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Full text of "Un simple"

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EDOUARD ESTAUNIË 



UN SIMPLE 




PARIS 

UBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER 

PERRIN ET C", LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35, QU*1 DES OIANDS-lUGUSTIKa, 35 



UN SIMPLE 



EDOUARD ESTAUNIÉ 



UN SIMPLE 



^■4^- 



^'f^' 



PARIS 

LIBBAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER 

PERRIN ET C«, LIBRAIRES-ÉDITEURS 
1891 

Toiu AroUM itienit 



* •( 



i 







A GUY DE MAUPASSANT 




UN SIMPLE 



* 

Elé comme hiver, chaque malin Stéphane Des- 
• chantres se levait à six heures : avant même que le ' 
réveil eut cessé sa sonnerie stridente et métallique, 
il sautait au bas du ht et s'habillait gravement, 
mettant un soin extrême à brosser ses habits, ou à * 
lisser leurs faux phs. Quand il avait fini, il allait 
dans la salle à manger, allumait une lampe à esprit 
de vin au dessus de laquelle une tasse de chocolat 
était installée depuis la veille : puis accoudé sur la 
table, un livre devant lui, il attendait d'être tiré de 
son travail par le chant assourdi du liquide en* train 
de bouillir. 

A 7 heures moins 20, il descendait l'escalier, prenait 

1 



2 ^ UN SIMPLE 

la rue des Balances, laissant derrière lui le massif 
rouge des Jacobins, ensuite la rue Saint-Romme en- 
roulée en sinuosités bizarres et traversait la place des 
Carmes, dont les candélabres de bronze semblaient 
aux quatre coins des trophées de canons oubliés. 

Enfin, très lentement, il descendait la rue du Vieux- 
Raisin... A ces heures matinales tout s'éveillait dans 
Toulouse; quelque chose ressemblant au bâillement 
d'un dormeur qui s'étire, un grand murmure indis- 
tinct montait de la ville et déjà des ombres pas- 
saient ici et là, femmes le panier au bras se rendant 
au Capitole pour le marché, dévotes en train de 
quérir une messe, ouvriers arrivant des faubourgs. 
De loin en loin, les auvents de boutiques s'ouvraient, 
avec un tapage de planches entrechoquées ; des cris 
en patois, merveilleusement sonores, s'échangeaient 
d'un côté des rues à l'autre. Tout à coup, un fré- 
missement courait dans les clochers de la ville ; des 
carillons surgissaient en tous les coins, remplis- 
sant aussi le ciel de commérages éperdus : celui de 
Saînt-Sernin très grave et perdu dans les hauteurs, 
celui de la Dalbade coquettement gazouilleur, celui 
du Taur à demi fêlé : il était 7 heures... 

Stéphane alors montait au second étage du n^ 20 
et sonnait. M. Mouillac ouvrait lui-même, et lui ser- 
rant la main avec une sorte de pression fébrile, disait : 



UN SIMPLE 3 

— Bonjour, Monsieur, vous allez bien ? 
U réipondait* : 

— Très bien, Monsieur. 

En silence, tous deux entraient dans la chambre à 
coucher, encore imprégnée de l'odeur du lit et de la 
nuit passée là. Puis, sans ajouter une parole, ils se 
mettaient devant un tableau noir et commençaient : 

— Nous avons vu la dernière fois que : 



iga — tgb 

l+tga tgb 



Depuis un an, c'était ainsi chaque jour et dans 
cette ponctualité craintive toute la vie de Stéphane se 
trouvait résumée. 

11 avait alors 18 ans, l'âge des enthousiasmes, des 
chimères qui hantent, de l'éveil de l'être à l'inconnu 
de la vie, mais on aurait cru que rien de pareil ne 
l'eût encore touché du bout de l'aile ; il paraissait 
plutôt replié sur lui-même, et acharné à la stricte 
observance de ses devoirs imposés. 

Souvent malade, il avait les yeux bleu faïence 
que nul élan ne traverse, les paupières très rouges 
et sur les joues des, colorations violacées trop 
intenses, comme s'il souffrait perpétuellement du 
froid. Point de moustaches, seulement.au dessus des 



4 UN SIMLPE 

lèvres un duvet. blanc à peine visible, et sur tout le 
visage un air non fini, une apparence d'inertie faisant 
aussitôt penser qu'il devait être très bon mais, très 
naïf, peut-être très tendre, peut-être aussi très 
malheureux. 

Autrefois on l'avait mis au collège Sainte-Marie, der- 
rière Saint-Sernin ; tout de suite cette vie en commun 
l'avait désorienté. Ses camarades lui faisaient peur. 
Lorsqu'on classe on l'interrogeait, il n'osait répondre 
ou parlait si bas qu'on ne l'entendait pas.. Et peu k 
peti, sa gaucherie était devenue le point de miredes 
joyeuselés. Dès qu'on appelait Deschantres, un rica- 
nement roulait le long d«s tables, comme à l'aubaine 
d'une minute drôle. Alors, un tremblement le pre- 
nait, une rougeur l'envahissait et balbutiant des 
mots inintelligibles, il perdait contenance ou parfois 
pleurait de confusion. 

Il y était resté deux ans, deux années de supplice 
consumées à conquérir pied à pied un renom de 
bêtise et d'incapacité notoires. Après, sa mère avait 
voulu le mettre externe daxis une boite, une sorte de 
chauffoir dont deux ou trois élèves montaient le renom 
en en suivant les cours gratis. Mais la maladie 
s'était mise en travers de ces beaux projets; il avait 
Gu des rhumatismes articulaires, une . série de dou- 
eurs achevant de ployer son corps, si bien qu'à 






UN Simple 5 

• • • • . 

dix-huîl ans il se trouvait à peine remis, ne sachant 
guère qua rôrtljiographe et des bribes de latin fichées 
de force dans sa cervelle. 

— Pauvre garçon! disait-on de lui... uïi simple! 

— Un imbécile, disait sa mère en haussant les 
épaules. S'il» arrive jamais à décrocher un examen, 

"j*y perdrai bien mon nom. 

Cette pensée avait le don d'exaspérer ^P^ Des- 
chantres ; souvent le soir, au repas que servait une 
femme de ménage, — car ils étaient de fortune trop 
modeste pour se donner le luxe d'une domestique à 
demeure — il arrivait qu'elle lui fit dès scènes sans 
raison apparente. • 

— Ton frère ne m'aurait jamais donné un pareil 
ehiagrin ! il travaillait, du moins^.. 

— Mais, ma mère, je vous assure... 

— Tais-toi, on fait ce qu'on peut ! répondait-elle 
levant les yeux vers le plafond, la main posée devant 
sa bouche comme pour étouffer un soupir doulou- 
reux. 

Et de fait, moralement et physiquement, il était une 
anomalie dans la famille entre son frère, un solide 
gars à fredaines, qui enragé de paresse avait fini 
par endosser là capote d'artilleur, et sa mère, une 
grande femme à taille svelte, avec des yeux d'une 
inmiobilité pénétrante oii la pupille se fondait dans 



6 UN SIMPLE 

l'iris, ayant le geste lent, la parole sèche et sous sa 
froideur apparente un air d'égoïsme traître. 

M™' Deschantres était de Nancy : le hasard des 
changements de garnison l'avait conduite à Tou- 
louse à la suite de son mari, capitaine de génie 
mort depuis deux ans déjà d*anémie cérébrale, 
d'autres assuraient de chagrin domestique. Depuis, 
, sous ses vêtements de deuil, elle gardait une impas- 
sibilité noire désagréable à l'œil. Elle s'était jelée 
dans une dévotion outrée, tout entière dans les robes 
de prêtres, ne rompant la monotonie de son intérieur 
qu'en l'honneur des soutanes. Avec cela, sa piété 
s'émaillail parfois de paroles crues, lancées dans 
l'obscurité du soir avec une expression bizanv qui 
donnait à penser. A certaines intonations, à des 
gestes imperceptibles, on devinait que cet le froideur 
était un leurre, une comédie jouée pour dépister 
des curiosités ou de mauvais vouloirs. 

Comédie aussi, avec son fils, passant sans 
rime ni raison, d'effusions ridiculement outrées, à 
des colères injustifiées pour un col mal mis , 
une tache sur un veston, ou un retard au dé- 
jeuner. 

Les jours de migraine surtout étaient féconds 
en orages. Ils arrivaient presque chaque semaine î 
M""" Deschantres restait alors au lit, se faisant 



♦. 



ï 



UN SIMPLE 7 

servir par lui comme par un domestique. S'il apportait 
le thé tiède, s'il mettait moins d'empressement à 
accomplir ses volontés, elle avait des mots durs, des 
violences de langage dont il ressentait vaguement 
l'injustice sans oser s'en défendre. 

Même à ces heures-là, la pensée n'était jamais 
venue à Stéphane d'imiter son frère et d;e quitter 
le logis. La seule idée d'abandonner la maison, pour 
mener l'existence de garçon dont tant d'autres 
autour de lui raffolaient, lui causait un effroi. La 
liberté l'épouvantait. 

11 aimait l'ordre, les choses méticuleusement arran- 
gées, l'époussetage à outrance, les placards où 
chaque objet dort enveloppé dans du papier de 
journal, se plaisait à inventer des combinaisons de 
placement pour que l'effet de ces empilages fût 
plus harmonieux, ou qu'il y eût plus de place libre. 
Ses cahiers de cours étaient tous enrichis de barres 
faites à la plume avec autant de soin que dans un 
dessin linéaire et, pour une tache d'encre trouvée 
sur ses livres, il éprouvait une violente contrariété. 
Tous les menus détails de l'intérieur lui plaisaient; il 
s'en occupait avec un contentement intime, jouissant 
du plaisir de contempler des choses à leur place 
restant, le plus souvent silencieux parce que les mots 
ne lui venaient pas. 



8 ' UN SIMPLE 

» 

Une fois un de ses professeurs lui reprochait cette 
apparente stérilité de pensée : 

— Je ne sais pas dire, répondit-il confus ; je pense ; 
quand j'ai pensé, je m'exprime comme cela vient, en 
une phrase, mais je ne vois rien autre... 

C'était vrai : il pensait. Paifois il lui arrivait de 
s'abandonner à des. rêveries, d'être perdu dans un 
monde vague et d'éprouver soudain des frissons de 
convoitise, le besoin de s'arracher à une existence 
chrohométrique. Alors il s'effrayait de ces échappées 
comme d'audaces condamnables et il tentait de les 
chasser iainsi que des mauvais désirs. . 

Depuis la mort de son père, leur vie s'écoulait ainsi, 
M""®Desehantres oscillant entre ses migraines et ses 
devoirs de piété, Stéphane toujours près d'elle ou 
parfois s'occupant du ménage, quand la domestique 
leur faisait faux-bond. Vie monotone, sans autres 
accidents que les mauvaises humeurs journalières, 
heures lentes et traînées. 

• A certains soirs, quand le jour tombait et qu'un 
air froid courait dans l'obscurité du salon où ils se 
tenaient, M"™^ Deschantres bâillait avec un grelotte- 
ment nerveux qui était son tic. 

— Quelle existence ! disait-elle. 
Il répondait : 

— ^ Si seulement vous alliez bien ma mère... 



. UN SIMPLE 



9 



— Ah ! du temps de mon pauvre mari, reprenait- 
elle, ce n'était guère ainsi.* 

Défait jamais elle ne parlait de ce passé sans qu'un 
éclair traversât ses yeux et il semblait qu'elle fût 
brûlée de souvenirs. Dieu sait pourtant les bruits 
qui couraient encore sur le bonheur de leur mé- 
nage ! 

Leur solitude relative rendait surtout les journées 
longues. M"''*Deschantres ne voyait presque personne, 
quelques connaissances seulement dues au hasard et 
dont on ne savait ni l'entourage ni les origines. Sa 
froideur glaçait l'intimité; quant aux parents elle 
s'était brouillée avec tous, Stéphane ne savait pour- 
quoi. Jusqu'aux Ferramus, leurs cousins germains 
pourtant, installés réceinmentàBelpech, à cinquante 
kilomètres de Toulouse, qui n'avaient pas daigné 
venir, ni envoyer un faire-part de leur mariage ! 
Aussi lorsqu'elle abordait ce sujet, en prenait-elle 
prétexte à tirades contre la famille : « une congréga- 
tion de gens associés par la nature pour se mieux 
nuire » disait-elle aigrement. 

Stéphane, lui, ne s'ennuyait pas ; sa mère, les soins 
de la maison et ses répétitions lui donnaient assez 
d'occupation pour remplir le temps. Etrange chose, 
au reste, que ces répétitions avec M. Mouillac ! 
Depuis un an elles avaient bouleversé sa vie. 



10 UN SIMPLE 

Méticuleusement méthodique et sans force d'ima- 
gination, il avait cru mordre aux mathématiques et 
demandé à sa mère d'abandonner les lettres pour 
tenter le baccalauréat es sciences. Un rêve, ce 
parchemin entrevu dans un lointain idéal, comme 
une réponse miraculeuse aux reproches dont sa 
médiocrité était écrasée! On avait alors découvert 
un professçur très inconûu mais bien pensant, qui 
moyennant trois francs par heure dut lui distribuer 
la manne algébrique et lui révéler les froides 
magnificences de la géométrie. 

— C'est par acquit de conscience, disait M""*" Des- 
chantres, je sais bien d'avance qu'il n'aboutira 
jamais qu'à un échec, il est si bète ! 
• Par un caprice curieux de l'existence, le maître et 
rélève, ainsi fortuitement rencontrés, se trouvèrent 
taillés sur le même modèle, de timidité ployée. 

M.Mouillac avait quarante ansjes épaules voûtées, 
et ce ratatinement de physionomie des vieux, dont 
les ans ont parcheminé chaque muscle. 

De son passé, on ne savait rien, sinon qu'il était 
sans fortune et dévorait des x en guise de pain. 
Le plus souvent il demeurait perdu dans une imagi-^ 
nation peuplée de symboles, de problèmes compli- 
qués ou irréalisables. Et c'était au fond de lui une 
extase perpétuelle en présence de ces équations 



UN SIMPLE 11 

tourmentées, de ces fonctions vagues dont sa tête 
se remplissait du matin au soir. 

11 s'exprimait lentement, avec un accent méri- 
dional très chantant, éprouvait des frayeurs- inouïes 
devant un inconnu. Lorsque Stéphane était venu les 
premiers jours, il avait eu toutes les peines du 
monde à reprendre avec lui son aplomb. Leurs 
rapports pourtant étaient stéréotypés. Son — Bon- 
jour Monsieur, vous allez bien ! Donnez-vous la 
peine d'entrer, — n'avait encore varié qu'une fois, la 
veille du jour de l'an, quand Stéphane lui offrit un 
sac de marrons glacés en balbutiant deux ou trois 
mots de souhaits heureux. Le pauvre homme, à cette 
minute, se sentit ému comme par une grande marque 
de tendresse. Silencieusement il ouvrit le cornet, fit 
goûter un marron à son élève, puis, en prenant un 
autre, répondit d'un ton tremblant : 

— Vous êtes trop bon! ils sont excellents. 

Ce fut tout. La répétition reprit, sérieuse autant 
que d'habitude. 

Devant le tableau noir seulement, il retrouvait 
son assurance. Alors sa voix se gonflait avec des 
sonorités triomphantes ; les rudiments de la science 
eux-mêmes, d'une banalité si facile, lui arrachaient 
des exclamations de joie. 

Son enseignement avait été ti:ès pénible d'abord. 



12 UN SIMPLE 

• 

Stéphane ne parvenant pas ' à le suivre ; chaque 
leçon se passait en colères et en objurgations ter- 
rifiantes. Lorsqu'au cours d'une interrogation, 
M. Mouillac s'apercevait soudain que rien n'avait été 
compris, il s'en allait à grands pas dans la chambre, 
criant à pleins poumons son désespoir : • 

— C'est insensé! A quoi bon vous donner des- 
leçons ! vous figurez-vous que je vous laisserai vous 
présenter? ce serait monstrueux! j'en rougirais 
jusqu'à la racine des cheveux ! 

Stéphane balbutiait, n'osant dire la rude pioche à 
laquelle il s'était livré, ni son acharnement à suivre 
lès détours d'un raisonnement dont il ne parvenait 
pas à réunir les fils. 

— Taisez-vous, Monsieur, criait M. Mouillac, vous 
n'y comprenez rien ! 

11 y avait un silence, et soudain, d'une voix. très 
douce, comme, ressaisi par une attraction involontaire, 
il reprenait la craie : puis, avec une patience têtue, 
il expliquait de nouveau la question, accumulant les. 
éclaircissements, pareil à un peintre retouchant une 
œuvre chère dégradée piar le temps. 

Au fond, il s'était pris d'une affection inexprimée 
pour ce. grand garçon plus timide que lui, devi- 
nant qu'il luttait de toutes ses forces contre son 
intelligence impuissante ; il avait fait sa chose 



UN SJMPJ.E 13 

d'obtenir la réussite. Stéphane aussi éprouvait près 
de lui une chaleur communicative, une confiance 
apaisée jamais ressentie auprès dé sa mère. Même ce 
contact, à la longue, semblait avoir avivé son esprits 
11 y avait des jours où il comprenait f 

Comprendre! 

Parfois il se hasardait à pousser des colles,- à pré- 
, senter des problèmes de physique ridiculement 
naïfs que gravement ils discutaient, M. Mouillac les 
prenant d'en haut, lui se butant à de petits faits qui 
lui voilaient la réalité comme ces écrans minuscules 
qui, trop rapprochés de l'œil, voilent tout l'horizon. 

Et .c'était une curieuse chose ces deux êtres s'atta- 
cliant ainsi par une amitié grandissante, sans avoir 
jamais échangé une syllabe autre que leurs' spécula- 
tions sèches de géométrie "ou d'algèbre* 

Devinaient-ils que la vie les traiterait avec la 
même dureté? N'était-ce pas plutôt cette prescience 
inexphpable et fréquente réunissant par une force 

• d'aimant les cœurs qui vibrent? Tous deux, sans 

• s'en douter peut-être, avaient dans l'àme un grand 

• besoin d'aimer qui sommeillait, une mélancohe mala- 
dive pareille à une attente, ce malaise vague des 
prédestinés delà souffrance. 

Quand après leur heure de réunion, le matin, Sté- 
phane ayant pris ses livres, se retolirnait pour dire : 



14 UN SIMPLE 

— Au revoir, Monsieur, à demain sept heures, 
on eût dit qu'une infinité de paroles se cachât sous 
cette simple banalité. 

— Au revoir, Monsieur, répondait M. Mouillac, lui 
serrant la main, oublieux des tempêtes et des malé- 
dictions jetées souvent une minute auparavant. 

Et plus d'une fois, tandis que Stéphane s'en allait 
le long de la rue, plus mis en joie par les équations 
de ce rêveur que par toute la tendresse glacée 
de sa mère, il arriva que M. Mouillac, depuis sa 
fenêtre, le regardait furtivement, avec uu sourire 
vague et un rayonnement dans les yeux... comme 
devant un ouvrage de Fresnel ou une géométrie de 
Chasles. 



Il 



Ce matin-là, il pleuvait, pluie d'été chaude, à odeur 
fade. Dans la rue, des ruisseaux jaunes sautant 
sur les pavés pointus : l'eau tombait, giclant, éclabous- 
sant, faisant tordre la boue gluante, et cela montait, 
montait... 11 semblait que jamais l'averse ne finirait, 
que le ciel entier crevait sur la ville ou qu'un grand 
fleuve fourvoyé roulait à travers les maisons. 

Le dos courbé sous l'averse, le parapluie secoué à 
chaque coup de vent s'engouffrant dans les arbres, 
Stéphane Deschantres descendait les allées Saint- 
Michel avec M. Mouillac. 

Un phénomène, cette sortie en commun après la 
répétition : il avait fallu un événement unique pour 
les enlever ainsi au pli de leurs habitudes et les 
jeter dans une causerie le long de la promenade par 
une pareille tempête. 

En fait, ils en avaient le cœur plein, l'âme presque 
retournée. Tout à l'heure en arrivant, Stéphane avait 



16 



UN SIMPLE ' 



* 

tirédesapochesalettrede convocation; elleélait venue 
en relard, une erreur du secrétaire de la Faculté 
sans doute ou une omission de la poste — on ne pou- 
vait savoir — et elle fixait i»our date des examens 
écrits de M. Deschantres après -demain samedi 
?9. juillet 1886. 

— Après-demain samedi !... 

En entendant cela, M. Mouillac était devenu très 
pâle, puis avait répliqué d'une voix tremblante : 

— C'est donc aujourd'hui notre dernière leçon ! 

Et il y avait eu dans ce mot quelque chose de poi- 
gnant, comme à l'approche dlune séparation indéfi- 
nie, ou à la cessation d'une grande joie possédée. 

— fLa dernière... avait répété Stéphane. 

Tous deux dirent cela du même ton que lorsqu'on 
dit « le dernier soupir » en parlant d'un être aimé 
se débattant dans l'agonie. C'était la clôture de leur 
intimité tacite, la fin des venues chaque matin en 
même temps que des bousculades chères devenues 
une nécessité pour leurs vies dépaysées, le tiret sec 
et noir mis par le caissier au bas de la liquidation de 
fin d'année... Elève et maître s'en sentaient glacés de 
tristesse. La crainte d'un refus planait aussi sur eux. 

Tout en suivant par la force de l'habitude le train 
coutumier de la répétition, ils étaient dévorés d'in- 
quiétude, bien à autre chose vraiment qu'à ce qu'ils 



UN SIMPLE 



17 



écrivaient sur le tableau. Même deux ou trois fois 
M. Moùillac s'embrouilla, perdant le. fil des théo- 
rèmes, ce qui jamais encore ne s'était vu. Quand 
après une longue recherche il eut enfin retrouvé 
la voie, il dut s'excuser : 

— Pardonnez-moi, ce n'est pas ma faute... je suie 
très fatigué ce matin... 

Comme si l'on ne voyait pas son émotion et qu'il 
tremblait de la tête aux pieds ! 

L'heure terminée, au moment de partir et de pro- 
noncer le banal « au revoir », le maître avait eu 
une résolution soudaine : 

— Je vous accompagnerai jusque chez vous ce 
matin, cela me fera du bien.,., je suis mal à l'aise , 
aujourd'hui. 

— C'est qu'avant de rentrer, je passe par la gare 
Matabiau; nous iattendons une cousine... 

. — Hé bien, tant mieux ! parbleu ! puisque c'est 
pour marcher que je "sors... 

Et ils étaient descendus, réunis. pour la première 
fois dans une causerie intime où ni Fal^èbre ni la 
descriptive n'avaient plus que faire. 

Depuis deux jours, au surplus, les surprises se suc- 
cédaient chez les Deschantres. Hier soir, la lettre de 
convocation, cette annonce terrifiante des épreuves 
à subir ; avant-hier, une enveloppe de . Bëlnech à 

2 . 



18 UN SIMPLE 

écriture fine, très serrée... En la déchirant M"* Des- 
chantres avait eu un sourire énigmatique et une 
sorte d'éclair dans le regard... 

C'étaient quelques mots charmants de la cousine, 
mots sans embarras, paraissant plutôt une causerie 
continuée qu'une cessation d'hostilité entre gens 
qui ne se sont jamais vus. 

L'installation de Belpech était enfin complète, et 
pour la première fois depuis son mariage 
M'"Terramus se décidait à venir à Toulouse. Grand 
malheur, son mari ne pouvait l'accompagner, mais 
on ferait connaissance quand même, et peut-être 
mieux : les maris sont si gênants !... 

11 y en avait ainsi deux pages, que Stéphane avait 
écoutées gravement : chose curieuse, ce papier^ lui 
causait un malaise vague, et pourtant, au fond de 
l'âme il s'était senti tout de suite de la reconnais- 
sance pour cette cousine qui, la première, rompait 
l'ostracisme sans raison dont sa mère semblait 
frappée parles siens : il éprouva aussitôt un désir de 
la connaître mêlé à une involontaire anxiété, comme 
si d'avance il eût deviné que cette inconnue dont il 
ne savait rien jouerait un rôle dans sa vie, et que son 
bonheur peut-être dépendrait d'elle... 

Vite, on avait récrit qu'elle serait attendue à la 
gare, elle reconnaîtrait Stéphane à son costume 



UN SIMPLE 19 

noir, < un grand garçon rouge tournant sur lui- 
même » ; l'on comptait sur elle pour la journée 
entière... plus, si elle pouvait. 

Maintenant il allait à sa rencontre. 

Tout en écoutant M. Mouillac il éprouvait un fré- 
missement de trouble, cet effroi des visages nou 
veaux qui n'est ni joie ni douleur mais une sorte 
d'instinct de préservation. Saurait-il seulement la 
retrouver dans le va-et-vient du débarcadère? Sa 
timidité était retournée à l'idée qu'il faudrait la 
ramener chez lui, causer avec elle, lui, ce taciturne 
qui savait si peu dire... car les femmes surtout le 
décontenançaient et il en gardait la crainte comme 
si leurs sourires cachaient une moquerie de ses airs 
gauches. 

La pluie tombait toujours : par instant l'eau les 
fouaillait les enveloppant d'un brouillard. Au dessus, 
sur les glaçures des feuilles de platane, elle causait 
un grondement de chocs drus et pressés, et tout 
était désert... De loin en loin seulement, des gens 
qui couraient pour échapper à l'ondée, ou une voiture 
passant avec l'allure flasque des choses trempées. 

M. Mouillac parlait sans s'arrêter; on eût dit qu'il 
éprouvait le besoin de s'étourdir dans un flot de 
paroles. Une dernière fois il passait en revue les 
accidents possibles, les formules usuelles, ou des 



20 UN SIMPLE 

méthodes générales pour résoudre des problèmes. Il 
entrait même dans des détails minutieux : il fallait très 
bien écrire, aligner les équations pour qu'elles n'aient 
pas l'air de bariolures informes : la copie devait avoir 
de l'œil, ce je ne sais quoi de bien tenu qui est déjà 
la ipoitié de la solution. 

— Et qu'il ne craignît pas de donner des explica- 
tions ! Ces geris de Faculté sont si pressés lorsqu'ils 
corrigent, qu'ils pourraient ne pas faire attention, 
sauter des lignes ! 

Mais tant de verbiage sonnait faux. On sentait 
dans ses gestes et son accent quelque chose de forcé; 
ïl n'était évidemment pas descendu pour parler de 
cela, ni pour ressasser des conseils déjà donnés 
vingt fois. Seulement au moment de dire, le coeur 

lui manquait; et ils continuaient d'avancer côte à 

I 

côte, l'allure indifférente, lui avec une abondance de 
gestes, Stéphane gardant son apparence habituelle 
de tristesse calme. 
Tout à coup, M. Mouillac eut une exclamation ; 

— Avant tout, pas d'idées de recalage ! 
Stéphane fit un geste lassé : 

— Je ne me fais pas d'illusion. Monsieur, je serai 
refusé. 

— Par exemple ! 

Alors M. Mouillac s'emporta; c'était absurde de 



UN SIMPLE 



21 



déclarer d'avance qu'il serait vaincu, le meilleur 
moyen.de l'être en effet... Fût-il dix mijlle fois plus 
faible, il avait encore les hasards pour lui. 

— Oh! le hasard !... 

Mais Stéphane l'interrompit : 

— Voyez-vous, Monsieur, ce serait trop -beau; 
no\is n'avons jamais eu de chance à la maison, je 
ne sais pourquoi... 

Et cette phrase découragée sembla un reproche 
si jiavrant de ce grand innocent à la vie qui jamais 
ne lui avait souri, que M. Mouillac en fut saisi et 
brusquement tomba dans une rêverie. 

— Croyez-moi, répondit-il après un instant, ici-bas 
chacun possède son lot de chagrins, mais au bout de 

■ 

toute vie le total est le même; si pour vous il a grossi 
vite, c'est preuve qu'il ne s'accroîtra guère et fera 
bientôt place aux joies... 

» 

Stéphane hocha la tête et ne répondit pas. 
M. Mouillac eut ensuite un grand soupir et. reprit . 
d'un ton tremblant : 

— Je tacherai d'être à la Faculté lundi au hioment 
de l'admissibihté... pour l'oral aussi... cela vaudra 
mieux/.. 

r— Si vous été» trop occupé. Monsieur, ne vous 
dérangez pas. 

— Si, j'essayerai. Cela dépendra de circonstances 



•• 



22 UN SIMPLE 

spéciales, parce que vous ne savez pas... Oh, c'est bien 
indifférent! Mais enfin, je suis en train de prendre 
une grande décision ces jouri^-ci... oui, une déter- 
mination très grave... très grave... 

Sa voix s'était tout à coup voilée d'un tremble- 
ment, et un éclair de joie lumineuse passa sur sa 
figure ratatinée tandis qu'il continuait très bas : 

— Oui, je vais me marier, peut-être !... 

— Vous marier ! 

Stépkane eut un mouvement d'étonnement, 
presque d'incrédulité. M. Mouillac se mariait! ce 
mot si banal — se marier — lui causait une stupé- 
faction. Jamais encore il n'avait pensé que cela put 
arriver dans la vie réelle, tant le mariage jusque-là 
lui était apparu comme un événement de roman, 
sorte d'arche mystique, désirée, mais tuant les pro- 
fanes osant y porter la main. 

— Oui, me marier, répétait M. Mouillac, tout éclairci 
par son aveu, me marier ! N'en dites rien, surtout!... 
je ne sais pas encore... et puis, je ne l'ai confié à 
personne, rien qu'à vous... parce que, voyez-vous, 
comme nous nous quittions... 

Et c'était si naïf, si délicatement raffiné, ce premier 
secret de la vie intime livré à la dernière minute, 
cette façon de lui laisser pour adieu une marque de 
tendresse non banale, que Stéphane fut secoué subi- 



UN SIMPLE 23 

tement par une irrésistible émotion. Les larmes lui 
montèrent aux yeux ; prenant les mains de M.Mouillac 
dans les siennes, il balbutia : 

— Comme vous devez être heureux ! je vous en 
félicite de tout cœur. 

— Ah! oui, bien heureux ! — ou plutôt, je n'en 
suis pas sûr — tant que cène sera pas décidé... 

Et soudain, maintenant qu'il avait avoué, il conta 
par le menu comment cela s'était passé, détails 
minuscules, moindres choses que l'amour seul 
remarque et retient. 11 éprouvait un bonheur intime 
à se décharger enfin de son bonheur, à n'être plus 
seul à le savourer ; d'ivresse il en oubhait presque 
le chagrin de laisser ses leçons. 

Dieu sait pourtant quelle histoire banale ! 

Une jeune fille" rencontrée par hasard chez des 
amis, les Camus, petits commerçants de la rue Boul- 
bonne. Elle était leur nièce et venue passer trois 
semaines chez eux pour goûter de la grande ville ; 
car Toulouse pour le Midi c'est la capitale, le cœur 
de la France, la grande ville dont chacun rêve. 

M. Mouillac s'élait trouvé là un soir par hasard, 
voulant' passer une heure. Ah ! la bonne soirée main- 
tenant qu'il y resongeait ! mais il n'y avait pas fait 
attention alors, élait seulement rentré tard, très 
étonné que le temps eut passé vite ! 



24 UN SIMPLE 

Deux jours après, nouvelle visite de M. Mouillac : 
le couple Camus en avait jeté les bras au ciel. 

— lié quoi ! M. Mouillac se dérangeait ! 

En l'honneur de Tavônture ils ofFrireiit des grogs. 
Ce fut une fêle. 

• Une chaude journée de juin. On avait ouvert le^ 
fenêtres au grand large : la poussière venait de la 
rue avec des bouffées fraîches et des douphes de 
bon air. Cette fois, Suzanne s'était trouvée à ses 
côtés, il ne savait comment, et il était reparti 
avec un tel contentement dé cœur, que cinq ou 
six fois il avait recommencé ces escapades, accueilli 
toujours par le gros rire des Camus qui, commençant 
à voir la trame, en riaient de tout leur cœur. 

Un beau soir la maison redevint vide : Suzanne 
était repartie chez ses parents. 

— Ah ! quel coup cela m'a donné ! c'est .de cette 
heure-là seulement que j'ai compris que je l'ai- 
mais ! Avant je ne m'en doutais pas. On est si novice 
dans ces histoires-là, fit-il avec un épanouissement 
radieux de sa physionomie de petit vieux. 

Alors des journées avaient passé, affreusement 
tristes, où il avait voulu se reprendre lui-même mais 
c'était fini, lecœur était ailleurs... 

— Vous ne vous êtes donc pas aperçu que j'avais 
les yeux battus, le matin ? Je ne dormais plus. Je 



UN SIMPLE 



25 



crois même que je ne vt)us faisais plus de scènes ! 

Enfin, de guerre lasse, il avait écrit une lettre aux 
paren.ts, où il la demandait, lui, un petit professeur, 
pas beau — Dieu merci ! il ne se faisait pas d'illu- 
sions — pas bien amusant non plus, mais au fond de 
lui, une voix lui criait qu'il serait accepté : 
' — Accepté ! 

Oh ! cette attente, comme il guettait maintenant 
Je courrier dQ Belpecli, car elle était à Belpech... 

— * Tiens ! ma cousine qui en arrive aussi... 

— Votre cousine est de Belpech ! Ah .! mon Dieu, 
peut-être lat connaît-elle! Suzanne Mercier... bien 
sûr, elle là connaît ! Si elle la connaissait ! 

Maintenant, tout au bout des avenues Lafayette, 
la masse noire de la gare se dressait, encapuchonnée 
dans .des nuées de fumée stagnante ; et un grand 
bruit de locomotives, de sifflets, de heurts sur les 
rails arrivait, pareil au halètement d'une foule, 
énorme. L'averse s'en allait, se fondant peu à peu en 
pluie fine, tandis qu'un coin de soleil crevant brus- 
quement les nuages, bariolait de zigzags d'or les 
vitres du hall gigantesque. 

— Voyez î rien que d'en parler, cela a fait venir 
le beau temps ! s'écria-t-il avec un geste de bon- 
heur. 

• Stéphane rêvait. 



2G UN SIMPLE 

— Que vous devez être heureux ! fit-il doucement. 

— Bah ! cela vous arrivera aussi, à vous surtout 
qui êtes jeune. 

— Oh ! moi ! 

— Croyez-m'en donc ! cela seul est bon ! quand 
on aime, c'est comme si la vie et soi-même étaient 
changés. 

— Dieu vous entende ! répondit Stéphane. 

Cette exubérance d'amour l'avait comme enivré. 
Jamais encore il n'avait ressenti pareil trouble, si 
bien qu'ils semblaient l'un et l'autre envolés tout 
à coup dans le même rêve à mille lieues du réel. 

Ils gardèrent alors un silence délicieux ; mais brus- 
quement à l'entrée de la gare se trouvèrent enserrés 
dans la cohue. 

Tout une fourmilière: piétons, 'voitures, et 
monte-charges : la foule pressée, encombrée, des 
gensà demi fous qui se perdaient les uns les autres : 
dans les coins des embrassades de famille, plus 
loin des groupes riant ou pleurant... et ce brouhaha 
fiévreux les étourdissait: ils s'en allaient devant eux 
comme éperdus, ne paraissant rien voir, si bien qu'un 
passant les interpella rudement : 

— Prenez donc'garde, vous allez vous faire écraser! 
Ils se réfugièrent sur le trottoir, le suivirent 

jusqu'à la porte de sortie des voyageurs et là, s'ins- 



UN SIMPLE 27 

tallèrent. En y arrivant, M. Mouillac se tourna vers 
Stéphane : 

— Cela vous ferait-il quelque chose que j'atten- 
disse l'arrivée? Je voudrais savoir s'il ne viendra 
personne de Belpech, pour moi... vous comprenez, 
n'est-ce pas ? 

— Tout ce que vous voudrez, dit Stéphane, et ils 
restèrent adossés au mur. 

Les trois coups de cloche sonnèrent : il y eut des 
éclats formidables de fer sur les plaques tournantes, 
puis ce branle-bas de vapeur des trains qui arrivent. 
Leurs cœurs battirent, Stéphane songeant à cette 
cousine inconnue qui venait, M. Mouillac s'imagi- 
nant que Suzanne arrivait peut-être, ou quelqu'un 
des siens ; mais quand, par la porte ouverte à deux 
battants, la trombe des voyageurs s'échappa avec 
des bousculades irrésistibles, ce dernier ne put 
y tenir, envahi par une terreur subite. 

Il saisit la main de Stéphane, lui dit très vite: 

— Allons, adieu ! bonne chance!... décidément je 
m'en vais, parce que voyez-vous... si elle* était là ou 
si quelqu'un venait me dire que c'en est fait, qu'on 
ne veut pas de moi... 

Puis il pirouetta sur les talons et s'enfuit à petits 
pas précipités. Mieux vaut encore l'attente qu'une 
réalité mauvaise ! Quand il fut très loin seulement, à 



28 



UN SIMPLE 



l'autre bout de là cour, il s'arrêta, une seconde 
regardant en arrière... Stéphane était perdu dans lé * 
grouillement noir.;. C'était fini, ils ne se verraient 
plus , finies aussi les leçons aimées, les Téunions 
matinales si doucement joyeuses : et il reprit sa 
course se sentant * quelque chose d'humide sur la 
joue, une larme venue là sans qu'il s'en doutât — 
regrets du passé ou contentement de l'avenir, qui le 
saura jamais !... 



m 



— Monsieur Deschantres, fit une voix claire, der- 
rière Stéphane. 

11 se- retourna avec un mouvement d'effarement, 
et répondit : 

— C'est moi ! 

— Alors, mon cousin, vous êtes en train de m'at- 
tendre?. 

— Madame Ferramus,. sans doiite ! 

— Justement. Vous permettez que je prennevotre 
bras ? 11 fait si mauvais... conduisez-moi... 

Une petite femme, de taille et d'allure pension- 
naires, aux yeux mobiles, bleus comme ceux de 
Stéphane, mais d'un bleu ondoyant qui tirait sur le 
vert : la figure souriante, avec un air de pomme 
nouvelle qui demande à être croquée : une vivacité 
enfantine qui soudain crevait l'enveloppe sérieuse 



30 UN SIMPLE 

de la robe longue et du chapeau à brides... C'était 
elle, la cousine attendue !... 

11 s'inclina d'un air troublé, puis ils partirent 
coudoyés par la foule qui peu à peu s'éparpillait en 
éventail. 

Autour d'eux, les gens se secouaient, stupéfaits 
de se retrouver sous un soleil ardent qui faisait 
monter des arbres une buée. Dans les angles, des 
femmes se retroussaient, montrant des coins de jupes 
empesées ou des chevilles menues, et tout au travers 
des flaques miroitantes, c'était un fouillis de silhouet- 
tes à cloche-pied, une débandade d'êtres semblant 
s'enfuir en dansant sous le coup d'une allégresse. 

— Le vilain temps, n'est-ce pas?flt M'^^'Ferramus, 
enjambant un ruisseau. 

— Dame, il a tant plu, répliqua Stéphane, avec 
un involontaire tremblement de voix. 

Ce brusque tète à tète provoquait en lui une gau- 
cherie. L'avoir ainsi à son bras lui donnait du 
malaise, et il n'osait même point serrer le coude de 
peur de sentir trop ce contact de femme. Marchant 
sur^ses pointes, pour éviter la boue, de temps à autre, 
il faisait des glissades qui les éclaboussaient l'un et 
l'autre. 

■ 

— Je vous demande pardon, disait-il alors décon- 
tenancé. 



UN SIMPLE 31 

— Bah ! un peu plus un peu moins, répondait-elle 
chaque fois. 

Pourtant, peu à peu, il s'enhardit, jeta sur elle des 
regards furtifs dont il l'enveloppait de la tète aux 
pieds, cherchant à déchiffrer ce visage auquel il son- 
geait depuis l'arrivée de la lettre. Pourquoi d'avance 
l'avail-il éclairé d'une auréole, pourquoi se l'être 
imaginé très beau ou très bon ? Était-ce pour cette 
pensée généreuse de les venir voir en parente ? Etait-ce 
seulement parce qu'elle était de Belpech, le pays de 
l'amoureuse de M. MouillacJ qui le sait, Mais en 
l'examinant maintenant, il se heurtait à cet aspect 
vulgaire qui désillusionne de tout être attendu. 

Non, certes, elle n'était point différente du 
commun : pas jolie, mais seulement, en dépit de sa 
tournure maigriote, un air de santé et du rouge sur 
les joues témoignant d'une longue vie à la cam- 
pagne ; le nez était trop court, le menton un peu 
massif et coupé en deux par ime ride méchante : en 
somme, une figure comme la plupart, ni laideur, 
ni beauté, mais la moyenne courante, et l'aspect de 
force fruste d'une héritière de village. 

Elle-même semblait déconcertée dans le brouhaha 
de la ville où elle entrait au bras d'un inconnu : le 
roulement des camions qui du matin au soir gronde 
aux allées Lafayette l'étourdissait, et cela se devi- 



32 



UN SIMPLE 



nait à sa façon de parler, à certaines inflexions hési- 
tantes, si bien que peu à peu Stéphane reprit son 
assurance. 

Us arrivèrent rue du Lycée. Justement, M"® Des- 
chantres s'était levée avec la migraine des mau- 
vais jours : quand elle entra près d'eux, la démarche 
lente, avec sa figure blafarde où rien ne se voyait 
que deux yeux noirs fixes, Sidonieeut un mouvement 
de gène : au moins Stéphane l'avait mise à l'aise... 
Après le premier échange des politesses, la' conver- 
sation traîna, interrompue le plus souvent par les 
soupirs de M"*® Deschantres ou de simples signes de 
télé. Sidonie surmontant son embarras et la répul- 
sion instinctive qui l'avait saisie tout d'abord, parla 
de Belpech, de ses occupations de ménagère, 
des récoltes, toutes clioses qu'elle sentait ne pas 
être intéressantes. A travers son babillage forcé- 

. on devinait bien qu'elle était intelligente, mais 
fermée par sa vie de campagne, n'ayant jamais eu 
d'hori2;ons ni de ces secousses qui brusquement font 

' entrer dans l'âge mûr. Dans un coin, Stéphane 
redevenu silencieux écoutait ce déluge de phrases. 
Une gène ennuyée tomba sur eux trois, les enser- 
rant peu à peu : au bout de dix minutes, il semblait 
qu'ils se fussent déjà, connus à fond, et que chaque 
parole nouvelle devint une fastidieuse redite.' 



UN SIMPLE 



33 



A un moment pourtant, M™*' Deschanlres s'anima . 
•brusquement ; Sidonie la plaignait d'être si fré- 
quemment souffrante : • 

:— Je sais que je me ruine la santé en restant à 
Toulouse, répondit-elle, mais qu'y faire ? puisque 
mon fils m'y oblige... 

Ah ! si elle avait pu trouver une maison à louer 
pour la durée des vacances, au dehors, en pleine 
campagne... Seulement, la seule idée d'aller dans 
un pays où elle ne connaissait âme gui vive suffisait 
à l'ieffrayer : puis, autour de Toulouse, le pays était 
laid, très plat... 

Soudain, M"™"^ Ferramus l'interrompit : 

— Pourquoi ne viendriez-yous pas à Vie, près de 
Belpech, un endroit délicieux.;. Justement, nous 
avons là une ferme avec deux ou trois chambres 
habitables : on pourrait vous louer ça... 

7— A Vie, dites-vous ? 

— Oui, j'en parlerai à mon mari... 

Tout de suite on discuta le projet* qui parut plaire ■ 

étrangement, Même on eût dit que déjà ces idées de . 
Villégiature eussent chassé la migraine, .quand se 

retournant tout à . coup vers Stéphane, W^^ Des- 
chantres lui dit d'un ton bref et sans transition : 

— A la veille d'un examen, il vaudrait mieux travail- 
ler que de rester à ne rien faire là, comme d'habitude ! 



84 UN SIMPLE 

Il se leva, s'excusant auprès de sa cousine, mais 
on annonça le déjeuner. 

Alors ils passèrent dans la salle à manger et ce 
fut glacial, ce repas ; parfois de grands silences tom- 
baient, des trous survenaient dans la conversation 
qu'aucun n'arrivait à combler; M™® Deschantres 
soupirait plus que jamais ; Stéphane gardant sa 
mine courbée, repassait en lui les incidents de la 
matinée, sa promenade avec M. Mouillac sous la pluie 
qui les trempait, l'histoire d'amour si parfumée de ten- 
dresse, les éclats de rire triomphants du petithomme, 
et sa voix grave, quand s'arrétant court il avait dit : 

— Cela seul est bon : aimer!... 

Quel contraste avec la glaci|de contrainte jetée 
entre eux trois! 

Seule M'"® Ferramus, faisant contre fortune bon 
cœur, mangeait avec son robuste appétit de 
campagnarde : par instant aussi, durant les silences, 
elle se surprenait à examiner tour à tour Stéphane 
et sa mère. 

Un roman, cette opposition de leurs deux tètes : 
l'une jaune, avec un regard froid qui causait le 
frisson, l'autre, joufflue et rose, avec un rayonne- 
ment de bonté, cette sœur de la bêtise ! Un roman 
où se livrait au moins clairvoyant la trame de leur 
existence commune, les heurts perpétuels d'égoïsme 



UN SIMPLE 35 

raffiné chez Tune et de tendresses silencieuses et 
aveugles chez l'autre. 11 sembla même que M™® Des- 
chantres voulût encore mieux l'accentuer, car, sans 
se soucier de l'étrangère à sa table, elle fit au 
dessert une scène où, comme d'habitude, elle s'em- 
porta toute seule contre lui : n'avait-il pas omis de 
régler le matin le compte de M. Mouillac! 

— C'est toujours ainsi ! tu me tueras en m'obligeant 
à penser à tout. Voyez-vous, Madame, je suis seule, 
absolument seule ! Ce garçon-là ne ferait rien pour 
sa mère ! Ah ! vous êtes bien heureuse de n'avoir pas 
d'enfant!... 

Certes oui, il avait pensé à ce payement! mais 
au moment de le faire, une honte Tavait pris de 
régler si brutalement et il était rentré avec l'argent. 
En allant annoncer le résultat de l'examen à 
M. Mouillac, ne serait-il pas bien temps de s'acquitter? 
Dieu merci, jamais celui-ci ne réclamerait pour ce 
retard!... 

En revanche, quand Sidonie se leva pour partir, 
M""® Deschantres voulut à tout prix que Stéphane 
raccompagnât. 

— Mais son examen, Madame!... moi qui lui ai 
déjà pris son temps en le forçant à venir à la gare... 

Il s'agissait vraiment de cela, maintenant ! 

— Si je n'étais pas malade, je vous aurais recon- 



36 UX SIMPLE 

duile, il fîiut bien qu'une fois par hasard, il me 
remplace... 

Puis, à la porle, en lui disant adieu, elle revint 
encore sur les projets formés et dit de sa voix un 
peu lente : 

— A bientôt, j'espère, quand nous irons à Vie... 
mais . ne la chargea d'aucun compliment pour le . 
docteur, son vrai parent pourtant, oubli, sans aucun 
doute, que- sa migraine provoquait. 

Gomme le matin, vStéphane offrit son bras et ils 
s'en allèrent aux commissions. Pour la première fois 
peul-être il était à l'aise, n'éprouvant presque 
aucune timidité, tant Sidonie était dépourvue de 
prétentions. 11 ne son«.^eait plus à la désillusion 
qu'elh^lui avait causée et tous deuxmarcliaient allè- 
gremeul , égayés par le soleil qui les baignait dans ses 
clartés d'or. Des lumières crues étaient jetées partout, . 
du bleu sur le ciel, des rouges sur les maisons, des 
verts jaunissants sur les branches d'arbres qui, dans 
les rues étroites, débordaient des vieilles cours 
d'hôtel. Tout le long des chaussées, les bariolures 
brunes, vertes, noires des tentes de magasins s'agi- 
taient avec un bruit doux de drapeaux qui flottent ; 
et là-dessous, un tumulte de gens égayés se pro- 
longeait eu longues traînées bruyantes, si bien que 
cela mit M"''' Ferramus en veine de bavardage : 



UN SIMPLE 37 

— Aimeriez-vous venir à Vie, mon cousin? 

— Oui, Madame. 

— Vous devez ici regretter la campagne, n'est-ce 
pas? 

Il répondit : 

— Je sais si peu ce que c'est ! 

—, Comment, vous ne la connaissez pas ! moi qui 
y ail passé ma vie ! 

Il lui semblait qu'il avait dû souffrir beaucoup 
du manque d'air, de la vie close dans dos chambres 
étroites, et elle le prit en pitié. 

— Moi je ne pourrais pas me sentir dans une 
ville; c'est bien beau, mais quand on est fait à une 
chose!... 

' Elle partit là-dessus, ne s'interrompanl que dans 
les magasins. Chez Lapersonne, ce fut une affaire ; 
elle voulait un manteau et le trouvait trop cher à 
70 ïrancs. Elle le lit essayer deux ou trois fois par 
l'habilleuse, le mit sur elle-même, l'enleva, fut sur 
le point de ne rien prendre et se décida enfin à 
demander l'avis de Stéphane. Lui bredouilla, ne 
sachant que dire, mais elle crut à un assentiment 
et se fit envoyer son acquisition à Belpech, car eUe 
voulait à tout prix profiter du franco, 'ayant cette 
âpreté du paysan qui veut en avoir pour son argent, 
même au prix de son incommodité. 



38 UN SIMPLE 

Chez un autre elle discuta une demi-heure, vou- 
lant trois francs de rabais sur un parapluie, telle- 
ment que Stéphane en eut honte, ne comprenant 
pas une telle obstination ; et ce fut un soulagement 
quand la liste épuisée, ils se dirigèrent vers la gare. 
Ils y allèrent d'une allure plus lente, comme lors- 
qu'il s'agit d'une séparation ou d'un départ d'être 
aimé. Malgré lui, malgré le fastidieux écoulement 
de leurs heures de réunion, il se sentait troublé: on 
eût dit qu'il avait prescience des heures qui sui- 
vraient. C'était une journée qu'elle emportait avec 
elle ; une journée de moins aussi, avant les angoisses 
de l'examen : jamais autant qu'à cette minute, il 
n'avait éprouvé la sensation du temps qui passe. 

Elle aussi, sembla enfin sortir du cercle de con- 
versations en l'air dont elle l'avait étourdi le long de la 
route; comme il continuait de lui dire « Madame », 
elle s'écria : 

— Vous avez bien tort de vous gêner: appelez- 
moi donc « ma cousine ». Si vous venez à Vie, nous 
nous contenterons même de nos noms de baptême, 
ce sera plus pratique... 

11 en fut touché, et brusquement des remercie- 
ments lui vinrent aux lèvres pour sa venue, ce 
témoignage d'afifection qui l'avait ému; oubliant ses 
déconvenues du matin il ne lui restait qu'une recon* 



UN SIMPLE 39 

Daissance, un besoin de lui dire qu'elle avait été 
comprise, qu'il la savait très bonne... 

— Voyez- vous, répondit-il, c'est très bien d'être 
venue ainsi déjeuner chez nous... Je ne sais com- 
ment vous exprimer cela mais ça nous a été au 
cœur, je vous assure... 

Elle fut stupéfaite de son intonation. C'était si 
inattendu, si voilé aussi qu'elle ne comprit pas tout 
d'abord ; puis elle éclata d'un grand rire, sonore et 
frais : 

— Ah ! il n'y a pas de quoi, par exemple!... 

Du diable si elle eût songé faire œuvre pie en des- 
cendant ainsi chez sa cousine Deschantres! elle n'y 
avait vu qu'une économie de déjeuner et un peu le 
plaisir de contenter sa curiosité. Mais des intentions 
charitables ! Oh non ! Comme l'on se trompe pour- 
tant! Son mari n'avait jamais voulu entendre parler 
de cette visite, prétextant la brouille, une vieille 
querelle, une série de raisons qui ne tenaient point: 
elle n'y avait même coupé court qu'en écrivant sa 
lettre, sans l'avertir, et voilà que^ce benêt de garçon 
la remerciait avec un air à fendre le cœur ! 

— Ah! il n'y a pas de quoi par exemple! Allons, 
adieu cousin, nous voici arrivés : je ne veux pas vous 
retenir une veille d'examen ! 

11 restait balbutiant devant cette moquerie si peu 



40 UN SIMPLE 

déguisée accueillant ses délicatesses... Quoi, pas 
même cela ! Qu'élait-elle donc venue faire cjiez eux? 

Pourquoi celle journée passée ensemble ? Et machi- 

• > ■ 

nalement il la regarda se sentanl une enyie de pieu* 
rer sous l'élonnement douloureux de cette décep- 
tion puérile. 
Elle lui tendit la main et répéta: 

— Adieu, bonne chance, je vous attends à Vie..'. 

— A Vie, oui, ma cousine... répondit-il comme uri 
écho, tandis qu'elle disparaissait dans les pas per- 
dus ; il attendit encore debout, en plein milieu de 
la cour et du va-et-vient de voitures, ressentant un 
navrement de toute son âme et l'impression d'une 
tristesse infinie. 

Puis il repartit à longues enjambées, voulant se 
secouer de ses rêves meurtris: en allant ainsi il 
s'imaginait les fuir, et qu'il ne s'en souviendrait 
plus jamais... S'il avait su pourtant ! 



. IV 



Les heures effacent les heures, et leurs meurtris- 
sures sont comme ces dtivets que les papillons 
laissent à nos doigts en s'échappant, les ailes ter- 
nies : chaque minute nouvelle enfait voler un peu... 

Tandis qu'il descendait la rue du Lycée avec l'allure 
raide des gens qu'une émotion étreint, se rappelait- 
il seulement la visite de cette cousine venue de 
Bélpech, ce rire un peu sot qui avait si bien décou- 
ronné ses rêves? Rien que trois jours, depuis lors... 
Si peu pour les heureux ! Un siècle pour lui, tant ils 
s'étaient traînés dans les angoisses,.. 

Ah! ces séances d'attente à la Faculté avant 
l'ouverture des salles de composition, l'anxiété dont 
son cœur était gonflé, tandis que d'une voix brève 
et rèche un professeur avait dicté les problêmes ! 
Les oreilles bourdonnantes, les tempes serrées, il 
avait cru d'abord être aveuglé par la vision de sa 



42 UN SIMPLE 

feuille de brouillon rouge ; toute sa tète était broyée 
dans un étau lui écrasant les idées, et une envie de 
fuir l'avait pris, lui ôtant la conscience de lui-même ; 
ainsi la folie du soldai qui, tout à coup, pour une 
détonation entendue, jette le fusil et fait sauve qui 
peut... 

Le soir encore, cela l'avait repris devant la version 
de Sénèque distribuée; en examinant le texte dont 
Tencre violette s'étalait, il pensa ne plus savoir lire 
et son courage n'avait tenu qu'à une futilité d'en- 
fant, deux mots inattendus trouvés dans le lexique 
et qui avaient été l'apparente excitation de la Provi- 
dence à laquelle il croyait de toute son àme. y 

Enfin, il avait remis sa copie ! — une copie d'écri- 
ture cahotante, tremblée — et en sortant de cette 
atmosphère surchauffée, il s'était senti tout à coup 
brisé, comme après quelques-unes de ces poursuites 
échevelées qui réveillent, dans les cauchemars... 

S'il avait pu seulement savoir tout de suite le 
résultat, ce oui ou ce non dont sa vie semblait 
dépendre ! 

Mais non, un dimanche, le lendemain ; vingt-quatre 
heures ajoutées à son supplice, vingt-quatre heures 
vides, sans rien pour les combler. Plusieurs fois il 
eut l'idée d'aller chez M. Mouillac, avec vses griffon- 
nages d'équations rapportés au logis et devant 



UN SIMPLE 43 

lesquels durant des heures il se plongeait dans une 
rêverie. A chaque coupla crainte bêle d'une réponse 
mauvaise le clouait au sol; c'était en lui le même 
effroi qui, l'autre jour, avait fait fuir M. Mouillac à 
l'arrivée du train, la volonté de l'espérance à tout 
prix, des illusions désespérées.., 

Les heures effacent les heures; du même cours 
régulier et lent, le dimanche avait passé. Ainsi, lors- 
qu'une pierre tombe sur une surface d'eau, grosses 
ou petites, les rides se forment et fuient avec la 
même vitesse, les unes allant très loin, d'autres 
mourant à leur naissance... 

Aujourd'hui il allait enfin savoir! rien qu'à cette 
idée il se sentait étourdi, ivre. 

Au bout de la rue, une porte basse : puis derrière, 
dans la cour de Faculté, une mêlée de mouchetures 
noires, des groupes do gens en redingotes, les unes 
longues, amples, vieillotes, les autres courtes, serrées 
outre mesure; tous d'air collégien, lycéens en tuni- 
ques ou avec des képis éculés ; au travers seulement, 
quelques vieux à mines respectables, professeurs 
ou parents épiant d'un air inquiet. Tout à coup, sans 
raison, des poussées subites vers un couloir étroit 
et béant se faisaient en cette cohue, ; des cris alors 
s'échappaient comme dans une cour de récréation : 

— Rien ! des fumistes ! 



44 . UN SIMPLE 

* 

* 

— La tangente!... 

D'autres fois l'angoisse des cœurs se masquant 
d'une féroce gouaillerie se déversait en blagues 
méchantes, et toutes les. variétés d'élèves se trou- 
vaientlà; celui-ci, vêtements usés, cirés, bûcheur 
de profession que talonne la misère ou que hante la 
volonté d'être un monsieur : les rêveurs de fortune, 
d'autres mis en gravures et gantés qui fumaient 
dédaigneux et* très assurés du succès: ceux-ci, des- 
potaches que L'emprisonnement sans air ni lumière 
a faits hargneux, et les insouciants, qui ne se 
tourmentent point pour si peu — à quoi bon ? — 
et les gens venus de très loin essayer d'une faculté 
de rechange, espérant dans l'incognito de leur 
bêtise ! mais malgré la jeunesse, malgré le soleil qui 
mettait des jets d'ors rouges le long des piliers lourds 
des Jacobins, malgré la moiteur douce de l'air et 
l'enchantement de ce matin d'été, un silence planait, 
les éclats de voix semblant étouffés par une attente, 
ce recueillement d'instinct qui saisit à l'approche du 
danger et fait que tout s'assombrit. 

Stéphane intilnidé, ralentissait le pas, épiant les 
groupes comme s'il eût craint d'y lire sa condam- 
nation. Point de camarades pour le reconnaître ni 
d'amis. On le regardait avec des sourires tant il 
semblait hésitant; sous les coups d'œil ironiques 



UN SIMPLE 



45 



pesant sur lui, un afflux» de sang lui montait au 
• visage et il se tournait brusquement? pour qu'on ne 
le vit plus. " . • 

Un instant pourtant, il eut un mouvement de joie ; 
là-bas, dans un angle de muraille, il crut reconnaître 
la silhouette de M. Mouillac. Alors il s'approcha, 
fendant les groupes avec une audace dont il ne se 
serait jamais cru capable. 

Ce n'était point le professeur : et dans cette dé- 
ception il vit tout de suite un mauvais présage. Le 
petit homme lui avait tant dit qu'il serait là- pour 
l'aider, et écouter à sa place la liste d'admissibles, 
que depuis trois jours il y comptait. 

' 11 resta immobile, eji .cet endroit où sa méprise 
l'avait surpris, essayant de ne songer à rien. Dans 
ce tumulte perpétuel d'êtres s'agitant dans la cour, 
une impression de solitude l'étreignait: jamais -la 
foule ne l'avait fait si isolé. 

Justement les professeurs étaient en retard, peut- 
être à* cause des candidats douteux : des réflexions 
s'échangeaient, fanfaronnades où perçait le doute. 

— Trop calées, les copies, on n*a pas pu corriger ! 

Aux Jacobins les coups de dix heures retentis- 
saient avec un battement" de glas ; d'un geste 
instinctif, tous, pour tuer l'attente, tirèrent leur 
montre du gousset, la réglant. 



46 UN SIMPLE 

— Une demi-heure que ça devrait être fait... 

— Qu'est-ce qu'ils ont donc, ces satanés profs... 
L'anxiété devint aiguë : le silence s'abattait sur 

les groupes. On entendait des soupirs poussés, 
les épaules se levaient avec une expression doulou- 
reuse, et des bâillements nerveux prenaient les 
uns après les autres par contagion. Même quand un 
employé passait, il n'y avait plus de lazzis ni de 
fausses alertes données très haut, seulement ce 
bruit de pas résonnait en chacun et tout à coup, 
pour les bûcheurs, pour les risque-tout, les timides, 
cet examen si bête de sujet et de résultat prenait 
des proportions formidables, l'importance d'un 
grand acte de vie, presque l'égal d'un coup de dé 
d'où dépendrait la fortune. 

Soudain quelqu'un vit ouvrir au fond du couloir la 
porte d'une salle d'examens : 

— Ça y est, dit-il. 

11 n'y eut ^lors aucun cri, aucune parole, mais 
une poussée silencieuse et un écrasement dans la 
baie trop étroite; personne n'éprouvait de souffrance 
à être ainsi étouffé, les poitrines ne respiraient plus, 
poignées d'angoisse, mais des sourires blêmis res- 
taient pendus aux lèvres. 

Autour de Stéphane ce fut un vide brusque. 11 
semblait que le grouillement eût été aspiré, bu par 



UN SIMPLE 47 

ce couloir sombre au dessus duquel une inscription 
rayonnait en lettres d'or : « Salle D. - Faculté des 
sciences. » 

Il voulut suivre d'abord, comme attiré par un 
aimant, puis il s'arrêta au seuil, regardant les autres 
s'engouffrer et disparaître : il se sentait d'avancé 
refusé, ne voulait pas donner en spectacle son 
désespoir : tout à l'heure seulement, quand ce serait 
terminé et que personne ne serait plus autour de 
la feuille affichée, il irait la regarder en indifférent, 
s'assurerait d'un coup d'œil que c'était fini, tout à 
fait fini, et rien que cette idée le remuait, lui mettait 
des sanglots dans la gorge, ainsi que la pensée du 
retour près de sa mère quand il faudrait avouer son 
impuissance, l'inutilité des efforts d'une année 
entière. 

— Vous attendez aussi quelqu'un, fit devant lui 
un monsieur à moustaches cirées, portant rosette à 
l'habit, ayant tout l'extérieur d'un soldat basané par 
la vie en plein air et les rudesses de la caserne. 

Stéphane eut un mouvement de surprise en s'en- 
tendant interpeller. 

— Non, oh non !... je passe, moi... 

— Ah ! 

Le vieux le regarda, les yeux mouillés, avec cet air 
vague des gens âgés que l'émotion secoue. 



48 



UN SIMPLE 



-* Mon fils est plus avancé que Vous, lui... il a été 
savoir là-bas, le pauvre diable ! mor, vous com- 
prenez, je n'aime pas être bousculé.,. Ça ne fait rien, 
s'il était reçu ! 

Et sans débrider, comme s'il, eût toujours connu 
Stéphane, il continua, mettant des phrases les unes 
au bout des autres pour tromper l'attente, par ins- 
tant coulant des regards peureux du côté de cette 
bagîHTc où il n'avait pas osé risquer ses rhuma: 
tismes. 

— Son fils s'appelait Casimir : il fallait qu'il fût 
reçu, sans quoi pas de volontariat possible:- ce 
n'était pas que cinq années de sei'vice puissent l'ef- 
frayer, mais il y avait des raisons qui... que... * 

lue clameur l'interrompit: la masse noire ressor- 
tait avec des oscillations lentes et un balancement 
d'homme ivre ; après l'émotion de la peur les 
langues s'étaient déliées à nouveau-, les unes exubé- 
rantes, d'autres avec des cris de colère, des protes- 
tations d'injustice; certains très entourés parlaient 
avec des gestes saccadés, ce va-et-vient de main 
qui semble vouloir couper l'air, et à travers la con- . • 
fusion des discussions, une rumeur sourde s'élevait, 
des appels qui brusquement firent tressaillir Sté- 
phane. 

— Monsieur Deschantres ! Monsieur Deschantres! 



UN SIMPLE 49 

Des faussets reprirent : 
—r Deschantres ! Ohé Deschantres ! 
Lui, on l'appelait ! il tourna brusquement le dos 
au vieux stupéfait. 

— C'est moi Deschantres ! fit-il d'une voix étran- 
glée par rémotion. 

-— Mais va donc, cria un potache, tu passes le 
premier: avec un D parbleu! est-il bête, cet idiot-là! 

Alors il prit sa course d'un bond jusqu'à la salle 
d'examen, sentant le sol se dérober sous lui, toutes 
les choses danser le long des murs: admissible ! 
non, c'était peut-être une farce, une invention 
méchante pour se moquer de lui, parce qu'il n'avait 
pas suivi les autres, mais en entrant il s'entendit 
encore appeler; le jury tempêtait parce qu'on le fai- 
sait attendre : 

— Monsieur Deschantres ! Monsieur Deschantres! 

— C'est moi, s'écria-t-il, courant vers le tableau 
noir qui au fond mettait une grande tache crue sur 
la muraille. 

Tout de suite, il prit la craie, le torchon, puis il 
attendit — et tandis que dans son fauteuil, le pro- 
fesseur, un jeune faisant du zèle, cherchait une ques- 
tion difficile, il resta pétrifié de bonheur, ayant le 
sentiment vague que quelque chose d'inoui lui était 
arrivé et que sa chance avait tourné... 

r 
4 



V 



50 UN SIMPLE 

— Pourriez vous, Monsieur, me trouver le maxi- 
mum de l'expression suivante : 27 a?' — Sx — 12. 

A dater de là il s'imagina qu'il ne vivait plus : 
c'était un autre qui parlait en lui, un autre qui dis- 
cutait avec une incroyable assurance, raisonnant, 
tenant tète aux objections. 

Ironie du sort et dos examens ! ce bûcheur tant 
de fois buté, ce niais dont on avait si bien ri, que 
M. Mouillac jurait un incapable, passait brillam- 
ment, comme un fort î 

A propos de géométrie, on parla de limites. Jus- 
tement, il avait passé des heures avec M. Mouillac 
à épiloguer sur ce sujet, ne pouvant se convaincre 
qu'un cercle pût être considéré comme une ellipse 
ou un polygone, qu'on nommât une courbe, droite ; 
polyèdre, un cyhndre : des expressions à demi com- 
prises lui en étaient restées, des idées neuves de 
son professeur, qu'il exprima à la stupéfaction de 
l'examinateur pâmé d'aise... L'heure était passée, il 
fallut se presser, renoncer à le pousser à fond : il 
fut complimenté puis on continua en hâte : deux 
questions de physique, cahin caha..., de la chimie... 
du latin : au moment seulement de répondre sur 
l'histoire il sortit de l'enivrement de bataille qui 
l'avait soutenu : son audace croula, il fut pris de 
panique et comme on lui demandait : 






UN SIMPLE 51 

— En quelle année, Monsieur, rémancipalion des 
États-Unis ? 

11 balbutia : 
' — En 1648. 
On crut à une distraction, 

— Vous savez bien que c'est un peu avant la Révo- 
lution française. 

— Oui, parfaitement ! 

Il était devenu si pâle quele.'professeur en eut pitié. 

— Je vous remercie, Monsieur. 

Alors Stéphane eut un geste d'angoisse. 

— Est-ce que je peux espérer... 

— Parbleu, avec un 5 de mathématiques ! 

Il se leva, sortit de la salle, comme un auto- 
mate, étouffant à force de joie éperdue, croyant à un 
rêve bienheureux, ayant peur d'être heurté et de se 
relever dans la réalité douloureuse. 

Reçu ! non jamais il n'aurait pensé cela... Reçu ! 
il en voyait bleu, rouge, et il ne distinguait rien, ni 
la cour de nouveau grouillante d'élèves, ni le vieux 

militaire se faisant expliquer au long pour quelles 
fautes Casimir avait été refusé, ni les Jacobins dres- 
sant leurs murs de briques comme un voile sanglant 
troué de baies noires, ni le soleil, ni les passants, il 
ne voyait rien, rien que cette chose impossible, 
inexprimable, féerique : reçu ! il était reçu ! 



52 



UN SIMPLE 



Et tout à coup, amvé au deliQrs, avant même (J'ai- 
1er chez sa mère bien que la maison fût à deux pas, 
il se sentit entraîné vers la rue du Yieux-Haisin, 
emporté par un besoin d'aller confier son extase' à . 
celui dont elle était l'œuvre patiente, caressée 
durant des mois, en dépit des désespérances et . 
des pronostics sombres. 

11 prit sa course, une course de gamin qui le 
trempait de sueur. Ah ! le léger fardeau que le 
bonheur. Jamais, il ne l'avait encore connu et voilà 
qu'au détour de sa Vie si terne, si lasse, il y était 
plongé brusquement ; désormais son existence 
serait dans un rayonnement comme si ce parchemin 
conquis oùt été un bouclier contre les souffrances à. 
• venir,, et en route, il ^'étonnait. Quoi! ce n'était, 
que cela ! il était, si facile d'être heureux! Désor- 
mais il croirait à. la chance; plus d'idées mornes, 
plus de chagrins ; au dedans comme au dehors, du 
soleil ! toujours du soleil ! 

11 monta très vite l'escalier et sonna nerveuse- 
ment ; personne ne répondit. 

Mon Dieu! si par hasard M. Mouillac était sorti!. 
Ce. fut un voile jeté sur son exubérance de félicité ; lo 
cœur battant, il sonne encore, une fois, deux fois... 
Derrière la porte, la clochette tintait avec un son 
plaintif, sans résonances. Brusquement un grand ' 



UN SIMPLE . • 53 

ff 

chagrin saisit Stéphane; il resta là un instant, 
.attendant encore, puis avec une lenteur déçue, 
marche à marche, il descendit et, arrivé dans la rue, 
regarda encore .la maison. Là-haut , les volets 
étaient clos, étalant sous la lumière leurs planches 
décolorées; on eût dit qu*une mort avait eu lieu 
derrière et qu'on s'était sauvé de ce logis par 
frayeur de la contagion. Comme il s'absorbait dans 
sa contemplation, une femme qui rentrait dit tout 
à coup derrière lui : 
• — Vous cherchez M. Mouillac,pas vrai. Monsieur? 

— Oui. 

— Ah! bien, depuis samedi, il est parti pour Bel- 
pech... . 

— Merci, fit-il. . 

Et.se retournant tout d'une pièce, il reprit grave- 
ment le chemin de son logis. 

Brusquement son 'affolement était tombé; main- 
tenant le grand événement de tout à l'heure, rêve 
de son àme depuis un an, reprenait des dimensions 
ordinaires, lui paraissant presque une futilité. Il 
avait ressaisi machinalement son allure méthodique 
et en suivant cette route tant de fois parcourue, il 
lui semblait que rien de neuf ne s'était passé depuis 
la veille. Même il avait si bien son air de câline 
habituel qu'en lie voyant entrer, M"*° Déschantres 



54 UN SIMPLE 

se dressa, ne doutant point d'une mauvaise 
nouvelle. 

— Hé bien ? s'écria-t-elle. 
Il répondit simplement : 

— Je suis reçu, ma mère... 
Alors elle l'embrassa. : 

— Tu as eu de la chance! dit-elle, et lui montrant 
une lettre décachetée, elle ajouta : 

— Pour te récompenser nous partirons demain; 
j'ai reçu un mot, l'affaire de Vie est arrangée... 

Il baissa la tête et répondit : 

— Je serai bien content si vous allez mieux là-bas ! 
Et ce fut là toute celte joie tant espérée par lui : 

une parole sèche, un baiser mis sur son front avec 
si peu de tendresse qu'il semblait adressé à quelque 
autre très loin, M. Mouillac lui-même parti sans un 
mot d'adresse ni d'amitié... Soudain, sa maison, sa 
mère, l'idée d'abandonner pour l'inconnu la quiétude 
de chaque jour lui donnèrent un grand frisson de 
froid; et tristement il regrettait de n'être plus dans 
la cour des sciences, à écouter les doléances du 
vieux, les tortures de l'angoisse lui ayant semblé 
plus douces que le bonheur de la réception... tant 
nos bonheurs sont frêles ! 



Depuis une heure, la voiture roulait: une calèche 
dégénérée en guimbarde qui, aux cahotements, fai- 
sait une sonnerie de ferraille et craquait dans toute 
sa charpente. Derrière la capote, sur un tablier, les 
malles étaient hissées, retenues par des cordes, et 
chaque fois que le trot de la bêle s'accélérait sous 
un vigoureux « hue, dia î » elles avaient un grésille- 
ment aigu comme si on eût voulu les arracher. 

M'""" Deschantres restait immobile. A côté d'elle 
Stéphane regardait, étonné parles arbres, la terre, 
toutes ces choses jamais vues encore dans la 
libre poussée de nature. Devant eux, la route, 
bordée d'ormes à l'écorce jaune fuyait à perte 
de vue entre deux hgnes de collines rouges, 
et par instant un air coupant leur venait tiède 
d'arômes, brûlant les poumons à force d'être sain ; 
alors ils aspiraient violemment, éprouvant une 
sensation déhcieuse, tandis que le conducteur, un 



56 UN SIMPLE 

demi-paysan à blouse dont le bleu avait passé dans 
les coulées de lessive, se redressait sous le fouet 
de ces passages de bise et retourné du cùlé de la 
voilure disait entre deux bouffées de pipe : 

— 11 y aura du vent d'autan, que oui, à Saint-Sernin ! 

Depuis leur départ de Villefranche, le paysage 
n'avait pas changé : toujours la même allée d'arbres 
s'allongeant devant eux, les mêmes collines rondes 
chauffant leurs croupes au soleil, presque pas de ver- 
dure ou seulement des tiges terreuses de genêts dé- 
fleuHs. Aux angles de la vallée, des villages à murs de 
tuiles jetés au centre de vignobles dégarnis dont les 
souches noires semblaient tordues par une douleur. 
^Quand on arrivait devant un, le vieux de son siège 
regardait avec mélancolie les ronces poussées, au 
travers des ceps morts, puis par un involontaire 
besoin de s'en sauver repétait à tue-tête : 

— Hue, dia ! 
en tapant sur la bête. 

Depuis le matin. Stéphane et sa mère étaient 
silencieux. Pendant le trajet de Toulouse à Ville- 
franche. M'"*^ Deschantres avait paru préoccupée, lui 
s'était laissé bercer par le roulis du wagon, ne 
i*(*gardant même pas aux vitres de la portière le 
pays qui semblait fuir à [tire d'ailes ; et maintenant 
encore, sa lassitude durait. 



UN SIMPLE • 57 

t 

Une songeait plus, au reste, à son. succès de la 
veille, tout entier à une crainte inexplicable de ce 
séjour à Vie où ils se rendaient. Celte impression 
lui était venue, à travers les tracas du demi-démé- * 
nagement auquel il avait dû procéder seul, 
M™° Deschantres craignant de se fatiguer. 

Il y a ainsi chez l'homme des presciences, des 
antipathies d'instinct à l'égard des choses comme à 
l'égard des êtres. En triant les objets, il s'était alors 
surpris à en garder dans la main, les regardant 
comme s'il n'eût jamiais dû les revoir, peut-être 
parce que plus qu'un autre il était devenu un être 
d'habitude et craignait le nouveau, peut-être seule- 
ment par extrême fatigue... Maintenant, à mesure que 
la voiture roulait, il désirait qu'on n'arrivât jamais. 

11 sembla que M™° Deschantres comprit sa pensée 
car elle demanda tout à coup d'une voix brève : 

— En avons-nous encore pour longtemps? 

— Une petite demi-heure, ma fi, par rapport à la 
montée. 

Une demi-heure de campagnard, deux de grande 
ville!... Elle eut un geste d'impatience et interrogea 
encore le vieux : 

— Passerons-nous devant la maison du docteur 
Ferramus ? 

— Oui, un peu avant Belpech. 



58 UN SIMPLE 

— Merci, fit-elle, et se retournant vers Stéphane, 
elle ajouta : 

— Nous verrons ta cousine, cela coupera notre 
fatigue, j'ai les jambes brisées... 

C'était vrai, il allait la revoir! Depuis l'autre jour, 
il n'y avait plus pensé; même son image s'était 
effacée de son esprit, et quand il cherchait à la 
retrouver, il n'arrivait plus à en évoquer les traits, 
gardant seulement un souvenir vague de sa tour- 
nure paysanne et de ses accents âpres quand elle 
avait marchandé le parapluie, 

— Hue, dia î cria l'homme sur le devant. 

A chaque cri ainsi jeté il y avait une reprise des 
sonnailles. Le soleil tombait dru à travers les feuillages 
d'orme, mettant sur la poussière des cercles jaunes 
qui tremblotaient; le long des haies, courant 
entre les pièces de labour, on entendait des chants 
d'oiseaux, des pépiements ravis de moineaux en 
goguette. Parfois on passait à côté de grands fourrés 
de peupliers grésillant sous le vent et réunis dans 
un coin de fossé comme des jaboteurs de village; 
au dessous d'eux une ombre violette rafraîchissait 
l'œil, tombant doucement; et cela donnait envie de 
s'y reposer dans la mollesse énamourée de cette 
journée d'été. 

Peu à peu, avec ses accidents vulgaires, son aspect 



UN SIMPLE 50 

de culture épuisée et monotone, le paysage prenait 
Stéphane. Il éprouvait la sensation d'un renouveau 
de vie, la joie de l'espace immense jeté devant lui. 
Soudain l'homme sur le siège montra du bras une 
muraille d'église perdue sur un sommet vers la 
droite. 

— Voilà Saint-Sernin... Quand nous serons là- 
haut, on verra Belpech; c'est au bas, de l'autre 
côté, mais dame, il y a du vent aujourd'hui, voilà 
déjà huit jours d'autan... et pas de pluie tout de 
même. Enfin, c'est comme ca... 

Alors on quitta la grande route pour un chemin 
sans ombre qui grimpait entre des séries de tran- 
chées sablonneuses, et la montée devenant plus 
raide, il fallut laisser le cheval souffler. Comme le 
conducteur était descendu. M™® Deschantres sortit de 
sa torpeur et dit à Stéphane : 

— Tu devrais en faire autant, cela soulagerait la 
bête, et je pourrais m'étendre : c'est si fatigant de 
rester dans la même position... 

Il- obéit, suivit de loin la voiture, coupant les 
lacets par les sentiers. 11 se sentait très seul à 
marcher ainsi sous le soleil. Tout autour les champs 
dévalaient avec une furie de pente, surchargés de 
graviers et de terre ocreuse. Aucun arbre, mais de 
loin en loin des espaces incultes, des genièvres 



.60 UN SIMPLE 

■ 

hérissés d'aiguilles : dans les angles parfois, pî*o- 
. tégés paj* des barrières, des figuiers rabougris ten- : 
daient au vent leurs feuilles noires, et à mesure 
qu'on s'élevait, sous le ciel bleuàlre où flottaient des 
vapeurs transparentes, s'apercevait à l'infini une 

f 

ondulation de collines rougeaudes, mouchetées de 
village. Une immense végétation latente semblait 
dormir dessous : on eût dit la terre s'élalant dans 
une ivresse de soleil, gonflée pour recevoir plus de 
rayons. En même temps le vent commençait à 
souffler en bise, ce vent d'autan, dont au bas on 
n'avait essuyé que des rafales perdues; il passait 
faisant vibrer le sol avec un sifflement qui montait 
des gammes sourdes aux sonorités suraiguës. Sous 
• ces coups de trombe la voiture oscillait, le -cheval 
soufflait, n'avançant plus, et Stéphane entendait 

alors l'homme claquant du fouet, qui répétait à 
tue-tête : 

— Hue! Mignonne, hue !... 

Presque au soinmet de la côte, il s'arrêta et 
regarda derrière lui, ébloui. C'était donc cela la cam- 
pagne.! cette chose dont les livres seuls liii avaient 
dit l'existence, et par opposition les verdures artifi- 
cielles des villes lui revinrent à la pensée, le Grand- 
Kond de Toulouse, le Jardin des Plantes, les arbustes 
peignés, taillés, la vue hmitée à des suites de 



UN SIMPLE 61 

"maisons criardes, sans montagnes, ni air. Il hochait 
la télé dans une extase, disant: 

— Mon Dieu, je n'aurais jamais cru !.., 
Mais de la voiture^^on l'appela : 

— Eh î là-bas, que faites vous-donc ? 

Alors il prit sa course, essoufflé par la pente, et il 
gardait ?iu fond des yeux l'impression de cette 
immensité, n'imaginant rien de plus beau que ces 
déroulements de vallons calcinés, se promettant de 
revenir là, d'y rester très longtemps!: la nature 
l'avait pris, à l'àme, et devant ce silence des êtres, si 
pareil au sien, un afflux de bonheur printanier lui 
était venu. 

Quand il arriva, sa mère lui cria d'un ton rude : 

— Perds-tu la tête à nous faire attendre ici, comme 
s'il faisait bon avec un pareil vent !... 

11 voulut s'excuser, lui demander pardon, mais 
il balbutia, stupéfait du décor féerique qui tout à 
coup apparaissait : 

— Voyez donc, ma mère, mais voyez donc î 

A leurs pieds, enfin, l'autre versant s'étalait : la 
plaine de Belpech fouillée, ombreuse, sillonnée de 
rivières qui la plaquaient de lames d'argent, fouillis 
de prairies, de remeils assombris, de saulaies four- 
millantes. Au dessus, les peupliers miroitant sous la 
lumière avaient un balancement de longs panaches, 



62 UN SIMPLE 

et c'était un contraste merveilleux avec ce qu'ils 
avaient traversé tout à l'heure, quelque chose comme 
le printemps après l'hiver... Au loin des buées se 
fondaient en Irainées alanguies, les toitures des 
maisons pointillant de rouge les massifs, semblaient 
des nids dans les branches ; les sols reflétant les 
rayons paraissaient des bijoux d'or posés sur du 
velour» et une harmonie s'en élevait, une grande 
joie de chants d'oiseaux, des murmures d'arbres, 
des frissonnements d'eau, le halètement de la terre 
rafraîchie et rayonnante, souverainement paisible 
et belle sous l'étreinte du soleil... 

— Mais voyezdonc,mamère,s'écria-t-il de nouveau... 
M'"° Deschantres l'interrompit : 

— Dépéche-toi, nous aurons assez le temps de 
regarder cela quand nous y serons... 

Il eut un mouvement d'étonnement de la trouver 
si indifférente à ces choses, mais il ne s'y arrêta 
point et remonta dans la voiture. 

On repartit au trot : le grincement des essieux 
avait une allure joyeuse: le cheval reposé rythmait 
les sonnailles, les freins serrés aux roues bruissaient 
gaiement. Le vieux, lui-même, comme saisi d'allé- 
gresse devint causeur : 

— Regardez là-bas, Belpech... à côté deux pointes 
de tourelles ; c'est chez les Ferramus. 



UN SIMPLE fô 

Stéphane et sa mère se penchèrent, apercevant 
une maison à toiture plate, à faux air de château. 
11 continuait, promenant sa main sur l'horizon : 

— Plus loin, longez la Vie-Siège, vous voyez 
bien? c'est la Vizat, l'endroit où nous allons : Vie 
est derrière, presque à la jointure de l'IIers et de 
la Vie-Siège... 

Mais Stéphane l'entendit seul. Les yeux do 
M™® Deschantres, demeuraient obstinément fixés sur 
la maison Ferramus : en même temps une impa- 
tience fébrile l'avait saisie, on eût dit qu'elle appro- 
chait d'un but depuis longtemps désiré et qu'elle 
craignît de le manquer... 

— Hue î reprit le conducteur. 

La voiture roulait cahotée, soulevant une nuée de 
poussière, et- bientôt ils retrouvèrent une grande 
route; alors on croisa d'autres carrioles, des til- 
burys, des charrettes traînées par des vaches qui, 
les filets pendants sur leurs mufles, se laissaient 
dévorer par les mouches. Chaque fois, le vieux disait 
bonjour, s'accompagnant de gestes avec son fouet : 

— Coumman va, pitchoun?... — Hé! là-bas, Jean 
Petit! Adéchatz, Marianne !... 

Cela avait un air de pays de connaissance, 
d'accueillement empressé; il semblait que la gaieté 
du sol se déversât sur les êtres, que sous les massifs 



64 UN SIMPLE 

* 

des branches les paroles d'amour pussent seules 
monter.,. Comme ils étaient loin maintenant, ces ser- 
rements de l'âme dont Stéphane avait souffert depuis 
la veille. Le vent les avait balayés de ses caresses 
tièdes, n'en laissant pas même la meurtrissure. Mû 
par une impulsion de joie attendrie, il embrassa sa 
mère : 

— Maman, que tu as bien fait de nous amener ici ! 
Elle se dégagea d'un air d'ennui : 

— Laisse-moi donc, ce n'est pas-dans une voiture 
qu'on fait de ces choses-là. 

11 rit et répétant ce nom de maman qu'il pronon- 
çait si rarement, le résumé de sa tendresse : 

— Bah ! je t'aime en voilure autant qu'autre 
part. 

Elle le regarda, et souriant enfin, répondit.: 

— Allons, sois sage, nous voici chez la cousine,.. 
11 se retourna; là-bas, devant une porte cochère 

ouverte au large, une petite forme s'agitait avec des 
signaux et ils entendaient la voix de M'"** Ferramus : 

— Bonjour, bonjour; vous êtes en avance! 
Reçu, n'est-ce pas, cousin? je l'avais bien pensé! 
on vous embrassera ce soir quand vous viendrez ; 
car vous dinez ici, nous avons une dinde superbe 
pour l'occasion!... 

Toujours le même papotage vulgaire qu'elle leur 



UN SIMPLE 65 

avait servi à Toulouse ; mais là, sous le soleil qui la 
baignait, ses joues ne semblaient plus trop rouges, 
sa paysannerie se fondait dans le décor des choses ; 
on n'était plus choqué de l'entendre annoncer ainsi 
la dinde superbe pour V occasion, tandis que derrière 
elle des poules picotaient, becquetaient, gloussaient, 
et sous son chapeau de paille, avec ses manches 
relevées, le tablier noué à l'angle, elle respirait 
un tel air de jeunesse et de forte santé que Stéphane 
en demeura stupéfait. Était-ce bien elle qu'ils avaient 
reçue le jeudi précédent, elle qui lui avait laissé 
un tel souvenir de laideur banale ? Sous la pleine 
lumière, son rire riait si franchement, dans un écart 
des lèvres, montrant toutes les dents! Jusqu'à son 
accent méridional et chantonnant qui semblait une 
caresse d'enfant gâté! 

— C'est dit, dès que vous serez installés, nous 
vous attendrons... vous verrez la maison... le parc... 

Mais W^ Deschantres cherchait autour d'elle : 

— Votre mari n'est donc pas là? 

— Mon mari, ne m'en parlez pas! Je ne l'ai pas 
vu aujourd'hui, il est si occupé maintenant... ce 
sera pour ce soir... 

— Oui, ce soir, il faut l'espérer... 

La voiture repartit plus lentement et traversa 

Belpech, roulant sur les pavés pointus avec un 

S 



66 UN SIMPLE 

vacarme éclatant. Les gens venaient aux portes, 
intrigués par la vue des visages nouveaux et des 
malles qui, derrière l'attelage, sautaient dans leur 
réseau de cordes. Sous les couverts, comme il y 
avait marché, on s'ameuta, et derrière leur passage 
ils laissèrent une trainée de bavardages étonnés. 

Puis la route reprit, entre des haies poussées en 
fourré, surplombée par des noyers ou des frênes à 
feuilles allongées. Enfouie dans son lit profond, la 
Vie-Siège coulait sur le côté et l'on s'en apercevait 
seulement à des bruits de remous, des murmures 
de cascade, une fraîcheur d'air qui tout autour se 
répandait. 

Us arrivaient... 

Bercé par la cadence de la marche, Stéphane goû- 
tait un délassement vague comme au sortir d'un 
long repos assainissant. 

— Nous y sommes, fit le conducteur en tournant 
brusquement dans une cour. 

C'était une maison, moitié chaumière, moitié châ- 
teau, avec les granges attenant au logis, les écuries à 
côté de la porte d'entrée, le foin débordant des 
lucarnes ouvertes du grenier. Point de jardin, mais 
des arbres autour; sur un terrain un peu plus haut, 
était le sol cerné de meules en forme de navire et 
une odeur d'étable courait en même temps que cette 



UN SIMPLE 67 

saveur indéfinissable des demeures de campagne, 
sentant à la fois le printemps des plantes et l'abandon. 

Un troupeau d'oies se sauva devant l'équipage 
avec un déploiement d'ailes, un chien de troupeau à 
poil fauve aboya furieusement. Un effroi dans la 
basse-cour y répondit ; tout un tumulte de cris dis- 
cordants partait de recoins invisibles. C'était la ferme 
chantant la bienvenue ; et leur voyage semblait 
finir ainsi par une fêle de soleil, de verdure, de 
chansons; on eût dit la poésie de la terre accourue 
pour les fêter et un enchantement d'espérance inef- 
fable s'élevant de partout, tant les misères de nos 
vies humaines auraient paru faire tache sur la joie 
universelle. 

Gomme ils s'arrétaient,unhomme parut au seuil de la 
maison, et vint à leur rencontre. A sa vue, M™° Des- 
chantreseut un brusque mouvement à demiréprimé. 

— Savez-vous que vous êtes en avance, dit-il 
d'une voix grasseyante en saluant. 

Elle eut un léger signe de tête pour réponse, et 
souriant d'un étrange sourire contenu : 

— Allons, docteur, fit-elle gaiement, c'est beau de 
reconnaître encore une vieille femme qu'on n'a pas 
vue depuis des siècles... 

11 lui prit la main pour l'aider à descendre, répli- 
quant à mi-voix : 



68 



UN SIMPLE 



— C'est vous qui Tavez voulu n'esl-il point Vrai? 
Mais elle parut n'avoir pas entendu, et, se retour- 
nant vers Stéphane : 

— Ton cousin Marc Ferramus, dit-elle ; vous vous 
êtes déjà connus il y a très longtemps... 



VI 



L'installation s'effectua rapidement. M. Ferramus, 
avec un air d'empressement un peu trop marqué, 
fit monter les malles dans les appartements et 
montra le local — une chambre au premier en face 
d*une porte de grenier où du blé séchait : au dessus 
une mansarde blanchie à la chaux, où demeurerait 
Stéphane, puis, au rez-de-chaussée, la salle à man- 
ger et la cuisine. Depuis la veille on avait ouvert les 
fenêtres ; mais on y respirait encore le renfermé^ 
l'odeur de buanderie des linges fraîchement sortis 
de l'armoire et servant rarement. Pour meubles, des 
lits de perse rouge à double matelas de plume qui 
semblaient des monuments inaccessibles, des fau- 
teuils de paille, des chaises à treillis, des carpettes 
de rencontre... mobilier qui fut trouvé très suffisant. 

Après son inspection, M. Ferramus les quitta, 
descendit l'escalier de bois et partit en sifflant d'un 



70 UN SIMPLE 

air satisfait. 11 était grand, avec une musculature 
d'athlète, ayant la tournure épaisse, sans élégance ni 
finesse. Sur les méplats des joues, une teinte bleue 
de barbe noire fraîchement rasée lui donnait l'air 
glabre et, quand il s'animait, sa chair molle avait 
des tremblotements désagréables à l'œil. 

De loin, tandis que Stéphane examinait son dan- 
dinement de propriétaire satisfait de marcher dans 
son domaine, sa carrure trop forte, ses vêtements 
mal ajustés, il lui sembla vulgaire comme Sidonie, 
propre seulement à quelque existence végétante ou 
animale. 

M""*^ Deschantres le regardait aussi : 

— Un beau cavalier, n'est-ce pas? dit-elle à son 
fils d'un ton sérieux. 

Et comme il ne répondait pas : 

— 11 est très aimable, reprit-elle, en dépit de sa 
taille de Barbe-Bleue... sois gentil avec lui... 

11 répliqua en riant : 

— Soyez tranquille, maman... 

La gaieté des choses de la terre lui donnait un 
appétit de bonheur : c'était l'éveil d'un être nouveau 
au fond de lui, une échappée merveilleuse et neuve 
livrée à sa jeunesse, l'été dans son âme comme dans 
les champs... et en défaisant les malles, les objets 
apportés de là-bas lui semblèrent tout à fait ternes, 



UN SIMPLE 71 

\ieillis, n'étant plus entrevus dans la pénombre des 
pièces à lourds rideaux mais sous l'éclairement cru 
de la chambre de ferme, où les rayons entraient 
librement par les carreaux de mousselines. 

Quand tout fut terminé, M™® Deschantres prit son 
bras et ils partirent à pied pour Belpech, côtoyant 
les bords de la route où l'ombre tombait en s'allon- 
geant. M™® Deschantres aussi avait abandonné Tair de 
préoccupation maussade gardé depuis leur départ : 
elle eut un de ces accès de tendresse qui parfois la 
prenaient avec son fils, et le serrant contre elle : 

— Je suis fière maintenant, dit-elle, avec mon 
bachelier. C'est ton père qui serait content ! 

— Oui, s'il était ici, comme il serait heureux ! 
répondit-il. 

Et elle répéta plusieurs fois : 

— Mon bachelier ! mon petit bachelier chéri !... 

— Quand nous reviendrons à Toulouse, reprit- 
ell , nous trouverons quelque chose pour toi, une 
position qui te plaise, où ta mère pourra rester près 
de toi, pour bien dorloter son Stéphane, n'est-ce pas, 
Fifi ?... 

Fifi, c'était l'abréviation de Stéphane, son nom de 
baby qu'elle lui redonnait encore aux heures d'effu- 
sion en dépit du contraste entre ce nom d'oisillon, 
et la tournure de ce grand dadais épeuré... 



72 UN SIMPLE 

Elle discutait avec lui ce qu'ils pourraient choisir, 
la pharmacie ou Tadministration, les télégraphes ou 
renregistremenl, la banque ou la Société Générale, 
quand, à moitié route, ils s'entendirent appeler par 
Sidonie venue à leur rencontre : 

— Hé bien, Dieu merci, vous avez mis du temps 
à vous organiser ! j'ai cru que jamais vous ne vien- 
driez ! 

Alors tous trois continuèrent, marchant de front, 
la poussière se soulevant en nuage autour des robes. 
11 était cinq heures. Derrière Saint-Sernin,un grand 
voile rouge montait et un calme profond déjà s'éten- 
dait sur les arbres, sur les haies, sur les luzernes 
moirées de brise, quelque chose comme un alangùis- 
sement de jouissance irrésistible et doux. 

11 sembla que cette journée dût être l'exacte 
contre-partie de celle passée à Toulouse par Sidonie. 

La conversation fut tout de suite un babillage. 
M™® Deschantres était devenue causeuse, souriante, 
avait les traits éclairés par une satisfaction secrète. En 
passant devant chaque maison, Sidonie la mettait 
au courant des potins, des démêlés avec le juge de 
paix, du scandale du notaire, de l'aventure de ceux- 
ci, des fortunes, des parentés, des associations fer- 
ventes, des cléricaux, des fonctionnaires, des ambi- 
tions, des concurrences porte à porte, comme si, 



UN SIMPLE 73 

sans cette introduction dans l'existence intime, sans 
cette accumulation formidable de choses insigni- 
fiantes et minuscules, la vie de ce pays eût paru un 
incompréhensible rébus. 
Par moment elle hâtait le pas, s'interrompant : 

— Dèpèchons-nous pour que je puisse vous mon- 
trer le parc avant la tombée de la nuit ! 

En prononçant ce mot c le parc », sa voix se gon- 
flait imperceptiblement, une emphase involontaire se 
glissait dans le roulement de Tr, on sentait d'instinct 
que ce parc devait être la réalisation d'une grosse am- 
bition, un de ces désirs tenaces que les années ne 
peuvent entamer. Même elle ne put s'empêcher d'en 
parler plus longuement et d'en conter l'acquisition. 

C'était tout récent, quatre mois à peine. Son mari 
l'avait eu de parisiens obligés par la faillite de 
liquider à tout prix : il y avait dix hectares de bois, 
deux pièces d'eau, un pigeonnier, et la maison. Le 
tout pour 35.000 fr., bref, une affaire d'or. 

— Seulement, vous comprenez bien que nous 

n'avons pas laissé le parc et le château comme ils 

étaient. C'est bon pour de grosses bourses : nous 

autres, nous ne pouvions pas. Alors on a coupé une 

. partie des arbres et planté des américains . qui 

viennent très bien. Rien que la vente des futaies a 
presque soldé le payement! 



74 UN SIMPLE 

— Comment, vous avez arraché les futaies ! 

— Mais oui, c'est presque aussi joli, allez ! au 
moins on a de la vue ! 

M™® Deschantres eut un sourire à peine réprimé à 
cette naïveté donnée pour excuse d'un massacre, et 
c'était vrai : dès l'entrée dans le domaine Ferramus 
— le château, comme on disait — on avait de la vue 
maintenant, une vue de colline dénudée, labourée, 
faisant une tache criarde sur la verdure universelle. 
Par endroits seulement, des arbres isolés dressaient 
leurs silhouettes solitaires, reproches vivants, et 
malgré l'ensablement des allées qu'on avait respecté, 
la vérandah courant encore le long de la façade 
au dessus des portes à plein cintre, malgré . les 
tronçons de bosquets conservés çà et là, on sentait 
tout de suite l'embourgeoisement de la terre, le 
faste économique, la demeure dégénérée en com- 
muns, la cour d'honneur en basse-cour... 

Les poules avançaient jusque dans les corridors : 
des casseroles traînaient par terre remplies encore 
de la pâtée pour les bêtes, les lauriers-roses retenus 
par des cercles de tonneau étaient plantés dans des 
comportes : dans la vasque de pierre qui se dressait 
au centre du parterre, rongée par la mousse, à la 
place du phœnix mort, un géranium double étalait ses 
pompons rouge cru, et jusqu'aux buissons de roses 



UN SIMPLE 75 

sur les bords de l'avenue d'entrée qui avaient jeté au 
hasard leurs branches défleuries comme s'ils eussent 
voulu retourner en églantiers. 

— Voilà chez nous, maintenant, fit Sidonie avec 
un accent de triomphe. 

D'un geste circulaire elle parut dessiner sur 
l'horizon la limite séparant le domaine Ferramus du 
reste du pays : 

— N'est-ce pas que c'est bien ?... 

— Tout à fait charmant... 

— Oui, au commencement démon mariage, nous 
habitions la Vizat, ce que nous vous avons loué... 
C'était humide, triste, isolé... Je me demande com- 
ment on peut y vivre. Du reste vous verrez bien 
puisque vous y êtes ! 

Cet aveu mit en gaieté M'"^ Deschantres : 

— Moi qui venais m'y refaire la santé, vous 
m'avez fait bien tomber ! 

— Est-ce que j'aurais dit une bêtise? je suis 
toujours la même, aussi étourdie : cela désole Marc. 
Vous ne l'avez pas encore vu, n'est-ce pas ?... 

— Si, si! dit Stéphane, il nous attendait là-bas... 

— C'est à dire que nous l'y avons rencontré par 
hasard, reprit vivement M"® Deschantres, il a beau- 
coup d'occupations... 

— Oui, beaucoup trop. 



76 



UN SIMPLE 



Un brusque silence se fit tout à coup. Le ton de 
voix de M""® Deschantres avait frappé Sidonie : il y 
eut un moment d'embarras inavoué entre eux trois, 
presque aussitôt Sidonie y coupa court, et marchant 
en avant : 

— Venez, reprit-elle ; avant que le jour ne tombe 
nous visiterons le parc... si nous tardons, il fera 
trop frais et vous prendrez mal. 

— Volontiers... 

Alors, très lentement, ils suivirent une des allées 
qui descendait vers le bas avec des sinuosités 
d'écriture anglaise, et il ne fallut rien laisser passer, 
ni les massifs de lauriers, ni les magnolias dont la 
glaçure des feuilles disparaissait sous là poussière, 
ni les sapins, ni les cèdres, car dans le défrichement, 
par une vanité de possesseur, pour laisser la trace 
indéniable des splendeurs effacées, ils avaient 
conservé un spécimen de chaque arbuste rare. En 
deux ou trois endroits seulement où la terre avait 
été reconnue moins bonne ou trop en pente, des 
bosquets étaient restés, croisant leurs branchés 
au dessus du passage : à ces heures du soir, une 
senteur rafraîchie dormait sous leur ombre et, 
quand on y passait, jetait sur les épaules un 
manteau de froid humide... Dans le vallon, comme 
on l'avait baptisé, ils trouvèrent l'étang, une flaque 



UN SIMPLE 77 

verte en forme de poire où l'eau avait disparu sous 

• les, joncs,, poussés en forêt dans une rage de repro- 
duction. Au travers, le chant mélancolique des 
rainettes s'éLevait semblable à un écho répercuté 
indéfiniment et des grincements de grillons com- 
mençaient à sourdre dans l'herbe comme une 
réponse à ces appels.- La terre s'endormait, bercée 

* 

par la monotonie des chants d'insectes et sous 
l'éclairement pâle de l'horizon les teintes virant au 
noir avaient des miroitements de velours. 

— Comme vous avez eu raison de ne pas le com- 
bler, fit M"''' Deschantres, involontairement saisie. 

— Oh oui, fit Sidonie, à la fin de l'hiver dernier, 
rien que la récolte des joncs a rapporté 180 francs, 

• c'est mêuie dommage qu'on ne puisse pas l'agrandir... 

C'était tout ce que lui disait cette mare toujours 
vue, rien autre que les bénéfices produits ou le con- 
tentement d'ambitions satisfaites. A force de vivre 
à côté de ces choses, son âme s'était fermée, et elle 
ne pouvait plus en recevoir de commotions. Pour- 
tant, une telle mélancolie en montait, qu'il fallut, 
pour en secouer l'impression, l'éclat de la lampe dans 
la salle à manger. Ils y allèrent directement, le salon 

■ 

demeurant sous les housses, barricadé, contre la 
poussière et l'usure. 
Marc les y attendait : 



78 UN SIMPLE 

— lié bien, cette promenade ? fit-il en les voyant, 
nous rapportez-vous de l'appétit ? 

11 eut un gros rire et frappant ses mains Tune 
contre Tautre avec un bruit sonore, comme pour 
chanter riiallali de sa robuste santé : 

— Moi, d'abord à partir de six heures je crève tou- 
jours de faim ; est-ce que Baptistine va nous faire 
attendre longtemps ? 

Sidonie eut un haussement d'épaules. 

— Baptistine fait ce qu'elle veut, cela ne me 
regarde pas, et à l'entendre prononcer sa phrase, 
il semblait que ce nom de Baptistine lui produisit 
le grattement d'un cilice. 

On s'assit autour de la table pour passer le temps : 
M™® Deschantres à côté du médecin, en face Sidonie 
puis Stéphane. Une curieuse salle, en vérité, avec 
ses portes à deux battants, en plein bois et à fileîs 
dorés, sa haute cheminée de bronze où des amours 
jouaient dans des niches, sa nudité de meubles, 
ses chaises de paille, sa suspension achetée dans lin 
bazar, ses gravures coloriées où un minet jouait 
diversement avec un chapeau et un polichinelle. Une 
odeur vague de cuisine y arrivait, faite de sentôurs 
d'oignons et de graisses roussies. Maintenant que 
l'excitation du grand air était passée, M'"* Deschanlres 
et Stéphane éprouvaient une extrême lassitude dans 



UN SIMPLE 79 

tous leurs membres, une impression douce [d'épui- 
sement et un bonheur à se sentir assis sans parler. 
Tout à coup, la porte s'ouvrit ; une vieille entra, 
la soupière entre les bras, la déposa sur la table 
puis salua d'un air oblique, ployant son échine 
maigre, les mains l'une dans l'autre et collées contre 
son ombre de poitrine. 

— Notre tante Baptistine Barthez, fit le médecin, 
la montrant. 

— Vous allez bien, Madame, dit-elle en reployant 
son échine pour répondre au salut étonné de M™*" Des- 
chantres, enchantée de vous connaître... 

Et sans même écouter ce qu'on lui répondait, 
elle se plaça au bout de la table, avec une attitude 
de domestique espion, glissant des regards obliques 
sur les visages et les assiettes. Tout était long et 
sec en elle ; elle avait les joues jaunies comme du 
parchemin sale, la bouche sans lèvres et sans cesse 
entr'ouverte ou plissée pour une observation mé- 
chante, les cheveux jaunes aussi, cachant les oreilles 
sous leurs bandeaux effilés, et à la voir ainsi silen- 
cieuse, épiante, l'idée venait tout de suite qu'elle 
devait jouer un rôle actif dans le ménage Ferramus, 
la partie toute-puissante de vigilance malveillante. 

Au reste, personne ne semblait faire attention à 
elle. Tout le long du repas qui presque aussitôt s'était 



80 UN SIMPLE 

animé, ce fut cette même mise à Técart apparente, 
Sidonie ne lui parlant qu'au moment de la servir : 

— En voulez- vous encore, Baptistine ? 
Ou bien : 

— Avez-vous surveillé la dinde, Baptistine ? 

Ce nom de Baptistine revenait à intervalles égaux 
comme une litanie perpétuelle et énervante. Le 
docteur s'égaya, jasant de Paris, contant de vieilles 
histoires à mots couverts, et buvant ferme. 11 avait 
monté une bouteille de vin de la Vizat, sec à 
déchirer la langue, mais qu'on dut boire dans des 
petits verres, en sa qualité de vin de. chez moi : à la 
première tournée, on trinqua à la ronde, en campa- 
gnards, la serviette pendue au cou, choquant 
bruyamment les verres, tandis qu'au milieu, sur un 
plat à fleurs, la fameuse dinde fumait, embaumant 
l'atmosphère d'une odeur de chair rôtie. 

— Je suis bien sûre, ma cousine, que vous n'en 
voyez pas de pareilles à Toulouse, dit Sidonie : elles 
vaudraient bien douze francs. 

M. Ferramus eut aussi un hochement de tète : 

— Elle fleure bon, n'est-ce pas ? 

Et c'était une curieuse chose cet accord de leurs 
deux pensées à propos de cette gloutonnerie de 

viande. 

— Te souviens-tu, Sidonie, qu'à notre dîner de 



UN SIMPLE 81 

noce, ton père en fit servir une qui était moins 
grosse que celle-là, parole d'honneur? 

— Une façon pratique do se rappeler sa lune 
de miel, dit M'"*' Deschantres avec un sourire 
méchant. 

— Oh ! notre lune de miel, cousine I vous savez » 
bien que cQtte phase-là, comme les autres, n'a jamais 
pu durer plus de six jours. 

— Vraiment, même celle-là... 

Il allait répondre quand Sidonie l'interrompit. 

— Ne le croyez pas, allez, la nôtre dure toujours. 
Pour la première fois, la voix de Baptistine s'éleva, 

une voix qui traînait dans le mode mineur, traversée 

par de légers sifflements- : 

• — En fait de lune de miel, j'ai appris un mariage, 

— Quel mariage ? 

— Cela ne vous intéressera certainement paâ, conti- 
nua-t-elle avec un dodelinement de la tète, mais 
enfin, je vous le dis tout de même. La Suzanne 
Mercier a fini par agripper un homme, un professeur 
dont le nom se termine en -ac ou en ard, je ne sais 
plus... 

Sidonie était devenue blême. 

— Qu'est-ce que Suzanne Mercier? demanda 
M"™® Deschantres. 

— Une fille! répondit Sidonie d'un ton bref, et 

6 



8a UN SIMPLE 

regardant son mari avec unecolère dans les yeux, 
elle ajouta : 

— Une fois pour toutes, qu'on me laisse tranquille 
avec ces histoires-là; je ne veux pas qu'on en parle 
chez moi. Qu'est-ce que nous disions avant cela? 

Marc était resté silencieux, la bouche barrée par 
un sourire niais ; au bout d'une seconde de silence, 
il reprit d'un ton indifférent : 

— Au fait, cela ne nous regarde pas ; chacun est 
libre d'agir à sa guise et, d'un trait, il avala Je 
contenu de son verre. 

Stéphane, lui, en entendant le nom de la fiancée 
de M. Mouillac, avait eu le cœur comprimé par une 
angoisse, ne comprenant pas au juste la colère de 
Sidonie ni cette épithèle de fille qu'elle avait làchéCt. 

— 11 est pâle ce garçon-là, dit le médecin d'un ton 
paterne, il faudra ranimer ces couleurs, de Texer- 
cice, de l'eau froide, aimez-vous les bains froids? 

— Beaucoup. 

— Allez dans la Vie-Siège. 11 y a de bons endroits, 
des endroits où l'on dirait d'une baignoire, tant elle 
est tranquille... 

— Ne lui donne donc pas de ces conseils, répliqua 
Sîdonie encore sous le coup de son. mécontentement, 
tu sais bien que la Vie-Siège est dangereuse. 

— Mais non, vous n'avez rien à craindre : gardez- 



UN SIMPLE 83 

vous seulement d'approcher par trop de THers à 
cause du courant et des tourbillons... 

— Stéphane est très prudent, conclut gaiement 
M"'*' Deschantres ; du reste si un bachelier ne l'était 
pas !... 

Et la convereation continua banale, éparpillée; ce 
dernier mot avait suffi à éclairer Stéphane ; à force 
d'être replié sur lui-même, il en était arrivé à perce, 
voir ces nuances d'affection plus vivement que les 
effusions violentes, y sentant une vigilance d'amour 
qu'il ne retrouvait point dans les autres. 

Après le diner, comme il était resté près de 
Sidonie, il ne put s'empêcher de lui dire tout à 
coup : 
- — N'est-ce pas que ma mère est bonne?... 

— Vous trouvez? répondît-elle rêveuse. 

Chez elle au contraire Timpression avait été toute 
différente de celle de Toulouse ,• la froide gaieté de 
M™® Etesehantres lui avait paru fausse à la façon des 
eaux dormantes sur lesquelles des plantes étalent 
leurs ombelles violacées. Justement l'a tante Baptis- 
tine se trouvait derrière elle, absorbée en apparence 
par le déblayement de la table. 

— M™° Deschantres est très bonne, pour Marc 
surtout, tout à fait bonne, fit-elle entre ses dents et 
sans cesser d'aider au pliage de la nappe, elle jeta 



84 UN SIMPLE 

« 

un coup d'œil vers le jardin, où le docteur et 
M™*" Descliantres venaient de se diriger. 

— Eh bien, tant mieux! dit Sidonie, je n'aime pas 
que les brouilles de familles subsistent, encore 
moins ceux qui épiloguent à tout bout de champ et 
à propos de rien. Venez-vous, cousin? 

. El, prenant brusquement le bras de Stéphane, elle 
l'entraina. 

Us se retrouvèrent en pleine nuit; ils n'avaient 
pas encore été seuls, ainsi l'un près de l'autre, depuis 
leur montée des allées Lafayette vers Matabiau; 
mais cette fois Stéphane éprouvait une quiétude 
heureuse, un sommeil d'àme et maintenant, dans la 
fraîcheur douce de l'air qui les caressait, des souve- 
nirs joyeux lui revenaient, heures de sa vie dont 
la trace était restée lumineuse, évoquées par le 
contentement présent. Ce n'était point l'approche 
de Sidonie qui le rendait ainsi, mais plutôt la souve- 
raine harmonie des choses qui l'entouraient, la 
concordance avec le calme de ses pensées de cette 
soirée radieusement paisible, de ce ciel piqué de 
scintillements d'étoiles, des silhouettes d'horizon se 
perdant dans les replis vagues du clair obscur... 

— Sidonie, tu sais quejelesaccompagne, fit dans 
l'ombre là voix du docteur. 

—Moi aussi... nous irons ensemble, c'est entendu. 



UN SIMPLE 85 

Et tout le long de ce retour vers La Vizat ils res- 
tèrent presque silencieux, Sidonie un peu préoc- 
cupée par le bruit étouffé de la conversation de son 
mari qui, aux côtés de IVP® Deschantres, semblait 
devenu étrangement causeur, Stéphane tout entier 
à sa rêverie heureuse. 

Il y a ainsi, dans la vie, des journées ineffables 
qui la font aimer, remplies de riens, de niaiseries, 
d'heures comme les heures de la veille et comme 
celles du lendemain, où le cœur cependant puise 
une intuition des délices d'un monde en dehors du 
nôtre. De cette soirée, où rien d'extraordinaire n'é- 
tait survenu, où lui, cet affamé d'affection, n'avait 
eu que les tendresses distraites de sa mère, il reve- 
nait harassé mais ensoleillé, ne songeant plus à l'in- 
cident de Suzanne Mercier qui, un instant, l'avait 
angoissé, ayant dans l'àme quelque chose de cette 
fête de la nature qui, à leur [arrivée, les avait 
accueiUis. 

Et les adieux le laissèrent dans la même extase, 
celui de Sidonie avec un serrement de mains un peu 
brusque, celui du médecin hâtif et plein d'une 
satisfaction mal étouffée. 

— Ah ! s'écria-t-il en se retrouvant avec sa mère, 
comme il faisait bon ce soir ! 

— Enfant! répondit-elle avec un sourire d'énigme. 



86 UN SIMPLE 

va te i^eposer, c'est moi qui, cette fois, irai te dire 
bonsoir dans ton lit... 

Quoi, cela aussi! tous les bonheurs ensemble, 
car ces bonsoirs de sa mère étaient une rareté, une 
fête délicieuse dont l'impression le ravissait encore 
de longues journées après qu'elle était passée. Il 
éprouvait une légèreté d'àme comme s'il n'avait plus 
eu de corps et se fût balancé dans le vide sans peser. 
Quand il fermait les yeux, il croyait encore sentir le 
soleil mettre des baisers sur sa chair et, en rece- 
vant les derniers embrassements de sa mère — des 
embrassements hachés, multipliés, dont elle couvrait 
son front avec une sorte d'emportement — il leur 
trouvait une saveur inconnue et troublante, comme 
. à des brûlures ou des caresses jamais encore 
goûtées. 



VJI 



A dater du lendemain, une vie très douce com- 
mença pour lui ; rien n'en venait interrompre la 
monotonie et pourtant elle lui sembla la plus variée 
qu'il eût encore menée, tant elle était pleine de la 
jouissance inconsciente d'elle-même. 

Comme à Toulouse, il avait repris ses habitudes 
d'intérieur et de surveillance-domestique : il s'était 
replié aux minuties de ménage, faisant dès le 
matin la cuisine et le premier déjeuner de sa mère, 
car la fille de borde chargée de les servir s'en tirait 
mal ; mais en dehors de ces occupations qui jadis 
l'absorbaient en entier, une existence neuve était 
descendue sur lui, brusque invasion de quiétude et 
de gaieté printanière. 

Il se levait très tôt, à cinq heures et demie, éveillé 
par la clarté qui déjà rempUssait la demeure, et 
comme sa mère faisait grasse malinée, il s'en allait 



88 UN SIMPLE 

aussitôt dehors, au hasard, goûtant Tineffable bon- 
heur des réveils de la terre, la solitude plus grande, 
le vide des chemins dont le poudroiement* terne 
n'aveuglait pas encore, les verdures mouillées de 
rosée, et les teintes d'arbres qui, sous les blancheurs 
d'aube, paraissaient noyées dans des buées bleues.». 

Même une promenade devint ainsi sa favorite : 
c'était dans un sentier embroussaillé qui courait à 
travers de longues graminées onduleûses et sous 
le couvert des peupliers suivait la Vie-Siège. Tout 
le long, de Belpech jusqu'à l'Hers, les horizons 
disparaissaient voilés par l'encaissement : sur le 
ciel il se faisait un fourmillement de branchages, 
de cimes ététées de saules, d'ormes jaunissants et 
l'eau, devant, jetait une surface endormie, rompue 
de distance en distance par des arêtes de roches 
minuscules dont les dos ruisselants semblaient de 
loin des torses de marbre oubhés. 

A marcher là, il éprouvait unejoie étrange, comme 
à se laisser mouiller par les herbes, frissonnant de 
la fraîcheur qui tombait des berceaux d'arbres... 
* Le jour parfois il y retournait, ou quelquefois 
après leur diner, quand M"''' Deschantres, fatiguée, 
se refusait à sortir avec lui : et c'était à ces heures 
diverses un décor sans cesse renouveau, la nature 
faite prêtée, les nuances des plantes passant du bleu 



UN SIMPLE 89 

du malin au noir assombri de la nuit par toutes les 
. gammes des jaunes verdoyants — le jaune des ors 
mats, le jaune des bijoux anciens, le jaune argenté 
des pièces de vermeil : — l'eau aussi, qui, à l'aurore 
était nuancée de plissures roses, se figeait vers le soir 
avec des teintes gris fer, comme une grande lame 
immobile : le brouillard suivant la rive avec des 
formes vaporeuses avait au dessus du sol le balance - 
ment des choses irréelles, et fondu vers les bords, 
disparaissait sans limites perceptibles, dans la 
lumière de l'air : ou bien les remous en certains 
.recoins de galets chantonnaient avec des blancheurs 
d'écume qui semblaient le rire de l'eau, et le vent 
passait au dessus avec un bruit de charge, n'ef- 
fleurant que les cîmes tandis que le tumulte des 
insectes, des oiseaux, des nids alternativement 
réveillés et endormis, tout ce grand bruit délicieux 
des fourrés étaient couverts au loin par les beugle- 
ments mélancoliques de bœufs ramenés à l'étable... 
Dans ces promenades, Stéphane ne pensait point, 
se laissant pénétrer peu à peu par cette immutabi- 
lité des choses à laquelle nous ne croyons pas, tant 
notre rêve lui jette de variété : ni la monotonie des 
courses sans but, toujours semblables, ni le silence 
de sa propre voix ne le fatiguaient. Toute son activité 
morale paraissait absorbée par une activité physique 



90 UN SIMPLE 

et machinale et il semblait que l'influence de ce 
milieu eût suffi à le rendre paysan, attaché au sol 
comme l'arbre à ses racines. Même, au début, il 
n'avait point conscience des splendeurs de féerie que 
la nature étalait devant lui, mais vivant d'une demi- 
vie, il voyait sans voir, se sentait bien sans savoir 
ce qu'il sentait, et ne cherchait rien de plus.,, 
- C'était pourtant au fond de lui un travail incons- 
cient et sourd, un éveil de son être, jusqu'ici rivé 
aux petites choses et aux petits faits, le sentiment 
du grand pénétrant en lui presque à chaque heure, 
son âme s'ouvrant à la lumière ainsi que les fleurs 
attendant le matin pour montrer leur cœur à nu. 

Jusqu'alors il avait été enfantin, sans désirs comme 
sans emportements : son existence familiale etretirée 
l'avait retardé, accroissant ses timidités et ses peurs 
de l'inconnu : on eût dit que le froid méthodique de 
sa vie de travail avait jeté son ombre sur cet idéal 
inconscient que chacun apporte ici-bas dès l'en- 
fance, et il aurait pu compter ses accès d'enthou- 
siasme et de juvénihté. 

Maintenant le beau prenait pour lui des formes, 
des contours, comme les étendues brûlées que, du 
matin au soir, il avait sous le regard. La succession 
de ses étonnements le jour de son arrivée, avait été 
une sorte de prophétie de ce qu'il éprouverait là : 



UN SIMPLE 9i 

d'abord une indifférence craintive, puis la force 
silencieuse des landes dénudées de l'Aude le poi- 
gnant dans ses fibres profondes, enfin Belpech lui 
jetant son coloris, sa gaieté de verdure, son soleil, 
ses ruissellements de rivière... et des désirs lui 
venaient peu à peu, besoin physique d'aimer, 
angoisses d'attente que, dans son innocence, il 
confondait avec la poésie des choses. Sa virilité 
s'éveillait dans la griserie de l'air. Entre son exis- 
tence d'aujourd'hui et celle d'autrefois, c'était un 
fossé creusé que chaque minute nouvelle rendait 
plus profond, un vieillissement de son corps, l'élan 
de son esprit vers des pensées inconnues et trou- 
blantes. 
■ Presque toujours, aux heures chaudes et amoUis- 
santes de l'après-midi, il partait pour le château. 

D'habitude, il y trouvait Sidonie, installée sous la 
vérandah à des raccommodages de linge, ou livrée à 
des occupations de ménage ; elle l'accueillait sans 
coquetterie de pudeur. Ces réceptions dépourvues 
d'embarras, lui enlevaient toute gêne. 11 s'installait 
près d'elle, et des causeries s'entamaient dont elle 
faisait tous les frais, heureuse d'avoir un auditeur. 

Toute la vie de Sidonie y passait dans un débor- 
dement de confidences, qu'elle lui faisait aussi bien 
qu'elle les aurait faites à d'autres, ne réservant sa 



y 



92 UN SIMPLE 

confiance que pour de petits faits indifférents, pen- 
dant qu'elle étalait à nu sa vie et ses arrière-pensées. 

Sur son' mariage surtout, elle revenait avec une 
insistance, discutant encore les clauses du contrat, 
comme s'il n'était pas chose accomplie. 

— Vous comprenez,, cousin, que cela m'est bien 
égal de ne pas avoir eu de dot, maintenant que papa 
est trop vieux pour pouvoir se remarier. Nous avons 
refusé une maison qu'il nous offrait parce qu'elle ne 
rapporte rien que des réparations à payer : je crois 
même que c'est pour cela qu'il voulait nous la donner. 

Au reste, à l'entendre, Marc s'entendait parfaite- 
ment à tout cela : elle savait bien. Dieu merci, qui elle 
avait choisi en le prenant, mais elle ne s'en repentait 
pas. Avant leur mariage, il était désœuvré comme 
les autres; ici, dès qu'un homme se sentait deux 
acresde terre derrière lui, il courait ; ma^'selle y avait 
mis le holà, maintenant c'était elle qui comptait les 
visites, les acquittait, elle savait où il allait, ce qu'il 
faisait, qui le demandait... etc. 

Tant de confidences continuaient sans relâche, 
Stéphane, touché par cette condescendance fami- 
lière, ne se doutait point qu'elles étaient un résultat 
d'éducation et que les secrets dont Sidonie le favo- 
risait étaient les secrets de tout le monde. Il 
éprouvait une jouissance inavouée, un épanouisse- 



UN SIMPLE 93 

ment d'amour-propre à entendre enfin une femme 
le traiter en égal, lui parler comme à quelqu'un, 
non comme à un meuble ou un enfant sans portée, 
et dans ces demi-heures qu'il passait à écouter 
ainsi, des nœuds invisibles se formaient à son insu, 
multiples, insaisissables, qui le liaient à sa cousine 
de toute la force de l'habitude et de sa propre estime 
reconquise. 

— Tiens, vous voilà. Monsieur Stéphane ?... 
C'était le sifflement de voix de Baptistine dont 

tout à coup la tête jaune se profilait dans un entre- 
bâillement de croisée ou quelque angle de porte. 11 
se levait par pohtesse, mais elle l'arrêtait aussitôt : 

— C'est bien, ne vous dérangez pas : vous êtes 
avec Sidonie, je ne veux pas vous empêcher de 
causer... ne ^vous dérangez pas, allez, je m'en 
vais. 

Sans bruit, comme elle avait paru, avec une 
malice mauvaise dans les yeux, elle s'effaçait ensuite, 
semblant n'être venue que poux une simple consta- 
tation et poussée par une démangeaison de cu- 
riosité. 

Rendus à leur tête à tête, Sidonie haussait les 
épaules avec une colère mal dissimulée : 
. — Elle a voulu la cuisine, qu'elle y restte, et que 
ce soit fini ! 



94 UN SIMPLE 

Même une de ces apparitions intempestives la mit 
une fois hors d'elle : 

— Est-elle embêtante, hein ? cette Baptistine, 
s'écria-t-elle, en croisant ses bras d'un geste colère, 
et comme Stéphane s'étonnait naïvement : 

— Après tout, reprit-elle, je peux bien vous le 
dire : puisque vous venez souvent, un jour où Fau 
tre vous l'auriez remarqué. — C'est vrai, je ne peux 
pas la voir... Vous comprenez cela, elle s'occupe de 
tout chez moi, je n'ai plus le droit de rien faire ici, 
sans qu'elle se mette en travers, décidant de tout, 
tranchant de tout : j'en ai assez... 

Puis, avec un sourire enflellé, elle ajouta : 
— Enfin! il faut bien la supporter,de vieux parents!.., 
Ce qu'elle ne disait pas, c'est que Baptistine était 
une tante à héritage, ni qu'ils avaient cru fnire un 
coup de maître en l'accaparant. Elle, vieille fille, 
lasse de mettre à l'épargne et résolue de planter là 
sa mercerie de Villefranche, avait d'abord refusé, 
faisant mine de craindre un panneau : mais les Fer- 
ramas avaient insisté outre mesure : 

— Venez, nous vous soignerons, vous ne serez 
plus seule et pourtant vi ^rez comme chez vous, tout 
à fait libre... Sidonie est jeune, elle a besoin de vos 
conseils... si bien qu'elle avait semblé leur accorder 
une grâce en acceptant leur offre. 



UN SIMPLE 95 

Et depuis, peu à peu, c'était elle, Fétran^ère^ qui 
était devenue le rouage, le facteur priucipal de celte 
maison dont rien ne lui appartenait 1 Ab ! par exem- 
ple, comme elle avait manœuvré ses intérêts, s'y con- 
naissant à» fond, en matière d'avarice! Sans cesse 
tenant suspendue sur eux la crainte d'un départ et 
d'une brouille irrémédiable, elle avait gagné une 
terreur de domination sous laquelle tous pliaient... 
Maintenant, elle était le factotum, une façon d'inten- 
dante despote, le domestique en sous-ordre et silen- 
cieux auquel maîtres et valets se soumettent, le 
contrôle taciturne, permanent, redoutable, s'infor- 
mant sans bruit, au fait des mésintelligences les 
plus secrètes du ménage, des étourderies de la 
femme, des fredaines du mari, invisible, promenant 
partout et nulle part, sa joie d'être haïe, de jouir 
pour rien d'un autre bien que le sien, et sans cesse 
pesant de tout le poids de son héritage probléma- 
tique. 

— Cela ne fait rien, les vieux parents, si on savait 
à quoi on s'expose en les reprenant !... 

Et dans la pensée de Stéphane, Sidonie tout à 
coup montait : il la croyait victime de sa bonté, l'ad- 
mirant de continuer ainsi une admirable charité à 
cette Baptistine, qui la lui rendait en malveillance. 

— C'est souvent ainsi, disait-il» j'ai vu dans la rue 



96 UN SIMPLE 

• 

des pauvres dii'e des sottises à ma mère qui leur 
donnait Taumône. 

Ilcommencaitmémeà être comme Sidonie,àdétester 
cette apparition mécanique, dont le regard le pour- 
suivait en le gênant étrangement, et il lui en voulait 
de venir rompre leur intimité, mettre un arrêt à ces 
épancliements monotones, qui lui causaient pourtant 
Tune des plus grandes jouissances de sa vie ! 
. Car, insensiblement, cesvisites quotidiennes avaient 
pris dans ses programmes de journée une place à 
part et prépondérante. Souvent, il s'était surpris à 
'hâter le déjeuner, — ce déjeuner provincial où l'on 
mange si lentement, — pour quitter plus tôt la Vizat 
et retourner au château... 

Par une complicité tacite, jamais le médecin n'était 
là quand il venait, et jamais, dans sa simplicité 
d'âme, Stéphane n'avait songé que ce fût justement 
la solilude à deux quil y vînt chercher avec tant 
de plaisir : il semblait plutôt qu'elle adoucit en lui 
ces retours violents de santé que la nature lui cau- 
sait. Près de Sidonie, il rencontrait un apaisement, 
cette béatitude du chat qui, dans la chaleur du foyer, 
ronronne sans remuer. Il y restait des heures im- 
mobile, lui parlant à peine mais écoulant le bavar- 
dage incessant dont elle ne se fatiguait pas et ne 
levant la séance que lorsqu'elle Texigeait. 



UN SIMPLE 97 

Il aimait mairileiiaut à reposer sur elle ses yeux, 
souriant de son sourire, de ses ^^esles, de ses viva- 
cités gamines qui la rapprochaient de lui, s'ingéniait 
à lui rendre des services insignifiants, allant cher- 
cher ses paniers à ouvrage dans la salle à manger, 
ou l'aidant à porter les légumes qu'ils avaient récol- 
tés au potager. A chaque heure, à chaque minute 
nouvelle de cette intimité, elle s'emparait de lui, 
entrait en lui sans qu'il s'en doutât, sans qu'il tenlât 
de résister à l'invasion de lui-même, par cela seul 
qu'elle était femme, jeune, et que, ne sachant rien 
de lamour, il avait la témérité des ignorants et leurs 
inconscienres... 

C'était seulement lorsqu'il la quittait, après les 
somnolences ravies de ces après-midi, qu'une in- 
quiétude vague le saisissait, trouble de sens sans 
objet, impudeur naïve, que semblaient lui jeter 
la tiédeur de l'air, les parfums de la verdure, la ca- 
resse amoureuse des plantes épuisées de soleil... 
De nouveau, tout le poème enchanté des arbres, de 
la rivière, des prés, des champs, se déroulait devant 
ses yeux, de même que le matin : c'était la même 
succession de routes ombreuses, de sinuosités feuil- 
lées, les mêmes silhouettes de tailhs, mais noyées 
maintenant dans la lumière attendrie des fins de 
jour, et l'on eût dit que l'alanguissement des choses 

7 



J 



9S Ux\ SIMPLE 

descendait aussi sur lui ou qu'il en rapportât une 
impr-essionnabilité plus grande : des élans le soule- 
vaient parfois, le foiçant à courir, emporté par ujie 
joie qui, brusquement, lui montait aucœur, ou bien 
il s'arrêtait à un chanl d'oiseau, à un i\>ouvemenl de , 
fourré, se laissait tomber sur l'iierbe, près* d'un 
eoin de haie, et de nouveau se perdait dans un 
rêve, à regarder au dessus de lui le bleu du ciel, 
d'un bleu opalin qui, sous le regard, paraissait mon-' 
ter, monter toujours, en donnant la sensation du vide. . 

Dans la iii)nclialance de ces retours, dans ces ab- 
sences de pensées où il s'abandonnait de Jui-méme 
à l'éveil'des sens, des images obsédantes lui venaient 
qu'il mettait toute sa puissance de volonté à repri- 
mer. Ayant gardé d'instinct une horreur des moin- 
dres froissements de sa chasteté, si bien grandi, dans 
rignorance et i'anathème de la femme que la moitié 
de la vie diiomme lui était lettre close ou inter- 
dite, une lutte se livrait au fond de lui, entre 
ses volontés religieuses 'et le désir sans but qui le 
meurtrissait de plaisir, lutte où les affres delà tenta- 
tion elle même devenaient une telle jouissance, qu'il^ 
claerchait à les rappeler. 

Et c'était le même enivrement, le même besoin 
tacite d'aimer, quand pour obéir à sa mère il allait 
se baigner dans la Vie-Siège, Rien que la vision de sa 



UN SIMPLE 99 

cbair suffisait à le troubler: dans les glissements 
de Teau sur son corps, il lui semblait percevoir uije 
sensation de caresses qui Tenvahissait partout, en 
lui causant un frisson. Puis il éprouvait des hontes 
soudaines et inexplicables, se rhabillait en toute 
hâte et courait à la Vizat d'une traite, s'imagiriant 
avoir fui un danger effroyable, gardant la crainte 
superstitieuse de cette eau dormante dont le cours 
se reconnaissait seul à de légères écumes venant 
mourir sur la rive. 
M""" Deschantres l'accueillait étonnée. 

— Qu'est-ce que tu as, fifi? 

' Il rougissait violemment, n'osant lui confier la ter- 
reur envahissante qui l'avait saisi. 

— Eien, maman... 

— Quel nigaud lu fais, disait-^llo en riant; bien 
sûr, il ne t'est rien arrivé ? 

— Rien du tout, je vous l'assure... 

Gomment aurait-il pu lui dire ces tressaillements 
de l'amour qui s'ignore, ces impressions insaisis- 
sables, faisant frémir son être et dont sa pudeur 
s'épouvantait ? 

Alors surtout, la dignité de sa mère lui apparais- 
sait dans une auréole de grandeur: la froideur dont 
si souvent il avait souffert devenait une grandeur de 
vie merveilleuse et inaccessible ; il se prenait pour 



100 UN SIMPLE 

elle d'une admiration et l'entourait de plus de 
respect, comme une vierge d'autel, osant à peine en 
approcher, se refusant les démonstrations affec- 
tueuses qui sentaient trop la familiarité de l'enfance. 

Et c'étaient une réserve sérieuse, des silences pen- 
sifs, son amour filial, nuancé de timidités, concentré 
en des signes à peine visibles mais à travers lesquels 
il passait tout entier, vibrant et raisonné. On eût dit 
l'humilité du fidèle s'abaissant dans une adoration 
reconnaissante devant la Divinité. 

Jamais pourtant, M™e Descbanlres n'avait été si 
bonne et si expansive. En elle aussi le séjour de 
Vie semblait avoir mis une détente: point de 
migraines, cette semaine-là, ni de ces querelles à 
propos de rien qui parfois surgissaient entre eux. 
Aucune plainte de la solitude relative, dans laquelle 
sa vie nouvelle la laissait. Elle semblait plutôt la 
désirer, voulant que Stéphane sortît beaucoup ! 

— Allons, Fifi, nous ne sommes pas venus ici pour 
rien : il faut que tu gagnes des couleurs, une mine 
de santé à me faire envier par les mères. Va sans 
moi, je ne peux pas marcher^ et puis, je ne suis pas 
bachehère, moi.... Le jardin suffira pour me re- 
mettre. 

Et au retour, elle l'interrogeait avec un intérêt 
m.îl dissimulé. Qui avait-il vu, rencontré? — (Jue lui 



UN SIMPLE 101 

avait raconté Sidonie, que faisait-on au château, et 
son cousin ?... 

Le soir semblait réservé à leurs épanchemenls : 
des causeries où le passé revenait, ainsi que le 
temps où M . Deschantres vivait, leur vie à Paris autre- 
fois, quand ils y avaient fait leurs deux années de 
garnison. Et ils se promenaient aussi, elle, lui donnant 
le bras, ou bien ils s'asseyaient devant la porte, savou- 
rant la nuit tombante, la quiétude de l'obscurité... 

Heures lentes, coulant comme un grand fleuve 
reposé. La journée finissait, semblant ne les avoir 
effleurés que du bout de l'aile, leur laissant seulement 
une sorte d'indifférence paisible... 

— 11 fait bon ce soir, n'est-ce pas? 

C'était chaque foiwS ce même refrain qui avait 
aussi clôturé leur voyage, après le dîner Ferramus : 
et M™* Deschantres, rêveuse, évoquant les années 
anciennes — le présent peut-être, — Stéphane, l'âme 
remplie de visions ensoleillées, de paysages lumi- 
neux à travers lesquels l'image de Sidonie pas- 
sant et repassant lui jetait une extase inconsciente, 
il semblait que la vie dût leur continuer indéfini- 
ment cette joie silencieuse et cette absence de 
surprises ou d'événements, seule source de nos 
vraies félicités!... 



vin 



Un soir, comme Stéphane revenait du château, il 
rencontra M. Mouillac qui parut ne pas le recon- 
naître. Au contraire celui-ci accéléra sa marche ; 
puis une porte s'ouvrit grinçante, retomba sur lui 
violemment, avec le bruit de ferraille du marteau 
qui tressautait sous la secousse; — il avait disparu. 

Tout d'abord, Stéphane n'éprouva qu'un étonne- 
ment ; même, en suivant la route pour rentrer à la 
Vizat, il s'efforça inconsciemment de n'y plus songer 
et de garder sa pensée flottante ; mais un poids s'était 
abattu sur son cœur et en marchant, le silence pro- 
fond des êtres dont toujours il avait joui, lui cau- 
sait une angoisse. 

A mi-chemin, il rencontra M. Ferramus, qui 
rentrait en toute hâte, comme s'il eût craint de man- 
quer un rendez-vous. Par politesse, Stéphane l'arrêta. 

— Vous allez bien, Monsieur? 



UN SIMPLE • 103 

9 

m 

— Pas mal, merci, répondit-il, très rouge et s'é- 
pongeantJ.e n'aurais jamais cru qu'à ces heures il fit 
encore si chaud. Mes. compliments à votre mère, 
n'esl-cepas? 

T- Vous nerevenezdonc pas de la Vizat? 

— Ah ! vous me la fichez belle, s'écria-t-il avec 
un rire forcé. Vous ima^inez-yous que mon métier 
permette d*aller voir les gens en bonne santé ? 

11 repartit du même pas, avec un salut proteetetir 
et un sifflement d'homme heureux. 

Stéphane le regarda s'éloigner et soudain éprouva 
la sensation d'une solitude énorme. 

Mon Dieu! M. Mouillac passé devant lui sans 
vouloir le reconnaître î Lui, Fami des mauvais 
jôilrs, si bon, si discret, lui qu'une année de dévoue- 
ment n'avait pu lasser ni rebuter, disparu seule- 
ment aux heures de joie comme pour renoncer à sa 
partde triomphe, il était passé sans un geste! 
• Le cœur d^ Stéphane se révolta : pourquoi lui en 
voulait-il? quelle raison qui tint devant leur affection, 
ces tendresses délicates et inavouées dont chacune 
de leurs causeries avait été comme imp^gnée? 

Et brusquement Stéphane se rendit compte de son 
ingratitude envers lui. 

Comment avait-il omis d'aller le remercier du . 
. succès de son examen? Depuis huit jours, il était là, . 



104 UN SIMPLE 

presque son voisin! et n'avait même pas cherché à 
le retrouver : huit jours et déjà Toubli, ce triste 
compagnon de toute joie ! 

Il eut aussitôt la tentation de retourner sur ses pas 
pour s'excuser. 

Une timidité le retint, il ne se décida point. 

Autour, l'ombre tombante, jetait une désola- 
tion morne. Un découragement douloureux des- 
cendait. 

Il hâta le pas, content d'apercevoir là-bas la Vizat, 
accroupie dans son massif de verdure, avec un point 
lumineux qui tremblotait au bas, la lampe delà salle 
à manger sans doute... Et de nouveau il essaya 
de ne plus penser. M. Mouillac l'avait-il seule- 
ment vu? n'avait il pu passer sans le reconnaître? 
comment l'aurait-il deviné à Belpech? Peut-être était- 
il pressé, ne regardant pas ou voyant mal, mille rai- 
sons qui auraient dû endormir son inquiétude et 
auxquelles il s'attachait, malgré tout, sans y croire, 
gardant le pressentiment de leur amitié irrémédia- 
blement rompue, sans que rien au monde pût justi- 
fier pareille catastrophe. 

En voyant son fils. M"'* Deschantres eut un mou- 
vement de désagréable surprise. 

— Comme tu reviens tôt ! fit-elle sèchement. 

— Moi? répondit-il étonné. Au contraire, je me 



UN SIMPLE 105 

croyais en retard, trouvant Tobscurité plus grande 
que de coutume. 

— Au moins, n'as-tu rencontré personne? 

— Si, M. Ferramus, tout à l'heure. 

— Ah ! dit-elle en fronçant les sourcils. J'espère 
que tu Tas arrêté. Je ne sais ce que tu lui reproches, 
tu n'es jamais aimable avec lui ; j'entends que tu le 
traites en parent et en homme plus âgé que toi. 

Un silence tomba. Puis la soirée s'écoula, intermi- 
nable et sans causeries. Après le dîner, pour la pre- 
mière fois, M"e Deschanlres refusa de sortir. 

— Je suis fatiguée, dit-elle, je crains d'avoir la 
migraine. 

Elle le laissa seul, voulant se reposer. Resté dans 
cet isolement inattendu qui lui rappelait, pour la 
première fois, celui de Toulouse, il se prit à songer. 

Des détails de jadis auxquels M. Mouillac était 
mêlé lui revinrent; une à une il revivait les heures 
matinales de sa préparation : presque toutes étaient 
demeurées gravées, surtout la dernière où leur 
adieu s'était fait sous la pluie tombante quand 
ils couraient le iong des allées, avec l'image de 
Suzanne Mercier, évoquée dans des élans de passion 
si timides et si profonds. 

Tout à coup, Stéphane tressaillit. Lorsque par 
hasard, chez les Ferramus, ce nom de Suzanne 



106 UN SIMPLE 

« 

Mercier était venu, Sidonie avait eu une eolère, la 
traitant de fille. 

One fille}, elle?... 

Ce mot d'allure fausse^ le laissait sans comprendre. 
. Seulement, il s'en épouvanta, le pressentant ^ob 
d'insultes, dont il était incapable de soulever le 
voile. Alors, une nouvelle angoisse Tétreignit. Que 
pouvaît-oD dire sur la fiancée de M. Mouîllac, pour- 
quoi cette haine de Sidonie? et des pressentiments 
noirs le saisirent, car il n'admettait point que Sido- 
nie pût accuser à tort. Qui sait ? peut-être voulait-on 
tromper M. Mouillac et surprendre son honnêteté en 
l'attirant dans un guet-apens de pauvreté; peut- 
être cette douceur adorable qu'il vantait n'était-elle 
qu'un leurre ? 

Dans sa mémoire, des souvenirs terrifiants du 
temps de son père lui revinrent; souvenirs de jour- 
nées tiraillées, où les scènes se succédaient; termi- 
nées par des claquenients de porte ou des pleurs de 
sa mère. Son cœur s'en serrait à mesure, et il éprouva 
. un immense besoin d'interroger Sidonie, de savoir 
enfin si vraiment cette Suzanne Mercier était une 
mauvaise femme; sans la nuit, maintenant tombée 
tout à fait — une nuit douce où les silhouettes indé- 
cisesdes arbres grandissaient, semblant des êtres 
fantastiques, — il serait parti tout de suite. La pen- 



• j 



UN SIMPLE . • 107 

sée de son ami,* surpris dans sa bonne foi^ lui 
paraissait monstrueuse; il, en oubliait leur rencontre 
de? tout à l'heure, leur brooille probable^ et il n'*éptrou- 
vait plus qu'une terreur à l'idée de rester une nuit 
entièire, dans Fattente,- le rongeant d^inquiétiade.. 

Très loin, depuis Belpech, les coups de 9 heures 
M vinrent apportés par la brise; le tintemeat grêle 
arrivait, diminué par la distance^ planant lentement 
comme un soupir et ces sonorités; à demi éteintes, 
qui semblaient expirer dans les taillis, ajoutaient 
à la mélancolie de Tobscurité bleue. Point, de lune, 
une lourdeur tiède d'atmosphère ; de la terre chaude 
des vapeurs étoufifantes s'exhalaient. 

L'orage se pressentait dans l'immobilité, dans le 
calme accablé, où tous Ifes bruits se mouraient. 

Tout à coup, tandis qu'il demeurait absorbé, il 
entendit marcher près de lui et, relevant la tête, 
eut un cri de frayeur : 
. — Ah ■? mon Dieu, vous ? à pareille heure ! 

Devant lui, Sidonie venait, enveloppée dans 
sa capeline, haletant comme après une marche 
forcée... 

— Oui, j'arrive... Vous n'avez pas vu Marc? 

En disant cela, sa voix tremblait un peu et prit 
une intonation dure, qui le surprit. Comme il restait 
sans répondre, gênée soudain par son silence, elle 



108 UN SIMPLE 

s'expliqua rapidement avec des phrases hachées, 
mordantes. ♦ 

Après le dîner, Marc était parti sans lui avouer où 
il allait; elle n'avait d'abord rien dit, bien que cela 
fût extraordinaire ; mais tout à l'heure, ne le voyant 
toujours pas, la frayeur l'avait prise : elle l'avait fait 
demander au café, un peu partout, et l'idée lui était 
venue qu'il serait peut-être à la Vizat... 

— Oh non, pourquoi ? 

— Est-ce que je sais ! 

Elle balbutia, décontenancée, formula des excuses 
vagues, revint sur son tourment violent, ne parais- 
sant pas convaincue. Mais il ne Técoutait pas, tout 
entier à la pensée qu'elle était là, venue juste au 
moment où il la désirait de toute son âme pour lui 
arracher son inquiétude à propos de M. Mouillac. 
Même il s'étonnait de cette coïncidence, lui donnant 
le mérite de l'apparente divination de ses moindres 
désirs, la couvrant de délicatesses reconnaissantes. 

Quand elle eut fini, ennuyée de le voir ne rien 
répondre, elle se ravisa et demanda durement : 

— Votre mère est-elle déjà couchée? 

— Je ne pense pas, fit-il : il y a un quart d'heure 
qu'elle m'a quitté. Voulez-vous que j'aille la chercher? 

Il répondit cela avec une naïveté confiante, cette 
simplicité des ignorants qui commande le respect, 



UN SIMPLE 109 

étonné seulement de la rudesse de ton avec laquelle 
elle parlait. Alors, après une seconde de réflexion, 
elle eut un soupir d'allégement; il semblait qu'une . 
horrible inquiétude vînt de lui glisser des épaules 
Elle éclata de rire, un peu niaisement : 

— Non, non, cousin, laissez-la tranquille... fit-elle ; 
je me sauve : Marc fait sans doute comme la for- 
tune : il dort chez moi, pendant que je cours bien 
loin... 

Mais il s'apitoya de la voir ainsi tourmen- 
tée : 

— Je ne le suis plus maintenant, reprit-elle en 
riant. C'est chaque fois la même chose; je me monte 
la tète à propos de rien, jusqu'à ce que tout d'un 
coup jemaperçoive que je n'ai pas le sens commun. 
Tenez, accompagnez-moi seulement jusqu'à la route... 
l'allée est si noire, que j'ai peur... 

— Volontiers, d'autant que je voulais vous de- 
mander.,. 

— Ah! reprit-elle, me demander quoi? 

Le sourire de Sidonie était revenu, son sautille- 
ment de pensionnaire aussi ; elle avançait sur le pavé, 
par glissades brusques, que Stéphane suivait gauche- 
ment ; et ainsi, marchant dans l'ombre, bras dessus, 
bras dessous, de loin en loin seulement caressés par 
des lueurs cendrées qui perçaient le feuillage, ils 



110 .UN SIMPLE 

% 

semblaient deux amoureux se confiant leurs pre- 

mièras ivresses. 

Elle répéXa ; 

-— Me demander quoi? Voyoïîs... * 

Mais* au moment dé nommei* Suzanne Mercier, il 
se sentit devenir timide, balbutia^ la regardant avec 
une supplication : 

— Bien sur, vous ne vous irriterez pas de ce que 
je vais vous dire?... 

Et comme elle s*étonnait, lui. répondant : 

— Dépêchez-vous donc. . 

Il "continua, la voix tremblante d'émotion : 

— Qu'est-ce que vous a fait Suzanne Mercier^ pour 
que vous liri en vouliez tant? 

Elle s'était an*ètée nat, les lèvres ♦tout à coup 
blémies, à demi suffoquée de stupéfaction. 

— Ce qu'elle m'a fait?... Ah! elle est bonne, par 
exemple ! 

Puis, éclatant d'un rire forcé : 

— C'est au moins Baptistine .qui vous a .chargé de 
me faire cette question, i>'est-ce pas? 

Pourquoi voulait-elle que ce fût Baptistine ? 

— Non, certes, Baptistine n'y est pour rien... C'est : 

« 

pour moi, rien .qu-e pour moi !.., 

— Ah!. si c'est pour vous, .c'est encore mieux, 
fit-elle, avec le même rire faux. 





b *• ... 



UN SIMPLE 



111 



Jamais elle n'aurait attendu pareille chose de ce 
benêt. Au moins, pour faire des bêtises, ne va-t-ou 
pas consulter 'ses parents... surtout elle... 

Mais Stéphane maintenant s'était lancé: ce. calme, 
Tair hiàuvais qu'elle gardait, arrêtée au milieu de la 
route, répouvantaient : un flot de paroles lui vint : 
il s'excusait dans un bredouillement de phrases 
confuses, se perdit dans des incidentes indéfinies : 

— Oui, c'était pour lui, ou à peu près. M. Mouillac... 
Elle ne connaissait donc pas M. Mouillac? Il croyait 
pourtant lui avoir parlé de lui depuis son arrivée... 
peu importait, du reste. M. Mouillac était le fiancé 
de cette Suzanne Mercier, et il appuyait sur cette, 
croyant ainsi calmer Sidonie par son mépris anti- 
cipé. Mais bien sûr, il ne lui avait pas encore soufflé 
mot de M. Mouillac ?J1 n'en pouvait revenir d'étonne- 
ment. Son professeur, l'année dernière— Ah î Iç 
brave cœur! .Justement, il l'avait accompagné à la 
garielejour où elle était venue à Toulouse: c'est 
pendant ce trajet qu'il lui avait annoncé ce mariage: 
il aimait tant cette Suzanne ! Rien que d'en entendre 
parler, cela l'avait retourné, lui ; et il méritait d'être 
heureux. Dieu merci! le pauvre cher homme, si bon, 
si affectueux... 

U racontait à la volée toutes ces souvenances 
attendries qui tout à l'heure Tavaient hanté, les 



112 UN SIMPLE 

incidents de leçon, les énigmes de dévouement qu'il 
avait jadis cru deviner, s'échauffant à les étaler enfin 
au grand jour, pour la première fois ne faisant plus 
attention à l'orage amoncelé dans le silence de 
Sidonie, quand brusquement elle l'interrompit, écla- 
tant : 

— Ah ! bien, il est joli, votre Monsieur, de s'amou- 
racher de cette fille-là î 

— Mon Dieu ! Que voulez-vous dire ? 

— Ah ! oui, du propre, cette amourette avec une 
coureuse! 

Il répétait, effaré : 

— Une coureuse ? 

— Allons donc, vous ne comprenez pns? 

Pour le coup, c'était trop drôle, cette naïveté chez 
lui! Sa bêtise dépassait les bornes : il en savait 
moins long qu'elle à quinze ans, car dans la vie 
de campagne, l'amour se fail librement, des bêtes 
ou des gens, où qu'on soit et sans pudeurs ; et tout 
à coup, énervée par le regard interrogateur qu'il lui 
jetait, elle s'écria brutalement : 

— Vous ne savez donc pas ce que c'est? Une salope, 
quoi ! qui couche avec tous les hommes du pays, 
n'importe qui... 

En même temps, à en parler, sa rancune éclata : 
et avec des mots sales, tout le bagage de paysanne 



UN SIMPLE 113 

mal embouchée, que son éducation n'avait pu 
frotter, lui monta aux lèvres : 

— Oui, elle était cela, la Mercier, une rien du tout 
qui avait traîné partout sa souquenille. Etait-ce 
assez dégoûtant, hein? Hé bien, ça n'empêchait 
pas les hommes de courir après : tous y allaient, les 
huppés et les sans le sou ! Tous, comme affamés de 
faisandage l jusqu'à son mari qui y avait passé, pris 
encore pis que les autres, ayant avec elle une vraie 
liaison rompue seulement à son mariage. 

Depuis même, cela avait failli recommencer; c'est 
pour cela que Baptistine en avait parlé, bien sûre de 
les exaspérer. Maïs on avait eu beau faire, Marc ne 
s'était pas laissé agripper à nouveau. Il n'aurait 
plus manqué que cela ! car enfin, même quand on 
n'aime pas son- mari, c'est une affaire d'honneur de 
ne pas le laisser rôder ! 

— Et c'est après ça qu'il se colle, votre Mouillac! 
Ah ! oui, du propre ! du propre, reprenait-elle avec 
une exaspération de rancune dégoûtée. 

Lui restait anéanti devant l'étalage brutal d'un 
monde dont jamais son innocence n'avait encore été 
effleurée, pris d'une honte. 

En même temps qu'il se refusait à ces vérités dont 

chacune le blessait, une révolte d'honnêteté montait 

en lui. 

8 



114 UN SlMPt/E . 

Quoi, il exisiajl,^ de ces femoQues se. y-^.i,^aat à Tor- 
dure, et on ne les montrait pas du doigt, on les lais- 
sait vivre au grand jour de tous, faire un métier de 
leur travail de chair ! Il lui semblait crouler dans 
une chute, abominable; à voir la vie ainsi déchire 
brutalement de celte virginité que ses yeux d'eur 
faut lui avaient donnée, il souffrait horriblemeijî, et 
ii voulait douter, se croire trompé, moqué ; 

~ Vous en êtes sure, absolument sure ? C'est si 
monstrueux, si horrible ! 

Mais Sidonie eut un accès de gaieté. 

— Si elle ea éXait sùz:e? Elle était raide celle-là! 
Comme si cette salanre gi^euse n'avait, pas failli 
empêcher son ma,riage a^ve^ç Marc. 11 était donc 
rudement naïC de wolre. celle-là une exceptioa : 
Merci! il en remontrerait d'autres sur terre. On 
voyait bien qu'il n*avait vécu que sous les jupes do- 
sa mère; encore, chaquefoisqu'ilpassait à côté d'une 
fiiie avait-on dû lui bouçhei: les yeux avec la main ! 
Vous, un homme, à la ville, vous en êtes là ! 

Cela la faisait rire, ces illusions de douze ans, cette 
angoisse à sortir sans transition de l'aurore chaste-, 
d'une vie d'homme ; la torture. dont la. trace se mar- . 
quait sur le. visage de Stéphane, l'amusait et mjême 
celui-ci lui paraissait maintenant étrangement bête, 
petit* garçon, et niais!... 



UN SlMi^LE 115 

— Vous, un homme! allons donc! 

Elle dit cela avec un accent de profonde pitié. 
Désonnais il était diminué pour elle, redevenu une 
chose sans conséquence ni portée. Mais soudain, il 
se secoua de son anéantissement avec un cri d'an- 
goisse, le danger de son ami Tayant épouvanté. La 
pensée que son maître avait pu tomber là-dedans, y 
laissant prendre sa droiture, le terrifiait : il balbutia : 

— Mon Dieu,. M. Mouillac ! 

— Avec ça qu'il né le sait pas, votre Mouillac : elle 
y* aura mis ses conditions, voilà tout... 

Et elle se gatidissait à cette idée bouffonne d'un 
homme s'engluant à un pareil torchon, disant que le 
jeu n'en valait point la chandelle, quand Stéphane 
. fut saisi de colère : 

— Taisez-vous, jamais, jamais il n'a su ces 
infamies ! C'est horrible, ce que vous dîtes là; on . 

• .voit bien que vous ne le connaissez^ pas. 

Et il répéta comme devant un écroulement, ou un 
cadavre : 

— Oh! le malheureux, qui l'auriait pensé?... 
Sidonie eut alors un haussiement d'épaules : 

— Après tout, ça ne nous regarde pas. Que vou- 
lez-vous qu'on y fasse ? 

— Conraient? cela ne nous regarde pas? 
S'imaginait-ell'e qu'il laisserait ainsi M. Mouillac 



116 UN SIMPLE 

donner tète baissée dans le gouffre! Mais c'était son 
ami ! le seul être qui autrefois eût été bon pour luit II 
fallait qu'il y eût un moyen de le sauver, quelque 
chose à dire ou à faire : il était impossible, mons- 
trueux qu'on dût se résigner devant cette tromperie. 
Et elle l'aiderait, n'est-ce pas?... 

— Pour ça non, par exemple ! J'ai eu assez à 
faire avec cette gueuse pour ne pas vouloir recom- 
mencer. 

Mais il ne l'écouta pas, parlant avec des gestes 
d'angoisse qui semblaient battre l'air pour y saisir 
un fantôme, et tout à coup, il crut avoir trouvé: 

— Ce mariage n'était pas encore fait, il ne pou- 
vait l'être. Alors il irait dès le lendemain trouver 
M. Mouillac, lui arracherait son illusion, lui dirait 
où il s'était fourvoyé ; et il n'en doutait pas, tout de 
suite M. Mouillac aurait la même révolte que lui et, le 
cœur soulevé, abandonnerait cette Mercier... 

Il eut un rire de triomphe: 

— Vous voyez bien, qu'il y a un moyen !... 
Sidonie le regardait stupéfaite. 

— Vous irez chez cette fille ? 

— Comment, cette fille? 

— Avec cela que votre Mouillac en découche !• 

Il n'avait pas songé à cela; à l'idée de la rencon- 
trer peut-être, la peur superstitieuse que l'impudeur 



UN SIMPLE 117 

jette aux chastes le saisit. Mais la pensée de son 
ami remporta. 

— J'irai, fit-il, la voix tremblante. 

— Seul? et si Ton ne vous reçoit pas? 

— J'essayerai toujours... 

— Mais votre mère?... 

— J'essayerai toujours... est-ce qu'elle le saura 

* 

seulement? 

C'était son mot maintenant : j'essayerai... il s'y 
heurtait avec une inflexible volonté, l'entêtement 
des faibles que rien ne peut convaincre une fois 
qu'ils sont butés. 

A son tour, Sidonie s'irrita, voulant le détourner 
d'une telle absurdité. 

— Jamais on ne le laisserait pénétrer : car sa pa- 
renté aux Ferramus était connue. Même s'il entrait, 
il verrait comme son Mouillac s'unirait à la Mercier 
pour le mettre dehors : il avait beau ne rien savoir, 
enfin, il devait bien comprendre que les gens pro- 
pres n'allaient pas dans des maisons pareilles! 

Mais lui répétait comme un refrain : 

— J'essayerai. 

Elle continua ; cette tentative la jetait hors des 
gonds. Une crainte s'était éveillée en elle que plus 
tard la Mercier ne se vengeât sur Marc. A aucun 
prix, elle ne voulait recommencer la lutte des années 



418 UN SIMPLE 

dernières. Tout fut vain : il s'était décidé, ne Técou- 
tant plus : il'irait, le devant à son ami : peu impor- 
tail comment il s'en tirerait, il irait, voilà tout." 

— Je le dirai à votre mère, nous verrons bien si 
elle vous le permettra, s'écria Sidonie exaspérée. 

Il répondit, très calme : 
. — Je sais bien que vous ne le ferez pas. 

Sans deviner pourquoi, un instinct lui disait que. 
jamais .elle n'oserait confier à M™^ Deschantres 
de pareilles turpitudes, ni ses griefs contre Suzanne 
Mercier. Alors, à bout d'arguments, elle eut un cri 
de colère : 

— C'est bon, allez vous frotter à cette saleté, vous 
ne valez pas mieux que les autres ! 

Et elle tourna les talons, heureuse de lui avoir 
jeté à la face cette injustice lâche. 

Brusquement, Stéphane se retrouva seul dans 
l'ombre. Autour, la nuit très sombre avait enveloppé 
. toutes choses, fondu les troncs d'arbre dans les 
haies, paraissant creuser des horizons béants et ^ 
infinis dans l'obscurité environnante. 

Il éprouvait un écœurement, l'innomabla dégoût 
de lui-même et des êtres. Il ne pensait même poiùt : 
mais il croyait à. un fardeau l'empQchant de respirer, 
à des années passées en un instant sur lui et qui 
l'écrasaient de leur poids : et tout à coup, comme il 



UN SIMPIyE 



119 



restait immobile, le merveilleux silence, la paix en- 
dormie delà terre dont depuis des jours il s'enivrait,» 
rimpassibilité verdoyante et rieuse des plantes, ces 
lointains eux-mêmes que les ténèbres dérobaient, 
lui jetèrent une terreur. Il les devinait perfides, mau- 
vais, comme si, derrière chaque Immobilité de bran- 
ches, se fût cachée une traîtWse inconnue. Alors, 
tout le tumulte de son cœur se grandit de cette 
tranquillité radieuse... il fut pria de panique et courut 
vers la Vizat qui, toute noire et sans lumières, s.e . 
dressait, ne montrant de sa masse que les arêtes 
coupantes des angles de murs; mais elle aussi, au 
milieu du sommeil universel, semblait lui refuser 
son refuge et proférer une menace... 



IX 



Le loiiï? des rues, un bouleversement d'arrivées de 
charrettes et dç bétail; des femmes, corbeilles sur 
tète, avançant par rangées hâtives en travers de la 
route ; des métayers, blouse au vent, le béret aplati 
sur le crâne, portant dans leurs mains les sachets de 
vente où les grains sont échantillonnés; et devant les 
portes, les voitures, une à une à la file, sont remi- 
sées, défraîchies ou pimpantes, de tous modèles, les 
unes vieilles avec un air de tombereau, d'autres 
bourrées de paille, boîtes carrées que les cahots des 
traverses ont disloquées, celles-ci encore boueuses 
sous leur vernis de poussière, celles-là neuves avec 
des capotes de cuir que les brûlures de Tair ont 
verdi. Plus loin sont les voitures de maître, breaks 
gigantesques ou chars à bancs sauteurs, et, vers 
les faubourgs voici les vrais charrois, coififés de 
bâches, dont les tentes s'allongent, maisons rou- 



UN SIMPLE 121 

lanles poussées dans le désarroi des rues. C'est 
l'apprêt des marchés du mardi envahissant Belpech 
comme une marée, le secouant de ses somnolences 
matinales, et quoique la plupart des volets soient 
clos encore, aux fenêtres des cuisines qui de loin 
en loin bâillent sur la chaussée, des groupes se 
forment, jasant, gesticulant, d'avance s'égosillant 
en attendant que la vente batte son plein... Un bruit 
de dispute suraiguë , une traînée de bavardages 
criards, grossis à chaque détour de ruelle, mon- 
tent du pont de la Vic-vSiège jusqu'au cœur de la 
ville où les halles s'étalent dans un débordement 
fiévreux de bazar en plein air, et un déballage hété- 
roclite d'ustensiles, de victuailles, d'approvisionne- 
ments de ménage et de merceries de rencontre. 

Toute la vie de la semaine est refluée là, bêtes, 
gens, nourriture et tou3 les coloris s'y étalent. Au 
centre, les légumes rais par terre sur des toiles, 
lassés en piles, ou jetés pêle-mêle dans les corbeilles 
rondes : carottes rouge vif haussant leurs pointes 
sur le vert assombri des oseilles coupées par bottes: 
oignons en chapelets à tons de nacre rose, ouvrant 
leurs feuilles de chair vive à la sortie en gerbe 
des paniers — ainsi attachés aux cordes de paille, 
ils ressemblent à des tresses de cheveux blonds — 
et à côté de ces tendresses de teinte, les cèpes 






UN SIMPLk 



mettent huv note 1res sombre, un brun de velours, 
chatoyant sous la lumière, que coupent les dessous 
blancs. Plus loin, les pèches suintant le sucre en 
rosée, éclatent comme un bouquet de roses du 
Bengale, crèvent l'œil à force de rouges et de jaunes 
flamboyants, et c'est toule la série des raisins, des 
poires juteuses à demi écrasées, se meurtrissant 
les unes les autres comme en une pâmoison; d'ar- 
rière elles, les vendeuses sont assises, madras au 
vent, jeunes ou vieilles à silhouettes crochues, 
toutes ayant la peau brunie sous le tan du soleil, 
et les hommes passent, criant des mots patois qui 
fendent l'air, avec des poussées brusques vers le 
coin du blé où les blouses se serrent dans une 
confusion de lamentations sur les prix baissés et 
d'enjôlements d'acheteurs. 

A chaque fusée de lumière tombant sur la place, 
les poteries reluisent; les quincailleries de hasard 
que les roulottes ont dégorgées par terre, s'éclairent 
de zigzags lumineux, et dans les voitures à double 
auvent les viandes saignent pendues aux crocs» 
tandis que devant elles, les bouchers se drossent, le 
tablier au cou, se croyant à une criée tant ils s'époii- 
monnent à arrêter les impatiences. Pourtant une 
chaleur moite, cette fade odeur d'homme, l'acre sen- 
teur de la poussière s'exhalent, dans ce coin de place 



UN SIMPLE 123 

où deux Meues carrées de pays se sont déversées> 
produits et habitants; de loin on croirait à un piéli- 
nmiient furieux, au remuement " d'^ine fourmilière 

. affoléej. et à voir ces entrecroisements d'êtres, ce 
roulis de gens que la halle garde attirés par une 
force d'aimant, une pitié saisissait en même temps 
que ce sentiment de fatigue découragée produit par 
les grands efforts consumés dans les petites choses, 
les extravagances de vie dépensées à des riens. 

Ce matin-là, point de soleil, des nuages lourds, 
un éclairement faux que jetait à la réverbération 
des pavés l'orage prêt à crever, l'air mou, comme si 
l'on se fût agité dans de l'eau tiède. D'être venu 

' lentement depuis la Vizat, Stéphane était harassé, at 
l'agitation du mardi à laquelleilne s'attendait point, 
achevait de l'effarer. A passer entre les voitures et 
les croisements- de saluts,dans ce tumulte bon enfant 
de gens se rencontrant à leurs affaires, l'âpre regret 

,de sa tranquiUité 'perdue le prenait ainsi qu'un 
dépaysemqnt comme si chaque maison autour de lui 
fût devenue gouailleuse ou inconnue. 

D.e la veille, seule une impression de cauchemar 
lui était restée. Son initiation brutale à la vie 
réelle avait été un de ces spectacles horribles en- 
trevus une fois, que l'imagination garde gravée dans 
un repU avec la volonté tenace de ne jamais plus le 



124 UN SIMPLE 

relrouvôr. Sans la démarche qu'il venait tenter, sans 
son amitié dont l'inquiétude toute la nuit l'avait 
troublé, ces ignominies auraient passé sur lui comme 
l'ombre sur le marbre, n'y laissant d'autre trace 
qu'un peu de froid. 

Mais maintenant qu'il approchait du but, étourdi 
par le grondement du marché et ce papillonnement 
d'êtres et de gestes dansant sans trêve devant les 
yeux, une émotion le serrait ; il ressentait l'efifroi de 
l'inconnu, avait aux membres un frisson de fièvre, 
et volontiers serait parti n'ayant rien fait ni vu son 
ami, tant toutes choses l'épeuraient, surtout l'incer- 
titude de l'accueil. 

Pourtant il avançait, avec la même résolution 
aveugle qui, la veille, avait exaspéré Sidonie; etcela 
dominait en lui les craintes vaines, les répulsions 
puériles : il venait accomph'r une œuvre de justice, 
se sentait une sorte d'envoyé providentiel et 
augmentait sa mission de toute la grandeur de sa 
propre frayeur -- une frayeur mêlée de honte et 
sans raison, rappelant les révoltes du corps aux 
approches d'une opération douloureuse. 

Tout à l'heure, sous le porche de l'église où les 
cordes des cloches tombaient cirées et jaunissantes, 
comme un sacristain sonnait une messe avec un 
balancement rythmé des bras, il s'était approché, 



UN SIMPLE 125 

dempiîdant à voix étouffée où demeurait M. Mouillée. 
Il n'aurait point su dire quel instinctif mouvement 
l'avait conduit là pour faire pareille demande, ni cet 
attrait que lui avaient jeté l'ombre du portail, le 
parfum de confessionnal qui de l'église arrivait, ce 
vieux branlant et sourd dont le regard à demi éteint 
ne devait plus interroger. 11 s'imaginait qu'à pro- 
noncer le nom de Mercier ses lèvres se seraient 
salies, et il avait balbutié, attendant docilement sur 
un geste de l'homme qu'il ait fini de sonner... 

Au deèsus, derrière les baies à jour de la façade, 
la cloche dansait, suivant la danse de la corde qui 
montait vers elle par brusques lampées, comme 
attirée vers les choses sereines, et l'éclat maigre de 
celte dinderelle dominait la voix du marché qui, elle 
aussi, s'élevait, énorme... Le tintement de messe 
s'éparpillait avec une lamentation d'enfant sur l'es- 
pace trop grand, frappant les airs par saccades, 
gardant surtout dans le ralentissement des batte- 
ments une sorte de regret qui pénétrait l'âme, et une 
tristesse d'agonie semblait en descendre, cette 
agonie grise de départs sans espoir de retour doQt 
rien ne saurait endormir les mélancolies... 

— Qu'est-ce qu'il vous faut? avait repris le sonneur, 
retenant du pied la corde que des halètements 
haussaient encore vers le haut. 



im UN SIMPLE 

— Vous ne savez pas où demeure M. Mouillac? 

— Mouillac?... 

— Oui, M, Mouillac... 

Et comme ce nom ne paraissait point lui revenir, 
Stéphane avait insisté, saisi d'une bonté : 

— Vous savez bien, celui qui se marie avec la 
Mercier... 

. Alors le vieux avait eu un rire silencieux, ce rire 
du paysan qui s'entend dans une malice méchante, 
et de le voir rire ainsi, Stéphane s'était senti plus 
angoissé. 

— Mon Dieu, serait-il déjà marié par hasard?... 

— Oh! non, ça n'est pas fait, mais ça se fera... 
Et aussitôt, gardant aux lèvres son ravissement de 
railleHe, le sacristain avait montré du doigt, là-bas, 
plus loin que la place, cette même maison où, la 
veille, M. Mouillac s'était engouffré... 

à 

-«- C'est bon, merci... je vous remert-ie,... 

D'avance, Stéphane savait que ce serait là, mais il 
avait, eu peur en passant, n'osant ni entrer ni 
demander au hasard... Et maintenant que de nou- 
veau il se retrouvait devant la porte, toutes ses hési- 
tations le reprirent; il lui suffisait de se savoir arrivé 
à temps pour éprouver de nouveau le désir de se 
soustraire au devoir d'impérieuse amitié qui l'avait 
conduit la : sans la porte ouverte qui semblait Tal- 



UN S^MPLE 



127 



tendre, l'espérer presque, tout son courage se serait 
évanoui.,. 

Il donna un coup de marteau, entra^ et attendit 
dans l'obscurité. Devant lui s'enfonçait une^ sorte de 
boyau noir servant de corridor . Rien ne répondit, 
mais un silence plaidait, comme si toute la demeure 
.eût été. encore ensevelie en plein sommeil... Alors il 
éprouva un mouvei^ent de joie, involontairement 
ravi de ne trouver personne, et avant de repartir il 
frappa de nouveau sans anxiété. 

Le marteau retomba avec un bruit très sec. 

Par un involontaire rapprochement, il se souvint 
de la sonnerie désespérée, presque tendre, que 
. faisait le timbre de la rue du Vieux-Raisin, le jour 
où il s'y était heurté au logis vide : autant elle était 
timide et suppliante, autant ici le coup bref du 
marteau déchirait lair avec une violence impérieuse, 
un augure d'accueil rude et revèche... Comme il 
s'apprêtait à frapper encore, une porte s'ouvrit, il 
entendit le bruit d'une marche d'homme hésitante, 

« 

puis une voix grêle qui tremblotait : 

^— Qui demandez- vous ? 

Il se retourna brusquement avec une exclamation 
de surprise : 

— Ah ! Seigneur, vous. Monsieur MpuiUac, vous* 
que je cherchais !... 



128 UN SIMPLE 

Au fond du couloir, la voix du petit homme répon- 
dit comme un écho, vibrante d'étonnement : 

— Vous, Monsieur Deschantres ! 

Et ils restèrent tous deux muets, comme pétrifiés, 
Stéphane lé cœur serré, lui, bouleversé par la pré- 
s ence de son élève. On l'avait laissé seul à garder 
le logis, pendant le marché ; même sans l'insistance 
mise à frapper, jamais il ne serait descendu pour 
ouvrir, et de trouver là Stéphane, il ne savait plus 
que dire, répétant seulement : 

— Vous, c'est vous... 

— Oui, moi ! il y a si longtemps que je voulais 
vous voir ! 

Tout de suite, ce mensonge élait venu aux lèvres 
de Stéphane repris irrésistiblement parle charme déli- 
cieux des joies éprouvées ensemble. M. Mouillac pour- 
tant continuait à le contempler avec un embarras, une 
sorte de peur limide dont s'enveloppait le conten- 
tement de leur revue et soudain, leurs yeux se ren- 
contrant, ils se sourirent avec un sourire niais, ce 
lODg étonnement des gens qui ont trop à se dire, 
et ne savent comment en venir à bout. 

— Allons, voyons, vous ne pouvez pas rester là, 
fit M. Mouillac d'un air incertain, n'osant faire entrer 
Stéphane ni refuser sa porte. 

— Où vous voudrez, répondit Stéphane : j'étais 



UN SIMPLK 129 

venu sBulemerit pour vous parler, vous com- 
prenez... . • . ' 

— Oui, je comprends.,. 

Et il piétinait sur place, barrant toujours le couloir 

< 

où le demi-jour répandait un 'air morne, en' même . 
temps que des chambres venait Une odeur vague, 
moitié parfum,' moitié cuisine. 

Brusquement, avec un soupir, il se décida 

— Venez... nous serons mieux là-bas. 

Et il alla jusqu'au fond, suivi par Stéphane qui . 
avançait â tâtons, ouvrit la porte d'une cuisine, la 
traversa : devant eux, un jardinet carré étalait sa ver- 
dure, coupé par les allées étroites, planté d'arbres qui, 
tous, ployaient sous des charges de fruits : au bout 
de celui-ci, une lessive séchant sur les cordes jetait 
une note criarde de loques blanches, étrangement 
ressorties sur la masse gris noir du ciel. 

— Il n'y a pas de banc, reprit M. Mouillac arrivé 
au seuil de la maison, mais qu'est-ce que cela fait? 

— .Certainement, qu'est-ce que cela fait? répéta 
Stéphane. 

Puis tous deux entrèrent dans Une des allées 
latérales, se cognant parfois les coudes poui' 
éviter de marcher dans les buis qui formaient les 
bordures. 

M. Mouillac, continua avec un sourire: 

9 



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'i 



a 



130 UN SIMPLE 

— Il faut que je vous félicite, j*ai su que vous 
étiez reçu. 

— Ah ! vous le saviez ! 

— Oui, j'avais écrit là-bas à la Faculté, ils m'ont 
répondu le lendemain de voire examen. 

Et hociiant la tète, il poursuivit : 

— Vous vous souvenez, je vous l'avais prédit 
l'avant-veille : la chance ! on finit toujours par avoir 
de la chance, il faut l'espérer du moins... 

Mais en disant cela, il semblait qu'il Tenveloppàt 
d'un ret^ard attendri et pitoyable, tandis que lui 
aussi, Stéphane, sentait l'ironie amère de cette 
chance évoquée par le pauvre homme au moment 
où son amour allait crouler. 

— Comment se fait-il que vous soyez à Belpech? 

— C'est bien simple... 

Stéphane s'exphqua en deux mots : sa mère était 
malade à Toulouse, à cause des grandes chaleurs, 
tandis qu'ici elle allait à merveille... la veille seule- 
ment, la migraine avait menacé de la reprendre... 
ce ne serait rien, il l'espérait... et commeM.Mouillac 
ne répondait pas, prenant au nom de M*"® Des- 
chantres un air embarrassé, Stéphane poursuivit 
troublé: ''^ 

— C'est bien étonnant que je ne vous aie pas ren- 
contré jusqu'ici... 



UN SIMPLE 131 

— Je sors si peu ! vous le voyez. C'est moi qui 
garde la maison... ça vaut mieux. 

En même temps, M. Mouillac eut un sourire se 
rappelant sans doute ce boniieurd'aimerdont il vivait 
depuis quinze jours. Etrange vie au reste que celle 
qu'il menait là : une claustration plus sévère encore 
que celle de Toulouse, où la Mercier et sa mère 
l'avaient retenu sous prétexte qu'il ne connaissait 
personne, un isolement de cloître auquel il s'aban- 
donnait sans se récrier, ravi par une intimité jamais 
encore connue; et désormais, au milieu de ces 
dorlotements, sa vie de garçon lui semblait si 
dépaysée, si solitaire, qu'il souriait d'aise à penser 
qu'elle ne reviendrait plus jamais. 

— Vous savez que c'est décidé, n'est-ce pas? nous 
nous marions samedi, fît-il gaiement. 

Stéphane tressaillit : 

— Samedi? 

— Oui. 

Un brusque silence tomba, Stéphane étant rappelé 
soudain à la réalité, lui perdu dans une songerie 
d'enfant. De la place le roulis de la vente leur venait 
maintenant, tamisé, toutes les -discordances de voix 
s'étant fondues dans un grondement sans repos ; par 
instant seulement, l'éclat d'une voiture lancée dans 
la rue, le traversait d'un grésillementj de gravier 



182 UN SIMPLE 

broyé, et la clameur 'de ces piétinemeats d'êtres 
avait quelque chose de formidable. 

Machinalement, ils avaient quitté les allées étroites 
des côtés du jardin, passant et repassant le long du 
mur de la maison, devant les fenêtres de la cuisine 

« 

qui, béantes, semblaient les surveiller... 

M. Mouillac reprit comme bercé : 

— Voyez-vous, c'est si bon d'être heureux! le 
temps passe... les heures n'existent plus. Vingt jours 
déjà que je suis ici, chez- elles!... Elles m'ont ins- 
tallé dans une chambie de la maison. Il n'y a rien à 
redire, n'est-ce pas'^ puisque samedi nous serons 
mariés... oui, samedi... J'ai beau faire, j'ai peur à 
force de jouir de la vie. Ces bonheurs-là sont in- 
justes, quand tant d'autres souffrent. Si vous la con- 
naissiez, vous pourriez me comprendre... près d'elle, 
je n'ai plus qu'un rêve, rester ici comme mainte- 
nant... Je ne suis pas riche, c'est vrai, mais dame en 
travaillant... je l'aime tant! 

Et sa voix s'amollissait comme si réellement 
Suzanne Mercier eût élé là pour l'entendre. Tout le 
•poème de sa vie s'y exhalait en paroles douces, en 
tonalités affectueuses... On le sentait si profondé- 
ment courbé, anéanti dans l'adoration de cette 
femme que Stéphane en eut une révolte. 

Non,il ne reconiiMissnilplus son maitre : quelque 



UN SIMPLE 133 

chose était changé dans son être ; cette extase où il 
paraissait vivre, avait accaparé son cœur comme on 
avait accaparé ses journées en renfermant dans la 
maison. Pas même un mot pour leur rencontre 
de la veille ! rien que des paroles pour celte fille ! 
Une colère mêlée de dégoût le saisit; sentir son 
ami dupé, tant d'honnêteté fourvoyée dans cette 
ignominie Taveuglait. A toutes les phrases du mono- 
logue amoureux de M. >!ouillac, sa volonté de la 
veille, âpre, implacable, le resaisissait... et à la fin 
son inquiétude devenant aiguë, il lui sembla que son 
ami était déjà à moitié perdu, que Sidonie avait eu 
raison, que chaque minute de plus passée là les souil- 
lait Tun et Tautre. Il l'interrompit brutalement, 
jetant son secret dans un cri : 

— Taisez-vous! ne parlez plus d'elle, mais par- 
tons d'ici ! Je suis venu vous chercher, vous entendez, 
il faut partir d'ici sans regarderyderrière vous, vous 
ne savez pas ce qu'elle a fait, la misérable!... 

M. Mouillac s'était arrêté net, ne comprenant pas 
d'abord, mais Stéphane lui saisit les mains violem- 
ment : 

— Partons, il le faut! 

Et comme le professeur gardait la même immo- 
bilité muette : 

— Mais vous ne savez donc rien! s'écria-t-il; sans 



184 UN SIMPLE 

cela, esl<e que j'aurais jamais osé revenir, puisque 
vous étiez fâché contre moil... Ne niez pas, vous 
Tètes t. .. je vous ai vu hier passer sans même me 
regarder... Parlons, je vous en supplie... voyons. •. 
personne ne vous a donc rien dit?... vous n'avez 
interrogé personne?... 

M. Mouillac eut une brusque secousse, et, se 
dégageant de son étreinte : 

— Qu'est-ce qu'on dit, fit-il étranglé par l'anxiété, 
qu'est-ce que je ne sais pas? 

Alors, Stéphane exaspéré, répondit d'une voix 
sifflante : 

— Vous n'avez pas deviné que c'était une fille et 
qu'elle a couché avec les autres? 

Il y eut une seconde où ils se regardèrent épou- 
vantés : M. Mouillac était devenu très pâle, un trem- 
blotement de fièvrelui secouait les membres et ils res- 
taient, les yeux dans les yeux, Stéphane avec une 
angoisse de le voir refuser de partir, lui, les pupilles 
brillantes, avec un regard vague de fou. 

Au bout d'un instant, Stéphane reprit : 

— Partons, je vous en supplie! 

Mais M. Mouillac l'interrompit avec une explosion 
de voix terrible : 

— Tu mens, misérable ! Tu n'as pas de preuves l 
Une colère effroyable montait en lui avec le besoin 



UN SIMPLE 186 

animal de briser qu^que chose, de se venger sur un 
être de Tinsulte à celle qu*il adorait^ et, dans sa vio* 
lence, continuant de tutoyer ce gamin infime qui 
s'attaquait à son amour, il bégaya de nouveau : 

— Tu n'as pas de preuves ? 

Comment, il n'avait pas de preuves! Il fallait donc 
tout lui dire puisqu'il se refusait à croire quoi que ce 
fût. C'était horrible qu'il s'obstinât à vouloir rester 
là ; celte Suzanne Mercier l'avait enjôlé, aveuglé I 
des mots de Sidonie revenaient dans la bouche de 
Stéphane avec une rage de se heurter à cet entête- 
ment inattendu; il répliqua violemment : 

— Pas de preuves! Mais demandez autour de 
vous! Tout à l'heure, quand je me suis fait indiquer 
votre demeure, le sonneur en apprenant que c'était 
vous le fiancé s'est mis à rire!... Ah! si vous l'aviez 
vu rire! Mais tous, tous vous le diront! Si au moins 
vous aviez pris la peine de questionner ceux du pays 
au heu de rester enfermé à garder la maison! Puisque 
c'est venu jusqu'à moi qui, Dieu merci ! ne me dou- 
tais de rien... Jusqu'à moi! vous entendez bien! Pas 
de preuves! Allons donc, tous vous le répéteront, 
qu'elle a été deux ans avec mon cousin Ferramus... 
avec tous ceux qui voulaient !... 

Mais M. Mouillac lui avait pris le bras le serrant à 
le briser : 



. i36 ' UN SIMPLE 

— Tais-toi, poiir Dieu! Tout ce que tu, dis est 
faux, tu as beau jeter de la boue sur elle, tu ne peux 
pas la salir!... 

11 eut un rire sinistre : 

— Les autres ! Ah ! parlons-en ! Je suis sur qulls 
m'envient! C'est leur façon lâche d'envier, tîracher 
sur l'honneur de la femme qu'ils n'ont pas! 

Il s'exaltait maintenant, parlant par phrases triom- 
pliantes, que Stéphane coupait, lui jetant les noms . 
d'amants qu'il connaissait à cette Mercier diabolique ,v 
et leur dispute montait, peu à peu dominant le bruit 
énorme qui venait du marché, emplissant le voisi- 
nage, les maisons, les jardins d'à côté, sans souci 
d'insdiscrétion ni d'injures, quand une voix tout à 
fcoup s'éleva au dessus des leurs , haletante , 
furieuse : 

' — Qu'est-ce qu'il est venu faire ici, ce >^ars de 
malheur? Ah! je me doutais bien qu'elle voudrait 
, nous relancer, la brute ! 

Derrière eux, Suzanne Mercier arrivant à la cui- 
sine, chargée, dés emplettes du marché, venait de 
les surprendre, et, du premier coup, elle avait • 
compris, deviné Stéphane osant parler du passé, 
son amoureux se refusant à rien croire de toutes les 
• forces de son honnêteté. 

M. Mouillac eut alors un accès de joie fébrile, cet 



UN SIMPLE 137 

allégement que donne la première respiration après 
un long étouffement. Près d'elle, c'était fini, il se 
sentait incapable de douter, repris : Stéphane aurait 
pu lui en dire toujours, jamais il n'aurait entendu, 
tout entier à elle ; et il lui jeta, balbutiant, son 
ivresse de la retrouver ; 

— Mon Dieu, comme je t'aime depuis qu'ils 
essayent de nous séparer ! 

C'était leur premier tutoiement, le premier aveu ' 
d'intimité que dans son règlement d'amour bourgeois 
la fille en quête de mariage eût encore toléré, venu, 
par une curieuse coïncidence, juste à propos de ce 
passé que son honnêteté de parade avait tenté de 
supprimer. 

A les. voir ainsi, Stéphane se sentit défaillir : 
. -^ Sidonie m'avait bien dit que vous ne voudriez 
plus, que vous saviez tout, s'écria-t-il désespérément. . 

Mais à ce nom, Suzanne Mercier s'était retournée, 
prise d'une exaspération : 

— C'est la Ferramus qui t'a fait venir, hein, pit- 
choun? Ah! la gaupe, le sale torchon, qui jette sa 

. cochonnerie aux autres! Gommé si ça pouvait la 

« 

débarrasser de la sienne ! Tu as donc monté la 
garde, pour entrer pendant que je n'y étais t)as ? Le 
pauvre, qui se figurait peut-être qu'on ne le con- 
naissait pas ! 



138 UN SIMPLE 

Elle éclata de rire, saisie d'un accès de violence 
gouailleuse : 

— Avec ça qu'on ne te connaît pas ! toi et ta mère î 

— Ma mère ! 

Stéphane s'était redressé, livide : ce nom dans 
cette bouche de fille l'afifolait : il approcha d'elle, 
les poings serrés et d'une voix étranglée répondit : 

— Misérable ! Si vous en parlez ! 

— Avec ça que je n'en parlerai pas, si ça me plait I 
Avec ça que tout le monde ne sait pas ce qu'elle est 
venue faire ici avec le médecin ! 

— Suzanne ! cria M. Mouillac, Suzanne, tais-loi ! 

— Par exemple, s'écria-l-elle, je ne pourrais pas 

lui dire ses vérités ! Mais c'est connu, maintenant,- 

qu'elle va chaque après-midi avec le beau Ferramus ! 

Et ça vient reprocher aux autres leurs affaires I 
Malheur ! 

M. Mouillac avait déjà pris Stéphane, le poussant 
rudement : 

— Va- t'en, tiens, je te chasse. 

Et, comme Stéphane résistait, répétant : 

— C'est infâme ! infâme ! 
Il s'emporta : 

— Mais va-t'en donc ! si tu ne veux pas qu'on en 
dise plus qu'il ne faut, va-t'en et ne reviens jamais 1 
jamais ! 



UN SIMPLE 139 

En même temps, il le traînait jusqu'à la rue, le 
prenant dans ses bras nerveux pour l'empêcher 
d'entendre, bégayant des gros mots, l'étourdissant 
de sa colèrç, cherchant à dominer la voix de Suzanne 
Mercier qui se haussait, furieuse, dans les diapasons 
aigus. Celle-ci les suivit assistant, haineuse, à cette 
expulsion qui lui assurait enfin Mouillac en dépit de 
tout, et quand ils furent au seuil, comme Stéphane 
luttait dans une dernière étreinte, elle eut un cri de 
triomphe. Sans que M. Mouillac pût l'arrêter, elle 
s'écria d'une voix haletante, pour fêter sa victoire : 

— Ta mère n'a donc pas assez du médecin, qu'elle 
veut empêcher les autres d'en prendre un ! Ah I ah î 
elle était raide, tout de même, mon petit ! 

La porte se referma brutalement avec un tressau- 
tement d'allégresse du marteau qui dansait dans 
son anneau, comme joyeux de garder sous son abri 
les deux amoureux... 

Stéphane se retrouva dans la rue. 



D'abord il crut tomber, la vie se retirait çie lui, 
et tout tournait devant ses yeux dans un mirage de 
fièvre. 

Sa mère !... 

Ces deux mots se heurtaient dans sa cervelle, lui 
arrachaient la perception nette des choses exté- ' 
rieures, l'absorbaient au point de lui ôter toute sen- 
sation. Un choc épouvantable venait de l'assommer : 
il souffrait de n'être pas anéanti, de ne pas- s'écrouler • 
sur le pavé, de pouvoir encore marcher après un tel 
brisement de son cœur; son existence entière lui 
paraissait s'effondrer, et il ne tenait debout que par 
un miracle d'énervement, avançant avec des gestes 
automatiques dans lesquels son corps se détendait. 

•Chez les Mercier la demeure s'était refermée , 
portes etvolets y étaient clos. Aucune voix n'en venait 
plus, et ainsi enveloppée de silence, elle prenait, 
sous le ciel gris, des. teintes plombeuses de prison. 



UN SIMPLE • 141 

Stéphane la regarda une dernière fois, puis d'une . 

4 

allure machinale^ se dirigea vers le marché dont le 
bourdonnement énorme Tattirait par une force in- 
vincible. • 

Maintenant la vente battait son plein: l'éveil de 
tout Bêlpech était achevé : le grouillement des ache- 
teurs s'était fait touffu, avec des oscillations irrésisti- 
bles qui poussaient vers les coins privilégiés. Autour- 
4e l'estrade des mesures, une. bataille d'hommes 
avait lieu, les corps se moulant sur les sacs à demi 
soulevés par la pression : des jurons éclattaient 
pour des coulures crevées par où le blé fuyait sur 
le sol, aussitôt piétiné, réduit en farine grise; et 
au dessus des tètes, avec une régularité de pendule, 
la chute du grain dans les hectolitres de * bois 
rendait un son de ghssement sourd, très doux, 
tandis qu une poussière s'en élevait, comme une 
fumée. L'air devenait irrespirable; une chaleur 
intolérable desséchait les gosiers, érâillai.t les voix,, 
haussait en fausset les cris de femmes, elles odeurs 
de fruits trop vile mûris s'exhalaient violemment, 
affadissant le cœur, faisant voir la fêle dans une 
ivresse.. / • . 

Peu à peu cependant, les étalages avaient écroulé 
leurs symétries de parade, se vidaient dans la con- 
fusion des choix à la main : à chaque- déchirure 



14> UN SIMPLE 

sur les bords de la masse piétinante, des gens 
s^écliappaient en nage, avec des paniers gonflés à 
éclater, les mains encombrées de volailles ou de vie* 
tuailles et c'étaient une fièvre montante, un tumulte 
qu'exaspérait le roulement des corps les uns sur les 
autres, une mélopée stridente où Ton semblait devoir 
perdre la conscience de soi et n'exister plus. 

Stéphane en approcha, content du bruit, pris par 
un grand désir d'être écrasé dans la foule comme 
les autres, et tout de suite il fut pris par le mouve- 
ment circulaire des acheteurs, coudoyé à outrance... 

Sa mère !... 

Cette seule chose le frappait, on avait osé insul- 
ter sa mère I 11 ne la raisonnait pas : seulement il 
en avait le vertige, s'imaginait avoir été suspendu 
une seconde au dessus d'un gouffre, et une colère 
monta en lui contre Mouillac et la Mercier, car il ne 
les séparait plus, ni l'homme ni la femme, les faisant 
également méprisables et vils. 

Ainsi , c'était là le dénouement de son ami- 
tié avec M. Mouillac ! cela, le couronnement des 
dévouements dont il s'obstinait à garder la recon- 
naissance ! 11 serrait les poings rageusement avec le 
désir d'écraser à coups de talon cette Mercier qui 
avait tenté de mettre sa mère à son niveau. Ses 
nerfs se détendaient dans une exaltation de fureur: 



UN SIMPLE 148 

tout son être s'épuisait en gestes fous, mais mal- 
gré lui, la voix de la fille tintait à ses oreilles, le 
poursuivant de sa gouaillerie, devenant une obses- 
sion contre laquelle n'arrivaient à le défendre ni lui- 
même, ni le brouhaha furieux qui l'enveloppait... 

Pourtant le flot d'hommes, sous la halle, montait 
encore. 

On eût dit que jamais la journée ne suffirait à finir 
tant de besogne, quoiqu'il fût onze heures à peine : 
chaque fois que Stéphane arrivait à un étal, des 
mots patois lui venaient, offres de fruits ou de 
champignons, avec des inflexions rauques où se 
cachait la volonté désordonnée d'exploiter un étran- 
ger, et quand il passait n'écoutant pas, des injures 
suivaient ou des rires... 

— Encore un qui venait embarrasser! on avait 
déjà tant de place, pour la donner à des riens du 
tout! Ah ! on savait bien pourquoi il venait là traîner 
son corps : un coureur encore, comme si le pays 
n'en avait pas assez! 

Lui, n'entendait pas, ne voyaitrien, allait toujours, 
conduit parla poussée humaine : la même pensée 
le tenait, et il la fixait sans s'arrêter, magnétisé par 
elle, transporté dans un monde douloureux. 
. Pas une seconde, il n'avait douté : cette ca- 
lomnie lâche ne l'avait même pas effleuré ; sa propre 



144 UN SIMPLE 

naïveté le gardait du soupçon... Cependant ce choc 
le laissait sous le coup d'une angoisse indéfinissable. 

Un danger formidable venait de passer près de lui ; , 

* 

ridée seule que pareille chose pût arriver à un fils, 
fût-il fils de fiHe, lui mettait un frisson dans les os. 
Elle était une de ces éventualités épouvantables 
qu'aucune de ses imaginations les plus osées n'au- 
rait pu atteindre ; cela rentrait parmi les douleurs 
inouïes par lesquelles l'être se décompose, faute de 
les pouvoir supporter. S'il y avait cru, il serait tombé 
mort sur la place — il se l'imaginait du moins. 

•Cependant, depuis la veille, c'était une succession 
de chutes dans l'abjection et rien ne lui semblait 
plus vrai, ni bon, mais tout devenait possible, si bien 
qu'un doute inconscient le mordit, lui jetant l'effroi 
des sols qui vacillent .. 

Sa mère ! Elle, si parfaite en raccomplissement du 
devoir, si haute en sa vertu qu'une froideur s'en 
répandait autour d'elle, sa mère, si au dessus du 
réel et des bassesses du monde qu'elle coudoyait 
sans s'y salir, elle, l'expression la plus pure de la loi • 
saintement accomplie et gardée, on osait en parler!... 

Ainsi rien n'était épargné; tout était calomnié, 
souillé. Alors, mieux valait se mettre au dessus 
ou en dehors de tout. Une lumière éclaira le passé, 
il comprit leur isolement de là-bas, la vie de Tou- 



UN SIMPLE 145 

louse, ce dédain profond et immuable de M™" Des- 
chantres pour ce qui n'était plus elle; à son tour 
il désirait ardemment s'enfuir, ne voulant plus de 
cette bataille où les respects les plus sacrés suc- 
combent... Et il reniait son amitié, les joies qu'elle 
lui avait données, se reprochait son ami et celte folie 
égoïste qui vous jette dans les bras d'un autre sous 
prétexte de confidence. L'amitié! Allons donc ! 

11 répétait à demi voix, dans une excitation de 
rancunes amères : 

— Ah ! n'avoir connu personne, n'avoir connu 
personne î... 

Tout à coup, une poussée se fit dans la foule, 
plus violente que les autres. Au dehors, un coup 
de tonnerre lointain avait grondé et des gouttes 
tombaient, s'étalant, une* à une d'abord, comme si 
l'orage qui depuis la veille vaguait dans l'air n'avait 
pu éclater. 11 y eut un débordement de colère de 
femmes. La masse trop compacte des acheteurs 
piétinait les étalages, bousculant les merceries, cho- 
quant les vaisselles tandis que des rires d'hommes 
montaient, réjouis par cette ondée qui venait. 

Des exclamations s'échappèrent : 

— De l'eau, hein ! ça va tomber peut-être ! 

Tous éprouvaient une anxiété. 

Si ce n'était qu'une passade, une de ces averses 

iO 



146 UN SIMPLE 

bonnes tout au plus à abattre la poussière, ou à faire 
ensuite craqueler la terre sous les coups de soleil l 

Brusquement Stéphane se trouva ramené au bord 
de la halle ; une poussière humide vint lui battre 
les joues de sa fraîcheur, il respira longuement. 

Ce cauchemar le suivant sans une seconde de trêve 
rétoufifait : au contact de la détente d'atmosphère, il 
aurait voulu se détendre aussi, redevenir tout le 
monde, et brutalement' il enviait les paysans qui au- 
tour de lui riaient de la pluie, n'ayant que leurs terres 
ou les fermages des bordes en tête, les demi-bour- 
geois de Belpechaussiqui, sourire béat, joue:j empâ- 
tées, prenaient air «le connaissance dans le tohu- 
bohu ;il les enviait tous, s'imaginant que rien de dou- 
loureux ne pouvait batti-e sous ces faces immobiles, 
ne sachant pas que les vraies tragédies, plus que 
les autres, se jouent sous un masque rigide. 

Peu à peu l'averse augmentait, les gouttes se 
serraient les unes les autres, leurs cercles se confon- 
dant sur le sol : des flaques se dessinaient avec des 
reflets de cuivre : c'était la vraie pluie, une pluie 
d'orage où l'eau coulerégulièremenl, sans avalanche, 
et unejubilation saisit chacun. Autour de Stéphane 
des cris partirent: 

— Ce que les grains vont grossir ! Ah ! c'est 
le raisin noir qui en avait besoin. 



UN SIMPLE 147 

D'autres reprenaient : 

— Depuis hier c'était dans l'air. A Saint-Sernin, le 
vent d'autan voulait déraciner les maisons! 

Et tout un chœur s'écriait : 

—• Bonne affaire tout de même, bonne affaire. 

Le roulis de la foule sous la halle avait stoppé, la 
roue humaine ne tournait plus, pétrifiée de bonheur; 
chacun regardait avec délices, happant un peu de 
l'air frais qui soudain balayait les piliers.Les plaisan- 
teries montaient dans un ravissement de voir enfin le 
ciel se mêler pour tous de la culture ; et il n'y avait 
plus besoin de hâte factice, on ne s'imposait plus de 
lamentations d'ordonnance sur la mauvaise année; 
mais oubheux des intérêts, sans songer qu'on amè- 
nerait sûrement une baisse de prix, chacun s'exta- 
siait, le verbe haut, disant que jamais le vin n'aurait 
été si bon, la récolte si préparée. 

— Bonjour cousin, fit tout à coup derrière Sté- 
phane la voix de Sidonie. 

!1 se retourna, étonné de la rencontrer là; elle 
aussi était prise par l'allégresse universelle, mise en 
verve par cette ondée assurant les vendanges : se 
sentant d'humeur moqueuse, elle l'avait abordé pour 
juger des traces de sa confidence de la veille et 
résolue à l'interroger. 

— Un bon temps, n est-ce pas? Ça fera la joie de 



148 UN SIMPLE 

Marc et de bien d'autres, je vous en réponds. Hé 
bien, et vous ? 

— Moi? 

— - Oui, qu'est-ce que vous en pensez? 

— Que voulez vous que j'en pense ? 

— C'est fait, votre affaire ? 
Ilroùgitbrusquenient,et la regarda sans répondre. 

Elle reprit sans pitié pour sa détresse : 

— .Y avez-vous été ce inatin? Qu'est-ce qu'il en 
a dit, votre Mouillac ? 

11 eut un haussement d'épaules, et répliqua d'un 
ton bas : 

— Laissons cela .tranquille, il est inutile d'en 

• parler. 

Mais elle insista méchamment : 

— Au moins la Mercier vous a-t-elle bien reçu? 
Elle vous le devait pour l'amour de moil 

Et se mettant à rire de tout cœur, 

— Allons, fit-elle, vous savez maintenant qu'elle 
.est faite comme les autres : il arrive un âge où il est 
bon de s'instruire... 

Ils se turent, elle sentant soudain qu'elle venait 

* de le blesser^ lui gardant les paupières baissées. 
Devant eux, «l'eau tombait avec un bruissement 
gazouilleur mettant son rideau entre la halle et les 
maisons et sous sa caresse inattendue les ormes de 



UN SIMPLE 149 

la place balançaient leurs branches, comme bercés. 

— Vous êtes sans parapluie, reprit Sidonie, com- 
ment retournerez-vous à la Vizat? 

— Cela m'est égal, fit il, je vais repartir : ma 
mère avait ce matin un sérieux début de migraine, 
elle a besoin de moi. 

Il disait cela pourtant sans se mouvoir, éprouvant 
un immense désir de se dégonfler du chagrin hor- 
rible qui rétreignait. Près d'elle, même quand elle 
se montrait dure, un attendrissement le prenait : il 
eut presque envie de lui avouer cette torture sous 
laquelle son cœur étouffait ; mais au moment de 
parler, il eut un gesle violent : pouvait-il seulement 
répéter ces clioses, ce dont on accusait sa mère? Son 
désespoir le reprit : 

— Adieu, repondit-il, la pluie durera longtemps... 

— Adieu, répondit Sidonie. 

Et déjà il avait quitté la halle, baissant la tète 
sous Feau qui le fouaillait, quand elle le rappela : 

— A propos, Marc, hier soir... vous vous souve- 
nez... 

Il s'était arrêté, saisi d'une angoisse irraisonnée. 
Elle continua gaiement avec un signe d'adieu du bout 
de la main : 

— Quand je vous disais que j'étais folle ! Encore 
un tour de Baplisline : elle l'avait envoyé chez 



150 UN SIMPLE 

le garde de l'IIers, pour une truite, je ne sais 
quoi !... 

— Pourquoi me racontez-vous cela ? s'écria-t-il 
d'une voix rude : est-ce que j'y peux qnelque chose? 

— Dieu, sur quelle herbe avez-vous marché cou- 
sin î fit-elle interloquée. Quand vous viendrez me 
voir, tâchez d'être de meilleure humeur... 

Mais il ne l'entendit pas, étant déjà reparti à 
longues enjambées. Une question effrayante venait de 
se poser en lui. Pourquoi Sidonie,la veille, avait-elle 
cru son mari à la Vizat? Il revoyait son embarras, 
quand il l'avait questionnée, aujourd'hui encore son 
insistance à y revenir... Elle aussi, croirait-elle ? 

Alors ce bruit infâme courait donc! il n'était pas 
seulement dans l'imagination de la Mercier ou de 
ses pareilles, c'était une rumeur, un de ces poti- 
nages scandaleux qui se lèvent des villes comme la 
boue de leurs pavés!... 

Il avança transpercé par la pluie, à demi ivre. De 
nouveau, il s'enfonçait dans un abîme. Chaque se- 
conde grandissait son désastre ; il semblait même que 
son acuité d'esprit s'exagérât pour en percevoir plus 
nettement les détails. Dans sa naïveté, il n'avait cru 
qu'à une injure en l'air lancée durant une colère folle, 
une chose sans portée qui ne les pouvait atteindre; 
tout à coup il devinait dans cette dkilomnie un écho : 



UN SIMPLE 151 

derrière lui, toutes les voix du pays s'élevaient et 
jusqu'aux cris du marché, par lesquels il s'imaginait 
bafoué, sali... Ah! la nature, les ôi^amps, Tapaise- 
ment de la vie calme, le silence de tout, c'était donc 
celaî Et un haut-le-cœur lui vint à sentir cette accu-' 
sation même implantée en lui, car au fond de son âme 
quelque chose criait maintenant : si c'était vrai!... 

Quoi? — il ne savait pas, s'épouvanta... 

De toute part, une odeur délicieuse de verdure 
mouillée et la fraîcheur parfumée des branches s'é- 
levaient. Un renouveau de gaieté surgissait de la terre 
sous l'ondée finissante : les teintes s'assombrissaient, 
et à voir ainsi la nature sourire dans sa coquetterie 
triomphante, lui se prenait d'un désespoir. 

Pas une chose, pas un être qui fût avec son cœur! 
personne pour crier la vérité, jeter un démenti in- 
digné. Pas même Sidonie î Car elle y'croyaitla veille 
quand elle était venue ; il en était sûr, comme il avait 
été sûr que la Mercier fût une mauvaise femme ou 
que Marc lui ferait du mal. C'était une intuition, une 
sorte de double vue qui lui laissait la conviction irré- 
sistible. Il semblait même que sa conscience aussi 
fût comphce, tant des doutes le serraient malgré ses 
efforts pour les étouffer. Les deux mots de Sidonie 
avaient été l'étincelle jetée sur la meule, tout se pré- 
cisait, s'éclairait d'un jour effrayant.' 



152 UN SIMPLE 

Pourquoi Marc n'était-il jamais au château Taprès- 
midi ? Pourquoi sa mère en parlait-elle si souvent? 
pourquoi son antipathie irraisonnée et flagrante? 
Pourquoi... pourquoi... cela scandait sa marche, 
l'aveuglait : une avalanche l'avait saisi, et il roulait 
avec elle . . . 

A l'arrivée à la Vizat, il eut un soupir d'allége- 
ment : il allait voir sa mère. A pouvoir lui parler, 
à demeurer près d'elle, il s'imaginait qu'il serait 
mieux ; cela chasserait les fantômes qui le hantaient. 
Il monta quatre à quatre et, sans frapper, joyeuse- 
ment entra dans la chambre. 

M'"*' Deschantres eut un sursaut de frayeur. 

— Tu m'as fait une peur atroce, dit-elle d'un ton 
rogue, ce serait le moins d'y prendre garde, quand 
tu me sais malade. 

11 s'était arrêté net, glacé par cet accueil, et comme 
il allait s'avancer pour lui demander pardon, elle 
l'aperçut, les vêtements en désordre, mouillé, crotté... 

— Ne m'approche pas, fit-elle sèchement, je me 
soignerai bien toute seule ! Du moment que tu cou- 
railles je ne sais où, au lieu de me venir en aide, 
je n'ai plus besoin de loi. 

— Mais, ma mère... 

— Laisse-moi, tu me fais mal, je ne peux pas par- 
ler : va où il te. plaira, pourvu que de ne soit pas ici. 



UN SIMPLE 



153 



Il voulut insister : . 

— Va-t-en, tu mépuises, s'écria-t-elle • brusque- 
ment, se.ret.ourn*ant sur Toreiller. 

Il descendit. Sa mère le repoussait aussi. Il avait 
un poids énorme sur la poitrine et désespéré il 
se mit à errer dé long en large à travers la cui- 
sine et la salle à manger. La fille de borde soufflait 
sur des fagots pour prépai*er des tisanes, le suivant 
de son regard atone de bête de somme ; étonnée de 
son agitation, moitié patois, moitié français, par 
compassion, elle s'adressa à lui. 

— Ça ne va donc pas là haut, Monsieur? 

A voir les hochements de tête navrés de Stéphane, 
on eût dit en effet que sa mère était très mal. 

— Ça ne sera rien allez, fit -elle, ça se passera 
l'après-midi, vous verrez. 

Il se redressa comme sous un coup de fouet. 

— Pourquoi dans l'après-midi ? demahda-t-il, d'une 
voix qui tremblait de colère. 

Il s'imaginait maintenant que tous, du haut en 
bas de l'échelle sociale, savaient le secret par lequel 
il était rongé, que tous en voulaient rire. Pourquoi 
raprès-midi? Serait-ce par hasard, que le médecin 
viendrait? 

« 

Car il croyait désormais à la venue du médecin. La 
voix qui tout à l'heure lui disait : qui sait ? — contre 



15i UN SIMPLE 

laquelle il s'était débattu désespérément — s'élevait 
en lui irrésistible et il s'y abandonnait dans une 
débâcle, ne luttant plus contre le soupçon. En deux 
heures il avait accompli cette chute, fermait les yeux 
devant l'honneur de sa mère pour discuter des accu- 
sations de fille. honte ! 

Dès lors, il éprouva la terreur de la visite de 
Marc. Pourtant, quand même Marc serait venu, quand 
tout eût été vrai, son être intime se serait encore 
révolté, reniant ces infamies : il en était à ces heures 
où la réalité vous jette dans un délire, où rien n'est 
plus ni faux, ni vrai, où rien n'existe plus que la dou- 
leur aiffuë. 

L'après-midi entière, il attendit. 

Le soir commençait.- La pluie apaisée avait laissé 
dans l'air une saveur chaude et mettait comme une 
légèreté dans les membres. 

Marc n'était point venu. 

Stéphane eut une exaltation de joie : qu'avait-il 
donc pensé et quelle folie ainsi l'avait tenu? Ses ter- 
reurs sans doute avaient été provoquées par un accès 
de fièvre et maintenant, celle-ci tombée, il allait 
rentrer dans le calme d'auparavant ! Enfin ! 

Alors il s'abandonna à une impression d'anéantis- 
sement très doux, il ne pensait plus, ne vivait plus, 
mais une voix en lui chantait : 



UN SIMPLE 155 

— Marc n'est pas venu ! Marc ne viendra pas ! 

Il s'était assis dans la salle à manger, fermait les 
yeux, goûtait avec enivrement l'absolu silence de 
la demeure quand soudain des pas retentirent dans 
le corridor. 

Il se leva brusquement, poussant un cri rauque : 

— Marc! cria-t-il. 

— Hé bien, qui appelles-tu donc ? demanda 
M""^ Deschantres qui entrait. 

— Ah ! maman, c'était vous ! que vous m'avez fait 
peur ! 

Elle l'examina étonnée : mais lui, maintenant, 
éprouvait une folie de joie et se jetant au cou de sa 
mère, il lui cria : 

— Maman, quel bonheur que ce soit toi ! tu vas 
mieux, n'est-ce pas? y mettant une accentuation 
si tragique qu'elle en demeurait stupéfaite. 

■^ — Mais oui, Fifi, je vais mieux, bien mieux, répon- 
dit-elle, l'embrassant, 

— Ah ! quel bonheur, répétait-il. 

Et il se mit à parler à bâtons rompus, [ivre, déli- 
rant à force de contentement éperdu. 

Près d'elle tout s'effaçait : sa journée lui appa- 
raissait comme une sorte de non-sens, une de ces 
tentations impures par lesquelles l'âme parfois est 
assaillie. En même temps il retrouvait pour sa mère 



156 UN SIMPLE 

ces adorations, se trouvait si bas quil aurait dû 
s'enfoncer dans le sol pour lui demander pardon. 

Elle voulut aller dehors. 

Alors ils s'assirent sur le seuil, silencieux Tun et 
Tautre. 

Au bout de Tallée, un roulement ininterrompu 
s'élçvait : le marché commençait à s'écouler, semant 
' sur les chemins la gaieté des sonnailles. C'était au 
loin un éparpillement de voitures, des piaffements, 
des claquements de fouet, et partout le retour joyeux 
faisait monter sa grande voix, cette voix formidable 
qui tout à l'heure avait affolé Stéphane. A riiorizon 
le roulis des charrettes mettait un éclat sourd que 
coupaient soudain les passages des tilburys à fond 
de train. Sur la route, un piétinementnoir de paysans 
s'échelonnnit. C'était une fin de jour délicieux, 
l'ondée ayant jeté des fraîcheurs embaumées. Les 
hirondelles voletaient avec des courbes basses, sem- 
blant nager dans l'air humide ; au couchant, le ciel 
flambait avec des rayonnements d'or rose tandis 
que les nuages prenaient des teintes de vieux cuivres 
ou de chevelures rousses. 

Brusquement il sentit qu'il av;ait été halluciné ; il 
ne se comprenait même plus, croyait revenir d'un 
délire, et une honte le prit, un amer regret des om- 
bres de soupçons dont ses heures avaient été empoi- 



UN SIMPLE 



157 



sonnées : le vrai enfin le ressaisissait. Il eut un 
mouvement d'instinctive expiation et se jetant au 
cou de sa mère : 

— Oh ! maman, fit-il doucement, laissez-moi vous 
éinbrasser. 

— Qu'as- tu donc aujourd'hui? demanda M""® Des- 
çhantres. 

Mais sans répondre, il la couvrit de baisers. A ce 
pur contact, il se reprenait lui même ; il lui semblait 
effacer jusqu'aux traces des visions qui l'avaient 
hanté, devenir très fort pour accueillir les lultes*de 
la vie, et il défiait à cette heure toutes les colèr.es de 
la Mercier, toutes les calomnies infâmes, cette 
grande voix surtout du marché qui, répandue sur la 
plaine, s'assourdissait peu à peu, merveilleusement 
majestueuse sous les rayons rouges du jour qui finis- 
sait !... 



XI 



Les jours qui suivirent, il garda cette conviction 
émue : seule une anxiété sans objet lui restait. Son 
calme était une résultante factice des efforts de sa 
volonté plutôt qu'une réalité sincère, et cela se mar- 
quait à des inquiétudes, un besoin plus fréquent de 
la présence de 'M"" Deschantres qu'une telle assiduité 
semblait mécontenter. Le matin , il n*allait plus 
vagabonder le long de THers; plus de visites au châ- 
teau, mais des occupations absorbantes auxquelles 
il imaginait de s'acharner, un rabotage de caisse, 
une confection de filets. 

• Bien que toutes ses pensées fussent marquées par 
la même préoccupation, il ne s'y arrêtait point; mais 
il se plaisait à se rendre compte de la paix de son- 
âme, se l'affirmait de même qu'un convalescent sur 
le point d'une rechute s'oblige à goûter le bien-être 
de ses membres. Seulement une extrême suscepti- 
bilité nerveuse lui était demeurée. Depuis la décou- 



UN SIMPLE 159 

verte des bruits qui couraient sur eux, il avait l'ob- 
session d'une malveillance cachée sous les moindres 
accidents journaliers. U épiloguait jusqu'aux réponses 
du métayer, rougissait quand par hasard on riait 
sur son passage, ne doutant point que ce ne 
fût de lui et, peu à peu, la sensation d'un isole- 
ment infini l'envahissait, comme si une solitude 
sans bornes se fût faite autour de leurs deux 
existences. 

Etranges impressions, au reste, presque insaisis- 
sables. 

Il n'était plus heureux et n'aurait su dire pour- 
quoi; il n'était point malheureux non plus, ne souf-. 
frant point, étant au caljne absolu des plages qu'après 
une tempête la marée a découvertes ; mais des 
arrière-pensées de catastrophes et des craintes ina- 
vouées traversaient ses heures tranquilles qui, une 
à une, avec une lenteur lourde, tombaient... 

Autour d'eux, la vie régulière comme avant, une 
absence d'événements, les mêmes habitudes, les 
mêmes routines traversées par les mêmes imprévus. 
M"^ Deschantres, remise de son indisposition, était 
elle-même plus reposée, ayant seulement vers le soir 
des impatiences à peine visibles et se retirant trèa 
tôt dans sa chambre. L'après-midi, aucune visite, ni 
Marc, ni Sidonie; une seule fois» une domestique 



160 • UN SIMPLE 

vint du château s'informer de la part des Ferramus 
si personne n'était malade. 

Dans cette absence d'aliments pour l'inquiétude, 
l'angoisse de Stéphane paraissait incompréhensible. 
Rien ne pouvait justifier Timpressionnabilité mala- 
dive qui sans cesse lui tenait le cœur en éveil, ni ce 
je ne sais quoi de provisoire que trahissait sa paix. 
En fait, il gardait l'âme encore vibrante du premier 
choc qui l'avait frappée. 

Lorsque le vendredi M™' Deschantres voulut se 
rendre avec lui au château, il fut tenté de refuser; 
la seule idée. de cette route à refaire lui donnait du 

■ 

malaise. • . 

En y allant, à chaque détour, il appréhendait de 
se heurter à un souvenir douloureux et, serrant 
involontairement le bras de sa mère, il hâta le pas 
comme pour fuir quelque danger terrible embusqué 
sur son passage. 

Rieri n'était changé : comme autrefois, les verdures 
souriaient au dessous des branches et les ombres 
naissantes dessinaient des arabesques enchevêtrées 
sur la poussière que le soleil brûlait; comme autre- 
fois aussi, l'escorte de^ murmures d'eau, le chanton- 
nement de remous, ce bruissenlent charmeur qui 
dans les creux s'élevait de la Vie-Siège. De la tem- 
pête effroyable dans laquelle l'autre jour son être 



UN SIMPLE 161' 

moral avait cru sombrer, aucune trace ri*était. restée; 
à se sentir si peu ému dans le décor immuable dont 
il avait redouté la vision, il ne tenait qu'à lui d'envi- 
sager ces heures horribles comme quelque confidence 
macabre versée dans son cœur durant une nuit de 
rêve. 

Et peu à peu, à mesure qu'ils avançaient, ses 
frayeurs se dissipèrent. Même il éprouvait l'orgueil 
d'une revanche à passer là au bras de sa mère. Il 
marchait en un vague triomphe, portant aux choses 
un défi silencieux d'oser encore loucher à lui; le 
charme était rompu; désormais il ne redoutait plus 
la solitude, ne comprenait même plus la terreur qui 
l'avait confiné à la Vizat. Vivre comme tout le 
monde lui semblait redevenu facile !... 

A l'arrivée dans Belpech, la première, M™« Des* 
chantres rompit le silence. 

— Comme il fait chaud ici, dit-elle. 

— N'est-ce pas, répondit-il, la Vizat vaut mieux... 
Elle eut une inflexion caressante : 

— Alors lu t'y plais, Fifi ? 

— Avec vous, maman... 

— Gela t'ennuierait-il si nous y restions long- 
temps, jusqu'au miheu d'octobre, par exemple ? 

Malgré l'allégement qu'il venait d'éprouver, il eut un 
effroi à l'idée d'une pareille prolongation de séjour : 

11 



162 UN SIMPLE 

— Si longtemps!... Ne pensez-vous pas... 
Il s'arrêta net ne sachant que dire. 

— Nous faisons ici des économies, reprit hâtive- 
ment M™'' Deschantres. J'y vais mieux, toi aussi ; 
quant à ta position, il est impossible de s'en occuper 
utilement avant celte époque, personne ne rentre 
de vacances avant, agissons comme tout le monde. 

Pour la première fois peut-être, elle semblait 
excuser une de ses décisions. En même temps, ses 
lèvres minces tremblaient esquissant un sourire froid 
et comme Stéphane gardait le même silence 
soumis : 

— J'y tiens, tit-elle sèchement; je compte même 
en parler à ta cousine en Tinvitant à dîner avec 
nous ; ce sera poli. Si tu avais des leçons à prendre, 
passe encore : mais je ne peux pourtant pas te 
sacrifier ma santé pour un caprice. Tant pis si la 
campagne t'ennuie déjà ! 

,Elle continua un instant avec des phrases brèves 
ou transparaissait une rudesse tenace et s'arrêtant 
brusquement : 

— Ce n'est pas pour mon plaisir, Dieu merci, que 
je resterai ici, s'écria-t-elle ; on ne voit personne, un 
désert, ce Belpech... 

Stéphane leva les yeux involontairement pour 
examiner les rues vides et tout à coup tressaillit ; 



UN SIMPLE 1(© 

de la mairie, un homme sortait, ayant une démarche 
effacée qu'aussitôt il avait reconnue. 

— Une personne en tout, continua M""^ Deschan- 
tres, c'est beau ! et elle montra du doigt le prome- 
neur, ne le reconnaissant point grâce à sa myopie. 

Stéphane lui, sans répondre, avait ralenti le pas, 
le cœur serré, en même temps qu'il cherchait à se 
redresser avec un effort de fierté. 

M"''' Deschantres reprit sans remarquer son trouble: 

— C'est étonnant comme les hommes se ressem- 
blent, en voilà un que je jurerais avoir vu quelque 
part! 

A dix pas d'eux, M. Mouillac, en effet, intendant 
enfin un bruit de voix, avait aussi relevé la tète : il v 
eut dans son allure une minute d'hésitation, mais il 
continua d'avancer bravement. Et tous deux, Sléphane 
et lui, par un accord tacite, semblaient ne s'être 
point vus, marchant avec une raideur automatique,le 
visage tourné de trois quarts vers les côtés opposés 
de la rue, quand brusquement ils eurent le même 
instinct. Arrivés côte à côte, leurs yeux se cher- 
chèrent, attirés par une force d'aimant, et leurs 
regards s'étant rencontrés, ils se fixèrent. 

Un double regard navrant, où en une seconde ils 
revécurent les amertumes qui désormais les sépa- 
raient, où tout entière se livrait la lutte dernière 



• 164 UN^ SIMPLE 

entre leur amitié agonisante et la brutalité des 
choses accomplies ; regard profond, si lent I si indé-, 
finissable!Ët soudain, dans celui de M. Mouillac, 
Stéphane découvrit une telle pitié exempte de ran- 
cune, qu'il en ressentit une horreur et le premier 
baissa lés paupières. 

C'avait été un éclair ; dans cette compassion déso- 
lée, il avait cru lire la confirmation éclatante des 
accusations proférées quand on l'avait chassé ; mieux 
. que les violences ou les injures, cette pitié l'avait 
bouleversé, elle était l'affirmation honnête, sans 
entraînement ni arrière-pensée, la certitude qu'on 
pouvait croire à de telles infamies. Rien qu'avec ce 
regard, M. \!ouillac venait de le frapper plus sûre- 
ment que la Mercie:\ S'il avait voulu être vengé, il 
l'était. 

M. Mouillac passa. 
• Stéphane s'était arrêté, pris d'une défaillance, 
tellement pâle que M'"® Deschanlres en fut stupéfaite. 

— Qu'as-tu? fit-elle inquiète. 
II répondit faiblement : 

— Rien, je vous assure, rien du tout. 

Mais elle insista, ayant le vague pressentiment 
qu'une révolution venait de se passer en lui. 

— Tu me caches quelque chose ? 

— Je vous jure que non. 



UN SIMPLE 



165 



— C'est bon, fit-elle, je dirai tout à l'heure à Marc 
de t'examiner» 

Il eut alors un cri involontaire : 

— Oh ! non, je vous en supplie ! 

Elle avait quitté son bras, et fouillant durement 
' sa pensée : 

— Pourquoi ne veux- tu pas de lui, demanda-t-elle 
d'un ton bref. 

Il y eut une seconde à peine de silence : Stéphane 
se redressa avec un effort : 

— Parce que je ne suis pas malade, dit-il* sim- 
plement. 

Puis il se remit en marche vaillamment. 

— Vous vous inquiétez bien à tort, maman, reprit- 
il' avec un- sourire qu'il voulut faire indifférent. Mais 
tout son être vibrait. . 

Maintenant c'était fini, il ne savait plus, il doutait I, 
Un doute horrible, raffiné, qui n'était plus la . 
résultante d'un nervosisme exalté, l'œuvre d'une 
imagination surexcitée, mais un doute conscient, 
raisonné, serrant le cœur dans son élau sans une 
trêve, ce doute que les événements ont provoqué, 
tel qu'il faudrait s'arracher le^ entrailles pour s'arra- 
cher à sa torture. Stéphane le sentit se dresser en 
maitre dans sa conscience, profilant dç ce regard de 
pitié que lui avait jeté M. Mouillac comme d'un baiser 



166 UN SIMPLE 

de Judas, et lui d'abord n'en éprouvait qu'une épou- 
vante et une envie de larmes, celte défense dernière 
des enfants qui se refusent à la rude initiation de la 
vie ! 

Certes! il ne s'y arrêtait point; jtistement parce 
que son doute était conscient de lui-même, il s'y 
refusait avec violence; mais aussi, du premier coup, 
il devina qu'à tuer cette douleur monstrueuse il use- 
rait ses forces, sa conscience même, et une sensation 
d'horrible délaissement lui vint comme si le ciel 
l'abandonnait à un châtiment injuste. 

Tout de suite, il ressentit ce dualisme établi en 
lui, cette double personnalité entrée dans son âme 
dont Tune semblait un démon étranger chargé de le 
tenter: car, au château, les moindres événements 
l'accablèrent de preuves devinées. 

Des preuves, dans l'accueil compassé de Sidonie 
qui, à la vue de M'^^Deschantres, eut une mine allon- 
gée, rancuneuse sans raison; M™° Deschantres lui 
demandant dès l'arrivée des nouvelles de Marc, elle 
répondit d'un ton bourru : 

— Il doit rôder dans le parc; depuis trois jours, il 
ne fait plus rien l'après-midi ; il a dû vous le dire 
sans doute. 

— A moi? Comment voulez-vous que je le sache? 
fit gravement M'"^ Deschantres; enfin, je vous en 



UN SIMPLE 167 

félicite presque, continua-t-elle d'un air pincé, vous 
pouvez en jouir plus à votre aise . 
Sidonie répliqua sèchement : 

— Il se rattrape ailleurs, je le sais. 

Des preuves aussi dans sa façon de saluer Stéphane : 

— Quelle mine avez-vous là? au moins, quand 
vous êtes malade, vous, c'est sérieux. 

Des preuves partout ! 

Il semblai t qu'il y eut un orage dans Tair. Des trous 
se faisaient dans la conversation; une gêne hostile 
régnait pour la première fois entre les deux femmes, 
sans raison apparente. M""" Deschantres n'osa même 
point aborder la prolongation du bail de la Vizat, 
se réservant sans doute d'en parler au docteur, et il 
ne fallut rien moins que l'arrivée de Baptistine pour 
amener un semblant de détente. Elle rentrait, un 
panier sous le bras, enveloppée dans son caraco de 
lustrine noire qui luisait, et s'arrêta près d'eux. 

— Ah! Monsieur Stéphane, vous avez eu joliment 
tort de ne pas venir ces jours-ci, fit-elle de sa voix 
aigre. Quelles misères vous avait-on faites pour vous 
en empêcher? 

- En quoi ai-je eu tort? demanda-t-il tourmenté. 
■ Elle eut un rire traînant. 

— Vous comprenez, cette pauvre Sidonie qui était 
habituée à vous... 



168 UN SIMPLE 

M™° Deschantres eut aussitôt un sourire qui lui 
éclaira le visage : 

— Que nous contez-vous là, Mademoiselle? 
Mais Sidonie s'emporta : 

— Si vous croyez faire de Tesprit, Baptistine I 
Baptistine se mordit les lèvres : 

— Oh! je sais, fit-elle, on ne peut pourtant pas 
avoir tous les bonheurs à la fois ; mais vous aimez 
bien tout de même voir M. Stéphane. 

Elle les salua d'un coup d'oeil oblique, les laissant 
sur celte phrase louche , où Stéphane avait cru 
deviner tout à coup des allusions à Marc, une com- 
paraison blessante entre son affection pour Sidonie 
et quelque autre du docteur. 

M""^ Deschantres alors se leva, gardant sur le 
visage une politesse de commande , accablant 
j^me Ferramus de phrases polies et glacées, dans les- 
quelles elle prenait plaisir à l'appeler < sa chère cou- 
sine » ; puis ils partirent, elle, avec une démarche 
un peu hâtive, lui, méditant ces lambeaux de con- 
versation. 

C'était à cela qu'il était voué désormais: épiloguer 
sans but des événements futiles, des nuances, des 
riens, être résolu de n'en rien admettre, et cepen- 
dant être pris par eux, au point d'en faire l'aliment 
unique de sa pensée . 



UN SIMPLE 169 

. Plus il avançait, plus le doute grandissait. 

L'horrible de la vie qui commençait pour lui était 

. .dans cette contradiction de son âme.: Être sûr, et 
pourtant douter ! 

Ahl le regret des heures paisibles où son. âme 
s'envolait dans des rêves sans fiel, le regret'des sou- 
cis enfantins qu'il se figurait jadis les plus grands' du 
monde, n'en connaissant point d'autres, le regret de 
toutes ces choses dont le tourment avait traversé sa 
vie jusque-làî Maintenante! était aux prises avec ce \y 
supplice' inouï : craindre de ne plus respecter sa 
mère ! 

Le soir, près d'elle, il demeura inquiet, ayant des 
frayeurs à ses moindres mouvements, l'épiant sans 
le vouloir. Quand elle remonta dans sa chambre, il 
se surprit la suivant des yeux dans l'escalier, comme 

. si elle avait pu aller autre part et le tromper. \\ était 
obsédé par une préoccupation aiguë; aux moindres 
événements extérieurs son être vibrait. Des audaces 
de pensées, comme des éclairs, traversaient son 
imagination, lui mettant le rougé au front; puis de 
brusques élans, pour se sortir dje ces turpitudes, le 
prenaient avec des désespoirs do devenir vil au con* 
tact de ces images viles... 

Et le lendemain, au grand jour, tandis que le 
soleil étincelait, faisant fiamber les meules, sous une 



170 UN SIMPLE 

pluie de rayons, il le sentit encore, ce doute féroce, 
inflexible. 

Il doutait : de quoi, grand Dieu ! 

Dès qu'il se rendait compte de l'objet de ses in- 
quiétudes, il se jugeait fou, ne comprenait point ce 
démon entré en lui, ni cette voix l'obligeant à blas- 
phémer sa mère, dans les replis intimes de sa cons- 
cience. Alors un immense désir de paix, de silence, 
l'envahissait 

Ne plus douter! Quel réveî... Son existence d'au- 
trefois lui semblait maintenant entraînée dans une 
fuite vertigineuse vers le passé : il y avait des siè- 

■ 

^les qu'il souffrait de cette torture, des siècles qu'il 
n'avait pu vivre de la vie de la terre, sereine et lumi- 
neuse, être le Stéphane qu'il avait été jadis ! 

Ne plus douter! Savoir que son doute mentait ! 

C'était une marche fatale, l'obligation d'une chute 
nouvelle après les autres : lui qui pas une seconde 
n'avait accepté ces infamies, arrivait à admettre leur 
vraisemblance, sous prétexte de les confronter avec 
la réalité et d'en démontrer l'absurdité. Savoir, de- 
venait pour lui une nécessité absolue, la condition 
nécessaire à l'apaisement de l'être. Après avoir cher- 
ché la solitude, il lui fallait aller face à face avec les 
autres, en arracher la vérité par lambeaux, dût-il 
avoir le cœur brisé ! Même il ne put attendre l'après- 



UN SIMPLE 171 

midi. Il repartit dès le matin pourBelpecli, résolu 
à questionner Sidonie, Baptistine, tous ceux qu'il 
verrait là-bas et chez lesquels il croirait lire la cou- 
naissance de son secret 

Justement, Baptistine était dans la cour du châ- 
teau, donnant une pâtée aux canards, la robe rele- 
vée en tablier autour des reins. Dès qu'elle l'aperçut, 
elle vint vers lui, les mains croisées, ayant sur les 
traits la satisfaction d'une vérification attendue : 

— Tiens, vous voilà, Monsieur Stéphane, si matin? 
Elle semblait tellement heureuse de le posséder 

seule à seul, qu'il en eut peur : elle continua d'un 
ton traînard, tandis qu'il s'arrêtait, hésitant: 

— Ah ! Sidonie serait bien contente, si elle était là ! 
. — Où est-elle donc? demanda-t-il d'un ton 
bref. 

— Elle est partie pour Salles : nous y avons des 
bordiers qui nous doivent six douzaines d'œufs; ils 
n'auraient jamais payé, si on n'y avait pas été. Marc 
ne pouvait pas s'en occuper, lui, maintenant surtou 
qu'il est forcé de dormir la journée. 

Et, avec un sourire qui subitement fit luire le par- 
chemin de ses joues, elle ajouta : 

— Que voulez-vous, Monsieur Stéphane, pendant 
que vous vous promenez, il faut qu'il dorme, la 
fatigue n'est plus de son âge. 



172 UN SIMPLE 

Elle lui avait pris la main, le couvrant de son re- 
gard jaune : 

— Elncore cette nuit, il n'a pas pu se coucher, 
reprit-elle lentement : un accouchement, le second 
depuis trois jours : un accouchement de pauvre qui 
ne lui rapportera rien, bien sûr... Sidonie n'était 
pas contente, hier... Mais, aussi, il aurait bien pu 
ne pas y aller, n'est-ce pas? A St-Sernin... juste à 
l'autre bout du pays, par rapport à vous... Ce n'est * 
pas. dans Çelpech qu'on ferait des créatures, au 
moins... On l'y payerait de sa peine,, et puis ça se 
serait su... Ah, il est bien trop bon, allez, trop bon..* 

Elle eut un rire faux : 

-^ C'est à Paris qu'il aura appris à être si chari- 
table... Ne reviendrez-vous pas cette après-midi ?.,. 
Excusez-moi !... Je suis pressée. 
? Elle tourna sur les talons et s'en alla de cette 
allure silencieuse qui lui était propre, sans même 
fairegrincer le gravier sous ses chausses. 

Stéphane la regarda partir, comme pétrifié. 

rf. C'est à Paris qu'il a appris à être si charitable ! > 
Pourquoi à Paris ? 

Il eut enfin une exclamation : 

— Ah ! la misérable ! 

' Et il repartit, ayant eti l'intuiiion soudaine qu'elle 
* seule avait imaginé tout cela. Quelle autre aurait ou 



UN SIMPLE . 173 

dans le pays intérêt, à les calomnier? Quelle autre 
aurait seulement songé" à eux ? Mais les phrases 
revenaient en lui — ayec leur ton de sifflement : 
, — Encore cette nuit, il n'a pas pu se coucher!,.. 
Voilà déjà deux fois dans la semaine. 

11 ne songeait pas que c'était peut-être une in-, 
venlion de Baptistine, et que, capable d'avoir la pre- 
mière accusé sa mère, elle pouvait bien aussi mentir 
par pur plaisir ; mais, bu contraire, il s'affolait. 

Ainsi, Marc sortaitia nuit ! 

Hé bien ! Qu'est-ce que cela prouvait? — Quel 
rapport entre cela et sa mère? Ne pouvait-il faire son 
métier ou avoir une maîtresse ! Pourquoi n'aurait-il 
pas été à St-Sernin comme il l'avait annoncé ! Tous 
ces gens s'entendaient pour lui enlever le peu de 
notions qu'il. gardait du bien et de l'honnêteté. 

— ' Faites donc attention, on va sortir ! 

— Quoi, qu'est-ce encore, demanda-t-il. 

C'était la foule qui le bousculait sur la place de 

Belpech. Marchant sans rien voir, il était .tombé 

, en plein milieu des groupes, heurté, stupéfait, ne 

comprenant pas pourquoi cette réunion de paysans, 

sans prétexte de marché. 

— Vous n'attendez pas, lui dit quelqu'un sans le 
connaître, ils vont passer. C'est si drôle I 

— De quoi s'agit-il? 



17Ï UN SIMPLE 

Mais, déjà, son interlocuteur l'avait quille. ' 

Dans l'air, la dinderelle du clocher sonnait à petits 
coups égaux, remplissant ratmosphère d'harmo- 
niques joyeuses. Des exclamations, semées de rires 
épais, les traversaient; il y eut enfin un ah! de 
bonheur et, dans un brusque mouvement de part et 
d^autre du portail de l'église, tous les assistants se 
massèrent. Stéphane poussa un cri. Sur les marches 
de l'église, une mariée, en blanc, avait apparu au bras 
de M. Mouillac, tous deux plongés dans un éblouis- 
sement de lumière, tandis qu'un rire inextinguible 
courait autour. ' 

Derrière eux le cortège de noce, trempé dans 
une dignilé figée, avançait avec une allure de pro- 
cession. D'abord la mère Mercier, puis les Camus 
ravis de la petite fête, un cousin Mouillac, d'autres 
venus on ne savait trop d'où, tous un peu ahuri- 
à la vue de ce concours et supportant avec une g'afrx 
vite de circonstance les bordées de rires. Dans 
l'obscurité adoucie du sanctuaire, les cierges trem- 
blotaient sous les courants d'air coînme pris aussi 
d'hilarité devant cette fleur d'oranger solenn.elle- 
ment bénie; et des cris s'élevaient, moqueries 
étourdissantes. On se poussait pour mieux voir. Une 
bousculade éclata avec des huées, qui jeta Stéphane 
au premier rang juste au moment où M. Mouillac 



UN SIMPLE 175 

passait auprès de lui. 11 chancela, croyant à une 

hallucination. 

. Ah! sil avait songé que c'était aujourd'hui le 

samedi ! Quelle revanche, ces épousailles grotesques, 

ce mari hué par ses prédécesseurs, et cette farce 

sinistre et sale accueillant la fondation d'une famille î 

M. Mouillac, lui, ne voyait rien, absorbé dans une 
féhcité de rêve. Seule, Suzanne Mercier aperçut 
Stéphane et l'ayant dépassé, se retourna pour le 
regarder avec un rire triomphant. Dans la lueur 
mauvaise qui éclairait ses traits, on aurait dit qu'elle 
agitât aussi devant lui le spectre de Ferramus. Gela 
dura une seconde. Elle disparut, noyée dans le cortège. 

La double haie se débandait. On- suivit comme font 
les gamins derrière les passages de troupe. Celait 
l'escorte d'honneur inattendue, le pays fêtant les 
noces après avoir passé par le lit de la femme. Au- 
tour de Stéphane, des voix s'élevèrent, les assis- 
tants achevant de gouailler : 

— Elle y est arrivée, tout de même î 

— Faut-il qu'il soit un rude imbécile, ce vieux-là ! 
D'autres répondaient : 

— Un mahn, qui sait : pour coucher avec elle, on 
peut bien passer une heure avec le curé, histoire de 
se mettre en appétit! 

— Sont-ils dégoûtantSjCes gens de ville! unerognure! 



176 



UN SIMPLE 



— Il n'y avait que lé beau Ferramus qui manquât 
à l'appel ! 

— Bah! faut croire que c'est bon les rognures, 
puisqu'il s'en est fait venir une autre ! 

Et brusqueinent les bouches se fendirent dans un 
rire plus violent que les autres : • 

— Tais-toi donc, le fils qui est là, qui écoute! 

— C'est-y farce, c'est-y farce î 

Stéphane s'était retourné, les poings serrés, pris 
d'une rage folle. Déjà la bande s'était éparpillée^ 
laissant à travers les rues une traînée d'exclama- 
tions, et c'était de nouveau ce grand bruit rieur du 
pays qui, au retour du marchç, l'avait déjà épou- 
vanté, le cri d'une agglomération d'êtres contre 
lesquels il ne pouvait rien, rien que lancer des in- 
jures comme il faisait sans atteindre personne ! Celte 
fois, il était vaincu ; ces voix de paysans, s'associant 
à la victoirede la iVercier, l'avaient achevé: au moins 
il voulait savoir SI ces gens riaient pour de bon! 

Ses révoltes s'étaient tues, sa conscience aussi; tout . 
était mort en lui , sauf une dernière lâcheté par laquelle 
il justifiait sa chute; — il s'imaginai t grâce à elle pré- 
.parerTéclatanlejustification de leur honneur violé! et 
il s'en alla a grandes enjambées, avec des gestes dé- 
traqués, et dpsmols vagues où sa colère se fondait. 



XII 



Alors il espionna... 
. Un espionnage pitoyable, qui n'avait pour prétexte 
ni le salut d'une patrie, ni une sauvegarde d'exi^ 
tence, où tout était infâme, avilissant et lâché; 
espionna, le cœur crevé d'angoisse, sentant une 
chose brisée dans sa vie, rien n'éclairant plus Thu 
miliation de ces heures nouvelles, pas même l'espoir 
du. relèvement, ou ce vague désir de miracle qui 
parfois soulève les désespérés !... . 

Et ce ne fut d'abord chez lui qu'un acte instinctif, 
purement inconscient : une folie animale l'y pliait 
irrésistiblement. On eût dit qu'un devoir impérieux 
l'attachait à sa mère; il ne pouvait se résigner à la 
quitter, même du regard, sans cesse tenant ses yeux 
sur elle, avec une obstination maladroite ; il la suivit 
dans ses moindres allées et venues, l'escorta dans 
sa promenade au jardin, l'impatienta par cette per- 
sistance à ne point la laisser seule; en même temps, 

■ n ■ 



178 UN SIMPLE 

il avait des allures inquiètes, semblait ruminer des 
projets graves, oubliait de parler ou de répondre. 
Même il ne s'accorda pas une heure de répit, met- 
tant une rage à continuer sa surveillance. Quand, 
après b repas, elle s'étendit dans un fauteuil de la 
salle pour y dormir, il voulut en faire autant, simuler 
en face d'elle un repos, et, on dépit de l'engourdis- 
sement de la sieste, il resta là, les yeux demi-clos, 
surveillant son sommeil. 

11 la regardait, secoué par de grands frissons d'an- 
goisse. 

Si c'était vrai pourtant î 

Le visage impassible que gardait M'"- Deschantres, 
r immobilité de sa pose, l'air de sphinx répandu sur 
elle lui causaient une épouvante. 11 avait beau s'ef- 
forcer d'arracher au masque son secret, il n'y lisait 
rien. Autrefois, à contempler ces traits aimés, toutes 
ses angoisses se seraient évanouies; à cette heure, 
il n'y retrouvait plus que l'effroyable possible!... et 
son cœur se brisant, il ressentit le même effroi que 
laissent aux imaginations d'enfants certains crimes 
monstrueux des légendes antiques. 

Une seconde, s'oubliant, il ouvrit complètement 
les yeux. Alor^, comme si elle eût répondu à un 
appel, M™* Deschantres ouvrit aussi les siens et ils 
se fixèrent silencieusement. Sous ce regard qui 



UN SIMPLE 179 

paraissait l'interroger, une honte envahit Stéphane; 
il baissa les paupières et simula la recherche d'une 
autre position pour son sommeil. Elle, pourtant, 
retombait dans sa somnolence. 

Tout semblait dormir; seul un carillon de mouches 
volait exaspéré par la lourdeur de l'air. A les voir 
ainsi reposer, si calmes, on aurait juré qu'une paix 
profonde était en eux. 

L'un et l'autre cependant veillaient. 

Lui, se demandait pourquoi le regard de sa mère 
avait si bien répondu au sien. Si ce repos n'était 
qu'une duperie ! 

Ainsi il aurait beau faire, jamais il n'entrerait dans 
le secret de Tàme où peut-être un autre se tenait !... 

11 eut un mouvement violent qui fit craquer sa 
chaise et parut éveiller encore M"* Deschantres. 

— Qu'as-tu? dit-elle. 

— Rien, j'étais mal pour dormir. 

— C'est pour cela que tu me réveilles? fit-elle d'un 
ton aigre. 

Elle s'était relevée et l'examinait, frappée de la 
tension de ses traits. 

— Tu n'es pas malade, j'espère, demanda-t-elle 
plus doucement. Depuis ce matin, tu n*es pas comme 
d'habitude 

— C'est la chaleur... je ne sais quoi. 



180 UN SIMPLE 

Elle tira sa montre, bâillant. 

— Trois heures; tu ne vas pas chez Sidonie? 

— NoD, je la gène... nous la gênons. 

— Tu crois? Pourquoi... 

— Je Tai bien vu, quand vous l'avez invitée. 

Au même instant on frappa au volet et la voix 
grenue de Baptistine s*éleva : 

— Est ce qu'il n'y aurait personne, par hasard? 
M"e Deschantres ouvrit sa fenêtre : 

— C'est vous, Mademoiselle: quelles nouvelles ? 
Baptistine eut un sourire narquois, puis s'effaçant 

plus que d'habitude, comme si elle eût redouté une 
ondée : 

— Nous ne pouvons pas venir dîner chez vous 
demain... D'abord c'est dimanche, vous comprenez; 
nous n'aimons pas sortir ces jours-là. Puis il y a le 
dépiquage du maïs au mas Cabardès, notre campagne 
de Saint-Sernin : il faut bien qu'on soit là pour 
surveiller... 

Elle allait continuer fixant ses yeux sur M"*® Des- 
chantres qui récoutail avec un sourire de désap- 
pointement rogue, lorsque tout à coup celle-ci 
l'interrompit : 

— Alors, vous n'aviez pas encore songé au dépi- 
quage ? 

— Oh, ce n*est pas moi, bien sûr, mais vous savez 



UN SIMPLE 181 

que Sidonie aime à s'occuper de tout : étant chez 
elle, n'est-ce pas?... 

En disant cela elle secoua la tête avec un rire 
muet, comme si elle eût raconté une chose incroya- 
blement amusante. 

— Combien de temps cela dure-t-il donc ces fa- 
meux dépiquages ? 

— Jusqu'à lundi, mardi peut-être... 

— Alors mercredi soir nous vous attendrons, c'est 
entendu; en serez-vous Mademoiselle? oui? tous 
les bonheurs... 

D'un signe de main brusque, M"® Deschantres la 
congédia, sans même lui dire bonsoir, recomman- 
dant seulement qu'on fît ses amitiés au ménage. 

— Ils vous aiment bien, Mademoiselle. Ils sont si 
gentils tous deux ! 

Baptistine se retourna comme subitement mor- 
due, et d'une voix rageuse riposta : 

— Parbleu, ils ne m'aiment pas tant que vous ne 
les aimez ! 

M"*'* Deschantres revint près de Stéphane, qui parais- 
sait n'avoir rien entendu : 

— Aimable, leur vieillç, fit-elle avec un sourire 
de dédain. 

Malgré lui il se sentit étonné du calme irnpassible 
de sa mère, devant des accusations si peu voilées ; 



482 UN SIMPLE 

les hésitations des heures dernières le reprirent. Si 
ce n'était qu'une invention de Baplistine, de cette 
vieille jalouse et passionnée de discorde ! Sidonie ne 
l'avait-elle pas dépeinte épiant, mauvaise, joyeuse 
des disputes ou des injures échangées. Pourquoi ne 
mentirait-elle pas pour le plaisir de faire mal et 
de se distraire? 

Mais il se sentait quand même emporté par tous 
ces on-dit immondes qui l'avaient flagellé le 
matin. 

Ah ! cesrumeurs vagues qu'il avait entenduespar- 
tout, cet on indéfinissable et terrible, ces accusations 
sans visage surgissant sans trêve î Où qu'il réfu- 
giât sa pensée, quelque effort tenté, il en revenait 
toujours là, comme au besoin intense de connaître. 
La tranquilhté même de sa mère devant Baptistine 
ne le rassurait plus : si c'était vrai, ne la gardait- 
elle pas aussi dans l'intimité de leur vie journalière 
en dépit de l'abandon qu'entraînent les existences 
communes ? 

Sous la poussée de son tourment, il reprit son 
rôle infâme d'espion, n'en goûtant pas encore l'a- 
mertume complète, parce qu'il n'y cherchait que le 
soulagement d'une souffrance aiguë. Mais il sembla 
que par le fait même, un mur se fût dressé entre sa 
mère et lui. Rien que pour cet espionnage tacite, 



UN SIMPLE 183 

tout épanchement se serait arrêté sur ses lèvres. 
Cette flétrissure tuait son amour filial en même 
temps que son respect. Plus de ces élans d'affec- 
tion qui jadis remportaient; s'il avait voulu l'appeler 
maman, ^omme jadis, une pudeur involontaire lui 
eût serré la gorge: sans un mot, sans un geste, ils 
étaient devenus séparés, éprouvaient une anxiété, 
comme s'ils avaient eu le pressentiment d'une chose 
inconnue descendue entre eux. 

La journée passa, très longue, et avec les heures 
tombantes son inquiétude s'exalta. Toutà l'heure, peut- 
être, pondant qu'il dormirait. cet homme viendrait!... 

Il eut un sursaut : quel démon le tenait donc pour 
songer à ces infamies ! Cette terreur de l'attente, il 
l'avait éprouvée déjà au sortir de chez Mouillac, car 
en cette journée où la vérité lui avait été jetée au 
visage, il avait parcouru d'emblée toutes les phases 
de la voie douloureuse. Maintenant il les recommen- 
çait non plus sous le coup d'un accès de fièvre mais 
lentement, en savourant les angoisses entières. 

Pourtant, après le diner, la lampe qui les éclairait 
de sa lueur jaune lui sembla rassurante, presque 
paisible. 11 aurait voulu que M'"° Deschantres ne ter- 
minât jamais sa lecture, tant le silence les enve- 
loppant laissait tomber de quiétude : même à ne 
penser à rien, ses paupières s'alourdirent. 



184 



UN SIMPLE 



Il perdit la noUon du présent, mêlait dans un 
demi-réVe, les soucis qui Tétreignaient, sa joie de 
rester au repos, quand M""' Descliantres releva la tête. 

— Tu dors, fit-elle, va donc te coucher, j'irai te 
dire bonsoir. 

—.Mais non, nia mère, je n'ai pas sommeil, 

— Si, obéis! 

n avait cru voir un ordre tacite dans les yeux de sa 
mère ; brusquement il eut l'idée qu'elle désirait se 
débarrasser de lui. Alors il voulut résister et immo- 
bile, il s'absorba dans la contemplation machinale de 
la lumière. M'"° Deschanlres se leva. 

— Eh bien, voyons, qu'est-ce que tu fais? 

L'intonation était si rude qu'il tressaillit. Lente- 
ment il monta dans sa chambre. 11 n'avait pas pris 
de lumière. et le cœur gonflé, commença à- se désha» 
biller. 

Une tristesse l'accablait, volontiers il aurait pleuré 
sur lui-même. En allant à sa fenêtre pour la fermer, 
il resta une seconde à regarder le ciel qui, d'un gris 
lumineux, semblait indéfiniment élevé; on sentait 
l'horizon se perdre, reposé, -dans l'obscurité ; un chiea 
aboyait tristement par intervalles et des bruits indis* 
tincts se levaient dans des recoins d'ombre, mettant 
une mélancolie à travers la sérénité des choses. 

Il eut alors une émotion subite : cette nuit si 



UN SIMPLE 185 

• * 

paisible semblait le décor rêve de ses peines, la 
confidente fidèle des veilles attristées... il éprouvait, 
à la contempler, un immense regret pour sa quié- 
tude perdue, la tranquillité familiale des jours 
anciens; le passé d'hier l'attirai t. de nouveau; il 
aurait voulu s'y rattacher violemment en retrouvant 
ses ignorances. Pourquoi pas ! Ne pouvait-il remon- 
ter le courant qui l'emportait? Dans sa mémoire, 
lui revenaient les imprécations des prêtres contre 
ceux qui succombent aux tentations, la miséricorde 
promise à ceux qui luttent, le cortège merveilleux 
des générosités religieuses dont s'entoure l'Évan- 
gile; comme un enfant il se mit à prier, jetant vers 
la voûte bleue le cri de sa désespérance. 

Il invoquait aveuglément Dieu, cet être mysté- 
rieux qui nous semble seul agir et seul vrai dès que 
les moyens terrestres font défaut, et déjà il se sen- 
tait retrempé dans une confiance en l'avenir quand 
la voix de sa mère lui fit pousser un cri de frayeur. 

Elle était venue derrière lui, la lampe à la main, 
encore essoufflée de sa hâte à monter les escaliers. 

— Eh bien, Fifi, à quoi songes-tu ! Il ne manquait 
plus que de te voir prendre froid. Dépèche-toi donc! 

Il referma la croisée et tandis qu'elle restait 
appuyée contre les vitres, les tapotant avec ses 
doigts, il se* dévêtit, ayant . des lenteurs involon- 



186 UN SIMPLE 

taires. Le rappel impatient que M™** Deschanlres 
battait sur le verre, disait si bien la hâte des minutes, 
que ses vagues soupçons tont à coup se précis^aient. 

— Voilà, ma mère, dit-il enfin, se glissant dans le 
lit. J'ai fini. 

Elle s'était aussitôt retournée : 

— AHons, bonsoir, fit-elle. 

Très vite, elle effleura son front du bout des 
lèvres, baiser donné si distraitement qu'il paraissait 
plutôt sceller une besogne ennuyeuse : et brusque- 
ment cela lui rappela l'impression brûlante de celui 
qu'elle lui avait donné, le soir de leur arrivée à la 
Vizat. Il n'aurait su pourquoi ce rapprochement ni 
pourquoi la jalousie qui le saisit en y pensant. Ce fut 
comme s'il eût pressenti le premier destiné à quelque 
autre que lui; même il eut une sorte d'hallujcina- 
tion des yeux. En regardant sa mère traverser hâti- 
vement la chambre, emportant la lumière, celle-ci lui 
sembla soudain rajeunie, éclairée par une grande 
joie intérieure ; sous les rayons jaunes de la lampe 
qu'elle tenait, sa pâleur avait pris des tons plus 
chauds et elle glissait doucement, avec une légèreté 
traîtresse qui l'épouvanta ; il n'aurait pu se la re- 
présenter autrement si elle eût attendu quelqu'un. 
11 croyait impossible qu'elle n'attendit personne... 

La chambre se retrouva dans le noir. 



UN SIMPLE 187 

11 pensait : si ma mère ne m'avait contraint à me 
coucher que pour être libre, si cet homme allait 
venir!... un vertige le prit : les moindres faits, les 
incidents les plus ordinaires de la vie s'éclairaient 
ainsi pour lui d'un jour unique : malgré des révoltes 
dernières, ceFerramus entrait dans sa pensée comme 
un facteur possible de son existence... Vérité ou 
mensonge, il en était arrivé à ce point, qu'il n'allait 
plus pouvoir le séparer de l'idée de sa mère : et pour 
la première fois, il en prononça le nom dans le silence 
de son âme ! 

Alors il fut pris d'une honte, et s'enfonçant la tête 
dans l'oreiller, il sanglota : jusque-là, par une répu- 
gnance dernière aidant à l'excuse de ses lâchetés, 
il avait .i»-ardé la terreur d'un être vague, plutôt 
que celle d'une personnalité désignée : un inconnu 
était entre lui et sa mère, voilà tout. 11 n'avait 
ni discuté ni réfléchi plus : cette fois, il désignait 
Marc... 

Ainsi son supplice s'affinait, chaque heure ame- 
nait une complexité douloureuse plus grande : il 
voulut séparer Marc et sa mère dans sa pensée, 
voulut se rappeler son enfance, les heures solitaires 
de Toulouse; malgré sa volonté, l'image de Ferra- 
mus se jeta au travers de ses souvenirs... Songeait-il 
aux années de Paris, si lointaines déjà que les détails 



188 • UN SIMPLE 

■ 

s'en étaient effacés, il le retrouvait entré son père et 
elle. Et une colère le saisit d'avoir robs?ssion de sa 
figure béate de bellâtre qui s'aime : il avait des 
rages d'impuissant, aurait voulu le souffleter, imagi- 
nait des scènes ridicules où il le tuait, le réduisait à 
rien... malgré tout, la vision restait. 
• Il voulut en rire : sa mère, aimer cet être ridicule 
et laid! se salir au contact de ces vulgarités de 
rustaud! Allons donc! 11 se retourna sur l'oreiller, 
essuyant ses larmes, ferma les yeux pour appeler le 
sommeil et rétrouver au moins dans ces heures le 
repos des anciens jours : mais un craquement de 
plancher le fit frissonner. 

. n'avait cru distinguer des pas sur le palier de sa 
mère. 

Il se leva éperdu, ayant un tremblement dans les 
membres et ce frisson à fleur de chair que donnent 
les émotions trop violentes : puis collnnt son oreille 
à la serrure, il écouta. 11 n'entendit plus rien. l^Oig- 
temps il resta là, grelottant en dépit de la chaleur : 
puis, n'étant pas encore rassuré, il ouvrit la porle, 
cherchant à voir dans la nuit de l'escalier. 

Tout y faisait silence; è entendre le grand calme 
qui régnait, on aurait juré la maison paisiblement 
endormie; à force de regarder dans les ténèbres, des 
lueurs papillotaient devant ses yeux; ses oreilles 



UN SIMPLE 189 

bourdonnaient : il eut froid et revint vers son lit. 
Sous ses pieds nus le plancher craquait de nouveau, 

I 

et chaque fois cela lui faisait peur. Même il avait 
besoin de se rendre compte que c'était bien lui, non 
pas un autre, qui provoquait ces grincements du 
bois et recouché, il continua d'écouter. 

Alors il perçut des bruits imaginaires : les cris qui 
parfois traversent l'espace, venant on ne sait d'où, 
lai causèrent des terreurs : aux. heures sonnantes, il 
comptait les coups un à un, et jamais il n'avait ainsi 
vécu le temps. Pourtant sans transition sensible ni 

■ 

apaisement de souffrance, ses paupières s'appesanti- 
rent : il dormit enfin d'un sommeillourd,etjusque dans 
ce repos, des visions le suivaient, avec le sentiment 
d'une lassitude et d'un affaissement de son corps. 
Quand il se réveilla, les rideaux blancs laissaient 
passer de grandes clartés gaies ; du dehors, avec les 
rayons de soleil, venaient (Jes chants d'oiseaux, un. 
remuement de branches, l'agitation des matinées 
d'été. A demi inconscient, il trouva délicieux de se 
sentir léger, en pleine lumière; tout à coup il s'é- 
tonna-: déjà huit heures ! Jamais encorç il ne s'était 
éveillé si tardivement : depuis une heure* sa mère 
devait l'attendre : pour ce retard, il crut sa journée 
dérangée, ne comprenant point qu'il ait pu dormir 
aussi longuement. 11 se hâta, voulant rattraper le 



190 UN SIMPLE 

temps perdu, alluma le feu, fit chauffer le lait, s'im- 
patienta de ne pouvoir aller plus vite. Pourvu que 
sa mère né fût pas mécontente ! Il résolut même 
d'aller s'excuser, remonta Tescalier, sautant les 
marches de deux en deux et, tout inquiet, frappa 
chez elle. 

Rien ne répondit : il la crut endormie, et suc- 
combant encore à la fatigue de la veille qui l'avait 
obligée a raccourcir sa veillée : pourtant, pour s'as- 
surer qu'elle était là, il frappa de nouveau. 

Dans son angoisse, tandis que le même silence 
restait, il eut soudain Fintuition qu'elle était partie 
dès le matin, la nuit peut-être! N'avait-il pas entendu 
des pas ? Ah ! Thorrible fatalité ! Si peu suffisait donc 
pour le faire tomber de nouveau dans sa torture ! 
Elle dormait derrière cette porte, et parce qu'elle ne 
s'éveillait pas, il en était à la croire absente, partie 
en quête de cet homme ! 11 voulut faire taire l'acte 
d'accusation que son cœur brusquement avait crié. 
Quand elle serait sortie, quoi d'étonnant, n'était-il 
pas en retard lui-même ? Allons donc, des folies, tout 
cela, un reste des cauchemars de la nuit. Il n'avait 
qu'à redescendre tranquillement, sans préoccupa- 
tions ; mais au lieu de quitter ce seuil, il restait : on 
eût dit qu'une main de fer l'y rivait et il se sentait 
pleinement repris par le cycle abominable. 



UN SIMPLE Î91 

Celte porte le tentait: il en subissait la fascination: 
c'était si aisé de forcer la serrure et d'entrer, pour 
savoir ! 

Savoir ! Ce mot depuis trois jours l'entraînait 
comme un mirage décevant : à chaque tentation 
nouvelle il s'agilait devant ses yeux, le dévorait de 
désir et celte fois encore il allait succomber, quand 
il eut une réaction brusque : il ne voulut pas» En 
entrant, il aurait cru franchir ce dernier pas, derrière 
lequel ne se trouvent ni retour ni sauvetage possibles. 
Et il descendit, lentement, dans la salle à manger. 

La tiédeur de l'air y pénétrait : avec elle, ces 
caresses matinales que les verdures envoient. Cela 
donnait l'envie de vivre dans une insouciance fri- 
leuse. Il éprouva un désir de s'abandonner : l'agita- 
tion de son âme était un non-sens : dans un éclair* de 
raison, il eut la clairvoyance de ce qu'il faisait. 

Ainsi, il en était là : espionner sa mère. 

C'était là cette besogne monstrueuse à laquelle il 
était attelé. Depuis la veille, il espionnait ! 

Une amertume indicible l'étrangla. Sa conscience 
saignait. 11 n'était même pas aveuglé par la colère : 
point de passion pour lui forger des prétextes ou une 
excuse. C'était une déchéance irrémédiable qui pesait 
sur lui : pour une défaillance d'un jour, rien de son 
honnêteté ne subsistait plus. 



192 UN SIMPLE 

Et rhorrible de sa situation', c'est qu'il n'éprouvait 
point de remords. Il aurait voulu se frapper la poitrine, 
pleurer de honte, demander pardon de cette insulte 
à sa mère, la plus haute, la plus pure des femmes, 
et rien en lui ne résonnait. 11 était changé en pierre, " 
sa tête seule agissait. C'était une lutte effrayante, sa 
volonté criant merci et le flagellant ; son cœur restant 
feirmé sans un mouvement de regret ni de i^épara- 
tion l Même peu à peu la tentation revint plus forte, 
intolérable; il remonta, vaincu, de nouveau frappa 
doucement, espérant encore une réponse, et comme 
le même silence lui rép.ondait, lentement, il fit.tourner ' 
le pêne de la serrure et regarda par la porte entre- 
bâillée. 

î^a chambre était vide. — Il eut un cri : 

— Mon Dieu ! elle est là-bas ! 

Puis brusquement il descendit l'escalier et courut 
vers Belpech. Pas une seconde il n'avait hésité : elle 
avait dû partir du côté de cet homme, et à travers 
l'essoufflement de sa course, il ne pouvait s'empê- 
cher d'injurier ce misérable qui lui volait sa mère, sa 
tranquillité, ^:es heures de joie, tout! Ah! s'il avait 
pu le briser, comme les branches qu'il arrachait aux 
buissons en passant! Quand le souffle lui manquait, 
il s'arrêtait une seconde, puis il repartait, emporté 
par une hâte toujours plus grande. 11 s'imaginait 



\ 



UN SIMPLE 193 

presque qu'en arrivant cinq minutes plus tôt de 
grands malheurs seraient épargnés. 

Dans les rues de Belpech seulement il reprit 
haleine, ne sachant plus : les miisons le dérou- 
taient : où aller? Il était venu sous le coup d'une 
colère, sans réfléchir, et maintenant, il sentait entre 
eux et lui un grand voile impénétrable jeté : ils 
étalent là, peut-être, derrière ces murs, ces volets 
clos, ces façades endormies, ou là encore, ou là... 

Des murs, c'était tout : il ne les trouverait jamais; 
il fut pris de découragement et de désolation. Son 
. impuissance le tuait et, machinalement, il parcourait 
les chemins connus, la mairie, la place, comme au 
temps où il allait chez Sidonie, quand sur les 
marches de l'église il les aperçut. Il ne s'était pas 
trompé : elle causait avec lui. Alors il crut quelque 
chose rompu dans son être et qu'il allait mourir. 
Sans se presser maintenant, ne cessant point de les 
regarder, il s'approcha. Eux ne le voyaient pas, 
absorbés dans leur intimité. Et tout à coup, quand 
il fut derrière eux, il eut une exclamation de colère 
terrible : 

— Qu'est-ce que vousfaites là, vous, avec mamère? 

Le médecin s'était retourné, surpris par cet éclat 
de voix ; puis, reconnaissant Stéphane, il eut un rire 

niais : 

13 






194 UN SIMPLE 

— Je me liens prêt à vous apprendre la politesse, 
mon cousin ! 

11 se retourna vers M"* Deschantres, et ajouta à 
mi-voix : 

— Vous l'avez donc dressé comme chien de garde? 
Elle répliqua rudement: 

— Un roquet, vous voulez dire ! 
Et, se tournant vers Stéphane: 

— Ton cousin demandait de tes nouvelles. Tu as 
une aimable façon de lui en être reconnaissant. Je 
m'en souviendrai. A mercredi, Marc, n'est-ce pas ? 
Mercredi soir, sans faute. 

Elle lui tendit la main qu'il secoua. 

— Mercredi, oui, répondit Ferramus. Sans rancune, 
cousin. Qu'avez-vous ce matin ? vous feriez mieux 
de venir chez Sidonie. 

11 eut de nouveau son sourire béat : 

— Quel drôle d'être vous faites, tout de même ! 
Et il tourna le dos, l'air heureux et semblant se 

soucier de ce garçon comme d'une chiquenaude. 

Lui restait devant sa mère, stupéfait, ne sachant 
que penser. Un lourd silence se fit entre eux, que 
M"'*' Deschantres rompit enfin. 

— Une autre fois, cela ne se renouvellera plus, 
fit-elle d'un ton sec, j'y veillerai. Entrons à la messe, 
c'est dimanche ! 



Xlll 



Des heures, des journées lassantes, dont chaque 
seconde semblait traîner à plaisir et pendre au des- 
sus du vide avant de s'y effacer pour jamais : elle, 
gardant toujours une assurance rigide, lui, attelé à 
ses doutes avec une exaspération d'attente, mordu 
par des jalousies vaines et des désespoirs étoutïés. 

Etceperpétuelballottemententre l'incertitude dou- 
loureuse et l'espionnage infâme achevaient peu à 
peu l'œuvre néfaste : sa conscience s'était tue : une 
décomposition morale s'accomplissait dans cette 
àme d'enfant, ses scrupules s'effritaient : il se ruait 
à la vérité avec une rage de bète, sourd aux révoltes 
de sa délicatesse comme aux derniers accès de rai- 
son saine durant lesquels il rêvait de sa mère chaste, 
très haute en sa vertu. 

Depuis la messe entendue en commun, le dimanche 
précédent, leur vie était entrée dans une phase nou- 



196 UN SIMPLE 

velle. M"'^ Deschantres ne paraissait point avoir 
pardonné à son fils sa sortie violente, lui, res- 
tait blessé avec une rancune exacerbée contre cet 
homme, cause unique de ses souffrances et de^ 
chocs se faisaient entre eux deux, rapides, tout de 

« 

suite étouffés. Ils causaient par phrases brèves et 
lourdes, avec de dures sonorités dans la voix, une 
amertume qui empoisonnait leurs pensées. 

Plus le temps avançait, plus ils devenaient hos-^ 
,tiles. 

Chez M'""^ Deschantres une inquiétude mécontente, 
(Jes colères mal réprimées contre cet enfant qu'elle 
ne retrouvait plus docile. 

Chez Stéphane, une acuité de perceptions, un 
ergotage maladif à propos des faits, une logique 
impitoyable qui le poussait à la rencontre des ques-. 
lions sacrilèges. 

Gouite à goutte comme un fiel, la conviction 
entrait en lui. 11 n'aurait su dire à propos de . quoi, 
si c'était pour tel regard ennuyé surpris chez sa 
mère, pour telle phrase, tel souvenir précisé mieux 
dans sa mémoire, mais il en arrivait, à de cer- 
taines heures, à ressentir l'impression de la certi- 
tude, et telle était sa misère qu'il la souhaitait 
presque, la préférant aux supphces lents du doute... 

Pourtant, malgré tout, l'idée que sa mère avait un 



UN SIMPLE 197 

amant était un problème auquel il ne s*accoutumait 
point. Chaque fois' qu'il y pensait, il en revenait aux 
révoltes primordiales, trop humilié par cette chute 
possible, sentant qu'il en serait éclaboussé à n'oser 
plus lever la tète ! 

» 

Et il la revoyait durant cet office du dimanche , 
qu'il avait écouté, lui, le cœur encore haletant de co- . 

« 

1ère ; il la revoyait agenouillée, le visage dans les ." 
mains, semblant absorbée par une extase, quelque 
vision divine immatérialisant son être..: Comédies 
alors ces prières, cette ferveur grave qu'aucun 
n'égalait, comédies où Dieu serait' pris pour sauve- 
garde ! Allons donc ! . 

11 aurait tout admis, mais cela, ces hypocrisies 
gratuites, ce jeu des choses saintes, cet abaissement 
au mensonge inutile, il ne pouvait pas : c'eût été 
trop de honte à la fois. Il s'y refusait avec un élan, 
cherchant à s'arracher à la nuit abominable où son 
cceur se débattait ! 

Cependant sous l'impulsion de l'idée fixe, ses pu- 
deurs une à une s'effaçaient. Maintenant, des images . 
infâmes le poursuivaient. 11 s'y accoutumait, per- 
dant sa chasteté d'esprit si étrangement gardée, et 
c'était une chose inouïe, ces premières révélations . 
de l'amour à un cœur d'homme vierge, allant des 
hontes de l'adultère pressenti à l'évocation de bruta- 



196 UN SIMPLE 

lités sensuelles. Même comme les ignorants, il en 
exagérait les bassesses humiliantes, mêlant au peu 
qu'il en savait les sourdes excitations de sa chair et, 
à travers ses dégoûts, il arrivait à être mordu, lui 
aussi, par un vague désir de choses défendues... 

Ainsi, c'était cela l'amour! Cela dont le nom jadis 
le faisait songer, mettant en son ànie des rayonne- 
ments d'aube ; cela qui l'avait fait tressaillir en écou- 
tant Mouillac lui conter ses attentes, cela qu'il s'était 
imaginé rencontrer quand, dans les tiédeurs amol^ 
lissantes des soirs, une grande douceur l'envahis- 
sait ; l'amour cela, quelle chute ! 

Alors il en arriva à des susceptibilités irraison- 
nées, des nervosités sans cause. 

Le mardi soir, après le repas. M""® Deschanlres 
lui parla de son père. Elle était ravivée par ces sou- 
venirs. 

Son mari était âgé déjà quand ils s'étaient fiancés. 
Elle habitait Versailles, encore pensionnaire dans un 
couvent que des religieuses auguslines menaient ; 
une prison, ce couvent, bordée derrière les murs par 
les grands ombrages de l'avenue de Paris... 

— Quand, durant nos promenades, il passait à che- 
val avec un chquetis de sabre, toutes mes amies 
m'enviaient et j'étais si fière que je l'aimais!... 

Ce simple mot « je l'aimais » qu'elle prononçait 



UN SIMPLE 199 

avec une sorte d'ironie suffit à bouleverser Stéphane: 
il se leva brusquement et marcha dehors... au ha- 
sard — malgré lui, pensant aussi au mort. 

Son père !... 

11 le retrouvait très lointain, déjà souffreteux 
et cassé, comme les malades que le gâtisme prend 
dans la force de Tâge et qui se révoltent avec 
des efforts inutiles contre le retour à Tenfance. 
L'œil clair, un perpétuel sérieux sur le visage, 
une tristesse dont le farouche écartait. Point d'affec- 
tion pour son enfant, la même froideur rebutante 
que chez M™® Deschantres, car il semblait que dans 
le ménage tout fût desséché par une politesse sans 
trêve, si bien qu'à sa mort, après la grosse émotion 
causée par toute vie qui disparaît, après l'attirail 
noir des enterrements, on n'avait point senti de vide 
mais plutôt un soulagement à une gêne inexpliquée... 

Ce soir-là, pour la première fois, en songeant à ce 
disparu si inutile dans sa vie, Stéphane éprouva 
brusquement la sensation d'un soutien évanoui ; 
on eût dit qu'il devinait combien la vie est dure à 
ceux qui n'ont point de père, l'accueil revéche qu'elle 
fait aux jeunes, riches de leur bon vouloir et des 
inexpériences de vingt ans. Quelqu'un manquait dans 
sa demeure, un être qui, par sa seule présence, eût 
évité les catastrophes possibles, écarté les terreurs 



200 UN SIMPLE 

de riieure présente, et comme M"*'' Deschantres, il 
se mit à en appeler au passé, ce passé toujours re- 
gretté, ayant des visions de temps heureux où un 
beau cavalier caracolait devant une bande de fillettes 
en noir que des sœurs escortaient. 
■ Elle l'aimait ! 

Qui sait! comédie peut-être, comédie cette affec- 
tion rétrospective, comme les effusions de piété, les 
religiosités affichées. 

Quoiqu'il fît, où qu'il se réfugiât, le doute accusait 
toujours au fond de lui, tenace, torturant. Juste- 
ment, comme il errait, luttant contre l'envahissement 
des soupçons, il entendit des pas et fut pris de 
frayeur. Il se retourna, car dans la nuit, les moin- • 
dres bruits le remplissaient maintenant de terreurs 
inexpliquées... A quelques mètres de lui un homme 
venait avec une démarche lente et d'un coup d'œil 
il le reconnut; c'était Ferramus, lui !... à cette heure, 
11 crut défaillir et emporté par un mouvement de 
rage, l'appela : 

— Holà ! cousin. 

L'ombre ne répondit pas, mais disparut dans un 
taillis noir. 

Pourtant, il ne s'était pas trompé, c'était le méde- 
cin, pas un autre, et il allait crier de nouveau quand 
il comprit sa sottise. Il venait de l'avertir lui- 



UN SIMPLE 201 

• 

même qu'il montait la garde. Quoi d'étonnant alors 
que celui-ci eût rebroussé chemin ? 

Et soudain il se trouva encore naïf, par trop 
gamin, joué ; décidément il ne savait pas bien son 
métier, il n'espionnait pas en silencieux et se ven- 
dait à la première attaque : il fallait changer, faire 
mieux... Maintenant qu'il sentait ce Ferramus. rôder 
autour de leur demeure, il devenait exaspéré et en 
rentrant, il frappa la porte avec violence, s'amusant 
à faire grincer les verrous qu'il mettait. 

— Pourquoi fermer si tôt? demanda M™® Des- 
chàntres qui, paisible, lisait un journal. 

— On ne sait pas, répondit-il, des gens peuvent 
passer le soir et nous voler. 

En disant cela, sa voix s'étranglait et il s'achar- 
nait à faire tourner le pêne avec la grosse tleîy 
comme pour affirmer son chez lui, montrer qu'il 
savait se barricader, contre l'ennemi envahissant. 
Puis il monta dans sa chambre, voulant simuler le 
sommeil et attendre. 

— Bonsoir, ma mère. 

— Tu vas te coucher plus vite que d'habitude. 

— Je suis las, dit-il. 

— Alors bonsoir, répondit-elle sèchement. 

Mais au bout d'une heure de veille dans son lit, il 
fut pris d'une invincible torpeur. Depuis trois nuits " 



202 UN SIMPLE 

il n'avait donni qu'à peine; la fatigue de tant 
d'heures douloureuses l'accablait, il succomba, 
s'imaginant encore dans ses rêves surveiller la mai' 
son et empêcher quelqu'un d'entrer. 

A l'aube seulement il s'éveilla. 

Alors il s'emporta contre lui-même, s'en voulant de 
cette nuit passée dans l'inaction. Ah ! les heures où il 
gémissait d'espionner sa mère, comme elles étaient 
loin désormais ! ni remords, ni chagrin, seulement 
l'inavouable vouloir de la surprendre. 

Il s'habilla très vite, et descendit. En allant ouvrir 
la porte il fut stupéfait, les verrous n'étaient plus 
poussés. 

Ou sa mère était sortie, ou quelqu'un était entré. 
Une logique impitoyable l'emprisonnait dans ce di- 
lemme ; cela coïncidait si brutalement avec la ren- 
contre de Ferramus qu'il en demeura anéanti. 

Si seulement un vagabond, l'être sans feu ni lieu 
qui passe de nuit, était venu les piller, il aurait 
été soulagé, presque content. 11 parcourut la salle à 
manger, la cuisine, cherchant en vain une trace 
d'effraction, mais tout était en ordre, méthodique- 
ment fermé comme d'habitude; point de milieu, sa 
mère ou cet homme ! et de trouver toutes choses 
dans le classement parfait, il s'irrita. Cet ordre ne 
cadrait plus avec sa vie, il s'y trouvait dépaysé, 



UN SIMPLE â03 

haïssait celle habitude d'autrefois comme une obses- 
sion ; il voulut y échapper, aller dehors, respirer un 
peu de raison dans la fraîcheur matinale du jour qui 
se levait, quand dans le couloir d'entrée il se heurta 
à M"** Deschantres. 

L'un et l'autre eurent un brusque mouvement 
étonné et se regardèrent. 

Elle descendait encore en vêtements de nuit, à 
demi dévêtue, et semblait embarrassée de cette ren- 
contre inattendue. 

— Ah ! te voilà, fit-elle lentement. 

— Oui, je me suis levé. 

Puis, sans lui laisser le temps de répondre, il eut 
une phrase brève : 

— Vous savez qu'on est entré cette nuit ; je viens 
de trouver les verrous tirés. 

M"'"" Deschantres eut un sursaut à peine réprimé. 
Elle réphqua d'un ton un peu plus bas : 

— Oui, je descendais pour les refermer. 
Stéphane eut un verlige. 

— Qui ? Qui était-ce ? 
Elle répondit rudement : 

— Est-ce que ça te regarde : on dirait que tu deviens 
peureux, cela manquait pour faire de toi une fille ! 

11 la regarda alors avec une expression navrante : 

— Hé bien, oui, j'ai peur ! s'écria-t-il. 



204 UN SIMPLE 

Cela était parti de ses lèvres, arraché par l'an- 
goisse inouïe où elle le tenait suspendu avec ses 
mots à double sens, et dans ce cri il avait jeté toutes 
ses terreurs, n'ayant même plus la pudeur de les cëlér 
devant sa mère, mais celle-ci eut un rire méprisant : 

— 11 n'y a pas de quoi : c'est moi qui suis des- 
cendue ayant cru entendre appeler au feu : j'ai oublié 
dej*efermer, et m'en étant souveiïue, je redescen- 
dais... 

Elle avait repris une tranquillité railleuse pour 
raconter cela, comme s'il se fût agi de la chose la 
plus naturelle du monde et, en remontant, elle coh- 
tinua : 

— Puisque tu es déjà debout, inutile que je les 
pousse, ces fameux verrous ! pour une demi-nuit 
passée portes ouvertes, j'espère bien que tu ne feras 
pas une maladie, ce serait trop bèlë... 

Stéphane demeura immobile, la regardant dispa- 
raître : cette fois, sa mère lui avait menti. 

11 se dit cela froidement : c'eût été un fait indiffé- 
rent, ne le touchant en rien, il aurait gardé la même 
impassibilité. Rien ne lui prouvait ce mensonge, 
mais il savait que cela était, que sa mère n'était 
point descendue. A l'agitation sans trêve, au nervo- 
sisme maladif des journées dernières venait soudain 
de faire place un calme effrayant. 



UN SIMPLE 205 

Quand la fille vint apporter de la métairie le lait 
du matin, il demanda indifféremment : 

— Y a-t-il eu le feu quelque part, cette nuit ? 
Elle répondit : 

— Nous n'avons rien entendu. 

* A une autre heure, cela l'aurait bouleversé: cette 
fois il s'y attendait, n'ayant posé sa question que 
par acquit de conscience : ce n'était pas un rensei- 
gnement, mais une vérification qu'il cherchait. 

Toute la journée, il s'enfonça dans une lecture et 
resta muet. 11 ne souffrait pas, n'existait pas, était : 
plutôt une machine surchauffée qui, au premier 
' choc, éclatera. Tout en lui était si raidi qu'il frisait 
l'inconscience : il en était à ce point de tension 
extrême des facultés qu'elles se balancent exacte- 
ment en é(|uilibre instable. 

11 aurait pu dire d'avance que le lendemain, son 
espionnage serait clos : même il se sentait un peu 
acteur, justicier, paradant devant lui-même avec 
une pose enfantine et ces défaillances d'orgueil qui 
font de l'àme leur jouet dans les heures critiques. 

• Un temps gris : depuis la veille, le vent d'autan . 
soufflait en bise, enveloppant les murailles de 
gémissements tristes. Les arbres se courbaient avec 
des teintes noires, et des rafales de poussière ve- 
naient de l'aire, faisant craqueler les vitrés comme 



200 UN SIMPLE 

SOUS le choc des grêlons : lui, d'ordinaire sensitif 
aux variations soudaines de lumière et de soleil, se 
trouvait bien, ne s'apercevait pas de la mélancolie 
d'automne que le ciel répandait. 

On était au mercredi. Vers six heures, Sidonie et 
Baplistine arrivèrent pour le fameux dîner déjà 
remis deux fois. Baplistine avait abandoilné le 
bonnet de tulle blanc pour en revêtir un autre noir, 
à nœuds de faille. Un chàle de deuil luisait sur ses 
épaules , accentuant leur maigreur décharnée : 
Sidonie, au contraire, en vieille robe de chaque 
jour, avait une évidente mauvaise humeur dans 
la mise, un air rechigné d'enfant mal élevé qu'on 
traîne... 

Elles trouvèrent Stéphane seul, dans la salle ù 
manger. 11 répondit aux bonjours avec embarras, 
puis s'assit et resta silencieux. Sidonie crut liro 
dans cet accueil un ressentiment, à propos des inci- 
dents de la Mercier, mais il n'y pensait point : tant 
que le médecin ne serait pas là, il lui semblait que 
personne ne serait venu. Même par contenance, il 
continua de tourner les pages du livre ouvert devant 
lui, uniquement pour mettre dans la pièce le bruit 
des feuillets remués. 

Baplistine alors, ne pouvant rester en place, ins- 
pecta le couvert mis. 



UN SIMPLE 207 

— Voyez donc, Sidonie, ils ont apporté du linge 
damassé : c'est joli, hein? 

Sidonie ne daigna point regarder. 

— A la campagne, c'est bien inutile, fit-elle dis- 
traitement. 

— Cela n'empêche pas qu'il soit bon d'en avoir, à 
condition de ne point le faire ronger par le lessus, 
comme c'est arrivé pour le vôtre. 

Et, comme Sidonie ne répondait pas : 

— Vous souvenez-vous que vous l'avez fait brûler 
pour votre début de ménagère ? 

— Parbleu, fit celle-ci aigrement, si on comptait 
aussi tout ce que vous avez abimé î 

Mais M'"' Deschantres les interrompit, entrant 
enfin avec le médecin qu'elle avait aperçu dehors 
arrivant de la chasse. 

— Entrez, cousin, vous n'êtes pas en retard. 
Très gracieuse, elle salua les deux femmes : 

— Oh ! Mademoiselle, que c'est aimable à vous ! 
Puis elle chercha des veux son fils : 

— Vous savez, dit-elle, se tournant vers le mé- 
decin, que j'ai ses excuses à vous offrir, 

Stéphane s'était levé tout à coup. 

— Vous dites, ma mère ? 

. — Je dis que tu m'as priée de faire tes excuses à 
ton cousin. 



208 



UN SIMPLE 



M. Ferramus s'écria : 

— Par exemple, à quoi bon î 

Mais Sidonie l'interrompit. 

— A quel propos, des excuses ? 

— Rien, un enfantillage, n'en parlons plus. 

— Si, parlons-en, répliqua M"® Deschantres en 
fixant Sidonie avec un air de défi. Stéphane a omis 
dimanche dernier de saluer pohmont votre mari. A 
son âge, on ne devrait plus avoir besoin de notions 
de savoir-vivre. Voilà pourtant le résultat des peines 
que je me suis données pour lui î 

— Vraiment ? dit Sidonie, pensive. 

Baplisline éleva sa voix aigrelette : 

— Je n'en crois rien: bien sur. M, Stéphane est 
mieux élevé que vous ne le diles. 

Le médecin eut alor.s un mouvement de dépit. 

— Laissons cela, je vous prie ; parlons d'autre 
chose. J'ai tué deux perdreaux. 

Un diner sans cordialité, avec des affeclalions de 
politesses cérémonieuses, d'aménilés guindées. Vers 
la fin pourtant, le mutisme de Stéphane exaspéra 
^jme Deschantres : devant tous, elle Tinterrogea : 

— Qu'as-tu aujourd'hui à faire cette tète ? 

11 répondit qu'il souffrait de migraine : il se reti- 
rerait tout à l'heure, si on le voulait Wen. 



UN SIMPLE 



20^ 



— Ah- ! la migraine ! s'écria Baptisline, un mal de 
famille, alors ? 

— Certainement, répliqua le médecin; cela se 
transmet comme d'autres maladies, et il indiqua des 
remèdes : compresses d'eau sédative, bains de pied, 

« 

repos absolu dans l'obscurité, essayer de dormir, 
éviter le bruit. 

Il se tourna vers M™" Deschantres. 

-T- Vous devriez m'appeler, quand. vous en avez; 
je vous en débarrasserais très vite, en une heure ou 
deux. 

Elle eut un air de martyre résignée. 

— Je vous dérangerais trop souvent. 

— Du tout, les vacances sont des vacances pour 
tous, même pour les médecins : on ne fait pas de 
maladies pendant ce temps-là, tout au plus des 
enfants l 

11 eut son rire éclatant de gaieté, et, en pouffant, 
donnait des secousses qui faisaient danser les verres 
avec un cliquetis. Mais Stéphane s'élait levé, Déci- 
* dément, il se sentait pris et allait suivre les pres- 
criptions de M. Ferramus. 

— Ne vous tourmentez pas, manière, je dormirai, 
. ce sera passé demain. 

Ou s'était dérangé de table, sous le coup d'une in- 
quiétude subite :Je médecin voulut taler son pouls. 

14 



^0 UN SIMPLE 

— Un peu d'agitation, rien de grave, non, rien de 
grave... 

Sidonie, à son tour, lui serra la main et, le fixant, 
lui demanda à demi voix : 

— 0^ 6st-ce que vous avez donc ? 

— La migraine, je vous l'ai dit. 
Elle haussa les épaules. 

— A d'autres, fit-elle. Dormez bien tout de même. 
11 sortit, entendant derrière lui la conversation se 

ranimer. 

Baplistine se fendait d'amabilités sur son compte, 
et la voix de M*^ Deschantres s'élevait : 

— Oui, Mademoiselle, je me suis sacrifiée à lui. je 
crains pourtant qu'il n'arrive jamais à vous ressem- 
bler. 

11 y eut un rii*e bruyant... puis plus rien. 11 monta. 

11 avait besoin d'être seul, de retomber dans l'at- 
tente solitaire où sa journée s'était consumée. Pour- 
quoi s'était-il retiré? il ne le savait même pas, res- 
tait sans plan préconçu, obéissant à ses impulsions 
machinales avec une confiance aveugle. 11 était con- 
vaincu que cette nuit serait la dernière où il traîne- 
rait ses doutes et ne tremblait pas, n'examinant 
aucune éventuahté possible. 

11 s'étendit tout habillé sur son ht, ferma les yeux. 
Aucun sommeil. 11 avait laissé sa fenêtre ouverte et 



UN SIMPLE 211 

écoutait les bruits du dehors, la vague agitation des 
feuilles sous la pluie tombante : par moment arri- 
vaient aussi des éclats de voix, le rire de Ferramus 
qu'il reconnaissait d'instinct entre tous. 

Vers dix heures, il entendit ouvrir la porte. La voix 
sèche dé Baptistine s'élevait pour dire adieu : puis 
des pas, sa mère venue frapper très légèrement pour 
savoir s'il dormait déjà. Il ne répondit pas, alors elle 
redescendit. De nouveau le silence se fit. 

11 lui semblait s'enfoncer daos des ténèbres , 
une frayeur mystérieuse le remplissait comme 
si quelque événement terrible se fût approché de 
lui, et peu à peu son cœur se mit à battre, 
une grande agitation s'empara de lui: il aurait 
voulu marcher, se démener, mais il eut la crainte de 
faire du bruit, et resta immobile. 

Une heure, une heure et demie du même silence 
tiède : une torpeur le saisit, il eut beau se secouer, 
ses paupières s'étaient alourdies, il entra dans un 
demi-rêve et s'endormit enfin d'un sommeil lourd.... 



XIV 



Il s'éveilla croyant avoir longuement dormi, et 
brusquement il se redressa sur son séant. Un vent 
très froid entrait par la fenêtre ouverte, lui causant 
un tremblement nerveux. 

En dépit de Tétourdissement vague que laissent 
toujours les sommeils lourds de fièvre, il n'eut pas 
une seconde d'hésitation ni de regret pour son aban- 
don momentané. Il avait la conscience nette que 
rien ne se passerait cette nuit sans qu'il ne le sût et, 
tout de suite, il voulut reprendre sa faction, dominé 
par les mêmes volitions automatiques qui, depuis le 
matin, le faisaient agir... 

Quelle heure pouvait-il être ? Immobile, il attendit 
les sonneries de l'horloge qui lui viendraient de Bel- 
pech. Depuis longtemps les Ferramus avaient dû 
quitter la maison. En s'endormant il avait eu la 



UN SIMPLE 213 

perception nette de leur départ. Après seulement, 
tout s'était effacé dans Fapaisement des rêves : il 
était resté ainsi pendant des heures, deux ou trois 
peut-être..., et comme il se sentait encore ensom- 
meillé il quitta son lit, lentement se dirigea vers la 
fenêtre pour respirer mieux et s'y remettre. 

Dehors, la nuit s'éclairait de lueurs pâles. La pluie 
avait cessé, seules des gouttes glissant des feuilles à 
intervalles lents mettaient un léger crépitement sur 
terre. 

Autour de la demeure, devant les massifs d'arbres, 
une ombre inpénétrable régnait : dans les lointains 
seulement, ces noirs viraient au gris. On eût dit 
des estompes floconneuses tracées autour des sil- 
houettes d'horizon ; et ce qui le frappa le plus fut 
l'immense silence reposant sur l'étendue, un silence 
que rien ne troublait, ni bruits d'êtres, ni sifflements 
de bise, ni cris d'insecte, une sorte de recueillement 
religieux qui planait au dessus des choses, donnant 
dans l'obscurité la sensation tragique d'un drame 
prochain, 

11 songeait, guettant la cloche de l'église. 

Avant le lever du jour, il fallait qu'il sût enfin ! Un 
hasard allait venir, lequel ? peu importait, mais ce 
hasard l'aiderait fatalement. Il n'avait même point 
d'anxiété; malgré la fièvre qui lui mettait des brûlures 



244 UN SIMPLE 

sur la cbair, il semblait encore plus calme que dans 
le jour, raisonnait sa situation avec une logique 
tranchante et sans faux-fuyants, éprouvait presque 
une satisfaction à l'idée que tout à l'heure c'en serait 
fait de son espionnage et de ses doutes... 

Très lente, dans l'éloignement de la nuit, une hor- 
loge tinta un premier quart. 11 écoula anxieuse- 
ment, espérant qu'il s'en ajouterait d'autres et que la 
sonnerie d'heure suivrait... rien : de nouveau le si- 
lence s'étendait. 

Il fut désappointé ; trois au*?3s quarts à attendre 
pour savoir s'il devait se presser ou s'il pouvait 
prendre son temps ! Alors il se plut à suivre de la 
pensée le retour des invités : Sidonie et Baptistine, 
continuant sans doute d'agiter l'irritante question 
du linge damassé, le médecin allant de son côté 
avec l'ennui de leurs disputes. Avait-on seulement 
été dupe de sa migraine ? En répondant à Sidonie 
il s'était senti rougir. 11 s'en voulait de cette rou- 
geur bête comme d'une faute. Mentir ne lui était 
rien ; au contraire, cet involontaire aveu lui pesait 
comme une carte mal jouée... 

Et distraitement, dans sa rêverie, il s'était appuyé 
sur le chambranle, penchant le corps au dehors pour 
se sentir mieux enVeloppé des caresses de l'air 
froid, quand au dessous de sa croisée, à la cham- 



UN SIMPLE 215 

bre de sa mère, il aperçut un peu de lumière qui 
passait. 

Malgré lui, il eut un brusque mouvement. Sans 
connaître au j'uste l'heure, il la savait tardive. 
M™*I)escliantres n'ayant point Tliabitude de prolonger 
ses lectures si avant dans la nuit, une telle veille ré- 
tonnait. 

11 réfléchit : peut-être s'était-elle trouvée souf- 
frante; une insomnie était possible, ou bien sa 
lampe brûlait encore, oubliée par mégarde dans 
l'envahissement du premier sommeil : pourtant il 
continuait à regarder, s'obstinanl dans ses ques- 
tions, quand des menus détails le frappèrent. 

Contre l'habitude, les volets étaient fermés. Seule 
une planche de l'un des vantaux, partie sans doute 
un jour de vent d'autan, laissait passage à la clarté. 

Cela formait par terre une longue barre à peine 
large ; et des deux côtés, à distances inégales, il y 
avait deux autres points lumineux produits par les 
trous qui servent à retenir les l)atlants aux murs. 

Dès lors il examina ces trois taches avec une 
tension d'esprit obstinée, connue si dans ces choses 
insignifiantes quelque révélation grave avait pu se 
cacher. Il les détaillait avec une minutie de procu- 
reur; sans accepter ni rejeter l'indisposition de sa 
mère, il ne s'arrêtait qu'aux faits matériels, et vus 



216 UN SIMPLE 

par lui; en ceux-là seuls il avait foi. Et soudain, 
tandis qu'il continuait de surveiller le sol, il tres- 
saillit; l'une des lueurs projetées, correspondant à 
Tun des trous des volets, avait disparu. 

Donc on marchait dans la chambre. Qui ? 

Sa mère? ou quelqu'un d'autre? 

Brusquement, l'hypothèse que le médecin pouvait 
être là avait surgi dans sa pensée, raccrochée à ce 
simple hasard. 11 ne se révolta point contre elle, 
n'eut ni défaillance, ni douleur; du moment que lui, 
Stéphane, était là veillant, cette présence de l'autre 
dans la chambre était possible... probable même. 

Pourtant, il se redressa ; dans cette nuit où son 
avenir se jouait, il n'aurait rien voulu abandonner 
à l'excitation de la fièvre. 11 avait beau se sentir 
fort et armé de volontés aveugles, il ne fallait point 
qu'il perdit ses minutes en divagations inutiles. 
D'autres choses avaient pu causer cette éclipse mo- 
mentanée; une simple feuille, passant dans sa chute 
devant le rayon de lumière, une des l)ranches de la 
glycine interceptant l'orifice du vantail à l'extérieur, 
un déplacement de rideau...Alorsil s'absorba dans sa 
conlemplation,secouéparune attente un peu nerveuse. 

Par terre, la tache avait reparu; une seconde fois, 
ellj .s'évanouit, puis au bout d'un instant se remit 
à briller. 



UN SIMPLE 217. 

Gerlainement on marchait. Jamais il n'aurait pu 
admettre une telle répétition réglementée d'un 
même fait sous l'influence de causes fortuites et 
pour se convaincre, arrêtant le bruit de sa respira- . 
tion, il scruta le calme de la nuit, cherchant à dis- 
tinguer un bruit de pas, des voix, des craquements, 
quelque chose l'assurant que sa mère n'était point 
seule, et que cet homme se trouvait près d'elle ! 

Le même silence qu'avant : en dehors de lui rien 
rie répondait. Il avait les oreilles bourdonnantes, à ■ 
chacune de ses pulsations entendait l'affluX de 
sang montant à son cerveau, et cela remplissait 
pour lui l'obscurité de bruits étranges qu'il ne sa- 
vait plus distinguer des réels. Très loin, Thorloge 
sonna la demie... 

Il respira ; il n'était réveillé que depuis un quart 
d'heure ! Grâce à la surexcitation cérébrale où il se 
.trouvait, aux déductions multiples auxquelles il se 
livrait sans répit, il avait cru le temps écoulé, bien 
plus long. Dieu merci ! des heures étaient devant lui. 

Cependant son inquiétude augmentait. L'idée que 
Ferramus pouvait être au dessous de lui l'agitait 
sourdement. 11 colla l'oreille contre terre. Mais le 
plancher, comme dans les vieilles demeures à formi- 
dables charpentes, ne lui livra rien. Lassé, il se rap- 
procha de la croisée et attendit. 



218 UN SIMPLE 

Tout à coup, il crut distinguer un bruit de voix : 
hallucination ou rêve ! Pourtant il n'hésita pas; la 
certitude était entrée en lui, fatale, attendue presque. 

Un homme était avec sa mère ! 

Ferramus, pas un autre. 

A cette pensée effroyable, il n'eut même pas un 
mouvement de recul; mais un désir fou lui vint 
d'entendre encore, de voir de ses yeux, d'aller jus- 
qu'au bout de la vérité, sans en perdre une par- 
celle ; et brusquement il se pencha vers le vide... 

Au dessous de lui, la lumière passait à travers la 
fente du volet, avec des teintes affaiblies, et cela 
l'appelait comme un aimant. 

Il rêvait de voir par là, d'avoir enfin ce témoi- 
gnage des yeux, le plus sûr de tous, semble-t-il. Pris 
d'attirance, il se pencha encore plus bas, haletait, le 
corps plié en deux. Déjà, en allongeant à peine la 
miain, il la plongeait dans la lueur; alors il continua 
de descendre, ayant cette fois des gestes félins, une 
prudence lente, le besoin de s'aguerrir progressive- 
ment devant ce trou noir au dessus duquel il pen- 
dait; mais à mi-chemin, il s'arrêta'épuisé. 11 éprou- 
vait des suées brusques à l'idée de tomber en bas ; 
grâce à l'obscurité, le sol semblait s'enfoncer très 
loin, comme au fond d'un gouffre subitement creusé; 
il s'effraya. 



UN SIMPLE 219 

Des secondes d'immobilité torturante qui lui sem- 
blèrent horriblement allongées... 

11 retenait son souffle, écoutait vainement. Et il 
désespéra d'arriver à voir, des douleurs aiguës le 
prenant dans les muscles, avec des fourmillements 
qui le paralysaient; se haussant brusquement, il dut 
se retrouver dans la chambre, et, meurtri de fatigue, 
reprendre haleine. 

Cet homme était là : qui le prouvait? Rien, un 
bruit si peu distinct qu'il pouvait en douter, cette 
lumière filtrant à la croisée de sa mère, et pourtant 
sa conviction était faite, indéracinable; il jouissait 
d'une double vue et le même désir que tout à 
l'heure, le ramena invinciblement à la fenêtre ; il 
voulait voir par 'ce volet entrebâillé, ne rien 
perdre de ce qu'il pressentait ; de nouveau il s'inclina 
vers le vide. 

Il s'était dressé sur la pointe des pieds, ne tenant 
plus au plancher que par un miracle d'équilibre, et 
des mains, il s'accrocha à la glycine, tàtant dans 
l'obscurité pour trouver un appui. Il avait la tête 
congestionnée, le corps brisé par l'angle du cham- 
branle ; malgré tout, il arriva à replonger sa main 
dans la clarté, comme avant, mais resta là, hésitant 
entre la frayeur du vide et sa volonté furieuse. 

Si seulement les volets eussent été ouverts, il 



220 



UN Simple 



aurait pu distinguer un va-el^vient, peut-être des 
formes d'ombres, ou encore il aurait suivi par terre le 
drame se passant là... Seule la lueur filtrait toujours 

. très douce, semblant un rayonnement d'étoiles, la 
gardienne des rêves paisibles plutôt qu'une surveil- 

, lante de nuit d'amour. 

Pourtant comme il restait ainsi suspendu, il . 

• distingua encore un bruit, bruit de baisers, cette 
fois. 

Aucun doute : il n'aurait pu le confondre avec lin des 
murmures de la nuit- ou le battement de ses tempes, 
c'était bien des baisers que cqt homme donnait ou 
recevait, et cela fut pour lui comme un coup de 
fouet. Brusquement il lâcha pied dans la chambre, 
tout entier vers le vide, retenu seulement par la 
glycine et le frottement du chambranh\ 

Alors il' éprouva une impression de soulagement. 

• Il arrivait, touchait au volet, et déjà il tendait le 
cou, se croyant au but, quand la branche de glycine 
plia légèrement. 

Il eut une secousse nerveuse, croyant crouler en ' 
bas, et d'un bond se rejetant en arrière, se rac- 
crocha à la croisée. 

11 était devenu très pâle, ses jambes fléchissaient. 
Ce danger qui venait de l'effleurer l'anéantissait, et 
quand il se rapprocha une troisième fois, attiré 



UN SIMPLE 



2âl 



toujours par la lueur fascinante, le vide lui jeta son 
épouvante : il n'osa plus tenter... 

Son impuissance l'ejcaspéra ; il fallait à tout prix . 
qu'il s'assurât : il ne pouvait ni rester là^ inacftif, ni 
. espérer une solution inattendue, et tout à coup, il 
s'étonna : comment n'avait-il pas songé à descendre 
jusqu'à la chambre de sa mère : au moins, s'il n'ar-, 
rivait pas à voir, il entendrait. Tout de suite, à 
tâtons, il alla dans l'escalier, descendit les marches : • 
il avait peur'de rompre le silence, et chaque fois • 
qu'il posait son pied par terre, restait une seconde 
avec l'angoisse d'un craquement possible du plan- • 
cher : arrivé au paher de M™'' Deschantres, il colla 
son oreille contre la porte... 

11 tressaillit : eïicore il avait entendu des bruits, de 
baisers donnés, un chuchotement de voix basses, 
des mots soufflé^ sans doute dans les alanguisse-* 
menls du lit, et cela lui arrivait, indistinct comme 
un bourdonnement... S'il avait voulu douter, c'était 
fini ; il ne le pouvait plus. 

Il n'eut qu'une simple secousse passagère : sou- 
dainement, le visage figé, les muscles raides, il 
continua d'écouter. Ses nerfs étaient parvenus à un* 
tel excès de tension qu'il semblait un somnambule 
lucide; dans cette constatation effroyable, définitive, 
seule une extraordinaire impression de soulagement 



222 UN SIMPLE 

le dominait. 11 était au bout, il avait fait ce qu'il 
voulait, il savait.,. En même temps, une énergie 
sombre s'était emparée de lui ; et une sorte de joie, 
à la fois délirante et raisonnée le prenait, à l'idée 
que Vautre désormais ne pourrait plus sortir de la 

« 

chambre sans le rencontrer face à face, lui î la jus- 
tice !... 

Elle venait donc, la justice ! Enfin ! 

Finies les hésitations, finis les tourments, le sup- 
phce de mentir. Les comptes allaient se rendre, et 
avec un bonheur terrifiant, il fêtait celte fatalité 
mettant tôt ou tard la main au collet des maudits 
pour niveler d'un coup l'inégalité des sorts ! Oui ! 
Dieu merci, ce n'était pas un rêve, la vengeance 
était là!!... Mais tout à coup, comme il s'emportait 
dans l'idée de cette expiation, il pàlil. 

Derrière la porte, il avait entendu des craque- 
ments de plancher, le lit remué par des secousses 
brutales, comme un bruit d'altercations, des excla- 
mations étouffées... Devinant ce qui s'accomplissait, 
pour la première fois il se rappela sa mère... 

Elle, avec cet homme ! 

Alors il eut envie de s'écarter : ces grincements met- 
talent en lui une colère formidable contre Ferramus, 
et au moment de reculer, il se révolta. Non, rester 
là, jusqu'au bout, il était venu pour cela, pour être 



UN SIMPLE 223 

le témoin, rinstniment devengeance et de justice. 11 
fallait qu'il restât, quoi qu'il se passât ♦ 

Ah ! lui faire payer tout en une seconde : et il eut 
un mauvais rire ; tout à l'heure, ce serait son 
tour ! 

11 y eut un arrêt, un assoupissement d'un instant, 
puis les bruits reprirent, comme si les deux amants 
étaient eux aussi saisis de rage, galvanisés dans 
une dernière excitation, et soudain le silence tomba, 
un silence écrasant... morne,.. 

Stéphane écoulait toujours. 

Dans le couloir, une température fade que traver- 
saient les odeurs de graines germées venant du 
grenier. 

l'no sueur perlait sur son front, et dans ce 
calme brusquement revenu, il se demanda ce qu'ils 
pouvaient bien devenir, pour qu'on n'entendît plus 
ni baisers, ni remuements, ni paroles basses... mais 
l'absence de bruit persista ; ils dormaient sans 
doute, lassés de tout à l'heure... 

Alors, lui s'adossa au mur, les bras croisés. 

Il attendait. Rien n'aurait pu le faire partir de là : 
sa mission de justicier le rivait aveuglément à cette 
garde infâme montée devant la porte de sa mère, 
tandis qu'elle couchait avec son amant. 11 ne res- 
sentait aucune douleur, était dur et froid comme le 



2*24 



UN SIMPLE 



glaive d'acier qui doit tuer la victime. Dans celte 
situation effrayante où il se débattait, il gardait seule- 
ment.la haine de l'homme, haine qui grandissait avec 
l'attente, haine de faible que les événements ont jeté 
hors des gonds et qui marche devant lui, les yeux 
fermés, culbutant tout jusqu'à ce qu'il soit exter- 
miné lui-même... 

Eux dormaient : et c'était long... long, cet inter 
valle mis dans leur nuitée. Il en vivait les heures 
décuples, n'ayant même plus la ressource de voir le 
•ciel ou d'interroger les horloges, enfermé qu'il était 
dans l'obscurité tiède de ce paher d'escalier. A me- 
sure que le temps passait, sa volonté se tendait 
encore plus : l'idée de la vengeance se cristallisait 
dans son cerveau : elle devenait le point unique... 
absolu. C'était bon de souffrir quîind il se débattait 
dans les doutes ou les ignominies de l'espionnage, 
mais maintenant qu'il avait devant lui la liberté, le 
bonheur d'achever cet homme ! il se livrait tout 
entier à une jouissance infernale, à la fois joie et 
douleur, qui l'enivrait... 

De nouveau, il tressaillit. Le lit s'était réveillé et 
des craquements recommencèrent, cette fois plus 
fréquents, avec des frissonnements exaspérés : lui 
s'était remis à la porte, ne perdant aucun soupir, 
ayant l'intuition des étreintes, des délires où ils 



UN SIMPLE 225 

s'emportaient et il se demandait si cela aurait une 
fin, remué malgré cette impassibilité inouïe où il se 
tenait depuis vingt -quatre heures. Sa rancune 
s'exaltait : comme il ferait payer double tout à 
l'heure, comme il allait sauter à la gorge de cet 
homnie et le tuer ! 

Car il le tuerait, c'était inévitable, fatal ; rien que 
cela pouvait expier suffisamment. Le tuer ! quel 
soulagemenl.il écoutait avec une folie d'attention, 
se pénétrait de cet amour, en savourait la longueur, 
se trempait avec délices dans l'horrible constatation. 

Même il avait une acuité de perception inaccou- 
tumée, suivant les moindres détails, et quand ils 
cessèrent, il s'effraya de les voir se rendormir * 
encore : mais ce délai lui fut épargné : il les entendit 
se parler, une causerie à voix basse, comme après 
une cérémonie religieuse, et tout à coup il distingua 
le remue-ménage des draps froissés, l'honime quittant 
le lit, se promenant dans la chambre pour retrouver 
ses vêtements : il percevait le grincement du double 
bouton sur le col pendant qu'il remettait sa chemise, 
le bruit du pantalon tombant à terre au moment où 
il le reprenait sur une chaise ; puis ce fut le tour 
des bottines, s'y reprenant à deux fois pour Tune 
d'elles avec de gros soupirs, des soupirs de fatigue, 
à cause de son corps plié... 

15 



226 UN SIMPLE 

Une joie féroce envahissait Stéphane, 11 réfléchis- 
sait: dans cinq minutes il aura mis songiletet son vê- 
tement, il ouvrira la porte et je me trouverai devant 
lui. Ensuite... ce sera le passé enterré, des nuits où 
Ton pourra enfin dormir, la liberté, Tautrefois re- 
trouvés... Mais tout à coup, en même temps que les 
bottines du médecin grinçaient, il distingua des pié- 
tinements légers, sa mère qui, pieds nus, avait dû 
se lever et encore un bruit de baiser, Tadieu d'amou- 
reux que l'aube dérange, la clôture d'une nuit heu- 
reuse. Alors il eut peur. 

Devant sa mère, il n'osait plus rien. L'idée qu'en 
chemise elle allait paraître au seuil accompagnant 
Ferramus, qu'elle aussi le surprendrait dans cette 
veillée innomable, le bouleversa. Une lutte s'élevait 
en lui entre sa vengeance à satisfaire et cette honte 
à subir. Et quand ils s'approchèrent de la porte se 
donnant rendez-vous pour le vendredi suivant, cette 
honte l'emporta : il descendit, ouvrit et referma dou- 
cement l'entrée et alla se blottir dans un angle de la 
Vizat, résolu d'y. attendre. 

Au moins là, Ferramus passerait seul, sa mère ne 
soupçonnerait rien : ni témoins ni pudeurs pour l'ar- 
rêter. Seulement, dans la fraîcheur de l'air, il fut pris 
de frissons : la fièvre l'emportait, il dut se raidir, 
pris de la frayeur d'une défaillance. 



UN SIMPLE 227 

Dans la maison une vague agitation s'était pro- 
duite : la lumière avait disparu de la chambre de 
M"'' Deschantres, apparaissait au dessus de la porte 
du couloir. Ferramus devait descendre maintenant, 
M™* Deschantres l'éclairant la lampe à la main : une 
descente très lente, car il semblait à Stéphane qu'elle 
durât depuis un siècle. 

Que pouvaient-ils faire pour s'attarder à ce point ? 
Si Marc était remonté par hasard ! ou bien s'éter- 
nisait-il dans les adieux, les pressentant derniers ? 
et quand Stéphane distingua des pas dans le corridor, 
il eut une involontaire mise en garde, se préparant 
à la lutte. 

A cette seconde seulement, il s'aperçut qu'il 
n'avait même pas songé à prendre une arme, une 
clef, un couteau, quoi que ce fut : mais cela ne l'im- 
pressionna point ; il se sentait de force à abattre 
l'hercule. Pourvu qu'il arrivât à lui jeter les mains 
autour du cou, il serrerait et rien au monde ne pour- 
rait plus l'en empêcher, il serrerait jusqu'à ce que 
l'agonie vint, agonie délicieuse dont l'idée le grisait. 

Enfin la porte s'ouvrit. 

Stéphane eut un brusque raidissement de son 
être : il avait cessé de grelotter, gardait les yeux 
fixes, était hypnotisé par la volonté unique qui le 
tenait ; aucun muscle de son visage n'aurait pu 



228 UN SIiMPLE 

bouger, seule le tenait la crainte qu'il ne pût aller 
jusqu'au bout. 

Ferramus parut sur le seuil le dos encore éclairé 
par la lampe. Il ferma à son tour la porte : puis, une 
minute, resta immobile regardant le ciel. D'un geste 
machinal il fouillait sa poche ; quand il y eut trouvé 
une cigarette il l'alluma. Enfin avec une lenteur béate, 
une délectation de chair repue et comblée, il s'a- 
vança, longea la maison, obliqua vers Stéphane, le 
frôla presque... 

Alors, en cet instant où il le tenait devant lui, 
presque souffle à souffle, quelque chose d'inouï se 
passa en Stéphane : il voulut tendre les bras, le sai- 
sir pour l'étouffer, mais ses bras restèrent immobiles, 
il voulut crier, sa voix ne sortit pas : c'était la re- 
vanche brusque des nerfs, une paralysie momen- 
tanée, toute volonté interrompue et tandis qu'il s'a- 
battait sur le sol évanoui, l'autre, Ferramus, s'en 
allait de son même pas lassé, avec ce sifflotemerit 
heureux qu'il avait coutume de faire dans ses prome- 
nades, alternant son refrain avec les bouffées de ci- 
garette qui, chaque fois, mettaient un point rouge 
dans la nuit, toujours plus lointain... 

Quand Stéphane revint à lui, Ferramus avait dis- 
paru!... 



XV 



11 se mit à courir. 

Il cherchait cet homme, voulait le retrouver, lui 
rendre au centuple ce qu'il souffrait. Il le cherchait 
parce qu'il aurait voulu le traquer comme une béte 
fauve, le tuer... Il ne savait plus ce qu'il faisait ni ce 
qu'il devenait, mais il courait toujours affolé comme 
un oiseau de nuit, allant dans tous les sens, par- 
courant cent mètres dans une direction, puis reve- 
nant bride abattue pour recommencer dans une 
autre. 

Il délirait, se jetait dans les ténèbres, marchant 
devantlui, enligne droite, sans attention pour les taillis 
qui le fustigeaient, pour les haies qui le déchiraient, 
pour les pierres contre lesquelles il se heurtait : 
par moment, tout son corps se projetait en avanl 
dans un élan si brusque, qu'on aurait cru qu'il allait 
s'aplatir sur le sol et s'y briser : mais il rattrapait 



1 



230 UN SIMPLE 

réquilibre dans un ressaut et continuait de courir, 
11 courrait ainsi jusqu'à en perdre le souffle, jusqu'à 
expirer de fatigue, mais il lui fallait cet homme, il 
le voulait, il l'aurait I 

Où était-il? Où avait-il pu se cacher dans quel 
trou infime, dans quel recoin de bois ? 

Quand, au bout d'une piste, il se heurtait à la 
route vide, il. avait un arrêt soudain, paraissait 
égaré, ivre, et tout autour, jetait des regards éper- 
dus. Ensuite il repartait, revenant sur ses pas, ou 
coupant court par les champs, et la même recherche 
effarée recommençait, en même temps qu'une 
colère formidable s'élevait en lui ! 

Une colère contre ce voleur immonde, contre les 
arbres qui pouvaient le cacher, contre la nuit opaque 
qui, dans les fouillis de bois, devenait impénétrable, 
contre le pays qui, là-bas, endormi sous les lueurs 
d'étoiles, semblait, par son silence, insulter à ce qu'il 
souffrait; une colère, contre sa mère, contre lui- 
même, contre tout! 

11 avait un besoin impérieux de crier, de casser, 
de briser; et il s'exaspérait de ses recherches vaines. 
Comment cet homme avait-il fait pour lui échapper 
ainsi? Cela tenait du sortilège ou du cauchemar. 
Etait-il lui-même éveillé, ou dormait-il ? Si tout cela 
n'était qu'une crise de folie, ou un accès de fièvre 



TJN SIMPLE 2BÏ 

chaude?... Pourtant, il se ta tait ; tout était bien réel 
autour de lui ; il pensait, il savait qui il cherchait 
dans les ténèbres ! aucun doute possible, il souffrait 
vraiment, il courait vraiment/... 

Alors, il fallait qu'il trouvât : dùt-il s'y acharner la 
nuit entière, battre chaque buisson, il y arriverait, il 
l'aurait ! il partirait plutôt jusqu'à Belpech, jusqu'à 
Saint-Sernin, jusqu'au bout du pays ! 

Et toujours rien devant lui, rien que l'obscurité 
traîtresse de la nuit, des lignes blanchâtres de che- 
mins, sur lesquelles des ombres d'arbres tombaient, 
causant des mirages de formes humaines qui l'atti- 
raient avec une espérance désordonnée, des espaces 
labourés ayant sous les pâleurs vagues du crépus- 
cule un aspect de champs sinistres, et à travers les- 
quels il trébuchait : du noir partout, sans cesse du 
noir, ce noir dans lequel on se réfugie impunément, 
braconnier ou fuyard lâche !... 

Une fois seulement, sans savoir comment, il arriva 
au confluent de la Vie-Siège et de l'Hers. Les deux 
rivières se joignaient là, l'une bruyante, avec des" 
remous d'écume argentée, l'autre presque silen- 
cieuse, faisant de loin en loin des clapotements 
sourds, et sous les rayons de lune cela formait un 
Y à reflets d'acier, luisant comme des tranchants de 
glaive. 



282 UN SIMPLE 

11 s*arrèla une seconde, saisi par la peur supers- 
titieuse de celle eau qui, près des rives, se con- 
fondait presque avec la terre. C'était la première 
voix répondant à son délire dans cette nuit sans 
nom, il lui trouvait quelque chose de prophétique 
et de menaçant, puis il repartit, résolu de ne plus 
revenir de ce côté, tant il craignait d'entendre à , 
nouveau ce bruit d'onde qui passe... 
/ Rien, toujours rien! ses forces s'épuisaient; une! 
fatigue poignante l'étreignait ; il se sentait devenir 
pesant comme si ses pieds eussent été fixés à des 
blocs de plomb. Quand même il continuait; chaque 
fois que son allure s'attardait, il avait un halètement 
brusque et s'élançait de nouveau. 

A un moment,, il s'arrêta : il avait enfin cru l'aper- 
cevoir; il poussa une clameur dans la nuit : 

— Attends- moi, lâche ! lâche ! 

4 

Mais en s'approchant, il vit qu'il s'était trompé. 
Ce qu'il avait pris pour un homme n'était qu'un 
tronc de saule déjà" ébranché !... 

Alors, il continua, -criant de toutes ses forces : 

— Marc ! Marc ! 

Et à chaque pas il répétait ce mot, le proférant 
avec une accentuation tragique : 

— Marc! Marc! 

f 

Sa pauvre, voix d'enfant malingre s'éraillait, à 



UN SIMPLE 233 

demi étranglée dans sa. gorge; mais il ne cessait 

■ 

pas, jetant toujours la même phrase vers les ténè- 
bres, et rien ! rien ! pas même l'écho pour lui ré- 
pondre, le silence mystique de la nuit raillant sa • 
, désolation, ses colères sans effets, ses cris perdus- 
dans le. vide, son rôle de justicier inutile, seule^ 
dans la nuit impassible, la campagne continuant de 
dormir de son sommeil bienheureux !.... 

• Tout à coup, il butta contre une racine et s'écroula 
tout de son long dans un fossé ; il essaya de se 
relever, voulut appeler, mais n'y arriva point ; sa 
vue était trouble, ses membres n'obéissaient plus, 
une angoisse innomable l'envahit, il perdit encçre 
connaissance*... 

Quand il revint à lui, des buées grises couraient 
au dessus de sa tété, et vers l'est, de grandes traî- 
nées roses illuminaient le ciel. C'était une aube pai- 
sible, un retour triomphant du soleil. Après les 
ondées de la nuit, et comme pour le fètec, de par- 
tout des senteurs s'élevaient plus pénétrantes : 
chaque branche fumait, des oiseaux chantaient, les 
brouillards se levaient avec une lenteur de fantômes ; 
il faisait frais, une fraîcheur douce semblant une 
caresse qui effleure... 

11 respira longuement, ouvrit les yeux, et regarda. 
D'abord il ne comprit pas ce qu'il faisait dans ce- 



234 UN SIMPLE 

fossé, avec ses vêtements en lambeaux, tout gre- 
lottant • de rosée et de boue humide. Son malaise 
était si grand qu'il ne pouvait remuer et qu'une 
mort lente semblait lui venir. Puis il se souvint et 
revit Teffroyable nuit dans un rêve. 

Donc sa mère était tombée là ! 

Son cœur se brisait. 11 souffrait autant que s'il 
l'eût perdue à la suite de quelque catastrophe 
inouïe. Elle qui avait rempli sa vie, été sa lumière, 
son maitre, sa pensée unique, elle, si adorée! mise 
si haut qu'elle lui semblait d'essence supérieure et 
qu'il n'osait point l'embrasser, elle était perdue... 
morte ! 

Mon Dieu, si elle n'avait été que morte, mais 
abaissée là, croulée dans une pareille ordure !... 

Il était soulevé de dégoût, désespéré; morte cette 
vertu qui était sa vraie foi à lui ; morte cette dignité 
dont l'existence de sa mère semblait l'éclatante 
affirmation. Mort aussi l'honneur ! 

Et l'horrible de cette souffrance, c'est qu'elle était 
irrémédiable. Ils auraient beau vivre désormais sans 
tache, se réfugier dans un désert, se cacher au bout 
du monde, rien n'empêcherait cela d'avoir été! 
Mort, l'honneur! mort, le respect, la honte demeurée 
seule, une honte à n'oser même plus rester tête 
debout devant les domestiques ! 



UN SIMPLE 2fô 

Ah f s'il avait pu seulement mourir dans ce fossé, 
ne plus savoir, ne plus être ! ne plus sentir la vérité 
implacable collée à lui, être usé par elle tout de 
snile î... 

Pour la première fois, l'idée de l'anéantissement, 
du retour au rien, à l'impassibilité des pierres et 
des substances matérielles, lui apparût sereine et 
consolante. Lui, si croyant, en oubliait les presti- 
gieuses promesses de l'Evangile, l'immortalité rêvée, 
et pris d'un grand désir de mort, ne voyait plus 
dans celle-ci qu'un sommeil comme celui de tout à 
l'heure, sans douleur ni conscience, le sommeil indé- 
fini des choses inertes!... 

Il ne bougea point, restant toujours étendu dans 
l'herbe. Au dessus de lui, quand il ouvrait les yeux, 
à travers le fourmillement des feuilles d'un arbre, 
il entrevoyait le ciel d'un bleu clair qu'illuminaient 
des vapeurs blanches trouées par les rayons. Le jour 
achevait son lever splendide, l'éveil de la terre finis- 
sait, les teintes s'accentuaient très douces avec des 
transparences lumineuses. 

Et il ne comprenait point qu'on pût souffrir à ce 
point quand autour de lui tant de gaietés rayon- 
naient, la gaieté sereine des plantes, la gaieté de 
l'espace ensoleillé, la gaieté du ciel qui monte sans 
fin dans un éblouissement. C'était d'hier encore ses 



236 UN SIMPLE 

promenades le long de la Vie-Siège, quand il s'éna- 
mourait des éveils d'aube, quand la poésie des 
heures matinales lu,i gonflait le cœur; aujourd'hui, 
rien de changé dans ces mêmes ravissements ; lui 
seul enfoncé dans la honte, Seigneur! enfoncé à • 
s'y noyer ! 

Il s'emporta : qu'avait-il fait poUr mériter cela ! 
Où était cette Providence à laquelle il avait cru ? Où 
était Dieu, puisqu'il souffrait ? 

Œil pour œil, dent pour dent, soit ! mais lui 
n'avait pas commis de crimes, il avait été chaste, 
humble et il disait : 

— C'est impossible, cela ne se peut pas ! 
saisi d'un besoin immodéré de nier Dieu, de nier 
sa souffrance, de nier tout; à travers ces négations 
désordonnées, il ne gardait plus qu'une ineffaçable 
impression de solitude. Car il était bien seul désor- 
mais, sans père ni mère ! perdu dans l'immensité . 
qui, au dessus de sa tête, rayonnait impassible, 
sans se douter de ses agonies. 

Tout à coup, il essuya ses larmes et fut pris de 
panique. Sur le chemin quelqu'un venait dont il . 
entendait le pas. lent et rythmé. Pas de vieux en 
sabots ; un paysan sans doute qui s'en allait aux 
champs dans la fraîcheur du matin. 

L'homme longeait la lisière, contre le fossé, et de 



UN SIMPLE • ' 237 

loin, apercevant une» forme d'être roulé dans l'herbe, 
avait cru à un rôdeur, quelque voleur de pommes de 
terre ou de potager. En passant contre Stéphane il 

< 

l'interpella rudement voulant voir qui c'était : 

-T- Hé ! là-bas, qu'est-ce que vous faites à dormir 
de si bon malin sur la roule ? 

Stéphane s'était retourné très pâle, et brusque- 
ment l'homme le reconnut. 

— Tiens, c'est vous, M. Deschantres! excusez, je 
vous prenais pour un autre. 

C'était le grand-père du fermier de la Vizat, un 
vieux qui, depuis quinze ans travaillait sur le sol de^ 
Ferramus; leur disputant chaque fois, avec la même 
àpreté, les moitiés de bénéfices. 
. Stéphane le salua. 

— Bonjour Pelilon ! . . 

— Qu'est-ce que vous faites donc là ? 

— Vous voyez, j'étais, couché ; il fait très bon à 
cette heure. 

Alors le vieux fit claquer sa langue contre son 
palais d'un air de doute : 

—-Tout de même. Monsieur Deschantres, faut 
pas se laisser aller comme ça, on y prendrait mal, 
savez-vous, dans cette rosée. 

Et, tout en s'en allant, avec des hochements de 
tête, il répéta : 



*J38 UN SIMPLE 

— Tout de même, il ne faut pas se laisser aUer 
comme ça ! 

11 disait vrai, sans savoir. A quoi bon ces divaga- 
tions, ces pleurs de fille ? Stéphane eut alors un 
grand etïort de volonté, comme fouetté subitement 
par celte phrase inconsciente. U se leva, et com- 
mença de marcher. 

Ses jambes tremblaient sous lui; il avait des fris- 
sons, la sensation d'un vide dans le cerveau et les 
objets semblaient tourner autour de lui. 

11 songeait maintenant à ce qu'il allait faire avec 
cet homme, l'amant de sa mère. 

D'abord, en dépit du sang-froid presque retrouvé, 
et des premières secousses subies, rien qu'en pen- 
sant à lui, une colère le gonflait, une de ces colères 
silencieuses qui veillent indéfiniment avec la haine. 
Il n'accusait pas sa mère, y répugnant par um» 
étrange compromission de son cœur, il n'accusait 
que lui, ce maudit* 

Lui seul avait fait leur bonheur perdu, son res- 
pect filial mort, et sa mère égarée : par lui, rien 
que par lui, cette honte qu'il buvait comme un fiel, 
cet incroyable effondrement de ce qu'il aimait !' 

Cet homme était la cause de tout ! Encore s'il eût 
été beau, généreux; mais non, l'être abject, vul- 
gaire, le bellâtre nul et crevant d'égoïsme; uu 



UN SIMPLE 239 

lâche qui, la nuit, forçait les portes et se sauvait 
ensuite comme un voleur ! Passe encore de tomber, 
mais tomber dans celte boue i 

Tout en Stéphane se révoltait; pour satisfaire cet 
homme sa mère s'était livrée ; pour la satisfaction 
de cet homme, c'en était fait de son intérieur et de 
sa quiétude; à la chair omnipotente de cet homme, 
on avait tout sacrifié : lui, sa mère, même Thonneur ! 
Pouah ! 

Comme durant la course affolée de la nuit, il eut 
de nouveau la même pensée terrible : le tuer !... 

Supprimer en lui ce séjour à la Vizat, quitter 
ensuite le pays en n'ayant plus que le souvenir, rien 
de plus... Qu'est-ce que le souvenir lorsque rien de 
vivant ne s'y rattache? Est-ce qu'on se souvient des 
cauchemars qui pourtant font claquer les dents de 
terreur ? 

Le tuer — il se répétait cela comme un enfant, 
n'ayant même pas conscience de la chose effroyable 
qu'est la suppression d'un homme, ignorant du 
moyen, grisé seulement par cette pensée qu'avec 
l'amant de sa mère disparu, l'incroyable déchire- 
ment qu'il ressentait s'évanouirait!... 

Tout à coup, il eut un haussement d'épaules 
désespéré ; le tuer ! est-ce qu'il le pouvait seule- 
ment? 



240 UN SIMPLE 

Tout à l'heure il irait le. trouver, lui crierait à la- 
face sa lâcheté, le souffletterait ; l'autre, cet hercule, 
d'uii revers de la main le jetterait à bas eh s'en 
moquant; on rirait; cette fois, la clabauderie du 
pays serait convaincue; d'un bout de la plaine à 
l'autre, ce ne seraient plus les doutes ni les supposi- 
tions vagues qui se lèveraient, mais les aveux du fils ! 

Alors, rester impassible, dévorer sa honte, être 
silencieux, simuler l'ignorance, subir l'implacable 
nécessité du lait! 

Qui oserait donc jurer ce courage-là possible ? 

Ou bien dire à sa mère qu'il savait tout, l'obliger 
à se ressaisir elle-même après cette défaillance 
inouïe, remplacer le père disparu, la justice néces- 
saire...., 
■ Mais si elle s'y refusait, de quel droit commande- 
rait-il? Et quelle vie serait la leur? 

El l*ien en dehors de celle alternative — se taire ou 
avouer à sa mère son espionnage ignoble. Pas unie 
lueur pour lui donner son espérance. 11 se trouvait 
tellement acculé dans l'horrible qu'il en était 
aveugle et n'escomptait même plus le hasard. 

11 rebroussa chemin, résolu de ne pas rentrer 
encore ; plus lard il reviendrait, s'imaginail-il, plus 
il aurait de chance de trouver quelque choso. Il 
était impossible que cet étal pût durer; Dieu, les 



UN SIMPLE 241 

événements, n'importe quoi y mettraient ordre. 
Machinalement il reprit sa route habituelle, se diri- 
geant vers la Vie-Siège. 

Mais à la limite des oseraies, quand il aperçut la 
rivière qui glissait moirée d'ombres vertes et incer- 
taines, celle-ci lui fit de nouveau peur. 

L'eau l'attirait à elle, si transparente, si claire, 
avec des murmures partout où les galets la frois- 
saient; elle lui rappelait les matinées passées là 
les baignades délicieuses où sa chair était caressée 
doucement, un monde de choses futiles et délicates 
dont le parfum lui était resté : elle était le repos, la 
solution rêvée, attirante... et lui, subissait sa faisci- 
nation, éprouvant un attendrissement involontaire. 
C'est vrai qu'il avait été heureux autrefois. Ah! l'ar- 
rivée au pays, quand il avait vu se dérouler devant 
lui Belpech et sa plaine hérissée de verdures, les 
après-midi tièdes où près de Sidonie il s'abandonnait 
à des confidences ! Et son désastre se grandissait de 
tous ces bonheurs finis, sa rage fondait en un 
immense regret, il redevenait craintif, chargé d'un 
tel fardeau qu'il rêvait seulement de le déposer là 
doucement, dans l'oubli de Teau chantante... 

11 recula brusquement : il ne fallait plus qu'il revînt 
là, mieux valait rentrer. A quoi bon ottendre encore, 
écouter cette voix étrange qui le tentait ? 

16 



242 UN SIMPLE 

11 partit, baissant la tète comme tm vieux : dix ans 
de plus pesaient sur ses épaules, une langueur vagne 
s'était répandue dans ses membres, l'esprit était 
vaincu, lecorpsseul allait encorepar une force d'iner- 
tie : en approchant de la Vizal, il défaillait d'angoisse. 

La-bas, la maison s'éveillait sous les caresses 
lumineuses du soleil avec ses crépis blancs, les 
taches multicolores que le foni et la paille mettaient 
dans les combles, les découpures noires des char- 
pentes de la remise. Jamais elle n'avait eu l'air si 
jeune... Dans la cour, comme au jour de leur pre- 
mière venue, il y avail un grand tumulte joyeux, 
des bêlements, des piaillements de volailles, Thallali 
sonore des coqs, ce remue-ménage bigarré des 
basses-cours qui jettent au loin leur bruit discor- 
dant. Même la ferme s'était animée, ce jour-là étant 
jour de dépiquage, une activité s'était emparée des 
vieux bâtiments, une charretée de tiges de maïs reve- 
nait, cahotant dans les ornières, et c'était partout 
comme l'épanouissement de l'été, des récoltes 
mûres, des richesses enfin données à pleine main 
par la terre que le soleil avait gonflée !... 

Lui, achevait d'avancer, sentant la cruelle ironie 
des choses et il n'avait point de résolutions ni de vo- 
lontés arrêtées, seulement un immense désir de fuir 
quand la fille de la ferme l'interpella : 



UN SIMPLE 243 

— Ah ! Monsieur Deschantres, vous avez joliment 
raison de rentrer ! Madame a été aux cent coups, 
en apercevant que votre lit n'était pas défait ! 

Il pressa le pas, arriva au seuil, et tout à coup 
au moment d'entrer, se trouva face à face avec sa 
mère. 

Elle l'attendait sans doute, et l'apercevant eut une 
explosion de colère. 

— Ah! te voilà, où as-tu passé la nuit? Qu'as-tu 
fait pour revenir mis comme un mendiant. Il ne 
manquait plus que ces escapades pour t'achever. 
Mais réponds donc? s'écria-t-elle, furieuse de son 
mutisme. Si tu ne réponds pas je t'enfermerai chaque 
soir. Au moins je serai sûre que tu ne vas pas rôder 
auprès de je ne sais qui, ou de je ne sais quoi ! 

Sous cette dernière torture, il eut alors un mouve- 
ment de révolte, et regardant sa mère dans les yeux : 

— Je ne sais ce que vous voulez dire, dit-il froide- 
ment, je ne crois pas pourtant que cette nuit je vous 
aie dérangée ! 

Mais en prononçant ce mot dérangée, à l'idée de 
la chose immonde dont il aurait pu troubler l'accom- 
pKssement, la phrase s'élouffa dans sa gorge, il eut 
un sanglot rauque, et se précipitant dans l'escaher 
couinit d'une traite dans sa chambre. 



XVl 



Elle était encore comme il l'avait laissée, le lit non 
découvert mais défoncé sous le poids de son corps, 
la fenêtre ouverte au large laissant passer mainte- 
nant la pleine lumière ; même elle gardait, sous" ces 
caresses de soleil une allure chantante presque 
virginale, avec les rideaux blancs, le parquet de sa- 
pin blanchi à force de lavages, la paille Manche des 
chaises... Et c'était comme la gaieté des choses qui 
dehors l'avait frappé au cœur, se continuant, là, ^ 
jusque dans cet asile où il tentait de se. réfugier; 

Dès Son entrée, il courut aux croisées voulant 
fermer.-Tant de clarté lui faisait mal, il avait un ' i 
besoin impérieux d'obscurité Dans les ténèbres 
seulement il s'imaginait pouvoir se reprendre et 
trouver une solution à l'impasse formidable où le 
àort l'avait jeté. Mais en se penchant sur le cham- 
braole pour atteindre les volets, il se surprit dans 



UN SIMPLE 



245 



la même situation que la nuit lorsqu'il cherchait à 
découvrir cet homme I Alors une telle horreur s'em- 
para de lui qu'il en resta une seconde effaré, con- 
templant au dessous la glycine, la fenêtre de sa mère, 
tous ces témoins inertes dans lesquels il croyait res- 
saisir encore un relenJL d'infamieS... puis il ferma 
violemment, ivre de colère contre c*es souvenirs 
qu'il allait désormais retrouver embusqués en chaque 
coin de la maison. 11 aurait voulu les qtrangler, brû- 
ler la ferme pour les brûler avec elle, et dans l'ob- 
session de son impuissance, il s'affala sur le lit avec . 
une nouvelle crise de sanglots nerveux qui le 
secouaient irrésistiblenient, où, pour la première fois, 
il épandait son désespoir effroyable de savoir ! 

Ah! savoir, quelle torture ! 

N'avoir même plus une hypothèse où rafraîchir sa 
pensée, être étranglé par la nécessité logique du fait! 
S'il avait pu douter seulement, voir cette certitude 
effleurée par un soupçon, quelque chose lui permet- 
.tant de se raccrocher à quoi que ce fût. Non ! il sa- 
.vait!... 

Et une rage le prit contre lui-même : pourquoi 
s'était-il obstiné dans son espionnage? Pourquoi 
avait-il obéi à ces suggestions infâmes que lui souf- 
flait sans doute un démon jiour le jouer ! c'était sa 
faute à lui! s'il ne doutait plus ! 



S^46 UN SIMPLE 

Douter! avoir encore le droit de se dire : ce n'est 
pas vrai î Croire qu'on est simplement fou. mais 
qu'il existe certainement une issue heureuse, sentir 
quand même devant soi deux routes possibles dont 
l'une est lumineuse, reposante, et entre les deux 
hésiter. quelles délices! 

Délices! ces angoises, qui jusqu'à la veille l'avaient 
secoué au point d'annihiler en lui toute sensation 
morale! délices, cette'série d'étapes durant lesquelles, 
pièce à pièce, son âme s'était disloquée sans que 
rien en fût épargné, ni respect familial, ni franchise, 
ni conscience ! Délices, tout cela, qu'il se rappelait 
comme un ciel perdu ! 

L'imbécile! qui de ses propres mains s'était 
acharné à les détruire, au lieu de subir l'assaut en 
s'en remettant de la guérison à l'impassibilité du 
temps! Tout s'use avec les jours; faute d'aliments, 
son doute serait mort, mortes aussi ces horreurs, 
car du moment qu'on les ignore, c'est comme si 
elles n'étaient pas : morts le doute, la souffrance, 
l'angoisse innomable, tandis que maintenant, il ne 
pouvait pas ne pas savoir. Le fait l'anéantissait ; il 
avait beau fermer les yeux, protester, regretter, 
fuir... il savait. 

Et c'était abominable cette certitude ! 

Dès lors qu'une seule accusation se trouvait véri- 



UN SIMPLE 247 

fléo, toutes les autres l'étaient. Ce n'était plus seu- 
leuieiit ce qu'il avait vu cette nuit auquel il devait 
croire, c'étaient encore les allégations de là-bas, les 
insinuations de Baptistine, dont les phrases louches 
lui revenaient : 

« C'est à Paris qu'il a si bien appris la charité ! — 
C'est étonnant comme il se complaît dans ses vieilles 
affections. — On est si content de renouer entre 
parents quand on a été séparé longtemps... » 

Et chacune signifiait la même chose, montrait dans 
cet amour, l'épisode renouvelé d'une liaison traînée 
à Paris et autre part. Jusqu'aux paroles mêmes de sa 
mère qui se dressaient accusatrices. Brusquement 
elle cessait d'être à ses yeux la victime excusable 
d'entraînements momentanés ou de volontés rudes 
pour devenir l'acteur principal et comme l'origine 
responsable de ces turpitudes. 

De fait il ne se trompait point, elle l'avait toujours 
aimé, ce Ferramus ; elle l'avait aimé quand, étudiant, 
il venait en enfant de ki maison s'asseoir à la table 
de M. Deschantres, plus tard aussi quand ils 
s'étaient retrouvés à Xancv. Si elle n'avait aimé 
que lui! Mais c'avait été un dévei*gondage de con- 
duite tuant du même coup l'honneur et la carrière 
du mari ; elle s'était servie aux officiers comme une 
fille, jusqu'à ce qu'enfin, écœuré de dégoût et de 



248 UN SIMPLE 

chagrin, celui-ci l'ail laissée veuve, relombanl brus- 
r^ quement dans l'oubli de la quarantaine avouée et 
de la misère proche. 

Et c'était cela la cause des relations parsemées ou 
équivoques, des brouilles systématiques avec la 
famille; jusqu'à Ferramus qui, pris d'un accès de 
pudeur, avait gardé le silence, ne voulant point 
mêler cette maîtresse passée aux joies modérées de 
ses épousailles. 

Avec une effroyable lucidité, Stéphane se rappe- 
lait maintenant des détails terribles à force de pré- 
cision et qui jusque-là étaient restés énigmes, des 
disputes entre son père et elle qui l'avaient glacé, 
disputes à propos de gens qu'on ne revoyait plus 
jamais, dans lesquelles le malade s'exaltait, parlant 
de déshonneur et d'infamies ! 

Et tout ce dernier voyage à Belpech illuminait 
encore plus la vérité* Qui avait voulu venir à la 
Vizat , prétextant une nécessité de villégiature ? 
sa mère! Qui avait attiré le médecin? elle. A qui 
celui-ci avait-il dit le jour de leur arrivée : « C'est 
vous qui l'avez voulu, n'est-ce pas ?» A elle. 

Elle toujours s'attachant à ce Ferramus en dépit des 
différences d'âges, de raffinements et de goûts ! Elle, 
bouleversant le bonheur d'un ménage et la sécurité 
de son enfant, sans môme une justification de pas- 



UN SIMPLE 



249 



sion ! L'amour fait par elle dans ce qu'il a de plus 
ravalant, malpropre! vieux ! 

Alors devant ce nouvel effon.drement, pire 4ue le 
premier, il oublia l'homlne pour ne plus songer qu'à 
elle ! Quelle honte! plus de sauvetage possible ! plus 
de tentative désespérée à essayer ! tout ce . passé 
dressé devant lui ! et il n'avait plus qu'une terreur, 
celle de se retrouver face à face avec elle et de ne 
pouvoir retenir son dégoût! La revoir lui semblait 
impossible. Ce n'çtait plus sa mère qui était là ! la 
femme qui était en bas ne l'avait jamais connu, ne pou- 
vait pas lui être quelque chose. Sa mère! mais c'était 
celle d'autrefois, celle qui avait accueilli ses premiers 
bégayements, abrité de tendresses exquises son en- 
fance. Sa mère, la maîtresse de cet homme ! Oh ! non, 
non, dans ces conditions-là, non, il ne pouvait pas! 

Révoltes vaines. Il savait... 

Et au bout de toutes ses combinaisons incertaines, 
à travers le choc formidable de pensées qui l'assail- 
lait, la loi du silence s'iniposait. Silence lâche qui 
le faisait complice ; se taire et être de moitié dans 
l'infamie, ou bien parler et se jeter dans l'inconnu 
des" révoltes de sa mère et du mépris pubHc ! point . 
de milieu. 

De nouveau, il fut saisi des mêmes désirs d'anéan- 
tissement. Il renonçait à la lutte; ce mépris brutal 



250 UN SIMPLE 

sous lequel s'effondrait son culte filial, lui était un 
martyre dont aucune autre douleur n'aurait pu appro- 
cher! 11 voulut fuir, aller retrouver l'immensité des 
champs, où il avait encore moins souffert: sa 
chambre lui était odieuse, odieuse cette maison qui 
semblait revivre l'agonie de la nuit, mais au moment 
de descendre, l'idée de rencontrer M"*' Descliantres 
le paralysa. Tout à l'heure, dans l'exaltation de son 
angoisse il avait pu rester calme devant elle ; cette 
fois, aveuglé par ce complet détail de sa catastrophe, 
il ne se sentait plus maitre de lui : il eut peur de 
lâcher, dans un cri, son dégoût; et craintif, il se 
blottit contre le mur, attendant je ne sais quoi, la 
mort ou une assistance inespérée! 

Tout à coup il entendit la voix de M"° Deschantres 
l'appeler. 

— Stéphane! 

11 eut un blêmissement, mais ne bougea point. 11 
était résolu de ne descendre à aucun prix ; même il 
gardait l'espoir qu'elle se lasserait ne le voyant point 
venir, mais au bout de deux minutes, minutes hor- 
ribles durant lesquelles il se retenait de respirer, 
comme si ce" bruit de respiration eût pu le trahir ! la 
voix s'éleva encore î 

— Stéphane! le déjeuner! 

Au fait, il devait être l'heure de déjeuner; il 



UN SIMPLE 251 

n'avait plus eu la notion du temps depuis la veille, 
et sur le moment il eut une impulsion machinale 
pour obéir; mais il recula jusqu'au lit. 

Décidément, il ne pouvait pas. A la pensée d'af- 
fronter sa mère, son être entier se révoltait, et avec 
une sorte de fatalisme il restait. Peu importait ce 
qui arriverait. Il s'attendait à tout, ne croyait plus 
possible une augmentation de torture. 

Pourtant, dans le bas, M"® Deschantres s'impa- 
tientait; de la même voix rude qu'elle prenait les 
jours de méchante humeur, elle l'appela une dernière 
fois ; 

— Qu'est-ce que tu fais, de ne pas venir ! Sté- 
phane ! 

Et n'entendant rien répondre, quatre à quatre elle 
grimpa l'escalier prise de colère. 

D'un geste brusque, au bruit de sa montée, Sté- 
phane avait.essuyé ses larmes et s'était redressé. 

Arrivée au seuil, M™° Deschantres s'arrêta : 

— Tu ne m'as pas entendue? demanda-t-elle rude- 
ment. 

11 eut un signe de tête pour dire non, 

— En ce cas, descends, le déjeuner est sur la 
table. 

Et comme il ne bougeait point, gardant toujours 
les yeux baissés, elle ajouta sèchement : 



252 UN SIMPLE 

— M'enlends-tu, oui ou -non ? ou fais-tu Timbéçile ? * 
Il eut alors un effort violent : 

— Je vous demande pardon, ma mère, dit-il à voix 
basse, mais je suis malade ; si vous vouliez bien, je 
resterais ici... 

— Malade ! parbleu, je sais. Dieu merci, où tu vas 
les chercher, tes maladies ! 

Il voulut protester, mais elle l'interrompit : 

— Pas de comédies, n'est-ce pas ? je les connais ! 
Et elle s'effaça pour lui laisser passage devant 

elle. 

Alors il céda, passa avec une allure d'ivresse et 
tous deux descendirent : à les voir, on aurait cru que 
c'était lui le coupable, et elle le juge, tant elle ren- 
versait les rôles dans son imperturbable assurance 
d'elle-même. Mais sur le premier palier, il ressentit 
une secousse. Dans la chambre de M'"* Doschantres 
restée ouverte, le lit apparaissait noyé dans les 
rideaux blancs, riant à l'oeil avec ses amoncelle- 
ments d'oreillers et de popelines' rouges. Cela lui 
rappela brusquement les gémissements entendus, 
les jouissances d'amour auxquelles il avait assisté : 
et tout à coup, il hâta le pas, dégringola les marches, 
comme pris par un grand désir de s'abandonner à 
l'entrainenient du vide. 

Derrière lui, M"** Deschantres s'était attardée aussi 



UN SIMPLE 



353 



'àjeterxm regard dans cette chambre, et voyant que 
. les rideaux. laissaient pénétrer trop de lumière, elle 
y entra pour les croiser mieux. En revenant, 'elle 
frôla le lit, passa sa main sur les couvertures avec 
un air de caresse indifférente, puis fermant la porte, 
redescendit enfin, gardant sa démarche de veuve 
inconsolée et cette gravité religieuse qui toujours, 
lui mettaient une auréole. Ils s'assirent aussitôt en 
face l'un de l'autre dans la salle : le déjeuner com- 
mença. . 

D'abord une omelette jaune d'or, qui fumait avec 
*des vapeurs odorantes : M™'' Deschantres s'était immé- 
diatement mise à manger sans remarquer qu'il n'y 
touchait point. 11 subissait un malaise inouï ; mais 
le pire était cette obsession de souvenirs qui partout 
le poursuivait, car derrière sa mère le couloir 
maintenant lui redisait la sortie de Ferramus, 
quand M™'' Deschantres, pieds nus, était descendue 
l'éclairant, et cette vue lui devint tellement odieuse . 
que; la fille rentrant pour rapporter une salière, il 
s'écria avec une colère dans la voix : ' . • 

-7- Fermez donc à la fin ! j'ai froid. 

M">e Deschantres avait relevé la tète. 

— Pourquoi ne manges-tu pas ? demanda-t-elle 
d'un ton bref. 

— Je n'ai pas faim. 



254 UN SIMPLE 

— Mange î je le veux. 

— Je ne peux pas. 

— Je Texige. 

— Je ne peux pas, je ne peux pas... 

Sa voix s'élrangla, et comme leurs yeux s'étaient 
rencontrés, ils se regardèrent fixement, tous deux 
également butés dans leurs volontés implacables, 

La première, M"* Deschantres rompit le silence. 

— Dis au moins ce que tu as î 
11 eut un brusque sursaut. 

— Ah ! ce que j'ai ! s'écria-t-iL 

Tout son secret allait lui échapper quand, à cette 
seconde, la fille rentra ; en face de cette domestique 
qui les surveillait curieusement, ayant entendu le 
choc de leurs voix, la raison lui revint : il grommela 
entre ses dents : 

J'ai mal, voilà tout. 

— Où as-tu mal ? 

— Je ne sais pas. 

Et il s'accouda, la tête entre les mains, pris de 
désespoir, tandis que M"*' Deschantres, haussant les 
épaules, s'était remise à manger. 

Autour, le bruit de sa fourchette troublait seul le 
silence en même temps que le remue-ménage de la 
servante qui, flairant une scène, tourbillonnait en 
calculant sa lenteur. Lui, maintenant, rêvait de sortir 



UN SIMPLE 255 

de cet enfer : à rester plus longtemps dans celte 
maison où tout lui rappelait sa nuit abominable, il 
sentait qu'il mourrait. 

Dieu merci, il demandait peu de cliose : partir 1 
Que sa mère dit un mot, ou fût touchée, ce serait 
fait : dans ce départ, il entrevoyait un grand soula- 
gement, la condition nécessaire à la contiimalion de 
leur existence commune. Une fois Ferramus loin 
d'eux, on verrait... qui sait ! toujours cette espérance ^ 
en l'inconnu qui, dans les désastres, grise le 
vaincu î 

Au dessert, comme la domestique tirait du placard 
les jattes de fruits. M""® Deschantres l'interrompit : 

— C'est bon, je vous remercie, ôtez le couvert, 
je ne prendrai plus rien. 

Le silence continua, eux restant immobiles sans 
même reculer leurs chaises. Par moment, ils ou- 
vraient la bouche pour commencer une phrase, puis 
soudain, reprenaient leur attitude morne, s'occupant 
à suivre machinalement l'enlèvement des assiettes 
et des verres. Et à mesure que ce silence se prolon- 
geait, leur gène s'accroissait : on eût dit qu'ils subis- 
saient l'un et l'autre l'involontaire effroi des situa- 
tions décisives. Même quand ils se retrouvèrent 
seuls dans la salle, la servante ayant fini, ils conti- 
nuèrent de se taire, M""" Deschantres se caressait le 



256 UN SIMPLE 

« 

menton du bout de la main, avec des bâillements 
et des soupirs nerveux, Stéphane avait baissç les 
yeux, subissant l'innomable supplice de mépriser sa 
mère en face d'elle, et cela de toutes les forces de sa 
conscience révoltée ! 

Il était possible que cela durât ainsi indéfiniment, 
quand tout à coup on entendit un bruit de voix dans 
le corridor, la porte s'ouvrit et Sidonie parut : 

— Je savais bien que vous étiez là, qu'est-ce que 
me racontait Ja fille ? s'écria-t-elle en entrant bruyam- 
ment, 

— Ah ! c'est vous, fit M""' Deschantres,, bonjour! 

— Bonjour, ma cousine ! bonjour, cousin!... 
Stéphane s'était levé, en l'apercevant, content de 

cett^ arrivée soudaine qui momentanément les arra- 
chait à l'embarras où elle les surprenait.. Tout de 
suite, elle alla vers lui, s'épongeant, tant la course 
sous le plein soleil de midi l'avait échauffée : 

— : Je viens savoir de vos nouvelles, fit-elle, est-ce 
gentil; hein? au fond, ra ne doit jamais être bien 
"sérieux, une migraiïie... 

Et comme M"° Deschantres relevait la tête, elle 
continua, se tournant vers elle : 

— Je vous demande pardon, j]oublie toujours que 
c'est ici un mal de famille. 

'— Si vous aviez eu une- des miennes, vous ne! 



UN SIMPLE 257 

.seriez plus lenléo d'en rire; répliqua celle-ci d'un 
ton sec : voire mari a dû vous le" dire. 

— Oui, mon mari est très au fait de votre tempé- 
rament, je n'en ai jamais douté. 

. — Mon Dieu ! il y a si longtemps qu'il me connaît! 
En disant cela, M™® Deschantres eut un sourire 
souffrant, sorte de rappel de long martyre. Mais 
' Sidonie haussa les épaules. 

— C'est possible après tout, n'est-ce pas, cousin? 
Il répondit, les lèvres serrées : 

— Oui, tout est possible. 

11 y avait eu dans son accentuation quelque chose 
de tellement étrange que Sidonie tressaillit. Tous les 
trois se regardèrent interloqués, sans ajouter un mot. 

Au bout d'une seconde, M'"^ Deschantres se leva : 

— Vous permettez que j'aille à mon ouvrage? dit- 
elle, je suis pressée. 

— Gomment donc ! ne vous gênez pas à cause de 
moi. 

Très lente, elle sortit, ayant son allure de victime, 
et sur les joues une pâleur plus mate qui accentuait 
la lueur noire de son regard. 
' Sidonie et Stéphane se retrouvèrent seuls. 
C'était leur premier têle-à-téte depuis la soirée 
• inoubliable ou elle avait déchiré devant lui le voile 
des turpitudes humaines. 

17 



258 UN SIMPLE 

11 eut d'abord un immense soulagement de cette 
absence de sa mère. Il semblait qu'il put enfin res- 
pirer à l'aise et sortir une minute du cauchemar : un 
fardeau d'angoisse lui tombait des épaules, et devant 
Sidonie, en cette heure de suprême détresse où elle 
était venue le trouver, brusquement il éprouva une 
secousse attendrie : toutes ses rancîmes pour le mal 
qu'elle avait pu lui causer se fondaient dans la sou- 
venance émue des heures heureuses. Elle était le 
passé. Elle seule l'avait accueilli sans duperie. De 
ceux qu'il avait aimés, elle seule lui restait. 

Alors il eut un désir aveugle d'épancher dans son 
amitié dernière la douleur abominable qu'il traînait. 
Depuis qu'il savait, elle était la première auprès de 
laquelle il pût tenter de se réfugier, le premier 
visage aussi sur lequel il put reposer ses yeux «ans 
arrière-pensée. Plus il avait été désespéré, plus il 
sentait de bonheur à la posséder là, craignant seule- 
ment de la voir déjà repartir et de retomber dans le 
cycle horrible. Les traits détendus, le regard brillant 
il la contemplait si obstinément qu'elle en fut gênée. 

— Qu'avez-vous ? demanda-t-eUe. 

— J'aide la peine, répondit-il. 
Elle eut un sourire de moquerie ; 

— Toujours à cause de Mouillac? demanda- t-elle. 
Voulez- vous de ses nouvelles ? J'en ai ... 



UN SIMPLE 259 

— Non, pas cela ! 
Mais elle continua : 

— Ils sont à Toulouse, ils s'aiment beaucoup et ils 
auront beaucoup d'enfants. Voilà. Ce que cela m'est 
indifférent, ces choses-là ! reprît-elle d'un ton mau- 
vais. Une garce perdue, dix retrouvées! 

Il répondit lentement : 

— Vous avez raison, ça devient indifférent à la 
longue ; si on n'avait jamais que ces histoires pour 
faire du mal ? 

Et soudain, comme elle l'interrogeait, il n'y put 
résister, et éclata : 

— Ah ! Dieu, que la vie est donc peu de chose ! 
Toute sa souffrance lui remontait aux lèvres, dans 

un excès d'écœurement. Au moins, depuis qu'elle 
était près de lui, il sortait de l'enfer : mais avant il 
avait souffert à en devenir fou. Grâce à elle, son cou- 
rage allait peut-être lui revenir. C'était si bon qu'elle 
fût là, si bon de la retrouver pareille à autrefois 
quand il allait la voir au château ! 

Et il s'enivrait à se plaindre, sans dire la cause de 
son affolement, trouvant délicieux de lâcher enfin à 
haute voix cette torture qui ne le quittait point, 11 y 
a ainsi des heures où pousser de grands cris sou- 
lage. 11 ne la regardait même pas, ne sachant plus si 
c'était à elle qu'il parlait ou à lui-même, mais son 



260 UN SIMPLE 

déchiremeiil s'exhalait en phrases coupées, en do- 
léances monotones, en reconnaissances déhrée's que 
Sidonie, stupéfaite, s'ingéniait à comprendre, n'y 
voyant qu'un amour banal et banalement offert. 

Et tout à coup, comme il s'emportait contre l'im- 
possibilité de partager avec un être son etïroyable 
fardeau, elle se redressa avec une colère, lui coupa 
la parole : 

— Vous savez, lit-elle, si vous comptez sur moi 
pour vous déniaiser, détrompez-vous. J'abandonne 
le métier aux pareilles de la Mercier ! 

11 s'était arrêté net, blême sous l'outrage, 

— Qu est-ce que vous voulez dire? demanda-t-il 
stupéfait. 

Elle continua avec un rire méchant : 

— C'était bon devant Baptistine qui enrage qu'on 

r 

me fasse la cour, mais puisque vous voulez aller plus 
loin,çasuffitn'est-ce pas, ce n'est pas encore avec vous 
que je tromperai mon mari I tenez-le vous pour dit. 
Alors il eut un égarement. 

— Misérable ! 

Elle ! la femme de l'autre ! croire qu'il lui deman- 
dait de l'aimer ! La voix secouée de dégoût, il s'ap- 
procha répétant ce même mot qui s'étranglait dans 
sa gorge. 

— Misérable ! 

\ 



4 



UN SIMPLE 261 

Mais elle s'amusa à le braver s'écriant avec son 
même rire mauvais : 

— Ça vous tenait donc bien au cœur, pour faire 
tant d'histoire ? 

Quand elle sentit les mains de Stéphane lui tomber 
sur les épaules ; il la poussait, devenu subitement 
très fort, la secouant brutalement, éperdu de fureur; 
et il lui criait : 

— Dehors î dehors ! Surtout ne remettez plus les 
pieds ici. Ah! non, par exemple, ou je vous jette par 
la fenêtre, et je dis tout, tout ! Vous entendez bien? 

Elle s'était retournée. 

— Quoi, tout ? 

— Sortez, sacredieu ! Vous voyez bien que je suis 
fou et qu'il ne faut pas me défier. 

En même temps, il l'avait ramenée dans le cou- 
loir et, quand il l'eut jetée dans la cour,, il fit cla- 
quer la porte d'entrée, passant sa violence sur les 
choses après l'avoir passée sur elle, mais il l'entendit 
qui, derrière, revenue de son étourdissement, pouf- 
fait de gaieté : 

— Ah ! c'est trop drôle, cet idiot-là qui la falit au 
tragique ! 

Alors il se sauva dans la salle, bouleversé par 
cette voix qui le poursuivait. Il ne tenait plus sur 
ses jambes, et une rage l'exaspérait d'avoir été aussi 



2fô UN SIMPLE 

la dupe de cette femme. Car il le sentait bien, il 
s'était pris le cœur auprès d'elle, croyant à «es 
ealineries, à ses abandons, aux confidences par les- 
quelles elle semblait si bien se livrer ; et rien n'était 
plus épargné en lui, ses amitiés, sa mère, pas même 
ce roman innocent, cette amourette de chaste, si 
réservée, si profonde ! 

Quelle pitié ! Ils avaient égayé Baptistine ! Ses 
délicatesses servies en régal à la vieille qui avait 
ragé; son cœur pris pour amusette. Ah! la jolie 
plaisanterie ! 

11 courut à la fenêtre montrant le poing dans la 
direction de Sidonie, encore éperdu de colère ; mais, 
derrière les carreaux, il l'aperçut qui avait arrêté 
Baptistine, celle-ci accourant sans doute à l'idée de 
surprendre encore un tête-à-tête. Les deux femmes 
causaient côte à côte, prises de fou rire; Sidonie 
racontait peut-être comment ce flirtage venait de 
tourner à l'aigre ; et à l'idée de cet étalage dégradant 
du meilleur de son âme, il eut un tel haut-le-cœur 
qu'il recula, ne pouvant plus voir ; mais, accolé à 
la table, dans le silence de la salle, il répétait 
vaguement : 

— Les misérables ! les misérables ! 



XVII 



Soudain il tressaillit ; M""* Deschantres rentrait, 

— Est-ce ici que vous avez fait ce tapage? deman- 
da- t-elle sèchement. 

Il répondit sans se retourner : 

— Je ne sais pas. 

— Sidonie est partie ? 

— Oui. 

— Qu'avez-vous eu ensemble ? 

— Rien. 

— Ah! 

Elle le regarda attentivement. Puis il y eut un 
silence lourd qu'elle interrompit tout à coup. 

— Tu sais, dit-elle, depuis huit jours que ça dure, 
je commence à m'impatienter. Tu vas cesser tes 
simagrées, ou nous verrons... 

Stéphane s'était retourné très pâle. 



264 UN SIMPLE 

— Je suis comme d'iiabitude, répondit-il à voix 
basse. 

M™*^ Deschantres eut un mauvais rire. 

— Jolie habitude, en vérité ! 

Et comme il se taisait, elle reprit : 

— Finiras-tu par lâcher deux paroles aujour- 
d'hui ? Je te demande ce qui t'oblige à faire cette 
tête ; . c'est agaçant, de te voir toujours avec des 
mines de l'autre monde. 

Ironie des choses ! sa mère l'accusait maintenant. 
Après Sidonie, elle ! 

■ 

11 eut alors un mouvement violent ; tout son être 
s'emportait dans un désir unique. Il était excédé, ne 
pouvait plus vivre ainsi et pour la première fois, 
regardant sa mère bien en face, il répliqua, d'un 
ton coupant, avec des saccades : 

— Hé bien ! oui, j'ai quelque chose que je n'ose 
pas vous dire. Je sens bien que je ne suis plus le 
même et que j'ai changé. Mais ce n'est pas ma faute, 
je vous le jure ! Si seulement vous vouliez! 

Il s'arrêta un instant ; dans l'émotion de cette 
minute décisive, une explosion de larmes lui venait. 

— Ah ! «i vous vouliez ! fit-il encore. 

— Quoi? demanda-t-elle avec une anxiété subite. 
Il la contempla avec une expression indéfinis- 
sable, et soudain, comme emporté, lâcha son im- 



UN SIMPLE 265 

mense besoin de s'éloigner de cette demeure, où 
toutes les blessures lui avaient été réservées : 

-T- Je veux que nous partions immédiatement d'ici, 
ce soir même ! 

j^me Des^chantres eut une exclamation. 

r— Partir d'ici ! par exemple ! et pourquoi cela? 

— Pourquoi ? pour des raisons que je ne peux pas 
dire! parce que je ne sais plus où j'en suis, parce 
que tout ce que je veux, tout ce que je rêve, tout ce 
qu'il me faut, c'est me sauver de cette maison, de 
ce pays, de moi-même !.., 

Sa votx peu à peu s'élevait avec une sorte d'affo- 
lement que traversaient des éclats de colère, et sans 
débrider,. il continua, s'exaltant : 

— C'est vrai que je ne me ressemble plus ; voici 
une semaine qu'un sort semble jeté sur moi ! Il y a 
des minutes où je m'imagine que j'en deviendrai 
fou. Pourquoi ? ah ! pourquoi ? mais c'est justement 
parce que je ne le sais pas que je ne vis plus, que 
je me sens halluciné, que mes nerfs se détraquent ! 
Des frayeurs subites me glacent le dos. Je m'imagine 
qu'on nous en veut ici, que des gens rôdent autour 
de nous, que des voleurs sont cachés derrière chaque 
broussaille. Dieu ! si vous saviez comme j'ai peur ! 

Et, s'approchant de sa mère, avec un mouvement 
de suppUcation terrible : 



■^ 



266 UN SIMPLE 

— Partons, je vous en conjure ! Voyons, vous ne 
voudriez pas me contraindre à vivre encore dans un 
pareil état! Si je vous demandais l'impossible ! mais 
votre bail n'est pas renouvelé. Vous souvenez-vous, 
quand vous voulûtes le faire, combien je vous ai 
suppliée de ne pas rester? Ah ! c'est qu'il y a des 
siècles que je souffre ainsi, sans oser vous en rien 
avouer. Il a fallu quelque chose d'inouï pour m'y 
décider : et maintenant, je ne peux pas aller plus long- 
temps : non, je ne pourrais pas; tout plutôt que cela! 
vous ne me le refuserez pas, n'est-ce pas? Partir! 
c'est si facile... ditesoui, par pitié... rien que cemotî... 

11 balbutiait, les lèvres tremblantes, avec un éga- 
rement, des envies brusques de se jeter à ses pieds 
pour la toucher, quand M"® Deschantres lui coupa 
la parole : 

— Non, certes I je ne veux pas ! 

Il continua, ne l'ayant pas comprise. 

— Je vous en supplie; partons ! revenons cheiz 
nous, dans noire chez nous, où vous le désirerez, 
partout où il n'y aura plus de Belpech ni de gens 
méchants ou lâches. Ici, je vous assure que nous 
sommes haïs, parles gens qui passent, parla domes- 
tique, par les autres, par tout le monde ! Je ne peux 
plus seulement sortir sans qu'on ne ricane ou qu'on 
ne m'injurie ; un jour, on nous tuera ! 



UN SIMPLE 267 

M"® Deschantres rinterrompit : 
-- Parbleu ! c'est ce qu'on risque la nuit, quand 
on couraille î 
Alops, il éclata : 

— La nuit ! parlons-en de mes nuits I Si le som- 
meil m'était permis, au moins ! Comment voulez- 
vous que je dorme? quand je vous répète que j'ai 
peur, la nuit ! Celle d'avant-hier, pour les verrous 
tirés, j'étais anéanti ; la précédente, j'ai couru la 
maison croyant avoir surpris des pas, et celle-ci 
encore c'a été la même chose : j'ai entendu quelqu'un 
dehors ! vous avez beau dire non, je vous jure que 
je l'ai entendu ! et c'est pour cela que je suis sorti î 
rien que pour cela ! 

— Mon cher, fit brusquement M"® Deschantres, 
quand on sue la peur, on vit avec elle. A force de 
s'y frotter, on l'use ! 

Elle était devenue tout à coup extrêmement pâle, 
la voix sifflante, avec une colère allumée dans les 
yeux; lui continua sans seulement la regarder, 
entraîné malgré lui : 

— Vous vous trompez, maman ! — Si ce n'était 
que la peur ! je souffre! Enfin, vous devez bien vous 
apercevoir que je souffre! Je suis malade; je ne 
dors plus, je ne mange plus. 11 y a des heures oii je 
crois que la vie va me quitter. Si je reste encore, je 



368 UN SIMPLE 

mourrai. Vous ne pouvez pas laisser votre fils comme 

cela, c'est impossible ! 
Elle eut un geste de dénégation violente : 
— Et ma santé, s*écria-t-elle, qu'est-ce que tu en fais ! 

Tu ne manges plus ! des caprices... tu ne dor$ plus ! à 

qui la faute, puisque tu rôdes au lieu de te coucher. 
Il balbutia, stupéfait : 

— A qui la faute, si je rôde? 

Mais elle couvrit sa voix, semblant résolue à l'em- 
pêcher de parler désormais et elle s'emporta, haus- 
sant le ton, avec des violences rageuses qui la blê- 
missaient : 

— Mauvais fils ! Egoïste ! C'est parce que je vais 
mieux ici que tu veux me forcer à repartir î Pendant 
un an, je me suis sacrifiée pour toi; pendant un an, 
je me tue de besogne et de soins ! et voilà ma 
récompense î Ah ! je devais bien m'y attendre ; cela 
a toujours été mon lot depuis que je t'ai mis au 
monde. Quel malheur ce jour-là, j'aurais mieux fait 
de n'avoir jamais été ! 

A la fin, elle lâchait bride à sa fureur, une fureur 
où elle semblait se venger de la crainte d'être décou- 
verte qu'il lui avait causée tout à l'heure, et elle con- 
tinua, prenant plaisir à l'injurier : 

— Oui, mauvais fils! mauvais fils !... Si encore tu 
m'avais jamais été d'une aide quelconque. Rien que 



UN SlJtlPLE 269 

• bon à la dépense ou à me faire du mal. Est-ce loi qui 
payes 'ici le loyer? Qu'as-lu essayé pour gagner ta 
vie?. En quoi m'as-tu épargné une fatigue? Pas 
même capable de surveiller le ménage ! Quelle 
pitié! mais pars donc! va-t-en tout seul! je n'ai pas 
besoin de toi. Crève de faimjdehors et ne reviens 
plus ! Allons, cours faire fortune avec ton bachot de 
raccroc ! car je juré bien de ne pas te donner un sou! 
ce seirait trop bête de me priver pour, toi, comtne j'ai 
toujours fait jusqu'ici ! 

Elle éclata d'un rire méchant : 

— Si <^e n'est pas pitoyable, en être réduite là avec 
son enfant î 

Puis elle s'affaissa sur un siège, avec sa comédie 
habituelle d'étouffements nerveux; mais lui n'y pre- 
nait plus garde; un besoin animal de répondre à sa 
mère par une blessure terrible s'était emparée de 
lui, et ridée lui vint de jeter là, brutalement, la 
honte qui l'étouffait depuis la nuit. 

11 répliqua d'une voix étranglée : 

— Que faut-il donc vous dire pour que j'arrive à 
vous décider? 

Elle eut un geste épuisé. 

— Laisse-moi! tu me reads malade. 

— Enfin, ne voyez-vous pas à mes traits, à mon 



270 UN SIMPLE 

accent que j"ai de vraies raisons! Ma santé, mes 
terreurs, ah Dieui si ce n'était que cela ! 

Elle s*était brusquement relevée^ le visage affreu- 
sement contracté, et d'un cri, l'interrompit : 

— Quoi encore? 

Elle le regardait avec une expression de colère si 
tragique qu'il perdit contenance : 

— Allons, quoi, dis vite! 
Mais il balbutia : 

— C'est horrible, je souffre, je ne peux pas... 

La chose infâme restait dans sa gorge ; faire un 
pareil aveu à sa mère était si monstrueux qu'il 
avait beau vouloir, jamais cela ne sortirait de lui. 11 
eut un affolement; alors quoi dire! Quel prétexte 
inventer pour la décider. Cette opposition de M"* Des- 
chantres le rendait éperdu; partir* était une condi- 
tion de vie ou de mort, et ses idées se choquaient 
emportées par un délire. Qu'est-ce qui la toucherait 
donc, puisqu'elle restait sourde quand il en appelait 
de son bonheur et de sa santé ! 

Elle continuait à fouiller son regard pour y décou- 
vrir Tarrière-pensée que brusquement elle y avait 
pressentie, et comme elle n'avait rien surpris que de 
l'égarement, elle se remit : 

— C'est bien; habille-toi, fit-elle d'un ton bref, 
nous allons partir pour le château; je veux que tu 



UN SIMPLE 271 

m'accompagnes pour demander immédiatement la 
prolongation du bail. 

11 eut un vertige ; aller retrouver ces Eerramus, 
l'homme ou la femme, était au dessus de ses forces. 
Jamais on ne l'obtiendrait de lui, jamais î II releva 
la tète, et répondit d'un ton acerbe : 

— Non. 

— Tu vas m'accompagner ! 
Il répéta encore : 

- Non. 

— Pourquoi ? 

— Je ne veux pas. 

Il garda son regard fixé sur elle, et c'était si 
extraordinaire cette rébellion, que M™"^ Deschantres 
en fut saisie. 

Très vite, elle se remit, et d'un ton sans réplique, 
insista : 

— J'ai mal entendu, n'est-ce pas?... Dépèche-toi ; 
si nous pouvons rattraper Sidonie, ce sera autant 
de route gagnée pour moi qui n'en puis plus. 

Mais à ce nom de Sidonie, Stéphane éprouva une 
révolte irrésistible : 

— Ah î non, non... c'est fini avec elle, je ne veux 
plus... 

— Qu'entends-tu par là? fit brusquement M"'^ Des- 
chantres. 



272 UN SIMPLE 

Et comme il restait immobile : 

■ 

— Réponds donc! qu'est-ce qu'il y a encore? 
Il eut un emportement : 

— Faites de moi ce que vous voudrez. Battez- 
moi, tuez-moi, mais causer encore avec cette femme, 
non, mille fois non, je n'irai pas, pas plus qu'elle 
n'oserait revenir ici, car aussi vrai que je vous vois, 
je la jetterais dehors si elle en avait l'audace ! 

Il leva les bras dans un geste tragique : 

— -Sidonie ici! Ah! ce serait du propre, par 
exemple ! 

M'"6 Deschantres l'interrompit, les lèvres trem- 
blantes : 

— Pourquoi pas Sidonie, si je le veux ! 

— Parce que je ne le veux pas ! 

— Donne des raisons ! ' ' • 

— Des raisons ! Est-ce que j'oserais seulement les 
prononcer devant vous. 

— Ah ! oui, encore la même histoire ! des grands 
mots! je n'ose pas, je ne peux pas! 

Elle eut un éclat de voix terrible. , 

— Menteur ! 
Mais il s'affolait : 

.— Menteur? Vous n'aviez qu'à nous écouter tout 
à l'heure : vous auriez vu si je mentais ! Puisqu'il 
s'agit de l'honneur, entendez-vous, du mien ! 



UN SIMPLE 273 

Il répéta avec une ironie effroyable : 

— Mais qu'est-ce que ça vous fait mon honneur, 
à vous ! 

Alors, M°»® Deschantres poussa un cri : 

— Misérable ! J'ai deviné ! c'est pour elle que tu 
découches I 

Il s'était reculé, anéanti, ne comprenant pas : 

— Moi I Moi ! 

Elle continua, furieuse : 

— C'est cela, n'est-ce pas, cette raison que tu ne 
veux pas me dire! Tu vas avec elle chaque nuit: mais 
avoue ! avoue donc ! 

Et elle lui jetait des injures, à la pelletée, ne 
retrouvant même plus les mots : 

— Dégoùtation ! saloperie I avoue, puisque je sais 
maintenant : avoue que c'est ça le résultat de mes 
exemples I 

Lui; pourtant, s'était ressaisi : 

— Vos exemples I 

11 n'y voyait plus, ne savait plus ce qu'il disait, 
semblait emporté par un délire : et, comme elle con- 
tinuait, lui criant : 

— Sale coureur ! 

il eut enfin un éclat de voix terrible, lâchant son 

secret : 

18 



274 UNSnCPLE 

— Quand vous allez avec le mari, vous croyez donc 
que j'irais prendre la femme ! 

Ils se regardèrent, pétrifiés, M"»' Deschanlres 
devenue blême, lui flageolant sur ses jambes, se 
rendant seulement compte de ce qu'il venait de 
crier là. 

Il y eut une seconde de silence effrayant, où Ton 
n'entendait plus que le bruit de leurs baleines très 
courtes et traversées de sifflements : ils avaient les 
yeux dans les yeux, la face figée, tous les traits tendus 
comme s'il se fût agi entre eux d'un duel à mort... 
Et tout à coup M"* Deschanlres, la première, avança 
vers lui, les bras levés : sa figure venait de se con- 
tracter dans une colère effrovable. Elle cherchait à 
parler sans pouvoir émettre un son ; mais à mesure 
qu'elle s'approchait de lui, Stéphane sentait que 
c'était fini : elle allait le tuer, ou il fallait qu'il la 
tuât. Aucun autre possible, c'était le dernier acte du 
drame surgi entre eux : l'un ou l'autre devait dispa- 
raître : et au moment où les mains de sa mère le 
frôlèrent, il eut un brusque recul. 
— Laissez-moi, fit-il d'une voix brève. 
Alors lentement, en la regardant toujours, il alla 
jusqu'à la porte. Dans ses yeux, une lueur passa, 
comme s'il avait voulu lui jeter, en dépit de tout, un 
dernier adieu et résumer en une seconde ses adora-