d'argent, fouillis
de prairies, de remeils assombris, de saulaies four-
millantes. Au dessus, les peupliers miroitant sous la
lumière avaient un balancement de longs panaches,
62 UN SIMPLE
et c'était un contraste merveilleux avec ce qu'ils
avaient traversé tout à l'heure, quelque chose comme
le printemps après l'hiver... Au loin des buées se
fondaient en Irainées alanguies, les toitures des
maisons pointillant de rouge les massifs, semblaient
des nids dans les branches ; les sols reflétant les
rayons paraissaient des bijoux d'or posés sur du
velour» et une harmonie s'en élevait, une grande
joie de chants d'oiseaux, des murmures d'arbres,
des frissonnements d'eau, le halètement de la terre
rafraîchie et rayonnante, souverainement paisible
et belle sous l'étreinte du soleil...
— Mais voyezdonc,mamère,s'écria-t-il de nouveau...
M'"° Deschantres l'interrompit :
— Dépéche-toi, nous aurons assez le temps de
regarder cela quand nous y serons...
Il eut un mouvement d'étonnement de la trouver
si indifférente à ces choses, mais il ne s'y arrêta
point et remonta dans la voiture.
On repartit au trot : le grincement des essieux
avait une allure joyeuse: le cheval reposé rythmait
les sonnailles, les freins serrés aux roues bruissaient
gaiement. Le vieux, lui-même, comme saisi d'allé-
gresse devint causeur :
— Regardez là-bas, Belpech... à côté deux pointes
de tourelles ; c'est chez les Ferramus.
UN SIMPLE fô
Stéphane et sa mère se penchèrent, apercevant
une maison à toiture plate, à faux air de château.
11 continuait, promenant sa main sur l'horizon :
— Plus loin, longez la Vie-Siège, vous voyez
bien? c'est la Vizat, l'endroit où nous allons : Vie
est derrière, presque à la jointure de l'IIers et de
la Vie-Siège...
Mais Stéphane l'entendit seul. Les yeux do
M™® Deschantres, demeuraient obstinément fixés sur
la maison Ferramus : en même temps une impa-
tience fébrile l'avait saisie, on eût dit qu'elle appro-
chait d'un but depuis longtemps désiré et qu'elle
craignît de le manquer...
— Hue î reprit le conducteur.
La voiture roulait cahotée, soulevant une nuée de
poussière, et- bientôt ils retrouvèrent une grande
route; alors on croisa d'autres carrioles, des til-
burys, des charrettes traînées par des vaches qui,
les filets pendants sur leurs mufles, se laissaient
dévorer par les mouches. Chaque fois, le vieux disait
bonjour, s'accompagnant de gestes avec son fouet :
— Coumman va, pitchoun?... — Hé! là-bas, Jean
Petit! Adéchatz, Marianne !...
Cela avait un air de pays de connaissance,
d'accueillement empressé; il semblait que la gaieté
du sol se déversât sur les êtres, que sous les massifs
64 UN SIMPLE
*
des branches les paroles d'amour pussent seules
monter.,. Comme ils étaient loin maintenant, ces ser-
rements de l'âme dont Stéphane avait souffert depuis
la veille. Le vent les avait balayés de ses caresses
tièdes, n'en laissant pas même la meurtrissure. Mû
par une impulsion de joie attendrie, il embrassa sa
mère :
— Maman, que tu as bien fait de nous amener ici !
Elle se dégagea d'un air d'ennui :
— Laisse-moi donc, ce n'est pas-dans une voiture
qu'on fait de ces choses-là.
11 rit et répétant ce nom de maman qu'il pronon-
çait si rarement, le résumé de sa tendresse :
— Bah ! je t'aime en voilure autant qu'autre
part.
Elle le regarda, et souriant enfin, répondit.:
— Allons, sois sage, nous voici chez la cousine,..
11 se retourna; là-bas, devant une porte cochère
ouverte au large, une petite forme s'agitait avec des
signaux et ils entendaient la voix de M'"** Ferramus :
— Bonjour, bonjour; vous êtes en avance!
Reçu, n'est-ce pas, cousin? je l'avais bien pensé!
on vous embrassera ce soir quand vous viendrez ;
car vous dinez ici, nous avons une dinde superbe
pour l'occasion!...
Toujours le même papotage vulgaire qu'elle leur
UN SIMPLE 65
avait servi à Toulouse ; mais là, sous le soleil qui la
baignait, ses joues ne semblaient plus trop rouges,
sa paysannerie se fondait dans le décor des choses ;
on n'était plus choqué de l'entendre annoncer ainsi
la dinde superbe pour V occasion, tandis que derrière
elle des poules picotaient, becquetaient, gloussaient,
et sous son chapeau de paille, avec ses manches
relevées, le tablier noué à l'angle, elle respirait
un tel air de jeunesse et de forte santé que Stéphane
en demeura stupéfait. Était-ce bien elle qu'ils avaient
reçue le jeudi précédent, elle qui lui avait laissé
un tel souvenir de laideur banale ? Sous la pleine
lumière, son rire riait si franchement, dans un écart
des lèvres, montrant toutes les dents! Jusqu'à son
accent méridional et chantonnant qui semblait une
caresse d'enfant gâté!
— C'est dit, dès que vous serez installés, nous
vous attendrons... vous verrez la maison... le parc...
Mais W^ Deschantres cherchait autour d'elle :
— Votre mari n'est donc pas là?
— Mon mari, ne m'en parlez pas! Je ne l'ai pas
vu aujourd'hui, il est si occupé maintenant... ce
sera pour ce soir...
— Oui, ce soir, il faut l'espérer...
La voiture repartit plus lentement et traversa
Belpech, roulant sur les pavés pointus avec un
S
66 UN SIMPLE
vacarme éclatant. Les gens venaient aux portes,
intrigués par la vue des visages nouveaux et des
malles qui, derrière l'attelage, sautaient dans leur
réseau de cordes. Sous les couverts, comme il y
avait marché, on s'ameuta, et derrière leur passage
ils laissèrent une trainée de bavardages étonnés.
Puis la route reprit, entre des haies poussées en
fourré, surplombée par des noyers ou des frênes à
feuilles allongées. Enfouie dans son lit profond, la
Vie-Siège coulait sur le côté et l'on s'en apercevait
seulement à des bruits de remous, des murmures
de cascade, une fraîcheur d'air qui tout autour se
répandait.
Us arrivaient...
Bercé par la cadence de la marche, Stéphane goû-
tait un délassement vague comme au sortir d'un
long repos assainissant.
— Nous y sommes, fit le conducteur en tournant
brusquement dans une cour.
C'était une maison, moitié chaumière, moitié châ-
teau, avec les granges attenant au logis, les écuries à
côté de la porte d'entrée, le foin débordant des
lucarnes ouvertes du grenier. Point de jardin, mais
des arbres autour; sur un terrain un peu plus haut,
était le sol cerné de meules en forme de navire et
une odeur d'étable courait en même temps que cette
UN SIMPLE 67
saveur indéfinissable des demeures de campagne,
sentant à la fois le printemps des plantes et l'abandon.
Un troupeau d'oies se sauva devant l'équipage
avec un déploiement d'ailes, un chien de troupeau à
poil fauve aboya furieusement. Un effroi dans la
basse-cour y répondit ; tout un tumulte de cris dis-
cordants partait de recoins invisibles. C'était la ferme
chantant la bienvenue ; et leur voyage semblait
finir ainsi par une fêle de soleil, de verdure, de
chansons; on eût dit la poésie de la terre accourue
pour les fêter et un enchantement d'espérance inef-
fable s'élevant de partout, tant les misères de nos
vies humaines auraient paru faire tache sur la joie
universelle.
Gomme ils s'arrétaient,unhomme parut au seuil de la
maison, et vint à leur rencontre. A sa vue, M™° Des-
chantreseut un brusque mouvement à demiréprimé.
— Savez-vous que vous êtes en avance, dit-il
d'une voix grasseyante en saluant.
Elle eut un léger signe de tête pour réponse, et
souriant d'un étrange sourire contenu :
— Allons, docteur, fit-elle gaiement, c'est beau de
reconnaître encore une vieille femme qu'on n'a pas
vue depuis des siècles...
11 lui prit la main pour l'aider à descendre, répli-
quant à mi-voix :
68
UN SIMPLE
— C'est vous qui Tavez voulu n'esl-il point Vrai?
Mais elle parut n'avoir pas entendu, et, se retour-
nant vers Stéphane :
— Ton cousin Marc Ferramus, dit-elle ; vous vous
êtes déjà connus il y a très longtemps...
VI
L'installation s'effectua rapidement. M. Ferramus,
avec un air d'empressement un peu trop marqué,
fit monter les malles dans les appartements et
montra le local — une chambre au premier en face
d*une porte de grenier où du blé séchait : au dessus
une mansarde blanchie à la chaux, où demeurerait
Stéphane, puis, au rez-de-chaussée, la salle à man-
ger et la cuisine. Depuis la veille on avait ouvert les
fenêtres ; mais on y respirait encore le renfermé^
l'odeur de buanderie des linges fraîchement sortis
de l'armoire et servant rarement. Pour meubles, des
lits de perse rouge à double matelas de plume qui
semblaient des monuments inaccessibles, des fau-
teuils de paille, des chaises à treillis, des carpettes
de rencontre... mobilier qui fut trouvé très suffisant.
Après son inspection, M. Ferramus les quitta,
descendit l'escalier de bois et partit en sifflant d'un
70 UN SIMPLE
air satisfait. 11 était grand, avec une musculature
d'athlète, ayant la tournure épaisse, sans élégance ni
finesse. Sur les méplats des joues, une teinte bleue
de barbe noire fraîchement rasée lui donnait l'air
glabre et, quand il s'animait, sa chair molle avait
des tremblotements désagréables à l'œil.
De loin, tandis que Stéphane examinait son dan-
dinement de propriétaire satisfait de marcher dans
son domaine, sa carrure trop forte, ses vêtements
mal ajustés, il lui sembla vulgaire comme Sidonie,
propre seulement à quelque existence végétante ou
animale.
M""*^ Deschantres le regardait aussi :
— Un beau cavalier, n'est-ce pas? dit-elle à son
fils d'un ton sérieux.
Et comme il ne répondait pas :
— 11 est très aimable, reprit-elle, en dépit de sa
taille de Barbe-Bleue... sois gentil avec lui...
11 répliqua en riant :
— Soyez tranquille, maman...
La gaieté des choses de la terre lui donnait un
appétit de bonheur : c'était l'éveil d'un être nouveau
au fond de lui, une échappée merveilleuse et neuve
livrée à sa jeunesse, l'été dans son âme comme dans
les champs... et en défaisant les malles, les objets
apportés de là-bas lui semblèrent tout à fait ternes,
UN SIMPLE 71
\ieillis, n'étant plus entrevus dans la pénombre des
pièces à lourds rideaux mais sous l'éclairement cru
de la chambre de ferme, où les rayons entraient
librement par les carreaux de mousselines.
Quand tout fut terminé, M™® Deschantres prit son
bras et ils partirent à pied pour Belpech, côtoyant
les bords de la route où l'ombre tombait en s'allon-
geant. M™® Deschantres aussi avait abandonné Tair de
préoccupation maussade gardé depuis leur départ :
elle eut un de ces accès de tendresse qui parfois la
prenaient avec son fils, et le serrant contre elle :
— Je suis fière maintenant, dit-elle, avec mon
bachelier. C'est ton père qui serait content !
— Oui, s'il était ici, comme il serait heureux !
répondit-il.
Et elle répéta plusieurs fois :
— Mon bachelier ! mon petit bachelier chéri !...
— Quand nous reviendrons à Toulouse, reprit-
ell , nous trouverons quelque chose pour toi, une
position qui te plaise, où ta mère pourra rester près
de toi, pour bien dorloter son Stéphane, n'est-ce pas,
Fifi ?...
Fifi, c'était l'abréviation de Stéphane, son nom de
baby qu'elle lui redonnait encore aux heures d'effu-
sion en dépit du contraste entre ce nom d'oisillon,
et la tournure de ce grand dadais épeuré...
72 UN SIMPLE
Elle discutait avec lui ce qu'ils pourraient choisir,
la pharmacie ou Tadministration, les télégraphes ou
renregistremenl, la banque ou la Société Générale,
quand, à moitié route, ils s'entendirent appeler par
Sidonie venue à leur rencontre :
— Hé bien, Dieu merci, vous avez mis du temps
à vous organiser ! j'ai cru que jamais vous ne vien-
driez !
Alors tous trois continuèrent, marchant de front,
la poussière se soulevant en nuage autour des robes.
11 était cinq heures. Derrière Saint-Sernin,un grand
voile rouge montait et un calme profond déjà s'éten-
dait sur les arbres, sur les haies, sur les luzernes
moirées de brise, quelque chose comme un alangùis-
sement de jouissance irrésistible et doux.
11 sembla que cette journée dût être l'exacte
contre-partie de celle passée à Toulouse par Sidonie.
La conversation fut tout de suite un babillage.
M™® Deschantres était devenue causeuse, souriante,
avait les traits éclairés par une satisfaction secrète. En
passant devant chaque maison, Sidonie la mettait
au courant des potins, des démêlés avec le juge de
paix, du scandale du notaire, de l'aventure de ceux-
ci, des fortunes, des parentés, des associations fer-
ventes, des cléricaux, des fonctionnaires, des ambi-
tions, des concurrences porte à porte, comme si,
UN SIMPLE 73
sans cette introduction dans l'existence intime, sans
cette accumulation formidable de choses insigni-
fiantes et minuscules, la vie de ce pays eût paru un
incompréhensible rébus.
Par moment elle hâtait le pas, s'interrompant :
— Dèpèchons-nous pour que je puisse vous mon-
trer le parc avant la tombée de la nuit !
En prononçant ce mot c le parc », sa voix se gon-
flait imperceptiblement, une emphase involontaire se
glissait dans le roulement de Tr, on sentait d'instinct
que ce parc devait être la réalisation d'une grosse am-
bition, un de ces désirs tenaces que les années ne
peuvent entamer. Même elle ne put s'empêcher d'en
parler plus longuement et d'en conter l'acquisition.
C'était tout récent, quatre mois à peine. Son mari
l'avait eu de parisiens obligés par la faillite de
liquider à tout prix : il y avait dix hectares de bois,
deux pièces d'eau, un pigeonnier, et la maison. Le
tout pour 35.000 fr., bref, une affaire d'or.
— Seulement, vous comprenez bien que nous
n'avons pas laissé le parc et le château comme ils
étaient. C'est bon pour de grosses bourses : nous
autres, nous ne pouvions pas. Alors on a coupé une
. partie des arbres et planté des américains . qui
viennent très bien. Rien que la vente des futaies a
presque soldé le payement!
74 UN SIMPLE
— Comment, vous avez arraché les futaies !
— Mais oui, c'est presque aussi joli, allez ! au
moins on a de la vue !
M™® Deschantres eut un sourire à peine réprimé à
cette naïveté donnée pour excuse d'un massacre, et
c'était vrai : dès l'entrée dans le domaine Ferramus
— le château, comme on disait — on avait de la vue
maintenant, une vue de colline dénudée, labourée,
faisant une tache criarde sur la verdure universelle.
Par endroits seulement, des arbres isolés dressaient
leurs silhouettes solitaires, reproches vivants, et
malgré l'ensablement des allées qu'on avait respecté,
la vérandah courant encore le long de la façade
au dessus des portes à plein cintre, malgré . les
tronçons de bosquets conservés çà et là, on sentait
tout de suite l'embourgeoisement de la terre, le
faste économique, la demeure dégénérée en com-
muns, la cour d'honneur en basse-cour...
Les poules avançaient jusque dans les corridors :
des casseroles traînaient par terre remplies encore
de la pâtée pour les bêtes, les lauriers-roses retenus
par des cercles de tonneau étaient plantés dans des
comportes : dans la vasque de pierre qui se dressait
au centre du parterre, rongée par la mousse, à la
place du phœnix mort, un géranium double étalait ses
pompons rouge cru, et jusqu'aux buissons de roses
UN SIMPLE 75
sur les bords de l'avenue d'entrée qui avaient jeté au
hasard leurs branches défleuries comme s'ils eussent
voulu retourner en églantiers.
— Voilà chez nous, maintenant, fit Sidonie avec
un accent de triomphe.
D'un geste circulaire elle parut dessiner sur
l'horizon la limite séparant le domaine Ferramus du
reste du pays :
— N'est-ce pas que c'est bien ?...
— Tout à fait charmant...
— Oui, au commencement démon mariage, nous
habitions la Vizat, ce que nous vous avons loué...
C'était humide, triste, isolé... Je me demande com-
ment on peut y vivre. Du reste vous verrez bien
puisque vous y êtes !
Cet aveu mit en gaieté M'"^ Deschantres :
— Moi qui venais m'y refaire la santé, vous
m'avez fait bien tomber !
— Est-ce que j'aurais dit une bêtise? je suis
toujours la même, aussi étourdie : cela désole Marc.
Vous ne l'avez pas encore vu, n'est-ce pas ?...
— Si, si! dit Stéphane, il nous attendait là-bas...
— C'est à dire que nous l'y avons rencontré par
hasard, reprit vivement M"® Deschantres, il a beau-
coup d'occupations...
— Oui, beaucoup trop.
76
UN SIMPLE
Un brusque silence se fit tout à coup. Le ton de
voix de M""® Deschantres avait frappé Sidonie : il y
eut un moment d'embarras inavoué entre eux trois,
presque aussitôt Sidonie y coupa court, et marchant
en avant :
— Venez, reprit-elle ; avant que le jour ne tombe
nous visiterons le parc... si nous tardons, il fera
trop frais et vous prendrez mal.
— Volontiers...
Alors, très lentement, ils suivirent une des allées
qui descendait vers le bas avec des sinuosités
d'écriture anglaise, et il ne fallut rien laisser passer,
ni les massifs de lauriers, ni les magnolias dont la
glaçure des feuilles disparaissait sous là poussière,
ni les sapins, ni les cèdres, car dans le défrichement,
par une vanité de possesseur, pour laisser la trace
indéniable des splendeurs effacées, ils avaient
conservé un spécimen de chaque arbuste rare. En
deux ou trois endroits seulement où la terre avait
été reconnue moins bonne ou trop en pente, des
bosquets étaient restés, croisant leurs branchés
au dessus du passage : à ces heures du soir, une
senteur rafraîchie dormait sous leur ombre et,
quand on y passait, jetait sur les épaules un
manteau de froid humide... Dans le vallon, comme
on l'avait baptisé, ils trouvèrent l'étang, une flaque
UN SIMPLE 77
verte en forme de poire où l'eau avait disparu sous
• les, joncs,, poussés en forêt dans une rage de repro-
duction. Au travers, le chant mélancolique des
rainettes s'éLevait semblable à un écho répercuté
indéfiniment et des grincements de grillons com-
mençaient à sourdre dans l'herbe comme une
réponse à ces appels.- La terre s'endormait, bercée
*
par la monotonie des chants d'insectes et sous
l'éclairement pâle de l'horizon les teintes virant au
noir avaient des miroitements de velours.
— Comme vous avez eu raison de ne pas le com-
bler, fit M"''' Deschantres, involontairement saisie.
— Oh oui, fit Sidonie, à la fin de l'hiver dernier,
rien que la récolte des joncs a rapporté 180 francs,
• c'est mêuie dommage qu'on ne puisse pas l'agrandir...
C'était tout ce que lui disait cette mare toujours
vue, rien autre que les bénéfices produits ou le con-
tentement d'ambitions satisfaites. A force de vivre
à côté de ces choses, son âme s'était fermée, et elle
ne pouvait plus en recevoir de commotions. Pour-
tant, une telle mélancolie en montait, qu'il fallut,
pour en secouer l'impression, l'éclat de la lampe dans
la salle à manger. Ils y allèrent directement, le salon
■
demeurant sous les housses, barricadé, contre la
poussière et l'usure.
Marc les y attendait :
78 UN SIMPLE
— lié bien, cette promenade ? fit-il en les voyant,
nous rapportez-vous de l'appétit ?
11 eut un gros rire et frappant ses mains Tune
contre Tautre avec un bruit sonore, comme pour
chanter riiallali de sa robuste santé :
— Moi, d'abord à partir de six heures je crève tou-
jours de faim ; est-ce que Baptistine va nous faire
attendre longtemps ?
Sidonie eut un haussement d'épaules.
— Baptistine fait ce qu'elle veut, cela ne me
regarde pas, et à l'entendre prononcer sa phrase,
il semblait que ce nom de Baptistine lui produisit
le grattement d'un cilice.
On s'assit autour de la table pour passer le temps :
M™® Deschantres à côté du médecin, en face Sidonie
puis Stéphane. Une curieuse salle, en vérité, avec
ses portes à deux battants, en plein bois et à fileîs
dorés, sa haute cheminée de bronze où des amours
jouaient dans des niches, sa nudité de meubles,
ses chaises de paille, sa suspension achetée dans lin
bazar, ses gravures coloriées où un minet jouait
diversement avec un chapeau et un polichinelle. Une
odeur vague de cuisine y arrivait, faite de sentôurs
d'oignons et de graisses roussies. Maintenant que
l'excitation du grand air était passée, M'"* Deschanlres
et Stéphane éprouvaient une extrême lassitude dans
UN SIMPLE 79
tous leurs membres, une impression douce [d'épui-
sement et un bonheur à se sentir assis sans parler.
Tout à coup, la porte s'ouvrit ; une vieille entra,
la soupière entre les bras, la déposa sur la table
puis salua d'un air oblique, ployant son échine
maigre, les mains l'une dans l'autre et collées contre
son ombre de poitrine.
— Notre tante Baptistine Barthez, fit le médecin,
la montrant.
— Vous allez bien, Madame, dit-elle en reployant
son échine pour répondre au salut étonné de M™*" Des-
chantres, enchantée de vous connaître...
Et sans même écouter ce qu'on lui répondait,
elle se plaça au bout de la table, avec une attitude
de domestique espion, glissant des regards obliques
sur les visages et les assiettes. Tout était long et
sec en elle ; elle avait les joues jaunies comme du
parchemin sale, la bouche sans lèvres et sans cesse
entr'ouverte ou plissée pour une observation mé-
chante, les cheveux jaunes aussi, cachant les oreilles
sous leurs bandeaux effilés, et à la voir ainsi silen-
cieuse, épiante, l'idée venait tout de suite qu'elle
devait jouer un rôle actif dans le ménage Ferramus,
la partie toute-puissante de vigilance malveillante.
Au reste, personne ne semblait faire attention à
elle. Tout le long du repas qui presque aussitôt s'était
80 UN SIMPLE
animé, ce fut cette même mise à Técart apparente,
Sidonie ne lui parlant qu'au moment de la servir :
— En voulez- vous encore, Baptistine ?
Ou bien :
— Avez-vous surveillé la dinde, Baptistine ?
Ce nom de Baptistine revenait à intervalles égaux
comme une litanie perpétuelle et énervante. Le
docteur s'égaya, jasant de Paris, contant de vieilles
histoires à mots couverts, et buvant ferme. 11 avait
monté une bouteille de vin de la Vizat, sec à
déchirer la langue, mais qu'on dut boire dans des
petits verres, en sa qualité de vin de. chez moi : à la
première tournée, on trinqua à la ronde, en campa-
gnards, la serviette pendue au cou, choquant
bruyamment les verres, tandis qu'au milieu, sur un
plat à fleurs, la fameuse dinde fumait, embaumant
l'atmosphère d'une odeur de chair rôtie.
— Je suis bien sûre, ma cousine, que vous n'en
voyez pas de pareilles à Toulouse, dit Sidonie : elles
vaudraient bien douze francs.
M. Ferramus eut aussi un hochement de tète :
— Elle fleure bon, n'est-ce pas ?
Et c'était une curieuse chose cet accord de leurs
deux pensées à propos de cette gloutonnerie de
viande.
— Te souviens-tu, Sidonie, qu'à notre dîner de
UN SIMPLE 81
noce, ton père en fit servir une qui était moins
grosse que celle-là, parole d'honneur?
— Une façon pratique do se rappeler sa lune
de miel, dit M'"*' Deschantres avec un sourire
méchant.
— Oh ! notre lune de miel, cousine I vous savez »
bien que cQtte phase-là, comme les autres, n'a jamais
pu durer plus de six jours.
— Vraiment, même celle-là...
Il allait répondre quand Sidonie l'interrompit.
— Ne le croyez pas, allez, la nôtre dure toujours.
Pour la première fois, la voix de Baptistine s'éleva,
une voix qui traînait dans le mode mineur, traversée
par de légers sifflements- :
• — En fait de lune de miel, j'ai appris un mariage,
— Quel mariage ?
— Cela ne vous intéressera certainement paâ, conti-
nua-t-elle avec un dodelinement de la tète, mais
enfin, je vous le dis tout de même. La Suzanne
Mercier a fini par agripper un homme, un professeur
dont le nom se termine en -ac ou en ard, je ne sais
plus...
Sidonie était devenue blême.
— Qu'est-ce que Suzanne Mercier? demanda
M"™® Deschantres.
— Une fille! répondit Sidonie d'un ton bref, et
6
8a UN SIMPLE
regardant son mari avec unecolère dans les yeux,
elle ajouta :
— Une fois pour toutes, qu'on me laisse tranquille
avec ces histoires-là; je ne veux pas qu'on en parle
chez moi. Qu'est-ce que nous disions avant cela?
Marc était resté silencieux, la bouche barrée par
un sourire niais ; au bout d'une seconde de silence,
il reprit d'un ton indifférent :
— Au fait, cela ne nous regarde pas ; chacun est
libre d'agir à sa guise et, d'un trait, il avala Je
contenu de son verre.
Stéphane, lui, en entendant le nom de la fiancée
de M. Mouillac, avait eu le cœur comprimé par une
angoisse, ne comprenant pas au juste la colère de
Sidonie ni cette épithèle de fille qu'elle avait làchéCt.
— 11 est pâle ce garçon-là, dit le médecin d'un ton
paterne, il faudra ranimer ces couleurs, de Texer-
cice, de l'eau froide, aimez-vous les bains froids?
— Beaucoup.
— Allez dans la Vie-Siège. 11 y a de bons endroits,
des endroits où l'on dirait d'une baignoire, tant elle
est tranquille...
— Ne lui donne donc pas de ces conseils, répliqua
Sîdonie encore sous le coup de son. mécontentement,
tu sais bien que la Vie-Siège est dangereuse.
— Mais non, vous n'avez rien à craindre : gardez-
UN SIMPLE 83
vous seulement d'approcher par trop de THers à
cause du courant et des tourbillons...
— Stéphane est très prudent, conclut gaiement
M"'*' Deschantres ; du reste si un bachelier ne l'était
pas !...
Et la convereation continua banale, éparpillée; ce
dernier mot avait suffi à éclairer Stéphane ; à force
d'être replié sur lui-même, il en était arrivé à perce,
voir ces nuances d'affection plus vivement que les
effusions violentes, y sentant une vigilance d'amour
qu'il ne retrouvait point dans les autres.
Après le diner, comme il était resté près de
Sidonie, il ne put s'empêcher de lui dire tout à
coup :
- — N'est-ce pas que ma mère est bonne?...
— Vous trouvez? répondît-elle rêveuse.
Chez elle au contraire Timpression avait été toute
différente de celle de Toulouse ,• la froide gaieté de
M™® Etesehantres lui avait paru fausse à la façon des
eaux dormantes sur lesquelles des plantes étalent
leurs ombelles violacées. Justement l'a tante Baptis-
tine se trouvait derrière elle, absorbée en apparence
par le déblayement de la table.
— M™° Deschantres est très bonne, pour Marc
surtout, tout à fait bonne, fit-elle entre ses dents et
sans cesser d'aider au pliage de la nappe, elle jeta
84 UN SIMPLE
«
un coup d'œil vers le jardin, où le docteur et
M™*" Descliantres venaient de se diriger.
— Eh bien, tant mieux! dit Sidonie, je n'aime pas
que les brouilles de familles subsistent, encore
moins ceux qui épiloguent à tout bout de champ et
à propos de rien. Venez-vous, cousin?
. El, prenant brusquement le bras de Stéphane, elle
l'entraina.
Us se retrouvèrent en pleine nuit; ils n'avaient
pas encore été seuls, ainsi l'un près de l'autre, depuis
leur montée des allées Lafayette vers Matabiau;
mais cette fois Stéphane éprouvait une quiétude
heureuse, un sommeil d'àme et maintenant, dans la
fraîcheur douce de l'air qui les caressait, des souve-
nirs joyeux lui revenaient, heures de sa vie dont
la trace était restée lumineuse, évoquées par le
contentement présent. Ce n'était point l'approche
de Sidonie qui le rendait ainsi, mais plutôt la souve-
raine harmonie des choses qui l'entouraient, la
concordance avec le calme de ses pensées de cette
soirée radieusement paisible, de ce ciel piqué de
scintillements d'étoiles, des silhouettes d'horizon se
perdant dans les replis vagues du clair obscur...
— Sidonie, tu sais quejelesaccompagne, fit dans
l'ombre là voix du docteur.
—Moi aussi... nous irons ensemble, c'est entendu.
UN SIMPLE 85
Et tout le long de ce retour vers La Vizat ils res-
tèrent presque silencieux, Sidonie un peu préoc-
cupée par le bruit étouffé de la conversation de son
mari qui, aux côtés de IVP® Deschantres, semblait
devenu étrangement causeur, Stéphane tout entier
à sa rêverie heureuse.
Il y a ainsi, dans la vie, des journées ineffables
qui la font aimer, remplies de riens, de niaiseries,
d'heures comme les heures de la veille et comme
celles du lendemain, où le cœur cependant puise
une intuition des délices d'un monde en dehors du
nôtre. De cette soirée, où rien d'extraordinaire n'é-
tait survenu, où lui, cet affamé d'affection, n'avait
eu que les tendresses distraites de sa mère, il reve-
nait harassé mais ensoleillé, ne songeant plus à l'in-
cident de Suzanne Mercier qui, un instant, l'avait
angoissé, ayant dans l'àme quelque chose de cette
fête de la nature qui, à leur [arrivée, les avait
accueiUis.
Et les adieux le laissèrent dans la même extase,
celui de Sidonie avec un serrement de mains un peu
brusque, celui du médecin hâtif et plein d'une
satisfaction mal étouffée.
— Ah ! s'écria-t-il en se retrouvant avec sa mère,
comme il faisait bon ce soir !
— Enfant! répondit-elle avec un sourire d'énigme.
86 UN SIMPLE
va te i^eposer, c'est moi qui, cette fois, irai te dire
bonsoir dans ton lit...
Quoi, cela aussi! tous les bonheurs ensemble,
car ces bonsoirs de sa mère étaient une rareté, une
fête délicieuse dont l'impression le ravissait encore
de longues journées après qu'elle était passée. Il
éprouvait une légèreté d'àme comme s'il n'avait plus
eu de corps et se fût balancé dans le vide sans peser.
Quand il fermait les yeux, il croyait encore sentir le
soleil mettre des baisers sur sa chair et, en rece-
vant les derniers embrassements de sa mère — des
embrassements hachés, multipliés, dont elle couvrait
son front avec une sorte d'emportement — il leur
trouvait une saveur inconnue et troublante, comme
. à des brûlures ou des caresses jamais encore
goûtées.
VJI
A dater du lendemain, une vie très douce com-
mença pour lui ; rien n'en venait interrompre la
monotonie et pourtant elle lui sembla la plus variée
qu'il eût encore menée, tant elle était pleine de la
jouissance inconsciente d'elle-même.
Comme à Toulouse, il avait repris ses habitudes
d'intérieur et de surveillance-domestique : il s'était
replié aux minuties de ménage, faisant dès le
matin la cuisine et le premier déjeuner de sa mère,
car la fille de borde chargée de les servir s'en tirait
mal ; mais en dehors de ces occupations qui jadis
l'absorbaient en entier, une existence neuve était
descendue sur lui, brusque invasion de quiétude et
de gaieté printanière.
Il se levait très tôt, à cinq heures et demie, éveillé
par la clarté qui déjà rempUssait la demeure, et
comme sa mère faisait grasse malinée, il s'en allait
88 UN SIMPLE
aussitôt dehors, au hasard, goûtant Tineffable bon-
heur des réveils de la terre, la solitude plus grande,
le vide des chemins dont le poudroiement* terne
n'aveuglait pas encore, les verdures mouillées de
rosée, et les teintes d'arbres qui, sous les blancheurs
d'aube, paraissaient noyées dans des buées bleues.».
Même une promenade devint ainsi sa favorite :
c'était dans un sentier embroussaillé qui courait à
travers de longues graminées onduleûses et sous
le couvert des peupliers suivait la Vie-Siège. Tout
le long, de Belpech jusqu'à l'Hers, les horizons
disparaissaient voilés par l'encaissement : sur le
ciel il se faisait un fourmillement de branchages,
de cimes ététées de saules, d'ormes jaunissants et
l'eau, devant, jetait une surface endormie, rompue
de distance en distance par des arêtes de roches
minuscules dont les dos ruisselants semblaient de
loin des torses de marbre oubhés.
A marcher là, il éprouvait unejoie étrange, comme
à se laisser mouiller par les herbes, frissonnant de
la fraîcheur qui tombait des berceaux d'arbres...
* Le jour parfois il y retournait, ou quelquefois
après leur diner, quand M"''' Deschantres, fatiguée,
se refusait à sortir avec lui : et c'était à ces heures
diverses un décor sans cesse renouveau, la nature
faite prêtée, les nuances des plantes passant du bleu
UN SIMPLE 89
du malin au noir assombri de la nuit par toutes les
. gammes des jaunes verdoyants — le jaune des ors
mats, le jaune des bijoux anciens, le jaune argenté
des pièces de vermeil : — l'eau aussi, qui, à l'aurore
était nuancée de plissures roses, se figeait vers le soir
avec des teintes gris fer, comme une grande lame
immobile : le brouillard suivant la rive avec des
formes vaporeuses avait au dessus du sol le balance -
ment des choses irréelles, et fondu vers les bords,
disparaissait sans limites perceptibles, dans la
lumière de l'air : ou bien les remous en certains
.recoins de galets chantonnaient avec des blancheurs
d'écume qui semblaient le rire de l'eau, et le vent
passait au dessus avec un bruit de charge, n'ef-
fleurant que les cîmes tandis que le tumulte des
insectes, des oiseaux, des nids alternativement
réveillés et endormis, tout ce grand bruit délicieux
des fourrés étaient couverts au loin par les beugle-
ments mélancoliques de bœufs ramenés à l'étable...
Dans ces promenades, Stéphane ne pensait point,
se laissant pénétrer peu à peu par cette immutabi-
lité des choses à laquelle nous ne croyons pas, tant
notre rêve lui jette de variété : ni la monotonie des
courses sans but, toujours semblables, ni le silence
de sa propre voix ne le fatiguaient. Toute son activité
morale paraissait absorbée par une activité physique
90 UN SIMPLE
et machinale et il semblait que l'influence de ce
milieu eût suffi à le rendre paysan, attaché au sol
comme l'arbre à ses racines. Même, au début, il
n'avait point conscience des splendeurs de féerie que
la nature étalait devant lui, mais vivant d'une demi-
vie, il voyait sans voir, se sentait bien sans savoir
ce qu'il sentait, et ne cherchait rien de plus.,,
- C'était pourtant au fond de lui un travail incons-
cient et sourd, un éveil de son être, jusqu'ici rivé
aux petites choses et aux petits faits, le sentiment
du grand pénétrant en lui presque à chaque heure,
son âme s'ouvrant à la lumière ainsi que les fleurs
attendant le matin pour montrer leur cœur à nu.
Jusqu'alors il avait été enfantin, sans désirs comme
sans emportements : son existence familiale etretirée
l'avait retardé, accroissant ses timidités et ses peurs
de l'inconnu : on eût dit que le froid méthodique de
sa vie de travail avait jeté son ombre sur cet idéal
inconscient que chacun apporte ici-bas dès l'en-
fance, et il aurait pu compter ses accès d'enthou-
siasme et de juvénihté.
Maintenant le beau prenait pour lui des formes,
des contours, comme les étendues brûlées que, du
matin au soir, il avait sous le regard. La succession
de ses étonnements le jour de son arrivée, avait été
une sorte de prophétie de ce qu'il éprouverait là :
UN SIMPLE 9i
d'abord une indifférence craintive, puis la force
silencieuse des landes dénudées de l'Aude le poi-
gnant dans ses fibres profondes, enfin Belpech lui
jetant son coloris, sa gaieté de verdure, son soleil,
ses ruissellements de rivière... et des désirs lui
venaient peu à peu, besoin physique d'aimer,
angoisses d'attente que, dans son innocence, il
confondait avec la poésie des choses. Sa virilité
s'éveillait dans la griserie de l'air. Entre son exis-
tence d'aujourd'hui et celle d'autrefois, c'était un
fossé creusé que chaque minute nouvelle rendait
plus profond, un vieillissement de son corps, l'élan
de son esprit vers des pensées inconnues et trou-
blantes.
■ Presque toujours, aux heures chaudes et amoUis-
santes de l'après-midi, il partait pour le château.
D'habitude, il y trouvait Sidonie, installée sous la
vérandah à des raccommodages de linge, ou livrée à
des occupations de ménage ; elle l'accueillait sans
coquetterie de pudeur. Ces réceptions dépourvues
d'embarras, lui enlevaient toute gêne. 11 s'installait
près d'elle, et des causeries s'entamaient dont elle
faisait tous les frais, heureuse d'avoir un auditeur.
Toute la vie de Sidonie y passait dans un débor-
dement de confidences, qu'elle lui faisait aussi bien
qu'elle les aurait faites à d'autres, ne réservant sa
y
92 UN SIMPLE
confiance que pour de petits faits indifférents, pen-
dant qu'elle étalait à nu sa vie et ses arrière-pensées.
Sur son' mariage surtout, elle revenait avec une
insistance, discutant encore les clauses du contrat,
comme s'il n'était pas chose accomplie.
— Vous comprenez,, cousin, que cela m'est bien
égal de ne pas avoir eu de dot, maintenant que papa
est trop vieux pour pouvoir se remarier. Nous avons
refusé une maison qu'il nous offrait parce qu'elle ne
rapporte rien que des réparations à payer : je crois
même que c'est pour cela qu'il voulait nous la donner.
Au reste, à l'entendre, Marc s'entendait parfaite-
ment à tout cela : elle savait bien. Dieu merci, qui elle
avait choisi en le prenant, mais elle ne s'en repentait
pas. Avant leur mariage, il était désœuvré comme
les autres; ici, dès qu'un homme se sentait deux
acresde terre derrière lui, il courait ; ma^'selle y avait
mis le holà, maintenant c'était elle qui comptait les
visites, les acquittait, elle savait où il allait, ce qu'il
faisait, qui le demandait... etc.
Tant de confidences continuaient sans relâche,
Stéphane, touché par cette condescendance fami-
lière, ne se doutait point qu'elles étaient un résultat
d'éducation et que les secrets dont Sidonie le favo-
risait étaient les secrets de tout le monde. Il
éprouvait une jouissance inavouée, un épanouisse-
UN SIMPLE 93
ment d'amour-propre à entendre enfin une femme
le traiter en égal, lui parler comme à quelqu'un,
non comme à un meuble ou un enfant sans portée,
et dans ces demi-heures qu'il passait à écouter
ainsi, des nœuds invisibles se formaient à son insu,
multiples, insaisissables, qui le liaient à sa cousine
de toute la force de l'habitude et de sa propre estime
reconquise.
— Tiens, vous voilà. Monsieur Stéphane ?...
C'était le sifflement de voix de Baptistine dont
tout à coup la tête jaune se profilait dans un entre-
bâillement de croisée ou quelque angle de porte. 11
se levait par pohtesse, mais elle l'arrêtait aussitôt :
— C'est bien, ne vous dérangez pas : vous êtes
avec Sidonie, je ne veux pas vous empêcher de
causer... ne ^vous dérangez pas, allez, je m'en
vais.
Sans bruit, comme elle avait paru, avec une
malice mauvaise dans les yeux, elle s'effaçait ensuite,
semblant n'être venue que poux une simple consta-
tation et poussée par une démangeaison de cu-
riosité.
Rendus à leur tête à tête, Sidonie haussait les
épaules avec une colère mal dissimulée :
. — Elle a voulu la cuisine, qu'elle y restte, et que
ce soit fini !
94 UN SIMPLE
Même une de ces apparitions intempestives la mit
une fois hors d'elle :
— Est-elle embêtante, hein ? cette Baptistine,
s'écria-t-elle, en croisant ses bras d'un geste colère,
et comme Stéphane s'étonnait naïvement :
— Après tout, reprit-elle, je peux bien vous le
dire : puisque vous venez souvent, un jour où Fau
tre vous l'auriez remarqué. — C'est vrai, je ne peux
pas la voir... Vous comprenez cela, elle s'occupe de
tout chez moi, je n'ai plus le droit de rien faire ici,
sans qu'elle se mette en travers, décidant de tout,
tranchant de tout : j'en ai assez...
Puis, avec un sourire enflellé, elle ajouta :
— Enfin! il faut bien la supporter,de vieux parents!..,
Ce qu'elle ne disait pas, c'est que Baptistine était
une tante à héritage, ni qu'ils avaient cru fnire un
coup de maître en l'accaparant. Elle, vieille fille,
lasse de mettre à l'épargne et résolue de planter là
sa mercerie de Villefranche, avait d'abord refusé,
faisant mine de craindre un panneau : mais les Fer-
ramas avaient insisté outre mesure :
— Venez, nous vous soignerons, vous ne serez
plus seule et pourtant vi ^rez comme chez vous, tout
à fait libre... Sidonie est jeune, elle a besoin de vos
conseils... si bien qu'elle avait semblé leur accorder
une grâce en acceptant leur offre.
UN SIMPLE 95
Et depuis, peu à peu, c'était elle, Fétran^ère^ qui
était devenue le rouage, le facteur priucipal de celte
maison dont rien ne lui appartenait 1 Ab ! par exem-
ple, comme elle avait manœuvré ses intérêts, s'y con-
naissant à» fond, en matière d'avarice! Sans cesse
tenant suspendue sur eux la crainte d'un départ et
d'une brouille irrémédiable, elle avait gagné une
terreur de domination sous laquelle tous pliaient...
Maintenant, elle était le factotum, une façon d'inten-
dante despote, le domestique en sous-ordre et silen-
cieux auquel maîtres et valets se soumettent, le
contrôle taciturne, permanent, redoutable, s'infor-
mant sans bruit, au fait des mésintelligences les
plus secrètes du ménage, des étourderies de la
femme, des fredaines du mari, invisible, promenant
partout et nulle part, sa joie d'être haïe, de jouir
pour rien d'un autre bien que le sien, et sans cesse
pesant de tout le poids de son héritage probléma-
tique.
— Cela ne fait rien, les vieux parents, si on savait
à quoi on s'expose en les reprenant !...
Et dans la pensée de Stéphane, Sidonie tout à
coup montait : il la croyait victime de sa bonté, l'ad-
mirant de continuer ainsi une admirable charité à
cette Baptistine, qui la lui rendait en malveillance.
— C'est souvent ainsi, disait-il» j'ai vu dans la rue
96 UN SIMPLE
•
des pauvres dii'e des sottises à ma mère qui leur
donnait Taumône.
Ilcommencaitmémeà être comme Sidonie,àdétester
cette apparition mécanique, dont le regard le pour-
suivait en le gênant étrangement, et il lui en voulait
de venir rompre leur intimité, mettre un arrêt à ces
épancliements monotones, qui lui causaient pourtant
Tune des plus grandes jouissances de sa vie !
. Car, insensiblement, cesvisites quotidiennes avaient
pris dans ses programmes de journée une place à
part et prépondérante. Souvent, il s'était surpris à
'hâter le déjeuner, — ce déjeuner provincial où l'on
mange si lentement, — pour quitter plus tôt la Vizat
et retourner au château...
Par une complicité tacite, jamais le médecin n'était
là quand il venait, et jamais, dans sa simplicité
d'âme, Stéphane n'avait songé que ce fût justement
la solilude à deux quil y vînt chercher avec tant
de plaisir : il semblait plutôt qu'elle adoucit en lui
ces retours violents de santé que la nature lui cau-
sait. Près de Sidonie, il rencontrait un apaisement,
cette béatitude du chat qui, dans la chaleur du foyer,
ronronne sans remuer. Il y restait des heures im-
mobile, lui parlant à peine mais écoulant le bavar-
dage incessant dont elle ne se fatiguait pas et ne
levant la séance que lorsqu'elle Texigeait.
UN SIMPLE 97
Il aimait mairileiiaut à reposer sur elle ses yeux,
souriant de son sourire, de ses ^^esles, de ses viva-
cités gamines qui la rapprochaient de lui, s'ingéniait
à lui rendre des services insignifiants, allant cher-
cher ses paniers à ouvrage dans la salle à manger,
ou l'aidant à porter les légumes qu'ils avaient récol-
tés au potager. A chaque heure, à chaque minute
nouvelle de cette intimité, elle s'emparait de lui,
entrait en lui sans qu'il s'en doutât, sans qu'il tenlât
de résister à l'invasion de lui-même, par cela seul
qu'elle était femme, jeune, et que, ne sachant rien
de lamour, il avait la témérité des ignorants et leurs
inconscienres...
C'était seulement lorsqu'il la quittait, après les
somnolences ravies de ces après-midi, qu'une in-
quiétude vague le saisissait, trouble de sens sans
objet, impudeur naïve, que semblaient lui jeter
la tiédeur de l'air, les parfums de la verdure, la ca-
resse amoureuse des plantes épuisées de soleil...
De nouveau, tout le poème enchanté des arbres, de
la rivière, des prés, des champs, se déroulait devant
ses yeux, de même que le matin : c'était la même
succession de routes ombreuses, de sinuosités feuil-
lées, les mêmes silhouettes de tailhs, mais noyées
maintenant dans la lumière attendrie des fins de
jour, et l'on eût dit que l'alanguissement des choses
7
J
9S Ux\ SIMPLE
descendait aussi sur lui ou qu'il en rapportât une
impr-essionnabilité plus grande : des élans le soule-
vaient parfois, le foiçant à courir, emporté par ujie
joie qui, brusquement, lui montait aucœur, ou bien
il s'arrêtait à un chanl d'oiseau, à un i\>ouvemenl de ,
fourré, se laissait tomber sur l'iierbe, près* d'un
eoin de haie, et de nouveau se perdait dans un
rêve, à regarder au dessus de lui le bleu du ciel,
d'un bleu opalin qui, sous le regard, paraissait mon-'
ter, monter toujours, en donnant la sensation du vide. .
Dans la iii)nclialance de ces retours, dans ces ab-
sences de pensées où il s'abandonnait de Jui-méme
à l'éveil'des sens, des images obsédantes lui venaient
qu'il mettait toute sa puissance de volonté à repri-
mer. Ayant gardé d'instinct une horreur des moin-
dres froissements de sa chasteté, si bien grandi, dans
rignorance et i'anathème de la femme que la moitié
de la vie diiomme lui était lettre close ou inter-
dite, une lutte se livrait au fond de lui, entre
ses volontés religieuses 'et le désir sans but qui le
meurtrissait de plaisir, lutte où les affres delà tenta-
tion elle même devenaient une telle jouissance, qu'il^
claerchait à les rappeler.
Et c'était le même enivrement, le même besoin
tacite d'aimer, quand pour obéir à sa mère il allait
se baigner dans la Vie-Siège, Rien que la vision de sa
UN SIMPLE 99
cbair suffisait à le troubler: dans les glissements
de Teau sur son corps, il lui semblait percevoir uije
sensation de caresses qui Tenvahissait partout, en
lui causant un frisson. Puis il éprouvait des hontes
soudaines et inexplicables, se rhabillait en toute
hâte et courait à la Vizat d'une traite, s'imagiriant
avoir fui un danger effroyable, gardant la crainte
superstitieuse de cette eau dormante dont le cours
se reconnaissait seul à de légères écumes venant
mourir sur la rive.
M""" Deschantres l'accueillait étonnée.
— Qu'est-ce que tu as, fifi?
' Il rougissait violemment, n'osant lui confier la ter-
reur envahissante qui l'avait saisi.
— Eien, maman...
— Quel nigaud lu fais, disait-^llo en riant; bien
sûr, il ne t'est rien arrivé ?
— Rien du tout, je vous l'assure...
Gomment aurait-il pu lui dire ces tressaillements
de l'amour qui s'ignore, ces impressions insaisis-
sables, faisant frémir son être et dont sa pudeur
s'épouvantait ?
Alors surtout, la dignité de sa mère lui apparais-
sait dans une auréole de grandeur: la froideur dont
si souvent il avait souffert devenait une grandeur de
vie merveilleuse et inaccessible ; il se prenait pour
100 UN SIMPLE
elle d'une admiration et l'entourait de plus de
respect, comme une vierge d'autel, osant à peine en
approcher, se refusant les démonstrations affec-
tueuses qui sentaient trop la familiarité de l'enfance.
Et c'étaient une réserve sérieuse, des silences pen-
sifs, son amour filial, nuancé de timidités, concentré
en des signes à peine visibles mais à travers lesquels
il passait tout entier, vibrant et raisonné. On eût dit
l'humilité du fidèle s'abaissant dans une adoration
reconnaissante devant la Divinité.
Jamais pourtant, M™e Descbanlres n'avait été si
bonne et si expansive. En elle aussi le séjour de
Vie semblait avoir mis une détente: point de
migraines, cette semaine-là, ni de ces querelles à
propos de rien qui parfois surgissaient entre eux.
Aucune plainte de la solitude relative, dans laquelle
sa vie nouvelle la laissait. Elle semblait plutôt la
désirer, voulant que Stéphane sortît beaucoup !
— Allons, Fifi, nous ne sommes pas venus ici pour
rien : il faut que tu gagnes des couleurs, une mine
de santé à me faire envier par les mères. Va sans
moi, je ne peux pas marcher^ et puis, je ne suis pas
bachehère, moi.... Le jardin suffira pour me re-
mettre.
Et au retour, elle l'interrogeait avec un intérêt
m.îl dissimulé. Qui avait-il vu, rencontré? — (Jue lui
UN SIMPLE 101
avait raconté Sidonie, que faisait-on au château, et
son cousin ?...
Le soir semblait réservé à leurs épanchemenls :
des causeries où le passé revenait, ainsi que le
temps où M . Deschantres vivait, leur vie à Paris autre-
fois, quand ils y avaient fait leurs deux années de
garnison. Et ils se promenaient aussi, elle, lui donnant
le bras, ou bien ils s'asseyaient devant la porte, savou-
rant la nuit tombante, la quiétude de l'obscurité...
Heures lentes, coulant comme un grand fleuve
reposé. La journée finissait, semblant ne les avoir
effleurés que du bout de l'aile, leur laissant seulement
une sorte d'indifférence paisible...
— 11 fait bon ce soir, n'est-ce pas?
C'était chaque foiwS ce même refrain qui avait
aussi clôturé leur voyage, après le dîner Ferramus :
et M™* Deschantres, rêveuse, évoquant les années
anciennes — le présent peut-être, — Stéphane, l'âme
remplie de visions ensoleillées, de paysages lumi-
neux à travers lesquels l'image de Sidonie pas-
sant et repassant lui jetait une extase inconsciente,
il semblait que la vie dût leur continuer indéfini-
ment cette joie silencieuse et cette absence de
surprises ou d'événements, seule source de nos
vraies félicités!...
vin
Un soir, comme Stéphane revenait du château, il
rencontra M. Mouillac qui parut ne pas le recon-
naître. Au contraire celui-ci accéléra sa marche ;
puis une porte s'ouvrit grinçante, retomba sur lui
violemment, avec le bruit de ferraille du marteau
qui tressautait sous la secousse; — il avait disparu.
Tout d'abord, Stéphane n'éprouva qu'un étonne-
ment ; même, en suivant la route pour rentrer à la
Vizat, il s'efforça inconsciemment de n'y plus songer
et de garder sa pensée flottante ; mais un poids s'était
abattu sur son cœur et en marchant, le silence pro-
fond des êtres dont toujours il avait joui, lui cau-
sait une angoisse.
A mi-chemin, il rencontra M. Ferramus, qui
rentrait en toute hâte, comme s'il eût craint de man-
quer un rendez-vous. Par politesse, Stéphane l'arrêta.
— Vous allez bien, Monsieur?
UN SIMPLE • 103
9
m
— Pas mal, merci, répondit-il, très rouge et s'é-
pongeantJ.e n'aurais jamais cru qu'à ces heures il fit
encore si chaud. Mes. compliments à votre mère,
n'esl-cepas?
T- Vous nerevenezdonc pas de la Vizat?
— Ah ! vous me la fichez belle, s'écria-t-il avec
un rire forcé. Vous ima^inez-yous que mon métier
permette d*aller voir les gens en bonne santé ?
11 repartit du même pas, avec un salut proteetetir
et un sifflement d'homme heureux.
Stéphane le regarda s'éloigner et soudain éprouva
la sensation d'une solitude énorme.
Mon Dieu! M. Mouillac passé devant lui sans
vouloir le reconnaître î Lui, Fami des mauvais
jôilrs, si bon, si discret, lui qu'une année de dévoue-
ment n'avait pu lasser ni rebuter, disparu seule-
ment aux heures de joie comme pour renoncer à sa
partde triomphe, il était passé sans un geste!
• Le cœur d^ Stéphane se révolta : pourquoi lui en
voulait-il? quelle raison qui tint devant leur affection,
ces tendresses délicates et inavouées dont chacune
de leurs causeries avait été comme imp^gnée?
Et brusquement Stéphane se rendit compte de son
ingratitude envers lui.
Comment avait-il omis d'aller le remercier du .
. succès de son examen? Depuis huit jours, il était là, .
104 UN SIMPLE
presque son voisin! et n'avait même pas cherché à
le retrouver : huit jours et déjà Toubli, ce triste
compagnon de toute joie !
Il eut aussitôt la tentation de retourner sur ses pas
pour s'excuser.
Une timidité le retint, il ne se décida point.
Autour, l'ombre tombante, jetait une désola-
tion morne. Un découragement douloureux des-
cendait.
Il hâta le pas, content d'apercevoir là-bas la Vizat,
accroupie dans son massif de verdure, avec un point
lumineux qui tremblotait au bas, la lampe delà salle
à manger sans doute... Et de nouveau il essaya
de ne plus penser. M. Mouillac l'avait-il seule-
ment vu? n'avait il pu passer sans le reconnaître?
comment l'aurait-il deviné à Belpech? Peut-être était-
il pressé, ne regardant pas ou voyant mal, mille rai-
sons qui auraient dû endormir son inquiétude et
auxquelles il s'attachait, malgré tout, sans y croire,
gardant le pressentiment de leur amitié irrémédia-
blement rompue, sans que rien au monde pût justi-
fier pareille catastrophe.
En voyant son fils. M"'* Deschantres eut un mou-
vement de désagréable surprise.
— Comme tu reviens tôt ! fit-elle sèchement.
— Moi? répondit-il étonné. Au contraire, je me
UN SIMPLE 105
croyais en retard, trouvant Tobscurité plus grande
que de coutume.
— Au moins, n'as-tu rencontré personne?
— Si, M. Ferramus, tout à l'heure.
— Ah ! dit-elle en fronçant les sourcils. J'espère
que tu Tas arrêté. Je ne sais ce que tu lui reproches,
tu n'es jamais aimable avec lui ; j'entends que tu le
traites en parent et en homme plus âgé que toi.
Un silence tomba. Puis la soirée s'écoula, intermi-
nable et sans causeries. Après le dîner, pour la pre-
mière fois, M"e Deschanlres refusa de sortir.
— Je suis fatiguée, dit-elle, je crains d'avoir la
migraine.
Elle le laissa seul, voulant se reposer. Resté dans
cet isolement inattendu qui lui rappelait, pour la
première fois, celui de Toulouse, il se prit à songer.
Des détails de jadis auxquels M. Mouillac était
mêlé lui revinrent; une à une il revivait les heures
matinales de sa préparation : presque toutes étaient
demeurées gravées, surtout la dernière où leur
adieu s'était fait sous la pluie tombante quand
ils couraient le iong des allées, avec l'image de
Suzanne Mercier, évoquée dans des élans de passion
si timides et si profonds.
Tout à coup, Stéphane tressaillit. Lorsque par
hasard, chez les Ferramus, ce nom de Suzanne
106 UN SIMPLE
«
Mercier était venu, Sidonie avait eu une eolère, la
traitant de fille.
One fille}, elle?...
Ce mot d'allure fausse^ le laissait sans comprendre.
. Seulement, il s'en épouvanta, le pressentant ^ob
d'insultes, dont il était incapable de soulever le
voile. Alors, une nouvelle angoisse Tétreignit. Que
pouvaît-oD dire sur la fiancée de M. Mouîllac, pour-
quoi cette haine de Sidonie? et des pressentiments
noirs le saisirent, car il n'admettait point que Sido-
nie pût accuser à tort. Qui sait ? peut-être voulait-on
tromper M. Mouillac et surprendre son honnêteté en
l'attirant dans un guet-apens de pauvreté; peut-
être cette douceur adorable qu'il vantait n'était-elle
qu'un leurre ?
Dans sa mémoire, des souvenirs terrifiants du
temps de son père lui revinrent; souvenirs de jour-
nées tiraillées, où les scènes se succédaient; termi-
nées par des claquenients de porte ou des pleurs de
sa mère. Son cœur s'en serrait à mesure, et il éprouva
. un immense besoin d'interroger Sidonie, de savoir
enfin si vraiment cette Suzanne Mercier était une
mauvaise femme; sans la nuit, maintenant tombée
tout à fait — une nuit douce où les silhouettes indé-
cisesdes arbres grandissaient, semblant des êtres
fantastiques, — il serait parti tout de suite. La pen-
• j
UN SIMPLE . • 107
sée de son ami,* surpris dans sa bonne foi^ lui
paraissait monstrueuse; il, en oubliait leur rencontre
de? tout à l'heure, leur brooille probable^ et il n'*éptrou-
vait plus qu'une terreur à l'idée de rester une nuit
entièire, dans Fattente,- le rongeant d^inquiétiade..
Très loin, depuis Belpech, les coups de 9 heures
M vinrent apportés par la brise; le tintemeat grêle
arrivait, diminué par la distance^ planant lentement
comme un soupir et ces sonorités; à demi éteintes,
qui semblaient expirer dans les taillis, ajoutaient
à la mélancolie de Tobscurité bleue. Point, de lune,
une lourdeur tiède d'atmosphère ; de la terre chaude
des vapeurs étoufifantes s'exhalaient.
L'orage se pressentait dans l'immobilité, dans le
calme accablé, où tous Ifes bruits se mouraient.
Tout à coup, tandis qu'il demeurait absorbé, il
entendit marcher près de lui et, relevant la tête,
eut un cri de frayeur :
. — Ah ■? mon Dieu, vous ? à pareille heure !
Devant lui, Sidonie venait, enveloppée dans
sa capeline, haletant comme après une marche
forcée...
— Oui, j'arrive... Vous n'avez pas vu Marc?
En disant cela, sa voix tremblait un peu et prit
une intonation dure, qui le surprit. Comme il restait
sans répondre, gênée soudain par son silence, elle
108 UN SIMPLE
s'expliqua rapidement avec des phrases hachées,
mordantes. ♦
Après le dîner, Marc était parti sans lui avouer où
il allait; elle n'avait d'abord rien dit, bien que cela
fût extraordinaire ; mais tout à l'heure, ne le voyant
toujours pas, la frayeur l'avait prise : elle l'avait fait
demander au café, un peu partout, et l'idée lui était
venue qu'il serait peut-être à la Vizat...
— Oh non, pourquoi ?
— Est-ce que je sais !
Elle balbutia, décontenancée, formula des excuses
vagues, revint sur son tourment violent, ne parais-
sant pas convaincue. Mais il ne Técoutait pas, tout
entier à la pensée qu'elle était là, venue juste au
moment où il la désirait de toute son âme pour lui
arracher son inquiétude à propos de M. Mouillac.
Même il s'étonnait de cette coïncidence, lui donnant
le mérite de l'apparente divination de ses moindres
désirs, la couvrant de délicatesses reconnaissantes.
Quand elle eut fini, ennuyée de le voir ne rien
répondre, elle se ravisa et demanda durement :
— Votre mère est-elle déjà couchée?
— Je ne pense pas, fit-il : il y a un quart d'heure
qu'elle m'a quitté. Voulez-vous que j'aille la chercher?
Il répondit cela avec une naïveté confiante, cette
simplicité des ignorants qui commande le respect,
UN SIMPLE 109
étonné seulement de la rudesse de ton avec laquelle
elle parlait. Alors, après une seconde de réflexion,
elle eut un soupir d'allégement; il semblait qu'une .
horrible inquiétude vînt de lui glisser des épaules
Elle éclata de rire, un peu niaisement :
— Non, non, cousin, laissez-la tranquille... fit-elle ;
je me sauve : Marc fait sans doute comme la for-
tune : il dort chez moi, pendant que je cours bien
loin...
Mais il s'apitoya de la voir ainsi tourmen-
tée :
— Je ne le suis plus maintenant, reprit-elle en
riant. C'est chaque fois la même chose; je me monte
la tète à propos de rien, jusqu'à ce que tout d'un
coup jemaperçoive que je n'ai pas le sens commun.
Tenez, accompagnez-moi seulement jusqu'à la route...
l'allée est si noire, que j'ai peur...
— Volontiers, d'autant que je voulais vous de-
mander.,.
— Ah! reprit-elle, me demander quoi?
Le sourire de Sidonie était revenu, son sautille-
ment de pensionnaire aussi ; elle avançait sur le pavé,
par glissades brusques, que Stéphane suivait gauche-
ment ; et ainsi, marchant dans l'ombre, bras dessus,
bras dessous, de loin en loin seulement caressés par
des lueurs cendrées qui perçaient le feuillage, ils
110 .UN SIMPLE
%
semblaient deux amoureux se confiant leurs pre-
mièras ivresses.
Elle répéXa ;
-— Me demander quoi? Voyoïîs... *
Mais* au moment dé nommei* Suzanne Mercier, il
se sentit devenir timide, balbutia^ la regardant avec
une supplication :
— Bien sur, vous ne vous irriterez pas de ce que
je vais vous dire?...
Et comme elle s*étonnait, lui. répondant :
— Dépêchez-vous donc. .
Il "continua, la voix tremblante d'émotion :
— Qu'est-ce que vous a fait Suzanne Mercier^ pour
que vous liri en vouliez tant?
Elle s'était an*ètée nat, les lèvres ♦tout à coup
blémies, à demi suffoquée de stupéfaction.
— Ce qu'elle m'a fait?... Ah! elle est bonne, par
exemple !
Puis, éclatant d'un rire forcé :
— C'est au moins Baptistine .qui vous a .chargé de
me faire cette question, i>'est-ce pas?
Pourquoi voulait-elle que ce fût Baptistine ?
— Non, certes, Baptistine n'y est pour rien... C'est :
«
pour moi, rien .qu-e pour moi !..,
— Ah!. si c'est pour vous, .c'est encore mieux,
fit-elle, avec le même rire faux.
b *• ...
UN SIMPLE
111
Jamais elle n'aurait attendu pareille chose de ce
benêt. Au moins, pour faire des bêtises, ne va-t-ou
pas consulter 'ses parents... surtout elle...
Mais Stéphane maintenant s'était lancé: ce. calme,
Tair hiàuvais qu'elle gardait, arrêtée au milieu de la
route, répouvantaient : un flot de paroles lui vint :
il s'excusait dans un bredouillement de phrases
confuses, se perdit dans des incidentes indéfinies :
— Oui, c'était pour lui, ou à peu près. M. Mouillac...
Elle ne connaissait donc pas M. Mouillac? Il croyait
pourtant lui avoir parlé de lui depuis son arrivée...
peu importait, du reste. M. Mouillac était le fiancé
de cette Suzanne Mercier, et il appuyait sur cette,
croyant ainsi calmer Sidonie par son mépris anti-
cipé. Mais bien sûr, il ne lui avait pas encore soufflé
mot de M. Mouillac ?J1 n'en pouvait revenir d'étonne-
ment. Son professeur, l'année dernière— Ah î Iç
brave cœur! .Justement, il l'avait accompagné à la
garielejour où elle était venue à Toulouse: c'est
pendant ce trajet qu'il lui avait annoncé ce mariage:
il aimait tant cette Suzanne ! Rien que d'en entendre
parler, cela l'avait retourné, lui ; et il méritait d'être
heureux. Dieu merci! le pauvre cher homme, si bon,
si affectueux...
U racontait à la volée toutes ces souvenances
attendries qui tout à l'heure Tavaient hanté, les
112 UN SIMPLE
incidents de leçon, les énigmes de dévouement qu'il
avait jadis cru deviner, s'échauffant à les étaler enfin
au grand jour, pour la première fois ne faisant plus
attention à l'orage amoncelé dans le silence de
Sidonie, quand brusquement elle l'interrompit, écla-
tant :
— Ah ! bien, il est joli, votre Monsieur, de s'amou-
racher de cette fille-là î
— Mon Dieu ! Que voulez-vous dire ?
— Ah ! oui, du propre, cette amourette avec une
coureuse!
Il répétait, effaré :
— Une coureuse ?
— Allons donc, vous ne comprenez pns?
Pour le coup, c'était trop drôle, cette naïveté chez
lui! Sa bêtise dépassait les bornes : il en savait
moins long qu'elle à quinze ans, car dans la vie
de campagne, l'amour se fail librement, des bêtes
ou des gens, où qu'on soit et sans pudeurs ; et tout
à coup, énervée par le regard interrogateur qu'il lui
jetait, elle s'écria brutalement :
— Vous ne savez donc pas ce que c'est? Une salope,
quoi ! qui couche avec tous les hommes du pays,
n'importe qui...
En même temps, à en parler, sa rancune éclata :
et avec des mots sales, tout le bagage de paysanne
UN SIMPLE 113
mal embouchée, que son éducation n'avait pu
frotter, lui monta aux lèvres :
— Oui, elle était cela, la Mercier, une rien du tout
qui avait traîné partout sa souquenille. Etait-ce
assez dégoûtant, hein? Hé bien, ça n'empêchait
pas les hommes de courir après : tous y allaient, les
huppés et les sans le sou ! Tous, comme affamés de
faisandage l jusqu'à son mari qui y avait passé, pris
encore pis que les autres, ayant avec elle une vraie
liaison rompue seulement à son mariage.
Depuis même, cela avait failli recommencer; c'est
pour cela que Baptistine en avait parlé, bien sûre de
les exaspérer. Maïs on avait eu beau faire, Marc ne
s'était pas laissé agripper à nouveau. Il n'aurait
plus manqué que cela ! car enfin, même quand on
n'aime pas son- mari, c'est une affaire d'honneur de
ne pas le laisser rôder !
— Et c'est après ça qu'il se colle, votre Mouillac!
Ah ! oui, du propre ! du propre, reprenait-elle avec
une exaspération de rancune dégoûtée.
Lui restait anéanti devant l'étalage brutal d'un
monde dont jamais son innocence n'avait encore été
effleurée, pris d'une honte.
En même temps qu'il se refusait à ces vérités dont
chacune le blessait, une révolte d'honnêteté montait
en lui.
8
114 UN SlMPt/E .
Quoi, il exisiajl,^ de ces femoQues se. y-^.i,^aat à Tor-
dure, et on ne les montrait pas du doigt, on les lais-
sait vivre au grand jour de tous, faire un métier de
leur travail de chair ! Il lui semblait crouler dans
une chute, abominable; à voir la vie ainsi déchire
brutalement de celte virginité que ses yeux d'eur
faut lui avaient donnée, il souffrait horriblemeijî, et
ii voulait douter, se croire trompé, moqué ;
~ Vous en êtes sure, absolument sure ? C'est si
monstrueux, si horrible !
Mais Sidonie eut un accès de gaieté.
— Si elle ea éXait sùz:e? Elle était raide celle-là!
Comme si cette salanre gi^euse n'avait, pas failli
empêcher son ma,riage a^ve^ç Marc. 11 était donc
rudement naïC de wolre. celle-là une exceptioa :
Merci! il en remontrerait d'autres sur terre. On
voyait bien qu'il n*avait vécu que sous les jupes do-
sa mère; encore, chaquefoisqu'ilpassait à côté d'une
fiiie avait-on dû lui bouçhei: les yeux avec la main !
Vous, un homme, à la ville, vous en êtes là !
Cela la faisait rire, ces illusions de douze ans, cette
angoisse à sortir sans transition de l'aurore chaste-,
d'une vie d'homme ; la torture. dont la. trace se mar- .
quait sur le. visage de Stéphane, l'amusait et mjême
celui-ci lui paraissait maintenant étrangement bête,
petit* garçon, et niais!...
UN SlMi^LE 115
— Vous, un homme! allons donc!
Elle dit cela avec un accent de profonde pitié.
Désonnais il était diminué pour elle, redevenu une
chose sans conséquence ni portée. Mais soudain, il
se secoua de son anéantissement avec un cri d'an-
goisse, le danger de son ami Tayant épouvanté. La
pensée que son maître avait pu tomber là-dedans, y
laissant prendre sa droiture, le terrifiait : il balbutia :
— Mon Dieu,. M. Mouillac !
— Avec ça qu'il né le sait pas, votre Mouillac : elle
y* aura mis ses conditions, voilà tout...
Et elle se gatidissait à cette idée bouffonne d'un
homme s'engluant à un pareil torchon, disant que le
jeu n'en valait point la chandelle, quand Stéphane
. fut saisi de colère :
— Taisez-vous, jamais, jamais il n'a su ces
infamies ! C'est horrible, ce que vous dîtes là; on .
• .voit bien que vous ne le connaissez^ pas.
Et il répéta comme devant un écroulement, ou un
cadavre :
— Oh! le malheureux, qui l'auriait pensé?...
Sidonie eut alors un haussiement d'épaules :
— Après tout, ça ne nous regarde pas. Que vou-
lez-vous qu'on y fasse ?
— Conraient? cela ne nous regarde pas?
S'imaginait-ell'e qu'il laisserait ainsi M. Mouillac
116 UN SIMPLE
donner tète baissée dans le gouffre! Mais c'était son
ami ! le seul être qui autrefois eût été bon pour luit II
fallait qu'il y eût un moyen de le sauver, quelque
chose à dire ou à faire : il était impossible, mons-
trueux qu'on dût se résigner devant cette tromperie.
Et elle l'aiderait, n'est-ce pas?...
— Pour ça non, par exemple ! J'ai eu assez à
faire avec cette gueuse pour ne pas vouloir recom-
mencer.
Mais il ne l'écouta pas, parlant avec des gestes
d'angoisse qui semblaient battre l'air pour y saisir
un fantôme, et tout à coup, il crut avoir trouvé:
— Ce mariage n'était pas encore fait, il ne pou-
vait l'être. Alors il irait dès le lendemain trouver
M. Mouillac, lui arracherait son illusion, lui dirait
où il s'était fourvoyé ; et il n'en doutait pas, tout de
suite M. Mouillac aurait la même révolte que lui et, le
cœur soulevé, abandonnerait cette Mercier...
Il eut un rire de triomphe:
— Vous voyez bien, qu'il y a un moyen !...
Sidonie le regardait stupéfaite.
— Vous irez chez cette fille ?
— Comment, cette fille?
— Avec cela que votre Mouillac en découche !•
Il n'avait pas songé à cela; à l'idée de la rencon-
trer peut-être, la peur superstitieuse que l'impudeur
UN SIMPLE 117
jette aux chastes le saisit. Mais la pensée de son
ami remporta.
— J'irai, fit-il, la voix tremblante.
— Seul? et si Ton ne vous reçoit pas?
— J'essayerai toujours...
— Mais votre mère?...
— J'essayerai toujours... est-ce qu'elle le saura
*
seulement?
C'était son mot maintenant : j'essayerai... il s'y
heurtait avec une inflexible volonté, l'entêtement
des faibles que rien ne peut convaincre une fois
qu'ils sont butés.
A son tour, Sidonie s'irrita, voulant le détourner
d'une telle absurdité.
— Jamais on ne le laisserait pénétrer : car sa pa-
renté aux Ferramus était connue. Même s'il entrait,
il verrait comme son Mouillac s'unirait à la Mercier
pour le mettre dehors : il avait beau ne rien savoir,
enfin, il devait bien comprendre que les gens pro-
pres n'allaient pas dans des maisons pareilles!
Mais lui répétait comme un refrain :
— J'essayerai.
Elle continua ; cette tentative la jetait hors des
gonds. Une crainte s'était éveillée en elle que plus
tard la Mercier ne se vengeât sur Marc. A aucun
prix, elle ne voulait recommencer la lutte des années
418 UN SIMPLE
dernières. Tout fut vain : il s'était décidé, ne Técou-
tant plus : il'irait, le devant à son ami : peu impor-
tail comment il s'en tirerait, il irait, voilà tout."
— Je le dirai à votre mère, nous verrons bien si
elle vous le permettra, s'écria Sidonie exaspérée.
Il répondit, très calme :
. — Je sais bien que vous ne le ferez pas.
Sans deviner pourquoi, un instinct lui disait que.
jamais .elle n'oserait confier à M™^ Deschantres
de pareilles turpitudes, ni ses griefs contre Suzanne
Mercier. Alors, à bout d'arguments, elle eut un cri
de colère :
— C'est bon, allez vous frotter à cette saleté, vous
ne valez pas mieux que les autres !
Et elle tourna les talons, heureuse de lui avoir
jeté à la face cette injustice lâche.
Brusquement, Stéphane se retrouva seul dans
l'ombre. Autour, la nuit très sombre avait enveloppé
. toutes choses, fondu les troncs d'arbre dans les
haies, paraissant creuser des horizons béants et ^
infinis dans l'obscurité environnante.
Il éprouvait un écœurement, l'innomabla dégoût
de lui-même et des êtres. Il ne pensait même poiùt :
mais il croyait à. un fardeau l'empQchant de respirer,
à des années passées en un instant sur lui et qui
l'écrasaient de leur poids : et tout à coup, comme il
UN SIMPIyE
119
restait immobile, le merveilleux silence, la paix en-
dormie delà terre dont depuis des jours il s'enivrait,»
rimpassibilité verdoyante et rieuse des plantes, ces
lointains eux-mêmes que les ténèbres dérobaient,
lui jetèrent une terreur. Il les devinait perfides, mau-
vais, comme si, derrière chaque Immobilité de bran-
ches, se fût cachée une traîtWse inconnue. Alors,
tout le tumulte de son cœur se grandit de cette
tranquillité radieuse... il fut pria de panique et courut
vers la Vizat qui, toute noire et sans lumières, s.e .
dressait, ne montrant de sa masse que les arêtes
coupantes des angles de murs; mais elle aussi, au
milieu du sommeil universel, semblait lui refuser
son refuge et proférer une menace...
IX
Le loiiï? des rues, un bouleversement d'arrivées de
charrettes et dç bétail; des femmes, corbeilles sur
tète, avançant par rangées hâtives en travers de la
route ; des métayers, blouse au vent, le béret aplati
sur le crâne, portant dans leurs mains les sachets de
vente où les grains sont échantillonnés; et devant les
portes, les voitures, une à une à la file, sont remi-
sées, défraîchies ou pimpantes, de tous modèles, les
unes vieilles avec un air de tombereau, d'autres
bourrées de paille, boîtes carrées que les cahots des
traverses ont disloquées, celles-ci encore boueuses
sous leur vernis de poussière, celles-là neuves avec
des capotes de cuir que les brûlures de Tair ont
verdi. Plus loin sont les voitures de maître, breaks
gigantesques ou chars à bancs sauteurs, et, vers
les faubourgs voici les vrais charrois, coififés de
bâches, dont les tentes s'allongent, maisons rou-
UN SIMPLE 121
lanles poussées dans le désarroi des rues. C'est
l'apprêt des marchés du mardi envahissant Belpech
comme une marée, le secouant de ses somnolences
matinales, et quoique la plupart des volets soient
clos encore, aux fenêtres des cuisines qui de loin
en loin bâillent sur la chaussée, des groupes se
forment, jasant, gesticulant, d'avance s'égosillant
en attendant que la vente batte son plein... Un bruit
de dispute suraiguë , une traînée de bavardages
criards, grossis à chaque détour de ruelle, mon-
tent du pont de la Vic-vSiège jusqu'au cœur de la
ville où les halles s'étalent dans un débordement
fiévreux de bazar en plein air, et un déballage hété-
roclite d'ustensiles, de victuailles, d'approvisionne-
ments de ménage et de merceries de rencontre.
Toute la vie de la semaine est refluée là, bêtes,
gens, nourriture et tou3 les coloris s'y étalent. Au
centre, les légumes rais par terre sur des toiles,
lassés en piles, ou jetés pêle-mêle dans les corbeilles
rondes : carottes rouge vif haussant leurs pointes
sur le vert assombri des oseilles coupées par bottes:
oignons en chapelets à tons de nacre rose, ouvrant
leurs feuilles de chair vive à la sortie en gerbe
des paniers — ainsi attachés aux cordes de paille,
ils ressemblent à des tresses de cheveux blonds —
et à côté de ces tendresses de teinte, les cèpes
UN SIMPLk
mettent huv note 1res sombre, un brun de velours,
chatoyant sous la lumière, que coupent les dessous
blancs. Plus loin, les pèches suintant le sucre en
rosée, éclatent comme un bouquet de roses du
Bengale, crèvent l'œil à force de rouges et de jaunes
flamboyants, et c'est toule la série des raisins, des
poires juteuses à demi écrasées, se meurtrissant
les unes les autres comme en une pâmoison; d'ar-
rière elles, les vendeuses sont assises, madras au
vent, jeunes ou vieilles à silhouettes crochues,
toutes ayant la peau brunie sous le tan du soleil,
et les hommes passent, criant des mots patois qui
fendent l'air, avec des poussées brusques vers le
coin du blé où les blouses se serrent dans une
confusion de lamentations sur les prix baissés et
d'enjôlements d'acheteurs.
A chaque fusée de lumière tombant sur la place,
les poteries reluisent; les quincailleries de hasard
que les roulottes ont dégorgées par terre, s'éclairent
de zigzags lumineux, et dans les voitures à double
auvent les viandes saignent pendues aux crocs»
tandis que devant elles, les bouchers se drossent, le
tablier au cou, se croyant à une criée tant ils s'époii-
monnent à arrêter les impatiences. Pourtant une
chaleur moite, cette fade odeur d'homme, l'acre sen-
teur de la poussière s'exhalent, dans ce coin de place
UN SIMPLE 123
où deux Meues carrées de pays se sont déversées>
produits et habitants; de loin on croirait à un piéli-
nmiient furieux, au remuement " d'^ine fourmilière
. affoléej. et à voir ces entrecroisements d'êtres, ce
roulis de gens que la halle garde attirés par une
force d'aimant, une pitié saisissait en même temps
que ce sentiment de fatigue découragée produit par
les grands efforts consumés dans les petites choses,
les extravagances de vie dépensées à des riens.
Ce matin-là, point de soleil, des nuages lourds,
un éclairement faux que jetait à la réverbération
des pavés l'orage prêt à crever, l'air mou, comme si
l'on se fût agité dans de l'eau tiède. D'être venu
' lentement depuis la Vizat, Stéphane était harassé, at
l'agitation du mardi à laquelleilne s'attendait point,
achevait de l'effarer. A passer entre les voitures et
les croisements- de saluts,dans ce tumulte bon enfant
de gens se rencontrant à leurs affaires, l'âpre regret
,de sa tranquiUité 'perdue le prenait ainsi qu'un
dépaysemqnt comme si chaque maison autour de lui
fût devenue gouailleuse ou inconnue.
D.e la veille, seule une impression de cauchemar
lui était restée. Son initiation brutale à la vie
réelle avait été un de ces spectacles horribles en-
trevus une fois, que l'imagination garde gravée dans
un repU avec la volonté tenace de ne jamais plus le
124 UN SIMPLE
relrouvôr. Sans la démarche qu'il venait tenter, sans
son amitié dont l'inquiétude toute la nuit l'avait
troublé, ces ignominies auraient passé sur lui comme
l'ombre sur le marbre, n'y laissant d'autre trace
qu'un peu de froid.
Mais maintenant qu'il approchait du but, étourdi
par le grondement du marché et ce papillonnement
d'êtres et de gestes dansant sans trêve devant les
yeux, une émotion le serrait ; il ressentait l'efifroi de
l'inconnu, avait aux membres un frisson de fièvre,
et volontiers serait parti n'ayant rien fait ni vu son
ami, tant toutes choses l'épeuraient, surtout l'incer-
titude de l'accueil.
Pourtant il avançait, avec la même résolution
aveugle qui, la veille, avait exaspéré Sidonie; etcela
dominait en lui les craintes vaines, les répulsions
puériles : il venait accomph'r une œuvre de justice,
se sentait une sorte d'envoyé providentiel et
augmentait sa mission de toute la grandeur de sa
propre frayeur -- une frayeur mêlée de honte et
sans raison, rappelant les révoltes du corps aux
approches d'une opération douloureuse.
Tout à l'heure, sous le porche de l'église où les
cordes des cloches tombaient cirées et jaunissantes,
comme un sacristain sonnait une messe avec un
balancement rythmé des bras, il s'était approché,
UN SIMPLE 125
dempiîdant à voix étouffée où demeurait M. Mouillée.
Il n'aurait point su dire quel instinctif mouvement
l'avait conduit là pour faire pareille demande, ni cet
attrait que lui avaient jeté l'ombre du portail, le
parfum de confessionnal qui de l'église arrivait, ce
vieux branlant et sourd dont le regard à demi éteint
ne devait plus interroger. 11 s'imaginait qu'à pro-
noncer le nom de Mercier ses lèvres se seraient
salies, et il avait balbutié, attendant docilement sur
un geste de l'homme qu'il ait fini de sonner...
Au deèsus, derrière les baies à jour de la façade,
la cloche dansait, suivant la danse de la corde qui
montait vers elle par brusques lampées, comme
attirée vers les choses sereines, et l'éclat maigre de
celte dinderelle dominait la voix du marché qui, elle
aussi, s'élevait, énorme... Le tintement de messe
s'éparpillait avec une lamentation d'enfant sur l'es-
pace trop grand, frappant les airs par saccades,
gardant surtout dans le ralentissement des batte-
ments une sorte de regret qui pénétrait l'âme, et une
tristesse d'agonie semblait en descendre, cette
agonie grise de départs sans espoir de retour doQt
rien ne saurait endormir les mélancolies...
— Qu'est-ce qu'il vous faut? avait repris le sonneur,
retenant du pied la corde que des halètements
haussaient encore vers le haut.
im UN SIMPLE
— Vous ne savez pas où demeure M. Mouillac?
— Mouillac?...
— Oui, M, Mouillac...
Et comme ce nom ne paraissait point lui revenir,
Stéphane avait insisté, saisi d'une bonté :
— Vous savez bien, celui qui se marie avec la
Mercier...
. Alors le vieux avait eu un rire silencieux, ce rire
du paysan qui s'entend dans une malice méchante,
et de le voir rire ainsi, Stéphane s'était senti plus
angoissé.
— Mon Dieu, serait-il déjà marié par hasard?...
— Oh! non, ça n'est pas fait, mais ça se fera...
Et aussitôt, gardant aux lèvres son ravissement de
railleHe, le sacristain avait montré du doigt, là-bas,
plus loin que la place, cette même maison où, la
veille, M. Mouillac s'était engouffré...
à
-«- C'est bon, merci... je vous remert-ie,...
D'avance, Stéphane savait que ce serait là, mais il
avait, eu peur en passant, n'osant ni entrer ni
demander au hasard... Et maintenant que de nou-
veau il se retrouvait devant la porte, toutes ses hési-
tations le reprirent; il lui suffisait de se savoir arrivé
à temps pour éprouver de nouveau le désir de se
soustraire au devoir d'impérieuse amitié qui l'avait
conduit la : sans la porte ouverte qui semblait Tal-
UN S^MPLE
127
tendre, l'espérer presque, tout son courage se serait
évanoui.,.
Il donna un coup de marteau, entra^ et attendit
dans l'obscurité. Devant lui s'enfonçait une^ sorte de
boyau noir servant de corridor . Rien ne répondit,
mais un silence plaidait, comme si toute la demeure
.eût été. encore ensevelie en plein sommeil... Alors il
éprouva un mouvei^ent de joie, involontairement
ravi de ne trouver personne, et avant de repartir il
frappa de nouveau sans anxiété.
Le marteau retomba avec un bruit très sec.
Par un involontaire rapprochement, il se souvint
de la sonnerie désespérée, presque tendre, que
. faisait le timbre de la rue du Vieux-Raisin, le jour
où il s'y était heurté au logis vide : autant elle était
timide et suppliante, autant ici le coup bref du
marteau déchirait lair avec une violence impérieuse,
un augure d'accueil rude et revèche... Comme il
s'apprêtait à frapper encore, une porte s'ouvrit, il
entendit le bruit d'une marche d'homme hésitante,
«
puis une voix grêle qui tremblotait :
^— Qui demandez- vous ?
Il se retourna brusquement avec une exclamation
de surprise :
— Ah ! Seigneur, vous. Monsieur MpuiUac, vous*
que je cherchais !...
128 UN SIMPLE
Au fond du couloir, la voix du petit homme répon-
dit comme un écho, vibrante d'étonnement :
— Vous, Monsieur Deschantres !
Et ils restèrent tous deux muets, comme pétrifiés,
Stéphane lé cœur serré, lui, bouleversé par la pré-
s ence de son élève. On l'avait laissé seul à garder
le logis, pendant le marché ; même sans l'insistance
mise à frapper, jamais il ne serait descendu pour
ouvrir, et de trouver là Stéphane, il ne savait plus
que dire, répétant seulement :
— Vous, c'est vous...
— Oui, moi ! il y a si longtemps que je voulais
vous voir !
Tout de suite, ce mensonge élait venu aux lèvres
de Stéphane repris irrésistiblement parle charme déli-
cieux des joies éprouvées ensemble. M. Mouillac pour-
tant continuait à le contempler avec un embarras, une
sorte de peur limide dont s'enveloppait le conten-
tement de leur revue et soudain, leurs yeux se ren-
contrant, ils se sourirent avec un sourire niais, ce
lODg étonnement des gens qui ont trop à se dire,
et ne savent comment en venir à bout.
— Allons, voyons, vous ne pouvez pas rester là,
fit M. Mouillac d'un air incertain, n'osant faire entrer
Stéphane ni refuser sa porte.
— Où vous voudrez, répondit Stéphane : j'étais
UN SIMPLK 129
venu sBulemerit pour vous parler, vous com-
prenez... . • . '
— Oui, je comprends.,.
Et il piétinait sur place, barrant toujours le couloir
<
où le demi-jour répandait un 'air morne, en' même .
temps que des chambres venait Une odeur vague,
moitié parfum,' moitié cuisine.
Brusquement, avec un soupir, il se décida
— Venez... nous serons mieux là-bas.
Et il alla jusqu'au fond, suivi par Stéphane qui .
avançait â tâtons, ouvrit la porte d'une cuisine, la
traversa : devant eux, un jardinet carré étalait sa ver-
dure, coupé par les allées étroites, planté d'arbres qui,
tous, ployaient sous des charges de fruits : au bout
de celui-ci, une lessive séchant sur les cordes jetait
une note criarde de loques blanches, étrangement
ressorties sur la masse gris noir du ciel.
— Il n'y a pas de banc, reprit M. Mouillac arrivé
au seuil de la maison, mais qu'est-ce que cela fait?
— .Certainement, qu'est-ce que cela fait? répéta
Stéphane.
Puis tous deux entrèrent dans Une des allées
latérales, se cognant parfois les coudes poui'
éviter de marcher dans les buis qui formaient les
bordures.
M. Mouillac, continua avec un sourire:
9
i
'i
a
130 UN SIMPLE
— Il faut que je vous félicite, j*ai su que vous
étiez reçu.
— Ah ! vous le saviez !
— Oui, j'avais écrit là-bas à la Faculté, ils m'ont
répondu le lendemain de voire examen.
Et hociiant la tète, il poursuivit :
— Vous vous souvenez, je vous l'avais prédit
l'avant-veille : la chance ! on finit toujours par avoir
de la chance, il faut l'espérer du moins...
Mais en disant cela, il semblait qu'il Tenveloppàt
d'un ret^ard attendri et pitoyable, tandis que lui
aussi, Stéphane, sentait l'ironie amère de cette
chance évoquée par le pauvre homme au moment
où son amour allait crouler.
— Comment se fait-il que vous soyez à Belpech?
— C'est bien simple...
Stéphane s'exphqua en deux mots : sa mère était
malade à Toulouse, à cause des grandes chaleurs,
tandis qu'ici elle allait à merveille... la veille seule-
ment, la migraine avait menacé de la reprendre...
ce ne serait rien, il l'espérait... et commeM.Mouillac
ne répondait pas, prenant au nom de M*"® Des-
chantres un air embarrassé, Stéphane poursuivit
troublé: ''^
— C'est bien étonnant que je ne vous aie pas ren-
contré jusqu'ici...
UN SIMPLE 131
— Je sors si peu ! vous le voyez. C'est moi qui
garde la maison... ça vaut mieux.
En même temps, M. Mouillac eut un sourire se
rappelant sans doute ce boniieurd'aimerdont il vivait
depuis quinze jours. Etrange vie au reste que celle
qu'il menait là : une claustration plus sévère encore
que celle de Toulouse, où la Mercier et sa mère
l'avaient retenu sous prétexte qu'il ne connaissait
personne, un isolement de cloître auquel il s'aban-
donnait sans se récrier, ravi par une intimité jamais
encore connue; et désormais, au milieu de ces
dorlotements, sa vie de garçon lui semblait si
dépaysée, si solitaire, qu'il souriait d'aise à penser
qu'elle ne reviendrait plus jamais.
— Vous savez que c'est décidé, n'est-ce pas? nous
nous marions samedi, fît-il gaiement.
Stéphane tressaillit :
— Samedi?
— Oui.
Un brusque silence tomba, Stéphane étant rappelé
soudain à la réalité, lui perdu dans une songerie
d'enfant. De la place le roulis de la vente leur venait
maintenant, tamisé, toutes les -discordances de voix
s'étant fondues dans un grondement sans repos ; par
instant seulement, l'éclat d'une voiture lancée dans
la rue, le traversait d'un grésillementj de gravier
182 UN SIMPLE
broyé, et la clameur 'de ces piétinemeats d'êtres
avait quelque chose de formidable.
Machinalement, ils avaient quitté les allées étroites
des côtés du jardin, passant et repassant le long du
mur de la maison, devant les fenêtres de la cuisine
«
qui, béantes, semblaient les surveiller...
M. Mouillac reprit comme bercé :
— Voyez-vous, c'est si bon d'être heureux! le
temps passe... les heures n'existent plus. Vingt jours
déjà que je suis ici, chez- elles!... Elles m'ont ins-
tallé dans une chambie de la maison. Il n'y a rien à
redire, n'est-ce pas'^ puisque samedi nous serons
mariés... oui, samedi... J'ai beau faire, j'ai peur à
force de jouir de la vie. Ces bonheurs-là sont in-
justes, quand tant d'autres souffrent. Si vous la con-
naissiez, vous pourriez me comprendre... près d'elle,
je n'ai plus qu'un rêve, rester ici comme mainte-
nant... Je ne suis pas riche, c'est vrai, mais dame en
travaillant... je l'aime tant!
Et sa voix s'amollissait comme si réellement
Suzanne Mercier eût élé là pour l'entendre. Tout le
•poème de sa vie s'y exhalait en paroles douces, en
tonalités affectueuses... On le sentait si profondé-
ment courbé, anéanti dans l'adoration de cette
femme que Stéphane en eut une révolte.
Non,il ne reconiiMissnilplus son maitre : quelque
UN SIMPLE 133
chose était changé dans son être ; cette extase où il
paraissait vivre, avait accaparé son cœur comme on
avait accaparé ses journées en renfermant dans la
maison. Pas même un mot pour leur rencontre
de la veille ! rien que des paroles pour celte fille !
Une colère mêlée de dégoût le saisit; sentir son
ami dupé, tant d'honnêteté fourvoyée dans cette
ignominie Taveuglait. A toutes les phrases du mono-
logue amoureux de M. >!ouillac, sa volonté de la
veille, âpre, implacable, le resaisissait... et à la fin
son inquiétude devenant aiguë, il lui sembla que son
ami était déjà à moitié perdu, que Sidonie avait eu
raison, que chaque minute de plus passée là les souil-
lait Tun et Tautre. Il l'interrompit brutalement,
jetant son secret dans un cri :
— Taisez-vous! ne parlez plus d'elle, mais par-
tons d'ici ! Je suis venu vous chercher, vous entendez,
il faut partir d'ici sans regarderyderrière vous, vous
ne savez pas ce qu'elle a fait, la misérable!...
M. Mouillac s'était arrêté net, ne comprenant pas
d'abord, mais Stéphane lui saisit les mains violem-
ment :
— Partons, il le faut!
Et comme le professeur gardait la même immo-
bilité muette :
— Mais vous ne savez donc rien! s'écria-t-il; sans
184 UN SIMPLE
cela, esl<e que j'aurais jamais osé revenir, puisque
vous étiez fâché contre moil... Ne niez pas, vous
Tètes t. .. je vous ai vu hier passer sans même me
regarder... Parlons, je vous en supplie... voyons. •.
personne ne vous a donc rien dit?... vous n'avez
interrogé personne?...
M. Mouillac eut une brusque secousse, et, se
dégageant de son étreinte :
— Qu'est-ce qu'on dit, fit-il étranglé par l'anxiété,
qu'est-ce que je ne sais pas?
Alors, Stéphane exaspéré, répondit d'une voix
sifflante :
— Vous n'avez pas deviné que c'était une fille et
qu'elle a couché avec les autres?
Il y eut une seconde où ils se regardèrent épou-
vantés : M. Mouillac était devenu très pâle, un trem-
blotement de fièvrelui secouait les membres et ils res-
taient, les yeux dans les yeux, Stéphane avec une
angoisse de le voir refuser de partir, lui, les pupilles
brillantes, avec un regard vague de fou.
Au bout d'un instant, Stéphane reprit :
— Partons, je vous en supplie!
Mais M. Mouillac l'interrompit avec une explosion
de voix terrible :
— Tu mens, misérable ! Tu n'as pas de preuves l
Une colère effroyable montait en lui avec le besoin
UN SIMPLE 186
animal de briser qu^que chose, de se venger sur un
être de Tinsulte à celle qu*il adorait^ et, dans sa vio*
lence, continuant de tutoyer ce gamin infime qui
s'attaquait à son amour, il bégaya de nouveau :
— Tu n'as pas de preuves ?
Comment, il n'avait pas de preuves! Il fallait donc
tout lui dire puisqu'il se refusait à croire quoi que ce
fût. C'était horrible qu'il s'obstinât à vouloir rester
là ; celte Suzanne Mercier l'avait enjôlé, aveuglé I
des mots de Sidonie revenaient dans la bouche de
Stéphane avec une rage de se heurter à cet entête-
ment inattendu; il répliqua violemment :
— Pas de preuves! Mais demandez autour de
vous! Tout à l'heure, quand je me suis fait indiquer
votre demeure, le sonneur en apprenant que c'était
vous le fiancé s'est mis à rire!... Ah! si vous l'aviez
vu rire! Mais tous, tous vous le diront! Si au moins
vous aviez pris la peine de questionner ceux du pays
au heu de rester enfermé à garder la maison! Puisque
c'est venu jusqu'à moi qui, Dieu merci ! ne me dou-
tais de rien... Jusqu'à moi! vous entendez bien! Pas
de preuves! Allons donc, tous vous le répéteront,
qu'elle a été deux ans avec mon cousin Ferramus...
avec tous ceux qui voulaient !...
Mais M. Mouillac lui avait pris le bras le serrant à
le briser :
. i36 ' UN SIMPLE
— Tais-toi, poiir Dieu! Tout ce que tu, dis est
faux, tu as beau jeter de la boue sur elle, tu ne peux
pas la salir!...
11 eut un rire sinistre :
— Les autres ! Ah ! parlons-en ! Je suis sur qulls
m'envient! C'est leur façon lâche d'envier, tîracher
sur l'honneur de la femme qu'ils n'ont pas!
Il s'exaltait maintenant, parlant par phrases triom-
pliantes, que Stéphane coupait, lui jetant les noms .
d'amants qu'il connaissait à cette Mercier diabolique ,v
et leur dispute montait, peu à peu dominant le bruit
énorme qui venait du marché, emplissant le voisi-
nage, les maisons, les jardins d'à côté, sans souci
d'insdiscrétion ni d'injures, quand une voix tout à
fcoup s'éleva au dessus des leurs , haletante ,
furieuse :
' — Qu'est-ce qu'il est venu faire ici, ce >^ars de
malheur? Ah! je me doutais bien qu'elle voudrait
, nous relancer, la brute !
Derrière eux, Suzanne Mercier arrivant à la cui-
sine, chargée, dés emplettes du marché, venait de
les surprendre, et, du premier coup, elle avait •
compris, deviné Stéphane osant parler du passé,
son amoureux se refusant à rien croire de toutes les
• forces de son honnêteté.
M. Mouillac eut alors un accès de joie fébrile, cet
UN SIMPLE 137
allégement que donne la première respiration après
un long étouffement. Près d'elle, c'était fini, il se
sentait incapable de douter, repris : Stéphane aurait
pu lui en dire toujours, jamais il n'aurait entendu,
tout entier à elle ; et il lui jeta, balbutiant, son
ivresse de la retrouver ;
— Mon Dieu, comme je t'aime depuis qu'ils
essayent de nous séparer !
C'était leur premier tutoiement, le premier aveu '
d'intimité que dans son règlement d'amour bourgeois
la fille en quête de mariage eût encore toléré, venu,
par une curieuse coïncidence, juste à propos de ce
passé que son honnêteté de parade avait tenté de
supprimer.
A les. voir ainsi, Stéphane se sentit défaillir :
. -^ Sidonie m'avait bien dit que vous ne voudriez
plus, que vous saviez tout, s'écria-t-il désespérément. .
Mais à ce nom, Suzanne Mercier s'était retournée,
prise d'une exaspération :
— C'est la Ferramus qui t'a fait venir, hein, pit-
choun? Ah! la gaupe, le sale torchon, qui jette sa
. cochonnerie aux autres! Gommé si ça pouvait la
«
débarrasser de la sienne ! Tu as donc monté la
garde, pour entrer pendant que je n'y étais t)as ? Le
pauvre, qui se figurait peut-être qu'on ne le con-
naissait pas !
138 UN SIMPLE
Elle éclata de rire, saisie d'un accès de violence
gouailleuse :
— Avec ça qu'on ne te connaît pas ! toi et ta mère î
— Ma mère !
Stéphane s'était redressé, livide : ce nom dans
cette bouche de fille l'afifolait : il approcha d'elle,
les poings serrés et d'une voix étranglée répondit :
— Misérable ! Si vous en parlez !
— Avec ça que je n'en parlerai pas, si ça me plait I
Avec ça que tout le monde ne sait pas ce qu'elle est
venue faire ici avec le médecin !
— Suzanne ! cria M. Mouillac, Suzanne, tais-loi !
— Par exemple, s'écria-l-elle, je ne pourrais pas
lui dire ses vérités ! Mais c'est connu, maintenant,-
qu'elle va chaque après-midi avec le beau Ferramus !
Et ça vient reprocher aux autres leurs affaires I
Malheur !
M. Mouillac avait déjà pris Stéphane, le poussant
rudement :
— Va- t'en, tiens, je te chasse.
Et, comme Stéphane résistait, répétant :
— C'est infâme ! infâme !
Il s'emporta :
— Mais va-t'en donc ! si tu ne veux pas qu'on en
dise plus qu'il ne faut, va-t'en et ne reviens jamais 1
jamais !
UN SIMPLE 139
En même temps, il le traînait jusqu'à la rue, le
prenant dans ses bras nerveux pour l'empêcher
d'entendre, bégayant des gros mots, l'étourdissant
de sa colèrç, cherchant à dominer la voix de Suzanne
Mercier qui se haussait, furieuse, dans les diapasons
aigus. Celle-ci les suivit assistant, haineuse, à cette
expulsion qui lui assurait enfin Mouillac en dépit de
tout, et quand ils furent au seuil, comme Stéphane
luttait dans une dernière étreinte, elle eut un cri de
triomphe. Sans que M. Mouillac pût l'arrêter, elle
s'écria d'une voix haletante, pour fêter sa victoire :
— Ta mère n'a donc pas assez du médecin, qu'elle
veut empêcher les autres d'en prendre un ! Ah I ah î
elle était raide, tout de même, mon petit !
La porte se referma brutalement avec un tressau-
tement d'allégresse du marteau qui dansait dans
son anneau, comme joyeux de garder sous son abri
les deux amoureux...
Stéphane se retrouva dans la rue.
D'abord il crut tomber, la vie se retirait çie lui,
et tout tournait devant ses yeux dans un mirage de
fièvre.
Sa mère !...
Ces deux mots se heurtaient dans sa cervelle, lui
arrachaient la perception nette des choses exté- '
rieures, l'absorbaient au point de lui ôter toute sen-
sation. Un choc épouvantable venait de l'assommer :
il souffrait de n'être pas anéanti, de ne pas- s'écrouler •
sur le pavé, de pouvoir encore marcher après un tel
brisement de son cœur; son existence entière lui
paraissait s'effondrer, et il ne tenait debout que par
un miracle d'énervement, avançant avec des gestes
automatiques dans lesquels son corps se détendait.
•Chez les Mercier la demeure s'était refermée ,
portes etvolets y étaient clos. Aucune voix n'en venait
plus, et ainsi enveloppée de silence, elle prenait,
sous le ciel gris, des. teintes plombeuses de prison.
UN SIMPLE • 141
Stéphane la regarda une dernière fois, puis d'une .
4
allure machinale^ se dirigea vers le marché dont le
bourdonnement énorme Tattirait par une force in-
vincible. •
Maintenant la vente battait son plein: l'éveil de
tout Bêlpech était achevé : le grouillement des ache-
teurs s'était fait touffu, avec des oscillations irrésisti-
bles qui poussaient vers les coins privilégiés. Autour-
4e l'estrade des mesures, une. bataille d'hommes
avait lieu, les corps se moulant sur les sacs à demi
soulevés par la pression : des jurons éclattaient
pour des coulures crevées par où le blé fuyait sur
le sol, aussitôt piétiné, réduit en farine grise; et
au dessus des tètes, avec une régularité de pendule,
la chute du grain dans les hectolitres de * bois
rendait un son de ghssement sourd, très doux,
tandis qu une poussière s'en élevait, comme une
fumée. L'air devenait irrespirable; une chaleur
intolérable desséchait les gosiers, érâillai.t les voix,,
haussait en fausset les cris de femmes, elles odeurs
de fruits trop vile mûris s'exhalaient violemment,
affadissant le cœur, faisant voir la fêle dans une
ivresse.. / • .
Peu à peu cependant, les étalages avaient écroulé
leurs symétries de parade, se vidaient dans la con-
fusion des choix à la main : à chaque- déchirure
14> UN SIMPLE
sur les bords de la masse piétinante, des gens
s^écliappaient en nage, avec des paniers gonflés à
éclater, les mains encombrées de volailles ou de vie*
tuailles et c'étaient une fièvre montante, un tumulte
qu'exaspérait le roulement des corps les uns sur les
autres, une mélopée stridente où Ton semblait devoir
perdre la conscience de soi et n'exister plus.
Stéphane en approcha, content du bruit, pris par
un grand désir d'être écrasé dans la foule comme
les autres, et tout de suite il fut pris par le mouve-
ment circulaire des acheteurs, coudoyé à outrance...
Sa mère !...
Cette seule chose le frappait, on avait osé insul-
ter sa mère I 11 ne la raisonnait pas : seulement il
en avait le vertige, s'imaginait avoir été suspendu
une seconde au dessus d'un gouffre, et une colère
monta en lui contre Mouillac et la Mercier, car il ne
les séparait plus, ni l'homme ni la femme, les faisant
également méprisables et vils.
Ainsi , c'était là le dénouement de son ami-
tié avec M. Mouillac ! cela, le couronnement des
dévouements dont il s'obstinait à garder la recon-
naissance ! 11 serrait les poings rageusement avec le
désir d'écraser à coups de talon cette Mercier qui
avait tenté de mettre sa mère à son niveau. Ses
nerfs se détendaient dans une exaltation de fureur:
UN SIMPLE 148
tout son être s'épuisait en gestes fous, mais mal-
gré lui, la voix de la fille tintait à ses oreilles, le
poursuivant de sa gouaillerie, devenant une obses-
sion contre laquelle n'arrivaient à le défendre ni lui-
même, ni le brouhaha furieux qui l'enveloppait...
Pourtant le flot d'hommes, sous la halle, montait
encore.
On eût dit que jamais la journée ne suffirait à finir
tant de besogne, quoiqu'il fût onze heures à peine :
chaque fois que Stéphane arrivait à un étal, des
mots patois lui venaient, offres de fruits ou de
champignons, avec des inflexions rauques où se
cachait la volonté désordonnée d'exploiter un étran-
ger, et quand il passait n'écoutant pas, des injures
suivaient ou des rires...
— Encore un qui venait embarrasser! on avait
déjà tant de place, pour la donner à des riens du
tout! Ah ! on savait bien pourquoi il venait là traîner
son corps : un coureur encore, comme si le pays
n'en avait pas assez!
Lui, n'entendait pas, ne voyaitrien, allait toujours,
conduit parla poussée humaine : la même pensée
le tenait, et il la fixait sans s'arrêter, magnétisé par
elle, transporté dans un monde douloureux.
. Pas une seconde, il n'avait douté : cette ca-
lomnie lâche ne l'avait même pas effleuré ; sa propre
144 UN SIMPLE
naïveté le gardait du soupçon... Cependant ce choc
le laissait sous le coup d'une angoisse indéfinissable.
Un danger formidable venait de passer près de lui ; ,
*
ridée seule que pareille chose pût arriver à un fils,
fût-il fils de fiHe, lui mettait un frisson dans les os.
Elle était une de ces éventualités épouvantables
qu'aucune de ses imaginations les plus osées n'au-
rait pu atteindre ; cela rentrait parmi les douleurs
inouïes par lesquelles l'être se décompose, faute de
les pouvoir supporter. S'il y avait cru, il serait tombé
mort sur la place — il se l'imaginait du moins.
•Cependant, depuis la veille, c'était une succession
de chutes dans l'abjection et rien ne lui semblait
plus vrai, ni bon, mais tout devenait possible, si bien
qu'un doute inconscient le mordit, lui jetant l'effroi
des sols qui vacillent ..
Sa mère ! Elle, si parfaite en raccomplissement du
devoir, si haute en sa vertu qu'une froideur s'en
répandait autour d'elle, sa mère, si au dessus du
réel et des bassesses du monde qu'elle coudoyait
sans s'y salir, elle, l'expression la plus pure de la loi •
saintement accomplie et gardée, on osait en parler!...
Ainsi rien n'était épargné; tout était calomnié,
souillé. Alors, mieux valait se mettre au dessus
ou en dehors de tout. Une lumière éclaira le passé,
il comprit leur isolement de là-bas, la vie de Tou-
UN SIMPLE 145
louse, ce dédain profond et immuable de M™" Des-
chantres pour ce qui n'était plus elle; à son tour
il désirait ardemment s'enfuir, ne voulant plus de
cette bataille où les respects les plus sacrés suc-
combent... Et il reniait son amitié, les joies qu'elle
lui avait données, se reprochait son ami et celte folie
égoïste qui vous jette dans les bras d'un autre sous
prétexte de confidence. L'amitié! Allons donc !
11 répétait à demi voix, dans une excitation de
rancunes amères :
— Ah ! n'avoir connu personne, n'avoir connu
personne î...
Tout à coup, une poussée se fit dans la foule,
plus violente que les autres. Au dehors, un coup
de tonnerre lointain avait grondé et des gouttes
tombaient, s'étalant, une* à une d'abord, comme si
l'orage qui depuis la veille vaguait dans l'air n'avait
pu éclater. 11 y eut un débordement de colère de
femmes. La masse trop compacte des acheteurs
piétinait les étalages, bousculant les merceries, cho-
quant les vaisselles tandis que des rires d'hommes
montaient, réjouis par cette ondée qui venait.
Des exclamations s'échappèrent :
— De l'eau, hein ! ça va tomber peut-être !
Tous éprouvaient une anxiété.
Si ce n'était qu'une passade, une de ces averses
iO
146 UN SIMPLE
bonnes tout au plus à abattre la poussière, ou à faire
ensuite craqueler la terre sous les coups de soleil l
Brusquement Stéphane se trouva ramené au bord
de la halle ; une poussière humide vint lui battre
les joues de sa fraîcheur, il respira longuement.
Ce cauchemar le suivant sans une seconde de trêve
rétoufifait : au contact de la détente d'atmosphère, il
aurait voulu se détendre aussi, redevenir tout le
monde, et brutalement' il enviait les paysans qui au-
tour de lui riaient de la pluie, n'ayant que leurs terres
ou les fermages des bordes en tête, les demi-bour-
geois de Belpechaussiqui, sourire béat, joue:j empâ-
tées, prenaient air «le connaissance dans le tohu-
bohu ;il les enviait tous, s'imaginant que rien de dou-
loureux ne pouvait batti-e sous ces faces immobiles,
ne sachant pas que les vraies tragédies, plus que
les autres, se jouent sous un masque rigide.
Peu à peu l'averse augmentait, les gouttes se
serraient les unes les autres, leurs cercles se confon-
dant sur le sol : des flaques se dessinaient avec des
reflets de cuivre : c'était la vraie pluie, une pluie
d'orage où l'eau coulerégulièremenl, sans avalanche,
et unejubilation saisit chacun. Autour de Stéphane
des cris partirent:
— Ce que les grains vont grossir ! Ah ! c'est
le raisin noir qui en avait besoin.
UN SIMPLE 147
D'autres reprenaient :
— Depuis hier c'était dans l'air. A Saint-Sernin, le
vent d'autan voulait déraciner les maisons!
Et tout un chœur s'écriait :
—• Bonne affaire tout de même, bonne affaire.
Le roulis de la foule sous la halle avait stoppé, la
roue humaine ne tournait plus, pétrifiée de bonheur;
chacun regardait avec délices, happant un peu de
l'air frais qui soudain balayait les piliers.Les plaisan-
teries montaient dans un ravissement de voir enfin le
ciel se mêler pour tous de la culture ; et il n'y avait
plus besoin de hâte factice, on ne s'imposait plus de
lamentations d'ordonnance sur la mauvaise année;
mais oubheux des intérêts, sans songer qu'on amè-
nerait sûrement une baisse de prix, chacun s'exta-
siait, le verbe haut, disant que jamais le vin n'aurait
été si bon, la récolte si préparée.
— Bonjour cousin, fit tout à coup derrière Sté-
phane la voix de Sidonie.
!1 se retourna, étonné de la rencontrer là; elle
aussi était prise par l'allégresse universelle, mise en
verve par cette ondée assurant les vendanges : se
sentant d'humeur moqueuse, elle l'avait abordé pour
juger des traces de sa confidence de la veille et
résolue à l'interroger.
— Un bon temps, n est-ce pas? Ça fera la joie de
148 UN SIMPLE
Marc et de bien d'autres, je vous en réponds. Hé
bien, et vous ?
— Moi?
— - Oui, qu'est-ce que vous en pensez?
— Que voulez vous que j'en pense ?
— C'est fait, votre affaire ?
Ilroùgitbrusquenient,et la regarda sans répondre.
Elle reprit sans pitié pour sa détresse :
— .Y avez-vous été ce inatin? Qu'est-ce qu'il en
a dit, votre Mouillac ?
11 eut un haussement d'épaules, et répliqua d'un
ton bas :
— Laissons cela .tranquille, il est inutile d'en
• parler.
Mais elle insista méchamment :
— Au moins la Mercier vous a-t-elle bien reçu?
Elle vous le devait pour l'amour de moil
Et se mettant à rire de tout cœur,
— Allons, fit-elle, vous savez maintenant qu'elle
.est faite comme les autres : il arrive un âge où il est
bon de s'instruire...
Ils se turent, elle sentant soudain qu'elle venait
* de le blesser^ lui gardant les paupières baissées.
Devant eux, «l'eau tombait avec un bruissement
gazouilleur mettant son rideau entre la halle et les
maisons et sous sa caresse inattendue les ormes de
UN SIMPLE 149
la place balançaient leurs branches, comme bercés.
— Vous êtes sans parapluie, reprit Sidonie, com-
ment retournerez-vous à la Vizat?
— Cela m'est égal, fit il, je vais repartir : ma
mère avait ce matin un sérieux début de migraine,
elle a besoin de moi.
Il disait cela pourtant sans se mouvoir, éprouvant
un immense désir de se dégonfler du chagrin hor-
rible qui rétreignait. Près d'elle, même quand elle
se montrait dure, un attendrissement le prenait : il
eut presque envie de lui avouer cette torture sous
laquelle son cœur étouffait ; mais au moment de
parler, il eut un gesle violent : pouvait-il seulement
répéter ces clioses, ce dont on accusait sa mère? Son
désespoir le reprit :
— Adieu, repondit-il, la pluie durera longtemps...
— Adieu, répondit Sidonie.
Et déjà il avait quitté la halle, baissant la tète
sous Feau qui le fouaillait, quand elle le rappela :
— A propos, Marc, hier soir... vous vous souve-
nez...
Il s'était arrêté, saisi d'une angoisse irraisonnée.
Elle continua gaiement avec un signe d'adieu du bout
de la main :
— Quand je vous disais que j'étais folle ! Encore
un tour de Baplisline : elle l'avait envoyé chez
150 UN SIMPLE
le garde de l'IIers, pour une truite, je ne sais
quoi !...
— Pourquoi me racontez-vous cela ? s'écria-t-il
d'une voix rude : est-ce que j'y peux qnelque chose?
— Dieu, sur quelle herbe avez-vous marché cou-
sin î fit-elle interloquée. Quand vous viendrez me
voir, tâchez d'être de meilleure humeur...
Mais il ne l'entendit pas, étant déjà reparti à
longues enjambées. Une question effrayante venait de
se poser en lui. Pourquoi Sidonie,la veille, avait-elle
cru son mari à la Vizat? Il revoyait son embarras,
quand il l'avait questionnée, aujourd'hui encore son
insistance à y revenir... Elle aussi, croirait-elle ?
Alors ce bruit infâme courait donc! il n'était pas
seulement dans l'imagination de la Mercier ou de
ses pareilles, c'était une rumeur, un de ces poti-
nages scandaleux qui se lèvent des villes comme la
boue de leurs pavés!...
Il avança transpercé par la pluie, à demi ivre. De
nouveau, il s'enfonçait dans un abîme. Chaque se-
conde grandissait son désastre ; il semblait même que
son acuité d'esprit s'exagérât pour en percevoir plus
nettement les détails. Dans sa naïveté, il n'avait cru
qu'à une injure en l'air lancée durant une colère folle,
une chose sans portée qui ne les pouvait atteindre;
tout à coup il devinait dans cette dkilomnie un écho :
UN SIMPLE 151
derrière lui, toutes les voix du pays s'élevaient et
jusqu'aux cris du marché, par lesquels il s'imaginait
bafoué, sali... Ah! la nature, les ôi^amps, Tapaise-
ment de la vie calme, le silence de tout, c'était donc
celaî Et un haut-le-cœur lui vint à sentir cette accu-'
sation même implantée en lui, car au fond de son âme
quelque chose criait maintenant : si c'était vrai!...
Quoi? — il ne savait pas, s'épouvanta...
De toute part, une odeur délicieuse de verdure
mouillée et la fraîcheur parfumée des branches s'é-
levaient. Un renouveau de gaieté surgissait de la terre
sous l'ondée finissante : les teintes s'assombrissaient,
et à voir ainsi la nature sourire dans sa coquetterie
triomphante, lui se prenait d'un désespoir.
Pas une chose, pas un être qui fût avec son cœur!
personne pour crier la vérité, jeter un démenti in-
digné. Pas même Sidonie î Car elle y'croyaitla veille
quand elle était venue ; il en était sûr, comme il avait
été sûr que la Mercier fût une mauvaise femme ou
que Marc lui ferait du mal. C'était une intuition, une
sorte de double vue qui lui laissait la conviction irré-
sistible. Il semblait même que sa conscience aussi
fût comphce, tant des doutes le serraient malgré ses
efforts pour les étouffer. Les deux mots de Sidonie
avaient été l'étincelle jetée sur la meule, tout se pré-
cisait, s'éclairait d'un jour effrayant.'
152 UN SIMPLE
Pourquoi Marc n'était-il jamais au château Taprès-
midi ? Pourquoi sa mère en parlait-elle si souvent?
pourquoi son antipathie irraisonnée et flagrante?
Pourquoi... pourquoi... cela scandait sa marche,
l'aveuglait : une avalanche l'avait saisi, et il roulait
avec elle . . .
A l'arrivée à la Vizat, il eut un soupir d'allége-
ment : il allait voir sa mère. A pouvoir lui parler,
à demeurer près d'elle, il s'imaginait qu'il serait
mieux ; cela chasserait les fantômes qui le hantaient.
Il monta quatre à quatre et, sans frapper, joyeuse-
ment entra dans la chambre.
M'"*' Deschantres eut un sursaut de frayeur.
— Tu m'as fait une peur atroce, dit-elle d'un ton
rogue, ce serait le moins d'y prendre garde, quand
tu me sais malade.
11 s'était arrêté net, glacé par cet accueil, et comme
il allait s'avancer pour lui demander pardon, elle
l'aperçut, les vêtements en désordre, mouillé, crotté...
— Ne m'approche pas, fit-elle sèchement, je me
soignerai bien toute seule ! Du moment que tu cou-
railles je ne sais où, au lieu de me venir en aide,
je n'ai plus besoin de loi.
— Mais, ma mère...
— Laisse-moi, tu me fais mal, je ne peux pas par-
ler : va où il te. plaira, pourvu que de ne soit pas ici.
UN SIMPLE
153
Il voulut insister : .
— Va-t-en, tu mépuises, s'écria-t-elle • brusque-
ment, se.ret.ourn*ant sur Toreiller.
Il descendit. Sa mère le repoussait aussi. Il avait
un poids énorme sur la poitrine et désespéré il
se mit à errer dé long en large à travers la cui-
sine et la salle à manger. La fille de borde soufflait
sur des fagots pour prépai*er des tisanes, le suivant
de son regard atone de bête de somme ; étonnée de
son agitation, moitié patois, moitié français, par
compassion, elle s'adressa à lui.
— Ça ne va donc pas là haut, Monsieur?
A voir les hochements de tête navrés de Stéphane,
on eût dit en effet que sa mère était très mal.
— Ça ne sera rien allez, fit -elle, ça se passera
l'après-midi, vous verrez.
Il se redressa comme sous un coup de fouet.
— Pourquoi dans l'après-midi ? demahda-t-il, d'une
voix qui tremblait de colère.
Il s'imaginait maintenant que tous, du haut en
bas de l'échelle sociale, savaient le secret par lequel
il était rongé, que tous en voulaient rire. Pourquoi
raprès-midi? Serait-ce par hasard, que le médecin
viendrait?
«
Car il croyait désormais à la venue du médecin. La
voix qui tout à l'heure lui disait : qui sait ? — contre
15i UN SIMPLE
laquelle il s'était débattu désespérément — s'élevait
en lui irrésistible et il s'y abandonnait dans une
débâcle, ne luttant plus contre le soupçon. En deux
heures il avait accompli cette chute, fermait les yeux
devant l'honneur de sa mère pour discuter des accu-
sations de fille. honte !
Dès lors, il éprouva la terreur de la visite de
Marc. Pourtant, quand même Marc serait venu, quand
tout eût été vrai, son être intime se serait encore
révolté, reniant ces infamies : il en était à ces heures
où la réalité vous jette dans un délire, où rien n'est
plus ni faux, ni vrai, où rien n'existe plus que la dou-
leur aiffuë.
L'après-midi entière, il attendit.
Le soir commençait.- La pluie apaisée avait laissé
dans l'air une saveur chaude et mettait comme une
légèreté dans les membres.
Marc n'était point venu.
Stéphane eut une exaltation de joie : qu'avait-il
donc pensé et quelle folie ainsi l'avait tenu? Ses ter-
reurs sans doute avaient été provoquées par un accès
de fièvre et maintenant, celle-ci tombée, il allait
rentrer dans le calme d'auparavant ! Enfin !
Alors il s'abandonna à une impression d'anéantis-
sement très doux, il ne pensait plus, ne vivait plus,
mais une voix en lui chantait :
UN SIMPLE 155
— Marc n'est pas venu ! Marc ne viendra pas !
Il s'était assis dans la salle à manger, fermait les
yeux, goûtait avec enivrement l'absolu silence de
la demeure quand soudain des pas retentirent dans
le corridor.
Il se leva brusquement, poussant un cri rauque :
— Marc! cria-t-il.
— Hé bien, qui appelles-tu donc ? demanda
M""^ Deschantres qui entrait.
— Ah ! maman, c'était vous ! que vous m'avez fait
peur !
Elle l'examina étonnée : mais lui, maintenant,
éprouvait une folie de joie et se jetant au cou de sa
mère, il lui cria :
— Maman, quel bonheur que ce soit toi ! tu vas
mieux, n'est-ce pas? y mettant une accentuation
si tragique qu'elle en demeurait stupéfaite.
■^ — Mais oui, Fifi, je vais mieux, bien mieux, répon-
dit-elle, l'embrassant,
— Ah ! quel bonheur, répétait-il.
Et il se mit à parler à bâtons rompus, [ivre, déli-
rant à force de contentement éperdu.
Près d'elle tout s'effaçait : sa journée lui appa-
raissait comme une sorte de non-sens, une de ces
tentations impures par lesquelles l'âme parfois est
assaillie. En même temps il retrouvait pour sa mère
156 UN SIMPLE
ces adorations, se trouvait si bas quil aurait dû
s'enfoncer dans le sol pour lui demander pardon.
Elle voulut aller dehors.
Alors ils s'assirent sur le seuil, silencieux Tun et
Tautre.
Au bout de Tallée, un roulement ininterrompu
s'élçvait : le marché commençait à s'écouler, semant
' sur les chemins la gaieté des sonnailles. C'était au
loin un éparpillement de voitures, des piaffements,
des claquements de fouet, et partout le retour joyeux
faisait monter sa grande voix, cette voix formidable
qui tout à l'heure avait affolé Stéphane. A riiorizon
le roulis des charrettes mettait un éclat sourd que
coupaient soudain les passages des tilburys à fond
de train. Sur la route, un piétinementnoir de paysans
s'échelonnnit. C'était une fin de jour délicieux,
l'ondée ayant jeté des fraîcheurs embaumées. Les
hirondelles voletaient avec des courbes basses, sem-
blant nager dans l'air humide ; au couchant, le ciel
flambait avec des rayonnements d'or rose tandis
que les nuages prenaient des teintes de vieux cuivres
ou de chevelures rousses.
Brusquement il sentit qu'il av;ait été halluciné ; il
ne se comprenait même plus, croyait revenir d'un
délire, et une honte le prit, un amer regret des om-
bres de soupçons dont ses heures avaient été empoi-
UN SIMPLE
157
sonnées : le vrai enfin le ressaisissait. Il eut un
mouvement d'instinctive expiation et se jetant au
cou de sa mère :
— Oh ! maman, fit-il doucement, laissez-moi vous
éinbrasser.
— Qu'as- tu donc aujourd'hui? demanda M""® Des-
çhantres.
Mais sans répondre, il la couvrit de baisers. A ce
pur contact, il se reprenait lui même ; il lui semblait
effacer jusqu'aux traces des visions qui l'avaient
hanté, devenir très fort pour accueillir les lultes*de
la vie, et il défiait à cette heure toutes les colèr.es de
la Mercier, toutes les calomnies infâmes, cette
grande voix surtout du marché qui, répandue sur la
plaine, s'assourdissait peu à peu, merveilleusement
majestueuse sous les rayons rouges du jour qui finis-
sait !...
XI
Les jours qui suivirent, il garda cette conviction
émue : seule une anxiété sans objet lui restait. Son
calme était une résultante factice des efforts de sa
volonté plutôt qu'une réalité sincère, et cela se mar-
quait à des inquiétudes, un besoin plus fréquent de
la présence de 'M"" Deschantres qu'une telle assiduité
semblait mécontenter. Le matin , il n*allait plus
vagabonder le long de THers; plus de visites au châ-
teau, mais des occupations absorbantes auxquelles
il imaginait de s'acharner, un rabotage de caisse,
une confection de filets.
• Bien que toutes ses pensées fussent marquées par
la même préoccupation, il ne s'y arrêtait point; mais
il se plaisait à se rendre compte de la paix de son-
âme, se l'affirmait de même qu'un convalescent sur
le point d'une rechute s'oblige à goûter le bien-être
de ses membres. Seulement une extrême suscepti-
bilité nerveuse lui était demeurée. Depuis la décou-
UN SIMPLE 159
verte des bruits qui couraient sur eux, il avait l'ob-
session d'une malveillance cachée sous les moindres
accidents journaliers. U épiloguait jusqu'aux réponses
du métayer, rougissait quand par hasard on riait
sur son passage, ne doutant point que ce ne
fût de lui et, peu à peu, la sensation d'un isole-
ment infini l'envahissait, comme si une solitude
sans bornes se fût faite autour de leurs deux
existences.
Etranges impressions, au reste, presque insaisis-
sables.
Il n'était plus heureux et n'aurait su dire pour-
quoi; il n'était point malheureux non plus, ne souf-.
frant point, étant au caljne absolu des plages qu'après
une tempête la marée a découvertes ; mais des
arrière-pensées de catastrophes et des craintes ina-
vouées traversaient ses heures tranquilles qui, une
à une, avec une lenteur lourde, tombaient...
Autour d'eux, la vie régulière comme avant, une
absence d'événements, les mêmes habitudes, les
mêmes routines traversées par les mêmes imprévus.
M"^ Deschantres, remise de son indisposition, était
elle-même plus reposée, ayant seulement vers le soir
des impatiences à peine visibles et se retirant trèa
tôt dans sa chambre. L'après-midi, aucune visite, ni
Marc, ni Sidonie; une seule fois» une domestique
160 • UN SIMPLE
vint du château s'informer de la part des Ferramus
si personne n'était malade.
Dans cette absence d'aliments pour l'inquiétude,
l'angoisse de Stéphane paraissait incompréhensible.
Rien ne pouvait justifier Timpressionnabilité mala-
dive qui sans cesse lui tenait le cœur en éveil, ni ce
je ne sais quoi de provisoire que trahissait sa paix.
En fait, il gardait l'âme encore vibrante du premier
choc qui l'avait frappée.
Lorsque le vendredi M™' Deschantres voulut se
rendre avec lui au château, il fut tenté de refuser;
la seule idée. de cette route à refaire lui donnait du
■
malaise. • .
En y allant, à chaque détour, il appréhendait de
se heurter à un souvenir douloureux et, serrant
involontairement le bras de sa mère, il hâta le pas
comme pour fuir quelque danger terrible embusqué
sur son passage.
Rieri n'était changé : comme autrefois, les verdures
souriaient au dessous des branches et les ombres
naissantes dessinaient des arabesques enchevêtrées
sur la poussière que le soleil brûlait; comme autre-
fois aussi, l'escorte de^ murmures d'eau, le chanton-
nement de remous, ce bruissenlent charmeur qui
dans les creux s'élevait de la Vie-Siège. De la tem-
pête effroyable dans laquelle l'autre jour son être
UN SIMPLE 161'
moral avait cru sombrer, aucune trace ri*était. restée;
à se sentir si peu ému dans le décor immuable dont
il avait redouté la vision, il ne tenait qu'à lui d'envi-
sager ces heures horribles comme quelque confidence
macabre versée dans son cœur durant une nuit de
rêve.
Et peu à peu, à mesure qu'ils avançaient, ses
frayeurs se dissipèrent. Même il éprouvait l'orgueil
d'une revanche à passer là au bras de sa mère. Il
marchait en un vague triomphe, portant aux choses
un défi silencieux d'oser encore loucher à lui; le
charme était rompu; désormais il ne redoutait plus
la solitude, ne comprenait même plus la terreur qui
l'avait confiné à la Vizat. Vivre comme tout le
monde lui semblait redevenu facile !...
A l'arrivée dans Belpech, la première, M™« Des*
chantres rompit le silence.
— Comme il fait chaud ici, dit-elle.
— N'est-ce pas, répondit-il, la Vizat vaut mieux...
Elle eut une inflexion caressante :
— Alors lu t'y plais, Fifi ?
— Avec vous, maman...
— Gela t'ennuierait-il si nous y restions long-
temps, jusqu'au miheu d'octobre, par exemple ?
Malgré l'allégement qu'il venait d'éprouver, il eut un
effroi à l'idée d'une pareille prolongation de séjour :
11
162 UN SIMPLE
— Si longtemps!... Ne pensez-vous pas...
Il s'arrêta net ne sachant que dire.
— Nous faisons ici des économies, reprit hâtive-
ment M™'' Deschantres. J'y vais mieux, toi aussi ;
quant à ta position, il est impossible de s'en occuper
utilement avant celte époque, personne ne rentre
de vacances avant, agissons comme tout le monde.
Pour la première fois peut-être, elle semblait
excuser une de ses décisions. En même temps, ses
lèvres minces tremblaient esquissant un sourire froid
et comme Stéphane gardait le même silence
soumis :
— J'y tiens, tit-elle sèchement; je compte même
en parler à ta cousine en Tinvitant à dîner avec
nous ; ce sera poli. Si tu avais des leçons à prendre,
passe encore : mais je ne peux pourtant pas te
sacrifier ma santé pour un caprice. Tant pis si la
campagne t'ennuie déjà !
,Elle continua un instant avec des phrases brèves
ou transparaissait une rudesse tenace et s'arrêtant
brusquement :
— Ce n'est pas pour mon plaisir, Dieu merci, que
je resterai ici, s'écria-t-elle ; on ne voit personne, un
désert, ce Belpech...
Stéphane leva les yeux involontairement pour
examiner les rues vides et tout à coup tressaillit ;
UN SIMPLE 1(©
de la mairie, un homme sortait, ayant une démarche
effacée qu'aussitôt il avait reconnue.
— Une personne en tout, continua M""^ Deschan-
tres, c'est beau ! et elle montra du doigt le prome-
neur, ne le reconnaissant point grâce à sa myopie.
Stéphane lui, sans répondre, avait ralenti le pas,
le cœur serré, en même temps qu'il cherchait à se
redresser avec un effort de fierté.
M"''' Deschantres reprit sans remarquer son trouble:
— C'est étonnant comme les hommes se ressem-
blent, en voilà un que je jurerais avoir vu quelque
part!
A dix pas d'eux, M. Mouillac, en effet, intendant
enfin un bruit de voix, avait aussi relevé la tète : il v
eut dans son allure une minute d'hésitation, mais il
continua d'avancer bravement. Et tous deux, Sléphane
et lui, par un accord tacite, semblaient ne s'être
point vus, marchant avec une raideur automatique,le
visage tourné de trois quarts vers les côtés opposés
de la rue, quand brusquement ils eurent le même
instinct. Arrivés côte à côte, leurs yeux se cher-
chèrent, attirés par une force d'aimant, et leurs
regards s'étant rencontrés, ils se fixèrent.
Un double regard navrant, où en une seconde ils
revécurent les amertumes qui désormais les sépa-
raient, où tout entière se livrait la lutte dernière
• 164 UN^ SIMPLE
entre leur amitié agonisante et la brutalité des
choses accomplies ; regard profond, si lent I si indé-,
finissable!Ët soudain, dans celui de M. Mouillac,
Stéphane découvrit une telle pitié exempte de ran-
cune, qu'il en ressentit une horreur et le premier
baissa lés paupières.
C'avait été un éclair ; dans cette compassion déso-
lée, il avait cru lire la confirmation éclatante des
accusations proférées quand on l'avait chassé ; mieux
. que les violences ou les injures, cette pitié l'avait
bouleversé, elle était l'affirmation honnête, sans
entraînement ni arrière-pensée, la certitude qu'on
pouvait croire à de telles infamies. Rien qu'avec ce
regard, M. \!ouillac venait de le frapper plus sûre-
ment que la Mercie:\ S'il avait voulu être vengé, il
l'était.
M. Mouillac passa.
• Stéphane s'était arrêté, pris d'une défaillance,
tellement pâle que M'"® Deschanlres en fut stupéfaite.
— Qu'as-tu? fit-elle inquiète.
II répondit faiblement :
— Rien, je vous assure, rien du tout.
Mais elle insista, ayant le vague pressentiment
qu'une révolution venait de se passer en lui.
— Tu me caches quelque chose ?
— Je vous jure que non.
UN SIMPLE
165
— C'est bon, fit-elle, je dirai tout à l'heure à Marc
de t'examiner»
Il eut alors un cri involontaire :
— Oh ! non, je vous en supplie !
Elle avait quitté son bras, et fouillant durement
' sa pensée :
— Pourquoi ne veux- tu pas de lui, demanda-t-elle
d'un ton bref.
Il y eut une seconde à peine de silence : Stéphane
se redressa avec un effort :
— Parce que je ne suis pas malade, dit-il* sim-
plement.
Puis il se remit en marche vaillamment.
— Vous vous inquiétez bien à tort, maman, reprit-
il' avec un- sourire qu'il voulut faire indifférent. Mais
tout son être vibrait. .
Maintenant c'était fini, il ne savait plus, il doutait I,
Un doute horrible, raffiné, qui n'était plus la .
résultante d'un nervosisme exalté, l'œuvre d'une
imagination surexcitée, mais un doute conscient,
raisonné, serrant le cœur dans son élau sans une
trêve, ce doute que les événements ont provoqué,
tel qu'il faudrait s'arracher le^ entrailles pour s'arra-
cher à sa torture. Stéphane le sentit se dresser en
maitre dans sa conscience, profilant dç ce regard de
pitié que lui avait jeté M. Mouillac comme d'un baiser
166 UN SIMPLE
de Judas, et lui d'abord n'en éprouvait qu'une épou-
vante et une envie de larmes, celte défense dernière
des enfants qui se refusent à la rude initiation de la
vie !
Certes! il ne s'y arrêtait point; jtistement parce
que son doute était conscient de lui-même, il s'y
refusait avec violence; mais aussi, du premier coup,
il devina qu'à tuer cette douleur monstrueuse il use-
rait ses forces, sa conscience même, et une sensation
d'horrible délaissement lui vint comme si le ciel
l'abandonnait à un châtiment injuste.
Tout de suite, il ressentit ce dualisme établi en
lui, cette double personnalité entrée dans son âme
dont Tune semblait un démon étranger chargé de le
tenter: car, au château, les moindres événements
l'accablèrent de preuves devinées.
Des preuves, dans l'accueil compassé de Sidonie
qui, à la vue de M'^^Deschantres, eut une mine allon-
gée, rancuneuse sans raison; M™° Deschantres lui
demandant dès l'arrivée des nouvelles de Marc, elle
répondit d'un ton bourru :
— Il doit rôder dans le parc; depuis trois jours, il
ne fait plus rien l'après-midi ; il a dû vous le dire
sans doute.
— A moi? Comment voulez-vous que je le sache?
fit gravement M'"^ Deschantres; enfin, je vous en
UN SIMPLE 167
félicite presque, continua-t-elle d'un air pincé, vous
pouvez en jouir plus à votre aise .
Sidonie répliqua sèchement :
— Il se rattrape ailleurs, je le sais.
Des preuves aussi dans sa façon de saluer Stéphane :
— Quelle mine avez-vous là? au moins, quand
vous êtes malade, vous, c'est sérieux.
Des preuves partout !
Il semblai t qu'il y eut un orage dans Tair. Des trous
se faisaient dans la conversation; une gêne hostile
régnait pour la première fois entre les deux femmes,
sans raison apparente. M""" Deschantres n'osa même
point aborder la prolongation du bail de la Vizat,
se réservant sans doute d'en parler au docteur, et il
ne fallut rien moins que l'arrivée de Baptistine pour
amener un semblant de détente. Elle rentrait, un
panier sous le bras, enveloppée dans son caraco de
lustrine noire qui luisait, et s'arrêta près d'eux.
— Ah! Monsieur Stéphane, vous avez eu joliment
tort de ne pas venir ces jours-ci, fit-elle de sa voix
aigre. Quelles misères vous avait-on faites pour vous
en empêcher?
- En quoi ai-je eu tort? demanda-t-il tourmenté.
■ Elle eut un rire traînant.
— Vous comprenez, cette pauvre Sidonie qui était
habituée à vous...
168 UN SIMPLE
M™° Deschantres eut aussitôt un sourire qui lui
éclaira le visage :
— Que nous contez-vous là, Mademoiselle?
Mais Sidonie s'emporta :
— Si vous croyez faire de Tesprit, Baptistine I
Baptistine se mordit les lèvres :
— Oh! je sais, fit-elle, on ne peut pourtant pas
avoir tous les bonheurs à la fois ; mais vous aimez
bien tout de même voir M. Stéphane.
Elle les salua d'un coup d'oeil oblique, les laissant
sur celte phrase louche , où Stéphane avait cru
deviner tout à coup des allusions à Marc, une com-
paraison blessante entre son affection pour Sidonie
et quelque autre du docteur.
M""^ Deschantres alors se leva, gardant sur le
visage une politesse de commande , accablant
j^me Ferramus de phrases polies et glacées, dans les-
quelles elle prenait plaisir à l'appeler < sa chère cou-
sine » ; puis ils partirent, elle, avec une démarche
un peu hâtive, lui, méditant ces lambeaux de con-
versation.
C'était à cela qu'il était voué désormais: épiloguer
sans but des événements futiles, des nuances, des
riens, être résolu de n'en rien admettre, et cepen-
dant être pris par eux, au point d'en faire l'aliment
unique de sa pensée .
UN SIMPLE 169
. Plus il avançait, plus le doute grandissait.
L'horrible de la vie qui commençait pour lui était
. .dans cette contradiction de son âme.: Être sûr, et
pourtant douter !
Ahl le regret des heures paisibles où son. âme
s'envolait dans des rêves sans fiel, le regret'des sou-
cis enfantins qu'il se figurait jadis les plus grands' du
monde, n'en connaissant point d'autres, le regret de
toutes ces choses dont le tourment avait traversé sa
vie jusque-làî Maintenante! était aux prises avec ce \y
supplice' inouï : craindre de ne plus respecter sa
mère !
Le soir, près d'elle, il demeura inquiet, ayant des
frayeurs à ses moindres mouvements, l'épiant sans
le vouloir. Quand elle remonta dans sa chambre, il
se surprit la suivant des yeux dans l'escalier, comme
. si elle avait pu aller autre part et le tromper. \\ était
obsédé par une préoccupation aiguë; aux moindres
événements extérieurs son être vibrait. Des audaces
de pensées, comme des éclairs, traversaient son
imagination, lui mettant le rougé au front; puis de
brusques élans, pour se sortir dje ces turpitudes, le
prenaient avec des désespoirs do devenir vil au con*
tact de ces images viles...
Et le lendemain, au grand jour, tandis que le
soleil étincelait, faisant fiamber les meules, sous une
170 UN SIMPLE
pluie de rayons, il le sentit encore, ce doute féroce,
inflexible.
Il doutait : de quoi, grand Dieu !
Dès qu'il se rendait compte de l'objet de ses in-
quiétudes, il se jugeait fou, ne comprenait point ce
démon entré en lui, ni cette voix l'obligeant à blas-
phémer sa mère, dans les replis intimes de sa cons-
cience. Alors un immense désir de paix, de silence,
l'envahissait
Ne plus douter! Quel réveî... Son existence d'au-
trefois lui semblait maintenant entraînée dans une
fuite vertigineuse vers le passé : il y avait des siè-
■
^les qu'il souffrait de cette torture, des siècles qu'il
n'avait pu vivre de la vie de la terre, sereine et lumi-
neuse, être le Stéphane qu'il avait été jadis !
Ne plus douter! Savoir que son doute mentait !
C'était une marche fatale, l'obligation d'une chute
nouvelle après les autres : lui qui pas une seconde
n'avait accepté ces infamies, arrivait à admettre leur
vraisemblance, sous prétexte de les confronter avec
la réalité et d'en démontrer l'absurdité. Savoir, de-
venait pour lui une nécessité absolue, la condition
nécessaire à l'apaisement de l'être. Après avoir cher-
ché la solitude, il lui fallait aller face à face avec les
autres, en arracher la vérité par lambeaux, dût-il
avoir le cœur brisé ! Même il ne put attendre l'après-
UN SIMPLE 171
midi. Il repartit dès le matin pourBelpecli, résolu
à questionner Sidonie, Baptistine, tous ceux qu'il
verrait là-bas et chez lesquels il croirait lire la cou-
naissance de son secret
Justement, Baptistine était dans la cour du châ-
teau, donnant une pâtée aux canards, la robe rele-
vée en tablier autour des reins. Dès qu'elle l'aperçut,
elle vint vers lui, les mains croisées, ayant sur les
traits la satisfaction d'une vérification attendue :
— Tiens, vous voilà, Monsieur Stéphane, si matin?
Elle semblait tellement heureuse de le posséder
seule à seul, qu'il en eut peur : elle continua d'un
ton traînard, tandis qu'il s'arrêtait, hésitant:
— Ah ! Sidonie serait bien contente, si elle était là !
. — Où est-elle donc? demanda-t-il d'un ton
bref.
— Elle est partie pour Salles : nous y avons des
bordiers qui nous doivent six douzaines d'œufs; ils
n'auraient jamais payé, si on n'y avait pas été. Marc
ne pouvait pas s'en occuper, lui, maintenant surtou
qu'il est forcé de dormir la journée.
Et, avec un sourire qui subitement fit luire le par-
chemin de ses joues, elle ajouta :
— Que voulez-vous, Monsieur Stéphane, pendant
que vous vous promenez, il faut qu'il dorme, la
fatigue n'est plus de son âge.
172 UN SIMPLE
Elle lui avait pris la main, le couvrant de son re-
gard jaune :
— Elncore cette nuit, il n'a pas pu se coucher,
reprit-elle lentement : un accouchement, le second
depuis trois jours : un accouchement de pauvre qui
ne lui rapportera rien, bien sûr... Sidonie n'était
pas contente, hier... Mais, aussi, il aurait bien pu
ne pas y aller, n'est-ce pas? A St-Sernin... juste à
l'autre bout du pays, par rapport à vous... Ce n'est *
pas. dans Çelpech qu'on ferait des créatures, au
moins... On l'y payerait de sa peine,, et puis ça se
serait su... Ah, il est bien trop bon, allez, trop bon..*
Elle eut un rire faux :
-^ C'est à Paris qu'il aura appris à être si chari-
table... Ne reviendrez-vous pas cette après-midi ?.,.
Excusez-moi !... Je suis pressée.
? Elle tourna sur les talons et s'en alla de cette
allure silencieuse qui lui était propre, sans même
fairegrincer le gravier sous ses chausses.
Stéphane la regarda partir, comme pétrifié.
rf. C'est à Paris qu'il a appris à être si charitable ! >
Pourquoi à Paris ?
Il eut enfin une exclamation :
— Ah ! la misérable !
' Et il repartit, ayant eti l'intuiiion soudaine qu'elle
* seule avait imaginé tout cela. Quelle autre aurait ou
UN SIMPLE . 173
dans le pays intérêt, à les calomnier? Quelle autre
aurait seulement songé" à eux ? Mais les phrases
revenaient en lui — ayec leur ton de sifflement :
, — Encore cette nuit, il n'a pas pu se coucher!,..
Voilà déjà deux fois dans la semaine.
11 ne songeait pas que c'était peut-être une in-,
venlion de Baptistine, et que, capable d'avoir la pre-
mière accusé sa mère, elle pouvait bien aussi mentir
par pur plaisir ; mais, bu contraire, il s'affolait.
Ainsi, Marc sortaitia nuit !
Hé bien ! Qu'est-ce que cela prouvait? — Quel
rapport entre cela et sa mère? Ne pouvait-il faire son
métier ou avoir une maîtresse ! Pourquoi n'aurait-il
pas été à St-Sernin comme il l'avait annoncé ! Tous
ces gens s'entendaient pour lui enlever le peu de
notions qu'il. gardait du bien et de l'honnêteté.
— ' Faites donc attention, on va sortir !
— Quoi, qu'est-ce encore, demanda-t-il.
C'était la foule qui le bousculait sur la place de
Belpech. Marchant sans rien voir, il était .tombé
, en plein milieu des groupes, heurté, stupéfait, ne
comprenant pas pourquoi cette réunion de paysans,
sans prétexte de marché.
— Vous n'attendez pas, lui dit quelqu'un sans le
connaître, ils vont passer. C'est si drôle I
— De quoi s'agit-il?
17Ï UN SIMPLE
Mais, déjà, son interlocuteur l'avait quille. '
Dans l'air, la dinderelle du clocher sonnait à petits
coups égaux, remplissant ratmosphère d'harmo-
niques joyeuses. Des exclamations, semées de rires
épais, les traversaient; il y eut enfin un ah! de
bonheur et, dans un brusque mouvement de part et
d^autre du portail de l'église, tous les assistants se
massèrent. Stéphane poussa un cri. Sur les marches
de l'église, une mariée, en blanc, avait apparu au bras
de M. Mouillac, tous deux plongés dans un éblouis-
sement de lumière, tandis qu'un rire inextinguible
courait autour. '
Derrière eux le cortège de noce, trempé dans
une dignilé figée, avançait avec une allure de pro-
cession. D'abord la mère Mercier, puis les Camus
ravis de la petite fête, un cousin Mouillac, d'autres
venus on ne savait trop d'où, tous un peu ahuri-
à la vue de ce concours et supportant avec une g'afrx
vite de circonstance les bordées de rires. Dans
l'obscurité adoucie du sanctuaire, les cierges trem-
blotaient sous les courants d'air coînme pris aussi
d'hilarité devant cette fleur d'oranger solenn.elle-
ment bénie; et des cris s'élevaient, moqueries
étourdissantes. On se poussait pour mieux voir. Une
bousculade éclata avec des huées, qui jeta Stéphane
au premier rang juste au moment où M. Mouillac
UN SIMPLE 175
passait auprès de lui. 11 chancela, croyant à une
hallucination.
. Ah! sil avait songé que c'était aujourd'hui le
samedi ! Quelle revanche, ces épousailles grotesques,
ce mari hué par ses prédécesseurs, et cette farce
sinistre et sale accueillant la fondation d'une famille î
M. Mouillac, lui, ne voyait rien, absorbé dans une
féhcité de rêve. Seule, Suzanne Mercier aperçut
Stéphane et l'ayant dépassé, se retourna pour le
regarder avec un rire triomphant. Dans la lueur
mauvaise qui éclairait ses traits, on aurait dit qu'elle
agitât aussi devant lui le spectre de Ferramus. Gela
dura une seconde. Elle disparut, noyée dans le cortège.
La double haie se débandait. On- suivit comme font
les gamins derrière les passages de troupe. Celait
l'escorte d'honneur inattendue, le pays fêtant les
noces après avoir passé par le lit de la femme. Au-
tour de Stéphane, des voix s'élevèrent, les assis-
tants achevant de gouailler :
— Elle y est arrivée, tout de même î
— Faut-il qu'il soit un rude imbécile, ce vieux-là !
D'autres répondaient :
— Un mahn, qui sait : pour coucher avec elle, on
peut bien passer une heure avec le curé, histoire de
se mettre en appétit!
— Sont-ils dégoûtantSjCes gens de ville! unerognure!
176
UN SIMPLE
— Il n'y avait que lé beau Ferramus qui manquât
à l'appel !
— Bah! faut croire que c'est bon les rognures,
puisqu'il s'en est fait venir une autre !
Et brusqueinent les bouches se fendirent dans un
rire plus violent que les autres : •
— Tais-toi donc, le fils qui est là, qui écoute!
— C'est-y farce, c'est-y farce î
Stéphane s'était retourné, les poings serrés, pris
d'une rage folle. Déjà la bande s'était éparpillée^
laissant à travers les rues une traînée d'exclama-
tions, et c'était de nouveau ce grand bruit rieur du
pays qui, au retour du marchç, l'avait déjà épou-
vanté, le cri d'une agglomération d'êtres contre
lesquels il ne pouvait rien, rien que lancer des in-
jures comme il faisait sans atteindre personne ! Celte
fois, il était vaincu ; ces voix de paysans, s'associant
à la victoirede la iVercier, l'avaient achevé: au moins
il voulait savoir SI ces gens riaient pour de bon!
Ses révoltes s'étaient tues, sa conscience aussi; tout .
était mort en lui , sauf une dernière lâcheté par laquelle
il justifiait sa chute; — il s'imaginai t grâce à elle pré-
.parerTéclatanlejustification de leur honneur violé! et
il s'en alla a grandes enjambées, avec des gestes dé-
traqués, et dpsmols vagues où sa colère se fondait.
XII
Alors il espionna...
. Un espionnage pitoyable, qui n'avait pour prétexte
ni le salut d'une patrie, ni une sauvegarde d'exi^
tence, où tout était infâme, avilissant et lâché;
espionna, le cœur crevé d'angoisse, sentant une
chose brisée dans sa vie, rien n'éclairant plus Thu
miliation de ces heures nouvelles, pas même l'espoir
du. relèvement, ou ce vague désir de miracle qui
parfois soulève les désespérés !... .
Et ce ne fut d'abord chez lui qu'un acte instinctif,
purement inconscient : une folie animale l'y pliait
irrésistiblement. On eût dit qu'un devoir impérieux
l'attachait à sa mère; il ne pouvait se résigner à la
quitter, même du regard, sans cesse tenant ses yeux
sur elle, avec une obstination maladroite ; il la suivit
dans ses moindres allées et venues, l'escorta dans
sa promenade au jardin, l'impatienta par cette per-
sistance à ne point la laisser seule; en même temps,
■ n ■
178 UN SIMPLE
il avait des allures inquiètes, semblait ruminer des
projets graves, oubliait de parler ou de répondre.
Même il ne s'accorda pas une heure de répit, met-
tant une rage à continuer sa surveillance. Quand,
après b repas, elle s'étendit dans un fauteuil de la
salle pour y dormir, il voulut en faire autant, simuler
en face d'elle un repos, et, on dépit de l'engourdis-
sement de la sieste, il resta là, les yeux demi-clos,
surveillant son sommeil.
11 la regardait, secoué par de grands frissons d'an-
goisse.
Si c'était vrai pourtant î
Le visage impassible que gardait M'"- Deschantres,
r immobilité de sa pose, l'air de sphinx répandu sur
elle lui causaient une épouvante. 11 avait beau s'ef-
forcer d'arracher au masque son secret, il n'y lisait
rien. Autrefois, à contempler ces traits aimés, toutes
ses angoisses se seraient évanouies; à cette heure,
il n'y retrouvait plus que l'effroyable possible!... et
son cœur se brisant, il ressentit le même effroi que
laissent aux imaginations d'enfants certains crimes
monstrueux des légendes antiques.
Une seconde, s'oubliant, il ouvrit complètement
les yeux. Alor^, comme si elle eût répondu à un
appel, M™* Deschantres ouvrit aussi les siens et ils
se fixèrent silencieusement. Sous ce regard qui
UN SIMPLE 179
paraissait l'interroger, une honte envahit Stéphane;
il baissa les paupières et simula la recherche d'une
autre position pour son sommeil. Elle, pourtant,
retombait dans sa somnolence.
Tout semblait dormir; seul un carillon de mouches
volait exaspéré par la lourdeur de l'air. A les voir
ainsi reposer, si calmes, on aurait juré qu'une paix
profonde était en eux.
L'un et l'autre cependant veillaient.
Lui, se demandait pourquoi le regard de sa mère
avait si bien répondu au sien. Si ce repos n'était
qu'une duperie !
Ainsi il aurait beau faire, jamais il n'entrerait dans
le secret de Tàme où peut-être un autre se tenait !...
11 eut un mouvement violent qui fit craquer sa
chaise et parut éveiller encore M"* Deschantres.
— Qu'as-tu? dit-elle.
— Rien, j'étais mal pour dormir.
— C'est pour cela que tu me réveilles? fit-elle d'un
ton aigre.
Elle s'était relevée et l'examinait, frappée de la
tension de ses traits.
— Tu n'es pas malade, j'espère, demanda-t-elle
plus doucement. Depuis ce matin, tu n*es pas comme
d'habitude
— C'est la chaleur... je ne sais quoi.
180 UN SIMPLE
Elle tira sa montre, bâillant.
— Trois heures; tu ne vas pas chez Sidonie?
— NoD, je la gène... nous la gênons.
— Tu crois? Pourquoi...
— Je Tai bien vu, quand vous l'avez invitée.
Au même instant on frappa au volet et la voix
grenue de Baptistine s*éleva :
— Est ce qu'il n'y aurait personne, par hasard?
M"e Deschantres ouvrit sa fenêtre :
— C'est vous, Mademoiselle: quelles nouvelles ?
Baptistine eut un sourire narquois, puis s'effaçant
plus que d'habitude, comme si elle eût redouté une
ondée :
— Nous ne pouvons pas venir dîner chez vous
demain... D'abord c'est dimanche, vous comprenez;
nous n'aimons pas sortir ces jours-là. Puis il y a le
dépiquage du maïs au mas Cabardès, notre campagne
de Saint-Sernin : il faut bien qu'on soit là pour
surveiller...
Elle allait continuer fixant ses yeux sur M"*® Des-
chantres qui récoutail avec un sourire de désap-
pointement rogue, lorsque tout à coup celle-ci
l'interrompit :
— Alors, vous n'aviez pas encore songé au dépi-
quage ?
— Oh, ce n*est pas moi, bien sûr, mais vous savez
UN SIMPLE 181
que Sidonie aime à s'occuper de tout : étant chez
elle, n'est-ce pas?...
En disant cela elle secoua la tête avec un rire
muet, comme si elle eût raconté une chose incroya-
blement amusante.
— Combien de temps cela dure-t-il donc ces fa-
meux dépiquages ?
— Jusqu'à lundi, mardi peut-être...
— Alors mercredi soir nous vous attendrons, c'est
entendu; en serez-vous Mademoiselle? oui? tous
les bonheurs...
D'un signe de main brusque, M"® Deschantres la
congédia, sans même lui dire bonsoir, recomman-
dant seulement qu'on fît ses amitiés au ménage.
— Ils vous aiment bien, Mademoiselle. Ils sont si
gentils tous deux !
Baptistine se retourna comme subitement mor-
due, et d'une voix rageuse riposta :
— Parbleu, ils ne m'aiment pas tant que vous ne
les aimez !
M"*'* Deschantres revint près de Stéphane, qui parais-
sait n'avoir rien entendu :
— Aimable, leur vieillç, fit-elle avec un sourire
de dédain.
Malgré lui il se sentit étonné du calme irnpassible
de sa mère, devant des accusations si peu voilées ;
482 UN SIMPLE
les hésitations des heures dernières le reprirent. Si
ce n'était qu'une invention de Baplistine, de cette
vieille jalouse et passionnée de discorde ! Sidonie ne
l'avait-elle pas dépeinte épiant, mauvaise, joyeuse
des disputes ou des injures échangées. Pourquoi ne
mentirait-elle pas pour le plaisir de faire mal et
de se distraire?
Mais il se sentait quand même emporté par tous
ces on-dit immondes qui l'avaient flagellé le
matin.
Ah ! cesrumeurs vagues qu'il avait entenduespar-
tout, cet on indéfinissable et terrible, ces accusations
sans visage surgissant sans trêve î Où qu'il réfu-
giât sa pensée, quelque effort tenté, il en revenait
toujours là, comme au besoin intense de connaître.
La tranquilhté même de sa mère devant Baptistine
ne le rassurait plus : si c'était vrai, ne la gardait-
elle pas aussi dans l'intimité de leur vie journalière
en dépit de l'abandon qu'entraînent les existences
communes ?
Sous la poussée de son tourment, il reprit son
rôle infâme d'espion, n'en goûtant pas encore l'a-
mertume complète, parce qu'il n'y cherchait que le
soulagement d'une souffrance aiguë. Mais il sembla
que par le fait même, un mur se fût dressé entre sa
mère et lui. Rien que pour cet espionnage tacite,
UN SIMPLE 183
tout épanchement se serait arrêté sur ses lèvres.
Cette flétrissure tuait son amour filial en même
temps que son respect. Plus de ces élans d'affec-
tion qui jadis remportaient; s'il avait voulu l'appeler
maman, ^omme jadis, une pudeur involontaire lui
eût serré la gorge: sans un mot, sans un geste, ils
étaient devenus séparés, éprouvaient une anxiété,
comme s'ils avaient eu le pressentiment d'une chose
inconnue descendue entre eux.
La journée passa, très longue, et avec les heures
tombantes son inquiétude s'exalta. Toutà l'heure, peut-
être, pondant qu'il dormirait. cet homme viendrait!...
Il eut un sursaut : quel démon le tenait donc pour
songer à ces infamies ! Cette terreur de l'attente, il
l'avait éprouvée déjà au sortir de chez Mouillac, car
en cette journée où la vérité lui avait été jetée au
visage, il avait parcouru d'emblée toutes les phases
de la voie douloureuse. Maintenant il les recommen-
çait non plus sous le coup d'un accès de fièvre mais
lentement, en savourant les angoisses entières.
Pourtant, après le diner, la lampe qui les éclairait
de sa lueur jaune lui sembla rassurante, presque
paisible. 11 aurait voulu que M'"° Deschantres ne ter-
minât jamais sa lecture, tant le silence les enve-
loppant laissait tomber de quiétude : même à ne
penser à rien, ses paupières s'alourdirent.
184
UN SIMPLE
Il perdit la noUon du présent, mêlait dans un
demi-réVe, les soucis qui Tétreignaient, sa joie de
rester au repos, quand M""' Descliantres releva la tête.
— Tu dors, fit-elle, va donc te coucher, j'irai te
dire bonsoir.
—.Mais non, nia mère, je n'ai pas sommeil,
— Si, obéis!
n avait cru voir un ordre tacite dans les yeux de sa
mère ; brusquement il eut l'idée qu'elle désirait se
débarrasser de lui. Alors il voulut résister et immo-
bile, il s'absorba dans la contemplation machinale de
la lumière. M'"° Deschanlres se leva.
— Eh bien, voyons, qu'est-ce que tu fais?
L'intonation était si rude qu'il tressaillit. Lente-
ment il monta dans sa chambre. 11 n'avait pas pris
de lumière. et le cœur gonflé, commença à- se désha»
biller.
Une tristesse l'accablait, volontiers il aurait pleuré
sur lui-même. En allant à sa fenêtre pour la fermer,
il resta une seconde à regarder le ciel qui, d'un gris
lumineux, semblait indéfiniment élevé; on sentait
l'horizon se perdre, reposé, -dans l'obscurité ; un chiea
aboyait tristement par intervalles et des bruits indis*
tincts se levaient dans des recoins d'ombre, mettant
une mélancolie à travers la sérénité des choses.
Il eut alors une émotion subite : cette nuit si
UN SIMPLE 185
• *
paisible semblait le décor rêve de ses peines, la
confidente fidèle des veilles attristées... il éprouvait,
à la contempler, un immense regret pour sa quié-
tude perdue, la tranquillité familiale des jours
anciens; le passé d'hier l'attirai t. de nouveau; il
aurait voulu s'y rattacher violemment en retrouvant
ses ignorances. Pourquoi pas ! Ne pouvait-il remon-
ter le courant qui l'emportait? Dans sa mémoire,
lui revenaient les imprécations des prêtres contre
ceux qui succombent aux tentations, la miséricorde
promise à ceux qui luttent, le cortège merveilleux
des générosités religieuses dont s'entoure l'Évan-
gile; comme un enfant il se mit à prier, jetant vers
la voûte bleue le cri de sa désespérance.
Il invoquait aveuglément Dieu, cet être mysté-
rieux qui nous semble seul agir et seul vrai dès que
les moyens terrestres font défaut, et déjà il se sen-
tait retrempé dans une confiance en l'avenir quand
la voix de sa mère lui fit pousser un cri de frayeur.
Elle était venue derrière lui, la lampe à la main,
encore essoufflée de sa hâte à monter les escaliers.
— Eh bien, Fifi, à quoi songes-tu ! Il ne manquait
plus que de te voir prendre froid. Dépèche-toi donc!
Il referma la croisée et tandis qu'elle restait
appuyée contre les vitres, les tapotant avec ses
doigts, il se* dévêtit, ayant . des lenteurs involon-
186 UN SIMPLE
taires. Le rappel impatient que M™** Deschanlres
battait sur le verre, disait si bien la hâte des minutes,
que ses vagues soupçons tont à coup se précis^aient.
— Voilà, ma mère, dit-il enfin, se glissant dans le
lit. J'ai fini.
Elle s'était aussitôt retournée :
— AHons, bonsoir, fit-elle.
Très vite, elle effleura son front du bout des
lèvres, baiser donné si distraitement qu'il paraissait
plutôt sceller une besogne ennuyeuse : et brusque-
ment cela lui rappela l'impression brûlante de celui
qu'elle lui avait donné, le soir de leur arrivée à la
Vizat. Il n'aurait su pourquoi ce rapprochement ni
pourquoi la jalousie qui le saisit en y pensant. Ce fut
comme s'il eût pressenti le premier destiné à quelque
autre que lui; même il eut une sorte d'hallujcina-
tion des yeux. En regardant sa mère traverser hâti-
vement la chambre, emportant la lumière, celle-ci lui
sembla soudain rajeunie, éclairée par une grande
joie intérieure ; sous les rayons jaunes de la lampe
qu'elle tenait, sa pâleur avait pris des tons plus
chauds et elle glissait doucement, avec une légèreté
traîtresse qui l'épouvanta ; il n'aurait pu se la re-
présenter autrement si elle eût attendu quelqu'un.
11 croyait impossible qu'elle n'attendit personne...
La chambre se retrouva dans le noir.
UN SIMPLE 187
11 pensait : si ma mère ne m'avait contraint à me
coucher que pour être libre, si cet homme allait
venir!... un vertige le prit : les moindres faits, les
incidents les plus ordinaires de la vie s'éclairaient
ainsi pour lui d'un jour unique : malgré des révoltes
dernières, ceFerramus entrait dans sa pensée comme
un facteur possible de son existence... Vérité ou
mensonge, il en était arrivé à ce point, qu'il n'allait
plus pouvoir le séparer de l'idée de sa mère : et pour
la première fois, il en prononça le nom dans le silence
de son âme !
Alors il fut pris d'une honte, et s'enfonçant la tête
dans l'oreiller, il sanglota : jusque-là, par une répu-
gnance dernière aidant à l'excuse de ses lâchetés,
il avait .i»-ardé la terreur d'un être vague, plutôt
que celle d'une personnalité désignée : un inconnu
était entre lui et sa mère, voilà tout. 11 n'avait
ni discuté ni réfléchi plus : cette fois, il désignait
Marc...
Ainsi son supplice s'affinait, chaque heure ame-
nait une complexité douloureuse plus grande : il
voulut séparer Marc et sa mère dans sa pensée,
voulut se rappeler son enfance, les heures solitaires
de Toulouse; malgré sa volonté, l'image de Ferra-
mus se jeta au travers de ses souvenirs... Songeait-il
aux années de Paris, si lointaines déjà que les détails
188 • UN SIMPLE
■
s'en étaient effacés, il le retrouvait entré son père et
elle. Et une colère le saisit d'avoir robs?ssion de sa
figure béate de bellâtre qui s'aime : il avait des
rages d'impuissant, aurait voulu le souffleter, imagi-
nait des scènes ridicules où il le tuait, le réduisait à
rien... malgré tout, la vision restait.
• Il voulut en rire : sa mère, aimer cet être ridicule
et laid! se salir au contact de ces vulgarités de
rustaud! Allons donc! 11 se retourna sur l'oreiller,
essuyant ses larmes, ferma les yeux pour appeler le
sommeil et rétrouver au moins dans ces heures le
repos des anciens jours : mais un craquement de
plancher le fit frissonner.
. n'avait cru distinguer des pas sur le palier de sa
mère.
Il se leva éperdu, ayant un tremblement dans les
membres et ce frisson à fleur de chair que donnent
les émotions trop violentes : puis collnnt son oreille
à la serrure, il écouta. 11 n'entendit plus rien. l^Oig-
temps il resta là, grelottant en dépit de la chaleur :
puis, n'étant pas encore rassuré, il ouvrit la porle,
cherchant à voir dans la nuit de l'escalier.
Tout y faisait silence; è entendre le grand calme
qui régnait, on aurait juré la maison paisiblement
endormie; à force de regarder dans les ténèbres, des
lueurs papillotaient devant ses yeux; ses oreilles
UN SIMPLE 189
bourdonnaient : il eut froid et revint vers son lit.
Sous ses pieds nus le plancher craquait de nouveau,
I
et chaque fois cela lui faisait peur. Même il avait
besoin de se rendre compte que c'était bien lui, non
pas un autre, qui provoquait ces grincements du
bois et recouché, il continua d'écouter.
Alors il perçut des bruits imaginaires : les cris qui
parfois traversent l'espace, venant on ne sait d'où,
lai causèrent des terreurs : aux. heures sonnantes, il
comptait les coups un à un, et jamais il n'avait ainsi
vécu le temps. Pourtant sans transition sensible ni
■
apaisement de souffrance, ses paupières s'appesanti-
rent : il dormit enfin d'un sommeillourd,etjusque dans
ce repos, des visions le suivaient, avec le sentiment
d'une lassitude et d'un affaissement de son corps.
Quand il se réveilla, les rideaux blancs laissaient
passer de grandes clartés gaies ; du dehors, avec les
rayons de soleil, venaient (Jes chants d'oiseaux, un.
remuement de branches, l'agitation des matinées
d'été. A demi inconscient, il trouva délicieux de se
sentir léger, en pleine lumière; tout à coup il s'é-
tonna-: déjà huit heures ! Jamais encorç il ne s'était
éveillé si tardivement : depuis une heure* sa mère
devait l'attendre : pour ce retard, il crut sa journée
dérangée, ne comprenant point qu'il ait pu dormir
aussi longuement. 11 se hâta, voulant rattraper le
190 UN SIMPLE
temps perdu, alluma le feu, fit chauffer le lait, s'im-
patienta de ne pouvoir aller plus vite. Pourvu que
sa mère né fût pas mécontente ! Il résolut même
d'aller s'excuser, remonta Tescalier, sautant les
marches de deux en deux et, tout inquiet, frappa
chez elle.
Rien ne répondit : il la crut endormie, et suc-
combant encore à la fatigue de la veille qui l'avait
obligée a raccourcir sa veillée : pourtant, pour s'as-
surer qu'elle était là, il frappa de nouveau.
Dans son angoisse, tandis que le même silence
restait, il eut soudain Fintuition qu'elle était partie
dès le matin, la nuit peut-être! N'avait-il pas entendu
des pas ? Ah ! Thorrible fatalité ! Si peu suffisait donc
pour le faire tomber de nouveau dans sa torture !
Elle dormait derrière cette porte, et parce qu'elle ne
s'éveillait pas, il en était à la croire absente, partie
en quête de cet homme ! 11 voulut faire taire l'acte
d'accusation que son cœur brusquement avait crié.
Quand elle serait sortie, quoi d'étonnant, n'était-il
pas en retard lui-même ? Allons donc, des folies, tout
cela, un reste des cauchemars de la nuit. Il n'avait
qu'à redescendre tranquillement, sans préoccupa-
tions ; mais au lieu de quitter ce seuil, il restait : on
eût dit qu'une main de fer l'y rivait et il se sentait
pleinement repris par le cycle abominable.
UN SIMPLE Î91
Celte porte le tentait: il en subissait la fascination:
c'était si aisé de forcer la serrure et d'entrer, pour
savoir !
Savoir ! Ce mot depuis trois jours l'entraînait
comme un mirage décevant : à chaque tentation
nouvelle il s'agilait devant ses yeux, le dévorait de
désir et celte fois encore il allait succomber, quand
il eut une réaction brusque : il ne voulut pas» En
entrant, il aurait cru franchir ce dernier pas, derrière
lequel ne se trouvent ni retour ni sauvetage possibles.
Et il descendit, lentement, dans la salle à manger.
La tiédeur de l'air y pénétrait : avec elle, ces
caresses matinales que les verdures envoient. Cela
donnait l'envie de vivre dans une insouciance fri-
leuse. Il éprouva un désir de s'abandonner : l'agita-
tion de son âme était un non-sens : dans un éclair* de
raison, il eut la clairvoyance de ce qu'il faisait.
Ainsi, il en était là : espionner sa mère.
C'était là cette besogne monstrueuse à laquelle il
était attelé. Depuis la veille, il espionnait !
Une amertume indicible l'étrangla. Sa conscience
saignait. 11 n'était même pas aveuglé par la colère :
point de passion pour lui forger des prétextes ou une
excuse. C'était une déchéance irrémédiable qui pesait
sur lui : pour une défaillance d'un jour, rien de son
honnêteté ne subsistait plus.
192 UN SIMPLE
Et rhorrible de sa situation', c'est qu'il n'éprouvait
point de remords. Il aurait voulu se frapper la poitrine,
pleurer de honte, demander pardon de cette insulte
à sa mère, la plus haute, la plus pure des femmes,
et rien en lui ne résonnait. 11 était changé en pierre, "
sa tête seule agissait. C'était une lutte effrayante, sa
volonté criant merci et le flagellant ; son cœur restant
feirmé sans un mouvement de regret ni de i^épara-
tion l Même peu à peu la tentation revint plus forte,
intolérable; il remonta, vaincu, de nouveau frappa
doucement, espérant encore une réponse, et comme
le même silence lui rép.ondait, lentement, il fit.tourner '
le pêne de la serrure et regarda par la porte entre-
bâillée.
î^a chambre était vide. — Il eut un cri :
— Mon Dieu ! elle est là-bas !
Puis brusquement il descendit l'escalier et courut
vers Belpech. Pas une seconde il n'avait hésité : elle
avait dû partir du côté de cet homme, et à travers
l'essoufflement de sa course, il ne pouvait s'empê-
cher d'injurier ce misérable qui lui volait sa mère, sa
tranquillité, ^:es heures de joie, tout! Ah! s'il avait
pu le briser, comme les branches qu'il arrachait aux
buissons en passant! Quand le souffle lui manquait,
il s'arrêtait une seconde, puis il repartait, emporté
par une hâte toujours plus grande. 11 s'imaginait
\
UN SIMPLE 193
presque qu'en arrivant cinq minutes plus tôt de
grands malheurs seraient épargnés.
Dans les rues de Belpech seulement il reprit
haleine, ne sachant plus : les miisons le dérou-
taient : où aller? Il était venu sous le coup d'une
colère, sans réfléchir, et maintenant, il sentait entre
eux et lui un grand voile impénétrable jeté : ils
étalent là, peut-être, derrière ces murs, ces volets
clos, ces façades endormies, ou là encore, ou là...
Des murs, c'était tout : il ne les trouverait jamais;
il fut pris de découragement et de désolation. Son
. impuissance le tuait et, machinalement, il parcourait
les chemins connus, la mairie, la place, comme au
temps où il allait chez Sidonie, quand sur les
marches de l'église il les aperçut. Il ne s'était pas
trompé : elle causait avec lui. Alors il crut quelque
chose rompu dans son être et qu'il allait mourir.
Sans se presser maintenant, ne cessant point de les
regarder, il s'approcha. Eux ne le voyaient pas,
absorbés dans leur intimité. Et tout à coup, quand
il fut derrière eux, il eut une exclamation de colère
terrible :
— Qu'est-ce que vousfaites là, vous, avec mamère?
Le médecin s'était retourné, surpris par cet éclat
de voix ; puis, reconnaissant Stéphane, il eut un rire
niais :
13
194 UN SIMPLE
— Je me liens prêt à vous apprendre la politesse,
mon cousin !
11 se retourna vers M"* Deschantres, et ajouta à
mi-voix :
— Vous l'avez donc dressé comme chien de garde?
Elle répliqua rudement:
— Un roquet, vous voulez dire !
Et, se tournant vers Stéphane:
— Ton cousin demandait de tes nouvelles. Tu as
une aimable façon de lui en être reconnaissant. Je
m'en souviendrai. A mercredi, Marc, n'est-ce pas ?
Mercredi soir, sans faute.
Elle lui tendit la main qu'il secoua.
— Mercredi, oui, répondit Ferramus. Sans rancune,
cousin. Qu'avez-vous ce matin ? vous feriez mieux
de venir chez Sidonie.
11 eut de nouveau son sourire béat :
— Quel drôle d'être vous faites, tout de même !
Et il tourna le dos, l'air heureux et semblant se
soucier de ce garçon comme d'une chiquenaude.
Lui restait devant sa mère, stupéfait, ne sachant
que penser. Un lourd silence se fit entre eux, que
M"'*' Deschantres rompit enfin.
— Une autre fois, cela ne se renouvellera plus,
fit-elle d'un ton sec, j'y veillerai. Entrons à la messe,
c'est dimanche !
Xlll
Des heures, des journées lassantes, dont chaque
seconde semblait traîner à plaisir et pendre au des-
sus du vide avant de s'y effacer pour jamais : elle,
gardant toujours une assurance rigide, lui, attelé à
ses doutes avec une exaspération d'attente, mordu
par des jalousies vaines et des désespoirs étoutïés.
Etceperpétuelballottemententre l'incertitude dou-
loureuse et l'espionnage infâme achevaient peu à
peu l'œuvre néfaste : sa conscience s'était tue : une
décomposition morale s'accomplissait dans cette
àme d'enfant, ses scrupules s'effritaient : il se ruait
à la vérité avec une rage de bète, sourd aux révoltes
de sa délicatesse comme aux derniers accès de rai-
son saine durant lesquels il rêvait de sa mère chaste,
très haute en sa vertu.
Depuis la messe entendue en commun, le dimanche
précédent, leur vie était entrée dans une phase nou-
196 UN SIMPLE
velle. M"'^ Deschantres ne paraissait point avoir
pardonné à son fils sa sortie violente, lui, res-
tait blessé avec une rancune exacerbée contre cet
homme, cause unique de ses souffrances et de^
chocs se faisaient entre eux deux, rapides, tout de
«
suite étouffés. Ils causaient par phrases brèves et
lourdes, avec de dures sonorités dans la voix, une
amertume qui empoisonnait leurs pensées.
Plus le temps avançait, plus ils devenaient hos-^
,tiles.
Chez M'""^ Deschantres une inquiétude mécontente,
(Jes colères mal réprimées contre cet enfant qu'elle
ne retrouvait plus docile.
Chez Stéphane, une acuité de perceptions, un
ergotage maladif à propos des faits, une logique
impitoyable qui le poussait à la rencontre des ques-.
lions sacrilèges.
Gouite à goutte comme un fiel, la conviction
entrait en lui. 11 n'aurait su dire à propos de . quoi,
si c'était pour tel regard ennuyé surpris chez sa
mère, pour telle phrase, tel souvenir précisé mieux
dans sa mémoire, mais il en arrivait, à de cer-
taines heures, à ressentir l'impression de la certi-
tude, et telle était sa misère qu'il la souhaitait
presque, la préférant aux supphces lents du doute...
Pourtant, malgré tout, l'idée que sa mère avait un
UN SIMPLE 197
amant était un problème auquel il ne s*accoutumait
point. Chaque fois' qu'il y pensait, il en revenait aux
révoltes primordiales, trop humilié par cette chute
possible, sentant qu'il en serait éclaboussé à n'oser
plus lever la tète !
»
Et il la revoyait durant cet office du dimanche ,
qu'il avait écouté, lui, le cœur encore haletant de co- .
«
1ère ; il la revoyait agenouillée, le visage dans les ."
mains, semblant absorbée par une extase, quelque
vision divine immatérialisant son être..: Comédies
alors ces prières, cette ferveur grave qu'aucun
n'égalait, comédies où Dieu serait' pris pour sauve-
garde ! Allons donc ! .
11 aurait tout admis, mais cela, ces hypocrisies
gratuites, ce jeu des choses saintes, cet abaissement
au mensonge inutile, il ne pouvait pas : c'eût été
trop de honte à la fois. Il s'y refusait avec un élan,
cherchant à s'arracher à la nuit abominable où son
cceur se débattait !
Cependant sous l'impulsion de l'idée fixe, ses pu-
deurs une à une s'effaçaient. Maintenant, des images .
infâmes le poursuivaient. 11 s'y accoutumait, per-
dant sa chasteté d'esprit si étrangement gardée, et
c'était une chose inouïe, ces premières révélations .
de l'amour à un cœur d'homme vierge, allant des
hontes de l'adultère pressenti à l'évocation de bruta-
196 UN SIMPLE
lités sensuelles. Même comme les ignorants, il en
exagérait les bassesses humiliantes, mêlant au peu
qu'il en savait les sourdes excitations de sa chair et,
à travers ses dégoûts, il arrivait à être mordu, lui
aussi, par un vague désir de choses défendues...
Ainsi, c'était cela l'amour! Cela dont le nom jadis
le faisait songer, mettant en son ànie des rayonne-
ments d'aube ; cela qui l'avait fait tressaillir en écou-
tant Mouillac lui conter ses attentes, cela qu'il s'était
imaginé rencontrer quand, dans les tiédeurs amol^
lissantes des soirs, une grande douceur l'envahis-
sait ; l'amour cela, quelle chute !
Alors il en arriva à des susceptibilités irraison-
nées, des nervosités sans cause.
Le mardi soir, après le repas. M""® Deschanlres
lui parla de son père. Elle était ravivée par ces sou-
venirs.
Son mari était âgé déjà quand ils s'étaient fiancés.
Elle habitait Versailles, encore pensionnaire dans un
couvent que des religieuses auguslines menaient ;
une prison, ce couvent, bordée derrière les murs par
les grands ombrages de l'avenue de Paris...
— Quand, durant nos promenades, il passait à che-
val avec un chquetis de sabre, toutes mes amies
m'enviaient et j'étais si fière que je l'aimais!...
Ce simple mot « je l'aimais » qu'elle prononçait
UN SIMPLE 199
avec une sorte d'ironie suffit à bouleverser Stéphane:
il se leva brusquement et marcha dehors... au ha-
sard — malgré lui, pensant aussi au mort.
Son père !...
11 le retrouvait très lointain, déjà souffreteux
et cassé, comme les malades que le gâtisme prend
dans la force de Tâge et qui se révoltent avec
des efforts inutiles contre le retour à Tenfance.
L'œil clair, un perpétuel sérieux sur le visage,
une tristesse dont le farouche écartait. Point d'affec-
tion pour son enfant, la même froideur rebutante
que chez M™® Deschantres, car il semblait que dans
le ménage tout fût desséché par une politesse sans
trêve, si bien qu'à sa mort, après la grosse émotion
causée par toute vie qui disparaît, après l'attirail
noir des enterrements, on n'avait point senti de vide
mais plutôt un soulagement à une gêne inexpliquée...
Ce soir-là, pour la première fois, en songeant à ce
disparu si inutile dans sa vie, Stéphane éprouva
brusquement la sensation d'un soutien évanoui ;
on eût dit qu'il devinait combien la vie est dure à
ceux qui n'ont point de père, l'accueil revéche qu'elle
fait aux jeunes, riches de leur bon vouloir et des
inexpériences de vingt ans. Quelqu'un manquait dans
sa demeure, un être qui, par sa seule présence, eût
évité les catastrophes possibles, écarté les terreurs
200 UN SIMPLE
de riieure présente, et comme M"*'' Deschantres, il
se mit à en appeler au passé, ce passé toujours re-
gretté, ayant des visions de temps heureux où un
beau cavalier caracolait devant une bande de fillettes
en noir que des sœurs escortaient.
■ Elle l'aimait !
Qui sait! comédie peut-être, comédie cette affec-
tion rétrospective, comme les effusions de piété, les
religiosités affichées.
Quoiqu'il fît, où qu'il se réfugiât, le doute accusait
toujours au fond de lui, tenace, torturant. Juste-
ment, comme il errait, luttant contre l'envahissement
des soupçons, il entendit des pas et fut pris de
frayeur. Il se retourna, car dans la nuit, les moin- •
dres bruits le remplissaient maintenant de terreurs
inexpliquées... A quelques mètres de lui un homme
venait avec une démarche lente et d'un coup d'œil
il le reconnut; c'était Ferramus, lui !... à cette heure,
11 crut défaillir et emporté par un mouvement de
rage, l'appela :
— Holà ! cousin.
L'ombre ne répondit pas, mais disparut dans un
taillis noir.
Pourtant, il ne s'était pas trompé, c'était le méde-
cin, pas un autre, et il allait crier de nouveau quand
il comprit sa sottise. Il venait de l'avertir lui-
UN SIMPLE 201
•
même qu'il montait la garde. Quoi d'étonnant alors
que celui-ci eût rebroussé chemin ?
Et soudain il se trouva encore naïf, par trop
gamin, joué ; décidément il ne savait pas bien son
métier, il n'espionnait pas en silencieux et se ven-
dait à la première attaque : il fallait changer, faire
mieux... Maintenant qu'il sentait ce Ferramus. rôder
autour de leur demeure, il devenait exaspéré et en
rentrant, il frappa la porte avec violence, s'amusant
à faire grincer les verrous qu'il mettait.
— Pourquoi fermer si tôt? demanda M™® Des-
chàntres qui, paisible, lisait un journal.
— On ne sait pas, répondit-il, des gens peuvent
passer le soir et nous voler.
En disant cela, sa voix s'étranglait et il s'achar-
nait à faire tourner le pêne avec la grosse tleîy
comme pour affirmer son chez lui, montrer qu'il
savait se barricader, contre l'ennemi envahissant.
Puis il monta dans sa chambre, voulant simuler le
sommeil et attendre.
— Bonsoir, ma mère.
— Tu vas te coucher plus vite que d'habitude.
— Je suis las, dit-il.
— Alors bonsoir, répondit-elle sèchement.
Mais au bout d'une heure de veille dans son lit, il
fut pris d'une invincible torpeur. Depuis trois nuits "
202 UN SIMPLE
il n'avait donni qu'à peine; la fatigue de tant
d'heures douloureuses l'accablait, il succomba,
s'imaginant encore dans ses rêves surveiller la mai'
son et empêcher quelqu'un d'entrer.
A l'aube seulement il s'éveilla.
Alors il s'emporta contre lui-même, s'en voulant de
cette nuit passée dans l'inaction. Ah ! les heures où il
gémissait d'espionner sa mère, comme elles étaient
loin désormais ! ni remords, ni chagrin, seulement
l'inavouable vouloir de la surprendre.
Il s'habilla très vite, et descendit. En allant ouvrir
la porte il fut stupéfait, les verrous n'étaient plus
poussés.
Ou sa mère était sortie, ou quelqu'un était entré.
Une logique impitoyable l'emprisonnait dans ce di-
lemme ; cela coïncidait si brutalement avec la ren-
contre de Ferramus qu'il en demeura anéanti.
Si seulement un vagabond, l'être sans feu ni lieu
qui passe de nuit, était venu les piller, il aurait
été soulagé, presque content. 11 parcourut la salle à
manger, la cuisine, cherchant en vain une trace
d'effraction, mais tout était en ordre, méthodique-
ment fermé comme d'habitude; point de milieu, sa
mère ou cet homme ! et de trouver toutes choses
dans le classement parfait, il s'irrita. Cet ordre ne
cadrait plus avec sa vie, il s'y trouvait dépaysé,
UN SIMPLE â03
haïssait celle habitude d'autrefois comme une obses-
sion ; il voulut y échapper, aller dehors, respirer un
peu de raison dans la fraîcheur matinale du jour qui
se levait, quand dans le couloir d'entrée il se heurta
à M"** Deschantres.
L'un et l'autre eurent un brusque mouvement
étonné et se regardèrent.
Elle descendait encore en vêtements de nuit, à
demi dévêtue, et semblait embarrassée de cette ren-
contre inattendue.
— Ah ! te voilà, fit-elle lentement.
— Oui, je me suis levé.
Puis, sans lui laisser le temps de répondre, il eut
une phrase brève :
— Vous savez qu'on est entré cette nuit ; je viens
de trouver les verrous tirés.
M"'"" Deschantres eut un sursaut à peine réprimé.
Elle réphqua d'un ton un peu plus bas :
— Oui, je descendais pour les refermer.
Stéphane eut un verlige.
— Qui ? Qui était-ce ?
Elle répondit rudement :
— Est-ce que ça te regarde : on dirait que tu deviens
peureux, cela manquait pour faire de toi une fille !
11 la regarda alors avec une expression navrante :
— Hé bien, oui, j'ai peur ! s'écria-t-il.
204 UN SIMPLE
Cela était parti de ses lèvres, arraché par l'an-
goisse inouïe où elle le tenait suspendu avec ses
mots à double sens, et dans ce cri il avait jeté toutes
ses terreurs, n'ayant même plus la pudeur de les cëlér
devant sa mère, mais celle-ci eut un rire méprisant :
— 11 n'y a pas de quoi : c'est moi qui suis des-
cendue ayant cru entendre appeler au feu : j'ai oublié
dej*efermer, et m'en étant souveiïue, je redescen-
dais...
Elle avait repris une tranquillité railleuse pour
raconter cela, comme s'il se fût agi de la chose la
plus naturelle du monde et, en remontant, elle coh-
tinua :
— Puisque tu es déjà debout, inutile que je les
pousse, ces fameux verrous ! pour une demi-nuit
passée portes ouvertes, j'espère bien que tu ne feras
pas une maladie, ce serait trop bèlë...
Stéphane demeura immobile, la regardant dispa-
raître : cette fois, sa mère lui avait menti.
11 se dit cela froidement : c'eût été un fait indiffé-
rent, ne le touchant en rien, il aurait gardé la même
impassibilité. Rien ne lui prouvait ce mensonge,
mais il savait que cela était, que sa mère n'était
point descendue. A l'agitation sans trêve, au nervo-
sisme maladif des journées dernières venait soudain
de faire place un calme effrayant.
UN SIMPLE 205
Quand la fille vint apporter de la métairie le lait
du matin, il demanda indifféremment :
— Y a-t-il eu le feu quelque part, cette nuit ?
Elle répondit :
— Nous n'avons rien entendu.
* A une autre heure, cela l'aurait bouleversé: cette
fois il s'y attendait, n'ayant posé sa question que
par acquit de conscience : ce n'était pas un rensei-
gnement, mais une vérification qu'il cherchait.
Toute la journée, il s'enfonça dans une lecture et
resta muet. 11 ne souffrait pas, n'existait pas, était :
plutôt une machine surchauffée qui, au premier
' choc, éclatera. Tout en lui était si raidi qu'il frisait
l'inconscience : il en était à ce point de tension
extrême des facultés qu'elles se balancent exacte-
ment en é(|uilibre instable.
11 aurait pu dire d'avance que le lendemain, son
espionnage serait clos : même il se sentait un peu
acteur, justicier, paradant devant lui-même avec
une pose enfantine et ces défaillances d'orgueil qui
font de l'àme leur jouet dans les heures critiques.
• Un temps gris : depuis la veille, le vent d'autan .
soufflait en bise, enveloppant les murailles de
gémissements tristes. Les arbres se courbaient avec
des teintes noires, et des rafales de poussière ve-
naient de l'aire, faisant craqueler les vitrés comme
200 UN SIMPLE
SOUS le choc des grêlons : lui, d'ordinaire sensitif
aux variations soudaines de lumière et de soleil, se
trouvait bien, ne s'apercevait pas de la mélancolie
d'automne que le ciel répandait.
On était au mercredi. Vers six heures, Sidonie et
Baplistine arrivèrent pour le fameux dîner déjà
remis deux fois. Baplistine avait abandoilné le
bonnet de tulle blanc pour en revêtir un autre noir,
à nœuds de faille. Un chàle de deuil luisait sur ses
épaules , accentuant leur maigreur décharnée :
Sidonie, au contraire, en vieille robe de chaque
jour, avait une évidente mauvaise humeur dans
la mise, un air rechigné d'enfant mal élevé qu'on
traîne...
Elles trouvèrent Stéphane seul, dans la salle ù
manger. 11 répondit aux bonjours avec embarras,
puis s'assit et resta silencieux. Sidonie crut liro
dans cet accueil un ressentiment, à propos des inci-
dents de la Mercier, mais il n'y pensait point : tant
que le médecin ne serait pas là, il lui semblait que
personne ne serait venu. Même par contenance, il
continua de tourner les pages du livre ouvert devant
lui, uniquement pour mettre dans la pièce le bruit
des feuillets remués.
Baplistine alors, ne pouvant rester en place, ins-
pecta le couvert mis.
UN SIMPLE 207
— Voyez donc, Sidonie, ils ont apporté du linge
damassé : c'est joli, hein?
Sidonie ne daigna point regarder.
— A la campagne, c'est bien inutile, fit-elle dis-
traitement.
— Cela n'empêche pas qu'il soit bon d'en avoir, à
condition de ne point le faire ronger par le lessus,
comme c'est arrivé pour le vôtre.
Et, comme Sidonie ne répondait pas :
— Vous souvenez-vous que vous l'avez fait brûler
pour votre début de ménagère ?
— Parbleu, fit celle-ci aigrement, si on comptait
aussi tout ce que vous avez abimé î
Mais M'"' Deschantres les interrompit, entrant
enfin avec le médecin qu'elle avait aperçu dehors
arrivant de la chasse.
— Entrez, cousin, vous n'êtes pas en retard.
Très gracieuse, elle salua les deux femmes :
— Oh ! Mademoiselle, que c'est aimable à vous !
Puis elle chercha des veux son fils :
— Vous savez, dit-elle, se tournant vers le mé-
decin, que j'ai ses excuses à vous offrir,
Stéphane s'était levé tout à coup.
— Vous dites, ma mère ?
. — Je dis que tu m'as priée de faire tes excuses à
ton cousin.
208
UN SIMPLE
M. Ferramus s'écria :
— Par exemple, à quoi bon î
Mais Sidonie l'interrompit.
— A quel propos, des excuses ?
— Rien, un enfantillage, n'en parlons plus.
— Si, parlons-en, répliqua M"® Deschantres en
fixant Sidonie avec un air de défi. Stéphane a omis
dimanche dernier de saluer pohmont votre mari. A
son âge, on ne devrait plus avoir besoin de notions
de savoir-vivre. Voilà pourtant le résultat des peines
que je me suis données pour lui î
— Vraiment ? dit Sidonie, pensive.
Baplisline éleva sa voix aigrelette :
— Je n'en crois rien: bien sur. M, Stéphane est
mieux élevé que vous ne le diles.
Le médecin eut alor.s un mouvement de dépit.
— Laissons cela, je vous prie ; parlons d'autre
chose. J'ai tué deux perdreaux.
Un diner sans cordialité, avec des affeclalions de
politesses cérémonieuses, d'aménilés guindées. Vers
la fin pourtant, le mutisme de Stéphane exaspéra
^jme Deschantres : devant tous, elle Tinterrogea :
— Qu'as-tu aujourd'hui à faire cette tète ?
11 répondit qu'il souffrait de migraine : il se reti-
rerait tout à l'heure, si on le voulait Wen.
UN SIMPLE
20^
— Ah- ! la migraine ! s'écria Baptisline, un mal de
famille, alors ?
— Certainement, répliqua le médecin; cela se
transmet comme d'autres maladies, et il indiqua des
remèdes : compresses d'eau sédative, bains de pied,
«
repos absolu dans l'obscurité, essayer de dormir,
éviter le bruit.
Il se tourna vers M™" Deschantres.
-T- Vous devriez m'appeler, quand. vous en avez;
je vous en débarrasserais très vite, en une heure ou
deux.
Elle eut un air de martyre résignée.
— Je vous dérangerais trop souvent.
— Du tout, les vacances sont des vacances pour
tous, même pour les médecins : on ne fait pas de
maladies pendant ce temps-là, tout au plus des
enfants l
11 eut son rire éclatant de gaieté, et, en pouffant,
donnait des secousses qui faisaient danser les verres
avec un cliquetis. Mais Stéphane s'élait levé, Déci-
* dément, il se sentait pris et allait suivre les pres-
criptions de M. Ferramus.
— Ne vous tourmentez pas, manière, je dormirai,
. ce sera passé demain.
Ou s'était dérangé de table, sous le coup d'une in-
quiétude subite :Je médecin voulut taler son pouls.
14
^0 UN SIMPLE
— Un peu d'agitation, rien de grave, non, rien de
grave...
Sidonie, à son tour, lui serra la main et, le fixant,
lui demanda à demi voix :
— 0^ 6st-ce que vous avez donc ?
— La migraine, je vous l'ai dit.
Elle haussa les épaules.
— A d'autres, fit-elle. Dormez bien tout de même.
11 sortit, entendant derrière lui la conversation se
ranimer.
Baplistine se fendait d'amabilités sur son compte,
et la voix de M*^ Deschantres s'élevait :
— Oui, Mademoiselle, je me suis sacrifiée à lui. je
crains pourtant qu'il n'arrive jamais à vous ressem-
bler.
11 y eut un rii*e bruyant... puis plus rien. 11 monta.
11 avait besoin d'être seul, de retomber dans l'at-
tente solitaire où sa journée s'était consumée. Pour-
quoi s'était-il retiré? il ne le savait même pas, res-
tait sans plan préconçu, obéissant à ses impulsions
machinales avec une confiance aveugle. 11 était con-
vaincu que cette nuit serait la dernière où il traîne-
rait ses doutes et ne tremblait pas, n'examinant
aucune éventuahté possible.
11 s'étendit tout habillé sur son ht, ferma les yeux.
Aucun sommeil. 11 avait laissé sa fenêtre ouverte et
UN SIMPLE 211
écoutait les bruits du dehors, la vague agitation des
feuilles sous la pluie tombante : par moment arri-
vaient aussi des éclats de voix, le rire de Ferramus
qu'il reconnaissait d'instinct entre tous.
Vers dix heures, il entendit ouvrir la porte. La voix
sèche dé Baptistine s'élevait pour dire adieu : puis
des pas, sa mère venue frapper très légèrement pour
savoir s'il dormait déjà. Il ne répondit pas, alors elle
redescendit. De nouveau le silence se fit.
11 lui semblait s'enfoncer daos des ténèbres ,
une frayeur mystérieuse le remplissait comme
si quelque événement terrible se fût approché de
lui, et peu à peu son cœur se mit à battre,
une grande agitation s'empara de lui: il aurait
voulu marcher, se démener, mais il eut la crainte de
faire du bruit, et resta immobile.
Une heure, une heure et demie du même silence
tiède : une torpeur le saisit, il eut beau se secouer,
ses paupières s'étaient alourdies, il entra dans un
demi-rêve et s'endormit enfin d'un sommeil lourd....
XIV
Il s'éveilla croyant avoir longuement dormi, et
brusquement il se redressa sur son séant. Un vent
très froid entrait par la fenêtre ouverte, lui causant
un tremblement nerveux.
En dépit de Tétourdissement vague que laissent
toujours les sommeils lourds de fièvre, il n'eut pas
une seconde d'hésitation ni de regret pour son aban-
don momentané. Il avait la conscience nette que
rien ne se passerait cette nuit sans qu'il ne le sût et,
tout de suite, il voulut reprendre sa faction, dominé
par les mêmes volitions automatiques qui, depuis le
matin, le faisaient agir...
Quelle heure pouvait-il être ? Immobile, il attendit
les sonneries de l'horloge qui lui viendraient de Bel-
pech. Depuis longtemps les Ferramus avaient dû
quitter la maison. En s'endormant il avait eu la
UN SIMPLE 213
perception nette de leur départ. Après seulement,
tout s'était effacé dans Fapaisement des rêves : il
était resté ainsi pendant des heures, deux ou trois
peut-être..., et comme il se sentait encore ensom-
meillé il quitta son lit, lentement se dirigea vers la
fenêtre pour respirer mieux et s'y remettre.
Dehors, la nuit s'éclairait de lueurs pâles. La pluie
avait cessé, seules des gouttes glissant des feuilles à
intervalles lents mettaient un léger crépitement sur
terre.
Autour de la demeure, devant les massifs d'arbres,
une ombre inpénétrable régnait : dans les lointains
seulement, ces noirs viraient au gris. On eût dit
des estompes floconneuses tracées autour des sil-
houettes d'horizon ; et ce qui le frappa le plus fut
l'immense silence reposant sur l'étendue, un silence
que rien ne troublait, ni bruits d'êtres, ni sifflements
de bise, ni cris d'insecte, une sorte de recueillement
religieux qui planait au dessus des choses, donnant
dans l'obscurité la sensation tragique d'un drame
prochain,
11 songeait, guettant la cloche de l'église.
Avant le lever du jour, il fallait qu'il sût enfin ! Un
hasard allait venir, lequel ? peu importait, mais ce
hasard l'aiderait fatalement. Il n'avait même point
d'anxiété; malgré la fièvre qui lui mettait des brûlures
244 UN SIMPLE
sur la cbair, il semblait encore plus calme que dans
le jour, raisonnait sa situation avec une logique
tranchante et sans faux-fuyants, éprouvait presque
une satisfaction à l'idée que tout à l'heure c'en serait
fait de son espionnage et de ses doutes...
Très lente, dans l'éloignement de la nuit, une hor-
loge tinta un premier quart. 11 écoula anxieuse-
ment, espérant qu'il s'en ajouterait d'autres et que la
sonnerie d'heure suivrait... rien : de nouveau le si-
lence s'étendait.
Il fut désappointé ; trois au*?3s quarts à attendre
pour savoir s'il devait se presser ou s'il pouvait
prendre son temps ! Alors il se plut à suivre de la
pensée le retour des invités : Sidonie et Baptistine,
continuant sans doute d'agiter l'irritante question
du linge damassé, le médecin allant de son côté
avec l'ennui de leurs disputes. Avait-on seulement
été dupe de sa migraine ? En répondant à Sidonie
il s'était senti rougir. 11 s'en voulait de cette rou-
geur bête comme d'une faute. Mentir ne lui était
rien ; au contraire, cet involontaire aveu lui pesait
comme une carte mal jouée...
Et distraitement, dans sa rêverie, il s'était appuyé
sur le chambranle, penchant le corps au dehors pour
se sentir mieux enVeloppé des caresses de l'air
froid, quand au dessous de sa croisée, à la cham-
UN SIMPLE 215
bre de sa mère, il aperçut un peu de lumière qui
passait.
Malgré lui, il eut un brusque mouvement. Sans
connaître au j'uste l'heure, il la savait tardive.
M™*I)escliantres n'ayant point Tliabitude de prolonger
ses lectures si avant dans la nuit, une telle veille ré-
tonnait.
11 réfléchit : peut-être s'était-elle trouvée souf-
frante; une insomnie était possible, ou bien sa
lampe brûlait encore, oubliée par mégarde dans
l'envahissement du premier sommeil : pourtant il
continuait à regarder, s'obstinanl dans ses ques-
tions, quand des menus détails le frappèrent.
Contre l'habitude, les volets étaient fermés. Seule
une planche de l'un des vantaux, partie sans doute
un jour de vent d'autan, laissait passage à la clarté.
Cela formait par terre une longue barre à peine
large ; et des deux côtés, à distances inégales, il y
avait deux autres points lumineux produits par les
trous qui servent à retenir les l)atlants aux murs.
Dès lors il examina ces trois taches avec une
tension d'esprit obstinée, connue si dans ces choses
insignifiantes quelque révélation grave avait pu se
cacher. Il les détaillait avec une minutie de procu-
reur; sans accepter ni rejeter l'indisposition de sa
mère, il ne s'arrêtait qu'aux faits matériels, et vus
216 UN SIMPLE
par lui; en ceux-là seuls il avait foi. Et soudain,
tandis qu'il continuait de surveiller le sol, il tres-
saillit; l'une des lueurs projetées, correspondant à
Tun des trous des volets, avait disparu.
Donc on marchait dans la chambre. Qui ?
Sa mère? ou quelqu'un d'autre?
Brusquement, l'hypothèse que le médecin pouvait
être là avait surgi dans sa pensée, raccrochée à ce
simple hasard. 11 ne se révolta point contre elle,
n'eut ni défaillance, ni douleur; du moment que lui,
Stéphane, était là veillant, cette présence de l'autre
dans la chambre était possible... probable même.
Pourtant, il se redressa ; dans cette nuit où son
avenir se jouait, il n'aurait rien voulu abandonner
à l'excitation de la fièvre. 11 avait beau se sentir
fort et armé de volontés aveugles, il ne fallait point
qu'il perdit ses minutes en divagations inutiles.
D'autres choses avaient pu causer cette éclipse mo-
mentanée; une simple feuille, passant dans sa chute
devant le rayon de lumière, une des l)ranches de la
glycine interceptant l'orifice du vantail à l'extérieur,
un déplacement de rideau...Alorsil s'absorba dans sa
conlemplation,secouéparune attente un peu nerveuse.
Par terre, la tache avait reparu; une seconde fois,
ellj .s'évanouit, puis au bout d'un instant se remit
à briller.
UN SIMPLE 217.
Gerlainement on marchait. Jamais il n'aurait pu
admettre une telle répétition réglementée d'un
même fait sous l'influence de causes fortuites et
pour se convaincre, arrêtant le bruit de sa respira- .
tion, il scruta le calme de la nuit, cherchant à dis-
tinguer un bruit de pas, des voix, des craquements,
quelque chose l'assurant que sa mère n'était point
seule, et que cet homme se trouvait près d'elle !
Le même silence qu'avant : en dehors de lui rien
rie répondait. Il avait les oreilles bourdonnantes, à ■
chacune de ses pulsations entendait l'affluX de
sang montant à son cerveau, et cela remplissait
pour lui l'obscurité de bruits étranges qu'il ne sa-
vait plus distinguer des réels. Très loin, Thorloge
sonna la demie...
Il respira ; il n'était réveillé que depuis un quart
d'heure ! Grâce à la surexcitation cérébrale où il se
.trouvait, aux déductions multiples auxquelles il se
livrait sans répit, il avait cru le temps écoulé, bien
plus long. Dieu merci ! des heures étaient devant lui.
Cependant son inquiétude augmentait. L'idée que
Ferramus pouvait être au dessous de lui l'agitait
sourdement. 11 colla l'oreille contre terre. Mais le
plancher, comme dans les vieilles demeures à formi-
dables charpentes, ne lui livra rien. Lassé, il se rap-
procha de la croisée et attendit.
218 UN SIMPLE
Tout à coup, il crut distinguer un bruit de voix :
hallucination ou rêve ! Pourtant il n'hésita pas; la
certitude était entrée en lui, fatale, attendue presque.
Un homme était avec sa mère !
Ferramus, pas un autre.
A cette pensée effroyable, il n'eut même pas un
mouvement de recul; mais un désir fou lui vint
d'entendre encore, de voir de ses yeux, d'aller jus-
qu'au bout de la vérité, sans en perdre une par-
celle ; et brusquement il se pencha vers le vide...
Au dessous de lui, la lumière passait à travers la
fente du volet, avec des teintes affaiblies, et cela
l'appelait comme un aimant.
Il rêvait de voir par là, d'avoir enfin ce témoi-
gnage des yeux, le plus sûr de tous, semble-t-il. Pris
d'attirance, il se pencha encore plus bas, haletait, le
corps plié en deux. Déjà, en allongeant à peine la
miain, il la plongeait dans la lueur; alors il continua
de descendre, ayant cette fois des gestes félins, une
prudence lente, le besoin de s'aguerrir progressive-
ment devant ce trou noir au dessus duquel il pen-
dait; mais à mi-chemin, il s'arrêta'épuisé. 11 éprou-
vait des suées brusques à l'idée de tomber en bas ;
grâce à l'obscurité, le sol semblait s'enfoncer très
loin, comme au fond d'un gouffre subitement creusé;
il s'effraya.
UN SIMPLE 219
Des secondes d'immobilité torturante qui lui sem-
blèrent horriblement allongées...
11 retenait son souffle, écoutait vainement. Et il
désespéra d'arriver à voir, des douleurs aiguës le
prenant dans les muscles, avec des fourmillements
qui le paralysaient; se haussant brusquement, il dut
se retrouver dans la chambre, et, meurtri de fatigue,
reprendre haleine.
Cet homme était là : qui le prouvait? Rien, un
bruit si peu distinct qu'il pouvait en douter, cette
lumière filtrant à la croisée de sa mère, et pourtant
sa conviction était faite, indéracinable; il jouissait
d'une double vue et le même désir que tout à
l'heure, le ramena invinciblement à la fenêtre ; il
voulait voir par 'ce volet entrebâillé, ne rien
perdre de ce qu'il pressentait ; de nouveau il s'inclina
vers le vide.
Il s'était dressé sur la pointe des pieds, ne tenant
plus au plancher que par un miracle d'équilibre, et
des mains, il s'accrocha à la glycine, tàtant dans
l'obscurité pour trouver un appui. Il avait la tête
congestionnée, le corps brisé par l'angle du cham-
branle ; malgré tout, il arriva à replonger sa main
dans la clarté, comme avant, mais resta là, hésitant
entre la frayeur du vide et sa volonté furieuse.
Si seulement les volets eussent été ouverts, il
220
UN Simple
aurait pu distinguer un va-el^vient, peut-être des
formes d'ombres, ou encore il aurait suivi par terre le
drame se passant là... Seule la lueur filtrait toujours
. très douce, semblant un rayonnement d'étoiles, la
gardienne des rêves paisibles plutôt qu'une surveil-
, lante de nuit d'amour.
Pourtant comme il restait ainsi suspendu, il .
• distingua encore un bruit, bruit de baisers, cette
fois.
Aucun doute : il n'aurait pu le confondre avec lin des
murmures de la nuit- ou le battement de ses tempes,
c'était bien des baisers que cqt homme donnait ou
recevait, et cela fut pour lui comme un coup de
fouet. Brusquement il lâcha pied dans la chambre,
tout entier vers le vide, retenu seulement par la
glycine et le frottement du chambranh\
Alors il' éprouva une impression de soulagement.
• Il arrivait, touchait au volet, et déjà il tendait le
cou, se croyant au but, quand la branche de glycine
plia légèrement.
Il eut une secousse nerveuse, croyant crouler en '
bas, et d'un bond se rejetant en arrière, se rac-
crocha à la croisée.
11 était devenu très pâle, ses jambes fléchissaient.
Ce danger qui venait de l'effleurer l'anéantissait, et
quand il se rapprocha une troisième fois, attiré
UN SIMPLE
2âl
toujours par la lueur fascinante, le vide lui jeta son
épouvante : il n'osa plus tenter...
Son impuissance l'ejcaspéra ; il fallait à tout prix .
qu'il s'assurât : il ne pouvait ni rester là^ inacftif, ni
. espérer une solution inattendue, et tout à coup, il
s'étonna : comment n'avait-il pas songé à descendre
jusqu'à la chambre de sa mère : au moins, s'il n'ar-,
rivait pas à voir, il entendrait. Tout de suite, à
tâtons, il alla dans l'escalier, descendit les marches : •
il avait peur'de rompre le silence, et chaque fois •
qu'il posait son pied par terre, restait une seconde
avec l'angoisse d'un craquement possible du plan- •
cher : arrivé au paher de M™'' Deschantres, il colla
son oreille contre la porte...
11 tressaillit : eïicore il avait entendu des bruits, de
baisers donnés, un chuchotement de voix basses,
des mots soufflé^ sans doute dans les alanguisse-*
menls du lit, et cela lui arrivait, indistinct comme
un bourdonnement... S'il avait voulu douter, c'était
fini ; il ne le pouvait plus.
Il n'eut qu'une simple secousse passagère : sou-
dainement, le visage figé, les muscles raides, il
continua d'écouter. Ses nerfs étaient parvenus à un*
tel excès de tension qu'il semblait un somnambule
lucide; dans cette constatation effroyable, définitive,
seule une extraordinaire impression de soulagement
222 UN SIMPLE
le dominait. 11 était au bout, il avait fait ce qu'il
voulait, il savait.,. En même temps, une énergie
sombre s'était emparée de lui ; et une sorte de joie,
à la fois délirante et raisonnée le prenait, à l'idée
que Vautre désormais ne pourrait plus sortir de la
«
chambre sans le rencontrer face à face, lui î la jus-
tice !...
Elle venait donc, la justice ! Enfin !
Finies les hésitations, finis les tourments, le sup-
phce de mentir. Les comptes allaient se rendre, et
avec un bonheur terrifiant, il fêtait celte fatalité
mettant tôt ou tard la main au collet des maudits
pour niveler d'un coup l'inégalité des sorts ! Oui !
Dieu merci, ce n'était pas un rêve, la vengeance
était là!!... Mais tout à coup, comme il s'emportait
dans l'idée de cette expiation, il pàlil.
Derrière la porte, il avait entendu des craque-
ments de plancher, le lit remué par des secousses
brutales, comme un bruit d'altercations, des excla-
mations étouffées... Devinant ce qui s'accomplissait,
pour la première fois il se rappela sa mère...
Elle, avec cet homme !
Alors il eut envie de s'écarter : ces grincements met-
talent en lui une colère formidable contre Ferramus,
et au moment de reculer, il se révolta. Non, rester
là, jusqu'au bout, il était venu pour cela, pour être
UN SIMPLE 223
le témoin, rinstniment devengeance et de justice. 11
fallait qu'il restât, quoi qu'il se passât ♦
Ah ! lui faire payer tout en une seconde : et il eut
un mauvais rire ; tout à l'heure, ce serait son
tour !
11 y eut un arrêt, un assoupissement d'un instant,
puis les bruits reprirent, comme si les deux amants
étaient eux aussi saisis de rage, galvanisés dans
une dernière excitation, et soudain le silence tomba,
un silence écrasant... morne,..
Stéphane écoulait toujours.
Dans le couloir, une température fade que traver-
saient les odeurs de graines germées venant du
grenier.
l'no sueur perlait sur son front, et dans ce
calme brusquement revenu, il se demanda ce qu'ils
pouvaient bien devenir, pour qu'on n'entendît plus
ni baisers, ni remuements, ni paroles basses... mais
l'absence de bruit persista ; ils dormaient sans
doute, lassés de tout à l'heure...
Alors, lui s'adossa au mur, les bras croisés.
Il attendait. Rien n'aurait pu le faire partir de là :
sa mission de justicier le rivait aveuglément à cette
garde infâme montée devant la porte de sa mère,
tandis qu'elle couchait avec son amant. 11 ne res-
sentait aucune douleur, était dur et froid comme le
2*24
UN SIMPLE
glaive d'acier qui doit tuer la victime. Dans celte
situation effrayante où il se débattait, il gardait seule-
ment.la haine de l'homme, haine qui grandissait avec
l'attente, haine de faible que les événements ont jeté
hors des gonds et qui marche devant lui, les yeux
fermés, culbutant tout jusqu'à ce qu'il soit exter-
miné lui-même...
Eux dormaient : et c'était long... long, cet inter
valle mis dans leur nuitée. Il en vivait les heures
décuples, n'ayant même plus la ressource de voir le
•ciel ou d'interroger les horloges, enfermé qu'il était
dans l'obscurité tiède de ce paher d'escalier. A me-
sure que le temps passait, sa volonté se tendait
encore plus : l'idée de la vengeance se cristallisait
dans son cerveau : elle devenait le point unique...
absolu. C'était bon de souffrir quîind il se débattait
dans les doutes ou les ignominies de l'espionnage,
mais maintenant qu'il avait devant lui la liberté, le
bonheur d'achever cet homme ! il se livrait tout
entier à une jouissance infernale, à la fois joie et
douleur, qui l'enivrait...
De nouveau, il tressaillit. Le lit s'était réveillé et
des craquements recommencèrent, cette fois plus
fréquents, avec des frissonnements exaspérés : lui
s'était remis à la porte, ne perdant aucun soupir,
ayant l'intuition des étreintes, des délires où ils
UN SIMPLE 225
s'emportaient et il se demandait si cela aurait une
fin, remué malgré cette impassibilité inouïe où il se
tenait depuis vingt -quatre heures. Sa rancune
s'exaltait : comme il ferait payer double tout à
l'heure, comme il allait sauter à la gorge de cet
homnie et le tuer !
Car il le tuerait, c'était inévitable, fatal ; rien que
cela pouvait expier suffisamment. Le tuer ! quel
soulagemenl.il écoutait avec une folie d'attention,
se pénétrait de cet amour, en savourait la longueur,
se trempait avec délices dans l'horrible constatation.
Même il avait une acuité de perception inaccou-
tumée, suivant les moindres détails, et quand ils
cessèrent, il s'effraya de les voir se rendormir *
encore : mais ce délai lui fut épargné : il les entendit
se parler, une causerie à voix basse, comme après
une cérémonie religieuse, et tout à coup il distingua
le remue-ménage des draps froissés, l'honime quittant
le lit, se promenant dans la chambre pour retrouver
ses vêtements : il percevait le grincement du double
bouton sur le col pendant qu'il remettait sa chemise,
le bruit du pantalon tombant à terre au moment où
il le reprenait sur une chaise ; puis ce fut le tour
des bottines, s'y reprenant à deux fois pour Tune
d'elles avec de gros soupirs, des soupirs de fatigue,
à cause de son corps plié...
15
226 UN SIMPLE
Une joie féroce envahissait Stéphane, 11 réfléchis-
sait: dans cinq minutes il aura mis songiletet son vê-
tement, il ouvrira la porte et je me trouverai devant
lui. Ensuite... ce sera le passé enterré, des nuits où
Ton pourra enfin dormir, la liberté, Tautrefois re-
trouvés... Mais tout à coup, en même temps que les
bottines du médecin grinçaient, il distingua des pié-
tinements légers, sa mère qui, pieds nus, avait dû
se lever et encore un bruit de baiser, Tadieu d'amou-
reux que l'aube dérange, la clôture d'une nuit heu-
reuse. Alors il eut peur.
Devant sa mère, il n'osait plus rien. L'idée qu'en
chemise elle allait paraître au seuil accompagnant
Ferramus, qu'elle aussi le surprendrait dans cette
veillée innomable, le bouleversa. Une lutte s'élevait
en lui entre sa vengeance à satisfaire et cette honte
à subir. Et quand ils s'approchèrent de la porte se
donnant rendez-vous pour le vendredi suivant, cette
honte l'emporta : il descendit, ouvrit et referma dou-
cement l'entrée et alla se blottir dans un angle de la
Vizat, résolu d'y. attendre.
Au moins là, Ferramus passerait seul, sa mère ne
soupçonnerait rien : ni témoins ni pudeurs pour l'ar-
rêter. Seulement, dans la fraîcheur de l'air, il fut pris
de frissons : la fièvre l'emportait, il dut se raidir,
pris de la frayeur d'une défaillance.
UN SIMPLE 227
Dans la maison une vague agitation s'était pro-
duite : la lumière avait disparu de la chambre de
M"'' Deschantres, apparaissait au dessus de la porte
du couloir. Ferramus devait descendre maintenant,
M™* Deschantres l'éclairant la lampe à la main : une
descente très lente, car il semblait à Stéphane qu'elle
durât depuis un siècle.
Que pouvaient-ils faire pour s'attarder à ce point ?
Si Marc était remonté par hasard ! ou bien s'éter-
nisait-il dans les adieux, les pressentant derniers ?
et quand Stéphane distingua des pas dans le corridor,
il eut une involontaire mise en garde, se préparant
à la lutte.
A cette seconde seulement, il s'aperçut qu'il
n'avait même pas songé à prendre une arme, une
clef, un couteau, quoi que ce fut : mais cela ne l'im-
pressionna point ; il se sentait de force à abattre
l'hercule. Pourvu qu'il arrivât à lui jeter les mains
autour du cou, il serrerait et rien au monde ne pour-
rait plus l'en empêcher, il serrerait jusqu'à ce que
l'agonie vint, agonie délicieuse dont l'idée le grisait.
Enfin la porte s'ouvrit.
Stéphane eut un brusque raidissement de son
être : il avait cessé de grelotter, gardait les yeux
fixes, était hypnotisé par la volonté unique qui le
tenait ; aucun muscle de son visage n'aurait pu
228 UN SIiMPLE
bouger, seule le tenait la crainte qu'il ne pût aller
jusqu'au bout.
Ferramus parut sur le seuil le dos encore éclairé
par la lampe. Il ferma à son tour la porte : puis, une
minute, resta immobile regardant le ciel. D'un geste
machinal il fouillait sa poche ; quand il y eut trouvé
une cigarette il l'alluma. Enfin avec une lenteur béate,
une délectation de chair repue et comblée, il s'a-
vança, longea la maison, obliqua vers Stéphane, le
frôla presque...
Alors, en cet instant où il le tenait devant lui,
presque souffle à souffle, quelque chose d'inouï se
passa en Stéphane : il voulut tendre les bras, le sai-
sir pour l'étouffer, mais ses bras restèrent immobiles,
il voulut crier, sa voix ne sortit pas : c'était la re-
vanche brusque des nerfs, une paralysie momen-
tanée, toute volonté interrompue et tandis qu'il s'a-
battait sur le sol évanoui, l'autre, Ferramus, s'en
allait de son même pas lassé, avec ce sifflotemerit
heureux qu'il avait coutume de faire dans ses prome-
nades, alternant son refrain avec les bouffées de ci-
garette qui, chaque fois, mettaient un point rouge
dans la nuit, toujours plus lointain...
Quand Stéphane revint à lui, Ferramus avait dis-
paru!...
XV
11 se mit à courir.
Il cherchait cet homme, voulait le retrouver, lui
rendre au centuple ce qu'il souffrait. Il le cherchait
parce qu'il aurait voulu le traquer comme une béte
fauve, le tuer... Il ne savait plus ce qu'il faisait ni ce
qu'il devenait, mais il courait toujours affolé comme
un oiseau de nuit, allant dans tous les sens, par-
courant cent mètres dans une direction, puis reve-
nant bride abattue pour recommencer dans une
autre.
Il délirait, se jetait dans les ténèbres, marchant
devantlui, enligne droite, sans attention pour les taillis
qui le fustigeaient, pour les haies qui le déchiraient,
pour les pierres contre lesquelles il se heurtait :
par moment, tout son corps se projetait en avanl
dans un élan si brusque, qu'on aurait cru qu'il allait
s'aplatir sur le sol et s'y briser : mais il rattrapait
1
230 UN SIMPLE
réquilibre dans un ressaut et continuait de courir,
11 courrait ainsi jusqu'à en perdre le souffle, jusqu'à
expirer de fatigue, mais il lui fallait cet homme, il
le voulait, il l'aurait I
Où était-il? Où avait-il pu se cacher dans quel
trou infime, dans quel recoin de bois ?
Quand, au bout d'une piste, il se heurtait à la
route vide, il. avait un arrêt soudain, paraissait
égaré, ivre, et tout autour, jetait des regards éper-
dus. Ensuite il repartait, revenant sur ses pas, ou
coupant court par les champs, et la même recherche
effarée recommençait, en même temps qu'une
colère formidable s'élevait en lui !
Une colère contre ce voleur immonde, contre les
arbres qui pouvaient le cacher, contre la nuit opaque
qui, dans les fouillis de bois, devenait impénétrable,
contre le pays qui, là-bas, endormi sous les lueurs
d'étoiles, semblait, par son silence, insulter à ce qu'il
souffrait; une colère, contre sa mère, contre lui-
même, contre tout!
11 avait un besoin impérieux de crier, de casser,
de briser; et il s'exaspérait de ses recherches vaines.
Comment cet homme avait-il fait pour lui échapper
ainsi? Cela tenait du sortilège ou du cauchemar.
Etait-il lui-même éveillé, ou dormait-il ? Si tout cela
n'était qu'une crise de folie, ou un accès de fièvre
TJN SIMPLE 2BÏ
chaude?... Pourtant, il se ta tait ; tout était bien réel
autour de lui ; il pensait, il savait qui il cherchait
dans les ténèbres ! aucun doute possible, il souffrait
vraiment, il courait vraiment/...
Alors, il fallait qu'il trouvât : dùt-il s'y acharner la
nuit entière, battre chaque buisson, il y arriverait, il
l'aurait ! il partirait plutôt jusqu'à Belpech, jusqu'à
Saint-Sernin, jusqu'au bout du pays !
Et toujours rien devant lui, rien que l'obscurité
traîtresse de la nuit, des lignes blanchâtres de che-
mins, sur lesquelles des ombres d'arbres tombaient,
causant des mirages de formes humaines qui l'atti-
raient avec une espérance désordonnée, des espaces
labourés ayant sous les pâleurs vagues du crépus-
cule un aspect de champs sinistres, et à travers les-
quels il trébuchait : du noir partout, sans cesse du
noir, ce noir dans lequel on se réfugie impunément,
braconnier ou fuyard lâche !...
Une fois seulement, sans savoir comment, il arriva
au confluent de la Vie-Siège et de l'Hers. Les deux
rivières se joignaient là, l'une bruyante, avec des"
remous d'écume argentée, l'autre presque silen-
cieuse, faisant de loin en loin des clapotements
sourds, et sous les rayons de lune cela formait un
Y à reflets d'acier, luisant comme des tranchants de
glaive.
282 UN SIMPLE
11 s*arrèla une seconde, saisi par la peur supers-
titieuse de celle eau qui, près des rives, se con-
fondait presque avec la terre. C'était la première
voix répondant à son délire dans cette nuit sans
nom, il lui trouvait quelque chose de prophétique
et de menaçant, puis il repartit, résolu de ne plus
revenir de ce côté, tant il craignait d'entendre à ,
nouveau ce bruit d'onde qui passe...
/ Rien, toujours rien! ses forces s'épuisaient; une!
fatigue poignante l'étreignait ; il se sentait devenir
pesant comme si ses pieds eussent été fixés à des
blocs de plomb. Quand même il continuait; chaque
fois que son allure s'attardait, il avait un halètement
brusque et s'élançait de nouveau.
A un moment,, il s'arrêta : il avait enfin cru l'aper-
cevoir; il poussa une clameur dans la nuit :
— Attends- moi, lâche ! lâche !
4
Mais en s'approchant, il vit qu'il s'était trompé.
Ce qu'il avait pris pour un homme n'était qu'un
tronc de saule déjà" ébranché !...
Alors, il continua, -criant de toutes ses forces :
— Marc ! Marc !
Et à chaque pas il répétait ce mot, le proférant
avec une accentuation tragique :
— Marc! Marc!
f
Sa pauvre, voix d'enfant malingre s'éraillait, à
UN SIMPLE 233
demi étranglée dans sa. gorge; mais il ne cessait
■
pas, jetant toujours la même phrase vers les ténè-
bres, et rien ! rien ! pas même l'écho pour lui ré-
pondre, le silence mystique de la nuit raillant sa •
, désolation, ses colères sans effets, ses cris perdus-
dans le. vide, son rôle de justicier inutile, seule^
dans la nuit impassible, la campagne continuant de
dormir de son sommeil bienheureux !....
• Tout à coup, il butta contre une racine et s'écroula
tout de son long dans un fossé ; il essaya de se
relever, voulut appeler, mais n'y arriva point ; sa
vue était trouble, ses membres n'obéissaient plus,
une angoisse innomable l'envahit, il perdit encçre
connaissance*...
Quand il revint à lui, des buées grises couraient
au dessus de sa tété, et vers l'est, de grandes traî-
nées roses illuminaient le ciel. C'était une aube pai-
sible, un retour triomphant du soleil. Après les
ondées de la nuit, et comme pour le fètec, de par-
tout des senteurs s'élevaient plus pénétrantes :
chaque branche fumait, des oiseaux chantaient, les
brouillards se levaient avec une lenteur de fantômes ;
il faisait frais, une fraîcheur douce semblant une
caresse qui effleure...
11 respira longuement, ouvrit les yeux, et regarda.
D'abord il ne comprit pas ce qu'il faisait dans ce-
234 UN SIMPLE
fossé, avec ses vêtements en lambeaux, tout gre-
lottant • de rosée et de boue humide. Son malaise
était si grand qu'il ne pouvait remuer et qu'une
mort lente semblait lui venir. Puis il se souvint et
revit Teffroyable nuit dans un rêve.
Donc sa mère était tombée là !
Son cœur se brisait. 11 souffrait autant que s'il
l'eût perdue à la suite de quelque catastrophe
inouïe. Elle qui avait rempli sa vie, été sa lumière,
son maitre, sa pensée unique, elle, si adorée! mise
si haut qu'elle lui semblait d'essence supérieure et
qu'il n'osait point l'embrasser, elle était perdue...
morte !
Mon Dieu, si elle n'avait été que morte, mais
abaissée là, croulée dans une pareille ordure !...
Il était soulevé de dégoût, désespéré; morte cette
vertu qui était sa vraie foi à lui ; morte cette dignité
dont l'existence de sa mère semblait l'éclatante
affirmation. Mort aussi l'honneur !
Et l'horrible de cette souffrance, c'est qu'elle était
irrémédiable. Ils auraient beau vivre désormais sans
tache, se réfugier dans un désert, se cacher au bout
du monde, rien n'empêcherait cela d'avoir été!
Mort, l'honneur! mort, le respect, la honte demeurée
seule, une honte à n'oser même plus rester tête
debout devant les domestiques !
UN SIMPLE 2fô
Ah f s'il avait pu seulement mourir dans ce fossé,
ne plus savoir, ne plus être ! ne plus sentir la vérité
implacable collée à lui, être usé par elle tout de
snile î...
Pour la première fois, l'idée de l'anéantissement,
du retour au rien, à l'impassibilité des pierres et
des substances matérielles, lui apparût sereine et
consolante. Lui, si croyant, en oubliait les presti-
gieuses promesses de l'Evangile, l'immortalité rêvée,
et pris d'un grand désir de mort, ne voyait plus
dans celle-ci qu'un sommeil comme celui de tout à
l'heure, sans douleur ni conscience, le sommeil indé-
fini des choses inertes!...
Il ne bougea point, restant toujours étendu dans
l'herbe. Au dessus de lui, quand il ouvrait les yeux,
à travers le fourmillement des feuilles d'un arbre,
il entrevoyait le ciel d'un bleu clair qu'illuminaient
des vapeurs blanches trouées par les rayons. Le jour
achevait son lever splendide, l'éveil de la terre finis-
sait, les teintes s'accentuaient très douces avec des
transparences lumineuses.
Et il ne comprenait point qu'on pût souffrir à ce
point quand autour de lui tant de gaietés rayon-
naient, la gaieté sereine des plantes, la gaieté de
l'espace ensoleillé, la gaieté du ciel qui monte sans
fin dans un éblouissement. C'était d'hier encore ses
236 UN SIMPLE
promenades le long de la Vie-Siège, quand il s'éna-
mourait des éveils d'aube, quand la poésie des
heures matinales lu,i gonflait le cœur; aujourd'hui,
rien de changé dans ces mêmes ravissements ; lui
seul enfoncé dans la honte, Seigneur! enfoncé à •
s'y noyer !
Il s'emporta : qu'avait-il fait poUr mériter cela !
Où était cette Providence à laquelle il avait cru ? Où
était Dieu, puisqu'il souffrait ?
Œil pour œil, dent pour dent, soit ! mais lui
n'avait pas commis de crimes, il avait été chaste,
humble et il disait :
— C'est impossible, cela ne se peut pas !
saisi d'un besoin immodéré de nier Dieu, de nier
sa souffrance, de nier tout; à travers ces négations
désordonnées, il ne gardait plus qu'une ineffaçable
impression de solitude. Car il était bien seul désor-
mais, sans père ni mère ! perdu dans l'immensité .
qui, au dessus de sa tête, rayonnait impassible,
sans se douter de ses agonies.
Tout à coup, il essuya ses larmes et fut pris de
panique. Sur le chemin quelqu'un venait dont il .
entendait le pas. lent et rythmé. Pas de vieux en
sabots ; un paysan sans doute qui s'en allait aux
champs dans la fraîcheur du matin.
L'homme longeait la lisière, contre le fossé, et de
UN SIMPLE • ' 237
loin, apercevant une» forme d'être roulé dans l'herbe,
avait cru à un rôdeur, quelque voleur de pommes de
terre ou de potager. En passant contre Stéphane il
<
l'interpella rudement voulant voir qui c'était :
-T- Hé ! là-bas, qu'est-ce que vous faites à dormir
de si bon malin sur la roule ?
Stéphane s'était retourné très pâle, et brusque-
ment l'homme le reconnut.
— Tiens, c'est vous, M. Deschantres! excusez, je
vous prenais pour un autre.
C'était le grand-père du fermier de la Vizat, un
vieux qui, depuis quinze ans travaillait sur le sol de^
Ferramus; leur disputant chaque fois, avec la même
àpreté, les moitiés de bénéfices.
. Stéphane le salua.
— Bonjour Pelilon ! . .
— Qu'est-ce que vous faites donc là ?
— Vous voyez, j'étais, couché ; il fait très bon à
cette heure.
Alors le vieux fit claquer sa langue contre son
palais d'un air de doute :
—-Tout de même. Monsieur Deschantres, faut
pas se laisser aller comme ça, on y prendrait mal,
savez-vous, dans cette rosée.
Et, tout en s'en allant, avec des hochements de
tête, il répéta :
*J38 UN SIMPLE
— Tout de même, il ne faut pas se laisser aUer
comme ça !
11 disait vrai, sans savoir. A quoi bon ces divaga-
tions, ces pleurs de fille ? Stéphane eut alors un
grand etïort de volonté, comme fouetté subitement
par celte phrase inconsciente. U se leva, et com-
mença de marcher.
Ses jambes tremblaient sous lui; il avait des fris-
sons, la sensation d'un vide dans le cerveau et les
objets semblaient tourner autour de lui.
11 songeait maintenant à ce qu'il allait faire avec
cet homme, l'amant de sa mère.
D'abord, en dépit du sang-froid presque retrouvé,
et des premières secousses subies, rien qu'en pen-
sant à lui, une colère le gonflait, une de ces colères
silencieuses qui veillent indéfiniment avec la haine.
Il n'accusait pas sa mère, y répugnant par um»
étrange compromission de son cœur, il n'accusait
que lui, ce maudit*
Lui seul avait fait leur bonheur perdu, son res-
pect filial mort, et sa mère égarée : par lui, rien
que par lui, cette honte qu'il buvait comme un fiel,
cet incroyable effondrement de ce qu'il aimait !'
Cet homme était la cause de tout ! Encore s'il eût
été beau, généreux; mais non, l'être abject, vul-
gaire, le bellâtre nul et crevant d'égoïsme; uu
UN SIMPLE 239
lâche qui, la nuit, forçait les portes et se sauvait
ensuite comme un voleur ! Passe encore de tomber,
mais tomber dans celte boue i
Tout en Stéphane se révoltait; pour satisfaire cet
homme sa mère s'était livrée ; pour la satisfaction
de cet homme, c'en était fait de son intérieur et de
sa quiétude; à la chair omnipotente de cet homme,
on avait tout sacrifié : lui, sa mère, même Thonneur !
Pouah !
Comme durant la course affolée de la nuit, il eut
de nouveau la même pensée terrible : le tuer !...
Supprimer en lui ce séjour à la Vizat, quitter
ensuite le pays en n'ayant plus que le souvenir, rien
de plus... Qu'est-ce que le souvenir lorsque rien de
vivant ne s'y rattache? Est-ce qu'on se souvient des
cauchemars qui pourtant font claquer les dents de
terreur ?
Le tuer — il se répétait cela comme un enfant,
n'ayant même pas conscience de la chose effroyable
qu'est la suppression d'un homme, ignorant du
moyen, grisé seulement par cette pensée qu'avec
l'amant de sa mère disparu, l'incroyable déchire-
ment qu'il ressentait s'évanouirait!...
Tout à coup, il eut un haussement d'épaules
désespéré ; le tuer ! est-ce qu'il le pouvait seule-
ment?
240 UN SIMPLE
Tout à l'heure il irait le. trouver, lui crierait à la-
face sa lâcheté, le souffletterait ; l'autre, cet hercule,
d'uii revers de la main le jetterait à bas eh s'en
moquant; on rirait; cette fois, la clabauderie du
pays serait convaincue; d'un bout de la plaine à
l'autre, ce ne seraient plus les doutes ni les supposi-
tions vagues qui se lèveraient, mais les aveux du fils !
Alors, rester impassible, dévorer sa honte, être
silencieux, simuler l'ignorance, subir l'implacable
nécessité du lait!
Qui oserait donc jurer ce courage-là possible ?
Ou bien dire à sa mère qu'il savait tout, l'obliger
à se ressaisir elle-même après cette défaillance
inouïe, remplacer le père disparu, la justice néces-
saire....,
■ Mais si elle s'y refusait, de quel droit commande-
rait-il? Et quelle vie serait la leur?
El l*ien en dehors de celle alternative — se taire ou
avouer à sa mère son espionnage ignoble. Pas unie
lueur pour lui donner son espérance. 11 se trouvait
tellement acculé dans l'horrible qu'il en était
aveugle et n'escomptait même plus le hasard.
11 rebroussa chemin, résolu de ne pas rentrer
encore ; plus lard il reviendrait, s'imaginail-il, plus
il aurait de chance de trouver quelque choso. Il
était impossible que cet étal pût durer; Dieu, les
UN SIMPLE 241
événements, n'importe quoi y mettraient ordre.
Machinalement il reprit sa route habituelle, se diri-
geant vers la Vie-Siège.
Mais à la limite des oseraies, quand il aperçut la
rivière qui glissait moirée d'ombres vertes et incer-
taines, celle-ci lui fit de nouveau peur.
L'eau l'attirait à elle, si transparente, si claire,
avec des murmures partout où les galets la frois-
saient; elle lui rappelait les matinées passées là
les baignades délicieuses où sa chair était caressée
doucement, un monde de choses futiles et délicates
dont le parfum lui était resté : elle était le repos, la
solution rêvée, attirante... et lui, subissait sa faisci-
nation, éprouvant un attendrissement involontaire.
C'est vrai qu'il avait été heureux autrefois. Ah! l'ar-
rivée au pays, quand il avait vu se dérouler devant
lui Belpech et sa plaine hérissée de verdures, les
après-midi tièdes où près de Sidonie il s'abandonnait
à des confidences ! Et son désastre se grandissait de
tous ces bonheurs finis, sa rage fondait en un
immense regret, il redevenait craintif, chargé d'un
tel fardeau qu'il rêvait seulement de le déposer là
doucement, dans l'oubli de Teau chantante...
11 recula brusquement : il ne fallait plus qu'il revînt
là, mieux valait rentrer. A quoi bon ottendre encore,
écouter cette voix étrange qui le tentait ?
16
242 UN SIMPLE
11 partit, baissant la tète comme tm vieux : dix ans
de plus pesaient sur ses épaules, une langueur vagne
s'était répandue dans ses membres, l'esprit était
vaincu, lecorpsseul allait encorepar une force d'iner-
tie : en approchant de la Vizal, il défaillait d'angoisse.
La-bas, la maison s'éveillait sous les caresses
lumineuses du soleil avec ses crépis blancs, les
taches multicolores que le foni et la paille mettaient
dans les combles, les découpures noires des char-
pentes de la remise. Jamais elle n'avait eu l'air si
jeune... Dans la cour, comme au jour de leur pre-
mière venue, il y avail un grand tumulte joyeux,
des bêlements, des piaillements de volailles, Thallali
sonore des coqs, ce remue-ménage bigarré des
basses-cours qui jettent au loin leur bruit discor-
dant. Même la ferme s'était animée, ce jour-là étant
jour de dépiquage, une activité s'était emparée des
vieux bâtiments, une charretée de tiges de maïs reve-
nait, cahotant dans les ornières, et c'était partout
comme l'épanouissement de l'été, des récoltes
mûres, des richesses enfin données à pleine main
par la terre que le soleil avait gonflée !...
Lui, achevait d'avancer, sentant la cruelle ironie
des choses et il n'avait point de résolutions ni de vo-
lontés arrêtées, seulement un immense désir de fuir
quand la fille de la ferme l'interpella :
UN SIMPLE 243
— Ah ! Monsieur Deschantres, vous avez joliment
raison de rentrer ! Madame a été aux cent coups,
en apercevant que votre lit n'était pas défait !
Il pressa le pas, arriva au seuil, et tout à coup
au moment d'entrer, se trouva face à face avec sa
mère.
Elle l'attendait sans doute, et l'apercevant eut une
explosion de colère.
— Ah! te voilà, où as-tu passé la nuit? Qu'as-tu
fait pour revenir mis comme un mendiant. Il ne
manquait plus que ces escapades pour t'achever.
Mais réponds donc? s'écria-t-elle, furieuse de son
mutisme. Si tu ne réponds pas je t'enfermerai chaque
soir. Au moins je serai sûre que tu ne vas pas rôder
auprès de je ne sais qui, ou de je ne sais quoi !
Sous cette dernière torture, il eut alors un mouve-
ment de révolte, et regardant sa mère dans les yeux :
— Je ne sais ce que vous voulez dire, dit-il froide-
ment, je ne crois pas pourtant que cette nuit je vous
aie dérangée !
Mais en prononçant ce mot dérangée, à l'idée de
la chose immonde dont il aurait pu troubler l'accom-
pKssement, la phrase s'élouffa dans sa gorge, il eut
un sanglot rauque, et se précipitant dans l'escaher
couinit d'une traite dans sa chambre.
XVl
Elle était encore comme il l'avait laissée, le lit non
découvert mais défoncé sous le poids de son corps,
la fenêtre ouverte au large laissant passer mainte-
nant la pleine lumière ; même elle gardait, sous" ces
caresses de soleil une allure chantante presque
virginale, avec les rideaux blancs, le parquet de sa-
pin blanchi à force de lavages, la paille Manche des
chaises... Et c'était comme la gaieté des choses qui
dehors l'avait frappé au cœur, se continuant, là, ^
jusque dans cet asile où il tentait de se. réfugier;
Dès Son entrée, il courut aux croisées voulant
fermer.-Tant de clarté lui faisait mal, il avait un ' i
besoin impérieux d'obscurité Dans les ténèbres
seulement il s'imaginait pouvoir se reprendre et
trouver une solution à l'impasse formidable où le
àort l'avait jeté. Mais en se penchant sur le cham-
braole pour atteindre les volets, il se surprit dans
UN SIMPLE
245
la même situation que la nuit lorsqu'il cherchait à
découvrir cet homme I Alors une telle horreur s'em-
para de lui qu'il en resta une seconde effaré, con-
templant au dessous la glycine, la fenêtre de sa mère,
tous ces témoins inertes dans lesquels il croyait res-
saisir encore un relenJL d'infamieS... puis il ferma
violemment, ivre de colère contre c*es souvenirs
qu'il allait désormais retrouver embusqués en chaque
coin de la maison. 11 aurait voulu les qtrangler, brû-
ler la ferme pour les brûler avec elle, et dans l'ob-
session de son impuissance, il s'affala sur le lit avec .
une nouvelle crise de sanglots nerveux qui le
secouaient irrésistiblenient, où, pour la première fois,
il épandait son désespoir effroyable de savoir !
Ah! savoir, quelle torture !
N'avoir même plus une hypothèse où rafraîchir sa
pensée, être étranglé par la nécessité logique du fait!
S'il avait pu douter seulement, voir cette certitude
effleurée par un soupçon, quelque chose lui permet-
.tant de se raccrocher à quoi que ce fût. Non ! il sa-
.vait!...
Et une rage le prit contre lui-même : pourquoi
s'était-il obstiné dans son espionnage? Pourquoi
avait-il obéi à ces suggestions infâmes que lui souf-
flait sans doute un démon jiour le jouer ! c'était sa
faute à lui! s'il ne doutait plus !
S^46 UN SIMPLE
Douter! avoir encore le droit de se dire : ce n'est
pas vrai î Croire qu'on est simplement fou. mais
qu'il existe certainement une issue heureuse, sentir
quand même devant soi deux routes possibles dont
l'une est lumineuse, reposante, et entre les deux
hésiter. quelles délices!
Délices! ces angoises, qui jusqu'à la veille l'avaient
secoué au point d'annihiler en lui toute sensation
morale! délices, cette'série d'étapes durant lesquelles,
pièce à pièce, son âme s'était disloquée sans que
rien en fût épargné, ni respect familial, ni franchise,
ni conscience ! Délices, tout cela, qu'il se rappelait
comme un ciel perdu !
L'imbécile! qui de ses propres mains s'était
acharné à les détruire, au lieu de subir l'assaut en
s'en remettant de la guérison à l'impassibilité du
temps! Tout s'use avec les jours; faute d'aliments,
son doute serait mort, mortes aussi ces horreurs,
car du moment qu'on les ignore, c'est comme si
elles n'étaient pas : morts le doute, la souffrance,
l'angoisse innomable, tandis que maintenant, il ne
pouvait pas ne pas savoir. Le fait l'anéantissait ; il
avait beau fermer les yeux, protester, regretter,
fuir... il savait.
Et c'était abominable cette certitude !
Dès lors qu'une seule accusation se trouvait véri-
UN SIMPLE 247
fléo, toutes les autres l'étaient. Ce n'était plus seu-
leuieiit ce qu'il avait vu cette nuit auquel il devait
croire, c'étaient encore les allégations de là-bas, les
insinuations de Baptistine, dont les phrases louches
lui revenaient :
« C'est à Paris qu'il a si bien appris la charité ! —
C'est étonnant comme il se complaît dans ses vieilles
affections. — On est si content de renouer entre
parents quand on a été séparé longtemps... »
Et chacune signifiait la même chose, montrait dans
cet amour, l'épisode renouvelé d'une liaison traînée
à Paris et autre part. Jusqu'aux paroles mêmes de sa
mère qui se dressaient accusatrices. Brusquement
elle cessait d'être à ses yeux la victime excusable
d'entraînements momentanés ou de volontés rudes
pour devenir l'acteur principal et comme l'origine
responsable de ces turpitudes.
De fait il ne se trompait point, elle l'avait toujours
aimé, ce Ferramus ; elle l'avait aimé quand, étudiant,
il venait en enfant de ki maison s'asseoir à la table
de M. Deschantres, plus tard aussi quand ils
s'étaient retrouvés à Xancv. Si elle n'avait aimé
que lui! Mais c'avait été un dévei*gondage de con-
duite tuant du même coup l'honneur et la carrière
du mari ; elle s'était servie aux officiers comme une
fille, jusqu'à ce qu'enfin, écœuré de dégoût et de
248 UN SIMPLE
chagrin, celui-ci l'ail laissée veuve, relombanl brus-
r^ quement dans l'oubli de la quarantaine avouée et
de la misère proche.
Et c'était cela la cause des relations parsemées ou
équivoques, des brouilles systématiques avec la
famille; jusqu'à Ferramus qui, pris d'un accès de
pudeur, avait gardé le silence, ne voulant point
mêler cette maîtresse passée aux joies modérées de
ses épousailles.
Avec une effroyable lucidité, Stéphane se rappe-
lait maintenant des détails terribles à force de pré-
cision et qui jusque-là étaient restés énigmes, des
disputes entre son père et elle qui l'avaient glacé,
disputes à propos de gens qu'on ne revoyait plus
jamais, dans lesquelles le malade s'exaltait, parlant
de déshonneur et d'infamies !
Et tout ce dernier voyage à Belpech illuminait
encore plus la vérité* Qui avait voulu venir à la
Vizat , prétextant une nécessité de villégiature ?
sa mère! Qui avait attiré le médecin? elle. A qui
celui-ci avait-il dit le jour de leur arrivée : « C'est
vous qui l'avez voulu, n'est-ce pas ?» A elle.
Elle toujours s'attachant à ce Ferramus en dépit des
différences d'âges, de raffinements et de goûts ! Elle,
bouleversant le bonheur d'un ménage et la sécurité
de son enfant, sans môme une justification de pas-
UN SIMPLE
249
sion ! L'amour fait par elle dans ce qu'il a de plus
ravalant, malpropre! vieux !
Alors devant ce nouvel effon.drement, pire 4ue le
premier, il oublia l'homlne pour ne plus songer qu'à
elle ! Quelle honte! plus de sauvetage possible ! plus
de tentative désespérée à essayer ! tout ce . passé
dressé devant lui ! et il n'avait plus qu'une terreur,
celle de se retrouver face à face avec elle et de ne
pouvoir retenir son dégoût! La revoir lui semblait
impossible. Ce n'çtait plus sa mère qui était là ! la
femme qui était en bas ne l'avait jamais connu, ne pou-
vait pas lui être quelque chose. Sa mère! mais c'était
celle d'autrefois, celle qui avait accueilli ses premiers
bégayements, abrité de tendresses exquises son en-
fance. Sa mère, la maîtresse de cet homme ! Oh ! non,
non, dans ces conditions-là, non, il ne pouvait pas!
Révoltes vaines. Il savait...
Et au bout de toutes ses combinaisons incertaines,
à travers le choc formidable de pensées qui l'assail-
lait, la loi du silence s'iniposait. Silence lâche qui
le faisait complice ; se taire et être de moitié dans
l'infamie, ou bien parler et se jeter dans l'inconnu
des" révoltes de sa mère et du mépris pubHc ! point .
de milieu.
De nouveau, il fut saisi des mêmes désirs d'anéan-
tissement. Il renonçait à la lutte; ce mépris brutal
250 UN SIMPLE
sous lequel s'effondrait son culte filial, lui était un
martyre dont aucune autre douleur n'aurait pu appro-
cher! 11 voulut fuir, aller retrouver l'immensité des
champs, où il avait encore moins souffert: sa
chambre lui était odieuse, odieuse cette maison qui
semblait revivre l'agonie de la nuit, mais au moment
de descendre, l'idée de rencontrer M"*' Descliantres
le paralysa. Tout à l'heure, dans l'exaltation de son
angoisse il avait pu rester calme devant elle ; cette
fois, aveuglé par ce complet détail de sa catastrophe,
il ne se sentait plus maitre de lui : il eut peur de
lâcher, dans un cri, son dégoût; et craintif, il se
blottit contre le mur, attendant je ne sais quoi, la
mort ou une assistance inespérée!
Tout à coup il entendit la voix de M"° Deschantres
l'appeler.
— Stéphane!
11 eut un blêmissement, mais ne bougea point. 11
était résolu de ne descendre à aucun prix ; même il
gardait l'espoir qu'elle se lasserait ne le voyant point
venir, mais au bout de deux minutes, minutes hor-
ribles durant lesquelles il se retenait de respirer,
comme si ce" bruit de respiration eût pu le trahir ! la
voix s'éleva encore î
— Stéphane! le déjeuner!
Au fait, il devait être l'heure de déjeuner; il
UN SIMPLE 251
n'avait plus eu la notion du temps depuis la veille,
et sur le moment il eut une impulsion machinale
pour obéir; mais il recula jusqu'au lit.
Décidément, il ne pouvait pas. A la pensée d'af-
fronter sa mère, son être entier se révoltait, et avec
une sorte de fatalisme il restait. Peu importait ce
qui arriverait. Il s'attendait à tout, ne croyait plus
possible une augmentation de torture.
Pourtant, dans le bas, M"® Deschantres s'impa-
tientait; de la même voix rude qu'elle prenait les
jours de méchante humeur, elle l'appela une dernière
fois ;
— Qu'est-ce que tu fais, de ne pas venir ! Sté-
phane !
Et n'entendant rien répondre, quatre à quatre elle
grimpa l'escalier prise de colère.
D'un geste brusque, au bruit de sa montée, Sté-
phane avait.essuyé ses larmes et s'était redressé.
Arrivée au seuil, M™° Deschantres s'arrêta :
— Tu ne m'as pas entendue? demanda-t-elle rude-
ment.
11 eut un signe de tête pour dire non,
— En ce cas, descends, le déjeuner est sur la
table.
Et comme il ne bougeait point, gardant toujours
les yeux baissés, elle ajouta sèchement :
252 UN SIMPLE
— M'enlends-tu, oui ou -non ? ou fais-tu Timbéçile ? *
Il eut alors un effort violent :
— Je vous demande pardon, ma mère, dit-il à voix
basse, mais je suis malade ; si vous vouliez bien, je
resterais ici...
— Malade ! parbleu, je sais. Dieu merci, où tu vas
les chercher, tes maladies !
Il voulut protester, mais elle l'interrompit :
— Pas de comédies, n'est-ce pas ? je les connais !
Et elle s'effaça pour lui laisser passage devant
elle.
Alors il céda, passa avec une allure d'ivresse et
tous deux descendirent : à les voir, on aurait cru que
c'était lui le coupable, et elle le juge, tant elle ren-
versait les rôles dans son imperturbable assurance
d'elle-même. Mais sur le premier palier, il ressentit
une secousse. Dans la chambre de M'"* Doschantres
restée ouverte, le lit apparaissait noyé dans les
rideaux blancs, riant à l'oeil avec ses amoncelle-
ments d'oreillers et de popelines' rouges. Cela lui
rappela brusquement les gémissements entendus,
les jouissances d'amour auxquelles il avait assisté :
et tout à coup, il hâta le pas, dégringola les marches,
comme pris par un grand désir de s'abandonner à
l'entrainenient du vide.
Derrière lui, M"** Deschantres s'était attardée aussi
UN SIMPLE
353
'àjeterxm regard dans cette chambre, et voyant que
. les rideaux. laissaient pénétrer trop de lumière, elle
y entra pour les croiser mieux. En revenant, 'elle
frôla le lit, passa sa main sur les couvertures avec
un air de caresse indifférente, puis fermant la porte,
redescendit enfin, gardant sa démarche de veuve
inconsolée et cette gravité religieuse qui toujours,
lui mettaient une auréole. Ils s'assirent aussitôt en
face l'un de l'autre dans la salle : le déjeuner com-
mença. .
D'abord une omelette jaune d'or, qui fumait avec
*des vapeurs odorantes : M™'' Deschantres s'était immé-
diatement mise à manger sans remarquer qu'il n'y
touchait point. 11 subissait un malaise inouï ; mais
le pire était cette obsession de souvenirs qui partout
le poursuivait, car derrière sa mère le couloir
maintenant lui redisait la sortie de Ferramus,
quand M™'' Deschantres, pieds nus, était descendue
l'éclairant, et cette vue lui devint tellement odieuse .
que; la fille rentrant pour rapporter une salière, il
s'écria avec une colère dans la voix : ' . •
-7- Fermez donc à la fin ! j'ai froid.
M">e Deschantres avait relevé la tète.
— Pourquoi ne manges-tu pas ? demanda-t-elle
d'un ton bref.
— Je n'ai pas faim.
254 UN SIMPLE
— Mange î je le veux.
— Je ne peux pas.
— Je Texige.
— Je ne peux pas, je ne peux pas...
Sa voix s'élrangla, et comme leurs yeux s'étaient
rencontrés, ils se regardèrent fixement, tous deux
également butés dans leurs volontés implacables,
La première, M"* Deschantres rompit le silence.
— Dis au moins ce que tu as î
11 eut un brusque sursaut.
— Ah ! ce que j'ai ! s'écria-t-iL
Tout son secret allait lui échapper quand, à cette
seconde, la fille rentra ; en face de cette domestique
qui les surveillait curieusement, ayant entendu le
choc de leurs voix, la raison lui revint : il grommela
entre ses dents :
J'ai mal, voilà tout.
— Où as-tu mal ?
— Je ne sais pas.
Et il s'accouda, la tête entre les mains, pris de
désespoir, tandis que M"*' Deschantres, haussant les
épaules, s'était remise à manger.
Autour, le bruit de sa fourchette troublait seul le
silence en même temps que le remue-ménage de la
servante qui, flairant une scène, tourbillonnait en
calculant sa lenteur. Lui, maintenant, rêvait de sortir
UN SIMPLE 255
de cet enfer : à rester plus longtemps dans celte
maison où tout lui rappelait sa nuit abominable, il
sentait qu'il mourrait.
Dieu merci, il demandait peu de cliose : partir 1
Que sa mère dit un mot, ou fût touchée, ce serait
fait : dans ce départ, il entrevoyait un grand soula-
gement, la condition nécessaire à la contiimalion de
leur existence commune. Une fois Ferramus loin
d'eux, on verrait... qui sait ! toujours cette espérance ^
en l'inconnu qui, dans les désastres, grise le
vaincu î
Au dessert, comme la domestique tirait du placard
les jattes de fruits. M""® Deschantres l'interrompit :
— C'est bon, je vous remercie, ôtez le couvert,
je ne prendrai plus rien.
Le silence continua, eux restant immobiles sans
même reculer leurs chaises. Par moment, ils ou-
vraient la bouche pour commencer une phrase, puis
soudain, reprenaient leur attitude morne, s'occupant
à suivre machinalement l'enlèvement des assiettes
et des verres. Et à mesure que ce silence se prolon-
geait, leur gène s'accroissait : on eût dit qu'ils subis-
saient l'un et l'autre l'involontaire effroi des situa-
tions décisives. Même quand ils se retrouvèrent
seuls dans la salle, la servante ayant fini, ils conti-
nuèrent de se taire, M""" Deschantres se caressait le
256 UN SIMPLE
«
menton du bout de la main, avec des bâillements
et des soupirs nerveux, Stéphane avait baissç les
yeux, subissant l'innomable supplice de mépriser sa
mère en face d'elle, et cela de toutes les forces de sa
conscience révoltée !
Il était possible que cela durât ainsi indéfiniment,
quand tout à coup on entendit un bruit de voix dans
le corridor, la porte s'ouvrit et Sidonie parut :
— Je savais bien que vous étiez là, qu'est-ce que
me racontait Ja fille ? s'écria-t-elle en entrant bruyam-
ment,
— Ah ! c'est vous, fit M""' Deschantres,, bonjour!
— Bonjour, ma cousine ! bonjour, cousin!...
Stéphane s'était levé, en l'apercevant, content de
cett^ arrivée soudaine qui momentanément les arra-
chait à l'embarras où elle les surprenait.. Tout de
suite, elle alla vers lui, s'épongeant, tant la course
sous le plein soleil de midi l'avait échauffée :
— : Je viens savoir de vos nouvelles, fit-elle, est-ce
gentil; hein? au fond, ra ne doit jamais être bien
"sérieux, une migraiïie...
Et comme M"° Deschantres relevait la tête, elle
continua, se tournant vers elle :
— Je vous demande pardon, j]oublie toujours que
c'est ici un mal de famille.
'— Si vous aviez eu une- des miennes, vous ne!
UN SIMPLE 257
.seriez plus lenléo d'en rire; répliqua celle-ci d'un
ton sec : voire mari a dû vous le" dire.
— Oui, mon mari est très au fait de votre tempé-
rament, je n'en ai jamais douté.
. — Mon Dieu ! il y a si longtemps qu'il me connaît!
En disant cela, M™® Deschantres eut un sourire
souffrant, sorte de rappel de long martyre. Mais
' Sidonie haussa les épaules.
— C'est possible après tout, n'est-ce pas, cousin?
Il répondit, les lèvres serrées :
— Oui, tout est possible.
11 y avait eu dans son accentuation quelque chose
de tellement étrange que Sidonie tressaillit. Tous les
trois se regardèrent interloqués, sans ajouter un mot.
Au bout d'une seconde, M'"^ Deschantres se leva :
— Vous permettez que j'aille à mon ouvrage? dit-
elle, je suis pressée.
— Gomment donc ! ne vous gênez pas à cause de
moi.
Très lente, elle sortit, ayant son allure de victime,
et sur les joues une pâleur plus mate qui accentuait
la lueur noire de son regard.
' Sidonie et Stéphane se retrouvèrent seuls.
C'était leur premier têle-à-téte depuis la soirée
• inoubliable ou elle avait déchiré devant lui le voile
des turpitudes humaines.
17
258 UN SIMPLE
11 eut d'abord un immense soulagement de cette
absence de sa mère. Il semblait qu'il put enfin res-
pirer à l'aise et sortir une minute du cauchemar : un
fardeau d'angoisse lui tombait des épaules, et devant
Sidonie, en cette heure de suprême détresse où elle
était venue le trouver, brusquement il éprouva une
secousse attendrie : toutes ses rancîmes pour le mal
qu'elle avait pu lui causer se fondaient dans la sou-
venance émue des heures heureuses. Elle était le
passé. Elle seule l'avait accueilli sans duperie. De
ceux qu'il avait aimés, elle seule lui restait.
Alors il eut un désir aveugle d'épancher dans son
amitié dernière la douleur abominable qu'il traînait.
Depuis qu'il savait, elle était la première auprès de
laquelle il pût tenter de se réfugier, le premier
visage aussi sur lequel il put reposer ses yeux «ans
arrière-pensée. Plus il avait été désespéré, plus il
sentait de bonheur à la posséder là, craignant seule-
ment de la voir déjà repartir et de retomber dans le
cycle horrible. Les traits détendus, le regard brillant
il la contemplait si obstinément qu'elle en fut gênée.
— Qu'avez-vous ? demanda-t-eUe.
— J'aide la peine, répondit-il.
Elle eut un sourire de moquerie ;
— Toujours à cause de Mouillac? demanda- t-elle.
Voulez- vous de ses nouvelles ? J'en ai ...
UN SIMPLE 259
— Non, pas cela !
Mais elle continua :
— Ils sont à Toulouse, ils s'aiment beaucoup et ils
auront beaucoup d'enfants. Voilà. Ce que cela m'est
indifférent, ces choses-là ! reprît-elle d'un ton mau-
vais. Une garce perdue, dix retrouvées!
Il répondit lentement :
— Vous avez raison, ça devient indifférent à la
longue ; si on n'avait jamais que ces histoires pour
faire du mal ?
Et soudain, comme elle l'interrogeait, il n'y put
résister, et éclata :
— Ah ! Dieu, que la vie est donc peu de chose !
Toute sa souffrance lui remontait aux lèvres, dans
un excès d'écœurement. Au moins, depuis qu'elle
était près de lui, il sortait de l'enfer : mais avant il
avait souffert à en devenir fou. Grâce à elle, son cou-
rage allait peut-être lui revenir. C'était si bon qu'elle
fût là, si bon de la retrouver pareille à autrefois
quand il allait la voir au château !
Et il s'enivrait à se plaindre, sans dire la cause de
son affolement, trouvant délicieux de lâcher enfin à
haute voix cette torture qui ne le quittait point, 11 y
a ainsi des heures où pousser de grands cris sou-
lage. 11 ne la regardait même pas, ne sachant plus si
c'était à elle qu'il parlait ou à lui-même, mais son
260 UN SIMPLE
déchiremeiil s'exhalait en phrases coupées, en do-
léances monotones, en reconnaissances déhrée's que
Sidonie, stupéfaite, s'ingéniait à comprendre, n'y
voyant qu'un amour banal et banalement offert.
Et tout à coup, comme il s'emportait contre l'im-
possibilité de partager avec un être son etïroyable
fardeau, elle se redressa avec une colère, lui coupa
la parole :
— Vous savez, lit-elle, si vous comptez sur moi
pour vous déniaiser, détrompez-vous. J'abandonne
le métier aux pareilles de la Mercier !
11 s'était arrêté net, blême sous l'outrage,
— Qu est-ce que vous voulez dire? demanda-t-il
stupéfait.
Elle continua avec un rire méchant :
— C'était bon devant Baptistine qui enrage qu'on
r
me fasse la cour, mais puisque vous voulez aller plus
loin,çasuffitn'est-ce pas, ce n'est pas encore avec vous
que je tromperai mon mari I tenez-le vous pour dit.
Alors il eut un égarement.
— Misérable !
Elle ! la femme de l'autre ! croire qu'il lui deman-
dait de l'aimer ! La voix secouée de dégoût, il s'ap-
procha répétant ce même mot qui s'étranglait dans
sa gorge.
— Misérable !
\
4
UN SIMPLE 261
Mais elle s'amusa à le braver s'écriant avec son
même rire mauvais :
— Ça vous tenait donc bien au cœur, pour faire
tant d'histoire ?
Quand elle sentit les mains de Stéphane lui tomber
sur les épaules ; il la poussait, devenu subitement
très fort, la secouant brutalement, éperdu de fureur;
et il lui criait :
— Dehors î dehors ! Surtout ne remettez plus les
pieds ici. Ah! non, par exemple, ou je vous jette par
la fenêtre, et je dis tout, tout ! Vous entendez bien?
Elle s'était retournée.
— Quoi, tout ?
— Sortez, sacredieu ! Vous voyez bien que je suis
fou et qu'il ne faut pas me défier.
En même temps, il l'avait ramenée dans le cou-
loir et, quand il l'eut jetée dans la cour,, il fit cla-
quer la porte d'entrée, passant sa violence sur les
choses après l'avoir passée sur elle, mais il l'entendit
qui, derrière, revenue de son étourdissement, pouf-
fait de gaieté :
— Ah ! c'est trop drôle, cet idiot-là qui la falit au
tragique !
Alors il se sauva dans la salle, bouleversé par
cette voix qui le poursuivait. Il ne tenait plus sur
ses jambes, et une rage l'exaspérait d'avoir été aussi
2fô UN SIMPLE
la dupe de cette femme. Car il le sentait bien, il
s'était pris le cœur auprès d'elle, croyant à «es
ealineries, à ses abandons, aux confidences par les-
quelles elle semblait si bien se livrer ; et rien n'était
plus épargné en lui, ses amitiés, sa mère, pas même
ce roman innocent, cette amourette de chaste, si
réservée, si profonde !
Quelle pitié ! Ils avaient égayé Baptistine ! Ses
délicatesses servies en régal à la vieille qui avait
ragé; son cœur pris pour amusette. Ah! la jolie
plaisanterie !
11 courut à la fenêtre montrant le poing dans la
direction de Sidonie, encore éperdu de colère ; mais,
derrière les carreaux, il l'aperçut qui avait arrêté
Baptistine, celle-ci accourant sans doute à l'idée de
surprendre encore un tête-à-tête. Les deux femmes
causaient côte à côte, prises de fou rire; Sidonie
racontait peut-être comment ce flirtage venait de
tourner à l'aigre ; et à l'idée de cet étalage dégradant
du meilleur de son âme, il eut un tel haut-le-cœur
qu'il recula, ne pouvant plus voir ; mais, accolé à
la table, dans le silence de la salle, il répétait
vaguement :
— Les misérables ! les misérables !
XVII
Soudain il tressaillit ; M""* Deschantres rentrait,
— Est-ce ici que vous avez fait ce tapage? deman-
da- t-elle sèchement.
Il répondit sans se retourner :
— Je ne sais pas.
— Sidonie est partie ?
— Oui.
— Qu'avez-vous eu ensemble ?
— Rien.
— Ah!
Elle le regarda attentivement. Puis il y eut un
silence lourd qu'elle interrompit tout à coup.
— Tu sais, dit-elle, depuis huit jours que ça dure,
je commence à m'impatienter. Tu vas cesser tes
simagrées, ou nous verrons...
Stéphane s'était retourné très pâle.
264 UN SIMPLE
— Je suis comme d'iiabitude, répondit-il à voix
basse.
M™*^ Deschantres eut un mauvais rire.
— Jolie habitude, en vérité !
Et comme il se taisait, elle reprit :
— Finiras-tu par lâcher deux paroles aujour-
d'hui ? Je te demande ce qui t'oblige à faire cette
tête ; . c'est agaçant, de te voir toujours avec des
mines de l'autre monde.
Ironie des choses ! sa mère l'accusait maintenant.
Après Sidonie, elle !
■
11 eut alors un mouvement violent ; tout son être
s'emportait dans un désir unique. Il était excédé, ne
pouvait plus vivre ainsi et pour la première fois,
regardant sa mère bien en face, il répliqua, d'un
ton coupant, avec des saccades :
— Hé bien ! oui, j'ai quelque chose que je n'ose
pas vous dire. Je sens bien que je ne suis plus le
même et que j'ai changé. Mais ce n'est pas ma faute,
je vous le jure ! Si seulement vous vouliez!
Il s'arrêta un instant ; dans l'émotion de cette
minute décisive, une explosion de larmes lui venait.
— Ah ! «i vous vouliez ! fit-il encore.
— Quoi? demanda-t-elle avec une anxiété subite.
Il la contempla avec une expression indéfinis-
sable, et soudain, comme emporté, lâcha son im-
UN SIMPLE 265
mense besoin de s'éloigner de cette demeure, où
toutes les blessures lui avaient été réservées :
-T- Je veux que nous partions immédiatement d'ici,
ce soir même !
j^me Des^chantres eut une exclamation.
r— Partir d'ici ! par exemple ! et pourquoi cela?
— Pourquoi ? pour des raisons que je ne peux pas
dire! parce que je ne sais plus où j'en suis, parce
que tout ce que je veux, tout ce que je rêve, tout ce
qu'il me faut, c'est me sauver de cette maison, de
ce pays, de moi-même !..,
Sa votx peu à peu s'élevait avec une sorte d'affo-
lement que traversaient des éclats de colère, et sans
débrider,. il continua, s'exaltant :
— C'est vrai que je ne me ressemble plus ; voici
une semaine qu'un sort semble jeté sur moi ! Il y a
des minutes où je m'imagine que j'en deviendrai
fou. Pourquoi ? ah ! pourquoi ? mais c'est justement
parce que je ne le sais pas que je ne vis plus, que
je me sens halluciné, que mes nerfs se détraquent !
Des frayeurs subites me glacent le dos. Je m'imagine
qu'on nous en veut ici, que des gens rôdent autour
de nous, que des voleurs sont cachés derrière chaque
broussaille. Dieu ! si vous saviez comme j'ai peur !
Et, s'approchant de sa mère, avec un mouvement
de suppUcation terrible :
■^
266 UN SIMPLE
— Partons, je vous en conjure ! Voyons, vous ne
voudriez pas me contraindre à vivre encore dans un
pareil état! Si je vous demandais l'impossible ! mais
votre bail n'est pas renouvelé. Vous souvenez-vous,
quand vous voulûtes le faire, combien je vous ai
suppliée de ne pas rester? Ah ! c'est qu'il y a des
siècles que je souffre ainsi, sans oser vous en rien
avouer. Il a fallu quelque chose d'inouï pour m'y
décider : et maintenant, je ne peux pas aller plus long-
temps : non, je ne pourrais pas; tout plutôt que cela!
vous ne me le refuserez pas, n'est-ce pas? Partir!
c'est si facile... ditesoui, par pitié... rien que cemotî...
11 balbutiait, les lèvres tremblantes, avec un éga-
rement, des envies brusques de se jeter à ses pieds
pour la toucher, quand M"® Deschantres lui coupa
la parole :
— Non, certes I je ne veux pas !
Il continua, ne l'ayant pas comprise.
— Je vous en supplie; partons ! revenons cheiz
nous, dans noire chez nous, où vous le désirerez,
partout où il n'y aura plus de Belpech ni de gens
méchants ou lâches. Ici, je vous assure que nous
sommes haïs, parles gens qui passent, parla domes-
tique, par les autres, par tout le monde ! Je ne peux
plus seulement sortir sans qu'on ne ricane ou qu'on
ne m'injurie ; un jour, on nous tuera !
UN SIMPLE 267
M"® Deschantres rinterrompit :
-- Parbleu ! c'est ce qu'on risque la nuit, quand
on couraille î
Alops, il éclata :
— La nuit ! parlons-en de mes nuits I Si le som-
meil m'était permis, au moins ! Comment voulez-
vous que je dorme? quand je vous répète que j'ai
peur, la nuit ! Celle d'avant-hier, pour les verrous
tirés, j'étais anéanti ; la précédente, j'ai couru la
maison croyant avoir surpris des pas, et celle-ci
encore c'a été la même chose : j'ai entendu quelqu'un
dehors ! vous avez beau dire non, je vous jure que
je l'ai entendu ! et c'est pour cela que je suis sorti î
rien que pour cela !
— Mon cher, fit brusquement M"® Deschantres,
quand on sue la peur, on vit avec elle. A force de
s'y frotter, on l'use !
Elle était devenue tout à coup extrêmement pâle,
la voix sifflante, avec une colère allumée dans les
yeux; lui continua sans seulement la regarder,
entraîné malgré lui :
— Vous vous trompez, maman ! — Si ce n'était
que la peur ! je souffre! Enfin, vous devez bien vous
apercevoir que je souffre! Je suis malade; je ne
dors plus, je ne mange plus. 11 y a des heures oii je
crois que la vie va me quitter. Si je reste encore, je
368 UN SIMPLE
mourrai. Vous ne pouvez pas laisser votre fils comme
cela, c'est impossible !
Elle eut un geste de dénégation violente :
— Et ma santé, s*écria-t-elle, qu'est-ce que tu en fais !
Tu ne manges plus ! des caprices... tu ne dor$ plus ! à
qui la faute, puisque tu rôdes au lieu de te coucher.
Il balbutia, stupéfait :
— A qui la faute, si je rôde?
Mais elle couvrit sa voix, semblant résolue à l'em-
pêcher de parler désormais et elle s'emporta, haus-
sant le ton, avec des violences rageuses qui la blê-
missaient :
— Mauvais fils ! Egoïste ! C'est parce que je vais
mieux ici que tu veux me forcer à repartir î Pendant
un an, je me suis sacrifiée pour toi; pendant un an,
je me tue de besogne et de soins ! et voilà ma
récompense î Ah ! je devais bien m'y attendre ; cela
a toujours été mon lot depuis que je t'ai mis au
monde. Quel malheur ce jour-là, j'aurais mieux fait
de n'avoir jamais été !
A la fin, elle lâchait bride à sa fureur, une fureur
où elle semblait se venger de la crainte d'être décou-
verte qu'il lui avait causée tout à l'heure, et elle con-
tinua, prenant plaisir à l'injurier :
— Oui, mauvais fils! mauvais fils !... Si encore tu
m'avais jamais été d'une aide quelconque. Rien que
UN SlJtlPLE 269
• bon à la dépense ou à me faire du mal. Est-ce loi qui
payes 'ici le loyer? Qu'as-lu essayé pour gagner ta
vie?. En quoi m'as-tu épargné une fatigue? Pas
même capable de surveiller le ménage ! Quelle
pitié! mais pars donc! va-t-en tout seul! je n'ai pas
besoin de toi. Crève de faimjdehors et ne reviens
plus ! Allons, cours faire fortune avec ton bachot de
raccroc ! car je juré bien de ne pas te donner un sou!
ce seirait trop bête de me priver pour, toi, comtne j'ai
toujours fait jusqu'ici !
Elle éclata d'un rire méchant :
— Si <^e n'est pas pitoyable, en être réduite là avec
son enfant î
Puis elle s'affaissa sur un siège, avec sa comédie
habituelle d'étouffements nerveux; mais lui n'y pre-
nait plus garde; un besoin animal de répondre à sa
mère par une blessure terrible s'était emparée de
lui, et ridée lui vint de jeter là, brutalement, la
honte qui l'étouffait depuis la nuit.
11 répliqua d'une voix étranglée :
— Que faut-il donc vous dire pour que j'arrive à
vous décider?
Elle eut un geste épuisé.
— Laisse-moi! tu me reads malade.
— Enfin, ne voyez-vous pas à mes traits, à mon
270 UN SIMPLE
accent que j"ai de vraies raisons! Ma santé, mes
terreurs, ah Dieui si ce n'était que cela !
Elle s*était brusquement relevée^ le visage affreu-
sement contracté, et d'un cri, l'interrompit :
— Quoi encore?
Elle le regardait avec une expression de colère si
tragique qu'il perdit contenance :
— Allons, quoi, dis vite!
Mais il balbutia :
— C'est horrible, je souffre, je ne peux pas...
La chose infâme restait dans sa gorge ; faire un
pareil aveu à sa mère était si monstrueux qu'il
avait beau vouloir, jamais cela ne sortirait de lui. 11
eut un affolement; alors quoi dire! Quel prétexte
inventer pour la décider. Cette opposition de M"* Des-
chantres le rendait éperdu; partir* était une condi-
tion de vie ou de mort, et ses idées se choquaient
emportées par un délire. Qu'est-ce qui la toucherait
donc, puisqu'elle restait sourde quand il en appelait
de son bonheur et de sa santé !
Elle continuait à fouiller son regard pour y décou-
vrir Tarrière-pensée que brusquement elle y avait
pressentie, et comme elle n'avait rien surpris que de
l'égarement, elle se remit :
— C'est bien; habille-toi, fit-elle d'un ton bref,
nous allons partir pour le château; je veux que tu
UN SIMPLE 271
m'accompagnes pour demander immédiatement la
prolongation du bail.
11 eut un vertige ; aller retrouver ces Eerramus,
l'homme ou la femme, était au dessus de ses forces.
Jamais on ne l'obtiendrait de lui, jamais î II releva
la tète, et répondit d'un ton acerbe :
— Non.
— Tu vas m'accompagner !
Il répéta encore :
- Non.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas.
Il garda son regard fixé sur elle, et c'était si
extraordinaire cette rébellion, que M™"^ Deschantres
en fut saisie.
Très vite, elle se remit, et d'un ton sans réplique,
insista :
— J'ai mal entendu, n'est-ce pas?... Dépèche-toi ;
si nous pouvons rattraper Sidonie, ce sera autant
de route gagnée pour moi qui n'en puis plus.
Mais à ce nom de Sidonie, Stéphane éprouva une
révolte irrésistible :
— Ah î non, non... c'est fini avec elle, je ne veux
plus...
— Qu'entends-tu par là? fit brusquement M"'^ Des-
chantres.
272 UN SIMPLE
Et comme il restait immobile :
■
— Réponds donc! qu'est-ce qu'il y a encore?
Il eut un emportement :
— Faites de moi ce que vous voudrez. Battez-
moi, tuez-moi, mais causer encore avec cette femme,
non, mille fois non, je n'irai pas, pas plus qu'elle
n'oserait revenir ici, car aussi vrai que je vous vois,
je la jetterais dehors si elle en avait l'audace !
Il leva les bras dans un geste tragique :
— -Sidonie ici! Ah! ce serait du propre, par
exemple !
M'"6 Deschantres l'interrompit, les lèvres trem-
blantes :
— Pourquoi pas Sidonie, si je le veux !
— Parce que je ne le veux pas !
— Donne des raisons ! ' ' •
— Des raisons ! Est-ce que j'oserais seulement les
prononcer devant vous.
— Ah ! oui, encore la même histoire ! des grands
mots! je n'ose pas, je ne peux pas!
Elle eut un éclat de voix terrible. ,
— Menteur !
Mais il s'affolait :
.— Menteur? Vous n'aviez qu'à nous écouter tout
à l'heure : vous auriez vu si je mentais ! Puisqu'il
s'agit de l'honneur, entendez-vous, du mien !
UN SIMPLE 273
Il répéta avec une ironie effroyable :
— Mais qu'est-ce que ça vous fait mon honneur,
à vous !
Alors, M°»® Deschantres poussa un cri :
— Misérable ! J'ai deviné ! c'est pour elle que tu
découches I
Il s'était reculé, anéanti, ne comprenant pas :
— Moi I Moi !
Elle continua, furieuse :
— C'est cela, n'est-ce pas, cette raison que tu ne
veux pas me dire! Tu vas avec elle chaque nuit: mais
avoue ! avoue donc !
Et elle lui jetait des injures, à la pelletée, ne
retrouvant même plus les mots :
— Dégoùtation ! saloperie I avoue, puisque je sais
maintenant : avoue que c'est ça le résultat de mes
exemples I
Lui; pourtant, s'était ressaisi :
— Vos exemples I
11 n'y voyait plus, ne savait plus ce qu'il disait,
semblait emporté par un délire : et, comme elle con-
tinuait, lui criant :
— Sale coureur !
il eut enfin un éclat de voix terrible, lâchant son
secret :
18
274 UNSnCPLE
— Quand vous allez avec le mari, vous croyez donc
que j'irais prendre la femme !
Ils se regardèrent, pétrifiés, M"»' Deschanlres
devenue blême, lui flageolant sur ses jambes, se
rendant seulement compte de ce qu'il venait de
crier là.
Il y eut une seconde de silence effrayant, où Ton
n'entendait plus que le bruit de leurs baleines très
courtes et traversées de sifflements : ils avaient les
yeux dans les yeux, la face figée, tous les traits tendus
comme s'il se fût agi entre eux d'un duel à mort...
Et tout à coup M"* Deschanlres, la première, avança
vers lui, les bras levés : sa figure venait de se con-
tracter dans une colère effrovable. Elle cherchait à
parler sans pouvoir émettre un son ; mais à mesure
qu'elle s'approchait de lui, Stéphane sentait que
c'était fini : elle allait le tuer, ou il fallait qu'il la
tuât. Aucun autre possible, c'était le dernier acte du
drame surgi entre eux : l'un ou l'autre devait dispa-
raître : et au moment où les mains de sa mère le
frôlèrent, il eut un brusque recul.
— Laissez-moi, fit-il d'une voix brève.
Alors lentement, en la regardant toujours, il alla
jusqu'à la porte. Dans ses yeux, une lueur passa,
comme s'il avait voulu lui jeter, en dépit de tout, un
dernier adieu et résumer en une seconde ses adora-