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Full text of "Œuvres"

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OEUVRES 


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J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME  QUATRIÈME. 


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DE  L'IMPRIMERIE  DE  P.  DIDOT  L*AINÉ, 


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OEUVRES 


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J.  J.  ROUSSEAU 


CITOYEN  DE  GENÈVE. 


NOUVELLE  ÉDITION 

OaNEX  DE  TIROT  OaAYIT^ES. 

TOME  QUATRIÈME, 


•  *  • 

•  •  • 


A  PARTS  ••  '^ 


CHEZ  DETERVILLE,  LIBRAIRE, 

aVB  ■AVTKrilllliLI,  s*  8; 
ET  LEFEVBE,  BUE  DE  L'ÉPEROR,  W*. 


MO  CGC  XVII. 


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•  •• 





•  •       • 


JULIE 


OU 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


QUATRIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

DE  MADAME  DE  WOLMAA  A  MADAME  P'ORBE. 

Que  ta  tardes  long-temps  à  revenir!  Toutes  ces 
aUées  et  venues  ne  m  accommodent  point.  Que 
d'heures  se  perdent  à  te  rendre  où  tu  devrois 
toujours  être,  et,  qîûifpii}  .çîK,*à' t^n.jâloigner! 
L'idée  de  se  voir  pour  îsi  peii  de  téia^^.  gâ^te  tout 
le  plaisir  d'être  ensemble:  ?^*$èns-:ftti  pas  qu'être 
ainsi  altemativemenr  chrâ  toi  et  chez  moi ,  c'est 
n'être  bien  nulle  panrt?^^njjBàagiitês-tu  point 
quelque  moyen  de  faire  que  tu  sois  en  même 
temps  chez  l'une  et  chez  l'autre? 

Que  faisons^nous,  chère  cousine?  Que  d'in^ 
stants  précieux  nous  laissons  perdre,  quand  il 
ne  nous  en  reste  plus  à  prodiguer?  Les  années 
se  multiplient,  la  jeunesse  commence  à  fuir,  la 

4.  '  .1 


•%• 


2  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

vie  s'écoule  ;  le  bopheur  passager  qu  elle  offre 
est  entre  nos  mains,  et  nous  négligeons  den 
jouir!  Te  souvient*il  du  temps  où  nous  étions 
encore  filles  ,  de  ces  premiers  temps  si  char- 
mants et  si  doux  qu  on  ne  retrouve  plus  dans 
un  autre  âge,  et  que  le  cœur  oublie  avec  tant 
de  peine?  Combien  de  fois,  forcées  de  nous  sé- 
parer pour  peu  de  jours  et  même  pour  peu 
d'heures,  nous  disions  en  nous  embrassant  tris- 
tement, Ah  !  si  jamais  nous  disposons  de  nous , 
on  ne  nous  verra  plus  séparées  !  Nous  en  dispo- 
sons maintenant ,  et  nous  passons*  la  moitié  de 
Tannée  éloignées  lune  de  lautre.  Quoi!  nous 
aimerions-nous  moins  ?  Chère  et  tendre  amie , 
nous  le  sentons  toutes  deux ,  combien  le  temps , 
rhabitude  et  tes  bien&its,  ont  rendu  notre  at- 
tachement plus  fort  et  plus  indissoluble.  Pour 
moi,  ton  ^tbsence  me  paroit  de  jour  en  jour 
plus  insupportable,  et  je  ne  puis  plus  vivre  un 
instant  sans  toi.  Ce  progrès  oe  notre  amitié  est 
plus  nfiU}r^l-qn  il  ft^s^mUf^^  il  a  sa  raison  dans 

aotre  sitnifîoïi^iinsïïiUQ  dans  nos  caractères.  Â 

•  *  ••••••• 

mesure  quoU j^vkf^  thiàge  tous  les  sentiments 
se  concentrai  ;*'pq,V{V9fd  tous  les  jours  quelque 
chose  de  c^f (^i^.'ÀoVkçCttil^her ,  et  Ion  ne  le  rem- 
place plus. 'On  meurt  ainsi  par  degrés,  jusqu a 
ce  que,  n aimant  enfin  que  soi-même,  on  ait 
cessé  de  sentir  et  de  vivre  av€Uit  de  cesser  d'exis- 
ter. Mais  un  cœur  sensible  se  défend  de  toute  sa 
force  contre  cette  mort  anticipée;  quand  le  froid 
commence  aux  extrémités ,  il  rassemble  autour 


QUATRIÈME  PARTIE.  3 

de  lui  toute  sa  chaleur  naturelle;  plus  il  perd , 
plus  il  s  attache  à  ce  qui  lui  reste,  et  il  tient 
pour  ainsi  dire  au  dernier  objet  par  les  liens 
de  tou£  les  autres. 

Voilà  ce  qu'il  me  semble  éprouver  déjà,  quoi- 
. que  jeune  encore.  Ah!  ma  chère,  mon  pauvre 
cœur  a  tant  aimé  !  il  s'est  épuisé  de  si  bonne 
heure ,  qu'il  vieillit  avant  le  temps  ;  et  tant  d'af- 
fections diverses  l'ont  tellement  absorbé,  qu'il 
n'y  reste  plus  de  place  pour  des  attachements 
nouveaux.  Tu  m'as  vue  successivement  fille, 
amie,  amante,  épouse  et  mère.  Tu  sais  si  tous 
ces  titres  m'ont  été  chers  !  Quelques  uns  de  ces 
liens  sont  détruits,  d'autres  sont  relâchés.  Ma 
mère,  ma  tendre  mère  n'est  plus;  il  ne  me  reste 
que  des  pleurs  à  donner  à  sa  mémoire ,  et  je  ne 
goûte  qu'à  moitié  le  plus  doux  sentiment  de  la 
nature.  L'amour  est  éteint,  il  l'est  pour  jamais, 
et  c'est  encore  une  place  qui  ne  sera  point  rem- 
plie. Nous  avons  perdu  ton  digne  et  bon  mari 
que  j'aimois  comme  la  chère  moitié  de  toi-mê- 
me ,  et  qui  méritoit  si  bien  ta  tendresse  et  mon 
amitié.  Si  mes  fils  étoient  plus  grands,  l'amour 
maternel  rempliroit  tous  ces  vides  :  mais  cet 
amour,  ainsi  que  tous  les  autres,  a  besoin  de 
communication;  et  quel  retour  peut  attendre 
une  mère  d'un  en&nt  de  quatre  ou  cinq  ans  ? 
Nos  enfanta  nous  sont  cfaers  long-temps  avant 
qu'ils  puissent  le  sentir  et  nous  aimer  à  leur  tour; 
et  cependant  on  a  si  grand  besoin  de  dire  com*- 
bien  on  les  aime  à  quelqu'un  qui  nous  entende  ! 


I. 


4  LA  NOUVELLE  fiÉLOÏSE. 

Mon  mari  m  entend ,  mais  il  ne  me  répond  pas 
assez  à  ma  fentaisie  ;  la  tête  ne  lui  en  tourne  pas 
comme  à  moi  :  sa  tendresse  pour  eux  est  trop 
raisonnable;  j  en  veux  une  plus  vive  et  qui  res- 
semble mieux  à  la  mienne.  Il  me  faut  une  amie, 
une  mère  qui  soit  aussi  folle  que  moi  de  mes  en- 
fants et  des  siens.  En  un  mot,  la  maternité  me 
rend  lamitié  plus  nécessaire  encore ,  par  le  plai- 
sir de  parler  sans  cesse  de  mes  enfants  sans 
donner  de  lennui.  Je  sens  que  je  jouis  double- 
ment des  caresses  de  mon  petit  Marcellin  quand 
je  te  les  vois  partager.  Quand  j'embrasse  ta  fille, 
je  crois  te  presser  contre  mon  sein.  Nous  1  avons 
dit  cent  fois  ;  en  voyant  tous  nos  petits  bambins 
jouer  ensemble,  nos  cœurs  unis  les  confondent, 
et  nous  ne  savons  plus  à  laquelle  appai  tient 
cbacun  des  trois. 

Ce  n  est  pas  tout ,  j  ai  de  fortes  raisons  pour 
te  souhaiter  sans  cesse  auprès  de  moi,  et  ton 
absence  m  est  cruelle  à  plus  d  un  égard.  Songe 
à  mon  éloignement  pour  toute  dissimulation, 
et  à  cette  continuelle  réserve  où  je  vis  depuis 
près  de  six  ans  avec  Tbomme  du  monde  qui 
m  est  le  plus  cher.  Mon  odieux  secret  me  pèse 
de  plus  en  plus ,  et  semble  chaque  jour  devenir 
plus  indispensable.  Plus  Tfaonnèteté  veut  que  je 
le  révèle ,  plus  la  prudence  m  oblige  à  le  garder. 
Conçois-tu  quel  état  affreux  cest  pour  une 
femme  de  porter  la  défiance ,  le  mensonge  et  la 
crainte,  jusque  dans  les  bras  d'un  époux,  de 
n'oser  ouvrir  son  cœur  à  celui  qiu  le  possède , 


QUATBIÈME  PAETIE.  5 

et  de  lui  cacher  la  moitié  de  sa  vie  pour  as- 
surer le  repos  de  Tautre.  A  qui ,  grand  dieu  !  faut- 
il  déguiser  mes  plus  secrètes  pensées,  et  celer 
Tintérieur  d'une  ame  dont  il  auroit  lieu  d'être 
si  content?  A  M.  de  Wolmar,  à  mon  mari,  au 
plus  digne  époux  dont  le  ciel  eut  pu  récom- 
penser la  vertu  d  une  fille  chaste  !  Pour  Favoir 
trompé  une  fois ,  il  faut  le  tromper  tous  les 
jours ,  et  me  sentir  sans  cesse  indigne  de  toutes 
ses  bontés  pour  moi.  Mon  cœur  n  ose  accepter 
aucun  témoignage  de  son  estime ,  ses  plus  ten- 
dres caresses  me  font  rougir,  et  toutes  les  mar- 
ques de  respect  et  de  considération  quil  me 
donne  se  changent  dans  ma  conscience  en  op- 
probres et  en  signes  de  mépris.  II  est  bien  dur 
d  avoir  à  se  dire  sans  cesse ,  Cest  une  autre  que 
moi  quil  honore.  Ah!  s  il  me  connoissoit,  il  ne 
me  traiteroit  pas  ainsi.  Non ,  je  ne  puis  suppor* 
ter  cet  état  affreux  ;  je  ne  suis  jamais  seule  avec 
cet  homme  respectable  que  je  ne  sois  prête  à 
tomber  à  genoux  devant  lui ,  à  lui  confesser  ma 
faute ,  et  à  mourir  de  douleur  et  de  honte  à  ses 
pieds. 

Cependant  les  raisons  qui  m  ont  retenue  dès 
le  commencement  prennent  chaque  jour. de 
nouvelles  forces ,  et  je  n  ai  pas  un  motif  de  par- 
ler qui  ne  soit  une  raison  de  me  taire.  En  con- 
sidérant Tétat  paisible  et  doux  de  ma  famille , 
je  ne  pense  point  sans  e£Froi  qu  un  seul  mot  y 
peut  causer  un  désordre  irréparable.  Après  six 
ans  passés  dans  une  si  parfaite  union,  irai<-je 


6  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

troubler  le  repos  d  un  mari  si  sage  et  si  bon , 
qui  na  dautre  volonté  que  celle  de  son  heu- 
reuse épouse  ,  ni  d  autre  plaisir  que  de  voir 
régner  dans  sa  maison  Tordre  et  la  paix  ?  Con- 
tri8terai*je  par  des  troubles  domestiques  les 
vieux  jours  d'un  père  que  je  vois  si  content ,  si 
cbarmé  du  bonheur  de  sa  fille  et  de  son  ami  ? 
Exposerai-je  ces  chers  enfants ,  ces  enfants  ai- 
mables et  qui  promettent  tant ,  à  n  avoir  qu'une 
éducation  négligée  ou  s(:andaleuse ,  à  se  voir  les 
tristes  victimes  de  la  discorde  de  leurs  parents , 
entre  un  père  enflammé  dune  juste  indigna- 
tion ,  agité  par  la  jalousie ,  et  une  mère  infor- 
tunée et  coupable ,  toujours  noyée  dans  les 
pleurs?  Je  connois  M.  de  Wolmar  estiniant  sa 
femme  ;  que  sais^je  ce  qu'il  sera  ne  Te^timant 
pltis?  Peut-être  n  est-il  si  modéré  que  parceque 
la  passion  qui  domineroit  dans  soâ  caractère 
n'a  pas  encore  eu  lieu  de  se  développer.  Peut- 
être  sera-t-il  aussi  violent  dans  Femportement 
de  la  colère  qu'il  est  doux  et  tranquille  tant  qu'il 
n'a  nul  sujet  de  s'irriter. 

Si  je  dois  tant  d'égards  à  tout  ce  qui  m'en- 
vironne, ne  m'en  dois-je  point  aussi  quelques 
uns  à  moi-même?  Six  ans  d'une  vie  honnête 
et  régulière  n'efFacent-ils  rien  des  erreurs  de  la 
jeunesse?  et  faut-il  m'exposer  encore  à  la  peine 
d  une  faute  que  je  pleure  depuis  si  long-temps  ? 
Je  te  l'avoue,  ma  cousine,  je  ne  tourne  point  sans 
répugnance  les  yeux  sur  le  passé;  il  m'humilie 
jusqu'au  découragement,  et  je  suis  trop  sensible 


QUATRIÈME  PARTIE.  7 

à  la  honte  pour  en  supporter  Fidée  sans  retomber 
dans  une  sorte  de  désespoir.  Le  temps  qui  s  est 
écoulé  depuis  mon  mariage  est  celui  quil  faut 
que  j  envisage  pour  me  rassurer.  Mon  état  pré- 
sent m'inspire  une  confiance  que  d'importuns 
souvenirs  voudroient  m*ôter.  J  aime  à  nourrir 
mon  cœur  des  sentiments  d'honneur  que  je  crois 
retrouver  en  moi.  Le  rang  d'épouse  et  de  mère 
m'élève  l'ame  et  me  soutient  contre  les  remords 
d'un  autre  état.  Quand  je  vois  mçs  enfants  et  leur 
père  autour  de  moi,  il  me  semble  que  tout  y 
respire  la  vertu  ;  ils  chassent  de  mon  esprit  l'idée 
même  de  mes  anciennes  fautes.  Leur  innocence 
est  la  sauvegarde  de  la  mienne  ;  ils  m'en  de  - 
viennent  plus  chers  en  me  rendant  meilleure  ; 
et  j'ai  tant  d'horreur  pour  tout  ce  qui  blesse 
rhonnèteté ,  que  j'ai  peine  à  me  croire  la  même 
qui  put  l'oublier  autrefois.  Je  me  sens  si  loin  de 
ce  que  j'étois,  si  sûre  de  ce  que  je  suis ,  qu'il  s'en 
fiaiut  peu  que  je  ne  regarde  ce  que  j'aurois  à  dire 
comme  un  aveu  qui  m'est  étranger  et  que  je  ne 
suis  plus  obligée  de  faire. 

Voilà  l'état  d'incertitude  et  d'anxiété  dans  le- 
quel je  flotte  sans  cesse  en  ton  absence.  Sais- tu 
ce  qui  arrivera  de  tout  cela  quelque  jour?  Mon 
père  va  bientôt  partir  pour  Berne,  résolu  de 
n'en  revenir  qu  après  avoir  vu  la  fin  de  ce  long 
procès  dont  il  ne  veut  pas  nous  laisser  l'embar- 
ras ,  et  ne  se  fiant  pas  trop  non  plus,  je  pense , 
à  notre  zèle  à  le  poursuivre.  Dans  l'intervalle  de 
son  départ  à  son  retour,  je  resterai  seule  avec 


8  LA  IVOUVELLE  HÉLOÏSE. 

mon  mari ,  et  je  sens  qu  il  sera  presque  impos- 
sible que  mon  ÙlXslI  secret  ne  m'échappe.  Quand 
nous  avons  du  monde,  tu  sais  que  M.  de  Wol- 
mar  quitte  souvent  la  compagnie  et  fait  volon- 
tiers seul  des  promenades  aux  environs  :  il  cause 
avec  les  paysans  ;  il  s  informe  de  leur  situation  ; 
il  examine  Tétat  de  leurs  terres  ;  il  les  aide  au 
besoin  de  sa  bourse  et  de  ses  conseils.  Mais 
quand  nous  sommes  seuls,  il  ne  se  promène 
qu  avec  moi  ;  il  quitte  peu  sa  femme  et  ses  en- 
fants, et  se  prête  à  leurs  petits  jeux  avec  une 
simplicité  si  charmante ,  qu  alors  je  sens  pour 
lui  quelque  chose  de  plus  tendre  encore  quà 
lordinaire.  Ces  moments  d'attendrissement  sont 
d autant  plus  périlleux  pour  la  réserve,  qui! 
me  fournit  lui-même  les  occasions  den  man- 
quer ,  et  qu'il  ma  cent  fois  tenu  des  propos  qui 
sembloient  m  exciter  à  la  confiance.  Tôt  ou  tard 
il  faudra  que  je  lui  ouvre  mon  cœur ,  je  le 
sens  ;  mais,  puisque  tu  veux  que  ce  soit  de  con- 
cert entre,  nous  et  avec  toutes  les  précautions 
que  la  prudence  autorise ,  reviens,  et  fais  de 
moins  longues  absences ,  ou  je  ne  réponds  plus 
de  rien. 

Ma  douce  amie ,  il  faut  achever  ;  et  ce  qui 
reste  importe  assez  pour  me  coûter  le  plus  à 
dire.  Tu  ne  m  es  pas  seulement  nécessaire  quand 
je  suis  avec  mes  enÊints  ou  avec  mon  mari , 
mais  sur-tout  quand  je  suis  seule  avec  ta  pauvre 
Julie  ;  et  la  solitude  m  est  dangereuse  précisé- 
ment parcequ  elle  m  est  douce,  et  que  souvent 


QUATRIEME  PARTIE.  9 

je  la  cherche  sans  y  sooger.  Ce  n  est  pas ,  tu  le 
sais ,  que  mon  cœur  se  ressente  encore  de  ses 
anciennes  blessures  ;  non  :  il  est  £^éri ,  je  le  sens , 
j  en  suis  très  sûre  :  j'ose  me  croire  vertueuse.  Ce 
n  e9t  point  le  présent  .que  je  craius ,  c  est  le  passé 
qui  me  tourmente.  Il  est  des  souvenirs  aussi  re- 
doutables que  le  sentiment  actuel  ;  on  s  attendrit 
par  réminiscence  ;  on  a  honte  de  se  sentir  pleu- 
rer, et  Ion  nen  pleure  que  davantage.  Ces  lar- 
mes sont  de  pitié ,  .de  regret ,  de  repentir  ;  la- 
mour  ny  a  plus  de  part;  il  ne  m  est  plus  rien  : 
mais  je  pleure  les  maux  qu'il  a  causés;  je  pleure 
le  sort  d  un  homme  estimable  que  des  feux  in- 
discrètement nourris  ont  privé  du  repos  et  peut- 
être  de  la  vie.  Hélas  !  sans  doute  il  a  péri  dans  ce 
long  et  périlleux  voyage  que  le  désespoir  lui  a 
fait  entreprendre.  S'il  vivoit,  du  bout  du  monde 
il  nous  eût  donné  de  ses  nouvelles  ;  près  de  qua- 
tre ans  se  sont  écoulés  depuis  son  départ.  On  dit 
que  lescadre  sur  laquelle  il  est  a  souffert  mille 
désastres ,  qu  elle  a  perdu  les  trois  quarts  de  ses 
équipages ,  que  plusieurs  vaisseaux  sont  sub- 
mergés ,  qu'on  ne  sait  ce  qu'est  devenu  le  reste. 
Il  n'est  plus ,  il  n'est  plus  ;  un  secret  pressenti- 
mfiut  me  l'annonce.  L'infortuné  n'aura  pas  été 
plus  épargné  que  tant  d'autres.  La  mer,  les  ma-^ 
ïadies,  la  tristesse,  bien  plus  cruelle,  auront 
abrégé  ses  jours.  Ainsi  s'éteint  tout  ce  qui  brille 
un  moment  sur  la  terre.  11  manquoit  aux  tour- 
ments de  ma  conscience  d'avoir  à  me  reprocher 
la  mort  d'un  honnête  homme.  Ah  !  ma  chère , 


lO  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

quelle  ame  cétoit  que  la  sienne!...  comme  il 
savoit  aimer!...  Il  mëritoit  de  vivre...  U  aura  pré- 
senté devant  le  souverain  jug[e  une  ame  foible , 
mais  saine  et  aimant  la  vertu...  Je  mefForce  en 
vain  de  chasser  ces  tristes  idées  ;  à  chaque  instant 
elles  reviennent  malgré  moi.  Pour  les  bannir  , 
ou  pour  les  régler,  ton  amie  a  besoin  de  tes 
soins  ;  et  puisque  je  ne  puis  oublier  cet  infortuné, 
j aime  mieux  en  causer  avec  toi  que  dy  penser' 
toute  seule. 

Regarde ,  que  de  raisons  augmentent  le  besoin 
continuel  que  j'ai  de  t'avoir  avec  moi!  Plus  sage 
et  plus  heureuse,  si  les  mêmes  raisons  te  man- 
quent ,  ton  cœur  sent-il  moins  le  même  besoin  ? 
S'il  est  bien  vrai  que  tu  ne  veuilles  point  te  rema- 
rier,  ayant  si  peu  de  contentement  de  ta  famille, 
quelle  maison  te  peut  mieux  convenir  que  celle- 
ci  ?  Pour  moi ,  je  souffre  à  te  savoir  dans  la  tienne; 
car,  malgré  ta  dissimulation ,  je  connois  ta  ma- 
nière d'y  vivre ,  et  ne  suis  point  dupe  de  laîr 
folâtre  que  tu  viens  nous  étaler  à  Clarens.  Tu 
m  as  bien  reproché  des  défauts  en  ma  vie  ;  mais 
j  en  ai  un  très  grand  à  te  reprocher  à  ton  tour  ; 
cest  que  ta  douleur  est  toujours  concentrée  et 
solitaire.  Tu  te  caches  pour  t'affliger ,  comme  si 
tu  rougissois  de  pleurer  devant  ton  amie.  Claire, 
je  n  aime  pas  cela.  Je  ne  suis  point  injuste  comme 
toi  ;  je  ne  blâme  point  tes  regrets ,  je  ne  veux 
pas  quau  bout  de  deux  ans,  de  dix  ,  ni  de  toute 
ta  vie ,  tu  cesses  d'honorer  la  mémoire  d'un  si 
tendre  époux;  mais  je  te  blâme,  après  avoir 


QUATRIÈME  PARTIE.  II 

passé  tes  plus  beaux  jours  à  pleurer  avec  ta 
Jolie ,  de  lui  dérober  la  douceur  de  pleurer  à 
son  tour  avec  toi ,  et  de  laver  par  de  plus  dignes 
larmes  la  honte  de  celles  qu  elle  versa  dans  ton 
sein.  Si  tu  es  fâchée  de  t'afflig^r ,  ah  !  tu  ne  con- 
nois  pas  la  véritable  affliction.  Si  tu  y  prends 
une  sorte  de  plaisir ,  pourquoi  ne  veux-tu  pas 
que  je  le  partage  ?  Ignores-tu  que  la  commu- 
nication des  cœurs  imprime  à  la  tristesse  je  ne 
sais  quoi  de  doux  et  de  touchant  que  n  a  pas 
le  contentement?  et  lamitié  na-t-elle  pas  été 
spécialement  donnée  aux  malheureux  pour  le 
soulagement  de  leurs  maux  et  la  consolation  de 
leurs  peines  ? 

VoÂà ,  ma  chère ,  des  considérations  que  tu 
devrois  iiaiire,  et  auxquelles  il  faut  ajouter  qu'en 
te  proposant  de  venir  demeurer  avec  moi  je  ne 
te  parle  pas  moins  au  nom  de  mon  mari  quau 
mien.  Il  ma  paru  plusieurs  fois  surpris,  presque 
scandalisé  ,  que  deux  amies  telles  que  nous 
n  habitassent  pas  enseknble  ;  il  assure  te  lavoir 
dit  à  toi-même ,  et  il  n  est  pas  homme  à  parler 
inconsidérément.  Je  ne  sais  quel  parti  tu  pren- 
dras sur  mes  représentations  ;  j'ai  lieu  d'espérer 
qa'H  sera  tel  que  je  le  désire.  Quoi  qu'il  en  soit , 
le  mien  est  pris,  et  je  n'en  changerai  pas.  Je 
n'ai  point  oublié  le  temps  où  tu  voulois  me  sui- 
vre en  Angleterre.  Amie  incomparable,  cest  à 
présent  mon  tour.  Tu  connois  mon  aversion 
pour  la  ville,  mon  goût  pour  la  campagne, 
pour  les  travaux  rustiques,  et  l'attachement  que 


12  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

trois  ans  de  séjour  m  ont  donné  pour  ma.  maj* 
son  de  Clarens.  Tu  nig[nores  pas  non  plus 
quel  embarras  cest  de  déménager  avec  toute 
une  famille ,  et  combien  ce  seroit  abuser  de  la 
complaisance  de  mon  père  de  le  transplanter 
si  souvent.  Hé  bien  !  si  tu  ne  veux  pas  quitter 
ton  ménage  et  venir  gouverner  le  mien,  je  sui» 
résolue  à  prendre  une  maison  à  I^usanne ,  où 
nous  irons  tous  demeurer  avec  toi.  Arrange-toi 
là-dessus;  tout  le  veut,  mon  cœur,  mon  de- 
voir ,  mon  bonbeur ,  mon  honneur  conservé  , 
ma  raison  recouvrée ,  mon  état , .  mon  mari , 
mes  enfants ,  moi-même  ;  je  te  dois  tout  ;  tout 
ce  que  j  ai  de  bien  me  vient  de  toi ,  je  ne  vois 
rien  qui  ne  my  rappelle ,  et  sans  toi  je  ne  SQis 
rien.  Viens  donc,  ma  bien-aimée ,  mon  ange 
tutélaire ,  viens  conserver  ton  ouvrage ,  viens 
jouir  de  tes  bienfaits.  N  ayons  plus  qu  une  fa- 
mille ,  comme  nous  n  avons  qu  une  ame  pour 
la  cbérir  ;  tu  veilleras  sur  leducation  de  mes 
fils ,  je  veillerai  sur  celle  de  ta  fille  :  nous  nous 
partagerons  les  devoirs  de  mère,  et  nous  en 
doublerons  les  plaisirs.  Nous  élèverons  nos  cœurs 
ensemble  à  celui  qui  purifia  le  mien  par  tes  soins; 
et  n  ayant  plus  rien  à  désirer  en  ce  monde ,  nous 
attendrons  en  paix  lautre  vie.  dans  le  sein  de 
Tinnocence  et  de  lamitié. 


r 


QUATRIÈME  PARTIE.  l3 


LETTRE  IL 

RÉPONSE  DE  MADAME  d'oRBE 

A   MADAME  DE  WOLMAR. 

Al  ON  dieu!  cousine,  que  ta  lettre  m'a  donné 
de  plaisir!  Charmante  prêcheuse  !...  charmante, 
en  vérité ,  mais  prêcheuse  pourtant...  pérorant  à 
ravir.  Des  œuvres  ,  peu  de  nouvelles.  L'archi- 
tecte athénien...  ce  beau  diseur...  tu  sais  bien... 
dans  ton  vieux  Plutarque...  Pompeuses  descrip- 
tions, superbe  temple!...  Quand  il  a  tout  dit, 
l'autre  revient;  un  homme  uni,  lair  simple,  grave 
et  posé...  comme  qui  diroit  ta  cousine  Claire... 
D'une  voix  creuse ,  lente  et  même  un  peu  na- 
sale... Ce  guUla  dit^  je  le  ferai.  Il  se  tait ,  et  les 
mains  de  battre.  Adieu  Thomme  aux  phrases. 
Mon  enfant,  nous  sommes  ces  deux  architectes; 
le  temple  dont  il  s'agit  est  celui  de  l'amitié. 

Résumons  un  peu  les  belles  choses  que  tu  m'as 
dites.  Premièrement,  que  nous  nous  aimions, 
et  puis ,  que  je  t'étois  nécessaire  ;  et  puis ,  que 
tu  me  Fétois  aussi  ;  et  puis ,  qu'étant  libres  de 
passer  nos  jours  ensemble  il  les  y  falloit  passer. 
Et  tu  as  trouvé  tout  cela  toute  seule  !  Sans  men- 
tir tu  es  une  éloquente  personne  !  Oh  bien  !  que 
je  t'apprenne  à  quoi  je  m'occupois  de  mon  côté 
tandis  que  tu  méditois  cette  sublime  lettre. 


l4  LA   NOUVELLE  UÉLOÏSE. 

Après  cela  tu  jug^eras  toi-même  lequel  vaut  le 
mieux  de  ce  que  tu  dis  ou  de  ce  que  je  fais. 

A  peine  eus-je  perdu  mon  mari ,  que  tu  rem- 
plis le  vide  qu  il  avoit  laissé  dans  mon  cœur.  De 
son  vivant  il  en  partageoit  avec  toi  les  affec- 
tions ;  dès  qu  il  ne  fut  plus  ,  je  ne  fus  qu  a  toi 
seule  ;  et ,  selon  ta  remarque  sur  Faccord  de  la 
tendresse  maternelle  et  de  lamitié ,  ma  fille 
même  n  etoit  pour  nous  qu  un  lien  de  plus.  Non 
seulement  je  résolus  dès-lors  de  passer  le  reste 
de  ma  vie  avec  toi ,  mais  je  formai  un  projet 
plus  étendu.  Pour  que  nos  deux  familles  n  en 
fissent  qu  une  ,  je  me  proposai ,  supposant  tous 
les  rapports  convenables ,  d'unir  un  jour  ma 
fille  à  ton  fils  aîné  ^  et  ce  nom  de  mari ,  trouvé 
par  plaisanterie ,  me  parut  d'heureux  augure 
pour  le  lui  donner  un  jour  tout  de  bon. 

Dans  ce  desaein ,  je  cherchai  d  abord  à  lever 
les  embarras  d  une  succession  embrouillée  ;  et , 
me  trouvant  assez  d^  bien  pour  sacrifier  quelque 
chose  à  la  liquidation  du  reste ,  je  ne  songeai 
qu  à  mettre  le  partage  de  ma  fille  en  effets  as- 
surés et  à  labri  de  tout  procès.  Tu  sais  que  j  ai 
des  fantaisies  sur  bien  des  choses  ;  ma  folie  dans 
celle-ci  étoit  de  te  surprendre.  Je  m  etois  mis  en 
tête  d  entrer  un  beau  matin  dans  ta  chambre , 
tenant  dune  main  mon  enfant,  de  lautre  un 
porte-feuille ,  et  de  te  présenter  Tun  et  lautre 
avec  un  beau  compliment  pour  déposer  en  tes 
mains  la  mère ,  la  fille  et  leur  bien ,  c  est-à-dire 
la  dot  de  cellQ-ci.  Gouverne-la,  voulois-je  te 


QUATRIÈME  PARTIE.  iS 

dire  ,  comme  il  convient  aux  intérêts  de  ton 
fils  ;  car  c est  désormais  son  affaire  et  la  tienne; 
pour  moi  je  ne  m  en  mêle  plus. 

Remplie  de  cette  charmante  idée  ,  il  fallut 
m'en  ouvrir  à  quelqu'un  qui  m  aidât  à  lexécu- 
ter.  Or ,  devine  qui  je  choisis  pour  cette  confi- 
dence. Un  certain  M.  de  Wolmar  :  ne  le  conno!- 
trois-tu  point  ?  —  Mon  mari ,  cousine  •*  —  Oui , 
ton  mari  y  cousine.  Ce  même  homme  à  qui  tu 
as  tant  de  peine  à  cacher  un  secret  qu'il  lui  im- 
porte de  ne  pas  savoir  est  celui  qui  t'en  a  su 
taire  un  qu'il  t'eût  été  si  doux  d'apprendre.  C'é- 
toit  là  le  vrai  sujet  de  tous  ces  entretiens  mys- 
térieux dont  tu  nous  faisois  si  comiquement  la 
guerre.  Tu  vois  comme  ils  sont  dissimulés  ces 
maris.  N'est-il  pas  bien  plaisant  que  ce  soient 
eux  qui  nous  accusent  de  dissimulation  ?  J  exi- 
geois  du  tien  davantage  encore.  Je  voyois  fort 
bien  que  tu  méditois  le  même  projet  que  moi 
mais  plus  en  dedans ,  et  comme  celle  qui  n'ex- 
hale ses  sentiments  qu'à  mesure  qu'on  s'y  livre. 
Cherchant  donc  à  te  ménager  une  surprise  plus 
agréable ,  je  voulois  que ,  quand  tu  lui  propo^ 
serois  notre  réunion ,  il  ne  parût  pas  fort  ap- 
prouver cet  empressement,  et  se  montrât  un 
peu  firoid  à  consentir.  Il  me  fit  là-dessus  une  ré- 
ponse que  j'ai  retenue  'et  que  tu  dois  bien  re- 
tenir; car  je  doute  que,  depuis  qu'il  y  a  des  ma- 
ris au  monde ,  aucun  d'eux  en  ait  fait  une  pa- 
reille. La  voici  :  u  Petite  cousine ,  je  connois  Ju- 
u  lie...  je  la  connois  bien...  mieux  qu'elle  ne  croit 


l6  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

«peut-être.  Son  cœur  est  trop  honnête  pour 
u  quon  doive  résister  à  rien  de  ce  quelle  désire, 
«et  trop  sensible  pour  qu  on  le  puisse  sans  Tai- 
u  fliger.  Depuis  cinq  ans  que  nous  sommes  unis , 
«  je  ne  crois  pas  qu  elle  ait  reçu  de  moi  le  moin- 
u  dre  chagrin  ;  j'espère  mourir  sans  lui  en  avoir 
«  jamais  fait  aucun.  »  Cousine ,  songe-s-y  bien  : 
voilà  quel  est  le  mari  dont  tu  médites  sans  cesse 
de  troubler  indiscrètement  le  repos. 

Pour  moi ,  j  eus  moins  de  délicatesse ,  ou  plus  ' 
de  confiance  en  ta  douceur  ;  et  j  éloignai  si  na- 
turellement les  discours  auxquels  ton  cœur  te 
ramenoit  souvent  ,  que ,  ne  pouvant  taxer  le 
mien  de  s'attiédir  pour  toi ,  tu  t  allas  mettre 
dans  la  tête  que  j  attendois  de  secondes  noces  , 
et  que  je  t  aimois  mieux  que  tout  autre  chose , 
hormis  un  mari.  Car ,  vois-tu ,  ma  pauvre  en- 
fant ,  tu  n  as  pas  un  secret  mouvement  qui  m'é- 
chappe; je  te  devine ,  je  te  pénètre,  je  perce  jus- 
qu'au plus  profond  de  ton  ame  ;  et  c'est  pour 
cela  que  je  t'ai  toujours  adorée.  Ce  soupçon , 
qui  te  faisoit  si  heureusement  prendre  le  change, 
m'a  paru  excellent  à  nourrir.  Je  me  suis  mise  à 
faire  la  veuve  coquette  assez  bien  pour  t'y  trom-» 
per  toi-même  :  c'est  un  rôle  pour  lequel  le  ta- 
lent me  manque  moins  que  l'inclination.  J'ai 
adroitement  employé  cet  air  agaçant  que  je  ne 
sais  pas  mal  prendre ,  et  avec  lequel  je  me  suis 
quelquefois  amusée  à  persifler  plus  d'un  jeune 
fat.  Tu  en  as  été  tout-à-fait  la  dupe^  et  m'as  crue 
prête  à  chercher  un  successeur  à  l'homme  du 


QUATRIÈME  PARTIE.  '    17 

molûde  auquel  il  étoit  le  moius  aisé  d  en  trou- 
ver. Mais  je  suis  trop  franche  pour  pouvoir  me 
contrefaire  long-temps ,  et  tu  tes  bientôt  rassu- 
rée. Cependant  je  veux  te  rassurer  encore  mieux 
en  t'expliquant  mes  vrais  sentiments  sur  ce 
point. 

Je  te  Fai  dit  cent  fois  étant  fille ,  je  n  etois 
point  faite  pour  être  femme.  S'il  eût  dépendu  de 
moi,  je  ne  me  serois  point  mariée;  mais  dans 
noire  sexe  on  n  achète  la  liberté  que  par  lescla-» 
vage ,  et  il  faut  commencer  par  être  servante 
pour  devenir  sa  maîtresse  un  jour.  Quoique  mon 
père  ne  me  gênât  pas ,  j  avois  des  chagrins  dans 
ma  famille.  Pour  m  en  délivrer,  j  épousai  donc 
M.  d'Orbe.  Il  étoit  si  honnête  homme  et  m  aimoit 
si  tendrement ,  que  je  Taimai  sincèrement  à  mon 
tour.  Lexpérience  me  donna  du  mariage  une 
idée  plus  avantageuse  que  celle  que  j  en  avois 
conçue,  et  détruisit  les  impressions  que  m  en 
avoit  laissées  fà  Chaillot.  M.  d'Orbe  me  rendit 
heureuse  et  ne  s  en  repentit  pas.  Avec  un  autre 
jaurois  toujours  rempli  mes  devoirs,  mais  je 
Taurois  désolé  ;  et  je  sens  qu  il  falloit  un  aussi 
bon  mari  pour  faii^  de  moi  une  bonne  femme. 
Imaginerois-tu  que  c  est  de  cela  même  que  j  Pa- 
vois à  me  plaindre  ?  Mon  enfant ,  nous  nous 
aimions  trop ,  nous  n  étions  point  gais.  Une  ami- 
tié plus  légère  eût  été  plus  folâtre;  je  laurois 
préférée ,  et  je  crois  que  j*aurois  mieux  aimé 
vivre  moins  contente  et  pouvoir  rire  plus  sou- 
vent. 

4.  a 


l8  LA   NOUVELLE   HÉL0Ï8E. 

A  cela  se  joignirent  les    sujets  particuliers 
d'inquiétude  que  me  donnoit  ta  situation.  Je 
n  ai  pas  besoin  de  te  rappeler  les  dang^ers  que 
ta  fait  courir  une  passion  mal  ré{];iée  :  je  les  vis 
en  frémissant.  Si  tu  n  avois  risqué  que  ta  vie , 
peut-être  un  reste  de  gaieté  ne  m  eùt-il  pas  tout- 
à-fait  abandonnée  :  mais  la  tristesse  et  lefïroi 
pénétrèrent  mon  ame  ;  et  jusqu'à  ce  que  je  t*aie 
vue  mariée ,  je  n  ai  pas  eu  un  moment  de  pure 
joie.  Tu  connus  ma  douleur ,  tu  la  sentis  :  elle  a 
beaucoup  fait  sur  ton  bon  cœur;  et  je  ne  ces- 
serai de  bénir  ces  heureuses  larmes  qui  sont  peut- 
être  la  cause  de  ton  retour  au  bien. 

Voilà  comment  s  est  passé  tout  le  temps  que 
j'ai  vécu  avec  mon  mari.  Juge  si ,  depuis  que 
Dieu  me  l'a  ôté  ,  je  pourrois  espérer  den  retrou- 
ver un  autre  qui  fbt  autant  selon  mon  cœur,  et 
si  je  suis  tentée  de  le  chercher.  Non ,  cousine ,  le 
mariage  est  un  état  trop  grave  ;  sa  dignité  ne  va 
point  avec  mon  humeur ,  elle  m'attriste  et  me 
sied  mal ,  sans  compter  que  toute  gêne  m'est  in- 
supportable. Pense ,  toi  qui  me  connois ,  ce  que 
peut  être  à  mes  yeux  un  lien  dans  lequel  je  n'ai 
pas  ri  durant  sept  ans  sept  petites  fois  à  mon 
aise.  Je  ne  veux  pas  faire  comme  toi  la  matrone 
à  vingt-huit  ans.  Je  me  trouve  une  petite  veuve 
assez  piquante ,  assez  mariable  encore  ;  et  je 
crois  que ,  si  j'étois  homme  »  je  .m'accommode- 
rois  assez  de  moi.  Mais  me  remarier ,  cousine  ! 
Écoute  ;  je  pleure  bien  sincèrement  mon  pau- 
vre mari  ;  j'aurois  donné  la  moitié  de  ma  vie 


QUATRIÈME  PARTIE.  19 

pour  passer  l'autre  avec  lui  ;  et  pourtant ,  s'il 
pouvoit  revenir ,  je  ne  le  reprendrois ,  je  crois, 
ïui-nième  que  parceque  je  lavois  déjà  pris. 

Je  viens  de  t  exposer  mes  véritables  intentions. 
Si  je  n  ai  pu  les  exécuter  encore  malgré  les  soins 
de  M.  de  Wolmar ,  c  est  que  les  difficultés  sem-* 
blent  crottre  avec  mon  zèle  à  les  surmonter. 
Mais  mon  zèle  sera  le  plus  fort,  et  avant  que 
fêté  se  passe  j  espère  me  réunir  à  toi  pour  le 
reste  de  nos  jours. 

U  reste  à  me  justifier  du  reproche  de  te  ca- 
cher mes  peines  et  d  aimer  k  pleurer  loin  de  toi  : 
je  ne  le  nie  pas ,  c  est  à  quoi  j  emploie  ici  le  meil- 
leur temps  que  j  y  passe.  Je  n  entre  jamais  dans 
ma  maison  sans  y  retrouver  des  vestiges  de  ce^ 
lui  qui  me  la  rendoit  chère,  Je  n  y  fais  pas  un 
pas ,  je  n  y  fixe  pas  un  objet ,  sans  apercevoir 
quelque  signe  de  sa  tendresse  et  de  la  bonté  de 
6on  coeur;  voudrois-tu  que  le  mien  nen  fut 
pas  ému?  Quand  je  suis  ici,  je  ne  sens  que 
la  perte  que  j*ai  faite;  quand  je  suis  près  de 
toi ,  je  ne  vois  que  ce  qui  m  est  resté.  Peux  -  tu 
me  faire  un  crime  de  ton  pouvoir  sur  mon 
humeur?  Si  je  pleure  en  ton  absence  et  si  jie 
ris  près  de  toi ,  d  où  vient  cette  différence  ?  Pe-- 
tite  ingrate  !  c  est  que  tu  me  consoles  de  tout , 
et  que  je  ne  sais  plus  m  affliger  de  rien  quand 
je  te  possède. 

Tu  as  dit  bien  des  choses  en  faveur  de  notre 
ancienne  amitié  :  mais  je  ne  te  pardonne  pas 
d  oublier  celle  qui  me  fkit  le  plus  d'honneur  ; 


a. 


:20  LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE. 

c'est  de  te  chérir  quoique  tu  m'éclipses.  Ma  Ju- 
lie ,  tu  es  faite  pour  régner.  Ton  empire  est  le 
plus  absolu  que  je  connoisse  :  il  setend  jus- 
que sur  les  volontés ,  et  je  Téprouve  plus  que 
personne.  Comment  cela  se  fait  -  il ,  cousine? 
Nous  aimons  toutes  deux  la  vertu  ;  Thonnêteté 
nous  est  également  chère  ;  nos  talents  sont  les 
mêmes  ;  j  ai  presque  autant  d  esprit  que  toi ,  et 
ne  suis  guère  moins  jolie.  Je  sais  fort  bien  tout 
cela  ;  et  malgré  tout  cela  tu  m  en  imposes ,  tu 
me  subjugues ,  tu  m  atterres ,  ton  génie  écrase 
le  mien ,  et  je  ne  suis  rien  devant  toi.  Lors  même 
que  tu  vivois  dans  des  liaisons  que  tu  te  repro- 
chois  ,  et  que ,  n  ayant  point  imité  ta  faute ,  j  au- 
rois  dû  prendre  Fascendant  à  mon  tour,  il  ne  te 
demeuroit  pas  moins.  Ta  foiblesse ,  que  je  blà- 
mois ,  me  sembloit  presque  une  vertu  ;  je  ne'pou- 
vois  m'empêcher  d  admirer  en  toi  ce  que  j  aurois 
repris  dans  une  autre.  Enfin ,  dans  ce  temps-là 
même ,  je  ne  t'abordois  point  sans  un  certain 
mouvement  de  respect  involontaire  ;  et  il  est  sûr 
que  toute  ta  douceur ,  toute  la  familiarité  de  ton 
commerce  étoit  nécessaire  pour  me  rendre  ton 
amie:  naturellement  je  devois  être  ta  servante. 
Explique  si  tu  peux  cette  énigme;  quant  à  moi, 
je  n  y  entends  rien. 

Mais  si  fait  pourtant ,  je  lentends  un  peu ,  et 
je  crois  même  Tavoir  autrefois  expliquée  ;  c  est 
que  ton  cœur  vivifie  tous  ceux  qui . lenviron- 
nent ,  et  leur  donne  pour  ainsi  dire  un  nouvel 
être  dont  ils  sont  forcés  de  lui  faire  hommage , 


QUATRIÈME  PARTIE.  21 

puisqu'ils  ne  Fauroient  point  eu  sans  lui.  Je  t  ai 
rendu  d'importants  services,  j'en  conviens  :  tu 
m  en  fais  souvenir  si  souvent  quil  n  y:  a  pas 
moyen  de  Foublier.  Je  ne  le  nie  point ,  sans  moi 
tu  étois  perdue.  Mais  qu  ai-je  fait  que  te  rendre 
ce  que  j  avois  reçu  de  toi?  Est-il  possible  de  te 

^voir  long-«temps  sans  se  sentir  pénétrer  lame  des 
charmes  de  la  vertu  et  des  douceurs  de lamitié? 
Ne  sais-tu  pas  que  tout  ce  qui  t  approche  est 
par  toi-même  armé  pour  ta  défense ,  et  que  je 
nai  par-dessus  les  autres quelavantage  des  gar* 
des  de  Sésostris , d'être  de  ton  âge  et  de  ton  sexe, 
et  d avoir  été  élevée  avec  toi?  Quoi  quil  en  soit, 
Claire  se  console  de  valoir  moins  que  Julie  ,  en 
ce  que  sans  Julie  elle  vaudroit  bien  moins  eur 
core;  et  puis,  à  te  dire  la  vérité,  je  crois  que 
nous  avions  grand  besoin  lune  de  lautre ,  et  que 
chacune  des  deux  y  perdroit  beaucoup  si  le  sort 
nous  eût  séparées. 

Ce  qui  me  fâche  le  plus  dans  les  affaires  qui 
me  rc^tiennent  encore  ici ,  c  est  le  risque  de  ton 
secret  toujours  prêt  à  s'échapper  de  ta  bouche. 
Considère ,  je  t'en  conjure ,  que  ce  qui  te  port^ 
à  le  garder  est  une  raison  forte  et  solide ,  et  que 

.ce  qui  te  porte  à  le  révéler  n'est  qu'un  sentiment 

•  aveugle.  Nos  soupçons  même  que  ce  secret  n'en 
est  plus  un  pour  celui  quil  intéresse  nous  sont 

une  raison  de  plus  pour  ne  le  lui  déclarer  qu'a- 
vec la  plus  grande  circonspection.  Peut-être  la 
réserve  de  ton  mari  est-elle  un  exemple  et  une 
leçon  pour  nous  ;  car  en  de  pareilles  matières  il 


A^  La  nouvelle  héloïse. 

y  a  souvent  une  grande  différence  entre  ce  qu  on 
feint  d'ignorer  et  ce  qu'on  est  forcé  de  savoir. 
Attende  donc,  je  l'exige ,  que  nous  en  délibérions 
(encore  une  lois.  Si  tes  pressentiments  étoient 
fondés  et  que  ton  déplorable  ami  ne  fui  plus ,  le 
meilleur  parti  qui  restéroit  à  prendre  seroit  de 
laisser  son  histoire  et  tes  malheurs  ensevelis^ 
avec  lui.  S'il  vit  y  comme  je  l'espère ,  le  cas  peut 
devenir  diffëretit  ;  mais  encore  faut^ll  que  ce 
cas  se  présente.  En  tout  état  de  cause ,  crois-tu 
ne  devoir  aucun  égard  aux  derniers  conseils 
d'un  infortuné  dont  tous  les  mauji  sont  ton  ou^ 
vrûge  ? 

A  l'égard  dés  dangers  de  la  solitude ,  je  con- 
çois et  j'approuve  tes  alarmes ,  quoique  je  les 
sache  très  mal  fondées.  Tes  fautes  passées  te  ren- 
dent craintive  ;  j'en  augure  d'autant  mieux  du 
présent ,  et  tu  le  serois  bien  moins  s'il  té  restoit 
plus  de  sujet  de  letre  :  mais  je  ne  puis  te  passer 
ton  effroi  sur  le  sort  de  notre  pauvre  ami.  A 
présent  que  te^  àflfections  ont  changé  d'espèce , 
crois  qu'il  ne  m'est  pas  moins  cher  qu'à  toi.  Ce-* 
^pendant  j'ai  des  pressentiments  tout  contraires 
aux  tiens ,  et  mieux  d'accord  avec  la  raison.  My- 
lord  Edouard  a  reçu  deux  fois  de  ses  nouvelles, 
et  m'a  écrit  à  la  seconde  qu'il  étoit  dans  la  mer 
du  Sud ,  ayant  déjà  passé  lés  dangers  dont  tu 
parles.  Tu  sais  cela  aussi  bien  que  moi^  et  tu 
t'affliges  comme  si  tu  n'en  savois  rien.  Mais  ce 
que  tu  ne  sais  pas  et  qu'il  faut  t'apprendre  , 
c'est  que  le  vaisseau  sur  lequel  il  a  été  vu  il  y  a 


QUATRIÈME  PARTIE.  ^3 

deux  mois  à  la  hauteur  des  Canaries ,  faisant 
voile  en  Europe.  Voilà  ce  qu'on  écrit  de  Hol- 
lande à  mon  père,  et  dont  il  n  a  pas  manqué  de. 
me  feire  part ,  selon  sa  coutume  de  mlnstruire 
des  affaires  publiques  beaucoup  plus  exactement 
que  des  siennes.  Le  cœur  me  dit  à  moi  que  nous 
ne  serons  pas  long-temps  sans  recevoir  des  nou- 
velles de  notre  philosophe ,  et  que  tu  en  seras 
pour  tes  larmes ,  à  moins  qu après  lavoir  pleuré 
mort  tu  ne  pleures  de  ce  qu'il  est  en  vie.  Mais  ^ 
dieu  merci,  tu  nen  es  plus  là. 

Deh  !  fosse  or  qui  quel  miser  pur  un  poco  , 
Ch'  è  già  di  pian  gère  e  di  yiver  lasso  (f  )  ! 

Voilà  ce  que  j'avois  à  te  répondre.  Celle  qui 
t  aime  t  offire  et  partage  la  douce  espérance  d  une 
éternelle  réunion.  Tu  vois  que  tu  nen  as  formé 
le  projet  ni  seule  ni  la  première,  et  que  lexécu- 
tion  en  est  plus  avancée  que  tu  ne  pensois.  Prends 
donc  patience  encore  cet  été ,  ma  douce  amie  : 
il  vaut  mieux  tarder  à  se  rejoindre  que  d  avoir 
encore  à  se  séparer. 

Hé  bien  !  belle  madame ,  ai«>je  tenu  parole , 
et  mon  triomphe  est-il  complet?  Allons,  quon 
se  mette  à  genoux ,  qu  on  baise  avec  respect  cette 
lettre ,  et  qu  on  reconnoisse  humblement  qu  au 
moins  une  fois  en  la  vie  Julie  de  Wolmar  a  été 
vaincue  en  amitié  (2). 

(i)  Eh!  que  n'est-il  un  moment  ici  ce  pauvre  malheu- 
reux, déjà  las  de  souffrir  et  de  vivre  !  Pétr. 
(2)  Que  cette  bonne  Suissesse  est  heureuse  d^étre  gaie , 


^4  LA  NOUVELLE  HÉL0Ï8E. 


l  I  tw 


LETTRE  III. 

DE  l'amant  PE  JULIE  A  MADAME  D'OBBE. 

JVia  cousine,  ma  bienfaitrice,  monamie,j  arrive 
des  extrémités  de  la  terre,  et  jen  rapporte  un 
cœur  tout  plein  de  vous.  J  ai  passé  quatre  fois  la 
ligne  ;  j  ai  parcouru  le»  deux  hémisphères  ;  j'ai 
vu  les  quatre  parties  du  monde  ;  j  en  ai  mis  le 
diamètre  entre  nous  ;  j  ai  fait  le  tour  entier  du 
globe ,  et  n  ai  pu  vous  échapper  un  moment.  On 
a  beau  fuir  ce  qui  nous  est  cher,  son  image,  plus 
vite  que  la  mer  et  les  vents ,  nous  suit  au  bout 
de  ]  univers  ;  et  par-tout  oii  ton  se  porte ,  avec 
soi  Ion  y  porte  ce  qui  nous  fait  vivre.  J  ai  beau- 
coup soufïert  ;  j  ai  vu  souffrir  davantage.  Que  d In- 
fortunés j'ai  vus  mourir!  Hélas  !  ils  mettoient  un 
si  grand  prix  à  la  vie  !  et  moi  je  leur  ai  survécu  !... 
Pieut^ètre  étois-je  en  effet  moins  à  plaindre  ^  les 
misères  de  mes  compagnons  m*étoient  plus  sen-* 
sibles  que  les  miennes  ;  je  les  voyois  tout  entiers 
à  leurs  peines  ;  ils  dévoient  souffrir  plus  que 

quand  elle  est  gaie  sans  eeprit,  sans  naïveté ,  sans  (inesse  ! 
Elle  ne  «e  doute  pas  des  apprêts  qu'il  faut  parmi  nous 
pour  faire  passer  la  bonne  humeur.  Elle  ne  sait  pas  qu'oq 
n'a  point  cette  bonne  humeur  pour  soi ,  mais  pour  les 
autres,  et  qq'oi)  ne  rit  pas  pour  rire ,  mais  pour  être  ap« 
pla^di. 


r 


QUATRIÈME  PARTIE.  2$ 

moi.  Je  me  disois:  Je  suis  mal  ici,  mais  il  est 
un  coin  sur  la  terre  oii  je  suis  heureux  et  pai- 
sible 9  et  je  me  dédommageois  au  bord  du  lac 
de  Geuéve  de  ce  que  j endurois  sur  locéan.  J ai 
le  bonheur  en  arrivant  de  voir  confirmer  mes 
espérances;  mylord  Edouard  m  apprend  que 
vous  jouissez  toutes  deux  de  la  paix  et  de  la 
santé,  et  que,  si  vous  en  particulier  avez  perdu 
le  doux  titre  d'épouse,  il  vous  reste  ceux  da** 
mie  et  de  mère  ,  qui  doivent  suffire  à  votre  * 
bonheur.  *^ 

Je  suis  trop  pressé  de  vous  envoyer  cette  let- 
tre ,  pour  vous  faire  à  présent  un  détail  de  mon 
voyage  ;  j  ose  espérer  d  en  avoir  bientôt  une  oc- 
casion plus  commode.  Je  me  contente  ici  de  vous 
en  donner  une  légère  idée,  plus  pour  exciter 
que  pour  satisfaire  votre  curiosité.  J  ai  mis  près 
de  quatre  ans  au  trajet  immense  dont  je  viens 
de  vous  parler,  et  suis  revenu  dans  le  même 
vaisseau  sur  lequel  j'étois  parti ,  le  seul  que  le 
commandant  ait  ramené  de  son  escadre. 

Jai  vu  d  abord  TAmérique  méridionale,  ce 
vaste  continent  que  le  manque  de  fer  a  soumis 
aux  Européens ,  et  dont  ils  ont  fait  un  désert 
pour  s  en  assurer  lempire.  J  ai  vu  les  côtes  du 
Brésil,  où  Lisbonne  et  Londres  puisent  leurs 
trésors,  et  dont  les  peuples  misérables  foulent 
aux  pieds  Tor  et  les  diamants  sans  oser  y  porter 
la  main.  J  ai  traversé  paisiblement  les  mers  ora- 
geuses, qui.  sont  sous  le  cercle  antarctique;  jai 


26  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

trouvé  dans  la  mer  Pacifique  les  plus  effroyables 
tempêtes , 

E  in  mar  dubbioso  sotto  ig;noto  polo 
Provai  l'onde  fallaci,  e^l  vente  infido(i). 

Tai  vu  de  loin  le  séjour  de  ces  prétendus 
géants  (2)  qui  ne  sont  grands  quen  courage,  et 
dont  lindépendance  est  plus  assurée  par  une 
vie  simple  et  frugale  que  par  une  haute  stature. 
J'ai  séjourné  trois  mois  dans  une  île  déserte  et 
délicieyse ,  douce  et  touchante  image  de  lanti* 
que  beauté  de  la  nature,  et  qui  semble  être 
confinée  au  bout  du  monde  pour  y  servir  d  asile 
à  finnocence  et  à  lamour  persécutés  :  mais  la- 
vide  Européen  suit  son  humeur  fiairoucbe  en 
empêchant  Tlndien  paisible  de  Thabiter,  et  se 
rend  justice  en  ne  Thabitant  pas  lui-même. 

J  ai  vu  sur  les  rives  du  Mexique  et  du  Pérou 
le  même  spectacle  que  dans  le  Brésil  :  f  en  ai  vu 
les  rares  et  infortunés  habitants ,  tristes  restes 
de  deux  puissants  peuples ,  accablés  de  fers  , 
d  opprobre  et  de  misères  ,  au  milieu  de  leurs 
riches  métaux,  reprocher  au  ciel  en  pleurant 
les  trésors  qu il  leur  a  prodigués.  J  ai  vu  Imcen- 
die  affreux  d  une  ville  entière  sans  résistance  et 
sans  défenseurs.  Tel  est  le  droit  de  la  guerre 
parmi  les  peuples  savants ,  humains  et  polis  de 
l'Europe  ;  on  ne  se  borne  pas  à  faire  à  son  en- 

(i)  Et  sur  des  mers  suspectes,  sous  un  pôle  inconnu, 
j^éprouvai  la  trahison  de  l'onde  et  Tinfidélitë  des  vents. 
(a)  Les  Patagof  s. 


QUATRIÈME  PARTIE.  27 

nemi  tout  le  mal  dont  on  peut  tirer  du  profit , 
mais  on  compte  pour  un  profit  tout  le  mal  qu  on 
peut  lui  faire  à  pure  perte.  J  ai  côtoyé  presque 
toute  la  partie  occidentale  de  rAmérique ,  non 
sans  être  frappé  d  admiration  en  voyant  quinze 
cents  lieues  de  côte  et  la  plus  grande  mer  du 
monde  sous  lempire  d'une  seule  puissance  qui 
tient  pour  ainsi  dire  en  sa  main  les  clefe  d  un 
hémisphère  du  globe. 

Après  avoir  traversé  la  grande  mer,  j  ai  trouvé 
dans  lautre  continent  un  nouveau  spectacle.  J  ai 
vu  la  plus  nombreuse  et  la  plus  illustre  nation 
de  lunivers  soumise  à  une  poignée  de  brigands  ; 
j'ai  vu  de  près  ce  peuple  célèbre,  et  nai  plus  été 
surpris  de  le  trouver  esclave.  Autant  de  fins  con- 
quis qu  attaqué,  il  fut  toujours  en  proie  au  pre- 
mier venu  et  le  sera  jusqua  la  fin  des  siècles.  Je 
Tai  trouvé  digne  de  son  sort,  n ayant  pas  même 
le  courage  d  en  gémir.  Lettré  ^  lâche ,  hypocrite 
et  charlatan  ;  parlant  beaucoup  sans  rien  dire , 
plein  desprit  sans  aucun  génie,  abondant  en  si- 
gnes et  stérile  en  idées  ;  poli ,  complimenteur , 
adroit,  fourbe  et  fripon;  qui  met  tous  les  de- 
voirs en  étiquettes ,  toute  la  morale  en  simagrées , 
et  ne  connott  d'autre  humanité  que  les  saluta- 
tions et  les  révérences.  J'ai  surgi  dans  une  se* 
conde  ile  déserte ,  plus  inconnue ,  plus  cfaar«- 
mante  encore  que  la  première,  et  où  le  plus 
cruel  accident  faillit  à  nous  confiner  pour  ja- 
mais. Je  fus  le  seul  peut-être  qu'un  eul  si  doux 
n'épouvanta  point.  Ne  suis-je  pas  désormais  pai^ 


28  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

tout  en  exil  ?  J  ai  vu  dans  ce  lieu  de  délices  et 
d  effiroi  ce  que  peut  tenter  Tindustrie  humaine 
pour  tirer  rhomme  civilisé  d  une  solitude  où  rien 
ne  lui  manque ,  et  le  replonger  dans  un  goufire 
de  nouveaux  besoins. 

J  ai  vu  dans  le  vaste  océan ,  où  il  devroit  être 
si  doux  à  des  hommes  d  en  rencontrer  d  autres , 
deux  grands  vaisseaux  se  chercher ,  se  trouver , 
s'attaquer ,  se  battre  avec  fureur ,  comme  si  cet 
espace  immense  eut  été  trop  petit  pour  chacun 
d'eux.  Je  les  ai  vus  vomir  lun  contre  l'autre  le 
fer  et  les  flammes.  Dans  un  combat  assez  court , 
j'ai  vu  l'image  de  lenfer  ;  j'ai  entendu  les  cris  de 
joie  des  vainqueurs  couvrir  les  plaintes  des  bles- 
sés et  les  gémissements  des  mourants.  J'ai  reçu 
en  rougissant  ma  part  d'un  immense  butin;  je 
l'ai  reçu ,  mais  en  dépôt  ;  et  s'il  fut  pris  sur  des 
malheureux,  c'est  à  des  malheureux  qu'il  sera 
rendu. 

J'ai  vu  l'Europe  transportée  à  l'extrémité  de 
l'Afrique  par  ]es  soins  de  ce  peuple  avare,  pa- 
tient et  laborieux ,  qui  a  vaincu  par  le  temps  et 
la  constance  des  difficultés  que  tout  l'héroïsme 
des  autres  peuples  n'a  jamais  pu  surmonter.  J  ai 
vu  ces  vastes  et  malheureuses  contrées  qui  ne 
semblent  destinées  qu'à  couvrir  la  terre  de  trou- 
peaux d'esclaves.  A  leur  vil  aspect  j'ai  détourné 
les  yeux  de  dédain,  d'horreur  et  de  pitié;  et 
voyant  la  quatrième  partie  de  mes  semblables 
changée  en  bêtes  pour  le  service  des  autres ,  j'ai 
gémi  d'être  homme. 


QUATRIÈME  PARTIE.  2g 

Enfin  j'ai  vu  dans  mes  compagnons  de  voyage 
an  peuple  intrépide  et  fier ,  dont  l'exemple  et  la 
liberté  rétablissoient  à  mes  yeux  Thonneur  de 
mon  espèce ,  pour  lec](hel  la  douleur  et  la  mort 
ne  sont  rien ,  et  qui  ne  craint  au  monde  que  la 
faim  et  lennui.  J  ai  vu  dans  leur  chef  un  capi- 
taine ,  un  soldat ,  un  pilote ,  un  sage ,  un  grand 
homme ,  et,  pour  dire  encore  plus  peut-être,  le 
digne  ami  d'Edouard  Bomston  :  mais  ce  que  je 
n'ai  point  vu  dans  le  monde  entier,  c'est  quel- 
qu'un qui  ressemble  à  Glaire  d'Orbe ,  à  Julie 
d'Étange ,  et  qui  puisse  consoler  de  leur  perte 
un  cœur  qui  sut  les  aimer. 

Comment  vous  parler  de  ma  guérison  ?  C'est 
de  vous  que  je  dois  apprendre  à  la  connoitre. 
Reviens-je  plus  libre  et  plus  sage  que  je  ne  suis 
parti?  J'ose  le  croire  et  ne  puis  l'affirmer.  La 
même  image  régne  toujours  dans  mon  cœur  ; 
vous  savez  s'il  est  possible  qu'elle  s'en  efface  : 
mais  son  empire  est  plus  digne  d'elle  ;  et  si  je 
ne  me  £us  pas  illusion ,  elle  régne  dans  ce  cœur 
infortuné  comme  dans  le  vôtre.  Oui ,  ma  cou- 
sine ,  il  me  semble  que  sa  vertu  m'a  subjugué , 
que  je  ne  suis  pour  elle  que  le  meilleur  et  le  plus 
tendre  ami  qui  fut  jamais ,  que  je  ne  fais  plus 
que  l'adorer  comme  vous  l'adorez  vous-même  ; 
ou  plutôt  il  me  semble  que  mes  sentiments  ne 
se  sont  pas  affoiblis,  mais  rectifiés;  et,  avec 
quelque  soin  que  je  m'examine ,  je  les  trouve 
aussi  purs  que  l'objet  qui  les  inspire.  Que  puis- 
je  vous  dire  de  plus  jusqu'à  l'épreuve  qui  peut 


3o  LA  NOUVELLE  HÉ^LOÎSE. 

m  apprendre  à  juger  de  moi?  Je  suis  sincère  et 
vrai  ;  je  veux  être  ce  que  je  dois  être  :  mais 
comment  répondre  de  mon  cœur  avec  tant  de 
raisons  de  m  en  défier  ?%uis-je  le  maître  du 
passé?  Peux -je  empêcher  que  mille  feux  ne 
m'aient  autrefois  dévoré  ?  Comment  distingue- 
rai-je  par  la  seule  imagination  ce  qui  est  de  ce 
qui  fut?  et  comment  me  représenterai-je  amie 
celle  que  je  ne  vis  jamais  qu  amante  ?  Quoi  que 
vous*  pensiez  peut-être  du  motif  secret  de  mon 
empressement ,  il  est  honnête  et  raisonnable  ; 
il  mérite  que  vous  lapprouviez.  Je  réponds 
davance  au  moins  de  mes  intentions.  Souffrez 
que  je  vous  voie ,  et  m  examinez  vous-même  ; 
ou  laissez-moi  voir  Julie,  et  je  saurai  ce  que 
je  suis. 

Je  dois  acccompagner  mylord  Edouard  en 
Italie.  Je  passerai  près  de  vous  ;  et  je  ne  vous 
verrois  point  !  Pensez-vous  que  cela  se  puisse  ? 
Eh  !  si  vous  aviez  la  barbarie  de  l'exiger ,  vous 
mériteriez  de  netre  pas  obéie.  Mais  pourquoi 
l'exigeriez- vous  ?  N'êtes-vous  pas  cette  même 
Glaire ,  aussi  bonne  et  compatisj^ante  que  ver- 
tueuse et  sage  ,  qui  daigna  m'aimer  dès  sa  plus 
tendre  jeunesse ,  et  qui  doit  m'aimer  bien  plus 
encore  aujourd'hui  que  je  lui  dois  tout  (i)?  Non, 
non ,  chère  et  charmante  aroie ,   un  si   cruel 

(i)  Que  lui  doit-il  donc  tant,  à  elle  qui  a  fait  les  ipal* 
heurs  de  sa  vie?  Malheureux  questionneur!  il  lui  doit 
Thonneur,  la  vertu  ,  le  repos  de  celle  qu'il  aime;  il  lui 
doit  ton  t. 


QUATRIÈME  PARTIE.  3l 

refus  ne  seroit  ni  de  vous  ni  Êiit  pour  moi  ;  il 
ne  mettra  point  le  comUe  à  ma  misère.  Encore 
une  fois ,  encore  une  fois  en  ma  vie ,  je  dépo- 
serai mon  cœur  à  vos  pieds.  Je  vous  verrai ,  vous 
y  consentirez.  Je  la  verrai^  elle  y  consentira. 
Vous  connoi8sez,trop  bien  toutes  deux  mon  res- 
pect pour  elle.  Vous  savez  si  je  suis  homme  à 
mofirir  à  ses  yeux  en  me  sentant  indigne  d  y 
paroitre.  Elle  a  déploré  si  long-temps'  Fouvrage 
de  ses  charmes!  ah!  quelle  voie  une  fois  Fou- 
vrage de  sa  vertu  ! 

P.  S.  Mylord  Edouard  est  retenu  pour  quel- 
que temps  encore  ici  par  des  affaires  :  s'il  m  est 
permis  de  vous  voir  ,  pourquoi  ne  prendrois- 
je  pas  les  devants  pour  être  plus  tôt  auprès  de 
vous  ? 


LETTRE  IV. 

DE  M.  DE  WOLMAR   A  l'aMANT  DE  JULIE. 

Quoique  nous  ne  nous  connoissions  pas  en<- 
core ,  je  suis  chargé  de  vous  écrire.  La  plus  sage 
et  la  plus  chérie  des  femmes  vient  d  ouvrir  son 
cœur  à  son  heureux  époux.  Il  vous  croit  digne 
d  avoir  été  aimé  délie,  et  il  vous  offre  sa  maison. 
Uinnocence  et  la  paix  y  régnent  ;  vous  y  trou- 
verez lamitié  ,  l'hospitalité  ,  Festime ,  la  con- 
fiance. Consultez  votre  cœur  ;  et  s'il  n  y  a  rien 


52  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

là  qui  vous  effraie,  venez  sans  crainte.  Yout  ne 
partirez  point  dlci  sans  y  laisser  un  ami. 

WOLMAR. 

p.  s.  Venez,  mon  ami,  nous  vous  attendons 
avec  empressement.  Je  n  aurai  pas  la  douleur 
que  vous  nous  deviez  un  refus. 

Julie. 


LETTRE  V. 


de  madame  d'orbe  a  l'amant  de  JULIE. 


DANS  CKTTE  LSTTBE  ÉTOIT  INCLUSE  LA.  PRECÉOENTE. 


Bien  arrivé!  cent  fois  le  bien  arrivé,  cher  Saint- 
Preux;  car  je  prétends  que  ce  nom  (i)  vous  de- 
meure, au  moins  dans  notre  société.  C'est,  je 
crois ,  vous  dire  assez  qu'on  n'entend  pas  vous 
en  exclure ,  à  moins  que  cette  exclusion  ne  vien- 
ne de  vous.  En  voyant  par  la  lettre  ci -jointe 
que  j'ai  fait  plus  que  vous  ne  me  demandiez, 
apprenez  à  prendre  un  peu  plus  de  confiance 
en  vos  amis,  et  à  ne  plus  reprocher  à  leur  cœur 
des  chagrins  qu'ils  partagent  quand  la  raison 
les  force  à  vous  en  donner.  M.  de  Wolmar  veut 
vous  voir;  il  vous  offre  sa  maison,  son  amitié, 

(i)  Cest  celui  qu'elle  lui  avoit  donné  devant  ses 
gens  à  son  précédent  voyage.  Voyez  troisième  partie , 
lettre  XIV. 


QUATRIÈME  PARTIE,  33 

ses  conseils  :  il  n  en  falloit  pas  tant  pour  calmer 
toutes  mes  craintes  sur  votre  voyage,  et  je  m  of- 
fenserois  moi-même  si  je  pouvois  un  moment 
me  défier  de  vous.  U  fait  plus,  il  prétend  vous 
guérir,  et  dit  que  ni  Julie,  ni  lui,  ni  vous^  ni 
moi,  ne  pouvons  être  parfaitement  heureux  sans 
cela.  Quoique  j  attende  beaucoup  de  sa  sagesse , 
et  plus  de  votre  vertu ,  j'ignore  quel  Sera  le  suC'* 
ces  de  cette  entreprise^  Ce  que  je  sais  bien,  cest 
qu  avec  la  femme  qu'il  a ,  le  soin  qu  il  veut  pren- 
dre est  une  pure  générosité  pour  vous. 

Venez  donc,  mon  aimable  ami,  dans  la  sécu-* 
rite  d'un  cœur  honnête,  satisfaire  1  empresse- 
ment que  nous  avons  tous  de  vous  embrasser 
et  de  vous  voir  paisible  et  content  ;  venez  dans 
votre  pays  et  parmi  vos  amis  vous  délasser  de 
vos  voyages  et  oublier  tous  les  maux  que  vous 
avez  soufferts.  La  dernière  fois  que  vous  me  vîtes 
j'étois  une  grave  matrone ,  et  mon  amie  étoit  à 
l'extrémité;  mais  à  présent  qu'elle  se  porte  bien ^ 
et  que  je  suis  redevenue  fille ,  me  voilà  tout  aussi 
folle  et  presque  aussi  jolie  qu'avant  mon  tna-f 
riagCi  Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  bien  sûr,  c'est 
que  je  n'ai  point  changé  pour  vous,  et  que  vous 
feriez  bien  des  fois  le  tour  du  monde  avant  d'y 
trouver  quelqu'un  qui  vous  aimât  comme  moi^ 


? 


34  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


LETTRE  VI. 

DE  SAINT-PREUX  A   MYLORD   EDOUARD. 

Je  me  lève  au  milieu  de  la  nuit  pour  vous  écrire. 
Je  ne  saurois  trouver  un  moment  de  repos.  Mon 
cœur  ag[ité,  transporté,  ne  peut  se  contenir  au- 
dedans  de  moi;  il  a  besoin  de  s'épancher.  Vous 
qui  lavez  si  souvent  garanti  du  désespoir,  soyeji 
le  cher  dépositaire  des  premiers  plaisirs  qu'il  ait 
goûtés  depuis  si  long-temps. 

Je  lai  vue ,  mylord  !  mes  yeux  Font  vue  !  J'ai 
entendu  sa  voix  ;  ses  mains  ont  touché  les  mien- 
nes ;  elle  ma  reconnu  ;  elle  a  marqué  de  la  joie 
à  me  voir  ;  elle  ma  appelé  son  ami ,  son  cher 
ami;  elle  ma  reçu  dans  sa  maison;  plus  heu- 
reux que  je  ne  fus  de  ma  vie,  je  loge  avec  elle 
sous  un  même  toit,  et  maintenant  que  je  vous 
écris  je  suis  à  trente  pas  d  elle. 

Mes  idées  sont  trop  vives  pour  se  succéder  ; 
elles  se  présentent  toutes  ensemble;  elles  se  nui- 
sent mutuellement.  Je  vais  marréter  et  repren- 
dre haleine  pour  t&cher  de  mettre  quelque  or- 
dre dans  mon  récit. 

A  peine  après  une  si  longue  absence  m'étois- 
je  livré  près  de  vous  aux  premiers  transports  de 
mon  cœur  en  embrassant  mon  ami ,  mon  libé- 
rateur et  mon  père,  que  vous  songeâtes  au  voya- 
ge dltalie.  Vous  me  le  fîtes  désirer  dans  lespoir 


QUATRIÈME  PARTIE.  35 

de  m  y  soulager  enfin  du  fardeau  de  mon  inuti- 
lité pour  vous.  Ne  pouvant  terminer  sitôt  les  af- 
faires qui  vous  retenoient  à  Londres,  vous  me 
proposâtes  de  partir  le  premier  pour  avoir  plus 
de  temps  à  vous  attendre  ici.  Je  demandai  la 
permission  d'y  venir;  je  lobtins,  je  partis;  et 
quoique  Julie  s'offrit  d avance  à  mes  regards^ 
en  songeant  que  j  allois  m  approcher  d  elle  je 
sentis  du  regret  à  m  éloigner  de  vous.  Mylord , 
nous  sommes  quittes,  ce  seul  sentiment  vous  a 
tout  payé. 

Il  ne  faut  pas  vous  dire  que  durant  toute  la 
route  je  n étois  occupé  que  de  lobjet  de  mon 
voyage;  mais  une  chose  à  remarquer,  c'est  que 
je  commençai  de  voir  sous  un  autre  point  de 
vue  ce  même  objet  qui  n'étoit  jamais  sorti  de 
mon  cœur.  Jusque-là  je  m'étois  toujours  rap- 
pelé Julie  brillante  comme  autrefois  des  char- 
mes de  sa  première  jeunesse;  j'avois  toujours 
vu  ses  beaux  yeux  animés  du  feu  qu'elle  m'in- 
spiroit;  ses  traits  chéris  n  ofFroient  à  mes  regards 
que  des  garants  de  mon  bonheur;  son  amour 
et  le  mien  se  mèloient  tellement  avec  sa  figure 
que  je  ne  pouvois  les  en  séparer.  Maintenant 
j'allois  voir  Julie  mariée ,  Julie  mère ,  Julie  in- 
différente. Je  m'inquiétois  des  changements  que 
huit  ans  d'intervalle  avoient  pu  faire  à  sa  beau- 
té. Elle  avoit  eu  la  petite  vérole  ;  elle  s'en  trou- 
voit  changée:  à  quel  point  le  pouvoit-elle  être? 
Moa  imagination  me  refusoit  opiniâtrement  des 
taches  sur  ce  charmant  visage;  et  sitôt  que  j'en 

3. 


36  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Yoyois  un  marqué  de  petite  vérole,  ce  nétoit 
plus  celui  de  Julie.  Je  pensois  encore  à  lentre^ 
vue  que  nous  allions  avoir,  à  la  réception  qu  elle 
m'alloit  faire.  Ce  premier  abord  se  présentoit  à 
mon  esprit  sous  mille  tableaux  différents,  et  ce 
moment  qui  de  voit  passer  si  vite  reveooit  pour 
moi  mille  fois  le  jour. 

Quand  j  aperçus  la  cime  des  monts,  le  coeur 
me  battit  fortement,  en  me  disant,  elle  est  là. 
La  même  chose  venoit  de  m'arriver  en  mer  à  la 
vue  des  côtes  d'Europe.  La  même  chose  m  etoit 
arrivée  autrefois  à  Meillerie  en  découvrant  la 
maison  du  baron  d'Étange.  Le  monde  n  est  ja- 
mais divisé  pour  moi  qu  en  deux  régions  ;  celle 
oii  elle  est ,  et  celle  où  elle  n  est  pas.  La  pre- 
mière s'étend  quand  je  m'éloigne ,  et  se  resserre 
à  mesure  que  j'approche ,  comme  un  lieu  où  je 
ne  dois  jamais  arriver.  Elle  est  à  présent  bornéf 
aux  murs  de  sa  chambre.  Hélas  !  ce  lieu  seul  est 
habité  ;  tout  le  reste  de  l'univers  est  vide. 

Plus  j'approchois  de  la  Suisse,  plus  je  me  sen- 
tois  ému.  L*instant  où  des  hauteurs  du  Jura  je 
découvris  le  lac  de  Genève  fut  un  instant  d'ex- 
tase et  de  ravissement.  La  vue  de  mon  pays^ 
de  ce  pays  si  chéri  où  des  torrents  de  plaisirs 
avoient  inondé  mon  cœur  ;  l'air  des  Alpes  si  sa- 
lutaire et  si  pur;  le  doux  air  de  la  patrie,  plus 
suave  que  les  parfums  de  l'Orient;  cette  terre 
riche  et  fertile ,  ce  paysage  unique ,  le  plus  beau 
dont  l'œil  humain  fut  jamais  frappé  ;  ce  séjour 
charmant  auquel  je  n'avois  rien  trouvé  d'égal 


QUATRIÈME  PARTIE*  87 

dans  le  tour  du  inonde;  laspect  d'un  peuple 
heureux  et  libre,  la  douceui*  de  la  saison,  la  sé- 
rénité du  climat,  mille  souvenirs  délicieux  qui 
réveilloient  tous  les  sentiments  que  j  avois  goû- 
tés; tout  cela  me  jetoit  dans  des  transports  que 
je  ne  puis  décrire,  et  sembloit  me  rendre  à-la- 
fois  la  jouissance  de  ma  vie  entière. 

En  descendant  vers  la  côte  je  sentis  une  im- 
pression nouvelle  dont  je  n'a  vois  aucune  idée  ; 
c'étoit  un  certain  mouvement  d  effroi  qui  me 
resserroit  le  cœur  et  me  troubloit  malgré  moi. 
Cet  effroi,  dont  je  ne  pouvois  démêler  la  cause, 
croissoit  à  mesure  que  j  approchois  de  la  ville  : 
il  ralentissoit  mon  empressement  d  arriver,  et  fit 
enfin  de  tels  progrès  que  je  mlnquiétois  autant 
de  ma  diligence  que  j  avois  fait  jusque-là  de  ma 
lenteur.  En  entrant  à  Yevai  la  sensation  que 
j^éprouvai  ne  fut  rien  moins  quagréable  :  je  fus 
saisi  d'une  violente  palpitation  qui  m  empèchoit 
de  respirer  ;  je  parlois  d  une  voix  altérée  et  trem-» 
Liante.  J  eus  peine  à  me  faire  entendre  en  de- 
mandant M.  de  Wolmar;  car  je  nosai  jamais 
nommer  sa  femme.  On  me  dit  qu'il  demeuroit 
à  Clarens.  Cette  nouvelle  m  ota  de  dessus  la  poi- 
trine un  poids  de  cinq  cents  livres  ;  et  prenant 
les  deux  lieues  qui  me  restoient  à  faire  pour  un 
répit,  je  me  réjouis  de  ce  qui  meut  désolé  dans 
un  autre  temps;  mais  j  appris  avec  un  vrai  cha- 
grin que  madame  d'Orbe  étoit  à  Lausanne.  J  en- 
trai dans  une  auberge  pour  reprendre  les  forces 
qui  me  maqquoient  :  il  me  fut  impossible  d  ava- 


38  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

1er  un  seul  morceau;  je  sufFoquois  en  buvant^ 
et  ne  pouvois  vider  un  verre  qu'à  plusieurs  re- 
prises. Ma  terreur  redoubla  quand  je  vis  mettre 
les  chevaux  pour  repartir.  Je  crois  que  j  auroîs 
donné  tout  au  monde  pour  voir  briser  une  roue 
en  chemin.  Je  ne  voyois  plus  Julie  ;  mon  imagi* 
nation  troublée  ne  me  présentoit  que  des  objets 
confus  ;  mon  ame  étoit  dans  un  tumulte  univer- 
sel. Je  connoissois  la  douleur  et^é  désespoir;  je 
les  aurois  préférés  à  cet  horrible  état.  Enfin  je 
puis  dire  n  avoir  de  ma  vie  éprouvé  d  ag^itation 
plus  cruelle  que  celle  où  je  me  trouvai  durant 
ce  court  trajet,  et  je  suis  convaincu  que  je  ne 
laurois  pu  supporter  une  journée  entière. 

En  arrivant  je  fis  arrêter  à  la  grille,  et,  me 
sentant  hors  d  état  de  faire  un  pas,  j  envoyai  le 
postillon  dire  qu  un  étranger  demandoit  à  parler 
à  M.  de  Wolmar.  Il  étoit  à  la  promenade  avec 
sa  femme.  On  les  avertit,  et  ils  vinrent  par  un 
autre  côté,  tandis  que,  les  yeux  fichés  sur  la  ve- 
nue,  jattendois  dans  dès  transes  mortelles  d'y 
voir  paroitre  quelqu'un. 

A  peine  Julie  ni  eut-elle  aperçu  qu  elle  me 
reconnut.  A  Tinstant,  me  voir,  s  écrier ,  courir, 
s  élancer  dans  mes  bras ,  ne  fut  pour  elle  qu  une 
même  chose.  A  ce  son  de  voix  je  me  sens  tres- 
saillir; je  me  retourne,  je  la  vois,  je  la  sens. 
O  mylord!  ô  mon  ami!...  je  ne  puis  parler... 
Adieu  crainte,  adieu  terreur,  effroi,  respect  hu- 
main. Son  regard ,  son  cri,  son  geste,  me  ren- 
dent en  un  moment  la  confiance,  le  courage  et 


QUATRIÈME  PARTIE.  3g 

les  forces.  Je  puise  dans  ses  bras  la  chaleur  et 
la  vie,  je  pétille  de  joie  en  la  serfant  dans  les 
miens.  Un  transport  sacré  nous  tient  dans  un 
long  silence  étroitement  embrassés  ^  et  ce  nest 
quaprès  un  si  doux  saisissement  que  nos  voix 
commencent  à  se  confondre  et  nos  yeux  à  mêler 
leurs  pleurs.  M.  de  Wolmar  étoit  là;  je  le  savois 
je  le  voyois  :  mais  qu  auroie-je  pu  voir?  Non  ^ 
quand  lunivers  entier  se  fût  réuni  contre  moi, 
quand  lappareil  des  tourments  meut  envi- 
ronné, je  naurois  pas  dérobé  mon  cœur  à  la 
moindre  de  ces  caresses,  tendres  prémices  d  une 
amitié  pure  et  sainte  que  nous  emporterons  dans 
le  ciel  ! 

Cette  première  impétuosité  suspendue ,  ma- 
dame de  Wolmar  me  prit  par  la  main ,  et,  se  re- 
tournant vers  son  mari,  lui  dit  avec  une  cer- 
taine grâce  d  innocence  et  de  candeur  dont  je  me 
sentis  pénétré,  Quoiqu'il  soit  mon  ancien  ami , 
je  ne  vous  le  présente  pas ,  je  le  reçois  de  vous , 
et  ce  nest  quhonoré  de  votre  amitié  qu  il  aura 
désormais  la  mienne.  Si  les  nouveaux  amis  ont 
moins  d  ardeur  que  les  anciens,  me  dit-il  en 
m  embrassant,  ils  seront  anciens  à  leur  tour, 
et  ne  céderont  point  aux  autres.  Je  reçus  ses 
embrassements,  mais  mon  cœur  venoit  de  s'é- 
puiser, et  je  ne  fis  que  les  recevoir. 

Après  cette  courte  scène  j  observois  du  coin 
de  Tgeil  qu  on  avoit  détaché  ma  malle  et  re- 
misé ma  chaise.  Julie  me  prit  sous  le  bras,  et 
je  m  avançai  avec  eux  vers  la  maison ,  presque 


I 


4o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

oppressé  d  aise  de  voir  qu  on  y  prenoit  po8Se»« 
sion  de  moi.  • 

Ce  fut  alors  qu  en  contemplant  plus  padsible-* 
ment  ce  visage  adoré  que  j  avois  cru  trouver  en* 
iaidi,  je  vis  avec  une  surprise  amère  et  douce 
quelle  étoit  réellement  plus  belle  et  plus  bril- 
lante que  jamais.  Ses  traits  charmants  se  sont 
mieux  formés  encore  ;  elle  a  pris  un  peu  plus 
d  embonpoint  qui  ne  fait  qu  ajouter  à  son  éblouis- 
sante blancheur.  La  petite  vérole  n  a  laissé  sur 
ses  joues  que  quelques  légères  traces  presque 
imperceptibles.  Au  lieu  de  cette  pudeur  souf- 
frante qui  lui  faisoit  autrefois  sans  cesse  baisser 
les  yeux,  on  voit  la  sécurité  de  la  vertu  s'allier 
dans  son  chaste  regard  à  la  douceur  et  à  la  sen* 
sibilité;  sa  contenance ,  non  moins  modeste,  est 
moins  timide;  un  air  plus  libre  et  des  grâces 
plus  franches  ont  succédé  à  ces  manières  con- 
traintes, mêlées  de  tendresse  et  de  honte;  et  si 
le  sentiment  de  sa  faute  la  rendoit  alors  plus 
touchante,  celui  de  sa  pureté  la  rend  aujour- 
d'hui plus  céleste, 

A  peine  étions-nous  dans  le  salon  quelle  dis- 
parut, et  rentra  le  moment  d'après.  Elle  n  étoit 
pas  seule.  Qui  pensez-vous  qu  elle  amenoit  avec 
elle?  Mylord ,  c  étoient  ses  enfants  !  ses  deux  en- 
fants plus  beaux  que  le  jour,  et  portapt  déjà  sur 
leur  physionomie  enfantine  le  charme  et  lattrait 
de  leur  mère!  Que  devins-je  à  cet  aspect?  cela 
ne  peut  ni  se  dire  ni  se  comprendre;  il  faut  le 
sentir.  Mille  mouvements  contraires  massailli- 


QUATRIÈME  PARTIE.  4' 

rent  à-la-fbis;  mille  cruels  et  délicieux  souve* 
nirs  vinrent  partager  mon  cœur.  O  spectacle  ! 
6  regrets  l  Je  me  seutois  déchirer  de  douleur  et 
transporter  de  joie.  Je  voyois  pour  ainsi  dire 
multiplier  celle  qui  me  fut  si  chère.  Hélas!  je 
voyois  au  même  instant  la  trop  vive  preuve 
qu'elle  ne  m'étoit  plus  rien ,  et  mes  pertes  sem- 
bl oient  se  multiplier  avec  ell&é 

6Ue  me  les  amena  par  la  main.  Tenez ,  me  dit- 
elle  d un  ton  qui  me  perqa lame ,  voilà  les  en- 
fants de  votre  amie;  lisseront  vos  amis  un  jour: 
soyez  le  leur  dès  aujourd'hui.  Aussitôt  ces  deux, 
petites  créatures  s  empressèrent  autour  de  moi , 
me  prirent  les  mains,  et,  m  accablant  de  leurs 
innocentes  caresses,  tournèrent  vers  lattendris-* 
sèment  toute  mon  émotion.  Je  les  pris  dans  mes 
bras  lun  et  Fautre  ;  et  les  pressant  contre  ce 
cœur  agité.:  Chers  et  aimables  enfants,  dis-je 
avec  un  soupir,  vous  avez  à  remplir  une  grande 
tâche.  Puissiez -vous  ressembler  à  ceux  de  qui 
vous  tenez  la  vie!  puissiez-vous  hniter  leurs  ver- 
tus, et  faire  un  jour  par  les  vôtres  la  consolation 
de  leurs  amis  infortunés  !  Madame  de  Wolmar 
enchantée  me  sauta  au  cou  une  seconde  fois, 
et  semhloit  me  vouloir  payer  pas  ses  caresses  de 
celles  que  je  faisois  à  ses  deux  fils.  Mais  quelle 
différence  du  premier  embrassement  à  celui-là  ! 
Je  l'éprouvai  avec  surprise.  C'étoit  une  mère  de 
famille  que  j  embrassois  ;  je  la  voyois  environ- 
pée  de  son  époux  et  ,de  ses  enfants;  ce  cortège 
|n  en  imposoit.  Je  trou\'ois  sur  son  visage  un  air 


42  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

de  digoké  qui  ae  m  a  voit  pas  frappé  d  abord  ; 
je  me  «entois  forcé  de  lui  porter  une  nouvelle 
sorte  de  respect  ;  sa  familiarité  m  etoit  presque  à 
charge;  quelque  belle  quelle  me  parût,  j aurois 
baisé  le  bord  de  sa  robe  de  meilleur  cœur  que 
sa  joue  :  dès  cet  instant ,  en  un  mot,  je  connus 
quelle  ou  moi  n étions  plus  les  mêmes,  et  j6 
commençai  tout  de  bon  à  bien  augurer  de  moi. 

M.  de  Wolmar  me  prenant  par  la  main  me 
conduisit  ensuite  au  logement  qui  m  etoit  des- 
tiné. Voilà,  me  dit-il  en  y  entrant,  votre  appar- 
tement :  il  nest  point  celui  d'un  étranger;  il  ne 
sera  plus  celui  d'un  autre  ;  et  désormais  il  res- 
tera vide,  ou  occupé  par  vous.  Jugez  si  ce  com- 
pliment me  fut  agréable;  mais  je  ne  le  méritois 
pas  encore  assez  pour  Fécouter  sans  confusion. 
M.  de  Wolmar  me  sauva  lembarras  d  une  ré- 
ponse. Il  m'invita  à  faire  un  tour  de  jardin.  Là  il 
fit  si  bien  que  je  me  trouvai  plus  à  mon  aise  ; 
et  prenant  le  ton  d'un  homme  instruit  de  mes 
anciennes  erreurs,  mais  plein  de  confiance  dans 
ma  droiture,  il  me  parla  comme  un  père  à  son 
enfant,  et  me  mit  à  force  d'estime  dans  l'impos- 
sibilité de  la  démentir.  Non,  mylord,  il  ne  s'est 
pas  trompé  ;  je  n'oublierai  point  que  j'ai  la 
sienne  et  la  vôtre  à  justifier.  Mais  pourquoi 
faut-il  que  mon  cœur  se  resserre  à  ses  bienfaits? 
Pourquoi  faut-il  qu'un  homme  que  je  dois  aimer 
soit  le  mari  de  Julie? 

Cette  journée  sembloit  destinée  à  tous  les 
genres  d'épreuves  que  je  pouvois  subir.  Revenus 


QUATRIÈME  PARTIE.  43 

avprès  de  madame  de  Wolmap^,  son  mari  fiit 
appelé  pour  quelque  ordre  à  donner,  et  je  res- 
tai seul  avec  elle. 

Je  me  trouvai  alors  dans  un  nouvel  embarras, 
le  plus  pénible  et  le  moins  prévu  de  tous.  Que 
lui  dire?  comment  débuter?  Oserois-je  rappeler 
nos  anciennes  liaisons  et  des  temps  si  présents 
à  ma  mémoire?  Laisserois-je  penser  que  je  les 
eusse  oubliés  ou  que  je  ne  m  en  souciasse  plus? 
Quel  supplice  de  traiter  en  étrangère  celle  qu'on 
porte  au  fond  de  son  cœur  !  Quelle  infamie  d  a* 
buser  de  l'hospitalité  pour  lui  tenir  des  discours 
qu  elle  ne  doit  plus  entendre  !  Dans  ces  perplexi- 
tés je  perdois  toute  contenance  ;  le  feu  me  mon- 
toit  au  visage  ;  je  n  osois  ni  parler ,  ni  lever  les 
yeux,  ni  faire  le  moindre  geste;  et  je  crois  que 
jeserois  resté  dans  cet  état  violent  jusqu'au  re- 
tour de  son  mari,  si  elle  ne  m'en  eût  tiré.  Pour 
elle,  il  ne  parut  pas  que  ce  tête-à-téte  l'eût  gênée 
en  rien.  Elle  conserva  le  même  maintien  et  les 
mêmes  manières  qu'elle  avoit  auparavant,  elle 
continua  de  me  parler  snr  le  même  ton  ;  seule- 
ment je  crus  voir  qu'elle  essayoit  d'y  mettre  en- 
core plus  de  gaieté  et  de  liberté,  jointe  à  un 
regard,  non  timide  et  tendre,  mais  doux  et  af- 
fectueux, comme  pour  m'encourager  à  me  ras- 
surer et  à  sortir  d'une  contrainte  qu'elle  ne  pou- 
voît  manquer  d'apercevoir. 

Elle  me  parla  de  mes  longs  voyages  :  elle 
vouloit  en  savoir  les  détails  ,  ceux  sur-tout  des 
dangers  que  j'avois  courus,  des  maux  que  j'a- 


44  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

vois  endurés  ;  car  elle  n^ignoroit  pas ,  disoit-elle  ; 
que  son  amitié  m  en  devoit  le  dédommagement. 
Ah  !  Julie ,  lui  dis-je  avec  tristesse ,  il  n  y  a  qu'un 
moment  que  je  suis  avec  vous  ;  voulez-vous  déjà 
me  renvoyer  aux  Indes  ?  Non  pas ,  dit-elle  en 
riant  ^  mais  j  y  veux  aller  à  mon  tour. 

Je  lui  dis  que  je  vous  avois  donné  une  rela- 
tion de  mon  voyage ,  dont  je  lui  apportois  une 
copie.  Alors  elle  me  demanda  de  vos  nouvelles 
avec  empressement.  Je  lui  parlai  de  vous ,  et  ne 
pus  le  faire  sans  lui  retracer  les  peines  que  j'a- 
vois  souffertes  et  celles  que  je  vous  avois  don- 
nées. Elle  en  fut  touchée  :  elle  commença  d  un 
ton  plus  sérieux  à  entrer  dans  sa  propre  justifi- 
cation ,  et  à  me  montrer  qu  elle  avoit  dû  faire 
tout  ce  qu  elle  avoit  fait.  M.  de  Wolmàr  rentra 
au  milieu  de  son  discours  ;  et  ce  qui  me  con- 
fondit ,  c  est  qu  elle  le  continua  en  sa  présence 
exactement  comme  s  il  n  y  eût  pas  été.  il  ne  put 
s  empêcher  de  sourire  en  démêlant  mon  étonne^ 
ment.  Après  qu  elle  eut  fini ,  il  me  dit  :  Vous 
voyez  un  exemple  dç  la  franchise  qui  régne  ici. 
Si  vous  voulez  sincèrement  être  vertueux ,  ap- 
prenez à  Timiter  :  c  est  la  seule  prière  et  la  seule 
leçon  que  j  aie  à  vous  faire.  Le  premier  pas  vers 
le  vice  est  de  mettre  du  mystère  aux  actions  in«- 
nocentes  ;  et  quiconque  aime  à  se  cacher  a  tôt 
ou  tard  raison  de  se  cacher.  Un  seul  précepte 
de  morale  peut  tenir  lieu  de  tous  les  autres ,  c  est 
celui-ci  :  Ne  fais  ni  ne  dis  jamais  rien  que  tu  ne 
veuilles  que  tout  le  monde  voie  et  entende  ;  et , 


QUATBTÈME  PARTIE.  4^ 

pour  moi ,  j'ai  toujours  regardé  comme  le  plus 
estimable  des  hommes  ce  Romain  qui  vouloit 
que  sa  maison  fut  construite  de  manière  qu  on 
Tlt  tout  ce  qui  sy  faisoit. 

Xai,  continua*t-iI ,  deux  partiâ  à  tous  propo-^ 
ser.  Choisissez  librement  celui  qui  vous  convien* 
dra  le  mieux,  mais  choisissez  Tun  ou  lautre. 
Alors  prenant  la  main  de  sa  femme  et  la  mienne, 
il  me  dit  en  la  serrant  :  Notre  amitié  commence, 
en  voici  le  cher  lien  ,  qu  elle  soit  indissoluble. 
Embrassez  votre  sœur  et  votre  amie  ;  traitez- la 
toujours  comme  telle  ;  plus  vous  serez  familier 
avec  elle ,  mieux  je  penserai  de  vous.  Mais  vivez 
dans  le  tète-à-tête  comme  si  j'étois  présent ,  ou 
devant  moi  comme  si  je  n  y  étois  pas  ;  voilà  tout 
ce  que  je  vous  demande.  Si  vous  préférez  le  der- 
nier parti,  vous  le  pouvez  sans  inquiétude;  car, 
comme  je  me  réserve  le  droit  de  vous  avertir 
de  tout  ce  qui  me  déplaira ,  tant  que  je  né  dirai 
rien  vous  serez  sur  de  ne  m  avoir  point  déplu. 

Il  y  avoit  deux  heures  que  ce  discours  m  au- 
roit  fort  embarrassé  ;  mais  M.  de  Wolmar  com- 
mençoit  à  prendre  une  si  grande  autorité  sur 
moi  que  j  y  étois  déjà  presque  accoutumé.  Nous 
recommençâmes  à  causer  paisiblement  tous 
trois  ,  et  chaque  fois  que  je  parlois  à  Julie  je  ne 
manquois  point  de  l'appeler  madame.  Parlez- 
moi  franchement,  dit  enfin  son  mari  en  m'in- 
terrompant,  dans  lentretien  de  tout-à-rheure 
disiez-vous  madame  ?  Non ,  dis*je  un  peu  décon- 
certé; mais  la  bienséance...  La  bienséance,  re- 


46  LA  NOUVELLE   HÉLOÎSE. 

prit-il ,  nest  que  le  masque  du  vice;  où  la  vertu 
régne  elle  est  inutile  ;  je  n  en  veux  point.  Appe- 
lez ma  femme  Julie  en  ma  présence,  ou  mada^ 
me  en  particulier ,  ce J a  m  est  indifférent.  Je  com- 
mençai de  connottre  alors  à  quel  homme  j  avois 
à  faiire ,  et  je  résolus  bien  de  tenir  toujours  mon 
cœur  en  état  d'être  vu  de  lui. 

Mon  corps  épuisé  de  fatigue  avoit  grand  be- 
soin de  nourriture  ,  et  mon  esprit  de  repos  ;  je 
trouvai  Tun  et  laatre  à  table.  Après  tant  d'années 
dabsence  et  de  douleurs ,  après  de  si  longues 
courses ,  je  me  disois  dans  une  sorte  de  ravisse- 
ment :  Je  suis  avec  Julie ,  je  la  vois,  je  lui  parle; 
je  suis  à  table  avec  elle,  elle  me  voit  sans  inquié- 
tude ,  elle  me  reçoit  sans  crainte ,  rien  ne  trou- 
ble le  plaisir  que  nous  avons  detre  ensemble. 
Douce  et  précieuse  innocence,  je  n  avois  point 
goûté  tes  charmes,  et  ce  nest  que  d'aujourd'hui 
que  je  commence  d'exister  sans  souffrir  ! 

Le  soir  en  me  retirant  je  passai  devant  la 
chambre  des  maîtres  de  la  maison  ;  je  les  y  vis 
entrer  ensemble  :  je  gagnai  tristement  la  mienne, 
et  ce  moment  ne  fut  pas  pour  moi  le  plus  agréa- 
ble de  la  journée. 

Yoilà  ,  mylord  ,  comment  s'est  passée  cette 
première  entrevue ,  désirée  si  passionnément  et 
si  cruellement  redoutée.  J'ai  taché  de  me  recueil- 
lir depuis  que  je  suis  seul ,  je  me  suis  efforcé  de 
sonder  mon  cœur;  mais  l'agitation  de  la  journée 
précédente  s'y  prolonge  encore ,  et  il  m'est  im- 
possible de  juger  sitôt  de  mon  véritable  état. 


QUATRIÈME  PARTIE.  4? 

Tout  Ce  que  je  sais  très  certainement ,  c  est  que 
si  mes  sentiments  pour  elle  nont  pas  changé 
d^espèce ,  ils  ont  au  moins  bien  changé  de  forme, 
que  j  aspire  toujours  à  voir  un  tiers  entre  nous, 
et  que  je  crains  autant  le  tète-à-tête  que  je  le 
desirois  autrefois. 

Je  compte  aller  dans  deux  ou  trois  jours  à 
I^ausanne.  Je  nai  vu  Julie  encore  qu à  demi 
quand  je  n  ai  pas  vu  sa  cousine ,  cette  aimable 
et  chère  amie  à  qui  je  dois  tant,  qui  partagera 
sans  cesse  avec  vous  mon  amitié ,  mes  soins ,  ma 
reconnoissance ,  et  tous  les  sentiments  dont  mon 
cœur  est  resté  le  maître.  A  mon  retour  je  ne 
tarderai  pas  à  vous  en  dire  davantage.  J  ai  be- 
soin de  vos  avis,  et  je  veux  m  observer  de  près. 
Je  sais  mon  devoir  et  le  remplirai.  Quelque  doux 
qu  il  me  soit  d'habiter  cette  maison ,  je  lai  ré- 
solu ,  je  le  jure ,  si  je  m  aperçois  jamais  que  je 
m  y  plais  trop ,  j  en  sortirai  dans  Finstant. 


LETTRE  VII. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  MADAME  D'ORBE. 

Si  tu  nous  avois  accordé  le  délai  que  nous  te 
demandions,  tu  aurois  eu  le  plaisir  avant  ton 
départ  dembrasser  ton  protégé.  Il  arriva  avant- 
hier  et  vouloit  t  aller  voir  aujourd'hui  ;  mais  une 
espèce  de  courbature ,  fruit  de  la  fatigue  et  du 
voyage ,  le  retient  dans  sa  chambre ,  et  il  a  été 


48  LA  NOUVELLE  HÉL0Ï8E. 

saigné  (i)  ce  matin.  D ailleurs,  javois  bien  ré- 
solu y  pour  te  punir ,  de  ne  le  pas  laisser  partir 
sitôt  ;  et  tu  n  as  qu  a  le  venir  voir  ici ,  ou  je  te 
promets  que  tu  ne  le  verras  de  long-temps.  Vrai- 
ment cela  seroit  bien  imaginé  qu'il  vit  séparé- 
ment les  inséparables  ! 

En  vérité ,  ma  cousine  ,  je  ne  sais  quelles 
vaines  terreurs  m avoient  fasciné  lesprit  sur  ce 
voyage  ^  et  j'ai  bonté  de  m  y  être  opposée  avec 
tant  d'obstination.  Plus  je  craignois  de  le  revoir^ 
plus  je  serois  fàcbée  aujourd'hui  de  ne  lavoir 
pas  vu  ;  car  sa  présence  a  détruit  des  craintes 
qui  m  mquiétoient  encore ,  et  qui  pouvoient  de^ 
venir  légitimes  à  force  de  m  occuper  de  lui.  Loin 
que  rattachement  que  je  sens  pour  lui  m'effraie, 
je  crois  que  s'il  m'étoit  moins  cher  je  me  défie- 
rois  plus  de  moi  ;  mais  je  l'aime  aussi  tendre- 
ment que  jamais ,  sans  l'aimer  de  la  même  ma- 
nière. (Test  de  la  comparaison  de  ce  que  j'éprouve 
à  sa  vue  ,  et  de  ce  que  j'éprouvois  jadis ,  que  je 
tire  la  sécurité  de  mon  état  présent  ;  et  dans  des 
sentiments  si  divers  la  di£Pérence  se  fait  sentir 
à  proportion  de  leur  vivacité. 

Quant  à  lui,  quoique  je  l'aie  reconnu  du  pre- 
mier instant ,  je  l'ai  trouvé  fort  changé  ;  et ,  ce 
qu'autrefois  je  n'aurois  guère  imaginé  possible  ^ 
à  bien  des  égards  il  me  parolt  changé  en  mieux. 
Le  «premier  jour  il  donna  quelques  signes  d'em- 
barras ,  et  j'eus  moi-même  bien  de  la  peine  à  lui 

(i)  Pourquoi  saigné?  est-ce  aussi  la  mode  en  Suisse? 


QUATRIÈME  PARTIE.  49 

caclier  le  mien  ;  mais  il  ne  tarda  pas  à  prendre 
le  ton  ferme  et  lair  ouvert  qui  convient  à  son 
caractère.  Je  Favois  toujours  vu  timide  et  ciiain 
tîf;  la  frayeur  de  me  déplaire,  et  peut-être  la 
secrète  honte  d  un  rôle  peu  digne  d'un  honnête 
homme,  lui  donnoient  devant  moi  je  ne  sais 
quelle  contenance  servile  et  basse  dont  tu  t  es 
plus  d  une  fois  moquée  avec  raison.  Au  lieu  de 
la  soumission  dun  esclave,  il  a  maintenant  le 
respect  d'un  ami  qui  sait  honorer  ce  quil  es- 
time; il  tient  avec  assurance  des  propos  hon- 
nêtes ;  il  n  a  pas  peur  que  ses  maximes  de  vertu 
contrarient  ses  intérêts;  il  ne  craint  ni  de  se  faire 
tort ,  ni  de  me  faire  affront ,  en  louant  les  cho- 
ses louables  ;  et  Ion  sent  dans  tout  ce  qu  il  dit 
la  confiance  d'un  homme  droit  et  sûr  de  lui- 
même,  qui  tire  de  son  propre  cœur  lapproba- 
tion  qu  il  ne  cherchoit  autrefois  que  dans  mes 
regards.  Je  trouve  aussi  que  lusage  du  monde 
et  l-expérience  lui  ont  ôté  ce  ton  dogmatique  et 
tranchant  qu'on  prend  dans  le  cabinet;  qu'il  est 
moins  prorapt  à  jtiger  les  hommes  depuis  qu'il 
en  a  beaucoup  observé,  moins  pressé  d'établir 
des  propositions  universelles  depuis  qu'il  a  tant 
va  d'exceptions,  et  qu'en  général  l'amour  de  la 
Térité  l'a  guéri  de  l'esprit  de  système  :  de  sorte 
qull  est  devenu  moins  brillant  et  plus  raison- 
nable, et  qu'on  s'instruit  beaucoup  mieux  avec 
lui  depuis  qull  n'est  plus  si  savant. 

Sa  figure  est  changée  aussi  et  n'est  pas  moins 
l>ien  ;  sa  démarche  est  plus  assurée  ;  sa  conte- 

4-  4 


5o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

nance  est  plus  libre ,  son  port  est  plus  fier  :  il  a 
rapporté  de  ses  campagnes  un  certain  air  mar« 
tial  qui  lui  sied  d autant  mieux ,  que  son  geste  , 
vif  et  prompt  quand  il  s  anime,  est  d  ailleurs 
plus  grave  et  plus  posé  quautrefois.  C'est  un 
marin  dont  lattitude  est  flegmatique  et  froide , 
et  le  parler  bouillant  et  impétueux.  A  trente  ans 
passés  son  visage  est  celui  de  Thomme  dans  sa 
perfection,  et  joint  au  feu  de  la  jeunesse  la  ma- 
jesté de  Tâge  mûr.  Son  teint  n'est  pas  reconnois- 
sable;  il  est  noir  comme  un  More,  et  de  plus 
fort  marqué  de  la  petite  vérole.  Ma  chère,  il  te 
faut  tout  dire:  ces  marques  me  font  quelque 
peine  à  regarder,  et  je  me  surprends  souvent  à 
les  regarder  malgré  moi. 

Je  crois  m  apercevoir  que  si  je  lexamine ,  il 
n  est  pas  moins  attentif  à  m  examiner.  Après  une 
si  longue  absence ,  il  est  naturel  de  se  considé- 
rer mutuellement  avec  une  sorte  de  curiosité  ; 
mais  si  cette  curiosité  semble  tenir  de  lancien 
empressement ,  quelle  différence  dans  la  maniè- 
re aussi  bien  que  dans  le  motif!  Si  nos  regards  se 
rencontrent  moins  souvent ,  nous  nous  regardons 
avec  plus  de  liberté.  11  semble  que  nous  ayons 
une   convention  tacite  pour  nous  considérer 
alternativement.  Chacun  sent  pour  ainsi  dire 
quand  c'est  le  tour  de  l'autre,  et  détourne  les 
yeux  à  son  tour.  Peut -on  revoir  sans  plaisir, 
quoique  l'émotion  n'y  soit  plus,  ce  qu'on  aima 
si  tendrement  autrefois ,  et  qu'on  aime  si  pure- 
ment aujourd'hui?  Qui  sait  si  l'amour- propre 


QUATRIÈME  PARTIE.  5l 

ne  cherche  point  à  justifier  les  erreurs  passées? 

Qui  sait  si  chacun  des  deux ,  quand  la  passion 

cesse  de  layeugler,  n'aime  point  encore  à  se 

dire ,  Je  n  a  vois  pas  trop  mal  choisi  ?  Quoi  qu  il 

en  soit,  je  te  le  répète  sans  honte,  je  conserve 

pour  lui  des  sentiments  très  doux  qui  dureront 

autant  que  ma  vie.  Loin  de  me  reprocher  ces 

sentiments,  je  m  en  applaudis;  je  rougirois  de 

ne  les  avoir  pas  comme  d  un  vice  de  caractère 

et  de  la  marque  dun  mauvais  cœur.  Quant  à 

lui^  j  ose  croire  qu'après  la  vertu  je  suis  ce  qu'il 

aime  le  mieux  au  monde.  Je  sens  qu'il  s'honore 

de  mon  estime;  je  m'honore  à  mon  tour  de  la 

sienne,  et  mériterai  de  la  conserver.  Ah!  si  tu 

voyois  avec  quelle  tendresse  il  caresse  mes  en- 

Êmts ,  si  tu  savois  quel  plaisir  il  prend  à  parler 

de  toi,  cousine,  tu  connoltrois  que  je  lui  suis 

encore  chère. 

Ce  qui  redouble  ma  confiance  dans  l'opinion 
que  nous  avons  toutes  deux  de  lui,  c'est  que 
M.  de  Wolmar  la  partage ,  et  qu'il  en  pense  par 
lui-même,  depuis  qu'il  Fa  vu,  tout  le  bien  que 
nous  lui  en  avions  dit.  Il  m'en  a  beaucoup  par- 
lé ces  deux  soirs,  en  se  félicitant  du  parti  qu'il 
a  pris,  et  me  faisant  la  guerre  de  ma  résistance. 
Non ,  me  disoit-il  hier,  nous  ne  laisserons  point 
un  si  honnête  homme  en  doute  sur  lui-même; 
nous  lui  apprendrons  à  mieux  compter  sur  sa 
vertu;  et  peut-être  un  jour  jouirons-nous  avec 
plus  d'avantage  que  vous  ne  pensez  du  fruit  des 
soins  que  nous  allons  prendre.  Quant  à  présent^ 

4. 


Sa  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

je  commence  déjà  par  vous  dire  que  son  carac-' 
tère  me  plaît,  et  que  je  lestime  sur-tout  par  un 
tîôté  dont  il  ne  se  doute  guère,  savoir  la  froi- 
deur qu'il  a  vis-à-vis  de  moi.  Moins  il  me  té- 
moigne d  amitié  9  plus  il  m  en  inspire;  je  ne  sau- 
rois  vous  dire  combien  je  craignois  den  être 
caressé.  Cétoit  la  première  épreuve  que  je  lui 
destinois.  Il  doit  s  en  présenter  une  seconde  (i) 
sur  laquelle  je  l'observerai  ;  après  quoi  je  ne  l'ob- 
serverai plus.  Pour  celle-ci,  lui  dis -je,  elle  ne 
prouve  autre  chose  que  la  franchise  de  son  ca- 
ractère; car  jamais  il  ne  put  se  résoudre  autre- 
fois à  prendre  un  aîr  soumis  et  complaisant 
avec  mon  père,  quoiqu'il  y  eut  un  si  grand  in- 
térêt et  que  je  l'en  eusse  instamment  prié.  Je  vis 
avec  douleur  qu'il  s  o  toit  cette  unique  ressource, 
et  ne  pus  lui  sa  voir,  mauvais  gré  de  ne  pouvoir 
être  faux  en  rien.  Le  cas  est  bien  différent,  re- 
prit mon  mari;  il  y  a  entre  votre  père  et  lui 
une  antipathie  naturelle  fondée  sur  l'opposi- 
tion de  leurs  maximes.  Quant  à  moi,  qui  n'ai  ni 
systèmes  ni  préjugés,  je  suis  sur  qu'il  ne  me 
hait  point  naturellement.  Aucun  homme  ne  me 
hait  ;  un  homme  sans  passion  ne  peut  inspirer 
d'aversion  à  personne  :  mais  je  lui  ai  ravi  son 
bien ,  il;ne  me  le  pardonnera  pas  sitôt.  Il  ne  m''en 
aimera  que  plus  tendrement  quand  il  sera  par-' 
faitement  convaincu  que  le  mal  que  je  lui  ai 

(i)  La  lettre  où  il  étoit  question  de  cette  seconde 
épreuve  a  été  supprimée  ;  mais  j'aurai  soin  d'en  parler 
dans  Toccasion, 


QUÀTRtÈME  PARTIE.  5î 

fait  ne  m'empêche  pas  de  le  voir  de  bon  œil. 
S'il  me  caressoit  à  présent,  il  seroit  un  fourbe; 
s'il  ne  me  caressoit  jamais,  il  seroit  un  monstre. 
Voilà ,  ma  Claire ,  à  quoi  nous  en  sommes  ;  et 
je  commence  à  croire  que  le  ciel  bénira  la  droi- 
ture de  nos  cœurs  et  les  intentions  bienfaisan- 
tes de  mon  mari.  Mais  je  suis  bien  bonne  d'en- 
trer dans  tous  ces  détails:  tu  ne  mérites  pas 
que  j  aie  tant  de  plaisir  à  m  entretenir  avec  toi  : 
j  ai  résolu  de  ne  te  plus  rien  dire  ;  et  si  tu  veux 
en  savoir  davantage,  viens  rapprendre. 

P.  5.  11  faut  pourtant  que  je  te  dise  encore 
ce  qui  vient  de  se  passer  au  sujet  de  cette  lettre. 
Tu  sais  avec  quelle  indulgence  M.  de  Wolmar 
reçut  l'aveu  tardif  que  ce  retour  imprévu  me 
força  de  lui  faire.  Tu  vis  avec  quelle  douceur  il 
sut  essuyer  mes  pleurs  et  dissiper  ma  honte. 
Soit  que  je  ne  lui  eusse  rien  appris ,  comme  tu 
las  assez  raisonnablement  conjecturé,  soit  qu'en 
effet  il  fut  touché  d'une  démarche  qui  ne  pou- 
voit  être  dictée  que  par  le  repentir,  non  seule- 
ment il  a  continué  de  vivre  avec  moi  comme 
auparavant,  mais  il  semble  avoir  redoublé  de 
soins,  de  confiance,  d'estime,  et  vouloir  me 
dédommager  à  force  d'égards  de  la  confusion 
que  cet  aveu  m'a  coûté.  Ma  cousine,  tu  connois 
mon  cœur;  juge  de  l'impression  qu'y  fait  une 
pareille  conduite! 

Sitôt  que  je  le  vis  résolu  à  laisser  venir  notre 
ancien  maitre,  fe  résolus  de  mon  côté  de  prei>« 


54  l'A   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

dre  contre  moi  la  meilleure  précaution  que  je 
pusse  employer;  ce  fut  de  choisir  mon  mari 
même  pour  mon  confident,  de  n avoir  aucun 
entretien  particulier  qui  ne  lui  fût  rapporté ,  et 
de  n  écrire  aucune  lettre  qui  ne  lui  fût  montrée. 
Je  m'imposai  même  d'écrire  chaque  lettre  com- 
me s'il  ne  la  devoit  point  voir,  et  de  la  lui  mon- 
trer ensuite.  Tu  trouveras  un  article  dans  celle- 
ci  qui  m  est  venu  de  cette  manière  ;  et  si  je  n  ai 
pu  mempècher  en  l'écrivant  de  songer  qu'il  le 
verroit,  je  me  rends  le  témoignage  que  cela  ne 
m'y  a  pas  fait  changer  un  mot  :  mais  quand  j'ai 
voulu  lui  porter  ma  lettre  il  s'est  moqué  de  moi, 
et  n'a  pas  eu  la  complaisance  de  la  lire. 

Je  t'avoue  que  j'ai  été  un  peu  piquée  de  ce  re- 
fus, comme  s'il  s'étoit  défié  de  ma  bonne  foi.  Ce 
mouvement  ne  lui  a  pas  échappé  :  le  plus  fi*anc 
et  le  plus  généreux  des  hommes  ma  bientôt  ras- 
surée. Avouez , m'a-t-il  dit,  que  dans  cette  lettre 
vous  avez  moins  parlé  de  moi  qu'à  l'ordinaire. 
J'en  suis  convenue.  Étoit-il  séant  d'en  beaucoup 
parler  pour  lui  montrer  ce  que  j'en  aurois  dit  ? 
Hé  bien  !  a-t-il  repris  en  souriant ,  j'aime  mieux 
que  vous  parliez  de  moi  davantage  et  ne  point  sa- 
voir ce  que  vous  en  direz.  Puis  il  a  poursuivi  d'un 
ton  plus  sérieux  :  Le  mariage  est  un  état  trop 
austère  et  trop  grave  pour  supporter  toutes  les 
petites  ouvertures  de  cœur  qu'admet  la  tendre 
amitié.  Ce  dernier  lien  tempère  quelquefois  à 
propos  l'extrême  sévérité  de  l'autre ,  et  il  est  bon 
qu'une  femme  honnête  et  sage  puisse  chercher 


QUATRIÈME  PARTIE.  55 

auprès  d'une  fidèle  amie  les  consolations  ^  les  lu- 
mières et  les  conseils  qu  elle  n  oseroit  demander 
à  son  mari  sur  certaines  matières.  Quoique  vous 
ne  disiez  jamais  rien  entre  vous  dont  vous  n  ai- 
massiez à  m'instruire ,  gardez-vous  de  vous  en 
faire  une  loi ,  de  peur  que  ce  devoii*  ne  de- 
vienne une  gêne  ^  et  que  vos  confidences  n  en 
soient  moins  douces  en  devenant  plus  étendues. 
Croyez-moi ,  les  épanchements  de  lamitié  se  re- 
tiennent devant  un  témoin  quel  qu'il  soit.  Il  y 
a  mille  secrets  que  trois  amis  doivent  savoir  et 
qu  ils  ne  peuvent  se  dire  que  deux  à  deux.  Vous 
commimiquez  bien  les  mêmes  choses  à  votre 
amie  et  à  votre  époux ,  mais  non  pas  de  la  même 
manière  ;  et  si  vous  voulez  tout  confondre  y  il 
arrivera  que  vos  lettres  seront  écrites  plus  à  moi 
quà  elle,  et  que  vous  ne  serez  à  votre  aise  ni 
avec  Tun  ni  avec  lautre.  Cest  pour  mon  intérêt 
autant  que  pour  le  vôtre  que  je  vous  parle  ainsi. 
Ne  voyez -vous  pas  que  vous  craignez  déjà  la 
)uste  honte  de  me  louer  en  ma  présenccf?  Pour- 
quoi voulez- vous  nous  ôter  ,  à  vous,  le  plaisir 
de  dire  à  votre  amie  combien  votre  mari  vous 
est  cher ,  à  moi ,  celui  de  penser  que  dans  vos 
plus  secrets  entretiens  vous  aimez  à  parler  bien 
de  lui?  Julie!  Julie!  a-t-il  ajouté  en  me  serrant 
la  main  et  me  regardant  avec  bonté ,  vous  ahais- 
serez-vous  à  des  précautions  si  peu  dignes  de  ce 
que  vous  êtes,  et  napprendrez-vous  jamais  à 
vous  estimer  votre  prix  ? 

Ma  chère  amie ,  j  aurois  peine  à  dire  commeut 


56  LA   NOUVELLE   HÉL0Ï6E. 

s'y  prend  cet  homme  incomparable ,  mais  je  ne 
sais  plus  rougir  de  moi  devant  lui.  Malgré  que 
j  en  aie  il  m'élève  au-dessus  de  moi-même ,  et 
je  sens  qu  à  force  de  confiance  il  m  apprend  à  la 
mériter. 


âe 


LETTRE  VIII. 

héponse  de  madame  d'orbe 

A   HABAME  DE   WOLMAR. 

Comment  !  cousine ,  notre  voyageur  est  arrivé  ^ 
et  je  ne  lai  pas  vu  encore  à  mes  pieds  chargé 
des  dépouilles  de  rAmérique  !  Ce  n  est  pas  lui , 
je  t'en  avertis,  que  j'accuse  de  ce  délai,  car  je 
sais  qu'il  lui  dure  autant  qu'à  moi  ;  mais  je  vois 
qu'il  n'a  pas  aussi  bien  oublié  que  tu  dis  son  an- 
cien métier  d'esclave ,  et  je  me  plains  moins  de  sa 
négligence  que  de  ta  tyrannie.  Je  te  trouve  aussi 
fort  b«Qne  de  vouloir  qu'une  prude  grave  et 
formaliste  comme  moi  fasse  les  avances ,  et  que , 
toute  affaire  cessante,  je  coure  baiser  un  visage 
noir  et  crotu  (i) ,  qui  a  passé  quatre  fois  sous  le 
soleil  et  vu  le  pays  des  épices  !  Mais  tu  me  fais 
rire  sur*tout  quand  tu  te  presses  de  gronder  de 
peur  que  je  ne  groqde  la  première.  Je  voudrois 
bien  savoir  de  quoi  tu  te  mêles.  C'est  mon  mé*^ 
tier  de  quereller ,  j'y  prends  plaisir ,  je  m'en  ac- 

(i)  Marqué  de  petite  vérole.  Terme  du  pays. 


t   a 


QUATRIÈME  VARTlK.  5^ 

quitte  à  merveille ,  et  cela  me  va  très  bien  ;  mais 
toi ,  tu  y  es  gauche  on  ne  peut  davantage  ,  et  ce 
n  est  point  du  tout  ton  iait.  En  revanche  ,  si  tu 
savois  combien  tu  as  de  grâce  à  avoir  tort ,  com- 
bien ton  air  confus  et  ton  œil  suppliant  te  ren- 
dent charmante  ,  au  lieu  de  gronder  tu  passe- 
rois  ta  vie  à  demander  pardon ,  sinon  par  devoir, 
au  moins  par  coquetterie. 

Quant  à  présent ,  demande-moi  pardoti  de  tou- 
tes manières.  Le  beau  projet  que  celui  de  pren- 
dre son  mari  pour  son  confident  ^  et  Fobligeante 
précaution  pour  une  aussi  sainte  amitié  que  la 
nôtre  !  Amie  injuste  et  femme  pusillanime  !  à  qui 
te  fieras-tu  de  ta  vertu  sur  la  terre ,  si  tu  te  dé- 
fies de  tes  sentiments  et  des  miens  ?  Peux-tu , 
sans  nous  oiFenser  toutes  deux  ,  craindre  ton 
cœur  et  mon  indulgence  dans  les  nœuds  sacrés 
où  tu  vis  ?  J  ai  peine  à  comprendre  comment  la 
seule  idée  d  admettre  un  tiers  dans  les  secrets 
caquetages  de  deux  femmes  ne  ta  pas  révoltée. 
Pour  moi ,  j  aime  fort  à  babiller  à  mon  aise  avec 
toi  ;  mais  si  je  sayx)is  que  l'œil  d  un  homme  eût 
jamais  fureté  mes  lettres ,  je  n  aurpis  plus  de 
plaisir  à  t  écrire  ;  insensiblement  la  froideur  s'in- 
troduiroit  entre  nous  avec  la  réserve ,  et  nous 
ne  nous  aimerions  plus  que  comme  deux  au* 
très  fen^mes.  Regarde  à  quoi  nous  exposoit  ta 
sotte  défiance  ,  si  ton  mari  neût  été  plus  sage 
que  toi. 

11  a  très  prudemment  £aiit  de  ne  vouloir  point 
lire  ta  lettre.  U  en  eût  peut-être  été  moins  con-* 


58  LA   NOUVELLE   UJÉLOlSE. 

teDt  que  tu  nespérois,  et  moins  que  je  ne  suis 
inoi*même ,  à  qui  Fétat  où  je  t  ai  vue  apprend  à 
mieux  juger  de  celui  où  je  te  vois.  Tous  ces  sau- 
ges contemplatifs  qui  ont  passé  leur  vie  à  letude 
du  cœur  humain  en  savent  moins  sur  les  vrais 
signes  de  lamour  que  la  plus  bornée  des  femmes 
sensibles.  M.  de  Wolmar  auroit  dabord  remar- 
qué que  ta  lettre  entière  est  employée  à  parler 
de  notre  ami ,  et  n auroit  point  vu  lapostille  où 
tu  n  en  dis  pas  un  mot.  Si  tu  avois  écrit  cette 
apostille  il  y  a  dix  ans  y  mon  enfant ,  je  ne  sais 
comment  tu  aurois  fait ,  mais  Fami  y  seroit  tou- 
jours rentré  par  quelque  coin,  d autant  plu8<{ue 
le  mari  ne  la  devoit  point  voir. 

M.  de  Wolmar  auroit  encore  observé  l'atten- 
tion que  tu  as  mise  à  examiner  son  hôte,  et  le 
plaisir  que  tu  prends  à  le  décrire  ;  mais  i]  man- 
geroit  Aristote  et  Platon  avant  de  savoir  quon 
regarde  son  amant  et  qu  on  ne  Texamine  pas. 
Tout  examen  exige  un  sang-froid  qu  on  n  a  ja- 
mais en  voyant  ce  qu  on  aime. 

Enfin  il  s'imagineroit  que  tous  ces  change- 
ments que  tu  as  observés  seroient  échappés  à  un 
autre  ;  et  moi  j  ai  bien  peur  au  contraire  d  en 
trouver  qui  te  seront  échappés.  Quelque  diffé- 
rent que  ton  hôte  soit  de  ce  qu  il  étoit ,  il  chan- 
geroit  davantage  encore ,  que ,  si  ton  cœur  n  a- 
voit  point  changé,  tu  le  verroîs  toujours  le  même. 
Quoi  qu  il  en  soit ,  tu  détournes  les  yeux  quand 
il  te  regarde  :  cest  encore  un  fort  bon  signe.  Tu 
les  détournes  ,  cousine!  Tu  ne  les  baisses  donc 


QUATKIÈME   PARTIE.  Sg 

plus?  car  sûrement  tu  nas  pas  pris  un  mot  pour 
Fautre.  Croîs-tu  que  notre  sage  eût  aussi  re- 
marqué cela  ? 

Une  autre  chose  très  capable  d'inquiéter  un 
mari ,  c  est  je  ne  sais  quoi  de  touchant  et  d  af- 
fectueux qui  reste  dans  ton  langage  au  sujet  de 
ce  qui  te  fut  cher.  En  te  lisant ,  en  t  entendant 
parler ,  on  a  besoin  de  te  bien  connoitre  pour  ne 
pas  se  tromper  à  tes  sentiments  ;  on  a  besoin  de 
savoir  que  c  est  seulement  d'un  ami  que  tu  par- 
les ,  ou  que  tu  parles  ainsi  de  tous  tes  amis  : 
mais  quant  à  cela ,  c  est  un  effet  naturel  de  ton 
caractère ,  que  ton  mari  connoit  trop  bien  pour 
sen  alarmer.  Le  moyen  que  dans  un  cœur  si  ten- 
dre )a  pure  amitié  n ait  pas  encore  un  peu  lair 
de  l'amour?  Écoute  ,  cousine;  tout  ce  que  je  te 
dis  là  doit  bien  te  donner  du  courage, mais  non 
pas  de  la  témérité.  Tes  progrès  sont  sensibles , 
et  cest  beaucoup.  Je  ne  comptois  que  sur  ta 
vertu ,  et  je  commence  à  compter  aussi  sur  ta 
raison  :  je  regarde  à  présent  ta  guérison  sinon 
€^mme  parfaite ,  au  moins  comme  facile ,  et  tu 
en  as  précisément  assez  fait  pour  te  rendre  in- 
excusanle  si  tu  n  achèves  pas. 

Avant  d'être  à  ton  apostille  javois  déjà  remar- 
qué le  petit  article  que  tu  as  eu  la  franchise  de 
ne  pas  supprimer  ou  modifier  en  songeant  qu'il 
seroit  vu  de  ton  mari.  Je  suis  sûre  qu'en  le  lisant 
il  eût,  s'il  se  pouvoit,  redoublé  pour  toi  d'es- 
time; mais  il  n'en  eût  pas  été  plus  content  de 
l'article.  En  générai  ta  lettre  étoit  très  propre  à 


6o  LA   NOUVELLE  IIÉLOlSE. 

lui  donner  beaucoup  de  confiance  en  ta  con- 
duite et  beaucoup  d'inquiétude  sur  ton  pen- 
chant. Je  t'avoue  que  ces  marques  de  petite  vé- 
role, que  tu  regardes  tant,  me  font  peur;  et  ja- 
mais Tamour  ne  savisa  d'un  plus  dangereux 
fard.  Je  sais  que  ceci  ne  seroit  rien  pour  une 
autre;  mais,  cousine,  souviens-t'en  toujours,  celle 
que  la  jeunesse  et  la  figure  d'un  amant  n'avoient 
pu  séduire  se  perdit  en  pensant  aux  maux  qu'il 
avoit  soufFerts  pour  elle.  Sans  doute  le  ciel  a  vou- 
lu qu'il  lui  restât  des  marques  de  cette  maladie 
pour  exercer  ta  vertu,  et  qu'il  ne  t'en  restât  pas 
pour  exercer  la  sienne. 

Je  reviens  au  principal  sujet  de  ta  lettre  :  tu 
sais  qu'à  celle  de  notre  ami  j'ai  volé  ;  le  cas  étoit 
grave.  Mais  à  présent  si  tu  savois  dans  quel  em- 
barras m'a  mise  cette  courte  absence  et  combien 
j'ai  d'aflaires  à-la-fois,  tu  sentirois  l'impossibilité 
où  je  suis  de  quitter  derechef  ma  maison  sans 
m'y  donner  de  nouvelles  entraves  et  me  mettre 
dans  la  nécessité  d'y  passer  encore  cet  hiver,  ce 
qui  nest  pas  mon  compte  ni  le  tien.  Ne  vaut-il 
pas  mieux  nous  priver  de  nous  voir  deux  ou 
trois  jours  à  la  hâte,  et  nous  rejoindre  six  mois 
plus  tôt?  Je  pense  aussi  qu'il  ne  sera  pas  inutile 
que  je  cause  en  particulier  et  un  peu  à  loisir 
avec  notre  philosophe ,  soit  pour  sonder  et  raf- 
fermir son  cœur,  soit  pour  lui  donner  quelques 
avis  utiles  sur  la  manière  dont  il  doit  se  con- 
duire avec  ton  mari,  et  même  avec  toi;  car  je 
n'imagine  pas  que  tu  puisses  lui  parler  bien  li- 


!QtATRIÈME  PARTIE.  Gl 

brement  là-dessus  ^  et  je  vois  par  ta  lettre  même 
quil  a  besoin  de  conseiL  Nous  avons  pris  une 
si  grande  habitude  de  le  gouverner,  que  nous 
sommes  un  peu  responsables  de  lui  à  notre 
propre  conscience;  et  jusqu'à  ce  que  sa  raison 
soit  entièrement  libre  nous  y  devons  suppléer. 
Pour  moi,  c  est  un  soin  que  je  prendrai  toujours 
avec  plaisir;  car  il  a  eu  pour  mes  avis  des  défé- 
rences coûteuses  que  je  n'oublierai  jamais,  et  il 
n  y  a  point  d'homme  au  monde ,  depuis  que  le 
mien  n  est  plus ,  que  j  estime  et  que  j'aime  au- 
tant que  lui.  Je  lui  réserve  aussi  pour  son  compte 
le  plaisir  de  me  rendre  ici  quelques  services. 
J  ai  beaucoup  de  papiers  mal  en  ordre  qu'il  m'ai- 
dera à  débrouiller,  et  quelques  affaires  épineuses 
où  j'aurai  besoin  à  mon  tour  de  ses  lumières  et 
^  de  ses  soins.  Au  reste ,  je  compte  ne  le  garder 
que  cinq  ou  six  jours  tout  au  plus,  et  peut-être 
te  le  renverrai-je  dès  le  lendemain  ;  car  j'ai  trop 
de  vanité  pour  attendre  que  l'impatience  de  s'en 
retourner  le  prenne,  et  l'œil  trop  bon  pour  m'y 
tromper. 

Ne  manque  donc  pas ,  sitôt  qu'il  sera  remis , 
de  me  l'envoyer,  c est-à-dire  de  le  laisser  venir, 
ou  je  n'entendrai  pas  raillerie.  Tu  sais  bien  que 
si  je  ris  quand  je  pleure  et  n'en  suis  pas  moins 
affligée ,  je  ris  aussi  quand  je  gronde  et  n'en  suis 
pas  moins  en  colère.  Si  tu  es  bien  sage  et  que 
tu  fasses  les  choses  de  bonne  grâce ,  je  te  pro- 
mets de  t'envoyer  avec  lui  un  joli  petit  présent 
qui  te  fera  plaisir,  et  très  grand  plaisir;  mais 


62  LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 

si  tu  me  fais  languir ,  je  t  avertis  que  tu  n  aurad 


nen. 


P.  S,  A  propos  j  dis-moi  ;  notre  marin  fiime* 
t-il?  jure-t-il?  boit-il  de  leau-de-vie?  porte-t- 
11  un  grand  sabre?  a -t-il  bien  la  mine  dun 
flibustier?  Mon  dieu!  que  je  suis  curieuse  de 
voir  lair  quon  a  quand  on  revient  des  anti-> 
podes  ! 


LETTRE  IX. 

DE  MADAME  D'ORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

X  lENS,  cousine ,  voilà  ton  esclave  que  je  te  ren- 
voie. J  en  ai  fait  le  mien  durant  ces  huit  jours , 
et  il  a  porté  ses  fers  de  si  bon  cœur  qu  on  volt 
quil  est  tout  fait  pour  servir.  Rends-moi  grâce 
de  ne  Fa  voir  pas  gardé  huit  autres  jours  encore; 
car,  ne  ten  déplaise,  si  javois  attendu  qu'il  fut 
prêt  à  s  ennuyer  avec  moi,  jaurois  pu  ne  pas 
le  renvoyer  sitôt.  Je  Tai  donc  gardé  sans  scru- 
pule^ mais  j'ai  eu  celui  de  noser  le  loger  dans 
ma  maison.  Je  me  suis  senti  quelquefois  cette 
fierté  dame  qui  dédaigne  les  serviles  bien- 
séances et  sied  si  bien  à  la  vertu.  J  ai  été  plus 
timide  en  cette  occasiou  sans  savoir  pourquoi  ; 
et  tout  ce  quil  y  a  de  sûr,  cest  que  je  serois  plus 
portée  à  me  reprocher  cette  réserve  qu'à  m'en 
applaudir. 


QUATRIÈME  PARTIE.  63 

Mais  toi,  sais-tu  bien  pourquoi  notre  ami 
s'enduroit  si  paisiblement  ici?  Premièrement,  il 
étoit  avec  moi,  et  je  prétends  que  cest  déjà 
beaucoup  pour  prendre  patience.  Il  m'épargnoit 
des  tracas  et  me  rendoit  service  dans  mes  af- 
faires ;  un  ami  ne  s  ennuie  point  à  cela.  Une 
troisième  chose  que  tu  as  déjà  devinée ,  quoi- 
que tu  nen  fasses  pas  semblant,  cest  qui!  me 
parloit  de  toi  ;  et ,  si  nous  ôtions  le  temps  qu  à 
duré  cette  causerie  de  celui  qu  il  a  passé  ici ,  tu 
verrois  qu  il  m  en  est  fort  peu  resté  pour  mon 
compte.  Mais  quelle  bizarre  fantaisie  de  s  éloi- 
gner de  toi  pour  avoir  le  plaisir  d'en  parler? 
Pas  si  bizarre  quon  diroit  bien.  Il  est  contraint 
en  ta  présence ,  il  faut  qu  il  s'observe  incessam- 
ment, la  moindre  indiscrétion  deviendroit  un 
crime,  et  dans  ces  moments  dangereux  le  seul 
devoir  se  laisse  entendre  aux  cœurs  honnêtes  ; 
mais  loin  de  ce  qui  nous  (ut  cher  on  se  permet 
d  y  songer  encore.  Si  Ton  étouffe  un  sentiment 
devenu  coupable,  pourquoi  se  reprocheroit-on 
de  lavoir  eu  tandis  qu  il  ne  Tétoit  point?  Le  doux 
souvenir  d  un  bonheur  qui  fut  légitime  peut-il 
jamais  être  criminel  ?  Voilà ,  je  pense ,  un  rai- 
sonnement qui  t'iroit  mal ,  mais  qu  après  tout 
il  peut  se  permettre.  Il  a  recommencé  pour 
ainsi  dire  la  carrière  de  ses  anciennes  amours  ; 
sa  première  jeunesse  s  est  écoulée  une  seconde 
fois  dans  nos  entretiens  ;  il  me  renouveloit  toutes 
ses  confidences  ;  il  rappeloit  ces  temps  heureux 
QÙ  il  lui  étoit  permis  de  t  aimer  ;  il  peignoit  à 


64  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

mon  cœur  les  charmes  d'une  flamme  innocente... 
Sans  doute  il  les  embellissoit. 

Il  ma  peu  parlé  de  son  état  présent  par  rap- 
port à  toi ,  et  ce  qu'il  m  en  a  dit  tient  plus  du 
respect  et  de  Fadmiration  que  de  Famour  ;  en 
sorte  que  je  le  vois  retourner  beaucoup  plus  ras- 
suré sur  son  cœur  que  quand  il  est  arrivé.  Ce 
n  est  pas  qu'aussitôt  qu'il  est  question  de  toi  l'on 
n'aperçoive  au  fond  de  ce  cœur  trop  sensible  un 
certain  attendrissement  que  l'amitié  seule,  non 
moins  touchante,  marque  pourtant  d'un  autre  ' 
ton  :  mais  j'ai  remarqué  depuis  long^-temps  que 
personne  ne  peut  ni  te  voir  ni  penser  à  toi  de 
sang-froid  ;  et  si  Fon  joint  au  sentiment  univer- 
sel que  ta  vue  inspire  le  sentiment  plus  doux 
qu'un  souvenir  ineffaçable  a  dû  lui  laisser,  on 
trouvera  qu'il  est  difficile  et  peut-être  impossible 
qu'avec  la  vertu  la  plus  austère  il  soit  autre 
chose  que  ce  qu'il  est.  Je  l'ai  bien  questionné , 
bien  observé,  bien  suivi;  je  l'ai  examiné  autant 
qu'il  m'a  été  possible  :  je  ne  puis  bien  lire  dans 
son  ame ,  il  n'y  lit  pas  mieux  lui-même  ;  mais  je 
puis  te  répondre  au  moins  qu'il  est  pénétré  de 
la  force  de  ses  devoirs  et  des  tiens ,  et  que  l'idée 
de  Julie  méprisable  et  corrompue  lui  feroit  plus 
d'horreur  à  concevoir  que  celle  de  son  propre 
anéantissement.  Cousine,  je  n'ai  qu'un  conseil 
à  te  donner,  et  je  te  prie  d'y  faire  attention; 
évite  les  détails  sur  le  passé ,  et  je  te  réponds  de 
l'avenir. 

Quanta  la  restitution  dont  tu  me  parles,  il 


QUATRIÈME   PARTIE.  65 

n'y  iaut  plus  songer.  Après  avoir  épuisé  toutes 
les  raisons  imaginables,  je  Tai  prié ,  pressé,  con- 
juré , boudé,  baisé ,  je  lui  ai  pris  les  deux  mains, 
je  me  serois  mise  à  genoux  s'il  m  eût  laissée 
£ûre  :  il  ne  ma  pas  même  écoutée  ;  il  a  poussé 
rhumeur  et  lopiniàtreté  jusqu'à  jurer  qu il  con- 
seatiroit  plutôt  à  ne  te  plus  voir  qu  a  se  dessai- 
sir de  ton  portrait.  Enfin,  dans  un  transport 
d'indignation,  me  le  faisant  toucher  attaché  sur 
son  cœur ,  Le  voilà ,  m  a*t-il  dit  d  un  ton  si  ému 
qu'il  en  respiroit  à  peine,  le  voilà  ce  portrait, 
le  seul  bien  qui  me  reste,  et  qu'on  m'envie  en- 
core! soyez  sûre  qu'il  ne  me  sera  jamais  arraché 
qu'avec  la  vie.  Crois-moi,  cousine,  soyons  sages 
et  laissons-lui  le  portrait.  Que  t'importe  au  fond 
qu'il  lui  demeure?  tant  pis  pour  lui  s'il  s'obstine 
à  le  garder. 

Après  avoir  bien  épanché  et  soulagé  son  cœur, 
il  m'a  paru  assez  tranquille  pour  que  je  pusse 
lui  parler  de  ses  affaires.  J'ai  trouvé  que  le  temps 
et  la  raison  ne  l'avolent  point  fait  changer  de 
système ,  et  qu'il  bornoit  toute  son  ambition  à. 
passer  sa  vie  attaché  à  mylord  Edouard.  Je  n'ai 
pu  qu'approuver  un  projet  si  honnête  ,  si  con- 
venable à  son  caractère ,  et  si  digne  de  la  recon- 
noissance  qu'il  doit  à  des  bienfaits  sans  exemple. 
Il  ma  dit  que  tu  avois  été  du  même  avis ,  mais 
que  M.  de  Wôlmar  a  voit  gardé  le  silence.  Il  me 
vient  dans  la  tète  une  idée  :  è,  la  conduite  assez 
singulière  de  ton  mari  et  à  d'autres  indices ,  je 
soupçonne  qu'il  a  sur  notre  ami  quelque  vue 

4.  5 


66  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

secrète  qu'il  ne  dit  pas.  Laissons -le  faire  et 
$ons-nous  à  sa  sagesse  :  la  manière  dont  il  s  y 
prend  prouye  açsez  que,  si  ma  conjecture  est 
juste ,  il  ne  médite  rien  que  d'avantageux  à  ce- 
lui pour  lequel  il  prend  tmit  de  soins. 

Tu  n'as  pçis  mal  décrit  sa  figure  et  ses  maniè- 
res ,  et  c  çst  un  sjlgne  asisez  fevorable  que  tu  Taies 
observé  plu3  exactemeiit  que  je  naurois  cru; 
mais  ne  trouves  -  tu  pas  que  ses  longues  peines 
et  rhabitude  de  1^  sentir  ont  rendu  sa  physio- 
non^ie  encore  plus  intéres^nte  quelle  nétoit 
autrefois  ?  A(Ialgré  ce  que  tu  m  en  avois  écrit ,  je 
craignois  de  lui  voir  cette  politesse  maniérée , 
ces  façons  singeressea ,  qu  on  ne  manque  jamais 
de  cpntracter  à  Paris  ,  et  qui,  dans  la  foule  des 
riens  dojQt  on  y  ircix\plit  une  jouj^née  oisive ,  se 
piquent  d'avoir  une  forme  plutôt  quune  autre. 
Soit  quç  c€f  verjjûs  B^e  preia^ne  pjas  StUr  certaines 
âmes ,  soit  que  Tair  dç  la  n^er  Tait  entièrement 
e£Eaçé ,  je  n'en  ai  pas  aperçu  la  moindre  trace  j 
et  y  dans  tout  l'empr^sseiuei^t  qu'il  m'a  témoigné, 
j^  n  ai  vu  que  le  dfi^  de  contenter  son  cœur.  Il 
m'a  parlé  de  mon  pauvre  mari  ;  mais  il  aimoit 
mieux  le  pleurer  s^vec  n^oi  que  n^  consoler ,  et 
ne  m'a  point  débité  là-dessus  de  marnes  ga- 
lantes. Il  a  caressé  ma  fille  ;  mais ,  au  lieu  de 
partager  mon  admiration  pour  elle ,  il  m'a  re- 
proché comme  toi  ses  déÊiuts ,  et  s'est  plaint 
que  je  1^  g^tois.  Il  s'est  livré  avec  zèk  à  mes 
affaires  et  i^'a  presque  été  de  mon  avis  sur  rien. 
Au  surplus,  le  grand  air  m'auroit  arraché  les 


QUATRIÈME   PAtlTIÈ.  6^ 

yeux  qu'il  ne  se  seroit  pas  avisé  d  aller  fermer  un 
rideau;  je  me  serois  fatiguée  à  passer  dune 
chambre  à  Fautre  qu  un  pan  de  son  habit  ga<^ 
lamment  étendu  sur  sa  main  ne  seroit  pas  venu 

à  mon  secours.  Mon  éventail  resta  hier  une 

* 

grande  seconde  à  terre  sans  quil  sélançàt  du 
bout  de  la  chambre  comme  pour  le  retirer  du 
feu.  Les  matins ,  avant  de  venir  me  voir ,  il  n  a 
pas  envoyé  une  seule  fois  savoir  de  mes  nou« 
velles.  A  la  promenade  il  n  affecte  point  d'avoir 
son  chapeau  doué  sur  sa  tête,  pour  montrer 
qu'il  sait  les  bons  airs  (i).  A  tabk  je  lui  ai  de^ 
mandé  souvent  sa  tabatière ,  qu'il  n'appelle  pas 
sa  boite ,  toujours  il  me  la  présentée  avec  la 
main  ^  jamais  sur  une  assiette ,  comme  un  la* 
quais  :  il  n'a  pas  manqué  de  boire  à  ma  santé 
deux  fois  au  nlkoins  par  repas  ;  et  je  parie  que 
s'il  nous  restoit  cet  hiver,  nous  le  verrions  assis 
avec  nous  autour  du  fea  se  chauffer  en  vieux 
bourgeois.  Tu  ris  ,  cousine  ;  mais  montre-moi 
un  des  neutres  fraîchement  venu  de  Paris  qui  ait 
conservé  cette  bonhomie.  Au  reste ,  il  me  sem- 
ble que  tu  dois  trouver  notre  philosophe  em- 
piré dans  un  seul  point  ;  c'est  qu'il  s'occupe  un 

(i)  Â  Paris,  on  se  pique  sur-tout  de  rendre  la  société 
commode  et  fticile,  et  c^est  dans  une  foule  de  régies  de 
cette  importance  qu'on  y  fiiit  consister  cette  facilité.  Tout 
est  usages  et  lois  dans  la  bonne  compa^ie.  Tous  ces 
usages  naissent  et  passent  comme  un  éclair.  Le  savoir- 
vivre  consiste  à  se  tenir  toujours  au  guet ,  à  les  saisir  au 
passage,  à  les  affecter,  à  montrer  qu'on  sait  celui  du 
jour.  Le  tout  pour  être  simple. 

5 


68  LA  NOUVELLE  HÉLOlSE. 

peu  plus  des  gens  qui  lui  parlent ,  ce  qui  ne 
peut  se  faire  qu  a  ton  préjudice ,  sans  aller  pour- 
tant ,  je  pense ,  jusqu'à  le  raccommoder  avec 
madame  Belon.  Pour  moi ,  je  le  trouve  mieux 
en  ce  quil  est  plus  grave  et  plus  sérieux  que  ja- 
mais. Ma  mignonne ,  garde-le-moi  bien  soigneu- 
sement jusqu'à  mon  arrivée  :  il  est  précisément 
comme  il  me  le  iaut  pour  avoir  le  plaisir  de  le 
désoler  tout  le  long  du  jour. 

Admire  ma  discrétion  ;  je  ne  t  ai  rien  dit  en- 
core du  présent  que  je  t'envoie  et  qui  t'en  pro- 
met bientôt  un  autre  :  mais  tu  Tas  reçu  avant 
que  d'ouvrir  ma  lettre  ;  et  toi  qui  sais  combien 
j'en  suis  idolâtre  et  combien  j'ai  raison  de  l'être, 
toi  dont  l'avarice  étoit  si  en  peine  de  ce  présent, 
tu  conviendras  que  je  tiens  plus  que  je  n'avois 
promis.  Ah  !  la  pauvre  petite  !  au  moment  où 
tu  lis  ceci  elle  est  déjà  dans  tes  bras  :  elle  est 
plus  heureuse  que  sa  mère ,  mais  dans  deux  mois 
je  serai  plus  heureuse  quelle»  car  je  sentirai 
mieux  mon  bonheur.  Hélas  !  chère  cousine ,  ne 
m.'as-tupas  déjà  tout  entière  ?  Où  tu  es ,  où  est 
ma  fille ,  que  manque-t-il  encore  de  moi  ?  La 
voilà  cette  aimable  enfant ,  reçois  -  la  comme 
tienne  ;  je  te  la  cède ,  je  te  la  donne;  je  résigne 
en  tes  mains  le  pouvoir  maternel  ;  corrige  mes 
fautes  y  charge-toi  des  soins  dont  je  m'acquitte 
si  mal  à  ton  gré  ;  sois  dès  aujourd'hui  la  mère 
de  celle  qui  doit  être  ta  bru ,  et ,  pour  me  la 
rendre  plus  chère  encore  ,  fais-en  ,  s'il  se  peut , 
une  autre  Julie.  Elle  te  ressemble  déjà  de  visage, 


QUATRIÈME  PARTIE.  69 

à  son  humeur  j  augure  qu  elle  sera  grave  et  prê- 
cheuse :  quand  tu  auras  corrigé  les  caprices 
qu  on  m  accuse  d  avoir  fomentés ,  tu  verras  que 
ma  fiUe  se  donnera  les  airs  d  être  ma  cousine  ; 
mais ,  plus  heureuse ,  elle  aura  moins  de  pleurs 
à  verser  et  moins  de  combats  à  rendre.  Si  le  ciel 
lui  eût  conservé  le  meilleur  des  pères ,  qu  il  eût 
été  loin  de  gêner  ses  inclinations  !  et  que  nous 
serons  loin  de  les  gêner  nous-mêmes  !  Avec  quel 
charme  je  les  vois  déjà  s  accorder  avec  nos  pro- 
jets !  Sais-tu  bien  qu  elle  ne  peut  déjà  plus  se 
passer  de  son  petit  mali ,  et  que  c  est  en  partie 
pour  cela  que  je  te  la  renvoie  ?  J'eus  hier  avec 
elle  une  conversation  dont  notre  ami  se  mou- 
roit  de  rire.  Premièrement ,  elle  n  a  pas  le  moin- 
dre regret  de  me  quitter ,  moi  qui  suis  toute  la 
journée  sa  très  humble  servante  et  ne  puis  ré- 
sister à  rien  de  ce  qu  elle  veut  ;  et  toi  qu  elle 
craint  et  qui  lui  dis  non  vingt  fois  le  jour,  tu  es 
la  petite  maman  par  excellence ,  qu  on  va  cher- 
cher avec  joie  et  dont  on  aime  mieux  les  refus 
que  tous  mes  bonbons.  Quand  je  lui  annonçai 
que  j allois  te  lenvoyer ,  elle  eut  les  transports 
que  tu  peux  penser  :  mais ,  pour  lembarrasser , 
j  ajoutai  que  tu  m  enverrois  à  sa  place  le  petit 
mali ,  et  ce  ne  fut  plus  son  compte.  Elle  me  de- 
manda tout  interdite  ce  que  j  en  voulois  faire  : 
je  répondis  que  je  voulois  le  prendre  pour  moi; 
elle  fit  la  mine.  Henriette ,  ne  veux-tu  pas  bien 
me  le  céder ,  ton  petit  mali  ?  Non ,  dit-elle  assez 
sèchement.  Non  ?  Mais  si  je  ne  veux  pas  te  le 


70  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

céder  non  plus ,  qui  nous  accordera?  Maman , 
ce  sera  la  petite  maman.  J  aurai  donc  la  préfé-> 
rence  ;  car  tu  sais  qu  elle  Veut  tout  ce  que  je 
veux.  Oh  !  la  petite  maman  ne  veut  jamais  que 
la  raison.  Comment,  mademoiselle,  n est-ce  pas 
la  même  chose  ?  La  rusée  se  mit  à  sourire.  Mais 
encore ,  continuai-je ,  par  quelle  raison  ne  me 
donneroit-elle  pas  le  petit  mali?  Parcequil  ne 
vous  convient  pas.  Et  pourquoi  ne  me  convien- 
droit-il  pas?  Autre  sourire  aussi  malin  que  le 
premier.  Parle  franchement;  est-ce  que  tu  me 
trouves  trop  vieille  pour  lui  ?  Non  ,  maàian , 
mais  il  est  trop  jetine  pour  vous...  Cousine ,  un 
enfant  de  sept  ans!...  En  vérité,  si  la  tète  ne 
m  en  tournoit  pas ,  il  faudroit  qvi^elle  m'eût  déjà 
tourné. 

Je  m  amusai  à  la  provoquer  encore.  Ma  chère 
Henriette,  lui  dis-je  en  prenant  mon  sérieux, 
je  tassure  qui)  ne  te  convient  pas  non  plus. 
Pourquoi  donc  ?  s'écria-t-elle  d  un  air  alarmé. 
G  est  qu'il  est  trop  étourdi  pour  toi.  Oh  !  ma- 
man ,  n  est-ce  que  cela  ?  je  le  rendrai  sage.  Et  si 
par  malheur  il  te  rendoit  folle  ?  Ah  !  ma  bonne 
maman ,  que  j'aimerois  à  vous  ressembler  !  Me 
ressembler ,  impertinente  ?  Oui ,  maman  :  vous 
dites  toute  la  journée  que  vous  êtes  folle  de  moi; 
hé  bien  !  moi,  je  serai  folle  de  lui  :  voilà  tout. 

Je  sais  que  tu  n'approuves  pas  ce  joli  caquet 
et  que  tu  sauras  bientôt  le  modérer  :  je  ne  veux 
pas  non  plus  le  justifier,  quoiqu'il  m'enchante, 
"^aîs  te  montrer  seulement  que  ta  fille  aime  déjà 


QUATRIÈME  PARTIE.  71 

bien  son  petit  mali,  et  que  s'il  a  deux  ans  de 
moins  qu  elle ,  elle  ne  sera  pas  indigne  de  Tau- 
torité  que  lui  donne  le  droit  d'athedse.  Aussi 
bien  je  vois ,  par  lopposition  de  ton  exemple 
et  du  mien  à  celui  de  ta  pauvre  mère,  m^^9 
quand  la  femme  gouverne ,  la  maison  n  en  va 
pas  plus  mal.  Adieu,  ma  bien -aimée;  adieu, 
ma  chère  inséparable  :  compte  que  le  temps  ap- 
proche, et  que  les  vendanges  ne  se  feront  pas 
sans  moi. 


LETTRE  X. 

DE  SAINT-PREUX  A  MTLORD  EDOUARD. 

Que  de  plaisirs  trop  tard  connus  je  goûte  de* 
puis  trois  semaines!  La  douce  chose  de  couler 
ses  jours  dans  le  sein  dutlè  tranquille  amitié,  à 
Fabri  de  Tôrage  des  passions  impétueuses  !  My- 
lord,  que  cest  un  spectacle  agréable  et  touchant 
que  celui  d*dne  maison  simple  et  bièii  réglée 
où  régnetit  Tordis ,  la  paix ,  rinnocèiicè  ;  où  Ton 
voit  réuni  sans  appareil^  Sans  éclat,  tout  ce 
qui  répond  à  la  véritable  dèStinàtloti  de  Thom- 
me!  La  campagne,  la  retraite,  le  repos,  la  sai- 
son ,  la  vaste  plaine  d'eau  qui  s  ofifVe  à  meè  yeux, 
le  sauvage  aspect  dès  montagne^ ,  tout  me  rap- 
pelle ici  ma  délicieuse  tle  de  Tinian.  Je  crois 
voir  accomplir  les  vœux  ardents  que  j  y  formai 
tant  de  fois.  J'y  mène  une  vie  de  mon  goût ,  j  y 


7^  LA   NOUVELLE   HKLOÏSE. 

trouve  une  société  selon  mon  coeur.  II  ne  man- 
que en  ce  lieu  que  deux  personnes  pour  que 
tout  mon  bonheur  y  soit  rassemblé,  et  j'ai  les- 
poir  de  les  y  voir  bientôt. 

En  attendant  que  vous  et  madame. d'Orbe 
veniez  mettre  le  comble  aux  plaisirs  si  doux  et 
si  purs  que  j'apprends  à  goûter  où  je  suis,  je 
veux  vous  en  donner  une  idée  par  le  détail 
d  une  économie  domestique  qui  annonce  la  fé- 
licité des  maîtres  de  la  maison ,  et  la  fait  par- 
tager à  ceux  qui  l'habitent.  J'espère,  sur  le  pro- 
jet qui  vous  occupe,  que  mes  réflexions  pour- 
ront un  jour  avoir  leur  usage,  et  cet  espoir  sert 
encore  à  les  exciter. 

Je  ne  vous  décrirai  point  la  maison  de  Cla- 
rens  :  vous  la  connoissez  ;  vous  savez  si  elle  est 
charmante,  si  elle  m'offre  des  souvenirs  inté- 
ressants, si  elle  doit  m'être  chère  et  par  ce  qu'elle 
me  montre  et  par  ce  qu  elle  nie  rappelle.  Madame 
de  Wolmar  en  préfère  avec  raison  le  séjour  à 
celui  d'Étange,  château  magqifique  et  grand, 
mais  vieux,  triste,  incommode,  et  qui  n'offre 
dans  ses  environs  rien  de  comparable  à  ce  qu'on 
voit  autour  de  Glarens. 

Depuis  que  les  maîtres  de  cette  maison  y  ont 
fixé  leur  demeure,  ils  en  ont  mis  à  leur  usage 
tout  ce  qui  ne  servoit  qu'à  l'ornement  :  ce  n'est 
plus  une  maison  faite  pour  être  vue,  mais  pour 
être  habitée.  Us  ont  bouché  de  longues  enfila- 
des pour  changer  des  portes  mal  situées;  ils  ont 
coupé  de  trop  grandes  pièces  pour  avoir  des  lo- 


QUATRIÈME   PARTIE.  73 

céments  mieux,  distribués;  à  des  meubles  an- 
ciens et  riches  ils  en  ont  substitué  de  simples  et 
de  commodes.  Tout  y  est  agréable  et  riant,  tout 
y  respire  Tabondance  et  la  propreté,  rien  ny 
sent  la  richesse  et  le  luxe;  il  n  y  a  pas  une  cham'^ 
Lre  où  Ton  ne  se  reconnoisse  à  la  campagne,  et 
où  Ion  ne  retrouve  toutes  les  commodités  de, la 
ville.  Les  mêmes  changements  se  font  remar- 
quer au-dehors:  la  basse -cour  a  été  agrandie 
aux  dépens  des  remises.  A  la  place  d  un  vieux 
billard  délabré  Ion  a  fait  un  beau  pressoir,  et 
iine  laiterie  où  logeoient  des  paons  criards  dont 
on  s  est  défait.  Le  potager  étoit  trop  petit  pour 
la  cuisine;  on  en  a  fait  du  parterre  un  second  , 
mais  si  propre  et  si  bien  entendu,  que  ce  par- 
terre ainsi  travesti  plait  à  Fœil  plus  qu  aupara- 
vant. Aux  tristes  ifs  qui  couvroient  les  murs  ont 
été  substitués  dç  bons  espaliers.  Au  lieu  de  11- 
nutile  marronnier  dinde ,  déjeunes  mûriers  noirs 
commencent  à  ombrager  la  cour;  et  Ion  a  plan- 
té deux  rangs  de  noyers  jusqu'au  chemin ,  à  la 
place  des  vieux  tilleuls  qui  bordoient  Tavenue. 
Par- tout  on  a  substitué  Futile  à  lagréable,  et 
lagréable  y  a  presque  toujours  gagné.  Quant  à 
i^oi,  du  moins,  je  trouve  que  le  bruit  de  la  basse- 
cour,  le  chant  des  coqs,  le  mugissement  du  bé- 
tail ,  lattelage  des  chariots ,  Iqs  repas  des  champs, 
le  retour  des  ouvriers ,  et  tout  lappareil  de  îé- 
conomie  rustique,  donnent  à  cette  maison  un 
air  plus  champêtre,  plus. vivant,  plus  animé, 
plus  gai,  je  ne  sais  quoi  qui  sent  la  joie  et  le 


74  l'A  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

bien-être ,  qu  elle  n  avoit  pas  dans  sa  morne  di- 
gnité. 

Leurs  terres  ne  sont  pas  affermées ,  mais  cul- 
tivées par  leurs  soins  ;  et  cette  culture  fait  une 
grande  partie  de  leurs  occupations,  de  leurs 
hiens ,  et  de  leurs  plaisirs.  La  baronnie  d'Étan- 
ge  na  que  des  prés,  des  champs  et  du  bois; 
mais  le  produit  de  Clarens  est  en  vignes,  qui 
font  un  objet  considérable  ;  et  comme  la  diffé- 
rence de  la  culture  y  produit  un  effet  plus  sen- 
sible que  dans  les  blés ,  c  est  encore  une  raison 
d'économie  pour  avoir  préféré  ce  dernier  séjour. 
Cependant  ils  vont  presque  tous  les  ans  faire 
les  moissons  à  leur  terre,  et  M.  de  Wolmar  y 
va  seul  assez  fréquemment.  Ils  ont  pour  maxi- 
me de  tirer  de  la  culture  tout  ce  quelle  peut 
donner,  non  pour  faire  un  plus  grand  gain, 
mais  pour  nourrir  plus  d'hommes.  M.  de  Wol- 
mar prétend  que  la  terre  produit  à  proportion 
du  nombre  des  bras  qui  la  cultivent  :  mieux  cul- 
tivée elle  rend  davantage;  cette  surabondance 
de  production  donne  de  quoi  la  cultiver  mieux 
encore;  plus  on  y  met  d'hommes  et  de  bé- 
tail, plus  elle  fournit  d'excédatit  à  leur  entre- 
tien. On  ne  sait,  dit- il,  où  peut  s'arrêter  cette 
augmentation  continuelle  et  réciproque  de  pro- 
duit et  de  cultivateurs.  Au  contraire ,  les  terrains 
négligés  perdent  leur  fertilité  :  moins  un  pays 
produit  d'hommes,  moins  il  produit  de  den- 
rées; c'est  le  défaut  d'habitants  qui  l'empêche  de 
nourrir  le  peu  qu'il  en  a ,  et  dans  toute  contrée 


QUATBIÈME  PARTIE.  ']S 

qui  se  dépeuple  on  doit  tôt  ou  tard  mourir  de 
laim. 

Ayant  donc  beaucoup  de  terres  et  les  culti- 
vant toutes  avec  beaucoup  de  soin,  il  leur  faut, 
outre  les  domestiques  de  la  bassê-cour,  un  grand 
nombre  d'ouvriers  à  la  journée  ;  ce  qui  leur  pro- 
cure le  plaisir  de  faire  subsister  beaucoup  de 
gens  sans  s'incommoder.  Dans  le  choix  de  ces 
journaliers,  ils  préfèrent  toujours  ceux  du  pays, 
et  les  voisins  aux  étrangers  et  aux  inconnus.  Si 
Ton  perd  quelque  chose  à  ne  pas  prendre  tou* 
jours  les  plus  robustes  ^  on  le  regagne  bien  par 
Faffection  que  cette  préférence  inspire  à  ceux 
quon  choisit,  par  Favantage  de  \e$  avoir  sans 
cesse  autour  de  soi ,  et  de  pouvoif  compter  sur 
eux  dans  tous  les  temps ,  quoiqu'on  ne  les  paye 
qu'une  partie  de  Tannée. 

Avec  tous  ces  <Hivriers  on  fait  toujours  deux 
prix:  l'un  est  le  prix  de  rigueur  et  de  droit,  le 
prix  courant  du  pays,  qu'on  s'oblige  à  leur  payer 
poor  les  avoir  employés;  l'autre,  un  peu  plus 
fort,  est  un  prix  de  bé%éficence,  qu'on  ne  leur 
paye  qu'autant  qu'on  est  content  d'eux;  et  il 
arrive  presque  toujours  que  ce  qu'ils  font  pour 
qu'on  le  soit  vaut  mieux  que  le  surplus  qu'on 
leur  donne;  car  M.  de  Wolmar  est  intégre  et 
sévère,  et  ne  laisse  jamais  dégénérei*  en  cou- 
tume et  en  abus  les  institutions  de  faveur  et  de 
grâce.  Ces  ouvriers  ont  des  surveillants  qui  les 
animent  et  les  observent.  Ces  surveillants  sont 
les  gens  de  la  basse-cour,  qui  travaillent  eux- 


76  LA  NOUVELLE   HÈLOÏSE. 

mêmes,  et  sont  intéressés  au  travail  dés  autres 
par  un  petit'  denier  quon  leur  accorde,  outre 
leurs  gages,  sur  tout  ce  qu  on  recueille  par  leurs 
soins.  De  plus,  M.  de  Wolmar  les  visite  lui- 
même  presque  tous  les  jours,  souvent  plusieurs 
fois  le  jour,  et  sa  femme  aime  à  être  de  ces  pro- 
menades. Enfin,  dans  le  temps  des  grands  tra- 
vaux^ Julie  donne  toutes  les  semaines  vingt 
batz  (i)  de  gratification  à  celui  de  tous  les  tra- 
vailleurs ,  journaliers ,  ou  valets ,  indifféremment , 
qui,  durant  ces  huit  jours ,  a  été  le  plus  diligent 
au  jugement  du  maître.  Tous  ces  moyens  d'é- 
mulation qui  paroissent  dispendieux,  employés 
avec  prudence  et  justice,  rendent  insensible^ 
ment  tout  le  monde  laborieux ,  diligent ,  et  rap- 
portent enfin  plus  qu  ils  ne  coûtent  :  mais  com- 
me on  n  en  voit  le  profit  qu  avec  de  la  constance 
et  du  temps ,  peu  de  gens  savent  et  veulent  s  en 
servir. 

Cependant  un  moyen  plus  efficace  encore ,  le 
seul  auquel  des  vues  économiques  ne  font  point 
songer,  et  qui  est  plq^  propre  à  madame  de 
Wolmar ,  c'est  de  gagner  laffection  de  ces  bon- 
nes gens  en  leur  accordant  la  sienne.  Elle  ne 
croit  point  s  acquitter  avec  de  largent  des  peines 
que  Ion  prend  pour  elle  ,  et  pense  devoir  des 
services  à  quiconque  lui  en  a  rendu  ;  ouvriers , 
domestiques ,  tous  ceux  qui  Font  servie  ,  ne  fut- 
ce  que  pour  un  seul  jour,  deviennent  tous  ses 

(1)  Petite  monnoie  du  pays. 


QUATRIÈME  PARTIE.  77 

enHaints  ;  elle  prend  part  à  leurs  plaisirs ,  à  leurs 
chagrins ,  à  leur  sort  ;  elle  s  informe  de  leurs  af- 
faires ,  leurs  intérêts  sont  les  siens  ;  elle  se  charge 
de  mille  soins  pour  eux  ;  elle  leur  donne  des  con-^ 
8eils  ;  elle  accommode  leurs  différents  ,  et  ne 
leur  marque  pas  Taflabilité  de  son  caractère  par 
des  paroles  emmiellées  et  sans  effet ,  mais  par 
de»  services  véritables  et  par  de  continuels  actes 
de  bonté.  Eux ,  de  leur  côté,  quittent  tout  à  son 
moindre  signe  ;  ils  volent  quand  elle  parle  ;  son 
seul  regard  anime  leur  zélé  ;  en  sa  présence  ils 
sont  contents  ;  en  son  absence  ils  parlent  d'elle 
et  s  animent  à  la  servir.  Ses  charmes  et  ses  dis- 
cours font  beaucoup;  sa  douceur,  ses  vertus 
font  davantage.  Âh  !  mylord,  ladorable  et  puis- 
sant empire  que  celui  de  la  beauté  bienfai- 
sante ! 

Quant  au  service  personnel  des  maîtres ,  ils 
ont  dans  la  maison  huit  domestiques ,  trois  fem- 
mes et  cinq  hommes ,  sans  compter  le  valet-de- 
chambre  du  baron  ni  les  gens  de  la  basse-cour. 
Il  n  arrive  guère  qu'on  soit  mal  servi  par  peu  de 
domestiques  ;  mais  on  diroit ,  au  zélé  de  ceux-ci , 
que  chacun ,  outre  son  service ,  se  croit  chargé 
de  celui  des  sept  autres ,  et ,  à  leur  accord  ,  que 
tout  se  fait  par  un  seul.  On  ne  les  voit  jamais 
oisifs  et  désoeuvrés  jouer  dans  une  antichambre 
ou  polissonner  dans  la  cour,  mais  toujours  oc- 
cupés à  quelque  travail  utile  :  ils  aident  à  la 
basse-cour ,  au  cellier ,  à  la  cuisine  ;  le  jardinier 
n  a  point  d  autres  garçons  qu  eux  ;  et  ce  qu  il  y 


78  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

a  de  plus  agréable,  c  est  qu  on  leur  voit  faire  tout 
cela  gaiement  et  avec  plaisir. 

On  s  y  prend  de  boane  heure  pour  les  avoir 
tels  qu  on  les  veut  :  on  n  a  point  ici  la  maxime 
que  j  ai  vue  régner  à  Paris  et  à  Londres  y  de 
choisir  des  domestiques  tout  formés ,  c'est^^-diffc 
des  coquins  déjà  tout  faits ,  de  ces  &>iMrears  de 
conditions ,  qui ,  dans  chaque  maison  qu  ils  par* 
courent ,  prennent  à-la-fois  les  défeuts  des  va- 
lets et  des  maîtres ,  et  se  iont  un  n^étier  de  servir 
tout  le  monde  sans  jamais  s'attacher  à  personne. 
Il  ne  peut  régner  ni  honnêteté ,  ni  fidélité  »  ni 
zèle ,  an  milieu  de  pareilles  gens  ;  et  ce  ramassis 
de  canaille  ruine  le  maître  et  corrompt  les  en- 
fants  dans  toutes  les  maisops  opulentes.  Ici  c  est 
une  affaire  importante  que  le  choix  des  domes- 
tiques :  on  ne  les  regarde  point  seulement  comme 
des  mercenaires  dont  on  n  exige  qu  un  service 
exact ,  m^is  comme  des  memhpes  de  la  fiimille  , 
dont  le  mauvais  choix  est  capable  de  la  désoler. 
La  première  chose  qu  on  leur  deipande  est  d  être 
honnêtes  gens ,  la  seconde  d  aimer  leur  maître , 
la  troisième  de  le  servir  à  son  gré  ;  mais ,  pouir 
peu  qu  un  maître  soit  raisonnable  et  un  domes- 
tique intelligent ,  la  troisième  suit  toujours  les 
deux  autres.  On  ^e  les  tire  donc  poiat  de  la  ville , 
mais  de  la  campagne.  C  est  ici  leqr  premier  ser- 
vice ,  et  ce  sera  sûrement  le  dernier  pour  toua 
ceux  qi|i  vaudront  quelque  chose.  On  les  prend 
dans  quelque  famille  nombreuse  et  surchargée 
d  enfants  dont  les  pères  et  mères  viennent  les 


QUATRIÈME  PARTIE.  79 

offrir  eux-mêmes.  On  les  choisit  jeunes ,  bien 
Êdts  y  de  bonne  santé  ,  et  d'une  physionomie 
agréable.  M.  de  Wolmar  les  interroge ,  les  exa- 
mine ,  puis  les  présente  à  sa  femme.  S'ils  agréent 
à  tous  deux ,  ils  sont  reçus ,  d  abord  à  Fépreuve , 
ensuite  au  nombre  des  gens ,  c  est-à-dire  des  en- 
fents  de  la  maison  -,  et  Ton  passe  quelques  jours 
à  leur  apprendre  avec  beaucoup  de  patience  et 
de  soin  ce  qu'ils  ont  à  faire.  Le  service  est  si  sim- 
pie  y  si  égal ,  si  uniforme ,  les  maîtres  ont  si  peu 
de  fantaisie  et  d'humeur ,  et  leurs  domestiques 
les  affectionnent  si  promptement ,  que  cela  est 
bientôt  s^ppris.  Leur  copdition  est  douce  ;  ils 
sentent  un  bien-être  quils  navoient  pas  chez 
eux  ;  m^is  on  ne  les  laUse  point  amollir  par  Toi- 
fivelé  nière  des  vices.  On  ne  souffre  point  qu  ils 
deviennent  des  messieurs  et  s'enorgueillissent 
de  la  servitude  ;  ils  continuent  de  travailler 
comme  ils  feiaoient  dans  la  maison  paternelle  : 
ils  II  ont  Élit ,  pour  ainsi  dire ,  que  changer  de 
père  et  de  mère ,  et  en  gagner  de  plus  opulents. 
De  cette  sorte  ils  ne  prennent  point  en  dédain 
leur  anciexme  vie  rustique.  Si  jamais  ils  sortoient 
d'ici ,  il  n  y  en  a  pas  un  qui  ne  reprit  plus  vo- 
lontiers son  état  de  paysan  que  de  supporter  une 
autre  ccoadition.  Enfin  je  n  ai  jamais  vu  de  mai- 
son 01.Ù  chacun  fit  mieux  son  service  et  s'imagi- 
nât moins  de  servir. 

C'est  ainsi  qu  en  formant  et  dressant  ses  pro- 
pres domestiques  on  n  a  point  à  se  faire  cette 
objection  si  commune  et  si  peu  sensée  ,  Je  les 


8o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

aurai  formés  pour  d  autres  !  Formez*les  comme 
il  faut ,  pourroit-on  répondre ,  et  jamais  ils  ne 
serviront  à  d  autres.  Si  vous  ne  songez  qu  a  vous 
en  les  formant ,  en  vous  quittant  ils  font  fort 
bien  de  ne  songer  qu'à  eux  ;  mais  occupe2>-vous 
d  eux  un  peu  davantage  ,  et  ils  vous  demeure- 
ront attachés.  Il  n  y  a  que  Fintention  qui  oblige  ; 
et  celui  qui  profite  d'un  bien  que  je  ne  veux 
faire  qua  moi  ne  me  doit  aucune  reconnois- 
sance. 

Pour  prévenir  doublement  le  même  inconvé- 
nient y  M.  et  madame  de  Wolmar  emploient  en- 
core un  autre  moyen  qui  me  paroit  fort  bien  en- 
tendu. En  commençant  leur  établissement  ^  ils 
ont  cherché  quel  nombre  de  domestiques  ils 
pouvoient  entretenir  dans  une  maison  montée 
à  peu  près  selon  leur  état ,  et  ils  ont  trouvé  que 
ce  nombre  alloit  à  quinze  ou  seize  :  pour  être 
mieux  servis  ils  Font  réduit  à  la  moitié  ;  de  sorte 
qu  avec  moins  d  appareil  leur  service  est  beau- 
coup plus  exact.  Pour  être  mieux  servis  encore, 
ils  ont  intéressé  les  mêmes  gens  à  les  servir  long« 
temps.  Un  domestique  en  entrant  chez  eux  re- 
çoit le  gage  ordinaire  ;  mais  ce  gage  augmente 
tous  les  ans  d'un  vingtième  ;  au  bout  de  vingt 
ans  il  seroit  ainsi  plus  que  doublé ,  et  l'entretien 
des  domestiques  seroit  à  peu  près  alors  en  rai- 
son du  moyen  des  maîtres  :  mais  il  ne  faut  pas 
être  un  grand  algébriste  pour  voir  que  les  frais 
de  cette  augmentation  sont  plus  apparents  que 
réels ,  qu'ils  auront  peu  de  doubles  gages  à  payer, 


QUATRIÈME  PARTIE.  8l 

et  que ,  quand  ils  les  paieroient  à  tous ,  lavan- 
tage  d  avoir  été  bien  servis  durant  vingt  ans  com- 
penseroit  et  au-delà  ce  surcroit  de  dépense.  Vous 
sentez  bien ,  mylord  ,  que  c  est  un  e&pédient  sur 
pour  augmenter  incessamment  le  soin  des  do- 
mestiques et  se  les  attacher  à  mesure  qu  on  s  at- 
tache à  eux.  Il  n  y  a  pas  seulement  de  la  pru- 
dence ,  il  y  a  même  de  Féquité  dans  un  pareil 
établissement.  Est-il  juste  qu  un  nouveau  venu , 
sans  affection,  et  qui  nest  peut-être  qu'un  mau- 
vais sujet ,  reçoive  en  entrant  le  même  salaire 
qu  on  donne  à  un  ancien  serviteur ,  dont  le  zèle 
et  la  fidélité  sont  éprouvés  par  de  longs  services , 
et  qui  d  ailleurs  approche   en  vieillissant  du 
temps  oii  il  sera  hors  d  état  de  gagner  sa  vie  ?  Au 
reste,  cette  dernière  raison  nest  pas  ici  démise, 
et  vous  pouvez  bien  croire  que  des  maîtres  aussi 
humains  ne  négligent  pas  des  devoirs  que  rem- 
plissentpar  ostentation  beaucoup  de  maîtres  sans 
charité  ,  et  n  abandonnent  pas  ceux  de  leurs 
gens  à  qui  les  infirmités  ou  la  vieillesse  ôtent  les 
moyens  de  servir. 

J  ai  dans  linstant  même  un  exemple  assez 
firappant  de  cette  attention.  Le  baron  d'Étange, 
voulant  récompenser  les  longs  services  de  son 
valet-de-chambre  par  une  retraite  honorable , 
a  eu  le  crédit  d  obtenir  pour  lui  de  L.  L.  E.  E. 
un  emploi  lucratif  et  sans  peine.  Julie  vient  de 
recevoir  là-dessus  de  ce  vieux  domestique  une 
lettre  à  tirer  des  larmes ,  dans  laquelle  il  la  sup- 
plie de  le  faire  dispenser  d  accepter  cet  emploi 

4.  6 


82  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

a  Je  suis  âgé ,  lui  dit-il  ;  j  ai  perdu  toute  ma  fa* 
tt mille  ;  je  n ai  plus  dautres  parents  que  mes 
«  mattres  :  tout  mon  espoir  est  de  finir  paisible* 
«ment  mes  jours  dans  la  maison  oii  je  les  ai 
«passes...  Matlame,  en  vous  tenant  dans  mes 
u  bras  à  votre  naissance ,  je  demandois  à  Dieu 
u  de  tenir  de  même  un  jour  vos  enfants  :  il  m  en 
c<  a  fait  la  grâce  -,  ne  me  refusez  pas  celle  de  les 
«voir  croître  et  prospérer  comme  vous...  Moi 
tt  qui  suis  accoutumé  à  vivre  dans  une  maison 
tt  de  paix ,  où  en  retrouverai-je  une  semblable 
tt  pour  y  reposer  ma  vieillesse?...  Ayez  la  charité 
tt  d'écrire  en  ma  faveur  à  monsieur  le  baron.  S'il 
u  est  mécontent  de  moi ,  qu'il  me  chasse  et  ne 
tt  me  donne  point  d'emploi  ;  mais  je  lai  fidèle- 
tt  ment  servi  durant  quarante  ans,  quil  me  laisse 
«  achever  mes  jours  à  son  service  et  au  vôtre ,  il 
«  ne  sauroit  mieux  me  récompenser.  »  Il  ne  faut 
pas  demander  si  Julie  a  écrit.  Je  vois  qu  elle  se- 
roit  aussi  Achée  de  perdre  ce  bon  homme  qu  il 
le  seroit  de  la  quitter.  Ai-je  tort ,  mylord ,  de 
comparer  des  mattres  si  chéris  à  des  pères ,  et 
leurs  domestiques  à  leurs  enfants?  Vous  voyez 
que  cest  ainsi  quils  se  regardent  eux-mêmes. 
U  n'y  a  pas  d  exemple  dans  cette  maison  qu'un 
domestique  ait  demandé  son  congé  ;  il  est  même 
rare  qu'on  menace  quelqu'un  de  le  lui  donner. 
Cette  menace  efiraie  à  proportion  de  ce  que  le 
service  est  agréable  et  doux  ;  les  meilleurs  sujets 
«n  sont  toujours  les  plus  alarmés ,  et  l'on  n  a  ja- 
«lais  besoin  d'en  venir  à  l'exécution  qu'avec 


QUATRIÈME   PARTIE.  83 

ceux  qui  sont  peu  regrettables.  II  y  a  encore  une 
règle  à  cela.  Quand  M.  de  Wolniar  a  ditye  vous 
chasse j  on  peut  implorer  Tintercession  de  ma- 
dame, Tobtenir  quelquefois ,  et  rentrer  en  grâce 
à  sa  prière  ;  mais  un  congé  qu  elle  donne  est  ir- 
révocable, et  il  ny  a  plus  de  grâce  à  espérer. 
Cet  accord  est  très  bien  entendu  pour  tempé- 
rer à-la-fois  Fexcès  de  confiance  qu  on  pourroit 
prendre  en  la  douceur  de  la  femme,  et  la  crainte 
extrême  que  causeroit  Finflexibilité  du  mari.  Ce 
mot  ne  laisse  pas  pourtant  d'être  extrêmement 
redouté  de  la  part  d'un  maitre  équitable  et  sans 
colère  ;  car  ,  outre  qu  on  n'est  pas  sûr  d'obtenir 
grâce  et  qu'elle  n'est  jamais  accordée  deux  fois 
au  même ,  on  perd  par  ce  mot  seul  son  droit 
d'ancienneté ,  et  l'on  recommence ,  en  rentrant , 
un  nouveau  service  :  ce  qui  prévient  l'insolence 
des  vieux  domestiques  et  augmente  leur  circon- 
spection à  mesure  qu'ils  ont  plus  à  perdre. 

Les  trois  femmes  sont,  la  femme-decfaambre, 
la  gouvernante  des  enfants,  et  la  cuisinière.' 
Celle-ci  est  une  paysanne  fort  propre  et  fort  en- 
tendue à  qui  madame  de  Wolmar  a  appris  la 
cuisine;  car  dans  ce  pays,  simple  encore (i),  Iqs 
jeunes  personnes  de  tout  état  apprennent  à  faire 
elles-mêmes  tous  lès  travaux  que  feront  un  jour 
dans  leur  maison  les  femmes  qui  seront  à  leur 
service,  afin  de  savoir  les  conduire  au  besoin 
et  de  ne  s'en  pas  laisser  imposer  par  elles.  La 

(i)  Simple!  Il  a  donc  beaucoup  changé. 

6. 


84  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

femme-de -chambre  n'est  plus  Babi  :  on  Ta  ren- 
voyée à  Étange  où  elle  est  née  :  on  lui  a  remis  le 
soin  du  château,  et  une  inspection  sur  la  re- 
cette ,  qui  la  rend  en  quelque  manière  le  con- 
trôleur de  Téconotoe.  Il  y  avoit  long-temps  que 
M.  de  Wolmar  pressoit  sa  femme  de  faire  cet 
arrangement  sans  pouvoir  la  résoudre  à  éloi- 
gner délie  un  ancien  domestique  de  sa  m^re , 
quoiquelle  eiit  plus  d un  sujet  de  sea  plaindre. 
Enfin ,  depuis  les  dernières  explications ,  elle  y 
a  consenti ,  et  Babi  est  partie.  Cette  femme  est 
intelligente  et  fidèle,  mais  indiscrète  et  babil- 
larde.  Je  soupçonne  quelle  a  trahi  plus  d'une 
fois  les  secrets  de  sa  maîtresse ,  que  M.  de  Wol- 
mar ne  l'ignore  pas,  et  que ,  pour  prévenir  la 
même  indiscrétion  vis-à^vis  de  <}uelque  étran- 
ger ,  cet  homme  sage  a  su  l'employer  de  ma- 
nière à  profiter  de  ses  bonnes  qualités  sans  s'ex- 
poser aux  mauvaises.  Celle  qui  l'a  remplacée  est 
cette  même  Fan  chon  Regard  dont  vous  m'en- 
tendiez parler  autrefois  avec  tant  de  plaisir.  Mal- 
gré l'augure  de  Julie ,  ses  bienfaits ,  ceux  de  son 
père,  et  les  vôtres,  cette  jeune  femme  si  hon- 
nête et  si  sage  n'a  pas  été  heureuse  dans  son  éta- 
blissement. Claude  Anet ,  qui  avoit  si  bien  sup- 
porté sa  misère ,  n'a  pu  soutenir  un  état  plus 
doux.  En  se  voyant  dans  l'aisance,  il  a  négligé 
son  métier  ;  et  s'étant  tout-à-fait  dérangé ,  il  s'est 
enfui  du  pays,  laissant  sa  femme  avec  un  enfant 
qu'elle  a  perdu  depuis  ce  temps-là.  Julie,  après 
l'avoir  retirée  chez  elle,  lui  a  appris  tous  les  pe- 


QUATRIÈME  PARTIE.  85 

tits  ouvrages  dune  femme-de-chambre  ;  et  je  ne 
fîis  jamais  plus  agréablement  surpris  que  de  la 
trouver  en  fonction  le  jour  de  mon  arrivée. 
M.  de  Wolmar  en  fait  un  très  grand  cas,  et  tous 
deux  lui  ont  confié  le  soin  de  veiller  tant  sur 
leurs  enfants  que  sur  celle  qui  les  gouverne. 
Celle-ci  est  aussi  une  villageoise  simple  et  cré- 
dule ,  mais  attentive ,  patiente  et  docile  ;  de 
sorte  qu  on  n  a  rien  oublié  pour  que  les  vices 
des  villes  ne  pénétrassent  point  dans  une  mai- 
son dont  les  maîtres  ne  Les  ont  ni  ne  les  souf- 
frent. 

Quoique  tous  les  domestiques  n'aient  qu  une 
même  table,  il  y  a  d ailleurs  peu  de  communi- 
cation entre  les  deux  sexes  ;  on  regarde  ici  cet 
article  comme  très  impartant.  On  n  y  est  point 
de  lavis  de  ces*  maîtres  indifférents  à  tout ,  hors 
à  leur  intérêt ,  qui  ne  veulent  qu  être  bien  servis 
sans  s  embarrasser  au  surplus  de  ce  que  font 
leurs  gens  :  on  pense  au  contraire  que  ceux  qui 
ne  veulent  qu  être  bien  servis  ne  sauroient  Fêtre 
long-temps.  Les  liaisons  trop  intimes  entre  les 
deux  sexes  ne  produisent  jamais  que  du  mal. 
Cest  des  conciliabules  qui  se  tiennent  chez  les 
femmes-de-chambre  que  sortent  la  plupart  des 
désordres  d  un  ménage.  S'il  s  en  trouve  une  qui 
plaise  au  maiire-d'hôtel ,  il  ne  manque  pas  de 
la  séduire  aux  dépens  du  maître.  L  accord  des 
hommes  entre  eux  ni  des  fe];nmes  entre  elles 
n  est  pas  assez  sûr  pour  tirer  à  conséquence. 
Mais  cest  toujours  entre  hommes  et  femmes 


86  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

que  s'établisssent  ces  secrets  monopoles  qui  rui- 
nent à  la  longue  les  familles  les  plus  opulentes. 
On  veille  donc  à  la  sagesse  et  .à  la  modestie 
des  femmes,  non  seulement  par  des  raisons  de 
bonnes  mœurs  et  d'honnêteté,  mais  encore  par 
un  intérêt  très  bien  entendu  ;  car ,  quoi  qu  on 
en  dise ,  nul  ne  remplit  bien  son  devoir  s  il  ne 
laime  ;  et  il  n'y  eut  jamais  que  des  gens  d'hon- 
neur qui  sussent  aimer  leur  devoir. 

Pour  prévenir  entre  les  deux  sexes  une  fami- 
liarité dangereuse,  on  ne  les  gêne  point  ici  par 
des  lois  positives  qu'ils  seroient  tentés  d'enfrein- 
dre en  secret  ;  mais ,  sans  paroître  y  songer,  on 
établit  des  usages  plus  puissants  que  l'autorité 
même.  On  ne  leur  défend  pas  de  se  voir ,  mais 
on  fait  en  sorte  qu'ils  n'en  aient  ni  l'occasion  ni 
la  volonté.  On  y  parvient  en  leur  donnant  des 
occupations ,  des  habitudes ,  des  goûts ,  des  plai- 
sirs ,  entièrement  différents.  Sur  l'ordre  admi- 
rable qui  règne  ici ,  ils  sentent  que  dans  une 
maison  bien  réglée  les  hommes  et  les  femmes 
doivent  avoir  peu  de  commerce  entre  eux.  Tel 
qui  taxeroit  en  cela  de  caprice  les  volontés  d'un 
maître,  se  soumet  sans  répugnance  à  une  ma- 
nière de  vivre  qu'on  ne  lui  prescrit  pas  formel- 
lement, mais  quil  juge  lui-même  être  la  meil- 
leure et  la  plus  naturelle.  Julie  prétend  qu  elle 
l'est  en  effet ,  elle  soutient  que  de  Tamour  ni  de 
l'union  conjugale  ne  résulte  point  le  commerce 
continuel  des  deux  sexes.  Selon  elle,  la  fetnme 
et  le  mari  sont  bien  destinés  à  vivre  ensemble > 


QUATRIÈME   PARTIE.  87 

mais  non  pas  de  la  même  manière  ;  ils  doivent 
agir  de  concert  sans  faire  les  mêmes  choses.  La 
vie  qui  c^armeroit  lun  seroit,  dit^Ile,  insup- 
portable à  lautre;  les  inclinations  que  leur 
donne  la  nature  sont  aussi  diverses  que  les^ 
fonctions  quelle  leur  impose;  leurs  amusements 
ne  diffèrent  pas  moins  que  leurs  devoirs;  en  un 
mot,  tous  deux  concourent  au  bonheur  com«- 
mun  par  des  chemins  différents;  et  ce  partage 
de  travaux  et  de  soins  est  le  plus  fort  lien  de 
leur  union. 

Pour  moi ,  j  avoue  que  mes  propres  observa- 
tions sont  assez  favorables  à  cette  maxime.  En 
effet ,  n  est-ce  pas  un  usage  constant  de  tous  les 
peuples  du  monde ,  hors  le  François  et  ceux 
qui  Timitent ,  que  les  hommes  vivent  entre  eux  y 
les  femmes  entre  elles?  S'ils  se  voient  les  uns 
les  autres ,  c  est  plutôt  par  entrevues  et  presque 
à  la  dérobée,  comme  les  époux  de  Lacédémone, 
que  par  un  mélange  indiscret  et  perpétuel ,  ca«* 
pable  de  confondre  et  défigurer  en  eux  les  plus 
sages  distinctions  de  la  nature.  On  ne  voit  point 
les  sauvages  mêmes  indistinctement  mêlés  , 
hommes  et  femmes.  Le  soir  la  famille  se  ras- 
semble ,  chacun  passe  la  nuit  auprès  de  sa 
femme:  la  séparation  recommence  avec  le  jour, 
et  les  deux  sexes  n  ont  plus  rien  de  commun  que 
les  repas  tout  au  plus.  Tel  est  Tordre  que  son 
universaUté  moûtre  être  le  plus  naturel ,  et , 
dans  les  pays  même  où  il  est  perverti ,  Ton  en 
voit  encore  des  vestiges.   En  France  ,  oit  les 


88  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

hommes  se  sont  soumis  à  vivre  à  la  manière  des 
femmes  et  à  rester  sans  cesse  enfermés  dans  la 
chambre  avec  elles ,  Finvolontaire  agitation  qu  ils 
y  conservent  montre  que  ce  n'est  point  à  cela 
qu'ils  étoient  destinés.  Tandis  que  les  femmes  res- 
tent  tranquillement  assises  ou  couchées  sur  leur 
chaise  longue,  vous  voyez  les  hommes  se  lever, 
aller ,  venir ,  se  rasseoir ,  avec  une  inquiétude 
continuelle  ;  un  instinct  machinal  combattant 
sans  cesse  la  contrainte  où  ils  se  mettent ,  et  les 
poussant  malgré  eux  à  cette  vie  active  et  labo- 
rieuse que  leur  imposa  la  nature.  C  est  le  seul 
peuple  du  monde  où  les  hommes  se  tiennent 
debout  au  spectacle,  comme  s'ils  alloient  se  dé- 
lasser au  parterre  d'avoir  resté  tout  le  jour  assis 
au  salon.  Enfin  ,  ils  sentent  si  bien  Fennui  de 
cette  indolence  efféminée  et  casanière ,  que , 
pour  y  mêler  au  moins  quelque  sorte  d'activité, 
ils  cèdent  chez  eux  la  place  aux  étrangers  ,  et 
vont  auprès  des  femmes  d'autrui  chercher  à 
tempérer  ce  dégoût. 

La  maxime  de  madame  de  Wolmar  se  sou- 
tient très  bien  par  l'exemple  de  sa  maison  ; 
chacun  étant  pour  ainsi  dire  tout  à  son  sexe , 
les  femmes  y  vivent  trè*  séparées  des  hommes. 
Pour  prévenir  entre  eux  des  liaisons  suspectes , 
son  grand  secret  est  d'occuper  incessamment 
les  uns  et  les  autres  ;  car  leurs  travaux  sont  si 
différents  qu'il  n'y  a  que  l'oisiveté  qui  les  ras* 
semble.  Le  matin  chacun  vaque  à  ses  fonctions , 
et  il  ne  reste  du  loisir  à  personne  pour  aller 


QUATRIÈME  PARTIE.  89 

troubler  celles  d'un  autre.  L  après -dînée  les 
hommes  ont  pour  département  le  jardin ,  la 
basse-cour ,  ou  d  autres  soins  de  la  campagne  ; 
les  femmes  s  occupent  dans  la  chambre  des  en- 
fants jusqu'à  rheure  de  la  promenade,  quelles 
font  avec  eux ,  souvent  même  avec  leur  mal- 
tresse ,  et  qui  leur  est  agréable  comme  le  seul 
moment  où  elles  prennent  lair.  Les  hommes , 
assez  exercés  par  le  travail  de  la  journée ,  n'ont 
guère  envie  de  s'aller  promener ,  et  se  reposent 
en  gardant  la  maison. 

Tous  les  dimanches,  après  le  prêche  du  soir, 
les  femmes  se  rassemblent  encore  dans  la  cham- 
bre des  enfants  avec  quelque  parente  ou  amie , 
qu  elles  invitent  tour-à-tour  du  consentement 
de  madame.  Là,  en  attendant  un  petit  régal 
donné  par  elle ,  on  cause ,  on  chante ,  on  joue 
au  volant,  aux  onchets,  ou  à  quelque  autre  jeu 
d'adresse  propre  à  plaire  aux  yeux  des  enfants , 
jusqu'à  ce  qu'ils  »en  puissent  amuser  eux-mê- 
mes. La  collation  vient ,  composée  de  quelques 
laitages  ,  de  gaufres  ,  d'échaudés  ,  de  mer- 
veilles (i) ,  ou  d'autres  mets  du  goût  des  enfants 
et  des  femmes.  Le  vin  en  est  toujours  exclus  ; 
et  les  hommes ,  qui  dans  tous  les  temps  entrent 
peu  dans  ce  petit  gynécée  (2),  ne  sont  jamais  de 
cette  collation  où  Julie  manque  assez  rarement. 
J'ai  été  jusqu'ici  le  seul  privilégié.  Dimanche 

(1)  Sorte  de  gâteaux  du  pays. 

(2)  Appartement  des  fenunes. 


go  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

dernier  j  obtins ,  à  force  d'importunités  ,  de  1 Y 
accompagner.  Elle  eut  grand  soin  de  me  faire 
valoir  cette  faveur.  Elle  me  dit  tout  haut  qu  elle 
me  laccordoit  pour  cette  seule  fois ,  et  qu  elle 
lavoit  refusée  à  M.  de  Wolmar  lui-même.  Ima- 
ginez si  la  petite  vanité  féminine  étoit  flattée ,  et 
si  un  laquais  eut  été  bien  venu  à  vouloir  être 
admis  à  lexclusion  du  maître. 

Je  fis  un  goûter  délicieux.  Est -il  quelques 
mets  au  monde  comparables  aux  laitages  de  ce 
pays?  Pensez  ce  que  doivent  être  ceux  dune 
laiterie  où  Julie  préside ,  et  mangés  à  côté  d  elle. 
La  Fanchon  me  servit  des  grus ,  de  la  céracée  (i), 
des  gaufres,  des  écrelets.  Tout  disparoissoit  à 
Tinstant.  Julie  rioit  de  mon  appétit.  Je  vois , 
dit-elle  en  me  donnant  encore  une  assiette  de 
crème ,  que  votre  estomac  se  fait  honneur  par- 
tout ^  et  que  vous  ne  vous  tirez  pas  moins  bien 
de  lecot  des  femmes  que  de  celui  des  Valaisans. 
Pas  plus  impunément,  repris -je  ;  on  s  enivre 
quelquefois  à  lun  comme  à  l'autre , et  la  raison 
peut  s  égarer  dans  un  chalet  tout  aussi  bien  que 
dans  un  cellier.  Elle  baissa  les  yeux  sans  répon- 
dre ,  rougit ,  et  se  mit  à  caresser  ses  enfants. 
C'en  fut  assez  pour  éveiller  mes  remords.  My- 
lord ,  ce  fut  là  ma  première  indiscrétion ,  et  j  es- 
père que  ce  sera  la  dernière. 

Il  régnoit  dans  cette  petite  assemblée  un  cer^ 

(i)  Laitages  excellents  qui  se  font  sur  la  montagne  de 
Saléve.  Je  cloute  qu'ils  soient  connus  sous  ce  nom  au 
Jura ,  sur-tout  vers  l'autre  extrémité  du  lac. 


QUATBIÈME  PARTIE.  91 

tain  air  d  antique  simplicité  qui  me  touchoit  le 
cœur  ;  je  voyois  sur  tous  les  visages  la  même 
gaieté ,  et  plus  de  franchise  peut*étre  que  s  il  s  y 
fiït  trouvé  des  hommes.  Fondée  sur  la  confiance 
et  l'attachement ,  la  familiarité  qui  rcgnoit  entre 
les  servantes  et  la  maîtresse  ne  faisoit  qu  affermir 
le  respect  et  lautorité  ;  et  les  services  rendus  et 
reçus  ne  sembloient  être  que  des  témoignages 
d'amitié  réciproque.  Il  n  y  avoit  pas  jusqu'au 
choix  du  régal  qui  ne  contrihuàt  à  le  rendre 
intéressant.  Le  laitage  et  le  sucre  sont  un  des 
goûts  naturels  du  sexe,  et  comme  le  symbole 
de  Finnocence  et  de  la  douceur  qui  font  son  plus 
aimable  ornement.  Les  hommes ,  au  contraire , 
recherchent  en  général  les  saveurs  fortes  et  les 
liqueurs  spiritueuses ,  aliments  plus  convenables 
à  la  vie  active  et  laborieuse  que  la  nature  leur 
demande  ;  et  quand  ces  divers  goûts  viennent 
à  s  altérer  et  se  confondre,  cest  une  marque 
presque  infaillible  du  mélange  désordonné  des 
sexes.  En  effet ,  j  ai  remarqué  qu  en  France  ,  où 
les  femmes  vivent  sans  cesse  avec  les  hommes  , 
elles  ont  tout-à-fait  perdu  le  goût  du  laitage,  les 
hommes  beaucoup  celui  du  vin  ;  et  qu  en  An- 
gleterre ,  où  les  deux  sexes  sont  moins  confon- 
dus ,  leur  goût  propre  s  est  mieux  conservé.  En 
général ,  je  pense  qu'on  pourroit  souvent  trou- 
ver quelque  indice  du  caractère  des  gens  dans  le 
choix  des  aliments  qu'ils  préfèrent.  Les  Italiens, 
qui  vivent  beaucoup  d'herbages ,  sont  efféminés 
et  mous.  Vous  autres  Ânglois,  grands  mangeurs. 


g2  LA   NOUVELLE   HÉLOÎfSE. 

de  viande ,  avez  dans  vos  inflexibles  vertus  quel- 
que chose  de  dur  et  qui  tient  de  la  barbarie.  Le 
Suisse ,  naturellement  froid ,  paisible  et  simple , 
mais  violent  et  emporté  dans  la  colère ,  aime  à- 
la-fois  lun  et  lautre  aliment,  et  boit  du  laitage 
et  du  vin.  Le  François ,  souple  et  changeant ,  vit 
de  tous  les  mets  et  se  plie  à  tous  les  caractères. 
Julie  elle-même  pourroit  me  servir  d  exemple  ; 
car,  quoique  sensuelle  et  gourmande  dans  ses 
repas ,  elle  n  aime  ni  la  viande  ,  ni  les  ragoûts , 
ni  le  sel ,  et  n  a  jamais  goûté  de  vin  pur  ;  d  ex- 
cellents légumes,  les  œufe,  la  crème,  les  fruits, 
voilà  sa  nourriture  ordinaire  ;  et,  sans  le  pois- 
son qu'elle  aime  aussi  beaucoup ,  elle  seroit  une 
véritable  pythagoricienne. 

Ce  nest  rien  de  contenir  les  femmes  si  Ton  ne 
contient  aussi  les  hommes  ;  et  cette  partie  de  la 
régie ,  non  moins  importante  que  lautre ,  est 
plus  difficile  encore  ;  car  lattaque  est  en  géné- 
ral plus  vive  que  la  défense  :  c  est  Fintention  du 
conservateur  de  la  nature.  Dans  la  république, 
on  retient  les  citoyens  par  des  mœurs ,  des  prin- 
cipes ,  de  la  vertu  ;  mais  comment  contenir  des 
domestiques ,  des  mercenaires ,  autrement  que 
par  la  contrainte  et  la  gène?  Tout lart  du  maî- 
tre est  de*  cacher  cette  gène  sous  le  voile  du 
plaisir  ou  de  Fintérèt ,  en  sorte  qu'ils  pensent 
vouloir  tout  ce  quon  les  oblige  de  faire.  L oisi- 
veté du  dimanche ,  le  droit  qu  on  ne  peut  guère 
leur  ôter  d  aller  où  bon  leur  semble  quand  leurs 
fonctions  ne  les  retiennent  point  au  logis  ,  dér 


QUATRIÈME   PARTIE.  g3 

truisent  souvent  en  un  seul  jour  lexemplë  et  les 
leçons  des  six  autres.  L'habitude  du  cabaret ,  le 
commerce  et  les  maximes  de  leurs  camarades , 
la  fréquentation  des  femmes  débauchées  ,  les 
perdant  bientôt  pour  leurs  maîtres  et  pour  eux- 
mêmes,  les  rendent  par  mille  défauts  incapables 
du  service  et  indignes  de  la  liberté. 

On  remédie  à  cet  inconvénient  en  les  rete- 
nant par  les  mêmes  motifs  qui  les  portoient  à 
sortir.  Qu  alloient-ils  faire  ailleurs?  Boire  et  jouer 
au  cabaret.  Us  boivent  et  jouent  au  logis.  Toute 
la  différence  est  .que  le  vin  ne  leur  coûte  rien  , 
qu  ils  ne  s  enivrent  pas ,  et  qu  il  y  a  des  gagnants 
au  jeu  sans  que  jamais  personne  perde.  Voici 
comment  on  s  y  prend  pour  cela. 

Derrière  la  maison  est  une  allée  couverte  , 
dans  laquelle  on  a  établi  la  lice  des  jeux  :  cest 
là  que  les  gens  de  livrée  et  ceux  de  la  basse-côur 
se  rassemblent  en  été ,  le  dimanche  ,  après  le 
prêche ,  pour  y  jouer,  en  plusieurs  parties  liées , 
non  de  largent ,  on  ne  le  souffre  pas ,  ni  du  vin , 
on  leur  en  donne ,  mais  une  mise  fournie  par  la 
libéralité  des  maîtres.  Cette  mise  est  toujours 
quelque  petit  meuble  ou  quelque  nippe  à  leur 
usage.  Le  nombre  des  jeux  est  proportionné  à 
la  valeur  de  la  mise;  en  sorte  que ,  quand  cette 
mise  est  un  peu  considérable ,  comme  des  bou- 
cles d argent ,  un  porte-col,  des  bas  de  soie,  un 
chapeau  fin ,  ou  autre  chose  semblable ,  on  em- 
ploie ordinairement  plusieurs  séances  à  la  dis- 
puter. On  ne  s  en  tient  point  à  une  seule  espèce 


94  l'A   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

de  jeu  ;  on  les  varie ,  afin  que  le  plus  habile  dan» 
un  n  emporte  pas  toutes  les  mises  ,  et  pour  les 
rendre  tous  plus  adroits  et  plus  forts  par  des 
exercices  multipliés.  Tantôt  c  est  à  qui  enlèvera 
à  la  course  un  but  placé  à  Tautre  bout  de  lave- 
nue;  tantôt  à  qui  lancera  le  plus  loin  la  même 
pierre  ;  tantôt  à  qui  portera  le  plus  long-temps 
le  même  fardeau  ;  tantôt  on  dispute  un  prix  en 
tirant  au  blanc.  On  joint  à  la  plupart  de  ces 
jeux  un  petit  appareil  qui  les  prolonge  et  les 
rend  amusants.  Le  maître  et  la  maîtresse  les 
honorent  souvent  de  leur  présence^  on  y  amène 
quelquefois  les  enfants  ;  les  étrangers  même  y 
vienneut,  attirés  par  la  curiosité,  et  plusieurs 
ne  demanderoient  pas  mieux  que  d  y  concourir; 
mais  nul  n  est  jamais  admis  quavec  lagrément 
des  maîtres  et  du  consentement  de^  joueurs, 
qui  ne  trouveroient  pas  leur  compte  à  laccorder 
aisément.  Insensiblement  il  s  est  fait  de  cet  usage 
une  espèce  de  spectacle ,  où  les  acteurs ,  animés 
par  les  regards  du  public ,  préfèrent  la  gloire  des 
applaudissements  à  Tintérêt  du  prix.  Devenus 
plus  vigoureux  et  plus  agiles ,  ils  s  en  estiment 
davantage,  et,  s  accoutumant  à  tirer  leur  valeur 
d'eux-mêmes  plutôt  que  de  ce  quils  possèdent, 
tout  valets  quils  sont ,  Thonneur  leur  devient 
plus  cher  que  largent. 

Il  seroit  long  de  vous  détailler  tous  les  biens 
qu'on  retire  ici  d'un  soin  si  puéril  en  apparence 
et  toujours  dédaigné  des  esprits  vulgaires,  tan- 
dis que  c'est  le  propre  du  vrai  génie  de  produire 


QUATRIÈME  PARTIE.  q5 

de  grands  effets  par  de  petits  moyens.  M.  de 
Wolmar  ma  dit  qu il  lui  en  coûtoit  à  peine  cin- 
quante écus  par  an  pour  ces  petits  établisse- 
ments que  sa  femme  a  la  première  imaginés. 
Mais,  dit-il,  combien  de  fois  croyez-vous  que 
je  regagne  cette  sotnme  dans  mon  ménage  et 
dans  mes  affaires  par  la  vigilance  et  lattention 
que  donnent  à  leur  service  des  domestiques  at 
tacbés  qui  tiennent  tous  leurs  plaisirs  de  leurs 
maîtres ,  par  Fintérèt  quils  prennent  à  celui 
d  une  maison  qu  ils  regardent  comme  la  leur , 
par  lavantage  de  profiter  dans  leurs  travaux  de 
la  vigueur  qu'ils  acquièrent  dans  leurs  jeux  , 
par  celui  de  les  conserver  toujours  sains  en  les 
garantissant  des  excès  ordinaires  à  leurs  pareils 
et  des  maladies  qui  sont  la  suite  ordinaire  de 
ces  excès ,  par  celui  de  prévenir  en  eux  les  fri- 
ponneries que  le  désordre  amène  infailliblement, 
et  de  les  conserver  toujours  honnêtes  gens ,  en- 
fin par  le  plaisir  d  avoir  chez  nous  à  peu  de 
frais  des  récréations  agréables  pour  nous-mê- 
mes? Que  s'il  se  trouve  parmi  nos  gens  quel- 
qu'un ,  soit  homme ,  soit  femme ,  qui  ne  s  ac- 
commode pas  de  nos  règles  et  leur  préfère  la 
liberté  daller  sous  divers  prétextes  courir  où 
bon  lui  semble ,  on  ne  lui  en  refuse  jamais  la 
permission  ;  mais  nous  regardons  ce  goût  de 
licence  comme  un  indice  très  suspect,  et  nous 
ne  tardons  pas  à  nous  défaire  de  ceux  qui  font. 
Ainsi  ces  mêmes  amusements  qui  nous  con- 
servent de  bons  sujets  nous  servent  encore  d'é- 


96  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

preuve  pour  les  choisir.  Mylord,  j  avoue  que  je 
nai  jamais  vu  qu ici  des  maîtres  former  à*la- 
fois  dans  les  mêmes  hommes  de  bons  domes- 
tiques pour  le  service  de  leurs  personnes  ,  de 
bons  paysans  pour  cultiver  leurs  terres,  de  bons 
soldats  pour  la  défense  de  la  patrie,  et  des  gens 
de  bien  pour  tous  les  états  où  la  fortune  peut  les 
appeler. 

Lliiver ,  les  plaisirs  changent  d  espèce  ainsi 
que  les  travaux.  Les  dimanches,  tous  les  gens 
de  la  maison,  et  même  les  voisins,  hommes  et 
femmes  indifféremment,  se  rassemblent  après 
le  service  dans  une  salle  basse ,  où  ils  trouvent 
du  feu ,  du  vin ,  des  fruits ,  des  gâteaux ,  et  un 
violon  qui  les  fait  danser.  Madame  de  Wolmar 
ne  manque  jamais  de  s  y  rendre,  au  moins  pour 
quelques  instants  ,  afin  d  y  maintenir  par  sa 
présence  Tordre  et  la  modestie  ;  et  il  n  est  pas 
rare  qu'elle  y  danse  elle-même,  fût-ce  avec  ses 
propres  gens.  Cette  règle ,  quand  je  lappris  , 
me  parut  dabord  moins  conforme  à  la  sévérité 
des  mœurs  protestantes.  Je  le  dis  à  Julie;  et  voici 
à  peu  près  ce  qu  elle  me  répondit. 

La  pure  morale  est  si  chargée  de  devoirs  sé- 
vères ,  que  si  on  la  surcharge  encore  de  formes 
indifférentes  ,  c  est  presque  toujours  aux  dépens 
de  lessentiel.  On  dit  que  cest  le  cas  de  la  plu- 
part des  moines,  qui,  soumis  à  mille  règles  inu- 
tiles, ne  savent  ce  que  c  est  qu  honneur  et  vertu. 
Ce  défaut  règne  moins  parmi  nous ,  mais  nous 
n  en  sommes  pas  tout-à-fait  exempts.  Nos  gens 


QUATRIÈME  PARTIE.  97 

d^ëgiise  i  aussi  supérieurs  éo  sagesse  à  toutes  les 
sortes  de  prêtres  que  notre  religion  est  supé- 
rieure à  toutes  les  autres  en  sainteté,  ont  pour-> 
tant  encore  quelques  maximes  qui  paroissent 
plus  fondées  sur  le  préjugé  que  sur  la  raison* 
Telle  est  celle  qui  blâme  la  danse  et  les  assem- 
blées ;  comme  s'il  y  avoit  plus  de  mal  à  danser 
quà  chanter,  que  chacun  de  ces  amusements  ne 
i^t  pas  également  une  inspiration  de  la  nature , 
et  que  ce  fut  un  crime  de  s  égayer  en  commun 
par  une  récréation  innocente  et  honnête  !  Pour 
moi,  je  pense  au  contraire  que,  toutes  les  fois 
qu'il  y  a  concours  des  deux  sexes ,  tout  diver- 
tissement public  devient  innocent  par  cela  même 
qu  il  est  public  ;  au  lieu  que  l'occupation  la  plus 
louable  est  suspecte  dans   le  tête-à-tête  (i), 
L'honlnie  et  la  femme  sont  destinés  l'un  pour 
l'autre ,  la  fin  de  la  nature  est  qu'ils  soient  unis 
par  le  mariage.  Toute  fausse  religion  combat  la 
nature:  la  nôtre  seule,  qui  la  suit  et  la  rectifie , 
annonce  une  institution  divine  et  convenable  à 
l'homme.  Elle  ne  doit  donc  point  ajouter  sur  le 
mariage  aux  embarras  de  l'ordre  civil  des  diffi- 
cultés que  l'évangile  ne  prescrit  pas,  et  qui  sont 
contraires  à  l'esprit  du  christianisme.  Mais  qu'on 
me  dise  où  déjeunes  personiies  à  marier  auront 

(i)  Dans  ma  lettre  à  M.  d*Aleinbert  sur  les  specta* 
clés,  j'ai  transcrit  de  celle-ci  le  morceau  suivant,  et 
quelques  autres  :  mais  comme  alors  je  ne  faisois  que 
préparer  cette  édition  ,  j'ai  cru  devoir  attendre  qu'elle 
parût  pour  citer  ce  que  j'en  avois  tiré. 

4.  7 


93  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

occasion  de  prendre  du  goût  lune  pour  lautre 
et  de  se  voir  avec  plus  de  décence  et  de  circon- 
spection que  dans  une  assemblée  où  les  yeux 
du  public,  incessamment  tournés  sur  elles ,  les 
forcent  à  s  observer  avec  le  plus  grand  soin.  En 
quoi  Dieu  est-il  offensé  par  un  exercice  agréable 
et  salutaire,  convenable  à  la  vivacité  de  la  jeu- 
nesse, qui  consiste  à  se  présenter  lun  à  lautre 
avec  grâce  et  bienséance,  et  auquel  le  spectateur 
impose  une  gravité  dont  personne  n  oseroit  sor- 
tir? Peut-on  imaginer  un  moyen  plus  honnête  de 
ne  tromper  personne ,  au  moins  quant  à  la  fi- 
gure ,  et  de  se  montrer  avec  les  agréments  et  les 
défauts  qu  on  peut  avoir  aux  gens  qui  ont  in- 
térêt de  nous  bien  connottre  avant  de  s'obliger 
à  nous  aimer  ?  he  devoir  de  se  chérir  récipro- 
quement nemporte-t-il  pas  celui  de  se  plaire?  et 
n  est-ce  pas  un  soin  digne  de  deux  personnes 
vertueuses  et  chrétiennes  qui  songent  à  s  unir , 
de  préparer  ainsi  leurs  cœurs  à  lamour  mutuel 
que  Dieu  leur  impose? 

Quarrive-t-il  dans  ces  lieux  où  régne  une 
éternelle  contrainte ,  où  Ion  punit  comme  un 
crime  la  plus  innocente  gaieté ,  où  les  jeunes 
gens  des  deux  sexes  n'osent  jamais  sassembler 
en  public ,  et  où  Tindiscréte  sévérité  d  un  pas- 
teur ne  sait  prêcher  au  nom  de  Dieu  qu  une  gêne 
scrvile,  et  la  tristesse,  et  1  ennui?  On  élude  une 
tyrannie  insupportable  que  la  nature  et  la  rai- 
son désavouent;  aux  pl^sirs  permis  dont  on. 
prive  une  jeunesse  enjouée  et  folâtre  elle  en 


QUATRIÈME  PARTIE.  gg 

substitue  de  plus  dangereux  j  les  tètes-à-tétea 
adroitement  concertés  prennent  la  place  des  as- 
semblées publiques  ;  à  force  de  se  cacher  comme 
si  Ton  étoit  coupable,  on  est  tenté  de  le  deve- 
nir.  L Innocente  joie  aime  à  s  évaporer  au  grand 
jour;  mais  le  vice  est  ami  des  ténèbres  ;  et  jamais 
l'innocence  et  le  mystère  n  habitèrent  long-temps 
ensemble.  Mon  cher  ami,  me  dit-elle  en  me 
serrant  la  main  commie  pour  me  communiquer 
son  repentir  et  faire  passer  dans  mon  cœur  la 
pureté  du  sien ,  qui  doit  mieux  sentir  que  nous 
toute  Timportance  de   cette  maxime?  Que  de 
douleurs  et  de  peines ,  que  de  remords  et  de 
pleurs  nous  nous  serions  épargnés  durant  tant 
d'années,  si,  tous  deux  aimant  la  vertu  comme 
nous  avons  toujours  fait,  nous  avions  su  prévoir 
de  plus  loin  les  dangers  qu  elle  court  dans  le 
tète-à-tète! 

Encore  un  coup ,  continua  madame  de  Wol- 

mar  d'un  ton  plus  tranquille  ,  ce  n'est  point 

dans  les   assemblées  nombreuses ,  oii  tout  le 

'  monde  qous  voit  et  nous  écoute,  mais  dans  des 

entretiens  particuliers  ,  où  régnent  le  secret  et 

la  liberté ,  que  les  mœurs  peuvent  courir  des 

risques.  C'est  sur  ce  principe  que  ,  quand  mes 

domestiques  des  deux  sexes  se  rassemblent ,  je 

suis  bien  aise  qu'ils  y  soient  tous.  J'approuve 

même  qu'ils  invitent  parmi  les  jeunes  gens  du 

voisinage  '  ceux  dont  le  commerce  n'est  point 

capable  de  leur  nuire  ;  et  j'apprends  avec  grand 

plaisir  que  pour  louer  les  mœurs  de  quelqu'un 


lOO  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

de  nos  jeunes  voisins,  on  dit,  Il  est  reçu  chez 
M.  de  Wolmar.  En  ceci  nous  avons  encore  une 
autre  vue.  Les  honunes  qui  nous,  servent  sont 
tous  garçons,  et  parmi  les  iemmjes  la  gouver- 
nante des  enfants  est  encore  à  marier.  II.  nest 
pas  juste  que  la  réserve  où  vivent  ici  les  uns  et 
les  autres  leur  ôte  loccasion  d'un  honnête  éta- 
blissement. Nous  tâchons  dans  ces  petites  as- 
semblées de  leur  procurer  cette  occasion  sous 
nos  yeux ,  pour  les.  aider  à  mieux  choisir  ;  et  en 
travaillant  ainsi  à  former  d'heureux  ménages, 
nous  augmentons  le  bonheur  du  nôtre. 

Il  resteroit  à  me  justifier  moi-même  de  danser 
avec  ces  bonnes  gens  ;  mais  j  aime  mieux  passer 
condamnation  sur  ce  point ,  et  j  avoue  franche- 
ment que  mon  plus  grand  motif  en  cela  est  le 
plaisir  que  j  y  trouve.  Vous  savez  que  j'ai  tou- 
jours partagé  la  passion  que  ma  cousine  a  pour 
la  danse  ;  mais  après  la  perte  de  ma  mère  je  re- 
nonçai pour  ma  vie  au  bal  et  à  toute  assemblée 
publique  :  j'ai  tenu  parole ,  même  à  mon  ma- 
riage ,  et  la  tiendrai ,  sans  croire  y  déroger  en 
dansant  quelquefois  chez  moi  avec  mes  hôtes 
et  mes  domestiques.  C'est  un  exercice  utile  à 
ma  santé  durant  la  vie  sédentaire  qu'on  est  forcé 
de  mener  ici  l'hiver.  Il  m'amuse  innocemment  ; 
car,  quand  j'ai  bien  dansé,  mon  cœur  ne  me 
reproche  rien.  Il  amuse  aussi  M.  de  Wolmar  ; 
toute  ma  coquetterie  en  cela  se  borne  à  lui  plaire. 
Je  suis  cause  qu'il  vient  au  lieu  où  l'on  danse  : 
ses  gens  en  sont  plus  contents  d'être  honorés 


QUATRIÈME  PARTIE.  lOI 

<les  regards  de  leur  mattre  ;  ils  témoignent  aussi 
de  la  joie  à  me  voir  parmi  eux.  Enfin ,  je  trouve 
que  celte  familiarité  modérée  forme  entre  nous 
un  lien  de  douceur  et  d  attachement  qui  ra- 
mène un  peu  rhumanité  naturelle  en  tempérant 
la  bassesse  de  la  servitude  et  la  rigueiar  de  Fau- 
torité. 

Voilà  ^  mylord ,  ce  que  me  dit  Julie  au  sujet 
de  la  danse  ;  et  j  admirai  comment  avec  tant  d  af- 
fabilité pouvoit  régner  tant  de  subordination ,  et 
comment  elle  et  son  mari  pouvoient  descendre 
et  s  égaler  si  souvent  à  leurs  domestiques ,  sans 
que  ceux-ci  fiissent  tentés  de  les  prendre  au 
mot  et  de  s  égaler  à  eux  à  leur  tour.  Je  ne  crois 
pas  qu  il  y  ait  des  souverains  en  Asie  servis  dans 
leurs  palais  avec  plus  de  respect  que  ces  bons 
maîtres  le  sont  dans  leur  maison.  Je  ne  connois 
rien  de  moins  impérieux  que  leurs  ordres ,  et 
rien  de  si  promptement  exécuté  :  ils  prient,  et 
Ton  vole  ;  ils  excusent ,  et  Ton  sent  son  tort.  Je 
n  ai  jamais  mieux  compris  combien  la  force  des 
choses  quon  dit  dépend  peu  des  mots  qu  on 
emploie. 

Ceci  ma  fait  faire  une  autre  réflexion  sur  la 
vaine  gravité  des  maîtres  ;  c  est  que  ce  sont 
moins  leurs  familiarités  que  leurs  défauts  qui  les 
font  mépriser  chez  eux ,  et  que  Finsolencé  des 
domestiques  annonce  plutôt  un  maltt^e  vicieux 
que  fbible  ;  car  rien  ne  leur  donne  autant  d  au- 
dace que  la  connoissance  de  ses  vices ,  et  tous 
ceux  qu'ils  découvrent  en  lui  sont  à  leurs  yeux 


102  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

autant  de  dispenses  d'obéir  a  un  homme  quils 
ne  sauroient  plus  respecter. 

Les  valets  imitent  les  maîtres  ;  et  les  imitant 
grossièrement ,  ils  rendent  sensibles  dans  leur 
conduite  les  défauts  que  le  vernis  de  leducation 
cache  mieux  dans  les  autres.  A  Paris,  je  jugeois 
des  mœurs  des  femmes  de  ma  connoissance  par 
lair  et  le  ton  de  leurs  femmes-de-chambre  ;  et 
cette  régie  ne  ma  jamais  trompé.  Outre  que  la 
femme-de-chambre ,  une  fois  dépositaire  du  se- 
cret de  sa  maîtresse ,  lui  fait  payer  cher  sa  dis- 
crétion ,  elle  agit  comme  laxitre  pense ,  et  décèle 
toutes  ses  maximes  en  les  pratiquant  maladroi- 
tement. En  toute  chose  Texemple  des  mattres 
est  plus  fort  que  leur  autorité ,  et  il  n'est  pas 
naturel  que  leurs  domestiques  veuillent  être 
plus  honnêtes  gens  queux.  On  a  beau  crier, 
jurer,  maltraiter,  chasser,  faire  maison  nou- 
velle; tout  cela  ne  produit  point  le  bon  service. 
Quand  celui  qui  ne  s  eml>arrasse  pas  d'être  mé- 
prisé et  haï  de  ses  gens  sen  croit  pourtant  bien 
servi ,  c'est  qu'il  se  contente  de  ce  qu'il  voit  et 
d'une  exactitude  apparente,  sans  tenir  compte 
de  mille  maux  secrets  qu^on  lui  fait  incessam- 
ment et  dont  il  n'aperçoit  jamais  la  source. 
Mais  où  est  l'homme  assez  dépourvu  d'honneur 
pour  pouvoir  supporter  les  dédains  de  tout  ce 
qui  Tenvironne?  Où  est  la  femme  assez  perdue 
pour  n'être  plus  sensible  aux  outrages?  Combien 
dans  Paris  et  dans  Londres  de  dames  se  croient 
fort  honorées,  qui  foudroient  en  lannes  si  elles 


QUATRIÈME   PARTIE.  Io3 

entendoient  ce  quon  dit  délies  dans  leur  ami-* 
chambre  !  Heureusement  pour  leur  repos  elles 
se  rassurent  en  prenant  ces  Argus  pour  des  im- 
bécilles,  et  se  flattant  quils  ne  voient  rien.de 
ce  qu  elles  ne  daignent  pas  leur  cacher.  Aussi  ^ 
dans  leur  mutine  obéissance,  ne  leur  cachent*ils 
guère  à  leur  tour  le  mépris  qu'ils  ont  pour  elles. 
Maitres  et  valets  sentent  mutuellement  que  ce 
n'est  pas  la  peine  de  se  faire  estimer  les  uns  des 
autres. 

Le  jugement  des  domestiques  me  parott  être 
répreuve  la  plus  sure  et  la  plus  difficile  de  la 
vertu  des  maîtres  ;  et  je  me  souviens ,  mylord , 
d  avoir  bien  pensé  de  la  vôtre  en  Valais  sans  vous 
connoitre ,  simplement  sur  ce  que ,  parlant  as-^ 
sez  rudement  à  vos  gens ,  ils  ne  vous  en  étoient 
pas  moins  attachés ,  et  qu  ils  témoignoient  en* 
tre  eux  autant  de  respect  pour  vous  en  votre 
absence  que  si  vous  les  eussiez  entendus.  On  a 
dit  qu  il  n'y  avoit  point  de  héros  pour  son  valet* 
de-chambre  :  cela  peut  être  ;  mais  Thomme  juste 
a  lestime  de  son  valet  :  ce  qui  montre  assez  que 
rhéroïsme  n  a  qu'une  vaine  apparence  ^  et  qu'il 
n'y  a  rien  de  solide  que  la  vertu.  C'est  sur-tout 
dans  cette  maison  qu'on  reconnolt  la  force  de 
son  empire  dans  le  suffrage  des  domestiques  ; 
suffrage  d'autant  plus  sûr,  qu'il  ne  consiste  point 
en  de  vains  éloges ,  mais  dans  l'expression  na- 
turelle de  ce  qu'ils  sentent.  N'entendant  jamais 
rien  ici  qui  leur  fasse  croire  que  les  autres  mai- 
tres ne  ressemblent  pas  aux  leurs  ,  ils  ne  les 


I04  LA  NOUVELLE   HËLOÏSE. 

louent  point  des  vertus  qu  ils  estiment  comrnu 
nés  à  tous,  mais  ils  louent  Dieu  dans  leur  sim* 
plicité  d  avoir  mis  des  riches  sur  la  terre  pour  le 
bonheur  de  ceux  qui  les  servent  et  pour  le  sou- 
lagement des  pauvres. 

La  servitude  est  si  peu  naturelle  à  Thomme  ^ 
qu  elle  ne  sauroit  exister  sans  quelque  mécon* 
tentement.  Cependant  on  respecte  le  maître  et 
Ton  nen  dit  rien.  Que  s'il  échappe  quelques 
murmures  contre  la  maîtresse,  ils  valent  mieux 
que  des  jéioges.  Nul  ne  se  plaint  qu  elle  manque 
pour  lui  de  bienveillance ,  mais  qu  elle  en  ac* 
corde  autant  aux  autres  ;  nul  ne  peut  souffrir 
qu  elle  fasse  comparaison  de  son  zélé  avec  celui 
de  ses  camarades ,  et  chacun  voudroit  être  le 
premier  en  faveur  comme  il  croit  l'être  en  atta- 
chement :  c  es(  là  leur  unique  plainte  et  leur  plus 
grande  injustice. 

A  la  subordination  des  inférieurs  se  joint  la 
concorde  entre  les  égaux  ;  et  cette  partie  de  lad^* 
ministration  domestique  n  est  pas  la  moins  diffi* 
cile.  Dans  les  concurrences  de  jalousie  et  d'in- 
térêt qui  divisent  sans  cesse  les  gens  d'une  maÎT 
son  ,  même  aussi  peu  nombreuse  que  celle-ci , 
ils  ne  demeurent  presque  jamais  unis  qu'aux  dé* 
pens  du  mattre.  S'ils  s'accordent,  c'est  pour  vo- 
ler de  concert  ;  s'ils  sont  fidèles ,  chacun  se  fait 
valoir  aux  dépens  des  autres  :  il  faut  qu'ils  soient 
ennemis  ou  complices,  et  l'on  voit  à  peine  le 
moyen  d'éviter  à-la-fois  leur  friponnerie  et  leurs 
ilissentions.  La  plupart  des  pères  de  famille  ne 


QUATRIÈME   PARTIE.  lo5 

connoissent  que  laltcrnative  entre  ces  deux  in^ 
convénients.  Les  uns,  préférant  l'intérêt  à  Thon- 
nèteté ,  fomentent  cette  disposition  des  valets 
aux  secrets  rapports,  et  .croient  faire  un  chef- 
ci  œuvre  de  prudence  en  les  rendant  espions  et 
surveillants  les  uns  des  autres.  Les  autres ,  plus 
indolents,  aiment  mieux  qu  on  les  vole  et  qu  on 
vive  en  paix  ;  ils  se  font  une  sorte  d'honneur  de 
recevoir  toujours  mal  des  avis  qu'un  pur  zélé 
arrache  quelquefois  à  un  serviteur  fidèle.  Tous 
s  abusent  ég[alement.  Les  premiers ,  en  excitant 
chez  eux  des  troubles  continuels ,  incompatibles 
avec  la  règle  et  le  bon  ordre, n  assemblent  qu  un 
tas  de  fourbes  et  de  délateurs ,  qui  s  exercent , 
en  trahissant  leurs  camarades ,  à  trahir  peut- 
être  un  jour  leurs  maîtres.  Les  seconds ,  en  re- 
fusant d'apprendre  ce  qui  se  fait  dans  leur  mai- 
son ,  autorisent  les  ligues  contre  eux-mêmes, 
encouragent  les  méchants ,  rebutent  les  bons , 
et  n'entretiennent  à  grands  frais  que  des  fri- 
pons arrogants  et  paresseux ,  qui ,  s'accordant 
aux  dépens  du  maitre,  regardent  leurs  servi- 
ce<<  comme  des  grâces ,  et  leurs  vols  comme  des 
droits  (i). 

C'est  une  grande  erreur ,  dans  l'économie  do- 
mestique ainsi  que  dans  la  civile  ,  de  vouloir 

(i)  J^ai  examiné  d'assez  près  la  police  des  grandes 
maisons,  et  j'ai  vu  clairement  qu'il  est  impossible  à 
lin  maître  qui  a  vingt  domestiques  de  yenir  jamais  à 
bout  de  savoir  s'il  y  a  parmi  eux  un  honnête  homme , 
^t  de  ne  pas  prendre  pour  tel  le  plus  méchant  fripon  de 


I06  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

combattre  un  vice  par  un  autre ,  ou  former  en* 
tre  eux  une  sorte  d  équilibre  ;  comme  si  ce  qui 
sape  les  fondements  de  Tordre  pouvoit  jamais 
servir  à  letablir.  On  ne  fait  par  cette  mauvaise 
police  que  réunir  enfin  tous  les  inconvénients. 
Les  vices  tolérés  dans  une  maison  n'y  régnent 
pas  seuls  ;  laissez-en  germer  un ,  mille*  vien- 
dcont  à  sa  suite.  Bientôt  ils  perdent  les  valets 
qui  les  ont ,  ruinent  le  maître  qui  les  souffre  , 
corrompent  ou  scandalisent  les  enfants  attentifs 
à  les  observer.  Quel  indigne  père  oseroit  mettre 
quelque  avantage  en  balance  avec  ce  dernier 
mal?  Quel  honnête  homme  voudroit  être  chef 
de  femille,  s'il  lui  étoit  impossible  de  réunir 
dans  sa  maison  la  paix  et  la  fidélité ,  et  qu'il 
fallût  acheter  le  zèle  de  ses  domestiques  aux  dé- 
pens de  leur  bienveillance  mutuelle  ? 

Qui  n'auroit  vu  que  cette  maison  n'imagine- 
roit  pas  même  qu'une  pareille  difficulté  pût 
exister,  tant  lunion  des  membres  yparoit  venir 
de  leur  attachement  aux  chefs.  C'est  ici  qu'on 
trouve  le  sensible  exemple  qu'on  ne  sauroit  ai- 
mer sincèrement  le  maître  sans  aimer  tout  ce 
qui  lui  appartient  ;  vérité  qui  sert  de  fondement 
à  la  charité  chrétienne.  N  est-il  pas  bien  simple 
que  les  enfants  du  même  père  se  traitent  en 
frères  entre  eux?  C'est  ce  qu'on  nous  dit  tous 

tous.  Gela  seul  me  dégoùterott  d^étre  au  nombre  des  ri- 
ches. Un  des  plus  doux  plaisirs  de  la  vie ,  le  plaisir  de 
la  confiance  et  de  l'estime  ,  est  perdu  pour  ces  malheu- 
roux.  Ils  achètent  bien  cher  tout  leur  or. 


QUATRIÈME  PARTIE.  107 

les  jours  au  temple  sans  nous  le  feire  sentir  ; 
c  est  ce  que  les  habitants  de  cette  maison  sentent 
«ans  qu  on  le  leur  dise. 

Cette  disposition  à  la  concorde  commence  par 
le  choix  des  sujets.  M.  de  Wolmar  nexamine 
pas  seulement  en  les  recevant  s'ils  conviennent 
à  sa  femme  et  à  lui ,  mais  s'ils  se  conviennent 
Tun  à  lautre;  et  1  antipathie  bien  reconnue  entre 
deux  excellents  domestiques  suffiroit  pour  faire 
à  l'instant  congédier  Fun  des  deux  :  car ,  dit  Ju« 
lie ,  une  maison  si  peu  nombreuse ,  une  maison 
dont  ils  ne  sortent  jamais  et  où  ils  sont  toujours 
vis-à-vis  les  uns  des  autres ,  doit  leur  convenir 
é^lement  à  tous,  et  seroit  un  enfer  pour  eux 
si  elle  netoit  une  maison  de  paix.  Us  doivent  la 
regarder  comme  leur  maison  paternelle  oii  tout 
nest  qu  une  même  famille.  Un  seul  qui  déplai-' . 
roit  aux  autres  pourroit  la  leur  rendre  odieuse  ; 
et  cet  objet  désagréable  y  frappant  incessam- 
ment leurs  regards ,  ils  ne  seroient  bien  ici  ni 
pour  eux  ni  pour  nous. 

Après  les  avoir  assortis  le  mieux  qu  il  est  pos- 
sible ,  on  les  unit  pour  ainsi  dire  malgré  eux  par 
les  services  qu  on  les  force  en  quelque  sorte  à  se 
rendre ,  et  Ion  fait  que  chacun  ait  un  sensible 
intérêt  detre  aimé  de  tous  ses  camarades.  Nul 
n  est  si  bien  venu  à  demander  des  grâces  pour 
lui-même  que  pour  un  autre  :  ainsi  celui  qui  de- 
sire  en  obtenir  tâche  d'engager  un  autre  à  par- 
ler pour  lui  ;  et  cela  est  d  autant  plus  facile ,  que, 
soit  qu'on  accorde  ou  qu'on  refuse  un«  faveur 


Io8  LA  NOUVELLE   HELOÏSE. 

ainsi  demandée  ,  on  en  fait  toujours  un  mérite 
à  celui  qui  s  en  est  rendu  Fintercesseur  ;  au  con- 
traire, on  rebute  ceux  qui  ne  sont  bons  que  pour 
eux.  Pourquoi ,  leur  dit-on,  accorderois-je  ce 
qu  on  me  demande  pour  vous  qui  n'avez  jamais 
rien  demandé  pour  personne?  Est -il  juste 
que  vous  soyez  plus  heureux  que  vos  camarades 
parcequ  ils  sont  plus  obligeants  que  vous  ?  On 
fait  plus ,  on  les  engage  à  se  servir  mutuelle- 
ment en  secret ,  sans  ostentation ,  sans  se  faire 
valoir  ;  ce  qui  est  d  autant  moins  difficile  à  ob- 
tenir qu  ils  savent  fort  bien  que  le  maître ,  té- 
moin de  cette  discrétion  ,  les  en  estime  davan- 
tage :  ainsi  Tintérèt  y  gagne ,  et  lamour-propre 
n'y  perd  rien.  Us  sont  si  convaincus  de  cette  dis- 
position générale  3  et  il  règne  une  telle  confiance 
entre  eux,  que  quand  quelqu'un  a  quelque  grâce 
à  demander ,  il  en  parle  à  leur  table  par  forme 
de  conversation  :  souvent  sans  avoir  rien  fait  de 
plus  il  trouve  la  chose  demandée  et  obtenue  ;  et 
ne  sachant  qui  remercier ,  il  en  a  l'obligation  à 
tous. 

Cest  par  ce  moyen  et  d  autres  semblables 
qu  on  fait  régner  entre  eux  un  attachement  né 
de  celui  qu'ils  ont  tous  pour  leur  maître,  et  qui 
lui  est  subordonné.  Ainsi,  loin  de  se  liguer  à 
son  préjudice,  ils  ne  sont  tous  unis  que  pour  le 
mieux  servir.  Quelque  intérêt  quils  aient  à 
saimer,  ils  en  ont  encore  un  plus  grand  à  lui 
plaire;  le  zélé  pour  son  service  lemporte  sur 
leur  bienveillance  mutuelle;  et  tous,  se  regar- 


QUATRIÈME  PARTIE.  log 

dant  comme  lésés  par  des  pertes  qui  le  laisse- 
roient  moins  en  état  de  récompenser  un  bon 
serviteur ,  sont  également  incapables  de  souffrir 
en  silence  le  tort  que  Fun  d'eux  voudroit  lui 
faire.  Cette  partie  de  la  police  établie  dans  cette 
maison  me  paroit  avoir  quelque  chose  de  su- 
blime; et  je  ne  puis  assez  admirer  comment 
monsieur  et  madame  de  Wolmar  ont  su  trans- 
former le  vil  métier  d  accusateur  en  une  fonc- 
tion de  zélé ,  d'intégrité ,  de  courage,  aussi  noble 
ou  du  moins  aussi  louable  qu  elle  Fétoit  chez  les 
Romains. 

On  a  commencé  par  détruire  ou  prévenir  clai- 
rement, simplement,  et  par  des  exemples  sen- 
sibles, cette  morale  criminelle  et  servile,  cette 
mutuelle  tolérance  aux  dépens  du  maître,  quun 
méchant  valet  ne  manque  point  de  prêcher  aux 
bons  sous  Fair  d'une  maxime  de  charité.  On  leur 
a  bien  fait  comprendre  que  le  précepte  de  cou- 
vrir les  fautes  de  son  prochain  ne  se  rapporte 
qu  a  celles  qui  ne  font  de  tort  à  personne  ;  qu  une 
injustice  quon  voit,  quon  tait,  et  qui  blesse 
un  tiers ,  on  la  commet  soi-même  ;  et  que  comme 
ce  n  est  que  le  sentiment  de  nos  propres  défauts 
qui  nous  oblige  à  pardonner  ceux  d  autrui ,  nul 
n  aime  à  tolérer  les  fripons  sil  nest  un  fripon 
comme  eux.  Sur  ces  principes ,  vrais  en  général 
d'homme  à  homme ,  et  bien  plus  rigoureux  en- 
core dans  la  relation  plus  étroite  du  serviteur 
au  maître ,  on  tient  ici  pour  incontestable  que 
qui  voit  faire  un  tort  à  ses  maîtres  sans,  le  dé- 


IIO  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

noncer  est  plus  coupable  encore  que  celui  qui 
Ta  commis;  car  celui-ci  se  laisse  abuser  dans 
son  action  par  le  profit  qu'il  envisage;  mais 
lautre  de  sang-froid  et  sans  intérêt  na  pour 
motif  de  son  silence  quune  profonde  indiffé- 
rence pour  la  justice,  pour  le  bien  de  la  maison 
qu'il  sert ,  et  un  désir  secret  d^imiter  lexemple 
qu'il  cache  :  de  sorte  que,  quand  la  faute  est 
considérable ,  celui  qui  l'a  commise  peut  encore 
quelquefois  espérer  son  pardon  ;  mais  le  témoin 
qui  la  tue  est  infailliblement  congédié  comme 
un  homme  enclin  au  mal. 
'  En  revanche  on  ne  souffre  aucune  accusation 
qui  puisse  être  suspecte  d'injustice  et  de  calom- 
nie; c'est-à-dire  qu'on  n'en  reçoit  aucune  en 
l'absence  de  l'accusé.  Si  quelqu'un  vient  en  par- 
ticulier faire  quelque  rapjport  contre  son  cama- 
rade ,  ou  se  plaindre  personnellement  de  lui ,  on 
lui  demande  s'il  est  suffisamment  instruit,  c est- 
à-dire  s'il  a  commencé  par  s'éclaircir  avec  celui 
dont  il  vient  se  plaindre.  S'il  dit  que  non ,  on 
lui  demande  encore  comment  il  peut  juger  une 
action  dont  il  ne  connoit  pas  assez  les  motifs. 
Cette  action ,  lui  dit-on ,  tient  peut-être  à  quel- 
que autre  qui  vous  est  inconnue  ;  elle  a  peut- 
être  quelque  circonstance  qui  sert  à  la  justifier 
ou  à  l'excuser,  et  que  vous  ignorez.  Comment 
osez-vous  condamner  cette  conduite  avant  de 
savoir  les  raisons  de  celui  qui  l'a  tenue?  Un  mot 
d'explication  l'eût  peut-être  justifiée  à  vos  yeux. 
Pourquoi  risquer  de  la  blâmer  injustement ,  et 


QUATRIÈME  PARTIE.  lll 

m  exposer  à  partager  votre  injustice?  S\l  assure 
s  être  éclairci  auparavant  avec  laccusé,  Pour- 
quoi donc,  lui  réplique-t-on ,  venez-vous  sans 
lui  comme  si  vous  aviez  peur  qu  il  ne  démentit 
ce  que  vous  avez  à  dire  ?  De  quel  droit  négligez- 
vous  pour  moi  la  précaution  que  vous  avez  cru 
devoir  prendre  pour  vous-même  ?  Est-il  bien  de 
vouloir  que  je  juge  sur  votre  rapport  d'une  ac- 
tion dont  vous  n  avez  pas  voulu  juger  sur  le  té- 
moignage de  vos  yeux?  et  ne  seriez-vous  pas 
responsable  du  jugement  partial  que  j  en  pour- 
rois  porter ,  si  je  me  contentois  de  votre  seule 
déposition  ?  Ensuite  on  lui  propose  de  faire  venir 
celui  qu'il  accuse  :  s  il  y  consent,  cest  une  affaire 
bientôt  réglée  ;  s  il  s  y  oppose ,  on  le  renvoie 
après  une  forte  réprimande  ;  mais  on  lui  garde 
le  secret ,  et  Ion  observe  si  bien  Fun  et  Fautre 
quon  ne  tarde  pas  à  savoir  lequel  des  deux 
avoit  tort. 

Cette  règle  est  si  connue  et  si  bien  établie , 
quon  nentend  jamais  un  domestique  de  cette 
maison  parler  mal  d'un  de  ses  camarades  ab- 
sent ;  car  ils  savent  tous  que  c  est  le  moyen  de 
passer  pour  lâche  ou  menteur.  Lorsqu'un  d'entre 
eux  en  accuse  un  autre ,  c'est  ouvertement  y 
franchement,  et  non  seulement  en  sa  présence, 
mais  en  celle  de  tous  leurs  camarades,  afin  d'a- 
voir dans  les  témoins  de  ses  discours  des  ga- 
rants de  sa  bonne  foi.  Quand  il  est  question  de 
querelles  personnelles,  elles  s'accommodent  pres- 
que toujours  par  médiateurs  sans  importuner 


112  LA   NOUVELLE  HÉL0Ï8E. 

monsieur*  ni  madame  :  nipis  quand  il  s  agit  de 
1  intérêt  sacré  du.  maître ,  FafFaire  ne  sauroit  de- 
meurer secrète;  il  faut  que  le  coupable  s  accuse 
ou  qu  il  ait  un  accusateur.  Ces  petits  plaidoyers 
sont  très  rares ,  et  ne  se  font  qu  à  table  dans  les 
tournées  que  Julie  va  faire  journellement  au 
dîner  et  au  souper  de  ses  gens ,  et  que  M.  de 
Wolmar  appelle  en  riant  ses  grands  jours.  Alors^ 
après  avoir  écouté  paisiblement  la  plainte  et  la 
réponse,  si  laffaire  intéresse  son  service,  elle 
remercie  laccusateur  de  son  zèle.  Je  sais,  lui 
dit-elle,  que  vous  aîmez  votre  camarade;  vous 
m-en  avez  toujours  dit  du  bien ,  et  je  vous  loue 
de  ce  que  lamour  du  devoir  et  de  la  justice 
l'emporte  en  vous  sur  les  affections  particu- 
lières ;  c  est  ainsi  qu  en  use  un  serviteur  fidèle 
et  un  honnête  hotnme.  Ensuite ,  si  Faccusé  n  a 
pas  tort ,  elle  ajoute  toujours  quelque  éloge  à  sa 
justification.  Mais  sll  est  réellement  coupable , 
elle  lui  épargne  devant  les  autres  une  partie  de 
la  honte.  Elle  suppose  qu  il  a  quelque  chose  à 
dire  pour  sa  défense  quil  ne  veut  pas  déclarer 
devant  tant  de  monde;  elle  lui  assigne  une 
heure  pour  len tendre  en  particulier,  et  cest  là 
qu  elle  ou  son  mari  lui  parlent  comme  il  con- 
vient. Ce  qu  il  y  a  de  singulier  en  ceci ,  c  est  que 
le  plus  sévère  des  deux  n  est  pas  le  plus  redouté, 
et  qu  on  craint  moins  les  graves  réprimandes  de 
M.  de  Wolmar  que  les  reproches  touchants  de 
Julie.  L'un ,  faisant  parler  la  justice  et  la  vérité, 
humilie  et  confond  les  coupables  ;  lautre  leur 


QUATRIÈME  PARTIE.  Ii3 

donne  un  reg;ret  mortel  de  Fétre ,  en  leur  mon* 
trant  celui  qu  elle  a  d  être  forcée  à  leur  ôter  sa 
bienveillance.  Souvent  elle  leur  arrache  des  lar- 
mes de  douleur  et  de  honte ,  et  il  ne  lui  est  pa» 
rare  de  s  attendrir  elle-même  en  voyant  leur  re- 
îpen tir,  dans  l'espoir  de  netre  pas  obligée  à  tenir 
parole. 

Tel  qui  jugeroit  de  tous  ces  soins  sur  ce  qui 
se  passe  chez  lui  ou  chez  ses  voisins ,  les  estime- 
roit  peut-être  inutiles  ou  pénibles.  Mais  vous, 
ynylord,  qui  avez  de  si  grandes  idées  des  devoirs 
et  des  plaisirs  du  père  de  £simille ,  et  qui  con«- 
noissez  lempire  naturel  que  le  génie  et  la  vertu 
ont  sur  le  cceur  humain,  vous  voyez  Firopor- 
tance  de  ces  détails,  et  vous  sentez  à  quoi  tient 
leur  succès.  Richesse  ne  fait  pas  riche,  dit  le 
roman  de  la  Rose.  Les  biens  dun  homme  ne 
sont  point  dans  ses  coffres ,  mais  dans  Fusage  de 
ce  qu  il  en  tire  ;  car  on  ne  s'approprie  les  choses 
qu'on  possède  que  par  leur  emploi ,  et  les  abus 
sont  toujours  plus  inépuisables  que  les  richesses; 
ce  qu!  fait  qu  on  ne  jouit  pas  à  proportion  de  sa 
dépense ,  mais  à  proportion  qu'on  la  sait  mieux 
ordonner.  Un  fou  peut  jeter  des  lingots  dans  la 
mer  et  dire  qu'il  en  a  joui  :  mais  quelle  compa- 
raison entre  cette  extravagante  jouissance  et 
celle  qu'un  homme  sage  eût  su  tirer  d'une  moia* 
dre  somme  ?  L'ordre  et  la  règle  qui  multiplient 
et  perpétuent  Fusage  des  biens  peuvent  seuls 
transformer  le  plaisir  en  bonheur.  Que  si  c'e^t 
du  rapport  des  choses  à  nous  que  naît  la  véri- 

4.  8 


Il4  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

table  propriété;  si  c'est  plutôt  Femploi  des  ri- 
chesses que  leur  acquisition  qui  nous  les  donne; 
quels  soins  importent  plus  au  père  de  famille 
que  Véconomie  domestique  et  le  bon  ré{][ime  de 
sa  maison ,  où  les  rapports  les  plus  parfaits  vont 
le  plus  directement  à  lui ,  et  où  le  bien  de  chaque 
membre  ajoute  alors  à  celui  du  chef? 

Les  plus  riches  sont-ils  les  plus  heureux?  Que 
sert  donc  lopulence  à  la  félicité?  Mais  toute 
maison  bien  ordonnée  est  Fimage  de  lame  du 
maître.  Les  lambris  dorés ,  le  luxe  et  la  magni- 
ficence n  annoncent  que  la  vanité  de  celui  qui 
les  étale  ;  au  lieu  que  par-tout  où  vous  verrez 
régner  la  régie  sans  tristesse ,  la  paix  sans  es- 
clavage 9  Fabondance  sans  profusion ,  djtes  avec 
confiance  :  G  est  un  être  heureux  qui  commande 
ici. 

Pour  moi  y  je  pense  que  le  signe  le  plus  assuré 
du  vrai  contentement  d  esprit  est  la  vie  retirée 
et  domestique ,  et  que  ceux  qui  vont  sans  cesse 
chercher  leur  bonheur  chez  autrui  ne  Font  point 
chez  eux-mêmes.  Un  père  de  famille  qui  se  plaît 
dans  sa  maison  a  pour  prix  des  soins  continuels 
qu'il  s'y  donne  la  continuelle  jouissance  des 
plus  doux  sentiments  de  la  nature.  Seul  entre 
tous  les  mortels ,  il  est  maître  de  sa  propre  fé- 
licité, parcequil  est  heureux  coname  Dieu  mê- 
me, sans  rien  désirer  de  plus  que  ce  dont  il 
jouit.  Comme  cet  Etre  immense ,  il  ne  songe  pas 
à  amplifier  ses  possessions,  mais  à  les  rendre 
véritablement  siennes  par  les  relations  les  plus 


QUATRIÈME  t^ARTIE.  Ii5 

parfaites  et  la  direction  la  mieux  entendue  :  s'il 
ne  s'enrichit  pas  par  de  nouvelles  acquisitions , 
il  s  enrichit  en  possédant  mieux  ce  qu  il  a.  Il  ne 
jouissoit  que  du  revenu  de  ses  terres  ;  il  jouit 
encore  de  ses  terres  mêmes  en  présidant  à  leur 
culture  et  les  parcourant  sans  cesse.  Son  domes- 
tique lui  étoit  étranger;  il  en  fait  son  hien ,  son 
enfant,  il  se  lapproprie.  Il  navoit  droit  que  sur 
les  actions  ;  il  s  en  donne  encore  sur  les  volon- 
tés. Il  n  étoit  maître  qu'à  prix  d'argent ,  il  le 
devient  par  l'empire  sacré  de  l'estime  et  des 
bienfaits.  Que  la  fortune  le  dépouille  de  ses  ri- 
chesses ,  elle  ne  sauroit  lui  ôter  les  cœurs  qu'il 
s  est  attachés  ;  elle  notera  point  des  enfants  à 
leur  père  :  toute  la  différence  est  qu'il  les  nour- 
.rissoit  hier,  et  qu'il  sera  demain  nourri  par  eux. 
C'est  ainsi  qu'on  apprend  à  jouir  véritablement 
de  ses  biens ,  de  sa  ftimille  et  de  soi-même  ;  c'est 
ainsi  que  les  détails  d'une  maison  deviennent 
délicieux  pour  l'honnête  homme  qui  sait  en  con- 
noître  le  prix  ;  c'est  ainsi  que ,  loin  de  regarder 
ses  devoirs  comme  une  charge ,  il  en  fait  son 
bonheur  ,  et  qu'il  tire  de  ses  touchantes  et 
nobles  fonctions  la  gloire  et  le  plaisir  d'être 
homme. 

Que  si  ces  précieux  avantages  sont  méprisés 
ou  peu  connus ,  et  si  le  petit  nombre  même  qui 
les  recherche  les  obtient  si  rarement ,  tout  cela 
vient  de  la  même  cause.  Il  est  des  devoirs  sim* 
pies  et  sublimes  qu'il  n'appartient  qu'à  peu  de 
gens  d'aimer  et  de  remplir  :  tels  sont  ceux  du 

s. 


ll6  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSEi 

père  de  famille ,  pour  lesquels  l'air  et  le  bruit  du 
inonde  n'inspirent  que  du  dég;oùt  ,  et  dont  on 
s'acquitte  mal  encore  quand  on  n'y  est  porté 
que  par  des  raisons  d'avarice  et  d'intérêt.  Tel 
croit  être  un  bon  père  de  famille ,  et  n'est  qu'un 
vig^ilant  économe  ;  le  bien  peut  prospérer,  et  la 
maison  aller  fort  mal.  Il  faut  des  vues  plus  éle- 
vées pour  éclairer ,  diriger  cette  importante  ad- 
ministration et  lui  donner  un  heureux  succès.  Le 
premier  soin  par  lequel  doit  commencer  l'ordre 
d'une  maison ,  c'est  de  n'y  souffrir  que  d'honnêtes 
gens  qui  n'y  portent  pas  le  désir  secret  de  troubler 
cet  ordre.  Mais  la  servitude  et  l'honnêteté  sont- 
elles  si  compatibles  qu'on  doive  espérer  de  trou- 
ver des  domestiques  honnêtes  gens  ?  Non ,  my- 
lord ,  pour  les  avoir  il  ne  faut  pas  les  chercher, 
il  faut  les  faire ,  et  il  n'y  a  qu'un  homme  de  bien 
qui  sache  l'art  d'en  former  d'autres.  Un  hypo- 
crite a  beau  vouloir  prendre  le  ton  de  la  vertu, 
il  n'en  peut  inspirer  le  goût  à  personne ,  et ,  s'il 
savoit  la  rendre  aimable ,  il  Taimeroit  lui-même. 
Que  servent  de  froides  leçoMS  démenties  par  un 
exemple  continuel ,  si  ce  n'est  à  faire  penser  que 
celui  qui  les  donne  se  joue  de  la  crédulité  d'au- 
trui?  Que  ceux  qui  nous  exhortent  à  faire  ce 
qu'ils  disent ,  et  non  ce  qu'ils  font ,  disent  une 
grande  absurdité  !  Qui  ne  fait  pas  ce  qu'il  dit  ne 
le  dit  jamais  bien  ;  car  le  langage  du  cœur ,  qui 
touche  et  persuade ,  y  manque.  J'ai  quelquefois 
entendu  de  ces  conversations  grossièrement  ap- 
prêtées qu'on  tient  devant  les  domestiques  com- 


QUATRIÈME  PARTIE.  ^17 

me  devant  des  enfants  pour  leur  faire  des  leçons, 
indirectes.  Loin  de  juger  quils  en  fussent  un 
instant  les  dupes ,  je  les  ai  toujours  vus  sourire 
en  secret  de  Tineptie  du  maître  qui  les  prenoit 
pour  des  sots  en  débitant  lourdement  devant 
eux  des  maximes  quils  savoient  bien  n être  pa& 
les  siennes. 

Toutes  ces  vaines  subtilités  sont  ignorées  dans 
cette  maison ,  et  le  grand  art  des  maîtres  pour 
rendre  leurs  domestiques  tels  qu  ils  les  veulent 
est  de  se  montrer  à  eux  tels  quils  sont.  Leur 
conduite  est  toujours  franche  et  ouverte ,  parce- 
qu  ils  n  ont  pas  peur  que  leurs  actions  démen- 
tent leurs  discours.  Comme  ils  n  ont  point  pour 
eux-mêmes  une  morale  différente  de  celle  qu  ils 
veulent  donner  aux  autres,  ils  n  ont  pas  besoin  de 
circonspection  dans  leurs  propos  -,  un  mot  étour- 
diment  échappé  ne  renverse  point  les  principes 
qu  ils  se  sont  efforcés  d'établir.  Ils  ne  disent  point 
indiscrètement  toutes  leurs  affaires ,  mais  ils  di- 
sent librement  toutes  leurs  maximes.  A  table , 
à  la  promenade ,  tête  à  tête ,  ou  devant  tout  le 
monde ,  on  tient  toujours  le  même  langage  ;  on 
dit  naïvement  ce  qu'on  pense  sur  chaque  chose  ; 
et  ,  sans  qu'on  songe  à  personne  ,  chacun  y 
trouve  toujours  quelque  instruction.  Comme  les 
domestiques  ne  voient  jamais  rien  faire  à  leur 
maître  qui  ne  soit  droit,  juste,  équitable,  ils 
ne  regardent  point  la  justice  comme  le  tribut 
du  pauvre,  comme  le  joug  du  malheureux, 
comme  une  des  misères  de  leur  état.  L  attention 


Il8  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

qu  on  a  de  ne  pas  faire  courir  en  vain  les  ou- 
vriers ,  et  perdre  des  journées  pour  venir  solli- 
citer le  paiement  de  leurs  journées,  les  accou* 
tume  à  sentir  le  prix  du  temps.  En  voyant  le 
soin  des  maîtres  à  ménager  celui  d autrui,  cha-* 
cun  en  conclut  que  le  sien  leur  est  précieux ,  et 
se  fait  un  plus  grand  crime  de  loisiveté.  lia  con* 
fiance  qu  on  a  dans  leur  intégrité  donne  à  leurs 
institutions  une  force  qui  les  fait  valoir  et  pré- 
vient les  abus.  On  na  pas  peur  que,  dans  la 
gratification  de  chaque  semaine  ,  la  maitresse 
trouve  toujours  que  c'est  le  plus  jeune  ou  le 
mieux  fait  qui  a  été  le  plus  diligent.  Un  ancien 
domestique  ne  craint  pas  qu  on  lui  cherche  quel- 
que chicane  pour  épargner  laugmentation  de 
gages  qu'on  lui  donne.  On  n'espère  pas  profiter 
de  leur  discorde  pour  se  faire  valoir  et  obtenir 
de  l'un  ce  qu'aura  refusé  l'autre.  Ceux  qui  sont 
à  marier  ne  craignent  pas  qu'on  nuise  à  leur 
établissement  pour  les  garder  plus  long-temps, 
et  qu'ainsi  leur  bon  service  leur  fasse  tort.  Si 
quelque  valet  étranger  venoit  dire  aux  gens  de 
cette  maison  qu'un  mattre  et  ses  domestiques 
sont  entre  eux  dans  un  véritable  état  de  guerre; 
que  ceux-ci ,  faisant  au  premier  tout  du  pis 
qu'ils  peuvent ,  usent  en  cela  d'une  juste  repré- 
saille;  que  les  maîtres  étant  usurpateurs,  men- 
teurs et  fripons ,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  les  traiter 
comme  ils  traitent  le  prince ,  ou  le  peuple ,  ou 
les  particuliers ,  et  à  leur  rendre  adroitement 
le  mal  qu'ils  font  à  force  ouverte  ;  celui  qui  par- 


QUATBIÈME  PAllTIE.  1 19 

leroit  ainçi  ne  seroit  entendu  de  personne  :  on 
ne  s  avise  pas  même  ici  de  combattre  ou  préve- 
nir de  pareils  discours  ;  il  n'appartient  qu'à  ceux 
qui  les  font  naître  d  être  obligés  de  les  réititer. 

Il  n  y  a  jamais  ni  mauvaise  humeur  ni  muti- 
nerie dans  lobéissance ,  parcequ il  n  y  a  ni  hau- 
teur ni  caprice  dans  le  commandement ,  qu  on 
n'exige  rien  qui  ne  soit  raisonnable  et  utile ,  et 
qu'on  respecte  assez  là  dignité  de  l'homme^ 
quoique  dans  la  servitude,  pour  ne  l'occuper 
qu'à  des  choses  qui  ne  l'avilissent  point.  Au 
surplus ,  rien  n'est  bas  ici  que  le  vice ,  et  tout 
ce  qui  est  utile  et  juste  est  honnête  et  bienséant. 

Si  Ton  ne  sou£Pre  aucune  intrigue  au  dehors , 
personne  n'est  tenté  d'en  avoir.  Us  savent  bien 
que  leur  fortune  la  plus  assurée  est  attachée  à 
celle  du  maître ,  et  qu'ils  ne  manqueront  jamais 
de  rien  tant  qu'on  verra  prospérer  la  maison* 
En  la  servant  ils  soignent  donc  leur  patrimoine, 
et  l'augmentent  en  rendant  leur  service  agréa- 
ble ;  c'est  ià  leur  pins  grand  intérêt.  Mais  ce  mot 
n'est  guère  à  sa  place  dans  cette  occasion  ;  car 
je  n  ai  jamais  vu  de  police  où  l'intérêt  fut  si  sa- 
gement dirigé  et  où  pourtant  il  influftt  moins  * 
que  dans  celle-ci.  Tout  se  fait  par  attachement  : 
l'on  diroit  que  ces  âmes  vénales  se  purifient  en 
entrant  dans  ce  séjour  de  sagesse  et  d'union. 
L'on  diroit  qu'une  partie  des  lumières  du  maî- 
tre et  des  sentiments  de  la  maltresse  ont  passé 
dans  chacun  de  leurs  gens ,  tant  on  les  trouve 
judicieux ,  bienfaisants ,  honnêtes ,  et  supérieurs 


Ï20  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSË. 

■ 

à  leur  iéiat.  Se  faire  estimer  ,  considérer ,  bien 
vouloir ,  est  leur  plus  grande  ambition  ;  et  ils 
comptent  les  mots  obligeants  qu  on  leur  dit , 
comme  ailleurs  les  étrennes  qu  on  leur  donne. 

Voilà  ,  mylord ,  mes  principales  observations 
sur  la  partie  de  Téconomie  de  cette  maison  qui 
regarde  les  domestiques  et  mercenaires.  Quant 
à  la  manière  de  vivre  des  maîtres  et  au  gouver- 
nement des  enfants ,  chacun  de  ces  articles  mé- 
rite bien  une  lettre  à  part.  Vous  savez  à  quelle 
intention  j'ai  commencé  ces  remarques;  mais 
en  vérité  tout  cela  forme  un  tableau  si  ravissant, 
qu  il  ne  faut  pour  aimer  à  le  contempler  d  autre 
intérêt  que  le  plaisir  qu  on  y  trouve. 


LETTRE  XL 

DE  SAINT-PREUX  A  MTLORD  ÉDOUARIT. 

rioN,  mylord,  je  ne  m  en  dédis  point,  on  ne 
voit  rien  dans  cette  maison  qui  nassocie  la- 
gréable  à  Futile  ;  mais  les  occupations  utiles  ne 
se  bornent  pas  aux  soins  qui  donnent  du  pro- 
fit, elles  comprennent  encore  tout  amusement 
innocent  et  simple  qui  nourrit  le  goût  de  la 
retraite ,  du  travail ,  de  la  modération ,  et  con- 
serve à  celui  qui  s  y  livre  une  ame  saine,  un 
cœur  libre  du  trouble  des,,  passions.  Si  Imdo- 
lente  oisiveté  n engendre  que  la  tristesse  et  len- 
nui,  le  charme  des  doux  loisirs  est  le  fruit  d  une 


(Quatrième  partie/  121 

yie  laborieuse.  On  ne  travaille  que  pour  jouir; 
cette  alternative  de  peine  et  de  jouissance  est 
notre  véritable  vocation.  Le  repos  qui  sert  de 
délassement  aux  travaux  passés  et  d  encourage- 
ment à  dautres  nest  pas  moins  nécessaire  à 
rbomme  que  le  travail  même. 

Après  avoir  admiré  leffet  de  la  vigilance  et 
des  soins  de  la  plus  respectable  mère  de  famille 
dans  Tordre  de  sa  maison ,  j  ai  vu  celui  de  ses 
récréations  dans  un  lieu  retiré  dont  elle  fait  sa 
promenade  favorite  et  qu  elle  appelle  son  Elysée. 

Il  y  avoit  plusieurs  jours  que  j'entendois  par- 
ler de  cet  Elysée  dont  on  me  £siisoit  une  espèce 
de  mystère.  Enfin  hier  après  dîner  Fextrême  cha- 
leur rendant  le  dehors  et  le  dedans  de  la  mai- 
son presque  également  insupportables ,  M.  de 
Wolmar  proposa  à  sa  femme  de  se  donner  congé 
cette  après-midi;  et,  au  lieu  de  se  retirer  comme 
à  lordinaire  dans  la  chambre  de  ses  enfants  jus- 
que vers  le  soir,  de  venir  avec  nous  respirer 
dans  le  verger,  elle  y  consentit,  et  nous  nous  y 
rendîmes  ensemble. 

Ce  lieu ,  quoique  tout  proche  de  la  maison , 
est  tellement  caché  par  lallée  couverte  qui  leii 
sépare,  qu  on  ne  laperçoit  de  nulle  part.  L'épais 
feuillage  qui  lenvironne  ne  permet  poiot  à  Toeil 
dy  pénétrer,  et  il  est  toujours  soigneusement 
fermé  à  la  clef.  A  peine  fus -je  au-dedans,  que , 
la  porte  étant  masquée  par  des  aunes  et  des 
coudriers  qui  ne  laissent  que  deux  étroits  pas- 
sages sur  les  côtés ,  je  ne  vis  plus  en  me  retour- 


122  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

nant  par  où  j'étois  entré;  et,  n apercevant  point 
de  porte,  je  me  trouvai  là  comme  tombé  des 
nues. 

En  entrant  dans  ce  prétendu  verger,  je  fus 
frappé  d'une  agréable  sensation  de  fraîcheur 
que  d obscurs  ombrages,  une  verdure  animée 
et  vive,  des  fleurs  éparses  de  tous  côtés,  un 
gazouillement  deau  courante,  et  le  chant  de 
mille  oiseaux ,  portèrent  à  mon  imagination  du 
moins  autant  qua  mes  sens;  mais  en  même 
temps  je  crus  voir  le  lieu  le  plus  sauvage,  le 
plus  solitaire  de  la  nature,  et  il  me  sembloit 
d'être  le  premier  mortel  qui  jamais  eût  pénétré 
dans  ce  désert.  Surpris,  saisi,  transporté  dun 
spectacle  si  peu  prévu,  je  restai  un  moment  im*' 
mobile,  et  m  écriai  dans  un  enthousiasme  in- 
volontaire: O  Tinian!  O  Juan  Fernandez  (i)! 
Julie,  le  bout  du  monde  est  à  votre  porte!  Beau- 
coup de  gens  le  trouvent  ici  comme  vous ,  dit- 
elle  avec  un  sourire;  mais  vingt  pas  de  plus  les  ra- 
mènent bien  vite  à  Clarens  :  voyons  si  le  charme 
tiendra  plus  long- temps  chez  vous.  Cest  ici  le 
même  verger  où  vous  vous  êtes  promené  autre- 
fois ,  et  où  vous  vous  battiez  avec  ma  cousine  à 
coups  de  pêches.  Vous  savez  que  Therbe  y  étoit 
assez  aride,  les  arbres  assez clair-semés,  donnant 
assez  peu  d  ombre ,  et  qu  il  n'y  a  voit  point  d  eau. 
Le  voilà  maintenant  frais,  vert,  habillé,  paré, 

(i)  Isles  désertes  de  la  mer  du  Sud  ,  célèbres  dans  le 
Toyaçe  de  Tamiral  Anson. 


QUATRIÈME   PARTIE.  1^3 

fleuri,  arrosé.  Que  pensez -vous  quil  m'en  a 
coûté  pour  le  mettre  dans  Tétat  où  il  est  ;  car  il 
est  bon  de  vous  dire  que  j  en  suis  la  surinten- 
dante, et  que  mon  mari  m  en  laisse  lentière 
disposition.  Ma  foi,  lui  dis -je,  il  ne  vous  en  a 
coûté  que  de  la  négligence.  Ce  lieu  est  char- 
mant, il  est  vrai,  mais  agreste  et  abandonné; 
je  n  y  vois  point  de  travail  humain.  Vous  avez 
fermé  la  porte  ;  leau  est  venue  je  ne  sais  com- 
ment ;  la  nature  seule  a  fait  tout  le  reste;  et  vous- 
même  n  eussiez  jamais  su  faire  aussi  bien  quelle. 
11  est  vrai,  dit-elle,  que  la  nature  a  tout  fait, 
mais  sous  ma  direction,  et  il  ny  a  rien  là  que  je 
naîe  ordonné.  Encore  un  coup,  devinez.  Pre- 
mièrement, repris -je,  je  ne  comprends  point 
comment  avec  de  la  peine  et  de  largent  on  a 
pu  suppléer  au  temps.  Les  arbres....  Quant  à 
cela,  dit  M.  de  Wolmar,  vous  remarquerez  qui! 
ny  en  a  pas  beaucoup  de  fort  grands,  et  ceux- 
là  y  étoient  déjà.  De  plus,  Julie  a  commencé 
ceci  long- temps  avant  son  mariage  et  presque 
d  abord  après  la  mort  de  sa  mère ,  qu  elle  vint 
avec  son  père  chercher  ici  la  solitude.  Hé  bien! 
dis -je,  puisque  vous  voulez  que  tous  ces  mas- 
sifs, ces  grands  berceaux,  ces  touffes  pendantes , 
ces  bosquets  si  bien  ombragés,  soient  venus  en 
sept  ou  huit  ans ,  et  que  Fart  s'en  soit  mêlé ,  j'esr 
time  que,  si  dans  une  enceinte  aussi  vaste  vous 
avez  fait  tout  cela  pour  deux  mille  écus,  vous 
avez  bien  économisé.  Vous  ne  surfaites  que  de 
deux  mille  écus,  dit-elle;  il  ne  m'en  a  rien  coûté. 


llfl  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Comment,  rien?  Non,  rien;  à  moins  que  voud 
ne  comptiez  une  douzaine,  de  journées  par  an 
de  mon  jardinier,  autant  de  deux  ou  trois  de 
mes  {][ens,  et  quelques  unes  de  M/  de  Wolmar 
lui-même,  qui  na  pas  dédaigpié  d'être  quelque- 
fois mon  g^arçon  jardinier.  Je  ne  comprenois 
rien  à  cette  énig^me:  mais  Julie,  qui  jusque-là 
m  a  voit  retenu,  me  dit  en  me  laissant  aller: 
Avancez ,  et  vous  comprendrez.  Adieu  Tinian , 
adieu  Juan  Fernandez,  adieu  tout  lenchante- 
ment!  Dans  un  moment  vous  allez  être  de  re- 
tour du  bout  du  .monde. 

Je  me  mis  à  parcourir  avec  extase  ce  verger 
ainsi  métamorphosé  ;  et  si  je  ne  trouvai  point 
de  plantes  exotiques  et  de  productions  des  Indes, 
je  trouvai  celles  du  pays  disposées  et  réunies  de 
manière  à  produire  un  effet  plus  riant  et  plus 
agréable.  Le  gazon  verdoyant,  épais,  mais  court 
et  serré ,  étoit  mêlé  de  serpolet ,  de  baume ,  de 
thym ,  de  marjolaine,  et  d autres  herbes  odoran- 
tes. On  y  voyoit  briller  mille  fleurs  des  champs , 
parmi  lesquelles  Toeil  en  démèloit  avec  surprise 
quelques  unes  de  jardin,  qui  sembloient  croître 
naturellement  avec  les  autres.  Je  rencontrois  de 
temps  en  temps  des  touffes  obscures,  impéné- 
trables aux  rayons  du  soleil,  comme  dans  la 
plus  épaisse  forêt  ;  ces  touffe»  étoient  formées 
des  arbres  du  bois  le  plus  flexible ,  dont  on  avoit 
fait  recourber  les  branches ,  pendre  en  terre ,  et 
prendre  racine,  par  un  art  semblable  à  ce  que 
font  naturellement  les  mangles  en  Amérique» 


Quatrième  partie.  laS 

Dans  les  lieux  plus  découverts  je  voyois  çà  et  \k^ 
sans  ordre  et  sans  symétrie,  des  broussailles  de 
roses ,  de  framboisiers ,  de  groseilles ,  des  fourrés 
de  lilas ,  de  noisetier,  de  sureau,  de  sering^at,  de 
genêt,  de  trifolium,  qui  paroient  la  terre  en  lui 
donnant  lair  d  eti^  en  friche.  Je  suivois  des  allées 
tortueuses  et  irrégulières  bordées  de  ces  bocages 
fleuris,  et  couvertes  de  mille  guirlandes  de  vigne 
de  Judée,  de  vigne-vierge,  de  houblon,  de  lise- 
ron, de  couleuvrée,  de  clématite,  et  d autres 
plantes  de  cette  espèce,  parmi  lesquelles  le  chè- 
vre-feuille et  le  jasmin  daignoient  se  confondre. 
Ces  guirlandes  sembloient  jetées  négligemment 
d'un  arbre  à  lautre,  comme  jen  avois  remar- 
qué quelquefois  dans  les  forêts,  et  formoient  sur 
nous  des  espèces  de  draperies  qui  nous  garan- 
tissoient  du  soleil ,  tandis  que  nous  avions  sous 
nos  pieds  un  marcher  doux ,  commode  et  sec , 
sur  une  mousse  fine,  sans  sable,  sans  herbe,  et 
sans  rejetons  raboteux.  Alors  seulement  je  dé- 
couvris, non  sans  surprise,  que  ces  ombrages 
verts  et  touffus,  qui  m'en  avoient  tant  imposé 
^  de  loin ,  n  etoient  formés  que  de  ces  plantes  ram- 
pantes et  parasites,  qui,  guidées  le  long  des  ar- 
bres, environnoient  leurs  têtes  du  plus  épais 
feuillage,  et  leurs  pieds  d  ombre  et  de  fraîcheur. 
Jobservai  même  qu'au  moyen  d'une  industrie 
assez  simple  on  avoit  fait  prendre  racine  sur  les 
troncs  des  arbres  à  plusieurs  de  ces  plantes ,  de 
sorte  qu  elles  s'étendoient  davantage  en  faisant 
moins  de  chemin.  Vous  concevez  bien  que  les 


126  LA   I90UVELLE   HÉLOÏSE. 

fruits  ne  s  en  trouvent  pas  mieux  de  toutes  ces 
additions  ;  mais  dans  ce  lieu  seul  on  a  sacrifié 
Futile  à  lagréable,  et  dans  le  reste  des  terres  on 
a  pris  un  tel  soin  des  plants  et  des  arbres ,  qu  a- 
vec  ce  verger  de  moins  la  récolte  en  fruits  ne 
laisse  pas  d  être  plus  forte  qu'auparavant.  Si  vous 
songez  combien  au  fond  d'un  bois  on  est  charmé 
quelquefois  de  voir  un  fruit  sauvage  et  même 
de  sen  rafraîchir,  vous  comprendrez  le  plaisir 
qu'on  a  de  trouver  dans  ce  désert  artificiel  des 
fruits  excellents  et  mûrs ,  quoique  clair^semés  et 
de  mauvaise  mine  ;  ce  qui  donne  encore  le  plai- 
sir de  la  recherche  et  du  choix. 

Toutes  ces  petites  routes  étoient  bordées  et 
traversées  d'une  eau  limpide  et  claire,  tantôt 
circulant  parmi  l'herbe  et  les  fleurs  en  filets  pres- 
que imperceptibles ,  tantôt  en  plus  grands  ruis- 
seaux courant  sur  un  gravier  pur  et  marqueté 
qui  rendoit  l'eau  plus  brillante.  On  voyoit  des 
sources  bouillonner  et  sortir  de  la  terre ,  et  quel- 
quefois des  canaux  plus  profonds  dans  lesquels 
l'eau  calme  et  paisible  réfléchi  ssoit  à  l'œil  les 
objets.  Je  comprends  à  présent  tout  le  reste,  dis- 
je  à  Julie  :  mais  ces  eaux  que  je  vois  de  toutes* 
parts...  Elles  viennent  de  là ,  reprit-elle  en  me 
montrant  le  côté  où  étoit  la  terrasse  de  son  jar- 
din. C'est  ce  même  ruisseau  qui  fournit  à  grands 
frais  dans  le  parterre  un  jet  d'eau  dont  personne 
ne  se  soucie.  M.  de  Wolmar  ne  veut  pas  le  dé- 
truire ,  par  respect  pour  mon  père  qui  l'a  fait 
f^ire  :  mais  avec  quel  plaisir  nous  venons  tous 


QUATRIÈME  PARTIE.  127 

les  jours  voir  courir  dans  ce  verger  cette  eau 
dont  nous  n  approchons  guère  au  jardin  !  le  jet* 
d  eau  joue  pour  les  étrangers ,  le  ruisseau  coule 
iei  pour  nous.  Il  est  vrai  que  j  y  ai  réuni  Feau 
de  la  fontaine  publique ,  qui  se  rendoit  dans  le 
lac  par  le  grand  chemin ,  qu  elle  dégradoit  au 
préjudice  des  passants  et  à  pure  perte  pour  tout 
le  monde.  Elle  faisoit  un  coude  au  pied  du  ver* 
ger  entre  deux  rangs  de  saules  ;  je  les  ai  renfer- 
més dans  mon  enceinte ,  et  j  y  conduis  la  même 
eau  par  d  autres  routes. 

Je  vis  alors  qu'il  navoit  été  question  que  de 
faire  serpenter  ces  eaux  avec  économie  en  les  di- 
visant et  réunissant  à  propos ,  en  épargnaiit  la 
pente  le  plus  quil  étoit  possible ,  pour  prolonger 
le  circuit  et  se  ménager  le  murmure  de  quel-> 
ques  petites  chutes.  Une  couche  de  glaise  cou- 
verte d  un  pouce  de  gravier  du  lac  et  parsemée 
de  coquillages  formoit  le  lit  des  ruisseaux.  Ces 
mêmes  ruisseaux ,  couraiit  par  intervalles  sous 
quelques  larges  tuiles  recouvertes  de  terre  et  de 
gazon  au  niveau  du  sol ,  formoient  à  leur  issue 
autant  de  sources  artificielles.  Quelques  filets 
s  en  élevoient  par  des  siphons  sur  des  lieux  ra- 
boteux ,  et  bouillonnoient  en  retombant.  Enfin 
la  terre  ainsi  rafraîchie  et  humectée  donnoit  sans 
cesse  de  nouvelles  fleurs  et  entretenoit  Therbe 
toujours  verdoyante  et  belle. 

Plus  je  parcourois  cet  agréable  asile ,  plus  je 
sentois  augmenter  la  sensation  délicieuse  que 
j  avois  éprouvée  en  y  entrant  :  cependant  la  cu-^ 


128  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

riosité  me  tenoit  en  haleine.  J'étois  plus  em- 
pressé de  voir  les  objets  que  d  examiner  leurs 
impressions ,  et  j  aimois  à  me  livrer  à  cette  char^ 
mante  contemplation  sans  prendre  la  peine  de 
penser.  Mais  madame  de  Wolmar,me  tirant  de 
ma  rêverie,  me  dit  en  me  prenant  sous  le  bras  : 
Tout  ce  que  vous  voyez  n'est  que  la  nature  vé- 
gétale et  inanimée  ;  et ,  quoi  qu  on  puisse  faire , 
elle  laisse  toujours  une  idée  de  solitude  qui  at- 
triste. Venez  la  voir  animée  et  sensible  ;  c  est  là 
qu  a  chaque  instant  du  jour  vous  lui  trouverez 
un  attrait  nouveau.  Vous  me  prévenez,  lui  dis- 
je  ;  j  entends  un  ramag^e  bruyant  et  confus ,  et 
j  aperçois  assez  peu  d'oiseaux:  je  comprends  que 
vous  avez  une  volière.  U  est  vrai ,  dit-elle  ;  ap- 
prochons-en. Je  n  osai  dire  encore  ce  que  je 
pensois  de  la  volière  ;  mais  cette  idée  avoit  quel- 
que chose  qui  me  déplaisoit,  et  ne  me  sembloit 
point  assortie  au  reste. 

Nous  descendîmes  par  mille  détours  au  bas 
du  verger ,  oii  je  trouvai  toute  l'eau  réunie  en  un 
joli  ruisseau,  coulant  doucement  entre  deux 
rangs  de  vieux  saules  qu'on  avoit  souvent  ébran- 
chés.  Leurs  têtes  creuses  et  demi-chauves  for- 
moient  des  espèces  de  vases  d'où  sortoient ,  par 
l'adresse  dont  j'ai  parlé  ,*  des  touffes  de  chèvre- 
feuille ,  dont  une  partie  s'entrelaçoit  autour  des 
branches  ,  et  l'autre  tomboit  avec  grâce  le  long 
du  ruisseau.  Presque  à  l'extrémité  de  l'enceinte 
étoit  un  petit  bassin  bordé  d'herbes  ,  de  joncs , 
de  roseaux ,  servant  d'abreuvoir  à  la  volière ,  et 


^ 


irp.M,  ^«^  iSij 


I  • 


l 


»    •  • 


4. 


QUATRIÈME  PARTIE.  129 

dernière  station  de  cette  eau  si  précieuse  et  si 
bien  ménagée. 

Au-deià  de  ce  bassin  étoit  un  terre-plain  ter* 
miné  dans  languie  de  1  enclos  par  un  monticule 
garni  d'une  multitude  d  arbrisseaux  de  toute  es- 
pèce; les  plus  petits  vers  le  haut,  et  toujours 
croissant  en  grandeur  à  mesure  que  le  sol  sa- 
baissoit  ;  ce  qui  rendoit  le  plan  des  tètes  presque 
horizontal,  ou  montroit  au  moins  qu un  jour  il 
le  devoit  être.  Sur  le  devant  étoient  une  dou- 
zaine d  arbres  jeunes  encore,  mais  faits  pour 
devenir  fort  grands ,  tels  que  le  hêtre,  lonne , 
le  frêne  ,  Facacia.  Cétoient  les  bocages  de  ce 
coteau  qui  servoient  d  asile  à  cette  multitude 
d  oiseaux  dont  j  avois  entendu  de  loin  le  ra- 
mage ,  et  c  étoit  à  Tombre  de  ce  feuillage  comme  . 
sous  un  grand  parasol  qu  on  les  voyoit  voltiger , 
courir  ,  chanter ,  s  agacer ,  se  battre  comme  s'ils 
ne  nous  avoient  pas  aperçus.  Ils  s  enfuirent  si 
peu  à  notre  approche ,  que,  selon  Fidée  dont  j  e- 
tois  prévenu ,  je  les  crus  d  abord  enfermés  par 
un  grillage  ;  mais  comme  nous  fumes  arrivés  au 
bord  du  bassin,  j'en  vis  plusieurs  descendre  et 
s'approcher  de  nous  sur  une  espèce  de  courte 
allée  qui  séparoit  en  deux  le  terre-plain  et  com- 
muniquoit  du  bassin  à  la  volière.  Alors  M.  de 
Wolmar,  faisant  le  tour  du  bassin,  sema  sur 
l'allée  deux  ou  trois  poignées  de  grains  mélangés 
qu'il  avoit  dans  sa  poche  ;  et  quand  il  se  fut  re 
tiré ,  les  oiseaux,  accoururent  et  se  mirent  à  man- 
ger comme  des  poules ,  d'un  air  si  familier  que 

4.  9 


l3o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

je  vis  bien  qu  ils  étoient  faits  à  ce  manège.  Cela 
est  charmant  !  m  ecriai-je.  Ce  mot  de  volière  m  a- 
voit  surpris  de  votre  part;  mais  je  lentends 
maintenant  :  je  vois  que  vous  voulez  des  hôtes 
et  non  pas  des  prisonniers.  Qu  appelez-vous  des 
hôtes?  répondit  Julie  :  c'est  nous  qui  sommes 
les  leurs  (i)  ;  ils  sont  ici  les  maîtres ,  et  nous  leur 
payons  tribut  pour  en  être  soufferts  quelquefois. 
Fort  bien ,  repris-je  ;  mais  comment  ces  maîtres- 
là  se  sont-ils  emparés  de  ce  lieu?  le  moyen  dy 
rassembler  tant  d'habitants  volontaires  ?  je  n  ai 
pas  ouï  dire  qu  on  ait  jamais  rien  tenté  de  pa- 
reil ;  et  je  n'aurois  pointera  qu'on  y  pût  réussir, 
si  je  n'en  avois  la  preuve  sous  mes  yeux. 

La  patience  et  le  temps,  dit  M.  de  Wolmar , 
ont  fait  ce  miracle.  Ce  sont  des  expédients  dont 
les  gens  richçs  ne  s'avisent  guère  dans  leurs  plai- 
sirs. Toujours  pressés  de  jouir  ,  la  force  et  l'ar- 
gent sont  les  seuls  moyens  qu'ils  connoissent  : 
ils  ont  des  oiseaux  dans  des  cages ,  et  des  amis 
à  tant  par  mois.  Si  jamais  des  valets  appro- 
choient  de  ce  lieu ,  «vous  en  verriez  bientôt  les 
oiseaux  disparoître  ;  et  s'ils  y  sont  à  présent  en 
grand  nombre  ,  c'est  qu'il  y  en  a  toujours  eu. 
On  ne  les  fait  pas  venir  quand  il  n'y  en  a  point , 
mais  il  est  aisé  quand  il  y  en  a  d'en  attirer  da- 
vantage en  prévenant  tous  leurs  besoins ,  en  ne 

(i)  Cette  réponse  n^est  pas  exacte,  puisque  le  mot 
d'hôte  est  corrélatif  de  lui-même.  Sans  vouloir  relever 
toutes  les  fautes  de  lan£;ue  ,  je  dois  avertir  de  celles  qui 
peuvent  induire  en  erreur. 


QUATRIÈME  PARTIE.  l3l 

les  effrayant  jamais ,  en  leur  laissant  faire  leur 
couvée  en  sûreté  et  ne  dénichant  point  les  pe- 
tits ;  car  alors  ceux  qui  s'y  trouvent  restent ,  et 
ceux  qui  surviennent  restent  encore.  Ce  bocage 
existoit,  quoiqu'il  fut  séparé  du  verger;  Julie 
na  fait  que  l'y  renfermer  par  une  haie  vive,  ôter 
celle  qui  l'en  séparoit ,  l'agrandir  et  l'orner  de 
nouveaux  plants.  Vous  voyez ,  à  droite  et  à  gau- 
che de  l'allée  qui  y  conduit ,  deux  espaces  rem- 
plis d'un  mélange  confus  d'herbes ,  de  pailles  et 
de  toutes  sortes  de  plantes.  Elle  y  fait  semer 
chaque  année  du  blé ,  du  mil ,  du  tournesol , 
du  chenevis,  des  pesettes  (i),  généralement  de 
tous  les  grains  que  les  oiseaux  aiment ,  et  l'on 
n'en  moissonne  rien.  Outre  cela,  presque  tous 
les  jours,  été  et  hiver,  elle  ou  moi  leur  appor- 
tons à  tnanger  ;  et  quand  nous  y  manquons  ,  la 
Fanchon  y  supplée  d'ordinaire.  Us  ont  l'eau  à 
quatre  pas  ,  comme   vous  voyez.  Madame  de 
Wolmar  pousse  l'attention  jusqu'à  les  pourvoir 
tous  les  printemps  de  petits  tas  de  crin ,  de  paille , 
de  laine ,  de  mousse  ,  et  d'autres  matières  pro- 
pres à  faire  des  nids.  Avec  le  voisinage  des  ma- 
tériaux ,  labondance  des  vivres  et  le  grand  soin 
qu'on  prend  d'écarter  tous  les  ennemis  (2)  ,  l'é- 
ternelle tranquillité  dont  ils  jouissent  les  porte 
à  pondre  en  un  lieu  commode  oii  rien  ne  leur 
manque  ,  oii  personne  ne   les  trouble.  Voilà 

(i)  De  la  vesce. 

(2)  Les  loirs ,  les  souris ,  les  chouettes ,  et  sur^tout  les 
enfants. 


ï32  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

comment  la  patrie  des  pères  est  encore  celle  des 
enfants  ,  et  comment  la  peuplade  se  soutient  et 
se  multiplie. 

Ah  !  dit  Julie ,  vous  ne  voyez  plus  rien  !  cha- 
cun ne  songe  plus  qu  a  soi  :  mais  des  époux  in- 
séparables ,  le  zèle  des  soins  domestiques ,  la 
tendresse  paternelle  et  maternelle ,  vous  avez 
perdu  tout  cela.  Il  y  a  deux  mois  quil  falloit 
être  ici  pour  Uvrer  ses  yeux  au  plus  charmant 
spectacle  et  son  cœur  au  plus  doux  sentiment 
de  la  nature.  Madame  ,  repris-je  assez  triste- 
ment ,  vous  êtes  épouse  et  mère  ;  ce  sont  des 
plaisirs  qu  il  vous  appartient  de  connoitre.  Aus- 
sitôt M.  de  Wolmar  me  prenant  par  la  main , 
me  dit  en  la  serrant  :  Vous  avez  des  amis  ,  et 
ces  amis  ont  des  enfants  ;  comment  laffection 
paternelle  vous  seroit-elle  étrangère?  Je  le  re- 
gardai, je  regardai  Julie;  tous  deux  se  regar- 
dèrent ,  et  me  rendirent  un  regard  si  touchant , 
que  ,  les  embrassant  lun  après  l'autre  ,  je  leur 
dis  avec  attendrissement  :  Ils  me  sont  aussi  chers 
qu'à  vous.  Je  ne  sais  par  quel  bizarre  effet  un. 
mot  peut  ainsi  changer  une  ame  ;  mais ,  depuis 
ce  moment ,  M.  de  Wolmar  me  parok  un  autre 
homme ,  et  je  vois  moins  en  Jui  le  mari  de  celle, 
que  j'ai  tant  aimée  que  le  père  de  deux  enfants 
pour  lesquels  je  donnerois  ma  vie- 

Je  voulus  faire  le  tour  du  bassin  pour  aller, 
voir  de  plus  près  ce  charmant  asile  et  ses  petits 
habitants  ;  mais  madame  de  Wolmar  me  retint. 
Personne  ,  me  dit-elle ,  ne  va  les  troubler  dans^ 


QUATRIÈME  PARTIE.  l33 

leur  domicile ,  et  vous  êtes  même  le  premier  de 
nos  hôtes  que  j  aie  amené  jusqu'ici.  Il  y  a  quatre 
clefs  de  ce  verger,  dont  mon  père  et  nous  avons 
chacun  une  ;  Fanchon  a  la  quatrième ,  comme 
inspectrice  et  pour  y  mener  quelquefois  mes 
enfants  ;  faveur  dont  on  augmente  le  prix  par 
lextrême  circonspection  qu'on  exige  d eux  tan- 
dis qu  ils  y  sont.  Gustin  lui-même  n'y  entre  ja- 
mais qu'avec  un  des  quatre  ;  encore ,  passé  deux 
mois  de  printemps  où  ses  travaux  sont  utiles , 
n'y  entre-t-il  presque  plus ,  et  tout  ïe  reste  se 
fait  entre  nous.  Ainsi ,  lui  dis-je ,  de  peur  que 
vos  oiseaux  ne  soient  vos  esclaves  vous  vous 
êtes  rendus  les  leurs.  Voilà  bien  ,  reprit-elle ,  lé 
propos  d'un  tyran ,  qui  ne  croit  jouir  de  sa  li- 
berté qu'autant  qu'il  trouble  celle  des  autres. 

Comme  nous  partions  pour  nous  en  retour- 
ner,  M.  de  Wolmar  jeta  une  poignée  d'orge  dans 
le  bassin ,  et  en  y  regardant  j'aperçus  quelques 
petits  poissons.  Ah  !  ah  !  dis  -je  aussitôt ,  voici 
pourtant  des  prisonniers  !  Oui ,  dit-il ,  ce  sont 
des  prisonniers  de  guerre  auxquels  on  a  fait 
grâce  de  la  vie.  Sans  doute ,  ajouta  sa  femme.  Il 
y  a  quelque  temps  que  Fanchon  vola  dans  la 
cuisine  des  perchettes  qu'elle  apporta  ici  à  mon 
insu.  Je  les  y  laisse ,  de  peur  de  la  mortifier  si  je 
les  renvoyois  au  lac  ;  car  il  vaut  encore  mieux 
loger  du  poisson  un  peu  à  l'étroit  que  de  fâcher 
une  honnête  personne.  Vous  avez  raison ,  ré- 
pondis^je,  et  celui-ci  n'est  pas  trop  à  plaindre 
d'être  échappé  de  la  poêle  à  ce  prix. 


l34  Là   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

Hé  bien!  que  vous  en  semble?  me  dit -elle 
en  nous  en  retournant.  Etes  -  vous  encore  au 
bout  du  monde  ?  Non ,  dis-je ,  m  en  voici  tout- 
à-fait  dehors ,  et  vous  m'avez  en  efFet  transporté 
dans  rÉlysée.  Le  nom  pompeux  qu  elle  a  donné 
à  ce  verger ,  dit  M.  de  Wplmar ,  mérite  bien  cette 
raillerie.  Louez  modestement  des  jeux  d  enfants, 
et  songez  qu i)s  nont  jamais  rien  pris  sur  les 
soins  de  la  mère  de  famille.  Je  le  sais,  repris-je, 
j'en  suis  très  sur  ;  et  les  jeux  denfants  me 
plaisent  plus  en  ce  genre  que  les  travaux  des 
hommes. 

Il  y  a  pourtant  ici ,  continuai-je ,  une  chose 
que  je  ne  puis  comprendre  ;  cest  qu  un  lieu  si 
différent  de  ce  qu'il  étoit  ne  peut  être  devenu 
ce  qu'il  est  qu'avec  de  la  culture  et  du  soin  :  ce- 
pendant je  ne  vois  nulle  part  la  moindre  trace 
de  culture;  tout  est  verdoyant,  frais ,  vigoureux , 
et  la  main  du  jardinier  ne  se  montre  point  ;  rien 
ne  dément  l'idée  d'une  île  déserte  qui  m'est  ve- 
nue en  entrant  ,  et  je  n'aperçois  aucuns  pas 
d'hommes.  Ah  !  dit  M.  de  Wolmar  ,  c'est  qu'on 
a  pris  grand  soin  de  les  effacer.  J'ai  été  souvent 
témoin ,  quelquefois  complice  de  la  friponnerie. 
On  fait  semer  du  foin  sur  tous  les  endroits  la- 
bourés ,  et  l'herbe  cache  bientôt  les  vestiges  du 
travail  ;  on  fait  couvrir  1  hiver  d^  quelques  cou- 
ches d  engrais  les  lieux  maigres  et  arides  ;  l'en- 
grais mange  la  mousse ,  ranime  l'herbe  et  les 
plantes  ;  les  arbres  eux-mêmes  ne  s'en  trouvent 


QUATRIÈME  PARTIE.  l35 

pas  plus  mal ,  et  Tétë  il  n y  paroit  plus.  A  le- 
gard  de  la  mousse  qui  couvre  quelques  allées , 
cest  mylord  Edouard  qui  nous  a  envoyé  d'An- 
gleterre le  secret  pour  la  faire  naitre.  CJes  deux 
côtés ,  continua-t-il ,  étoien  t  fermés  par  des  murs  ; 
les  murs  ont  été  masqués ,  non  par  des  espaliers , 
mais  par  d  épais  arbrisseaux  qui  font  prendre 
les  bornes  du  lieu  pour  le  commencement  d'un 
bois.  Des  deux  autres  côtés  régnent  de  fortes 
haies  vives  ,  bien  garnies  d  érable ,  d'aubépine , 
de  houx ,  de  troène ,  et  d'autres  arbrisseaux  mé- 
langés qui  leur  ôtent  l'apparence  de  haies  et 
leur  donnent  celle  d'un  taillis.  Vous  ne  voyez 
rien  d'aligné  ,  rien  de  nivelé  ;  jamais  le  cordeau 
n'entra  dans  ce  lieu  ;  la  nature  ne  plante  rien  au 
cordeau;  les  sinuosités  dans  leur  feinte  irrégula- 
rité sont  ménagées  avec  art  pour  prolonger  la 
promenade ,  cacher  les  bords  de  l'île ,  et  en  a- 
grandir  l'étendue  apparente  sans  faire  des  dé- 
tours incommodes  et  trop  fréquents  (i). 

En  considérant  tout  cela ,  je  trouvois  assez 
bizarre  qu'on  prit  tant  de  peine  pour  se  cacher 
celle  qu'on  avoit  prise;  n'auroit-il  pas  mieux 
valu  n'en  point  prendre  ?  Malgré  tout  ce  qu'on 
vous  a  dit,  me  répondit  Julie,  vous  jugez  du 
travail  par  l'effet ,  et  vous  vous  trompez.  Tout 

(i)  Ainsi  ce  ne  sont  pas  de  ces  petits  bosquets  à  la 
mode ,  si  ridiculement  contournés  qu'on  n'y  marche 
qu'en  zigzag,  et  qu'à  chaque  pas  il  fiiut  faire  une  pi- 
rouette. 


l36  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSC. 

ce  que  vous  voyez  sont  des  plantes  sauvages  ou 
robustes  qu  il  suffit  de  mettre  en  terre ,  et  qui 
viennent  ensuite  d  elles-mêmes.  D'ailleurs ,  la 
nature  semble  vouloir  dérober  aux  yeux  des 
hommes  ses  vrais  attraits  ,  auxquels  ils  sont 
trop  peu  sensibles ,  et  qu'ils  défigurent  quand 
ils  sont  à  leur  portée  :  elle  fuit  les  lieuK  fréquen* 
tés  ;  c  est  au  sommet  des  montagnes ,  au  fond 
des  forêts,  dans  des  iles  désertes  quelle  étale 
ses  charmes  les  plus  touchants.  Ceux  qui  Tai- 
ment  et  ne  peuvent  laller  chercher  si  loin  sont 
réduits  à  lui  faire  violence,  à  la  forcer  en  quel- 
que sorte  à  venir  habiter  avec  eux  ;  et  tout  cela 
ne  peut  se  faire  sans  un  peu  dlUusion. 

A  ces  mots ,  il  me  vint  une  imagination  qui 
les  fit  rire.  Je  me  figure,  leur  dis-je ,  un  homme 
riche  de  Paris  ou  de  Londres  ,  maître  de  cette 
maison  et  amenant  avec  lui  un  architecte  chère- 
ment payé  pour  gâter  la  nature.  Avec  quel  dé- 
dain il  entreroit  dans  ce  lieu  simple  et  mesquin  ! 
avec  quel  mépris  il  feroit  arracher  toutes  ces 
guenilles!  les  beaux  alignements  qu'il  prendroit! 
les  belles  allées  qu  il  feroit  percer  !  les  belles 
pattes  d  oie  ,  les  beaux  arbres  en  parasol ,  en 
éventail  !  les  beaux  treillages  bien  sculptés  !  les 
belles  charmilles  bien  dessinées ,  bien  équarries, 
bien  contournées  !  les  beaux  boulingrins  de  fin 
gazon  d'Angleterre ,  ronds ,  carrés ,  échancrés , 
ovales  !  les  beaux  ifs  taillés  en  dragons ,  en  pa- 
godes ,  en  marmouzets  ,  en  toutes  sortes  de 
monstres  !  les  beaui^  vases  de  bronze ,  les  beaux 


QUATRIÈME  PAHTlBv  l37 

fruita  de  pierre  dontâl  ornera  son  jardin  (i)  !... 
Quand.tout  cela  sera  exécuté,  dit  M.  de  Wolmar, 
il  aura  fait  un  très  beau  lieu,  dans  lequel  on  n  ira 
guère,  et  dont  on* sortira  toujours  avec  empres- 
sement pour  aller  chercher  la  campagne;  un  lieu 
triste,  où  Ton  ne  se  promènera  point,  mais  par 
où  Ion  passera  pour  s  aller  promener  ;  au  lieu 
que  dans  mes  courses  champêtres  je  me  hâte 
souvent  de  rentrer  pour  venir  me  promener  ici. 
Je  ne  vois  dans  ces  terrains  si  vastes  et  si  ri- 
chement ornés  que  la  vanité  du  propriétaire  et 
de  lartiste ,  qui ,  toujours  empressés  d'étaler , 
lun  sa  richesse  et  lautre  son  talent ,  préparent 
à  grands  frais  de  lennui  à  quiconque  voudra 
jouir  de  leur  ouvrage.  Un  faux  goût  de  gran- 
deur qui  n  est  point  fait  pour  Thomme  empoi- 
sonne ses  plaisirs.  L  air  grand  est  toujours  triste  ; 
il  fait  songer  aux  misères  de  celui  qui  lafFecte. 
Au  milieu  de  ses  parterres  et  de  ses  grandes  al- 
lées ,  son  petit  individu  ne  s  agrandit  point;  un 
arbre  de  vingt  pieds  le  couvre  comme  un  de 
soixante  (2);  il  n  occupe  jamais  que  ses  trois 

(1)  Je  suis  persuadé  que  le  temps  approche  où  l'on 
ne  voudra  plus  dans  les  jardins  rien  de  ce  qui  se  trouve 
dans  la  campagne  ;  on  n'y  souffrira  plus  ni  plantes  ni 
arbrisseaux  ;  on  n'y  voudra  que  des  fleurs  de  porcelaine , 
des  magots  ,  des  treillages ,  du  gable  de  toutes  couleurs  , 
et  de  beaux  vases  pleins  de  rien. 

(a)  Il  devoit  bien  s'étendre  un  peu  sur  le  mauvais  goût 
d'élaguer  ridiculement  les  arbres,  pour  les  élancer  dans 
les  nues ,  en  leur  étant  leurs  belles  télés ,  leurs  ombra- 
ges ,  en  épuîêant  leur  sève ,  et  les  empêchant  de  profiter. 


l38  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

pieds  d  espace ,  et  se  perd  comme  un  ciron  dans 
ses  immenses  possessions. 

Il  y  a  un  autre  goût  directement  opposé  à 
celui-là ,  et  plus  ridicule  encore ,  en  ce  qu  il  ne 
laisse  pas  même  jouir  de  la  promenade  pour 
laquelle  les  jardins  sont  faits.  J  entends,  lui  dis* 
je;  cest  celui  de  ces  petits  curieux,  de  ces  petits 
fleuristes  qui  se  pâment  à  Faspect  d'une  renon- 
cule ,  et  se  prosternent  devant  des  tulipes.  Là- 
dessus,  je  leur  racontai ,  mylord,  ce  qui  m'étoit 
arrivé  autrefois  à  Londres  dans  ce  jardin  de 
fleurs  oii  nous  fumes  introduits  avec  tant  d  ap- 
pareil, et  où  nous  vîmes  briller  si  pompeuse- 
ment tous  les  trésors  de  la  Hollande  sur  quatre 
couches  de  fumier.  Je  n  oubliai  pas  la  cérémonie 
du  parasol  et  de  la  petite  baguette  dont  on  m'ho- 
nora, moi  indigne,  ainsi  que  les  autres  specta- 
teurs. Je  leur  confessai  humblement  comment 
ayant  voulu  m'évertuer  à  mon  tour,  et  hasar- 
der de  m'extasier  à  la  vue  d  une  tulipe  dont  la 
couleur  me  parut  vive  et  la  forme  élégan  te ,  je 
fus  moqué,  hué,  sifflé  de  tous  les  savants,  et 
comment  le  professeur  du  jardin,  passant  du 
mépris  de  la  fleur  à  celui  du  panégyriste  ,  ne 

Cette  méthode,  il  est  vrai,  donne  du  bois  aux  jardiniers; 
mais  elle  en  ôte  au  pays  ,  qui  n^en  a  pas  dëja  trop.  On 
croiroit  que  la  nature  est  faite  en  France  autrement  que 
dans  tout  le  reste  du  monde ,  tant  on  y  prend  soin  de  la 
déflorer.  Les  parcs  n^y  sont  plantés  que  de  longes  per- 
ches; ce  sont  des  forêts  de  mâts  ou  de  maïs,  et  Ton  s^y 
promène  au  milieu  des  bois  sans  trouver  d'ombre. 


QUATRIÈME   PARTIE.  iSg 

daigna  plus  me  regarder  de  toute  la  séance.  Je 
pense,  ajoutai-je,  quil  eut  bien  du  regret  à  sa 
baguette  et  à  son  parasol  profanés. 

Ce  goût,  dit  M.  de  Wolmar,  quand  il  dégé* 
père  en  manie,  a  quelque  chose  de  petit  et  de 
vain  qui  le  rend  puéril  et  ridiculement  coûteux. 
L autre,  au  moins,  a  de  la  noblesse,  de  la  gran- 
deur, et  quelque  sorte  de  vérité;  mais  qu est-ce 
que  la  valeur  d'une  patte  ou  d  un  ognon  qu  un 
insecte  ronge  ou  détruit  peut-être  au  moment 
qu  on  le  marchande,  ou  d'une  fleur  précieuse  à 
midi  et  flétrie  avant  que  le  soleil  soit  couché  ? 
qu  est-ce  qu'une  beauté  conventionnelle  qui  n'est 
sensible  qu'aux  yeux  des  curieux ,  et  qui  n'est 
beauté  que  parcequ'il  leur  platt  qu'elle  le  soit? 
lie  temps  peut  venir  qu'on  cherchera  dans  les 
fleurs  tout  le  contraire  de  ce  qu'on  y  cherche  au- 
jourd'hui, et  avec  autant  de  raison;  alors  vous 
serez  le  docte  à  votre  tour ,  et  votre  curieux  l'i- 
gnorant. Toutes  ces  petites  observations  qui 
dégénèrent  en  étude  ne  conviennent  point  à 
l'homme  raisonnable  qui  veut  donner  à  son 
corps  un  exercice  modéré,  ou  délasser  son  es- 
prit à  la  promenade  en  s'entretenant  avec  ses 
amis.  Les  fleurs  sont  faites  pour  amuser  nos  re- 
gards en  passant,  et  non  pour  être  si  curieuse- 
ment anatomisées  (i).  Voyez  leur  reine  briller 

(i)  Le  sage  Wolmar  n'y  avoit  pas  bien  regardé.  Lui 
qui  savoit  si  bien  observer  les  hommes ,  observoit-il  si 
mal  la  nature  ?  Ignoroit-il  que  si  son  auteur  est  grand 
d«ns  les  grandes  choses,  U  est  très  grand  dans  les  petites? 


l4o  LA  ÏQOUVELLE   HÉLOifSE. 

de  toutes  parts  dans  ce  verger  :  elle  parfume 
lair,  elle  enchante  les  yeux,  et  ne  coûte  près-» 
que  ni  soin  ni  culture.  C'est  pour  cela  que  les 
fleuristes  la  dédaignent  :  la  nature  Ta  faite  si 
belle  quils  ne  lui  sauroient  ajouter  des  beautés 
de  convention;  et  ne  pouvant  se  tourmenter  à 
la  cultiver,  ils  ny  trouvent  rien  qui  les  flatte. 
L'erreur  des  prétendus  gens  de  goût  est  de 
vouloir  de  Fart  par-tout,  et  de  n'être  jamais 
contents  que  l'art  ne  paroisse  ;  au  lieu  que  c'est 
à  le  cacher  que  consiste  le  véritable  goût,  sur- 
tout quand  il  est  question  des  ouvrages  de  la 
nature.  Que  signifient  ces  allées  si  droites,  si 
sablées,  qu'on  trouve  sans  cesse;  et  ces  étoiles  , 
par  lesquelles ,  bien  loin  d'étendre  aux  yeux  la 
grandeur  d'un  parc,  comme  on  l'imagine,  on  ne 
fait  qu'en  montrer  maladroitement  les  bornes? 
Voit-on  dans  les  bois  du  sable  de  rivière?  ou  le 
pied  se  repose-t-il  plus  doucement  sur  ce  sable 
que  sur  la  mousse  ou  la  pelouse  <^  La  nature  em- 
ploie-t-clle  sans  cesse  l'équerre  et  la  régie? Ont- 
ils  peur  qu'on  ne  la  reconnoisse  en  quelque 
chose  malgré  leurs  soins  pour  la  défigurer»*  En- 
fin n'est-il  pas  plaisant  que ,  comme  s'ils  étoient 
déjà  las  de  la  promenade  en  la  commençant ,  ils 
afifectent  de  la  faire  en  ligne  droite  pour  arriver 
plus  vite  au  terme  ?  Ne  diroit-on  pas  que ,  pre- 
nant le  plus  court  chemin,  ils  font  un  voyage 
plutôt  qu'une  promenade ,  et  se  hâtent  de  sortir 
aussitôt  qu'ils  sont  entrés  ? 
Que  fera  donc  l'homme  de  goût  qui  vit  pour 


QUATRIÈME  PARTIE.  I^î 

vivre,  qui  sait  jouir  de  lui-même,  qui  cherche 
les  plaisirs  vrais  et  simples ,  et  qui  veut  se  faire 
une  promenade  à  la  porte  de  sa  maison  ?  Il  la 
fera  si  commode  et  si  agréable  qu'il  s  y  puisse 
plaire  à  toutes  les  heures  de  la  journée ,  et  pour- 
tant si  simple  et  si  naturelle  qu  il  semble  n  avoir 
rien  fait.  Il  rassemblera  leau,  la  verdure ,  Tom- 
bre  et  la  fraîcheur;  car  la  nature  aussi  rassemble 
toutes  ces  choses.  II.  ne  donnera  à  rien  de  la 
symétrie;  elle  est  ennemie  de  la  nature  et  de- 
là variété;  et  toutes  les  allées  dun  jardin  ordi- 
naire se  ressemblent  si  fort  qu  on  croit  être  tour 
jour3  dans  la  même  :  il  élaguera  le  terrain  pour 
s  y  promener  commodément  ;  mais  les  deux 
côtés  de  ses  allées  ne  seront  point  toujours 
exactement  parallèles  ;  la  direction  nen  sera 
pas  toujours  en  ligne  droite ,  elle  aura  je  ne  sais 
quoi  de  vague  comme  la  démarche  d'un  homme 
oisif  qui  erre  en  se  promenant.  Il  ne  s'inquiétera 
point  de  se  percer  au  loin  de  belles  perspectives  : 
le  goût  des  points  de  vue  et  des  lointains  vient 
du  penchant  qu'ont  la  plupart  des  hommes  à 
ne  se  plaire  qu'où  ils  ne  sont  pas  :  ils  sont  tou- 
jours avides  de  ce  qui  est  loin  d'eux;  et  l'artiste 
qui  ne  sait  pas  les  rendre  assez  contents  de  ce 
qui  les  entoure  se  donne  cette  ressource  pour 
les  amuser  :  mais  Thomme  dont  je  parle  n'a  pas 
cette  inquiétude,  et  quand  il  est  bien  où  il  est , 
il  ne  se  soucie  point  d'être  ailleurs.  Ici,  par 
exemple ,  on  n'a  pas  de  vue  hors  du  lieu,  et  l'on 
est  très  content  de  n'en  pas  avoir.  On  penseroit 


l42  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

volontiers  que  tous  les  charmes  de  la  nature  y 
sont  renfermés,  et  je  craindrois  fort  que  la  moin- 
dre échappée  de  vue  au-dehors  n  ôtàt  beaucoup 
d agrément  à  cette  promenade  (i).  Certaine- 
ment tout  homme  qui  n^aimera  pas  à  passer  les 
beaux  jours  dans  un  lieu  si  simple  et  si  agréable 
n  a  pas  le  goût  pur  ni  lame  saine.  J  avoue  qu'il 
n'y  faut  pas  amener  en  pompe  les  étrangers  ; 
mais  en  revanche  on  s  y  peut  plaire  soi-même, 
sans  le  montrer  à  personne. 

Monsieur,  lui  dis -je,  ces  gens  si  riches  qui 
font  de  si  beaux  jardins  ont  de  fort  bonnes  rai- 
sons pour  n'aimer  guère  à  se  promener  tout 
seuls,  ni  à  se  trouver  vis-à-vis  d'eux-mêmes; 
ainsi  ils  font  très  bien  de  ne  songer  en  cela 

(i)  Je  ne  sais  si  Ton  a  jamais  essayé  de  donner  aux  lon-^ 
gués  allées  d'une  étoile  une  courbure  légère ,  en  sorte 
que  Tœil  ne  pût  suivre  chaque  allée  tout-à-fait  jusqu'au 
bout ,  et  que  Pextrémité  opposée  en  fut  cachée  au  spec- 
tateur. On  perdroit,  il  est  vrai,  Tagrément  des  points 
de  vue  ;  mais  on  gagheroit  l'avantage  si  cher  aux  pro- 
priétaires d'agrandir  à  l'imagination  le  lieu  où  l'on  est  ; 
et,  dans  le  milieu  d'une  étoile  assez  bornée,  on  se  croi- 
roit  perdu  dans  un  parc  immense.  Je  suis  persuadé  que 
la  promenade  en  seroit  aussi  moins  ennuyeuse ,  quoique 
plus  solitaire  ;  car  tout  ce  qui  donne  prise  à  l'imagi- 
nation excite  les  idées  et  nourrit  l'esprit.  Mais  les  fai- 
seurs de  jardins  ne  sont  pas  gens  à  sentir  ces  choses-là. 
Combien  de  fois ,  dans  un  lieu  rustique ,  le  crayon  leur 
tomberoit  des  mains ,  comme  à  Le  Nostre  dans  le  parc 
de  Saint-James ,  s'ils  connoissoient  comme  lui  ce  qui 
donne  de  la  vin  à  la  nature  ,  et  de  l'intérêt  à  son 
spectacle  ! 


QUATRIÈME   PARTIE.  l43 

qu  aux  autres.  Au  reste ,  j  ai  vu  à  la  Chine  des 
jardins  tels  que  vous  les  demandez,  et  faits  avec 
tant  d  art  que  Fart  n  y  paroissoit  point ,  mais 
d'une  manière  si  dispendieuse  et  entretenus  à 
si  grands  frais ,  que  cette  idée  m  otoit  tout  le 
plaisir  que  j  aurois  pu  goûter  à  les  voir.  C'étoient 
des  roches,  des  grottes,  des  cascades  artificiel- 
les ,  dans  des  lieux  plains  et  sablonneux  oii  Ion 
n  a  que  de  leau  de  puits  ;  c  étoient  des  fleurs  et 
des  plantes  rares  de  tous  les  climats  de  la  Chine 
et  de  la  Tartane  rassemblées  et  cultivées  en  un 
même  sol.  On  n'y  voyoit  à  la  vérité  ni  belles 
allées  ni  compartiments  réguliers;  mais  on  y 
voyoit  entassées  avec  profusion  des  merveilles 
qu'on  ne  trouve  qu  éparses  et  séparées  ;  la  na- 
ture s'y  présentoit  sous  mille  aspects  divers,  et 
le  tout  ensemble  n'étoit  point  naturel.  Ici  Ion 
n'a  transporté  ni  terres  ni  pierres ,  on  n  a  fait 
ni  pompes  ni  réservoirs  ,  on  n'a  besoin  ni  de 
serres  ,  ni  de  fourneaux  ,  ni  de  cloches ,  ni  de 
paillassons.  Un  terrain  presque  uni  a  reçu  des 
ornements  très  simples  ;  des  herbes  communes , 
des  arbrisseaux  communs ,  quelques  filets  d'eau 
coulant  sans  apprêt,  sans  contrainte,  ont  suffi 
pour  l'embellir.  C'est  un  jeu  sans  effort,  dont  la 
facilité  donne  au  spectateur  un  nouveau  plaisir. 
Je  sens  que  ce  séjour  pourroit  être  encore  plus 
agréable  et  me  plaire  infiniment  moins.  Tel  est, 
^ar  exemple,  le  parc  célèbre  de  mylord  Cobham 
à  Staw.  C'est  un  composé  de  lieux  très  beaux  et 
très  pittoresques  dont  les  aspects  ont  été  choisis 


-f 


l44  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

en  difFérents  pays,  et  dont  tout  parott  naturel 
excepté  lassemblage ,  comme  dans  les  jardins, 
de  la  Chine  dont  je  viens  de  vous  parler.  Le 
maître  et  le  créateur  de  cette  superbe  solitude 
y  a  même  fait  construire  des  ruines,  des  tem- 
ples, d'anciens  édifices;  et  les  temps  ainsi  que 
les  lieux  y  sont  rassemblés  avec  une  magnifi- 
cence plus  quhumaine»  Voilà  précisément  de 
quoi  je  me  plains.  Je  voudrois  que  les  amuse- 
ments des  hommes  eussent  toujours  un  air  &- 
cile  qui  ne  fit  point  songer  à  leur  toiblesse ,  et 
quen  admirant  ces  merveilles  on  neût  point 
limagination  fatiguée  des  sommes  et  des  tra- 
vaux qu  elles  ont  coûtés.  Le  sort  ne  nous  donne- 
t-il  pas  assez  de  peines  sans  en  mettre  jusque 
dans  nos  jeux? 

Je  n  ai  qu  un  seul  reproche  à  faire  à  votre 
Elysée,  ajoutai- je  en  regardant  Julie,  mais  qui 
vous  paroîtra  'grave;  cest  d'être-nn  amusement 
superflu.  A  quoi  bon  vous  faire  une  nouvelle 
promenade ,  ayant  de  lautre  côté  de  la  maison 
des  bosquets  si  charmants  et  si  négligés?  Il  est 
vrai ,  dit-elle  un  peu  embarrassée  ;  mais  j  aime 
mieux  ceci.  Si  vous  aviez  bien  songé  à  votre 
questiovi  avant  que  de  la  faire,  interrompit  M.  de 
Wolmar,  elle  seroit  plus  qu  indiscrète.  Jamais 
ma  femme  depuis  son  mariage  n  a  mis  les  pieds 
dans  les  bosquets  dont  vous  parlez.  J  en  sais  la 
raison  quoiqu'elle  me  lait  toujours  tue.  Vous 
qui  ne  l'ignorez  pas,  apprenez  à  respecter  les 


QUATRIÈME  PARTIE.  l4S 

lieux  pii  ¥OU8  êtes;  ils  sont  plantés  par  les  maint 
de  la  vertu. 

A  peine  avois-je  reçu  cette  juste  réprimande , 

il  que  la  petite  ÊimiUe ,  menée  par  Fanchon ,  en<^ 

tra  comme  nous  sortions  é  Ces  trois  aimables  en^^ 
fants  se  jetèrent  au  cou  de  monsieur  et  de  ma«^ 
dame  de  Wolmar4  Teus  ma  part  de  leurs  petitea 
caresses.  Nous  rentrâmes  Julie  et  moi  dans  l'É*- 
lysée  en  faisant  quelques  pas  avec  eux,  puis 
nqus  allâmes  i^joindre  M.  de  Wôlmar  qui  par-s 
loit  à  des  ouvriers.  Chemin  faisant,  elle  me  dit 

;  qu  après  être  devenue  mère  il  lui  étoit  -  venu 

sur  cette  promenade  une  idée  qui  a  voit  aug** 
mente  sou  zélé  pour  lembellir.  Jai  pensé,  me 
dît-elle ,  à  lamusement  de  mes  enfants  et  à  leur 
santé  quand  ils  seront  plus  âgés.  L'entretien  dé 
ce  lieu  demande  plus  de  soin  que  de  peine  ;  il 
Vagit  plutôt  de  donner  un  certain  contour  aux 
rameaux  des  plantes  que  de  bêcher  et  labourer 
la  terre  :  j  en  veux  faire  un  jour  mes  petits  jar- 
diniers; ils  auront  autant  d  exercice  quil  leur 
en  faut  pour  renforcer  leur  tempérament,  et 
pas  assez  pour  le  fatiguer;,  d'ailleurs  ils  feront 
faire  ce  qui  sera  trop  fort  pour  leur  âge,  et  se 
borneront  au  travail  qui  les  amusera.  Je  ne  sau^- 
rois  vous  dire,  ajouta*t-elle,  quelle  douceur  je 
goûte  à  me  représenter  mes  enfants  occupés  à 
me  rendre  les  petits  soins,  que  je  prends  avec 
tant  de  plaisir  pour  eux ,  et  la  joie  de  leurs  ten-- 
dres  cœurs  en  voyant  leur  mère  se  promener 
4*  lo 


f46  LA  NOUVELLE  HÉLOÏâE. 

avec  délices  sous  des  ombrages  cultivés  de  teurs 
mains.  En  vérité,  mon  ami,  me  dit-elle  d'une 
voix  émue,  des  jours  ainsi  passés  tiennent  du 
bonheur  de  lautre  vie  ;  et  ce  o est  pas  sans  vM^ 
90tL  qu'en  y  pensant  j  ai  donné  d'avant  à  ce 
lieu  le  nom  d'Elysée.  Mylord,  cette  incompa- 
rable femme  est  mère  comme  elle  est  épouse , 
comme  elle  est  amie ,  comme  elle  est  fille;  et, 
po«ir  l^ternel  supplice  de  mon  cœur,  c'est  en-^ 
eore  ainsi  qu'elle  Ait  amante. 

Enthousiasmé  d'un  séjour  si  charmant,  je  les 
priai  le  soir  de  trouver  bon  que  durant  mon 
«éjour  chez  eux  la  Fanchon  me  confiât  sa  clef 
et  le  soin  de  nourrir  les  oiseaux.  Aussitôt  Julie 
lenvoya  le  sac  au  grain  dans  ma  chambre  et 
me  donna  sa  propre  clef.  Je  ne  sais  pourqu<4 
je  la  t^us  avec  une  sorte  de  peine  :  il  me  sem* 
bla  que  j'acirois  mieux  aimé  celle  de  M.  de 
Wolmar. 

Ce  matin  je  me  suis  levé  de  bonne  heure,  et 
avec  l'empressement  d'un  enfant  je  suis  allé 
m'enfermer  dans  l'Ile  déserte.  Que  d'agréables 
pensées  j'espérois  porter  dans  ce  lieu  solitaire  où 
le  doux  aspect  de  la  seule  nature  devoit  chasser 
de  mon  souvenir  tout  cet  ordre  social  et  factice 
qui  m'a  rendu  si  malheureuse!  Tout  ce  qui  va 
Ito'environner  est  l'ouvrage  de  celle  qui  mé  fut 
si  chère.  Je  la  contemplerai  tout  autour  de  moi; 
je  ne  verrai  rien  que  sa  main  nait  touché;  je 
baiserai  des  fleurs  que  ses  pieds  auront  foulées  ; 
je  respirerai  avec  la  rosée  un  air  qu'elle  a  res- 


QUATRIÈME  PARTIE.  t47 

pire;  son  goût  dans  ses  amusements  me  ren- 
dra présents  tous  ses  charmes,  et  je  la  trouverai 
par-tout  comme  eHe  est  au  fond  de  mon  cœur. 
En  entrant  dans  FÉlysée  avec  ces  dis^sitiona 
je  me  suis  subitement  rappelé  le  dernier  mot  que 
me  dit  hier  M.  de  Wolmar  à  peu  près  dans  la 
même  place.  Le  souvenir  de  ce  seul  mot  a  changé 
sur-le-champ  tout  l'état  de  mon  ame.  J'ai  cru 
voir  Timage  de  la  vertu  où  je  cherchois  celle  du 
plaisir;  cette  image  s'est  confondue  dans  mon 
esprit  avec  les  traits  de  madame  de  Wolmar;  et, 
pour  la  pr^tnière  fois  depuis  mon  retour,  j'ai  vu 
Julie  en  son  absence ,  non  telle  qu  elle  fut  poui 
moi  crt  que  j  aime  encore  à  me  la  représenter, 
mais  telle  qu  elle  se  montre  à  mes  yeux  tous  les 
jours.  Mylord ,  j  ai  cru  voir  celle  fenàme  si  charv 
mante ,  si  chaste  et  si  vertueuse ,  au  milieu  de  ce 
mè0]«  cortège  qui  lentouroit  hier.  Je  voyois  au« 
tour  d'elle  ses  trois  aimables  en&nts ,  honorable 
et  précieux  gage  de  Tunion  conjugale  et  de  la 
tendre  amitié ,  lui  feire  et  recevoir  d  elle  mille 
touchantes  caresses.  Je  voyois  à  ses  côtés  le  grave 
Wolmar,  cet  époux  si  chéri,  si  heureux,  si  digne 
de  Tètre.  Je  croyois  voir  son  œil  pénétrant  et  ju- 
dicieux percer  au  fond  de  mon  cœur  et  m  en 
faire  rougir  encore;  je  croyois  entendre  sortir 
de  sa  bouche  des  reproches  trop  mérités  et  des 
leçons  trop  mal  écoutées.  Je  voyois  à  sa  suite 
cette  même  Fanchon  Regard,  vivante  preuve 
du  triomphe  des  vertus  et  de  lliumanité  sur  le 
plus  ardent  amour.  Ah!  quel  sentiment  cou- 


lO. 


r 

i48  LA  NOUVELLE  HÉLOISE. 

pable  eût  pénétré  jusqu'à  elle  à  travers  cette  in« 
violable  escorte?  Avec  quelle  indignation  j  eusse 
étouffé  les  vils  transports  dune  passion  crimi- 
nelle eAnal  éteinte  !  et  que  je  me  serois  méprisé 
de  souiller  d  un  seul  soupir  un  aussi  ravissant 
tableau  d'innocence  et  d'honnêteté!  Je  repas- 
sois  dans  ma  mémoire  les  discours  quelle  m  a- 
voit  tenus  en  sortant;  puis,  remontant  avec  elle 
dans  un  avenir  qu  elle  contemple  avec  tant  de 
charmes ,  je  voyois  cette  tendre  mère  essuyer  la 
sueur  du  front  de  ses  enfants,  baiser  leurs  joues 
enflammées ,  et  livrer  ce  cœur  feit  pour  aimer 
au  plus  doux  sentiment  de  la  nature.  Il  n'y  avoit 
pas  jusqu'à  ce  nom  d'Elysée  qui  ne  reclifiàt  en 
moi  les  écarts  de  Timagination ,  et  ne  portât 
dans  mon  ame  un  calme  préférable  au  trouble 
des  passions  les  plus  séduisantes.  Il  me  peignoit 
en  quelque  sorte  l'intérieur  de  celle  qui  l'avoit 
trouvé;  je  pensois  qu'avec  une  conscience  agitée 
on  n'auroit  jamais  choisi  ce  nom* là.  Je  me  di« 
sois ,  la  paix  régne  au  fond  de  son  cœur  comme 
dans  l'asile  qu'elle  a  nommé. 

Je  m'étois  promis  une  rêverie  agréable;  j'ai 
rêvé  plus  agréablement  que  je  ne  m'y  étois 
attendu.  J'ai  passé  dans  l'Éiysée  deux  heures 
auxquelles  je  ne  préfère  aucun  temps  de  ma  vie. 
En  voyant  avec  quel  charme  et  quelle  rapidité 
elles  s'étoient  écoulées ,  j  ai  trouvé  qu'il  y  a  dans 
la  méditation  des  pensées  honnêtes  une  sorte 
de  bien-être  que  les  méchants  n'ont  jamais  con- 
nu ;  c'est  celui  de  se  plaire  avec  soi-même.  S\ 


QUATRIÈME  PARTIE.  l49 

Ton  y  songeoit  sans  prévention ,  je  ne  sais  quel 
autre  plaisir  on  pourroit  égaler  à  celuirlà.  Je  sens 
au  moins  que  quiconque  aime  autant  que  moi 
la  solitude  doit  craindre  de  s*y  préparer  des 
tourments.  Peut-être  tireroit-on  des  mêmes 
principes  la  clef  des  faux  jugements  des  hom- 
mes sur  les  avantagés  du  vice  et  sur  ceux  de  la 
vertu  ;  car  la  jouissance  de  la  vertu  est  tout  in- 
térieure, et  ne  s  aperçoit  que  par  celui  qui  la 
sent  :  mais  tous  les  avantages  du  vice  frappent 
les  yeux  d  autrui ,  et  il  n  y  a  que  celui  qui  les  a 
qui  sache  ce  qu'ils  lui  coûtent. 

Se  a  ciascun  Pintemo  afFanno 
Si  leggesse  în  fronte  scritto , 
Quanti  mai ,  che  invidia  fanno , 
Ci  farebbero  pietà  (i)  (a)  ! 

Gomme  il  se  faisoit  tard  sans  que  j'y  son- 
geasse )  M.  de  Wolmar  est  venu  me  joindre  et 
m  avertir  que  Julie  et  le  thé  m  attendoiem.  G  est 

(i)  Oh!  si  les  tourments  secrets  qui  rongent  les  coeurs 
se  lisoient  sur  les  visages ,  combien  de  gens  qui  font  envie 
feroient  pitié  ! 

(a)  Il  auroit  pu  ajouter  la  suite,  qui  est  tiés  belle,  et 
ne  convient  pas  moins  au  sujet  : 

8i  verdria  che  i  lor  namici 
Anno  in  seno  ,  et  si  ridace 
Nel  parère  a  noi  felici 
Ogni  lor  félicita.  '     '<>    > 

tt  On  verroit  que  Tennemi  qui  lé^  dflvore  est  caché  dans 
u  leur  propre  sein ,  et  que  tout  leurfffétendu  bonheur  se 
u  réduit  à  paroitre  heureux.  » 


;l5o  LA  NOUVELLE  HËLOÏSE. 

VOUS ,  leur  ai*je  dit  en  m  excusant ,  qui  m'empê- 
chiez d  être  avec  vous  :  je  fus  si  charmé  de  ma 
soirée  d'hier  que  j'en  suis  retourné  jouir  ce  ma- 
tin :  heureusement  il  n  y  a  point  de  mal  ;  et  puis- 
que vous  m  avez  attendu ,  ma  matinée  n  est  pas 
perdue. 

C'est  fort  bien  dit ,  a  r^ondu  madame  de 
Woimar;  il  vatidroit  mieux  s  attendre  jusqu'à 
midi  que  de  perdre  le  plaisir  de  déjeuner  en- 
semble. liCS  étrang;ers  ne  sont  jamais  admis  le 
matin  dans  ma  chambre  et  déjeunent  dans  la 
leur.  Le  déjeûner  est  le  rejpas  des  amis  ;  les  va* 
lets  en  sont  exclus  ,  les  importuns  ne  s  y  mon- 
trent point  ;  on  y  dit  tout  ce  qu'on  pense,  on  y 
révèle  tous  ses  secrets ,  on  n'y  contraint  aucun 
de  ses  sentiments  ;  o<n  peiat  Vy  livrer  sans  im- 
prudence aux  douceurs  de  la  confiance  et  de  la 
familiarité.  Cest  presque  le  seul  moment  oii  il 
soit  permis  d  être  ce  qu'on  est  ;  que  ne  dure-t-il 
toute*la  journée  !  Ah  Julie ,  ai-je  été  prêt  à  dire, 
voilà  un  vœu  bien  intéressé!  mais  je  me  suis  tu. 
La  première  chose  que  j'ai  retranchée  avec  l'a- 
mour a  été  la  louange.  Louer  quelqu'un  en  face, 
à  moins  que  ce  ne  soit  sa  maltresse ,  qu'est  -  ce 
faire  autre  chose  sinon  le  taxer  de  vanité  ?  Vous 
savez ,  mylord ,  si  c'est  à  madame  de  Wolmar 
qu'on  peut  faire  ce  reproche.  Non ,  non  ;  je  l'ho- 
nore trop  pour  ne  pas  l'honorer  en  silence.  La 
voir ,  l'entendre ,  observer  sa  conduite ,  n'est-ce 
pas  assez  la  louer? 


/ 


QUATRIÈME  PARTIE.  l5l 


« 

\ 


LETTRE  XII. 

PS  MADAME  DE  WOLMAR  A  MADAME  d'ORBE. 

I L  est  écrit ,  chère  amie ,  que  tu  doU  être  daM 
tous  les  temps  ma  sauvegarde  contre  moi-mê- 
me ,  et  qu  après  m  avoir  délivrée  avec  tant  de 
peiue  des  pièges  de  mon  cœur  tu  nie  garantiras 
encore  de  ceux  de  ma  raison.  Après  tant  d*épreu* 
ves  cruelles ,  j  apprends  à  me  défier  dçs  erreurs 
comme  des  passions  dont  elles  sout  si  souvent 
louvrage.  Que  n ai-je  eu  toujours  la  même  pré* 
caution  !  Si  dans  les  temps  passés  j  avois  moins 
compté  sur  mes  lumières ,  j  aurois  eu  moins  à 
rougir  de  mes  sentiments. 

Que  ce  préambule  ne  t'alarme  pas.  Je  serois 
indigne  de  ton  amitié  si  j  avois  encore  à  la  oon- 
sulter  sur  des  sujets  graves.  Le  crime  fut  tou- 
jours étranj^r  à  mon  cœur ,  et  j*ose  1  en  croire 
plus  éloigné  que  jamais.  Écoute*mot  donc  pai^ 
siblement,  ma  cousine ,  et  crois  qu^  je  n  aurai 
jamais  besoin  de  conseil  sur  des  doutes  que  la 
seule  honnêteté  peut  résoudre. 

Depuis  ME  ans  que  je  vis  avec  M.  de  Wolraar 
dans  la  plus  parfkke  union  qui  puisse  régner 
entre  deux  époux ,  tu  sais  qu'il  ne  ma  jamais 
parlé  ni  de  sa  famille  ni  de  sa  personne,  et  que» 
îayant  reçu  d  un  père  aussi  jaloux  du  bonheur 
de  sa  fille  que  de  Thonneur  de  sa  maison ,  je 


1 
1 


l5l  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSB. 

n  ai  point  marqué  d  empressement  pour  en  sa- 
voir sur  son  compte  plus  qu'il  ne  jugeoit  à  pro- 
pos de  m  en  dire.  Contente  4e  tui  dévoir  ,  avec 
la  vie  de  celui  qui  me  Fa  doniiée,  mon  honneur, 
mon  repos ^  ma  raison ,  mes  ^nfàiit's,  et  tout  ce 
qui  peut  me  rendre  quelque  ^rix  à  mes  propres 
yeux ,  j*étois  bien  assurée  qu'i^  ce  que  j'ignorois 
de  lui  ne  démentoit  point  ce  qui  m'étoit  connu  ; 
et  je  navois  pas  besoin  d  en  savoir  davantage 
pour  laimer,  lestimer,  rhohorer  autant  qu'il 
éloit  possible.  •• 

'  Ce  matin  ,  en  déjeûnant ,  il  nous  a  proposé 
un  tour  de  promenade  avant  la  chaleur  ;  puis  , 
sous  prétexte  de  ne  pas  courir ,  disoit-il ,  la  cam« 
pagne  en  robe  de  chambre;  il  nous  a  menés 
dans  les  bosquets  ,  et  précisément ,  ma  chère  , 
dans  ce  même  bosquet  où  «commencèrent  tous 
les  malheurs  de  ma  vie.  En*  approchant  de  ce 
lieu  fioital ,  je  me  suis  senti  un  a^eux  battement 
de  Cœur  ;  et  j  aurois  refusé  d'entrer  si  la  honte 
ne  m  eût  retenue ,  et  si  le  souvenir  d  un  mot  qui 
fut  dit  l'autre  jour  dans  l'ÉIysée  ne  m'eût  fait 
craindre  les  interprétations.  Je  ne  sais  si  le  phi^ 
losophe  étoit  plus  tranquille  ;  mais ,  quelque 
temps  après  ,  ayant  par  hasard  tourné  les  yeux 
sur  lui,  je  l'ai  trouvé  pâle  y  ôhangé  ;  et  je  ne  puis 
te  dire  quelle  peine  tout  cela  m'a  fait. 

En  entrant  dans  le  bosquet  j'ai  vu  mon  mari 
me  jeter  un  coup-d'œil  et  Sourire.  U  s'est  assis 
entre  nous  ;  et ,  après  un  moment  de  silence , 
nous  prenant  tous  deux  par  la  main  :  Mes  en- 


QUATRIÈME  PÀBT(E.  l53 

fants ,  ûous  a*t-il  dit ,  je  commence  à  voir  que 
mes  projets  ne  seront  point  vains ,  et  que  nous 
pouvons  être  unis  tous  trois  d'un  attachement  du^ 
rable,  propre  à  faire  notre  bonheur  commun  et 
ma  consolation  dans  les  ennuis  d'une  vieillesse 
qui  s  approche  :  mais  je  vous  connois  tous  deux 
mieux  que  vous  ne  me  cônnoissez  :  il  est  juste 
de  rendre  les  choses  ég^ales  ;  et ,  quoique  je  n'aie 
rien  de  fort  intéressant  à  vous  apprendre ,  puis- 
que vous  n'avez  plus  de  secret  pour  moi  je  n'en 
veux  plus  avoir  pour  vous. 
-'  Alors  il  nous  a  révélé  le  mystère  de  sa  nais- 
sance ,  qui  jusqu'ici  n'avoit  été  connue  que  de' 
mon  père.  Quand  tu  le  sauras ,  tu  concevras 
jusqu'où  vont  le  sang-froid  et  la  modération 
d'un  homme  capable  de  taire  six  ans  un  pareil 
secret  à  sa  femme  :  mais  ce  secret  n'est  rien  pour 
lui,  et  il  y  pense  trop  peu  pour  se  faire  un  grand 
effort  de  n'en  pas  parler. 

Je  ne  vous  arrêterai  point,  nous  a-t-il  dit, 
sur  les  événements  de  ma  vie  :  ce  qui  peut  vous 
importer  est  moins  de  connoitre  mes  aventures 
que  mon  caractère.  Elles  sont  simples  comme 
lui ,  et  sachant  bien  ce  que  je  suis ,  vous  com- 
prendrez aisément  ce  que  j'ai  pu  faire.  J'ai  na- 
turellement l'ame  tranquille  et  le  cœur  froid. 
Je  suis  de  ces  hommes  qu'on  croit  bien  injurier 
en  disant  qu'ils  ne  sentent  rien  ,  c'est  -  à  -  dire 
qu'ils  n'ont  point  de  passion  qui  les  détourne  de 
suivre  le  vrai  guide  de  l'homme.  Peu  sensible 
au  plaisir  et  à  la  douleur,  je  n'éprouve  même 


l54  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

que  très  faiblement  ce  sentiment  d'intérêt  et 
d'humanité  qui  nous  approprie  les  affections 
dautrui.  Si  j ai  de  la  peine  à  voir  souffrir  les 
gens  de  bien  ,  la  pitié  n  y  entre  pour  rien  ,  car 
je  n%n  ai  point  à  voir  souffrir  les  méchants. 
Mon  seul  principe  actif  est  le  goût  naturel  de 
Tordre  ;  et  le  concours  bien  combiné  du  jeu  de 
la  fortune  et  des  actions  des  hommes  me  platt 
exactement  comme  une  belle  symétrie  dans 
un  tableau ,  ou  comme  une  pièce  bien  conduite 
au  théâtre.  Si  j  ai  quelque  passion  dominante , 
c est  celle  de  lobservation.  J  aime  à  lire  dans  les 
cœurs  des  hommes  ;  comme  le  mien  me  fait  peu 
d'illusion  ,  que  j  observe  de  sang-froid  et  sans 
intérêt ,  et  qu une  longue  expérience  ma  donné 
de  la  sagacité  ^  je  ne  me  trompe  guère  dans  mes 
jugements  ;  aussi  cest  là  toute  la  récompense  de 
ramour-propre  dans  mes  études  continuelles  ; 
car  je  n  aime  point  à  faire  un  rôle ,  mais  seule* 
ment  à  voir  jouer  les  autres  :  la  société  m  est 
agréable  pour  la  contempler ,  non  pour  en  fisdre 
partie.  Si  je  pouvois  changer  la  nature  de  mon 
être  et  devenir  un  œil  vivant ,  je  ferois  volontiers 
cet  échange.  Ainsi  mon  indifférence  pour  les 
hommes  ne  me  rend  point  indépendant  d  eux  ; 
sans  me  soucier  d  en  être  vu  j  ai  besoin  de  les 
vi^ir,  et  sans  mètre  chers  ils  me  sont  néces-^ 
saires* 

Les  deux  premiers  états  de  la  société  que  j  eus 
occasion  d'observer  furent  les  courtisans  et  les 
valets;  deux  ordres  d'hommes  moins  différents 


QUATRIÈME  PARTIE*.     -  l55 

len  effet  qu  en  apparence ,  et  8i  peu  dignes  d*étre 
étudiés ,  d  faciles  à  connoltre ,  que  je  m*ennuyai 
d*eux  au  premier  regard.  En  quittant  la  cour , 
où  tout  est  sitôt  vu ,  je  me  dérobai  sans  le  savoir 
au  péril  qui  m  y  menaçoit  et  dont  je  n  aurois 
point  échappé.  Je  changeai  de  nom  ;  et  voulant 
connoltre  les  militaires ,  j  allai  chercher  du  ser- 
vice chez  un  prince  étranger  ;  c  est  là  que  j'eus 
le  bonheur  d'être  utile  à  votre  père  que  le  déses- 
poir d'avoir  tué  son  ami  fbrçoit  à  s  exposer  témé- 
rairement et  contre  son  devoir.  Le  cœur  sensi- 
ble et  reconnoissant  de  ce  l>rave  officier  com- 
mença dès^lors  à  me  donner  mi^leure  opinion 
de  rhumanité.  Il  s  unit  à  moi  d  une  amitié  à  la- 
quelle ilm'étoit  impossible  de  refuser  la  mienne  ; 
et  nous  ne  cessâmes  d  entretenir  depuis  ce  temps- 
là  des  liaisons  qui  devinrent  plus  étroites  de 
jour  en  jour.  J*appris  dans  ma  nouvelle  condi- 
tion que  Fintérèt  nest  pas ,  comme  je  Favois 
cru ,  le  seul  mobile  des  actions  humaines ,  et  que 
parmi  les  foules  de  préjugés  qui]  combattent  la 
vertu  il  en  est  aussi  qui  la  fevorisent.  Je  con- 
çus que  le  caractère  général  de  Thomme  est  un 
amour-propre  indiflfih*ent  par  lui-même,  bon  ou 
mauvais  par  les  accidents  qui  le  modifient ,  et 
qui  dépendent  des  coutumes ,  des  lois ,  des  rangs , 
de  la  fortune ,  et  de  toute  notre  police  humaine. 
Je  me  livrai  donc  à  mon  penchant  ;  et ,  mépri- 
sant la  vaine  opinion  des  conditions,  je  me  jetai 
successivement  dans  les  divers»  états  qui  pou- 
voient  m  aider  à  les  comparer  toi/s  et  à  connot- 


l56  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

tre  lés  uns  par  les  autres.  Je  sentis ,  comme  vous* 
lavez  remarqué  dans  quelque  lettre,  dit-il  à 
Saint-Preux ,  qu'on  ne  voit  rien  quand  on  se  conr 
tente  de  regarder ,  qu'il  faut  agir  soi-même  pour 
voir  agir  les  hommes  ;  et  je  me  fis  acteur  pour 
être  spectateur.  Il  est  toujours  aisé  de  descen- 
dre :  j'essayai  d  une  multitude  de  conditions  dont 
jamais  homme  de  la  mienne  ne  setoit  avisé.  Je 
devins  même  paysan  ;  et  quand  Julie  ma  fait 
garçon  jardinier ,  elle  ne  ma  point  trouvé  si  no- 
vice au  métier  qu  elle  auroit  pu  croire. 

Avec  la  véritable  connoissance  des  hommes  , 
dont  loisive  philosophie  ne  donne  que  l'appa- 
rence ,  je  trouvai  un  autre  avantage  auquel  je 
ne  m'étois  point  attendu  ;  ce  fut  d'aiguiser  par 
une  vie  active  cet  amour  de  l'ordre  que  j'ai  reçu 
de  la  nature ,  et  de  prendre  un  nouveau  goût 
pour  le  bien  par  le  plaisir  d'y  contribuer.  Ce 
sentiment  me  rendit  un  peu  moins  contempla- 
tif, m'unit  un  peu  plus  à  moi-même;  et,  par 
une  suite  assez  naturelle  de  ce  progrès ,  je  m'a- 
perçus que  j'étois  seul.  La  solitude  qui  m'ennuya 
toujours  me  devenoit  affreuse  ,  et  je  ne  pouvois 
plus  espérer  de  l'éviter  long-temps.  Sans  avoir 
perdu  ma  froideur  j'avois  besoin  d'un  attache- 
ment; l'image  de  la  caducité  sans  consolation  m'af- 
fligeoit  avant  le  temps,  et  pour  la  première  fois 
de  ma  vie  je  connus  l'inquiétude  et  la  tristesse.  Je 
parlai  de  ma  peine  au  baron  d'Étange.  Il  ne  faut 
point,  me  dit-il,  vieillir  garçon.  Moi-même  , 
après  avoir  vécu  presque  indépendant  dans  les 


•\v 


QxfATBIÈME  PARTIE.  iSj 

liens  du  mariage  ,  je  sens  que  j  ai  besoin  de  re- 
devenir époux  et  père ,  et  je  vais  me  retirer  dans 
le  sein  de  ma  famille.  Il  ne  tiendra  qu  a  vous  d  en 
fiiirela  vôtre  et  de  mé  rendre  le  fils  que  j'ai  perdu, 
J*ai  une  fille  unique  à  marier  :  elle  n  est  pas  sans 
mérite  ;  elle  a  le  cœur  sensible ,  et  lamour  de 
son  devoir  lui  fait  aimer  tout  ce  qui  s  y  rapporte* 
Ce  nest  ni  une  beauté  ni  un  prodige  desprit; 
mais  venez  la  voir ,  et  croyez  que  si  vous  ne  sen- 
tez rien  pour  elle  vous  ne  sentirez  jamais  rien 
pour  personne  au  monde.  Je  vins  ,  je  vous  vis  ^ 
Julie,  et  je  trouvai  que  votre  père  mavoit  parlé 
modestement  de  vous.  Vos  transports,  vos  lar- 
mes de  joie  en  lembrassant,  me  donnèrent  la 
première  ou  plutôt  la  seule  émotion  que  j'aie 
éprouvée  de  ma  vie.  Si  cette  impression  fut  lé-* 
gère  )  elle  étoit  unique^  et  les  sentiments  n  ont 
besoin  de  force  pour  agir  qu'an  proportion  de 
ceux  qui  leur  résistent.  Trois  ans  d  absence  ne 
changèrent  point  Tétat  de  mon  cœur.  L'état  du 
vôtre  ne  m'échappa  pas  à  mon  retour  ;  et  ç  est 
ici  qu  il  faut  que  je  vous  venge  dun  aveu  qui 
vous  a  tant  coûté.  Juge ,  ma  chère,  avec  quelle 
étrange  surprise  j  appris  alors  que  tous  mes  se-^ 
crets  lui  avoient  été  révélés  avant  mon  mariage, 
et  qu'il  m  a  voit  épousée  sans  ignorer  que  j  appar? 
tenois  à  un  autre. 

Cette  conduite  étoit  inexcusable ,  a  continué 
M.  de  Wolmar.  J  offensois  la  délicatesse  ;  je  pé-^ 
chois  contre  la  prudence  ;^exposois  votre  bon- 
Miur  et  le  nûen  ;  je  devois  craindre  de  bous  pré- 


l58  LA  NOUVELLE  EÈhOïêM. 

cipiter  tous  deux  dans  des  malheurs  sans  res* 
source  :  mais  je  vous  aimois ,  et  n  aimois  que 
vous  ;  tout  le  reâte  m'étoit  indifFéreut.  Comment 
réprimer  la  passion  même  la  plus  fbible  quand 
elle  est  sans  contrepoids  ?  Voilà  rinconvénient 
des  caractères  froids  et  tranquilles.  Tout  va  bien 
tant  que  leur  froideur  les  garantit  des  tentations; 
mais  s  il  en  survient  une  qui  les  atteigne ,  ils 
sont  aussitôt  vaincus  qu'attaqués  ;  et  la  raison , 
qui  gouverne  tandis  qu  elle  est  seule,  n  a  jamais 
de  force  pour  résister  au  moindre  effort.  Je  n  ai 
été  tenté  qu  une  fois  ,  et  j  ai  succombé.  Si  Ti- 
vresse  de  quelque  autre  passion  m'eut  fait  va- 
ciller encore ,  j  aurois  fait  autant  de  chutes  que 
de  faux  pas.  11  n  y  a  que  des  âmes  de  feu  qui  sa- 
chent combattre  et  vaincre  ;  tous  les  grands  ef*^ 
forts ,  toutes  les  actions  %ublimes ,  sont  leur  ou* 
vrage  :  la  froide  raison  na  jamais  rien  fait  d'il- 
lustre ,  et  Ion  ne  triomphe  des  passions  qu  en  les 
opposant  Tune  à  lautre.  Quand  celle  de  la  vertu 
vient  à  s'élever ,  elle  domine  seule  et  tient  tout 
en  équilibre.  Voilà  comment  se  forme  le  vrai 
sage ,  qui  n'est  pas  plus  qu'un  autre  à  l'abri  des 
passions ,  mais  qui  seul  sait  les  vaincre  par  elles-' 
mêmes ,  comme  un  pilote  lait  route  par  les  nmu* 
vais  vents. 

Vous  voyez  que  je  ne  prétends  pas  exténuer 
ma  faute  :  si  c'en  eût  été  une  ,  je  l'aurais  faite 
infailliblement  ;  mais ,  Julie ,  je  vous  connois<« 
sois ,  et  n'en  fis  poin%  en  vous  épousant.  Je  sen^ 
tis  que  de  vous  seule  dépendoit  tout  le  bonheur 


QUATRIÈME  Partie/  1S9 

dont  je  pouvois  jouir  ^  et  que  si  quelqu  un  étoit 
capable  de  vous  rendre  heureuse ,  c  etoit  moi. 
Je  savois  que  Imnocence  et  la  paix  étoient  né- 
cessaires à  Totre  cœur,  que  lamour  dont  il  étoit 
préoccupé  ne  les  lui  donneroit  jamais,  et  quil 
ny  avoit  que  Thorreur  du  crime  qui  pût  ea 
chasser  lamour.  Je  vis  que  votre  ame  étoit  dans 
un  accablement  dont  elle  ne  sortiroit  que  par 
un  nouveau  combat ,  et  que  ce  seroit  en  sentant 
combien  vous  pouviez  encore  être  estimable  que 
vous  apprendriez  à  le  devenir. 

Votre  cœur  étoit  usé  pour  lamour  :  je  comp- 
tai donc  pour  rien  une  disproportion  d'âge  qui 
m'ôtoit  le  droit  de  prétendre*  à  un  sentiment 
dont  celui  qui  en  étoit  lobjet  ne  pouvoit  jouir , 
et  impossible  à  obtenir  pour  tout  autre.  Au  con- 
traire ,  voyant  dans  une  vie* plus  da  moitié 
écoulée  qu'un  seul  goût  s'étoit  fait  sentir  à  moi , 
je  jugeai  qu  ii  seroit  durable ,  et  je  mè  plus  à  lui 
conserver  le  reste  de  mes  jours.  Dans  mes  lon- 
gues recherches ,  je  n  avois  rien  trouvé  qui  vous 
Valût;  je  pensai  que  ce  que  vous  ne  feriez  pas 
nulle  autre  au  monde  ne  pourroit  le  faire  ;  j'osai 
croire  à  la  vertu ,  et  vous  épousai.  Le  mystère 
que  vous  me  faisiez  ne  me  surprit  point;  j'en 
•avois  les  raisons ,  et  je  vis  dans  votre  sage  con- 
duite celle  de  sa  durée.  Par  égard  pour  vous  j'i- 
mitai votre  réserve ,  et  ne  voulus  point  vous 
èter  rhonneur  de  me  faire  un  jour  de  vous-* 
même  un  aveu  que  je  voyoîs  à  chaque  instant 
9Ut  le  bord  de  vos  lèvres.  Je  ne  me  suis  trompé 


l60  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

en  rien  ;  voiis  avez  tenu  tout  ce  que  je  m'étois 
promis  de  vous.  Quand  je  voulus  me  choisir 
une  épouse,  je  desirai  d avoir  en  elle  une  com- 
pare aimable  ^  sage ,  heureuse*  Les  deux  pre^ 
mières  conditions  sont  remplies  :  mon  enfant^ 
jespère  que  la  troisième  ne  nou3  manquera  pas. 
Âces  mots,  malgré  tpus  mes  efforts  pour  ne 
l'interrompre  que  par  mes  pleurs,  je  nai  pu 
m  empêcher  de  lui  sauter  au  cou  en  m'écriant  : 
Mon  cher  mari  !  ô  le  meilleur  et  le  plus  aimé  des 
hommes  !  apprenez-moi  ce  qui  manque  à  mon 
bonheur,  si  ce  nest  le  vôtre,  et  d'être  mieux 
mérité...  Vous  êtes  heureuse  autant  qujl  se 
peut,  a-t-il  dit  «n  m 'interrompant  ;  vous  mé* 
ritez  de  l'être  ;  mais  il  est  temps  de  jouir  en  paix 
d'un  bonheur  qui  vous  a  jusqu'ici  coûté  bien  des 
soins.  Si  votre  fidélité  m'eût  suffi,  tout  étoit  fait 
du  moment  que  vous  me  la  promîtes;  j'ai  voulu 
de  plus  qu'elle  vous  fût  facile  et  douce ,  et  c'est 
à  la  rendre  telle  que  nous  nous  sommes  tous. 
4eux  occupés  de  concert  sans  nous  en  parler, 
Julie,  nous  avons  réussi  mieux  que  vous  ne 
pensez  peut-être.  Le  seul  tort  que  je  vous  trouve 
est  de  n'avoir  pu  reprendre  en  vous  la  con-r 
fiance  que  vous  vous  devez,  et  de  vous  estimer 
moins  que  votre  prix.  La  modestie  extrême  a 
ses  dangers  ainsi  que  l'orgueil.  Comme  une  ter 
mérité  qui  nous  porte  au-delà  de  nos  forces  les 
rend  impuissantes,  un  effroi  qui  nous  empêche 
d'y  compter  les  rend  inutiles,  La  véritable  pru- 
dence consiste  à  les  bien  connoitre  et  à  s'y  ter^ 


-QUATRIÈME  i»AATlE.  i6l 

nir.  Vous  en  avez  acquis  de  nouvenes  en  chan-^ 
géant  d'état.  Vous  netes  plus  cette  fille  infor- 
tunée qui  déplôroit  sa  foiblesse  en  s  y  livrant  ; 
vous, êtes  la  plus  vertueuse  des  femmes,  qui  ne 
connoit  d'autres  lois  que  celles  du  devoir  et  de 
rhonneur,  et  à  qui  le  trop  vif  souvenir  de  ses 
fautes  est  la  seule  faute  qui  reste  à  reprocher. 
Iioin  de  prendre  encore  contre  vous-même  des 
précautions  injurieuses,  apprenez  donc  à  comp- 
ter sur  vous  pour  pouvoir  y  compter  davantage. 
Écartez  dlnjustes  défiances  capables  de  réveil-^ 
1er  quelquefois  les  sentiments  qui  les  ont  pro^ 
duites.  Félicitez -vous  plutôt  d  avoir  su  choisir 
un  honnête  homme  dans  un  âge  où  il  est  si  fa^ 
cile  de  s  y  tromper,  et  d  avoir  pris  autrefois  un 
amant  que  vous  pouvez  avoir  aujourd'hui  pour 
ami  sous  les  yeux  de  votre  mari  même.  A  peine 
vos  liaisons  me  furent-elles  connues,  que  je  vous 
estimai  Fun  par  l'autre.  Je  vis  quel  trompeur 
enthousiasme  vous  avoit  tous  deux  égarés  \  il 
n'agit  que  sur  les  belles  âmes  ;  il  les  perd  quel- 
quefois ,  mais  c'est  par  un  attrait  qui  ne  séduit 
qu  elles.  Je  jugeai  que  le  même  goût  qui  avoit 
formé  votre  union  la  relàcheroit  sitôt  qu'elle  de- 
viendroit  criminelle,  et  que  le  vice  pou  voit  en- 
trer dans  des  cœurs  comme  les  vôtres ,  mais  non 
pas  y  prendre  racine. 

Dès-lors  je  compris  qu'il  régnoit  entre  vous  des 
liens qu il  ne  falloit  point  rompre;  que  votre  mU' 
tuel  attachement  tenoit  à  tant  de  choses  louables, 
qu'il  falloit  plutôt  le  régler  que  l'anéantir,  et 

4.  .    -I 


l62  tA   NOUVELLE  HÉLOÏ8E. 

quaucun  des  deux  ne  pouvoit  oublier  lautre 
•ans  perdre  beaucoup  de  son  prix.  Je  savois  que 
les  grands  combats  ne  font  qu'irriter  les  grandes 
passions,  et  que  si  les  violents  efibrts  exercent 
lame,  ils  lui  coûtent  des  tourments  dont  la  du- 
rée est  capable  de  l'abattre.  J  employai  la  dou- 
ceur de  Julie  pour  tempérer  sa  sévérité.  Je  nour- 
ris son  amitié  pour  vous,  dit-il  à  Saint-Preux , 
j  en  ôtai  ce  qui  pomvoit  y  rester  de  trop  ;  et  je 
crois  vous  avoir  conservé  de  son  propre  cœur 
plus  peut-être  qu'elle  ne  vous  en  eût  laissé  si  je 
ïeusse  abandonné  à  lui-même. 

Mes  succès  m'encouragèrent,  et  je  voulus 
tenter]  votre  guérison  comme  j  avois  obtenu  la 
sienne;  car  je  vous  estimois;  et,  malgré  les  pré- 
jugés du  vice,  j'ai  toujours  reconnu  qu'il  n'y 
avoit  rien  de  bien  qu'on  n  obtînt  des  belles  âmes 
avec  de  la  confiance  et  de  la' franchise.  Je  vous 
ai  vu,  vous  ne  m'avez  point  trompé;  vous  ne 
me  tromperez  point  ;  et  quoique  vous  ne  soyez 
pas  encore  ce  que  vous  devez  être ,  je  vous  vois 
mieux  que  vous  ne  pensez,  et  suis  plus  content 
de  vous  que  vous  ne  l'êtes  vous-même.  Je  sais 
bien  que  ma  conduite  a  l'air  bizarre,  et  cboque 
toutes  les  maximes  communes  ;  mais  les  maxi- 
mes deviennent  moins  générales  à  mesure 
qu'on  lit  mieux  dans  les  cœurs  ;  et  le  mari  de 
Julie  ne  doit  pas  se  conduire  comme  un  autre 
homme.  Mes  enfants,  nous  dit-il  d'un  ton  d'au- 
tant plus  touchant  qu'il  partoit  d'un  homme 
tranquille ,  soyez  ce  que  vous  êtes ,  et  noua 


QUAtBIÈME  PARTIE.  l63 

serons  tous  contents.  Le  danger  n  est  que  dans 
lopinion  :  n  ayez  pas  peur  de  vous,  et  vous  n'au- 
rez rien  à  craindre;  ne  songez qu au  présent,  et 
je  vous  réponds  de  lavenir.  Je  ne  puis  vous  en 
dire  aujourd'hui  davantage;  mais  si  mes  projets 
s'accomplissent,  et  que  mon  espoir  ne  m'abuse 
pas,  nos  destinées  seront  nùeux  remplies,  et 
vous  serez  tous  deux  plus  heureux  que  si  vous 
aviez  été  l'un  à  l'autre. 

En  se  levant  il  nous  embrassa ,  et  voulut  que 
nous  nous  embrassassions  aiissi ,  dans  ce  lieu... 
dans  ce  lieu  même  où  jadis...  Claire,  ô  bonne 
Glaire ,  combien  tu  m'as  toujours  aimée  !  Je  n'en 
fis  aucune  difficulté  :  hélas  !  que  j'aurois  eu  tort 
den  faire  !  ce  baiser  n'eut  rien  de  celui  qui  m'a- 
voit  rendu  le  bosquet  redoutable  :  je  m'en  fé*- 
lidtai  tristement,  et  je  connus  que  mon  cœur 
étoit  plus  changé  que  jusque-là  je  n'  avois  osé  le 
croire. 

Gomme  nous  reprenions  le  chemin  du  logis , 
mon  mari  m'arrêta  par  la  main ,  et ,  me  montrant 
ce  bosquet  dont  nous  sortions ,  il  me  dit  en  riant , 
Julie  y  ne  craignez  plus  cet  asile ,  il  vient  d'être 
profané.  Tu  ne  veux  pas  me  croire ,  cousine , 
mais  je  te  jure  qu'il  a  quelque  don  surnaturel 
pour  lire  au  fond  des  cœurs  :  que  le  ciel  le  lui 
laisse  toujours!  Avec  tant  de  sujet  de  ihe  mépri- 
ser, c'est  sans  doute  à  cet  art  que  je  dois  son  in- 
digence. 

Tu  ne  vois  point  encore  ici  de  conseil  à  don- 
ner :  patience ,  mon  ange ,  nous  y  voici  ;  mais  la 


it 


l64  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

conversation  que  je  viens  de  te  rendre  étoit  né* 
cessaire  à  réclaircissement  du  reste. 

En  nous  en  retournant,  mon  mari,  qui  depuis 
long-temps  est  attendu  à  Étange ,  ma  dit  qu'il 
comptoit  partir  demain  pour  s  y  rendre ,  qu  il  te 
verroit  en  passant ,  et  qu'il  y  resteroit  cinq  ou  six 
jours.  Sans  dire  tout  ce  que  je  pensois  d  un  départ 
aussi  déplacé,  j  ai  représenté  quil  ne  me  parois- 
soit  pas  assez  indispensable  pour  obliger  M.  de 
Wolmar  à  quitter  un  hôte  qu* il  avoit  lui-même 
appelé  dans  sa  maison.  Voulez-vous ,  a-t-il  ré- 
pliqué ,'que  je  lui  fasse  mes  honneurs  pour  la- 
vertir  qu  il  n  est  pas  chez  lui  ?  Je  suis  pour  Thos- 
pitalité  des  Valaisans.  J  espère  qu'il  trouve  ici 
leur  franchise  et  qu'il  nous  laisse  leur  liberté. 
Voyant  qu'il  ne  vouloit  pas  m'entendre ,  j'ai  pris 
un  autre  tour  et  tâché  d'engager  notre  hôte  a 
fiûre  ce  voyage  avec  lui.  Vous  trouverez ,  lui  ài- 
je  dit ,  un  séjour  qui  a  ses  beautés,  et  même  de 
celles  que  vous  aimez;  vous  visiterez  le  patri- 
moine de  mes  pères  et  le  mien  :  l'intérêt  que 
vous  prenez  à  moi  ne  me  permet  pas  de  croire 
que  cette  vue  vous  soit  indiflRérente.  J'avois  la 
bouche  ouverte  pour  ajouter  que  ce  château  res- 
sembloit  à  celui  de  my lord  Edouard,  qui...  mais 
heureusement  j'ai  eu  le  temps  de  me  mordre  la 
langue.  Il  m'a  répondu  tout  simplement  que 
j'avois  raison  et  qu'il  feroit  ce  qu'il  me  plairoit. 
Mais  M.  dé  Wolmar,  qui  sembloit  vouloir  me 
pousser  à  bout ,  a  répliqué  qu'il  devoit  faire  ce 
»^qui  lui  plaisoit  à  lui-même.  Lequel  aimez-vous 


QUATRIÈME  PARTIE.  l65 

mieux,  venir  ou  rester?  Rester,  a-t-il  dit  sans 
balancer.  Hé  bien  !  restez,  a  repris  mon  mari  en 
lui  serrant  la  main.  Homme  honnête  et  vrai,  je 
suis  très  content  de  ce  mot-là.  Il  n  y  avoit  pas 
moyen  d*alterquer  beaucoup  là-dessus  devant  le 
tiers  qui  nous  écoutoit.  J  ai  gardé  le  silence ,  et 
nai  pu  cacher  si  bien  mon  chagrin  que  mon 
mari  ne  s'en  soit  aperçu.  Quoi  donc  !  a-t-il  re- 
pris d  un  air  mécontent  dans  un  moment  où 
Saint-Preux  étoit  loin  de  nous,  aurois-je  inutile- 
ment plaidé  votre  cause  contre  vous-même  ?  et 
madame  de  Wolmar  se  contenteroit-elle  dune 
vertu  qui  eût  besoin  de  choisir  ses  occasions  ? 
Pour  moi,  je  suis  plus  difficile  ;  je  veux  devoir 
la  fidélité  de  ma  femme  à  son  cœur  et  non  pas 
au  hasard  ;  et  il  ne  me  suffit  pas  qu  elle  garde  sa 
foi ,  je  suis  offensé  qu  elle  en  doute. 

Ensuite  il  nous  a  menés  dans  son  cabinet ,  où 
j'ai  failli  tomber  de  mon  haut  en  lui  voyant  sor- 
tir d'un  tiroir ,  avec  les  copies  de  quelques  rela- 
tions de  notre  ami  que  je  lui  avois  données ,  les 
originaux  mêmes  de  toutes  les  lettres  que  je 
croyois  avoir  vu  brûler  autrefois  par  Babi  dans 
la  chambre  de  ma  mère.  Voilà ,  m W-il  dit  en 
nous  les  montrant ,  les  fondements  de  ma  sécu- 
rité ;  s'ils  me  trompoiênt,  ce  seroit  une  folie  de 
compter  sur  rien  de  ce  que  respectent  les  hom- 
mes. Je  remets  ma  femme  et  mon  honneur  en 
dépôt  à  celle  qui ,  fille  et  séduite ,  préféroit  un 
acte  de  bienfaisance  à  un  rendez-vous  unique 
et  sûr  :  Je  confie  Julie  ,  épouse  et  mère ,  à  celui 


l66  LA   NOUVELLE   HÊLOÏSE. 

qui ,  maître  de  contenter  ses  désirs ,  sut  respec- 
ter Julie  amante  et  fille.  Que  celui  de  vous  deux 
qui  se  méprise  assez  pour  penser  que  j'ai  tort  le 
dise  ,  et  je  me  rétracte  à  Finstant.  Cousine , 
crois-tu  qu'il  fût  aisé  de  répondre  à  ce  langage  ? 

J  ai  pourtant  cherché  un  moment  dans  Faprès- 
midi  pour  prendre  en  particulier  mon  mari,  et, 
sans  entrer  dans  des  raisonnements  qu'il  ne  m'é- 
toit  pas  permis  de  pousser  fort  loin ,  je  me  suis 
bornée  à  lui  demander  deux  jours  de  délai  :  ils 
m'ont  été  accordés  sur-le-champ.  Je  les  emploie 
à  t'envoyer  cet  exprès  et  à  attendre  ta  réponse 
pour  savoir  ce  que  je  dois  faire. 

Je  sais  bien  que  je  n'ai  qu'à  prier  mon  mari 
de  ne  point  partir  du  tout ,  et  celui  qui  ne  me 
refusa  jamais  rien  ne  me  refusera  pas  une  si  lé- 
gère grâce.  Mais ,  ma  chère ,  je  vois  qu'il  prend 
plaisir  à  la  confiance  qu'il  me  témoigne  ;  et  je 
crains  de  perdre  une  partie  de  son  estime ,  s'il 
croit  que  j'aie  besoin  de  plus  de  réserve  qu'il  ne 
m'en  permet.  Je  sais  bien  encore  que  je  n'ai 
qu'à  dire  un  mot  à  Saint-Preux  et  qu'il  n'hésitera 
pas  à  l'accompagner  ;  mais  mon  mari  prendra- 
t-il  ainsi  le  change?  et  puis-je  faire  cette  démarche 
sans  conserver  sur  Saint-Preux  un  air  d'autorité 
qui  sembleroit  lui  laisser  à  son  tour  quelque 
sorte  de  droits?  Je  crains  d'ailleurs  qu'il  n'infère 
de  cette  précaution  que  je  la  sens  nécessaire  ; 
et  ce  moyen  ,  qui  semble  d'abord  le  plus  facile , 
est  peut-être  au  fond  le  plus  dangereux.  Enfin 


QUATRIÈME  PARTIE.  167 

je  n  ignore  pas  que  nulle  considération  ne  peut 
être  mise  en  balance  avec  un  danger  réel  ;  mais 
ce  danger  existe-t-il  en  efiet  ?  Voilà  précisément 
le  doute  que  tu  dois  résoudre. 

Plus  je  veux  sonder  Tétat  présent  de  mon 
ame ,  plus  j  y  trouve  de  quoi  me  rassurer.  Mon 
cœur  est  pur ,  ma  conscience  est  tranquille ,  je 
ne  sens  ni  trouble  ni  crainte  ;  et ,  dans  tout  ce 
qui  se  passe  en  moi ,  ma  sincérité  vis-à-vis  de 
mon  mari  ne  me  coûte  aucun  effort.  Ce  n  est 
pas  que  certains  souvenirs  involontaires  ne  me 
donnent  quelquefois  un  attendrissement  dont 
il  vaudrait  mieux  être  exempte  ;  mais ,  bien 
loin  que  ces  souvenirs  soient  produits  par  la 
vue  de  celui  qui  les  a  causés ,  ils  me  semblent 
plus  rares  depuis  son  retour ,  et ,  quelque  doux 
qu'il  me  soit  de  le  voir,  je  ne  sais  par  quelle  bi- 
zarrerie  il  m  est  plus  doux  de  penser  à  lui  :  en 
un  mot  je  trouve  que  je  nai  pas  même  besoin 
du  secours  de  la  vertu  pour  être  paisible  en 
sa  présence ,  et  que ,  quand  Thorreur  du  crime 
n  existeroit  pas ,  les  sentiments  qu  elle  a  détruits 
auroient  bien  de  la  peine  à  renaître. 

Mais ,  mon  ange ,  est-ce  assez  que  mon  cœur 
me  rassure  quand  la  raison  doit  malarmer?  J  ai 
perdu  le  droit  de  compter  sur  moi.  Qui  me  ré- 
pondra que  ma  confiance  n  est  pas  encore  une 
illusion  du  vice  ?  Comment  me  fier  à  des  senti- 
ments qui  m  ont  tant  de  fois  abusée  ?  Le  crime 
ne  commence-t-il  pas  toujours  par  lorgueil  qui 


l68  LA  NOUVELLE  HÈLOÏSE. 

fait  mépriser  la  tentation  ?  et  braver  des  périls 
où  Ton  a  succombé  n  est-ce  pas  vouloir  succom- 
ber  encore  ? 

Pèse  toutes  ces  considérations ,  ma  cousine  ; 
tu  verras  que  quand  elles  seroient  vaines  par 
.elles-mêmes ,  elles  sont  assez  {];raves  par  leur 
objet  pour  mériter  quon  y  songe.  Tire -moi 
donc  de  Tincertitude  oii  elles  m'ont  mise.  Mar-* 
que^moi  comment  je  dois  me  comporter  dans 
cette  occasion  délicate  ;  car  mes  erreurs  passées 
ont  altéré  mon  jugement  et  me  rendent  timide 
à  me  déterminer  sur  toutes  choses.  Quoi  que  tu 
penses  de  toi-même ,  ton  a  me  est  calme  et  tran- 
quille ,  j  en  suis  sûre ,  les  objets  s'y  peignent  tels 
quils  sont  ;  mais  la  mienne  ,  toujours  émue 
comme  une  onde  agitée ,  les  confond  et  les  dé-< 
figure.  Je  n  ose  plus  me  fier  à  rien  de  ce  que 
je  vois  ni  de  ce  que  je  sens  ;  et ,  malgré  de  si 
longs  rep/sntirs ,  j'éprouve  avec  douleur  que  le 
poids  d'une  ancienne  faute  est  un  fardeau  qu'il 
iFaut  porter  toute  sa  vie. 


LETTRE  XIII. 

BÉPONSE  DE  MADAME  d'ORBE 

A   MADAME  DE  WOLMAR. 

Pauvre  cousine,  que  de  tourments  tu  te  don- 
nes sans  cesse  avec  tant  de  sujets  de  vivre  en 
paix  !  Tout  ton  mal  vient  de  toi ,  ô  Israël  !  Si  tu 


QUATRIÈME  PARTIE.  169 

suivois  tes  propres  régies ,  que  dans  les  choses 
de  sentiment  tu  n  écoutasses  que  la  voix  inté<- 
rieure ,  et  que  ton  cœur  fit  taire  ta  raison ,  tu  te 
livrerois  sans  scrupule  à  la  sécurité  qu  il  t'ins- 
pire ,  et  tu  ne  t  efforcerois  point ,  contre  son  té- 
moignante ,  de  craindre  un  péril  qui  ne  peut  ye- 
nir  que  de  lui.  . 

Je  t  entends ,  je  t  entends  bien ,  ma  Julie  :  plus 
sûre  de  toi  que  tu  ne  feins  de  Tètre ,  tu  veux 
t'humilier  de  tes  fautes  passées  sous  prétexte 
d  en  prévenir  de  nouvelles ,  et  tes  scrupules  sont 
bien  moins  des  précautions  pour  Fa  venir  qu  une 
peine  imposée  à  la  témérité  qui  ta  perdue  au- 
trefois. Tu  compares  les  temps!  y  penses-tu? 
compare  aussi  les  conditions,  et  souviens-toi 
que  je  te  rèprochois  alors  ta  confiance  comme 
je  te  reproche  aujourd'hui  ta  frayeur. 

Tu  t  abuses ,  ma  chère  enfant  :  on  ne  se  donne 
point  ainsi  le  change  à  soi-même;  si  Ton  peut 
s'étourdir  sur  son  état  en  n  y  pensant  point ,  on 
le  voit  tel  qu  il  est  sitôt  qu  on  veut  s  en  occuper, 
et  Ton  ne  se  déguise  pas  plus  ses  vertus  que  ses 
vices.  Ta  douceur,  ta  dévotion,  tont  donné  du 
penchant  à  Thumilité.  Défie-toi  de  cette  dange- 
reuse vertu  qui  ne  fait  qu  animer  lamour-propre 
en  le  concentrant ,  et  crois  que  la  noble  fran- 
chise d  une  ame  droite  est  préférable  à  lorgueil 
des  humbles.  S'il  faut  de  la  tempérance  dans  la 
sagesse,  il  en  faut  aussi  dans  les  précautions 
qu  elle  inspire ,  de  peur  que  des  soins  ignomi- 
nieux à  la  vertu  n'avilissent  l'ame ,  et  n'y  réali- 


170  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

sent  un  danger  chimérique  à  force  de  nous  en 
alarmer.  Ne  vois-tu  pas  quaprès  setre  relevé 
d'une  chute  il  faut  se  tenir  debout ,  et  que  sin* 
cliner  du  côté  opposé  à  celui  où  on  est  tombé 
c  est  le  moyen  de  tomber  encore  ?  Cousine ,  tu 
fus  amante  comme  Héloïse  ;  te  voilà  dévote 
comme  elle  ;  plaise  à  Dieu  que  ce  soit  avec  plus 
de  succès  !  En  vérité ,  si  je  connoissois  moins  ta 
timidité  naturelle,  tes  terreurs  seroient  capables 
de  m'efFrayer  à  mon  tour  ;  et  si  j'étois  aussi  scru-* 
puleuse ,  à  force  de  craindre  pour  toi  tu  me  fe- 
rois  trembler  pour  moi-même. 

Pense-s-y  mieux ,  mon  aimable  amie  ;  toi  dont 
la  morale  est  aussi  facile  et  douce  qu  elle  est 
honnête  et  pure ,  ne  mets-tu  point  une  àpreté 
trop  rude ,  et  qui  sort  de  ton  caractère,  dans 
tes  maximes  sur  la  séparation  des  sexes  ?  Je  con- 
viens avec  toi  quils  ne  doivent  pas  vivre  en- 
semble ni  d'une  même  manière  ;  mais  regarde  si 
cette  importante  régie  nauroit  pas  besoin  de 
plusieurs  distinctions  dans  la  pratique  ;  s  il  faut 
l'appliquer  indifféremment  et  sans  exception 
aux  femmes  et  aux  filles ,  à  la  société  générale 
et  aux  entretiens  particuliers ,  aux  afi^ires  et 
aux  amusements ,  et  si  la  décence  et  Fhonnêteté 
qui  Unspirent  ne  la  doivent  pas  quelquefois 
tempérer.  Tu  veux  qu'en  un  pays  de  bonnes 
mœurs,  où  Ion  cherche  dans  le  mariage  des 
convenances  naturelles ,  il  y  ait  des  assemblées 
où  les  jeunes  gens  des  deux  sexes  puissent  se 
voir ,  se  connoître ,  et  s'assortir ,  mais  tu  leur 


QUATRIÈME   PARTIE.  17I 

interdis  avec  grande  raison  toute  entrevue  par- 
ticulière. Ne  seroit-ce  pas  tout  le  contraire  pour 
les  femmes  et  les  mères  de  famille,  qui  ne  peu- 
vent avoir  aucun  intérêt  légitime  à  se  montrer 
en  public,  que  les  soins  domestiques  retiennent 
dans  l'intérieur  de  leur  maison  ,  et  qui  ne  doi- 
vent s  y  refuser  à  rien  de  convenable  à  là  mai- 
tresse  du  logis  ?  Je  n  aimerois  pas  à  te  voir  dans 
tes  caves  aller  faire  goûter  les  vins  aux  mar- 
chands ,  ni  quitter  tes  enfants  pour  aller  régler 
des  comptes  avec  un  banquier  ;  mais ,  s'il  sur^ 
vient  un  honnête  homme  qui  vienne  voir  ton 
mari,  ou  traiter  avec  lui  de  quelque  affaire ,  re- 
fuseras-tu de  recevoir  son  hôte  en  son  absence 
et  de  lui  faire  les  honneurs  de  ta  maison ,  de 
peur  de  te  trouver  tète  à  tête  avec  lui  ?  Remonte 
au  principe ,  et  toutes  les  régies  s  expliqueront^ 
Pourquoi  pensons-nous  que  les  femmes  doivent 
vivre  retirées  et  séparées  des  hommes?  Ferons- 
nous  cette  injure  à  notre  sexe  de  croire  que  ce 
soit  par  des  raisons  tirées  de  sa  foiblesse,  et  seu- 
lement pour  éviter  le  danger  des  tentations  ? 
Non,  ma  chère,  ces  indignes  craintes  ne  con- 
viennent point  à  une  femme  de  bien ,  à  une 
mère  de  famille  sans  cesse  environnée  d  objets 
qui  nourrissent  en  elle  des  sentiments  d'hon- 
neur, et  livrée  aux  plus  respectables  devoirs  de 
la  nature.  Ce  qui  nous  sépare  des  hommes  c'est 
la  nature  elle-même ,  qui  nous  prescrit  des  oc- 
cupations différentes  ;  c'est  cette  douce  et  timide 
modestie  qui ,  sans  songer  précisément  à   la 


172  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

chasteté,  en  est  la  plus  sûre  gardienne;  cest 
cette  réserve  attentive  et  piquante  qui ,  nour- 
rissant à-la-fois  dans  les  cœurs  des  hommes  et 
les  désirs  et  le  respect ,  sert  pour  ainsi  dire  de 
coquetterie  à  la  vertu.  Voilà  pourquoi  les  époux 
mêmes  ne  sont  pas  exceptés  de  la  régie  ;  voilà 
pourquoi  les  femmes  les  plus  honnêtes  conser- 
vent en  général  le  plus  d'ascendant  sur  leurs 
maris ,  parcequ a  laide  de  cette  sage  et  discrète 
réserve ,  sans  caprice  et  sans  refus ,  elles  savent 
au  sein  de  Vunion  la  plus  tendre  les  maintenir 
à  une  certaine  distance ,  et  les  empêchent  de 
jamais  se  rassasier  d  elles.  Tu  conviendras  avec 
moi  que  ton  précepte  est  trop  général  pour  ne 
pas  comporter  des  exceptions ,  et  que ,  n  étant 
point  fondé  sur  un  devoir  rigoureux ,  la  même 
bienséance  qui  Tétablit  peut  quelquefois  en  dis- 
penser. 

La  circonspection  que  tu  fondes  sur  tes  fautes 
passées  est  injurieuse  à  ton  état  présent  :  je  ne 
la  pardonnerois  jamais  à  ton  cœur,  et  j  ai  bien 
de  la  peine  à  la  pardonner  à  ta  raison.  Coip- 
ment  le  rempart  qui  défend  ta  personne  n  a-t- 
il  pu  te  garantir  dune  crainte  ignominieuse? 
Comment  se  peut-il  que  ma  cousine,  ma  sœur, 
mon  amie,  ma  Julie,  confonde  les  foiblesses 
d'une  fille  trop  sensible  avec  les  infidélités  d  une 
^  femme  coupable  ?  Regarde  tout  autour  de  toi, 
tu  n  y  verras  rien  qui  ne  doive  élever  et  soute- 
nir ton  ame.  Ton  mari,  qui  en  présume  tant, 
et  dont  tu  as  lestime  à  justifier;  tes  enfants , 


QUATRIÈME  PARTIE.  I73 

que  tu  veux  former  au  bien  et  qui  s'honoreront 
un  jour  de  t avoir  eue  pour  mère;  ton  vénérable 
père,  qui  test  si  cher,  qui  jouit  de  ton  bonheur 
et  sillustre  de  sa  fille  plus  même  que  de  ses 
aïeux;  ton  amie,  dont  le  sort  dépend  du  tien 
et  à  qui  tu  dois  compte  d  un  retour  auquel  elle 
a  contribué;  sa  fille,  à  qui  tu  dois  l'exemple  des 
vertus  que  tu  lui  veux  inspirer  ;  ton  ami ,  cent 
fois  plus  idolâtre  des  tiennes  que  de  ta  per- 
sonne, et  qui  te  respecte  encore  plus  que  tu  ne 
le  redoutes;  toi-même  enfin,  qui  trouves  dans 
ta  sagesse  le  prix  des  efforts  qu elle  ta  coûtés , 
et  qui  ne  voudras  jamais  perdre  en  un  moment 
le  fruit  de  tant  de  peines;  combien  de  motifs 
capables  d  animer  ton  courage  te  font  honte  de 
toser  défier  de  toi!  Mais,  pour  répondre  de  ma 
Julie,  quai -je  besoin  de  considérer  ce  qu'elle 
est?  Il  me  suffit  de  savoir  ce  quelle  fut  durant 
les  erreurs  quelle  déplore.  Âh!  si  jamais  ton 
cœur  eût  été  capable  d'infidélité ,  je  te  permét- 
trois  de  la  craindre  toujours;  mais,  dans  Fin-* 
stant  même  où  tu  croyois  l'envisager  dans  Téloi- 
gnement,  conçois  l'horreur  qu'elle  t'eût  faite  pré- 
sente, par  celle  qu'elle  t'inspira  dès  qu'y  penser 
eût  été  la  commettre. 

Je  me  souviens  de  l'étonnement  avec  lequel 
nous  apprenions  autrefois  qu'il  y  a  des  pays  où 
la  foiblesse  d'une  jeune  amante  est  un  crime 
irrémissible,  quoique  l'adultère  d'une  femme 
y  porte  le  doux  nom  de  galanterie,  et  où  l'on 
se  dédommage  ouvertement  étant  mariée  de  la 


17^  ^^  NOUVELLE   tIÉLOÏSE. 

courte  gèae  où  Ton  viyoit  étant  fille.  Je  sais 
quelles  maximes  régnent  là-dessus  dans  le  grand 
monde,  où  la  vertu  nest  rien,  où  tout  nest  que 
vaine  apparence,  où  les  crimes  s  effacent  par  la 
difficulté  de  les  prouver,  où  la  preuve  même  en 
est  ridicule  contre  Fusage  qui  les  autorise.  Mais 
toi,  Julie,  ô  toi  qui,  brûlant  d'une  flamme  pure 
et  fidèle ,  n  ëtois  coupable  qu  aux  yeux  des  hom- 
mes, et  navois  rien  à  te  reprocher  entre  le  ciel 
et  toi,  toi  qui  te  faisois  respecter  au  milieu  de 
tes  fautes ,  toi  qui ,  livrée  à  d'impuissants  regrets 
Qous  forçois  d  adorer  encore  les  vertus  que  tu 
navois  plus,  toi  qui  tmdignois  de  supporter  ton 
propre  mépris  quand  tout  sembloit  te  rendre 
excusable  ;  oses-tu  redouter  le  crime  après  avoir 
payé  si  cher  ta  foiblesse  ?  oses-tu  craindre  de  va- 
loir moins  aujourd'hui  que  dans  les  temps  qui 
t'ont  tant  coûté  de  larmes? Non,  ma  chère;  loin 
que  tes  anciens  égarements  doivent  t'alarmer, 
ils  doivent  animer  ton  courage  ;  un  repentir  si 
cuisant  ne  mène  point  au  remords;  et  quicon* 
que  est  si  sensible  à  la  honte  ne  sait  point  bra- 
ver l'infamie. 

Si  jamais  une  ame  foible  eut  des.  soutiens  con- 
tre sa  foiblesse,  ce  sont  ceux  qui  s'offrent  à  toi; 
si  jamais  une  ame  forte  a  pu  se  soutenir  elle- 
même,  la  tienne  a-t-elle  besoin  d'appui?  Ois- 
moi  donc  quels  sont  les  raisonnables  motifs  de 
crainte.  Toute  ta  vie  n'a  été  qu'un  combat  con- 
tinuel, où,  même  après  ta  défaite,  l'honneur, 
le  devoir,  n'ont  cessé  de  résister,  et  ont  fini  par 


QUATRIÈME  PARTIE.  lyS 

Vaincre.  Afa!  Julie,  croirai-je  qu après  tant  de 
tourments  et  de  peines,  douze  ans  de  pleurd 
et  six  ans  de  gloire  te  laissent  redouter  une 
épreuve  de  huit  jours?  En  deux  mots,  soit  sin- 
cère avec  toi-même  :  si  le  péril  existe,  sauve  ta 
personne  et  rougis  de  ton  cœur;  s'il  n  existe  pas, 
c  est  outrager  ta  raison ,  c  est  flétrir  ta  vertu , 
que  de  craindre  un  danger  qui  ne  peut  lat- 
teindre.  Ignores-tu  qu  il  est  des  tentations  dés- 
honorantes qui  n  approchèrent  jamais  d  une  ame 
honnête ,  qu  il  est  même  honteux  de  les  vaincre, 
et  que  se  précautionner  contre  elles  est  moins 
«humilier  que  s  avilir? 

Je  ne  prétends  pas  te  donner  mes  raisons  pour 
invincibles,  mais  te  montrer  seulement  qu  il  y  en 
a  qui  combattent  les  tiennes  ;  et  cela  suffit  pour 
autoriser  mon  avis.  Ne  t  en  rapporte  ni  à  toi  qui 
ne  sais  pas  te  rendre  justice,  ni  à  moi  qui  dans 
tes  défauts  n  ai  jamais  su  voir  que  ton  cœur, 
et  t'ai  toujours  adorée,  mais  à  ton  mari,  qui  te 
voit  telle  que  tu  es,  et  te  juge  exactement  selon 
ton  mérite.  Prompte  comme  tous  les  gens  sen-* 
aibles  à  mal  juger  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas, 
je  me  définis  de  sa  pénétration  dans  les  secrets 
des  cœurs  tendres  ;  mais ,  depuis  larrivée  de  no- 
tre voyageur,  je  vois  par  ce  qu'il  m'écrit  qu'il  lit 
très  bien  dans  les  vôtres,  et  que  pas  un  des  mou- 
vements qui  s  y  passent  n'échappe  à  ses  obser- 
vations :  je  les  trouve  même  si  fines  et  si  justes, 
que  j'ai  rebroussé  presque  à  l'autre  extrémité 
de  mon  premier  sentiment;  et  je  croirois  vo-^ 


176  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

lontiers  que  les  hommes  froids ,  qui  coasultent 
plus  leurs  yeux  que  leur  cœur,  jugent  mieux 
des  passions  d  autrui  que  les  gens  turbulents  et 
vifs,  ou  vains  comme  moi,  qui  commencent 
toujours  par  se  mettre  à  la  place  des  autres, 
et  ne  savent  jamais  voir  que  ce  qu  ils  sentent. 
Quoi  quil  en  soit,  M.  de  Wolmar  te  connolt 
bien^  il  t estime,  il  taime,  et  son  sort  est  lié  au 
tien  :  que  lui  manque-t-il  pour  que  tu  lui  laisses 
lentière  direction  de  ta  conduite  sur  laquelle 
tu  crains  de  t  abuser?  Peut-être,  sentant  ap- 
procher la  vieillesse,  veut -il  par  des  épreuves 
propres  à  le  rassurer  prévenir  les  inquiétudes 
jalouses  qu'une  jeune  femme  inspire  ordinai- 
rement à  un  vieux  mari;  peut-être  le  dessein 
qu  il  a  demande-t-il  que  tu  puisses  vivre  fami- 
lièrement avec  ton  ami  sans  alarmer  ni  ton 
époux  ni  toi-même;  peut-être  veut-il  seulement 
te  donner  un  témoignage  de  confiance  et  d  es- 
time digne  de  celle  qu  il  a  pour  toi.  Il  ne  faut 
jamais  se  refuser  à  de  pareils  sentiments  comme 
si  Ion  n  en  pouvoit  soutenir  le  poids  ;  et  pour  moi , 
je  pense  en  un  mot  que  tu  ne  peux  mieux  satis- 
feire  à  la  prudence  et  à  la  modestie  qu  en  te  rap- 
portant de  tout  à  sa  tendresse  et  à  ses  lumières. 
Veux-tu ,  sans  désobliger  M.  de  Wolmar,  te 
punir  dun  orgueil  que  tu  n'eus  jamais,  et  pré- 
venir un  danger  qui  n'existe  plus  ?  Restée  seule 
avec  le  philosophe ,  prends  contre  lui  toutes  les 
précautions  superflues  qui  t'auroient  été  jadis 
si  nécessaires }  impose -toi  la  même  réserve  que 


QUATËIÈME  PARTIE;  177 

si  avec  ta  vertu  tu  pou  vois  te  défier  encore  de 
ton  cœur  et  du  sien  :  évite  les  conversations  trop 
affectueuse^^  les  tendres  spuvénirs  du  passé;  in- 
terromps ou  préviens  les  trop  longs  têtes*à->tétes  ; 
entoure-toi  sans  cesse  de  tes  enfants;  reste  peu 
seule  avec  lui  dans  la  chambre,  dans  TÉlysée, 
dans  le  bosquet,  malgré  la  profanation.  Sur-tout 
prends  ces  mesures  dune  manière  si  naturelle 
quelles  semblent  un  effet  du  hasard,  et  quil 
ne  puisse  imaginer  un 'moment  que  tu  le  re- 
doutes. Tu  aimes  les  promenades  en  bateau;  tu 
len  prives  pour  ton  niari  qui  craint  leau,  pour 
tes  enfants  que  tu  n  y  veux  pas  exposer  :  prends 
le  tempjs  de  cette  absence  pour  te  donner  cet 
amusement  en  laissant  tes  enfants  sous  la  garde 
de  la  Fanchon.  C  est  le  moyen  de  te  livrer  sans 
risque  aux  doux  épanchements  de  lamitié,  et 
de  jouir  paisiblement  d'un  long  tête^-à-tête  sous 
la  protection  des  bateliers^  qui  voient  sans  en- 
tendre, et  dont  on  ne  peut  s  éloigner  avant  de 
penser  à  ce  qu  on  fait. 

Il  me  vient  encore  une  idée  qui  feroit  rire 
beaucoup  de  gens ,  mais  qui  te  plaira ,  j  en  suis 
sûre  ;  c  est  de  faire  en  labsence  de  ton  mari  un 
journal  fidèle  pour  lui  être  montré  à  son  retour, 
et  de  songer  au  journal  dans  tous  les  entretiens 
qui  doivent  y  entrer.  A  la  vérité ,  je  ne  crois  pas 
qu  un  pareil  expédient  fut  utile  à  beaucoup  de 
femmes  ;  mais  une  ame  franche  et  incapable  de 
mauvaise  foi  a  contre  le  vice  bien  des  ressources 
qui  manqueront  toujours  aux  autres.  Rien  n  est 


178  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

méprisable  de  ce  qui  tend  à  garder  la  pureté  ;  et 
ce  sont  les  petites  précautions  qui  conservent 
les  grandes  vertus. 

Ap*  reste,  puisque  ton  mari  doit  me  voir  en 
passant,  il  me  dira,  j espère,  les  véritables  rai- 
sons de  son  voyage;  et  si  je  ne  les  trouve  pas 
solides,  ou  je  le  détournerai  de  l'achever,  ou, 
quoi  quil  arrive,  je  ferai  ce  qu'il  naura  pas 
voulu  faire  ;  cest  sur  quoi  tu  peux  compter.  En 
attendant ,  en  voilà ,  je  pense ,  plus  qu  il  n  en 
faut  pour  te  rassurer  contre  une  épreuve  de  huit 
jours.  Va ,  ma  Julie  ,  je  te  connois  trop  bien 
pour  ne  pas  répondre  de  toi  autant  et  plus  que 
de  moi-même.  Tu  seras  toujours  ce  que  tu  dois 
et  que  tu  veux  être.  Quand  tu  te  livrerois  à  la 
seule  honnêteté  de  ton  ame ,  tu  ne  risquerois 
rien  encore  ;  car  je  n  ai  point  de  foi  aux  défaites 
imprévues  :  on  a  beau  couvrir  du  vain  nom  de 
foiblesses  des  fautes  toujours  volontaires ,  ja- 
mais femme  ne  succombe  qu  elle  n  ait  voidu  suc- 
comber ;  et  si  je  pensois  qu  un.  pareil  sort  pût 
t'attendre ,  crois-moi ,  crois-en  ma  tendre  amitié , 
crois-en  tous  les  sentiments  qui  peuvent  naître 
dans  le  cœur  de  ta  pauvre  Claire,  jaurois  un 
intérêt  trop  sensible  à  t  en  garantir  pour  t  aban- 
donner à  toi  seule. 

Ce  que  M.  de  Wolmar  ta  déclaré  des  connois- 
sances  quil  avoit  avant  ton  mariage  me  sur- 
prend peu;  tu  .sais  que  je  m  en  suis  toujours 
doutée;  et  je  te  dirai  de  plus  que  mes  soupçons 
ne  se  sont  pas  bornés  aux  indiscrétions  de  Babi. 


QUATRIÈME  PARTIE.  179 

Je  n  ai  jamais  pu  croire  qu  un  homme  droit  et 
vrai  comme  ton  père,  et  qui  avoit  tout  au  moins 
des  soupçons  lui-même,  pût  se  résoudre  à  trom- 
per son  gendre  et  son  ami;  que  s  il  tengageoit 
si  fortement  au  secret ,  c  est  que  la  manière  de 
le  révéler  devenoit  fort  différente  de  sa  part  ou 
de  la  tienne ,  et  qu^il  vouloit  sans  doute  y  don- 
ner  un  tour  moins  propre  à  rebuter  M.  de  Wol- 
mar  que  celui  quil  savoit  bien  que  tu  ne  man* 
querois  pas  d  y  donner  toi-même.  Mais  il  £eiut 
te  renvoyer  ton  exprès;  nous  causerons  de  tout 
cela  plus  à  loisir  dans  un  mois  d'ici. 

Adieu,  petite  cousine,  cest  assez  prêcher  la 
prêcheuse  :  reprends  ton  ancien  métier ,  et  pour 
cause.  Je  me  sens  tout  inquiète  de  netre  pas 
encore  avec  toi.  Je  brouille  toutes  mes  affaires 
en  me  hâtant  de  les  finir,  et  ne  sais  guère  ce 
que  je  fais.  Ah!  Ghaillot,  Chaillot!...  si  j'étois 
moins  folle!...  mais  j espère  de  Tètre  toujours. 

P.  S.  A  propos,  joubliois  de  faire  compli- 
ment à  ton  altesse.  Dis-moi,  je  ten  prie,  mon- 
seigneur ton  mari  est -il  Atteman  ,  Knès  ,  ou 
Boyard?  Pour  moi,  je  croirai  jurer  s'il  faut  tap^ 
peler  madame  la  Boyarde  (i).  O.  pauvre  enfant  ! 
toi  qui  as  tant  gémi  d'être  née  demoiselle,  te  voilà 
hien  chanceuse  d'être  la  femme  d'un  prince  ! 
Entre  nous  cependant,  pour  une  dame  de  si 

(i)  Madame  d'Orbe  i^oroit  apparemment  que  les 
deux  premiers  noms  sont  en  effet  des  titres  distingués , 
mais  qu'un  boyard  n'est  qu'un  simple  gentilhomme. 


l8o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

grande  qualité ,  je  te  trouve  des  frayeurs  un  peu 
roturières.  Ne  sais-tu  pas  que  les  petits  scrupu- 
les ne  conviennent  quaux  petites  g^ens,  et  qu'on 
rit  d  un  eniant  de  bonne  maison  qui  prétend 
être  fils  de  son  père  ? 


LETTRE  XIV. 

DE  M.  DE  WOLMAR  A  MADAME  D^ORBE. 

JE  pars  pour  Étange ,  petite  cousine  :  je  m etois 
proposé  de  vous  voir  en  allant  ;  mais  un  retard 
dont  vous  êtes  cause  me  force  à  plus  de  diligence, 
et  j'aime  mieux  coucher  à  Lausanne  en  reve- 
nant, pour  y  passer  quelques  heures  de  plus 
avec  vous.  Aussi  bien  j  ai  à  vous  consulter  sur 
plusieurs  choses  dont  il  est  bon  de  vous  parler 
d  avance  afin  que  vous  ayez  le  temps  d'y  réflé- 
chir avant  de  m'en  dire  votre  avis. 

Je  n  ai  point  voulu  vous  expliquer  mon  projet 
au  sujet  du  jeune  homme  avant  que  sa  présence 
eût  confirmé  la  bonne  opinion  que  j'en  avois 
conçue.  Je  crois  déjà  m'ètre  assez  assuré  de  lui 
pour  vous  confier  entre  nous  que  ce  projet  est 
de  le  charger  de  l'éducation  de  mes  en&nts.  Je 
n'ignore  pas  que  ces  soins  importants  sont  le 
principal  devoir  d'un  père  :  mais  quand  il  sera 
temps  de  les  prendre  je  serai  trop  âgé  pour  les 
remplir  ;  et  tranquille  et  contemplatif  par  tem- 
pérament,  j'eus  toujours  trop  peu  d'activité  pour 


QUATRIÈME  PARTIE.  iSt 

pouvoir  régler  celle  de  la  jeunesse.  D'ailleurs , 
par  la  raison  qui  vous  est  connue  (i) ,  Julie  ne 
me  verroit  point  sans  inquiétude  prendre  une 
fonction  dont  j  aurois  peine  à  m  acquitter  à  son 
gré.  Comme  par  mille  autres  raisons  votre  sexe 
n'est  pas  propre  à  ces  mêmes  soins,  leur  mère 
s'occupera  tout  entière  à  bien  élever  son  Hen- 
riette :  je  vous  destine  pour  votre  part  le  gou- 
vernement du  ménage  sur  le  plan  que  vous  trou- 
verez établi  et  que  vous  avez  approuvé;  la  mienne 
sera  de  voir  trois  honnêtes  gens  concourir  au 
bonheur  de  la  maison,  et  de  goûter  dans  ma 
vieillesse  un  repos  qui  sera  leur  ouvrage. 

J'ai  toujours  vu  que  ma  femme  auroit  une 
extrême  répugnance  à  confier  ses  enfants  à  des 
mains  mercenaires,  et  je  n'ai  pu  blâmer  ses 
scrupules.  Le  respctable  état  de  précepteur  exige 
tant  de  talents  qu'on  ne  sauroit  payer,  tant  de 
vertus  qui  ne  sont  point  à  prix  ,  qu'il  est  inu- 
tile d'en  chercher  un  avec  de  l'argent.  Il  n'y  a 
qu'un  homme  de  génie  en  qui  l'on  puisse  espérer 
de  trouver  les  lumières  d'un  maître;  il  n'y  a 
qu'un  ami  très  tendre  à  qui  son  cœur  puisse  in- 
spirer le  zèle  d'un  père  ;  et  le  génie  n'est  guère  à 
vendre ,  encore  moins  l'attachement. 

Votre  ami  m'a  paru  réunir  en  lui  toutes  les 
quahtés  convenables;  et,  si  j'ai  bien  connu  son 
ame,  je  n'imagine  pas  pour  lui  de  plus  grande 

(i)  Cette  raison  n^est  pas  connue  encore  du  lecteur, 
mais  il  est  prié  de  ne  pas  s'impatieatei*» 


l8a  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

fëlicité  que  de  faire  dans  ces  enfants  chéris  celle 
de  leur  mère.  Le  seul 'obstacle  que  je  puisse  pré- 
voir estdans  son  affection  pour  mylord  Edouard , 
qui  lui  permettra  diftîcilement  de  se  détacher 
d'un  ami  si  cher  et  auquel  il  a  de  si  grandes  obli- 
gations ,  à  moins  qu'Edouard  ne  l'exige  lui- 
même.  Nous  attendons  bientôt  cet  homme  ex- 
traordinaire ;  et  comme  vous  avez  beaucoup 
d'empire  sur  son  esprit,  s'il  ne  dément  pas  l'idée 
que  voui  m'en  avez  donnée,  je  pourrois  bien 
vous  charger  de  cette  négociation  près  de  lui. 

Vous  avez  à  présent,  petite  cousine,  la  clef 
de  toute  ma  conduite,  qui  ne  peut  que  paroltre 
fort  bizarre  sans  cette  explication ,  et  qui ,  j'es- 
père, aura  désormais  l'approbation  de  Julie  et 
la  vôtre.  Ij'avantage  d'avoir  une  femme  comme 
la  mienne  m'a  fait  tenter  des  moyens  qui  se- 
roient  impraticables  avec  une  autre.  Si  je  la  laisse 
eu  toute  confiance  avec  son  ancien  amant  sous 
la  seule  garde  de  sa  vertu,  je  serois  insensé  d'é- 
tablir dans  ma  maison  cet  amant  avant  de  m'as- 
surer  qu'il  eût  pour  jamais  cessé  de  l'être  :  et 
comment  pouvoir  m'en  assurer,  si  j'avois  une 
épouse  sur  laquelle  je  comptasse  moins? 

Je  vous  ai  vue  quelquefois  sourire  k  mes  ob- 
servaiions  sur  l'amour  :  mais  pour  le  coup  je 
tiens  'de  quoi  vous  humilier.  J'ai  iàit  une  dé- 
couverte que  ni  vous  ni  femme  au  monde,  avec 
toute  la  subtilité  qu'on  prête  à  votre  sexe ,  n'eus- 
siez jamais  faite,  dont  pourtant  vous  sentirez 
peut-être  l'évidence  au  premier  instant,  et  que 


QUATRIÈME  PARTIE.  i83 

VOUS  tiendrez  au  moins  pour  démontrée  quand 
j  aurai  pu  vous  expliquer  -sur  quoi  je  la  fonde. 
De  vous  dire  q|ie  |^es  jeunes  gens  sont  plus 
amoureux  que  jamais,  ce  nest  pas  sans  doute 
une  merveille  à  vous  apprendre.  De  vous  assu- 
rer au  contraire  qu  ils  sont  parfaitement  guéris  ; 
vous  savez  ce  que  peuvent  la  raison ,  la  vertu  ; 
ce  n  est  pas  là  non  plus  leur  plus  grand  miracle. 
Mais  que  ces  deux  opposés  soient  vrais  en  même 
temps  ;  qulls  brûlent  plus  ardemment  que  ja- 
mais lun  pour  lautre,  et  qu'il  ne  régne  plus  en- 
tre eux  qu  un  honnête  attachement  ;  qu  ils  soient 
toujours  amants  et  ne  soient  plus  qu  amis  :  c  est 
je  pense  à  quoi  vous  vous  attendez  moins ,  ce 
que  vous  aurez  plus  de  peine  à  comprendre ,  et 
ce  qui  est  pourtant  selon  l'exacte  vérité. 

Telle  est  lenigme  que  forment  les  contradic- 
tions fréquentes  que  vous  avez  du  remarquer  en 
eux ,  soit  dans  leurs  discours ,  soit  dans  leurs 
lettres.  Ce  que  vous  avez  écrit  à  Julie  au  sujet 
du  portrait  a  servi  plus  que  tout  le  reste  à  m  en 
éclaircir  le  mystère  ;  et  je  vois  qu  ils  sont  tou- 
jours de  bonne  foi ,  même  en  se  démentant  sans 
cesse.  Quand  je  dis  eux,  cest  sur^tout  le  jeune 
homme  que  j  entends  ;  car,  pour  votre  amie,  on 
n  en  peut  parler  que  par  conjecture  :  un  voile 
de  sagesse  et  d'honnêteté  fait  tant  de  replis  au-* 
tour  de  son  cœur ,  qu  il  n  est  plus  possible  à  Fceil 
humain  dy  pénétrer, pas  même  au  sien  propre. 
La  seule  chose  qui  me  fait  soupçonner  qu'il  lui 
reste  quelque  défiance  à  vaincre,  et  quelle  ne 


l84  t'A  NOUVELLE  HÉLOl^E. 

<îesse  de  chercher  en  elle-même  ce  qu  elle  féfoît 
si  elle  étoit  tout-à-fait  guérie ,  et  le  fait  avec 
tant  d  exactitude ,  que  $i  Jllle  étoit  réellement 
guérie  elle  ne  le  feroit  pas  si  bien. 

Pour  votre  ami ,  qui ,  bien  que  vertueux ,  s  ef- 
fraie moins  des  sentiments  qui  lui  restent ,  je  lui 
vois  encore  tous  ceux  qu  il  eut  dans  sa  première 
jeunesse  ;  mais  je  les  vois  sans  avoir  droit  de 
m  en  offenser.  Ce  n  est  pas  de  Julie  de  Wolmar 
qu'il  est  amoureux ,  c  est  de  Julie  d'Étange  ;  il 
ne  me  hait  point  comme  le  possesseur  de  la 
personne  qu  il  aime ,  mais  comme  le  ravisseur 
de  celle  qu  il  a  aimée.  La  femme  d  un  autre  n  est 
point  sa  maîtresse  ;  la  mère  de  deux  enfants  n  est 
plus  son  ancienne  écolière.  Il  est  vrai  qu  elle  lui 
ressemble  beaucoup  et  qu  elle  lui  en  rappelle 
souvent  le  souvenir.  Il  laime  daus  le  temps 
passé  ;  voilà  le  vrai  mot  de  lenigme  :  ôtez-lui  la 
mémoire,  il  n'aura  plus  d  amour. 

Ceci  n'est  pas  une  vaine  subtilité, petite  cou- 
sine ;  c'est  une  observation  très  solide ,  qui ,  éten- 
due  à  d'autres  amours ,  auroit  peut-être  une  ap- 
plication bien  plus  générale  qu'il  ne  p^roit.  Je 
pense  même  qu  elle  ne  seroit  pas  difficile  à  ex- 
pliquer en  cette  occasion  par  vos  propres  idées. 
Le  temps  où  vous  séparâtes  ces  deux  amants  fut 
celui  oit  leur  passion  étoit  à  son  plus  haut  point 
de  véhémence.  Peut-être  s'ils  fussent  restés  plus 
long-temps  ensemble  se  seroient-ils  peu  à  peu 
refroidis  ;  mais  leur  imagination  vivement  émue 
les  a  sans  cesse  offerts  l'un  à  l'autre  tels  qu'ils 


QUATRIÈME  PARtîE.  l85 

ëtoient  à  Finstant  de  leur  séparation.  Le  jeune 
homme ,  ne  voyant  point  dans  sa  maîtresse  les 
changements  qu  y  £ïiaoit  le  prog^rès  du  temps , 
laimoit  telle  jqu'il  lavoit  vue ,  et  non  plus  telle 
qu  elle  étoit  (i).  Pour  le  rendre  heureux  il  né- 
toit  pas  question  seulement  de  la  lui  donner , 
mais  de  la  lui  rendre  au  même  àg[e  et  dans  les 
mêmes  circonstances  où  elle  s  etoit  trouvée  au 
temps  de  leurs  premières  amours;  la  moindre  al- 
tération à  tout  cela  étoit  autant  d'ôté  du  bon- 
heur qu'il  s'étoit  promis.  Elle  est  devenue  plus 
belle ,  mais  elle  a  changée  ;  ce  qu  elle  a  gagné 
tourne  en  ce  sens  à  son  préjudice  ;  car  c  est  de 
lancienne  et  non  pas  d une  autre  qu'il  est  amou* 
reux. 

L'erreur  qui  l'abuse  et  le  trouble  est  de  con- 
fondre les  ten^s  et  de  se  reprocher  souvent 
comme  un  sentiment  actuel  ce  qui  n'est  que  ref-- 
fet  d'un  souvenir  trop  tendre  :  mais  je  ne  sais 

(i)  Vous  êtes  bien  folles,  tous  autres  femmes,  de 
vouloir  donner  de  la  coflsistance  à  un  sentiment  aussi 
frivole  et  aussi  passag^er  que  Tamour.  Tout  chance  dans 
la  nature ,  tout  est  dans  un  flux  continuel  ;  et  vous  vou* 
lez  inspirer  des  feux  constants  !  Et  de  quel  droit  préten- 
dez-vous être  aimée  aujourd'hui  parceque  vous  Tétiez 
hier?  Gardez  donc  le  même  visaçe,  le  même  à£;e,  la 
même  humeur,  soyez  toujours  la  même ,  et  Ton  vous  ai- 
mera toujours ,  si  Ton  peut.  Mais  changer  sans  cesse ,  et 
vouloir  toujours  qu'on  vous  aime,  c'est  vouloir  qu'à  cha- 
que instant  on  cesse  de  vous  aimer  ;  ce|n'est  pas  chercher 
des  cœurs  constants,  c'est  en  chercher  d'aussi  changeants 
que  vous. 


l86  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

s'il  ne  vaut  pas  mieux  achever  de  le  guérir  que 
le  désabuser.  On  tirera  peut-être  meilleur  parti 
pour  cela  de  son  erreur  que  de  ses  lumières.  Lui 
découvrir  le  véritable  état  de  son  cœur  seroit  lui 
apprendre  la  mort  de  ce  qu il  aime;  ce  seroit  lui 
donner  une  affliction  dangereuse  en  ce  que  letat 
de  tristesse  est  toujours  favorable  à  Famour. 

Délivré  des  scrupules  qui  le  gêneot ,  il  nourri* 
roit  peut-être  avec  plus  de  complaisance  des  sou- 
venirs qui  doivent  s  éteindre  ;  il  en  parleroit  avec 
moins  de  réserve;  et  les  traits  de  sa  Julie  ne  sont 
pas  tellement  effacés  en  madame  de  Wolmar  , 
qu  à  force  de  les  y  chercher  il  ne  les  y  pût  re- 
trouver encore.  J'ai  pensé  qu  au  lieu  de  lui  ôter 
l'opinion  des  progrès  qu'il  croit  avoir  faits,  et 
qui  sert  d'encouragement  pour  achever,  il  falloit 
lui  faire  perdre  la  mémoire  des  ftmps  qu'il  doit 
oublier,  en  substituant  adroitement  d'autres 
idées  à. celles  qui  lui  sont  si  chères.  Vous,  qui 
contribuâtes  à  les  faire  naître ,  pouvez  contri- 
buer plus  que  personne  à  les  effacer  :  mais  c'est 
seulement  quand  vous  serein  tout-à-fait  avec  nous 
que  je  veux  vous  dire  à  l'oreille  ce  qu'il  faut 
faire  pour  cela;  charge  qui,  si  je  ne  me  trompe , 
ne  vous  sera  pas  fort  onéreuse.  En  attendant , 
je  cherche  à  le  familiariser  avec  les  objets  qui 
l'effarouchent,  en  les  lui  présentant  de  manière 
qu'ils  ne  soient  plus  dangereux  pour  lui.  Il  est 
ardent,  mais  foible  et  facile  à  subjuguer.  Je  pro- 
fite de  cet  avantage  en  donnant  le  change  à  son 
imagination.  A  la  place  de  sa  maîtresse  je  le 


QUATRIÈME   PARTIE.  187 

force  de  voir  toujours  lepouse  d'un  honnête 
homme  et  la  mère  de  mes  enfants  :  j  efface  un  ta* 
hleau  par  un  autre ,  et  couvre  le  passé  du  pré- 
sent. On  mène  un  coursier  ombrageux  à  Tobjet 
qui  lefFraie  ,  afin  quil  nen  soit  plus  efïrayé. 
Cest  ainsi  quil  en  faut  user  avec  ces  jeunes  gens 
dont  Timagination  brûle  encore  quand  leur 
cœur  est  déjà  refroidi ,  et  leur  offre  dans  1  eloi- 
gnement  des  monstres  qui  dlsparoissent  à  leur 
approche, 

Je  crois  bien  connoître  les  forces  de  Tun  et  de 
lautre  ;  je  ne  les  expose  qu'à  des  épi^uves  qu ils 
peuvent  soutenir  :  car  la  sagesse  ne  consiste 
pas  à  prendre  indifféremment  toutes  sortes  de 
précautions ,  mais  à  choisir  celles  qui  sont  uti- 
les et  à  négliger  les  superflues.  Les  huit  jours 
pendant  lesquels  je  les  vais  laisser  ensemble  suf- 
firont peut-être  pour  leur  apprendre  à  démêler 
leur  vrais  sentiments  et  connoître  ce  qu'ils  sont 
réellement  Fun  à  lautre.  Plus  ils  se  verront  seul 
à  seul,  plus  ils  comprendront  aisément  leur  er- 
reur en  comparant  ce  qu'ils  sentiront  avec  ce 
qu'ils  auroient  autrefois  senti  dans  une  situation 
pareille.  Ajoutez  qu'il  leur  importe  de  s'accou- 
tumer sans  risque  à  la  familiarité  dans  laquelle 
ils  vivront  nécessairement  si  mes  vues  sont  rem- 
pl^s.  Je  vois  par  la  conduite  de  Julie  qu'elle  a 
reçu  de  vous  des  conseils  qu'elle  ne  pouvoit  re- 
fuser de  suivre  sans  se  faire  tort.  Quel  plaisir  je 
prendrois  à  lui  donner  cette  preuve  que  je  sens 
tout  ce  qu'elle  vaut^sic'étoit  une  femme  auprès 


l88  LA  NOUVELLE  HÊLOÏ^E. 

de  laquelle  un  mari  pût  se  faire  un  mérite  de  sa 
confiance  !  Mais  quand  elle  n  auroit  rien  gagné 
sur  son  cœur ,  sa  vertu  resterait  la  même  :  elle 
lui  coùteroit  davantage ,  et  ne  triompheroit  pas 
moins.  Au  lieu  que  s'il  lui  reste  aujourd'hui  quel- 
que peine  intérieure  à  souffrir,  ce  ne  peut  être 
que  dans  lattendrissement  d'une  conversation 
de  réminiscence  ,  qu  elle  ne  saura  que  trop  pres- 
sentir, et  quelle  évitera  toujours.  Ainsi ,  vous 
voyez  qu'il  ne  faut  point  juger  ici  de  ma  con- 
duite p^r  les  règles  ordinaires,  mais  par  les  vues 
qui  me  Fin^pirent  et  par  le  caractère  unique  de 
celle  envers  qui  je  la  tiens. 

Adieu,  petite  cousine,  jusqu'à  mon  retour. 
Quoique  je  n'aie  pas  donné  toutes  ces  explica- 
tions à  Julie ,  je  n'exige  pas  que  vous  lui  en  fas- 
siez un  mystère.  J  ai  pour  maxime  de  ne  point 
interposer  de  secrets  entre  les  amis  :  ainsi  je  re- 
met<%  ceux-ci  à  votre  discrétion  ;  faites-en  l'usagé 
que  la  prudence  et  l'amitié  vous  inspireront .-  je 
sais  que  vous  ne  ferez  rien  que  pour  le  mieux  et 
le  plus  honnête. 


LETTRE  XV. 

DE  sâint-preux  a  mylorÎ)  ^DOUâRD# 

jVI.  de  Wolmar  partit  hier  pour  Étange  ,  et  j'ai 
peine  à  concevoir  l'état  de  tristesse  où  m'a  laissé 
son  départ.  Je  crois  que  l'éloignement  de  sa 


QUATRIÈME  PARTIE.  189 

femme  m  affligeroit  moins  que  le  sien.  Je  me'sens 
plus  contraint  quen  sa  présence  mème^  un 
morne  silence  régne  au  fond  de  mon  cœur  ;  un 
effroi  secret  en  étouffe  le  murmure,  et  moins 
troublé  de  désirs  que  de  craintes  ,  j'éprouve  les 
terreurs  du  crime  sans  en  avoir  les  tentations. 

Savez-vous,mylord,  où.  mon  ame  se  rassure 
et  perd  ces  indignes  frayeurs  ?  auprès  de  madame 
de  Wolmar.  Sitôt  que  j  approche  d'elle ,  sa  vue 
apaise  mon  trouble,  ses  regards  épurent  mon 
cœur.  Tel  est  lascendant  du  sien ,  qu'il  semble 
toujours  inspirer  aux  autres  le  sentiment  de  son 
innocence  et  le  repos  qui  en  est  lefFet.  Malheu- 
reusement pour  moi  sa  règle  de  vie  ne  la  livre 
pas  toute  la  journée  à  la  société  de  ses  amis ,  et 
dans  les  moments  que  je  suis  forcé  de  passer 
sans  la  voir  je  souffrirois  moins  d  être  plus  loin 
d'elle. 

Ce  qui  contribue  encore  à  nourrir  la  mélan- 
colie dont  je  me  sens  accablé  ,  c'est  un  mot 
qu'elle  me  dit  hier  après  le  départ  de  *son  mari. 
Quoique  jusqu'à  cet  instant  elle  eut  fait  assez 
bonne  contenance ,  elle  le  suivit  long-temps  des 
yeux  avec  un  air  attendri,  que  j'attribuai  d'a- 
bord au  seul  éloignement  de  cet  heureux  époux; 
mais  je  conçus  à  son  discours  que  cet  attendris- 
sement avoit  encore  une  autre  cause  qui  ne 
m'étoit  pas  connue.  Vous  voyez  comme  nous 
vivons,  me  dit-elle ,  et  vous  savez  s'il  m'est  cher. 
Ne  croyez  pas  pourtant  que  le  sentiment  qui 
m'unit  à  lui,  aussi  tendre  et  plus  puissant  que 


IQO  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Famour ,  en  ait  aussi  les  fbiblesses.  S'il  nous  en 
coûte  quand  la  douce  habitude  de  vivre  ensem- 
ble est  interrompue,  l'espoir  assuré  de  la  re- 
prendre bientôt  nous  console.  Un  état  aussi  per- 
manent  laisse  peu  de  vicissitudes  à  craindre  ;  et 
dans  une  absence  de  quelques  jours  nous  sen- 
tons moins  la  peine  d'un  si  court  intervalle  que 
le  plaisir  den  envisag^er  la  fin.  L'affliction  que 
vous  lisez  dans  mes  yeux  vient  d'un  sujet  plus 
grave ,  et  quoiqu'elle  soit  relative  à  M.  de  Wol- 
mar  ,  ce  n'est  point  son  éloignement  qui  la 
cause. 

Mon  cher  ami ,  ajouta-t-elle  d'un  ton  pénétré, 
il  n'y  a  point  de  vrai  bonheur  sur  la  terre.  J'ai 
pour  mari  le  plus  honnête  et  le  plus  doux  des 
hommes,  un  penchant  mutuel  se  joint  au  devoir 
qui  nous  lie ,  il  n'a  point  d'autres  désirs  que  les 
miens;  j'ai  des  enfants  qui  ne  donnent  et  pro- 
mettent que  des  plaisirs  à  leur  mère  ;  il  n'y  eut 
jamais  d'amie  plus  tendre,  plus  vertueuse,  plus 
aimable  cjue  celle  dont  mon  cœur  est  idolâtre , 
€t  je  vais  passer  mes  jours  avec  elle;  vous-même 
contribuez  à  me  les  rendre  chers  .en  justifiant  si 
bien  mon  estime  et  mes  sentiments  pour  vous  : 
un  long  et  fâcheux  procès  prêt  à  finir  va  ra- 
jnener  dans  nos  bras  le  meilleur  des  pères  :  tout 
nous  prospère;  l'ordre  et  la  paix  régnent  dans 
notre  maison  ;  nos  domestiques  sont  zélés  et  fi- 
dèles ;  nos  voisins  nous  marquent  toutes  sortes 
d'attachement,  nous  jouissons  de  la  bienveil* 


QUATRIÈME  PARTIE.  191 

lance  publique.  Favorisée  en  toutes  choses  du 
ciel  9  de  la  fortune ,  et  des  hommes ,  je  vois  tout 
concourir  à  mon  bonheur.  Un  chagrin  secret , 
un  seul  chagrin  Tempoisonne ,  et  je  ne  suis  pas 
heureuse.  Elle  dit  ces  derniers  mots  avec  un 
soupir  qui  me  perça  Famé ,  et  auquel  je  vis  trop 
que  je  n  avois  aucune  part.  Elle  n  est  pas  heu- 
reuse,  me  dis-je  en  soupirant  à  mon  tour,  et 
ce  n  est  plus  moi  qui  lempêche  de  Têtre  ! 

Cette  funeste  idée  bouleversa  dans  un  instant 
toutes  les  miennes ,  et  troubla  le  repos  dont  je 
commençois  à  jouir.  Impatient  du  doute  insup- 
portable oii  ce  discours  m  avoit  jeté ,  je  la  pres- 
sai tellement  d  achever  de  m'ouvrir  son  cœur , 
qu'enfin  elle  versa  dans  le  mien  ce  fatal  secret 
et  me  permit  de  vous  le  révéler.  Mais  Voici 
Iheure  de  la  promenade.  Madame  de  Wolmar 
sort  actuellement  du  gynécée  pour  aller  se  pro- 
mener avec  ses  enfants;  elle  vient  de  me  le  faire 
dire.  Jy  cours,  mylord  :  je  vous  quitte  pour 
cette  fois,  et  remets  à  reprendre  dans  une  autre 
lettre  le  sujet  interrompu  dans  celle-ci. 


LETTRE  XVI. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  SON  MARI. 

JE  VOUS  attends  mardi,  comme  vous  me  le  mar- 
quez ,  et  vous  trouverez  tout  arrangé  selon  vos 


192  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

intentions.  Voyez  en  revenant  madame  d'Orbe; 
elle  vous  dira  ce  qui  s'est  passé  durant  votre 
absence  :  j  aime  mieux  que  vous  l'appreniez 
d  elle  que  de  moi. 

Wolmar,  il  est  vrai,  je  crois  mériter  votre 
estime;  mais  votre  conduite  n'en  est  pas  plus 
convenable ,  et  vous  jouissez  durement  de  la 
vertu  de  votre  femme. 


LETTRE  XVII. 

DE  SAINT-PREUX  A   MYLOBD  EDOUARD. 

Je  veux ,  mylord ,  vous  rendre  compte  d'un 
danger  que  nous  courûmes  ces  jours  passés ,  et 
dont  heureusement  nous  avons  été  quittes  pour 
la  peur  et  un  peu  de  fetigue.  Ceci  vaut  bien 
une  lettre  à  part  :  en  la  lisant  vous  sentirez  ce 
qui  m'engage  à  vous  l'écrire. 

Vous  savez  que  la  maison  de  madame  de 
Wolmar  n'est  pas  loin  du  lac ,  et  qu'elle  aime 
les  promenades  sur  leau.  Il  y  a  trois  jours  que 
le  désœuvrement  où  l'absence  de  son  mari  nous 
laisse  et  la  beauté  de  la  soirée  nous  firent  pro- 
jeter une  de  ces  promenades  pour  le  lendemain. 
Au  lever  du  soleil  nous  nous  rendîmes  au  rivage; 
nous  primes  un  bateau  avec  des  filets  pour  pê- 
cher, trois  rameurs,  un  domestique ,  et  nous 
nous  embarquâmes  avec  quelques  provisions 
pour  le  dîner.  J'avois  piï-is  un  fusil  pour  tirer  des 


QUATRIÈME  PARTIE.  19? 

besolets  (i);  mais  elle  me  fit  honte  de  tuer  des 
oiseaux  à  pure  perte  et  pour  le  seul  plaisir  de 
faire  du  mal.  Je  mamusois  donc  à  rappeler  dé 
temps  en  temps  des  gros-sifflets ,  des  tiou-tiou , 
des  crenets,  des  sifflassons  (2),  et  je  ne  tirai 
qu  un  seul  coup  de  fort  loin  sur  une  grèbe  que  je 
manquai. 

Nous  passâmes  une  heure  ou  deux  à  pécher  à 
cinq  cents  pas  du  rivage.  La  pèche  iîit  bonne  ; 
mais ,  à  l'exception  d  une  truite  qui  avoit  reçu 
un  coup  d  aviron  9  Julie  fit  tout  rejeter  à  Teau; 
Ce  sont,  dit-elle,  des  animaux  qui  soufFrent ; 
délivrons-les  ;  jouissons  du  plaisir  quils  auront 
d'être  échappés  au  péril.  Cette  opération  se  fit 
lentement,  à  contre-coeur,  non  sans  quelques 
représentations  ;  et  je  vis  aisément  que  nos  gens 
auroient  mieux  goûté  le  poisson  qu  ils  avoient 
pris  que  la  morale  qui  lui  sauvoit  la  vie. 

Nous  avançâmes  ensuite  en  pleine  eau  ;  puis 
par  une  vivacité  de  jeune  homme  dont  il  seroic 
temps  de  guérir,  m'étant  mis  à  nager  (3),  je 
dirigeai  tellement  au  milieu  du  lac  que  nous 
nous  trouvâmes  bientôt  à  plus  d  une  lieue  du 
rivage  (4).  Là  j'expliquois  à  Julie  toutes  les  par- 

(i)  Oiseau  de  passage  sur  le  lac  de  Genéye.  Le  besolet 
n'est  pas  bon  à  manger. 

(a)  Diverses  sortes  d'oiseaux  du  lac  de  Genève,  Xoxxê 
très  bons  à  manger. 

(3)  Terme  des  batelier»  du  lac  de  Genève;  c'est  tenilr 
la  rame  qui  gouverne  les  autres. 

(4)  Gomment  cela  ?  Il  s'en  faut  bien  que  vis-à-vis  de 
Clarens  le  lac  ait  deux  lieues  de  large; 

4.  i3 


7^4  L^  NOUYElLfi  HÊL0Ï8E. 

.4ies  du  .8uperbe  horizon  qui  nous  entouroit. .  Je 
iui  mon  trois  de  loin  les  embouchures  du  Rhône, 
<lpnt  limpétueux  cours  sarrête  tout-à-ooup  au 
bout  dun  quart  de  lieue,  et  semble  craindre  de 
.;souiller  de  ses  eaux  bourbeuses  le  cristal  azuré 
4u  lac.  Je  lui.faisois  observer  les  redans  des 
montagnes,  dont  les  angles  correspondants  et 
|>aralléles  forment  dans  lespace  qui  les  «épare 
.un  lit  digne  du  fleuve,  qui  le  remplit.  En  Técar- 
tant  de  nos  côtes  j  aimois  à  lui  feire  admirer 
les  riches  et  charmantes  rives  du  pays  de  Vaod, 
pu  la  quantité  des  villes ,  Tinnombrable  foule  du 
peuple,  les  coteaux  verdoyants  et  parés  de  toutes 
parts,  forment  un  tableau  ravissant;  où  la -terre, 
par-tout  cultivée  et  par-tout  féconde^  offire  au 
laboureur,  au  pâtre,,  au  vigneron,  le  fruit  ^as- 
suré, de  leurs  peines,  que. ne  dévore  point  lavide 
publicain.  Fuis  lui  montrant  le  Gbablais  sur  la 
côte  opposée ,  pays  non  moins  favorisé  de  la  na- 
ture, et  qui  n  offre  pourtant  qu  un  spectacle.de 
misère ,  je  lui  feisois  sensiblement  distinguer  les 
différents  effets  des  deux  gouvernements  pour 
la  richesse ,  le  nombre,  et  le  bonheur  des  hom- 
mes. G  est  ainsi,  lui  disois-je,  que  la  terre  ouvre 
son  sein  fertile  et  prodigue  ses  trésors  aux  heu- 
reux peuples  qui  la  cultivent  pour  eux-mêmes  : 
elle  semble  sourire  et  s  animer  au  doux  spectacle 
de  la  liberté  ;  elle  aime  à  nourrir  des  hommes. 
Au  contraire,  les  tristes  masures ,  la  bruyère  et 
les  ronces  qui  couvrent  une  terre  à  demi  dé- 
serte ,  annoncent  de  loin  qu  un  maître  absent  y 


.    QUATRIÈME  PARTIE.  igS 

.domine,  et  quelle  donne  à  regret  à  des  esclaves 
quelques  maigres  productions  dont  ils  ne  pro- 
fitent pas. 

Tandis  que  nous  nous  amusions  agréablement 
à  parcourir  ainsi  des  yeux  les  côtes  voisines ,  ua 
séchard ,  qui  nous  poussoit  de  biais  vers  la  rive 
opposée,  s'éleva,  fratchit  considérablement;  et 
quand  nous  songeâmes  à  revirer,  la  résistance 
se  trouva  si  forte  qu  il  ne  fut  pas  possible  à  notre 
frêle  bateau  de  la  vaincre.  Bientôt  les  ondes  de- 
vinrent terribles  :  il  fallut  regagner  la  rive  de 
.Savoie ,  et  t&cher  d  y  prendre  terre  au  village  de 
Meillerie  qui  étoit  vis^-vis  de  nous ,  et  qui  est 
presque  le  seul  lieu  de  cette  côte  où  la  grève 
offre  un  abord  commode.  Mais  le  vent  ayant 
changé  se  renforçoit,  rendoit  inutiles  les  efforts 
:de  nos  bateliers ,  et  nous  faisoit  dériver  plus  bas 
le  long  d'une  file  de  rochers  escarpés  où  Ion  ne 
trouve  plus  d  asile. 

Nous  nous  mimes  tous  aux  rames ,  et  pt*esque 
au  même  instant  j'eus  la  douleur  de  voir  Julie 
saisie  du  mal  de  cœur ,  foible  et  défaillante  au 
.bord  du  bateau.  Heureusement  elle  étoit  faite 
à  l'eau  et  cet  état  ne  dura  pas.  Cependant  nos 
efforts  croissoient  avec  le  danger;  le  soleil,  la 
&tigue.  et  la  sueur ,  nous  mirent  tous  hors  d'ha- 
leine et  dans  un  épuisement  excessif:  c'est  alors 
que ,  retrouvant  tout  son  courage ,  Julie  animoit 
le  nôtre  par  ses  caresses  compatissantes  ;  elle 
.nous  essuyoit  indistinctement  à  tous  le  visage , 
et  mêlant  dans  un  vase  du  vin  avec  de  l'eau  de 

i3. 


\gS  LÀ  NOUVELLE  HÉLOÏSfi. 

peur  d'ivresse ,  elle  en  ofFroit  alternativement 
aux  plus  épuisés.  Non,  jamais  votre  adorable 
amie  ne  brilla  d'un  si  vif  éclat  que  dans  ce  mo- 
ment où  la  chaleur  et  lagitation  avoient  animé 
son  teint  d  un  plus  grand  feu  ;  et  ce  qui  ajoutoit 
le  plus  à  ses  charmes  étoit  qu  on  voyoit  si  bien  à 
son  air  attendri  que  tous  ses  soins  venoient 
moins  de  frayeur  pour  elle  que  de  compassion 
pour  nous.  Un  instant  seulement  deux  planches 
s  étant  entrouvertes,  dans  un  choc  qui  nous 
inonda  tous ,  elle  crut  le  bateau  brisé  ;  et  dans 
une  exclamation  de  cette  tendre  mère  j  entendis 
distinctement  ces  mots  :  O  mes  enfants  !  faut-il 
ne  vous  voir  plus?  Pour  moi  dont  limaginatioti 
va  toujours  plus  loin  que  le  mal ,  quoique  je 
connusse  au  vrai  l'état  du  péril ,  je  croyois  voir 
de  moment  en  moment  le  bateau  englouti,  cette 
beauté  si  touchante  se  débattre  au  milieu  des 
flots ,  et  la  pâleur  de  la  mort  ternir  les  roses  de 
son  visage. 

Enfin  à  force  de  travail  nous  remont&mes  à 
Meillerie,  et,  après  avoir  lutté  plus  d'une  heure 
à  dix  pas  du  rivage ,  nous  parvînmes  à  prendre 
terre.  En  abordant,  toutes  les  fatigues  furent 
oubliées.  Julie  prit  sur  soi  la  reconnoissance 
de  tous  les  soins  que  chacun  s'étoit  donnés  ;  et 
*  comme  au  fort  du  danger  elle  n'avoit  songé  qu'à 
nous ,  à  terre  il  lui  sembloit  qu'on  n'avoit  sauvé 
qu'elle. 

Nous  dînâmes  avec  l'appétit  qu'on  gagne  dans 
^n  violent  travail.  La  truite  fut  apprêtée.  Julie 


QUATRIÈME  PARTIE.  197 

qui  laime  extrêmement  en  mangea  peu;  et  je 
compris  que ,  pour  ôter  aux  bateliers  le  regret 
de  leur  sacrifice,  elle  ne  se  soncioit  pas  que  j  en 
mangeasse  beaucoup  moi-même.  Mylord,  vous 
lavez  dit  mille  ibis  ,  dans  les  petites  choses 
.cpmme  dans  les  grandes  cette  ame  aimante  se 
peint  toujours. 

Après  le  diner ,  leau  continuant  d'être  forte 
et  le  bateau  ayant  besoin  detre  raccommodé,  je 
proposai  un  tour  de  promenade.  Julie  m  opposa 
le  vent,  le  soleil,  et  songeoit  à  ma  lassitude.  Ja- 
vois  mes  vues  ;  ainsi  je  répondis  à  tout.  Je  suis , 
lui  dis-je,  accoutumé  dès  lenfance  aux  exer- 
cices pénibles  ;  loin  de  nuire  à  ma  saiité  iU  raf- 
fermissent ,  et  mon  dernier  voyage  ma  renda 
bien  plus  robuste  encore.  A  Tégard  du  soleil  et 
du  vent,  vous  avez  votre  chapeau  de  paille; 
nous  gagnerons  des  abris  et  des  bois;  il  nest 
question  que  de  monter  entre  quelques  rochers; 
et  vous  qui  n  aimez  pas  la  plaine  en  supporterez 
volontiers  la  fatigue.  Elle  fit  ce  que  je  voulois  ^ 
et  nous  partîmes  pendant  le  diner  de  nos  gens« 

Vous  savez  qu  après  mon  exil  du  Valais  je  re-r 
vins  il  y  a  dix  ans  à  Meillerie  attendre  la  per^ 
mission  de  mon  retour.  C  est  là  que  je  passai 
des  jours  si  tristes  et  si  délicieux ,  uniquement 
occupé  délie,  et  cest  de  là  que  je  lui  écrivis 
une  lettre  dont  elle  fut  si  touchée.  J  a  vois  tou- 
jours désiré  de  revoir  la  retraite  isolée  qui  me 
servit  d  asile  au  milieu  des  glaces ,  et  où  mon 
cœur  se  plaisoit  à  converser  en  lui-même  avec 


198  LA  NOUVELLE  HÉL0ÏS1E. 

ce  qu'il  eut  de  plus  cher  au  monde.  L'occasfoir 
de  visiter  ce  lieu  si  chéri  dans  une  saison  plu&' 
agréable,  et  avec  celle  dont  Fimage  Thabitoit 
jadis  avec  moi ,  fiit  le  motif  secret  de  mo  pro- 
menade. Je  me  faisois  un  plaisir  de  lui  montrer 
d  anciens  monuments  d  une  passion  si  constante 
et  si  malheureuse. 

Nous  y  parvînmes  après  une  heure  dé  marche 
par  des  sentiers  tortueux  et  frais ,  qui ,  montant 
msensiblement  entre  les  arbres  et  les  rochers  y 
navoient  rien  de  plus  incommode  que  la  Ion- 
^€ur  du  chemin.  En  approchant  et  reconnois- 
sant  Imes  anciens  renseignements ,  je  fus  prêt  à 
me  trouver  mat;  mais  je  me  surmontai ,  je  ca- 
chai mon  trouble ,  et  nous  arrivâmes.  Ce  lieu 
solitaire  formoit  un  réduit  sauvage  et  désert , 
mai»  plein  de  ces  sortes  de  beautés  qui  ne  plai- 
sent qu  aux  âmes  sensibles  ,  et  paroissent  hor- 
ribles aux  autres.  Un  torrent  formé  par  la  fonte 
deè  neiges  rouloit  à  vingt  pas  de  nous  une  eau- 
bourbeuse,  et  charrioit  avec  bruit  du  Kmon ,  du 
sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une  chaîne 
de  roches  inaccessibles  séparoit  Tesplanade  où 
nous  étions  de  cette  partie  des  Alpes  qu  on 
nomme  les  Glacières  >  parceque  d'énormes  som- 
mets de  glaces  qui  s'accroissent  incessamment 
les  couvrent  depuis  le  commencement  du  mon- 
de (i).  Des  forêts  de  noirs  sapins  nous  ombra- 

(i)  Ces  montag;Des  sont  si  hautes,  qu^une  demi-heure 
après  le  soleil  couché  leurs  sommets  sont  encore  éclaires 
de  ses  rayons  ;  dont  le  rouge  forme  sur  ces  cimes  bl'an- 


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QUATRIÈME  PARTIE.  199^ 

geoient  tristement  à  droite.  Un  gprand  bois  de 
chênes  ëtoit  à  gauche  au-delà  du  torrent;  et  au- 
dessous  de  nous  cette  immense  plaine  d  eau  que 
le  lac  forme  au  sein  des  Alpes  nous  séparoit  des^ 
riches  cotes  du  pays  de  Vaud ,  dont  la  cime  du 
majestueux  Jura  couronnoit  le  tableau. 

Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets , 
le  petit  terrain  où  nous  étions  étaloit  les  char- 
mes d  un  séjour  riant  et  champêtre  ;  quelques 
ruisseaux  filtroient  à  travers  les  rochers  ,  et  rou- 
loient  sur  la  yerdure  en  filets  de  cristal  ;  queh- 
ques  arbres  fruitiers  sativages  penchoient  leur? 
têtes  sur  les  nôtres  ;  la  terre  humide  et  fraîche 
étoit  couverte  d'herbes  et  de  fleurs.  En  compa- 
rant un  si  doux  séjour  aux  objets  qui  Venviron- 
Hoient ,  il  sembloit  que  ce  lieu  désert  dût  être 
lasile  de  deux  amants  échappés  seuls  au  boule- 
versement de  la  nature. 

Quand  nous  eûmes  atteint  ce  réduit  et  que  je 
feus  queïque  temps  contemplé  :  Quoi,  dis-je  à 
Julie  en  la  regardant  avec  un  œil  humide ,  votre 
cœur  ne  vous  dit-il  rien  ici ,  et  ne  sentez- vous 
point  quelque  émotion  secrète  à  l'aspect  dun 
lieu  si  plein  de  vous?  Alors,  sans  attendre  sa 
réponse ,-  je  la  conduisis  vers  le  rocher,  et  lui 
ipontrai  son  chiffre  gravé  dans  mille  endroits, 
et  plusieurs  vers  de  Pétrarque  et  du  Tasse  rela- 
tifs à  ia  situation  où  j  etois  en  les  traçant.  En  les 

ches  une  belle  coulear  de  rose  qu'on  aperçoit  de  fort 


20O  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

revoyant  moi-même  après  si  long- temps ,  fé-^ 
prouvai  combien  la  présence  des  objets  peut  ra- 
Bimef  puissamment  les  sentiments  violents  dont 
on  fut  agité  près  d  eux.  Je  lui  dis  avec  un  peu 
de  véhémence  :  O  Julie ,  étemel  charme  de  mon 
cœur  !  voici  les  lieux  où  soupira  jadis  pour  toi 
le  plus  fidèle  amant  du  monde ,  voici  le  séjour 
où  ta  chère  image  feisoit  son  bonheur  ^  et  pré- 
paroit  celui  quil  reçut  enfiii  de  foi -même.  On 
B  y  voyoit  alors  ni  ce&  fruits  ni  ces  ombrages ,  la 
verdure  et  les  fleurs  ne  tapissoient  point  ces. 
compartiments ,  le  cours  de  ces  ruisseaux  n  en 
formoit  point  les  divisions  ,  ces  oiseaux  n  y  fai* 
soient  point  entendre  leurs  ramages  ;  le  vorace 
épervier ,  le  corbeau  funèbre  ,  et  1  aigle  terrible 
des  Alpes ,  faisoient  seuls  retentir  de  leurs  cris* 
ces  cavernes  ;  dimmensea  glaces  pendoient  à 
tous  ce3  rochers ,  des  festons  de  neige  étoient 
le  seul  ornement  de  ces  arbres  :  tout  respiroit 
ici  les  rigueurs  de  Thiver  et  Ihorreur  des  frimas; 
les  feux  seuls  de  mon  cœur  me  rendoient  ce  lieu 
supportable  ,  et  les  jours  entiers  s  y  passoient  à 
penser  à  toi.  Voilà  la  pierre  où  je  m  asseyois 
pour  contempler  au  loin  ton  heureux  séjour  ; 
sur  celle-ci  fut  écrite  la  lettre  qui  toucha  ton 
cœur  ;  ces  cailloux  tranchants  me  servoient  de 
burin  pour  graver  ton  chiffre  ;  ici  je  passai  le 
torrent  glacé  pour  reprendre  une  de  tes  lettres 
qu  emportoit  un  tourbillon  ;  là  je  vins  relire  et 
baiser  mille  ibis  la  dernière  que  tu  m  écrivis  ; 
voilà  le  bord  où  d'un  œil  avide  et  sombre  je- 


QUATRIÈME  PARTIE,  20» 

jnesurois  la  profondeur  de  ces  abymes  ;  enfin 
ce  fut  ici  qu  avant  mon  triste  départ  je  vins  te 
pleurer  mourante  et  jurer  de  ne  te  pas  survi-» 
vre.  Fille  trop  constamment  aimée ,  6  toi  pour 
qui  j  etois  né ,  faut  -  il  me  retrouver  avec  toi 
dans  les  mêmes  lieux ,  et  regretter  le  temps  que 
j  y  passois  à  gémir  de  ton  absence  !...  J  allois 
continuer;  mais  Julie,  qui  me  voyant  approcher 
du  bord  s'étoit  effrayée  et  m  avoit  saisi  la  main  ^ 
la  serra  sans  mot  dire  en  me  regardant  avec 
tendresse  et  retenant  avec  peine  un  soupir;  puis 
tout-à-coup  détournant  la  vue  et  me  tirant  par 
le  bras  :  Allons-nous-en ,  mon  ami ,  me  dit-elle 
d une  voix  émue  ;  lair  de  ce  lieu  n est  pas  bon 
pour  moi.  Je  partis  avec  elle  en  gémissant ,  mais 
sans  lui  répondre ,  et  je  quittai  pour  jamais  ce 
triste  réduit  comme  j  aurois  quitté  Julie  elle* 
même. 

Revenus  lentement  au  port  après  quelques 
détours ,  nous  nous  séparâmes.  Elle  voulut  res- 
ter seule ,  et  je  continuai  de  me  promener  sans 
trop  savoir  où  j  allois.  A  mon  retour,  le  bateau 
n  étant  nas  encore  prêt  ni  leau  tranquille ,  nous 
soupàmes  tristement ,  les  yeux  baissés  ,  lair  rê- 
veur ,  mangeant  peu  et  parlant  encore  moins. 
Après  le  souper ,  nous  fumes  nous  asseoir  sur  la 
grève  en  attendant,  le  moment  du  départ.  In-* 
sensiblement  la  lune  se  leva ,  Teau  devint  plus 
calme ,  et  Julie  me  proposa  de  partir.  Je  lui  don- 
nai la  main  pour  entrer  dans  le  bateaq ,  et  en 
m  asseyant  à  côté  d  elle ,  je  ne  songeai  plus  à 


202  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

quitter  sa  main.  Nous  f[ardions  un  profond  si^ 
lence.  Le  bruit  égal  et  mesuré  des  rames  mex- 
citoit  à  rêver.  Le  chant  assez  gai  des  bécassi- 
nes (i)^  me  retraçant  les  plaisirs  d'un  autre  âge, 
au  lieu  de  m  égayer  mattristoit.  Peu-à-peu  je 
sentis  augmenter  la  mélancolie  dont  j'étois  ac- 
cablé. Un  ciel  serein  ,  la  fratcheur  de  Tair  ^  les 
doux  rayons  de  la  lune ,  le  frémissement  argenté 
dont  leau  brilloit  autour  de  nous ,  le  concours 
des  plus  agréables  sensations ,  la  présence  même 
de  cet  objet  chéri ,  rien  ne  put  détourner  de 
mon  cœur  mille  réflexions  douloureuses. 

Je  commençai  par  me  rappeler  une  prome- 
nade  semblable  faite  autrefois  avec  elle  durant 
le  charme  de  nos  premières  amours.  Tous  lea 
sentiments  délicieux  qui  remplîssoient  alors  mon 
ame  s  y  retracèrent  pour  laffliger  ;  tous  les  évé- 
nements de  notre  jeunesse ,  nos  études ,  nos  en- 
tretiens ,  nos  lettres ,  nos  rendez^-vous ,  nos  plai- 
sirs", ^ 

E  tantai  fede ,'  e  si  dorci  memorie  , 
E  si  lunço  costume  (2)  ! 

ces  foules  de  petits  objets  qui  m ofFroieift  limage 
de  mon  bonheur  passé  ;  tout  revenoit  pour  aug- 

(i)  La  bécassine  du  lac  de  Genève  nVst  point  Toiseau 
qu'on  appelle  en  France  du  même  nom.  Le  chant  plus 
TÎf  et  plus  anime  de  la  nôtre  donne  au  lac,  durant  les 
nuits  d'ëtë ,  un  air  de  vie  et  de  fraîcheur  qui  rend  ses 
rives  encore  plus  charmantes. 

(2)  Et  cette  foi  si  pure,  et  ces  doux  souvenirs,  et  cette 
Ion'jg;uë  familiarité  !  Métast. 


QUATRIÈME  PARTIE.  2o3 

Hienter  ma  misère  présente ,  prendre  place  en 
mon  souvenir.  C  en  est  fait ,  disois-je  en  moi- 
même  ,  ces  temps ,  ces  temps  heureux  ne  sont 
plus  ;  ils  ont  disparu  pour  jamais.  Hélas  !  ils  lie 
reviendront  plus;  et  nous  vivons ,  et  nous  som  *. 
mes  ensemble ,  et  nos  cœurs  sont  toujours  unis  F 
Il  me  sembloit  que  j  aurois  porté  plus  patiem- 
ment sa  mort  ou  son  absence ,  et  que'  j  avoia 
moins  souffert  tout  le  temps  que  j  avois  passé 
loin  délie.  Quand  je  gémissois  dans  leloigne- 
ment,  1  espoir  de  la  revoir  soulageoit  mon  cœur; 
je  me  flattois  qu  un  iagfant  de  sa  présence  efia- 
ceroit  toutes  mes  peines  ;  j  envisageois  au  moiri» 
dans  les  possibles  un  état  moins  cruel  que  le 
mien  :  mais  se  trouver  auprès  d  elle,  mais  la  voir/ 
la  toucher ,  lui  parler  ,  Faimer y  ladorer ,  et ,: 
presqu  en  la  possédant  encore ,  la  sentir  perdue 
à  jamais  pour  moi  ;  voilà  ce  qui  me  jetoit  dans 
des  accès  de  fureur  et  de  rage  qui  m  agitèrent 
par  degrés  jusqu'au  désespoir.  Bientôt  je  com* 
mençai  de  rouler  dans  mon  esprit  des  projets 
funestes ,  et ,  dans  un  transport  dont  je  frémis 
en  y  pensant ,  je  fus  violemment  tenté  de  la 
précipiter  avec  moi  dans  les  flots ,  et  d  y  finir 
dans  ses  bras  ma  vie  et  mes  longs  tourments. 
Cette  horrible  tentation  devint  à  la  fin  si  forte 
que  je  fus  obligé  de  quitter  brusquement  sa  main 
pour  passer  à  la  pointe  du  bateau. 

Là  mes  vives  agitations  commencèrent  à  pren- 
dre  un  autre  cours  ;  un  sentiment  plus  doux  sln- 
sinua  peu-à-peu  dans  mon  ame ,  lattendrisse-»' 


:^o4  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

ment  surmonta  le  désespoir ,  je  me  mis  à  verser 
des  torrents  de  larmes;  et  cet  état  comparé  à 
celui  dont  je  sortois  n  etoit  pas  sans  quelque 
plaisir,  je  pleurai  fortement,  long-temps ,  et  fus 
soulagé.  Quand  je  me  trouvai  bien  remis  je  re- 
vins auprès  de  Julie  ;  je  repris  sa  main.  Elle  te-» 
noit  son  mouchoir;  je  le  sentis  fort  mouillé. 
Ah  !  lui  dis-je  tout  bas  ,  je  vois  que  nos  cœurs 
n  ont  jamais  cessé  de  s  entendre  !  Il  est  vrai , 
dit-elle  d'une  voix  altérée  ;  mais  que  ce  soit  la 
dernière  fois  quils  auront  parlé  sur  ce  ton.  Nous 
recommençâmes  alors  à  causer  tranquillement, 
et  au  bout  d'une  heure  de  navigation  nous  arri- 
vâmes sans  autre  accident.  Quand  nous  fûmes 
rentrés  j  aperçus  à  la  lumière  quelle  a  voit  les 
yeux  rouges  et  fort  gonflés  :  elle  ne  dut  pas  trou- 
ver les  miens  en  meilleur  état.  Après  les  fotigues 
de  cette  journée  elle  avoit  grand  bespin  de  re- 
pos ;  elle  se  retira ,  et  je  fus  me  coucher. 

Voilà,  mon  ami ,  le  détail  du  jour  de  ma  vie 
où  sans  exception  j  ai  senti  les  émotions  les  plus 
vives.  J  espère  quelles  seront  la  crise  qui  me 
rendra  tout-à-fait  à  moi.  Au  reste ,  je  vous  dirai 
que  cette  aventure  ma  plus  convaincu  que  tous 
les  arguments  de  la  liberté  de  Thomme  et  du 
mérite  de  la  vertu.  Ck)mbien  de  gens  sont  foible- 
ment  tentés  et  succombent!  Pour  Julie,  mes 
yeux  le  virent  et  mon  cœur  le  sentit ,  elle  sou- 
tint ce  jour-là  le  plus  grand  combat  qu'âme 
humaine  ait  pu  soutenir;  elle  vainquit  pour- 
tant. Mais  qu  ai-je  foit  pour  rester  si  loin  d  elle  ? 


QUATRIÈME  PARTIE.  2o5 

O  Edouard  !  quand  séduit  par  ta  maîtresse  tu 
sus  triompher  à-la-fois  de  tes  désirs  et  des  siens , 
n  etois-tu  qu  un  homme  ?  Sans  toi  j'étois  perdu 
peut-être.  Cent  fois  dans  ce  jour  périlleux  le 
souvenir  de  ta  vertu  ma  rendu  la  mienne. 


FIN  DE  LA   QUATRIÈME  PARTIE. 


JULIE, 


OtJ 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


%<%^>%^>»»»«%'V«'WWW^X%<>»%«»»%»%<»<%<^»i'WW»<%i^ 


CINQUIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

DE  MTLORD  EDOUARD  A  SAINT-PREUX  (l). 

Sors  de  lenfance,  ami,  réveille-toi.  Ne  livre 
point  ta  vie  entière  au  long  sommeil  de  la  rai* 
son.  L'âge  s  écoule,  il  ne  ten  reste  plus  que 
pour  être  sage.  A  trente  ans  passés  il  est  temps 
de  songer  à  soi  ;  commence  donc  à  rentrer  en 
toi-même ,  et  sois  homme  une  fois  avant  la. 
mort. 

Mon  cher ,  votre  cœur  vous  en  a  long-temps 
imposé  sur  vos  lumières.  Vous  avez  voulu  phi- 
losopher avant  d  en  être  capable  ;  vous  avez  pria 
le  sentiment  pour  de  la  raison ,  et  content  d  es^ 

(i)  Gette  lettre  parott  avoir  été  écrite  avant  la  récep- 
tion de  la  précédente. 


:ao8  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSË. 

timer  les  choses  par  Timpression  qu  elles  vous 
oat  faite,  vous  avez  toujours  ignoré  leur  vérita- 
ble prix.  Un  cœur  droit  est ,  je  lavoue ,  le  pre- 
mier organe  de  la  vérité  ;  celui  qui  n  a  rien  senti 
ne  sait  rien  apprendre;  il  ne  fait  que  flotter 
d'erreurs  en  erreurs;  il  n  acquiert  quun  vain 
savoir  et  de  stériles  connoissances  ,  parceque  le 
vrai  rapport  des  choses  à  Thomme ,  qui  est  sa 
principale  science,  lui  demeure  toujours  caché. 
Mais  cest  se  borner  à  la  première  moitié  de 
cette  science  que  de  ne  pas  étudier  encore  les 
rapports  qu  ont  les  choses  entre  elles  pour  mieux 
juger  de  ceux  qu  elles  ont  avec  nous.  C  est  peu 
de  connoitre  les  passions  humaines  ,  si  Ion 
nen  sait  apprécier*  les  objets;  et  cette  seconde 
étude  ne  peut  se  faire  que  dans  le  calme  de  la 
méditation. 

La  jeunesse  du  sage  est  le  temps  de  ses  expé- 
riences ;  ses  passions  en  sont  les  instruments  : 
mais  après  avoir  appliqué  son  ame  aux  objets 
extérieurs  pcmr  les  sentir ,  il  la  retire  au-dedans 
de  lui  pour  les  considérer ,  les  comparer ,  les 
connoitre.  Voilà  le  cas  où  vous  devez  être  plus 
que  personne  au  monde.  Tout  ce  qu  un  cœur 
«easible  peut  éprouver  de  plaisirs  et  de  peines 
a  rempli  le  vôtre  ;  tout  ce  qu  un  homme  peut 
voir  vos  yeux  lont  vu.  Dans  un  espace  de  douze 
ans  vous  avez  épuisé  tous  les  sentiments  qui 
peuvent  être  épars  daùs  une  longue  vie,  et  vous 
avez  acquis , .  jeune  encore  ,  lexpérience  d un 
vieillard.  Vos  premières  observations  se  sont 


CINQUIEME  PARTIE.  209 

portées  sur  des  gens  simples  et  sortant  presque 
des  mains  de  la  nature ,  comme  pour  vous  ser- 
vir de  pièce  de  comparaison.  Exilé  dans  la  capi- 
tale du  plus  célèbre  peuple  de  lunivers ,  vous 
êtes  sauté  pour  ainsi  dire  à  l'autre  extrémité  :  le 
génie  supplée  aux  intermédiaires.  Passé  chez 
la  seule  nation  d'hommes  qui  reste  parmi  les 
troupeaux  divers  dont  la  terre  est  couverte,  si 
vous  n'avez  pas  vu  régner  les  lois,  vous  les  avez 
vues  du  moins  exister  encore  ;  vous  avez  appris 
à  quels  signes  on  reconnoit  cet  organe  sacré  de 
la  volonté  d  un  peuple,  et  comment  lempire  de 
la  raison  publique  est  le  vrai  fondement  de  la 
liberté.  Vous  avez  parcouru  tous  les  climats , 
vous  avez  vu  toutes  les  régions  que  le  soleil 
éclaire.  Un  spectacle  plus  rare  et  digne  de  Toeil 
du  sage ,  le  spectacle  d'une  ame  sublime  et  pu- 
re ,  triomphant   de   ses    passions  et    régnant 
sur  elle-même  ,  est  celui  dont  vous  jouissez.  Le 
premier  objet  qui  frappa  vos  regards  est  celui 
qui  les  frappe  encore ,  et  votre  admiration  pour 
lui  n'est  que  mieux  fondée  après  en  avoir  con- 
templé tant  d'autres.  Vous  n'avez  plus  rien  à 
sentir  ni  à  voir  qui  mérite  de  vous  occuper.  Il 
ne  vous  reste  plus  d'objet  à  regarder  que  vous- 
même  ,  ni  de  jouissance  à  goûter  que  celle  de  la 
sagesse.  Vous  avez  vécu  de  cette  courte  vie,  son- 
gez  à  vivre  pour  celle  qui  doit  durer. 

Vos  passions ,  dont  vous  fûtes  long-temps 
lesclave ,  vous  ont  laissé  vertueux.  Voilà  toute 
votre  gloire  :  elle  est  grande ,  sans  doute  ;  mais 

4.  14 


210  LA  NOUVELLE  HELOÏSE. 

soyez-en  moins  fier  :  votre  force  même  est  Fou* 
vrage  de  votre  foiblesse.  Savez-vous  ce  qui  vous 
a  fait  aimer  toujours  la  vertu?  Elle  a  pris  à  vos 
yeux  la  figure  de  cette  femme  adorable  qui  la 
représente  si  bien ,  et  il  seroit  difficile  qu  une  si 
chère  image  vous  en  laissât  perdre  le  goût.  Mais 
ne  laimerez-vous  jamais  pour  elle  seule ,  et  n  irez* 
vous  point  au  bien  par  vos  propres  forces ,  comme 
Julie  a  fait  par  les  siennes  ?  Enthousiaste  oisif  de 
ses  vertus^  vous  bornerez-vous  sans  cesse  à  les 
admirer  sans  les  imiter  jamais?  Vous  parlez  avec 
chaleur  de  la  manière  dont  elle  remplit  ses  de- 
voirs d'épouse  et  de  mère  ;  mais  vous ,  quand 
remplirez-vous  vos  devoirs  d'homme  et  d  ami  à 
son  exemple?  Une  femme  a   triomphé  d  elle- 
même  ,  et  un  philosophe  a  peine  à  se  vaincre  ! 
Voulez-vous  donc  n'être  toujours  qu  un  discou- 
reur comme  les  autres,  et  vous  borner  à  faire 
de  bons  livres,  au  lieu  de  bonnes  actions  (i)? 

(i)  Non  ,  ce  siècle  de  là  philosophie  ne  passera  point 
sans  avoir  produit  un  vrai  philosophe.  J'en  connois  un , 
un  seul ,  j'en  conviens  ;  mais  c'est  beaucoup  encore  ;  et , 
pour  comble  de  bonheur,  c'est  dans  mon  pays  qu'il  existe. 
L'oserai-je  nommer  ici ,  lui  dont  la  véritable  gloire  est 
d'avoir  su  rester  peu  connu?  Savant  et  modeste  Abauzit, 
que  votre  sublime  simplicité  pardonne  à  mon  cœur  un 
zélé  qui  n'a  point  votre  nom  pour  objet.  Non ,  ce  n'est 
pas  vous  que  je  veux  faire  connoitre  à  ce  siècle  indigne 
de  vous  admirer  ;  c'est  Genève  que  je  veux  illustrer  de 
votre  séjour;  ce  sont  mes  concitoyens  que  je  veux  ho- 
norer de  l'honneur  qu'ils  vous  rendent.  Heureux  le  pays 
où  le  mérite  qui  se  cache  en  est  d'autant  plus  estimé  ! 


CINQUIÈME  PARTIE.  !ïll 

Prenez-y  g^arde ,  mon  cher  ;  il  reçue  encore  dans 
-vos  lettres  un  ton  de  mollesse  et  de  langueur 
qui  me  déplatt ,  et  qui  est  bien  plus  un  reste 
de  votre  passion  qu'un  effet  de  votre  caractère. 
Je  hais  par-tout  la  foiblesse ,  et  n  en  veux  point 
dans  mon  ami.  Il  ny  a  point  de  vertu  sans 
force,  et  le  chemin  du  vice  est  la  lâcheté.  Osez* 
vous  bien  compter  sur  vous  avec  un  cœur  sans 
courage  ?  Malheureux  !  si  Julie  étoit  foihle ,  tu 
succomberois  demain  et  ne  serois  qu  un  vil  adul- 
tère. Mais  te  voilà  resté  seul  avec  elle  :  apprends 
à  la  connottre ,  et  rougis  de  toi. 

J  espère  pouvoir  bientôt  vous  aller  joindre. 
Vous  savez  à  quoi  ce  voyage  est  destiné.  Douze 
ans  d  erreurs  et  de  troubles  me  rendent  suspect 
à  moi-même  :  pour  résister  j  ai  pu  me  suffire  , 
pour  choisir  il  me  faut  les  yeux  d  un  ami  ;  et 
je  me  fais  un  plaisir  de  rendre  tout  commun 
entre  nous ,  la  reconnoissance  aussi  bien  que 
rattachement.  Cependant,  ne  vous  y  trompez 
pas ,  avant  de  vous  accorder  ma  confiance ,  j  exa- 

Heureux  le  peuple  où  la  jeunesse  altière  vient  abaisser 
son  ton  dog;matique  et  rougir  de  son  vain  savoir  devant 
la  docte  ignorance  du  sage!  Vénérable  et  vertueux  vieil- 
lard ,  vous  n'aurez  point  été  prôné  par  les  beaux  esprits , 
leurs  bruyantes  académies  n'auront  point  retenti  de  vos 
éloges  ;  au  lieu  de  déposer  comme  eux  votre  sagesse  dans 
des  livres ,  vous  Taurez  mise  dans  votre  vie ,  pour  Texem- 
ple  de  la  patrie  que  vous  avez  daigné  vous  oboisir,  que 
vous  aimez ,  et  qui  vous  respecte.  Vous  avez  vécu  comme 
Socrate  :  mais  il  mourut  par  la  main  de  ses  concitoyens, 
et  vous  êtes  chéri  des  vôtres. 

14. 


^212  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

minerai  si  vous  en  êtes  digpoie ,  et  si  votts  méri-^ 
tez  de  me  rendre  les  soins  que  j  ai  pris  de  vous. 
Je  oonnois  ^olre  cœur,  jen  suis  content:  -ce 
nest  pas  assez;  cest  de.  votre  jugement  que  j  ai 
besoin  dans  un  choix  où  doit  présider  la  raison 
seule ,  et  où  la  mienne  peut  m  abuser.  Je  ne 
crains  pas  les  passions  qui.,  nous  faisant  une 
guerre  ouverte ,  nous  avertissent  de  nous  mettre 
en  défense,  nous  laissent ,  quoi  quelles  fassent, 
la  conscience  de  toutes  nos  fautes,  et  auxquel- 
les on  ne  cède  qu'autant  qu  on  leur  veut  céder. 
Je  crains  leur  illusion  qui  trompe  au  lieu  de 
contraindre,  et  nous  fait  faire  sans  le  savoir  au- 
tre chose  que  ce  que  nous  voulons.  On  n  a  be- 
soin que  de  soi  pour  réprimer  ses  penchants, 
on  a  quelquefois  besoin  d  autrui  pour  discerner 
ceux  qu  il  est  permis  de  suivre  ;  et  c  est  à  quoi 
sert  lamitié  dun  homme  sage,  qui  voit  pour 
nous  sous  un  autre  point  de  vue  les  objets  que 
nous  avons  intérêt  à  bien  connoltre.  Songez 
donc  à  vous  examiner,  et  dites-vous  si,  tou- 
jours en  proie  à  de  vains  regrets ,  vous  serez 
à  jamais  inutile  à  vous  et  aux  autres,  ou  si, 
reprenant  enfin  lempire  de  vous-même ,  vous 
voulez  mettre  une  fois  votre  ame  en  état  d'éclai- 
rer celle  de  votre  ami. 

Mes  ailaires  ne  me  retiennent  plus  à  Londres 
que  pour  une  quinzaine  de  jours  :  je  passerai  par 
notre  armée  de  Flandre  où  je  compte  rester  en- 
core autant;  de  sorte  que  vous  ne  devez  guère 
m  attendre  avant  la  fin  du  mois  prochain  ou  le 


CINQUIÈME  PARTIE»  21 J 

commencement  doctobre.  Ne  m'écrivez  plus  à 
Londres  ,  mais  à  1  armée  ,  sous  -  Fadresse  ci- 
jointe.  Continuez  vos  descriptions  :  malgré  le 
mauvais  ton  de  vos  lettres  elles  me  touchent  et 
m'instruisent  ;  elles  mlnàpirent  des  projets  de  re- 
traite et  de  repos  convenables  à  mes  maximes 
et  à  mon  âge.  Calmez  sur-tout  Tinquiétude  que 
vous  m  avez  donnée  sur  madame  de  Wolmar  : 
si  son  sort  n  est  pas  heureux ,  qui  doit  oser  aspi- 
rer à  letre?  Après  le  détail  quelle  vous  a  fait^ 
je  ne  puis  concevoir  ce  qui  manque  à  son  bon- 
heur (i). 


LETTRE  IL 

DE  SAINT-PREUX  A  MTLORD  EDOUARD. 

ë 

Oui  ,  mylord ,  je  vous  le  confirme  avec  des 
transports  de  joie ,  la  scène  de  Meillerie  a  été  la 
crise  de  ma  folie  et  de  mes  maux.  Les  explica- 
tions de  M.  de  Wolmar  m'ont  entièrement  ras- 
suré sur  le  véritable  état  de  mon  cœur.  Ce  cœur 
trop  fôibleest  guéri  tout  autant  qu'il  peut  l'être; 
et  je  préfère  la  tristesse  d'un  regret  imaginaire  à 
l'efiroi  d'être  sans  cesse  assiégé  par  le  crime.  De- 

(i)  Le  galimatias  de  cette  lettre  me  platt,  en  ce  qu'il' 
est  tout-à-fait  dans  le  caractère  du  bon  Edouard,  qui 
n'est  jamais  si  philosophe  que  quand  il  fait  des  sottises , 
et  ne  raisonne  jamais  tant  que  quand  il  ne  sait  ce  qu'R 
diL 


ai4  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

puis  le  retour  de  ce  digne  ami ,  je  ne  balance 
plus  à  lui  donner  un  nom  si  cher  et  dont  voug 
m  avez  si  bien  fait  sentir  tout  le  prix.  Cest  le 
moindre  titre  que  je  doive  à  quiconque  aide  à 
me  rendre  à  la  vertu.  La  paix  est  au  fond  de 
mon  ame  comme  dans  le  séjour  que  j'habite.  Je 
commence  à  m  y  voir  sans  inquiétude,  à  y  vivre 
comme  chez  moi  ;  et  si  je  n  y  prends  pas  tout- 
à-fait  lautorité  d un  maître, je  sens  plus  de  plai- 
sir encore  à  me  regarder  comme  lenfant  de  la 
maison.  La  simplicité,  Tégalité  que  jy  vois  ré- 
gner ,  ont  un  attrait  qui  me  touche  et  me  porte 
au  respect.  Je  passe  des  jours  sereins  entre  la 
raison  vivante  et  la  vertu  sensible.  En  fréquen- 
tant ces  heureux  époux ,  leur  ascendant  me  ga- 
gne et  me  touche  insensiblement ,  et  mon  cœur 
se  met  par  degrés  à  lunisson  des  leurs ,  comme  la 
voix  prend  sans  qu  on  y  songe  le  ton  des  gens 
avec  qui  Ion  parle. 

Quelle  retraite  délicieuse  !  quelle  charmante 
habitation  !  que  la  douce  habitude  d  y  vivre  en 
augmente  le  prix  !  et  que ,  si  laspect  en  parott 
d'abord  peu  brillant ,  il  est  difficile  de  ne  pas 
laimer  aussitôt  qu  on  la  connoit  !  Le  goût  que 
prend  madame  de  Wolmar  à  remplir  ses  nobles 
devoirs ,  à  rendre  heureux  et  bons  ceux  qui  l'ap- 
prochent ,  se  communique  à  tout  ce  qui  en  est 
lobjet,  à  son  mari ,  à  ses  enfants ,  à  ses  hôtes  ,  à 
ses  domestiques.  Le  tumulte, les  jeux  bruyants, 
les  longs  éclats  de  rire ,  ne  retentissent  point 
dans  ce  paisible  séjour;  mais  on  y  trouve  par- 


CINQUIÈME  PARTIE.  2lS 

tout  des  cœurs  contents  et  des  visages  gais.  Si 
quelquefois  on  y  verse  des  larmes ,  elles  sont 
d  attendrissement  et  de  joie.  Les  noirs  soucis , 
lennui ,  la  tristesse ,  n approchent  pas  plus  d'ici 
que  le  vice  et  les  remords  dont  ils  sont  le  fruit. 
Pour  elle ,  il  est  certain  qu  excepté  la  peine 
secrète  qui  la  tourmente ,  et  dont  je  vous  ai  dit 
la  cause  dans  ma  précédente  lettre  (i) ,  tout  con* 
court  à  la  rendre  heureuse.  Cependant  avec  tant 
de  raisons  de  Tètre  mille  autres  se  désoleroient 
à  sa  place  :  sa  vie  uniforme  et  retirée  leur  seroit 
insupportable;  elles  simpatienteroientdu  tracas 
des  enfants  ;  elles  sennuieroient  des  soins  do- 
mestiques ;  elles  ne  pourroient  souffrir  la  cam- 
pagne; la  sagesse  et  Festime  d'un  mari  peu  cares- 
sant ne  les  dédommageroient  ni  de  sa  froideur 
ni  de  son  âge  ;  sa  présence  et  son  attachement 
même  leur  seroient  à  charge.  Ou  elles  trouve- 
roient  lart  de  1  écarter  de  chez  lui  pour  y  vivre  à 
leur  liberté ,  ou ,  s  en  éloignant  elles-mêmes ,  elles 
mépriseroient  les  plaisirs  de  leur  état  ;  elles  en 
chercheroient  au  loin  de  plus  dangereux ,  et  ne 
seroient  à  leur  aise  dans  leur  propre  maison  que 
quand  elles  y  seroient  étrangères.  Il  faut  une  ame 
saine  pour  sentir  les  charmes  de  la  retraite  :  on  ne 
voit  guère  que  des  gens  de  bien  se  plaire  au  sein  de 
leur  famille  et  s  y  renfermer  volontairement  ;  s'il 
est  au  monde  une  vie  heureuse,  c est  sans  doute 

■ 

(i)  Cette  précédente  lettre  ne  se  trouve  point.  On  en 
verra  ci-après  la  raison. 


ai6  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

celle  qu'ils  y  passent.  Mais  les  instruments  du 
bonheur  ne  sont  rien  pour  qui  ne  sait  pas  les 
mettre  en  œuvre ,  et  Ion  ne  sent  en  qtKji  le  vrai 
bonheur  consiste  qu  autant  qu  on  est  pro{)re  à 
le  goûter. 

S'il  falloit  dire  avec  précision  ce  qu  on  fait  dans 
cette  maison  pour  être  heureux, je  croirois  avoir 
bien  répondu  en  disant ,  On  y  sait  vivre  ;  non 
dans  le  sens  qu  on  donne  en  France  à  ce  mot , 
qui  est  davoir  avec  autrui  certaines  manières 
établies  par  la  mode  ;  mais  de  la  vie  de  Vhomme 
et  pour  laquelle  il  est  né  ;  de  cette  vie  dont  vous 
me  parlez,  dont  vous  m  avez  donné  lexemple  , 
qui  dure  au-delà  d  elle-même ,  et  qu  on  ne  tient 
pas  pour  perdue  au  jour  de  la  mort. 

Julie  a  un  père  qui  s'inquiète  du  bien-être  de 
sa  famille  :  elle  a  des  enfants  à  la  subsistance 
desquels  il  faut  pourvoir  convenablement.  Ce 
doit  être  le  principal  soin  de  Fhomme  sociable, 
et  c  est  aussi  le  premier  dont  elle  et  son  mari  se 
so^t  conjointement  occupés.  En  entrant  en  mé- 
nage ils  ont  examiné  1  état  de  leurs  biens  :  ils 
n*ont  pas  tant  regardé  silsétoient  proportionnés 
à  leur  condition  qu  à  Jeurs  besoins;  et  voyant 
qull  n  y  avoit  point  de  famille  honnête  qui  ne 
dût  s  en  contenter ,  ils  n  ont  pas  eu  assez  mau- 
vaise opinion  de  leurs  enfants  pour  craindre  que 
le  patrimoine  quils  ont  à  leur  laisser  ne  leur  pût 
suffire.  Ils  se  sont  donc  appliqués  à  Faméliorer 
plutôt  qua  retendre;  ils  ont  placé  leur  argent 
plus  sûrement  qu  avantageusement  ;  au  lieu  d  a- 


CINQUIÈME  t^ARtlE.  217 

cheter  de  nouvelles  terres,  ils  ont  donné  un 
nouveau  prix  à  celles  qu  ils  avoient  déjà  ,  et 
lexemple  de  leur  conduite'est  le  seul  trésor  dont 
ils  veuillent  accroître  leur  héritage. 

D  est  vrai  qu  un  bien  qui  naug[mente  point 
est  sujet  à  diminuer  par  mille  accidents  ;  mais  si 
cette  raison  est  un  motif  pour  laugm enter  une 
fois, quand  cessera-t-elle d'être  un  prétexte  pour 
laugmenter  toujours?  Il  faudra  le  partager  à 
plùùeurs  enfants.  Mais  doivent- ils  rester  oi- 
sifs? le  travail  de  chacun  n  est-il  pas  un  supplé- 
ment à  son  partage  ?  et  son  '  industrie  ne  doit- 
elle  pas  entrer  dans  le  calcul  de  son  bien  ?  L'in- 
satiable avidité  fait  ainsi  son  chemin  sous  le 
masque  de  la  prudence ,  et  mène  au  vice  à  force 
de  chercher  la  sûreté.  C'est  en  vain ,  dit  M.  de 
Wolmar ,  qu  on  prétend  donner  aux  choses  hu- 
maines une  solidité  qui  n  est  pas  dans  leur  na- 
ture :  la  raison  même  veut  que  nous  laissions 
beaucoup  de  choses  au  hasard  ;  et  si  notre  vie  et 
*  notre  fortune  en  dépendent  toujours  malgré 
nous,  quelle  folie  de  se  donner  sans  cesse  un 
tourment  réel  pour  prévenir  des  maux  douteux 
et  des  dangers  inévitables  !  La  seule  précaution 
qu  il  ait  prise  à  ce  sujet  a  été  de  vivre  un  an  sur 
son  capital ,  pour  se  laisser  autant  d  avance  sur 
son  revenu  ;  de  sorte  que  le  produit  anticipe  tou- 
jours d  une  année  sur  la  dépense.  Il  a  mieux 
aimé  diminuer  un  peu  son  fonds  que  d  avoir  sans 
cesse  à  courir  après  ses  rentes.  L'avantage  de 
D'être  point  réduit  à  des  expédients  ruineux  au 


2l8  LA   NOUVELLE   HÉLOiSE. 

moiodre  accident  imprévu  Ta  déjà  remboursé 
bien  des  fois  de  cette  avance.  Ainsi  Tordre  et  la 
régie  lui  tiennent  lieu  d  épargne,  et  il  s  enrichit 
de  ce  qu  il  a  dépensé. 

Les  maîtres  de  cette  maison  jouissent  d'un 
bien  médiocre  selon  les  idées  de  fortune  qu  on  a 
dans  le  monde;  mais  au  fond  je  ne  connois  per» 
sonne  de  plus  opulent  qu  eux.  Il  n  y  a  4>oint  de 
richesse  absolue.  Ce  mot  ne  signifie  qu  un  rap- 
port de  surabondance  entre  les  désirs  et  les  fa- 
cultés de  rhomme  riche.  Tel  est  riche  avec  un 
arpent  de  terre  ;  tel  est  gueux  au  milieu  de  ses 
monceaux  dor.  Le  désordre  et  les  fantaisies 
nont  point  de  bornes,  et  font  plus  de  pauvres 
que  les  vrais  besoins.  Ici  la  proportion  est  éta- 
blie sur  un  fondement  qui  la  rend  inébranlable , 
savoir  le  parfait  accord  des  deux  époux.  Le  mari 
s  est  chargé  du  recouvrement  des  rentes  ,  la 
femme  en  dirige  lemploi ,  et  c est  dans  Tharmo- 
nie  qui  règne  entre  eux  qu  est  la  source  de  leur 
richesse. 

Ce  qui  ma  d abord  le  plus  frappé  dans  cette 
maison,  c  est  dy  trouver  laisance,  la  liberté,  la 
gaieté ,  au  milieu  de  Tordre  et  de  lexactitude. 
Le  grand  défaut  des  maisons  bien  réglées  est 
d  avoir  un  air  triste  et  contraint.  L'extrême  sol- 
licitude des  chefs  sent  toujours  un  peu  Tavarice; 
tout  respire  la  gêne  autour  d  eux  :  la  rigueur  de 
Tordre  a  quelque  chose  de  servile  qu'on  ne  sup- 
porte point  sans  peine.  Les  domestiques  font 
leur  devoir ,  mais  ils  le  font  d'un  air  mécontent 


CINQUIÈME  PARTIE.  219 

et  craintif.  Les  hôtes  sont  bien  reçus,  mais  ils 
n  usent  qu  avec  défiance  de  la  liberté  qu  on  leur 
donne;  et  comme  on  s  y  voit  toujours  hors  de 
la  règle,  on  ny  fait  rien  qu  en  tremblant  de  se 
rendre  indiscret.  On  sent  que  ces  pères  esclaves 
ne  vivent  point  pour  eux,  mais  pour  leurs  en- 
fants ;  sans  songer  qu  ils  ne  sont  pas  seulement 
pères ,  mais  hommes ,  et  qu  ils  doivent  à  leurs 
enfants  lexemple  de  la  vie  de  Thomme  et  du 
bonheur  attaché  à  la  sagesse.  On  suit  ici  des 
régies  plus  judicieuses  :  on  y  pense  qu  un  des 
principaux  devoirs  dun  bon  père  de  famille 
n  est  pas  seulement  de  rendre  son  séjour  riant 
afin  que  ses  enfants  s  y  plaisent ,  mais  d  y  mener 
lui-*méme  une  vie  agréable  et  douce ,  afin  qu'ils 
sentent  quon  est  heureux  en  vivant  comme 
lui,  et  ne  soient  jamais  tentés  de  prendre  pour 
Tètre  une  conduite  opposée  à  la  sienne.  Une  des 
maximes  que  M.  de  Wolmar  répète  le  plus  sou- 
vent au  sujet  des  amusements  des  deux  cou- 
sines ,  est  que  la  vie  triste  et  mesquine  des 
pères  et  mères  est  presque  toujours  la  première 
source  du  désordre  des  enfants. 

Pour  Julie ,  qui  n  eut  jamais  d  autre  règle  que 
son  cœur,  et  nen  sauroit  avoir  de  plus  sûre, 
elle  s'y  livre  sans  scrupule ,  et,  pour  bien  faire, 
elle  fait  tout  ce  qu  il  lui  demande.  Il  ne  laisse 
pas  de  lui  demander  beaucoup ,  et  personne  ne 
sait  mieux  qu  elle  mettre  un  prix  aux  douceurs 
de  la  vie.  Comment  cette  ame  si  sensible  seroit- 
elle  insensible  aux  plaisirs?  Au  contraire,  elle 


220  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

les  aime  ,  elle  les  recherche  ^  elle  ne  s  en  refuse 
aucun  de  ceux  qui  la  flattent;  on  voit  quelle 
sait  les  goûter  :  mais  ces  plaisirs  sont  les  plaisirs 
de  Julie.  Elle  ne  néglige  ni  ses  propres  commo- 
dités ni  celles  des  gens  qui  lui  sont  chers ,  c  est- 
à-dire  de  tous  ceux  qui  Fenvironnent.  Elle  ne 
compte  pour  superflu  rien  de  ce  qui  peut  con- 
tribuer au  bien-être  d'une  personne  sensée;  mais 
elle  appelle  ainsi  tout  ce  qui  ne  sert  qu  a  briller 
aux  yeux  d  autrui  ;  de  sorte  qu'on  trouve  dans 
sa  maison  le  luxe  de  plaisir  et  de  sensualité  sans 
raffinement  ni  mollesse.  Quant  au  luxe  de  ma- 
gnificence et  de  vanité,  on  n'y  en  voit  que  ce 
qu'elle  n'a  pu  refuser  au  goût  de  son  père;  en- 
core y  reconnoît-on  toujours  le  sien ,  qui  con- 
siste à  donner  moins  de  lustre  et  d'éclat  que 
d'élégance  et  de  grâce  aux  choses.  Quand  je  lui 
parle  des  moyens  qu'on  invente  journellement  à 
Paris  ou  à  Londres  pour  suspendre  plus  douce- 
ment les  carrosses  9  elle  approuve  assez  cela; 
mais  quand  je  lui  dis  jusqu'à  quel  prix  on  a 
poussé  les  vernis ,  elle  ne  me  comprend  plus ,  et 
me  demande  toujours  si  ces  beaux  vernis  ren- 
dent les  carrosses  plus  commodes.  Elle  ne  doute 
pas  que  je  n'exagère  beaucoup  sur  les  peintures 
scandaleuses  dont  on  orne  à  grands  frais' ces  voi- 
tures, au  lieu  des  armes  qu'on  y  mettoit  autre- 
fois; comme  s'il  étoit  plus  beau  de  s'annoncer 
aux  passants  pour  un  homme  de  mauvaises 
mœurs  que  pour  un  homme  de  qualité!  Ce 
qui  l'a  sur-tout  révoltée  a  été  d'apprendre  que 


CII9Qt;iÈME  PARTIE.  221 

l68  fiemmes  avoient  introduit  ou  soutenu  cet 
usage ,  et  que  leurs  carrosses  ne  se  distinguoient 
de  ceux  des  hommes  que  par  des  tableaux  un 
peu  plus  lascifs.  J  ai  été  forcé  de  lui  citer  là- 
dessus  un  mot  de  votre  illustre  ami ,  qu  elle  a 
bien  de  la  peine  à  digérer.  J'étois  chez  lui  un 
jour  qu  on  lui  montroit  un  vis-à-vis  de  cette  es- 
pèce. A  peine  eut-il  jeté  les  yeux  sur  les  pan-* 
neauiL,  quil  partit  en  disant  au  maître  :  Mon- 
trez ce  carrosse  à  des  femmes  de  la  cour;  un  hon- 
nête homme  n'oseroit  s'en  servir. 

Comme  le  premier  pas  vers  le  bien  est  de  ne 
point  &ire  de  mal ,  le  premier  pas  vers  le  bon- 
heur est  de  ne  point  souffrir.  Qes  deux  maximes, 
qui  bien  entendues  épargneroient  beaucoup  de 
préceptes  de  morale,  sont  chères  à  madame  de 
Wolmar.  Le  mal«ètre  lui  est  extrêmement  sen- 
sible et  pour  elle  et  pour  les  autres;  et  il  ne  lui 
seroit  pas  plus  aisé  d*ètre  heureuse  en  voyant 
des  misérables ,  qu  à  Fhomme  droit  de  conserver 
.  sa  vertu  toujours  pure  en  vivant  sans  cesse  au 
milieu  des  méchants.  Elle  na  point  cette  pitié 
barbare  qui  se  contente  de  détourner  les  yeux 
des  maux  quelle  pourroit  soulager;  elle  les  va 
chercher  pour  les  guérir  :  c est  lexistence et  non 
la  vue  des  malheureux  qui  la  tourmente  ;  il  ne 
lui  suffit  pas  de  ne  point  savoir  qu'il  y  en  a , 
il  faut  pour  son  repos  qu  elle  sache  qu  il  n  y  en 
a  pas ,  du  moins  autour  d  elle  ;  car  ce  seroit  sor- 
tir des  termes  de  la  raison  que  de  faire  dépendre 
son  bonheur  de  celui  de  totis  les  hommes.  Elle 


222  Là   nouvelle   HÉLOÏSE. 

s'informe  des  besoins  de  son  voisinage  avec  la 
chaleur  quon  met  à  son  propre  intérêt;  elle  en 
connott  tous  les  habitants;  elle  y  étend  pour 
ainsi  dire  lenceinte  de  sa  famille ,  et  n épargne 
aucun  soin  pour  en  écarter  tous  les  sentiments 
de  douleur  et  de  peine  auxquels  la  vie  humaine 
est  assujettie. 

Mylord,  je  veux  profiter  de  vos  leçons  :  mais 
pardonnea^moi  un  enthousiasme  que  je  ne  me 
reproche  plus  et  que  vous  partagez.  Il  n  y  aura 
jamais  qu  une  Julie  au  monde.  La  providence 
a  veillé  sur  elle,  et  rien  de  ce  qui  la  regarde 
nest  un  effet  du  hasard.  Le  ciel  semble  lavoir 
donnée  à  la  terre  pour  y  montrer  à-la-fois  lexcel- 
lence  dont  une  ame  humaine  est  susceptible,  et 
le  bonheur  dont  elle  peut  jouir  dans  lobscurité 
de  la  vie  privée ,  sans  le  secours  des  vertus  écla- 
tantes qui  peuvent   Télever  au-dessus   délie* 
même,  ni  de  la  gloire  qui  les  peut,  honorer.  Sa 
faute ,  si  c'en  fut  une ,  n  a  servi  qu'à  déployer  sa 
force  et  son  courage.  Ses  parents,  ses  amis,  ses 
domestiques ,  tous  heureusement  nés ,  étoient 
faits  pour  laimer  et  pour  en  être  aimés.  Son 
pays  étoit  le  seul  où  il  lui  convint  de  naître  ;  la 
simplicité  qui  la  rend  sublime  devoit  régner  au- 
tour d  elle  ;  il  lui  falloit  pour  être  heureuse  vivre 
parmi  des  gens  heureux.  Si  pour  son  malheur 
elle  fût  née  chez  des  peuples  infortunés  qui  gé- 
missent sous  le  poids  de  îoppression ,  et  luttent 
sans  espoir  et  sans  fruit  contre  la  misère  qui  les 
consume ,  chaque  plainte  des  opprimés  eût  em- 


CINQUIÈME   PARTIE.  223 

poisonné  sa  vie;  la  désolation  commune  leût 
accablée;  et  son  cœur  bienfaisant,  épuisé  de 
peines  et  d  ennuis ,  lui  eût  fait  éprouver  sans 
cesse  les  maux  qu  elle  n  eût  pu  soulager. 

Au  lieu  de  cela,  tout  anime  et  soutient  ici  sa 
bonté  naturelle.  Elle  n  a  point  à  pleurer  les  ca- 
lamités publiques  ;  elle  n  a  point  sous  les  yeux 
l'image  affreuse  de  la  misère  et  du  désespoir. 
Le  villageois  à  son  aise  (i)  a  plus  besoin  de  ses 
avis  que  de  ses  dons.  SU  se  trouve  quelque  or- 
phelin trop  jeune  pour  gagner  sa  vie ,  quelque 
veuve  oubliée  qui  souffre  en  secret  ,  quelque 
vieillard  sans  enfants ,  dont  les  bras  affoiblis  par 
lage  ne  fournissent  plus  à  son  entretien,  elle 
ne  craint  pas  que  ses  bienfaits  leur  deviennent 
onéreux,  et  fassent  aggraver  sur  eux  les  charges 
publiques  pour  en  exempter  des  coquins  accré- 
dités. Elle  jouit  du  bien  qu'elle  fait ,  et  le  voit 
profiter.  Le  bonheur  qu  elle  goûte  se  multiplie 
et  s  étend  autour  d  elle.  Toutes  les  maisons  où 
elle  entre  offrent  bientôt  un  tableau  de  la  sienne; 
laisance  et  le  bien-être  y  sont  une  de  ses  moin- 
dres influences  ;  la  concorde  et  les  mœurs  la  sui- 

(i)Il  y  a  près  de  Glarens  ud  village  appelé  Moutru,  dont 
la  commune  seale  est  assez  riche  pour  entretenir  tous  les 
communiers ,  n'eussent-ils  pas  un  pouce  de  terre  en  pro- 
pre. Aussi  la  bourgeoisie  de  ce  village  est-elle  presque 
aussi  difficile  à  acquérir  que  celle  de  Berne.  Quel  dom- 
mage qu'il  n'y  ait  pas  là  quelque  honnête  homme  de  sub- 
délégué ,  pour  rendre  messieurs  de  Moutru  plus  sociables, 
et  leur  bourgeoisie  un  peu  moins  chère  ! 


224  LA  NOUVELLE   HÉLQÏSE. 

vent  de  ménage  en  ménage.  En  sortant  de  chez 
elle  sea  yeux  ne  sont  frappés  que  d'objets  agréa- 
bles ;  en  y  rentrant  elle  en  retrouve  de  plus  doux 
encore  :  elle  voit  par-tout  ce  qui  plait  à  spn 
cœur;  et  cette  amç  si  peu  sensible  à  Taimour- 
propre  apprend  à  s  aimer  dans  ses  bienfaits.  Non, 
mylord,  je  le  répète,  rien  de  ce  qui  touche  à  Ju- 
lie nest  indifférent  pour  la  vertu.  Ses  chanues, 
ses  talents ,  ses  goûts ,  ses  combats ,  ses  fautes , 
ses  regrets,  son  séjour,  ses  amis,  sa  famille,  ses 
peines,  ses  plaisirs,  et  toute  sa  destinée,  font 
de  sa  vie  un  exemple  unique ,  que  peu  de  fem- 
mes voudront  imiter,  mais  qu  elles  aimeront  en 
dépit  d'elles. 

Ce  qui  me  plait  le  plus  dans  les  soins  qu  on 
prend  ici  du  bonheur  d  autrui  ;  c  est  qu'ils  sont 
tous  dirigés  par  la  sagesse ,  et  qu  il  n  en  résulte 
jamais  dabus.  Nest  pas  toujours  bienfaisant  qui 
veut  ;  et  souvent  tel  croit  rendre  de  grands  ser- 
vices ,  qui  fait  de  grands  maux  qu  il  ne  voit  pas , 
pour  un  petit  bien  quil  aperçoit.  Une  qualité 
rare  dans  les  femmes  du  meilleur  caractère,  et 
qui  brille  éminemment  dans  celui  de  madame 
de  Wolmar ,  c  est  un  discernement  exquis  dans 
la  distribution  de  ses  bienfaits ,  soit  par  le  choix 
des  moyens  de  les  rendre  utiles ,  soit  par  le  choix 
des  gens  sur  qui  elle  les  répand.  Elle  s  est  fait  des 
règles  dont  elle  ne  se  départ  point.  Elle  sait 
accorder  et  refuser  ce  qu'on  lui  demande ,  sans 
qu'il  y  ait  ni  foiblesse  dans  sa  bonté ,  ni  caprice 
dans  son  refus.  Quiconque  a  commis  en  sa  vie 


CINQUIÈME   PARTIE.  22$ 

vne  méchante  action  n a  rien  à  espérer  délie 
que  justice  ,  et  pardon  s'il  la  offensée  ;  jamais 
feveur  ni  protection  quelle  puisse  placer  sur  un 
meilleur  sujet.  Je  lai  \ue  refuser  assez  sèche- 
ment à  un  homme  de  cette  espèce  une  grâce  qui 
dépendoit  délie  seule,  u  Je  vous  souhaite  du 
«bonheur,  lui  dit^^elle,  mais  je  n'y  Veux  pas 
u  contribuer ,  de  peur  de  faire  du  mal  à  d'autres 
u  en  vous  mettant  en  état  d'en  faire.  Le  monde 
«  n'est  pas  assez  épuisé  de  gens  de  bien  qui  souf» 
tt  frent  pour  qu'on  soit  réduit  à  songer  à  vous.  » 
H  est  vrai  que  cette  dureté  lui  coûte  extrême- 
ment et  qu'il  lui  est  rare  de  l'exercer.  Sa  maxime 
est  de  compter  pour  bons  tous  ceux  dont  la  mé- 
chanceté-ne  lui  est  pas  prouvée;  et  il  y  a  bien 
peu  de  méchants  qui  n'aient  l'adresse  de  se  met- 
tre à  l'abri  des  preuves.  Elle  n'a  point  cette 
charité  paresseuse  des  riches  qui  payent  en  ar- 
gent aux  malheureux  le  droit  de  rejeter  leurs 
prières ,  et  pour  un  bienfait  imploré  ne  savent 
jamais  donner  que  laumône.  Sa  bourse  n'est 
pas  inépuisable  ;  et  depuis  qu'elle  est  mère  de 
famille,  elle  en  sait  mieux  régler  lusage.  De 
tous  les  secours  dont  on  peut  soulager  les  mal- 
heureux 9  l'aumône  est  à  la  vérité  celui  qui  coûte 
le  moins  de  peine  ;  mais  il  est  aussi  le  plus  pas- 
sager et  le  moins  solide  ;  et  Julie  ne  cherche  pas 
à  se  délivrer  d'eux ,  mais  à  leur  être  utile. 

Elle  n'accorde  pas  non  plus  indistinctement 
des  recommandations  et  des  services  sans  bien 
savoir  si  l'usage  qu'on  en  veut  faire  est  raison- 

4.  iS 


:2!26  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

nable  et  juste.  Sa  protection  n  est  jamais  refu^ 
sée  à  quiconque  en  a  un  véritable  besoin  et  mé-* 
rite  de  l'obtenir  ;  mais  pour  ceux  que  Tinquié^ 
tude  ou  lambitiôn  porte  à  vouloir  selever  et 
quitter  un  état  où  ils  sont  bien,  rarement  peu-^ 
vent-ils  Fengafi^er  à  se  mêler  de  leurs  affaires.  La 
condition  naturelle  à  Thomme  est  de  cultiver 
la  terre  et  de  vivre  de  ses  fruits.  Le  paisible 
habitant  des  champs  n  a  besoin  pour  sentir  son 
bonheur  que  de  le  connoître.  Tous  les  vrais 
plaisirs  de  Thomme  sont  à  sa  portée  ;  il  n  a  que 
les  peines  inséparables  de  Thumanité ,  des  pei^ 
nés  que  celui  qui  croit  s  en  délivrer  ne  fait  qu'é-^ 
changer  contre  d'autres  plus  cruelles  (i).  Cet 
état  est  le  seul  nécessaire  et  le  plus  utile  :  il  n'est 
malheureux  que  quand  les  autres  le  tyrannisent 
par  leur  violence  ^  ou  le  séduisent  par  l'exemple 
de  leurs  vices.  C'est  en  lui  que  consiste  la  véri- 
table prospérité  d'un  pays ,  la  force  et  la  gran- 
deur qu'un  peuple  tire  de  lui-même ,  qui  ne  dé- 
pend en  rien  des  autres  nations,  qui  ne  contraint 
jamais  d'attaquer  pour  se  soutenir,  et  donne 
les  plus  sûrs  moyens  de  se  défendre.  Quand  il 
est  question  d'estimer  la  puissance  pubKque ,  le 
bel-esprit  visite  les  palais  du  prince ,  ses  ports , 
ses  troupes,  ses  arsenaux,  ses  villes;  le  vrai 
poUtique  parcourt  les  terres  et  va  dans  la  chau- 

(0  L'homme  sorti  de  sa  première  simplicité  devient 
si  stupide  qu'il  ne  sait  pas  même  désirer.  Ses  souhaits 
exaucés  le  méneroient  tous  a  la  fortune ,  jamais  à  la  fé- 
iicité. 


CINQUIÈME  PARTIE.  227 

mière  du  laboureur.  Le  premier  voit  ce  qu  on  a 
&it ,  et  le  second  ce  qu  on  peut  feire. 

Sur  ce  principe  on  s  attache  ici ,  et  plus  encore 
à  Étange,  à  contribuer  autant  quon  peut  à  ren-* 
dre  aux  paysans  leur  condition  douce ,  sans  ja- 
mais leur  aider  &  en  sortir.  Les  plus  aisés  et  les 
plus  pauvres  ont  également  la  fîîreur  d  envoyer 
leurs  enfiints  dans  les  villes,  les  uns  pour  étu- 
dier et  devenir  un  jour  des  messieurs,  les  au- 
tres pour  entrer  en  condition  et  décharger  leurs 
parents  de  leur  entretien.  Les  jeunes  gens  de 
leur  côté  aiment  souvent  à  courir  ;  les  filles  as- 
pirent à  la  parure  bourgeoise  :  les  garçons  s  en- 
gagent dans  un  service  étranger  ;  ils  croient  va- 
loir mieux  en  rapportant  dans  leur  village ,  au 
lieu  de  lamour  de  la  patrie  et  de  la  liberté ,  lair 
à-la-fois  rogue  et  rampant  des  soldats  merce- 
naires, et  le  ridicule  mépris  de  leur  ancien  état. 
On  leur  montre  à  tous  Terreur  de  ces  préjugés, 
la  corruption  des  enfants ,  labandon  des  pères  y 
et  les  risques  continuels  de  la  vie,  de  la  fortune , 
et  des  mœurs ,  où  cent  périssent  pour  un  qui 
réussit.  Slls  s  obstinent,  on  ne  favorise  point 
leur  fantaisie  insensée ,  on  les  laisse  courir  au 
vice  et  à  la  misère ,  et  Ion  s  applique  à  dédom- 
mager ceux  qu  on  a  persuadés  des  sacrifices  qu  ils 
font  à  la  raison.  On  leur  apprend  à  honorer  leur 
condition  naturelle  en  l'honorant  soi-même; 
on  n  a  point  avec  les  paysans  les  feçons  des  villes , 
mais  on  use  avec  eux  d'une  honnête  et  grave  fa- 
miliarité ,  qui  j  maintenant  chacun  dans  son  état, 

i5. 


228  Là  nouvelle  héloïse. 

leur  apprend  pourtant  à  faire  cas  du  leur.  Il  n  y 
a  point  de  bon  paysan  qu  on  ne  porte  à  se  con- 
sidérer lui-même ,  en  lui  montrajat  la  différence 
qu  on  fait  de  lui  à  ces  petits  parvenus  qui  vien- 
nent briller  un  moment  dans  leur  village  et 
t£rnir  leurs  parents  de  leur  éclat.  M.  de  Wol- 
mar ,  et  le  baron ,  quand  il  est  ici ,  manquent 
parement  d: assister  aux  exercices,  aux  prix,  aux 
revuesdu  village  et  des  environs.  Cette  jeunesse 
dé}a  naturellement  ardente  et  guerrière ,  voyant 
de  vieux  officiers  se  plaire  à  ses  assemblées ,  s  en 
estime  davantage  et  prend  plus  de  confiance  en 
elle-même.  On  lui  en  donne  encore  plus  en  lui 
montrant  des  soldats  retirés  du  service  étranger 
en  savoir  moins  qu  elle  à  tous  égards;  car,  quoi 
qu'on, fasse,  jamais  cinq  sous  de  paye  et  la  peur 
des  coups  de  canne  ne  produiront  une  émula- 
tion pareille  à  celle  que  donne  à  un  homme 
libre  et  sous  les  armes  la  présence  de  ses  parents, 
de  ses  voisins,  de  ses  amis,  de  sa  maîtresse,  et 
la  gloire  de  son  pays. 

La  grande  maxime  de  madame  de  Wolmar 
est  donc  de  ne  point  favoriser  les  changements 
de  condition  ,  mais  de  contribuer  à  rendre  heu- 
reux chacun  dans  la  sienne ,  et  sur-tout  d'em- 
pêcher que  la  plus  heureuse  de  toutes ,  qui  est 
celle  du  villageois  dans  un  état  libre ,  ne  se  dé- 
peuple en  faveur  des  autres. 

Je  lui  feisois  là-dessus  lobjection  des  talents 
divers  que  la  nature  semble  avoir  partagés  aux 
hommes  pour  leur  donner  à  chacun  leur  em- 


CINQUIÈME  PARTIE.  I29 

ploi ,  sans  égard  à  la  condition  dans  laquelle  ils 
sont  nés.  A  cela  elle  me  répondit  qu  il  y  avoit 
deux  choses  à  considérer  avant  le  talent,  savoir, 
les  mœurs  et  la  félicité.  L'homme ,  dit-elle ,  est 
un  être  trop  noble  pour  devoir  servir  simple- 
ment d'instrument  à  d  autres ,  et  Ton  ne  doit 
point  l'employer  à  ce  qui  leur  convient  sans 
consulter  aussi  ce  qui  lui  convient  à  lui-même  ; 
car  les  hommes  ne  sont  pas  faits  pour  les  places, 
mais  les  places  sont  faites  pour  eux  ;  et ,  pour 
distribuer  convenablement  les  choses ,  il  ne  faut 
pas  tant  chercher  dans  leur  partagée  l'emploi  au- 
quel chaque  homme  est  le  plus  propre^  que 
celui  qui  est  le  plus  propre  à  chaque  homme 
pour  le  rendre  bon  et  heureux  autant  qu'il  est 
possible.  Il  n'est  jamais  permis  de  détériorer 
une  ame  humaine  pour  l'avantage  des  autres , 
ni  de  faire  un  scélérat  pour  le  service  des  hon- 
nêtes gens. 

Or ,  de  mille  sujets  qui  sortent  du  village ,  il 
n'y  en  a  pas  dix  qui  n'aillent  se  perdre  à  la  ville , 
ou  qui  n'en  portent  les  vices  plus  loin  que  les 
gens  dont  ils  les  ont  appris.  Ceux  qui  réussissent 
et  font  fortune  la  font  presque  tous  parles  voies 
déshonnêtes  qui  y  mènent.  Les  malheureux 
qu'elle  n'a  point  favorisés  ne  reprennent  plus 
leur  ancien  état ,  et  se  font  mendiants  ou  voleurs 
plutôt  que  de  redevenir  paysans.  De  ces  mille 
s'il  s'en  trouve  un  seul  qui  résiste  à  l'exemple  et 
se  conserve  honnête  homme ,  pensez-vous  qu'à 
tout  prendre  celui-là  passe  une  vie  aussi  heu- 


23o  LA  NOUVELLE  HÉLOfSE. 

reuse  qu'il  leût  passée  à  l'abri  des  passions  vîo)- 
lentes ,  dans  la  tranquille  obscurité  de  sa  pre- 
mière condition  ? 

Pour  suivre  son  talent  il  le  faut  connoître. 
Est-ce  une  chose  aisée  de  discerner  toujours  les 
talents  des  hommes?  et  à  Tâge  où  Ion  prend  un 
parti ,  si  Ton  a  tant  de  peine  à  bien  connoitre 
ceux  des  enfants  qu  on  a  le  mieux  observés ,  com- 
ment un  petit  paysan  saura-t41  de  lui-même  dis- 
tinguer les  siens?  Rien  n  est  plus  équivoque  que 
les  signes  d'inclination  quon  donne  dès  l'en- 
fance, l'esprit  imitateur  y  a  souvent  plus  de  part 
que  le  talent  :  ils  dépendront  plutôt  d'une  ren- 
contre fortuite»  que  d'un  penchant  décidé ,  et  le 
penchant  même  n'annonce  pas  toujours  la  dis- 
position. Le  vrai  talent,  le  vrai  génie  a  une  cer- 
taine simplicité  qui  le  rend  moins  inquiet ,  moins 
remuant^  moins  prompt  à  se  montrer,  qu'un 
apparent  et  faux  talent,  qu'on  prend  pour  véri- 
table, et  qui  n'est  qu'une  vaine  ardeur  de  bril- 
ler, sans  moyens  pour  y  réussir.  Tel  entend  un 
tambour  et  veut  être  général  ;  un  autre  voit  bâ- 
tir et  se  croit  architecte.  Gustin,  mon  jardinier, 
prit  le  goût  du  dessin  pour  m'avoir  vue  dessiner  : 
je  l'envoyai  apprendre  à  Lausanne;  il  se  croyoit 
déjà  peintre,  et  n'est  qu'un  jardinier.  L'occasion^ 
le  désir  de  s'avancer,  décident,  de  l'état  qu'on 
choisit.  Ce  n'est  pas  assez  de  sentir  son  génie , 
il  faut  aussi  vouloir  s'y  livrer.  Un  prince  ira-t-il 
se  faire  cocher  parcequ'il  mène  bien  son  car- 
rosse ?  un  duc  se  fera-t-ii  cuisinier  parcequ'il  in« 


CINQUIÈME  PARTIE.  2^1 

vente  de  bons  rag;oùts?  On  na  des  talents  que 
pour  s  élever ,  personne  n'en  a  pour  descendre  : 
pensez-vous  que  ce  soit  là  Tordre  de  la  nature  ? 
Quand  chacun  connottroit  son  talent  et  vou^ 
droit  le  suivre,  combien  lepourroient  "^  combien 
surmonteroient  d'injustes  obstacles  ?  combien 
vaincroient  d'indignes  concurrents?  Celui  qui 
sent  sa  foiblesse  appelle  à  son  secours  le  ma- 
nège et  la  brigue,  que  l'autre,  plus  sûr  de  lui, 
dédaigne.  Ne  m'avez-vous  pas  cent  fois  dit  vous-» 
même  que  tant  d'établissements  en  faveur  des 
arts  ne  font  que  leur  nuire?  E)n  multipliant  in-« 
discrètement  les  sujets  on  les  confond  ;  le  vrai  mé» 
rite  reste  étouffé  dans  la  foule ,  et  les  honneurs 
dus  au  plus  habile  sont  tous  pour  le  plus  in- 
trigant. S'il  existoit  une  société  où  les  emplois 
et  les  rangs  fussent  exactement  mesurés  sur  les 
talents  et  le  mérite  personnel ,  chacun  pourroit 
aspirer  à  la  place  qu'il  sauroit  le  mieux  remplir; 
mais  il  faut  se  conduire  par  des  règles  plus  sû- 
res ,  et  renoncer  au  prix  des  talents ,  quand  le 
plus  vil  de  tous  est  le  seul  qui  mène  à  la  fortune. 
Je  vous  dirai  plus ,  continua-t-elle  :  j'ai  peine 
à  croire  que  tant  de  talents  diver»  doivent  être 
tous  développés  ;  car  il  faudroit  pour  cela  que  le 
nombre  de  ceux  qui  les  possèdent  fut  exactement 
proportionné  au  besoin  de  la  société  ;  et  si  l'on 
ne  îaissoit  au  travail  de  la  terre  que  ceux  qui 
ont  éminemment  le  talent  de  l'agriculture ,  ou 
qu'on  enlevât  à  ce  travail  tous  ceux  qui  sont 
plus  propres  à  un  autre ,  il  ne  rester  oit  pas  asse:^. 


232  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

de  laboureurs  pour  la  cultiver  et  nous  faire  vi-^ 
vre.  Je  peuserois  que  lea  talents  des  hommes 
sont  comme  les  vertus  des  drogues ,  que  la  na- 
ture nous  donne  pour  guérir  nos  maux,  quoi- 
que son  intention  soit  que  nous  nen  aypns  pas 
besoin.  li  y  a  des  plantes  qui  nous  empoison- 
nent y  des  animaux  qui  nous  dévorent,  des  ta-' 
lents  qui  nous  sont  pernicieu}^.  S'il  falloit  tou-r 
jours  employer  chaque  chose  selon  ses  princi- 
pales propriétés,  peut-être  feroit-on  moins  de 
bien  que  de  mal  aux  hommes.  Les  peuples  bons 
et  simples  n  ont  pas  besoin  de  tant  de  talents  ; 
ils  se  soutiennent  mieux  par  leur  seule  simpli- 
cité que  les  autres  par  toute  leur  industrie  : 
mais  à  mesure  qu'ils  se  corrompent ,  leurs  ta^ 
lents  se  développent  comme  pour  servir  de  sup* 
plément  aux  vertus  qu'ils  perdent ,  et  pour  for- 
cer les  méchants  eux-mêmes  d  être  utiles  en  dé- 
pit deux. 

Une  autre  chose  sur  laquelle  j  avois  peine  à 
tomber  d  accord  avec  elle  étoit  lassistance  des 
mendiants.  Comme  c'est  ici  une  grande  route, 
il  en  passe  beaucoup ,  et  l'on  ne  refuse  l'aumône 
à  aucun.  Je  lui  représentai  que  ce  n'étoit  pas 
seulement  un  bien  jeté  à  pure  perte ,  et  dont  on 
privoit  ainsi  le  vrai  pauvre,  mais  que  cet  usage 
contribuoit  à  multiplier  les  gueux  et  les  vaga- 
bonds qui  se  plaisent  à  ce  lâche  métier ,  et ,  se 
rendant  à  charge  à  la  société ,  la  privent  encore 
du  travail  qu'ils  y  pourroient  faire. 

Je  vois  bien ,  me  dit-elle ,  que  vous  avez  pris 


CINQUIÈME   PARTIE.  233 

dans  les  g[randes  villes  les  maximes  dont  de 
complaisants  raisonneurs  aiment  à  flatter  la  du- 
reté des  riches  ;  vous  en  avez  même  pris  les  ter- 
mes. Croyez-vous  dégrader  un  pauvre  de  sa  qua- 
lité d'honxme  en  lui  donnant  le  nom  méprisant  . 
de  gueux  ?  Compatissant  comme  vous  Têtes  y 
comment  av^z-vous  pu  vous  résoudre  à  rem- 
ployer ?  Renoncez^y ,  mon  ami ,  ce  mot  ne  va 
point  dans  votre  bouche  ;  il  est  plus  déslmno-  - 
rant  pour  Thomme  dur  qui  sen  sert  que  pour 
le  malheureux  qui  le  porte.  Je  ne  déciderai  point 
si  ces  détracteurs  de  laumône  ont  tort  ou  rai- 
son ;  ce  que  je  sais ,  c  est  que  mon  mari ,  qui  ne 
cède  point  en  bon  sens  à  vos  philosophes,  et 
qui  m'a  sogvent  rapporté  tout  ce  qu'ils  disent 
là-dessus  pour  étouffer  dans  le  cœur  la  pitié  na- 
turelle et  rexercer  à  Tinsensibilité ,  m'a  toujours 
paru  mépriser  ces  discours  et  n'a  point  désap- 
prouvé ma  conduite.  Son  raisonnement  est  sim- 
ple :  On  soufFre ,  dit-il ,  et  Ton  entretient  à  grands 
frais  des  multitudes  de  professions  inutiles  dont 
plusieurs  ne  servent  qu'à  corrompre  et  gâter  les 
mœurs.  A  ne  regarder  l'état  de  mendiant  que 
comme  un  métier,  loin  qu'on  en  ait  de  pareil  à 
craindre ,  on  n'y  trouve  que  de  quoi  nourrir  en 
nous  les  sentiments  d'intérèi  et  d'humanité  qui 
devroient  unir  tous  les  hommes.  Si  l'on  veut  le 
considérer  par  le  talent ,  pourquoi  ne  récom- 
penserois-je  pas  l'éloquence  de  ce  mendiant  qui 
me  remue  le  cœur  et  me  porte  à  le  secourir , 
comme  je  paye  un  comédien  qui  me  fait  verser 


234  LA  NOUVELLE   RÉLOÏSE. 

quelques  larmçs  stériles?  Si  Tun  me  fait  aimer 
les  bonnes  actions d autrui ,  lautre  me  porte  à  en 
faire  moi-même  :  tout  ce  qu  on  sent  à  la  tragédie 
s  oublie  à  Tinstant  qu'on  en  sort ,  mais  la  mé- 
moire des  malheureux  qu  on  a  soulagés  donne 
un  plaisir  qui  renaît  sans  cesse.  Si  le  grand 
nombre  des  mendiants  est  onéreux  à  letat ,  de 
combien  d'autres  professions  quon  encourage 
et  qu  on  tolère  n'en  peut-on  pas  dire  autant  ! 
Cç&t  au  souverain  de  faire  en  sorte  qu'il  ny  ait 
point  de  mendiants;  mais  ,  pour  les  rebuter  de 
leur  profession  (i),  faut-il  rendre  les  citoyens 
inhumains  et  dénaturés  ?  Pour  moi ,  continua 

(i)  Nourrir  les  mendiants  c'est,  disent-iîs,  former  des 
pépinières  de  voleurs;  et,  tout  au  contraire ,  c'est  empé-. 
cher  qu'ils  nç  le  deviennent.  Je  conviens  qu'il  ne  faut  pas 
encourager  les  pauvres  à  se  faire  mendiants  ^mais  quand 
une  fois  ils  le  sont,  il  faut  les  nourrir,  de  peur  qu'ils  ne 
se  fassent  voleurs.  Rien  n'engage  tant  à  changer  de  pro- 
fession que  de  ne  pouvoir  vivre  dans  la  sienne  :  or  tous 
ceux  qui  ont  une  fois  goûte  de  ce  métier  oiseux  prennent 
tellement  le  travail  en  aversion,  qu'ils  aimeiit  mieux  vo- 
ler et  se  faire  pendre ,  que  de  reprendre  l'usage  de  leurs 
bras.  Un  liard  est  bientôt  dçmandé  et  refusé  ;  mais  vingt 
liards  auroient  payé  le  souper  d'un  pauvre  que  vingt  re^ 
fus  peuvent  impatienter.  Qui  est-ce  qui  voudroit  jamais 
refuser  une  si  légère  aumône,  s'il  son geoit  qu'elle  peut 
sauver  deux  hommes, l'un  du  crime,  et  l'autre  de  la  mort? 
J'ai  lu  quelque  part  que  les  mendiants  sont  une  vermine 
qui  s'attache  aux  riches.  Il  est  naturel  que  les  enfents 
s'attachent  aux  pères  ;  mais  ces  pères  opulents  et  durs 
les  méconnoissent,  et  laissent  aux  pauvres  le  soin  de  le^i 
nourrir* 


CINQUIÈME  PARTIE.  ^ZS 

Julie ,  sans  savoir  ce  que  les  pauvres  sont  à  1  e- 
tat ,  je  sais  quils  sont  tous  mes  frères,  et  que  je 
ne  puis  sans  une  inexcusable  dureté  leur  refuser 
le  foible  secours  qu'ils  me  demandent.  La  plu- 
part sont  des  vagabonds ,  j'en  conviens  ;  mais  je 
connois  trop  les  peines  de  la  vie  pour  ignorer 
par  combien  de  malheurs  un  honnête  homme 
peut  se  trouver  réduit  à  leur  sort  ;  et  comment 
puis-je  être  sûre  que  Finconnu  qui  vient  implo- 
rer au  nom  de  Dieu  mon  assistance  et  mendier 
un  pauvre  morceau  de  pain ,  n  est  pas  peut-être 
cet  honnête  homme  prêt  à  périr  de  misère ,  et 
que  mon  refus  va  réduire  au  désespoir?  L au- 
mône quejeiais  donner  à  la  porte  est  légère  :  un 
demi-crutz  (i)  et  un  morceau  de  pain  sont  ce 
qu  on  ne  refuse  à  personne  ;  on  donne  une  ra<* 
tion  double  à  ceux  qui  sont  évidemment  estro-* 
pies  :  s'ils  en  trouvent  autant  sur  leur  route  dans 
chaque  maison  aisée  ,  cela  suffit  pour  les  faire 
vivre  en  chemin  ;  et  c'est  tout  ce  qu'on  doit  au 
mendiant  étranger  qui  passe.  Quand  ce  ne  se- 
roit  pas  pour  eux  un  secours  réel ,  c'est  au  moins 
un  témoignage  qu'on  prend  part  à  leur  peine , 
un  adoucissement  à  la  dureté  du  refus  ,  une 
sorte  de  salutation  qu'on  leur  rend.  Un  demi- 
crutz  et  un  morceau  de  pain  ne  coûtent  guère 
plus  à  donner  et  sont  une  réponse  plus  hon- 
nête qu'un  Dieu  vous  assiste!  comme  si  les  dons 
de  Dieu  n'étoient  pas  dans  la  main  des  hommes, 

(i)  Petite  monuoie  du  payt^ 


236  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

et  qu'il  eût  d  autres  greniers  sur  la  terre  que  les 
magasins  des  riches!  Enfin,  quoi  quon  puisse 
penser  de  ces  infortunés ,  si  Ton  ne  doit  rien  au 
gueux  qui  mendie,  au  moins  se  doit-on  à  soi- 
même  de  rendre  honneur  à  l'humanité  souf- 
frante ou  à  son  image ,  et  de  ne  point  s  endurcir 
le  cœur  à  Taspect  de  ses  misères. 

Voilà  comment  j  en  use  avec  ceux  qui  men- 
dient pour  ainsi  dire  sans  prétexte  et  de  bonne 
foi  ;  à  regard  de  ceux  qui  se  disent  ouvriers  et 
se  plaignent  de  manquer  d  ouvrage ,  il  y  a  tou- 
jours ici  pour  eux  des  outils  et  du  travail  qui 
les  attendent.  Par  cette  méthode  on  les  aide, 
on  met  leur  bonne  volonté  à  1  épreuve;  et  les 
menteurs  le  savent  si  bien  qu'il  ne  s  en  présente 
plus  chez  nous. 

C'est  ainsi,  mylord,  que  cette  ame  angélique 
trouve  toujours  dans  ses  vertus  de  quoi  com- 
battre les  vaines  subtilités  dont  les  gens  cruels 
pallient  leurs  vices.  Tous  ces  soins  et  d'autres 
semblables  sont  mis  par  elle  au  rang  de  ses  plai- 
sirs, et  remplissent  une  partie  du  temps  que  lui 
laissent  ses  devoirs  les  plus  chéris.  Quand ,  après 
s'être  acquittée  de  tout  ce  qu'elle  doit  aux  au- 
tres ,  elle  songe  ensuite  à  elle-même ,  ce  qu'elle 
fait  pour  se  rendre  la  vie  agréable  peut  encore 
être  compte  parmi  ses  vertus  ;  tant  son  motif  est 
toujours  louable  et  honnête,  et  tant  il  y  a  de 
tempérance  et  de  raison  dans  tout  ce  qu  elle  ac- 
corde à  ses  désirs  !  Elle  veut  plaire  à  son  mari 
qui  aime  à  la  voir  contente  et  gaie  ;  elle  veut 


CINQUIÈME  PARTIE.  287 

inspirer  à  ses  enfants  le  goût  des  innocents  plai^ 
sirs  que  la  modération  ,  Tordre  et  la  simplicité 
font  valoir,  et  qui  détournent  le  cœur  des  pas- 
sions impétueuses.  Elle  samuse  pour  les  amu- 
ser ,  comme  la  colombe  amollit  dans  son  esto- 
mac le  grain  dont  elle  veut  nourrir  ses  petits. 

Julie  a  Famé  et  le  corps  également  sensibles. 
La  même  délicatesse  régne  dans  ses  sentiments 
et  dans  ses  organes.  Elle  étoit  faite  pour  con- 
noitre  et  goûter  tous  les  plaisirs ,  et  long-temps 
elle  naima  si  chèrement  la  vertu  même  que 
comme  la  plus  douce  des  voluptés.  Aujourd'hui 
qu  elle  sent  en  paix  cette  volupté  suprême ,  elle 
ne  se  refuse  aucune  de  celles  qui  peuvent  s  asso- 
cier avec  celle-là  :  mais  sa  manière  de  les  goûter 
ressemble  à  laustérité  de  ceux  qui  s  y  refusent , 
et  Fart  de  jouir  est  pour  elle  celui  des  privations; 
non  de  ces  privations  pénibles  et  douloureuses 
qui  blessent  la  nature  et  dont  son  auteur  dédai- 
gne rhommage  insensé,  mais  des  privations  pas- 
sagères et  modérées ,  qui  conservent  à  la  raison 
son  empire,  et,  servant  d'assaisonnement  au 
jJaîsir,  en  préviennent  le  dégoût  et  labus.  Elle 
prétend  que  tout  ce  qui  tient  aux  sens  et  n  est 
pas  nécessaire  à  la  vie  change  de  nature  aussitôt 
qiLil  tourne  en  habitude ,  qu  il  cesse  d  être  un 
plaisir  en  devenant  un  besoin ,  que  c  est  à-la-fois 
une  chaîne  qu  on  se  donne  et  une  jouissance 
dont  on  se  prive  ,  et  que  prévenir  toujours  les 
désirs  n'est  pas  Fart  de  les  contenter ,  mais  de  les 
éteindre.  Tout  celui  qu'elle  emploie  à  donner 


!238  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

du  prix  aux  moindres  choses  est  de  se  les  refuser 
vingt  fois  pour  en  jouir  une.  Cette  ame  simple 
se  conserve  ainsi  son  premier  ressort  :  son  goût 
ne  s'use  point  ;  elle  n  a  jamais  besoin  de  le  rani- 
mer par  des  excès ,  et  je  la  vois  souvent  savourer 
avec  délices  un  plaisir  d  enfent  qui  seroit  insi*» 
pide  à  tout  autre. 

Un  objet  plus  noble  qu  elle  se  propose  encore 
en  cela  est  de  rester  maîtresse  d'elle-même ,  d  ac« 
Goutumer  ses  passions  à lobéissance ,  et  de  plier 
tous  ses  désirs  à  la  régie.  C'est  un  nouveau  moyen 
d'être  heureuse  ;  car  on  ne  jouit  sans  inquiétude 
que  de  ce  qu'on  peut  perdre  sans  peine ,  et  si  le 
vrai  bonheur  appartient  au  sage ,  c'est  parcequ'il 
est  de  tous  les  hommes  celui  à  qui  la  fortune  peut 
le  moins  ôten 

Ce  qui  me  parott  le  plus  singuher  dans  sa  tem- 
pérance ,  c'est  qu'elle  la  suit  sur  les  mêmes  rai- 
sons qui  jettent  les  voluptueux  dans  l'excès.  La 
vie  est  courte ,  il  est  vrai ,  dit-elle  ;  c'est  une  rai- 
son d'en  user  jusqu  aubout ,  et  de  dispenser  avec 
art  sa  durée  afin  d'en  tirer  le  meilleur  parti  qu'il 
est  possible.  Si  un  jour  de  satiété  nous  ôte  un  an 
de  jouissance ,  c'est  une  mauvaise  philosophie 
d'aller  toujours  jusqu'où  le  désir  nous  mène  , 
sans  considérer  si  nous  ne  serons  point  plus  tôt 
au  bout  de  nos  facultés  que  de  notre  carrière , 
et  si  notre  cœur  épuisé  ne  mourra  point  avant 
nous.  Je  vois  que  ces  vulgaires  Épicuriens  pour 
ne  vouloir  jamais  perdre  une  occasion  les  per- 
dent toutes  y  et ,  toujours  ennuyés  au  sein  des 


tîNQtriÈME  PARTIE.  2^^ 

Iplaisirs,  nen  savent  jamais  trouver  aucun.  Us 
prodiguent  le  temps  qu'ils  pensent  économiser , 
et  se  ruinent  comme  les  avares  pour  ne  savoir 
rien  perdre  à  propos.  Je  me  trouve  bien  de  la 
maxime  opposée ,  et  je  crois  que  j  aimerois  en- 
core mieux  sur  ce  point  trop  de  sévérité  que 
de  relâchement.  Il  m  arrive  quelquefois  de  rom» 
pre  une  partie  de  plaisir  par  la  seule  raison 
quelle  m  en  fait  trop;  en  la  renouant  j  en  jouis 
deux  fois.  Cependant  je  m'exerce  à  conserver  sur 
moi  lempire  de  ma  volonté  ^  et  j  aime  mieux  être 
taxée  de  caprice  que  de  me  laisser  dominer  par 
mes  fantaisies. 

Voilà  sur  quel  principe  on  fondé  ici  les  dou- 
leurs de  la  vie  et  les  choses  de  pur  agrément* 
Julie  a  du  penchant  à  la  gourmandise ,  et  dans 
les  soins  qu  elle  donne  à  toutes  les  parties  du  mé- 
nage la  cuisine  sur- tout  nest  pas  négligée.  La 
table  se  sent  de  Fabondance  générale  ;  mais  cette 
abondance  n  est  point  ruineuse  ;  il  y  règne  une 
mensualité  sans  raffinement  ;  tous  les  mets  sont 
communs,  mais  excellents  dans  leurs  espèces  ; 
lapprêt  en  est  simple  et  pourtant  exquis.  Tout 
ce  qui  n'est  que  d  appareil ,  tout  ce  qui  lient  à 
Topinion ,  tous  les  plats  fins  et  recherchés,  dont 
la  rareté  fait  tout  le  prix  et  qu'il  faut  nommer 
pour  les  trouver  bons ,  en  sont  bannis  à  jamais  ; 
et  même,  dans  la  délicatesse  et  le  choix  de  ceux 
qu'on  se  permet ,  on  s'abstient  journellement  de 
certaines  choses  qu'on  réserve  pour  donner  à 
quelque  repas  un  air  de  fête  qui  les  rend  plus 


2^0  LA   INOUVKLLE   HÉLOÏSE. 

agréables  saDS  être  plus  dispendieux.  Que  croi- 
riez-vous  que  sont  ces  mets  si  sobrement  ména- 
gés ?  du  gibier  rare  ?  du  poisson  de  mer  ?  des 
productions  étrangères  ?  Mieux  que  tout  cela  ; 
quelque  excellent  légume  du  pays,  quelqu'un 
des  savoureux  herbages  qui  croissent  dans  nos 
jardins ,  certains  poissons  du  lac  apprêtés  d  une 
certaine  manière ,  certains  laitages  de  nos  mon- 
tagnes ,  quelque  pâtisserie  à  lallemande ,  à  quoi 
Von  joint  quelque  pièce  de  la  chasse  des  gens  de 
là  maison  :  voilà  *tout  Textraordinaire  quon  y 
remarque;  voilà  ce  qui  couvre  et  orne  la  table, 
ce  qui  excite  et  contente  notre  appétit  les  jours 
de  réjouissance.  Le  service  est  modeste  et  cham- 
pêtre ,  mais  propre  et  riant  ;  la  grâce  et  le  plaisir 
y  sont,  la  joie  et  lappétit  Fassaisonnent.  Des 
surtouts  dorés  autour  desquels  on  meurt  de  faim , 
des  cristaux  pompeux  chargés  de  fleurs  pour 
tout  dessert ,  ne  remplissent  point  la  place  des 
mets  ;  on  n y  sait  point  lart  de  nourrir lestomac 
par  les  yeux,  mais  on  y  sait  celui  d'ajouter  du 
charme  à  la  bonne  chère ,  de  manger  beaucoup 
sans  s'incommoder ,  de  s'égayer  à  boire  sans  al-* 
térer  sa  raison  »  de  tenir  table  long-temps  sans 
ennui ,  et  d  en  sortir  toujours  sans  dégoût. 

Il  y  a  au  premier  étage  une  petite  salle  à 
manger  diflerente  de  celle  où  Ion  mange  ordi- 
nairement ,  laquelle  est  au  rez-de-chaussée  : 
cette  salle  particulière  est  à  langle  de  la  maison 
et  éclairée  de  deux  côtés  ;  elle  donne  par  lun 
sur  le  jardin ,  au-delà  duquel  on  voit  le  lac  à 


CINQUIÈME  PAltTIE^  ^^i 

travers  les  arbres;  par  Tâutre  on  aperçoit  té 
grand  coteau  de  vignes  qui  commencent  d*étaler 
aux  yeux  les  richesses  qu  on  y  recueillera  dans 
deux  mois.  Cette  pièce  est  petite ,  mais  ornée  de 
tout  ce  qui  peut  la  rendre  agréable  et  riante. 
Gest  là  que  Julie  donne  ses  petits  festins  à  son 
père ,  à  son  mari ,  à  sa  cousine  ^  à  moi ,  à  elle-^ 
même  ,  «t  quelquefois  à  ses  enfants.  Quand  elle 
ordonne  d  y  mettre  le  couvert  on  sait  d  avance 
ce  que  cela  veut  dire  ;  et  M.  de  Wolmar  lap^ 
pelle  en  riant  le  salon  d*Apollon  :  mais  ce  sa-* 
Ion  ne  diffère  pas  moins  de  celui  de  LucuHus 
par  le  choix  des  convives  que  par  celui  des  mets* 
lies  simples  hôtes  n'y  sont  point  admis,  jamais 
on  ny  mange  quand  on  a  des  étrangers;  cest 
lasile inviolable  de  la  confiance ,  de  lamitié  ,  de 
la  liberté  ;  c  est  la  société  des  cœurs  qui  lie  en  ce 
lieu  celle  de  la  table  ;  elle  est  une  sorte  d'initia-* 
tion  à  ïintimité ,  et  jamais  il  ne  s  y  rassemblé 
que  des  g^is  qui  voudroient  n'être  plus  séparés* 
IMylord ,  la  fiète  vous  attend ,  et  c  est  dans  cette 
salle  que  vous  ferez  ici  votre  premier  repas. 

Je  n  eus  pas  d'abord  le  même  honneur  ;  ce  ne 
fut  qu'à  mon  retour  de  chez  madame  d'Orbe  que 
je  fus  traité  dans  le  salon  d'Apollon.  Je  n'ima-* 
ginois  pas  qu'on  pût  rien  ajouter  dobligeant  à 
la  réception  qu'on  m'avoit  fkite  :  mais  ce  souper 
ine  donna  d'autres  idées  ;  j'y  trouvai  je  ne  saiis 
quel  délicieux  mélange  de  familiarité ,  de  plaisir^ 
d'union ,  d'aisance  y  que  je  n'avms  point  encore 
éprouvé.  Je  me  sentois  plus  libre  sans  qu'onf 

4.  16 


24^  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

m  eût  averti  de  Tètre  ;  il  me  sembloit  que  nous 
nous  entendioDs  mieux  quauparavant.  L'éloi- 
guemieut  des  domestiques  m'invitoit  à  navoir 
plus  de  réserve  au  fond  de  mon  cœur  ;  et  c  est  là 
qu  a  liostance  de  Julie  je  repris  lusage ,  quitté 
depuis  tant  d'années ,  de  boire  avec  mes  hôtes 
du  vin  pur  à  la  fin  du  repas. 

Ce  souper  m  enchanta  :  j  aurois  voulu  que 
tous  nos  repas  se  fussent  passés  de  même.  Je 
ne  connoissois  point  cette  charmante  salle ,  dis- 
je  à  madame  de  Wolmar;  pourquoi  n  y  manges- 
vous  pas  toujours?  Voyez,  dit-elle,  elle  est  si 
jolie!  ne  seroit-ce  pas  dommage  de  la.g&ter? 
Cette  réponse  me  parut  trop  loin  de  son  ca* 
ractère  pour  n  y  pas  soupçonner  quelque  sens 
eaché.  Pourquoi  du  moins,  repris-je,  ne  ras* 
semblez-vous  pas  toujours  autour  de  vous  les 
mêmes  commodités  quon  trouve  ici,  afin  de 
pouvoir  éloigner  vos  domestiques  et  causer  plus 
en  liberté  ?  Cest ,  me  répondit-elle  encore ,  que 
cela  seroH  trop  agréable ,  et  que  lennui  d'être 
toujours  à  son  aise  est  enfin  le  pire  de  tous.  Il 
ne  m  en  fallut  pas  davantage  pour  concevoir 
son  système  ;  et  je  jugeai  qu  en  effet  lart  das- 
saisonner  les  plaisirs  nest  que  celui  den  être 
avare. 

Je  trouve  qu'elle  se  met  avec  plus  de  soin 
qu  elle  ne  faisoit  autrefois.  La  seule  vanité  qu'on 
lui  ait  jamais  reprochée  étoit  de  négliger  son 
ajustement.  L'orgueilleuse  avoit  ^es  raisons,  et 
ne  me  kissoit  point  de  prétexte  pour  mécour 


CINQUIÈME  PARTIE.  243 

nottre  son  empire.  Mais  elle  avoit  beau  faire , 
renchantement  étoit  trop  fort  pour  me  sembler 
naturel  ;  je  m'epiniàtrois  à  trouver  de  lart  daû^ 
sa  Dég)ig;ence  ;  elle  se  seroit  coiffée  d'un  sac  que 
je  laurois  accusée  de  coquetterie.  Elle  n auroit 
pas  moins  de  pouvoir  aujourd'hui  ;  mais  elle  dé- 
daigne de  remployer;  et  je  dirois  quelle  affecte 
une  parure  plus  recherchée  pour  ne  sembler 
plus  qu'une  jolie  femme,  si  je  navois  découvert 
la  cause  de  ce  nouveau  soin.  J'y  fus  trompé  les 
premiers  jours;  et,  sans  songer  quelTé  n  étoit 
pas  mise  autrement  quà  mon  arrivée  oii  je  né- 
tois  point  attendu,  josal  m'attribuer  Thoiineur 
de  cette  recherche.  Je  me  désabusai  durant  Fab- 
sence  de  M.  de  Wolmar.  Dès  le  lendemain  ce 
n'étoit  plus  cette  élégance  de  la  veille  dont  Tœil 
j^e  pouvoit  se  lasser,  ni  cette  simplicité  tou- 
chante et  voluptueuse  qui  m'enivroit  autrefois  ; 
cétoit  une  certaine  modestie  qui  parle  au  cœur 
par  les  yeux ,  qui  n'inspire  que  du  respect ,  et 
que  la  beauté  rend  plus  imposante.  La  dignité 
d'épouse  et  de  mère  régnoit  sur  tous  ses  char- 
mes; ce  regard  timide  et  tendre  étoit  devenu 
plus  grave;  et  l'on  eut  dit  qu'un  air  plus  grand 
et  plus  noble  avoit  voilé  la  douceur  de  ses  traits. 
Ce  n'étoit  pas  qu'il  y  eût  la  moindre  altération 
dans  son  maintien  ni  dans  ses  manières;  son 
égalité,  sa  candeur  ne  connurent  jamais  les  si- 
magrées; elle  usoit  seulement  du  talent  nature 
aux  femmes  de  changer  quelquefois  nos  senti- 
ments et  nos  idées  par  un  ajustement  différent,^ 

16. 


d44  L^  nOUTELLE  HÉLOÏSE. 

par  une  coiffure  d'une  autre  forme  ,  par  une 
robe  d'une  autre  couleur  »  et  d  exercer  sur  les 
cœurs  l'empire  du  goût  en  faisant  de  rien  quel«- 
que  chose.  Le  jour  qu  elle  attendoit  son  mari  de 
retour,  elle  retrouva  lart  danimer  ses  grâces  na* 
turelles  sans  les  couvrir;  elle  étoit  éblouissante 
en  «ortant  de  sa  toilette  ;  je  trouvai  qu  elle  ne 
savoit  pas  moins  effacer  la  plus  brillante  parure 
qu  orner  la  plus  simple;  et  je  me  dis  avec  dépit 
en  pénétrant  lobjet  de  ses  soins,  En  fit-elle  ja- 
mais autant  pour  lamour? 

Ce  goût  de  parure  s'étend  de  la  maîtresse  de 
la  maison  à  tout  ce  qui  la  compose.  Le  maître , 
les  enfants ,  les  domestiques ,  les  chevaux ,  les 
bâtiments,  les  jardins,  les  meubles,  tout  est 
tenu  avec  un  soin  qui  marque  qu'on  n'est  pas 
au-dessous  de  la  magnificence,  mais  qu'on  la 
dédaigne  ;  ou  plutôt  la  magnificence  y  est  en 
effet ,  s'il  est  vrai  qu  elle  consiste  moins  dans  la 
richesse  de  certaines  choses  que  dans  un  bd 
ordre  du  tout  qui  marque  le  concert  des  parties 
etlunité  d'intention  de  lordonnateur  (i).  Pour 
moi,  je  trouve  au  moins  que  c'est  une  idée  plus 
grande  et  plus  noble  de  voir  dans  une  maison 

(i)  Cela  me  parolt  incontestable.  Il  y  a  de  la  magnifia 
cence  dans  la  symétrie  d'un  g;rand  palais  ;  il  n'y  en  a 
point  dans  une  foule  de  maisons  confusément  entassées. 
Il  y  a  de  la  magnificence  dans  Funiforme  d'un  régiment 
en  bataille,  il  n'y  en  a  point  dans  le  peuple  qui  le  regarde, 
quoiqu'il  ne  s'y  trouve  peut-être  pas  un  seul  homme  dont 


CINQUIÈME  PARTIE.  245 

simple  et  modeste  un  petit  nombre  de  gens  heu- 
reux d  un  bonheur  commun ,  que  de  voir  régner 
dans  un  palais  la  discorde  et  le  trouble ,  et  cha- 
cun de  ceux  qui  l'habitent  chercher  son  bon-^ 
beur  dans  la  ruine  d'un  autre  et  dans  le  désor- 
dre général.  La  maison  bien  réglée  est  une ,  et 
forme  un  tout  agréable  à  voir  :  dans  le  palais 
on  ne  trouve  qu'un  assemblage  confus  de  di- 
vers objets  dont  la  liaison  nest  qu'apparenté. 
Au  premier  coup-d'œil  on  croit  voir  une  fin 
commune  ;  en  y  regardant  mieux  on  est  bientôt 
détrompé. 

.  A  ne  consulter  que  l'impression  la  plus  natu- 
relle ,  il  sembleroit  que  pour  dédaigner  l'éclat  et 
le  luxe  on  a  moins  besoin  de  modération  qUe  de 
goût.  La  symétrie  et  la  régularité  plaisent  à 
tous  les  yeux.  L'image  du  bien-être  et  de  la  féli- 
cité touche  le  cœur  humain  qui  en  est  avide  : 
mais  un  vain  appareil  qui  ne  se  rapporte  ni  à 
l'ordre  ni  au  bonheur ,  et  n'a  pour  objet  que  de 
frapper  les  yeux ,  quelle  idée  favorable  à  celui 
qui  l'étalé  peut-il  exciter  dans  l'esprit  du  spec- 
tateur? L'idée  du  goût?  Le  goût  ne  parott-il  pas 
cent  fois  mieux  dans  les  choses  simples  que  dans 
celles  qui  sont  offusquées  de  richesse.  L'idée  de 

l'habit  en  particulier  ne  vaille  mieux  que  celai  d'un  sol- 
dat. En  un  mot,  la  véritable  magnificence  n'est  que  For* 
dre  rendu  sensible  dans  le  grand  ;  ce  qui  fait  que,  de  tous 
les  spectacles  imaginables ,  le  plus  magnifique  est  celui 
de  la  nature. 


246  LÀ  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

la  commodité?  T  a-t-il  rien  de  plus  incommode 
que  le  faste  (i)?  L'idée  de  la  grandeur?  Cest  pré- 
cisément le  contraire.  Quand  je  vois  quon  a 
voulu  faire  un  grand  palais ,  je  me  demande 
aussitôt:  Pourquoi  ce  palais  n est-il  pas  plus 
grand?  pourquoi  celui  qui  a  cinquante  domes- 
tiques nen  a^^t-il  pas  [cent?  cette  belle  vaisselle 
d  argent  pourquoi  n  est-elle  pas  d  or  ?  cet  homme 
qui  dore  son  carrosse,  pourquoi  ne  dore-t-il  pas 
3es  lambris?  si  ses  lambris  sont  dorés ,  pourquoi 
son  toit  ne  Fest-il  pas  ?  Celui  qui  voulut  bâtir 
une  baute  tour  faisoit  bien  de  la  vouloir  porter 
jusqu'au  ciel;  autrement  il  eut  eu  beau  lelever, 
le  point  ou  il  se  fut  arrêté  n  eût  servi  qu  a  don* 
ner  de  plus  loin  la  preuve  de  son  impuissance. 
O  homme  petit  et  vain  !  montre-moi  ton  pou- 
voir, je  te  montrerai  ta  misère. 

Au  contraire,  un  ordre  de  choses  oii  rien  n  est 

(i)  Le  bruit  des  gens  d^une  maison  trouble  incessam- 
ment le  repos  du  maître  ;  il  ne  peut  rien  cacher  à  tant 
d'Argus.  La  foule  de  ses  créanciers  lui  fait  payer  cher 
celle  de  ses  admirateurs.  Ses  appartements  sont  si  super- 
bes qu'il  est  forcé  de  coucher  dans  un  bouge  pour  être 
à  son  aise ,  et  son  singe  est  quelquefois  mieux  logé  que 
lui.  S'il  veut  dîner,  il  dépend  de  son  cuisinier,  et  jamais 
de  sa  faim;  s'il  yeut  sortir,  il  est  à  la  merci  de  ses  che- 
vaux ;  mille  embarras  l'arrêtent  dans  les  rues  ;  il  brûle 
d'arriver ,  et  ne  sait  plus  qu'il  a  des  jambes.  Ghloé  Tat- 
tend,  les  boues  le  retiennent,  le  poids  de  l'or  de  son 
habit  l'accable ,  et  il  ne  peut  faire  vingt  pas  à  pied  :  mais 
s'il  perd  un  rendez-vous  avec  sa  maîtresse ,  il  en  est  bien 
dédommagé  par  les  passants  ;  chacun  remarque  sa  livrée, 
Tadmire ,  et  dit  tout  haut  que  c'est  monsieur  un  tel. 


CINQUIÈME  PARTIE.  tk^J 

donne  à  Topinion ,  où  tout  a  son  utilité  réelle , 
et  qui  se  borne  aux  vrais  besoins  de  la  nature , 
n  offre  pas  seulement  un  spectacle  approuvé  par 
la  raison ,  mais  qui  contente  les  yeux  et  le  cœur, 
en  ce  que  Thomme  ne  s'y  voit  que  sous  des  rap- 
ports agréables,  comme  se  suffisant  à  lui-même, 
que  Fimage  de  sa  foiblesse  n  y  paroit  point ,  et 
que  ce  riant  tableau  n  excite  jamais  de  réflexions 
attristantes.  Je  défie  aucun  homme  sensé  de  con- 
templer une  heure  durant  le  palais  d  un  prince 
et  le  faste  qu  on  y  voit  briller  sans  tomber  dans 
la  mélancolie  et  déplorer  le  sort  de  Thumanité. 
Mais  laspect  de  cette  maison  et  de  la  vie  uni- 
forme et  simple  de  ses  habitants  répand  dans 
lame  des  spectateurs  un  charme  secret  qui  ne 
feit  qu'augmenter  sans  cesse.  Un  petit  nombre 
de  gens  doux  et  paisibles ,  unis  par  des  besoins 
mutuels  et  par  une  réciproque  bienveillance,  y 
concourt  par  divers  soins  à  une  fin  commune  : 
chacun  trouvant  dans  son  état  tout  ce  qu  il  faut 
pour  en  être  content  et  ne  point  désirer  den 
sortir,  on  sy  attache  comme  y  devant  rester 
toute  la  vie  ;  et  la  seule  ambition  qu  on  garde 
est  celle  den  bien  remplir  les  devoirs.  Il  y  a 
tant  de  modération  dans  ceux  qui  commandent 
et  tant  de  a^le  dans  ceux  qui  obéissent,  que 
des  égaux  eussent  pu  distribuer  entre  eux  les 
'mêmes  emplois  sans  qu  aucun  se  fat  plaint  de 
son  partage.  Ainsi  nul  n'envie  celui  d'un  autre  ; 
nul  ne  croit  pouvoir  augmenter  sa  fortune  que 
par  iaugmentation  du  bien  commun  ;  les  mat- 


!i48  LA  NOUVELLE  HËLOÏSE. 

très  mêmes  ne  jugent  de  leur  bonheur  que  par 
celui  des  gens  qui  les  environnent.  On  ne  sau- 
rait qu  ajouter  ni  que  retrancher  ici,  parcequ  ou 
n  y  trouve  que  les  choses  utiles  et  qu  elles  y  sont 
toutes;  en  sorte  quon  ny  souhaite  riea  de  ce 
qu  on  n  y  voit  pas ,  et  qu  il  n  y  a  rien  de  ce  qu  on 
y  voit  dont  on  puisse  dire ,  Pourquoi  n  y  en  a-^t-^ 
il  p^s  davantage?  ajoutez-y  du  galon ,  des  ta-t 
bleauiK^,  \m  lustre,  de  la  dorure,  à  Finstant  vous 
^appauvrirez  tout.  En  voyant  tant  d'abondance 
dans  le  nécessaire ,  et  nulle  trace  de  superflu , 
on  est  porté  à  croire  qxie ,  s'il  n  y  est  pas ,  c  est 
qu  on  n  a  pas  voulu  qu  il  y  fut ,  et  que  si  on  }e 
youloit  il  y  régneroit  avec  la  même  profusioa  : 
en  voyant  continuellement  les  biens  refluer  au 
4ehors  par  lassistance  du  pauvre ,  on  est  porté 
à  dire,  Cette  maison  ne  peut  contenir  toutes 
ses  richesses.  Voilà,  ce  me  semble,  la  véritable 
magnificence. 

Cet  air  d  opulence  m  effraya  moi-même  quand 
je  fus  instruit  de  ce  qui  servoit  à  lentretenir. 
Vous  vous  ruinez ,  dis^je  à  monsieur  et  madame 
de  Wolmar  ;  il  n  est  pas  possible  qu  un  si  mo- 
dique revenu  suIBse  à  tant  de  dépenses.  I)s  se 
mirent  à  rire  ,  et  me  firent  voir  que  ,  sans 
rien  retrancher  dans  leur  maison ,  il  ne  tiendroit 
qua  eux  d'épargner  beaucoup  et  d  augmenter 
leur  revenu  plutôt  que  de  se  ruiner.  Notre  grand 
secret  pour  être  riches ,  me  dirent-ils ,  est  d  avoir 
peu  d  argent,  et  d  éviter  autant  qull  se  peut 
dans  lusage  de  nos  biens  les  échanges  intermé* 


CINQUIÈME  PARTIE.  a49 

dtalres  entre  le  produit  et  Femploi»  Aucun  de 
ces  échanges  ne  se  fait  sans  perte ,  et  ces  pertes 
multipliées  réduisent  presque  à  rien  dassex 
grands  moyens ,  comme  à  force  d'être  brocan- 
tée une  belle  boite  d'or  devient  un  mince  colifi- 
chet. Le  transport  de  nos  revenus  s'évite  en  les 
employant  sur  le  lieu ,  l'échange  s'en  évite  en- 
core en  les  consommant  en  nature;  et  dans  l'in- 
dispensable conversion  de  ce  que  nous  avons  de 
trop  en  ce  qui  nous  manque ,  au  lieu  des  ventes 
et  des  achats  pécuniaires  qui  doublent  le  pré- 
judice, nous  cherchons  des  échanges  réels  où 
la  commodité  de  chaque  contractant  tienne  lieu 
de  profit  à  tous  deux. 

Je  conçois ,  leur  dis-je ,  les  avantages  de  cette 
méthode^  mais  elle  ne  me  parott  pas  sans  in- 
convénient. Outre  les  soins  importuns  auxquels 
elle  assujettit ,  le  profit  doit  être  plus  apparent 
que  réel  ;  et  ce  que  vous  perdez  dans  le  détail 
de  la  régie  de  vos  biens  l'emporte  probablement 
sur  le  gain  que  feroient  avec  vous  vos  fermiers, 
car  le  travail  se  fera  toujours  avec  plus  d'éco- 
nomie et  la  récolte  avec  plus  de  soin  par  uu 
paysan  que  par  vous.  C'est  une  erreur ,  me  ré- 
pondit Wolmar  ;  le  paysan  se  soucie  moins 
d'augmenter  le  produit  que  d'épargner  sur  les 
firais ,  parceque  les  avances  lui  sont  plus  péni- 
bles que  les  profits  ne  lui  sont  utiles  :  comme 
son  objet  n'est  pas  tant  de  mettre  un  fonds  en 
valeur  que  d'y  faire  peu  de  dépense ,  s'il  s'assure 
im  gain  actuel  c'est  bien  moins  en  améliorant 


aSo       ,  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

la  terre  qu  ea  Tépuisant ,  et  le  mieux  qui  puisse 
arriver  est  qu  au  lieu  de  Tépuiser  il  la  néglige. 
Ainsi,  pour  un  peu  d argent  comptant  recueilli 
sans  embarras  y  un  propriétaire  oisif  prépare 
à  lui  ou  à  ses  enfants  de  grandes  pertes,  de 
grands  travaux ,  et  quelquefois  la  ruine  de  son 
patrimoine. 

D  ailleurs  ,  poursuivit  M.  de  Wolmar ,  je  ne 
disconviens  pas  que  je  ne  fasse  la  culture  de  mes 
terres  à  plus  grands  frais  que  ne  ieroit  un  fer- 
mier ;  mais  aussi  le  profit  du  fermier  c  est  moi 
qui  le  fais;  et  cette  culture  étant  beaucoup  meil- 
leure, le  produit  est  beaucoup  plus  grand;  de 
sorte  qu  en  dépensant  davantage  je  ne  laisse  pas 
de  gagner  encore.  U  y  a  plus  ;  cet  excès  de  dé- 
pense n  est  qu  apparent ,  et  produit  (tellement 
une  très  grande  économie  :  car  si  d  autres  cul- 
ti voient  nos  terres  nous  serions  oisifs  ;  il  faudroit 
demeurer  à  la  ville  ;  la  vie  y  seroit  plus  chère  ; 
il  nous  faudroit  des  amusements  qui  nous  cou- 
teroient  beaucoup  plus  que  ceux  que  nous  trou- 
vons ici,  et  nous  seroient  moins  sensibles.  Ces 
soins  que  vous  appelez  importuns  font  à-la-fois 
nos  devoirs  et  nos  plaisirs  :  grâces  à  la  pré- 
voyance avec  laquelle  on  les  ordonne ,  ils  ne 
sont  jamais  pénibles  ;  ils  nous  tiennent  lieu 
dune  foule  de  fantaisies  ruineuses  dont  la  vie 
champêtre  prévient  ou  détruit  le  goût ,  et  tout 
ce  qui  contribue  à  notre  bien-oètre  devient  pour 
nous  un  amusement. 


CINQUIÈME  PARTIE.  »       25l 

Jetez  les  yeux  tout  autour  de  vous ,  ajoutoit 
ce  judicieux  père  de  famille,  vous  n'y  verrez 
que  des  choses  utiles,  qui  ne  nous  coûtent  pres- 
que rien ,  et  nous  épargnent  mille  vaines  dépen- 
ses. Les  seules  denrées  du  crû  couvrent  notre 
table,  les  seules  étoffes  du  pays  composent  pres- 
que nos  meubles  et  nos  habits  :  rien  n  est  mé* 
prisé  parcequ  il  est  commun ,  rien  n  est  estimé 
parcequ  il  est  rare.  Gomme  tout  ce  qui  vient  de 
loin  est  sujet  à  être  déguisé  ou  falsifié,  nous 
nous  bornons,  par  délicatesse  autant  que  par 
modération ,  au  choix  de  ce  qu  il  y  a  de  meilleur 
auprès  de  nous  et  dont  la  qualité  n  est  pas  sus- 
pecte. Nos  mets  sont  simples  ,  mais  choisis.  Il 
ne  manque  à  notre  table  pour  être  somptueuse 
que  d  être  servie  loin  d'ici  ;  car  tout  y  est  bon , 
tout  y  seroit  rare  ;  et  tel  gourmand  trouveroit 
les  truites  du  lac  bien  meilleures  s  il  les  mangeoit 
à  Paris. 

La  même  règle  a  lieu  dans  le  choix  de  la  pa- 
rure ,  qui ,  comme  vous  voyez ,  n  est  pas  négli- 
gée ;  mais  Télégance  y  préside  seule ,  la  richesse 
ne  s  y  montre  jamais ,  encore  moins  la  mode. 
Il  y  a  une  grande  différence  entre  le  prix  que 
lopinion  donne  aux  choses  et  celui  qu'elles  ont 
réellement.  Cest  à  ce  dernier  seul  que  Julie 
s  attache  ;  et  quand  il  est  question  d  une  étofïe , 
elle  ne  cherche  pas  tant  si  elle  est  ancienne  ou 
nouvelle  que  si  elle  est  bonne  et  si  elle  lui  êied. 
Souvent  même  la  nouveauté  seule  est  pour  elle 


aS^  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

un  motif  cTexclusion ,  quand  cette  nouveauté 
donne  aux  choses  un  prix  qu  elles  n  ont  pas  ou 
qu  elles  ne  sauroient  garder. 

Considérez  encore  qu'ici  lefFet  de  chaque 
chose  vient  moins  d  elle-même  que  de  son  usage 
et  de  son  accord  avec  le  reste  ;  de  sorte  qu  avec 
des  parties  de  peu  de  valeur  Julie  a  (ait  un  tout 
d  un  grand  prix.  Le  goût  aime  à  Créer,  à  donner 
seul  la  valeur  aux  choses.  Autant  la  loi  de  la 
mode  est  inconstante  et  ruineuse  ,  autant  la 
sienne  est  économe  et  durable.  Ce  que  le  bon 
goût  approuve  une  fois  est  toujours  bien  ;  s'il 
est  rarement  à  la  mode ,  en  revanche  il  n  est 
jamais  ridicule;  et,  dans  sa  modeste  simplicité, 
il  tire  de  la  convenance  des  choses  des  régies 
inaltérables  et  sûres ,  qui  restent  quand  les  mo« 
des  ne  sont  plus. 

Ajoutez  enfin  que  labondance  du  seul  néces- 
saire ne  peut  dégénérer  en  abus,  paixeque  lé 
nécessaire  a  sa  mesure  naturelle ,  et  que  les  vrais 
besoins  nont  jamais  d  excès.  On  peut  mettre  la 
dépense  de  vingt  habits  en  un  seul  et  manger 
en  un  repas  le  revenu  d'une  année ,  mais  on 
ne  sauroit  porter  deux  habits  en  même  temps 
ni  dtner  deux  fois  en  un  jour.  Ainsi  l'opinion 
est  illimitée ,  au  lieu  que  la  nature  nous  arrête 
de  tous  côtés  ;  et  celui  qui  dans  un  état  médio- 
cre se  borne  au  bien-^tre  ne  risque  point  de  se 
ruiner. 

Voilà,  mon  cher,  continuoit  le  sage  Wol- 
mar ,  comment  avec  de  Téconomie  et  des  soins 


CINQUIÈME  PARTIE.  ^53 

on  peut  se  mettre  au-dessus  de  sa  fortune.  Il  ne 
tiendroit  qu à  nous  daugmenter  la  nôtre  sans 
changer  notre  manière  de  vivre  ;  car  il  ne  se  fait 
ici  presque  aucune  avance  qui  n  ait  un  produit 
pour  objet,  et  tout  ce  que  nous  dépensons  nous 
rend  de  quoi  dépenser  beaucoup  plus. 

Hé  bien  I  my lord ,  rien  de  tout  cela  ne  paroit 
au  premier  coup-d  œil.  Par-tout  un  air  de  profu- 
sion couvre  Tordre  qui  le  donne.  Il  faut  du  temps 
pour  apercevoir  des  lois  somptuaires  qui  mènent 
à  Taisance  et  au  plaisir ,  et  Ion  a  d abord  peine 
à  comprendre  comment  on  jouit  de  ce  qu  on 
épargne.  En  y  réfléchissant  le  contentement  aug- 
mente ,  parcequ  on  voit  que  la  source  en  est  inta- 
rissable ,  et  que  Fart  de  goûter  le  bonheur  de  la 
vie  sert  encore  à  le  prolonger.  Gomment  se  las- 
seroit-on  d'un  état  si  conforme  à  la  nature? 
Gomment  épuiseroit-on  son  héritage  en  l'amé- 
liorant tous  les  jours  ?  Gomment  ruineroit-on 
aa  fortune  en  ne  consommant  que  ses  revenus? 
Quand  chaque  année  on  est  sûr  de  la  suivante , 
qui  peut  troubler  la  paix  de  celle  qui  court  ?  Ici 
le  fruit  du  labeur  passé  soutient  labondance  pré- 
sente y  et  le  fruit  du  labeur  présent  annonce  la- 
bondance  à  venir  ;  on  jouit  à-la-fois  de  ce  qu  on 
dépense  et  de  ce  quon  recueille,  et  les  divers 
temps  se  rassemblent  pour  affermir  la  sécurité 
du  présent. 

Je  suis  entré  dans  tous  les  détails  du  ménage, 
et  j  ai  par-tout  vu  régner  le  même  esprit.  Toute 
la  broderie  et  la  dentelle  sortent  du  gynécée^ 


254  L^  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

toute  la  toile  est  filée  dans  la  basse-cour  ou  par 
de  pauvres  femmes  que  Ton  nourrit.  La  laine 
s  envoie  à  des  manufactures  dont  on  tire  en 
échange  des  draps  pour  habiller  les  gens  ;  le 
vin ,  rhuile  et  le  pain ,  se  font  dans  la  maison  ; 
on  a  des  bois  en  coupe  réglée  autant  qu'on  en 
peut  consommer  :  le  boucher  se  paye  en  bétail  ; 
Fépicier  reçoit  du  blé  pour  ses  fournitures  ;  lé 
salaire  des  ouvriers  et  des  domestiques  se  prend 
sur  le  produit  des  terres  quils  font  valoir;  le 
loyer  des  maisons  de  la  ville  suffit  pour  Fameu- 
blement  de  celles  qu  on  habite  ;  les  rentes  sur 
les  fonds  publics  fournissent  à  lentretien  des 
maîtres  et  au  peu  de  vaisselle  qu  on  se  permet  ; 
la  vente  des  vins  et  des  blés  qui  restent  donne 
un  fonds  qu  on  laisse  en  réserve  pour  les  dépen- 
ses extraordinaires;  fonds  que  la  prudence  de 
Julie  ne  laisse  jamais  tarir,  et  que  sa  charité 
laisse  encore  moins  augmenter.  Elle  n  accorde 
aux  choses  de  pur  agrément  que  le  profit  du 
travail  qui  se  fait  dans  sa  maison ,  celui  des  terres 
qu  ils  ont  défrichées ,  celui  des  arbres  qu  ils  obt 
fîdt  planter,  etc.  Ainsi  le  produit  et  lemploi  se 
trouvant  toujours  compensés  par  la  nature  des 
choses,  la  balance  ne  peut  être  rompue,  et  il 
est  impossible  de  se  déranger. 

Bien  plus;  les  privations  quelle  s'impose  par 
cette  volupté  tempérante  dont  j  ai  parlé  sont  à^ 
la-fois  de  nouveaux  moyens  de  plaisir  et  de  nou- 
velles ressources  d'économie.  Par  exemple ,  elle 
aime  beaucoup  le  café;  chez  sa  mère  elle  en 


CINQUIÈME  PARTIE.  255 

prenoit  tous  les  jours  :  elle  en  a  quitté  Ihabitude 
pour  en  augmenter  le  goût;  elle  sest  bornée  à 
nen  prendre  que  quand  elle  a  des  hôtes,  et  dans 
le  salon  d'Apollon,  afin  d'ajouter  cet  air  de  fête 
à  tous  les  autres.  Cest  une  petite  sensualité  qui 
la  flatte  plus,  qui  lui  coûte  moins,  et  par  îa«» 
quelle  elle  aiguise  et  régie  à-la-fois  sa  gourman- 
dise. Au  contraire ,  elle  met  à  deviner  et  satis- 
faire les  goûts  de  son  père  et  de  son  mari  une 
attention  sans  relâche,  une  prodigalité  naturelle 
et  pleine  de  grâces ,  qui  leur  fait  mieux  goûter 
ce  qu  elle  leur  offre  par  le  plaisir  qu  elle  trouve 
à  le  leur  offrir.  Ils  aiment  tous  deux  à  prolon- 
ger un  peu  la  fin  du  repas ,  à  la  suisse  :  elle  ne 
manque  jamais  après  le  souper  de  faire  servir 
une  bouteille  de  vin  plus  délicat,  plus  vieux  que 
celui  de  lordinaire.  Je  fus  d abord  la  dupe  des 
noms  pompeux  quon  donnoit  à  ces  vins^  qu  en 
effet  je  trouve  excellents;  et  les  buvant  comme 
étant  des  lieux  dont  ils  portoient  les  noms ,  je 
fis  la  guerre  à  Julie  d'une  infraction  si  manifesté 
à  ses  maximes  ;  mais  elle  me  rappela  en  riant 
un  passage  de  Plutarque  où  Flaminius  compare 
les  ttoupes  asiatiques  d'Antiochus,  sous  mille 
noms  barbares,  aux  ragoûts  divers  sous  lesquels 
un  ami  lui  avoit  déguisé  la  même  viande.  Il  eii 
est  de  même,  dit-elle,  de  ces  vins  étrangers  que 
vous  me  reprochez.  Le  Rancio  ^  le  Obérez ,  le 
Malaga ,  le  Ghassaigne ,  le  Syracuse ,  dont  vous 
buvez  avec  tant  de  plaisir ,  ne  sont  ea  effet  que 
des  vins  de  Lavaux  diversement  préparés,  et 


256  LA  lïOUVELLE  HÉL0Ï8E. 

VOUS  pouvez  voir  d'ici  le  vignoble  qui  produit 
toutes  ces  boissons  lointaines.  Si  elles  sont  inté- 
rieures en  qualité  au ji  vins  fameux  dont  elles 
portent  les  noms,  elles  nen  ont  pas  les  inconvé- 
nients ;  et  comme  on  est  iur  de  ce  qui  les  com- 
pose, on  peut  au  moins  les  boire  sans  risque. 
Jai  lieu  de  croire,  continua-t-elle,  que  mon 
père  et  mon  mari  les  aiment  autant  que  les  vins 
les  plus  rares.  Les  siens ,  me  dit  alors  M.  de  Wol- 
mar ,  ont  pour  nous  un  goût  dont  manquent 
tous  les  autres  ;  c  est  le  plaisir  qu  elle  a  pris  à 
les  préparer.  Âh  !  reprit-elle ,  ils  seront  toujours 
exquis  ! 

Vous  jugez  bien  qu  au  milieu  de  tant  de  soins 
divers  le  désœuvrement  et  loisiveté  qui  rendent 
nécessaires  la  compagnie ,  les  visites  et  les  so- 
ciétés extérieures,  ne  trouvent  guère  ici  de  place^ 
On  fréquente  les  voisins  assez  pour  entretenir 
un  commerce. agréable,  trop  peu  pour  s'y  as« 
sujettir.  Les  hôtes  sont  toujours  bien  venus  et 
ne  sont  jamais  désirés.  On  ne  voit  précisément 
qu  autant  de  monde  qu'il  faut  pour  se  conserver 
le  goût  de  la  retraite  ;  les  occupations  cham- 
pêtres tiennent  lieu  d'amusements  ;  et  pour  qui 
trouve  au  sein  de  sa  famille  une  douce  société  » 
toutes  les  autres  sont  bien  insipides.  La  manière 
dont  on  passe  ici  le  temps  est  trop  simple  et 
trop  uniforme  pour  tenter  beaucoup  de  gens  (i); 

(i)  Je  crois  qu'un  de  nos  beaux-esprits  voyageant  dans 
€6  pays-là,  reçu  et  caresse  dans  cette  maison  à  son  pas- 
sage, feroit  ensuite  4  ses  amis  une  relation  bien  plaisanta 


* 


CINQUIÈME  PABTIE.  257 

mais  c  est  par  la  disposition  du  cœur  de  ceux 
qui  lont  adoptée  qu elle  leur  est  intéressante. 
Avec  une  ame  saine  peut-on  s  eiinuyer  à  rem- 
plir les  plus  chers  et  les  plus  charmants  devoirs 
de  rhumanité,  et  à  se  rendre  mutuellement  la 
vie  heureuse?  Tous. les  soirs,  Julie,  contente  de 
sa  journée ,  n  en  désire  point  une  différente  pour 
le  lendemain ,  et  tous  les  matins  elle  demande 
au  ciel  un  jour  semblable  à  celui  de  la  veille  : 
elle  fait  toujours  les  mêmes  choses  parcequ  elles 
sont  bien  ,  et  qu  elle  ne  connoit  rien  de  mieux 
à  faire.  Sans  doute  elle  jouit  ainsi  de  toute  la 
félicité  permise  à  Fhomme.  Se  plaire  dans  la  du- 
rée de  son  état ,  n  est-ce  pas  un  signe  assuré 
quon  y  vit  heureux? 

Si  Ion  voit  rarement  ici  de  ces  tas  de  désœu- 
vrés  qu  on  appelle  bonnte  compagnie ,  tout  ce 
qui  s  y  rassemble  intéresse  le  cœur  par  qu^loue 
endroit  avantageux,  et  rachète  quelques  rmi- 
cules  par  mille  vertus.  De  paisibles  campagnards, 
sans  monde  et  sans  politesse ,  mais  bons ,  sim- 
ples, honnêtes  et  contents  de  leur  sort;  d an- 
ciens officiers  retirés  du  service  ;  des  commer- 
çants ennuyés  de  s  enrichir  ;  de  sages  mères  de 
fsimille  qui  amènent  leurs  filles  à  lecole  de  la 
modestie  et  des  bonnes  mœurs  :  voilà  le  cor- 
de la  vie  de  manants  qu'on  y  mène.  Au  reste ,  je  vois  par 
les  lettres  de  mylady  Catesby  que  ce  goût  n'est  pas  par- 
ticulier à  la  France ,  et  que  c'est  apparemment  aussi  Tu- 
saçe  en  Angleterre  de  tourner  ses  hôtes  en  ridicule  pour 
prix  de  leur  hospitalité. 

4-  '7 


258  LA   NOUVELLE   HÉLOlSE. 

tége  que  Julie  aime  à  rassembler  autour  d  elle. 
Son  mari  n'est  pas  fâché  d  y  joindre  quelquefois 
de  ces  aventuriers  corrigés  par  l'âge  et  lexpé- 
rience,  qui,  devenus  sages  à  leurs  dépens,  re- 
viennent sans  chagrin  cultiver  le  champ  de  leur 
père  qu'ils  voudroient  n'avoir  point  quitté.  Si 
quelqu'un  récite  à  table  les  événements  de  sa 
vie ,  ce  ne  sont  point  les  aventures  merveilleuses 
du  riche  Sindbad  racontant  au  sein  de  la  mol- 
lesse orientale  comment  il  a  gagné  ses  trésors  :  ce 
sont  les  relations  plus  simples  de  gens  sensés 
que  les  caprices  du  sort  et  les  injustices  des 
hommes  ont  rebutés  des  faux  biens  vainement 
poursuivis  ,  pour  leur  rendre  le  goût  des  véri- 
tables. 

Croiriez-vous  que  l'entretien  même  des  pay- 
sans a  des  charmes  pour  ces  âmes  élevées  avec 
q^le  sage  aimeroit  à  s'instruire?  Le  judicieux 
Wolmar  trouve  dans  la  naïveté  villageoise  des 
caractères  plus  marqués ,  plus  d'hommes  pen- 
sant par  eux-mêmes,  que  sous  le  masque  unifor- 
me des  habitants  des  villes ,  où  chacun  se  mon- 
tre comme  sont  les  autres  plutôt  que  comme 
il  est  lui-même.  La  tendre  Julie  trouve  en  eux 
des  cœurs  sensibles  aux  moindres  caresses ,  et 
qui  s'estiment  heureux  de  l'intérêt  qu'elle  prend 
à  leur  bonheur.  Leur  cœur  ni  leur  esprit  ne  sont 
point  façonnés  par  l'art;  ils  n'ont  point  appris 
à  se  former  sur  nos  modèle^ ,  et  l'on  n'a  pas 
peur  de  trouver  en  eux  l'homme  de  l'homme 
au  lieu  de  celui  de  la  nature. 


CINQUIÈME  PARTIE.  aSg 

Souvent,  dans  ses  tournées,  M.  de  Wolmar 
rencontre  quelque  bon  vieillard  dont  le  sens  et 
la  raison  le  frappent ,  et  quil  se  plaît  à  faire 
causer.  II  laméne  à  sa  femme  ;  elle  lui  fait  un 
accueil  charmant ,  qui  marque  non  la  politesse 
et  les  airs  de  son  état ,  mais  la  bienveillance  et 
rhumanité  de  son  caractère.  On  retient  le  bon- 
homme à  dîner  :  Julie  le  place  à  côté  d  elle ,  le 
sert ,  le  caresse ,  lui  parle  avec  intérêt ,  s'informe 
de  sa  famille ,  de  ses  afSaiires ,  ne  sourit  point  de 
son  embarras  ,  ne  donne  point  une  attention 
gênante  à  ses  manières  rustiques ,  mais  le  met 
à  son  aise  par  la  facilité  des  siennes ,  et  ne  sort 
point  avec  lui  de  ce  tendre  et  touchant  respect 
dû  à  la  vieillesse  infirme  qu  honore  une  longue 
vie  passée  sans  reproche.  Le  vieillard  enchanté 
se  livre  à  Tépanchement  de  son  cœur;  il  semble 
reprendre  un  moment  la  vivacité  de  sa  jeunesse. 
Le  vin  bu  à  la  santé  d  une  jeune  dame  en  ré- 
chauffe mieux  son  sang  à  demi  glacé.  Il  se  ra- 
nime à  parler  de  son  ancien  temps ,  de  ses  a- 
mours ,  de  ses  can:ipagnes ,  des  combats  où  il 
s  est  trouvé ,  du  courage  de  ses  compatriotes , 
de  son  retour  au  pays  ,  de  sa  femme ,  de  ses  en-* 
fants ,  des  travaux  champêtres ,  des  abus  qu'il  a 
remarqués ,  des  remèdes  quil  imagine.  Souvent 
des  longs  discours  de  son  âge  sortent  d'excel- 
lents préceptes  moraux  ou  des  leçons  d'agricul- 
ture ;  et  quand  il  n'y  auroit  dans  les  choses  qu'il 
dit  que  le  plaisir  qu'il  prend  à  les  dire ,  Julie  en 
prendroit  à  les  écouter. 


26o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Elle  passe  après  ]e  dtaer  dans  sa  chambre  et 
en  rapporte  un  petit  présent  de  quelque  nippe 
convenable  à  la  femme  ou  aux  filles  du  vieux 
bon-homme.  Elle  le  lui  fait  offrir  par  les  enfants^ 
et  réciproquement  il  rend  aux  enfants  quelque 
don  simple  et  de  leur  goût,  dont  elle  la  secrète- 
ment chargé  pour  eux.  Ainsi  se  forme  de  bonne 
heure  Fétroite  et  douce  bienveillance  qui  fait  la 
liaison  des  états  divers.  Les  enfants  s  accoutu- 
ment à  honorer  la  vieillesse  ,  à  estimer  la  sim- 
plicité et  à  distinguer  le  mérite  dans  tous  les 
rangs.  Les  paysans,  voyant  leurs  vieux  pères 
fêtes  dans  une  maison  respectable  et  admis  à  la 
table  des  maîtres ,  ne  se  tiennent  point  offen- 
sés d  en  être  exclus  ;  As  ne  s'en  prennent  point , 
à  leur  rang,  mais  à  leur  âge;  ils  ne  disent  point, 
nous  sommes  trop  pauvres,  mais  nous  sonmies 
trop  jeunes  pour  être  ainsi  traités  ;  Thonneur 
quon  rend  à  leurs  vieillards  et  lespoir  de  le 
partager  un  jour  les  consolent  d  en  être  prives 
et  les  excitent  à  s  en  rendre  dignes. 

Cependant  le  vieux  bon-homme,  encore  at- 
tendri des  caresses  qu'il  a  reçues,  revient  dans 
sa  chaumière ,  empressé  de  montrer  à  sa  femme 
et  à  ses  enfants  les  dons  qu  il  leur  apporte.  Ces 
bagatelles  répandent  la  joie  dans  toute  une  fa- 
mille qui  voit  qu  on  a  daigné  s  occuper  d  elle.  Il 
leur  raconte  avec  emphase  la  réception  qu'on 
lui  a  faite ,  les  mets  dont  on  Ta  servi ,  les  vins 
dont  il  a  goûté ,  les  discours  obligeants  qu'on  lui 
a  tenus,  combien  on  s'est  informé  d'eux,  FaflFa- 


CINQUIÈME  PAR^TIE.   ^  26t 

lùRté  des  maîtres ,  lattention  des  serviteurs ,  et 
généralement  ce  qui  peut  donner  du  prix  aux 
marques  d  estime  et  de  bonté  qu  il  a  reçues  :  en 
le  racontant  il  en  jouit  une  seconde  fois  ,  et 
toute  la  maison  croit  jouir  aussi  des  honneurs 
rendu»  à  son  chef.  Tous  bénissent  de  concert 
cette  famille  illustre  et  généreuse  qui  donne 
exemple  aux  grands  et  refuge  aux  petits,  qui  ne 
dédaigne  point  le  pauvre  et  rend  honneur  aux 
cheveux  blancs.  Voilà  lencens  quiplait  aux  âmes 
bienfaisantes.  S'il  est  des  bénédictions  humaines 
que  le  ciel  daigne  exaucer ,  ce  ne  sont  point 
celles  qu'arrachent  la  flatterie  et  la  bassesse  en 
présence  des  gens  qu  on  loue  y  mais  celles  que 
dicte  en  secret  un  cœur  simple  et  reconnoissant 
au  coin  d'un  foyer  rustique. 

C'est  ainsi  qu  un  sentiment  agréable  et  doux 
peut  couvrir  de  son  charme  une  vie  insipide  à 
des  cœurs  indifférents  ;  c'est  ainsi  que  les  soins , 
les  travaux 9  la  retraite,  peuvent  devenir  des  amu- 
sements par  l'art  de  les  diriger.  Une  ame  saine 
peut  donner  du  goût  à  des  occupations  commu- 
nes ,  comme  la  santé  du  corps  fait  trouver  bons 
les  aliments  les  plus  simples.  Tous  ces  gens  en- 
nuyés qu'on  amuse  avec  tant  de  peine  doivent 
leur  dégoût  à  leurs  vices ,  et  ne  perdent  le  senti- 
ment du  plaisir  qu'avec  celui  du  devoir.  Pour 
Julie,  il  lui  est  arrivé  précisément  le  contraire; 
et  des  soins  qu'une  certaine  langueur  d'ame  lui 
eût  laissé  négliger  autrefois  lui  deviennent  inté- 
ressants par  le  motif  qui  les  inspire.  Il  faudroit 


^^^  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

être  insensible  pour  être  toujours  sans  vivacité. 
La  sienne  â  est  développée  par  les  mêmes  causés 
qui  la  réprimoient  autrefois.  Son  cœur  cherchoit 
la  retraite  et  la  solitude  pour  se  livrer  en  paix 
aux  affections  dont  il  étoit  pénétré  ;  maintenant 
elle  a  pris  une  activité  nouvelle  en  formant  de 
nouveaux  liens.  Elle  n  est  point  de  ces  indolen* 
tes  mères  de  famille  ,  contentes  d'étudier  quand 
il  faut  agir ,  qui  perdent  à  s'instruire  des  devoirs 
dautrui  le  temps  quelles  devroient  mettre  à 
remplir  les  leurs.  Elle  pratique  aujourd'hui  ce 
qu  elle  apprenoit  autrefois.  Elle  n  étudie  plus , 
elle  ne  lit  plus  ;  elle  agit.  Comme  elle  se  lève  une 
heure  plus  tard  que  son  mari ,  elle  se  couche 
aussi  plus  tard  d  une  heure.  Cette  heure  est  le 
seul  temps  qu  elle  donne  encore  à  letude ,  et  la 
journée  ne  lui  parolt  jamais  assez  longue  pour 
tous  les  soins  dont  elle  aime  à  la  remplir. 

Voilà ,  mylord ,  ce  que  j'avois  à  vous  dire  sur 
l'économie  de  cette  maison  et  sur  la  vie  privée 
des  maitres  qui  la  gouvernent.  Contents  de  leur 
sort ,  ils  en  jouissent  paisiblement  ;  contents  de 
leur  fortune ,  ils  ne  travaillent  pas  à  l'augmenter 
pour  leurs  enfants ,  mai9  à  leur  laisser ,  avec  l'hé- 
ritage qu'ils  ont  reçu ,  des  terres  en  bon  état , 
des  domestiques  affectionnés,  le  goût  du  tra- 
vail, de  l'ordre,  de  la  modération,  et  tout  ce 
qui  peut  rendre  douce  et  charmante  à  des  gens 
sensés  la  jouissance  d'un  bien  médiocre  ,  aussi 
sagement  conservé  qu'il  fut  honnêtement  acquis. 


N 


CINQUIÈME  IPARTIE.  265 

LETTRE  III  (i). 

DE   SAINT-PREUX   A   MYLORD   EDOUARD. 

JN^OUS  avons  eu  des  hôtes  ces  jours  derniers  :  ils 
sont  repartis  hier  ;  et  nous  recommençons  entre 
nous  trois  une  société  d  autant  plus  charmante 
qu  il  n  est  rien  resté  dans  le  fond  des  cœurs  qu  on 
veuille  se  cacher  lun  à  lautre.  Quel  plaisir  je 
goûte  à.  reprendre  un  nouvel  être  qui  nie  rend 
digne  de  votre  confiance  !  Je  ne  reçois  pas  une 
marque  d  estime  de  Julie  et  de  son  mari  que  je 
ne  me  dise  avec  une  certaine  fierté  d  ame  :  Enfin 
j  oserai  me  mpntrer  à  lui.  G  est  par  vos  soins, 
c'est  sous  vos  yeux ,  que  j  espère  honorer  mon 
état  présent  de  mes  fautes  passées.  Si  Famour 
éteint  jette  lame  dans  lepuisement ,  Famour  sub- 
juguélui  donne,  avec  la  conscience  de  sa  victoire, 
une  élévation  nouvelle  et  un  attrait  plus  vifpour 
tout  ce  qui  est  grand  et  beau.  Voudroit-on  per- 
dre le  firuitd'un  sacrifice  qui  nous  a  coûté  si  cher? 

(i)  Deux  lettres  écrites  en  différents  temps  roulaient 
sur  le  sujet  de  celle-ci ,  ce  qui  occasionoit  bien  des  ré- 
pétitions inutiles.  Pour  les  retrancher,  j'ai  réuni  ces 
deux  lettres  en  une  seule.  Au  reste,  sans  prétendre  justi* 
fier  Texcessive  longueur  de  plusieurs  des  lettres  dont  ce 
recueil  est  composé,  je  remarquerai  que  les  lettres  des 
solitaires  sont  longues  et  rares,  celles  des  gens  du  monde 
fréquentes  et  courtes.  Il  ne  faut  qu'observer  cette  difFc- 
rence  pour  en  sentir  à  Finstant  la  raison. 


264  L^  I90nVELLE  HÉLOÏSE. 

Non ,  mylord  ;  je  sens  qu  a  votre  exemple  mon 
cœur  va  mettre  à  profit  tous  les  ardents  senti- 
ments quil  a  vaincus;  je  sens  quil  faut  avoir 
été  ce  que  je  fus  pour  devenir  ce  que  je  veux 
être. 

Après  six  jours  perdus  aux  entretiens  frivoles 
des  gens  inflifFérents ,  nous  avons  passé  aujour- 
d'hui une  matinée  à  Fangioise  ,  réunis  et  dans  le 
silence ,  goûtant  à-la-fois  le  plaisir  d'être  ensem- 
ble et  la  douceur  du  recueillement.  Que  les  dé- 
lices de  cet  état  sont  connues  de  peu  de  gens  !  Je 
nai  vu  personne  en  France  en  avoir  la  moindre 
idée.  La  conversation  des  amis  ne  tarit  jamais  ; 
disent-ils.  11  est  vrai ,  la  langue  fournit  un  babil 
facile  aux  attachements  médiocres  ;  mais  Fami- 
tié,  mylord,  lamitié!  Sentiment  vif  et  céleste , 
quels  discours  sont  dignes  de  toi  ?  quelle  langue 
ose  être  ton  interprète?  Jamais  ce  qu'on  dit  à 
son  ami  peut-il  valoir  ce  quon  sent  à  ses  côtés? 
Mon  dieu  1  qu'une  main  serrée ,  qu'un  regard 
animé ,  qu'une  étreinte  contre  la  poitrine  ,  que 
le  soupir  qui  la  suit ,  disent  de  choses  !  et  que  le 
premier  mot  qu'on  prononce  est  froid  après  tout 
cela  !  O  veillées  de  Besançon  !  moments  consa- 
crés au  silence  et  recueillis  par  l'amitié  !  O  Boms- 
ton  y  ame  grande ,  ami  sublime!  non  Je  n'ai  point 
avili  ce  que  tu  fis  pour  moi ,  et  ma  bouche  ne 
t'en  a  jamais  rien  dit. 

Il  est  sûr  que  cet  état  de  contemplation  fait  un 
des  grands  charmes  des  hommes  sensibles.  Mais 
j'ai  toujours  trouvé  que  les  importuns  empè- 


CINQUIÈME  PARTIE.  265 

choient  de  le  goûter ,  et  que  les  amis  ont  besoin 
detre  sans  témoin  pour  pouvoir  ne  se  rien  dire 
qua  leur  aise.  On  veut  être  recueillis,  pour  ainsi 
dire^Iun  dansFautre  :  les  moindres  distractions 
sont  désolantes ,  la  moindre  contrainte  est  in- 
supportable. Si  quelquefois  le  cœur  porte  un  mot 
à  la  bouche  y  il  est  si  doux  de  pouvoir  le  pronon-' 
cer  sans  gène  !  U  semble  qu  on  n  ose  penser  li- 
brement QB  qu  on  n  ose  dire  de  même  :  il  semble 
que  la  présence  d'un  seul  étranger •  retienne  le 
sentiment  et  comprime  des  âmes  qui  s  enten- 
droient  si  bien  sans  lui. 

Deux  heures  se  sont  ainsi  écoulées  entre  nous 
dans  cette  immobilité  d  extase,  plus  douce  mille 
,  fois  que  le  froid  repos  des  dieux  d'Épicure.  Après 
le  déjeuner ,  les  enfants  sont  entrés  comme  à 
l'ordinaire  dans  la  chambre  de  leur  mère;  mais, 
au  lieu  d  aller  ensuite  s  enfermer  avec  eux  dans 
le  gynécée  selon  sa  coutume,  pour  nous  dédom- 
mager en  quelque  sorte  du  temps  perdu  sans 
nous  voir,  elle  les  a  fait  rester  avec  elle, et  nous 
ne  nous  sommes  point  quittés  jusqu'au  diner. 
Henriette ,  qui  commence  à  savoir  tenir  lai- 
guille ,  travailloit  assise  devant  la  Fanchon ,  qui 
faisoit  de  la  dentelle ,  et  dont  loreiller  posoit  sur 
le  dossier  de  sa  petite  chaise.  Les  deux  garçons 
'  feuilletoient  sur  une  table  un  recueil  d'images 
dont  lalné  expliquoit  les  sujets  au  cadet.  Quand 
il:  se  trompoit ,  Henriette  attentive ,  et  qui  sait 
le  recueil  par  cœur,avoit  soin  de  le  corriger; 
Souvent,  feignant  d'ignorer  à  quelle  estampe  ils 


366  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

étoient,  elle  en  droit  un  prétexte  de  se  lever, 
d  aller  et  venir  de  sa  chaise  à  ta  table  et  de  la 
table  à  sa  chaise.  Ces  promenades  ne  lui  déplai- 
soient  pas ,  et  lui  attiroient  toujours  quelque  aga- 
cerie de  la  part  du  petit  mali;  quelquefois  même 
il  s  y  joiguoit  un  baiser  que  sa  bouche  enfan- 
tine sait  mal  appliquer  encore ,  mais  dont  Hen- 
riette j  déjà  plus  savante,  lui  épargne  volontiers 
la  façon.  Pendant  ces  petites  leçons ,  qui  se  pre- 
noient  et  se  donnoient  sans  beaucoup  de  soin, 
mais  aussi  sans  la  moindre  gène ,  le  cadet  comp* 
toit  furtivement  des  onchets  de  buis  qu'il  avoit 
cachés  sous  le  livre.  ■ 

Madame  de  Wolmar  brodoit  près  de  la  fenêtre 
vis-à-vis  des  enfants;  nous  étions  son  mari  et  moi 
encore  autour  de  la  table  à  thé  lisant  la  gazette, 
à  laquelle  elle  prètoit  assez  peu  d  attention.  Mais 
à  larticle  de  la  maladie  du  roi  de  France  et  de 
rattachement  singulier  de  son  peuple ,  qui  n'eut 
jamais  degal  que  celui  des  Romains  pour  Ger- 
manicus ,  elle  a  fait  quelques  réflexions  sur  le 
bon  naturel  de  cette  nation  douce  et  bienveil- 
lante, que  toutes  haïssent,  et  qui  nen  hait  au- 
cune, ajoutant  qu  elle  n  envioit  du  rang  suprême 
que  le  plaisir  de  s  y  faire  aimer.  N'enviez  rien , 
lui  a  dit  son  mari  d'un  ton  qu  il  m  eût  dû  laisser 
prendre;  il  y  a  long-temps  que  nous  sommes 
tous  vos  sujets.  A  ce  mot  son- ouvrage  est  tombé 
de  ses  mains;  elle  a  tourné  la  tête,  et  jeté  sur 
son  digne  époux  un  regard  si  touchant ,  si  ten- 
dre ,  que  j  en  ai  tressailli  moi-même.  Elle  n  a 


/ 


CINQUIÈME  PARTIE.  267 

rien  dit  :  qu'eût -elle  dit  qui  valût  ce  regard? 
Nos  yeux  se  sont  aussi  rencontrés.  Jai  senti, 
à  la  manière  dont  son  mari  ma  serré  la  main, 
que  la  même  émotion  nous  gagnoit  tous  trois , 
et  que  la  douce  influence  de  cette  ame  expansive 
agissoit  autour  d  elle  et  triomphoit  de  Tinsensi- 
hilité  même. 

C  est  dans  ces  dispositions  qu^a  commencé  le 
silence  dont  je  vous  parlois  :  vous  pouvez  juger 
qu il  netoit  pas  de  froideur  et  d'ennui.  Il  nétoit 
interrompu  que  par  le  petit  manège  des  enfants  ; 
encore,  aussitôt  que  nous  avons  cessé  de  parler, 
ont-ils  modéré,  par  imitation,  leur  caquet,  comme 
craignant  de  troubler  le  recueillement  universel. 
Cest  la  petite  surintendante  qui  la  première 
s'est  mise  à  baisser  la  voix ,  à  faire  signe  aux 
autres ,  à  courir  sur  la  pointe  du  pied  ;  et  leurs 
jeux  sont  devenus  dautant  plus  amusants  que 
cette  légère  contrainte  y  ajoutoit  un  nouvel 
intérêt.  Ce  spectacle,  qui  sembloit  être  mis  sous 
nos  yeux  pour  prolonger  notre  attendrissement, 
a  produit  son  efFet  naturel. 

Ammutiscon  le  ling;ue,  e  parlan  Falme  (i). 

Que  de  choses  se  sont  dites  sans  ouvrir  la  bou- 
che !  que  d'ardents  sentiments  se  sont  commu- 
niqués sans  la  froide  entremise  de  la  parole  ! 
Insensiblement  Julie  s'est  laissé  absorber  à  celui 

(i)  Les  langues  se  taisent,  mais  les  cœurs  parlent. 

Mahini. 


368  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

qui  dominoit  tous  les  autres.  Ses  yeux  se  sont 
tout-à-fait  .fixés  sur  ses  trois  enfants;  et  ^on 
cœur ,  ravi  dans  une  si  délicieuse  extase ,  ani- 
moit  son  charmant  visage  de  tout  ce  que  la 
tendresse  maternelle  eut  jamais  de  plus  tou- 
chant. 

Livrés  nous-mêmes  à  cette  double  contem- 
plation ,  nous  nous  laissions  entraîner  Wolmar 
et  moi  à  nos  rêveries ,  quand  les  enfants  qui  les 
causoient  les  ont  fait  finir.  L*ainé,  qui  samusoit 
aux  images,  voyant  que  les  onchets  empêchoient 
son  frère  d'être  attentif,  a  pris  le  temps  qu  il  les 
avoit  rassemblés,  et,  lui  donnant  un  coup  sur 
la  main ,  les  a  fait  sauter  par  la  chambre.  Mar- 
cellin  s  est  mis  à  pleurer;  et,  sans  s  agiter  pour 
le  faire  taire ,  madame  de  Wolmar  a  dit  à  Fan- 
chon  demporter  les  onchets.  L'enfant  sest  tu 
sur-le-champ ,  mais  les  onchets  n  ont  pas  moins 
été  emportés  sans  qu  il  ait  recommencé  de  pleu- 
rer comme  je  m'y  étois  attendu.  Cette  circon- 
stance, qui  n  etoit  rien,  m'en  a  rappelé  beaucoup 
d'autres  auxquelles  je  n'avois  fait  nulle  atten- 
tion; et  je  ne  me  souviens  pas,  en  y  pensant, 
d'avoir  vu  d'enfants  à  qui  l'on  parlât  si  peu  et 
qui  fussent  moins  incommodes.  Ils  ne  quittent 
presque  jamais  leur  mère ,  et  à  peine  s'aperçoit- 
on  qu'ils  soient  là.  Ils  sont  vifs,  étourdis,  sé- 
millants ,  comme  il  convient  à  leur  âge ,  jamais 
importuns  ni  criards,  et  l'on  voit  qu'ils  sont 
discrets  avant  de  savoir  ce  que  c'est  que  discré- 
tion. Ce  qui  m'étonnoit  le  plus  dans  les  réfle- 


CINQUIÈME   PABTIE.  26g 

xions  OÙ  ce  sujet  ma  conduit ,  c étoit  que  cela 
se  fit  comme  de  soi-même,  et  quavec  une  si 
vive  tendresse  pour  ses  enfants  Julie  se  tour- 
mentât si  peu  autour  deux.  En  effet,  on  ne  la 
voit  jamais  s'empresser  à  les  faire  parler  ou 
taire,  ni  à  leur  prescrire  ou  défendre  ceci  ou 
cela.  Elle  ne  dispute  point  avec  eux,  elle  ne  les 
contrarie  point  dans  leurs  amusements;  on  diroit 
qu'elle  se  contente,  de  les  voir  et  de  les  aimer,  et 
que,  quand  ils  ont  passé  leur  journée  avec  elle, 
'  tout  son  devoir  de  mère  est  rempli. 

Quoique  cette  paisible  tranquiHité  me  parût 
plus  douce  à  considérer  que  Tinquiéte  s^licitude 
des  autres  mères,  je  nen  étois  pas  moins  frappé 
d'une  indolence  qui  s'accordoit  mal  avec  mes 
idées.  Xaurois  voulu  quelle  n'eût  pas  encore  été 
contente  avec  tant  de  sujets  de  Fètre  :  une  acti- 
vité superflue  sied  si  bien  à  Famour  maternel  ! 
Tout  ce  que  je  voyois  dé  bon  dans  ses  enfants 
j'aurois  voulu  lattrîbuer  à  ses  soins  ;  j aurois 
voulu  qu'ils  dussent  nioins  à  la  nature  et  davan- 
tage à  leur  mère;  je  leur  aurois  presque  désiré 
des  défauts ,  pour  la  voir  plus  empressée  à  les 
corriger. 

Après  m'ètre  occupé  long-temps  de  ces  ré- 
flexions en  silence,  je  lai  rompu  pour  les  lui 
communiquer.  Je  vois,  lui  ai -je  dit,  que  le  ciel 
récompense  la  vertu  des  mères  par  le  bon  natu- 
rel  des  enfants  ;  mais  ce  bon  naturel  veut  être 
cultivé.  Cest  dès  leur  naissance  que  doit  com- 
mencer leur  éducation.  Est -il  un  temps  plus 


270  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

propre  à  les  former  que  celui  où  ils  n  ont  encore 
aucune  forme  à  détruire?  Si  vous  les  livrez  à 
eux-mêmes  dés  leur  enfance ,  à  quel  âge  atten- 
drez-vous  deux  de  la  docilité?  Quand  vous 
n!auriez  rien  à  leur  apprendre,  il  faudroit  leur 
apprendre  à  vous  obéir.  Vous  apercevez  -  vous , 
a-t-elle  répondu,  quiis  me  désobéissent?  Cela 
seroit  difficile,  ai -je  dit,  quand  vous  ne  leur 
commandez  rien.  Elle  s'est  mise  à  sourire  en 
regardant  son  mari  ;  et ,  me  prenant  par  la  main , 
elle  ma  mené  dans  le  cabinet,  où  nous  pou- 
vions causer  tous  trois  sans  être  entendus  des 
enfants.^  .      . 

Cest  là  que,  m  expliquant  à  loisir  ses  maxi- 
mes ,  elle  m'a  fait  voir  sous  cet  air  de  négligence 
la  plus  vigilante  attention  qu  ait  jamais  donnée 
la  tendresse  maternelle.  Long-temps ,  m  a-t-elle 
dit ,  j  ai  pensé  comme  vous  sur  les  instructioDS 
préinaturées  ;  et  durant  ma  première  grossesse , 
efïrâyée  de  tous  mes  devoirs  et  des  soins  que 
jaurois  bientôt  à  remplir,  jen  parlois  souvent 
à  M.  de  Wolmar  avec  inquiétude.  Quel  meil- 
leur guide  pouvois-je  prendre  en  cela  qu'un 
observateur  éclairé  qui  joignoit  à  l'intérêt  d'un 
père  le  sang-froid  d'un  philosophe»^  11  remplit 
et  passa  mon  attente;  il  dissipa  mes  préjugés, 
et  m'apprit  à  m'assurer  avec  moins  de  peine 
un  succès  beaucoup  plus  étendu.  Il  me  fît  sen- 
tir que  la  première  et  plus  importante  édu- 
cation, celle  précisément  que  tout  le  monde 


CINQUIÈME  PARTIE.  27 1 

oublie  (i) ,  est  de  rendre  un  enfant  propre  à  être 
élevé.  Une  erreur  commune  à  tous  les  parents 
qui  se  piquent  de  lumières  est  de  supposer  leurs 
enfants  raisonnables  dès  leur  naissance ,  et  de 
leur  parler  comme  à  des  hommes  avant  même 
qu  ils  sachent  parler.  La  raison  est  Tinstrument 
quon  pense  employer  à  les  instruire;  au  lieu 
que  les  autres  instruments  doivent  servir  a  for- 
mer celui-là,  et  que  de  toutes  les  instructions 
propres  à  Thomme  celle  quil  acquiert  le  plus 
tard  et  le  plus  difficilement  est  la  raison  même. 
En  leur  parlant  dès  leur  bas  âge  une  langue 
quils  n entendent  point,  on  les  accoutume  à  se 
payer  de  mots ,  à  en  payer  les  autres ,  à  contrôler 
tout  ce  qu'on  leur  dit,  à  se  croire  aussi  sages 
que  leurs  maîtres,  à  devenir  disputeurs  et  mu- 
tins; et  tout  ce  quon  pense  obtenir  deux  par 
des  motifs  raisonnables,  on  ne  Tobtient  en  effet 
que  par  ceux  de  crainte  ou  de  vanité  quon  est 
toujours  forcé  d  y  joindre. 

11  n  y  a  point  de  patience  que  ne  lasse  enfin 
lenfant  quon  veut  élever  ainsi;  et  voilà  com- 
ment, ennuyés,  rebutés,  excédés  de  Téternelle 
importunité  dont  ils  leur  ont  donné  Thabitude 
eux-mêmes,  les  parents,  ne  pouvant  plus  sup- 
porter le  tracas  des  enfants  »  sont  forcés  de  les 
éloigner   d  eux  en  les   livrant-  à  des  maîtres  ; 

(i)  Locke  lui-même,  le  sage  Locke  l'a  oubliée;  il  dit 
bien  plus  ce  qu'on  doit  exiger  des  enfants  que  ce  qu'il 
faut  faire  pour  l'obtenir. 


272  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

comme  si  Ton  pouvoit  jamais  espérer  d  un  pré- 
cepteur plus  de  patience  et  de  douceur  que  n  en 
peut  avoir  un.  père  ! 

La  nature,  a  continué  Julie,  veut  que  les  en- 
fants soient  enfants  avant  que  d'être  hommes. 
Si  nous  voulons  pervertir  cet  ordre,  nous  pro- 
duirons des  fruits  précoces  qui  n  auront  ni  ma- 
turité ni  saveur ,  et  ne  tarderont  pas  à  se  cor- 
rompre ;  nous  aurons  de  jeunes  docteurs  et  de 
vieux  enfants.  Lenfance  a  des  manières  devoir, 
de  penser,  de  3entir,  qui  lui  sont  propres.  Rien 
nest  moins  sensé  que  dy  vouloir  substituer  les 
nôtres  ;  et  j  aimerois  autant  exiger  qu  un  enfant 
eût  cinq  pieds  de  haut  que  du  jugement  à  dix 
ans. 

La  raison  ne  commence  à  se  former  quau 
bout  de  plusieurs  années ,  et  quand  le  corps  a 
pris  une  certaine  consistance.  L'intention  de  la 
nature  est  doqc  que  le  corps  se  fortifie  avant 
que  lesprit  s  exerce.  Les  enfants  sont  toujours 
en  mouvement^  le  repos  et  la  réflexion  sont  la- 
version  de  leur  âge  ;  une  vie  appliquée  et  séden- 
taire les  empêche  de  croître  et  de  profiter  ;  leur 
esprit  ni  leur  corps  ne  peuvent  supporter  la 
contrainte.  Sans  cesse  enfermés  dans  une  cham- 
bre avec  des  livres ,  ils  perdent  toute  leur  vi- 
gueur ;  ils  deviennent  délicats  ,  foibles ,  mal- 
sains, plutôt  hébétés  que  raisonnables;  et  lame 
se  sent  toute  la  vie  du  dépérissement  du  corps. 

Quand  toutes  ces  instructions  prématurées 
profiteroient  à  leur  jugement  autant  qu  elles  y 


CINQUIÈME  PAÏlTtE.  ^Z^ji 

nuisetii,  encore  y  auroit-il  un  très  grand  incon>k 
vénient  à  les  leur  donner  indistinctement  et  sans 
égard  à  celles  qui  conviennent  par  préférence 
au  génie  de  chaque  enfant.  Outre  la  constitu- 
tion commune  à  Tespéce ,  chacun  apporte  en 
naissant  un  tempérament  particulier  qui  déter- 
mine son  génie  et  son  caractère,  et  quil  ne  s'agit 
ni  de  changer  ni  de  contraindre,  mais  déformer 
et  de  perfectionner.  Tous  les  caractères  sont 
bons  et  sains  en  eux-mêmes ,  selon  M.  de  Wol- 
mar.  Il  ny  a  point,  dit-il,  d erreurs  dans  la  na-^ 
ture  (i);  tous  les  vices  quon  impute  au  naturel 
sont  lefiet  des  mauvaises  formes  qu'il  a  reçues. 
11  n  y  a  point  de  scélérat  dont  les  penchants 
mieux  dirigés  n  eussent  produit  de  grandes  ver- 
tus. Il  n  y  a  point  d  esprit  faux  dont  on  n  eût 
tiré  des  talents  utiles  en  le  prenant  d  un  certain 
biais  ,  comme  ces   figures  difformes  et  mon- 
strueuses quon  rend  belles  et  bien  proportion- 
nées en  les  mettant  à  leur  point  de  vue.  Tout 
concourt  au  bien  commun  dans  le  système  uni- 
versel. Tout  homme  a  sa  place  assignée  dans  le 
meilleur  ordre  des  choses ,  il  s  agit  de  trouver 
cette  place  et  de  ne  pas  pervertir  cet   ordre. 
Qu arrivât-il  dune  éducation  commencée  dès 
le  berceau  et  toujours  sous  une  même  formule , 
sans  égard  à  la  prodigieuse  diversité  des  esprits? 
Qu  on  donne  à  la  plupart  des  instructions  nui- 

(i)  Cette  doctrine  si  vraie  me  surprend  dans  M.  de 
Wolmar  ;  on  verra  bientôt  pouti|uoi. 

4«  i8 


374  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

slbles  OU  déplacées,  qu  on  les  prive  de  celles  qui 
leur  conviendroient^quon  gêne  de  toutes  parts 
la  nature,  quon  efface  les  grandes  qualités  de 
lame  pour  en  substituer  de  petites  et  d appa - 
renies  qui  n  ont  aucune  réalité  ;  qu  en  exerçant 
indistinctement  aux  mêmes  choses  tant  de  ta* 
lents  divers ,  on  efïace  les  uns  par  les  autres , 
on  les  confond  tous  ;  qu  après  bien  des  soins 
perdus  à  gâter  dans  les  enfants  les  vrais  dons  de 
la  nature ,  on  voit  bientôt  ternir  cet  éclat  pas- 
sager et  frivole  qu  on  leur  préfère ,  sans  que  le 
naturel  éitouffé  revienne  jamais,  quon  perd  à- 
la-fois  ce  qu  on  a  détruit  et  ce  qu'on  a  fait;  qu  en- 
fin, pour  le  prix  de  tant  de  peine  indiscrètement 
prise,  tous  ces  petits  prodiges  deviennent  des 
esprits  sans  force  et  des  hommes  sans  mérite , 
uniquement  remarquables  par  leur  foiblesse  et 
par  leur  inutilité. 

J  entends  ces  maximes ,  ai-je  dit  à  Julie;  mais 
j  ai  peine  à  les  accorder  avec  vos  propres  senti- 
ments sur  le  peu  davantage  qu  il  y  a  de  déve- 
lopper le  génie  et  les  talents  naturels  de  chaque 
individu,  soit  pour  son  propre  bonheur,  soit 
pour  le  vrai  bien  de  la  société.  Ne  vaut-il  pas 
infiniment  mieux  former  un  parfait  modèle  de 
rhomme  raisonnable  et  de  Tfaonnête  homme, 
puis  rapprocher  chaque  enfant  de  ce  modèle 
par  la  force  de  leducation ,  en  excitant  lun ,  en 
retenant  Faut re ,  en  réprimant  les  passions,  eu 
perfectionnant  la  raison ,  en  corrigeant  la  na- 
ture?... Corriger  la  nature!  a  dit  Wolmar  en 


cinquièmî:  partie.  275 

m  interrompant  ;  ce  mot  est  beau ,  mais  avant 
que  de  lemployer  il  falloit  répondre  à  ce  que 
Julie  vient  de  vous  dire. 

Une  réponse  très  péremptoire,  à  ce  quil  me 
sembloit ,  étoit  de  nier  le  principe  ;  c  est  ce  que 
j'ai  fait.  Vous  supposez  toujours  que  cette  diver- 
sité desprits  et  de  génies  qui  distingue  les  indi« 
vidus  est  Touvrage  de  la  nature  ;  et  cela  n'est 
rien  moins  qu'évident.  Car  enfin,  si  les  esprits 
sont  différents,  ils  sont  inégaux  ;  et  si  la  na- 
ture les  a  rendus  inégaux,  c'est  en  douant  les 
uns  préférablement  aux  autres  d'un  peu  plus  de 
finesse  de  sens,  d'étendue  de  mémoire,  ou  de 
capacité  d'attention.  Or,  quant  au  sens  et  à  la 
mémoire ,  il  est  prouvé  par  l'expérience  que 
leurs  divers  degrés  d'étendue  et  de  perfection 
ne  sont  point  la  mesure  de  l'esprit  des  bommes; 
et  quant  à  la  capacité  d'attention,  elle  dépend 
uniquement  de  la  force  des  passions  qui  nous 
animent;  et  il  est  encore  prouvé  que  tous  les 
hommes  sont  par  leur  nature  susceptibles  de 
passions  assez  fortes  pour  les  douer  du  degré 
d'attention  auquel  est  attachée  la  supériorité  de 
l'esprit. 

Que  si  la  diversité  des  esprits ,  au  lieu  de  venir 
de  la  nature,  étoit  un  effet  de  l'éducation ,  c'est- 
à-dire  des  diverses  idées,  des  divers  sentiments 
qu'excitent  en  nous  dès  l'enfance  les  objets  qui 
nous  frappent,  les  circonstances  où  nous  nous 
trouvons ,  et  toutes  les  impressions  que  nous  re- 
cevons i  bien  loin  d'attendre  pour  élever  les  en- 

18. 


576  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Haiats  quon  connût  le  caractère  de  leur  esprit, 
iJ  faudroit  au  contraire  se  hâter  de  déterminer 
convenablement  ce  caractère  par  une  éducation 
propre  à  celui  qu  on  veut  leur  donner. 

A  cela  il  ma  répondu  que  ce  n etoit  pas  sa 
méthode  de  nier  ce  qu  il  voyoit,  lorsqu'il  ne 
pou  voit  l'expliquer.  Regardez,  ma-t-il  dit,  ces 
deux  chiens  qui  sont  dans  la  cour  ;  ils  sont  de  la 
même  portée ,  ils  ont  été  nourris  et  traités  de 
même,  ils  ne  se  sont  jamais  quittés;  cependant 
lun  des  deux€st  vif,  gai,  caressant,  plein  d'in- 
telligence; l'autre  lourd,  pesant,  hargneux,  et 
jamais  on  n'a  pu  lui  rien  apprendre.  La  seule 
différence  des  tempéraments  a  produit  en  eux 
celle  des  caractères ,  comme  la  seule  différence 
de  l'organisation  intérieure  produit  en  nous 
celle  des  esprits;  tout  le  reste  a  été  semblable... 
Semblable? ai-je  interrompu;  quelle  différence! 
Combien  de  petits  objets  ont  agi  sur  l'un  et 
non  pas  sur  l'autre?  combien  de  petites  cîrcon^ 
stances  les  ont  frappés  diversement  sans  que 
vous  vous  en  soyez  aperçu  !  Bon  !  a-t*il  repris  , 
vous  voilà  raisonnant  comme  les  astrologues. 
Quand  on  leur  opposoit  que  deux  hommes  nés 
sous  le  même  aspect  avoient  des  fortunes  si  di- 
verses ,  ils  rejetoient  bien  loin  cette  identité.  Ils 
soutenoient  que ,  vu  la  rapidité  des  cieux  ,  il  y 
avoit  une  distance  immense  du  thème  de  l'un 
de  ces  hommes  à  celui  de  l'autre ,  et  que ,  si 
Ton  eût  pu  marquer  les  deux  instants  précis 


CINQUIÈME  PARTIE.  277 

de  leurs  naissances ,  Fobjection  se  fut  tournée 
en  preuve. 

Laissons,  je  vous  prie,  toutes  ces  subtilités , 
et  nous  en  tenons  à  Fobservation.  Elle  nous  ap- 
prend quil  y  a  des  caractères  qui  s'annoncent 
presque  en  naissant ,  et  des  enfants  qu  on  peut 
étudier  sur  le  sein  de  leur  nourrice.  Ceux-là 
font  une  classe  à  part  et  s'élèvent  en  commen- 
çant de  vivre  ;  mais,  quant  aux  autres  qui  se  dé- 
veloppent moins  vite,  vouloir  former  leur  esprit 
avant  de  le  connoitre  ,  c  est  s  exposer  à  gâter  le 
bien  que  la  nature  a  fait ,  et  à  faire  plus  mal  à  sa 
place.  Platon  votre  maître  ne  soutenoit-il  pas 
que  tout  le  savoir  humain ,  toute  la  philosophie 
ne  pouvoit  tirer  d'une  ame  humaine  que  ce  que 
la  nature  y  avoit  mis,  comme  toutes  les  opé- 
rations chimiques  n'ont  jamais  tiré  d'aucun 
mixte  qu'autant  d'or  qu'il  en  contenoit  déjà? 
Cela  n'est  vrai  ni  de  nos  sentiments  ni  de  nos 
idées  ;  mais  cela  est  vrai  de  nos  dispositions  à  les 
acquérir.  Pour  changer  un  esprit,  il  faudroit 
changer  l'organisation  intérieure;  pour  changer 
un  caractère,  il  faudroit  changer  le  tempéra- 
ment dont  il  dépend.  Avez* vous  jamais  ouï 
dire  qu'un  emporté  soit  devenu  flegmatique ,  et 
qu'un  esprit  méthodique  et  froid  ait  acquis  de 
l'imagination?  Pour  moi,  je  trouve  qu'il  seroit 
tout  aussi  aisé  de  faire  un  blond  d'un  brun ,  et 
d'un  sot  un  homme  d'esprit.  C'est  donc  en  vain 
c^u'on  prétendroit  refondre  les  divers  esprits  sur 


278  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

• 

un  modèle  commun.  On  peut  les  contraindre  et 
non  les  chang;er  :  on  peut  empêcher  les  hommes 
de  se  montrer  tels  qu'ils  sont,  mais  non  les  faire 
devenir  autres  ;  et  s  ils  se  déguisent  dans  le  cours 
ordinaire  de  la  vie ,  vous  les  verrez  dans  toutes 
les  occasions  importantes  reprendre  leur  carac- 
tère originel ,  et  s'y  livrer  avec  d'autant  moins 
de  régie  qu'ils  n'en  connoissent  plus  en  s'y  li- 
vrant. Encore  une  fois,  il  ne  s'agit  point  de 
changer  le  caractère  et  de  pHer  le  naturel,  mais 
au  contraire  de  le  pousser  aussi  loin  qu'il  peut 
aller,  de  le  cultiver,  et  d'empêcher  qu'il  ne  dé- 
génère; car  c'est  ainsi  qu'un  homme  devient 
tout  ce  qu'il  peut  être,  et  que  l'ouvrage  de  la 
nature  s'achève  en  lui  par  l'éducation.  Or,  avant 
.de  cultiver  le  caractère ,  il  fout  l'étudier,  attendre 
paisiblement  qu'il  se  montre,  lui  fournir  les  oc- 
casions de  se  montrer,  et  toujours  s'abstenir  de 
rien  faire  plutôt  que  d  agir  mal-à-propos.  A  tel 
génie  il  faut  donner  des  aîles,  à  d'autres  des  en- 
traves; l'un  veut  être  pressé,  l'autre  retenu;  l'un 
veut  qu'on  le  flatte,  et  l'autre  qu'on  l'intimide  : 
il  faudroit  tantôt  éclairer,  tantôt  abrutir.  Tel 
homme  est  fait  pour  porter  la  connoissance 
humaine  jusqu'à  son  dernier  terme;  à  tel  autre 
il  est  même  fiineste  de  savoir  lire.  Attendons  la 
première  étincelle  de  la  raison;  c'est  elle  qui 
lait  sortir  le  caractère  et  lui  donne  sa  véritable 
forme  ;  c'est  par  elle  aussi  qu'on  le  cultive ,  et  il 
n'y  a  point  avant  la  raison  de  véritable  éduca- 
tion pour  l'homme. 


CINQUIÈME  PARTIE.  279 

Quant  aux  maximes  de  Julie  que  vous  mettez 
en  opposition ,  je  ne  sais  ce  que  vous  y  voyez  de 
contradictoire  :  pour  moi  je  les  trouve  parfaite- 
ment d  accord  ;  chaque  homme  apporte  en  nais- 
sant un  caractère,  un  génie  et  des  talents  qui  lui 
sont  propres.  Ceux  qui  sont  destinés  à  vivre  dans 
la  simplicité  champêtre  n  ont  pas  besoin  pour 
être  heureux  du  développement  de  leurs  facul- 
tés ,  et  leurs  talents  enfouis  sont  comme  les 
mines  d  or  du  Valais  que  le  J3ien  public  ne  per* 
met  pas  qu'on  exploite.  Mais  dans  letat  civil , 
où  Ton  a  moins  besoin  de  bras  que  de  têtes  et  où 
chacun  doit  compte  à  soi  -  même  et  aux  autres 
de  tout  son  prix ,  il  importe  d'apprendre  à  tirer 
des  hommes  tout  ce  que  la  nature  leur  a  donné, 
à  les  diriger  du  côté  où  ils  peuvent  aller  le  plus 
loin ,  et  sur*t*ut  à  nourrir  leurs  inclinations  de 
tout  ce  qui  peut  les  rendre  utiles.  Dans  le  pre- 
mier cas ,  on  n  a  d'égard  qu'à  Fespéce ,  chacun 
iaitce  que  font  tous  les  autres  ;  Fexerople  est  la 
seule  régie ,  Thabitude  est  le  seul  talent  ;  et  nul 
n  exerce  de  son  ame  que  la  partie  commune  à 
tous.  Dans  le  second ,  on  s'applique  à  l'individu , 
à  l'homme  en  général  ;  on  ajoute  en  lui  tout  ce 
qu'il  peut  avoir  de  plus  qu'un  autre;  on  le  suit 
aussi  loin  que  la  nature  le  mène ,  et  l'on  en  fera 
le  plus  grand  des  hommes  sll  a  ce  qu'il  faut  pour 
le  devenir.  Ces  maximes  se  contredisent  si  peu 
que  la  pratique  en  est  la  même  pour  le  premier 
âge.  N'instruisez  point  l'enfant  du  villageois ,  car 
il  ne  lui  convient  pas  d'être  instruit.  N'instruisez 


28o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

pâs  Tenfant  du  citadin ,  car  vous  ne  savez  en-- 
core  quelle  instruction  lui  convient.  En  tout  état 
de  cause ,  laissez  former  le  corps  jusqu'à  ce  que 
la  raison  commence  à  poindre;  alors  cest  le 
moment  de  la  cultiver. 

Tout  cela  me  paroitroit  fort  bien  ,  ai-je  dit  y 
si  je  n  y  voyois  un  inconvénient  qui  nuit  fort 
aux  avantages  que  vous  attendez  de  cette  mé- 
thode ;  c'est  de  laisser  prendre  aux  enfants  mille 
mauvaises  habitudes  qu  on  ne  prévient  que  par 
les  bonnes.  Voyez  ceux  qu  on  abandonne  à  eux- 
mêmes  ;  ils  contractent  bientôt  tous  les  défauts 
dont  l'exemple   frappe    leurs   yeux,  parceque 
cet  exemple  est  commode  à  suivre ,  et  n'imitent 
jamais  le  bien ,  qui  coûte  plus  à  pratiquer.  Ac- 
coutumés à  tout  obtenir ,  à  faire  en  toute  occa- 
sion leur  indiscrète  volonté ,  ils  d#viennent  mu- 
tins ,  têtus ,  indomptables...  Mais ,  a  repris  M.  de 
Wolmar ,  il  me  semble  que  vous  avez  remarqué 
le  contraire  dans  les  nôtres,  et  que  c'est  ce  qui 
a  donné  lieu  à  cet  entretien.  Je  l'avoue,  ai -je 
dit ,  et  c'est  précisément  ce  qui  m'étonne.  Qu  a- 
t-elle  fait  pour  les  rendre  dociles?  comment  s'y 
est-elle  prise?  qu'a-t-elle  substitué  au  joug  de  la 
discipline?  Un  joug  bien  plus  inflexible,  a-t-il 
dit  à  l'instant ,  celui  de  la  nécessité.  Mais ,  en 
vous  détaillant  sa  conduite ,  elle  vous  fera  mieux 
entendre  ses  vues.  Alors  il  l'a  engagée  à  m'ex- 
pliquer  sa  méthode  ;  et ,  après  une  courte  pause, 
voici  à  peu  près  comme  elle  m'a  parlé. 

Heureux  les  enfants  bien  nés ,  mon  aimable 


CINQUIÈME  PARTIE  381 

ami  !  Je  ne  présume  pas  autant  de  nos  soins  que' 
M.  de  Wolmar.  Malgré  ses  maximes ,  je  doute 
qu  on  puisse  jamais  tirer  un  bon  parti  d  un  mau- 
vais caractère  )  et  que  tout  naturel  puisse  être 
tourné  à  bien  ;  mais ,  au  surplus ,  convaincue 
de  la  bonté  de  sa  méthode ,  je  t&che  d  y  confor- 
mer en  tout  ma  conduitie  dans  ]e  gouvernement 
de  la  famille.  Ma  première  espérance  est  que  des 
méchants  tie  seront  pas  sortis  de  mon«sein  ;  la 
seconde,  est  d'élever  assez  bien  les  enfants  que 
Dieu  ma  donnés ,  sous  la  direction  de  leur  père , 
pour  qu  ils  aient  un  jour  le  bonheur  de  lui  res- 
sembler. J  ai  tâché  pour  cela  de  m  approprier  les 
régies  qu  il  ma  prescrites ,  en  leur  donnant  un 
principe  moins  philosophique  et  plus  convena- 
ble à  lamour  maternel  ;  c est  de  voir  mes  en- 
fants heureux.  Ce  fut  le  premier  vœu  de  mon 
cœur  en  portant  le  doux  nom  de  mère ,  et  tous 
les  soins  de  mes  jours  sont  destinés  à  laccom- 
plir.  La  première  fois  que  je  tins  mon  fiJs  aîné 
dans  mes  bras ,  je  songeai  que  Fenfance  est  pres- 
que un  quart  des  plus  longues  vies ,  qu  on  par- 
vient rarement  aux  trois  autres  quarts ,  et  que 
cest  une  bien  cruelle  prudence  de  rendre  cette 
première  portion  malheureuse  pour  assurer  le 
bonheur  du  reste ,  qui  peut-être  ne  viendra  ja- 
mais. Je  songeai  que  ,  durant  la  foiblesse  du 
premier  âge ,  la  nature  assujettit  ]es  enfants  de 
tant  de  manières,  qu'il  est  barbare  d  ajouter  à 
cet  assujettissement  lempire  de  nos  caprices ,  en 
leur  étant  une  liberté  si  bornée  et  dont  ils  peu- 


283  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

vent  si  peu  abuser.  Je  résolus  depargner  aa 
mien  toute  contrainte  autant  quil  seroit  pos- 
sible ,  de  lui  laisser  tout  l'usage  de  ses  petites 
forces ,  et  de  ne  gêner  en  lui  nul  des  mouve- 
ments de  la  nature.  J  ai  déjà  gagné  à  cela  deux 
grands  avantages  ;  Tun ,  d  écarter  de  son  ame 
naissante  le  mensonge ,  la  vanité ,  la  colère , 
lenvie,  en  un  mot  tous  les  vices  qui  naissent  de 
lesclavage ,  et  qu on  est  contraint  de  fomenter 
dans  les  enfants  pour  obtenir  d  eux  ce  qu  on  en 
exige  ;  lautre ,  de  laisser  fortifier  librement  son 
corps  par  lexercice  continuel  que  Tinstinct  lui 
demande.  Accoutumé  tout  comme  les  paysans 
à  courir  tête  nue  au  soleil ,  au  froid ,  à  s  essouf- 
fler ,  à  se  mettre  en  sueur ,  il  s  endurcit  comme 
eux  aux  injures  de  Tair ,  et  se  rend  plus  robuste 
en  vivant  plus  content.  Cest  le  cas  de  songer  à 
Fâge  d'homme  et  aux  accidents  de  Thumanité. 
Je  vous  lai  déjà  dit,  je  crains  cette  pusillani- 
mité meurtrière  qui,  à  force  de  délicatesse  et  de 
soins ,  affoiblit ,  efféminé  un  enfant ,  le  tour- 
mente par  une  éternelle  contrainte ,  lenchaîne 
par  mille  vaines  précautions  ,  enfin  lexpose 
pour  toute  sa  vie  aux  périls  inévitables  dont 
elle  veut  le  préserver  un  moment,  et,  pour  lui 
sauver  quelques  rhumes  dans  son  enfance ,  lui 
prépare  de  loin  des  fluxions  de  poitrine ,  des 
pleurésies  ,  des  coups  de  soleil ,  et  la  mort  étant 
grand. 

Ce  qui  donne  aux  enfants  livrés  à  eux-mêmes 
la  plupart  des  défauts  dont  vous  parliez  ,  c  est 


CINQUIÈME   PARTIE.  283 

lorsque ,  non  contents  de  faire  leur  propre  vo- 
lonté ,  ils  la  font  encore  foire  aux  autres ,  et 
cela  par  Tinsensée  indulgence  des  mères  à  qui 
Ion  ne  complaît  qu en  servant  toutes  les  fan- 
taisies de  leurs  enfants.  Mon  ami ,  je  me  flatte 
que  vous  n  avez  rien  vu  dans  les  miens  qui  sen- 
tît lempire  et  l'autorité ,  même  avec  le  dernier 
domestique,  et  que  vous  ne  m'avez  pas  vu  non 
plus  applaudir  en  secret  aux  fausses  complai- 
sances qu  on  a  pour  eux.  Cest  ici  que  je  crois 
suivre  une  route  nouvelle  et  sûre  pour  rendre 
à-la-fois  un  enfant  libre  ,  paisible ,  caressant , 
docile  ,  et  cela  par  un  moyen  fort  simple  ,  c'est 
de  le  convaincre  qu'il  n'est  qu'un  enfant. 

A  considérer  l'enfonce  en  elle-même,  y  a-t-ii 
au  monde  un  être  plus  foible ,  plus  misérable , 
plus  à  la  merci  de  tout  ce  qui  l'environne ,  qui 
ait  si  grand  besoin  de  pitié ,  d'amour,  de  pro- 
tection, qu'un  enfant?  Ne  semble-t-il  pas  que 
c'est  pour  cela  que  les  premières  voix  qui  lui 
sont  suggérées  par  la  nature  sont  les  cris  et  les 
plaintes  ;  qu'elle  lui  a  donné  une  figure  si  douce 
et  un  air  si  touchant,  afin  que  tout  ce  qui  l'ap- 
proche s'intéresse  à  sa  foiblesse  et  s'empresse  à 
le  secourir?  Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  choquant , 
de  plus  contraire  à  l'ordre  ,  que  de  voir  un  en- 
fant, impérieux  et  mutin  ,  commander  à  tout 
ce  qui  l'entoure,  prendre  impudemment  un  ton 
de  maître  avec  ceux  qui  n'ont  qu'à  l'abandonner 
pour  le  faire  périr,  et  d'aveugles  parents,  ap- 
prouvant cette  audace ,  l'exercer  à  devenir  le  ty- 


S84  LA  NOUVELLE  HÉLO^SE. 

ran  de  sa  nourrice ,  en  attendant  qu  il  devienne 
le  leur? 

Quant  à  moi ,  je  n  ai  rien  épargné  pour  éloi- 
gner de  mon  fils  la  dangereuse  image  de  lem- 
pire  et  de  la  servitude,  et  pour  ne  jamais  lui 
donner  lieu  de  penser  quil  fût  plutôt  servi  par 
devoir  que  par  pitié.  Ce  point  est  peut-être  le 
plus  difficile  et  le  plus  important  de  toute  ledu- 
eation  ;  et  c  est  un  détail  qui  ne  finiroit  point 
que  celui  de  toutes  les  précautions  quil  m'a 
fallu  prendre  pour  prévenir  en  lui  cet  instinct 
si  prompt  à  distinguer  les  services  mercenaires 
des  domestiques  de  la  tendresse  des  soins  ma- 
ternels. 

L  un  des  principaux  moyens  que  j'aie  employés 
a  été,  comme  je  vous  lai  dit,  de  le  bien  con- 
vaincre de  l'impossibilité  où  le  tient  son  âge  de 
vivre  sans  notre  assistance.  Après  quoi  je  n  ai 
pas  eu  peine  à  lui  montrer  que  tous  les  secours 
qu  on  est  forcé  de  recevoir  d  autrui  sont  des 
actes  de  dépendance  ;  que  les  domestiques  ont 
•une  véritable  supériorité  sur  lui ,  en  ce  qu'il  ne 
sauroit  se  passer  d'eux,  tandis  qu'il  ne  leur  est 
bon  à  rien  ;  de  sorte  que ,  bien  loin  de  tirer  va- 
nité de  leurs  services ,  il  les  reçoit  avec  une  sorte 
d'humiliation,  comme  un  témoignage  de  sa 
fbiblesse,  et  il  aspire  ardemment  au  temps  où 
il  sera  assez  grand  et  assez  fort  pour  avoir  Thon- 
neur  de  se  servir  lui-  même. 

Ces"^ idées,  ai-je  dit,  seroient  difficiles  à  établir 
dans  des  maisons  où  le  père  et  la  mère  se  font 


CINQUIÈME  PARTIE.  285 

servir  comme  des  enfants  ;  mais  dans  celle-ci , 
où  chacun,  à  commencer  par  vous,  a  ses  fonc- 
tions à  remplir ,  et  où  le  rapport  des  valets  aux 
maîtres  n  est  qu  un  échange  perpétuel  de  services 
et  de  soins,  je  ne  crois  pas  cet  établissement 
impossible.  Cependant  il  me  reste  à  concevoir 
comment  des  enfants  accoutumés  à  voir  préve- 
nir leurs  besoins  n  étendent  pas  ce  droit  à  leurs 
fantaisies ,  ou  comment  ils  ne  souffrent  pas  quel- 
quefois de  rhumeur  d'un  domestique  qui  traitera 
de  fantaisie  un  véritable  besoin . 

Mon  ami ,  a  repris  madame  de  Wolmar ,  une 
mère  peu  éclairée  se  fait  des  monstres  de  tout. 
Les  vrais  besoins  sont  très  bornés  dans  les  en- 
fants comme  dans  les  hommes ,  et  Ion  doit  plus 
regarder  à  la  durée  du  bien-être  quau  bien- 
être  d'un  seul  moment.  Pensez-vous  quun  en- 
fant qui  n'est  point  gêné  puisse  assez  souffrir 
de  rhumeur  de  sa  gouvernante ,  sous  les  yeux 
d  une  mère  ,  pour  en  être  incommodé  ?  Vous 
supposez  des  inconvénients  qui  naissent  de  vices 
déjà  contractés ,  sans  songer  que  tous  mes  soins 
opt  été  d'empêcher  ces  vices  de  naitre.  Naturel- 
lement les  femmes  aiment  les  enfants.  La  més- 
intelligence ne  s  élève  entre  eux  que  quand  lun 
veut  assujettir  lautre  à  ses  caprices.  Or  cela  ne 
peut  arriver  ici ,  ni  sur  lenfant  dont  on  n'exige 
rien,  ni  sur  la  gouvernante  à  qui  l'enfant  n'a  rien 
à  commander.  J'ai  suivi  en  cela  tout  le  contre- 
pied  des  autres  mères,  qui  font  semblant  de 
vouloir  que  l'enfant  obéisse  au  dpmestique ,  et  .. 


286  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

veulent  en  effet  que  le  domestique  obéisse  à  Ten- 
fant.  Personne  ici  ne  commande  ni  n  obéit  ; 
mais  Tenfant  n  obtient  jamais  de  ceux  qui  rap- 
prochent qu  autant  de  complaisance  qu'il  en  a 
pour  eux.  Par-là ,  sentant  qu  il  n  a  sur  tout  ce 
qui  lenvironne  d'autre  autorité  que  celle  de  la 
bienveillance ,  il  se  rend  docile  et  complaisant  ; 
en  cherchant  à  s  attacher  les  cœurs  des  autres  y 
le  sien  s  attache  à  eux  à  son  tour  :  car  on  aime 
en  se  faisant  aimer,  c'est  Tinfaillible  effet  de 
lamour-propre;  et  de  cette  affection  réciproque, 
née  de  1  égalité ,  résultent  sans  effort  les  bonnes 
qualités  qu  on  prêche  sans  cesse  à  tous  les  en- 
fants ,  sans  jamais  en  obtenir  aucune. 

J'ai  pensé  que  la  partie  la  plus  essentielle  de 
leducation  dun  enfant,  celle  dont  il  nest  ja- 
mais question  dans  les  éducations  les  plus  soi- 
gnées ,  c  est  de  lui  bien  faire  sentir  sa  misère , 
sa  foiblesse ,  sa  dépendance  ,  et ,  comme  vous  a 
dit  mon  mari,  le  pesant  joug  de  la  nécessité 
que  la  nature  impose  à  Thonime  ;  et  cela ,  non 
seulement  afin  qu'il  soit  sensihie  à  ce  qu'on  fait 
pour  lui  alléger  ce  joug,  mais  sur-tout  afin  qu'il 
connoisse  de  bonne  heure  en  quel  rang  l'a  placé 
la  providence ,  qu'il  ne  s'élève  point  au-dessus 
de  sa  portée ,  et  que  rien  d'humain  ne  lui  semble 
étranger  à  lui. 

Induits  dès  leur  naissance  par  la  mollesse  dans 
laquelle  ils  sont  nourris,  par  les  égards  que  tout 
le  monde  a  pour  eux ,  par  la  facilité  d'obtenir 
tout  ce  qu'ils  désirent ,  à  penser  que  tout  doit 


CINQUIÈME   PARTIE.  287 

céder  à  leurs  fantaisies ,  les  jeunes  gens  entrent 
dans  le  monde  avec  cet  impertinent  préjugé,  et 
souvent  ils  ne  s  en  corrigent  qu  à  force  d'humi- 
liations ,  d  affronts  et  de  déplaisirs.  Or  je  vou- 
drois  bien  sauver  à  mon  fils  cette  seconde  et 
mortifiante  éducation ,  en  lui  donnant  par  la 
première  une   plus  juste  opinion  des  choses. 
J  avois  d'abord  résolu  de  lui  accorder  tout  ce 
quil  demanderoit,  persuadée  que  les  premiers 
mouvements  de  la  nature  sont  toujours  bons  et 
salutaires.  Mais  je  n  ai  pas  tardé  de  connottre 
qu  en  se  faisant  un  droit  d  être  obéis  les  enfants 
sortoient  de  l'état  de  nature  presque  en  naissant, 
et  contractoient  nos  vices  par  notre  exemple ,  le^ 
leurs  par  notre  indiscrétion.  J'ai  vu  que ,  si  je 
voulois  contenter  toutes  ses  fantaisies,  elles  crot- 
troient  avec  ma  complaisance  ;  qu'il  y  auroit 
toujours  un  point  où  il  faudroit  s'arrêter,  et  où 
le  refus  lui  deviendroit  d'autant  plus  sensible 
qu'il  y  seroit  moins   accoutumé.  Ne  pouvant 
donc,  en  attendant  la  raison,  lui  sauver  tout 
chagrin,  j'ai  préféré  le  moindre  et  le  plus  tôt 
passé.  Pour  qu'un  refus  lui  fût  moins  cruel ,  je 
l'ai  plié  d'abord  au  refus;  et,  pour  lui  épargner 
de  longs  déplaisirs,  des  lamentations,  des  mu- 
tineries ,  j'ai  rendu  tout  refus  irrévocable.  Il  est 
vrai  que  j'en  fais  le  moins  que  je  puis ,  et  que 
j'y  regarde  à  deux  fois  avant  que  d'en  venir  là. 
Tout  ce  qu'on  lui  accorde  est  accordé  sans  con- 
dition dès  la  première  demande ,  et  l'on  est  très 
indulgent  là-dessus  :  mais  il  n'obtient  jamais 


a88  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 
rien  par  importimîté  ;  les  pleurs  et  les  flatteries 
sont  également  mutiles.  Il  en  est  si  convaÎDCU  , 
qu'il  a  cessé  de  les  employer;  du  premier  mot 
il  prend  son  parti ,  et  ne  se  tourmente  pas  plus 
de  voir  fermer  un  cornet  de  bonbons  qu'il  vou- 
droit  manger,  qu'envoler  un  oiseau  qu'il  vou- 
droit  tenir;  car  il  sent  la  même  impossibilité 
d'avoir  l'un  et  l'autre.  Il  ne  voit  rien  dans  ce 
qu'on  lui  6te ,  sinon  qu'il  ne  l'a  pu  garder ,  ni 
dans  ce  qu'on  lui  refuse ,  sinon  qu'il  n'a  pu 
l'obtenir;  et,  loin  débattre  la  table  contre  la- 
quelle il  se  blesse ,  il  ne  battroit  pas  la  personne 
qui  lui  résiste.  Dans  tout  ce  qui  le  cbagrine  il 
sent  l'empire  de  la  nécessité,  l'efFet  de  sa  pro- 
pre foiblesse,  jamais  l'ouvrage  du  mauvais  vou- 
loir d'autrui Un  moment!  dit-elle  un  peu 

vivement ,  voyant  que  j'allois  répondre  ;  je 
pressens  votre  objection;  j'y  vais  venir  à  l'in- 
stant. 

Ce  qui  nourrit  les  criailleries  des  enfants  , 
c'est  l'attention  qu'on  y  fait,  soit  pour  leur  cé- 
der ,  soit  pour  les  contrarier.  11  ne  leur  faut 
quelquefois  pour  pleurer  tout  un  jour  que  s'a- 
percevoir qu'on  ne  veut  pas  qu'ils  pleurent.  Qu'on 
les  flatte  ou  qu'on  les  menace,  les  moyens  qu'on 
prend  pour  les  faire  taire  sont  tous  pernicieux 
ei  presque  toujours  sans  elïet.  Tant  qu'on  s'oc- 
cupe de  leurs  pleurs,  c'est  une  raison  pour  eux 
de  les  continuer;  mais  ils  s'en  corrigent  bientôt 
quand  ils  voient  qu'on  n'y  prend  pas  garde  ;  car, 
grands  et  petits ,  nul  n'aime  à  prendre  une  peine 


CINQUIÈME  PARTIE.  289 

inutile.  Voilà  précisément  ce  qui  est  aririvé  à 
mon  atné.  Cétoit  d  abord  un  petit  criard  qui 
étourdissoit  tout  le  monde  ;  et  vous  êtes  témoin 
qu  on  ne  l'entend  pas  plus  à  présent  dans  la 
maison  que  s  il  n  y  avoit  point  d  enfant.  11  pleure 
quand  il  souffre  ;  c  est  la  voix  de  la  nature  quil 
ne  faut  jamais  contraindre;  mais  il  se  tait  à 
Tinstant  qu'il  ne  souffre  plus.  Aussi  fais-je  une 
très  grande  attention  à  ses  pleurs,  bien  sûre 
qu  il  n  en  verse  jamais  en  vain.  Je  gagne  à  cela 
de  savoir  à  point  nommé  quand  il  sent  de  la 
douleur  et  quand  il  n  en  sent  pas ,  quand  il  se 
porte  bien  et  quand  il  est  malade;  avantage 
qu  on  perd  avec  ceux  qui  pleurent  par  fantaisie 
et  seulement  pour  se  faire  apaiser.  Au  veste , 
j  avoue  que  ce  point  n  est  pas  facile  à  obtenir 
des  nourrices  et  des  gouvernantes  :  car  comme 
rien  n  est  plus  ennuyeux  que  d  entendre  toujours 
lamenter  un  enfant ,  et  que  ces  bonnes  femmes 
ne  voient  jamais  que  Finstant  présent  \  elles  ne 
songent  pas  qu  à  faire  taire  len&nt  aujourd'hui 
il  en  pleurera  demain  davantage.  Le  pis  est  que 
lobstination  qu  il  contracte  tire  à  conséquence 
dans  un  âge  avancé.  La  même  cause  qui  le  rend 
criard  à  trois  ans  le  rend  mutin  à  douze ,  que- 
relleur à  vingt  j  impérieux  à  trente ,  et  insup- 
portable toute  sa  vie. 

Je  viens  maintenant  à  vous  ^  me  dit-elle  en 
souriant.  Dans  tout  ce  qu  on  accorde  aux  enfants 
ils  voient  aisément  le  désir  de  leur  complaire  ; 
dans  tout  ce  qu  on  en  exige  ou  qu  on  leur  refuse 

4.  19 


1290  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

ils  doivent  supposer  des  raisons  sans  les  deman* 
der.  C  est  un  autre  avantage  qu  on  gagne  à  user 
avec  eux  dautorité  plutôt  que  de  persuasion 
dans  les  occasions  nécessaires  :  car ,  comme  il 
n  est  pas  possible  qu  ils  n'aperçoivent  quelque- 
fois la  raison  qu'on  a  d  en  user  ainsi ,  il  est  na- 
turel qu  ils  la  supposent  encore  quand  ils  sont 
hors  d'état  de  la  voir.  Au  contraire ,  dès  quon  a 
soumis  quelque  chose  à  leur  jugement ,  ils  pré- 
tendent juger  de  tout,  ils  deviennent  sophistes, 
subtils ,  de  mauvaise  foi ,  féconds  en  chicanes , 
cherchant  toujours  à  réduire  au  silence  ceux  qui 
ont  la  foiblesse  de  s'exposer  à  leurs  petites  lu- 
mières. Quand  on  est  contraint  de  leur  rendre 
compte  des  choses  qu'ils  ne  sont  point  en  état 
d'entendre ,  ils  attribuent  au  caprice  la  conduite 
la  plus  prudente  ,  sitôt  qu'elle  est  au-dessus  de 
leur  portée.  En  un  mot ,  le  seul  moyen  de  les 
rendre  dociles  à  la  raison  n'est  pas  de  raisonner 
avec  eux,  mais  de  les  bien  convaincre  que  la 
raison  est  au-dessus  de  leur  âge  :  car  alors  ils  la 
supposent  du  côté  où  elle  doit  être ,  à  moins 
qu'on  ne  leur  donne  un  juste  sujet  de  penser  au- 
trement. Us  savent  bien  qu'on  ne  veut  pas  les 
tourmenter  quand  il's  sont  surs  qu'on  les  aime; 
et  les  enfants  se  trompent  rarement  là-dessus. 
Quand  donc  je  refuse  quelque  chose  aux  miens, 
je  n'argumente  point  avec  eux ,  je  ne  leur  dis 
point  pourquoi  je  ne  veux  pas  ,  mais  je  fais  en 
sorte  qu'ils  le  voient ,  autant  qu'il  est  possible  , 
et  quelquefois  après  coup.  De  cette  manière  ils 


CINQUIÈME   PARTIE.  agi 

^accoutument  à  comprendre  que  jamais  je  ne 
les  refuse  sans  en  avoir  une  bonne  raison, quoi* 
qu'ils  ne  laperçoivent  pas  toujours. 

Fondée  sur  le  même  principe,  je  ne  souffrirai 
pas  non  plus  que  mes  enfants  se  mêlent  dans  la 
conversation  des  gens  raisonnables ,  et  s'imagi-^ 
nent  sottement  y  tenir  leur  rang  comme  les  au«- 
très ,  quand  on  y  souffre  leur  babil  indiscret.  Je 
veux  qu  ils  répondent  modestement  et  en  peu  de 
mots  quand  on  les  interroge,  sans  jamais  parler 
«de  leur  chef,  et  sur-tout  sans  qu'ils  s'ingèrent  à 
questionner  hors  de  propos  les  gens  plus  âgés 
queux , auxquels  ils  doivent  du  respect. 

En  vérité ,  Julie,  dis-je  en  Finterrompant ,  voilà 
bien  de  la  rigueur  pour  une  mère  aussi  tendre! 
Pythagore  n  etoit  pas  plus  sévère  à  ses  disciples 
que  vous  Têtes  aux  vôtres.  Non  seulement  vous 
ne  les  traitez  pas  en  hommes,  mais  on  diroit  que 
vous  craignez  de  les  voir  cesser  trop  tôt  d  être 
enfants.  Quel  moyen  plus  agréable  et  plus  sûr 
peuvent^ils  avoir  de  s'instruire  que  d'interroger 
sur  les  choses  qu'ils  ignorent  les  gens  plus  éclai- 
rés qu'eux?  Que  penseroient  de  vos  maximes  les 
dames  de  Paris ,  qui  trouvent  que  leurs  enfants 
ne  jasent  jamais  assez  tôt  ni  assez  long-temps , 
et  qui  jugent  de  l'esprit  qu'ils  auront  étant  grands 
par  les  sottises  qu'ils  débitent  étant  jeunes  ? 
Wolmar  me  dira  que  cela  peut  être  bon  dans  un 
pays  où  le  premier  mérite  est  de  bien  babiller  , 
et  où  l'on  est  dispensé  de  penser  pourvu  qu'on 
parle.  Mais  vous  qui  voulez  fiûre  à  vos  enfants 

'9- 


aga  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

un  sort  si  doux,  comment  accorderez- vous  tant 
de  bonheur  avec  tant  de  contrainte?  et  que  de- 
vient parmi  toute  cette  gêne  la  liberté  que  vous 
prétendez  leur  laisser  ? 

Quoi  donc  !  a-t-elle  repris  à  Finstant ,  est-ce 
gêner  leur  liberté  que  de  les  empêcher  d  attenter 
à  la  nôtre  ?  et  ne  sauroient^ils  être  heureux  à 
moins  que  toute  une  compagnie  en  sOence  n'ad- 
mire leurs  puérilités  ?  Empêchons  leur  vanité  de 
naître ,  ou  du  moins  arrêtons-en  les  progrès  ;  c  est 
là  vraiment  travailler  à  leur  félicité  :  car  la  va- 
nité de  rhomme  est  la  source  de  ses  plus  grandes 
peines ,  et  il  n  y  a  personne  de  si  parfait  et  de  si 
fêté  à  qui  elle  ne  donne  encore  plus  de  chagrins 
que  de  plaisirs  (i). 

Que  peut  penser  un  enfant  de  lui-même ,  quand 
il  voit  autour  de  lui  tout  un  cercle  de  gens  sen- 
sés Técouter  ,  lagacer ,  Fadmirer ,  attendre  avec 
un  lâche  empressement  les  oracles  qui  sortent 
de  sa  bouche ,  et  se  récrier  avec  des  retentisse- 
ments de  joie  à  chaque  impertinence  qu  il  dit  ? 
La  tête  dun  homme  auroit  bien  de  la  peine  à 
tenir  à  tous  ces  faux  applaudissements  ;  jugez  de 
ce  que  deviendra  la  sienne  !  Il  en  est  du  babil 
des  enfants  comme  des  prédictions  des  alma- 
nachs.  Ce  serait  un  prodige  si,  sur  tant  de  vai- 
nes paroles ,  le  hasard  ne  fournissolt  jamais  une 
rencontre  heureuse.  Imaginez  ce  que  font  alors 

(i)  Si  jamais  la  vanitë  fit  quelque  heureux  sur  la  terre, 
à  coup  sûr  cet  heureux-là  u'étoit  qu'un  sot. 


CINQUIÈME  PARTIE.  ^gS 

les  exclamations  de  la  flatterie  sur  une  pauvre 
mère  déjà  trop  abusée  par  son  propre  cœur ,  et 
sur  un  enfant  qui  ne  sait  ce  quil  dit  et  se  voit 
célébrer  !  ne  pensez  pas  que  pour  démêler  Fer^ 
reur  je  m  en  garantisse  :  non  ;  je  vois  la  faute ,  et 
j  y  tombe  :  mais  si  j  admire  les  reparties  de  mon 
fils  ,  au  moins  je  les  admire  en  secret  ;  il  n  ap- 
prend point,  en  me  les  voyant  applaudir ,  à  de- 
venir babillard  et  vain  ;  et  les  flatteurs ,  en  me  les 
faisant  répéter,  n  ont  pas  le  plaisir  de  rire  de  ma 
foiblesse. 

Un  jour  qu  il  nous  étoit  venu  du  monde ,  étant 
allée  donner  quelques  ordres ,  je  vis  en  rentrant 
quatre  ou  cinq  grands  nigauds  occupés  à  jou^r 
avec  lui ,  et  s'apprètant  à  me  raconter  d  un  air 
d  emphase  je  ne  sais  combien  de  gentillesses  qu'ils 
venoient  d  entendre ,  et  dont  ils  sembloieht  tout 
émerveillés.  Messieurs ,  leur  dis-je  assez  froide- 
ment ,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  sachiez  faire 
dire  à  des  marionnettes  de  fort  jolies  choses  ; 
mais  j  espère  qu  un  jour  mes  enfants  seront  hom- 
mes, qu'ils  agiront  et  parleront  deux-mêmes ,  et 
alors  j  apprendrai  toujours  dans  la  joie  de  mon 
cœur  tout  ce  qu'ils  auront  dit  et  fait  de  bien.  De- 
puis qu  on  a  vu  que  cette  manière  de  faire  sa 
cour  ne  prenoit  pas ,  on  joue  avec  mes  enfents 
comme  avec  des  enfants ,  non  comme  avec  Poli- 
chinel  ^  il  ne  leur  vient  plus  de  compère ,  et  ils 
en  valent  sensiblement  mieux  depuis  qu  on  ne 
les  admire  plus. 

A  l'égard  des  questions ,  on  ne  les  leur  défend 


^94  ^^  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

pas  indistinctement  :  je  suis  la  première  à  leur 
dire  de  demander  doucement  en  particulier  à 
leur  père  ou  à  moi  tout  ce  quils  ont  besoin  de 
savoir;  mais  je  ne  souffre  pas  qu'ils  coupent  un 
entretien  sérieux  pour  occuper  tout  le  monde 
de  la  première  impertinence  qui  leur  passe  par 
la  tète.  Lart  d'interroger  n  est  pas  si  facile  qu  on 
pense  :  c'est  bien  plus  Tart  des  maîtres  que  des 
disciples;  il  faut  avoir  déjà  beaucoup  appris  de 
choses  pour  savoir  demander  ce  quon  ne  sait 
pas.  Le  savant  sait  et  s  enquiert,  dit  un  proverbe 
indien;  mais  Tignorant  ne  sait  pas  même  de 
quoi  s'enquérir  (i).  Faute  de  cette  science  préli- 
minaire ,  les  enfants  en  liberté  ne  font  presque 
jamais  que  des  questions  ineptes  qui  ne  servent 
à  rien,  ou  profondes  et  scabreuses,  dont  la  so- 
lution passe  leur  portée  ;  et  puisqu  il  ne  faut  pas 
qu'ils  sachent  tout,  il  importe  qu'ils  n'aient  pas 
le  droit  de  tout  demander.  Voilà  pourquoi ,  gé- 
néralement parlant ,  ils  s'instruisent  mieux  par 
les  interrogations  qu'on  leur  fait  que  par  celles 
qu'ils  font  eux-mêmes. 

Quand  cette  méthode  leur  seroit  aus^  utile 
qu'on  croit ,  la  première  et  la  plus  importante 
science  qui  leur  convient  n'est-elle  pas  d'être 
discrets  et  modestes  ?  et  y  en  a-t-il  quelque  autre 
qu'ils  doivent  apprendre  au  préjudice  de  celle-là? 

Que  produit  donc  dans  les  enfants  cette  éman- 

« 

(i)  Ce  proverbe  est  tiré  de  Chardin,  tome  V,  p.  170, 
in- 12. 


CINQUIÈME  PARTIE.  29S 

cipation  de  parole  avant  ïkge  de  parler ,  et  ce 
droit  de  soumettre  effrontément  les  hommes  à 
leur  interrogatoire?  de  petits  questionneurs  ba- 
billards ,  qui  questionnent  moins  pour  s'in- 
struire que  pour  importuner,  pour  occuper  d  eux 
tout  le  monde ,  et  qui  prennent  encore  plus  de 
goût  à  ce  babil  par  lembarras  oii  ils  saperçoi- 
vent  que  jettent  quelquefois  leurs  questions  in- 
discrètes ,  en  sorte  que  chacun  est  inquiet  aus- 
sitôt qu  ils  ouvrent  la  bouche.  Ce  n  est  pas  tant 
un  moyen  de  les  instruire  que  de  les  rendre  é- 
tourdis  et  vains  ;  inconvénient  plus  grand  à  moa 
avis  que  lavantage  qu'ils  acquièrent  par-là  n  est 
utile  ;  car  par  degrés  l'ignorance  diminue ,  mais 
la  vanité  ne  fait  jamais  qu'augmenter. 

Le  pis  qui  pût  arriver  de  cette  réserve  trop 
prolongée  seroit  que  mon  fils  en  âge  de  raison 
eût  la  conversation  moins  légère ,  le  propos 
moins  vif  et  moins  abondant;  et  en  considérant 
combien  cette  habitude  de  passer  sa  vie  à  dire 
des  riens  rétrécit  l'esprit ,  je  regarderois  plutôt 
cette  heureuse  stérilité  comme  un  bien  que  com- 
me un  mal.  Les  gens  oisifs ,  toujours  ennuyés 
d'eux-mêmes  )  s'efforcent  de  donner  un  grand 
prix  à  l'art  de  les  amuser  ;  et  l'on  diroit  que  le 
savoir-vivre  consiste  i  ne  dire  que  de  vaines  pa- 
roles ,  comme  à  ne  faire  que  des  dons  inutiles  : 
mais  la  société  humaine  a  un  objet  plus  noble , 
et  ses  vrais  plaisirs  ont  plus  de  solidité.  L'organe 
de  la  vérité ,  le  plus  digne  organe  de  l'homme  , 
le  seul  dont  l'usage  le  distingue  des  animaux . 


296  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

ne  lui  a  point  été  donné  pour  n  en  pas  tirer  un 
•  meilleur  parti  qu'ils  ne  font  de  leurs  cris.  11  se 
dégrade  au-dessous  deux  quand  il  parle  pour 
ne  rien  dire  ;  et  Thomnie  doit  être  homme  jus- 
que dans  ses  délassements.  SU  y  a  de  la  poli- 
tesse à  étourdir  tout  le  monde  d'un  vain  caquet, 
j'en  trouve  une  bien  plus  véritable  à  laisser  par- 
ler les  autres  par  préférence ,  à  faire  plus  grand 
cas  de  ce  qu'ils  disent  que  de  ce  qu  on  diroit  soi- 
même  ,  et  à  montrer  qu'on  les  estime  trop  pour 
croire  les  amuser  par  des  niaiseries.  T^e  bon  usage 
du  monde ,  celui  qui  nous  y  Êiit  le  plus  recher- 
cher et  chérir ,  n  est  pas  tant  d'y  briller  que  d'y 
faire  briller  les  autres ,  et  de  mettre ,  à  force  de 
modestie ,  leur  orgueil  plus  en  liberté.  Me  crai- 
gnons pas  qu'un  homme  d^esprit  qui  ne  s'abs- 
tient de  parler  que  par  retenue  et  discrétion 
puisse  jamais  passer  pour  un  sot.  Dans  quelque 
pays  que  ce  puisse  être  ,  il  nest  pas  possible 
qu'on  juge  un  homme  sur  ce  qu'il  n'a  pas  dit , 
et  qu'on  le  méprise  pour  s'être  tu.  Au  con- 
traire ,  on  remarque  en  général  que  les  gens  si- 
lencieux en  imposent ,  qu  on  s'écoute  devant  eux, 
et  qu'on  leur  donne  beaucoup  d'attention  quand 
ils  parlent  ;  ce  qui ,  leur  laissant  le  choix  des  oc* 
casions  et  faisant  qu'on  ne  perd  rien  de  ce  qu'ils 
disent ,  met  tout  l'avantage  de  leur  côté.  Il  est  si 
difficile  à  l'homme  le  plus  sage  de  garder  toute 
sa  présence  d'esprit  dans  un  loug  flux  de  pa- 
roles ,  il  est  si  rare  qu'il  ne  lui  échappe  des  cho- 
ses dont  il  se  repent  à  loisir ,  qu'il  aime  mieux 


CINQUIÈME  PARTIE.  297 

retenir  le  bon  que  risquer  le  mauvais.  Enfin , 
quand  ce  nest  pas  faute  desprit  qu'il  se  tait, 
6  il  ne  parle  pas  ,  quelque  discret  qu  il  puisse 
être ,  le  tort  en  est  à  ceux  qui  sont  avec  lui. 

Mais  il  y  a  bien  loin  de  six  ans  à  vingt  :  mon 
fils  ne  sera  pas  toujours  enfant;  et,  à  mesure  que 
sa  raison  commencera  de  naître ,  Tintention  de 
son  père  est  bien  de  la  laisser  exercer.  Quant  à 
moi ,  ma  mission  ne  va  pas  jusque-là.  Je  nourris 
des  enfants  et  n  ai  pas  la  présomption  de  vou- 
loir former  des  hommes.  J'espère ,  dit-elle  en  re- 
gardant son- mari,  que  de  plus  dignes  mains  se 
chargeront  de  ce  noble  emploi.  Je  suis  femme 
et  mère ,  je  sais  me  tenir  à  mon  rang.  Encore 
une  fois ,  la  fonction  dont  je  suis  chargée  n  est 
pas  d  élever  mes  fils ,  mais  de  les  préparer  pour 
être  élevés. 

Je  ne  fais  même  en  cela  que  suivre  de  point 
en  point  le  système  de  M.  de  Wolmar  ;  et  plus 
j  avance ,  plus  j  éprouve  combien  il  est  excellent 
et  juste,  et  combien  il  s  accorde  avec  le  mien. 
Considérez  mes  enfants  ,  et  sur-tout  lalné  ;  en 
connoÎ6sez-vous  de  plus  heureux  sur  la  terre , 
de  plus  gais  ,  de  moins  importuns  ?  Vous  les 
voyez  sauter,  rire,  courir  toute  la  journée,  sans 
jamais  incommoder  personne.  De  quels  plaisirs, 
de  quelle  indépendance  leur  âge  est-il  suscep- 
tible ,  dont  ils  ne  jouissent  pas  ou  dont  ils  abu- 
sent? Ils  se  contraignent  aussi  peu  devant  moi 
qu'en  mon  absence.  Au  contraire ,  sous  les  yeux 
de  leur  mère  ils  ont  toujours  un  peu  plus  de 


298  LA   NOUVELLE  HELOÏSE. 

confiance;  et,  quoique  je  sois  Fauteur  de  toute 
la  sévérité  quils  éprouvent,  ils  me  trouvent  tou- 
jours la  moins  sévère  :  car  je  ne  pourrois  sup- 
porter de  n  être  pas  ce  qu  ils  aiment  le  plus  au 
monde. 

Les  seules  lois  qu  on  leur  impose  auprès  de 
nous  sont  celles  de  la  liberté  même ,  savoir,  de 
ne  pas  plus  gêner  la  compagnie  quelle  ne  les 
gêne ,  de  ne  pas  crier  plus  haut  qu  on  ne  parle  ; 
et ,  comme  on  ne  les  oblige  point  de  s  occuper 
de  nous ,  je  ne  veux  pas  non  plus  qu'ils  préten- 
dent nous  occuper  deux.  Quand  ils  manquent 
à  de  si  justes  lois ,  toute  leur  peine  est  d'être  à 
l'instant  renvoyés  ;  et  tout  mon  art ,  pour  que 
c'en  soit  une ,  de  faire  qu'ils  ne  se  trouvent  nulle 
part  aussi  bien  qu'ici.  A  cela  près ,  on  ne  les  as- 
sujettit à  rien  ;  on  ne  les  force  jamais  de  rien 
apprendre;  on  ne  les  ennuie  point  de  vaines 
corrections;  jamais  on  ne  les  reprend  ;  les  seules 
leçons  qu'ils  reçoivent  sont  des  leçons  de  pra- 
tique prises  dans  la  simplicité  de  la  nature.  Cha- 
cun ,  bien  instruit  là-dessus  ,  se  conforme  à  mes 
intentions  avec  une  intelligence  et  un  soin  qui 
ne  me  laissent  rien  à  désirer  ;  et ,  si  quelque 
faute  est  à  craindre ,  mon  assiduité  la  prévient 
ou  la  répare  aisément. 

Hier ,  par  exemple ,  laîné  ,  ayant  ôté  un  tam*! 
bour  au  cadet,  l'avoit  fait  pleurer.  Fanchon  ne 
dit  rien  ;  mais ,  une  heure  après ,  au  moment 
que  le  ravisseur  du  tambour  en  étoit  le  plus  oc^ 
cupé ,  elle  le  lui  reprit  :  il  la  suivoit  en  le  rede- 


CINQUIÈME  PARTIE.  299 

mandant ,  et  pleurant  à  son  tour.  Elle  lui  dit  : 
Vous  lavez  pris  par  force  à  votre  frère ,  je  vous 
le  reprends  de  même  ;  qu  avez-vous  à  dire  ?  ne 
suis-je  pas  la  plus  forte  ?  Puis  elle  se  mit  à  battre 
la  caisse  à  son  imitation ,  comme  si  elle  y  eût 
pris  beaucoup  de  plaisir.  Jusque-là  tout  étoit  à 
merveille  ;  mais  quelque  temps  après  elle  voulut 
rendre  le  tambour  au  cadet;  alors  je  larrètai; 
car  ce  nétoit  plus  la  leçon  de  la  nature ,  et  de 
là  pouvoit  naître  un  premier  germe  d'envie  entre 
les  deux  frères.  En  perdant  le  tambour,  le  ca- 
det supporta  la  dure  loi  de  la  nécessité  ;  laine 
sentit  son  injustice,  tous  deux  connurent  leur 
foiblesse  et  furent  consolés  le  moment  d  après. 
Un  plan  si  nouveau  et  si  contraire  aux  idées 
reçues  m  avoit  d  abord  efiarouché.  A  force  de 
me  lexpliquer,  ils  m  en  rendirent  enfin  ladmi- 
rateur  ;  et  je  sentis  que  pour  guider  Thomme  la 
marche  de  la  nature  est  toujours  la  meilleure. 
Le  seul  inconvénient  que  je  trouvois  à  cette  mé-r 
thode ,  et  cet  inconvénient  me  parut  fort  grand, 
c'étoit  de  négliger  dans  les  enfants  la  seule  fa- 
culté qu'ils  aient  dans  toute  sa  vigueur  et  qui 
ne  fait  que  s  afFoiblir  en  avançant  en  ftge.  Il  me 
sembloit  que ,  selon  leur  propre  système ,  plus 
les  opérations  de  lentendement  étoient  foibles , 
insuffisanles ,  plus  on  devoit  exercer  et  fortifier 
la  mémoire ,  si  propre  alors  à  soutenir  le  tra- 
vail. C  est  elle ,  disois-je ,  qui  doit  suppléer  à  la 
raison  jusqu'à  sa  naissance ,  et  lenrichir  quan4 
elle  est  née.  Un  esprit  qu'on  n'exerce  à  rien  de- 


3oO  LA  I90nV£LLE  HÉLOÏSE/ 

Tient  lourd  et  pesant  dans  1  maction.  La  semence 
ne  prend  point  dans  un  champ  mal  préparé ,  et 
cest  une  étrange  préparation  pour  apprendre  à 
devenir  raisonnable  que  de  commencer  par 
être  stupide.  Comment ,  stupide  !  s  est  écriée  aus- 
sitôt madame  de  Wolmar.  Confondriez  -  vous 
deux  qualités  aussi  différentes  et  presque  aussi 
contraires  que  la  mémoire  et  le  jugement  (i)? 
comme  si  la  quantité  des  choses  mal  digérées  et 
sans  liaison  dont  on  remplit  une  tète  encore 
foible  n  y  faisoit  pas  plus  de  tort  que  de  profit 
à  la  raison  !  J'avoue  que  de  toutes  les  facultés  de 
rhomme  la  mémoire  est  la  première  qui  se  dé- 
veloppe et  la  plus  commode  à  cultiver  dans  les 
enfants  :  mais ,  à  votre  avis ,  lequel  est  à  préfé- 
rer de  ce  qu'il  leur  est  le  plus  aisé  d  apprendre , 
ou,  de  ce  qu'il  leur  importe  le  plus  de  savoir  ? 

Regardez  à  l'usage  qu'on  fait  en  eux  de  cette 
facilité,  à  la  violence  qu'il  faut  leur  faire,  à 
l'étemelle  contrainte  oii  il  les  faut  assujettir 
pour  mettre  en  étalage  leur  mémoire ,  et  com- 
parez l'utilité  qu'ils  en  retirent  au  mal  qu'on 
leur  fait  souflfrir  pour  cela.  Quoi  !  forcer  un  en- 
fant d'étudier  des  langues  qu'il  ne  parlera  ja- 
mais, même  avant  qu'il  ait  bien  appris  la  sienne  ; 
lui  faire  incessamment  répéter  et  construire  des 
vers  qu'il  n'entend  point ,  et  dont  toute  l'harmo- 

(i)  Gela  ne  me  paroit  pas  bien  vu.  Rien  n^est  si  néces- 
saire au  jugement  que  la  mémoire  :  il  est  vrai  que  ce  n'est 
pas  la  mémoire  des  mots. 


CINQUIÈME  PARTIE.  3oi 

nie  n  est  pour  lui  qu  au  bout  de  ses  doigts  ;  em- 
brouiller son  esprit  de  cercles  et  de  sphères  dont 
il  n  a  pas  la  moindre  idée ,  laccabler  de  mille 
noms  de  villes  et  de  rivières  qu'il  confond  sans 
cesse  et  quil  rapprend  tous  les  jours;  est-ce 
cultiver  sa  mémoire  au  profit  de  son  jugement? 
et  tout  ce  frivole  acquis  vaut-il  une  seule  des 
larmes  qu  il  lui  coûte  ? 

Si  tout  celan  étolt  qu  inutile,  je  m  en  plaindrois 
moins  ;  mais  n  e.st-ce  rien  que  d'instruire  un  en- 
iiEmt  à  se  payer  de  mots ,  et  à  croire  savoir  ce 
qu  il  ne  peut  comprendre  ?  Se  pourroit-il  qu  un 
tel  amas  ne  nuisit  point  aux  premières  idées  dont 
on  doit  meubler  une  tête  humaine?  et  ne  vau- 
droit-il  pas  mieux  navoir  point  de  mémoire 
que  de  la  remplir  de  tout  ce  fatras ,  au  préju- 
dice des  connoissances  nécessaires  dont  il  tient 
la  place  ? 

Non  j  si  la  nature  a  donné  au  cerveau  des  en- 
£3mts  cette  souplesse  qui  le  rend  propre  à  rece- 
voir toutes  sortes  d'impressions,  ce  n'est  pas 
pour  qu'on  y  grave  des  noms  de  rois ,  des  dates , 
des  termes  de  blason ,  de  sphère ,  de  géographie , 
et  tous  ces  mots  sans  aucun  sens  pour  leur  âge , 
et  sans  aucune  utilité  pour  quelque  âge  que  ce 
soit ,  dont  on  accable  leijr  triste  et  stérile  en- 
fance ;  mais  c'est  pour  que  toutes  les  id^s  rela- 
tives à  l'état  de  l'homme ,  toutes  celles  qui  se  rap- 
portent à  son  bonheur  et  l'éclairent  sur  ses  de- 
voirs ,  s'y  tracent  de  bonne  heure  en  caractères 


3o!2  LA   NOUVELLE   HËLOÏSE. 

inefFaçables ,  et  lui  servent  à  se  conduire  pendant 
sa  vie  d'une  manière  convenable  à  son  être  et  à 
ses  facultés. 

Sans  étudier  dans  les  livres ,  la  mémoire  d'un 
enfant  ne  reste  pas  pour  cela  oisive  :  tout  ce  qu'il 
voit,  tout  ce  qu'il  entend  le  frappe,  et  il  s'en 
souvient;  il  tient  registre  en  lui-même  des  ac- 
tions ,  des  discours  des  hommes;  e(  tout  ce  qui 
l'environne  est  le  livre  dans  lequel,  sans  y  son- 
ger ,  il  enrichit  continuellement  sa  mémoire  , 
en  attendant  que  son  jugement  puisse  en  profi- 
ter. C'est  dans  le  choix  de  ces  objets ,  c'est  dans 
le  soin  de  lui  présenter  sans  cesse  ceux  qu'il  doit 
connottre^  et  de  lui  cacher  ceux  qu'il  doit  igno- 
rer, que  consiste  le  véritable  art  de  cultiver  la 
première  de  ses  facultés;  et  c'est  par-là  qu'il  faut 
tâcher  de  lui  former  un  magasin  de  connoissan- 
ces  qui  serve  à  son  éducation  durant  la  jeunesse, 
et  à  sa  conduite  dans  tous  les  temps.  Cette  mé- 
thode ,  il  est  vrai ,  ne  forme  point  de  petits  pro- 
diges ,  et  ne  fait  pas  briller  les  gouvernantes  et 
les  précepteurs  ;  mais  elle  forme  des  hommes 
judicieux,  robustes,  sains  de  corps  et  d'entende- 
ment, qui,  sans  s'être  fait  admirer  étant  jeunes, 
se  font  honorer  étant  grands. 

Ne  pensez  pas  pourtant,  continua  Julie ,  qu'on 
néglige  ici  tout*à-fait  ces  soins  dont  vous  faites 
un  si  grand  cas.  Une  mère  un  peu  vigilante  tient 
dans  ses  mains  les  passions  de  ses  enfants.  Il  y 
a  des  moyens  pour  exciter  et  nourrir  en  eux  le 
désir  d'apprendre  ou  de  faire  telle  ou  telle  chose  ; 


CINQUIÈME   PARTIE.  3o3 

et  autant  que  ces  moyens  peuvent  se  concilier 
avec  la  plus  entière  liberté  de  lenfant,  et  n en- 
gendrent en  ]ui  nulle  semence  de  vice ,  je  les 
emploie  assez  volontiers ,  sans  m  opiniâtrer  quand 
le  succès  n  y  répand  pas  ;  car  il  aura  toujours  le 
temps  d'apprendre ,  mais  il  n  y  a  pas  un  moment 
à  perdre  pour  lui  former  un  bon  naturel  ;  et  M.  de 
Wolmar  a  une  telle  idée  du  premier  développe- 
ment de  la  raison ,  qu  il  soutient  que ,  quand  son 
fils  ne  sauroit  rien  à  douze  ans,  il  nen  seroit  pas 
moins  instruit  à  quinze ,  sans  compter  que  rien 
n'est  moins  nécessaire  que  d  être  savant ,  et  rien 
plus  que  d'être  sage  et  bon. 

Vous  savez  que  notre  aîné  lit  déjà  passable-* 
ment.  Voici  comment  lui  est  venu  le  goût  d  ap- 
prendre à  lire.  J'avois  dessein  de  lui  dire  de  temps 
en  temps  quelque  fable  de  La  Fontaine  pour  la- 
muser,  et  javois  déjà  commencé,  quand  il  me 
demanda  si  les  corbeaux  parloient.  AFinstant  je 
vis  la  difficulté  de  lui  faire  sentir  bien  nettement 
la  différence  de  Fapologue  au  mensonge  :  je  me 
tirai  d  affaire  comme  je  pus  ;  et  convaincue  que 
les  fables  sont  faites  pour  les  hommes,  mais  qu  il 
faut  toujours  dire  la  vérité  nue  aux  enfants,  je 
supprimai  La  Fontaine.  Je  lui  substituai  un  re- 
cueil de  petites  histoires  intéressantes  et  instruc- 
tives ,  la  plupart  tirées  de  la  Bible  ;  puis ,  voyant 
que  Fenfant  prenoit  goût  à  mes  contes ,  j'imagi-r 
nai  de  les  lui  rendre  encore  plus  utiles ,  en  es- 
sayant d  en  composer  moi-même  d  aussi  amu- 
sants quil  me  fut  possible,  et  les  appropriant 


3o4  LA  NOUVELLE  UÉLOÎSÊ. 

toujours  au  besoin  du  moment.  Je  les  écrivois 
à. mesure  dans  un  beau  livre  orné  d'images,  que 
je  tenois  bien  enfermé ,  et  dont  je  lui  lisois  de 
temps  en  temps  quelques  contes,  rarement ,  peu 
longrtemps ,  et  répétant  souvent  les  mêmes  avec 
des  commentaires ,  avant  de  passer  à  de  nou- 
veaux. Un  enfant  oisif  est  sujet  à  lennui;  les  pe- 
tits contes  servoient  de  ressources  :  mais ,  quand 
je  le  voyois  le  plus  avidement  attentif,  je  me 
souvenois  quelquefois  d'un  ordre  à  donner,  et 
je  le  quittois  à  lendroit  le  plus  intéressant ,  en 
laissant  négligemment  le  livre.  Aussitôt  il  alloit 
prier  sa  bonne ,  ou  Fanchon ,  ou  quelqu'un , 
d  achever  la  lecture  :  mais  comme  il  n  a  rien  à 
commander  à  personne  ',  et  qu'on  étoit  prévenu , 
Ton  n'obéissoit  pas  toujours.  Lun  refusoit,  l'au- 
tre avoit  à  faire,  l'autre  balbutioit  lentement  et 
mal ,  l'autre  laissoit ,  à  mon  exemple ,  un  conte 
à  moitié.  Quand  on  le  vit  bien  ennuyé  de  tant 
de  dépendance ,  quelqu'un  lui  suggéra  secrète- 
ment d'apprendre  à  lire ,  pour  s'en  délivrer  et 
feuilleter  le  livre  à  son  aise.  Il  goûta  ce  projet. 
Il  fallut  trouver  des  gens  assez  complaisants  pour 
vouloir  lui  donner  leçon  :  nouvelle  difficulté 
qu'on  n'a  poussée  qu'aussi  loin  qu'il  falioit.  Mal- 
gré toutes  ces  précautions ,  il  s'est  lassé  trois  ou 
quatre  fois  :  on  l'a  laissé  faire.  Seulement  je  me 
suis  efforcée  de  rendre  les  contes  encore  plus 
amusants  ;  et  il  est  revenu  à  la  charge  avec  tant 
d'ardeur,  que ,  quoiqu'il  n'y  ait  pas  six  mois  qu'il 


CINQUIÈME   PARTIE.  3o5 

a  tout  de  bon  commeticé  d'apprendre,  il  sera 
bientôt  en  état  de  lire  seul  le  recueil. 

Cest  à  peu  près  ainsi  que  je  tâcherai  d  exciter 
son  zélé  et  sa  bonne  volonté  pour  acquérir  les 
connoissances  qui  demandent  de  la  suite  et  de 
lapplication ,  et  qui  peuvent  convenir  à  son  âge: 
mais  quoiqu'il  apprenne  à  lire ,  ce  n  est  point  des 
livres  qu  il  tirera  ces  connoissances  :  car  elles  ne 
s  y  trouvent  point,  et  la  lecture  ne  convient  en 
aucune  manière  aux  enfants.  Je  veux  aussi  Tha-* 
bituer  de  bonne  heure  à  nourrir  sa  tête  d'idées 
et  non  de  mots  :  c'est  pourquoi  je  ne  lui  fais  ja-* 
mais  rien  apprendre  par  cœur< 

Jamais  !  interrompis-je  :  c'est  beaucoup  dire  ; 
car  encore  faut-il  bien  qu'il  sache  son  catéchisme 
et  ses  prières.  C'est  ce  qui  vous  trompe,  reprit- 
elle.  A  l'égard  de  la  prière,  tons  les  matins  et 
tous  les  soirs  je  fais  la  mienne  à  haute  voix  dans 
la  chambre  de  mes  enfants  ,  et  c'est  assez  pour 
qu'ils  l'apprennent  sans  qu'on  les  y  oblige  :  quant 
au  catéchisme,  ils  ne  savent  ce  que  c'est.  Quoi  ! 
Julie ,  vos  enfants  n'apprennent  pas  leur  caté- 
chisme? Non,  mon  ami,  mes  enfants  n'appren- 
nent pas  leur  catéchisme.  Gomment!  ai-je  dit 
tout  étonné ,  une  mère  si  pieuse  ! .«.  Je  ne  vous 
comprends  point.  Et  pourquoi  vos  enfants  n  ap- 
prennent-ils pas  leur  catéchisme?  Afin  qu'ils  le 
croient  un  jour  ,  dit-elle  :  j'en  veux  Êiire  un 
jour  des  chrétiens.  Ah!  j'y  suis,  m'écriai- je; 
vous  né  voulez  pas  que  leur  foi  ne  soit  qu  en 
4*  30 


« 


3o6  LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE. 

paroles ,  ni  qu'ils  sachent  seulement  leur  reli- 
gion ,  mais  qu  ils  la  croient  ;  et  vous  pensez  avec 
raison  qu  il  est  impossible  à  Thomme  de  croire 
ce  qu  il  n'entend  point.  Vous  êtes  bien  difficile , 
me  dit  en  souriant  M.  de  Wolmar  :  seriez-vous 
chrétien  ,  par  hasard  ?  Je  m'efforce  de  l'être  , 
lui  dis -je  avec  fermeté.  Je  crois  de  la  religion 
tout  ce  que  j'en  puis  comprendre,  et  respecte  le 
reste  sans  le  rejeter.  Julie  me  fit  un  signe  d'ap- 
probation 9  et  nous  reprimes  le  sujet  de  notre 
entretien. 

Après  être  entrée  dans  d'autres  détails  qui 
m'ont  fait  concevoir  combien  le  zèle  maternel 
est  actif,  infatigable  et  prévoyant ,  elle  a  conclu 
en  observant  que  sa  méthode  se  rapportoit  exac- 
tement aux  deux  objets  qu'elle  s'étoit  proposés  , 
savoir ,  de  laisser  développer  le  naturel  des  en- 
fants  ,  et  de  l'étudier.  Les  miens  ne  sont  gênés 
en  rien,  dit-elle ,  et  ne  sauroient  abuser  de  leur 
liberté;  leur  caractère  ne  peut  ni  se  dépraver  ni 
se  contraindre  :  on  laisse  en  paix  renforcer  leur 
corps  et  germer  leur  jugement  ;  lesclavage  n'a- 
vilit point  leur  ^me  ;  les  regards  d'autrui  ne  font 
point  fermenter  leur  amour-propre  ;  ils  ne  se 
croient  ni  des  hommes  puissants  ni  des  animaux 
enchaînés ,  mais  des  enfants  heureux  et  libres. 
Pour  les  garantir  des  vices  qui  ne  sont  pas  en 
eux,  ils  ont,  ce  me  semble,  un  préservatif  plus 
fort  que  des  discours  qu'ils  n'entendroient  point , 
ou  dont  ils  seroient  bientôt  ennuyés  ;  c'est  lexem* 
ple  des  mœurs  de  tout  ce  qui  les  environne  ;  ce 


CINQUIÈME  PARTIE.  Sof 

dont  les  entretiens  qu  ils  entendent ,  qui  sont  ici 
naturels  à  tout  le  monde ,  et  qu  on  n  a  pas  besoin 
de  composer  exprès  pour  eux  ;  c'est  la  paix  et 
lunion  dont  ils  sont  témoins  ;  c  est  laccord  qu'ils 
voient  rég^ner  sans  cesse  et  dans  la  conduite  res- 
pective de  tous ,  et  dans  la  conduite  et  les  di»* 
cours  de  chacun. 

Nourris  encore  dans  leur  première  simplicité  > 

d  où  leur  viendroient  des  'vices  dont  ils  n'ont 

t. 

point  vu  d'exemple ,  des  passions  qu'ils  n'ont 
nulle  occasion  de  sentir,  des  préjugés  que  rien 
ne  leur  inspire  ?  Vous  voyez  qu'aucune  erreur  ne 
les  gagne ,  qu'aucun  mauvais  penchant  ne  se 
montre  en  eux.  Leur  ignorance  n'est  point  entê- 
tée, leurs  désirs  ne  sont  point  obstinés  ;  les  incli- 
nations au  mal  sont  prévenues  ;  la  nature  est  jus- 
tifiée ;  et  tout  me  prouve  que  les  défauts  dont 
nous  l'accusons  ne  sont  point  son  ouvrage,  mais 
le  nôtre. 

C'est  ainsi  que ,  livrés  au  penchant  de  leur 
cœur  sans  que  rien  le  déguise  ou  l'altère ,  nos 
enfants  ne  reçoivent  point  une  forme  extérieure 
et  artificielle ,  mais  conservent  exactement  celle 
de  leur  caractère  originel  ;  c'est  ainsi  que  ce  ca- 
ractère se  développe  journellement  à  nos  yeux 
sans  réserve ,  et  que  nous  pouvons  étudier  les 
mouvements  de  la  nature  jusque  dans  leurs 
principes  les  plus  secrets.  Sûrs  de  n'être  jamais 
ni  grondés  ni  punis ,  ils  ne  savent  ni  mentir  ni 
se  cacher  ;  et  dans  tout  ce  qu'ils  disent,  soit  en- 
tre eux  y  soit  à  nous ,  ils  laissent  voir  sans  con- 


ao. 


.  ^ 


3o8  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

trainte  tout  ce  qu'ils  otit  au  fond  delame.  Libres 
de  babiller  entre  eux  toute  la  journée ,  ils  ne 
songent  pas  même  à  se  gêner  un  moment  de- 
vant moi.  Je  ne  les  reprends  jamais ,  ni  ne  les 
fais  taire ,  ni  ne  feins  de  les  écouter ,  et  ils  di- 
roient  les  cboses  du  monde  les  plus  blâmables 
que  je  ne  ferois  pas  semblant  d  en  rien  savoir  : 
mais  en  efFet  je  les  écoute  avec  la  plus  grande 
attention  sans  qu  ils  s  en  doutent  ;  je  tiens  un  re- 
gistre exact  de  ce  qu  ils  font  et  de  ce  qu'ils  di- 
sent ;  ce  sont  les  productions  naturelles  du  fonds 
qu'il  faut  cultiver.  Un  propos  vicieux  dans  leur 
bouche  est  une  herbe  étrangère  dont  le  vent  ap- 
porta la  graine  :  si  je  la  coupe  par  une  réprimande, 
bientôt  elle  repoussera  ;  au  lieu  de  cela ,  j'en 
cherche  en  secret  la  racine ,  et  j'ai  soin  de  l'ar^ 
racher.  Je  ne  suis ,  m'a-t-elle  dit  en  riant ,  que 
la  servante  du  jardinier  ;  je  sarcle  le  jardin ,  j'en 
ôte  la  mauvaise  herbe  ;  c'est  à  lui  de  cultiver  la 
bonne, 

'  Convenons  aussi  qu  avec  toute  la  peine  que 
j'aurois  pu  prendre  il  falloit  être  aussi  bien  se- 
condée pour  espérer  de  réussir,  et  que  le  succès 
de  mes  soins  dépeudoit  d'un  concours  de  cir- 
constances qui  ne  s'est  peut-être  jamais  trouvé 
qu'ici;  il  falloit  les  lumières  d'un  père  éclairé 
pour  démêler^  à  travers  les  préjugés  établis,  le 
véritable  art  de  gouverner  les  enfants  dès  leur 
naissapce  ;  il  falloit  toute  sa  patience  pour  se 
prêter  à  l'exécution ,  sans  jamais  démentir  ses 
leçons  par  sa  conduite;  il  falloit  des  enfants 


CINQUIÈME  PARTIE.  Sog 

bien  nës  en  qui  la  nature  eût  assez  fait  pour 
qu  on  pût  aimer  son  seul  ouvrage  ;  il  falloit  n  a- 
voir  autour  de  soi  que  des  domestiques  intelli- 
gents et  bien  intentionnés,  qui  ne.se  lassassent 
point  dentrer  dans  les  vues  des  maîtres  :  un 
seul  valet  brutal  ou  flatteur  eût  suffi  pour  tout 
gâter.  En  vérité ,  quand  on  songe  combien  de 
causes  étrangères  peuvent  nuire  aux  meilleurs 
desseins ,  et  renverser  les  projets  les  mieux  con- 
certés ,  on  doit  remercier  la  fortune  de  tout  ce 
qu  on  fait  de  bien  dans  la  vie ,  et  dire  que  la  sa- 
gesse dépend  beaucoup  du  bonheur. 

Dites ,  me  suis-je  écrié ,  que  le  bonheur  dépend 
encore  plus  de  la  sagesse.  Ne  voyez-vous  pas 
que  ce  concours  dont  vous  vous  félicitez  est  vo- 
tre ouvrage ,  et  que  tout  ce  qui  vous  approche 
est  contraint  de  vous  ressembler?  Mères  de  &- 
mille ,  quand  vous  vous  plaignez  de  n  être  pas 
secondées ,  que  vous  connoissez  mal  votre  pou- 
voir! Soyez  tout  ce  que  vous  devez  être,  vous 
surmonterez  tous  les  obstacles  ;  vous  forcerez 
chacun  de  remplir  ses  devoirs,  si  vous  remplissez 
bien  tous  les  vôtres.  Vos  droits  ne  sont-ils  pas 
ceux  de  la  nature?  Malgré  les  maximes  du  vice, 
ils  seront  toujours  chers  au  cœur  humain.  Ah  ! 
veuillez  être  femmes  et  mères ,  et  le  plus  doux 
einpire  qui  soit  sur  la  terre  sera  aussi  le  plus  res- 
pecté. 

En  achevant  cette  conversation  Julie  a  remar- 
qué que  tout  prenoit  une  nouvelle  facilité  de- 
puis Farrivée  d'Henriette.  Il  est  certain ,  dit-elle , 


3ïO  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE, 

que  j  aurois  besoin  de  beaucoup  moins  de  soins 
et  d  adresse  si  je  voulois  introduire  Fémulation 
entre  les  deux  frères  ;  mais  ce  moyen  me  paroit 
trop  dangereux  ;  j'aime  mieux  avoir  plus  de  peine 
et  ne  rien  risquer.  Henriette  supplée  à  cela  : 
comme  elle  est  d'un  autre  sexe,  leur  ainée,  quils 
laiment  tous  deux  à  la  folie ,  et  qu elle  a  du  sens 
au-dessus  de  son  âge ,  j  en  fais  en  quelque  sorte 
leur  première  gouvernante ,  et  avec  dautant 
plus  de  succès  que  ses  leçons  leur  sont  moins 
suspectes. 

Quant  à  elle ,  son  éducation  me  regarde  ;  mais 
les  principes  en  sont  si  différents  qu'ils  méritent 
un  entretien  à  part.  Au  moins  puis-je  bien  dire 
d  avance  qu'il  sera  difficile  d'ajouter  en  elle  aux 
dons  de  la  nature,  et  qu'elle  vaudra  sa  mère 
elle-même ,  si  quelqu'un  au  monde  la  peut  va- 
loir. 

Mylord ,  on  vous  attend  de  jour  en  jour,  et  ce 
devroit  être  ici  ma  dernière  lettre.  Mais  je  com- 
prends ce  qui  prolonge  votre  séjour  à  l'armée , 
et  j'en  frémis.  Julie  n'en  est  pas  moins  inquiète  : 
elle  vous  prie  de  nous  donner  plus  souvent  de 
vos  nouvelles,  et  vous  conjure  de  songer,  en  ex- 
posant votre  personne,  combien  vous  prodiguez 
le  repos  de  vos  amis.  Pour  moi  je  n'ai  rien  à  vous 
dire.  Faites  votre  devoir  ;  un  conseil  timide  ne 
peut  non  plus  sortir  de  mon  cœur  qu'approcher 
du  vôtre.  Cher  Bomston,  je  le  sais  trop,  la  seule 
mort  digue  de  ta  vie  seroit  de  verser  tan  sang 
pour  la  gloire  de  ton  pays  ;  mais  ne  dois-tu  nul 


CINQUIÈME   PARTIE.  3ll 

compte  de  tes  jours  à  celui  qui  n  a  conservé  les 
siens  que  pour  toi  ? 


LETTRE  IV. 

DE  MYLORD  EDOUARD  A  SAINT-PREUX. 

Je  vois  par  vos  deux  dernières  letti||s  qu'il  m'en 
manque  une  antérieure  à  ces  deux-là,  appa- 
remment la  première  que  vous  m  aviez  écrite  à 
larmée ,  et  dans  laquelle  étoit  lexplication  des 
chagrins  secrets  de  madame  de  Wolmar.  Je  n  ai 
point  reçu  cette  lettre,  et  je  conjecture  quelle 
pouvoit  être  dans  la  malle  d'un  courrier  qui  nous 
a  été  enlevé.  Répétez-moi  donc ,  mon  ami ,  ce 
qu  elle  contenoit  ;  ma  raison  s  y  perd  et  mon  cœur 
s'en  inquiète  :  car ,  encore  une  fois ,  si  le  bonheur 
et  la  paix  ne  sont  pas  dans  l'âme  de  Julie ,  oii 
sera  leur  asile  ici-bas  ? 

Rassurez-la  sur  les  risques  auxquels  elle  me 
croit  exposé.  Nous  avons  à  faire  à  un  ennemi 
trop  habile  pour  nous  en  laisser  courir;  avec 
une  poignée  de  monde  il  rend  toutes  nos  forces 
inutiles ,  et  nous  ôte  par-tout  les  moyens  de  l'at- 
taquer. Cependant ,  comme  nous  sommes  con- 
fiants, nous  pourrions  bien  lever  des  difficultés 
insurmontables  pour  de  meilleurs  généraux ,  et 
forcer  à  la  fin  les  François  de  nous  battre.  J'au- 
gure que  nous  paierons  cher  nos  premiers  suc- 
cès, et  que  la  bataille  gagnée  à  Dettingue  nous 


3l2  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

en  fera  perdre  une  en  Flandre.  Nous  avons  en 
tète  un  grand  capitaine  :  ce  nest  pas  tout,  il  a 
la  confiance  de  ses  troupes  ;  et  le  soldat  François 
qui  compte  sur  son  général  est  invincible  ;  au 
contraire ,  on  en  a  si  bon  marché  quaiid  il  est 
commandé  par  des  courtisans  qu  il  méprise ,  et 
cela  arrive  si  souvent,  quil  ne  faut  qu'attendre 
les  intrigues  de  cour  et  Toccasion  pour  vaincre 
à  coup  sùvith  plus  brave  nation  du  continent. 
Us  le  savent  fort  bien  eux-mêmes.  Mylord  Marl- 
boroug,  voyant  la  bonne  mine  et  1  air  guerrier 
d'un  soldat  pris  à  Bleinhem  (i),  lui  dit  :  S'il  y 
eût  eu  cinquante  mille  hommes  comme  toi  à 
larmée  françoise,  elle  ne  se  fut  pas  ainsi  laissé 
battre.  Eh  morbleu!  repartit  le  grenadier,  nous 
avions  assez  d'hommes  comme  moi;  il  ne  nous 
en  manquoit  qu'un  comme  vous.  Or  cet  homme 
comme  lui  commande  à  présent  larmée  de 
France,  et  manque  à  la  nôtre;  mais  nous  ne 
songeons  guère  à  cela. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  je  veux  voir  les  manœuvres 
du  reste  de  cette  campagne,  et  j'ai  résolu  de 
rester  à  l'armée  jusqu'à  ce  qu'elle  entre  en  quar- 
tiers. Nous  gagnerons  tous  à  ce  délai.  La  saison 
étant  trop  avancée  pour  traverser  les  monts, 
nous  passerons  Thiver  oii  vous  êtes ,  et  n irons 
en  Italie  qu'au  commencement  du  printemps. 
Dites  à  monsieur  et  madame  de  Wolmar  que  je 

(i)  C'est  le  nom  que  les  An{;lois  donnent  à  la  bataille 
d'Hochstct. 


CINQUIÈME  PARTIE.  3l3 

fais  ce  nouvel  arrangement  pour  jouir  à  mon 
aise  du  touchant  spectacle  que  vous  décrivez  si 
bien ,  et  pour  voir  madame  d'Orbe  établie  avec 
eux.  Continuez ,  mon  cher ,  à  m'écrire  avec  le 
même  soin ,  et  vous  me  ferez  plus  de  plaisir 
que  jamais.  Mon  équipage  a  été  pris,  et  je  suis 
sans  livres;  mais  je  lis  vos  lettres. 


LETTRE  V. 

DE  SAINT-PREUX  A   MTLORD   EDOUARD. 

(Quelle  joie  vous  me  donnez  en  m  annonçant 
que  nous  passerons  Fhiver  à  Clarens  !  mais  que 
vous  me  la  faites  payer  cher  en  prolongeant 
votre  séjour  à  larmée!  Ce  qui  me  déplaît  sur- 
tout, c'est  de  voir  clairement  qu'avant  notre  sé- 
paration le  parti  de  faire  la  campagne  étoit  déjà 
pris,  et  que  vous  ne  m'en  voulûtes  rien  dire. 
Mylord ,  je  sens  la  raison  de  ce  mystère  et  ne 
puis  vous  en  savoir  bon  gré.  Me  mépriseriez- 
vous  assez  pour  croire  qu'il  me  fût  bon  de  vous 
survivre,  ou  m'avez-vous  connu  des  attache- 
ments si  bas  que  je  les  préfère  à  l'honneur  de 
mourir  avec  mon  ami  ?  Si  je  ne  méritois  pas  de 
vous  suivre,  il  falloit  me  laisser  à  liondres; 
vous  m  auriez  moins  offensé  que  de  m  envoyer 
ici. 

Il  est  clair  par  la  dernièft  de  vos  lettres  qu'en 
effet  une  des   miennes  s'est  perdue ,  et  cette 


3l4  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

perte  a  dû  vous  rendre  les  deux  lettres  suivantes 
fort  obscures  à  bien  des  égards  ;  mais  les  éclair- 
cissements nécessaires  pour  les  bien  entendre 
viendront  à  loisir.  Ce  qui  presse  le  plus  à 
présent  est  de  vous  tirer  de  Tinquiétude  où 
vous  êtes  sur  le  chagrin  secret  de  madame  de 
Wolmar. 

Je  ne  vous  redirai  point  la  suite  de  la  conver- 
sation que  j  eus  avec  elle  après  le  départ  de  son 
mari.  Il  s  est  passé  depuis  bien  des  choses  qui 
m  en  ont  fait  oublier  une  partie  ;  et  nous  la  re- 
primes tant  de  fois  durant  son  absence,  que  je 
m  en  tiens  au  sommaire  pour  épargner  des  ré- 
pétitions. 

Elle  m  apprit  donc  que  ce  même  époux  qui 
faisoit  tout  pour  la  prendre  heureuse  étoit  Tuni- 
que auteur  de  toute  sa  peine,  et  que  plus  leur 
attachement  mutuel  étoit  sincère ,  plus  il  lui 
donnoit  à  souffrir.  Le  diriez-vous,  mylord?cet 
homme  si  sage,  si  raisonnable,  si  loin  de  toute 
espèce  de  vice ,  si  peu  soumis  aux  passions  hu- 
maines, ne  croit  rien  de  ce  qui  donne  un  prix 
aux  vertus,  et,  dans  Tinnocence  dune  vie  irré- 
prochable, il  porte  au  fond  de  son  cœur  Faf- 
freuse  paix  des  méchants.  La  réflexion  qui  natt 
de  ce  contraste  augmente  la  douleur  de  Julie; 
et  il  semble  qu  elle  lui  pardonneroit  plutôt  de 
méconnottre  Fauteur  de  son  être ,  s'il  avoit  plus 
de  motifs  pour  le  craindre  ou  plus  d  orgueil 
pour  le  braver.  Qutin  coupable  apaise  sa  con- 


CINQUIÈME  PARTIE.'  3l5 

science  aux  dépens  de  sa  raison  ,  que  Fhonneur 
de  penser  autrement  que  le  vulgaire  anime  ce- 
lui qui  dogmatise ,  cette  erreur  au  moins  se  con- 
çoit; mais,  poursuit-elle  en  soupirant,  pour  un 
si  honnête  homme  et  si  peu  yaiu  de  son  savoir, 
c  etoit  bien  la  peine  d'être  incrédule  ! 

Il  faut  être  instruit  du  caractère  des  deux 
époux;  il  faut  les  imaginer  concentrés  dans  le 
sein  de  leur  famille ,  et  se  tenant  Tun  à  l'autre 
lieu  du  reste  de  lunivers ;  il  faut  connoltre  l'u- 
nion qui  règne  entre  eux  dans  tout  le  reste, 
pour  concevoir  combien  leur  différent  sur  ce 
seul  point  est  capable  d  en  troubler  les  charmes. 
M.  de  Wolmar,  élevé  dans  le  rit  grec ,  n  étoit  pas 
fait  pour  supporter  Fabsurdité  d  un  culte  aussi 
ridicule.  Sa  raison,  trop  supérieure  à  Timbécille 
joug  qu'on  lui  vouloit  imposer,  le  secoua  bien- 
tôt avec  mépris  ;  et  rejetant  à-la-fois  tout  ce  qui 
lui  venoit  d'une  autorité  si  suspecte  ^  forcé  d'être 
impie ,  il  se  fit  athée. 

Dans  la  suite,  ayant  toujours  vécu  dans  des 
pays  catholiques,  il  n'apprit  pas  à  concevoir  une 
meilleure  opinion  de  la  foi  chrétienne  par  celle 
qu  on  y  professe.  11  n  y  vit  d'autre  religion  que 
l'intérêt  de  ses  ministres.  Il  vit  que  tout  y  con- 
sistoit  encore  en  vaines  simagrées ,  pl&trées  un 
peu  plus  subtilement  par  des  mots  qui  ne  signi- 
fioient  rien  ;  il  s'aperçut  que  tous  les  honnêtes 
gens  y  étoient  unanimement  de  son  avis,  et  ne 
s'en  cachoient  guère;  que  le  clergé  même,  un 


3l6  LA  NOUVELLE  HÊLOÏ&E. 

peu  plus  discrètement,  se  moquoit  en  secret  de 
ce  qu'il  enseignoit  en  public;  et  il  ma  protesté 
souvent  qu'après  bien  du  temps  et  des  recher- 
ches il  n  avoit  trouvé  de  sa  vie  que  trois  prêtres 
qui  crussent  en  Dieu  (i).  En  voulant  seclaircir 
de  bonne  foi  sur  ces  matières,  il  setoit  enfoncé 
dans  les  ténèbres  de  la  métaphysique,  où  Fhom* 
me  n  a  d  autres  guides  que  les  systèmes  qu  il  y 
porte  ;  et  ne  voyant  par-tout  que  doutes  et  con- 
tradictions, quand  enfin  il  est  venu  parmi  des 
chrétiens ,  il  y  est  venu  trop  tard  ;  sa  foi  s'étoit 
déjà  fermée  à  la  vérité,  sa  raison  net  oit  plus 
accessible  à  la  certitude  ;  tout  ce  qu  on  lui  prou- 
Toit  détruisant  plus  un  sentiment  qu'il  n  en  éta- 
blissoit  un  autre,  il  a  fini  par  combattre  égale- 
ment les  dogmes  de  toute  espèce,  et  na  cessé 
d'être  athée  que  pour  devenir  sceptique. 

Voilà  le  mari  que  le  ciel  destinoit  à  cette  Julie 
en  qui  vous  conùoissez  une  foi  si  simple  et  une 
piété  si  douce.  Mais  il  faut  avoir  vécu  aussi  fa- 

(i)  A  Dieu  ne  plaise  que  je  veuille  approuver  ces  as- 
sertions dures  et  téméraires  !  j^affirme  seulement  qu'il  y 
a  des  gens  qui  les  font ,  et  dont  la  conduite  du  cler£[é  de 
tous  les  pays  et  de  toutes  les  sectes  n'autorise  que  trop 
souvent  Tindiscrëtion.  Mais ,  loin  que  mon  dessein  dans 
cette  note  soit  de  me  mettre  lâchement  à  couvert ,  voici 
bien  nettement  mon  propre  sentiment  sur  ce  point: 
c'est  que  nul  vrai  croyant  ne  sauroit  être  intolérant  ni 
persécuteur.  Si  j'étois  magistrat  ^  et  que  la  loi  portât 
peine  de  mort  contre  les  athées,  je  commencerois  par 
faire  brûler  comme  tel  quiconque  en  vîendroit  dénoncer 
un  autra. 


CINQUIÈME  PARTIE.  817 

milièrèment  avec  elle  que  sa  cousine  et  moi, 
pour  savoir  combien  cette  ame  tendre  çst  natu- 
rellement portée  à  la  dévotion.  On  diroit  que 
rien  de  terrestre  ne  pouvant  suffire  au  besoin 
d  aimer  dont  elle  est  dévorée ,  cet  excès  de  sen- 
sibilité soit  forcé  de  remonter  à  sa  source.  Ce 
n'est  point  comme  sainte  Thérèse  un  cœur 
amoureux  qui  se  donne  le  change  et  veut  se 
tromper  d'objet  ;  c'est  un  cœur  vraiment  inta- 
rissable que  Famour  ni  Famitié  n'ont  pu  épuiser, 
et  qui  porte  ses  afFections  surabondantes  au  seul 
être  digne  de  les  absorber  (1).  Lamour  de  Dieu 
ne  la  détache  point  des  créatures  ;  il  ne  lui  donne 
ni  dureté  ni  aigreur.  Tous  ces  attachements 
produits  par  la  même  cause ,  en  s  auimanf  Fun 
par  Fautre,  en  deviennent  plus  charmants  et 
plus  doux;  et,  pour  moi,  je  crois  quelle  seroit 
moins  dévote  si  elle  aimoit  moins  tendrement 
son  pèœ ,  son  mari ,  ses  enfants ,  sa  cousine ,  et 
moi-même. 

Ce  qu  il  y  a  de  singulier ,  c'est  que  plus^  elle 
lest,  moins  elle  croit  Fêtre,  et  qu  elle  se  pisfint  de 
sentir  en  elle-même  une  ame  aride  qui  ne  sait 
point  aimer  Dieu.  On  a  beau  faire,  dit-elle  sou- 
vent, le  cœur  ne  s  attache  que  par  Fentremise 
des  sens  ou  de  Fimagination  qui  les  représente  : 

(i)  Gomment  !  Dieu  n'aura  donc  que  les  restes  des 
eréatures?  Au  contraire,  ce  que  les  créatures  peuvent 
occuper  du  cœur  humain  est  si  peu  de  chose,  que,  quand 
on  croit  Favoir  rempli  d'elles ,  il  est  encore  vide.  U  faut' 
un  objet  infini  pour  le  remplir. 


3l8  LA  NOUVELLE  BÉLOÏSE. 

et  le  moyen  de  voir  ou  d'imagioer  Timinensité 
du  grand  Être  (i)?  Quand  je  veux  m  élever  à  lui 
je  ne  sais  où  je  suis  ;  n'apercevant  aucun  rap- 
port entre  lui  et  moi,  je  ne  sais  par  où  lattein- 
dre ,  je  ne  vois  ni  ne  sens  plus  rien ,  je  me  trouve 
dans  une  espèce  d'anéantissement  ;  et  si  j'osois 
juger  d autrui  par  moi-même,  je  craindrois  que 
les  extases  des  mystiques  ne  vinssent  moins  d  un 
cœur  plein  que  d'un  cerveau  vide. 

Que  faire  donc,  continue -t-elle,  pour  me 
dérober  aux  fantômes  d'une  raison  qui  segare? 
Je  substitue  un  culte  grossier,  mais  à  ma  portée, 
à  ces  sublimes  contemplations  qui  passent  mes 
facultés.  Je  rabaisse  à  regret  la  majesté  divine , 
j'interpose  entre  elle  et  moi  des  objets  sensibles; 
ne  la  pouvant  contempler  dans  son  essence,  je 
la  contemple  au  moins  dans  ses  œuvres,  je 
laime  dans  ses  bienfaits  ;  mais ,  de  quelque  ma- 
nière que  je  m'y  prenne,  au  lieu  de  l'amour  pur 
qu'elle  exige ,  je  n'ai  qu'une  reconnoissance  inté- 
ressée à  lui  présenter. 


(i)  Il  est  certain  qu'il  faut  se  fatiguer  Famé  pour  l'éle- 
ver aux  subliaies  idées  de  la  Divinité.  Un  culte  plus  sen- 
sible repose  Tesprit  du  peuple  :  il  aime  qu'on  lui  offre 
des  objets  de  piété  qui  le  dispensent  de  penser  à  Dieu. 
;Sur  ces  maximes,  les  catholiques  ont-ils  mal  fait  de  rem- 
plir leurs  légendes  ,  leurs  calendriers ,  leurs  églises ,  de 
petits  anges,  de  beaux  garçons ,  et  de  jolies  saintes  ?  L'en- 
fant JésuB  entre  les  ,bras  d'une  mère  charmante  et  mo- 
deste est  en  même  temps  un  des  pMs  touchants  et  deÉ 
plus  agréables  spectacles  que  la  dévotion  chrétienne 
puisse  offrir  aux  yeux  des  fidèles. 


CINQUIÈME   PARTIE.  Sig 

C  est  ainsi  que  tout  devient  sentiment  dans  un 
cœur  sensible.  Julie  ne  trouve  dans  lunivers  en* 
tier  que  des  sujets  d  attendrissement  et  de  la- 
titude :  par -tout  elle  aperçoit  la  bienfaisante 
main  de  la  Providence  ;  ses  enfants  sont  le  cher 
dépôt  ^qu  elle  {en  a  reçu  ;  elle  recueille  ses  dons 
dans  les  productions  de  la  terre  ;  elle  voit  sa 
table  couverte  par  ses  soins  ;  elle  s  endort  sous 
sa  protection;  son  paisible  réveil  lui  vient  d'elle; 
elle-  sent  ses  leçons  dans  les  disgrâces,  et  ses 
faveurs  dans  les  plaisirs  ;  les  biens  dont  jouit 
tout  ce  qui  lui  est  cher  sont  autant  de  nou- 
veaux sujets  d'hommages;  si  le  Dieu  de  lunivers 
échappe  à  ses  foibles  yeux ,  elle  voit  par-tout  le 
père  commun  des  hommes.  Honorer  ainsi  ses 
bienfaits  suprêmes,  n est-ce  pas  servir  autant 
qu  on  peut  TEtre  infini  ? 

Concevez  ,  mylord ,  quel  tourment  c  est  de 
vivre  dans  la  retraite  avec  celui  qui  partage 
notre  existence  et  ne  peut  partager  lespoir 
qui  nous  la  rend  chère;  de  ne  pouvoir  avec 
lui  ni  bénir  les  œuvres  de  Dieu ,  ni  parler 
de  rheureux  avenir  que  nous  promet  sa  bonté  ; 
de  le  voir  insensible ,  en  faisant  le  bien  ,  à 
tout  ce  qui  le  rend  agréable  à  &ire,  et,  par 
la  plus  bizarre  inconséquence ,  penser  en  im- 
pie et  vivre  en  chrétien  !  Imaginez  Julie  à  la 
promenade  avec  son  mari;  Tune,  admirant, 
dans  la  riche  et  brillante  parure  que  la  terre 
étale ,  louvrage  et  les  dons  de  Fauteur  de  Funi- 
vers  ;  lautre  ne  voyant  en  tout  cela  qu'une  corn- 


320  LA  NOUVELLE  HÉLOÏ^E. 

binaison  fortuite ,  où  rien  d  est  lié  que  par  une 
force  aveugle.  Imaginez  deux  époux  sincèrement 
unis ,  n  osant,  de  peur  de  s'importuner  mutuelle- 
ment ,  se  livrer ,  Fun  aux  réflexions ,  Fautre  aux 
sentiments  que  leur  inspirent  les  objets  qui  les 
entourent,  et  tirer  de  leur  attachement  même 
le  devoir  de  se  contraindre  incessamment.  Nous 
ne  nous  promenons  presque  jamais ,  Julie  et  moi , 
que  quelque  vue  frappante  et  pittoresque  ne  lui 
rappelle  ces  idées  douloureuses.  Hélas!  dit -elle 
avec  attendrissement,  le  spectacle  de  la  nature, 
si  vivant,  si  animé  pour  nous,  est  mort  aux 
yeux  de  TinfortunéWolmar ,  et ,  dans  cette  grande 
harmonie  des  êtres  où  tout  parle  de  Dieu  d  une 
voix  si  douce ,  il  n  aperçoit  qu'un  silence  éternel  ! 
Vous  qui  connoissez  Julie ,  vous  qui  savez 
combien  cette  ame  communicative  aime  à  se 
répandre,  concevez  ce  quelle  soufFriroit  de  ces 
réserves ,  quand  elles  n  auroient  d  autre  incon- 
vénient qu  un  si  triste  partage  entre  ceux  à  qui 
tout  doit  être  commun.  Mais  des  idées  plus  fu- 
nestes s'élèvent  malgré  qu  elle  en  ait  à  la  suite 
de  celle-là.  Elle  a  beau  vouloir  rejeter  ces  ter- 
reurs involontaires ,  elles  reviennent  la  troubler 
k  chaque  instant.  Quelle  horreur  pour  une  ten- 
dre épouse  d'imaginer  l'Être  suprême  vengeur 
de  sa  divinité  méconnue ,  de  songer  que  le  bon- 
heur de  celui  qui  fait  le  sien  doit  finir  avec  sa 
vie ,  et  de  ne  voir  qu'an  réprouvé  dans  le  père 
de  ses  enfants  !  A  cette  afïreuse  image,  toute  sa 
douceur  la  garantit  à  peine  du  déaespoir  ;  et  la 


CINQUIÈME  PARTIE.  321 

religion ,  qui  lui  rend  amère  Tincrédulité  de  son 
mari ,  lui  donne  seule  la  force  de  la  supporter. 
Si  lé  ciel ,  dit-elle  souvent,  me  refuse  la  conver* 
sion  de  cet  honnête  homme  ^  je  n  ai  plus  quune 
grâce  à  lui  demander,  cest  de  mourir  la  pre- 
mière. 

Telle  est,  mylord,  la  trop  juste  cause  de  ses 
chagrins  secrets  ;  telle  est  la  peine  intérieure  qui 
semble  charger  sa  conscience  de  lendurcisse- 
ment  d  autrui ,  et  ne  lui  devient  que  plus  cruelle 
par  le  soin  quelle  prend  de  la  dissimuler. 
L  athéisme ,  qui  marche  à  visage  découvert  chez 
les  papistes ,  est  obligé  de  se  cacher  dans  tout 
pays  où,  la  raison  permettant  de  croire  en  Dieu, 
la  seule  excuse  des  incrédules  leur  est  ôtée.  Ce 
système  est  naturellement  désolant  :  s'il  trouve 
des  partisans  chez  les  grands  et  les  riches  quil 
favorise,  il  est  par- tout  en  horreur  au  peuple 
opprimé  et  misérable  ,  qui ,  voyant  délivrer  ses 
tyrans  du  seul  frein  propre  à  les  contenir ,  se 
voit  encore  enlever,  dans  l'espoir  d'une  autre  vie, 
la  seule  consolation  qu on  lui  laisse  en  celle-ci. 
Madame  de  Wolmar  sentant  donc  le  mauvais 
efiet  que  ferait  ici  le  pyrrhonisme  de  son  mari , 
et  voulant  sur- tout  garantir  ses  enfants  d'un  si 
dangereux  exemple ,  n'a  pas  eu  de  peine  à  enga- 
ger au  secret  un  homme  sincère  et  vrai ,  mais 
discret ,  simple ,  sans  vanité ,  et  fort  éloigné  de 
vouloir  ôter  aux  autres  un  bien  dont  il  est  fâché 
d'être  privé  lui-même.  Il  ne  dogmatise  jamais;  il 
vient  au  temple  avec  nous,  il  se  conforme  ao^ 

4. 


\ 


322  LÀ  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

usages  établis  ;  sans  professer  de  bouche  une  foi 
qu'il  n'a  pas,  il  évite  le  scandale,  et  £iit  sur  le 
culte  réglé  par  les  lois  tout  ce  que  l'état  peut 
exiger  d'un  citoyen. 

Depuis  près  de  huit  ans  qu'ils  M)nt  unis ,  la 
seule  madame  d'Orbe  est  du  secret ,  parcequ'on 
le  lui  a  confié.  Au  surplus,  les  apparences  sont 
si  bien  sauvées,  et  avec  si  peu  d'atiFectation., 
qu'au  bout  de  six  semaines  passées  ensemble 
dans  la  plus  grande  intimité,  je  n'avois  pas 
même  conçu  le  moindre  soupçon ,  et  n'aurois 
peut-être  jamais  pénétré  la  yérité  sur  ce  point , 
si  Julie  elle-même  ne  me  ïedt  apprise. 

Plusieurs  motifs  l'ont  déterminée  à  cette  con- 
fidence. Premièrement ,  quelle  réserve  est  com- 
patible avec  l'amitié  qui  règne  entre  nous?  Kest- 
ce  pas  aggraver  ses  chagrins  à  pure  perte  que 
s'ôter  la  douceur  de  les  partager  avec  un  ami  ? 
De  plus,  elle  n'a  pas  voulu  que  ma  présence  fut 
plus  long-temps  un  obstacle  aux  entretiens  qu'ils 
ont  souvent  ensemble  sur  un  sujet  qui  lui  tient 
si  fort  au  cœur.  Enfin ,  sachant  que  vous  deviez 
bientôt  venir  nous  joindre,  elle  a  désiré,  du 
consentement  de  son  mari ,  que  vous  fussiez 
d'avance  instruit  de  ses  sentiments  ;  car  elle 
attend  de  votre  sagesse  un  supplément  à  nos 
vains  efforts,  et  des  effets  dignes  de  vous. 

Le  temps  qu'elle  choisit  pour  me  confier  sa 
peine  m'a  fait  soupçonner  une  autre  raison  dont 
elle  n'a  eu  garde  de  me  parler.  Son  mari  nous 
quittoit;  nous  restions  seuls  :  nos  cceurs  s'étoient 


CINQUIÈME  PARTIE.  323 

aimés ,  ils  s  en  souvenoient  encore  !  s'ils  s  etoient 
un  instant  oubliés ,  tout  nous  livroit  à  Foppro- 
bre.  Je  voyois  clairement  quelle  avoit  craint  ce 
tète-à'tète  et  tâché  de  s  en  garantir  ;  et  la  scène 
de  Meillerie  ma  trop  appris  que  celui  des  deux 
qui  se  défîoit  le  moins  de  lui-même  devoit  seul 
s'en  défier. 

Dans  Tinjuste  crainte  que  lui  inspiroit  sa  ti- 
midité naturelle ,  elle  n  imagina  point  de  pré- 
caution plus  sûre  que  de  se  donner  incessam- 
ment un  témoin  qu  il  fallût  respecter ,  d  appe- 
ler en  tiers  le  juge  intégre  et  redoutable  qui  voit 
les  actions  secrètes  et  sait  lire  au  fond  des 
cœurs.  Elle  s'environnoit  de  la  majesté  suprême  ; 
je  voyois  Dieu  sans  cesse  entre  elle  et  moi.  Quel 
coupable  désir  eût  pu  franchir  une  telle  sauve- 
garde ?  Mon  cœur  s'épuroit  au  feu  de  son  zélé  ^ 
et  je  partageois  sa  vertu. 

Ces  graves  entretiens  remplirent  presque  tous 
nos  tétes-à-têtes  durant  labsence  de  son  mari  ;  et 
depuis  son  retour  nous  les  reprenons  fréquem- 
ment en  sa  présence.  Il  s'y  prête  comme  s'il  étoit 
question  d'un  autre,  et,  sans  mépriser  nos  soins, 
il  nous  donne  souvent  de  bons  conseils  sur  la 
manière  dont  nous  devons  raisonner  avec  lui. 
C'est  cela  même  qui  me  fait  désespérer  du  suc- 
cès ;  car,  s'il  avoit  moins  de  bonne-foi ,  l'on  pour- 
roit  attaquer  le  vice  de  l'ame  qui  nourriroit  son 
incrédulité;  mais ,  s'il  n'est  question  que  de  con- 
vaincre ,  où  chercherons-nous  des  lumières  qu'il 
n'ait  point  eues  et  des  raisons  qui  lui  aient  é- 


?i« 


324  L^  NOUVELLE  HÉLOÏ^E. 

chappé?  Quand  j*ai  voulu  disputer  avec  lui ,  j'ai 
vu  que  tout  ce  que  je  pouvois  employer  d  argu- 
ments avoit  été  déjà  vainement  épuisé  par  Julie, 
et  que  ma  séch^esse  étoit  bien  loin  de  cette  élo- 
quence du  cœur  et  de  oette  douce  persuasion 
qui  coule  de  sa  bouche.  Mylord ,  nous  ne  ra- 
mènerons jamais  cet  homme  ;  il  est  trop  froid  et 
n  est  point  méchant  :  il  ne  s'agit  pas  de  le  tou- 
cher ;  la  preuve  intérieure  ou  de  sentiment  lui 
manque ,  et  celle-là  seule  peut  rendre  invinci- 
bles toutes  les  autres. 

Quelque  soin  que  prenne  sa  femme  de  lui  dé- 
guiser sa  tristesse,. il  la  sent  et  la  partage:  ce 
n  est  pas  un  œil  aussi  clairvoyant  qu-on  abuse. 
Ce  chagrin  dévoré  ne  lui  en  est  que  plus  sen- 
sible. Il  ma  dit  avoir  été  tenté  plusieurs  fois  de 
céder  en  apparence ,  et  de  feindre ,  pour  la  tran- 
quilliser ,  des  sentiments  qu  il  n  avoit  pas  ;  mais 
.une  telle  bassesse  d'ame  est  trop  loin  de  lui.  Sans 
en  imposer  à  Julie,  cette  dissimulation  neùt  été 
qu  un  nouveau  tourment  pour  elle.  La  bonne- 
foi  ,  la  franchise ,  Funion  des  cœurs  qui  console'^ 
de  tant  de  maux  ,  se  fat  éclipsée  entre  eux. 
Étoit<;e  en  se  faisant  moins  estimer  de  sa  femme 
qu  il.pouvoit  la  rassurer  sur  ses  craintes?  Au  lieu 
d'user  de  déguisement  avec  elle ,  il  lui  dit  sin- 
cèrement.ce  quil  pense;  mais  il  le  dit  d*un  ton 
si  simple ,  avec  si  peu  de  mépris  des  opinions 
vulgaires ,  si  peu  de  celte  ironique  fierté  des  es- 
prits .forts ,  que  ces  tristes  aveux  donnent  bien 
plus  d  affliction  <]ue  de  colère  à  Julie ,  et  que , 


GINQVIÈHE  PARTFE.  SlS 

ne  pouvant  transmettre  à*  son  mari  ses  senti- 
ments et  ses  espérances ,  elle  en  cherche  avec 
plus  de  soin  à  rassembler  autour  de  lui  ces  dou- 
ceurs passagères  auxquelles  il  borne  sa  félicité. 
Ah  !  dit-elle  avec  douleur ,  si  l'infortuné  fait  son 
paradis  en  ce  monde  ,  rendons-le-lur  du*  moins 
aussi  doux  quil  est  possible  (i). 

Le  voile  de  tristesse  dont  cette  opposition  de 
sentiments  couvre  leur  union  prouve  mieux  que 
toute  autre  chose  l'invincible  ascendant  de  Julie, 
par  les^  consolations  dont  cette  tristesse  est  mê- 
lée, et  quelle  seule  au  monde  étoit  peut-être 
capable  dy  joindre.  Tous  leurs  démêlés ,  toutes 
leurs  disputes  sur  ce  point  important ,  loin  de 
se  tourner  en  aigreur ,  en  mépris ,  en  querelles , 
finissent  toujours  par  quelque  scène  attendris- 
sante ,  qui  ne  fait  que  les  rendre  plus  cfaers  Fun 
à  lautre. 

Hier,  lentretien  s  étant  fixé  sur  ce  texte ,  qui 
revient  souvent  quand  nous  ne  sommes  que 
nous  trois,  nous  tombâmes  sur  Forigine  du  mal  ; 
-  et  je  m  efforçois  de  montrer  que  non  seulement 
il  n  y  avoit  point  de  mal  absolu  et  général  dans 
le  système  des  êtres ,  mais  que  même  les  maux 

(i)  Combien  ce  sentiment  plein  d'humanité  n'e8tF41  pas 
plus  naturel  que  le  zélé  affreux  des  persécuteurs ,  tour 
jours  occupés  à  tourmenter  les  incrédules ,  comme  pour 
les  damner  dès  cette  vie ,  et  se  faire  les  précurseurs  des 
démons  !  Je  ne  cesserai  jamais  de  le  redire ,  c'est  que  ces 
persécuteurs-là  ne  sont  point  des  croyants  ;  ce  sont  des. 
fourbes. 


326  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

particuliers  étoient  beaucoup  moindres  qu  ils  ne 
le  semblent  au  premier  coup-d  œil ,  et  qu  à  tout 
prendre  ils  étoient  surpassés  de  beaucoup  par 
les  biens  particuliers  et  individuels.  Je  citois  à 
M.  de  Wolmar  son  propre  exemple;  et,  pénétré 
du  bonheur  de  sa  situation  ,  je  la  peignois  avec 
des  traits  si  vrais  quil  en  parut  ému  lui-même. 
Voilà,  dit-il  en  m'interrompant  /les  séductions 
de  Julie.  Elle  met  toujours  le  sentiment  à  la  place 
des  raisons,  et  le  rend  si  touchant  qu  il  faut  tou- 
jours lembrasser  pour  toute  réponse:  ne  seroit- 
ce  point  de  son  maître  de  philosophie ,  ajouta-t-il 
en  riant ,  qu  elle  auroit  appris  cette  manière 
d'argumenter  ? 

Deux  mois  plus  tôt  la  plaisanterie  m  eût  décon- 
certé cruellement  ;  mais  le  temps  de  lembarras 
est  passé  :  je  n  en  fis  que  rire  à  mon  tour ,  et , 
quoique  Julie  eût  un  peu  rougi ,  elle  ne  parut 
pas  plus  embarrassée  que  moi.  Nous  continuâ- 
mes. Sans  disputer  sur  la  quantité  du  mal ,  Wol- 
mar se  contentoit  de  Faveu  qu'il  fallut  bien  ftiire, 
que ,  peu  ou  beaucoup ,  enfin  le  mal  existe  ;  et 
de  cette  seule  existence  il  déduisoit  défaut  de 
puissance ,  d'intelligence  ou  de  bonté  dans  la 
première  cause.  Moi ,  de  mon  côté ,  je  tàchois 
de  montrer  lorigine  du  mal  physique  dans  la 
nature  de  la  matière ,  et  du  mal  moral  dans  la 
liberté  de  l'homme.  Je  lui  soutenois  que  Dieu 
pouvoit  tout  faire ,  hors  de  créer  d'autres  subs- 
tances aussi  par£aiit63  que  la  sienne ,  et  qui  ne 
laissassent  aucune  prise  au  mal.  Nous  étions 


^-.-r 


CINQUIEME  PAKTIE.  027 

dans  la  chaleur  de  la  dispute  quand  je  m  aper- 
çus que  Julie  a  voit  disparu.  Devinez  où  elle  est , 
me  dit  son  mari  voyant  que  je  la  cherchoîs  des 
yeux.  Mais ,  dis-je ,  elle  est  allée  donner  quelque 
ordre  dans  le  ménagée.  Non ,  dit-il,  elle  nauroit 
point  pris  pour  d'autres  affaires  le  temps  de 
celle-ci  :  tout  se  fait  sans  qu'elle  me  quitte ,  et 
je  ne  la  vois  jamais  rien  faire.  Elle  est  donc 
dans  la  chambre  des  enfants  ?  Tout  aussi  ^u  : 
ses  enfants  ne  lui  sont  pas  plus  chers  que  mon 
salut.  Hé  bien  ,  repris-je ,  ce  qu'elle  fait ,  je  n  en 
sais  rien ,  mais  je  suis  très  sûr  qu'elle  ne  s'oc- 
cupe qu'à  des  soins  utiles.  Encore  moins ,  dit-il 
froidement  ;  venez ,  venez ,  vous  verrez  si  j'ai 
bien  deviné. 

Il  se  mit  à  marcher  doucement  :  je  le  suivis 
sur  la  pointe  du  pied.  Nous  arrivâmes  à  la  porte 
du  cabinet  :  elle  étoit  fermée  ;  il  l'ouvrit  brus- 
quement. Mylord ,  quel  spectacle  !  Je  vis  Julie  à 
genoux ,  les  mains  jointes ,  et  toute  en  larmes. 
Elle  se  lève  avec  précipitation  ,  s'essuyant  les 
yeux,  se  cachant  le  visage  et  cherchant  à  s'é- 
chapper. On  ne  vit  jamais  une  honte  pareille. 
Son  mari  ne  lui  laissa  pas  le  temps  de  fuir  ;  il 
courut  à  elle  dans  une  espèce  de  transport. 
Chère  épouse,  lui  dit-il  en  l'embrassant,  l'ar- 
deur même  de  tes  vœux  trahit  ta  cause;  que 
leur  manque-t-il  pour  être  efficaces  ?  Va ,  s'ils 
étoient  entendus ,  ils  seroient  bientôt  exaucés. 
Ils  le  seront^  lui  dit-elle  d'un  ton  ferme  et  per- 
suadé; j'en  ignore  l'heure  et  l'occasion.  Pussé-je 


S28  LA  lïOUVELLE  RÉLOÏSË. 

Tacheter  aux  dépens  de  ma  vie  !  mon  dernier 
jour  seroit  le  mieux  employé. 

Venez,  my lord ,  quittez  vos  malheureux  com- 
bats ,  venez  remplir  un  devoir  plus  noble.  Le 
sage  préfère-t-il  Thonneur  de  tuer  des  hommes 
aux  soins  qui  peuvent  en  sauver  un  (1)  ? 


»  LETTRE  VL 

DE  SAINT-PREUX  A  MYLORD  EDOUARD, 

Quoi!  même  après  la  séparation  de  Tannée^, 
encore  un  voyage  à  Paris  !  Oubliez-vous  donc 
tout-à-fait  Glarens  et  celle  qui  Thabite?  Nous^. 
êtes-vous  moins  cher  qu  a  mylord  Hyde  ?  êtes- 
vous  plus  nécessaire  à  cet  ami  qu  à  ceux  qui  vous- 
attendent  ici?  Vous  nous  forcez  à  faire  des  vœux 
opposés  aux  vôtres ,  et  vous  me  faites  souhaiter 
d  avoir  du  crédit  à  la  cour  de  France  pour  vous 
empêcher  d'obtenir  les,  passe-ports  que  vous  en 
attendez.  Contentez -vous  toutefois  ;  allez  voir 
votre  digne  compatriote.  Malgré  lui,  malgré 
vous ,  nous  serons  vengés  de  cette  préférence  ; 
et ,  quelque  plaisir  que  vous  goûtiez  à  vivre  avec 
lui,  je  sais  que,  quand  vous  serez  avec  nous, 
vous  regretterez  le  temps  que  vous  ne  nous  au- 
rez pas  donné. 

(i)  n  y  avoit  ici  une  grande  lettre  de  mylord  Edouard 
à  Julie.  Dans  la  suite  il  sera  parlé  de  cette  lettre  ;  mais , 
pour  de  bonnes  raisons ,  j*ai  été  forcé  de  la  supprimer. 


CINQUIÈME  PARTIB.  339 

En  recevant  votre  lettre ,  j  avois  d'abord  soup*  ' 
çonné  quune  commission  secrète...  Quel  plus 
digne  médiateur  de  paix  !...  Mais  les  rois  don* 
nent-ils  leur  confiance  à  des  hommes  vertueux? 
osent-iis  écouter  la  vérité  ?  savent-ils  même  hono- 
rer le  vrai  mérite?...  Non ,  non  ,  cher  Edouard  , 
vous  n  êtes  pas  fait  pour  le  ministère  ;  et  je  pense 
trop  bien  de  vous  pour  croire  que,  si  vous  n'étiez 
pas  né  pair  d'Angleterre ,  vous  le  fussiez  jamais 
devenu. 

Tiens ,  ami  ;  tu  seras  mieux  à  Glarens  qu  a  la 
cour.  Ôh  !  quel  hiver  nous  allons  passer  tous  en- 
semble ,  si  lespoir  de  notre  réunion  ne  m  abuse 
pas!  Chaque  jour  la  prépare,  en  ramenant  ici 
quelqu'une  de  ces  âmes  privilégiées  qui  sont  si 
chères  l'une  à  l'autre ,  qui  sont  si  dignes  de  s'ai- 
mer y  et  qui  semblent  n  attendre  que  vous  pour 
se  passer  du  reste  de  Tunivers.  En  apprenant 
quel  heureux  hasard  a  fait  passer  ici  la  partie 
adverse  du  baron  d'Etange ,  vous  avez  prévu  tout 
ce  qui  devoit  arriver  de  cette  rencontre,  et  ce 
qui  est  arrivé  réellement  (i).  Ce  vieux  plaideur, 
quoique  inflexible  et  entier  presque  autant  que 
son  adversaire,  na  pu  résister  à  lascendant  qui 
nous  a  tous  subjugués.  Après  avoir  vu  Julie , 
après  l'avoir  entendue ,  après  avoir  conversé 
avec  elle ,  il  a  eu  honte  de  plaider  contre  son 

(i)  On  voit  qull  manque  ici  plusieurs  lettres  intermë* 
dîaires,  ainsi  qu'en  beaucoup  d'autres  endroits.  Le  lecteur 
dir%  qu'on  se  tire  fort  commodément  d'affaire  avec  de 
pareilles  omissions,  et  je  suis  tout-à-feit  de  son  avis. 


I 


33o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE, 

-père.  Il  est  parti  pour  Berne  si  bien  disposé,  et 
raccooimodement  est  actpellement  en  si  bon 
train ,  que,  sur  la  dernière  lettre  du  baron ,  nous 
lattendons  de  retour  dans  peu  de  jours. 

Voilà  ce  que  vous  aurez  déjà  su  par  M.  de 
Wolmar;  mais  ce  que  probablement  vous  ne 
savez  point  encore ,  c  est  que  madame  d'Orbe  , 
ayant  enfin  terminé  ses  affaires,  est  ici  depuis 
jeudi ,  et  n  aura  plus  d'autre  demeure  que  celle 
de  son  amie.  Comme  j  etois  prévenu  du  jour  de 
son  arrivée,  j  allai  au-<levant  délie  à  Imsu  de 
madame  de  Wolmar  quelle  vouloit  surprendre, 
et  layant  rencontrée  au-deçà  de  Lutri,  je  revins 
sur  mes  pas  avec  elle. 

Je  la  trouvai  plus  vive  et  plus  charmante  que 
jamais,  mais  inégale,  distraite ,  n  écoutant  point, 
répondant  encore  moins ,  parlant  sans  suite  et 
par  saillies,  enfin  livrée  à  cette  inquiétude  dont 
on  ne  peut  se  défendre  sur  le  point  d  obtenir  ce 
qu  on  a  fortement  désiré.  On  eût  dit  à  chaque  * 
instant  qu  elle  trembloit  de  retourner  en  arrière. 
Ce  départ,  quoique  long-temps  différé,  s'étoit 
fait  si  à  la  hâte  que  la  tête  en  tournoit  à  la  maî- 
tresse et  aux  domestiques.  Il  régnoit  un  désordre 
risible  dans  le  menu  bagage  qu  on  amenoit.  A 
mesure  que  la  femme-de-chambne  craignoit  d'a- 
voir oublié  quelque  chose.  Glaire  assuroit  tou- 
jours lavoir  fait  mettre  dans  le  coffre  du  car- 
fosse;  et  le  plaisant,  quand  on  y  regarda,  fut 
qu'il  ne  s'y  trouva  rien  du  tout. 

Comme  elle  ne  vouloit  pas  que  Julie  entendit 


CINQUIÈME  PAHTIE.  33l 

sa  voiture, elle  descendit  dans lavenue , traversa 
la  cour  en  courant  cpmme  une  folle ,  et  monta 
si  précipitamment  qu  il  fallut  respirer  après  la 
première  rampe  avant  d  achever  de  monter. 
M.  de  Wolmar  vint  au-devant  d  elle  :  elle  ne  put 
lui  dire  un  seul  mot. 

En  ouvrant  la  porte  de  la  chambre  je  vis  Julie 
assise  vers  la  fenêtre  et  tenant  sur  ses  genoux  la 
petite  Henriette ,  comme  elle  faisoit  souvent. 
Claire  avoit  médité  un  beau  discours  à  sa  ma- 
nière ,  mêlé  de  sentiment  et  de  gaieté  ;  mais ,  en 
mettant  le  pied  sur  le  seuil  de  la  porte ,  le  dis- 
cours, la  gaieté,  tout  fut  oublié;  elle  vole  à 
son  amie  en  s  écriant  avec  un  emportement  im- 
possible à  peindre  :  Cousine ,  toujours ,  pour 
toujours ,  jusqu  a  la  mort  !  Henriette ,  apercevant 
sa  mère ,  saute  et  court  au-devant  d  elle  en  criant 
aussi,  Maman!  Maman!  de  toute  sa  force ,  et  la 
rencontre  si  rudement  que  la  pauvre  petite 
tomba  du  coup.  Cette  subite  apparition ,  cette 
chute,  la  joie,  le  trouble,  saisirent  Julie  à  tel 
point ,  que ,  s'étant  levée  en  étendant  les  bras 
avec  un  cri  très  aigu ,  elle  se  laissa  retomber  et 
se  trouva  mal.  Claire ,  voulant  relever  sa  filte , 
voit  pâlir  son  amie  :  elle  hésite ,  elle  ne  sait  à 
laquelle  courir.  Enfin ,  me  voyant  relever  Hen- 
riette ,  elle  s'élance  pour  secourir  Julie  défail- 
lante ,  et  tombe  sur  elle  dans  le  même  état. 

Henriette,  les  apercevant  toutes  deux  sans 
mouvement,  se  mit  à  pleurer  et  pousser  des  cris 
qui  firent  accourir  la  Fanchon  :  lune  court  à  sa 


332  LA  NOÏTVELLE  HÉLOlSE. 

mère,  lautre  à  sa  maitresae.  Pour  moi,  saisi, 
transporté ,  hors  de  sens ,  j  errois  à  grands  pas 
par  la  chambre  sans  savoir  ce  que  je  faisois ,  avec 
des  exclamations  interrompues ,  ei  dans  un  mou- 
vement convulsif  dont  je  n  etois  pas  le  mattre. 
Wolmar  lui-même,  le  froid  Wolmar  se  sentit 
ému.  O  sentiment!  sentiment!  douce  vie  de 
lame!  quel  est  le  cœur  de  fer  que  tu  n'as  jamais 
touché?  quel  est  l'infortuné  mortel  à  qui  tu  n  ar- 
rachas jamais  de  larmes  ?  Au  lieu  de  courir  à  Ju- 
lie, cet  heureux  époux  se  jeta  sur  un  fauteuil 
pour  contempler  avidement  ce  ravissant  specta- 
cle.  Ne  craignez  rien ,  dit-il  en  voyant  notre  em- 
pressement; ces  scènes  de  plaisir  et  de  joie  né- 
puisent  un  instant  la  nature  que  pour  la  ranimer 
dune  vigueur  nouvelle;  elles  ne  sont  jamais  dan- 
gereuses. Laissez-moi  jouir  du  bonheur  que  je 
goûte  et  que  vous  partagez.  Que  doit-il  être  pour 
vous  !  Je  n'en  connus  jamais  de  semblable ,  et  je 
suis  le  moins  heureux  des  six. 

Mylord,  sur  ce  premier  moment  vous  pouvez 
juger  du  reste.  Cette  réunion  excita  dans  toute 
la  maison  un  ressentiment  d'alégresse ,  et  une 
fermentation  qui  n'est  pas  encore  calmée.  Julie , 
hors  d'elle-même,  étoit  dans  une  agitation  où 
je  ne  l'avois  jamais  vue  ;  il  fut  impossible  de 
songer  à  rien  de  toute  la  journée  qu'à  se  voir  et 
s'embrasser  sans  cesse  avec  de  nouveaux  trans- 
ports. On  ne  s'avisa  pas  même  du  salon  d'A- 
pollon ;  le  plaisir  étoit  pai^tout ,  on  n'avoit  pas 
besoii&  d'y  songer.  A  peine  le  lendemain  eut-on 


CINQUIÈME  PABTIE.  333 

assez  de  sang-froid  pour  préparer  une  fête.  Sans 
Wolmar ,  tout  seroit  allé  de  travers.  Chacun  se 
para  de  sop  mieux.  Il  n'y  eut  de  travail  permis 
que  ce  qu  il  en  falloit  pour  les  amusements.  La 
fête  fut  célébrée ,  non  pas  avec  pompe,  mais 
avec  délire  ;  il  y  régnoit  une  confusion  qui  la  ren- 
doit  touchante ,  et  le  désordre  en  faisoit  le  plus 
bel  ornement. 

La  matinée  se  passa  à  mettre  madame  d'Orbe 
en  possession  de  son  emploi  d'intendante  ou  de 
mattresse-d'hôtel  ;  et  elle  se  hàtoit  d'en  faire  les 
fonctions  avec  un  empressement  d'enfant  qui 
nous  fit  rire.En  entrant  pour  dtner  dans  le  beau 
salon  les  deux  cousines  virent  [de  tous  côtés 
leurs  chiffres  unis  et  formés  avec  des  fleurs.  Julie 
devina  dans  l'instant  d'où  venoit  ce  soin  :  elle 
m  embrassa  dans  un  saisissement  de  joie.  Claire, 
contre  son  ancienne  coutume,  hésita  d'en  fairç 
autant.  Wolmar  lui  en  fit  la  guerre  ;  elle  prit  en 
rougissant  le  parti  d'imiter  sa  cousine.  Cette  rou- 
geur, que  je  remarquai  trop,  me  fit  un  efiet  que 
je  ne  saurois  dire  ;  mais  je  ne  me  sentis  pas  dans 
ses  bras  sans  émotion. 

L'après-midi  il  y  eut  une  belle  collation  dans 
le  gynécée ,  où  pour  le  coup  le  maître  et  moi  fû- 
mes admis.  Les  hommes  tirèrent  au  blanc  une 
mise  donnée  par  madame  d'Orbe.  Le  nouveau 
venu  l'emporta,  quoique  moins*  exercé  que  lés 
autres.  Claire  ne  fut  pas  la  dupe  de  son  adresse  ; 
Hanz  lui-même  ne  s'y  trompa  pas ,  et  r^sa  d'ac 
cepter  le  prix  ;  mais  tous  ses  camarades  l'y  for- 


334  L^  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

cèrent,  et  vous  pouvez  juger  que  cette  honnêteté 
de  leur  part  ne  fut  pasT  perdue. 

Le  soir,  toute  la  maison ,  augmentée  de  trois 
personnes ,  se  rassembla  pour  danser.  Claire 
sembloit  parée  par  la  main  des  Grâces  ;  elle  n  a- 
voit  jamais  été  si  brillante  que  ce  jour-là.  Elle 
dansoit ,  elle  causoit ,  elle  rioit ,  elle  donnoit  ses 
ordres,  elle  suffîsoit  à  tout.  Elle  avoit  juré  de 
m  excéder  de  fatigue  ;  et,  après  cinq  ou  six  con- 
tredanses très  vives  tout  d  une  baleine,  elle  n  ou- 
blia pas  le  reproche  ordinaire  que  je  dansois 
comme  un  philosphe.  Je  lui  dis  ,  moi ,  qu  elle 
dansoit  comme  un  lutin  ,  qu  elle  ne  faisoit  pas 
moins  de  ravage  ,  et  que  j  avois  peur  qu  elle  ne 
me  laissât  reposer  ni  jour  ni  nuit.  Au  contraire , 
dit-elle,  voici  de  quoi  vous  faire  dormir  tout 
d  une  pièce  ;  et  à  Tinstant  elle  me  reprit  pour 
danser. 

Elle  étoit  infatigable  :  mais  il  n  en  étoit  pas 
ainsi  de  Julie  ;  elle  avoit  peine  à  se  tenir,  les 
genoux  lui  tremUoient  en  dansant;  elle  étoit 
trop  touchée  pour  pouvoir  être  gaie  :  souvent  on 
\oyoit  des  larmes  de  joie  couler  de  ses  yeux  ; 
elle  contemploit  sa  cousine  avec  une  sorte  de  ra 
vissement  ;  elle  aimoit  à  se  croire  l'étrangère  à 
qui  Ion  donnoit  la  fête ,  et  à  regarder  Claire 
comme  la  maîtresse  de  la  maison  qui  lordonnoit. 
Après  le  souper  je  tirai  des  fusées  que  j  avois  ap- 
portées de  la  Chine,  et  qui  firent  beaucoup  d  ef- 
fet. Nou^  veillâmes  fort  avant  dans  la  nuit.  Il 
fallut  enfin  se  quitter  :  madame  d'Orbe   étoit 


CINQUIÈME  PARTIE.  335 

lasse,  ou  devoit  letre,  et  Julie  voulut  quou  se 
couchât  de  bonne  heure. 

Insensiblement  le  calme  renaît ,  et  Tordre  avec 
lui.  Claire ,  toute  folâtre  qu  elle  est ,  sait  pren- 
'  dre  quand  il  lui  plaît  un  ton  d  autorité  qui  en 
impose.  Elle  a  d'ailleui*s  du  sens ,  un  discerne- 
ment exquis,  la  pénétration  de  Wolmar,   la 
bonté  de  Julie;  et,  quoique  extrêmement  libé-> 
raie ,  elle  ne  laisse  pas  d  avoir  aussi  beaucoup 
de  pritdence;  en  sorte  que,  restée  veuve  si  jeune, 
et  chargée  de  la  garde-noble  de  sa  fille,  les  biens 
de  Tune  et  dé  l'autre  nont  £edt  que  prospérer 
dans  ses  mains  :  ainsi  Ion  n a  pas  lieu  de  crain- 
dre que  sous  ses  ordres  la  maison  soit  moins 
bien  gouvernée  qu'auparavant.   Cela  donne  à 
Julie  le  plaisir  de  se  livrer  tout  entière  à  Foccu- 
pation  qui  est  le  plus  de  son  goût,  savoir,  réé- 
ducation des  enfants  ;  et  je  ne  doute  pas  qu'Hen- 
riette ne  profite  extrêmement  de  tous  les  soins 
dont  une  de  ses  mères  aura  soulagé  lautre.  Je 
dis  ses  liières;  car,  à  voir  la  manière  dont  elles 
vivent  avec  elle,  il  est  difficile  de  distinguer  la 
véritable  ;  et  des  étrangers  qui  nous  sont  venus 
aujourd'hui  sont  ou  paroissent  là-dessus  encore 
en  doute.  En  effet ,  toutes  deux  lappellent  Hen- 
riette, ou  ma  fille,  indifféremment.  Elle  appelle 
maman  Tune,  et  lautre  ^«û/^  maman;  la  même 
tendresse  régne  de  part  et  d  autre;  elle  obéit 
également  à  toutes  deux.  S'ils  demandent  aux 
dames  à  laquelle  elle  appartient,  chacune  répond, 
à  moL  S'ils  interrogent  Henriette ,  il  se  trouve 


336  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

quelle  a  deux  mères.  On  seroit  embarrassé  à 
moins.  Les  plus  clairvoyants  se  décident  pour- 
tant à  la  fin  pour  Julie.  Henriette ,  dont  le  père 
étoit  blond ,  est  blonde  comme  elle ,  et  lui  res- 
semble beaucoup.  Une  certaine  tendresse  de 
mère  se  peint  encore  mieux  dans  ses  yeux  si 
doux  que  dans  les  regards  plus  enjoués  de  Claire. 
La  petite  prend  auprès  de  Julie  un  air  plus  res- 
pectueux ,  plus  attentif  sur  elle-même.  Machi- 
nalement elle  se  met  plus  souvent  à  ses  côtés , 
parceque  Julie  a  plus  souvent  quelque  chose  à 
lui  dire.  Il  faut  avouer  que  toutes  les  apparences 
sont  en  faveur  de  la  petite  maman  ;  et  je  me  suis 
aperçu  que  cette  erreur  est  si  agréable  aux  deux 
cousines  ,  qu  elle  pourroit  bien  être  quelquefois 
volontaire ,  et  devenir  un  moyen  de  leur  faire 
sa  cour. 

Mylord,  dans  quinze  jours  il  ne  manquera 
plus  ici  que  vous.  Quand  vous  y  serez ,  il  faudra 
mal  penser  de  tout  homme  dont  le  cœur  cher- 
chera sur  le  reste  de  la  terre  des  vertus ,  des  plai- 
sirs qu  il  n  aura  pas  trouvés  dans  cette  maison. 


LETTRE  VIL 

DE  SAINT-PREUX  A  MTLORD  EDOUARD. 

Il  y  a  trois  jours  que  j  essaie  chaque  soir  de  vous 
écrire.  Mais,  après  une  journée  laborieuse,  le 
sommeil  me  gagne  en  rentrant  :  le  matin ,  dès  le 


CINQUIÈME  PARTIE*  337 

polat  du  jour  il  faut  retourner  à  louvrage.  Une 
ivresse  plus  douce  que  celle  du  vin  me  jette  au 
fond  de  lame  un  trouble  délicieux ,  et  je  ne  puis 
dérober  un  moment  à  des  plaisirs  devenus  tout 
nouveaux  pour  moi. 

Je  ne  conçois  pas  quel  séjour  pourroit  me  dé- 
plaire avec  la  société  que  je  trouve  dans  celui^ 
ci.  Mais  saver-vous  en  quoi  Clarehs  me  plaît  pour 
lui-même?  cest  que  je  m'y  sens  vraiment  à  la 
campafTDe ,  et  que  c  est  presque  la  première  fois 
que  j'en  ai  pu  dire  autant.  Les  gens  de  ville  ne 
savent  point  aimer  la  campagne  ;  ils  ne  savent 
pas  même  y  être  :  à  peine  quand  ils  y  sont  savent^ 
ils  ce  qu'on  y. fait.  Ils  en  dédaignent  les  travaux, 
les  plaisirs;  ils  les  ignorent  :  ils  sont  chez  eux 
comme  en  pays  étranger;  je  né  m'étonne  pas 
qu'ils  s'y  déplaisent.  Il  faut  être  villageois  au  vil- 
lage ,  ou  n'y  point  aller  ;  car  qu'y  va-t-on  faire  ? 
Les  habitants  de  Paris  qui  croient  aller  à  la  càm- 
gne  n'y  vont  point  ;  ils  portent  Paris  avec  eux. 
Les  chanteurs ,  les  beaux-esprits ,  les  auteurs ,  led 
parasites ,  sont  le  cortège  qui  les  suit..  Le  jeu,  la 
musique ,  la  comédie, y  sont  leur  seule  occupa- 
tion (i).  Leur  table  est  couverte  comme  à  Paris  ; 
ils  y  mangent  aux  mêmes  heures  ;  on  leur  y  sert 
les  mêmes  mets  avec  le  même  appareil  ;  ils  n'y 

(i)  n  y  faut  ajouter  la  chasse.  Encore  la  font-ils  si 
commodément ,  qu'ils  n'en  ont  pas  la  moitié  de  la  fatigue 
ni  du  plaisir.  Mais  je  n'entame  point  ici  cet  article  de  la 
chasse  ;  il  fournit  trop  pour  être  traité  dans  une  note«. 
J'aurai  peut-être  occasion  d'en  parler  ailleurs. 

4*  aa 


338  L4  nOVV^LLB  HÉL0Ï8E.  . 

font  que  les  mêmes  choses  :  autant  valoit  y  res- 
ter ;  car,  quelque  riche  qu  on  puisse  être  et  quel- 
que soin  quon  ait  pris,  on  sent  toujours  quel- 
que privation ,  et  Ton  ne  sauroit  apporter  avec 
soi  Paris  tout  entier.  Ainsi  cette  variété  qui  leur 
est  si  chère  ,  ils  la  fuient  ;  ils  ne  connoissent  ja- 
mais qu  une  manière  de  vivre ,  et  s  en  ennuient 
toujours. 

Le  travail  de  la  campagne  est  agpréable  à  con- 
sidérer ,  et  n  a  rien  d  assez  pénible  en  lui-même 
pour  émouvoir  à  compassion.  L'objet  de  Futilité 
publique  et  privée  le  rend  intéressant  :  et  puis , 
cest  la  première  vocation  de  Fhomme  ;  il  rap- 
pelle à  lesprit  une  idée  agréable,  et  au  cœur 
tous  les  charmes  de  Tàge  d  or.  L'imagination  ne 
reste  point  froide  à  laspect  du  labourage  et  des 
moissons.  La  simplicité  de  la  vie  pastorale  et 
champêtre  a  toujours  quelque  chose  qAi  touche. 
Qu  on  regarde  les  prés  couverts  de  gens  qui  fa-- 
nent  et  chantent,  et  des  troupeaux  épars  dans 
Téloignement  ;  insensiblement  on  se  sent  atten- 
drir sans  savoir  pourquoi.  Ainsi  quelquefois  en- 
core la  voix  de  la  nature  amollit  nos  cœurs  fa- 
rouches; et ,  quoiqu'on  lentende  avec  un  regret 
inutile,  elle  est  si  douce  qu'on  ne  l'entend  jamais 
tans  plaisir. 

J'avoue  que  la  misère  qui  couvre  les  champs 
en  certains  pays  où  le  publicain  dévore  les  fruits 
de  la  terre ,  l'àpre  avidité  d'un  fermier  avare ,  l'in- 
flexible rigueur  d'un  maître  inhumain,  ôtent 
beaucoup  d'attrait  à  ces  tableaux.  Des  chevaux 


CINQUIÈME  PARTIE.  SSq 

étiques  prèa  d  e^^pirer  sous  les  coups ,  de  malheu* 
.reux  paysans  exténués  de  jeûnes ,  excédés  de  fa- 
tigue et  couverts  de  hailloçs  ^  des  hameaux  de 
masures ,  offrent  un  triste  spectacle  à  la  vue  :  on 
a  presque  regret  d'être  homme  quand  on  songe 
aux  malheureux  dont  il  faut  manger  le  sang. 
Mais  quel  charme  de  voir  de  bons  et  sages  ré- 
gisseurs faire  de  la  culture  de  leurs  terres  Fin- 
strument  de  leurs  bienfaits ,  leurs  amusements , 
leurs  plaisirs  ;  verser  à  pleines  mains  les  dons  de 
la  Providence;  engraisser  tout  ce  qui  les  en- 
toure ,  hommes  et  bestiaux ,  des  biens  dont  re- 
gorgent leurs  granges ,  leurs  caves ,  leurs  gre- 
niers ;  accumuler  labondance  et  la  joie  autour 
d*eax ,  et  &ire  du  travail  qui  les  enrichit  une 
fête  continuelle  I  Comment  se  dérober  à  la  douce 
illusion  que  ces  objets  font  naître?  On  oublie 
son  siècle  et  ses  contemporains  ;  on  se  transporte 
au  temps  des  patriarches  ;  on  veut  mettre  soi- 
même  la  main  à  Tœuvfe ,  partager  les  travaux 
rustiques  et  le  bonheur  qu'on  y  voit  attaché.  O 
temps  de  lamour  et  de  rionocence ,  oii  les  fem- 
mes étoient  tendres  et  modestes ,  où  les  hom- 
mes étoient  simples  et  vi voient  contents  !  O  Ra- 
cbel  !  fille  charmante  et  si  constamment  aimée , 
heureux  celui  qui  pour  t  obtenir  ne  regretta  pas 
quatorze  ans  d'esclavage  !  O  douce  élève  de 
Noémi  !  heureux  le  bon  vieillard  dont  tu  réchauf- 
fois  les  pieds  et  le  cœur  !  Non ,  jamais  la  beauté 
ne  règne  avec  plus  dempire  qu au  milieu  des 
soins  champêtres.  C'est  là  que  les  grâces  sont 


aa. 


34^  LA  JfOUVELLE  HÉLOÏSE. 

j'en  perds  peu-^à-peu  le  nom  de  philosophe 
pour  gagner  celui  de  fainéant ,  qui  dans  le  fond 
n  en  diffère  pas  de  beaucoup. 

Vous  voyez,  par  ce  que  je  viens  de  vous  mar- 
quer du  baron,  que  notre  réoonciiiatioii  est  sin* 
cère,  et  que  Wolmar  a  lieu  detre  content  do 
sa  seconde  épreuve  (i).  Moi,  de  la*haine  pour 
le  père  de  mon  amie  !  Non ,  quand  j  aurois  été 
son  fils ,  je  ne  laurois  pas  plus  parfaitement  ho* 
noré.  En  yérité  je  ne  connois  point  d'homme 
plus  droit,  plus  franc,  plus  généreux,  plus  res- 
pectable à  tous  égards  que  ce  bon  gentilhomme. 
Mais  la  bizarrerie  de  ses  préjugés  est  étrange. 
Depuis  qu  il  est  sûr  que  je  ne  saurois  lui  apparu 
tenir,  il  n  y  a  sorte  d'honneur  quil  ne  me  fasse; 
et  pourvu  que  je  ne  sois  pas  son  gendre ,  il  se 
mettroit  volontiers  au-dessous  de  moi«  La  seule 
chose  que  je  ne  puis  lui  pardonner,  c  est  quand 

(i)  Ceci  s'entendra  mieux  par  Pextraît  suivant  cTune 
lettre  de  Jolie  qui  n'est  pas  dans  ce  recueil. 

«Voilà,  me  dit  M.  de  Wolmar  en  me  tirant  à  part,  la 
«  seconde  épreuve  que  je  lui  destlnois.  S'il  n'eût  pas  ca« 
M  ressé  votre  père ,  je  me  serois  défié  die  lui.  Mais ,  dts-je^ 
u  comment  concilier  ces  caresses  et  votre  épreuve  avec 
«l'antipathie  que  vous  avez  vous-même  trouvée  entre 
a  eux?  Elle  n'existe  plus ,  reprit-il  ;  les  préjugés  de  votre 
u  père  ont  fait  à  Saint-Preux  tout  le  ttial  qu'ils  pouvoi^M; 
tt  lui  faipe  :  il  n'en  a  plus  rîen  à  craindre ,  il  ne  les  hak 
«  plus,  il  les  plaint.  Le  baron,  de  soft  côté ,  ne  le  craint 
u  plus  :  il  a  le  cœur  bon  ;  il  sent  qu'il  lui  a  fait  bien  du 
u  mal,  il  en  a  pitié.  Je  vois  qu'ils  seront  fort  bien  ensem- 
«ble,  et  se  verront  avec  plaisir:  aussi,  dès  cet  instant, 
«je  compte  sur  lui  tout-à-fait. m 


CINQUIÈME  PARTIE.  343 

nous  sommes  seuls  de  railler  quelquefois  le  pré- 
tendu philosophe  sur  ses  ancien  nés  leçons.  Ces 
plaisanteries  me  sont  amères  et  je  les  reçois  toa« 
jours  fort  mal  :  mais  il  rit  de  ma  ccdère ,  et  dit  : 
Allons  tirer  des  grives,  cest  assez  pousser  d*ar» 
guments.  Puis  il  crie  en  passant  :  Claire,  Ckire  j 
un  bon  souper  à  ton  maître,  car  je  vais  lui  faira 
gagner  de  1  appétit.  En  effst ,  à  son  âge  il  cpoft 
les  vignes  avec  son  fîisil  tout  aussi  vigoureuse^ 
ment  que  moi ,  et  tire  incomperaMement  mienk. 
Ce  qui  me  venge  un  peu  de  ses  railleries ,  c*est 
que  devant  sa  fille  il  n'ose  plus  souiSer;  et  la 
petite  écolière  n  en  impose  guère  moins  à  son 
père  même  qu  a  son  précepteur.  Je  reviens  à  nos 
vendanges. 

Depuis  huit  jours  que  cet  agréable  travail 
nous  occupe ,  on  est  à  peine  à  la  moitié  de  Ioih 
vrage.  Outre  les  vins  destinés  poair  la  vente  et 
pour  les  provisions  ordinaires,  lesquels  n'ont 
d'autre  &çoa  que  d'être  recueillis  avec  soin ,  la 
bienftusante  fiée  en  prépare  d'autres  plus  fi^a 
pour  nos  buveurs;  et  j  aide  aux  opérations  ma* 
giques  dont  je  vous  ai  parié,  pour  tirer  dNom 
même  vignoUe  des  vins  de  tous  les  pays.  Pour 
l'un,  elle  fait  tordre  la  grappe  quand  elle  est 
mûre  et  la  laisse  flétrir  au  soleil  sur  la  aondie  ; 
pour  1  autre,  elle  fait  égrapper  le  raisin  et  trier 
les  grains  avant  de  les  jeter  dans  la  cuve;  pour 
un  autre,  elle  fait  cueillir  avant  le  lever  du  so- 
leil du  raisin  rouge ,  et  le  porter  doucement  sur 
le  pressoir  couvert  encore  de  sa  fleur  et  de  sa 


344  L^  NOUVELLE  HÉLOifSË. 

rosée,  pour  ea  exprimer  du  vin  Uanc.  Elle  pré-*^ 
pare  uo  vin  de  liqueur  en  luèlant  dans  les  ton- 
neaux du  moût  réduit  en  sirop  sur  le  feu  ;  un  vin 
sec ,  en  lempêchant  de  cuver  ;  un  vin  d ab-^ 
sinthe  pour  les tomac  (i);  un  vin  muscat  avec 
des  simples.  Tous  ces  vins  difSérents  ont  leur 
apprêt  particulier  ;  toutes  ces  préparations  sont 
saines  et  naturelles  :  c  est  ainsi  qu  une  économe 
industrie  supplée  à  la  diversité  des  terrains ,  et 
rassemble  vingt  climats  en  un  seul. 

Vous  ne  sauriez  concevoir  avec  quel  zèle, 
avec  quelle  gaieté  tout  cela  se  fait.  On  chante  , 
on  rit  toute  la  journée,  et  le  travail  nen  va  que 
mieux.  Tout  vit  dans  la  plus  grande  femiliaiité; 
tout  le  monde  est  égal ,  et  personne  ne  s  oublie. 
JjCS  dames  sont  sans  airs,  les  paysannes  sont 
décentes ,  les  hommes  badins  et  non  grossiers. 
G  est  à  qui  trouvera  les  meilleures  chansons  ,  k' 
qui  fera  les  meilleurs  contes ,  à  qui  dira  les  meil- 
leurs traits.  L  union  même  engendre  les  folâtres 
querelles  ;  et  Ton  ne  s  agace  mutuellement  que 
pour  montrer  combien  on  est  sûr  les  uns  des 
autres.  On  ne  revient  point  ensuite  fisiire  chez; 
soi  les  messieurs  ;  on  passe  aux  vignes  toute  la 
journée  ;  Julie  y  a  fait  faire  une  loge  ou  Ion  va 
se  chauffer  quand  on  a  froid,  et  dans  laquelle 
on  se  réfugie  en  cas  de  pluie.  On  dine  avec  les 

(i>  En  Suisse  on  boit  beaucoup  de  vin  d'absinthe  ; 
et  en  général ,  comme  les  herbes  des  Alpes  ont  plus  de 
vertu  que  dans  les  plaines ,  on  y  fait  plus  d'usage  des  in* 
ftisions. 


CINQUIÈME  PARTIE.  345  ' 

paysans  et  à  leur  heure,  aussi  bien*  quon  tra-  * 
vaille  avec  eux/  On  mange  avec  appétit  leur  " 
soupe  un  peu  grossière ,  mais  bonne ,  saine ,  et  * 
chargée  d'excellents  légumes.  On  ne  ricane  point 
orgueilleusement  de  leur  air  gauche  et  de  leurs 
compliments  rustauds;  pour  les  mettre  à  leur- 
aise ,  on  s  y  prête  sans  affectation.  Ces  complai- 
sances ne  leur  échappent  pas,  ils  y  sont  sensi- 
bles ;  et  voyant  qu  on  veut  bien  sortir  pour  eux- 
de  sa  place ,  ils  s  en  tiennent  d  autant  plus  vo- 
lontiers dans  la  leur.  A  dtner ,  on  amène  les  en^ 
fants ,  et  ils  passent  le  reste  de  la  journée  à  la 
vigne.  Avec  quelle  joie  ces  bons  villageois  les^ 
voient  arriver!  O  bienheureux  enfants!  disent- 
ils  en  les  pressant  dans  leurs  bras  robustes,  que 
le  bon  Dieu  prolonge  vos  jours  aux  dépens  des- 
nôtres  !  ressemblez  à  vos  pères  et  mères ,  et  soyez 
comme  eux  la  bénédiction  du  pays  !  Souvent  en 
songeant  que  la  plupart  de  ces  hommes  ont 
porté  les  armes ,  et  savent  manier  Tépée  et  lé 
mousquet  aussi  bien  que  la  serpette  et  la  houe , 
en  voyant  Julie  au  milieu  deux  si  charmante  et 
si  respectée  recevoir  elle  et  ses  enfants-  leurs 
touchantes  acclamations,  je  me  rappelle  Tillus- 
tre  et  vertueuse  Agrippine  montrant  son  fils 
aux  troupes  de  Germanicus.  Julie!  fiemme  in- 
comparable !  vous  exercez  dans  la  simplicité  de 
la  vie  privée  le  despotique  empire  de  la  sagesse 
et  des  bienfaits  :  vous  êtes  pour  tous  le  pays  un 
dépôt  cher  et  sacré  que  chacun  voudroit  défen- 
dre et  conserver  au  prix  de  son  sang;  et  vous 


346  LA  NOUVELLE  HÉLOI3E. 

vivez  plu8  sûrement ,  plus  honorablement  an 
milieu  d un  peuple  entier  qui  vous  aime,  que 
les  rois  entourés  de  tous  leurs  soldats. 

Le  soir ,  on  revient  gaiement  tous  easemble. 
On  nourrit  et  loge  les  ouvriers  tout  ie  temps 
de  la  vendange;  et  même  le  dimanche,  après 
le  prêche  du  soir,  on  se  rassemble  avec  eux  et 
Ton  danse  jusqu'au  souper.  Les  autres  jours  on 
ne  se  sépare  point  non  plus  en  rentrant  an  lo« 
gis,  hors  le  baron  qui  ne  soupe  jamais  et  se 
couche  de  fort  bonne  heure, et  Julie  qui  monte 
avec  ses  enfants  chez  lui  jusqua  ce  qu'il  saille 
coucher.  A  cela  près ,  depuis  le  moment  qu'on 
prend  le  métier  de  vendangeur  jusqu'à  celui 
qu'on  le  quitte,  on  ne  mêle  plus  la  vie  citadine 
à  la  vie  rustique.  Ces  saturnales  sont  bien  plus 
agréables  et  plus  sages  que  celles  des  Romains. 
Le  renversement  qu'ils  affectoient  étoit  trop 
vain  pour  instruire  le  maître  ni  Tef^clave  :  mais 
la  douce  égalité  qui  règne  ici  rétablit  Tordre  de 
la  nature ,  forme  une  instruction  pour  les  uns  , 
une  consolation  pour  les  autres,  et  un  lien  d'a- 
mitié pour  tous  (i). 

Ije  lieu  d'assemblée  est  une  salle  à  l'antique 

(i)  Si  de  là  nak  un  cominun  état  de  fête,  non  moins 
doux  à  ceux  qai  descendent  qu^à  ceux  qui  montent,  ne 
s*eosuit«il  pas  que  tous  les  états  sont  presque  îndifFérents 
par  eux-mêmes ,  pourvu  qu'on  puisse  et  qu'on  veuille  en 
sortir  quelquefois  ?  Les  gueux  sont  malheureux  parce- 
qu'ils  sont  toujours  gueux  ;  les  rois  sont  malheureux  par- 
cequlls  soat  toujours  rois.  Les  états  moyens ,  dont  on  sort 


CINQUIÈME  PARTIE.  34? 

avec  une  grande  cheminée  où  Ton  fait  bon  feu. 
La  pièce  est  éclairée  de  trois  lampes,  auxquelles 
M.  de  Wolmar  a  seulement  fait  ajouter  des  capu* 
dbons  de  fer  blanc  pour  intercepter  la  fumée  et 
réfléchir  la  lumière.  Pour  prévenir  lenvie  et 
lés  regrets ,  on  tâche  de  ne  rien  étaler  aux  yeux 
de  ces  bonnes  gens  qu'ils  ne  puissent  retrouver 
chez  eux ,  de  ne  leur  montrer  d  autre  opulence 
que  le  choix  du  bon  dans  les  choses  communes 
et  un  peu  plus  de  largesse  dans  la  distribution. 
Le  souper  est  servi  sur  deux  longues  tables.  Le 
luxe  et  lappareil  des  festins  ny  sont  pas,  mais 
laboodance  et  la  joie  y  sont.  Tout  le  monde  se 
met  à  table,  maîtres ,  journaliers ,  domestiques; 
chacun  se  lève  indiffiéremment  pour  servir,  sans 
exclusion ,  sans  préfiérence ,  et  le  service  se  fait 
toujours  avec  grâce  et  avec  plaisir.  On  boit  à 
discrétion  ;  la  liberté  n  a  point  d  autres  bornes 
que  rhonnèteté.  La  présence  de  maîtres  si  res- 
pectés contient  tout  le  monde ,  et  n  empêche  pas 
qu  on  ne  soit  à  son  aise  et  gai.  Que  s'il  arrive 
à  quelqu'un  de  s  oublier,  on  ne  trouble  point 
la  fête  par  des  réprimandes ,  mais  il  est  congédié 
sans  rémission  dès  le  lendemain. 

• 
plus  aisément,  offrent  des  plaisirs  au-dessus  et  a«-dessous 
de  soi  ;  ils  ëteDdeot  aussi  les  lumières  de  ceux  qui  les 
remplissent,  en  leur  donnant  plus  de  préjogës  à  conno^ 
tre  y  et  plus  de  degrés  à  comparer.  Voilà ,  ce  me  semble  | 
la  principale  raison  pourquoi  c'est  généralement  dans 
les  conditions  médiocres  qu^on  trouve  les  hommes  les 
plus  heureux  et  du  meilleur  sens. 


348  LA  NOUVELLE  HÉLOÏ6E. 

Je. me. prévaux  aussi  des  plaisirs  du  pays  et  de 
lu  -saison.  Je  reprends  la  liberté  de  vivre  à  la  * 
valaisanne ,  et  '  de  boire  •  assez  souvent  du  vin 
pur;  mais  je  uen  bois  point  qui  n ait  été  versé  . 
de  la  main  d-une  des  deux  cousines.  Elles. se. 
chargent  de  mesurer  ma  .soif  à  mes  forces ,  et 
de  ménager  ma  raison  .Qui  sait  mieux  ^  q.u  elles 
comment  ilia  faut  gouverner,  et  Fart  de  me 
loter  et  de  me  la  rendre?  Si  le  travail  de  la 
journée,  la  durée  et  la  gaieté. du  repas,  donnent 
plus.de  force  au  vin^versé  de  ces  .mains  chéries,, 
je  laisse,  exhaler  mes  transports  sans  contrainte; 
ils  nont  plus  rien  que  je  doive  taire ,  rien  que . 
gène  la  présence  du  sage  Wolmar.  Je  ne  crains 
point  que  son  œil  éclairé  lise  au  fond  de  mon 
oœur,  et  quand  un  tendre  souvenir  y  veut  re- 
naître ,  un  regard  de  Claire  lui  donne  le  change, 
un  regard  de  Juliemen^fait  rougir. 

Après  le- souper  on  veille •  encore  une  heure, 
ou  deux  en  teillant  du  chanvre  :  chacun  dit 
sa.  chanson  tour-à-tour.  Quelquefois  les  vendan-. 
geuses  chantent:  en  chœur  toutes  ensemble,  ou 
bien  alternativement  à  voix  seule  et  en  refrain, 
La  plupart  de  ces  chansons  sont  de  vieilles,  ro*- 
mances  dont  les  airs  n&  sont  pas  piquants  , 
mais  ils  ont  je  ne  sais  quoi  d'antique  et  de  doux 
qui  touche  à  la  longue.  Les  paroles  sont  simples , 
naïves ,  souvent  tristes  ;  elles  plaisent  pourtant. 
Nous  ne  pouvons  nous  empêcher,  Claire  de 
sourire,  Julie  de  rougir,  moi  de  soupirer,  quand 
nous  retrouvons  dasis  ces.  chansons  des  tours  et 


"  CINQUIÈME   PARTIE.    *  34g 

des  expressions  dont  nous  mous  sommes  servis 
autrefois.  Alors,  en  jetant  les  yeux  sur  elles^t 
me  rappelant  les  temps  éloignés,  un  tressaille- 
ment me  prend,  un  poids  insupportable  mè  tom- 
be tout-à-coup  sur  le  cœur,  et*  me  laisse  une 
impression  funeste  qui  ne  s  efface  qu  avec  peine* 
Cependant  je  trouve  à  ces  veillées  une  sorte  de 
charme  que  je  ne  puis  vous  expliquer  ;  et  qui 
m  est  pourtant  fort  sensible.  Cette .  réunion  des 
différents  états,  la  simplicité  de  cette  occupa- 
tion \  Fidée  de  délassement ,  d  accord ,  de  tran- 
quillité ,  le  sentiment  de  paix  qu  elle  porte  à 
lame,  a  quelque  chose  d'attendrissant  qui  dis- 
pose à  trouver  ces  chansons  plus  intéressantes. 
Ce  concert  des  voix  de  femmes  nest  pas  non 
plus  sans  douceur;  Pour  moi ,  je  suis  convaincu 
que  de  toutes  les  harmonies  il  ny  en^  a  point 
d  aussi  agréable  que  le  chant  à  lunisson ,  et  que 
s'il  nous  faut  des  accords ,  c  est  parceque  nous 
avons  le  goût  dépravé.  En  effet ,  toute  Tharmoiiie 
ne  se  trouve-t-elle  pas  dans  un  son  quelconque? 
et  qu  y  pouvons  -  nous  ajouter,  sans  altérer  les 
proportions  que  la  nature,  a  établies  dans; la 
force  relative  des  sons  harmonieux?  En  doublant 
lés  uns  et  non  pas  les  autres ,  en  ne  les  renfor- 
çant pas  en  même  rapport,  notons -nous,  pas  à 
Tinstant  ces  proportions?  La  nature  a  tout,  fait 
le  mieux  qu  il  étoit  possible  ;  mais  nous  voulons 
mieux  faire  encore ,  et  nous  gâtons  tout. 

U  ya  une  grande  émulation  pour  ce  travail 
du  soir  aussi  bien  que  pour  celui  de  la  journée; 


35ô  BA  IVOUYELLE   HÉLOÏSE. 

et  la  filouterie  que  j  y  vouloU  employer  m  attira 
hier  un  petit  affront.  Gomme  je  ne  suis  pas  des 
plus  adroits  à  teiller  et  que  j  ai  souvent  des  dis- 
tractions, ennuyé  d'être  toujours  noté  pour 
avoir  fait  le  moins  d ouvrage,  je  tirois  douce- 
ment  avec  le  pied  des  chenevottes  de  mes  voisins 
pour  grossir  mon  tas  :  mais  cette  impitoyable 
madame  d'Oriie  s  en  étant  aperçue ,  fit  signe  à 
Julie ,  qui ,  m  ayant  pris  sur  le  iait ,  me  tança 
sévèrement.  Monsieur  le  fripon,  me  dit* elle 
tout  haut,  point  dlnjustice,  même  en  plaisan-^ 
tant;  cest  ainsi  quon  s'accoutume  à  devenir 
méchant  tout  de  bon,  et,  qui  pis  est,  à  plai* 
santer  encore  (i). 

Voilà  comment  se  passe  la  soirée.  Quand 
rbeure  de  la  retraite  approche ,  madame  de  Wol- 
mar  dit ,  allons  tirer  le  feu  d  artifice.  A  l'instant 
chacun  prend  son  paquet  de  chenevottes ,  signe 
honorable  de  son  travail  ;  on  les  porte  en  triom- 
phe au  milieu  de  la  cour ,  on  les  rassemble  en 
un  tas ,  on  en  fiiit  un  trophée  ;  on  y  met  le  feu  : 
mais  n'a  pas  cet  honneur  qui  veut  :  Julie  l'ad-' 
juge  en  présentant  le  flaral)eau  à  celui  ou  celle 
qui  a  lait  ce  soir-là  le  plus  d'ouvrage  ;  fut-ce  elle- 
même  ,  elle  se  l'attribue  sans  £aiçon.  L'auguste 
cérémonie  est  accompagnée  d'acclamations  et 
de  battements  de  mains.  Les  chenevottes  font 
un  feu  clair  et  brillant  qui  s'élève  jusqu'aux 

(i)Lliosuiie  ambearre,  il  me  semble  queeet  avis  vous 
inât  asssf  bien. 


ciiïquième  partie.  35 1 

nues,  ua  vrai  feu  de  joie,  autour  duquel  on 
saute,  on  rit.  Ensuite  on  o£Fre  à  boire  à  toute 
rassemblée  :  chacun  boit  à  la  sauté  du  yain* 
queur ,  ,et  va  se  coucher  content  d'une  journée 
passée  dans  le  travail,  la  gaieté,  Hnnocence,  et 
quon  ne  seroit  pas  fiiché  de  recommencer  le 
lendemain ,  le  surlendemain ,  et  toute  sa  vie. 


LETTRE  VIII. 

D£  SAINT-PREUX  A  M.  UE  YTOLMAR. 

Jouissez,  cher  Wolmar,  du  jBruh  de  vos  soins. 
Recevez  les  hommages  d  un  cœur  épuré,  qu  avec 
tant  de  peine  vous  avez  rendu  digne  de  vous 
être  offert.  Jamais  homme  nentreprit  ce  que 
vous  avez  entrepris  ;  jamais  homme  ne  tenta  ce 
que  vous  avez  exécuté;  jamais  ame  reconnois- 
santé  et  sensible  ne  sentit  ce  que  vous  m  avez 
inspiré.  La  mienne  avoit  perdu  son  ressort ,  sa 
vigueur,  son  être;  vous  m  avez  tout  rendu. 
Jétois  mort  aux  vertus  ainsi  quau  bonheur;  je 
vous  dois  cette  vie  morale  à  laquelle  je  me  sens 
renaître.  O  mon  bien&iteur!  6  mon  père!  en 
me  donnant  à  vous  tout  entier,  je  ne  puis  vous 
offrir,  comine  à  Dieu  même,  que  les  dons  que  je 
tiens  de  vous. 

Faut-il  vous  avouer  ma  foiblesse  et  mes  crain- 
tes? Jusqu'à  présent  je  me  suis  toujours  défié  de 
moi.  Il  n  y  a  pas  huit  jours  que  j  ai  rougi  de  mon 


352  LÂ-HOUVËLLEHÉLaïSE. 

;  cœur  et  cru  toutes  yos  bontés  perdues.  Ce, mo- 
ment fut  cruel  et  décourageant  pour  la  vertu  : 
grâce  au  ciel,  grâce  à. vous,  il  est  passé  pour  pe 
plus  revenir.  Je  ne  me  crois  plus  guéri  seulement 
parceque  vous  me  le  dites,  mais  parceque  je  le 

..  sens.  Je  n  ai  plus  besoin  que  vous  me  répondiez 
dexnoi;  vous  m  avez  mis  en  état  d  en  répondre 
moi-même.  Il  ma  fallu  séparer  de  vo|is  et  d'elle 
pour  savoir  ce  que  je  pou  vois  être  sans  votre 
appui.  Oest  loin  des  lieux  quelle  habite  que 
j  apprends  à  ne  plus  craindre  d  en  approcher. 

J'écris  à.  madame  d'Orbe  le  détail  de  notre 

voyagé.  Je  ne  vous  le  répéterai  point  ici.  Je  veux 

■  bien  que  vous  connoissiez  toutes  mes  foiblesses, 

mais  je  nai  pas  la  force  de  vous  les  dire.  Cher 

.Wolmar ,  c  est  ma  dernière  faute  :  je  m  en.  sens 

.  déjà,  si  loin  que  je  ny  songe  point  sans  fierté  ; 
mais  l'instant  en  est  si  près  encore  que  je  ne 
puis  Favouer  sans  peine.  Vous  qui  sûtes  pardon- 

.'  Dermes  égarements,  comment  ne  pardonneriez- 

,  vous  pas  la  honte  qua  produite  leur  repentir? 
.  Bien  ne  manque  plus  à  mon.  bonheur  ;  my- 

•  lord  ma  tout  dit.  Cher  ami ,  je  serai  donc  à 
vous,  j'élèverai  donc  vos  enfants.  L'atné  des  trois 
élèvera  les  deux  autres.  Avec  quelle  ardeur  je  l'ai 
désiré!  combien  l'espoir  d'être  trouvé  digne  d'un 
si  cher  emploi  redoubloit  mes  soins  pour  ré- 
pondre aux  vôtres  !  combien  de  fois  j'osai  mon- 
trer là-dessus  mon  empressement  à  Julie  !  Qu'a- 
vec plaisir  j'interprétois  souvent  en  ma  faveur 

•   vos  discours  et  les  siens  !  Mais,,  quoiqu'elle  fat 


CINQUIÈME  PARTIE.  353 

sensible  à  mon  zèle  er  qu  elle  en  parût  approu- 
ver lobjet ,  je  ne  la  vis  point  entrer  assez  préci- 
sément dans  mes  vues  pour  oser  en  parler  plus 
ouvertement.  Je  sentis  qu  il  falloit  mériter  cet 
honneur  et  ne  pas  le  demander.  Tattendois  de 
vous  et  d  elle  ce  gage  de  votre  confiance  et  de 
votre  estime.  Je  n  al  point  été  trompé  dans  mon 
espoir  :  mes  amis ,  croyez-moi ,  vous  ne  serez 
point  trompés  dans  le  vôtre* 

Vous  savez  qu'à  la  suite  de  nos  conversations 
sur  leducation  de  vos  en&nts  j  avois  jeté  sur  le 
papier  quelques  idées  qu  elles  m  avoient  four- 
nies et  que  vous  approuvâtes.  Depuis  mon  dé- 
part il  m  est  venu  de  nouvelles  réflexions  sur  le 
même  sujet ,  et  j'ai  réduit  le  tout  en  une  espèce 
de  système  que  je  vous  communiquerai  quand 
je  laurai  mieux  digéré ,  afin  que  vous  lexami- 
nîez  à  votre  tour.  Ce  n  est  qu  après  notre  arri- 
vée à  Rome  que  j'espère  pouvoir  le  mettre  en 
état  de  vous  être  montré.  Ce  système  commence 
où  finit  celui  de  Julie ,  ou  plutôt  il  n  en  est  que 
la  suite  et  le  développement  ;  car  tout  consiste 
à  ne  pas  gâter  Thomme  de  la  nature  en  Tappro* 
priant  à  la  société. 

J  ai  recouvré  ma  raison  par  vos  soins  :  rede- 
venu libre  et  sain  de  cœur ,  je  me  sens,  aimé  de 
tout  ce  qui  m  est  cher,  lavenir  le  plus  charmant 
se  présente  à  moi  ;  ma  situation  devroit  être  dé- 
licieuse ;  mais  il  est  dit  que  je  n  aurai  jamais 
lame  en  paix.  En  approchant  du  terme  de  notre 
voyage ,  j'y  vois  l'époque  du  sort  de  mon  illus- 

4  23 


354  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

tre  ami  ;  c  est  moi  qui  dois  pour  ainâi  dire  en 
décider.  Saurai-je  faire  au  moins  une  fois  pour 
lui  ce  qu  il  a  fait  si  souvent  pour  moi  ?  Saurai-je 
remplir  dignement  le  plus  grand ,  le  plus  im- 
portant devoir  de  ma  vie  ?  Cher  Wolmar ,  j  em- 
porte au  fond  de  mon  cœur  toutes  vos  leçons  ; 
mais,  pour  savoir  les  rendre  utiles,  que  ne  puis-je 
de  même  emporter  votre  sagesse  !  Ah  !  si  je  puis 
voir  un  jour  Edouard  heureux  ;  si ,  selon  son 
projet  et  le  vôtre ,  nous  nous  rassemblons  tous 
pour  ne  nous  plus  séparer ,  quel  vœu  me  res- 
tera-t-il  à  faire  ?  Un  seul ,  dont  laccomplissement 
ne  dépend  ni  de  vous ,  ni  de  moi ,  ni  de  per- 
sonne au- monde,  mais  de  celui  qui  doit  un  prix 
aux  vertus  de  votre  épouse  et  compte  en  secret 
vos  bienfaits. 


LETTRE  IX. 

DE  SAINT-PREUX   A  MADAME  d'ORBE. 

Où  êtes-vous ,  charmante  cousine  «^  oii  êtes-vous, 
aimable  confidente  de  ce  foible  cœur  que  vous 
partagez  à  tant  de  titres  et  que  vous  avez  con- 
solé tant  de  fois?  Venez;  qu'il  verse  aujourd'hui 
dans  le  vôtre  l'aveu  de  sa  dernière  erreur.  N'est- 
ce  pas  à  vous  qu'il  appartient  toujours  de  le  pu- 
rifier?  et  sait-il  se  reprocher  encore  les  torts 
qu'il  vous  a  confessés  ?  Non  ,  je  ne  suis  plus  le 
même  y  et  ce  changement  vous  est  dû  :  c  est  un 


CINQUIÈME   PARTIE.  355 

nouveau  cœur  que  vous  m  avez  fait  et  qui  vous 
ofFre  ses  prémices  ;  mais  je  ne  me  croirai  déli- 
vré de  celui  que  je  quitte  qu'après  Favoir  dépo- 
sé dans  vos  mains.  O  vous  qui  l'avez  vu  naître , 
recevez  ses  derniers  soupirs  ! 

L'eussiez-vous  jamais  pensé  ?  le  moment  de 
ma  vie  où  je  fus  le  plus  content  de  moi-même 
fut  celui  où  je  me  séparai  de  vous.  Revenu*  de 
mes  longs  égarements  ,  je  fixois  à  cet  instant  la 
tardive  époque  de  mon  retour  à  mes  devoirs;  je 
commençois  à  payer  enfin  les  immenses  dettes 
de  l'amitié,  en  m'arrachant  d'un  séjour  si  chéri 
pour  suivre  un  bienfaiteur ,  un  sage ,  qui ,  fei- 
gnant d'avoir  besoin  de  mes  soins ,  mettoit  le 
succès  des  siens  à  l'épreuve.  Plus  ce  départ  m'é- 
toit  douloureux,  plus  je  m'honorois  d'un  pareil 
sacrifice.  Après  avoir  perdu  la  moitié  de  ma  vie 
à  nourrir  une  passion  malheureuse ,  je  consa- 
crois  l'autre  à  la  justifier,  à  rendre  par  mes  ver- 
tus un  plus  digne  hommage  à  celle  qui  recrut  si 
long-temps  tous  ceux  de  mon  cœur.  Je  marquois 
hautement  le  premier  de  mes  jours  où  je  ne 
faisois  rougir  de  moi  ni  vous ,  ni  elle ,  ni  rien  de 
tout  ce  qui  m'étoit  cher. 

Mylord  Edouard  avoit  craint  l'attendrissement 
des  adieux ,  et  nous  voulions  partir  sans  être  a- 
perçus  ;  mais ,  tandis  que  tout  dormoit  encore , 
nous  ne  pûmes  tromper  votre  vigilante  amitié. 
En  apercevant  votre  porte  entrouverte  et  votre 
femme-de-chambre  au  guet,  en  vous  voyant 
venir  au-devant  de  nous ,  en  entrant  et  trouvant 

a3. 


356  Là  nouvelle  héloïse. 

une  table  à  thé  préparée ,  le  rapport  des  circoa^ 
stances  me  fit  songer  à  d  autres  temps  ;  et ,  com- 
parant ce  départ  à  celui  dont  il  wie  rappeloit 
ridée ,  je  me  sentis  si  différent  de  ce  que  j'élois 
alors ,  que ,  me  félicitant  d  avoir  Edouard  pour 
témoin  de  ces  différences ,  j  espérai  bien  lui  faire 
oublier  à  Milan  Tiodigne  scène  de  Besançon.  Ja- 
mais je  ne  m'étois  senti  tant  de  courage  :  je  me 
faisois  une  gloire  de  vous  le  montrer;  je  me  pa- 
rois auprès  <îe  vous  de  cette  fermeté  que  vous 
ne  m  aviez  jamais  vue ,'  et  je  me  glorifiois  en 
vous  quittant  de  paroitre  un  moment  à  vos 
yeux  tel  que  j'allois  être.  Cette  idée  ajoutoit  à 
mon  courage  ;  je  me  fortifiois  de  votre  estkaae  ; 
et  peut-être  vous  eussé-je  dit  adieu  d  un  œil  sec , 
si  VQS  larmes  coulant  sur  ma  joue  n  eussent  for- 
cé les  miennes  de  sy  confondre. 

Je  partis  le  cœur  plein  de  tous  mes  devoirs , 
pénétré  sur-tout  de  ceux  que  votre  amitié  mlm- 
pose ,  et  bien  résolu  d  employer  le  reste  de  ma 
vie  à  la  mériter.  Edouard ,  passant  en  revue 
toutes  mes  fautes,  me  remit  devant  les  yeux  un 
tableau  qui  n  etoit  pas  flatté  ;  et  je  connus  par 
sa  juste  rigueur  à  blâmer  tant  de  foiblesses ,  qu'il 
craignoit  peu  de  les  imiter.  Cependant  il  feignoit 
d'avoir  cette  crainte  ;  il  me  parloit  avec  inquié- 
tude de  son  voyage  de  Rome  et  des  indignes  at- 
tachements qui  Fy  rappeloient  malgré  lui  :  mais 
je  jugeai  facilement  quil  augmentoit  ses  propres 
dangers  pour  .m'en  occuper  davantage  et  m'é* 


CINQUIÈME  parth:.  SSy 

loigfner  d  autant  plus  de  ceux  auxquels  fétois 
exposé. 

Comme  nous  approchions  de  VilleneuTe ,  un 
laquais  qui  montoit  un  mauvais  cheval  se  laissa 
tomber  et  se  fit  une  légère  contusion  à  la  tète; 
Son  maître  le  fit  saigner ,  et  voulut  coucher  là 
cette  nuit.  Ayant  diné  de  bonne  heure,  nous 
primes  des  chevaux  pour  aller  à  Bex  voir  la  sa* 
line  ;  et  mylord  ayant  des  raisons  particulières 
qui  lui  rendoient  cet  examen  intéressant ,  je  pris 
les  mesures  et  le  dessin  du  b&timent  de  gradua- 
tion :  nous  ne  rentrâmes  à  Villeneuve  qu  à  la 
nuit.  Après  le  souper ,  nous  causâmes  en  buvant 
du  punch  et  veillâmes  assez  tard.  Ce  fut  alors 
qu  il  m  apprit  quels  soins  n^'étoient  confiés ,  et 
ce  qui  a  voit  été  fait  pour  rendre  cet  arrrange-* 
ment  praticable.  Vous  pouvez  juger  de  leffet 
que  fit  sur  moi  cette  nouvelle  :  une  telle  con- 
versation namenoit  pas  le  sommeil.  Il  &llut 
pourtant  enfin  se  coucher. 

En  entrant  dans  la  chambre  qui  m'étoit  des-^ 
tinée ,  je  la  reconnus  pour  la  même  que  j  avois 
occupée  autrefois  en  allant  à  Sion.  A  cet  aspect 
je  sentis  une  impression  que  j  aurois  peine  à 
vous  rendre.  J  en  fus  si  vivement  frappé,  que 
je  crus  redevenir  à  Fins  tant  tout  ce  que  j'étois 
alors;  dix  années  s'efïacèrent  de  ma  vie,  et  tous 
mes  malheura  furent  oubliés.  Héla»!  cette  erreur 
fut  courte ,  et  le  second  instant  n^e  rendit  plus 
accablant  le  poids  de  toutes  mes  anciennes  pei- 


358  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

nés.  Quelles  tristes  réflexions  succédèrent  à  c6 
premier  enchantement!  Quelles  comparaisons 
douloureuses  s  offrirent  à  mon  esprit  !  Charmes 
de  la  première  jeunesse ,  délices  des  premières 
amours,  pourquoi  vous  retracer  encore  à  ce  cœur 
accahlé  d  ennuis  et  surchargé  de  lui-même  ?  O 
temps ,  temps  heureux ,  tu  n'es  plus  !  J  aimois  , 
j  etois  aimé.  Je  me  livrois  dans  la  paix  de  lin- 
nocence  aux  transports  d'un  amour  partagé  ;  je 
savourois  à  longs  traits  le  délicieux  sentiment 
qui  me  faisoit  vivre.  La  douce  vapeur  de  lespé- 
rance  enivroit  mon  cœur  ;  une  extase ,  un  ra- 
vissement, un  délire,  ahsorhoit  toutes  mes  fa- 
cultés. Ah  !  sur  les  rochers  de  Meillerie ,  au  mi- 
lieu de  rhiver  et  des  glaces,  d  affreux  abymes 
devant  les  yeux ,  quel  être  au  monde  jouissoit 
d  un  sort  comparable  au  mien?...  Et  je  pleurois  ! 
et  je  me  trouvois  à  plaindre  !  et  la  tristesse  osoit 
approcher  de  moi!...  Que  ferai-je  donc  aujour* 
d'hui  que  j  ai  tout  possédé  ,  tout  perdu?...  Jai 
bien  mérité  ma  misère  puisque  j  ai  si  peu  senti 
mon  bonheur...  Je  pleurois  alors...  Tu  pleurois... 
Infortuné,  tu  ne  pleures  plus...  Tu  nas  pas 
même  le  droit  de  pleurer...  Que  n  est-elle  morte  ! 
osai-je  m'écrier  dans  un  transport  de  rage  ;  oui , 
je  serois  moins  malheureux;  j  oserois  me  livrer 
à  mes  douleurs  ;  j  embrasserois  sans  remords  sa 
froide  tombe  ;  mes  regrets  seroient  dignes  d  elle  ; 
je  dirois  :  Elle  entend  mes  cris ,  elle  voit  mes 
»  pleurs ,  mes  gémissements  la  touchent ,  elle  ap- 
prouve et  reçoit  mon  pur  hommage...  Jaurois 


CINQUIÈME  PARTIE.  SSg 

au  moins  Fespoir  de  la  rejoindre...  Mais  elle  vit, 
elle  est  heureuse...  Elle  vit ,  et  sa  vie  est  ma  mort , 
et  son  bonheur  est  mon  supplice  ;  et  le  ciel  y 
après  me  lavoir  arrachée ,  mote  jusqu'à  la  dou- 
ceur de  la  regretter!..  Elle  vit,  mais  non  pas  pour 
moi  ;  elle  vit  pour  mon  désespoir.  Je  suis  cent 
fois  plus  loin  d  elle  que  si  elle  n  étoit  plus. 

Je  me  couchai  dans  ces  tristes  idées  ;  elles  me 
suivirent  durant  mon  sommeil,  et  le  remplirent 
d'images  funèbres.  Les  amères  douleurs ,  les  re- 
grets ,  la  mort ,  se  peignirent  dans  mes  songes , 
et  tous  les  maux  que  j  avois  soufferts  reprenoient 
à  mes  yeux  cent  formes  nouvelles  pour  me  tour*^ 
menter  une  seconde  fois.  Un  rêve  sur-tout,  le 
plus  cruel  de  tous,  sobstinoit  arme  poursuivre  ; 
et  de  fantôme  en  Êintôme  toutes  leurs  appari-> 
tions  confuses  fi nissoient  toujours  par  celui-là. 

Je  crus  voir  la  digne  mère  de  votre  amie  dans 
son  lit  expirante ,  et  sa  fille  à  genoux  devant  elle , 
fondant  en  larmes ,  baisant  ses  mains  et  recueil- 
lant ses  derniers  soupirs.  Je  revis  cette  scène  que 
vous  m  avez  autrefois  dépeinte  et  qui  ne  sortira 
jamais  de  mon  souvenir.  O  ma  mère,  disoit  Julie 
d  un  ton  à  me  navrer  lame ,  celle  qui  vous  doit 
le  jour  vous  Tète  !  Ah  !  reprenez  votre  bi^ifait  ! 
sans  vous  il  n  est  pour  moi  qu  un  don  funeste* 
Mon  enfant,  répondit  sa  tendre  mère...  il  faut 
remplir  son  sort...  Dieu  est  juste...  tu  seras  mère 
à  ton  tour...  Elle  ne  put  achever.  Je  voulus  lever 
les  yeux  sur  elle,  je  ne  la  vis  plus.  Je  vis  Julie 
à  sa  place  ;  je  la  vis ,  je  la  reconnus ,  quoique 


36o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSK. 

son  visage  fût  couvert  d  un  voile.  Je  fais  un  cri  ; 
je  m'élance  pour  écarter  le  voile  ,  je  ne  pus 
latteindre;  jetendois  les  bras ,  je  nie  tourmen- 
tois,  et  ne  touchois  rien.  Ami,  calme-toi,  me 
dit-elle  d'une  voix  foible  :  le  voile  redoutable 
me  couvre ,  nulle  main  ne  peut  Técarter.  A  ce 
mot  je  m'agite  et  fois  un  nouvel  effort  :  cet  ef- 
fort me  réveille;  je  me  trouve  dans  mon  lit^ 
accablé  de  fatigue ,  et  trempé  de  sueur  et  de 
larmes. 

.  Bientôt  ma  frayeur  se  dissipe ,  l'épuisement 
me  rendort  :  le  même  songe  me  rend  les  mêmes 
agitations;  je  m'éveille,  et  me  rendors  une  troi- 
sième fois.  Toujours  ce  spectacle  lugubre ,  tou- 
jours ce  même  appareil  de  mort,  toujours  ce 
voile  impénétrable  échappe  à  mes  mains ,  et  dé- 
robe à  mes  yeux  l'objet  expirant  qu'il  couvre. 

A  ce  dernier  réveil  ma  terreur  fiit  si  forte  que 
je  ne  la  pus  vaincre  étant  éveillé.  Je  me  jette  à 
bas  de  mon  lit  sans  savoir  ce  que  je  faisois.  Je 
.  me  mets  à  errer  par  la  chambre ,  ef&ayé  comme 
un  enfant  des  ombres  de  la  nuit ,  croyant  me 
voir  environné  de  fantômes ,  et  l'oreille  encore 
frappée  de  cette  voix  plaintive  dont  je  n'enten- 
dis jamais  le  son  sans  émotion.  Le  crépuscule , 
en  conunençant  d'éclairer  les  objets ,  ne  fit  que 
les  transformer  au  gré  de  mon  imagination  trou- 
blée. Mon  effroi  redouble  et  m'ôte  le  jugement: 
après  avoir  trouvé  ma  porte  avec  peine ,  je  m'en- 
fuis de  ma  chambre ,  j'entre  brusquement  dans 
celle  d'Edouard  :  j'ouvre  son  rideau  \  et  më  laisse 


CINQUIÈME  PARTIE.  36l 

tomber  sur  son  lit  en  m  écriant  hors  d*faaleine  : 
G  en  est  fait ,  je  ne  la  verrai  plus  !  Il  s  éveille  en 
sursaut ,  il  sauté  à  ses  armes ,  se  croyaut  surpris 
par  un  voleur.  A  Tinstant  il  me  reconnoît  ;  je  me 
reconnols  moi-même  ;  et  pour  la  seconde  fois  de 
ma  vie  je  jme  vois  devant  lui  dans  la  confusion 
que  vous  pouvez  concevoir. 

Il  me  fit  asseoir  y  me  remettre  9  et  parler.  Sitôt 
qu'il  sut  de  quoi  il  s'agissoit ,  il  voulut  tourner 
la  chose  en  plaisanterie  ;  mais  voyant  que  j'étois 
vivement  frappé  et  que  cette  impression,  ne  se- 
roit  pas  &cile  à  détruire,  il  changea  de  ton. 
Vous  ne  méritez  ni  mon  amhié  ni  mon. estime, 
me  dit-il  assez  durement  :  si  j  avois  pris  pour 
mon  laquais  le  quart  des  soins  que  j  ai  pri&pour 
vous ,  j  en  aurois  fait  un  homme  ;  mais  vous  n  é- 
tes  rien.  Ah  !  lui  dis-je ,  il  est  trop  vrai.  Tout  ce 
que  j  avois  de  bon  me  venoit  délie  :  je  ne  la 
reverrai  jamais;  je  ne  suis  plus-  rien.  Il  sourit , 
et  m  embrassa.  TranquiUisez^vous  aujourdliui , 
me  dit-il  ;  demain  vous  serez  raisonnable  :  je  me 
charge  de  1  événement.  Après  cela ,  changeant 
de  conversation,  il  me  proposa  de  partir.  Jy 
consentis.  On  fit  mettre  les  chevaux ,  nous  nous 
habillâmes.  En  entrant  dans  la  chaise ,  mylord 
dit  un  mot  à  Toreille  au  postillon ,  et  nous  par- 
tîmes. 

'  Nous  marchions  sans  rien  dire.  J'étois  si  oc* 
cupé  de  mon  funeste  rêve ,  que  je  n  entendois 
et  ne  voyois  rien  :  je  ne  fis  pas  même  attention 
que  le  lac,  qui  la  veille  étoit  à  ma  droite ,  étoit 


362  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

maintenant  à  ma  gauche.  Il  n  y  eut  qu  un  bruit 
de  pavé  qui  me  tira  de  ma  léthargie ,  et  me  fît 
apercevoir  avec  un  étonnement  facile  à  corn-» 
prendre  que  nous  rentrions  dans  Clarens.  A  trois 
cents  pas  de  la  grille  niylord  fit  arrêter;  et  me 
tirant  à  lecart  :  Vous  voyez ,  me  dit-il ,  mon 
projet;  il  na  pas  besoin  d explication.  Allez, 
visionnaire ,  ajonta-t-il  en  me  serrant  la  main , 
allez  la  revoir.  Heureux  de  ne  montrer  vos  fo-^ 
lies  qua  des  gens  qui  vous  aiment!  Hâtez-vous, 
je  vous  attends  ;  mais  sur-tout  ne  revenez  qu'a- 
près avoir  déchiré  ce  fatal  voile  tissu  dans  votre 
cerveau. 

Quaurois-je  dit?  Je  partis  sans  répondre.  Je 
marchois  d  un  pas  précipité  que  la  réflexion  ra- 
lentit en  approchant  de  la  maison.  Quel  person- 
nage allois-je  faire  ?  comment  oser  me  montrer? 
de  quel  prétexte  couvrir  ce  retour  imprévu  ? 
avec  quel  front  irois-je  alléguer  mes  ridicules 
terreurs  et  supporter  le  regard  méprisant  du  gé- 
néreux Wolmar  ?  Plus  j  approchois  ,  plus  ma 
frayeur  me  paroissoit  puérile,  et  mon  extrava- 
gance me  faisoit  pitié.  Cependant  un  noir  pres- 
sentiment m  agitoit  encore ,  et  je  ne  me  sentois 
point  rassuré.  J  avançois  toujours ,  quoique  len- 
tement, et  j'étois  déjà  près  de  la  cour  quand 
j  entendis  ouvrir  et  refermer  la  porte  de  l'Elysée. 
N'en  voyant  sortir  personne,  je  fis  le  tour  en  de- 
hors ,  et  j'allai  par  le  rivage  côtoyer  la  volière 
autant  qu'il  me  fut  possible.  Je  ne  tardai  pas  de 
juger  qu'on  en  approchoit.  Alors  prêtant  l'oreille 


CINQUIÈME  PARTIE.  363 

je  V0U8  entendis  parler  toutes  deux ,  et ,  sans 
qu  il  me  fût  possible  de  distinguer  un  seul  mot , 
je  trouvai  dans  le  son  de  votre  voix  je  ne  sais 
quoi  de  languissant  et  de  tendra  qui  me  donna 
de  1  émotion ,  et  dans  la  sienne  un  accent  a£Gsc* 
tueux  et  doux  à  son  ordinaire ,  mais  paisible  et 
serein ,  qui  me  remit  à  Tinstant,  et  qui  fit  le  vrai 
réveil  de  mon  rêve. 

Sur-le-champ  je  me  sentis  tellement  changé 
que  je  me  moquai  de  moi-même  et  de  mes  vaines 
alarmes.  En  songeant  que  je  n  avois  qu  une  haie 
et  quelques  buissons  à  franchir  pour  voir  pleine 
de  vie  et  de  santé  celle  que  j  avois  cru  ne  revoir 
jamais,  j  abjurai  pour  toujours  mes  craintes, 
mon  etfroi ,  mes  chimères ,  et  je  me  déterminai 
sans  peine  à  repartir,  même  sans  la  voir.  Claire, 
je  vous  le  jure ,  non  seulement  je  ne  la  vis  point , 
mais  je  men  retournai  fier  de  ne  lavoir  point 
vue ,  de  n'avoir  pas  été  foible  et  crédule  jusqu'au 
bout ,  et  d'avoir  au  moins  rendu  cet  honneur  à 
l'ami  d'Edouard  de  le  mettre  au-dessus  d'un  songe. 
•  Voilà,  chère  cousine,  ce  que  j'avois  à  vous 
dire  et  le  dernier  aveu  qui  me  restoit  à  vous 
faire.  Le  détail  du  reste  de  notre  voyage  n  a  plus 
rien  d'intéressant  :  il  me  suffit  de  vous  protester 
que  depuis  lors  non  seulement  mylord  est  con- 
tent de  moi,  mais  que  je  le  suis  encore  plus 
moi-même  qui  sens  mon  entière  guérison  bien 
mieux  qu'il  ne  la  peut  voir.  De  peur  de  lui 
laisser  une  défiance  inutile ,  je  lui  ai  caché  que 
je  ne  vous  avois  *point  vues.  Quand  il  me  de« 


364  LA   NOUVELLE   HÉ^LOlSE. 

manda  si  le  voile  étoit  levé ,  je  raffirmai  sans 
balancer ,  et  nous  n  en  avons  plus  parlé.  Oui , 
cousine,  il  est  levé  pour  jamais  ce  voile  dont 
ma  raison  fut  long-temps  ofiusquée.  Tous  mes 
transports  inquiets  sont  éteints  :  je  vois  tous 
mes  devoirs,  et  je  les  aime.  Vou»  m  êtes  toutes 
deux  plus  chères  que  jamais  ;  mais  mon  cœur  ne 
distingue  plus  lune  de  lautre  et  ne  sépare  point 
les  inséparables. 

Nous  arrivâmes  avant-hier  à  Milan  :  nous  en 
repartons  après-demain.  Dans  huit  jours  nous 
comptons  être  à  Rome,  et  j  espère  y  trouver  de 
vos  nouvelles  en  arrivant.  Qu  il  me  tarde  de 
voir  ces  deux  étonnantes  personnes  qui  trou- 
blent depuis  si  long -temps  le  repos  du  plus 
grand  des  hommes!  O  Julie!  ô  Glaire!  il  fau- 
droit  votre  égale  pour  mériter  de  le  rendre  heu- 
reux. 


LETTRE  X. 

DE  MADAME  D'oRBE   A  SAINT-FREUX. 

Pious  attendions  tous  de  vos  nouvelles  avec 
impatience,  et  je  nai  pas  besoin  de  vous  dire 
combien  vos  lettres  ont  fait  de  plaisir  à  la  petite 
communauté  :  mais  ce  que  vous  ne  devinerez  pas 
de  même,  cest  que  de  toute  la  maison  je  suis 
peut-être  celle  qu'elles  ont  le  moins  réjouie.  Ils 
ont  tous  appris  que  voua  aviez  heureusement 


CINQUIÈME  PARTIE.  365 

passé  les  Alpes;  moi  jai  songé  que  vous  étiez 
au-delà. 

A  regard  du  détail  que  vous  m  avez  fait ,  nous 
n  en  avons  rien  dit  au  baron ,  et  j  en  ai  passé  à 
tout  le  monde  quelques  soliloques  fort  inutiles. 
M.  dé  Wolmar  a  eu  Thonnêteté  de  ne  faire  que 
se  moquer  de  vous  ;  mais  Julie  n  a  pu  se  rappeler 
les  derniers  moments  de  sa  mère  sans  de  nou- 
veaux regrets  et  de  nouvelles  larmes.  Elle  na 
remarqué  de  votre  rêve  que  ce  qui  ranimoit  ses 
douleurs. 

Quant  à  moi ,  je  vous  dirai ,  mon  cher  maître , 
que  je  ne  suis  plus  surprise  de  vous  voir  en  con- 
tinuelle admiration  de  vous-même,  toujours 
achevant  quelque  folie,  et  toujours  commen- 
çant d'être  sage;  car  il  y  a  long -temps  que 
vous  passez  votre  vie  à  vous  reprocher  le  jour 
de  la  veille  et  à  vous  applaudir  pour  le  len- 
demain. 

Je  vous  avoue  aussi  que  ce  grand  effort  de 
courage,  qui,  si  près  de  nous,  vous  a  fait  re- 
tourner comme  vous  étiez  venu,  ne  me  paroit 
pas  aussi  merveilleux  qu  à  vous.  Je  le  trouve 
plus  vain  que  sensé,  et  je  crois  qu  a  tout  pren- 
dre j  aimerois  autant  moins  de  force  avec  un 
peu  plus  de  raison.  Sur  cette  ms^nière  de  vous 
en  aller  ,  pourroit-on  vous  demander  ce  que 
vous  êtes  venu  faire  ?  Vous  avez  eu  honte  de 
vous  montrer,  et  cetoit  de  noser  vous  mon- 
trer qu'il  falloit  avoir  honte;  comme  si  la  dou- 
ceur de  voir  ses  amis  n  effaçoit  pas  cent  fois  le 


366  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

petit  chagrin  de  leur  raillerie  !  N'étiez-vous  pas 
trop  heureux  de  venir  nous  offrir  votre  air  ef- 
htré  pour  nous  faire  rire  ?  Hé  hien  donc  !  je  ne 
me  suis  pas  moquée  de  vous  alors ,  mais  je  m  en 
moque  tant  plus  aujourd'hui ,  quoique,  n ayant 
pas  le  plaisir  de  vous  mettre  en  colère ,  j.e  ne 
puisse  pas  rire  de  si  bon  cœur. 

Malheureusement  il  y  a  pis  encore  ;  c  est  que 
j  ai  gagné  toutes  vos  terreurs  sans  me  rassurer 
comme  vous.  Ce  rêve  a  quelque  chose  d  effrayant 
qui  m'inquiète  et  m'attriste  malgré  que  j'en  aie. 
En  lisant  votre  lettre  je  hlàmois  vos  agitations  ; 
en  la  finissant  j'ai  blâmé  votre  sécurité.  L'on  ne 
sauroit  voir  à-la-fois  pourquoi  vous  étiez  ému  , 
et  pourquoi  vous  êtes  devenu  si  tranquille.  Par 
quelle  bizarrerie  avez-vous  gardé  les  plus  tristes 
pressentiments  jusqu'au  moment  où  vous  avez 
pu  les  détruire  et  ne  l'avez  pas  voulu?  Un  pas , 
un  geste,  un  mot,  tout  étoit  fini.  Vous  vous 
étiez  alarmé  sans  raison ,  vous  vous  êtes  rassuré 
de  même  :  mais  vous  m'avez  transmis  la  frayeur 
que  vous  n'avez  plus  ;  et  il  se  trouve  qu'ayant 
eu  de  la  force  une  seule  fois  en  votre  vie,  vous 
l'avez  eue  à  mes  dépens.  Depuis  votre  fatale  let- 
tre un  serrement  de  cœur  ne  m'a  pas  quittée  :  je 
n'approche  point  de  Julie  sans  trembler  de  la 
perdre  ;  à  chaque  instant  je  crois  voir  sur  son 
visage  la  pâleur  de  la  mort  ;  et  ce  matin  la  pres- 
sant dans  mes  bras,  je  me  suis  sentie  en  pleurs 
sans  savoir  pourquoi.  Ce  voile!  ce  voile!...  il  a 
je  ne  sais  quoi  de  sinistre  qui  me  trouble  chaque 


GI]NQUIÈME  PARTIE.  867 

fois  que  j  y  pense.  Non ,  je  ne  puis  vous  pardon- 
ner d avoir  pu  Técarter  sans  lavoir  fait,  et  jai 
bien  peur  de  n  avoir  plus  désormais  un  moment 
de  contentement  que  je  ne  vous  revoie  auprès 
délie.  Convenez  aussi  quaprès  avoir  si  long- 
temps parlé  de  philosophie ,  vous  vous  êtes 
montré  philosophe  à  la  fin  bien  mal-à-propos. 
Ah  !  rêvez ,  et  voyez  vos  amis  ;  cela  vaut  mieux 
que  de  les  fuir  et  d'être  un  sage. 

Il  parott,  par  la  lettre  de  mylord  à  M.  de  Wol- 
mar,  quil  songe  sérieusement  à  venir  s  établir 
avec  nous.  Sitôt  qu  il  aura  pris  son  parti  là-bas 
et  que  son  cœur  sera  décidé,  revenez  tous  deux 
heureux  et  fixés  ;  c  est  le  vœu  de  la  petite  com- 
munauté ,  et  sur-tout  celui  de  votre  amie 

Claire  d'Orbe. 

P.  S.  Au  reste,  s'il  est  vrai  que  vous  n'avez 
rien  entendu  de  notre  conversation  dans  l'Ely- 
sée ,  c'est  peut-être  tant  mieux  pour  vous  ;  car 
vous  me  savez  assez  alerte  pour  voir  les  gens 
sans  qu'ils  m'aperçoivent^  et  assez  maligne  pour 
persifler  les  écouteurs. 


LETTRE  XL 

DE  M.  DE  WOLMAR  A  SAINT-PREUX. 

J'jscRis  à  mylord  Edouard,  et  je  lui  parle  de 
vous  si  au  long  qu'il  ne  me  reste  en  vous  écri- 


368  LA.  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

vaut  à  vous-méir^e  qu  à  vous  renvoyer  à  sa  let- 
tre. La  vôtre  exigeroit  peut-être  de  ma  part  un 
retour  d  honoêtetés  :  jofiais  vous  appeler  dans  ma 
famille ,  vous  traiter  en  frère ,  en  ami,  faire  votre 
sœur  de  celle  qui  fut  votre  amante,  vous  remet- 
tre fautorité  paternelle  sur  mes  enfants ,  vous 
confier  mes  droits  après  avoir  usurpé  les  vôtres; 
voilà  les  compliments  dont  je  vops  ai  cru  dignje. 
De  votre  part,  si  vous  justifiez  ma  conduite  et 
mes  soins,  vous  m  aurez  assez  loué.  Jai  tâché 
de  vous  honorer  par  mon  estime  ;  honorez-moi 
par  vos  vertus.  Tout  autre  éloge  doit  être  banni 
d  entre  nous.     ■ 

Loin  d  être  surpris  de  vous  voir  frappé  d  un 
songe,  je  ne  vois  pas  trop  pourquoi  vous  vous 
reprochez  de  lavoir  été.  Il  me  semble  que  pour 
un  homme  à  -systèmes  ce  n  est  pas  une  si  grande 
affaire  qu'un  rêve  de  plus. 

Mais  ce  que  je  vous  reprocherois  volontiers  , 
cest  moins  leffet  de  votre  songe  que  son  es^ 
péce ,  et  cela  par  une  raison  fort  différente  de 
celle  que  vous  pourriez  penser.  Un  tyran  fit  au- 
trefois mourir  un  homme  qui ,  dans  un  songe , 
avoit  cru  le  poignarder.  Rappelez- vous  la  raison 
qu'il  donna  de  ce  meurtre ,  et  faites -vous -en 
lapplication.  Quoi  !  vous  allez  décider  du  sort 
de  votre  ami ,  et  vous  songez  à  vos  anciennes 
amours  !  Sans  les  conversations  du  soir  précé- 
dent ,  je  ne  vous  pardonnerois  jamais  ce  rêve- 
là.  Pensez  le  jour  à  ce  que.  vous  allez  faire  à 


CINQUIÈME  PARTIE.  SÔQ 

Borne,  vous  songerez  moins  la  nuit  à  ce  qui  s  est 
fait  à  Vevai. 

La  Fanchon  est  malade;  cela  tient  ma  femme 
occupée  et  lui  ôtc  le  temps  de  vous  écrire.  Il  y  a 
ici  quelqu'un  qui  supplée  volontiers  à  ce  soin. 
Heureux  jeune  homme  !  tout  conspire  à  votre 
bonheur;  tous  les  prix  de  la  vertu  vous  recher- 
chent pour  vous  forcer  à  les  mériter.  Quant  à 
celui  de  mes  bienfaits ,  n  eh  chargez  personne 
que  vous-même  ;  cest  dé  vous  seul  que  je  lat- 
tends. 


LETTRE  XIL 

DE  SAINT-PREUX  A  M.   DE  WOLMAR. 

Que  cette  lettre  demeure  entré  vous  et  moi  ; 
qu  un  profond  secret  cache  à  jamais  les  erreurs 
du  plus  vertueux  des  hommes.  Dans  quel  pas 
dangereux  je  me  trouve  engagé  !  O  mon  sage  et 
bienfaisant  ami ,  que  n  ai-je  tous  vos  conseils 
dans  la  mémoire  comme  j  ai  vos  bontés  dans  le 
cœur  !  Jamais  je  n  eus  si  grand  besoin  de  pru- 
dence, et  jamais  la  peur  den  manquer  ne  nuisit 
tant  au  peu  que  j'en  ai.  Ah  !  où  sont  vos  soins 
paternels  ?  où  sont  vos  leçons ,  vos  lumières  ?  que 
deviendrai-je  sans  vousi'  Dans  ce  moment  de 
crise  )é  donnerois  tout  lespoir  de  ma  vie  pour 
vous  avoir  ici  durant  huit  jours. 

4.  24 


370  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Je  me  suis  trompé  dans  toutes  mes  conjectu- 
res ;  je  n'ai  feiit  que  des  fautes  jusqu  a  ce  moment. 
Je  ne  redoutois  que  la  marquise  :  après  laroir 
vue ,  efïrayé  de  sa  beauté ,  de  son  adresse ,  je 
m  effonçois  d en  détacher  tout-a*fait  lame  noble 
de  son  ancien  amant.  Charmé  de  le  ramener  du 
côté  d'où  je  ne  voyois  rien  à  craindre ,  je  lui  par- 
lois  de Laure  avec  lestime et  l'admiration  qu elle 
m'avoit  inspirée  ;  en  relâchant  son  plus  fort  at- 
tachement par  l'autre ,  j  espérois  les  rompre  enfin 
tous  les  deux. 

n  se  prêta  d'abord  à  mon  projet ,  il  outra  même 
la  complaisance  ;  et  voulant  peut-être  punir  mes 
importimités  par  un  peu  d'alarmes ,  il  affecta 
pour  Laure  encore  plus  d'empressement  qu'il  ne 
croyoit  en  avoir.  Que  vous  dirai-je  aujourd'hui  ? 
Son  empressement  est  toujours  le  même,  mais 
il  n'afifecte  plus  rien.  Son  cœur ,  épuisé  par  tant 
de  combats ,  s'est  trouvé  dans  un  état  de  foi- 
blesse  dont  elle  a  profité.  Il  seroit  difficile  à  tout 
autre  de  feindre  long-temps  de  l'amour  auprès 
d'elle  ;  jugeas-en  par  l'objet  même  de  la  passion  qui 
le  consume.  En  vérité  l'on  ne  peut  voir  cette  in- 
fortunée sans  être  touché  de  son  air  et  de  sa 
figure  ;  une  impression  de  langueur  et  d'abatte- 
ment qui  ne  quitte  point  son  charmant  visage , 
en  éteignant  la  vivacité  de  sa  physionomie ,  la 
rend  plus  intéressante  ;  et ,  comme  les  rayons  du 
soleil  échappés  à  travers  les  nuages ,  ses  yeujc 
ternis  par  la  douleur  lancent  des  feux  phis  pi- 
quants. Son  humiliation  même  a  toutes  les  |[ra- 


CINQUIÈME   PARTIE.  Syi 

ees  de  la  modestie  :  en  la  voyant  on  la  plaint ,  en 
récoutant  on  Thonore  :  enfin  je  doia  dire,  à  la 
justification  de  mon  ami ,  que  je  ne  connois  que 
deux  hommes  au  monde  qui  puissent  rester  sans 
risque  auprès  d  elle. 

U  s'être ,  6  Wolmar  !  je  le  vois ,  je  le  sens  ; 
je  vous  lavoue  dans  lamertume  de  mon  cœur. 
Je  frémis  en  songeant  jusqu  où  son  égarement 
peut  lui  faire  oublier  ge  qu  il  est  et  ce  qu  il  se 
doit.  Je  tremble  que  x:et  intrépide  amour  de  la 
vertu  y  qui  lui  fait  mépriser  l'opinion  publique , 
ne  le  porte  à  lautre  extrémité ,  et  ne  lui  fesse 
braver  encore  les  lois  sacrées  de  la  décence  et  de 
Thonnêteté.  Edouard  Bomston  faire  un  tel  ma«» 
riage  !...  vous  concevez  l...  sous  les  yeux  de  son 
ami  !..«  qui  le  permet!...  qui  le  soufire!...  et  qui 
lui  doit  tout  !...  Il  faudra  quil  m  arrache  le  cœur 
*  de  sa  main  avant  de  la  profaner  ainsi. 

Cependant  que  faiire  ^  comment  me  compor- 
ter ?  Vous  connoissez  sa  violence  ;  on  ne  gagne 
rien  avec  lui  par  les  discours ,  et  les  siens  depuis 
quelque  temps  ne  sont  pas  propres  à  calmer  mes 
craintes.  J  ai  feint  d'abord  de  ne  pas  lentendre ; 
j  ai  feît  indirectement  parler  la  raison  en  maxi- 
xojes  générales  :  à  son  tour  il  ne  m  entend  point. 
Si  j  essaie  de  le  toucher  un  peu  plus  au  vif,  il  ré- 
pond des  sentences ,  et  croit  m  avoir  réfuté  ;  si 
j'insiste ,  il  s'emporte ,  il  prend  un  ton  qu'un  ami 
flevroit  ignorer  et  auquel  l'amitié  ne  sait  point 
répondre.  Croyez  que  je  ne  suis  en  cette  occasion 
ni  cratotjkf  ni  tioùde  ;  quand  on  est  dans  son  de^ 

»4. 


372  LA  NOUVELLE   HÉL0Ï9E. 

\oir  on  nest  que  trop  tenté  d  être  fier  :  mais  il  ne, 
s  agit  pas  ici  de  fierté ,  il  s  agit  de  réussir,  et  de 
fausses  tentatives  peuvent  nuire  aux  meilleurs 
moyens.  Je  n  ose  presque  entrer  avec  lui  dans 
aucune  discussion  ;  car  je  sens  tous  les  jours  la 
vérité  de  lavertissement  que  vous  m  avez  donné , 
qu'il  est  plus  fort  que  moi  de  raisonnement ,  et 
qu il  ne  faut  point  lenflammer  par  la  dispute. 

Il  paroit  d  ailleurs  un  j^eu  refroidi  pour  moi  -, 
on  diroit  que  je  Tinquiétet  Combien  avec  tant 
de  supériorité  à  tous  égards  un  homme  est  ra- 
baissé par  un  moment  de  foiblesse  !  Le  grand  , 
le  sublime  Edouard  a  peur  de  son  ami,  de  sa 
créature ,  de  son  élève  !  il  semble  même ,  par 
quelques  mots  jetés  sur  le  choix  de  son  séjour 
s'il  ne  se  marie  pas ,  vouloir  tenter  ma  fidélité 
par  mon  intérêt.  Il  sait  bien  que  je  ne  dois  ni  ne 
veux  le  quitter.  O  Wolmar,  je  ferai  mon  devoir 
et  suivrai  par-tout  mon  bienfaiteur.  Si  j  etois 
lâche  et  vil ,  que  gagnerois-je  à  ma  perfidie  ?  Ju- 
lie et  son  digne  époux  confîeroient-ils  leurs  en- 
fants à  un  traître  ? 

Vous  m  avez  dit  souvent  que  les  petites  pas- 
sions ne  prennent  jamais  le  change  et  vont  tou- 
jours à  leur  fin ,  mais  quon  peut  armer  les  gran- 
des contre  elles-mêmes.  J  ai  cru  pouvoir  ici  faire 
usage  de  cette  maxime.  En  effet ,  la  compassion , 
le  mépris  des  préjugés ,  Thabitude,  tout  ce  qui 
détermine  Edouard  en  cette  occasion  échappe  à 
force  de  petitesse  et  devient  presque  inattaqua- 
ble ;  au  lieu  que  le  véritable  amour  est  insépa^ 


CINQUIÈME  PARTIE.  3'Jù 

arable  de  la  générosité,  et  que  par  elle  on  a 
toujours  sur  lui  quelque  prise.  J'ai  tenté  cette 
Yoie  indirecte ,  et  je  ne  désespère  pas  du  succès. 
Ce  moyen  paroît  cruel  ;  je  ne  lai  pris  qu avec 
répugnance.  Cependant,  tout  bien  pesé,  je  crois 
rendre  service  à  Laure  elle-même.  Que  feroit- 
elle  dans  Tétat  auquel  elle  peut  monter  quy 
montrer  son  ancienne  ignominie?  mais  quelle 
peut  être  grande  en  demeurant  ce  qu  elle  est  !  Si  je 
connois  bien  cette  étrange  fille ,  elle  est  £siite  pour 
jouir  de  son  sacrifice  plus  que  du  rang  qu  elle 
«loit  refuser. 

Si  cette  ressource  me  manque,  il  m  en  reste 
une  de  la  part  du  gouvernement  à  cause  de  la 
religion  ;  mais  ce  moyen  iie  doit  être  employé 
qu  a  la  dernière  extrémité  et  au  défaut  de  tout 
autre  :  quoi  qu'il  en  soit ,  je  n  en  veux  épargner 
aucun  pour  prévenir  une  alliance  indigne  et  dés- 
honnête.  O  respectable  Wolmar  !  je  suis  jaloux 
de  votre  estime  durant  tous  les  moments  de  ma 
vie.  Quoi  que  puisse  vous  écrire  Edouard ,  quoi 
que  vous  puissiez  entendre  dire ,  souvenez-vous 
qu  à  quelque  prix  que  ce  puisse  être ,  tant  que 
mon  cœur  battra  dans  ma  poitrine ,  jamais  £att- 
retta  Pisana  ne  sera  lady  Bomston. 

Si  vous  approuvez  mes  mesures,  cette  lettre 
n  a  pas  besoin  de  réponse.  Si  je  me  trompe ,  in- 
struisez-moi ;  mais  hàtez-vous  ,  car  il  n  y  a  pas 
un  moment  à  perdre.  Je  ferai  mettre  Tadresse 
par  une  main  étrangère.  Faites  de  même  en  me 
répondant.  Après  avoir  examiné  ce  quil  faut 


374  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

faire,  brûlez  ma  lettre  et  oubliez  ce  quelle  con-*- 
tient.  Voici  le  premier  et  le  seul  secret  que  j'aurai 
eu  de  ma  vie  à  cacher  aux  deux  cousines  :  si 
josois  ine  fier  davantage  à  mes  lumières ,  vous- 
même  n  en  sauriez  jamais  rien  (i). 


LETTRE  XIII. 

DE  madame;  de  WOLMAR  a  MADAME  b'ORBE. 

Le  courrier  dltalie  sembloit  n  attendre  pour  ar- 
river que  le  moment  de  ton  départ ,  comiûQe  pour 
te  punir  de  ne  la  voir  difSéré  qu'à  cause  de  lui. 
Ce  n  est  pas  moi  qui  ai  fait  cette  jolie  décou- 
verte ,  c'est  mon  mari  qui  a  remarqué  qu'ayant 
fait  mettre  les  chevaux  à  huit  heures ,  tu  tardas 
de  partir  jusqu'à  onze ,  non  pour  l'amour  de 
nous ,  mais  après  avoir  demandé  vingt  fois  s'il 
en  étoit  dix ,  parceque  c'est  ordinairement  l'heure 
où  la  poste  passe. 
Tu  es  prise ,  pauvre  cousine  ;  tu  ne  peux  plut 

(i)  Pour  bien  entendre  cette  lettre  et  la  troisième  de  la 
dixième  partie ,  il  iaudroit  savoir  les  aventures  de  my- 
lord  Edouard ,  et  j^avois  d'abord  résolu  de  les  ajouter  à 
ce  recueil.  En  y  repensant,  je  n'ai  pu  me  résoudre  à  gâ- 
ter la  simplicité  de  Thistoire  des  deux  amants  par  le  ro- 
manesque de  la  sienne.  Il  vaut  mieux  laisser  quelque 
chose  à  deviner  au  lecteur  {*). 

(*)  Les  aventnres  de  mylord  Edouard  ont  été  ajoutées  à  cette 
<^dition. 


CINQUIÈME  PARTIE.  3']5 

t  en  dédire.  Malgré  laugure  de  la  Ch^Uot ,  cette 
Glaire  si  folle ,  ou  plut6l  si  sage ,  n  a  pu  Tètre 
jusqu'au  bout:  te  voilà  dans  les  mêmes  las  (i) 
dont  tu  pris  tant  de  peine  à  me  dégager,  et  tu 
n  as  pu  conserver  pour  toi  la  liberté  quus  tu  m  m 
rendue.  Mon  tour  de  rire  est-nl  donc  venu  ? 
Chère  amie ,  il  fàudroit  avoir  ton  charme  et  tas 
grâces  pour  savoir  plaisanter  comme  toi,  et 
donner  à  la  raillerie  elle-même  Taccent  tendre 
et  touchant  des  caresses.  Et  puis  q«j|/eUe  di£Cé-r 
rence  entre  nous  !  De  quel  front  pounxHS-je  atie 
jouer  d'ufoi  mal  dont  je  suis  la  cause  et  que  tu 
t  es  fait  pour  me  Fdter  ?  Il  n  y  a  pas  i^n  senti-* 
ment  dans  ton  cœur  qui  n  offire  au  mien  quelque 
sujet  de  reconnoissance ;  et  tout,  jusqu'à  ta  foi** 
blesse,  est  en  toi  louvrage  de  ta  vertu.  CTest  cela 
même  qui  me  console  et  m'égaie.  Il  fitlloit  me 
plaindre  et  pleurer  de  mes  fautes  ;  mais  on  peut 
se  moquar  de  la  mauvaise  honte  qui  te  fait  rou^ 
gir  d'un  attachement  aussi  pur  que  toi. 

Revenons  au  courrier  dltalie  et  laissons  un 
moment  les  moralités.  Ce  seroit  ti^p  abuser  de 
mes  anciens  titres;  car  il  est  permis  d'endormir 
son  auditoire,  mais  non  pas  de  l'impatienter. 
Hé  bien  donc  !  ce  courrier  que  je  fais  si  lente-^ 
ment  arriver ,  qu  a*t-il  apporté  ?  Rien  que  de 
bien  sur  la  santé  de  nos  amis ,  et  de  plus  une 
grande  lettre  pour  toi.  Ah  !  boja  !  je  te  vois  déjà 

(i)  Je  n'ai  pas  voulu  laisser  lacs^  à  cause  de  la  pronon- 
ciation genevoise  reniarquéç  par  madame  d'Orbe  dans  la 
lettre  cinquiè«»e  4e  b  sixièaie  partie. 


376  LA  NOUVELLE  HIÊLOÏSE. 

sourire  et  reprendre  haleine  ;  la  lettre  venne  te 
fait  attendre  plus  patiemment  ce  qu  elle  con- 
tient. 

Elle  a  pourtant  bien  son  prix  encore ,  même 
après  s  être  fait  désirer;  car  elle  respire  une  si... 
Mais  je  ne  veux  te  parler  que  de  nouvelles,  et 
sûrement  ce  que  j  allois  dire  n  en  est  pas  une. 

Avec  cette  lettre  il  en  est  venu  une  autre  de 
mylord  Edouard  pour  mon  mari,  et  beaucoup 
d  amitiés  pour  nous.  Celle-ci  contient  véritable- 
ment des  nouvelles,  et  d'autant  moins  attendues 
que  la  première  n  en  dit  rien.  Ils  dévoient  le  len- 
demain partir  pour  Naples,  où  mylord  a  quel- 
ques affaires ,  et  doù  ils  iront  voir  le  Vésuve... 
Gonçois-tu ,  ma  chère ,  ce  que  cette  vue  a  de  si 
attrayant?  Revenus  à  Borne,  Claire,  pense,  ima- 
gine... Edouard  est  sur  le  point  d'épouser...  non, 
grâce  au  ciel ,  cette  indigne  marquise  ;  il  marque 
au  contraire  quelle  est  fort  mal.  Qui  donc?... 
Laure ,  Faimable  Laure ,  qui...  Mais  pourtant... 
quel  mariage!...  Notre  ami  nen  dit  pas  un  mot. 
Aussitôt  après  ils  partiront  tous  trois  et  vien- 
dront ici  prendre  leurs  derniers  arrangements. 
Mon  mari  ne  ma  pas  dit  quels  ;  mais  il  compte 
toujours  que  Saint-Preux  nous  restera. 

Je  t  avoue  que  son  silence  m'inquiète  un  peu . 
J  ai  peine  à  voir  clair  dans  tout  cela  ;  j'y  trouve 
des  situations  bizarres,  et  des  jeux  du  cœur  hu- 
main qu  on  n  entend  guère.  Comment  un  hom- 
me aussi  vertueux  a-t-il  pu  se  prendre  d'une  pas- 
sion si  durable  pour  une  aussi  méchante  femme 


CINQUIÈME  PARTIE.  877 

que  cette  marquise  ?  comment  elle-même,  avec 
un  caractère  violent  et  cruel ,  a-t-elle  pu  con- 
cevoir et  nourrir  un  amour  aussi  vif  pour  un 
homme  qui  lui  ressembloit  si  peu ,  si  tant  est 
cependant  qu'on  puisse  honorer  du  nom  da- 
mour  une  fureur  capable  d'inspirer  des  crimes? 
Comment  un  jeune  cœur  aussi  généreux ,  aussi 
tepdre ,  aussi  désintéressé  que  celui  de  Laure , 
a-t-il  pu  supporter  ses  premiers  désordres?  com- 
ment s  en  est-il  retiré  par  ce  penchant  trompeur 
fait  pour  égarer  son  sexe?  et  comment  lamour, 
qui  perd  tant  d'honnêtes  femmes ,  a-t-il  pu  ve- 
nir à  bout  d  en  faire  une  ?  Dis-moi ,  ma  Claire , 
désunir  deux  cœurs  qui  s'aimoient  sans  se  conve- 
nir; joindre  ceux  qui  se  convenoient  sans  s  en- 
tendre ;  faire  triompher  Famour  de  l'amour  mê- 
me ;  du  sein  du  vice  et  de  l'opprobre  tirer  le  bon- 
heur et  la  vertu ,  délivrer  son  ami  d'un  monstre 
en  lui  créant  pour  ainsi  dire  une  compagne... 
infortunée ,  il  est  vrai ,  mais  aimable ,  honnête 
même ,  au  moins  si ,  comme  je  l'ose  croire ,  on 
peut  le  redevenir  :  dis  ;  celui  qui  auroit  fait  tout 
cela  seroit-il  coupable?  celui  qui  Tauroit  souffert 
seroit-il  à  blâmer? 

Lady  Bomston  viendra  donc  ici  !  ici ,  mon 
ange  !  Qu'en  penses-tu?  Après  tout ,  quel  pro- 
dige ne  doit  pas  être  cette  étonnante  fille  que 
sonu  éducation  perdit ,  que  son  cœur  a  sauvée  , 
et  pour  qui  l'amour  fut  la  route  de  la  vertu  ! 
Qui  doit  plus  l'admirer  que.  moi  qui  fis  tout  le 
contraire  et  que  mon  penchant  seul  égara  quand 


378  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

tout  concouroit  à  in€  bien  conduire?  Je  m  avilis 
moins ,  il  est  vrai  ;  mais  me  suis-je  élevée  comme 
elle?  ai-je  évité  tant  de  pièges  et  fait  tant  de  sa* 
crifices  ?  Du  dernier  degré  de  la  h^nte  elle  a  sa 
remonter  au  premier  degré  de  Thonneur  :  elle 
est  plus  respectable  cent  fois  que  si  jamais  elle 
n  eut  été  coupable.  Elle  est  sensible  et  vertueuse; 
que  lui  feut-il  de  plus  pour  nous  ressembler  ? 
S'il  n  y  a  point  de  retour  aux  fautes  de  la  jeu- 
nesse ,  quel  droit  ai*je  à  plus  d'indulgence  ?  de- 
vant qui  dois-je  espérer  de  trouver  grâce  ?  et  ^ 
quel  honneur  pourrois-je  prétendre  en  refusant 
de  rhonorer  ? 

Hé  bien  !  cousine ,  quand  ma  raison  me  dit 
cela ,  mon  cœur  en  murmure  ;  et,  sans  que  je 
puisse  expliquer  pourquoi ,  j  ai  peine  à  trouver 
bon  qu'Edouard  ait  fait  ce  mariage  et  que  son 
ami  s  en  soit  mêlé.  O  lopinion  !  lopinion  !  qu'on 
a  de  peine  à  secouer  son  joug  !  toujours  elle 
nous  porte  à  l'injustice  :  le  bien  passé  s'efface  par 
le  jnal  présent  ;  le  mal  passé  ne  s'effaeera-t-il  ja^ 
mais  par  aucun  bien  ? 

J'ai  laissé  voir  à  mon  mari  mon  inquiétude 
sur  la  conduite  de  Saint-Preux  dans  cette  af*' 
faire.  Il  semble ,  ai-je  dit ,  avoir  honte  d'en  par- 
ler ^  ma  cousine.  Il  est  incapable  de  lâcheté , 
mais  il  est  foible...  trop  d'indulgence  pour  les 
fautes  d'un  ami...  Non ,  m'a-t-il  dit ,  il  a  feit  son 
devoir  ;  il  le  fera ,  je  le  sais  ;  je  ne  puis  rien  vous 
dire  de  plus  :  mais  SaintPreux  est  un  honnête 
garçon  ;  je  réponds  4e  lui ,  yous  en  serez  con* 


CINQUIÈME  PARTIE.  879 

tente...  Glaire ,  il  est  impossible  que  Wolmar  me 
trompe  et  qu  il  se  trompe.  Un  discours  si  posi- 
tif ma  feit  rentrer  en  moi-même;  j ai  compris 
que  tous  mes  scrupules  ne  venoient  que  de 
fiiusse  délicatesse ,  et  que ,  si  j'étois  moins  vaine 
et  plus  équitable  y  je  trouverois  lady  Bomston 
plus  diçne  de  son  ranj^. 

Mais  laissons  un  peu  lady  Bomston ,  et  reve« 
nons  à  nous.  Ne  sens  -  tu  point  trop  en  lisant 
cette  lettre  que  nos  amis  reviendront  plus  tôt 
quîls  nétoient  attendus?  et  le  cœur  ne  te  dit-il 
rien?  ne  bat-il  point  à  présent  plus  fort  quà 
1  ordinaire ,  ce  cœur  trop  tendre  et  trop  sem- 
blable au  mien  ?  ne  son^^t-il  jpoint  au  danger 
de  vivre  familièrement  avec  un  objet  chéri ,  de 
le  voir  tous  les  jours ,  de  loger  sous  le  même 
toit  ?  Et  si  mes  erreurs  ne  m'ôtèrent  point  ton 
estime ,  mon  exemple  ne  te  iait-il  rien  craiiidre 
pour  toi?  Combien  dans  nos  jeunes  ans  la  rai- 
son ,  lamitié ,  rbonneur ,  t'inspirèrent  pour  moi 
de  craintes  que  laveugle  amour  n>e  fit  mépri- 
ser !  C  est  mon  tour  maintenant,  ma  douce  amie; 
et  j  ai  de  plus  pour  me  faire  écouter  la  trisie  au- 
torité de  lexpérience.  Ecoute  -  moi  donc  tandis 
qu'il  est  temps ,  de  peur  qu  après  avoir  passé  la 
mroitié  de  ta  vie  à  déplorer  mes  fimtes ,  tu  ne 
passes  l'autre  à  déplorer  les  tiennes.  Sur-tout  ne 
te  fie  plus  à  cette  gaieté  folAtre  qui  garde  celles 
<{ui  n'ont  rien  à  craindre  et  perd  celles  qui  sont 
en  danger.  Claire  !  Claire  !  tu  te  moquois  de  Ta- 
mour  une  fois ,  mais  cest  parceque  «u  ne  le  con* 


38o  lâ  nouvelle  héloïse. 

noissois  pas;  et  pour  n en. avoir  pas  senti  les 
traits  tu  te  croyois  au-dessus  de  ses  atteintes.  Il 
se  venge  et  rit  à  son  tour.  Apprends  à  te  défier 
de  sa  traîtresse  joie ,  ou  crains  qu  elle  ne  te  coûte 
un  jour  bien  des  pleurs.  Chère  amie ,  il  est 
temps  de  te  montrer  à  toi-même;  car  jusquici 
tu  ne  t  es  pas  bien  vue  ;  tu  t  es  trompée  sur  ton 
caractère  ,  et  nas  pas  su  testimer  ce  que  tu 
valois.  Tu  t  es  fiée  aux  discours  de  la  Chaillot  : 
sur  ta  vivacité  badine  elle  te  jugea  peu  sensible; 
mais  un  cœur  comme  le  tien  étoit  au-dessus  de 
sa  portée.  La  Chaillot  n  etoit  pas  faite  pour  te 
■connoitre  ;  personne  au  monde  ne  ta  bien  con- 
nue, excepté  moi  seule.  Notre  ami  même  a  plu- 
tôt senti  que  vu  ton  prix.  Je  t'ai  laissé  ton  er- 
reur tant  qu  elle  a  pu  t  être  utile  ;  à  présent 
qu'elle  te  perdroit  il  faut  te  Tôter. 

Tu  es  vive,  et  te  crois  peu  sensible.  Pauvre 
jenfant,  que  tu  t  abuses  !  ta  vivacité  même  prouve 
le  contraire  :  n'est-ce  pas  toujours  sur  des  choses 
de  sentiment  quelle  s'exerce?  n'est-ce  pas  de  ton 
cœur  que  viennent  les  grâces  de  ton  enjouement? 
Tes  railleries  sont  des  signes  d'intérêt  plus  tou- 
chants que  les  compliments  d'une  autre  :  tu  ca- 
resses quand  tu  folâtres  ;  tu  ris ,  mais  ton  rire 
pénétre  l'ame  ;  tu  ris ,  mais  tu  fais  pleurer  dé  ten- 
dresse, et  je  te  vois  presque  toujours  sérieuse 
avec  les  indifférents. 

Si  tu  n'étois  que  ce  que  tu  prétends  être ,  dis- 
moi  ce  qui  nous  uniroit  si  fort  l'une  à  l'autre  ; 
oii  seroit  entre  nous  le  lien  d'une  amitié  sans 


CINQUIÈME  PARTIE.  38l 

exemple  ?  par  quel  prodige  un  tel  attachement 
seroît-il  venu  chercher  par  préférence  un  cœur 
si  peu  capable  d  attachement  ?  Quoi!  celle  qui 
n  a  vécu  que  pour  son  amie  ne  sait  pas  aimer  ! 
celle  qui  voulut  quitter  père ,  époux ,  parents,  et 
son  pays ,  pour  la  suivre ,  ne  sait  préférer  lami- 
tié  à  rien  !  Et  qu  ai- je  donc  fait ,  moi  qui  porte 
un  cœur  sensible  ?  Cousine ,  je  me  suis  laissé 
aimer;  et  j'ai  beaucoup  fait ,  avec  toute  ma  sen- 
sibilité ^  de  te  rendre  une  amitié  qui  valût  la 
tienne. 

Ces  contradictions  t  ont  donné  de  ton  carac- 
tère Vidée  la  plus  bizarre  qu  une  folle  comme  toi 
pût  jamais  concevoir,  c'est  de  te  croire  à-la-fois 
ardente  amie  et  froide  amante.  Ne  pouvant  dis- 
convenir du  tendre  attachement  dont  tu  te  sen- 
tois  pénétrée,  tu  crus  netre  capable  que  de 
celui-là.  Hors  ta  Julie,  tu  né  pensois  pas  que  rien 
pût  t  émouvoir  au  monde  :  comme  si  les  cœurs 
naturellement  sensibles  pouvoient  ne  Fétre  que 
pour  un  objet,  et  que,  ne  sachant  aimer  que 
moi ,  tu  m  eusses  pu  bien  aimer  moi-même  1  Tu 
demandois  plaisamment  si  lame  avoit  un  sexe. 
Non,  mon  enfant,  lame  n  a  point  &e  sexe;  mais 
ses  affections  les  distinguent ,  et  tu  commences 
trop  à  le  sentir.  Parceque  le  premier  amant  qui 
sofÎPrit  ne  t  avoit  pas  émue,  tu  crus  aussitôt  ne 
pouvoir  Tètre  ;  parceque.  tu  manquois  d  amour 
pour  ton  soupirant ,  tu  crus  aen  pouvoir  sentir 
pour  personne.  Quand  il  fut  ton  mari,  tu  l'aimas 
pourtant,  et  si  fort  que  notre  intiinité  même  en 


r 

382  LA  NOUVELLE  HÉL0I3E. 

souffrit  :  cette  atue  si  peu  sensible  sut  trouver  à 
Tamour  ua  supplément  encore  assez  tendre  pour 
satisfaire  un  honnête  homme. 

Pauvre  cousine,  cest  à  toi  désormais  de  vé- 
soudre  tes  propres  doutes;  et  s'il  est  vrai, 

(i)  Ch'un  freddo  amante  è  mal  sîcuro  amico  (a) , 

j'ai  grand  peur  d'avoir  maintenant  une  raison 
de  trop  pour  compter  sur  toi.  Mais  il  &ut  que 
j  achève  de  te  dire  là-dessus  tout  ce  que  je  pense. 
Je  soupçonne  que  tu  as  aimé  sans  le  savoir 
hien  plus  tôt  que  tu  ne  crois,  ou  du  moins  que  le 
même  penchant  qui  me  perdit  t  eut  séduite  si  je 
ne  t avois  prévenue.  Conçois-tu  qu  un  sentiment 
si  naturel  et  si  doux  puisse  tarder  si  long-temps 
à  naître  ?  conçois^tu  qu  à  ïkge  où  nous  étions  on 
puisse  impunément  se  familiariser  avec  un  jeune 
homme  aimahle,  ou  qu  avec  tant  de  conformité 
dans  tous  nos  igoùts  celui-ci  seul  ne  nous  &ùd 
pas  été  commun  ?  Non ,  mon  ange  ;  tu  laurois 
aimé,  j'ensuis  sûre,  si  je  ne  Teusse  aimé  la  pre- 
mière. Moins  fbible  et  non  moins  sensible ,  tu 
aurois  été  plu#  sa^e  que  moi  sans  être  plus  heu« 
reuse.  Mais  ^uel  penchant  eût  pu  vaincre  dans 
ton  ame  honnête  Thorreur  de  la  trahison  et 
de  l'infidélité?  (j'amitié  te  sauva  des  pièges  de 
l'amour  i  tu  ne  vis  plus  qu'un  ami  dans  l'amant 

(i)  Ce  vers  est  renversé  de  l'original  ;  et,  n'en  déplaise 
aux  bdles  dames ,  le  sens  de  Tauteur  est  plus  véritable 
et  plus  beau. 

Çp)  Qu'un  imA  famant  est  on  peu  sur  ami.  MixAsr, 


CINQUIÈME  PARTIE.  383 

de  tott  amie ,  et  tu  rachetas  ainsi  ton  cœur  aux 
dépens  du  mien. 

Ces  conjectures  ne  sont  pas  même  si  conjec* 
tares  que  tu  penses  ;  et ,  si  je  voulois  rappeler 
des  temps  qu'il  faut  oublier,  il  me  seroit  aisé  de 
trouver  dans  lintérêt  que  tu  croyois  ne  prendre 
qua  moi  seule  un  intérêt  non  moins  vif  pour  ce 
qui  m^étoit  cher.  N osant  laimer  tu  voulois  que 
je  laimasse  :  tu  jugeas  chacun  de  nous  néces- 
saire au  bonheur  de  Tautre  ;  et  ce  cœur  qui  n  a 
point  d  égal  au  monde  nous  en  chérit  plus  ten- 
drement tous  les  deux.  Sois  sûre  que  sans  ta 
propre  foiblesse  tu  maurois  été  moins  indul- 
gente ;  mais  tu  le  serois  reproché  sous  le  nom 
de  jalousie  une  juste  sévérité.  Tu  ne  te  sentois 
pas  en  droit  de  combattre  en  moi  le  penchant 
qu'il  eût  fallu  vaincre;  et,  craignant  d'être  per- 
fide plutôt  que  sage ,  en  immolant  ton  bonheur 
au  nôtre  tu  crus  avoir  assez  fait  pour  la  vertu. 
Ma  Glaire ,  voilà  ton  histoire  ;  voilà  comment. 
ta  tyrannique  amitié  me  force  à  te  savoir  gré  de 
ma  honte ,  et  à  te  remercie»  de  mes  torts.  Ne 
orois  pas  pourtant  que  je  veuille  limiter  en  cela  : 
je  ne  suis  pas  plus  disposée  à  suivre  ton  exemple 
que  toi  le  mien  ;  et  comme  tu  n  as  pas  à  craindre 
m^  fautes ,  je  n  ai  plus,  grâce  au  ciel ,  tes  raisons 
d'indulgence.  Quel  plus  digne  usage  ai-je  à  feire 
de  la  vertu  que  tu  m'as  rendue  que  de  t'aider  à 
la  conserver  ? 

U  faut  donc  te  dire  encore  mon  avis  sur  ton 
état  présent.  La  longue  absence  de  fiotre  maitre 


384  L^  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

na  pas  changé  tes  dispositions  pour  lui  :  ta  li-r 
berté  recou  vrée  et  son  retour  ont  produit  une  nou- 
velle époque  dont  lamour  a  su  profiter.  Un  nou- 
veau sentiment  n  est  pas  né  dans  ton  cœur;  celui 
qui  s'y  cacha  si  long-temps  n  a  fait  que  se  mettre 
plus  à  Taise.  Fière  d  oser  te  1  avouer  à  toi-même , 
tu  tes  pressée  de  me  le  dire.  Cet  aveu  te  sembloit 
presque  nécessaire  pour  le  rendre  tout -à-fait 
innocent  :  en  devenant  un  crime  pour  ton  amie , 
il  cessoit  d'en  être  un  pour  toi;  et  peut-être  ne 
tes^tu  livrée  au  mal  que  tu  combattois  depuis 
tant  d  années  que  pour  mieux  achever  de  m  en 
guérir. 

J  ai  senti  tout  cela ,  ma  chère  ;  je  me  suis  peu 
alarmée  d'un  penchant  qui  me  servoit  de  sauve- 
garde ,  et  que  tu  n  avois  point  à  te  reprocher.  Cet 
hiver,  que  nous  avons  passé  tous  ensemble  au 
sein  de  la  paix  et  de  l'amitié,  m'a  donné  plus  de 
confiance  encore  en  voyant  que  ,  loin  de  rien 
perdre  de  ta  gaieté ,  tu,  semblois  la  voir  aug- 
mentée. Je  t'ai  vue  tendre,  empressée ,  attentive, 
mais  franche  dang  tes  caresses,  naïve  dans  tes 
jeux ,  sans  mystère ,  sans  ruse  en  toutes  choses^; 
et  dans  tes  plus  vives  agaceries  la  joie  de  l'inno- 
cence réparoit  tout. 

Depuis  notre  entretien  de  l'Elysée  je  ne  suis 
plus  si  contente  de  toi;  je  te  trouve  triste  et 
rêveuse  ;  tu  te  plais  seule  autant  qu'avec  ton 
amie  :  tu  n'as  pas  changé  de  langage ,  mais  d'ac- 
cent ;  tes  plaisanteries  sont  plus  timidee  :  tu 
n'oses  plus  parler  de  lui  si  souvent ,  on  diroit 


CINQUIÈME  PARTIE.  385 

que  tu  crains  toujours  qull  ne  t  écoute  ;  et  Y  on 
Toit  à  ton  inquiétude  que  tu  attends  de  ses  nou* 
velles  plutôt  que  tu  n  en  demandes. 

Je  tremble ,  bonne  cousine ,  que  tu  ne  sentes 
pas  tout  ton  mal ,  et  que  le  trait  ne  soit  enfonça 
plus  avant  que  tu  n  as  paru  le  craindre.  Grois« 
moi,  sonde  bien  ton  cœur  malade;  dis-toi  bien  ^ 
je  le  répète,  si,  quelque  sage  quon  puisse  ètre^ 
on  peut  sans  risque  demeurer  long-temps  avec 
ce  qu  on  aime ,  et  si  la  confiance  qui  me  perdit 
est  tout-à-fait  sans  danger  pour  toi.  Vous  êtes 
libres  tous  deux  y  c  est  précisément  ce  qui  rend 
les  occasions  plus  suspectes.  11  ny  a  point  dans 
un  cœur  vertueux  de  foiblesse  qui  cède  aux  re« 
mords;  et  je  conviens  avec  toi  quon  est  tou^» 
jours  assez  forte  contre  le  crime  :  mais  bélas  ! 
qui  peut  se  garantir  d'être  ibible?  Cependant  re^ 
garde  les  suites,  songe  aux  effets  de  la  bonté.  Il 
faut  shonorer   pour  être  bonorée.   Gomment 
peut-on  mériter  le  respect  d  autrui  sans  en  avoir 
pour  soi-même  ?  et  oii  s  arrêtera  dans  la  route 
du  vice  celle  qui  fait  le  premier  pas  sans  effroi  ? 
Voilà  ce  que  je  dirois  à  ces  femmes  du  monde 
pour  qui  la  morale  et  la  religion  ne  sont  rien , 
et  qui  n  ont  de  loi  que  lopinion  d  autrui.  Mais 
toi ,  femme  vertueuse  et  chrétienne ,  toi  qui  vois 
ton  devoir  et  qui  laimes,  toi  qui  connois  et  suid 
d'autres  régies  que  les  jugement^  publics,  ton 
premier  bonneur  est  celui  que  te  rend  ta  cou" 
science;  et  c  est  celui-là  quil  s  agit  de  cou*' 
server. 

4.  aS 


386  LA  NOUVELLE  HÉLOÏ8E. 

Teux-tn  savoir  que)  est  ton  tort  en  tonte  cette 
affaire?  c est,  je  te  le  redis,  de  rougir  dun  sen- 
timent honnête  que  tu  n  as  qu'à  déclarer  pour 
le  rendre  innocent  (i).  Mais  avec  toute  ton  hu- 
meur iblàtre  rien  n  est  si  timide  que  toi  :  tu  plai- 
santes pour  fiiire  la  brave,  et  je  vois  ton  pauvre 
coeur  tout  tremblant  ;  tu  fiiîs  avec  Taokour,  dont 
tu  feins  de  rire ,  comme  ces  enfants  qui  chan- 
tent la  nuit  quand  ils  ont  peur.  O  chère  amie  ! 
souviens -^ toi  de  lavoir  dit  mille  fois,  cest  la 
fausse  honte  qui  mène  à  la  véritable ,  et  la  vertu 
ne  sait  rougir  que  de  ce  qui  est  mal.  L  amour 
en  lui-même  est-il  un  crime?  n'est-tl  pas  le  plus 
pur  ainsi  que  le  plus  doux  pendiant  de  la  na- 
mre?  n*a-t-il  pas  une  fin  bonne  et  louable?  ne 
dédaigne-t-il  pas  les  âmes  basses  et  rampantes  ? 
n  anime-t-il  pas  les  âmes  grandes  et  fortes?  n  en- 
noUit-il  pas  tous  leurs  sentiments  ?  ne  double- 
t-il  pas  leur  être  ?  ne  les  élève-t-il  pas  au-dessus 
d'elles-mêmes  ?  Ah  !  si  pour  être  honnête  et  sage 
il  faut  être  inaccessiUe  à  ^s  traits,  dis ,  que  reste* 
t-il  pour  la  vertu  sur  la  terre  ?  Le  rebut  de  la  na- 
ture et  les  plus  vils  des  mortels. 

Quas-tu  donc  fait  que  tu  puisses  te  repro- 
cher ?  M'as-tu  pas  fait  choix  d  un  honnête  hom- 
me? M  est-il  pas  libre?  ne  les-tu  pas?  Ne  mé- 

(i)  Pourquoi  Téditeur  laisse-t-il  les  continuelles  répé- 
titions dont  cette  lettre  est  pleine ,  ainsi  que  beaucoup 
d'autres?  Par  une  raison  fort  simple;  c'est  qu'il  ne  se 
soucie  point  du  tout  que  ces  lettres  plaisent  à  ceux  qui 
fsront  cette  question. 


GI»QtJIÊME  PARTIE.  38^ 

rit»*t4l  pa9  toute  ton  enime?  n  as-tu  pas  toute 
la  sienne  ?  Ne  seras-tu  pas  trop  heureuâe  de  faire 
le  bonheur  dun  ami  si  dig^e  de  ce  nom,  de 
payer  de  ton  coeur  et  de  ta  personne  les  ancien- 
nes dettes  de  ton  amie ,  et  d'honorer  en  FéleTant 
à  toi  le  mérite  outragé  par  la  fortune  ? 

Je  Tois  les  petits  scrupules  qui  t  arrêtent  :  dé- 
mentir une  résolution  prise  et  déclarée ,  donner 
un  successeur  au  d^unt,  montrer  sa  foiblesse 
au  public^  épouser  un  aventurier ,  car  les  âmes 
basses ,  toujours*  prodigues  de  titres  flétrissants , 
sauront  bien  trouver  celui-ci  ;  voilà  done  les  rai«- 
sons  sur  lesquelles  tu  aimes  mieux  te  reprocher 
ton  penchant  que  le  justifier,  et  couver  tes  feux 
au  fond  de  ton  coeur  que  les  rendre  légitimes  ! 
Mais ,  je  te  prie ,  la  honte  est-elle  d'épouser  ce- 
kd  qu on  aime ,  ou  de  laimer  sans  lepouser ? 
Voilà  le  choix  qui  te  reste  à  faire.  Ij'honneur 
que  tu  dois  au  défunt  est  de  respecter  assez  sa 
veuve  pour  lui  donner  un  mari  plutôt  qn  un 
amant  ;  et  si  ta  jeunesse  te  force  à  remplir  sa 
pkce,  nett-ce  pas  rendre  encore  hommage  à 
sa  mémoire  de  ohoisir  un  honmie  qui  lui  (ut 
«lier? 

Quant  à  Finégalité ,  je  croirois  t'offenser  de 
tombattre  une  objection  si  frivole  lorsqu'il  s'a- 
fpt  de  sagesse  et  de  bonnes  mœurs.  Je  ne  con- 
Aois  d'inégalité  déshonorante  que  celle  qui  vient 
du  caractère  ou  de  l'éducation.  A  quelque  état 
que  parvienne  un  homme  imbu  de  maxime^ 
basses,  il  est  toujours  honteitfx  de  s'allier  à  lui  : 

35. 


388  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

mais  un  homme  élevé  dans  des  sentiments 
d'honneur  est  Tégal  de  tout  le  monde  ;  il  n  y  a 
point  de  rang  où  il  ne  soit  à  sa  place.  Tu  sais 
quel  étoit  lavis  de  ton  père  même  quand  il  fat 
question  de  moi  pour  notre  ami.  Sa  famille  est 
honnête  quoique  obscure  ;  il  jouit  de  lestîme 
publique ,  il  la  mérite.  Avec  cela ,  fut-il  le  der* 
nier  des  hommes,  encore  ne  faudroit-il  pas 
balancer  ;  car  il  vaut  mieux  déroger  à  la  no- 
blesse qu'à  la  vertu ,  et  la  femfne  d  un  charbon* 
nier  est  plus  respectable  que  la'  maîtresse  dun 
prince. 

J  entrevois  bien  encore  une  autre  espèce  d  em- 
barras dans  la  nécessité  de  te  déclarer  la  pre- 
mière ,  car,  conune  tu  dois  le  sentir ,  pour  qu  il 
ose  aspirer  à  toi  il  faut  que  tu  le  lui  permettes; 
et  c  est  un  des  justes  retours  de  Tinégalité,  qu  elle 
coûte  souvent  au  plus  élevé  des  avances  morti- 
fiantes. Quant  à  cette  difficulté,  je  te  la  par- 
donne ;  et  j  avoue  même  qu  elle  me  parottroit 
fort  grave  si  je  ne  prenois  soin  de  la  lever.  J  es- 
père que  tu  comptes  assez  sur  ton  amie  pour 
croire  que  ce  sera  sans  te  compromettre  :  de 
mon  côté ,  je  compte  assez  sur  le  succès  pour 
m  en  charger  avec  confiance;  car,  quoi  que  vous 
m'ayez  dit  autrefois  tous  deux  sur  la  difficulté 
de  transformer  une  amie  en  maîtresse,  si  je  con- 
nois  bien  un  cœur  dans  lequel  j  ai  trop  appris  à 
lire ,  je  ne  crois  pas  qu  en  cette  occasion  îentre- 
prise  exige  une  grande  habileté  de  ma  part.  Je  te 
propose  donc  de  me  laisser  charger  de  cette  né- 


CINQUIÈME  PARTIE.  889 

gociatioQ ,  afin  que  tu  puisses  te  livrer  au  plaisir 
que  te  fera  son  retour,  sans  mystère,  sans  re- 
grets, sans  dang[er,  sans  honte.  Ah!  cousine, 
quel  charme  pour  moi  de  réunir  à  jamais  deux 
cœurs  si  bien  faits  Tun  pour  Fautre,  et  qui  se 
^confondent  depuis  si  long-temps  dans  le  mien  ! 
Qu'ils  s'y  confondent  mieux  encore  s'il  est  pos- 
sible :  ne  soyez  plus  qu  un  pour  vous  et  pour 
moi.  Oui,  ma  Glaire,  tu  serviras  encore  ton 
amie  en  couronnant  ton  amour;  et  j'en  serai 
plus  sûre  de  mes  propres  sentiments  quand  je 
ne  pourrai  plus  les  distinguer  entre  vous. 

Que  si  malgré  mes  raisons  ce  projet  ne  te  con- 
vient pas ,  mon  avis  est  qu'à  quelque  prix  que  ce 
soit  nous  écartions  de  nous  cet  homme  dange- 
reux ,  toujours  redoutable  à  l'une  ou  à  l'autre  ; 
car,  quoi  qu'il  arrive,  l'éducation  de  nos  enfants 
nous  importe  encore  moins  que  la  vertu  de 
leurs  mères.  Je  te  laisse  le  temps  de  réfléchir 
sur  tout  ceci  durant  ton  voyage  :  nous  en  par- 
lerons après  ton  retour. 

Je  prends  le  parti  de  t'envoyer  cette  lettre  en 
droiture  à  Genève,  parceque  tu  n'as  dû  coucher 
qu'une  nuit  à  Lausanne ,  et  qu'elle  ne  t'y  trou- 
veroit  plus.  Apporte-moi  bien  des  détails  de  la 
petite  république.  Sur  tout  le  bien  qu'on  dit  de 
cette  ville  charmante ,  je  t'estimerois  heureuse 
de  l'aller  voir  si  je  pouvois  foire  cas  des  plaisirs 
qu'on  achète  aux  dépens  de  ses  amis.  Je  n  ai  ja- 
mais aimé 'le  luxe,  et  je  le  hais  raaintenant  de 
t'avoir  ôtée  à  moi  pour  je  n.e  sais  combien  d'an- 


Sgo  LA   NOUVELLE  QtLOlSE. 

née$.  Mon  enfant ,  nous  n  allàiaes  ni  Tune  ni 
lautre  faire  nos  emplettes  de  noee  à  Genève  ;  . 
mais,  quelque  mérite  que  puisse  avoir  ton  (rère, 
je  doute  que  ta  beUe-sœur  soit  plus  heureuse 
avec  sa  dentelle  de  Flandre  et  ses  étoffes  des 
Indes  que  nous  dans  notre  sin^plicité.  Je  te 
charge  pourtant ,  malgré  ma  rancune ,  de  l'en- 
gager è^  venir  faire  la  noce  à  Clarens.  Mon  père 
écrit  au  tien ,  et  mon  niari  à  la  mère  de  l'épouse, 
pour  les  en  prier.  Yoilè  les  lettres;  donne-les > 
et  soutiens  l'invitation  de  ton  crédit  renaissant  : 
c  est  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  que  la  fête  ne 
se  fasse  pas  sans  moi  ;  car  je  te  dédare  qu'à  quel- 
que prix  que  ce  soit  je  ne  veux  pas  quitter  ma 
famille.  Adieu ,  cousine  :  un  mot  de  tes  nouvel- 
les ,  et  que  je  sache  au  moins  quand  je  dois  t'at- 
tendre.  Voici  le  deuxième  jour  depuis  ton  dé«* 
part,  et  je  ne  sais  plus  vivre  si  long**temps  sans 
toi, 

P.  S.  Tandis  que  j  achevois  cette  lettre  inter<- 
rompue ,  mademoiselle  Henriette  se  donnoit  les 
airs  d  écrire  aussi  de  son  côté.  Gomme  je  veux 
que  les  en&nts  disent  toujours  ce  qu'ils  pensent 
et  non  ce  qu  on  leur  fait  dire ,  j'ai  laissé  la  petite 
curieuse  écrire  tout  ce  quelle  a  voulu  sans  y 
changer  un  seul  mot.  Troisième  lettre  ajoutée  à 
la  mienne.  Je  me  doute  bien  que  ce  n'est  pas 
encore  celle  que  tu  cherehois  du  coin  de  l'œil 
en  furetant  ce  paquet.  Pour  celle-là  dispense* 
toi  de  l'y  chercher  plus  long-temps ,  car  tu  ne 


CIIVQUlàMS  PARTIE.  39I 

la  trouveras  pas.  Elle  est  adressée  à  Glarens  ; 
cest  à  Glarens  quelle  doit  être  lue  ;  arrange-toi 


LETTRE  XIV. 

d'hSNRIKTTS  ▲  SA  MÈRE. 

Ou  ètes-votts  donc ,  mamaD  ?  On  dit  que  vous 
êtes  à  Genève ,  et  que  c'est  si  loin ,  si  loin ,  qu'il 
faudroit  marcher  deux  jours  tout  le  jour  pout* 
vous  atteindre  :  voulex^vous  donc  faire  aussi  le 
tour  du  monde? Mon  petit  papa  est  parti  ce  ma^- 
tin  pour  Étange  ;  mon  petit  ({rand-papa  est  à  là 
chasse;  ma  petite  maman  vient  de  senferiper 
pour  écrire  ;  il  ne  reste  que  ma  mie  Pernette  et 
ma  mie  Fanchon.  Mon  dieu  !  je  ne  sais  plus  com« 
ment  tout  va  ;  mais,  depuis  le  départ  de  notre 
bon  ami  y  tout  le  monde  s'éparpille.  Mam^n  , 
vous  avez  commencé  la  première.  On  sennuyoit 
déjà  hien  quand  vous  n  aviez  plus  personne  à 
faire  endèver.  Oh  !  c  est  encore  pis  depuis  que 
vous  êtes  partie ,  car  la  petite  maman  n  est  pas 
non  plus  de  si  bonne  humeur  que  quand  vous  y 
êtes.  Maman ,  mon  petit  mali  se  porte  bien  ;  mais 
il  ne  vous  aime  plus ,  parceque  vous  ne  lavez 
pas  fait  sauter  hier  comme  à  l'ordinaire.  Moi , 
je  crois  que  je  vous  aimerois  encore  un  peu  si 
vous  reveniez  bien  vite ,  afin  qu'on  ne  s'ennuyât 
pas  tant.  Si  vous  voulez  in'apaiser  tout- à-fait , 


^93  LA  NOCTELLB  HÉL0Ï8E. 

apportez  à  mon  petit  mali  quelque  chose  qui 
lui  fasse  plaisir.  Pour  l'apaiser,  lui,  vous  aurez 
bien  l'esprit  de  trouver  aussi  ce  qu'il  faut  Ëtire. 
Ah  1  mon  dieu  !  si  notre  bon  ami  étoit  ici ,  comme 
il  l'auroit  déjà  deviné  1  Mon  bel  éventail  est  tout 
brisé;  mon  ajustement  bleu  n'est  plus  qu'un 
chiffon;  ma  pièce  de  blonde  est  en  loques,  mes 
mitaines  à  jour  ne  valent  plus  rien.  Bonjour  , 
maman.  Il  feut  finir  ma  lettre ,  car  la  petite  ma- 
man vient  de  finir  la  sienne  et  sort  de  son  cabi- 
net. Je  crois  qu'elle  a  les  yeux  rouges  ,  mais  je 
n'ose  le  lui  dire;  mais  en  lisant  ceci  elle  verra 
bien  que  je  l'ai  vu.  Ma  bonne  maman ,  que  vous 
êtes  méchante  si  vous  faites  pleurer  ma  petite 
maman  ! 

P.  S.  J'embrasse  mon  grand-papa ,  j'embrasse 
mes  oncles ,  j'embrasse  ma  nouvdie  tante  et  sa 
ptaman  ;  j'embrasse  tout  le  monde  excepté  vous. 
Maman ,  vous  m'entendez  bien  ;  je  n'ai  pas  pour 
.vous  de  si  longs  bras. 


FIN  DE  LA  CINQUIÈME  PAIV7TE. 


JULIE, 


OU 


LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


SIXIÈME  PARTIE. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

DE  HADAHE  d'oRBE  A  MADABU  DE  WOLMAR. 

Avant  de  partir  de  Lausanne  il  faut  t  écrire  un 
petit  mot  pour  t  apprendre  que  j  y  suis  arrivée , 
non  pas  pourtant  aussi  joyeuse  que  j  espérois. 
Je  me  faisois  une  fête  de  ce  petit  voyage  qui  ta 
toi-même  si  souvent  tentée  ;  mais  en  redisant 
d  en  être  tu  me  Tas  rendu  presque  importun  ; 
car  quelle  ressource  y  trouverai-je  ?  S'il  est  en- 
nuyeux ,  j  aurai  lennui  pour  mon  compte  ;  et  s'il 
est  agréable ,  j'aurai  le  regret  de  m  amuser  sans 
toi.  Si  je  n  ai  rien  à  dire  contre  tes  raisons ,  crois* 
tu  pour  cela  que  je  m'en  contente  ?  Ma  foi ,  cou* 
sine ,  tu  te  trompes  bien  fort  ;  et  c  est  encore  ce 
qui  me  fîiche  de  n'être  pas  même  en  droit  de  me 
fàcber.  Dis ,  mauvaise ,  n  as-tu  pas  honte  d'avoir 


394  LA.  SOUVELLB  HÉLOlSE. 

toujours  raison  avec  ton  amie,  et  de  résistera 
ce  qui  lui  fait  plaisir ,  sans  lui  laisser  même  celui 
de  gronder?  Quand  tu  aurois  planté  là  pour  huit 
jours  ton  mari ,  ton  ménage  ,  et  tes  marmots , 
ne  diroit-on  pas  que  tout  eût  été  perdu  ?  Tu  au«- 
rois  fait  une  étourderie ,  il  est  vrai ,  mais  tu  en 
vaudrois  cent  fois  mieux  ;  au  lieu  qu  en  te  mêlant 
d  être  parfaite ,  tu  ne  seras  plus  bonne  à  rien ,  et 
tu  n  auras  qu  a  te  chercher  des  amis  parmi  les 
anges. 

Malgré  les  mécontentements  passés ,  je  n  ai  pu 
sans  attendrissement  me  retrouver  au  milieu  de 
ma  famille  :  j  y  ai  été  reçue  avec  plaisir,  ou  du 
moins  avec  beaucoup  de  caresses.  J  attends  pour 
te  parler  de  mon  frère  que  j  aie  fait  connois- 
sance  avec  lui.  Avec  ijne  assez  belle  figure  il  a 
lair  empesé  du  pays  d oii  il  vient.  U  est  sérieux 
et  froid  ;  je  lui  trouve  même  un  peu  de  morgue  : 
j'ai  grand'peur  pour  la  petite  personne  qu  au 
lieu  d'être  un  aussi  bon  mari  que  les  nôtres ,  il  ne 
tranche  un  peu  du  seigneur  et  maître. 

Mon  père  a  été  si  charmé  de  me  voir ,  qu  il  a 
quitté  pour  m  einbrasserla  relation  d  une  grande 
bataille  que  les  François  viennent  de  gagner  en 
Flandre ,  comme  pour  vérifier  la  prédiction  de 
lami  de  notre  ami.  Quel  bonheur  qu  il  n* ait  pas 
été  là!  Imagines-tu  le  brave  Edouard  voyant  fuir 
les  Anglois ,  et  fuyant  lui--mème  ?...  Jamais ,  ja- 
mais !...  il  se  fut  ÊÎit  tuer  cent  fois. 

Mais  à  propos  de  nos  amis ,  il  y  a  long-temps 
quils  ne  nous  ont  écrit.  N'étoit-ce  pas  hier,  je 


SIXIÈME  PARTIE  SgS 

crois,  jour  de  courrier?  Si  tu  reçois  de  leurs  let- 
U»s ,  j'espère  que  tu  n  oublieras  pas  Fintérét  que 
j'y  prends. 

Adieu ,  cousine  ;  il  feut  partir.  J'attends  de  tes 
nouvelles  à  Genève ,  où  nous  comptons  arriver 
demain  pour  dtner.  Au  reste ,  je  c  avertis  que 
de  manière  ou  d  autre  la  noce  ne  se  fera  pas 
sans  toi ,  et  que ,  si  tu  ne  veux  pas  venir  à  Lau- 
sanne ,  moi  je  viens  avec  tout  mon  monde  met- 
tre Glarens  au  pillage ,  et  boire  les  vins  de  tout 
l'univers. 


LETTRE  IL 

DE  MADAME  D'ORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

Amerveille ,  sœur  prècbeuse  !  mais  tu  comptes 
un  peu  trop ,  ce  me  semble,  sur  l'effet  salutaire 
de  tes  sermons.  Sans  juger  s'ils  endormoient  beau- 
coup autrefois  ton  ami ,  je  t'avertis  qu'ils  n'en- 
dorment point  aujourd'hui  ton  amie  ;  et  celui 
que  j'ai  reçu  hier  au  soir ,  loin  dé  m  exciter  au 
sommeil ,  me  Ta  ôté  durant  la  nuit  entière.  Gare 
la  paraphrase  de  mon  Argus  s'il  voit  cette  let- 
tre !  mais  j'y  mettrai  bon  ordre,  et  je  te  jure  que 
tu  te  brûJeras  les  doigts  plutôt  que  de  la  lui 
montrer. 

Si  j'allois  te  récapituler  point  par  point ,  j'em- 
piéterois  sur  tes  droits  ;  il  vaut  mieux  suivre  ma 
lète  :  et  puis ,  pour  avoir  Pair  plus  modeste  et 


396  LA   NOUVELLE  HÉLOISE. 

ne  pas  te  donner  trop  beau  jeu ,  je  ue  veur 
pas  (d'abord  parler  de  nos  voyageurs  et  du  cour- 
rier dltalie.  Le  pis  aller ,  si  cela  m  arrive ,  sera 
de  récrire  ma  lettre ,  et  de  mettre  le  commen- 
cement à  la  fin.  Parlons  de  la  prétendue  lady 
Bomston. 

Je  m'indigne  à  ce  seul  titre.  Je  ne  pardonne* 
rois  pas  plus  à  Saint-Preux  de  le  laisser  prendre 
à  cette  fille ,  qu  à  Edouard  de  le  li^i  donner ,  et 
à  toi  de  le  reconnoitre.  Julie  de  Wolmar  rece- 
voir Lauretta  Pisana  dans  sa  maison  !  la  souf- 
frir auprès  d  elle  !  eh  !  mon  enfant ,  y  penses-m  «* 
Quelle  douceur  cruelle  est-ce  là  ?  Ne  sais-tu  pas 
que  lair  qui  t entoure  est  mortel  à  Finfamie ?  La 
pauvre  malheureuse  oseroit-elle  mêler  son  ha- 
leine à  la  tienne  ?  oseroit-elle  respirer  près  de 
toi?  Elle  y  seroit  plus  mal  à  son  aise  qu  un  pos- 
sédé touché  par  des  reliques  ;  ton  seul  regard  la 
feroit  j^ntrer  en  terre  ;  ton  ombre  seule  la  tue- 
roit. 

Je  ne  méprise  point  Laure  ,  à  Dieu  ne  plaise  ! 
au  contraire ,  je  ladmire  et  la  respecte  d  autant 
plus  qu  un  pareil  retour  est  héroïque  et  rare.  En 
est-ce.  assez  polir  autoriser  les  comparaisons  bas- 
ses avec  lesquelles  tu  toses  profaner  toi-même? 
comme  si,  dans  ses  plus  grandes  foiblesses  ,  le 
véritable  amour  ne  gardôit  pas  la  personne ,  et 
ne  rendoit  pas  Thonneur  plus  jaloux  !  Mais  je 
t  entends ,  et  je  t  excuse.^  Les  objets  éloignés  et 
bas  se  confondeat  maintenant  à  ta  vue  ;  dans  ta 
sublime  élévation ,  tu  regardes  la  terre ,  et  n'en 


SIXIÈME  PARTIE.  ^97 

vois  plus  les  inégalités  :  ta  dévote  humilité  sait 
mettre  à  profit  jusqu'à  ta  vertu. 

Hé  bien  !  que  sert  tout  cela  ?  Les  sentiments 
naturels  en  reviennent-ils  moins  ?  lamour^pro- 
pre  en  fait-il  moins  son  jeu  ?  Malgré  toi  tu  sens* 
ta  répugnance  ;  tu  la  taxes  d  orgueil ,  tu  la  vou- 
cirois  combattre ,  tu  Timputes  à  lopinion.  Bonne 
fille  !  et  depuis  quand  lopprobre  du  vice  n est-il 
que  dans  lopinion?  Quelle  société  conçois-tu 
possible  avec  une  femme  devant  qui  Ion  ne  sau- 
rait nommer  la  chasteté ,  Thonnêteté ,  la  vertu , 
sans  lui  faire  verser  des  larmes  de  honte ,  sans 
ranimer  ses  douleurs ,  sans  insulter  presque  à 
son  repentir  ?  Crois-moi ,  mon  ange ,  il  hut  res- 
pecter Laure  et  ne  la  point  voir.  La  fiiir  est  un 
égard  que  lui  doivent  d'honnêtes  femmes  ;  elle 
auroit  trop  à  souflPrir  avec  nous. 

Ecoute.  Ton  cœur  te  dit  que  ce  mariage  ne  se 
doit  point  faire  ;  n  est-ce  pas  te  dire  qu  il  ne  se 
fera. point?...  Notre, ami ,  dis-tu,  nen  parle  pas 
dans  sa  lettre...  dans  la  lettre  que  tu  dis  quil 
m'écrit?...  et  tu  dis  que  cette  lettre  est  fort 
longue  ?...  Et  puis  vient  le  discours  de  ton  mari... 
Il  est  mystérieux  ton  mari  !...  Vous  êtes  un  cou- 
ple de  fripons  qui  me  jouez.dmtelligence  ;  mais.. 
Son  sentiment  au  reste  n  étoit  pas  ici  fort  néces- 
saire... sur-tout  pour  toi  qui  as  vu  la  lettre...  ni 
pour  moi  qui  ne  lai  pas  vue...  car  je  suis  plus 
sûre  de  ton  ami  ^  du  mien ,  que  de  toute  la  phi- 
losophie. 

Ah  çà  !  ne  voilà-t-il  pas  déjà  cet  importun  qui 


398  LA  NOUVELLE  HÉLOlSE. 

revient  on  ne  sait  comment  !  Ma  fôi^  de  peur 
qu  il  ne  revienne  encore ,  piiisqne  je  snls  snr  sotà 
chapitre ,  il  £siut  que  je  lepuise ,  afin  de  n en  pas 
Élire  à  deux  fois. 

, .  N'allons  point  nons  perdre  dans  lé  pays  ôëê 
chimères.  Si  tu  n  a  vois  pas  été  JuHe ,  si  ton  anfti 
n  eût  pas  été  ton  amant ,  j'ignore  ce  qu'il  eût  été 
pour  moi  ;  je  ne  sais  ce  que  j  aurois  été  moi-- 
même :  tout  ce  que  je  sais  bien  ^  c'est  qne ,  si  sa 
mauvaise  étoile  me  l'eût  adressé  d'abord ,  c'étôit 
£EÛt  de  sa  pauvre  tète  ;  et ,  que  je  sois  folle  otx 
non ,  je  l'aurois  infailliblement  rendu  lou.  Maia 
qu'importe  ce  que  je  pouvoîs  être  ?  parlons  de  ce 
que  je  suis.  La  première  chose  que  j'ai  fkite  a 
été  de  t'aimer.  Dès  nos  premiers  ans  mon  Cerar 
s'absorba  dans  le  tien  :  toute  tendre  et  sensible^ 
que  j'eusse  été,  je  ne  sus  plus  aimer  iki  sentir 
par  moi-même  ;  tans  mes  sentiments  me  vinrent 
de  toi;  toi  seule  me  tins  lieu  de  tout,  et  je  ne  vé^ 
eus  que  pour  être  ton  amie.  Voilà  ce  que  vit  la 
Ghaillot  ;  voilà  sur  quoi  elle  me  jugea.  Réponds , 
eoiisine ,  se  trompa^t-eUe  ? 

Je  fis  mon  frère  de  ton  ami ,  tu  le  sais.  L'a« 
mant  de  mK>a  amie  me  iut  comme  le  61s  de  ma 
mère.  Ce  ne  ibt  point  ma  raison ,  mais  mon 
cœur ,  qui  fit  ce  choix.  J'eusse  été  plus  sensible 
encore ,  que  je  ne  l'aurois  pas  autrement  aimé. 
Je  t  embrassois  en  embrassant  la  plus  chère  moi- 
tié de  toi-même  ;  j'avois  pour  garant  de  la  pu*" 
reté  de  mes  caresses  leur  propre  vivacité.  Une 
fiUe  tralle^vdie  ainsi  ce  qu'elle  aime?  le  trai- 


SIXIÈME  PARTII.  399 

lob-tu  toi-mèine  ainsi?  Non ,  Julie  ;  Famour  chez 
nous  est  craintif  et  timide  ;  la  réserve  et  la  honte 
sont  ses  avances  ;  il  s  annonce  par  ses  refbs ,  et , 
sitôt  qu'il  transforme  en  faveurs  les  caresses ,  il 
en  sait  bien  distinguer  le  prix.  L  amitié  est  pro- 
digue ,  mais  lamour  est  avare. 

J  avoue  que  de  trop  étroites  liaisons  sont  tou- 
jours périlleuses  à  Tige  où  nous  étions  lui  et 
moi  ;  mais ,  tous  deux  le  coeur  plein  du  même 
olijet,  nous  nous  accoutumAmes  tellement  à  le 
placer  entre  nous ,  qu'à  moins  de  t  anéantir  nous 
ne  pouvions  plus  arriver  l'un  k  l'autre  ;  ta  fami* 
liarité  même  dont  nous  avions  pris  la  douce  ha* 
bitude ,  cette  familiarité  dans  tout  autre  cas  si 
dangereuse ,  fut  alors  ma  sauvegarde.  Nos  sen« 
timents  dépendent  de  nos  idées  ;  et ,  quand  elles 
ont  pris  un  certain  cours  ,  elles  en  changent 
difficilement.  Nous  en  avions  trop  dit  sur  un 
ton  pour  recommencer  sur  un  autre  ;  nous  étions 
déjà  trop  loin  pour  revenir  sur  nos  pas.  L  amour 
veut  &ire  tout  son  progrès  lui-même  ;  il  n  aime 
point  que  Famitié  lui  épargne  la  moitié  du  che- 
min. Enfin ,  je  Fai  dit  autrefois ,  et  j  ai  lieu  de  le 
croire  encore  ^  00  ne  prend  guère  de  baisers 
coupables  sur  la  ntême  bouche  où  Fon  en  prit 
d'innocents. 

A  Fappui  de  tout  cela  vint  celui  que  ïe  ciel 
destinoit  à  faire  le  court  bonheur  de  ma  vie.  Tu 
le  sais,  cousine,  il  étoit  jeune  ,  bien  fait,  hon- 
nête ,  attentif,  complaisant  :  il  ne  savoit  pas  ai- 
mer comme  toa  ami;  mais  c étoit  moi  qu'il  ai- 


4oO  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

moit;  et  ({uand  on  a  le  cœur  libre,  la  passion 
qui  s  adresse  à  nous  a  toujours  quelque  chose 
de  contagieux.  Je  lui  rendis  donc  du  mien  tout 
ce  qu  il  en  restoit  à  prendre ,  et  sa  part  fut  en  - 
core  assez  bonne  pour  ne  lui  pas  laisser  de  re^ 
gret  à  son  choix.  Avec  cela  qu  avois-je  à  redou^ 
ter  ?  J  avoue  même  que  les  droits  du  sexe ,  joints 
à  ceux  du  devoir ,  portèrent  un  moment  préju- 
dice aux  tiens,  et  que ,  livrée  à  mon  nouvel  état, 
je  fîis  d  abord  plus  épouse  qu  amie  ;  mais  en  re- 
venant à  toi  je  te  rapportai  deux  cœurs  au  lieu 
d'un  j  et  je  n  ai  pas  oublié  depuis  que  je  suis  res- 
tée seule  chargée  de  cette  double  dette. 
.  Que  te  dirai-je  encore ,  ma  douce  amie  ?  Au 
retour  de  notre  ancien  maître ,  c  étoit  pour  ainsi 
dire  une  nouvelle  connoissance  à  faire.  Je  crus 
le  voir  avec  dautres  yeux  ;  je  crus  sentir  en 
Fembrassant   un  frémissement  qui  jusque  *  là 
m  avoit  été  inconnu.  Plus  cette  émotion  me  fut 
délicieuse ,  plus  elle  me  fit  de  peur.  Je  m'alarmai 
comme  d'un  crime  d'un  sentiment  qui  n'existoit 
peut-être  que  parcequll  n'étoit  plus  criminel.  Je 
pensai  trop  que  ton  amant  ne  Fétoit  plus  et  qu'il 
ne  pouvoit  plus  l'être  ;  je  sentis  trop  qu'il  étoit 
libre  et  que  je  Fétois  aussi.  Tu  sais  le  reste ,  ai- 
mable cousine  ;  mes  frayeurs ,  mes  scrupules  te 
furent  connus  aussitôt  qu'à  moi.  Mon  cœur  sans 
expérience  s'intimidoit  tellement  d'un  état   si 
nouveau  pour  lui ,  que  je  me  reprochois  mon 
empressement  de  te  rejoindre ,  comme  s'il  n'eût 
pas  précédé  le  retour  de  cet  ami.  Je  n'aimois 


SIXIÈME  PARTIE.  4^1 

point  qu  il  fut  préciaément  qù  je  desirôis  si  fort 
d'être ,  et  j^  crois  que  j  aurois  moins  souffert  de 
sentir  ce  désir  plus  tiède  que  d'imaginer  qu  il  ne 
fût  pas  tout  pour  toi. 

Enfin ,  je  te  rejoignis ,  et  je  lus  presque  ras- 
surée. Je  m'étois  moins  reproché  ma  fbiblesse 
après  t'en  avoir  fait  laveu  ;  près  de  toi  je  me  la 
reprocbois  moins  encore  :  je  crus  m*ètre  mise  à 
mon  tour  sous  ta  garde,  et  je  cessai  de  craindre 
pour  moi.  Je  résolus  ,  par  ton  conseil  même  , 
4e  ne  point  changer  de  conduite  avec  lui.  U  est 
constant  qu'une  plus  grande  réserve  eût  été  une 
espèce  de  déclaration  ;  et  ce  n  étoit  que  trop  de 
eelles  qui  pouvoient  m'échapper  malgré  moi, 
sans  en  faire  une  volontaire.  Je  continuai  donc 
d'être  badine  par  honte  et  familière  par  modes- 
tie. Mais  peut-être  tout  cela ,  se  faisant  moins 
aaturellement ,  ne  se  faisoit-il  plus  avec  la  mê- 
me mesure.  De  folâtre  que  j  etois  je  devins  tout- 
à-iait  folle  ;  et  ce  qui  m  en  accrut  la  confiance 
fîit  de  sentir  que  je  pouvois  Tétre  impunément. 
Soit  que  1  exemple  de  ton  retour  à  toi-même 
me  donnât  plus  de  force  pour  t'imiter,  soit  que 
ma  Julie  épure  tout  ce  qui  l'approche,  je  me 
trouvai  tout-à-fait  tranquille ,  et  il  ne  me  resta 
de  mes  premières  émotions  quun  sentiment 
très  doux ,  il  est  vrai,  mais  calme  et  paisible,  et 
qui  ne  demandoit  rien  de  plus  à  mon  cœur  que 
la  durée  de  Fétat  où  j'étois. 

Ou» ,  chère  amie ,  je  suis  tendre  et  sensible 
aussi  bien  que  to.i  ;  mais  je  le  suis  d  une  autre 

4.  36 


4o2  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

manière  :  mes  affections  sont  plus  vives ,  les 
tiennes  sont  plus  pénétrantes.  Peut-être  avec 
des  sens  plus  animés  ai -je  plus  de  ressources 
pour  leur  donner  le  change  ;  et  cette  même  gaieté 
qui  coûte  Tinnocence  à  tant  d autres  me  la  tou- 
jours conservée.  Ce  na  pas  toujours  été  sans 
peine,  il  faut  lavouer.  Le  moyen  de  rester  veuve 
à  mon  âge ,  et  de  ne  pas  sentir  quelquefois  que 
les  jours  ne  sont  que  la  moitié  de  ma  vie?  Mais, 
comme  tu  las  dit  et  comme  tu  l'éprouves ,  la  sa- 
gesse est  un  grand  moyen,  d  être  sage  ;  car ,  avec 
toute  ta  bonne  contenance ,  je  ne  te  crois  pas 
dans  un  cas  fort  différent  du  mien.  C  est  alors  que 
lenjouement  vient  à  mon  secours ,  et  fait  plus 
peut-être  pour  la  vertu  que  n'eussent  fait  les 
graves  leçons  de  la  raison.  Combien  de  fois  dans 
le  silence  de  ia  nuit ,  où  1  on  ne  peut  s'échapper 
à  soi-même ,  j'ai  chassé  des  idées  importunes  en 
méditant  des  tours  pour  le  lendemain  !  combieu 
de  fois  j'ai  sauvé  les  dangers  d'un  têle-à-tête  par 
une  saillie  extravagante  !  Tiens ,  ma  chère ,  il  y 
a  toujours,  quand  on  est  foible,  un  moment  où 
la  gaieté  devient  sérieuse ,  et  ce  moment  ne  Vien- 
dra point  pour  moi  :  voilà  ce  que  je  crois  sentir 
et  de  quoi  je  t'ose  répondre. 

Après  cela ,  je  te  confirme  librement  tout  ce 
que  je  t'ai  dit  dans  l'Elysée  sur  l'attachement  que 
j'ai  senti  naitre,  et  sur  tout  le  bonheur  dont  j'ai 
joui  cet  hiver.  Je  m'en  livrois  de  meilleur  cœur 
au  charme  de  vivre  avec  ce  que  j'aime  en  sen- 
tant que  je  ne  desirois  rien  de  plus.  Si  ce  temps 


SIXIÈME  PABTIË.  4o3 

eût  duré  toujours,  je  nen  aurois  jamais  sou* 
haité  un  autre.  Ma  gaieté  venoit  de  contente- 
ment ,  et  non  d  artifice.  Je  tournois  en  espiè- 
glerie le  plaisir  de  m'occuper  de  lui  sans  cesse  : 
je  sentois  quen  me  bornant  à  rire  je  ne  m ap- 
prètois  point  de  pleurs. 

Ma  foi,  cousine,  jaî  cru  m  apercevoir  quel- 
quefois que  le  jeu  ne  lui  déplaîsoit  pas  trop  à 
lui-même.  Le  ruse  n  étoit  pas  fâché  d  être  fâché; 
et  il  ne  s  apaisoit  avec  tant  de  peine  que  pour 
se  faire  apaiser  plus  long-temps.  J  en  tirois  oc- 
casion de  lui  tenir  des  propos  assez  tendres  en 
paroissant  me  moquer  de  lui  ;  c  ctoit  à  qui  des 
deux  seroit  le  plus  enfant.  Un  jour  quen  ton 
absence  il  jouoit  aux  échecs  avec  ton  mari ,  et 
que  je  jouois  au  volant  avec  la  Fanchon  dans 
la  même  salle,  elle  a  voit  le  mot,  et  j'observois 
notre  philosophe.  Â  son  air  humblement  fier  et 
à  la  promptitude  de  ses  coups,  je  vis  qu'il  avoit 
beau  jeu.  La  table  étoit  petite ,  et  Féchiquier  dé- 
bordoit.  J  attendis  le  moment  ;  et,  sans  paroftre 
y  tâcher ,  d'un  revers  de  raquette*  je  renversai 
Féchec-^t-mat.  Tu  ne  vis  de  tes  jours  pareille 
colère  :  il  étoit  si  furieux,  que,  lui  ayant  laissé 
le  choix  dun  soufflet  ou  d'un  baiser  pour  ma 
pénitence,  il  se  détourna  quand  je  lui  présentai 
la  joue.  Je  lui  demandai  pardon ,  il  fut  inflexible. 
Il  m  auroit  laissée  à  genoux  si  je  m  y  étois  mise. 
Je  finis  par  lui  faire  une  autre  pièce  qui  lui  fit 
oublier  la  première  ,  et  nous  Âmes  meilleurs 
amis  que  jamais. 


4o4  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Avec  une  autre  méthode  infailliblemeiit  je 
m  en  serois  moins  bien  tirée  ;  et  je  m  apenjus 
une  fois  que,  si  le  jeu  fût  devenu  sérieux,  il 
eût  pu  trop  Tètre.  C'étoit  un  soir  quil  nous  ac* 
compagnoit  ce  duo  si  simple  et  si  touchant  de 
Léo ,  Fado  a  morir^  hen  mio.  Tu  chantois  avec 
assez  de  négligence  ;  je  n  en  faisois  pas  de  même; 
et ,  comme  j  avois  une  main  appuyée  sur  le  da* 
vecin  au  moment  le  plus  pathétique  et  où  j'étois 
moi-même  émue,  il  appliqua  sur  cette  main  un 
baiser  que  je  sentis  sur  mon  cœur.  Je  ne  connois 
pas  bien  les  baisers  de  lamour ;  mais  ce  que  je 
peux  te  dire ,  c  est  que  jamais  lamitié ,  pas  même 
la  nôtre ,  n  en  a  donné  ni  reçu  de  semblable  à 
celui-là.  Hé  bien  !  mon  enfant,  après  de  pareils 
moments  que  devient-on  quand  on  s'en  va  rêver 
seule  et  qu  on  emporte  avec  soi  leur  souvenir? 
Moi  je  troublai  la  musique  :  il  fallut  danser;  je 
fis  danser  le  philosophe.  On  soupa  presque  en 
lair;  on  veilla  fort  avant  dans  la  nuit;  je  fus 
ipe  coucher  bien  lasse ,  et  je  ne  fis  qu  un  som- 
meil. 

J  ai  donc  de  fort  bonnes  raisons  pour  ne  point 
gêner  mon  humeur  ni  changer  de  manières.  Le 
moment  qui  rendra  ce  changement  nécessaire 
est  si  près,  que  ce  nest  pas  la  peine  d anticiper. 
Le  temps  ne  viendra  que  trop  tôt  d'être  prude 
et  réservée.  Tandis  que  je  compte  encore  par 
vingt ,  je  me  dépêche  d  user  de  mes  droits  ;  car, 
passé  la  trentaine ,  on  n  est  plus  folle ,  mais  ri» 
dicule.  Et  ton  épilogueur  d'homme  ose  bien  m« 


SIXIÈME  FABTIE.  4^5 

dire  qnil  ne  me  reste  que  six  mois  encore  à  re- 
tourner la  salade  avec  les  doigts.  Patience  !  pour 
paye('  ce  sarcasme  je  prétends  la  lui  retourner 
dans  six  ans;  et  je  te  jure  quil  faudra  quil  la 
mange.  Mais  revenons. 

Si  Ion  n est  pas  maître  de  ses  sentiments ,  au 
moins  on  lest  de  sa  conduite.  Sans  doute  je  de- 
manderois  au  ciel  un  cœur  plus  tranquille;  mais 
puissè-je  à  mon  dernier  jour  offrir  au  souverain 
juge  une  vie  aussi  peu  criminelle  que  celle  que 
j'ai  passée  cet  hiver  !  En  vérité ,  je  ne  me  repro^ 
chois  rien  auprès  du  seul  homme  qui  pouvoit 
me  rendre  coupable.  Ma  chère ,  il  n  en  est  pas 
de  même  depuis  quil  est  parti  :  en  m  accoutu- 
mant à  penser  à  lui  dans  son  absence,  j  y  pense 
à  tous  les  instants  du  jour;  et  je  trouve  son 
image  plus  dangereuse  que  sa  personne.  S'il  est 
loin ,  je  suis  amoureuse  ;  s  il  est  près  ,  je  ne  suis 
que  folle  :  quil  revienne,  et  je  ne  le  crains 
plus. 

Au  chagrin  de  son  éloignement  s'est  jointe 
l'inquiétude  de  son  rêve.  Si  tu  as  tout  mis  sur 
le  compte  de  1  amour,  tu  tes  trompée;  Famitic 
avoit  part  à  ma  tristesse.  Depuis  leur  départ ,  je 
te  voyois  pâle  et  changée  :  à  chaque  instant  je 
pensois  te  voir  tomber  malade.  Je  ne  suis  pas 
crédule,  mais  craintive.  Je  sais  bien  qu un  songo 
n  amène  pas  un  événement,  mais  jai  toujours 
peur  que  levènement  n  arrive  à  sa  suite.  A  peine 
ce  maudit  rêve  m  a-t*il  laissé  une  nuit  tranquille, 
jusqu  a  ce  que  je  t'aie  vue  bien  remise  et  re- 


4o6  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

prendre  tes  couleurs.  Dussé<*je  avoir  mis  sans  le 
savoir  un  intérêt  suspect  à  cet  empressement,  il 
est  sur  que  j*aurois  donné  tout  au  monde  pour 
qu'il  se  fut  montré  quand  il  s  en  retourna  comme 
un  imbécille.  Enfin  ma  vaine  terreur  s  en  est  al- 
lée avec  ton  mauvais  visage.  Ta  santé,  ton  ap* 
petit,  ont  plus  fait  que  tes  plaisanteries;  et  je 
tai  vue  si  bien  argumenter  à  table  contre  mes 
frayeurs,  quelles  se  sont  tout-à^fait  dissipées. 
Pour  surcroît  de  bonheur  il  revient  ;  et  j  en  suis 
charmée  à  tous  égards.  Son  retour  ne  malarme 
point ,  il  me  rassure  ;  et  sitôt  que  nous  le  ver- 
rons, je  ne  craindrai  plus  rien  pour  tes  jours  ni 
pour  mon  repos.  Cousine,  conserve-moi  mon 
amie ,  et  ne  sois  point  en  peine  de  la  tienne  ;  je 
réponds  délie  tant  quelle  taura...  Mais,  mon 
dieu  !  qu  ai-je  donc  qui  m*inquiéte  encore  et  me 
serre  le  cœur  sans  savoir  pourquoi?  Âh!  mon 
enfant ,  faudra-t-il  un  jour  qu  une  des  deux  sur- 
vive à  Fautre?  Malheur  à  celle  .sur  qui  doit  tom- 
ber un  sort  si  cruel  !  elle  restera  peu  digne  de 
vivre ,  ou  sera  morte  avant  sa  mort. 

Pourrois-tu  me  dire  à  propos  de  quoi  je  m'é- 
puise en  sottes  lamentations  î^  Foin  de  ces  ter- 
reurs paniques  qui  n  ont  pas  ie  sens  commun  ! 
au  lieu  de  parler  de  mort ,  parlons  de  mariage  ; 
cela  sera  plus  amusant.  Il  y  a  long-temps  que 
cette  idée  est  venue  à  ton  mari;  et  s  il  ne  m  en 
sût  jamais  parlé,  peut-être  ne  me  fut-elle  point 
venue  à  moi-même.  Depuislors  j  y  ai  pensé  quel- 
quefois ,  et  toujoui^  avec  dédain.  Fi  !  cela  vieillit 


SIXIÈME  PARTIE.  4^7 

une  jeune  veuve.  Si  j  avois  des  enfants  d  un  se- 
cond lit ,  je  me  croirois  la  grand  mère  de  ceux 
du  premier.  Je  te  trouve  aussi  fort  bonne  de 
faire  avec  légèreté  les  honneurs  de  ton  amie,  et 
de  regarder  cet  arrangement  comme  un  soin  de 
ta  bénigne  charité.  Oh  bien!  je  t'apprends,  moi, 
que  toutes  les  raisons  fondées  sur  tes  soucis 
obligeants  ne  valent  pas  la  moindre  des  mien- 
nes contre  un  second  mariage. 

Parlons  sérieusement.  Je  n  ai  pas  1  ame  assez 
basse  pour  faire  entrer  dans  ces  raisons  la  honte 
4e  me  rétracter  d  un  engagement  téméraire  pris 
tvec  moi  seule ,  ni  la  crainte  du  blâme  en  faisant 
non  devoir,  ni  Imégalité  des  fortunes  dans  un 
QS  où  tout  Vhonneur  est  pour  celui  des  deux  à 
qui  Fautre  veut  bien  devoir  la  sienne  :  mais , 
sms  répéter  ce  que  je  tai  dit  tant  de  fois  sur 
non  humeur  indépendante  et  sur  mon  éloigne- 
nent  naturel  pour  le  joug  du  mariage,  je  me 
tens  à  une  seule  objection ,  et  je  la  tire  de  cette 
v>ix  si  sacrée  que  personne  au  monde  ne  res- 
pcte  autant  que  toi.  Lève  cette  objection,  cou- 
sue ,  et  je  me  rends.  Dans  tous  ces  jeux  qui  te 
à)nnent  tant  deffroi  ma  conscience  est  tran- 
oiille.  Le  souvenir  de  mon  mari  ne  me  fait 
pint  rougir  ;  j  aime  à  lappeler  à  témoin  de  mon 
iinocence  :  et  pourquoi  craindrois-je  de  faire 
levant  son  image  tout  ce  que  je  faisois  autre- 
Us  devant  lui?  En  seroit-il  de  même,  ô  Julie , 
i  je  violois  les  saints  engagements  qui  nous 
mirent;  que  j'osasse  jurer  à  un  autre  lamour 


4o8  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

étemel  que  je  lui  jurai  tant  de  Cm»;  que  mon 
cœur  indignement  partagé,  dérobât  à  8a  n^é-* 
moire  ce  qu'il  donneroit  à  son  successeur,  et 
ne  put  sans  offenser  lun  des  deux  remplir  ce 
qu  il  doit  à  1  autre?  Cette  même  image  qui  m  est 
si  chère  ne  me  donneroit  qu  épouvante  et  qu*ef- 
froi  ;  sans  cesse  elle  viendroit  empoisonner  mon 
bonheur,  et  son  souvenir,  qui  fait  la  douceur  d6 
me  vie ,  en  feroit  le  tourment.  Comment  oses-iu 
me  parler  de  donner  un  successeur  à  mon  mari . 
après  avoir  juré  de  n  en  jamais  donner  au  tieni 
comme  si  les  raisons  que  tu  m  allègues  tetoieni 
moins  applicables  en  pareil  cas!  Us  s  aimèrent'* 
C  est  pis  encore»  Avec  quelle  indignation  verroit 
il  un  homme  qui  lui  fut  chçr  usurper  ses  droiu 
et  rendre  sa  femme  infidèle!  Enfin ,  quand  il  se- 
roit  vrai  que  je  ne  lui  dois  plus  rien  à  lui-mèm^ 
ne  dois-je  rien  au  cher  gage  de  son  amour?  d 
puis -je  croire  quil  eût  jamais  voulu  de  moi  si 
eût  prévu  que  j  eusse  un  jour  exposé  sa  filk 
unique  à  se  voir  confondue  avec  les  enfant 
dun  autre?  'r 

Encore  un  mot,  et  j  ai  fini.  Qui  ta  dit  que  (oui 
les  obstacles  viendroient  de  moi  seule  ?  En  r4 
pondant  de  celui  que  cet  engagement  regarde^ 
n  as-tu  point  plutôt  consulté  ton  désir  que  toi 
pouvoir?  Quand  tu  serois  sûre  de  son  aveu| 
n  aurois'tu  donc  aucun  scrupule  de  m  offrir  uii 
cœur  usé  par  une  autre  passion  ?  Crois-tu  que  1^ 
mien  dût  s'en  contenter ,  et  que  je  pusse  étr^ 
heureuse  avec  un  homme  que  je  ne  rendrois  paa 


SIXIÈME   PABTIË.  /{Og 

heureux  ?  Cousine ,  pense*9^y  lùieux  ;  sans  exi- 
ger  plus  d  amour  que  je  n  en  puis  ressentir  moi- 
même ,  tous  les  sentiments  que  j  accorde  je  veux 
qu  ils  me  soient  rendus  ;  et  je  suis  trop  honnête 
^mme  pour  pouvoir  me  passer  de  plaire  à  mon 
mari.  Quel  garant  as-tu  donc  de  tes  espérances  ? 
Un  t^ertain  plaisir  à  se  voir ,  qui  peut  être  Feffet 
de  la  seule  amitié  ;  un  transport  -passager ,  qui 
peutnaitre  à  notre  âge  de  la  seule  différence  du 
sexe  ;  tout  cela  suffit-il  pour  les  fonder  ?  Si  ce 
transport  eût  produit  quelque  sentiment  dura- 
ble ,  est-il  croyable  qu  il  s  en  fut  tu  non  seulement 
à  moi,  mais  à  toi ,  mais  à  ton  mari ,  de  qui  ce 
propos  n  eût  pu  qu  être  favorablement  reçu  ?  En 
a-t-il  jamais  dit  un  mot  à  personne  ?  Dans  nos 
tétes-à-têtes  a-t-il  jtimais  été  question  que  de  toi  ? 
a-t-il  jamais  été  question  de  moi  dans  les  vôtres? 
Puis-je  penser  que  s'il  avoit  eu  là-dessus  quelque 
secret  pénible  à  garderie  naurois  jamais  aperçu 
sa  contrainte,  ou  qu  il  ne  lui  seroit  jamais  échap- 
pé d'indiscrétion  ?  Enfin  ,  même  depuis  son  dé- 
part ,  de  laquelle  de  nous  deux  parle-t-il  le  plus 
dans  ses  lettres ,  de  laquelle  est-il  occupé  dans 
ses  songes  ?  Je  t  admire  de  me  croire  sensible  et 
tendre ,  et  de  ne  pas  imaginer  que  je  me  dirai 
tout  cela  !  Mais  j  aperçois  vos  ruses ,  ma  mi- 
gnonne ;  c  est  pour  vous  donner  droit  de  repré- 
sailles que  vous  m  accusez  d'avoir  jadis  sauvé 
mon  cœur  aux  dépens  du  vôtre.  Je  ne  suis  pas  la 
dupe  de  ce  touilla. 

Voilà  toute  ma  confession,  cousine  :  je  lai 


4lO  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

faite  pour  l'éclairer  et  non  pour  te  contredire. 
Il  me  reste  à  te  déclarer  ma  résolution  sur  cette 
afiaire.  Tu  connois  à  présent  mon  intérieur  aussi 
bien  et  peut*ètre  mieux  que  moi-même  :  mon 
honneur,  mon  bonheur ,  te  sont  chers  autant 
qu  à  moi  ;  et  dans  le  calme  des  passions  la  rai- 
son te  fera  mieux  voir  où  je  dois  trouver  lun  et 
l'autre.  Charge-toi  donc  de  ma  conduite  ;  je  t  en 
remets  lentière  direction.  Rentrons  dans  notre 
état  naturel  et  changeons  entre  nous  de  métier  ; 
nous  nous  en  tirerpns  mieux  toutes  deux.  Gou- 
verne ;  je  serai  docile  :  c'est  à  toi  de  vouloir  ce 
que  je  dois  faire ,  à  moi  de  faire  ce  que  tu  vou- 
dras. Tiens  mon  arae  à  couvert  dans  la  tienne  ; 
que  sert  aux  inséparables  den  avoir  deux? 

Ah  çà  !  revenons  à  présent  à  nos  voyageurs. 
Mais  j  ai  déjà  tant  parlé  de  Tun  que  je  n  ose  plus 
parler  de  lautre,  de  peur  que  la  différence  du 
style  ne  se  fit  un  peu  trop  sentir , et  que  lamitié 
même  que  j  ai  pour  TAnglois  ne  dit  trop  en  fa- 
veur du  Suisse.  Et  puis,  que  dire  sur  des  lettres 
qu  on  n  a  pas  vues  ?  Ta  devois  bien  au  moins 
menvoyer  celle  de  mylord  Edouard  :  mais  tu 
n  as  osé  lenvoyer  sans  lautre ,  et  tu  as  fort  bien 
fait...  Tu  pouvois  pourtant  faire  mieux  encore... 
Ah  !  vivent  les  duègnes  de  vingt  ans  !  elles  sont 
plus  traitables  quà  trente. 

Il  faut  au  moins  que  je  me  venge  en  t  appre- 
nant ce  que  tu  as  opéré  par  cette  belle  réserve  ; 
cest  de  me  faire  imaginer  la  lettre  en  question... 
cette  lettre  si...  cent  fois  plus  si,  quelle  ne  lest 


SIXIÈME  PARTIE.  4l< 

réellement.  De  dépit  je  me  plais  à  la  remplir  de 
choses  qui  n'y  sauroient  être.  Va  ,  si  je  n'y  suis    , 
pas  adorée ,  c  est  à  toi  que  je  ferai  payer  tout  ce 
qu'il  en  faudra  rahattre. 

En  vérité ,  je  ne  sais  après  tout  cela  comment 
tu  m'oses  parler  du  courrier  d'Italie.  Tu  prouves 
que  mon  tort  ne  fut  pas  de  l'attendre  ,  mais  de 
ne  pas  l'attendre  assez  long-temps.  Un  pauvre 
petit  quart  d'heure  de  plus ,  j'allois  au-devant 
du  paquet ,  je  m'en  emparois  la  première ,  je 
lisois  le  tout  à  mon  aise  ;  et  c  étoit  mon  tour  de 
me  faire  valoir.  I^es  raisins  sont  trop  verts.  On 
me  retient  deux  lettres  ;  mais  j'en  ai  deux  autres 
que ,  quoi  que  tu  puisses  croire  ,  je  ne  change- 
rois  sûrement  pas  contre  celles-là ,  quand  tous 
les  si  du  monde  y  seroient.  Je  te  jure  que  si  celle 
d'Henriette  ne  tient  pas  sa  place  à  côté  de  la 
tienne ,  c'est  qu'elle  la  passe ,  et  que  ni  toi  ni 
moi  n'écrirons  de  la  vie  rien  d'aussi  joli.  Et  puis 
on  se  donnera  les  airs  de  traiter  ce  prodige  de 
petite  impertinente  !  ah  !  c'est  assurément  pure 
jalousie.  En  effet ,  te  voit-on  jamais  à  genoux 
devant  elle  lui  haiser  humblement  les  deux 
mains  l'une  après  l'autre  ?  Grâce  à  toi  la  voilà 
modeste  comme  une  vierge ,  et  grave  comme  un 
Gaton  ;  respectant  tout  le  monde ,  jusqu'à  sa 
mère  :  il  n'y  a  plus  le  mot  pour  rire  à  ce  qu'elle 
dit  ;  à  ce  qu  elle  écrit ,  passe  encore.  Aussi ,  de- 
puis que  j'ai  découvert  ce  nouveau  talent ,  avant 
que  tu  gâtes  ses  lettres  comme  ses  propos,  je 
compte  établir  de  sa  chambre  à  la  jpiienne  un 


4ia  LA   NOUVELLE  HÉLQÏSE. 

courrier  dltalie  dont  on  n'e^camoteiti  point  Ie6 
paquets. 

Adieu  9  petite  cousine.  Voilà  des  réponses  qui 
t'apprendront  à  respecter  mon  crédit  renaissant. 
Je  voulois  te  parler  de  ce  pays  et  de  ses  habi- 
tants :  mais  il  faut  mettre  fin  à  ce  volume  ;  et 
puis  tu  m  as  toute  brouillée  avec  tes  fantaisies  , 
et  le  mari  ma  presque  fait  oublier  les  hôtes. 
Comme  nous  avons  encore  cinq  bu  six  jours  à 
rester  ici,  etquej  aurai  le  temps  de  mieux  revoir 
le  peu  que  j  ai  vu ,  tu  ne  perdras  rien  pour  at- 
tendre ,  et  tu  peux  compter  sur  un  second  tome 
avant  mon  départ. 


LETTRE  III. 

DE  MTLORD  EDOUARD  A  M.  DE  WOLMAR. 

Non  ,  cher  Wolmar ,  vous  ne  vous  êtes  point 
trompé  ;  le  jeune  homme  est  sûr  ;  mais  moi  je 
ne  le  suis  guère ,  et  j  ai  failli  payer  cher  lexpé- 
rience  qui  m  en  a  convaincu.  Sans  lui  je  suc-^ 
combois  moi-même  à  l'épreuve  que  je  lui  avois 
destinée.  Vous  savez  que  pour  contenter  sa  re- 
connoissance,  et  remplir  son  cœur  de  nouveaux 
objets,  j afFectois  de  donner  à  ce  voyage  plus 
d'importance  qu'il  n'en  avoit  réellement.  D'an- 
ciens penchants  à  flatter,  une  vieille  habitude  à 
suivre  encore  une  fois  ;  voilà ,  avec  ce  qui  se 
rapportoit  à  Saint-Preux ,  tout  ce  qui  m  enga- 


■« 


V 


/ 


t 


SIXIÈME  PÂBTIE.  4^3 

^oit  à  lentreprendre.  Dire  les  derniers  adieux 
aux  attachemeats  de  ma  jeunesse ,  ramener  un 
ami  parfaitement  guéri  ;  voilà  tout  le  firuit  que 
j  en  voulois  recueillir. 

Je  vous  ai  marqué  que  le  songe  de  Villeneuve 
m  avoit  laissé  des  inquiétudes  :  ce  songe  me  ren- 
dit suspects  les  transports  de  joie  auxquels  il  s  e- 
toit  livré  quand  je  lui  avois  annoncé  quil  étoit 
le  maitre  delever  vos  enfants  et  de  passer  sa  vie 
avec  vous.  Pour  mieux  lobserver  dans  les  efïii- 
sions  de  son  cœur ,  j  avois  d  abord  prévenu  ses 
difficultés  ;  en  lui  déclarant  que  je  m  etablirois 
moi-même  avec  vous,  je  ne  laissois  plus  à  son 
amitié  d  objections  à  me  faire  :  mais  de  nouvelles 
résolutions  me  firent  changer  de  langage. 

Il  n  eut  pas  vu  trois  fois  la  marquise ,  que  nous 
fumes  d'accord  sur  son  compte.  Malheureuse- 
ment pour  elle ,  elle  voulut  le  gagner ,  et  ne  fit 
que  lui  montrer  ses  artifices.  L'infortunée  !  que 
de  grandes  qualités  sans  vertu  !  que  d  amour  sans 
honneur!  Cet  amour  ardent  et  vrai  me  touchoit , 
m  attachoit ,  nourrissoit  le  mien  ;  mais  il  prit  la 
teinte  de  son  ame  noire ,  et  finit  [)ar  me  faire 
horreur.  Il  ne  fut  plus  question  d  elle. 

Quand  il  eut  vu  Liaure ,  qu  il  connut  son  cœur , 
sa  beauté  ,  son  esprit,  et  cet  attachement  sans 
exemple ,  trop  fait  pour  me  rendre  heureux ,  je 
résolus  de  me  servir  d  elle  pour  bien  éclaircir  Té- 
tât de  Saint-Preux.  Si  j  épouse  Laure,  lui  dis-je, 
mon  dessein  n  est  pas  de  la  mener  à  Londres ,  où 
quelqu'un  pourroit  la  reconnoire ,  mais  dans  des 


\ 


4l4  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

lieux  OÙ  Ton  sait  honorer  la  vertu  par-toutou 
elle  est  ;  vous  remplirez  votre  emploi ,  et  nous  ne 
cesserons  point  de  vivre  ensemble.  Si  je  ne  Vé* 
pouse  pas ,  il  est  temps  de  me  recueillir.  Vous 
connoissez  ma  maison  d'Oxfbrd-Shire ,  et  vous 
choisirez  d'élever  les  enfants  d'un  de  vos  amis , 
ou  d accompagner  lautre dans  sa  solitude. U  me 
fit  la  réponse  à  laquelle  je  pouvois  m  attendre  : 
mais  je  voulois  lobserver  par  sa  conduite.  Car 
si  pour  vivre  à  Clarens  il  favorisoit  un  mariage 
qu  il  eût  dû  blâmer ,  ou  si ,  dans  cette  occasion 
délicate ,  il  préféroit  à  son  bonheur  la  gloire  de 
son  ami ,  dans  Tun  et  dans  lautre  cas  Fépreuve 
étoit  faite ,  et  son  cœur  étoit  jugé« 

Je  le  trouvai  d'abord  tel  que  je  le  desirois, 
ferme  contre  le  projet  que  je  feignolst  d'avoir ,  et 
armé  de  toutes  les  raisons  qui  dévoient  m'em- 
pécher  d'épouser  I^aure.  Je  sentois  ces  raisons 
mieux  que  lui;  mais  je  la  voyois  sans  cesse,  et 
je  la  voyois  affligée  et  tendre.  Mon  cœur,  tout- 
à-fait  détaché  de  la  marquise ,  se  fixa  par  ce 
commerce  assidu.  Je  trouvai  dans  les  sentiments 
de  Laure  de  quoi  redoubler  rattachement  qu'elle 
m  avoit  inspiré.  J'eus  honte  de  sacrifier  à  Topi- 
nion ,  que  je  méprisois ,  lestime  que  je  devois 
à  son  mérite  :  ne  devois-je  rien  aussi  à  l'espérance 
que  je  lui  avois  donnée,  sinon  par  mes  discours, 
au  moins  par  mes  soins?Sans  avoir  rien  promis, 
ne  rien  tenir  c'étoit  la  tromper  ;  cette  tromperie 
étoit  barbare.  Enfin,  joignant  à  mon  penchant 
une  espèce  de  devoir,  et  songeant  plus  à  mon 


S'IXIÈME  PARTIE.  4^^ 

honheur  qu  à  ma  gloire  ,  j  achevai  de  Paimer  par 
raison;  je  résolus  de  pousser  la  feinte  aussi  loin 
qu  elle  pouvoit  aller ,  et  jusqua  la  réalité  même 
si  je  ne  pouvois  m  en  tirer  autrement  sans  in- 
justice. 

Cependant  je  sentis  augmenter  mon  inquié- 
tude sur  le  compte  du  jeune  homme,  voyant 
quil  ne  remplissoit  pas  dans  toute  sa  force  le 
rôle  dont  il  setoit  chargé.  Il  sopposoit  à  mes 
vues ,  il  improuvoit  le  noeud  que  je  voulois  for- 
mer ;  mais  il  combattoit  mal  mon  inclination 
naissante  ,  et  me  parloit  de  Laure  avec  tant 
d  éloges ,  qu  en  paroissant  me  détourner  de  le- 
pouser ,  il  augmentoit  mon  penchant  pour  elle. 
Ces  contradictions  malarmèrent.  Je  ne  le  trou- 
vois  point  aussi  ferme  qu  il  auroit  dû  letre  :  il 
sembloit  noser  heurter  de  front  mon  senti- 
ment 9  il  moUissoit  contre  ma  résistance ,  il  crai- 
gnoit  de  me  fâcher,  il  n  avoit  point  à  mon  gré 
pour  son  devoir  Tintrépidité  qu  il  inspire  à  ceux 
qui  laiment. 

D  autres  observations  augmentèrent  ma  dé- 
fiance ;  je  sus  qu  il  voyoit  Laure  en  secret  ;  je 
remarquois  entre  eux  des  signes  d'intelligence. 
L  espoir  de  s  unir  à  celui  qu  elle  avoit  tant  aimé 
ne  la  rendoit  point  gaie.  Je  lisois  bien  la  même 
tendresse  dans  ses  regards  ;  mais  cette  tendresse 
n  étoit  plus  mêlée  de  joie  à  mon  abord,  la  tris- 
tesse y  dominoit  toujours.  Souvent ,  dans  les 
plus  doux  épanchements  de  son  cœur,  je  la 
voyois  jeter  sur  le  jeune  homme  un  coup-d'œil 


4l6  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

à  la  dérobée ,  et  ce  coup-d  œil  étoit  suivi  de  quel- 
ques larmes  qu  on  cfaerchoit  à  me  cacher.  Enfia 
le  mystère  fut  poussé  au  point  que  j'en  fus  alarmé. 
Jugez  de  ma  surprise.  Que  pouvois-je  penser? 
N  a  vois -je  réchauffé  quun  serpent  dans  mon 
sein?  Jusquoù  nosois-je  point  porter  mes  soup- 
çons et  lui  rendre  son  ancienne  injustice!  Foi- 
blés  et  malheureux  que  nous  sommes  !  c  est  nous 
qui  faisons  nos  propres  maux.  Pourquoi  nous 
plaindre  que  les  méchants  nous  tourmentent, 
si  les  bons  se  tourmentent  encore  entre  eux? 

Tout  cela  ne  fit  qu'achever  de  me  déterminer. 
Quoique  j'ignorasse  le  fond  de  cette  intrigue ,  je 
yoyois  que  le  cœur  de  Laure  étoit  toujours  le 
même;  et  cette  épreuve  ne  me  la  rendoit  que 
plus  chère.  Je  me  proposois  d'avoir  une  expli- 
cation avec  elle  avant  la  conclusion;  mais  je 
voulois  attendre  jusqu'au  dernier  moment,  pour 
prendre  auparavant  par  moi-même  tous  les 
éclaircissements  possibles.  Pour  lui,  jetois  ré- 
solu de  me  convaincre,  de  le  convaincre,  enfin 
d  aller  jusqu'au  bout  avant  que  de  lui  rien  dire 
ni  de  prendre  un  parti  par  rapport  à  lui,  pré- 
voyant une  rupture  infaillible,  et  ne  voulant  pas 
mettre  un  bon  naturel  et  vingt  ans  d'honneur  en 
balance  avec  des  soupçons. 

La  marquise  n  ignoroit  rien  de  ce  qui  se  pas- 
soit  entre  nous.  Elle  avoit  des  épies  dans  le  cou- 
vent de  Laure,  et  parvint  à  savoir  qu'il  étoit 
question  de  mariage.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  réveiller  ses  ftireurs  :  elle  m'écrivit  des  kt- 


SIXIÈME   PARTIE.  4^7 

très  menaçantes.  Elle  fit  plus  que  d'écrire;  mais 
comme  ce  netoit  pas  la  première  fois,  et  que 
nous  étions  sur  nos  gardes,  ses  tentatives  furent 
vaines.  Jeus  seulement  le  plaisir  de  voir  dans 
loccasion  que  Saint-Preux  savoit  payer  de  sa 
personne,  et  ne  marchandoit  pas  sa  vie  pour 
sauver  celle  d'un  ami. 

Vaincue  par  les  transports  de  sa  rage ,  la  mar- 
quise tomba  malade  et  ne  se  releva  plus.  Ce  fut 
là  le  terme  de  ses  tourments  (i)  et  de  ses  crimes. 
Je  ne  pus  apprendre  son  état  sans  en  être  affligé. 
Je  lui  envoyai  le  docteur  Esv^in;  Saint-Preux  y 
fut  de  ma  part  :  elle  ne  voulut  voir  ni  lun  ni 
lautre^  elle  ne  voulut  pas  même  entendre  parler 
de  moi ,  et  m  accabla  d'imprécations  horribles 
chaque  fois  quelle  entendit  prononcer  mon 
nom.  Je  gémis  sur  elle ,  et  sentis  mes  blessures 
prêtes  à  se  rouvrir.  La  raison  vainquit  encore  ; 
mais  j'eusse  été  le  dernier  des  hommes  de.  songer 
au  mariage ,  tandis  qu'une  femme  qui  me  fut  si 
chère  étoit  à  l'extrémité.  Saint-Preux ,  craignant 
qu'enfia  je  ne  pusse  résister  au  désir  de  la  voir , 
me  proposa  le  voyage  de  Naples ,  et  j'y  consentis. 
Le  surlendemain  de  notre  arrivée,  je  le  vis 
entrer  dans  ma  chambre  avec  une  contenance 
ferme  et  grave,  et  tenant  une  lettre  à  la  main. 
Je  m'écriai  :  La  marquise  est  morte  !  Plut  à  Dieu  ! 
reprit-il  froidement  ;  il  vaut  mieux  n'être  plus 

(i)  Par  la  lettre  de  mylord  Edouard  ci-devant  suppri- 

•  mée,  on  voit  qu'il  pensoit  qu^à  la  mort  des  méchants  leur» 

•  âmes  ëtoient  anéanties. 


4. 


•  / 


4l.8  LA  lAÔUVËLLÊ  AÉLOÏSE. 

que  d'exister  pour  mal  ffdre.  Mais  ce  n  est  pa» 
d'elle  que  je  viens  vous  parler;  écoutez -moi. 
J'attendis  en  silence. 

Mylord,  me  dit- il,  en  me  donnant  le  saint 
nom  d'ami  vous  m'apprttes  à  le  porter.  J'ai  rem- 
pli la  fonction  dont  vous  m  ave2  chargé  ;  et ,  vous 
voyant  prêt  à  vous  oublier ,  j'ai  dû  vous  rappeler 
à  vous-même.  Vous  n'avez  pu  rompre  une  chaîne 
que  par  une  autre.  Toutes  deux  étoient  indignes 
de  vous.  Su  n  eût  été  question  que  d  un  mariage 
inégal,  je  vous  aurois  dit,  songez  que  vous  êtes 
pair  d'Angleterre ,  et  renoncez  aux  honneurs  du 
inonde,  bu  respectez  lopinion.  Mais  un  mariage 
abject  !  .  .  .  vous  !  .  .  .  Choisissez  mieux  votre 
épouse.  Ce  nest  pas  assez  qu  elle  soit  vertueuse , 
elle  doit  être  sans  tache.  .  .  la  femme  d'Edouard 
Bomston  n'est  pas  facile  à  trouver.  Voyez  ce-  que 
j'ai  fait. 

Alors  il  me  remit  la  lettre.  Elle  étoit  de  Laure. 
Je  ne  l'ouvris  pas  sans  émotion.  «  L'amour  a 
«  vaincu ,  me  disoit-elle  :  vous  avez  voulu  m'é- 
V  pouser;  je  suiâ  contente.  Votre  ami  ma  dicté 
u  mon  devoir  ;  je  le  remplis  sans  regret.  En  vous 
«  déshonorant  j  aurois  vécu  malheureuse  ;  en 
tt  vous  laissant  votre  gloire  je  crois  la  partager. 
tf  Le  sacrifice  de  tout  mon  bonheur  à  un  devoir 
(c  si  cruel  me  fait  oublier  la  honte  de  ma  jeu- 
tt  nesse.  Adieu  ;  dès  cet  instant  je  cesse  d'être  en 
u  votre  pouvoir  et  au  mien.  Adieu  pour  jamais. 
u  O  Edouard  !  ne  portez  pas  le  désespoir  dans 
«  ma  retraite  ;  écoutez  mon  dernier  vœu.   Ne 


SIXIÈME  PARTIE.  4^9 

«  donnez  à  ùuUe  autre  une  place  ()ue  je  n'ai  pu 
«f  remplir.  11  fut  au  monde  un  cœur  lait  pour 
«  vous,  et  c'étoit  celui  de  Laure.  » 

Lagitation  m empéchoit  de  parler.  Il  profita 
de  mon  silence  pour  me  dire  qu  après  mon  dé^ 
part  elle  avoit  pris  le  voile  dans  le  couvent  où 
elle  et  oit  pensionnaire;  que  la  cour  de  Rome  ^ 
informée  quelle  devoit  épouser  un  luthérien, 
avoit  donné  des  ordres  pour  m'empècber  de  la 
revoir;  et  il  m'avoua  franchement  quil  avoii 
pris  tous  ces  soins  de  concert  avec  elle.  Je  ne 
m  opposai  point  à  vos  projets,  continua-t-il, 
aussi  vivement  que  je  Taurois  pu,  craignant  un 
retour  à  la  marquise ,  et  voulant  donner  le  change 
à  cette  ancienne  passion  par  celle  de  Lâure.  En 
vous  voyant  aller  plus  loin  quil  ne  falloit,  je  fis 
d'abord  parler  la  raison  ;  mais,  ayant  trop  acquis 
par  mes  propres  fautes  le  droit  de  me  défier 
d'elle ,  je  sondai  le  cœur  de  Laure  ;  et ,  y  trouvant 
tonte  la  générosité  qui  est  inséparable  du  véri- 
table amour,  je  m  en  prévalus  pour  la  porter  au 
sacrifice  quelle  vient  de  faire.  L'assurance  de 
n'être  plus  l'objet  de  votre  mépris  lui  releva  le 
courage  et  la  rendit  plus  digne  de  votre  estimé. 
Elle  a  fait  son  devoir;  il  feut  faire  le  vôtre. 

Alors  «'approchant  avec  transport ,  il  me  dit 
en  me  serrant  contre  sa  poitrine  :  Ami,  je  lis, 
dans  le  sort  commun  que  le  ciel  nous  envoie, 
la  loi  cotkimune  qu'il  nous  prescrit.  Le  régne  de 
Famour  est  passé,  que  celui  de  l'amitié  com- 
mence ;  mon  cœur  n'entend  plus  que  sa  voix 

37. 


420  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

.  sacrée  9  il  ne  connoit  plus  d  autre  chaîne  que 
celle  qui  me  lie  à  toi.  Choisis  le  séjour  que  tu 
veux  habiter;  Clarens,  Oxford, Londres,  Paris, 
ou  Rome;  tout  me  convient ,  pourvu  que  nous  y 
vivions  ensemble.  Va ,  viens  ou  tu  voudras ,  cher- 
che un  asile  en  quelque  lieu  que  ce  puisse  être , 
je  te  suivrai  par-tout  :  j  en  fais  le  serment  solen- 
nel à  la  face  du  Dieu  vivant,  je  ne  te  quitte  plus 
qua  la  mort. 

Je  fus  touché.  Le  zèle  et  le  feu  de  cet  ardent 
jeune  homme  éclatoient  dans  ses  yeux.  J  oubliai 
la  marquise  et  Laure.  Que  peut-on  regretter  au 
monde  quand  on  y  conserve  un  ami  ?  Je  vis  aussi^ 
par  le  parti  qu'il  prit  sans  hésiter  dans  cette  occa- 
sion, qu'il  étoit  guéri  véritablement  et  que  vous 
n  aviez  pas  perdu  vos  peines  ;  enfin  j'osai  croire , 
par  le  vœu  qu'il  fit  de  si  bon  cœur  de  rester  atta- 
ché à  moi ,  qu'il  l'étoit  plus  à  la  vertu  qu'à  ses 
anciens  penchants.  Je  puis  donc  vous  le  ramener 
en  toute  confiance.  Oui ,  cher  Wolmar ,  il  est 
digne  d'élever  des  hommes ,  et ,  qui  plus  est , 
d'habiter  votre  maison. 

Peu  de  jours  après  j'appris  la  mort  de  la  mar^ 
quise.  Il  y  avpit  long- temps  pour  moi  qu'elle 
étoit  morte;  cette  perte  ne  me. toucha  plus.  Jus- 
qu'ici j'avois  regardé  le  mariage  comme  une  dette 
que  chacun  contracte  à  sa  naissance  envers  son 
espèce,  envers  son  pays,  et  j'avois  résolu  de  me 
marier  moins  par  inclination  que  par  devoir. 
J'ai  changé  de  sentiment.  L'obligation  de  se  ma- 
rier n'est  pas  commune  à  tous  ;  elle  dépend  pour 


SIXIÈATE  PARTIE.  4^r 

chaque  homme  de  Fétat  où  le  sort  Fa  placé  :  cest 
pour  le  peuple ,  pour  l'artisan ,  pour  le  villageois  j 
pour  les  hommes  vraiment  utiles ,  que  le  célibat 
est  illicite  ;  pour  les  ordres  qui  dominent  les  au* 
très,  auxquels  tout  tend  sans  cesse,  et  qui  ne 
sont  toujours  que  trop  remplis,  il  est  permis  et 
même  convenable-.  Sans  cela ,  Fétat  ne  &it  que  se 
dépeupler  par  la  multiplication  des  sujets  qui 
lui  sont  à  charge.  Les  hommes  auront  toujours 
assez  de  maîtres ,  et  FAngleterre  manquera  plu-^ 
tôt  de  laboureurs  que  de  pairs.  ' 

Je  me  crois  donc  libre  et  maître  de  moi  dans 

la  condition  où  le  ciel  ma  fait  naître.  A  Fàge  où 

»  •  • 

je  suis  on  ne  répare  plus  les  pertes  que  mon 
cœur  a  faites.  Je  le  dévoue  à  cultiver  ce  qui  me 
reste ,  et  ne  puis  mieux  le  rassembler  qu  à  CFa- 
rens.  J  accepte  donc  toutes  vos  offres ,  sous  leâ 
conditions  que  ma  fortune  y  doit  mettre ,  afin 
qu  elle  ne  me  soit  pas  inutile.  Après  l'engage- 
ment qu  a  pris  Saint^Preux ,  je  n  ai  plus  d  autre 
moyen  de  le  tenir  auprès  de  vous  que  d  y  de- 
meurer moi-même;  et  si  jamais  il  y  est  de  trop , 
il  me  suffira  d  en  partir.  Le  seul  embarras  qui 
me  reste  est  pour  mes  voyages  d'Angleterre; 
car,  quoique  je  naie  plus  aucun  crédit  dans  le 
parlement ,  il  me  suffit  d  en  être  membre  pour 
faire  mon  devoir  jusqu  a  la  fin.  Mais  j  ai  un  col- 
lègue et  un  ami  sûr  que  je  puis  charger  de  ma 
voix  dans  les  affaires  courantes.  Dans  les  occa- 
sions où  je  croirai  devoir  m'y  trouver  moi-mê- 
me y  notre  élève  pourra  m  accompagner ,  même 


^2%  LA  NOUVELLE  H^LOISE. 

avec  les  sieps  quaod  ib  seroDt  un  peu  plu9 
grands ,  et  que  vous  voudrez  bien  nous  les  con* 
fier.  Ces  voyages  ne  sa^roient  que  leur  être 
utiles  et  ne  seront  pas  assez  longs  pour  affliger 
beaucoup  leur  mère. 

Je  n  ai  point  montré  cette  lettre  à  St.-Preux  ; 
ne  la  montrez  pas  entière  à  vos  daines  :  il  con- 
vient que  le  projet  de  cette  épreuve  i^e  soit  ja«» 
mais  copnu  que  de  vous  et  4^  moi.  Au  surplus , 
ne  leur  cacbez  rien  de  ce  qui  £ût  boi^neur  à  mon 
digne  ami ,  même  à  nies  dépens.  Adieu ,  cher 
Wolmar.  Je  vous  envoie  les  dessins  de  mon 
pavillon  ;  réformez ,  changez  comme  il  vous 
plaira  ;  mais  faites*y  travailler  dès^-préseqt  «  sil 
se  peut.  J'en  vpulois  ôter  le  salon  de  musique  ; 
car  tous  mes  goûts  sont  éteints ,  et  je  ne  me 
soucie  plus  de  rien.  Je  le  laisse,  à  la  prière  de 
Saint-Preux ,  qui  se  propose  d  exercer  dans  cq 
salon  vos  enfants.  Vous  recevrez  aussi  quelques 
livres  ppur  laugmentation  de  votre  bibliothè- 
que ;  mais  que  trouverez-vous  de  nouveau  dans 
des  livres  ?  O  Wolmar  !  il  ne  vous  manque  que 
d  apprendre  a  lire  dans  celui  de  la  nature  pour 
être  le  plus  sage  des  mortels. 


I 


LETTRE  IV. 

DE  M.  Di;  WOLMAU  A  IITLORD  tPQCARD. 

J  E  me  suis  dtteiouiu ,  cher  Bomston ,  nu  déoQue? 
ment  de  vos  longues  aveptures.  U  eût  paru  bien 
'étrange  qu'ayant  résisté  si  long  r  temps  à  yof 
penchants ,  vous  eussiez  attendu ,  pour  vpus 
laisser  vaincre ,  qu  un  ami  vint  vous  soutenir , 
quoiqu'4  vrai  dire  on  soit  souvent  pli|S  fqible  en 
s  appuyant  sur  un  autre  que  .qu^d  on  ne  compta 
que  sur  soi.  J  avoue  pourtant  que  je  f|i9  alarmé 
de  votre  dernière  lettre ,  où  vous  m  annonciez 
votre  niariage  av^c  Laiire  comme  uqe  araire 
absolument  décidée.  Je  doutai  d^  révénement 
malgré  votre  assurance  ;  et ,  si  mon  attente  eût 
été  trompée ,  de  mes  jours  je  n  aurois  revu  Saintr 
Preux.  Vous  five^  lait  toiis  deux  ce  que  j  avois 
espéré  de  l'un  et  de  lamre ,  et  vous  avez  trop 
iHen  justifié  le  jugement  que  j'avois  porté  die 
vous ,  pour  que  je  ne  soi3  pas  charmé  de  vpus 
voir  reprendre  pos  pnmîer^  arrangfsmentf.  Ver 
nez ,  hommes  rares ,  augmepter  et  piirt^^r  Ifi 
bonheur  de  cette  maison.  Quoi  qp  il  ep  sçit  de 
l'espoir  des  croyants  danf  lauire  vi^e  y  j'^me  4 
passer  avec  eu|:  celle-ci ,  et  je  seps  que  vouy  ipe 
convenez  tous  mieux  tds  que  vous  êtes  que  s^ 
vous  aviez  le  malheur  de  penser  comme  pioi. 
Au  reste ,  vous  savez  ce  que  je  yous  dis  dur 


^24  l'A  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

don  sujet  à  votre  départ.  Je  n  avois  pas  besoin 
pour  le  juger  de  votre  épreuve ,  car  la  mienne 
étoit  faite  ,  et  je  crois  le  connottre  autant  qu  un 
homme  en  peut  connoitre  un  autre.  J'ai  d  ail- 
leurs plus  d'une  raison  de  compter  sur  son  cœur, 
et  de  bien  meilleures  cautions  de  lui  que  lui- 
même.  Quoique  dans  votre  renoncement  au  ma- 
riage il  paroisse  vouloir  vous  imiter,  peut-être 
trouverez-yous  ici  de  quoi  l'engager  à  changer 
de  système.  Je  m'expliquerai  mieux  après  votre 
retour. 

•  Quant  à  vous ,  je  trouve  vos  distinctions  sur 
le  célibat  toutes  nouvelles  et  fort  subtiles.  Je  les 
crois  même  judicieuses  pour  le  politique  qui  ba- 
lance les  forces  respectives  de  Fétat  afin  den 
Maintenir  l'équilibre.  Mais  je  ne  sais  si  dans  vos 
principes  ces  raisons  sont  assez  solides  pour  dis- 
penser le*  particuliers  de  leur  devoir  envers  la 
ilature.  Il  sembleroit  que  la  vie  est  un  bien  qu'on 
tie  reçoit  qu'à  la  charge  de  le  transmettre ,  une 
sorte  de  substitution  qui  doit  passer  de  race  en 
race ,  et  que  quiconque  eut  un  père  est  obligé 
de  le  devenir.  C'étoit  votre  sentiment  jusqu'ici  » 
c  étoit  une  des  raisons  de  votre  voyage  ;  mais  je 
sais  d'où  vous  vient  cette  nouvelle  philosophie , 
et  j'ai  vu  dans  le  billet  de  Laure  un  argument 
auquel  votre  cœur  n'a  point  de  réplique. 

La  petite  cousine  est  depuis  huit  ou  dix  jours 
à  Genève  avec  sa  famille  pour  des  emplettes  et 
d'autres  affaires.  Nous  l'attendons  de  retour  de 
jour  en  jour.  J'ai  dit  à  ma  fenoime  de  votre  lettre 


Dixième  partie.  4^5. 

tout  ce  qu  elle  en  devoir  savoir.  Nous*avions  ap- 
pris par  M.  Miol  que  le  mariage  éloit  rofnpu  ; 
mais  elle  ignoroit  la  part  qu  avoit  Saint-Preux  à 
cet  événement.  Soyez  sûr  qu  elle  n  apprendra  ja- 
mais qu  avec  la  plus  vive  joie  tout  ce  quil  fera 
pour  mériter  vos  bienfaits  et  justifier  voire  es- 
time. Je  lui  ai  montré  les  dessins  de  votre  pa- 
villon ;  elle  les  trouve  de  très  bon  goût  :  nous  y 
ferons  pourtant  quelque  changement  que  le  lo- 
cal exige,  et  qui  rendront  votre  logement  plus 
commode  ;  vous  les  approuverez  sûrement.  Nous 
attendons  la  vis  de  Claire  avant  dy  toucher  ; 
car  vous  savez  qu'on  ne  peut  rien  faire  sans  elle. 
En  attendant  j  ai  déjà  mis  du  monde  en  œuvre , 
et  j  espère  quavant  Thiver  la  maçonnerie  sera 
fort  avancée. 

Je  vous  remercie  de  vos  livres  ;  mais  je  ne  lis 
plus  ceux  que  j  entends ,  et  il  est  trop  tard  pour 
apprendre  à  lire  ceux  que  je  n  entends  pas.  Je 
suis  pourtant  moins  ignorant  que  vous  ne  m'ac- 
cusez de  Têtre.  Le  vrai  livre  de  la  nature  est 
pour  moi  le  cœur  des  hommes ,  et  la  preuve  que 
j'y  sais  lire  est  dans  mon  amitié  pour  vous. 


LETTRE  V. 

DE  MADAME  d'ORBE  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

J'ai  bien  des  griefs,  cousine  ,  à  la  chaîne  dé  ce 
séjour.  Le  plus  grave  est  qu'il  me  donne  envie 


4^6  LA  NOUVELLE  HÉLOÎSE. 

d  y  rester,  l^a  ville  est  charmante ,  les  habitant 9 
soDt  hospitaliers,  les  mqpurs  sont  honnêtes;  et 
la  liberté,  que  j aime  sur  toutes  choses,  sembla 
%Y  être  réfugiée.  Plus  je  contemple  ce  p^tit  état^ 
plus  je  trouve  qu  il  est  beau  d  avoir  une  patrie  ; 
et  Pieu  garde  de  mal  tous  ceux  qui  pensent  ea 
avoir  une,  et  nont  poiirt^pt  quun  pay$!  Pouc 
Hioi ,  je  ^ns  qi^e  si  j  etpis  née  dans  celui-ci,  j  aur 
rois  lame  toiffe  romaine.  Je  n oserais  pourtant 
p$is  trop  4i^e  i^  présent , 

Rome  n'est  plus  à  Rome ,  elle  est  toute  où  je  suis  ; 

car  j'afifoi^  peur  que  dans  ta  malice  tu  n  allasse» 
penser  le  contraire.  Mais  pourquoi  donc  Rome  1 
et  toujpiir^  Rom^  ?  restons  à  Genève. 

Je  ne  te  dirai  rien  de  laspect  du  pays.  Il  res- 
semble au  kôtre ,  ^^cepté  qu  il  est  nipins  mon- 
tueiix ,  pl(is  ch^^lpêtre ,  et  qu  il  n  a  pas  des  cha- 
lets si  voisins  (1).  Je  ne  te  dirai  riep  non  p}us  du 
gouvernement.  Si  Diei)  ne  t  aide ,  mon  père  t  en 
parlera  4^  reste  :  il  passe  toute  la  journée  à  pcH 
litiquer  avec  les  magistrats  dans  la  joie  de  son 
cœur  ;  et  je  }e  voM  déjà  très  m^l  édifié  que  |a 
gazette  parle  si  peu  de  Genève.  Tu  peux  juger 
de  leurs  conférences  par  mes  lettres.  Quand  ils 
m'excèdent ,  je  me  dérobe,  et  je  t  ennuie  pour  me 
désennuyer. 

Tout  ce  qui  me^t  resté  de  leurs  longs  eptre«* 
tiens,  cest  beaucoup  d  estime  pour  le  grand  sens 

(i)  yéditeur  les  croit  un  peu  rapprochés. 


SIXIEME  PARTIE.  4^7 

qui  régne  en  cette  yiWe.  A  voir  lacdon  et  réac- 
tion mutuelles  ç|e  toutes  les  parties  de  Tétat  qui 
le  tieunent  en  équilibre ,  on  ne  peut  douter  qu  il 
d'y  ait  plus  d  art  et  de  vrai  talent  employés  au 
gouvernement  de  cette  petite  république  quà 
ce]ui  des  plus  vastes  empires,  où  tout  se  soutient; 
p£|r  s^  propre  masse ,  et  où  les  rênes  de  Tétat 
peuvent  tomber  entre  les  mains  d  uq  sqt  sans 
que  les  ^£&ires  cessent  daller.  Je  te.  réponds 
qu'il  n  en  seroit  pas  de  même  ici.  Je  n  entends 
jamais  parler  à  mon  père  de  tous  ces  grands  mi- 
nistres des  grandes  cours  sans  songer  à  ce  pau- 
vre musicien  qui  i^iarbouilloit  si  fièrement  sur 
notre  grand  orgue  (i)  à  Lausanne ,  et  qui  se 
croyoit  un  fort  habile  homme  parcequ  il  faisoil 
beaucoup  d^  bruit.  Ces  gens-ci  nont  qu  une  pe- 
tite épinette;  mais  ils  en  savent  tirer  une  bonne 
harmonie,  quoiquelle  soit  souvent  assez  mal 
daccord. 

Je  ne  te  dirai  rien  non  plus...  Mais  4  force  de 
ne  te  rien  dire  je  ne  finirais  pas.  Parlons  de  quel* 
que  chose  pour  avoir  plus  tôt  fait.  Le  Genevois 
est  de  tous  les  peuples  du  monde  celui  qui  ca- 
che le  moins  son  caractère  et  qu'on  connott  le 
plus  promptement.  Ses  mœurs,  ses  vices  même, 
sont  mêlés  de  franchise.  D  se  sent  naturellement 

(i)  Il  y  SLVoii  gnmde  orgue.  Je  remsirqucrai ,  pqurc^ux 
de  nos  Suisses  et  jGenevois  qui  se  piquent  de  parler  cor- 
rectement, que  le  mot  orgue  est  masculin  au  singulier, 
féminin  au  pluriel ,  et  s'eipploie  égul^ment  daas  les  deux 
aombres;  mais  le  singulier  «st  plus  élégant. 


4^3  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

bon  ;  et  cela  lui  suffit  pour  ite  pas  craindre  de 
se  monlrer  tel  quil  est.  Il  a  de  la  générosité,  du 
sens,  delà  pénétration;  mais  il  aime  trop  l'ar- 
gent :  défaut  que  j  attribue  à  sa  situation  qui  le 
][ui  rend  nécessaire  ;  car  le  territoire  ne  suffiroit 
pas  pour  nourrir  les  habitants. 

II.  arrive  de 'là  que  les  Genevois,  épars  dans 
lEurope  pour  s  enrichir,  imitent  les  grands  airs 
des  étrangers,  et ,  après  avoir  pris  les  vices  des 
pays  où. ils  ont  vécu  (i),  les  rapportent  chez  eux 
en^triomphe  avec  leurs  trésors.  Ainsi  le  luxe  des 
autres  peuples  leur  fait  mépriser  leur  antique 
simplicité:  la  fière  liberté  leur  parott  ignoble; 
ils  se  forgent  des  fers  d  argent ,  non  comme  une 
chaîne,  mais  comme  un  ornement. 

Hé  bien  !  ne  me  voilà^-t-il  pas  encore  dans 
pettfB  maudite  politique?  Je  m'y  perds,  je  m'y 
noie,  j'en  ai  par-dessus  la  tête,  je  ne  sais  plus 
par  oii  m'en  tirer.  Je  n'entends  parler  ici  d'autre 
chose,  si  ce  n'est  quand  mon  père  n'est  pas  avec 
Qous  y  ce  qui  n'arrive  qu'aux  heures  des  cour- 
riers. C'est  nous,  mon  enfant,  qui  portons  par- 
tout notre  influence;  car  d'ailleurs  les  entretiens 
du  pays  sont  utiles  et  variés ,  et  l'on  n'apprend 
rien  de  bon  dans  les  livres  qu'on  ne  puisse  ap- 
prendre ici  dans  la  conversation.  Comme  autre- 
fois les  mœurs  angloises  ont  pénétré  jusqu'en 
ce  pays,  les  hommes,  y  vivant  encore  un  peu 

(i)  Maintenant  on  ne  leur  donne  plus  la  peine  de  le»: 
aller  chercher ,  on  les  leur  porte* 


SIXIÈME   PARTIE.  429 

plus'séparés  des  femmes  que  dans  le  nôtre,  con- 
tractent entre  eux  un  ton  plus  grave,  et  géné^ 
ralement  plus  de  solidité  dans  leurs  discours. 
Mais  aussi  cet  avantage  a  son  inconvénient  qui 
se  &it  bientôt  *  sentir.  Des  longueurs  totijouf>s 
excédantes,  des  arguments,  des  exordes,  un  peu 
d'apprêt,  quelquefois  des  phrases,  rarement  de 
la  légèreté.,  jamais  de  cette  simplicité  naïve  qui 
dit  le  sentiment  avant  la  pensée,  et  fait  si  bien 
valoir  ce  qu  elle  dit.  Au  lieu  que  le  François  écrit 
comme  il  parle ,  ceux-ci  parlent  comme  ils  écri- 
vent ;  ils  dissertent ,  au  lieu  de  causer  ;  on  les  croi- 
roit  toujours  prêts  à  soutenir  thèse.  Us  distin- 
guent, ils  divisent,  ils  traitent  la  conversation 
par  points;  ils  mettent  dans  leurs  propos  la 
même  méthode  que  dans  leurs  livres;*  ils  sont 
auteurs,  et  toujours  auteurs.  Us  semblent  lire 
en  parlant,  tant  ils  observent  bien  les  étymo- 
logi&,  tant  ils  font  sonner  toutes  les  lettres  avec 
soin.  Us  articulent  le  marc  du  raisin  comme 
Marc  nom  d'homme;  ils  disent  exactement  du 
taba-k  et  non  pas  du  tabaj  un  pare-sol  et  non 
pas  un  parasol,  aydn-t-hier  et  non  pas  avan- 
hier,  secrétaire  et  non  pas*  segrétaire^  un  lac- 
d'amour  où  Ion  se  noie ,  et  non  pas  où  Ton  s'é- 
trangle; par-tout  les  5 finales,  par-tout  les  r  des 
infinitifs;  enfin  leur  parler  est  toujours  soutenu, 
leurs  discours  sont  des'  harangues,  et  ils  jasent 
comme  s'ils  prêchoient. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  cest  qu'avec  ce  ton 
dogmatique  et  froid  ils  sont  vi&,  impétueux^  et 


43o  LA  trOUTELLE  BÉLOiSE. 

ont  les  passions  très  ardentes  :  ils  diroîent  même 
asseï  bien  les  choses  de  sentiment  s'ils  ne  di- 
soient pas  tout,  ou  s'ils  ne  paiioient  quà  des 
oreilles:  mais  leurs  poinu,  leurs  villes,  sont 
tellement  insupportables,  ils  peig;nènt  si  posé- 
ment des  émotions  si  vives,  que,  quand  ils  ont 
achevé  leur  dire,  on  chercheroit  volontiers  autour 
d'eux  où  est  l'homme  qui  sent  ce  qu'ils  ont  décrit. 

Au  reète,  il  faut  t'avoner  que  je  suis  un  peu 
payée  pour  bien  penser  de  leurs  cœut-s ,  et  crmre 
qu'ils  ne  sont  pas  de  mauvais  goût.  Tu  sauras  en 
confidenfce  qu'un  jdli  monsieur  à  marier,  et,  dit- 
on  ,  fort  riche ,  m'honore  de  ses  attentions ,  et 
qu'avec  des  propos  assez  tendres  il  ne  m'a  point 
fait  chercher  ailleurs  fauteur  de  ce  quil  me  di- 
soit.  Ah  !  s'il  étoit  venu  il  y  a  dix-huit  mois,  quel 
plaisir  j'aurois  pris  à  me  donner  un  souverain 
pour  esclave,  et  à  faire  tourner  la  tète  à  un  ma- 
gnifique seigneur!  Mais  à  présent  la  mienne  n'est 
plus  assez  droite  pour  que  le  jeu  me  soit  agréa- 
ble, et  je  sens  que  toutes  mes  folies  s'en  vont 
avec  ma  raison. 

Je  reviens  à  ce  goût  de  lecture  qui  porte  les 
Genevois  à  penser.  H  s'étend  à  tous  les  états,  et 
se  fait  sentir  dans  tous  avec  avantage.  Le  Fran- 
çois lit  beacTcoup;  mais  il  ne  lit  que  les  livres 
nouveaux,  ou  plutôt  il  les  parcourt,  moins  pour 
les  lire  que  pour  dire  qu'il  les  a  lus.  Le  Genevois 
ne  lit  que  les  bons  livres  ;  il  les  lit ,  il  les  digère  : 
il  ne  les  juge  pas,  mais  il  les  sait.  Le  jugement 
et  le  choix  se  font  à  Paris  ;  les  livres  choisis  sont 


SIXIÈME  PARTIE*  43  K 

|>resque  les  seuls  qui  vont  à  Genève.  Cela  fait 
que  la  lecture  y  est  moins  mêlée  et  s  y  fait  avec 
J>lus  de  profit.  Les  femmes  dans  leur  retraite  (i) 
lisent  de  léulr  côté  ;  et  leur  ton  s  en  ressent  aussi, 
Inais  d  une  autre  manière.  Les  belles  madames 
y  sont  petites -maîtresses  et  beaux -esprits  tout 
comme  chez  nous.  Les  petites  citadines  elles- 
mêmes  prennent  dans  les  livres  un  babil  pluft 
arrangé,  et  certain  choix  d  expressions  quon 
est  étonné  d  entendre  sortir  de  leur  bouche, 
comme  quelquefois  de  celle  des  enfants.  II  fieiut 
tout  le  bon  sens  des  hommes,  toute  la  gaieté 
des  femmes ,  et  tout  lesprit  qui  leur  est  com- 
inuh ,  jponr  qu  on  ne  trouve  pas  les  premiers  un 
peu  pédants  et  les  autres  un  peu  précieuses. 

Hier,  vis-à-vis  de  ma  fenêtre ,  deux  filles  d'ou- 
vriers ,  fort  jolies ,  causoient  devant  leur  bouti<- 
que  d  un  air  assez  enjoué  pour  me  donner  de  la 
curiosité.  Je  prêtai  loreille,  et  j  entendis  quune 
des  deux  proposoit  en  riant  d'écrire  leur  jour- 
nal. Oui, reprit  lautre  a  Tinstant;  le  journal  tous 
les  matins,  et  tous  les  soirs  le  commentaire. 
Qn  en  dis-tu ,  cousine?  Je  ne  sais  si  c  est  là  le  ton 
des  filles  d  artisans  ;  mais  je  sais  qu'il  faut  faire 
un  furieux  emploi  du  temps  pour  ne  tirer  du 
cours  des  journées  que  le  commentaire  de  son 
journal.  Assurément  la  petite  personne  avoit  lu 
les  aventures  des  mille  et  une  nuits. 

j(i)  On  se  souviendra  que  cette  lettre  est  de  Tîellle  date , 
et  je  crains  bien  que  cela  ne  soit  trop  facile  à  voir. 


432  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Avec  ce  style  un  peu  guindé,  les  Genevoises 
jie  laissent  pas  detre  vives  et  piquantes,  et 
1  on  voit  autant  de  grandes  passions  ici  qu  en 
ville  du  monde.  Dans  la  simplicité  de  leur  pa- 
gure elles  ont  de  la  grâce  et  du  goùf;  elles  en 
ont  dans  leur  entretien,  dans  leurs  manières. 
Gomme  les  hommes  sont  moins  galants  que  ten- 
dres, les  femmes  sont  moins  coquettes  que  sen- 
sibles ;  et  cette  sensibilité  donne  même  aux  plus 
honnêtes  un  tour  desprit  agréable  et  fin  qui 
va  au  cœur  et  qui  en  tire  toute  sa  finesse.  Tant 
que  les  Genevoises  seront  Genevoises ,  elles  se- 
ront les  plus  aimables  femmes  de  FEurope; 
mais  bientôt  elles  voudront  être  Françoises ,  et 
alors  les  Françoises  vaudront  mieux  qu  elles. 

Ainsi  tout  dépérit  avec  les  mœurs.  Le  meilleur 
goût  tient  à  la  vertu  même;  il  disparolt  avec  elle, 
et  fait  place  à  un  goût  factice  et  guindé  qui  n  est 
plus  que  Fouvrage  de  la  mode.  Le  véritable  esprit 
est  presque  dans  le  même  cas.  N'est-ce  pas  la  mo- 
destie de  notre  sexe  qui  nous  oblige  d  user  da- 
dresse  pour  repousser  les  agaceries  des  hommes? 
et  s  ils  ont  besoin  d  art  pour  se  faire  écouter,  nous 
en  faut-il  moins  pour,  savoir  ne  les  pas  entendre  ? 
IS  est-ce  pa3  eux  qui  nous  délient  Fesprit  et  la 
langue,  qui  nous  rendent  plus  vives  à  la  ri- 
poste (i),  et  nous  forcent  de  nous  moquer  deux? 
Car  enfin,  tu  as  beau  dire,  une  certaine  coquet» 

(  1  )  Il  fallait  risposie,  de  Fi  talien  risposta  ;  toutefois  riposte 
se  (lit  aussi  ^  et  je  le  laisse.  Ce  n'est  au  pis  aller  qu'une 
faute  déplus. 


SIXIÈME  I^ARTlÈ.  4^3 

terie  maligue  et  railleuse  désoriente  encore  plus 
les  soupirants  que  le  silence  ou  le  mépris.  Quel 
plaisir  de  voir  un  beau  Céladon,  tout  décon-^ 
certé^  se  confondre,  se  troubler,  se  perdre  à 
chaque  repartie,  de  s  environner  contre  lui  de 
traits  moins  brûlants ,  mais  plus  aigus  que  ceux 
de  TAmour;  de  le  cribler  de  pointes  de  g[lace  qui 
piquent  à  laide  du  froid  !  Toi-même ,  qui  ne  Sais 
semblant  de  rien-,  crois -tu  que  tes  manières 
naïves  et  tendres,  ton  air  timide  et  doux,  ca- 
chent moins  de  ruse  et  d'habileté  que  toutes 
mes  étourderies?  Ma  foi,  mignonne,  s'il  falloit 
compter  les  galants  que  chacune  de  nous  a  per-^ 
siflés ,  je  doute  fort  qu  avec  ta  mine  hypocritie 
te  fût  toi  qui  serois  en  reste.  Je  ne  puis  m  eiû- 
pècher  de  rire  encore  en  songeant  à  ce  pauvre 
Conflans,  qui  venoit  tout  en  furie  me  repro- 
cher que  tu  Faimois  trop.  Elle  est  si  caressante, 
me  disoit-il,  que  je  ne  sais  de  quoi  me  plaindre; 
elle  me  parle  avec  tant  de  raison ,  que  j  ai  honte 
den  manquer  devant  elle;  et  je  la  trouve  si  fort 
mon  amie,  que  je  nose  être  son  amant. 

Je  ne  crois  pas  quil  y  ait  nulle  part  au  monde 
des  époux  plus  unis  et  de  meilleurs  ménages 
que  dans  cette  ville.  La  vie  domestique  y  est 
agréable  et  douce  :  on  y  voit  des  maris  com- 
plaisants, et  presque,  d  autres  Julies.  Ton  sys- 
tème se  vérifie  très  bien  ici.  Les  deux  sexes  ga- 
gnent de  toutes  manières  à  se  donner  des  tra- 
vaux et  des  aniusements  différents  qui  les  em- 
pêchent de  se  rassasier  lun  de  l'autre,  et  font 

i.  aS 


434  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

qu  ils  se  retrouvent  avec  plus  de  plaisir.  Ainsi 
saiguise  la  volupté  du  sage  ;  s'abstenir  poui^ 
jouir,  cest  ta  philosophie;  cest  répicuréisme de 
la  raison. 

Malheureusement  cette  antique  modestie  com- 
mence à  décliner.  On  se  rapproche, et  les  cœurs 
s'éloignent.  Ici,  comme  chez  nous,  tout  est  mêlé 
de  bien  et  de  mal,  mais  à  différentes  mesures. 
Le  Genevois  tire  ses  vertus  de  lui-même;  ses 
vices  lui  viennent  dailleurs.  Non  seulement  il 
voyage  beaucoup ,  mais  il  adopte  aisément  les 
mœurs  et  les  manières  des  autres  peuples  ;  il 
parle  avec  facilité  toutes  les  langues;  il  prend 
sans  peine  leurs  divers  accents ,  quoiqu'il  ail  lui- 
même  un  accent  traînant  très  sensible,  sur-tout 
dans  les  femmes ,  qui  voyagent  moins.  Plus 
humble  de  sa  petitesse  que  fier  de  sa  liberté ,  il 
se  fait  chez  les  nations  étrangères  une  honte  de 
sa  patrie  ;  il  se  hâte  ppur  ainsi  dire  de  se  natu- 
raliser dans  Iç  pays  oii  il  vit ,  comme  pour  faire 
oublier  le  sien  :  peut-être  la  réputation  qu'il  a 
d'être  âpre  au  gain  contribue-t-elle  à  cette  cou-* 
pable  honte.  Il  vaudrait  mieux  sans  doute  effa- 
cer par  son  désintéressement  l'opprobre  du  nom 
genevois ,  que  de  l'avilir  encore  en  craignant  de 
le  porter  :  mais  le  Genevois  le  méprise  même 
en  le  rendant  estimable  ;  et  il  a  plus  de  tort  en- 
core de  ne  pas  honorer  sop  pays  de  son  propre 
mérite. 

Quelque  avide  qu  il  puisse  être ,  on  ne  le  voit 
guère  aller  à  la  fortune  par  des  moyens  serviles 


SIXIÈME  PARTIE.  4^5 

et  bas  ;  il  n  aime  point  s  attacher  aux  grands  et 
ramper  dans  les  cours.  L  esclavage  personnel  ne 
lui  est  pas  moins  odieux  que  lesclavage  civil. 
Flexible  et  liant  comme  Alcibiade ,  il  suppoKe 
aussi  peu  la  servitude  ;  et  quand  il  se  plie  aux 
usages  des  autres,  il  les  imite  sans  s  y  assujettir. 
Le  commerce ,  étant  de  tous  les  moyens  de  s  en^ 
richir  le  plus  compatible  avec  la  liberté,  est 
aussi  celui  que  les  Genevois  préfèrent.  Ils  sont 
presque  tous  marchands  ou  banquiers;  et  ce 
grand  objet  de  leurs  désirs  leur  fait  souvent  en- 
fouir de  rares  talents  que  leur  prodigua  la  na* 
ture.  Ceci  me  ramène  au  commencement  de  ma 
lettre.  II9  ont  du  génie  et  du  courage  ;  ils  sont 
vifs  et  pénétrants  ;  il  n  y  a  rien  d'honnête  et  de 
grand  au-dessus  de  leur  portée  :  mais  plus  pas- 
sionnés d  argent  que  de  gloire ,  pour  vivre  dans 
Fabondance  ils  meurent  dans  Fobscurité,  et  lais- 
sent à  leurs  enfants  pour  tout  exemple  lamour 
des  trésors  qu  ils  leur  ont  acquis. 

Je  tiens  tout  cela  des  Genevois  mêmes  ;  car  ils 
parlent  deux  fort  impartialement.  Pour  moi,  je 
ne  sais  comment  ils  sont  chez  les  autres,  mais 
je  les  trouve  aipiables  chez  eux ,  et  je  ne  connois 
quun  moyen  de  quitter  sans  regret  Genève. 
Quel  est  ce  moyen,  cousine  ?  Oh  !  ma  (bi,  tu  as 
beau  prendre  ton  air  humble;  si  tu  dis  ne  la  voir 
pas  déjà  deviné,  tu  mens.  G  est  après-demain 
que  sembarque  la  bande  joyeuse  dans  un  joli 
brigantin  appareillé  de  fête  ;  car  nous  avons 
choisi  leau  à  cause  de  la  saison ,  et  pour  de* 

a8. 


436  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

meurer  tous  rassemblés.  Nous  comptons  cou- 
cher le  même  soir  à  Morges,  te  lendemain  à 
ILausanne  (i),  pour  la  cérémonie,  et  le  siu*len- 
demain...  tu  m  entends.  Quand  tu  verras  de  loin 
briller  des  flammes ,  flotter  des  banderoles , 
quand  tu  entendras  ronfler  le  canon,  cours  par 
toute  la  maison  comme  une  folle ,  en  criant , 
Armes  !  armes  !  voici  les  ennemis  !  voici  les  en- 
nemis. 

P.  «S.  Quoique  la  distribution  des  logements 
entre  incontestablement  dans  les  drqits  de  ma 
charge ,  je  veux  bien  m  en  désister  en  cette  oc- 
casion. J  entends  seulement  que  mon  père  soit 
logé  chez  mylord  Edouard  à  cause  des  cartes  de 
géographie,  et  quon  achève  den  tapisser  du 
haut  en  bas  tout  lappartement. 


LETTRE  VI. 

DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  SAINT-PREUX. 

Quel  sentiment  délicieux  j  éprouve  en  com- 
mençant cette  lettre  !  Voici  la  première  fois  de 
ma  vie  où  j  ai  pu  vous  écrire  sans  crainte  et  sans 

(i)  Comment  cela  ?  Lausanne  n'est  pas  au  bord  du 
lac  ;  il  y  a  du  port  à  la  ville  une  demi-lieue  de  fort  mau- 
vais chemin  ;  et  puis  il  faut  un  peu  supposer  que  tous 
ces  jolis  arrangements  ne  seront  point  contrariés  par  le 
vent. 


SIXIÈME  PARTIE.  4^7 

honte.  Je  mlionore  de  lamitié  qui  nous  joint 
comme  d  un  retour  sans  exemple.  On  étoufie  de 
grandes  passions,  rarement  on  les  épure.  Ou- 
blier ce  qui  nous  fut  cher  quand  Fhonneur  le 
veut ,  c est  lefibrt  d'une  ame  honnête  et  com- 
mune ;  mais ,  après  avoir  été  ce  que  nous  fumes , 
être  ce  que  nous  sommes  aujourd'hui,  voilà  le 
vrai  triomphe  <le  la  vertu.  La  cause  qui  fait  ces- 
ser d  aimer  peut  être  un  vice  ;  celle  qui  change 
un  tendre  amour  en  une  amitié  non  moins  vive 
ne  sauroit  être  équivoque. 

Aurions-nous  jamais  fait  ce  progrès  par  nos 
seules  forces?  Jamais ,  jamais,  mon  bon  ami;  le 
tenter  même  étoit  une  témérité.  Nous  fîiir  étoit 
pour  nous  la  première  loi  du  devoir,  que  rien 
ne  nous  eût  permis  d'enfreindre.  Nous  nous  se^ 
rions  toujours  estimés ,  sans  doute  :  mais  nou» 
aurions  cessé  de  nous  voir ,  de  nous  écrire;  nous 
nous  serions  efforcés  de  ne  plus  penser  Fun  à 
l'autre  ;  et  le  plus  grand  honneur  que  nous  pou- 
vions nous  rendre  mutuellement  étoit  de  rom- 
pre tout  commerce  entre  nous. 

Voyez,  au  lieu  de  cela ,  quelle  est  notre  situa- 
tion présente.  En  est-il  au  monde  une  plus  agréa- 
ble ?  et  ne  goûtons-nous  pas  mille  fois  le  jour  le 
prix  des  combats  qu'elle  nous  a  coûtés  ?  Se  voir, 
s'aimer,  le  sentir,  s'en  féliciter,  passer  les  jours 
ensemble  dans  la  familiarité  fraternelle  et  dans 
la  paix  de  l'innocence ,  s'occuper  l'un  de  l'autre, 
y  penser  sans  remords,  en  parler  sans  rougir,  et 
s'honorer  à  ses  propres  yeux  du  même  attache . 


438  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

fnent  qa  on  s  est  si  long-temps  reproché  ;  Toilà 
le  point  où  nous  en  sommes.  O  ami,  quelle 
carrière  d'honneur  nous  avons  déjà  parcourue! 
Osons  nous  en  glorifier  pour  savoir  nous  y 
maintenir,  et  lachever  comme  nous  lavons 
commencée. 

A  qui  devons-nous  un  bonheur  si  rare  ?  vous 
le  savez.  J  ai  vu  votre  cœur  sensiMe ,  plein  des 
bienfaits  du  meilleur  des  hommes,  aimer  à  s  en 
pénétrer.  Et  comment  nous  seroient-ils  à  charge, 
à  vous  et  à  moi?  Us  ne  nous  imposent  point  de 
nouveaux  devoirs;  ils  ne  font  que  nous  rendre 
plus  chers  ceux  qui  nous  étoient  déjà  si  sacrés. 
Le  seul  moyen  de  reconnottre  ces  soins  est  d  en 
être  dignes,  et  tout  leur  prix  est  dans  leur  suc- 
cès. Tenons^nous*en  donc  là  dans  Teffasion  de 
ladtre  zèle;  payons  de  nos  vertus  celles  de  notre 
bienfaiteur  :  voilà  tout  ce  quernous  lui  devons. 
Il  a  fait  assez  pour  nous  et  pour  lui  s'il  nous  a 
rendus  à  nous-mêmes.  Absents  ou  présents,  vi- 
vants ou  morts,  nous  porterons  par-tout  un 
témoignage  qui  ne  sera  perdu  pour  aucun  des 
trois. 

Je  faisois  ces  réflexions  en  moi-même  quand 
mon  mari  vous  destinoit  leducation  de  ses  en- 
fants. Quand  mylord  Edouard  m  annonça  son 
prochain  retour  et  le  vôtre ,  ces  mêmes  réflexions 
revinrent,  et  d  autres  encore,  quil  importe  de 
vous  communiquer  tandis  qu  il  est  temps  de  les 
faire. 

Ce  n  est  point  de  moi  qu  il  est  question ,  cest 


SIXIÈME  PARTIE.  4^9 

de  vous  :  je  me  crois  plus  en  droit  de  vous  don- 
ner des  conseils  depuis  qu  ils  sont  tout-à-fait  dés- 
intépessés,  et  que  nayant  plus  ma  sûreté  pour 
objets  ils  ne  se  rapportent  qua  vous-même.  Ma 
tendre  amitié  ne  vous  est  pas  suspecte,  et  je  n  ai 
que  trop  acquis  de  lumières  pour  faire  écouter 
mes  avis. 

Permettez -moi  de  vous  offrir  le  tableau  de 
Tétat  oti  vous  allez  être,  afin  que  vous  exami- 
niez voufr-méme  s'il  n  a  rien  qui  vous  doive  ef- 
frayer. O  bon  jeune  homme  !  si  vous  aimez  la 
vertu,  écoutez  d'une  oreille  chaste  les  conseils 
de  votre  amie.  Elle  commence  en  tremblant  un 
discours  quelle  voudroit  taire  :  mais  comment 
le  taire  sans  vous  trahir?  Sera-t-il  temps  de 
voir  les  objets  que  vous  devez  craindre,  quand 
ils  vous  aurontyég^aré?  Non ,  mon  ami;  je  suis  la 
seule  personne  au  monde  assez  familière  avec 
vous  pour  vous  les  présenter.  N  ai-je  pas  le  droit 
de  vous  parler ,  au  besoin ,  comme  une  sœur  ^ 
comme  une  mère  ?  Ah  !  si  les  leçons  d'un  cœur 
honnête  étoient  capables  de  souiller  le  vôtre  ,  il 
y  a  long-temps  que  je  n'en  aurois  plus  à  voua 
donner. 

Votre  carrière  ,  dites  *  vous ,  est  finie  ;  mais 
convenez  qu'elle  est  finie  avant  Vàgè.  L'amour 
est  éteint,  les  sens  lui  survivent,  et  leur  délire 
est  d'autant  plus  à  craindre ,  que ,  le  seul  senti- 
ment qui  le  bomoit  n'existant  plus,  tout  est  oc- 
casion de  chute  à  qui  ne  tient  plus  à  rien.  Un 
homme  ardent  et  sensiUe ,  jeune  et  garçon ,  veut 


44o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

êtr«  continent  et  chaste  ;  il  sait ,  il  sent ,  il  la  * 
dit  mille  fois ,  que  la  force  de  Tame  qui  produit 
toutes  les  vertus  tient  à  la  pureté  qui  les  nourrit 
toutes.  Si  lamour  le  préserva  des  mauvaises  * 
mœurs  dans  sa  jeunesse,  il  veut  que  la  raison 
len  préserve  dans  tous  les  temps  :  il  connoit 
pour  les  devoirs  pénibles  un  prix  qui  console 
de  leur  rigueur  ;  et ,  sll  en  coûte  des  combats 
quand  oo  veut  se  vaincre,  fera^t-^il  moins  au* 
jourd'hui  pour  le  Dieu  qu  il  adore ,  qu  il  ne  fit 
pour  la  maîtresse  qu  il  servit  autrefois  ?  Ce  sont 
là ,  ce  me  semble ,  des  maximes  de  votre  morale, 
ce  sont  donc  aussi  des  régies  de  votre  conduite; 
car  vous  avez  toujours  méprisé  ceux  qui ,  con- 
tents de  Fapparence,  parlent  autrement  quils 
n'agissent,  et  chargent  les  autres  de  lourds  far- 
deaux auxquels  ils  ne  veulent  pfis  toucher  eux- 
mêmes. 

Quel  genre  de  vie  a  choisi  cet  homme  sage 
pour  suivre  les  lois  qu  il  se  prescrit  ?  Moins  phi- 
losophe encore  qu  il  n'est  vertueux  et  chrétien , 
sans  doute  il  na  point  pris  son  orgueil  pour 
guide.  Il  sait  que  lliomme  est  plus  libre  d'éviter 
les  tentations  que  de  les  vaincre,  et  qu'il  nest 
pas  question  de  réprimer  les  passions  irritées  , 
mais  de  les  empêcher  de  naître.  Se  dérobe-t-^il 
donc  aux  occasions  dangereuses  ?  fuit-il  les  ob- 
jets capables  de  l'émouvoir?  fait-il  dune  humble 
défiance  de  lui-même  la  sauvegarde  de  sa  ver- 
tu? Tout  au  contraire ,  il  n'hésite  pas  à  s'offrir 
aux  plus  téméraires  combats.  A  trente  ans ,  il  va 


SIXIÈME   PARTIE.  44^ 

8  enfermer  dans  une  solitude  avec  des  femmes 
de  son  âge ,  dont  une  lui  fut  trop  chère  pour 
.  qu  un  si  dangereux  souvenir  se  puisse  efiiaicer , 
dont  l'autre  vit  avec  lui  dans  une  étroite  fami- 
liarité, et  dont  une  troisième  lui  tient  encore 
par  les  droits  qu  ont  les  bienfaits  sur  les  âmes 
reconnoissantes.  Il  va  s  exposer  à  tout  ce  qui 
peut  réveiller  en  lui  des  passions  mal  éteintes  ; 
il  va  s  enlacer  dans  les  pièges  qu  il  devroit  le  plus 
redouter.  Il  n  y  a  pas  un  rapport  dans  sa  situa- 
tion qui  ne  dût  le  faire  défier  de  sa  force,  et  pas 
un  qui  ne  lavillt  à  jamais  s*il  étoit  foible  un 
«moment.  Où  est  -  elle  donc  cette  grande  force 
d  ame  à  laquelle  il  ose  tant  se  fier  ?  Qu  a-t-elle 
fait  jusqu'ici  qui  lui  réponde  de  l'avenir?  Le  ti- 
ra^t^elle  à  Paris  de  la  maison  du  colonel  ?  Est-ce 
elle  qui  lui  dicta  leté  dernier  la  scène  de  Meil- 
lerie?  L  a-t-elle  bien  sauvé  cet  hyver  des  charmes 
d  un  autre  objet ,  et  ce  printemps  des  frayeurs 
duu  rêve?  S  est-il  vaincu  pour  elle  au  moins  une 
fois ,  pour  espérer  de  se  vaincre  sans  cesse  ?  Il 
sait ,  quand  le  devoir  l'exige ,  combattre  les  pas- 
sions d'un  ami;  mais  les  siennes...?  Hélas!  sur 
)a  plus  belle  moitié  de  sa  vie,  qu'il  doit  penser 
modestement  de  l'autre  ! 

On  supporte  un  état  violent  quand  il  passe. 
Six  mois ,  un  an ,  ne  sont  rien  ;  on  envisage  un 
terme ,  et  l'on  prend  courage;  Mais ,  quand  cet 
état  doit  durer  toujours ,  qui  est-ce  qui  le  sup- 
porte? qui  est-ce  qui  sait  triompher  de  lui-mê- 
me jusqu'à  la  mort  ?  O  mon  ami  I  si  la  vie  est 


44^  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

courte  pour  le  plaisir ,  qu  elle  est  long^ue  pour 
la  vertu  !  II  faut  être  incessamment  sur  ses  gar- 
des. L'instant  de  jouir  passe  et  ne  revient  plus  ; 
celui  de  mal  faire  passe  et  revient  sans  cesse  :  on 
s  oublie  un  moment,  et  Ion  est  perdu.  Est-ce 
dans  cet  état  effrayant  qu'on  peut  couler  des 
jours  tranquilles?  et  ceux  même  quon  a  sauvés 
du  péril  n  offrent-ils  pas  une  raison  de  n  y  plus 
exposer  les  autres? 

Que  d  occasions  peuvent  renaître ,  aussi  dan- 
gereuses que  celles  dont  vous  avez  échappé ,  et , 
qui  pis  est ,  non  moins  imprévues  !  Croyez-vous 
que  les  monuments  à  craindre  n'existent  qu'à 
Meillerie?  Ils  existent  par-tout  où  nous  sommes; 
car  nous  les  portons  avec  nous.  Eh  !  vous  savez 
trop  qu'une  ame  attendrie  intéresse  l'univers 
entier  à  sa  passion ,  et  que ,  même  après  la  gué* 
rison  ,  tous  les  objets  de  la  nature  nous  rappel- 
lent encore  ce  qu'on  sentit  autrefois  en  les 
voyant.  Je  crois  pourtant,  oui,  j'ose  le  croire, 
que  ces  périls  ne  reviendront  plus ,  et  mon  cœur 
me  répond  du  vôtre.  Mais  ,  pour  être  au-dessus  . 
d'une  lâcheté,  ce  cœur  facile  est-il  au-dessus 
d'une  foiblesse  ?  et  suis-je  la  seule  ici  qu'il  lui 
en  coûtera  peut-être  de  respecter?  Songez ,  Saint- 
Preux,  que  tout  ce  qui  m'est  cher  doit  être  cou- 
vert de  ce  même  respect  que  vous  me  devez  ; 
songez  que  vous  aurez  sans  cesse  à  porter  inno- 
cemment les  jeux  innocents  d'une  femme  char- 
mante ;  songez  aux  mépris  étemels  que  vous 
auriez  mérités  si  jamais  votre  cœur  osoit  s'ou* 


SIXIÈME  PARTIE.  443 

blier  un  moment  et  profaner  ce  qu'il  doit  ho- 
norer à  tant  de  titres. 

Je  veux  que  le  devoir,  la  foi ,  lancienne  ami- 
tié, VOU8  arrêtent,  que  Tobstacle  opposé  par  la 
vertu  vous  ôte  un  vain  espoir ,  et  qu  au  moins 
par  raison  vous  étouffiez  des  vœux  inutiles  :  se- 
rez-vous  pour  cela  délivré  de  Fempire  des  sens 
et  des  pië{];es  de  l'imagination  ?  Forcé  de  nous 
respecter  toutes  deux  et  d  oublier  en  nous  notre 
sexe ,  vous  le  verrez  dans  celles  qui  nous  ser- 
vent ,  et  en  vous  abaissant  vous  croirez  vous 
justifier  :  mais  serez-vous  moins  coupable  en  ef- 
fet ,  et  la  diflërence  des  rangs  change-t-elle  ainsi 
la  nature  des  fautes?  Au  contraire,  vous  vous 
avilirez  d'autant  plus  que  les  moyens  de  réussir 
seront  moins  honnêtes.  Quels  moyens  !  Quoi  ! 
vous!...  Ah!  périsse  Thomme  indigoe  qui  mar- 
chande un  cœur  et  rend  lamour  mercenaire  ! 
c'est  lui  qui  couvre  la  terre  des  crimes  que  la 
débauche  y  jfait  commettre.  Comment  ne  seroit 
pas  toujours  à  vendre  celle  qui  se  laisse  acheter 
une  fois?  Et,  dans  l'opprobre  où  bientôt  elle 
tombe,  lequel  est  l'auteur  de  sa  misère,  du  bru- 
tal qui  la  maltraite  en  un  mauvais  lieu ,  ou  du 
séducteur  qui  l'y  tratne  en  mettant  le  premier 
ses  faveurs  à  prix  ? 

Oserai-je  ajouter  une  considération  qui  vous 
touchera ,  si  je  ne  me  trompe  !  Vous  avez  vu 
quels  soins  j'ai  pris  pour  établir  ici  la  règle  et 
les  bonnes  mœurs  ;  la  modestie  et  la  paix  y  ré^ 
gnent ,  tout  y  respire  le  bonheur  et  rinnocence. 


444  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

Mon  ami,  songez  à  vous ,  à  moi ,  à  ce  que  noas 
fumes ,  à  ce  que  nous  sommes ,  à  ce  que  nous 
devons  être.  Faudra-t-il  que  je  dise  un  jour ,  eu 
regrettant  mes  peines  perdues  :  G  est  de  lui  que 
vient  le  désordre  de  ma  maison  ? 

Disons  tout ,  s  il  est  nécessaire ,  et  sacrifions 
la  modestie  elle-même  au  véritable  amour  de  la 
vertu.  L'homme  n  est  pas  fait  pour  lé  célibat , 
et  il  est  bien  difficile  qu  un  état  si  contraire  à 
la  nature  n  amène  pas  quelque  désordre  public 
ou  caché.  Le  moyen  d  échapper  toujours  à  Fen- 
nemi  quon  porte  sans  cesse  avec  soi?  Voyez  en 
dautres  pays  ces  téméraires  qui  font  vœu  de 
n  être  pas  hommes.  Pour  les  punir  d  avoir  tenté 
Dieu ,  Dieu  les  abandonne  ;  ils  se  disent  saints  , 
et  sont  déshonnètes  ;  leur  feinte  continence  nest 
que  souillure;  et,  pour  avoir  dédaigné  Thuma-- 
nité,  ils  s'abaissent  au-dessous  d'elle.  Je  corn-» 
prends  qu'il  en  coûte  peu  de  se  rendre  difficile' 
sur  des  lois  qu'on  n'observe  qu'en  apparence  (i); 
mais  celui  qui  veut  être  sincèrement  vertueux 
se  sent  assez  chargé  des  devoirs  de  l'homme  sans 
s'en  imposer  de  nouveaux.  Voilà,  cher  Saint- 


(i)  Quelques  hommes  sont  continents  sans  mente, 
d'autres  le  sont  par  vertu ,  et  je  ne  doute  point  que  plu- 
sieurs prêtres  catholiques  ne  soient  dans  ce  dernier  cas  : 
mais  imposer  le  célibat  à  un  corps  aussi  nombreux  que 
le  clergé  de  l'église  romaine,  ce  n'est  pas  tant  lui  défen- 
dre de  n'avoir  point  de  femmes,  que  lui  ordonner  de  se 
contenter  de  celles  d'autrui.  Je  suis  surpris  que ,  dans 
tous  pays  où  les  bonnes  mœurs, sont  encore  en  estime, 
les  lois  et  les  magistrats  tolèrent  'un  vœu  si  scandaleux^ 


SIXIÈME  PARTIE.  44^ 

Preux ,  la  véritable  humilité  du  chrétien ,  c  est 
de  trouver  toujours  sa  tâche  au-dessus  de  ses 
forces ,  bien  loin  d avoir  lorgueil  de  la  doubler. 
Faites-vous  i application  de  cette  règle,  et  vous 
sentirez  qu  un  état  qui  devroit  seulement  alar- 
mer un  autre  homme  doit  par  mille  raisons 
vous  Élire  trembler.  Moins  vous  craignez ,  plus 
vous  avez  à  craindre  ;  et ,  si  vous  n  êtes  point 
effrayé  de  vos  devoirs ,  n'espérez  pas  de  les  rem- 
plir. 

Tels  sont  les  dangers  qui  vous  attendent  ici. 
Pensez-y  tandis  qu  il  en  est  temps.  Je  sais  que  ja- 
mais de  propos  délibéré  vous  ne  vous  exposerez 
à  mal  faire ,  et  le  seul  mal  que  je  crains  de  vous 
est  celui  que  vous  n  aurez  pas  prévu.  Je  ne  vous 
dis  donc  pas  de  vous  déterminer  sur  mes  rai- 
sons ,  mais  de  les  peser.  Trouvez-y  quelque  ré- 
ponse dont  vous  soyez  content ,  et  je  m  en  con- 
tente; osez  compter  sur  vous,  et  j'y  compte. 
Dites-moi ,  Je  suis  un  ange  ,  et  je  vous  reçois  à 
bras  ouverts. 

Quoi  !  toujours  des  privations  et  des  peines  i 
toujours  des  devoirs  cruels  à  remplir  !  toujours 
fuir  les  gens  qui  nous  sont  chers!  Non,  mon  ai- 
mable ami.  Heureux  qui  peut  dès  cette  vie  offrir 
un  prix  à  la  vertu  !  Jen  vois  un  digne  d'un 
homme  qui  sut  combattre  et  souffrir  pour  elle. 
Si  je  ne  présume  pas  trop  de  moi ,  ce  prix  que 
j  ose  vous  destiner  acquittera  tout  ce  que  mon 
cœur  redoit  au  vôtre;  et  vous  aurez  plus  que 
vous  n  eussiez  obtenu  si  le  ciel  eût  béni  nos  pre- 


446  LA  NOUYELLE  HÊLOÏSE. 

mières  inclinations.  Ne  pouvant  vous  faire  ang^ 
vous-même,  je  vous  en  veux  donner  un  qui 
garde  votre  ame^  qui  lépure,  qui  la  ranime  ,  et 
sous  les  auspices  duquel  vous  puissiez  vivre  avec 
nous  dans  la  paix  du  séjour  céleste.  Vous  n  au- 
rez pas  ,  je  crois ,  beaucoup  de  peine  à  deviner 
qui  je  veux  dire  ;  c'est  l'objet  qUi  se  trouve  à 
,peu  près  établi  d'avance  dans  le  cœur  qu'il  doit 
remplir  un  jour ,  si  mon  projet  réussit. 

Je  vois  toutes  les  difficultés  de  ce  projet  sans 
en  être  rebutée ,  car  il  est  bonnête.  Je  connois 
tout  l'empire  que  j'ai  sur  mon  amie ,  et  ne  crains 
point  d'en  abuser  en  l'exerçant  en  votre  faveur. 
Mais  ses  résolutions  vous  sont  connu  es,  et,  avant 
de  les  ébranler ,  je  dois  m'assurer  de  vos  disposi- 
tions, afin  qu'en  l'exbortant  de  vous  permettre 
d'aspirer  à  elle  je  puisse  répondre  de  vous  et  de 
vos  sentiments;  car,  si  l'inégalité  que  le  sort  a 
mise  entre  l'un  et  l'autre  vous  ôte  le  droit  de  vous 
proposer  vous-même ,  elle  permet  encpre  moins 
que  ce  droit  vous  soit  accordé  sans  savoir  quel 
usage  vous  en  pourrez  faire. 

Je  connois  toute  votre  délicatesse  ;  et  si  vous 
avez  des  objections  à  m'opposer ,  je  sais  qu'elles 
seront  pour  elle  bien  plus  que  pour  vous.  Lais- 
sez ces  vains  scrupules.  Serez-vous  plus  jaloux 
que  moi  de  l'honneur  de  mon  amie?  Non  ,  quel- 
que cher  que  vous  me  puissiez  être ,  ne  craignez 
point  que  je  préfère  votre  intérêt  à  sa  gloire. 
Mais  autant  je  mets  de  prix  à  l'estime  des  gens 
sensés ,  autant  je  méprise  les  jugements  témé- 


SIXIÈME  PARTIE.  44? 

raires  de  la  multitude ,  qui  se  laisse  éblouir  par 
un  faux  éclat ,  et  ne  voit  rien  de  ce  qui  est  hou* 
nête.  La  différence  fût-elle  cent  fois  plus  grande^ 
il  n  est  point  de  rang  auquel  les  talents  et  les 
mœurs  naient  droit  d atteindre  :  et  à  quel  titre 
une  femme  oseroit-elle  dédaigner  pour  époux 
celui  qu  elle  s  honore  d  avoir  pour  ami  ?  Vous 
savez  quels  sont  lànlessus  nos  principes  à  toutes 
deux.  La  fausse  honte  et  la  crainte  du  blâme 
inspirent  plus  de  mauvaises  actions  que  de  bon- 
nes ,  et  la  vertu  ne  sait  rougir  que  de  ce  qui  est 
mal. 

A  votre  égard ,  la  fierté  que  je  vous  ai  quel- 
quefois connue  ne  sauroit  être  plus  déplacée 
que  dans  cette  occasion  ;  et  ce  seroit  à  vous  une 
ingratitude  de  craindre  d  elle  un  bienfait  dé  plus. 
Et  puis, quelque  difficile  que  vous  puissiez  être, 
convenez  qu  il  est  plus  doux  et  mieux  séant  de 
devoir  sa  fortune  à  son  épouse  qu  a  son  ami  -,  car 
on  devient  le  protecteur  de  lune,  et  le  protégé 
de  Vautre  ;  et ,  quoi  que  Ion  puisse  dire , un  hon- 
nête homme  n  aura  jamais  de  meilleur  ami  que 
sa  femme. 

Que  sil  reste  au  fond  de  votre  ame  quelque 
répugnance  à  former  de  nouveaux  engagements, 
vous  ne  pouvez  trop  vous  hâter  de  la  détruire 
pour  votre  honneur  et  pour  mon  repos  ;  car  je 
ne  serai  jamais  contente  de  vous  et  de  moi  que 
quand  vous  serez  en  effet  tel  que  vous  devez  être , 
et  que  vous  aimerez  les  devoirs  que  vous  avez 
à  remplir.  Eh  !  mon  ami ,  je  devrois  moins  crain- 


448  LA  liOUVELLE  HÉLOÏSE. 

dre  Ô6tte  répugnance  qu  un  empressement  trop 
relatif  à  vos  anciens  penchants.  Que  ne  fais-je 
point  pour  m  acquitter  auprès  de  vous  !  Je  tiens 
plus  que  je  navois  promis.  N est-ce  pas  aussi 
Julie  que  je  vous  donne?  naurez-vous  pas  la 
'  meilleure  partie  de  moi-même ,  et  n'en  serez* 
vos  pas  plus  cher  à  lautre?  Avec  quel  charme 
alors  je  me  livrerai  sans  contrainte  à  tout  mon 
attachement  pour  vous  !  Oui ,  portez4ui  la  foi 
que  vous  m'avez  jurée  ;  que  votre  cœur  rem- 
plisse avec  elle  tous  les  engagements  quil  prit 
avec  moi;  quil  lui  rende,  s  il  est  possible,  tout 
ce  que  vous  redevez  au  mien.  O  Saint-Preux  ! 
je  lui  transmets  cette  ancienne  dette.  Souvenez- 
vous  qu  elle  n  est  pas  facile  à  payer. 

Voilà,  mon  ami,  le  moyen  que  j'imagine  de 
nous  réunir  sans  danger,  en  vous  donnant  dans 
notre  famille  la  même  place  que  vous  tenez  dans 
nos  cœurs.  Dans  le  nœud  cher  et  sacré  qui  nous 
unira  tous  ,  nous  ne  serons  plus  entre  nous  que 
des  sœurs  et  des  frères  ;  vous  ne  serez  plus  votre 
propre  ennemi  ni  le  nôtre  ;  les  plus  doux  senti- 
ments ,  devenus  légitimes  ,  ne  seront  plus  dan- 
gereux; quand  il  ne  faudra  plus  les  étouflfer,  on 
n'aura  plus  à  les  craindre.  Loin  de  résister  à  des 
sentiments  si  charmants ,  nous  en  ferqns  à^la- 
fois  nos  devoirs  et  nos  plaisirs  :  c'est  alors  que 
nous  nous  aimerons  tous  plus  parfaitement,  et 
que  nous  goûterons  véritablement  réunis  les 
charmes  de  l'amitié ,  de  l'amour ,  et  de  l'inno- 
cence. Que  si ,  dans  l'emploi  dont  vous  vous  char- 


SIXIÈME  PARTIE.  449 

(*ez  9  le  ciel  récompense  du  bonheur  d'être  père 
le  soin  que  vous  prendrez,  de  nos  enfants,  alors 
vous  connoitrez  par  vous-même  le  prix  de  ce 
que  vous  aurez  fait  pour  nous.  Ck>mblé  des  vrais 
biens  de  l'humanité ,  vous  apprendrez  à  porter 
avec  plaisir  le  doux  fardeau  dune  vie  utile  à  vos 
proches ,  vous  sentirez  enfin  ce  que  la  vaine  sa- 
gesse des  méchants  n'a  jamais'  pu  croire,  qui! 
est  un  bonheur  réservé  dès  ce  monde  aux  seuls 
amis  de  la  vertu. 

Réfléchissez  à  loisir  sur  le  parti  que  je  vous 
propose ,  non  pour  savoir  s  il  vous  convient ,  je 
n  ai  pas  besoin  là*dessus  de  votre  réponse ,  mais 
s  il  convient  à  madame  d'Orbe  y  et  si  vous  pouvez 
faire  son  bonheur  comme  elle  doit  faire  le  vôtre; 
Vous  savez  comment  elle  a  rempli  ses  devoirs 
dans  tous  les  états  de  son  sexe  :  sur  ce  qu'elle 
jest,  jugez  de  ce  qu'elle  a  droit  d'exiger.  Elle  aime 
comme  Julie ,  elle  doit  être  aimée  comme  elle. 
Si  vous  sentez  pouvoir  la  mériter ,  parlez  ,  moa 
amitié  tentera  le  reste,  et  se  promet  tout  de  la 
sienne  :  mais  si  j'ai  trop  espéré  de  vous ,  au 
moins  vous  êtes  honnêtie  homme  ,  et  vous  con- 
noissez  sa  délicatesse  ;  vous  ne  voudriez  pas  d'un 
bonheur  qui  lui  coùteroit  le  sien  :  que  votre  cœur 
soit  digne  d'elle  ,  ou  qu'il  ne  lui  soit  jamais 
offert. 

Encore  une  fois ,  consultez-vous  bien.  Pesez 
votre  réponse  avant  de  la  faire.  Quand  il  s'agit 
du  sort  de  la  vie ,  la  prudence  ne  permet  pas  de 
se  déterminer  légèrement  ;  mais  toute  délibérai* 

4-  «9 


45o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

tion  légère  est  un  crime  quand  il  s'agit  du  des-^ 
tin  de  îame  et  du  choix  de  la  vertu.  Fortifiez  la 
vôtre ,  ô  mon  bon  ami ,  de  tous  les  secours  de  la 
sagesse.  La  mauvaise  honte  fn  empècheroit-elle 
de  vous  rappeler  le  plus  nécessaire?  Vous  avez 
de  la  religion  ;  mais  j  ai  peur  que  vous  n  en  tiriez 
pas  tout  lavantage  qu  elle  ofFre  dans  la  conduite 
de  la  vie,  et  que  la  hauteur  philosophique  ne 
dédaigne  la  simplicité  du  chrétien.  Je  vous  ai  vu 
sur  la  prière  des  maximes  que  je  ne  saurois  goû- 
ter. Selon  vous ,  cet  acte  d'humilité  ne  nous  est 
daucun  fruit  ;  et  Dieu  ,  nous  ayant  donné  dans 
la  conscience  tout  ce  qui  peut  nous  porter  au 
hien ,  nous  abandonne  ensuite  à  nous-mêmes  ^ 
et  laisse  agir  notre  liberté.  Ce  n  est  pas  là  y  voua 
le  savez ,  la  doctrine  de  saint  Paul ,  ni  celle  qu  on 
professe  dans  notre  église.  Nous  socomes  libres , 
il  est  vrai;  mais  nous  sommes  ignorants,  fbibles , 
portés  au  mal.  Et  doù  nous  viendroient  la  lu-- 
mière  et  la  force ,  si  ce  n  est  de  celui  qui  en 
est  la  source?  et  pourquoi  les  obtiendrions-nous 
si  nous  ne  daignons  pas  les  demander  ?  Prenez 
garde  ,  mon  ami^  quaux  idées  sublimes  que 
vous  vous  faites  du  grand   Être  Forgueil  hu- 
main ne  mêle  des  idées  basses  qui  se  rapportent 
à  rhomme;  comme  si  les  moyens  qui  soulagent 
notre  fbiblesse  conveùoieut  à  la  puissauce  di-* 
vine ,  et  qu  elle  eut  besoin  d'art  comme  nous 
pour  généraliser  les  choses  afin  de  les  traiter 
plus  facilement  !  U  semble ,  à  vous  entendre  , 
que  ce  soit  un  embarras  pour  elle  de  veiller 


SIXIÈME  PARTIE.  ^St 

sur  chaque  individu  ;  vous  craignez  qu  une  at- 
tention partagée  et  continuelle  ne  la  fatigua ,  et 
vous  trouvez  bien  plus  beau  qu  elle  fasse  tout 

Î)ar  des  lois  générales ,  sans  doute  parcequ  elles 
ui  coûtent  moins  de  soin.  O  grands  philosophes  ! 
que  Dieu  vous  est  obligé  de  lui  fournir  ainsi 
des  méthodes  commodes  ,  et  de  lui  abréger  le 
travail  ! 

A  quoi  bon  lui  rien  demander?  dites -vous 
encore  :  ne  connoit-il  pas  tous  nos  besoins?  n  est*» 
il  pas  notre  père  pour  y  pourvoir?  savons-nous 
mieux  que  lui  ce  quil  nous  faut?  et  voulons- 
nous  notre  bonheur  plus  véritablement  qu  il  ne 
le  veut  lui-même?  Cher  Saint-* Preux ^  que  de 
vains  sophismes  !  Le  plus  grantl  de  nos  besoins , 
le  seul  auquel  nous  pouvons  pourvoir  ^  est  celui 
de  sentir  nos  besoins;  et  le  premier  pas  pour 
sortir  de  notre  misère  est  de  la  connoitre.  Soyons 
humbles  pour  être  sages  ;  voyons  notre  foiblesse^ 
et  nous  serons  forts.  Ainsi  s  accorde  la  justice 
avec  la  clémence;  ainsi  régnent  à-la-fois  la  grâce 
et  la  liberté.  Esclaves  par  notre  foiblesse,  nous 
sommes  libres  par  la  prière  ;  car  il  dépend  de 
nous  de  demander  et  d'obtenir  la  force  qu'il  ne 
dépend  pas  de  nous  d'avoir  par  nous-^mèmes. 

Apprenez  donc  à  ne  pas  prendre  toujours 
conseil  de  vous  seul  dans  les  occasions  difficiles  ^ 
mais  de  celui  qui  joint  le  pouvoir  à  la  prudence^ 
et  sait  faire  le  meilleur  parti  du  parti  qu'il  nous 
fait  préférer.  Le  grand  défisiut  de  la  sagesse  bu* 
maine ,  même  de  celle  qui  n  a  que  la  vertu  pour 

39. 


452  LA  NOUVELLE  HELOÏSE. 

objet ,  est  un  excès  de  confiance  qui  nous  tait 
juger  de  Favenir  par  le  présent ,  et ,  par  un  mo- 
ment ,  de  la  vie  entière.  On  se  sent  ferme  un  in- 
stant, et  Ton  compte  n  être  jamais  ébranlé.  Plein 
dun  orgueil  que  lexpérience  confond  tous  les 
jours ,  on  croit  n  avoir  plus  à  craindre  un  piège 
une  fois  évité.  Le  modeste  langage  de  la  vaillance* 
est,  Je  fus  brave  un  tel  jour;  mais  celui  qui  dit, 
Je  suis  brave,  ne  sait  ce  qu'il  sera  demain;  et 
tenant  pour  sienne  une  valeur  qu  il  ne  s  est  pas 
donnée,  il  mérite  de  la  perdre  au  moment  de 
s'en  servir. 

Que  tous  nos  projets  doivent  être  ridicules, 
que  tous  nos  raisonnements  doivent  être  insen- 
sés devant  l'Être  pour  qui  les  temps  n'ont  point 
de  succession  ni  les  lieux  de  distance!  Nous 
comptons  pour  rien  ce  qui  est  loin  de  nous , 
nous  ne  voyons  que  ce  qui  nous  touche  :  quand 
nous  aurons  changé  de  lieu,  nos  jugements  seront 
tout  contraires ,  et  ne  seront  pas  mieux  fondés. 
Nous  réglons  l'avenir  sur  ce  qui  nous  convient 
aujourd'hui,  sans  savoir  s'il  nous  conviendra 
demain;  nous  jugeons  de  nous  comme  étant 
toujours  les  mêmes ,  et  nous  changeons  tous  les 
jours.  Qui  sait  si  nous  aimerons  ce  que  nous 
aimons,  si  nous  voudrons  ce  que  nous  voulons, 
si  nous  serons  ce  que  nous  sommes,  si  les  objets 
étrangers  et  les  altérations  de  nos  corps  n'auront 
pas  autrement  modifié  nos  âmes ,  et  si  nous  ne 
trouverons  pas  notre  misère  dans  ce  que  notis 


,  SIXIÈME  PARTIE.  4^3 

aurons  arrangé  pour  notre  bonheur?  Montrez- 
moi  la  règle  de  la  sagesse  humaine ,  et  je  vais  la 
prendre  pour  guide.  Mais  si  sa  meilleure  leçon 
est  de  nous  apprendre  à  nous  défier  d  elle ,  recou- 
rons à  celle  qui  ne  trompe  point ,  et  faisons  ce 
quelle  nous  inspire.  Je  lui  demande  d*éclairer 
mes  conseils  ;  demande^lui  d'éclairer  vos  réso- 
lutions. Quelque  parti  que  vous  preniez,  vous 
ne  voudrez  que  ce  qui  est  bon  et  honnête ,  je  le 
sais  bien  :  mais  ce  n  est  pas  assez  encore  ;  il  faut 
vouloir  ce  qui  le  sera  toujours;  et  ni  vous  ni 
moi  n  en  sommes  les  juges. 


LETTRE  VII. 

DE  SAINT -PREtrX  A  MADAME  DE  WOLMAR. 

J  ULIE  !  une  lettre  de  vous  ! . . .  après  sept  ans  de 
silence  ! . . .  Oui ,  c  est  elle  ;  je  le  vois ,  je  le  sens  : 
mes  yeux  méconnoîtroi^nt-ils  des  traits  que  mon 
cœur  ne  peut  oublier?  Quoi!  vous  vous  sou- 
venez de  mon  nom  !  vous  le  savez  encore  écrire  !... 
En  formant  ce  nom  (i) ,  votre  main  n  a-t-elle 
point  tremblé?...  Je  m'égare,  et  cest  votre  iBaïute. 
La  forme ,  le  pli ,  le  cachet ,  ladresse ;  tout  dans 
cette  lettre  m  en  rappelle  de  trop  di0ërenles.  Le 


(i)  On  a  dit  que  Saint-Preux  étoit  un  nom  controuTé. 
Peut-être  le  yëritable  étoit-il  sur  l'adresse. 


454  l'A  IfODVELLE   HÉLOÏSE. 

cœur  et  la  main  semblent  se  contredire.  Ah  ! 
deviez- vous  employer  la  même  écriture  pour 
tracer  d  autres  sentiments  ? 

Vous  troui[erez  peut-être  que  songer  si  fort  à 
vos  anciennes  lettres,  cest  trop  justifier  la  der- 
nière. Vous  vous  tromper.  Je  me  sens  bien  ;  je 
ne  auis  phis  le  même ,  ou  vous  n  êtes  plus  la 
même  ;  et  ce  qui  me  le  prouve  »  est  qu  excepté 
les  charmes  et  la  honte ,  tout  ce  que  je  retrouve 
en  vous  de  ce  que  j  y  trouvois  autrefois  m  est  un 
nouveau  sujet  de  surprise.  Cette  observation 
répond  d  avance  à  vos  craintes.  Je  ne  me  fie 
point  à  mes  forces ,  mais  au  sentiment  qui  me 
dispense  d  y  recourir.  Plein  de  tout  ce  quil  faut 
que  j'honore  en  celle  que  j  ai  cessé  d  adorer,  je 
sais  à  quels  respects  doivent  s  élever  mes  anciens 
hommages.  Pésiétré  de  la  plus  tendre  reconnois- 
sance,  je  vous  aime  autant  que  jamais,  il  est 
vrai;  mais  ce  ^m  m  attache  le  plus  à  vous  est  le 
retour  de  nia  raison.  Elle  vous  montre  à  moi 
telle  que  V04is  êtes;  elle  vous  sert  mieux  que 
Vamour  même.  Non ,  si  j'étois  resté  coupable  y 
vous  ne  me  seriez  pas  aussi  chère. 

Depuis  que  j'ai  cessé  de  prendre  le  change ,  et 
que  le  pénétrant  Wolmar  ma  éclairé  sur  mes 
vrais  sentimenls ,  j  ai  mieux  appris  à  me  con- 
noUre ,  et  je  m'alarme  moins  de  ma  foiblease. 
Quelle  abuse  mon  imagination,  que  cette  erreur 
me  soit  douce  encore  ;  il  suffit  pour  mon  repos 
quelle  ne  puisse  plus  vous  offenser,  et  la  chi- 


SIXIÈME  PARTIE.  45^ 

mère  qui  m'égare  à  sa  poursuite  me  sauve  d  un 
danger  réel. 

O  Julie  !  il  est  des  impressions  éternelles  que 
le  temps  ni  les  soins  n  eilacent  point.  La  blessure 
guérit,  mais  la  marque  reste;  et  cette  marque 
est  un  sceau  respecté  qui  préserve  le  cœur  d  une 
autre  atteinte.  Llnconstance  et  Tamour  sont  in- 
compatibles  :  Famant  qui  change  ne  change  pas; 
il  commence ,  ou  finit  d  aimer.  Pour  moi ,  j'ai  fini  ; 
mais,  en  cessant  d'être  à  vous,  je  suis  resté  sous 
votre  garde.  Je  ne  vous  crains  plus;  mais  vous 
m  empêchez  d  en  craindre  une  autre.  Non ,  Julie , 
non ,  femme  respectable ,  vous  ne  verrez  jamais 
en  moi  que  Tami  de  votre  personne  et  lamant 
de  vos  vertus  \  mais  nos  amours ,  nos  premières 
et  uniques  amours ,  ne  sortiront  jamais  de  mon 
cœur.  La  fleur  de  mes  ans  ne  se  flétrira  point 
dans  ma  mémoire.  Dussé-je  vivre  des  siècles  en- 
tiers ,  le  doux  temps  de  ma  jeunesse  ne  peut  ni 
renaître  pour  moi,  ni  s  effacer  de  mon  souvenir. 
Nous  avons  beau  nètre  plus  les  mêmes,  je  ne 
puis  oublier  ce  que  nous  avons  été.  Mais  parlons 
de  votre  cousine. 

Chère  amie,  il  &ut  lavouer,  depuis  que  je 
nose  plus  contempler  vos  charmes  je  deviens 
plus  sensible  aux  siens.  Quels  yeux  peuvent  errer 
toujours  de  beautés  en  beautés  sans  jamais  se 
fixer  sur  aucune?  Les  miens  Font  revue  avec  trop 
de  plaisir  peut-être  ;  et  depuis  mon  éloignement, 
ses  traits ,  déjà  gravés  dans  mon  cœur ,  y  font 


456  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

une  impression  plus  profonde.  Le  sanctuaire  est 
fermé ,  mais  son  image  est  dans  le  temple.  Insen- 
siblement je  deviens  pour  elle  ce  que  j  aurois  été 
si  je  ne  vous  a  vois  jamais  vue;  et  il  n  appartenoit 
4}u'à  vous  seule  de  me  faire  sentir  la  différence 
de  ce  qu elle  m'inspire  à lamour.  Les  sens ^  libres 
de  cette  passion  terrible,  se  joignent  au  doux 
sentiment  de  1  amitié.  Devient-elle  autour  pour 
cela  ?  Julie ,  ah  !  quelle  différence  !  Oii  est  len- 
thousiasme  ?  où  est  ridolâtrie  ?  où  sont  ces  divins 
égarements  de  la  raison,  plus  brillants,  plus  su- 
blimes, plus  forts,  meilleurs  cent  fois  que  la 
raison  même?  Un  feu  passager  m  embrase,  un 
délire  dun  moment  me  saisit,  me  trouble,  et  me 
quitte.  Je  retrouve  entre  elle  et  moi  deux  amis 
qui  s  aiment  tendrement  et  qui  se  le  disent.  Mais 
deux  amants  s  aiment-ils  lun  lautre?  Non;  vous 
et  moi  sont  des  mots  proscrits  de  leur  langue  : 
ils  ne  sont  plus  deux,  ils  sont  .un. 

Suis-je  donc  tranquille  en  effet?  Comment 
puis-je  letre?  Elle  est  charmante ,  elle  est  votre 
amie  et  la  mienne  :  la  reconnoissance  m  attache 
à  elle;  elle  entre  dans  mes  souvenirs  les  plus 
doux.  Que  de  droits  sur  une  ame  sensible  !  et 
comment  écarter  un  sentiment  plus  tendre  de 
tant  de  sentiments  si  bien  dus?  Hélas  !  il  est  dit 
qu  entre  elle  et  vous  je  ne  serai  jamais  un  mo- 
ment paisible. 

Femmes  !  femmes  !  objets  chers  et  funestes  , 
que  la  nature  orna  pour  notre  supplice ,  qui  pu- 
nissez quand  on  vous  brave  ,    qui  poursuivez 


SIXIÈME  PARTIE.  4^7 

quand  on  tous  craint ,  dont  la  haine  et  Tamour 
sont  également  nuisibles ,  et  qu  on  ne  peut  ni 
rechercher  ni  fuir  impunément  !...  Beauté,  char- 
me ,  attrait ,  sympathie ,  être  ou  chimère  incon- 
cevable ,  abyme  de  douleurs  et  de  voluptés  \ 
beauté ,  plus  terrible  aux  mortels  que  l'élément 
où  Ion  ta  Élit  naître ,  malheureux  qui  se  livre 
à  ton  calme  trompeur  !  c'est  toi  qui  produis  les 
tempêtes  qui  tourmentent  le  genre  humain.  O 
Julie  !  ô  Claire  !  que  vous  me  vendez  cher  cette 
amitié  cruelle  dont  vous  osez  vous  vanter  à 
moi  !...  Jai  vécu  dans  Forage,  et  cest  toujours 
vous  qui  lavez  excité.  Mais  quelles  agitations 
diverses  vous  avez  fait  éprouver  à  mon  cœur  ! 
Celles  du  lac  de  Genève  ne  ressemblent  pas  plus 
aux  ilôts  du  vaste  océan.  L'un  n  a  que  des  ondes 
vives  et  courtes  dont  le  perpétuel  tranchant 
agite,  émeut,  submerge  quelquefois ,  sans  jamais 
former  de  long  cours.  Mais  sur  la  mer ,  tranquille 
en  apparence ,  on  se  sent  élevé ,  porté  doucement 
et  loin  par  un  flot  lent  et  presque  insensible;  on 
croit  ne  pas  sortir  de  la  place ,  et  Ion  arrive  au 
bout  du  monde. 

Telle  est  la  différence  de  lefFet  qu'ont  produit 
sur  moi  vos  attraits  et  les  siens.  Ce  premier ,  cet 
unique  amour  qui  fit  le  destin  de  ma  vie ,  et  que 
rien  n'a  pu  vaincre  que  lui-même ,  étoit  né  sans 
que  je  m'en  fusse  aperçu  ;  il  m'entratnoit  que  je 
l'ignorois  encore  :  je  me  perdis  sans  croire  ra'êtrc 
égaré.  Durant  le  vent  j'étois  au  ciel  ou  dans  les 
abymes;  le  calme  vient,  je  ne  sais  plus  où  je 


458  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

suis.  Au  contraire ,  je  vois ,  je  sens  mon  trouble 
auprès  délie,  et  me  le  figure  plus  g;rand  quil 
nest;  j  éprouve  des  transports  passagers  et  sans 
suite  ;  je  m  emporte  un  moment ,  et  suis  paisible 
un  moment  après  :  Tonde  tourmente  en  vain  le 
vaisseau ,  le  vent  n  enfle  point  les  voiles  ;  mon 
cœur,  content  de  ses  charmes,  ne  leur  prête 
point  son  illusion  ;  je  la  vois  plus  belle  que  je 
ne  Timagine,  et  je  la  redoute  plus  de  près  que 
de  loin  :  cest  presque  lefFet  contraire  à  celui 
qui  me  vient  de  vous,  et  j'éprouvois  constam- 
ment lun  et  lautre  à  Glarens. 

Depuis  mon  départ ,  il  est  vrai  qu  elle  se  pré- 
sente à  moi  quelquefois  avec  plus  dempire.  Mal- 
heureusement il  m  est  difficile  de  la  voir  seule. 
Enfin  je  la  vois ,  et  c  est  bien  assez  ;  elle  ne  ma 
pas  laissé  de  lamour ,  mais  de  Imquiétude. 

Voilà  fidèlement  ce  que  je  suis  pour  lune  et 
pour  lautre.  Tout  le  reste  de  votre  sexe  ne 
m  est  plus  rien  ;  mes  longues  peines  me  Font  fait 
oublier  , 

È  fbmito  '1  mio  tempo  a  mezzo  gli  anni  (i). 

Le  malheur  ma  tenu  lieu  de  force  pour  vain- 
cre la  nature  et  triompher  des  tentations.  On 
a  peu  de  désirs  quand  on  souffre  ;  et  vous  m  a- 
vez  appris  à  les  éteindre  en  leur  résistant.  Une 
grande  passion  malheureuse  est  un  grand  moyen 
de  sagesse.  Mon  cœur  est  devenu ,  pour  ainsi 

(i)  Ma  canière  est  finie  au  milieu  de  mes  ans* 


SIXIÈME  PARTIE*  4^9 

dire ,  i  organe  de  tous  meç  besoins  ;  je  n  en  ai 
point  quand  il  est  tranquille.  Laissez-le  en  paix 
lune  et  l'autre  ;  et  désormais  il  lest  pour  tou- 
jours. 

Dans  cet  état,  quai^je  à  craindre  de  moi- 
même  9  et  par  quelle  précaution  cruelle  voulez- 
vous  m'ôter  mon  bonheur  pour  ne  pas  m  expo- 
ser à  le  perdre?  Quel  caprice  de  m  avoir  fait 
combattre  et  vaincre  pour  m  enlever  le  prix  après 
la  victoire  !  N'est-ce  pas  vous  qui  rendez  blâma- 
ble un  danger  bravé  sans  raison  ?  Pourquoi  m  Sa- 
voir appelé  près  de  vous  avec  tant  de  risques  ? 
ou  pourquoi  m'en  bannir  quand  je  suis  digne 
d  y  rester  ?  Deviez^vous  laisser  prendre  à  votre 
mari  tant  de  peine  à  pure  perte?  Que  ne  le  fai- 
siez-vous  renoncer  à  des  soins  que  vous  aviez 
résolu  de  rendre  inutiles  ?  Que  ne  lui  disiez- 
vous,  Laissez*le  au  bout  du  monde  ^puisqu  aussi 
bien  je  Ty  veux  renvoyer?  Hélas  !  plus  vous  crai- 
gnez pour  moi ,  plus  il  faudroit  vous  hâter  de 
me  rappeler.  Non ,  ce  n  est  pas  près  de  vous 
qu  est  le  danger ,  c  est  en  votre  absence ,  et  je 
ne  vous  crains  qu  qù  vous  n  êtes  pas.  Quand 
cette  redoutable  Julie  me  poursuit ,  je  me  réfu- 
gie auprès  de  madame  de  Wolmar ,  et  je  suis 
tranquille  :  où  fuirai- je  si  cet  asile  m  est  été? 
Tous  les  temps ,  tous  les  lieux  me  sont  dange- 
reux loin  d'elle;  par-tout  je  trouve  Claire  ou 
Julie.  Dans  le  passé,  dans  le  présent,  lune  et 
l'autre  m  agite  à  son  tour  :  ainsi  mon  imagina- 
tion toujours  troublée  ne  se  calme  qu'à  votre 


46o  L^  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

vue  ,  et  ce  nest  qu  auprès  de  vous  que  je  suis 
en  sûreté  contre  moi.  Comment  vous  expliquer 
le  changement  que  j'éprouve  en  vous  abordant? 
Toujours  vous  exercez  le  même  empire,  mais 
son  effet  est  tout  opposé  ;  en  réprimant  les 
transports  que  vous  causiez  autrefois,  cet  em- 
pire est  plus  grand ,  plus  sublime  encore  ;  la  paix, 
la  sérénité  succèdent  au  trouble  des  passions  ; 
inon  cœur,  toujours  formé  sur  le  vôtre,  aima 
comme  lui,  et  devient  paisible  à  son  exemple. 
Mais  ce  repos  passager  n'est  qu'une  trêve  ;  et  j'ai 
beau  m'élever  jusqu'à  vous  en  votre  présence , 
je  retombe  en  moi-même  en  vous  quittant.  Ju- 
lie, en  vérité,  je  crois  avoir  deux  âmes,  dont. la 
bonne  est  en  dépôt  dans  vos  mains.  Ab!  voulez- 
vous  me  séparer  d'elle  ? 

Mais  les  erreurs  des  sens  vous  alarment  ;  vous 
craignez  les  restes  d'une  jeunesse  éteinte  par  les 
ennuis;  vous  craignez  pour  les  jeunes  personnes 
qui'sont  sous  votre  garde  ;  vous  craignez  de  moi 
ce  que  le  sage  Wolmar  n'a  pas  craint!  O  dieu  ! 
que  toutes  ces  frayeurs  m'humilient  !  Estîmea&- 
vous  donc  votre  ami  moins  que  le  dernier  de  vos 
gens?' Je  puis  vous  pardonner  de  mal  penser  de 
moi ,  jamais  de  ne  vous  pas  rendre  à  vous- 
même  l'honneur  que  vous  vous  devez.  Non  , 
non  ;  les  feux  dont  j'ai  brûlé  m'ont  purifié  ;  je 
n'ai  plus  rien  d'un  homme  ordinaire.  Après  ce 
que  je  fus ,  si  je  pouvois  être  vil  un  moment , 
j'irois  me  cacher  au  bout  du  monde  y  et  ne  me 
croirois  jamais  assez  loin  de  vous. 


SIXIÈME  PARTIE.  46t 

Quoi!  je  troublerois  cet  ordre  aimable  que 
j  admirois  avec  tant  de  plaisir  !  Je  souillerois  ce 
séjour  dlDUOcence  et  de  paix  que  j'habitois  avec 
tant  de  respect!  Je  pourrois  être  assez  lâche!... 
Eh  !  comment  le  plus  corrom{>u  des  hommes 
ne  seroit-il  pas  touché  d  un  si  charmant  tableau?, 
comment  ne  reprendroit-il  pas  dans  cet  asile 
lamour  de  Thonnèteté  ?  Loin  d'y  porter  ses 
mauvaises  mœurs ,  cest  là  qui!  iroit  s  en  dé- 
faire... Qui  ?  moi ,  Julie,  moi!^...  si  tard?...  sous, 
vos  yeux?...  Chère  amie,  ouvrez-moi  votre  mai- 
son sans  crainte  ;  elle  est  pour  moi  le  temple, 
de  la  vertu  ;  par-tout  j'y  vois  son  simulacre  au-^ 
guste ,  et  ne  puis  servir  qu  elle  auprès  de  vous.. 
Je  ne  suis  pas  un  ange ,  il  est  vrai  ;  mais  j'ha- 
biterai leur  demeure ,  j'imiterai  leurs  exemples  ; 
bn  les  fuit  quand  on  ne  leur  veut  pas  ressembler. 

Vous  le  voyez,  jai  peine  à  venir  au  point 
principal  de  votre  lettre ,  le  premier  auquel  il 
falloit  songer ,  le  seul  dont  je  m  occuperois  si 
j  osois  prétendre  au  bien  qu'il  m'annonce.  O 
Julie  !  ame  bienfaisante  !  amie  incomparable  ! 
en  m'o£frant  la  digne  moitié  de  vous-même,  et 
le  plus  précieux  trésor  qui  soit  au  monde  après 
vous ,  vous  £utes  plus ,  s'il  est  possible ,  que  vous 
ne  fites  jamais  pour  moi.  L'amour,  l'aveugle 
amour  put  vous  forcer  à  vous  donner  ;  mais 
donner  votre  amie  est  une  preuve  d'estime  non 
suspecte.  Dès  cet  instant  je  crois  vraiment  être 
homme  de  mérite,  car  je  suis  honoré  de  vous. 
Mais  que  le  témoignage  de  cet  honneur  m'e.st 


462  LA   NOUVELLE  HÉLOlSE. 

cruel  !  En  Facceptant  je  le  démentirois ,  et  pour 
le  mériter  il  faut  que  j  y  renonce.  Vous  me  con-- 
noissez  ;  jugez^moi.  Ce  n  est  pas  assez  que  votre 
adorable  cousine  soit  aimée  ;  elle  doit  Fètre 
comme  vous,  je  le  sais  :  le  sera-t-elle ?  le  peut- 
elle  être  ?  et  dépend-il  de  moi  de  lui  rendre  sur 
ce  point  ce  qui  lui  est  dû?  Ah  !  si  vous  vouliez 
m'unir  avec  elle ,  que  ne  me  laissiez-vous  un 
coeur  à  lui  donner,  un  cœur  auquel  elle  inspirât 
des  sentiments  nouveaux  dont  il  lui  pût  offrir 
les  prémices?  En  est-il  un  moins  digne  detle 
que  celui  qui  sut  vous  aimer?  Il  faudroit  avoir 
lame  libre  et  paisible  dû  bon  et  sage  d'Orbe  pour 
s'occuper  d  elle  seule  à  son  exemple  ;  il  faudroit 
le  valoir  pour  lui  succéder  :  autrement  la  compa- 
raison de  son  ancien  état  lui  rendroit  le  dernier 
plus  insupportable  ;  et  tatnour  foible  et  distrait 
d  un  second  époux ,  loin  de  la  consoler  du  pre- 
mier, le  lui  feroit  regretter  davantage.  Dun  ami 
tendre  et  reconnoissant  elle  auroit  fait  un  mari 
vulgaire.  Gagneroit-elle  à  cet  échange?  Elle  y 
perdroit  doublement.  Son  cœur  délicat  et  sensi- 
ble senti  roi  t  trop  cette  perte;  et  moi  comment 
supporterois-jc  le  spectacle  continuel  d'une  tris- 
tesse dont  je  serois  cause,  et  dont  je  ne  pourrois 
la  guérir?  Hélas!  j  en  mourrois  de  douleur  même 
avant  elle.  Non,  Julie,  je  ne  ferai  point  mon 
bonheur  aux  dépens  du  sien.  Je  laime  trop  pour 
lepouser. 

Mon  bonheur?  Non.  Serois^je  heureux  moi- 
même  en  ne  la  rendant  pas  heureuse?  L!un  des. 


SIXIÈME  PARTIE.  4^3 

deux  peut-il  se  faire  un  sort  exclusif  dans  le  ma^ 
riage  ?  Les  biens ,  les  maux  n  y  sont-ils  pas  corn* 
muns ,  malgré  qu  on  en  ait  ?  et  les  chagrins  qu  on 
se  donne  Tun  à  lautre  ne  retombent-ils  pas  tou» 
jours  sur  celui  qui  les  cause  ?  Je  serois  malheu- 
reux par  ses  peines ,  sans  être  heureux  par  ses 
bienfaits.  Grâces , beauté,  mérite ,  attachement, 
fortune,  tout  concourroit  à  ma  félicité;  mon 
cœur,  mon  cœur  seul  empoisonner  oit  tout  cela, 
et  me  rendroit  misérable  au  sein  du  bonheur. 

Si  mon  état  présent  est  plein  de  charme  au- 
près d  elle ,  loin  que  ce  charme  pût  augmenter 
par  une  union  plus  étroite ,  les  plus  doux  plaisirs 
que  j'y  goûte  me  seroient  ôtés.  Son  humeur  ba- 
dine peut  laisser  un  aimable  essor  à  son  amitié , 
mais  c  est  quand  elle  a  des  témoins  de  ses  cares- 
ses. Je  puis  avoir  quelque  émotion  trop  vive  au* 
près  d  elle ,  mais  c  est  quand  votre  présence  me 
distrait  de  vous.  Toujours  entre  elle  et  moi  dans 
nos  têtes-à-tétes ,  c  est  vous  qui  nous  les  rendez 
délicieux.  Plus  notre  attachement  augmente,  plus 
nous  songeons  aux  chaines  qui  Font  formé  ;  le 
doux  lien  de  notre  amitié  se  resserre ,  et  nous 
nous  aimons  pour  parler  de  vous.  Ainsi  mille 
souvenirs  chers  à  votre  amie,  plus  chers  à  votre 
ami,  les  réunissent  :  unis  par  d  autres  nœuds,  il 
y  faudra  renoncer.  Ces  souvenirs  trop  charmants 
ne  seroient-ils  pas  autant  d'infidélités  envers  elle? 
Et  de  quel  front  prendrois-je  une  épouse  respec- 
tée et  chérie  pour  confidente  des^  outrages  que 
mon  cœur  lui  feroit  malgré  lui?  Ce  cœur  nose- 


464  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

roit  donc  plus  s  épancher  dans  le  sien ,  il  se  fer* 
meroit  à  son  abord.  M  osant  plus  lui  parler  de 
vous ,  bientôt  je  oe  lui  parlerois  plus  de  moi.  Le 
devoir ,  Thonneur ,  en  mlmposant  pour  elle  une 
réserve  nouvelle,  me  rendroient  ma  femme  étran- 
gère, et  je  n  aurois  plus  ni  guide  ni  conseil  pour 
éclairer  mon  ame  et  corriger  mes  erreurs.  Est-ce 
l,à  rhommage  qu  elle  doit  attendre  ?  Est-ce  là  le 
tribut  de  tendresse  et  de  reconnoissance  que  j'i- 
rois  lui  porter?  Est-ce  ainsi  que  je  ferois  son 
bonheur  et  le  mien  ? 

Julie  y  oubliàtes-vous  mes  serments  avec  les 
vôtres  ?  Pour  moi ,  je  ne  les  ai  point  oubliés.  J'ai 
tout  perdu  ;  ma  foi  seule  m  est  restée  ;  elle  me 
jfpestera  jusqu'au  tombeau.  Je  nai  pu  vivre  à 
vous;  je  mourrai  libre.  Si  rengagement  en  étoit 
à  prendre ,  je  le  prendrois  aujourd'hui  :  car  si 
cest  un  devoir  de  se  marier,  un  devoir  plus  in- 
dispensable encore  est  de  ne  faire  le  malheur  de 
personne  ;  et  tout  ce  qui  me  reste  à  sentir  en 
d'autres  nœuds,  c'est  l'étemel  regret  de  ceux 
auxquels  j'osai  prétendre.  Je  porterois  dans  ce 
lien  sacré  l'idée  de  ce  que  j'espérois  y  trouver  une 
fois.  Cette  idée  feroit  mon  supplice  et  celui  d'une 
infortunée.  Je  lui  demanderois  compte  des  jours 
heureux  que  j'attendis  de  vous.  Quelles  compa- 
raisons j'aurois  à  faire  !  quelle  femme  au  monde 
les  pourroit  soutenir  ?  Ah  !  comment  me  conso- 
lerois-je  à-la-fois  de  n'être  pas  à  vous ,  et  d'être 
à  une  autre  ? 

Chère  amie ,  n'ébranlez  point  des  résolutions 


SIXIÈME  PARTIE.  465 

dont  dépend  le  repos  de  mes  jours;  ne  cherchez 
point  à  me  tirer  de  Fanéantissement  où  je  suia 
tombé,  de  peur  quavec  le  sentiment  de  mon; 
existence  je  ne  reprenne  celui  de  mes  maux ,  et 
qu  un  état  violent  ne  rouvre  toutes  mes  bles- 
sures. Depuis  mon  retour  j  ai  senti ,  sans  m  en 
alarmer,  l'intérêt  plus  vif  que  je  prenois  à  votre 
amie  ;  car  je  savois  bien  que  letat  de  mon  cœur 
ne  lui  permettroit  jamais  daller  trop  loin;  et 
voyant  ce  nouveau  goût  ajouter  à  rattachement 
déjà  si  tendre  que  j'eus  pour  elle  dans  tous  les 
temps ,  je  me  suis  félicité  d  une  émotion  qui 
m  aidoit  à  prendre  le  change ,  et  me  faisoit  sup-* 
porter  votre  image  avec  moins  de  peine.  Cette 
émotion  a  quelque  chose  des  douceurs  de  la^ 
mour,  et  n  en  a  pas  les  tourments.  Le  plaisir  de 
la  voir  n  est  point  troublé  par  le  désir  de  la  pos- 
séder; content  de  passer  ma  vie  entière  comme 
j'ai  passé  cet  hiver,  je  trouve  entre  vous  deux 
cette  situation  paisible  (i)  et  douce  qui  tempère 
laustérité  de  la  vertu  et  rend  ses  leçons  aimables. 
Si  quelque  vain  transport  m'agite  un  moment  ; 
tout  le  réprime  et  le  fait  taire  :  j  en  ai  trop  vaincu 
de  plus  dangereux  pour  qu  il  m'en  reste  aucun 
à  craindre.  J'honore  votre  amie  comme  je  laiiQe, 
^t  cest  tout  dire.  Quand  je  ne  songerois  qu  a 

(i)  II  a  dit  précisément  le  contraire  quelques  pages  au- 
paravant. Le  pauvre  philosophe ,  entre  deux  jolies  fem- 
mes ,  me  parolt  dans  un  plaisant  embarras  :  on  diroit 
qu'il  veut  n^aimer  ni  Fune  ni  Fautre ,  afin  de  les  aimer  tou- 
tes, deux. 

4-  3o 


466  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

iao0  intérêt ,  tous  les  droits  de  la  tendre  amitié 
me  sont  trop  chërs  auprès  délie  pour  que  je 
m*expose  à  les  perdre  en  cherchant  à  les  éieii* 
dre  ;  et  je  n  ai  pas  même  eu  besoin  de  songer  au 
respect  que  je  lai  dois  pour  ne  jamais  lui  dire 
un  seul  mot  dans  le  tête-à-tête,  qu  elle  eût  besoin 
d'interpréter  ou  de  ne  pas  entendre.  Que  si  peut- 
être  elle  a  trouvé  quelquefois  un  peu  trop  d  em- 
pressement dans  mes  manières ,  sûrement  elle 
n  a  point  vu  dans  mon  cœur  la  volonté  de  le  té- 
moigner. Tel  que  je  fîis  six  mois  auprès  d  eUe  y 
tel  je  serai  tonte  ma  vie.  Je  ne  connois  rien  après 
¥0us  de  si  par&it  quelle;  mais ,  fut-elle  plus  par^ 
faite  que  vous  encore ,  je  sens  qu'il  iSaudroit  n'a* 
voir  jamais  été  votre  amant  pour  pouvoir  deve- 
nir le  sien. 

Avant  d'achever  cette  lettre ,  il  faut  vous  dire 
ce  que  je  pense  de  la  vôtre.  JTy  trouve  avec 
toute  la  prudence  de  la  vertu  les  scrupules  d'une 
ame  craintive  qui  se  fait  un  devoir  de  s'épouvan- 
ter y  et  croit  qull  faut  tout  craindre  pour  se  ga- 
rantir de  tout.  Cette  extrême  timidité  a  son  dan- 
ger ainsi  qu'une  confiance  excessive.  En  nous 
montrant  sans  cesse  des  monstres  où  il  n'y  en 
a  point ,  elle  nous  épuise  à  combattre  des  chimè- 
res ;  et ,  à  force  de  nous  effaroucher  sans  sujet  ^ 
elle  nous  tient  moins  en  garde  contre  les  périls 
véritables  et  nous  les  laisse  moins  discerner.  Re- 
lisez quelquefois  la  lettre  que  mylord  Edouard 
vous  écrivit  Tannée  dernière  au  sujet  de  votre 
mari  :  vous  y  trouverez  de  bous  avis  à  votre 


SIXIÈME  Partie*  467 

usage  à  plus  d'un  égard.  Je  ne  blàme  point  votre 
dévotion  ;  elle  est  touchante  >  aimable  et  douce 
comme  vous;  elle  doit  plaire  à  votre  mari  mème« 
Mais  prenez  garde  qu  à  force  de  vous  rendre  ti- 
mide et  prévoyante,  elle  ne  vous  mène  au  quié- 
tisme  par  une  route  opposée ,  et  que ,  vous  mon-* 
trant  par-tout  du  risque  à  courir ,  elle  ne  vous 
empêche  enfin  d  acquiescer  à  rien.  Chère  amie , 
ne  savez-vous  pas  que  la  vertu  est  un  état  de 
guerre ,  et  que  pour  y  vivre  on  a  toujours  quel'- 
que  combat  à  rendre  contre  soi?  Occupons-nous 
moins  des  dangers  que  de  nous ,  afin  de  tenir 
notre  ame  prête  à  tout  événement.  Si  chercher 
les*  ocdasions ,  c  est  mériter  d  y  succomber  ;  les 
Aiir  avec  trop  de  soin  ,  c  est  souvent  nous  refu-^ 
ser  à  de  grands  devoirs  ;  et  il  n  est  pas  bon  de 
songer  sans  cesse  aux  tentations ,  même  pour 
les  éviter.  On  ne  me  verra  jamais  rechercher 
des  moments  dangereux  ni  des  têtes-à-tètes  avec 
des  femmes;  mais,  dans  quelque  situation  que 
kne  place  désormais  la  Providence ,  j  ai  pour  sû- 
reté de  moi  les  huit  mois  que  j  ai  passés  à  Clarens, 
et  ûe  crains  plus  que  personne  m'ôte  le  prix  que 
V<yus  m'avez  ftiit  mériter.  Je  ne  serai  pas  plus 
fbible  que  je  Tai  été  ;  je  n  aurai  pas  de  plus  grands 
combats  à  rendre  :  j*ai  senti  lamertume  des  re-> 
mords  ;  j'ai  goûté  les  douceurs  de  la  victoire. 
Après  de  telles  comparaisons ,  on  n  hésite  plus 
sur  le  choix  ;  tout ,  jusqu'à  mes  &utes  passées , 
m'est  garant  de  l'avenir. 

Sans  vouloir  entrer  avec  vous  dans  de  nou- 

3o. 


466  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

velles  discussions  sur  Tordre  de  Tunivers  et  «ur 
la  direction  des  êtres  qui  le  composent ,  je  me 
contenterai  de  vous  dire  que,  sur  des  questions 
si  fort  au-dessus  de  Thomme,  il  ne  peut  juger 
des  choses  qu'il  ne  voit  pas,  que  par  induction 
3ur  celles  qu'il  voit ,  et  que  toutes  les  analogies 
sont  pour  ces  lois  générales  que  vous  semblez 
rejeter.  La  raison  même ,  et  les  plus  saines  idées 
que  nous  pouvons  nous  former  de  FÉtre  suprê- 
me, sont  très  favorables  à  cette  opinion  ;  car,  bien 
que  sa  puissance  n  ait  pas  besoin  de  méthode 
pour  abréger  le  travail,  il  est  digne  de  sa  sagesse 
de  préférer  pourtant  les  voies  les  plus  simples., 
afin  quil  n'y  ait  rien  dinutiie  dans  les  moyens 
non  plus  que  dans  ies  effets.  En  créant  Thomme, 
il  la  doué  de  toutes  les  facultés  nécessaires  pour 
accomplir  ce  qu'il  exigeoit  de  lui  9  et  quand  nous 
lui  demandons  le  pouvoir  de  bien  &ire,  nous 
ne  lui  demandons  rien  qu'il  ne  nous  ait  déjà 
donné.  I)  nous  a  donné  la  raison  pour  connoitre 
ce  qui  est  bien,  la  conscience  pour  l'aimer  (1) , 
et  la  liberté  pour  le  choisir.  C'est  dans  ces  dons 
sublimes  que  consiste  la  grâce  divine;  et  comme 
nous  les  avons  tous  reçus,  nous  en  sommes  tous 
comptables. 

J'entends  beaucoup  raisonner  contre  la  liberté 
de  l'homme ,  et  je  méprise  tous  ces  sophismes, 

(i)  Saint-Preux  fait  de  la  conscience  morale  un  senti- 
ment, et  non  pas  un  jug^ement;  ce  qui  est  contre  les  déR- 
nitions  des  philosophes.  Je  crois  pourtant  qu'-en  ceci 
leur  prétendu  confrère  a  raison. 


DIXIÈME  PARTIE.  4^9 

parcequ  un  raisonneur  a  beau  me  prouver  que 
je  ne  suis  pas  libre ,  le  sentiment  intérieur,  plus 
fort  que  tous  ces  arguments ,  les  dément  sans 
cesse  ;  et ,  quelque  parti  que  je  prenne ,  dans 
quelque  délibération  que  ce  soit ,  je  sens  parfaf- 
tement  quil  ne  tient  qu'à  moi  de  prendre  le 
parti  contraire.  Toutes  ces  subtilités  de  l'écofe 
sont  vaines  précisément  parcequ  elles  prouvent 
trop ,  qu  elles  combattent  tout  aussi  bien  la  vé- 
rité que  le  mensonge ,  et  que  ,  soit  que  la  liberté 
existe  ou  non ,  elles  peuvent  servir  également  à 
prouver  qu'il  n  existe  pas.  A  entendre  ces  gens- 
là  ,  Dieu  même  ne  seroit  pas  libre,  et  ce  mot  de 
liberté  nauroij:  aucun  sens.  Ils  triomphentVnoh 
davoir  résolu  la  question ,  mais  d avoir  mis  à 
sa  place  une  chimère.  Ils  commencent  par  sup- 
poser que  tout  être  intelligent  est  purement  pas- 
sif, et  puis  ils  déduisent  de  cette  supposition 
dés  conséquences  pour  prouver  qu'il  nest  pas 
actif  Ija  commode  méthode  qu'ils  ont  trouvée 
là  !  S'ils  accusent  leurs  adversaires  de  raisonner 
de  même ,  ils  ont  tort.  Nous  ne  nous  supposons 
point  actifs  et  libres  ,  nous  sentons  que  nous  le 
sommes.  C'est  à  eux  de  prouver  non  seulement 
que  ce  sentiment  pourroit  nous  tronaper ,  mais 
qu'il  nous  trompe  en  effet  (i).  L'évêque  de  Cloyne 
a  démontré  que ,  sans  rien  changer  aux  appa- 
rences, la  matière  et  les  corps  pourroient  ne 

(i)  Ce  n^est  pas  de  tout  cela  qu^il  s'a£;it.  U  s'agit  de 
savoir  si  la  volonté  se  détermine  sans  cause,  ou  quelle 
est  la  cause  qui  détermine  la  volonté. 


470  LA  BOnVELLE  HÉLOÏSE. 

pas  exister;  est-ce  assez  pour  affirmer  qu'ils  n'eus* 
tept  pas?  En  tout  ceci  la  seule  apparence  coûta 
plus  que  la  réalité  :  je  m  en  tiens  à  ce  qui  est 
plus  simple. 

Je  ne  crois  donc  pas  qu  après  avoir  pourvu  de 
toute  manière  aux  besoins  de  l'homme ,  Dieu 
*  accorde  à  lun  plutôt  qu  a  lautre  des  secours  ex^ 
traordinaires ,  dont  celui  qui  abuse  des  secours 
communs  à  tous  est  indigne ,  et  dont  celui  qui 
en  use  bien  n  a  pas  besoin.  Cette  acception  de 
personnes   est  injurieuse  à  la  justice  divine. 
Quand  cette  dure  et  décourageante  doctrine  se 
déduiroit  de  l'Écriture  elle-même ,  mon  premier 
devoir  n'est-il  pas  d'honorer  Dieu  ?  Quelque  re^ 
pect  que  je  doive  au  texte  sacré  ,   j'en  dois 
plus  encore  à  son  auteur;  et  j'aimerois  mieux 
croire  la  Bible  falsifiée,  ou  inintelligible,  que  Dieu 
injuste  ou  malfaisant.  S.  Paul  ne  veut  pas  que 
le  vase  dise  au  potier  :  Pourquoi  m'as  -  tu  fait 
ainsi?  Cela  est  fort  bien,  si  le  potier  n'exige  du 
vase  que  des  services  qu'il  Fa  mis  en  état  de  lui 
rendre  ;  mais ,  s  il  s'en  prenoit  au  vase  de  n'être 
pas  propre  à  un  usage  pour  lequel  il  ne  l'auroit 
pas  fait ,  le  vase  auroit-il  tort  de  lui  dire ,  Pour- 
quoi m'as-tu  fait  ainsi  ? 

S'ensuit-il  de  là  que  la  prière  soit  inutile  ?  A 
Dieu  ne  plaise  que  je  m'ôte  cette  ressource  contre 
mes  toiblesses  !  Tous  les  actes  de  l'entendement 
qui  nous  élèvent  à  Dieu  nous  portent  au-dessus 
rie  nous-mêmes;  en  imploraotson  secours,  nous 
apprenons  à  le  trouver.  Ce  n  est  pas  lui  qui  nous 


SIXIÈME  PAfiTIB.  47^ 

change ,  c  est  nous  qui  noug  cfaangeoM  en  nous 
élevant  à  lui  (i).  Tout  ce  quon  lui  demande 
comme  il  ftiut ,  on  8e  le  donne,  et,  comme  i^ous 
lavez  dit ,  on  augmente  8a  force  en  raconnois^ 
saut  sa  ibiblesse.  Mais,  si  Ion  abuse  de  loniiaon 
et  qu  on  devienne  mystique ,  on  se  perd  à  force 
de  s'élever  ;  en  cherdiant  la  grâce ,  on  renonce 
à  la  raison;  pour  obtenir  un  don  du  ciel ,  on  en 
foule  aux  pieds  un  autre  ;  en  s'obstinant  à  vou- 
loir qu  il  nous  éckûre,  on  s'ôte  les  lumières  quil 
nous  a  données.  Qui  sommes-nous  pour  vouloir 
forcer  Dieu  de  faire  un  miracle  ? 

Vous  le  savez  ;  il  n  y  a  rien  de  bienqui  n  ait  un 
excès  blâmable,  même  la  dévotion  qui  tourne 
en  délire.  La  v6lrc  est  trop  pure  pour  arriver 
jamais  à  ce  point  ;  mais  lexcès  qui  produit  Téga- 
rement  commence  avant  lui ,  et  c  est  de  ce  pre- 
mier terme  que  vous  avez  à  vous  défier.  Je  vou9 
ai  souvent  entendue  blâmer  les  extases  des  ascé- 
tiques ;  savez-vous  comment  elles  viennent  ?  en 
prolongeant  le  temps  qu  on  donne  à  la  prière 

(i)  Notre  galant  philosophe,  apfès  avoir  i&icé  la  con- 
duite d^Abélard ,  semble  en  youloir  prendre  aassi  la  doc- 
trine. Leurs  sentiments  sur  la  prière  ont  beaucoup  de 
rapport  Bien  des  gens,  relevant  cette  hérésie,  trouve- 
ront qa'il  eût  mieux  valu  persister  dans  l'égansaient  que 
de  tomber  dans  l'erreur*  Je  ne  pense  pas  ainsi.  Cest  un 
petit  mal  de  se  tron^per;  c'en  est  un  grand  de  se  mal 
conduire.  Ceci  ne  contredit  point,  à  mon  avis,  ce  que 
j'ai  dit  ci-devant  sur  le  danger  des  iausses  maximes  de 
morale.  Mais  il  faut  laisser  quelque  chose  k  faire  aa 
lecteur* 


éij'2  LA  nouvellk;héi;oïse. 

plusque  ne  le  permet  la  foiblesse  humaine.  Alors 
Tesp rit  s'épuise ,  Timagination  s  allume  et  donne 
des  visions  ;  on  devient  inspiré ,  prophète ,  et  il 
ny  a  plus  ni  sens, ni  génie  qui  garantisse  du  iQpi- 
natisme.  Vous  vous  enfermez  fréquemment  dans 
votre  cabinet ,  vous  vous  recueillez,  vous  priez 
sans  cesse  ;  vous  ne  voyez  pas  encore  les  piétis- 
tes  (i) ,  mais  vous  lisez  leurs  JUvres.  Je  n  ai  jamais 
blâmé  votre  goût  pour  les  écrits  du  bon  Féné- 
lon  ;  mais  que  faites-vous  de  ceux  de  sa  disciple? 
Vous  lisez  Murait  ;  je  le  lis  aussi  ;  mais  je^ choisis 
ses  lettres,  et  vous  choisissez. son  instinct  divin. 
Voyez  comment  il  a  fini  ^  déplorez  les  égarements 
de  cet  Jbomme  sage ,  et  songez  à  vous.  Femme 
pieuse  et  chrétienne  ,  allez  -  vous  n  être  plus 
qu  une  dévote  ? 

Chère  et  respectable  amie ,  je  reçois  .vos  avis 
avec  la  dociUté  d un  enfant,  et  vous  donne  les 
miens  avec  le  zélé  d'un  père.  Depuis  que  )a 
vertu ,  loin  de  rompre  nos  liens ,  les  a  rendus 
indissolubles ,  ses  devoirs  se  confondent  avec  les 
droits  de  lamitié.  Les  mêmes  leçons  nous  con- 
viennent, le  même  intérêt  nous  conduit.  Jamais 
nos  cœurs  ne  se  parlent ,  jamais  nos  yeux  ne  se 

(i)  Sorte  de  fous  qui  avoient  la  fantaisie  d^étre  chré- 
tiens et  de  suivre  TÉvangile  à  la  lettre  ;  à  peu  près  comme 
sont  aujourd'hui  les  méthodistes  en  Angleterre,  les  mo- 
raves  en  Allemagne,  les  jansénistes  en  France;  excepté 
pourtant  qu'il  ne  manque  à  ces  derniers  que  d'être  les 
maîtres,  pour  éti^e  plus  durs  et  plus  intolérants  que  leurs 
ennemis. 


SIXIÈME  PARTIE.  ^j3 

,  rencontrent ,  sans  offrir  à  tous  deux  un  objet 
d'honneur  et  de  gloire  qui  nous  élève  conjoin- 
tement ;  et  la  perfection  de  chacun  de  nous  im- 
portera toujours  à  lautre.  Mais  si  les  délibéra*- 
lions  sont  communes ,  la  décision  ne  lest  pas  ; 
elle  appartient  à  vous  seule.  O  vous  qui  fîtes  tou- 
jours mon  sort ,  ne  cessez  point  d  en  être  Far- 
bitre  ;  pesez  mes  réflexions ,  prononcez  :  quoi 
que  vous  ordonniez  de  moi ,  je  me  soumets  ;  je 
serai  digne  au  moins  que  vous  ne  cessiez  pas  de 
me  conduire.  Dussé-je  ne  vous  plus  revoir,  vous 
me  serez  toujours  présente ,  vous  présiderez 
toujours  à  mes  actions;  dussiez -vous  m'ôter 
rhonneur  d  élever  vos  enfants ,  vous  ne  m  oterez 
point  les  vertus  que  je  tiens  de  vous  :  ce  sont  les 
enfants  de  votre  ame ,  la  mienne  les  adopte ,  et 
rien  ne  les  lui  peut  ravir. 

Parlez-moi  sans  détour,  Julie.  A  présent  que 
je  vous  ai  bien  expliqué  ce  que  je  sens  et  ce  que 
je  pense,  dites-moi  ce  quil  faut  que  je  fasse. 
Vous  savez  à  quel  point  mon  sort  est  lié  à  celui 
de  mon  illustre  ami.  Je  ne  lai  point  consulté 
dans  cette  occasion ,  je  ne  lui  ai  montré  ni  cette 
lettre  ni  la  vôtre.  S'il  apprend  que  vous  désap- 
prouviez son  projet,  ou.  plutôt  celui  de  votre 
époux,  il  le  désapprouvera  lui-même;  et  je  suis 
bien  éloigué  d  en  vouloir  tirer  une  objection 
contre  vos  scrupules;  il  convient  seulement  quil 
les  ignore  jusqu'à  votre  entière  décision.  En  at- 
tendant, je  trouverai ,  pour  diflerer. notre  dé- 
part ,  de%  prétextes  qui  pourront  le  surprendre^ 


474  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

mais  auxquels  il  acquiescera  sûrement.  Pbur 
m,oi ,  j  aime  mieux  ue  vous  plus  voir  que  de  voÙ9 
revoir  pour  vous  dire  un  nouvel  adieu.  Âppren* 
dre  à  vivre  chez  vous  en  étranger  est  une  humi-» 
liation  que  je  n  ai  pas  méritée. 


^=» 


LETTBE  Vin. 


DE  MADAME  DE  WOLMAR  A  SAINT -FREUX. 


Hé  l»en!  ne  voilà-t-il  pas  encore  votre  imagi*^ 
nation  efiarouchée?  et  sur  quoi,  je  vous  prie? 
sur  les  plus  vrais  témoignages  d  estime  et  d  a^ 
mitié  que  vous  ayez  jamais  reçus  de  moi  ;  sur 
les  paisibles  réflexions  que  le  soin  de  votre  vrai 
bonheur  m'inspire  ;  sur  la  proposition  la  plus 
obligeante,  la  plus  avantageuse,  la  plus  hono- 
rable qui  vous  ait  jamais  été  faite  ;  sur  lempres* 
sèment ,  indiscret  peut-être ,  de  vous  unir  à  ma 
fe  mille  par  des  nœuds  indissolubles  ;  sur  le  désir 
de  £adre  mon  allié ,  mon  parent ,  d'un  ingrat  qui 
croit  ou  qui  feint  de  croire  que  je  ne  veux  plus 
de  lui  pour  ami.  Pour  vous  tirer  de  Tinquiétude 
où  vous  paroisses  être ,  il  né  falloit  que  prendre 
ce  que  je  vous  écris  dans  son  sens  le  plus  natu<- 
rel.  Mais  il  y  a  long-temps  que  vous  aimez  à 
vous  tourmenter  par  vos  injustices.  Votre  let- 
tre est,  comme  votre  vie ,  sublime  et  rampante, 
pldne  de  force  et  de  puérilités.  Mon  cher  philo* 
sophe,  ne  cesserez^vous  jamais  d'être  enfant? 


SIXIÈME  PARTIE.  4/^ 

Où  avez-T0U8  donc  pris  que  je  songeasse  k 
TOUS  imposer  des  lois,  à  rompre  avec  vous ,  et  ^ 
pour  me  servir  de  vos  termes ,  à  vous  renvoyer 
au  bout  du  monde?  De  bonne  foi ,  trouvez-vous 
là  lesprit  de  ma  lettre  ?  Tout  au  contraire  :  en 
jouissant  d  avance  du  plaisir  de  vivre  avec  vous, 
j'ai  craint  les  inconvénients  qui  pouvoient  le 
troubler;  je  me  suis  occupée  des  moyens  de  pré- 
venir ces  inconvénients  d  une  manière  agréable 
et  douce,  en  vous  laisant  un  sort  digne  de  votre 
mérite  et  de  mon  attachement  pour  vous.  Voilà 
tout  mon  crime  :  il  n  y  avoit  pas  là,  ce  me  sem- 
ble ,  de  quoi  vous  alarmer  si  fort. 

Vous  avez  tort ,  mon  ami  ;  car  vous  n  ignorez 
pas  combien  vous  m'êtes  cher  :  mais  vous  aimez 
à  vous  le  faire  redire  ;  et  comme  je  n  aime  guère 
moins  à  le  répéter ,  il  vous  est  aisé  d  obtenir  ce 
que  vous  voulez  sans  que  la  plainte  et  Fhumeur 
8  en  mêlent. 

Soyez  donc  bien  sûr  que  si  votre  séjour  ici 
vous  est  agréable ,  il  me  lest  tout  autant  qu à 
vous ,  et  que,  de  tout  ce  que  M.  de  Wolmar  a 
lait  pour  moi ,  rien  ne  m  est  plus  sensible  que  le 
soin  quil  a  pris  de  vous  appeler  dans  sa  mai* 
son ,  et  de  vous  mettre  en  état  d'y  rester.  J  en 
conviens  avec  plaisir,  nous  sommes  utUes  lun 
à  lautre.  Plus  propres  à  recevoir  de  bous  avis 
quà  les  prendre  de  nous-mêmes,  nous  avons 
tous  deux  besoin  de  guides.  Et  qui  saura  mieux 
cei  qui  convient  à  lun ,  que  lautre  qui  le  con* 
noit  si  bien?  Qui  sentira  mieux  le  danger  d« 


476  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

s'égarer  par  tout  ce  que  coûte  un  retour  péni- 
ble? Quel  objet  peut  mieux  nous  rappeler  ce 
danger?  Devant  qui  rougirions-nous  autant  d'a- 
vilir un  si  grand  sacrifice?  Après  avoir  rompu 
de  tels  liens,  ne  devons-nous  pas  à  leur  mé- 
moire de  ne  rien  faire  d'indigne  du  motif  qui 
nous  les  fit  rompre?  Oui,  c'est  une  fidélité  que 
je  veux  vous  garder  toujours  de  vous  prendre  à 
témoin  de  toutes  les  actions  de  ma  vie,  et  de 
vous  dire,  à  chaque  sentiment  qui  m'anime, 
voilà  ce  que  je  vous  ai  préféré.  Ah  !  mon  ami  , 
je  sais  rendre  honneur  à  ce  que  mon  cœur  a  si 
bien  senti.  Je  puis  être  foible  devant  toute  la 
terre ,  mais  je  réponds  de  moi  devant  vous. 

C'est  dans  cette  délicatesse  qui  survit  toujours 
au  véritable  amour,  plutôt  que  dans  les  subtiles 
distinctions  de  M.  de  Wolmar,  qu'il  fout  cher- 
cher la  raison  de  cette  élévation  d  ame  et  de  cette 
force  intérieure  que  nous  éprouvons  l'un  près 
de  l'autre ,  et  que  je  crois  sentir  comme  vous. 
Cette  explication  du  moins  est  plus  naturelle , 
plus  honorable  à  nos  cœurs ,  que  la  sienne ,  et 
vaut  mieux  pour  s'encourager  à  bien  faire,  ce 
qui  suffît  pour  la  préférer.  Ainsi  croyez  que , 
loin  d'être  dans  la  disposition  bizarre  où  vous 
me  supposez,  celle  où  je  suis  est  directement 
contraire  ;  que  s'il  falloit  renoncer  au  projet  de 
nous  réunir,  je  regarderois  ce  changement 
comme  un  grand  malheur  pour  vous,  pour 
moi ,  pour  mes  enfants  ,  et  pour  mon  mari 
même,  qui,  vous  le  savez,  entre  pour  beau- 


SIXIÈME  PARTIE.  4?? 

coup  dans  les  raisons  que  j  ai  de  Vous  désirer 
ici.  Mais,  pour  ne  parler  que  de  mon  inclina- 
tion particulière,  souvenez- vous  du  moment 
de  votre  arrivée  :  marquai-je  moins  de  joie  à 
vous  voir  que  vous  n'en  eûtes  en  m  abordant  ? 
vous  a-t-il  paru  que  votre  séjour  à  Clarens  me 
fut  ennuyeux  ou  pénible?  avez-vous  jugé  que 
je  vous  en  visse  partir  avec  plaisir?  Faut-il  aller 
jusqu  au  bout  et  vous  parler  avec  ma  franchise 
ordinaire?  Je  vous  avouerai  sans  détour  que  les 
six  derniers  mois  que  nous  avons  passés  en- 
semble ont  été  le  temps  le  plus  doux  de  ma  vie , 
et  que  j'ai  goûté  dans  ce  court  espace  tous  les 
biens  dofit  ma  sensibilité  m  ait  fourni  Tidée. 

Je  n oublierai  jamais  un  jour  de  cet  hiver, 
où,  après  avoir  fait  en  commun  la  lecture  de 
vos  voyages  et  celle  des  aventures  de  votre  ami, 
nous  soupàmes  dans  la  salle  d'Apollon  ,  et  où , 
songeant  à  la  félicité  que  Dieu  m  envoyoit  en  ce 
monde,  je  vis  tout  autour  de  moi  mon  père, 
mon  mari ,  mes  enfants ,  ma  cousine ,  mylord 
Edouard,  vous,  sans  compter  la  Fanchon,  qui 
ne  gàtoit  rien  au  tableau ,  et  tout  cela  rassemblé 
pour  rheureuse  Julie.  Je  me  disois  :  Cette  petite 
chambre  contient  tout  ce  qui  est  cher  à  mon 
cœur,  et  peut-être  tout  ce  qu  il  y  a  de  meilleur 
sur  la  terre;  je  suis  environnée  de  tout  ce  qui 
m'intéresse  ;  tout  l'univers  est  ici  pour  moi  ;  je 
jouis  à-la-fois  de  l'attachement  que  j'ai  pour  mes 
amis ,  de  celui  qu'ils  me  rendent,  de  celui  qu'ils 
ont  l'un  pour  l'autre  ;  leur  bienveillance  mu^ 


47^  LA  NOUVELLE  HËLOÏSE. 

tuelle  ou  Tient  de  moi  ou  6  y  rapporte  ;  je  né 
vois  rien  qui  n étende  mon  être,  et  rien  qui  le 
divise;  il  est  dans  tout  ce  qui  m  environne,  il 
nen  reste  aucune  portion  loin  de  moi,  moil 
imagination  n  a  plus  rien  à  ftiire ,  je  n  ai  rien 
à  désirer;  sentir  et  jouir  sont  pour  moi  la  même 
chose  ;  je  vis  à-la^fois  dans  tout  ce  que  j  aime  , 
je  me  rassasie  de  bonheur  et  de  vie.  O  mort  ! 
viens  quand  tu  voudras ,  je  ne  te  crains  plus  *, 
j  ai  vécu ,  je  t'ai  prévenue;  je  nai  plus  de  non- 
veaux  sentiments  à  connottre ,  tu  n  as  plus  rien 
k  me  dérober. 

Plus  j  ai  senti  le  plaisir  de  vivre  avec  vous , 
plus  il  m'étoit  doux  dy  compter,  et  plus  aussi 
tout  ce  qui  pouvoit  troubler  ce  plaisir  m'a  donné 
d'inquiétude.  Laissons  un  moment  à  part  cette 
morale  craintive  et  cette  prétendue  dévotion 
que  vous  me  reprochez  ;  convenez  du  moins 
que  tout  le  charme  de  la  société  qui  régnoit 
entre  nous  est  dans  cette  ouverture  de  coeur 
qui  met  en  commun  tous  les  sentiments,  toutes 
les  pensées,  et  qui  fait  que  chacun,  se  sentant 
tel  qu'il  doit  être,  se  montre  à  tous  tel  qull  est. 
Supposez  un  moment  quelque  intrigue  secrète  ^ 
quelque  liaison  qu'il  feille  cacher,  quelque  rai- 
son de  réserte  et  de  mystère;  à  l'instant  tout  lé 
plaisir  de  se  voir  s'évanouit  ^  on  est  contraint 
l'un  devant  l'autre,  on  cherche  à  se  dérober, 
quand  on  se  rassemble  on  voudroit  se  fuir  :  la 
circonspection ,  la  bienséance ,  amènent  la[  dé- 
fiance et  le  dégoût.  Le  moyen  d'aimer  long- 


SIXIÈME  PARTIE.  479 

(cmps  ceux  qu  od  craint  1  On  se  devient  impor- 
tun lun  à  lautre...  Julie  importune!...  impor- 
tune à  son  ami  !  non ,  non  ;  cela  ne  sauroit  être  ; 
on  n'a  jamais  de  maux  à  craindre  que  ceux 
qu  on  peut  supporter. 

£n  TOUS  exposant  naïvement  mes  scrupules , 
je  n  ai  point  prétendu  changer  vos  résolutions , 
mais  les  éclairer,  de  peur  que ,  prenant  un  parti 
dont  vous  n  auriez  pas  prévu  toutes  les  suites , 
vous  n  eussiez  peut-*  être  à  vous  en  repentir 
quand  vous  n'oseriez  plus  vous  en  dédire.  A  Té- 
gard  des  craintes  que  M.  de  Wolmar  na  pas 
eues,  ce  n*est  pas  à  lui  de  les  avoir,  cest  à  vous  : 
nul  n*est  juge  du  danger  qui  vient  de  vous  que 
vous-^mème.  Réfléchtssez-y  bien ,  puis  dites-moi 
qu'il  n'existe  pas,  et  je  ny  pense  plus  :  car  je 
connois  votre  droiture ,  et  ce  n  est  pas  de  vos 
intentions  que  je  me  défie.  Si  votre  cœur  est 
capable  d'une  fbute  imprévue ,  très  sûrement 
le  mal  prémédité  n'en  approcha  jamais.  C'est 
ce  qui  distingue  l'homme  fragile  du  méchant 
homme. 

D'ailleurs  ,  quand  mes  objections  auroient 
plus  de  solidité  que  je  n'aime  à  le  croire,  pour* 
quoi  mettre  d'abord  la  chose  au  pis  comme  vous 
iîûtes?  Je  n'envisage  point  les  précautions  à 
prendre  aussi  sévèrement  que  vous.  S'agit -il 
pour  cela  de  rompre  aussitôt  tous  vos  projets , 
et  de  nous  fuir  pour  toujours?  Non,  mon  ai- 
mable  ami ,  de  si  tristes  ressources  ne  sont  point 
nécessaires.  Encore  enfant  par  la  tète ,  vous  êtes 


48o  LA  NOUVELLE  HELOÏSE. 

déjà  vieux  par  le  coeur.  Les  grandes  passion^ 
usées  dégoûtent  des  autres;  là  paix  de  lame  qui 
leur  succède  est  le  seul  sentiment  qui  s'accroît 
par  la  joiiissànce.  Un  cœur  sensible  craint  le' 
repos  qu il  ne  connott  pas  :  quil  le  sente  une 
fois ,  il  ne  voudra  plus  le  perdre.  £n  comparant 
deux  états  si  contraires ,  on  apprend  à  préférer 
le  meilleur;  mais  pour  les  comparer  il  les  £aiut 
connoitre.  Pourmoi,  je  vois  le  moment  de  votre 
sûreté  plus  près  peut-être  que  vous  ûe  le  voyes^ 
vous-même.  Vous  avez  trop  senti  pour  sentir 
long-temps  ;  vous  avez  trop  aimé  pour  ne  pa* 
devenir  indifférent  :  on  ne  rallume  plus  la  cen-^ 
dre  qui  s.ort  de  la  fournaise^  mais  il  faut  atten-' 
dre  que  tout  soit  consumé.  Encore  quelques  an- 
nées d'attention  sur  vous-même,  et  vous  n avez- 
plus  de  risque  à  courir. 

Le  sort  que  je  voulois  vous  faire  eût  anéanti 
ce  risque;  mais,  indépendamment  de  cette  con- 
sidération, ce  sort  étoit  assez  doux  pour  devoii? 
être  envié  pour  lui-même  ;  et  si  votre  délicatesse 
vous  empêche  doser  y  prétendre ,  je  n ai  pas  be^ 
soin  que  vous  me  disiez  ce  qu  une  telle  retenue 
a  pu  vous  coûter  :  mais  j'ai  peur  qu  il  ne  se  mêlé 
à  vos  raisons  des  prétextes  plus  spécieux  que  so- 
lides ;  j  ai  peur  qu  en  vous  piquant  de  tenir  des 
engagements  dont  tout  vous  dispense  et  qui  n  in- 
téressent plus  personne ,  vous  ne  vous  fassiesB 
une  fausse  vertu  de  je  ne  sais  quelle  vaine  con- 
stance plus  à  blâmer  qua  louer,  et  désormais 
tout-à-fait  déplacée.  Je  vous  lai  déjà  dit  autres 


SIXIÈME  PAKTÎE.  ^8i 

Ibis ,  e  est  un  second  crime  de  tenir  un  serment 
criminel  :  si  le  vôtre  ne  Fétoit  pas ,  il  Test  deve- 
nu ;  cen  est  assez  pour  Tannuller.  La  promesse 
qu  il  faut  tenir  sans  cesse  est  celle  d  être  hon- 
nête homme  et  toujours  ferme  dans  son  devoir; 
changer  quand  il  change ,  ce  n  est  pas  légèreté , 
o'est  constance.  Vous  fîtes  bien  peut-être  alors 
de  promettre  ce  que  vous  feriez  mal  aujourd'hui 
de  tenir.  Faites  dans  tous  les  temps  ce  que  la 
vertu  demande ,  vous  ne  vous  démentirez  jamais. 
Que  s'il  y  a  parmi  vos  scrupules  quelque  ob- 
jection solide,  cest  ce  que  nous  pourrons  exa- 
miner à  loisir  :  en  attendant,  je  ne  suis  pas  trop 
fâchée  que  vous  n  ayez  pas  saisi  mon  idée  avec 
la  même  avidité  que  nM>i ,  afin  que  mon  étour- 
derie  vous  soit  moins  cruelle ,  si  j  en  ai  fait  une. 
Javois  médité  ce  projet  durant  l'absence  de  ma 
cousine.  Depuis  son  retour  et  le  départ  de  ma 
lettre ,  ayant  eu  avec  elle  quelques  conversations 
générales  sur  un  second  mariage ,  elle  m'en  a 
paru  si  éloignée ,  que  malgré  tout  le  penchant 
que  je  lui  connois  pour  vous,  je  craindrois  qu'il 
ne  fallût  user  de  plus  d'autorité  qu'il  ne  me  con- 
viept  pour  vaincre  sa  répugnance ,  même  en  vo- 
tre faveur  ;  car  il  est  un  point  oii  l'empire  de  l'a- 
mitié doit  respecter  celui  des  inclinations  et  les 
principes  que  chacun  se  fait  sur  des  devoirs  ar- 
bitraires en  eux-mêmts ,  mais  relatifs  à  l'état  du 
cœur  qui  se  les  impose. 

Je  vous  avoue  pourtant  que  je  tiens  encore  à 
mon  projet  :  il  nous  convient  si  bien  à  tous  ,  il 

4.  3i 


482  LA  NOUTELLE  HÉLOÏSE. 

VOUS  tirerait  8i  honorablement  de  Fétat  précaire 
où  you8  vivez  dans  le  monde ,  il  confondroit  tel<* 
lement  nos  intérêts ,  il  nous  feroit  un  devoir  si 
naturel  de  cette  amitié  qui  nous  est  si  douce , 
que  je  n  y  puis  renoncer  tout-à-fait.  Non ,  mon 
ami  ^  vous  ne  m  appartiendrez  jamais  de  trop 
près  :  ce  n  est  pas  même  assez  que  vous  soyex 
mon  cousin  ;  ah  !  je  voudrois  que  vous  fussiez 
mon  frère. 

Quoi  qu  il  en  soit  de  toutes  ces  idées ,  rendee 
plus  de  justice  à  mes  sentiments  pour  vous; 
jouissez  sans  réserve  de  mon  amitié ,  de  ma  con- 
fiance, de  mon  estime  ;  souvenes^vous  que  je  n'ai 
plus  rien  à  vous  prescrire ,  et  que  je  ne  crois 
point  en  avoir  besoin.  Ne  m'ôtez  pas  le  droit  de 
vous  donner  des  conseils ,  mais  n  imaginez  ja**- 
mais  que  j  en  fasse  des  ordres.  Si  vous  sentez 
pouvoir  habiter  Glarens  sans  danger ,  venez-y , 
demeurez^y  ;  j  en  serai  charmée.  Si  vous  croyez 
devoir  donner  encore  quelques  années  d'absence 
aux  restes  toujours  suspects  d'une  jeunesse  im- 
pétueuse 9  écrivez-moi  souvent ,  venez  nous  voir 
quand  vous  voudrez ,  entretenons  la  correspon- 
dance la  plus  intime.  Quelle  peine  n  est  pas  adou- 
cie par  cette  consolation  !  quel  éloignement  ne 
supporte-t-on  pas  par  lespoir  de  finir  ses  jours 
ensemble  !  Je  ferai  plus  ;  je  suis  prête  à  vous  con- 
fier un  de  mes  enfants  ;  j^le  croirai  mieux  dans 
vos  mains  que  dans  les  miennes  :  quand  vous 
me  le  ramènerez,  je  ne  sais  duquel  des  deux  le 
retour  me  touchera  le  plus.  Si  tout* à-fait  de- 


SIXIÈME  PAtiTI£«  4^3 

venu  raisonnable  vous  bannissez  enfin  vos  cbi«* 
mères  et  voulez  mériter  ma  cousine  ^  venez , 
aimez-la  ,  servez-la ,  achevez  de  lui  plaire  ;  en 
vérité,  je  crois  que  vous  avez  déjà  commencé  ; 
triomphez  de  son  cœur  et  des  obstacles  qu'il 
vous  oppose ,  je  vous  aiderai  de  tout  mon  pou- 
voir :  fiiites  enfin  le  bonheur  l'un  de  l'autre ,  et 
rien  ne  manquera  plus  au  mien.  Mais,  quelque 
parti  que  vous  puissiez  prendre ,  après  y  avoir 
sérieusement  pensé,  prenez^le  en  toute  assu- 
rance, et  n'outragez  plus  votre  amie  en  l'accusant 
de  se  défi^  de  vous. 

A  force  de  songer  à  vous  je  m'oublie.  Il  faut 
pourtant  que  mon  tour  vienne  ;  car  vous  faites 
avec  Vos  amis  dans  la  dispute  comme  avec  votre 
adversaire  aux  échecs ,  vous  attaquez  en  vous 
défendant.  Vous  vous  excusez  d'être  philosophe 
en  m  accusant  d'être  dévote  ;  c'est  comme  si 
j  avois  renoncé  au  vin  lorsqu'il  vous  eut  enivré. 
Je  suis  donc  dévote  à  votre  compte ,  ou  prête  à 
le  devenir  ?  Soit  ;  les  dénominations  méprisan- 
tes changent-elles  la  nature  des  choses*^  Si  la 
dévotion  est  bonne ,  où  est  le  tort  d'en  avoir? 
Mab  peut-être  ce  mot  est-il  trop  bas  pour  vous. 
La  dignité  philosophique  dédaigne  un  culte 
vulgaire  ;  elle  veut  servir  Dieu  plus  noblement  ; 
elle  porte  jusqu'au  ciel  même  ses  prétentions  et 
sa  fierté.  O  mes  pauvres  philosophes  !...  Reve- 
nons à  moi. 

J'aimai  la  vertu  dès  mon  enfance ,  et  cultivai 
ma  raison  dans  tous  les  temps.  Avec  du  senti- 

3i. 


484  ^^  nOuvï:lle  héloïse. 

meut  et  des  lumières ,  j  ai  voulu  me  gouverner  , 
et  je  me  suis  mal  conduite.  Avant  de  m  oter  le 
guide  que  j  ai  choisi ,  donnez-m  en  quelque  au- 
tre sur  lequel  je  puisse  compter.  Mon  bon  ami , 
toujours  de  1  orgueil ,  quoi  qu  on  fasse  !  c  est  lui 
qui  vous^lève ,  et  cest  lui  qui  m*humilie.  Je  crois 
valoir  autant  qu  une  atitre ,  et  mille  autres  ont 
vécu  plus  sagement  que  moi  :  elles  avoient  donc 
des  ressources  que  je  n  avois  pas.  Pourquoi  me 
sentant  bien  née  ai -je  eu  besoin  de  cacher  ma 
vie  ?  Pourquoi  haïssois-je  le  mal  que  j  ai  fait  mal- 
gré moi?  Je  ne  connoissois  que  ma^orce;  elle 
n  a  pu  me  suffire.  Toute  la  résistance  qu  on  peut 
tirer  de  soi ,  je  crois  lavoir  faite ,  et  toutefois 
j'ai  succombé.  Commentibnt  celles  qui  résistent  ? 
Elles  ont  un  meilleur  appui. 

Après  ravoir  pris  à  leur  exemple  ,  j  ai  trouvé 
dans  ce  choix  un  autre  avantage  auquel  je  n'a- 
vois  pas  pensé.  Dans  le  régne  des  passions ,  elles 
aident  à  supporter  les  tourments  qu  elles  don- 
nent ;  elles  tiennent  lespérance  à  côté  du  désir. 
Tant  qu'on  désire  on  peut  se  passer  d'être  heu- 
reux; on  s'attend  à  le  devenir  :  si  le  bonheur  ne 
vient  point ,  l'espoir  se  prolonge ,  et  le  charnue 
de  l'illusion  dure  autant  que  la  passion  qui  le 
cause.  Ainsi  cet  état  se  suffit  à  lui-même,  et  Yin-^ 
quiétude  qu'il  donne  est  une  sorte  de  jouissance 
qui  supplée  à  la  réalité,  qui  vaut  mieux,  peut- 
être.  Malheur  à  qui  li'a  plus  rien  a  désirer  !  il 
perd  pour  ainsi  dire  tout  ce  qu'il  possède.  On 
jouit  moins  de  ce  qu'on  obtient  qiie  de  ce  quon 


SIXIÈME  PARTIE;  4SS 

espère,  et  Ton  n'est  heureux  qu  avant  d'être  heu-» 
reux.  En  effet,  Thomme,  avide  et  borné,  fait 
pour  tout  voulcHT  et  peu  obtenir^  a  reçu  du 
ciel  une  force  consolante  qui  rapproche  de  lui 
tout  ce  qu  il  désire ,  qui  le  soumet  à  son  ima- 
gination, qui  le  lui  rend  présent  et  sensible,* 
qui  le  lui  livre  en  quelque  sorte ,  et ,  pour  lui  • 
rendre  cette  imaginaire  propriété  plus  douce ,  le 
modifie  au  gré  de  sa  passion.  Mais  tout  ce  pres- 
tige disparoit  devant  lobjet  même;  rien  n'em- 
bellit plus  cet  objet  aux  yeux  du  possesseur; 
on  ne  se  figure  point  ce  qu'on  voit;  l'imagina- 
tion ne  pare  plus  rien  de  ce  qupn  possède; 
nUusion  cesse  où  commence  la  jouissance.  Le 
pays  des  chimères  est  en  ce  monde  le  seul  di- 
gne d'être  habité  ;  et  tel  est  le  néant  des  chosei' 
humaines  ,  qu'hors  (i)  l'Etre  existant  par  lui* 
même,  il  n'y  a  rien  de  beau  que  ce  qui  n'est  pas. 
Si  cet  effet  n'a  pas  toujours- lieu  sur  les  objets- 
particuliers  de  nos  passions ,  il  est  infaillible  dans 
le  sentiment  conmiun  qui  les.  comprend  toutes. 
Vivre  sans  peine  n'est  pas  un  état  d'homme  ;  vi- 
yre  ainsi  c'est  être  mort.  Celui  qui  pourrait  tout 
sans  être  Dieu  seroit  une  misérable  créature  ;  il 

(i)  Il  falloit  que  hors  y  et  sûrement  madame  de  Wol- 
mar  ne  Fignoroît  pas.  Mais,  outre  les  fautes  qui  lut 
ëchappoient  par  ignorance  ou  par  inadvertance ,  il  pa^ 
roit  qu'elle  avoit  ForeiUe  trop  délicate  pour  s'asservir 
toujours  aux  régies  mêmes  qu'elle  savoit.  On  peut  em^ 
ployer  un  style  plus  pur,  mais  non  pas  plus  doux  ni. 
plus  harmonieux  que  le  sien. 


486  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

seroit  privé  du  plaisir  de  désirer  ;  toute  autre  pri- 
vation $eroit  plus  supportable  (i). 

Voilà  ce  que  j'éprouve  en  partie  depuis  mon 
mariage  et  depuis  votre  retour.  Je  ne  vois  par-tout 
que  sujets  de  contentement ,  et  je  ne  suis  pas 
contente  ;  une  langueur  secrète  s'insinue  au  fond 
de  mon  cœur  ;  je  le  sens  vide  et  gonflé ,  comme 
vous  disiez  autrefois  du  vôtre;  rattachement 
que  j'ai  pour  tout  ce  qui  m  est  cher  ne  suffit  pas 
pour  loccuper  ;  il  lui  reste  une  force  inutile  dont 
il  ne  sait  que  faire.  Cette  peine  est  bicarré ,  j  en 
conviens  ;  mais  elle  n'est  pas  moins  réelle.  Mon 
ami  y  je  suis  trop  heureuse  ;  le  bonheur  m'en-* 
nuie  (2). 

Concevez-vous  quelque  remède  à  ce  dégoût 
du  bien-être  ?  Pour  moi ,  je  vous  avoue  qu'un 
sentiment  si  peu  raisonnable  et  si  peu  volontaire 
a  beaucoup  ôté  du  prix  que  je  donnois  à  la  vie  ; 
et  je  n'imagine  pa«  quelle  sorte  de  charme  on  y 
peut  trouver  qui  me  manque  ou  qui  me  suffise. 
Une  autre  sera*t<-elle  plus  sensible  que  moi? 

(i)  D'où  il  suit  que  tout  prince  qui  aspire  au  despo^ 
tisme  aspire  à  Fhonneur  de  mourir  d'ennui.  Dans  tous 
les  royaumes  du  monde ,  cherchez-vous  Fhomme  le  plus 
ennuyé  du  pays?  allez  toujours  directement  au  souve- 
rain ,  sur-tout  s'il  est  très  absolu.  C'est  bien  la  peine  de 
faire  tant  de  misérables  !  ne  aauroit-il  s'ennuyer  à  noin^ 
dres  frais? 

(2)  Quoi  Julie  !  aussi  des  contradictions  !  Àh  !  je  crains 
bien ,  charmante  dévote ,  que  vous  ne  soyez  pas  non 
plus  trop  d'accord  avec  vous-même.  Au  reste ,  j'avoue 
que  cette  lettre  me  paroi t  le  chant  du  cygne. 


SIXIÈME  PARTIE.  437 

•iinera*t*eUe  mieux  son  père ,  son  mari ,  ses  en- 
fants, ses  amis  ,ses  proches? en sera-t-elle mieux 
aimée?  méaera-t«elle  uue  vie  plus  de  sou  goût? 
sera-t-eile  plus  libre  d  en  choisir  uue  autre?  jouirai- 
t-elle duue  meilleure  sauté?  âura-t-^elle  plus  de 
ressources  contre  Tennui ,  plus  de  liens  qui  l'at-» 
tachent  au  monde  ?  Et  toutefois  j  y  vis  inquiète  ; 
mon  cœur  ignore  ce  qui  lui  manque;  il  désire 
sans  savoir  quoi. 

Ne  trouvant  donc  rien  ici-bas  qui  lui  suffise , 
mon  ame  avide  cherche  ailleurs  de  quoi  la  rem* 
plir  :  en  s'élevant  à  la  source  du  sentiment  et  de 
Tétre ,  elle  y  perd  sa  sécheresse  et  sa  langueur  ; 
elle  y  renatt ,  elle  s  y  ranime ,  die  y  trouve  un 
nouveau  ressort ,  elle  y  puise  une  nouvelle  vie  ; 
elle  y  prend  une  autre  existence  qui  ne  tient 
point  aux  passions  du  corps;  ou  plutôt  elle  nest 
plus  en  moi-même,  elle  est  toute  dans  Tètre 
immense  quelle  contemple,  et,  dégagée  un  mo- 
ment de  ses  entraves ,  elle  se  console  d'y  rentrer 
par  cet  essai  d'un  état  plus  sublime  qu'elle  espère 
être  un  jour  le  sien. 

Vous  souriez  :  je  vous  entends,  mon  bon  ami; 
j'ai  prononcé  mon  propre  jugement  en  blâmant 
autrefois  cet  état  doraison  que  je  confesse  aimer 
aujourd'hui.  A  cela  je  n'ai  qu'un  mot  à  vous  dire, 
c'est  que  je  ne  lavois  pas  éprouvé.  Je  ne  prétends 
pas  même  le  justifier  de  toutes  manières  :  je  ne 
dis  pas  que  ce  goût  soit  sage,  je  dis  seulement 
qu'il  est  doux,  qu'il  supplée  au  sentiment  du 
bonheur  qui  s'épuise,  qu'il  remplit  le  vide  de 


'4S8  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

lame ,  et  qu'il  jette  un  nouvel  intérêt  sur  la  vie 
passée  â  le  mériter.  S'il  produit  quelque  mal ,  il 
faut  le  rejeter  sans  doute  ;  s  il  abuse  le  cœur  par 
une  fausse  jouissance ,  il  faut  encore  le  rejeter. 
Mais  enfin  lequel  tient  le  mieux  à  la  vertu  ^  du 
philosophe  avec  ses  grands  principes ,  ou  du 
chrétien  dans  sa  simplicité?  lequel  est  le  plus 
heureux  dès  ce  monde,  du  sage  avec  sa  raison, 
ou  du  dévot  dans  son  délire?  Qu  ai-je  besoin  de 
penser,  d'imaginer ,  dans  un  moment  oii  toutes 
mes  fiaicultés  sont  aliénées  ?  L'ivresse  a  ses  plai- 
sirs, disie^vous  :  eh  bien!  ce  délire  en  est  une: 
Ou  laissez-moi  dans  un  état  qui  m'est  agréable , 
ou  montrezrmoî  comment  je  puis  être  mieux. 

J'ai  blàmé  les  extases  des  mystiques;  je  les 
blâme  encore  quand  elles  nous  détachent  de  nos 
devoirs,  et  que ,  nous  dégoûtant  de  la  vie  active 
par.  les  charmes  de  la  contemplation ,  elles  nous 
mènent  à  ce  quiétisme  dont  vous  me  croyez  si 
proche,  et  dont  je  crois  être  aussi  loin  que  vous. 

Servir  Dieu ,  ce  n'est  point  passer  sa  vie  à  ge- 
noux dans  un  oratoire ,  je  le  sais  bien  ;  c'est 
remplir  sur  la  terre  les  devoirs  qu'il  nous  impose; 
c'est  faire  en  vue  de  lui  plaire  tout  ce  qui  con-> 
vient  à  l'état  oii  il  nous  a  mis  : 

Il  cor  gradisce  ; 

E  serve  a  lui  chi  '1  8uo  dover  compisce  (i).    . 

Il  faut  premièrement  faire  ce  qu'on  doit,  et  puis 

(i)  Le  cœur  lui  suffît,,  et  qui  fait  «on  devoir  le  prie. 

MÉTÀST. 


DIXIÈME  PÂtlTIE.  489 

prier  quand  on  le  peut  ;  voilà  la  règle  que  je 
tâche  de  suivre.  Je  ne  prends  point  le  recueille- 
ment que  vous  me  reprochez  comme  une  occu- 
pation y  mais  comme  une  récréation  ;  et  je  ne 
vois  pas  pourquoi ,  parmi  les  plaisirs  qui  sont  à 
ma  portée ,  je  mlnterdirois  le  plus  sensible  et  lé 
plus  Innocent  de  tous. 

Je  me  suis  examinée  avec  plus  de  soin  depuis 
votre  lettre  :  j-ai  étudié  les  effets  que  produit  sur 
mon  ame  ce  penchant  qui  semble  si  fort  vous 
déplaire  ;  et  je  n'y  sais  rien  voir  jusqu  ici  qui  me 
fasse  craindre ,  au  moins  sitôt ,  labus  d'une  dé- 
votion mal  entendue. 

Premièrement,  je  nai  point  pour  cet  exercice 
un  goût  trop  vif  qui  me  fasse  souffrir  quand  j'en 
suis  privée,  ni  qui  me  donne  de  l'humeur  quand 
on  m'en  distrait.  Il  ne  me  donne  point  non  plus 
de  distractions  dans  la  journée ,  et  ne  jette  ni 
dégoût  ni  impatience  sur  la  pratique  de  mes  de- 
voirs. Si  quelquefois  mon  cabinet  m'est  néces- 
saire, c'est  quand  quelque  émotion  m'agite  et 
que  je  serois  moins  bien  par-tout  ailleurs  :  c'est 
là  que ,  rentrant  en  moi-même ,  j'y  retrouve  le 
calme  de  la  raison.  Si  quelque  souci  me  trouble, 
si  quelque  peine  m'afflige,  c'est  là  que  je  les  vais 
déposer.  Toutes  ces  misères  s'évanouissent  de- 
vant un  phis  grand  objet.  En  songeant  à  tous 
les  bienfaits  de  la  Providence ,  j'ai  honte  d'être 
sensible  à  de  si  foibles  chagrins  et  d'oublier  de 
si  grandes  grâces.  Il  ne  me  faut  des  séances  ni 
fréquentes  ni  longues»  Quand  la  tristesse  m'y  suit 


490  LA  NOUTELLE  HÉLOÏSE. 

malgré  moi ,  quelques  pleurs  versés  devant  celui 
qui  console  soulagent  mon  cœur  à  Finstant.  Me« 
réflexions  ne  sont  jamais  amères  ni  douloureuses; 
mon  repentir  même  est  exempt  d'alarmes.  Mes 
fautes  me  donnent  moins  d  effroi  que  de  honte  : 
j  ai  des  regrets  et  non  des  remords.  Le  Dieu  que 
je  sers  est  un  Dieu  clément,  un  père  :  ce  qui  me 
touche  est  sa  bonté  ;  elle  effieice  à  mes  yeux  tous 
ses  autres  attributs  ;  elle  est  le  seul  que  je  con- 
çois. Sa  puissance  m'étonne,  son  immensité  me 
confond,  sa  justice.,..  Il  a  fait  Thomme  foible; 
puisqu'il  est  juste,  il  est  clément.  Le  Dieu  ven- 
geur  est  le  Dieu  des  méchants  ;  je  ne  puis  ni  le 
craindre  pour  moi  ni  Timplorer  contre  un  autre. 
O  Dieu  de  paix ,  Dieu  de  bonté ,  c'est  toi  que 
j  adore!  c'est  de  toi,  je  le  sens,  que  je  suis  l'ou- 
vrage; et  j'espère  te  retrouver  au  dernier  juge- 
ment tel  que  tu  parles  à  mon  cœur  durant  ma 
vie. 

Je  ne  saurois  vous  dire  combien  ces  idées  jet- 
tent de  douceur  sur  mes  jours  et  de  joie  au  fond 
de  mon  cœur.  En  sortant  de  mon  cabinet  ainsi 
disposée,  je  me  sens  plus  légère  et  plus  gaie; 
toute  la  peine  s'évanouit ,  tous  les  embarras  dis- 
paroissent  ;  rien  de  rude ,  rien  d'anguleux  ;  tout 
devient  facile  et  coulant,  tout  prend  à  mes  yeux 
une  face  plus  riante;  la  complaisance  ne  me 
coûte  plus  rien;  j'en  aime  encore  mieux  ceux  que 
j'aime  et  leur  en  suis  plus  agréable  :  mon  mari 
même  en  est  plus  content  de  mon  humeur.  La 
dévotion  y  prétend-il ,  est  un  opium  pour  l'ame  ; 


SIXIÈME  PARTIE.  J^gtr 

elle  égaie ,  anime  et  soutient  quand  on  en  prend 
peu  ;  une  trop  forte  doae  endort ,  ou  rend  furieux, 
ou  tue.  J  espère  ne  pas  aller  jusque-là. 

Vous  voyez  que  je  ne  m  offense  pas  de  ce  titre 
de  dévote  autant  peut-être  que  vous  lauriez 
voulu  ;  mais  je  ne  lui  donne  pas  non  plus  tout 
le  prix  que  vous  pourriez  croire.  Je  n  aime  point, 
par  exemple ,  qu  on  affiche  cet  état  par  un  extéa 
rieur  affecté  et  comme  une  espèce  d  emploi  qui 
dispense  de  tout  autre.  Ainsi  cette  madame  Guy  on 
dont  vous  me  parlez  eût  mieux  fait,  ce  me  sem- 
ble ,  de  remplir  avec  soin  ses  devoirs  de  mère  de 
famille,  d  élever  chrétiennement  ses  enfants,  de 
gouverner  sagement  sa  maison ,  que  d  aller  com- 
poser des  livres  de  dévotion ,  disputer  avec  des 
évéques ,  et  se  faire  mettre  à  la  Bastille  pour  des 
rêveries  où  Ion  ne  comprend  rien.  Je  n  aime  pas 
non  plus  ce  langage  mystique  et  figuré  qui  nour- 
rit le  cœur  des  chimères  de  Timagination ,  et 
substitue  au  véritable  amour  de  Dieu  des  senti- 
ments imités  de  lamour  terrestre ,  et  trop  pro- 
pres à  le  réveiller.  Plus  on  a  le  cœur  tendre  et 
l'imagination  vive,  plus  on  doit  éviter  ce  qui 
tend  à  les  émouvoir  ;  car  enfin  comment  voir  les 
rapports  de  l'objet  mystique  si  Ion  ne  voit  aussi 
lobjet  sensuel?  et  comment  une  honnête  femme 
ose -t  «-elle  imaginer  avec  assurance  des  objets 
quelle  noseroit  regarder  (i)? 

(i)  Cette  objection  me  parolt  tellement  solide  et  sans 
réplique,  que  si  j'avois  le  moindre  pouvoir  dans  Té* 


49^  LA  NOUVELLE   HÉLOtSË. 

Mais  ce.  qui  ma  donné  le  plus  d'éloignement 
pour  les  dévots  de  profession ,  cest  cette  àpreté' 
de  mo&urs  qui  les  rend  insensibles  àFfaumanité, 
cest  cet  orgueil  excessif  qui  leur  fait  regarder  en 
pitié  le.  reste  du  monde.  Dans  leur  élévation  su- 
blime ,  s'il&daignent  s'abaisser  à  quelque  acte  de 
bonté,  cest  d'une  iqanière  si  humiliante ,  ils  plai- 
gnent les  auti^es  d'un  ton  si  cruel,  leur  justice  est 
si  rigourease,  leur  charité  est  si  dure,  leur  zèle 
est  si  amer,  leur  mépris  ressemble  si  fort  à  la 
haine ,  que  Fin  sensibilité  même  des  gens  du 
monde  est  moins  barbare  que  leur  commisé- 
ration. L  amour  de  Dieu  leur  sert  d  excuse  pour 
n  aimer  personne  ;  ils  ne  s'aiment  pas  même  lun 
lautre.  Vit-on  jamais  d  amitié  véritable  entre  les 
dévots?  Mais  plus  ils  se  détachent  des  hommes, 
plus  ils  en  exigent  ;  et  Ion  diroit  qu'ils  ne  s  élè- 
vent à  Dieu  que  pour  exercer  son  autorité  sur  la 
terre. 

Je.  me  sens  pour  tous  ces  abus  une  aversion 
qui  doit  naturellement  men  garantir  ;  si  j'y 
tombe ,  ce  sera  sûrement  sans  le  vouloir ,  et  j'es- 
père de  l'amitié  de  tous  ceux  qui  m'environnent 
que  ce  ne  sera  pas  sans  être  avertie.  Je  Vous 
avoue  que  j'ai  été  long-temps  sur  le  sort  de  mon 
mari  d'une  inquiétude  qui  m'eût  peut-être  al- 
téré l'humeur  à  la  longue.  Heureusement  la  sage 
lettre  de  mylord  Edouard  à  laquelle  vous  me 

glise ,  je  remploierois  à  faire  retrancher  de  nos  livres 
sacrés  le  oantiqoe  des  caùtîqiies,  et  j'aurois  bien  du  re- 
çret  d^avoir  attendu  si  tard* 


SIXIÈME  PARTIE.  49^ 

renvoyez  avec  grande  raison ,  ses  entretiens  con- 
solants et  sensés  ,  les  vôtres^,  ont  tont-à-fait  dis- 
sipé ma  crainte  et  changé  mes  principes.  Je  vois 
quil  est  impossible  que  llntolérance  nendur* 
cisse  lame.  Comment  chérir  tendrement  les  gens 
qu  on  réprouve  ?  quelle  charité  peut-on  consfer- 
ver  parmi  des  damnés?  les  aimer,  ce  seroit  haïr 
Dieu  qui  les  punit.  Voulons-nous  donc  être  hu- 
mains ?  jugeons  les  actions  et  non  pas  les  hom- 
mes ;  n  empiétons  point  sur  Thorrible  fonction 
des  démons  ;  n  ouvrons  point  si  légèrement  len- 
fer  à  nos  frères.  Eh  !  s'il  étoit  destiné  pour  ceux 
qui  se  trompent,  quel  mortel  pourroit  l'éviter  ? 
O  mes  amis,  de  quel  poids  vous  avez  soulagé 
mon  cœur  !  £n  m  apprenant  que  Terreur  n  est 
point  un  crime ,  vous  m  avez  délivrée  de  mille 
inquiétants  scrupules.  Je  laisse  la  subtile  inter- 
prétation des  dogmes  que  je  n  entends  pas  ;  je 
men  tiens  aux  vérités  lumineuses  qui  frappent 
mes  yeux  et  convainquent  ma  raison ,  aux  vé-^ 
rites  de  pratique  qui  m'instruisent  de  mes  de- 
voirs. Sur  tout  le  reste  j  ai  pris  pour  régie  votre 
ancienne  réponse  à  M.  de  Wolmar  (i).  Est-on 
maître  de  croire  ou  de  ne  pas  croire  ?  est  ce  un 
crime  de  n  avoir  pas  su  bien  argumenter?  Non, 
la  conscience  ne  nous  dit  point  la  vérité  des 
choses,  mais  la  règle  de  nos  devoirs  ;  elle  ne 
nous  dicte  point  ce  qu  il  &ut  penser ,  mais  ce 
quii  fiaiut  faire;  elle  ne  nous  apprend  point  à 

4 

(i)  Voyex  part.  V,  lettre  III. 


494  LA  lïOUVËLLK  HÉLOÏSE. 

bien  raisonner ,  mais  à  bien  agir.  En  quoi  mon 
mari  peut-il  être  coupable  devant  Dieu  ?  dé- 
tourne-t-il  les  yeux  de  lui?  Dieu  lui*>mème  a 
voilé  sa  face.  Il  ne  fuit  point  la  yérité ,  c  est  la 
vérité  qui  le  fuit.  L  orgueil  ne  le  guide  point  ;  il 
ne  veut  égarer  personne ,  il  est  bien  aise  qu  on 
ne  pense  pas  comme  lui.  Il  aime  nos  sentiments, 
il  voudroit  les  avoir,  il  ne  peut  :  notre  espoir, 
nos  consolations  ,  tout  lui  échappe.  Il  fait  le 
bien  sans  attendre  de  récompense;  il  est  plus 
vertueux ,  plus  désintéressé  que  nous.  Hélas  !  il 
est  à  plaindre  ;  mais  de  quoi  sera-t-il  puni?  Non, 
non  ;  la  bonté  ^  la  droiture ,  les  mœurs ,  rhonnè* 
teté ,  la  vertu  ;  voilà  ce  que  le  ciel  exige  et  qu'il 
récompense  ;  voilà  le  véritable  culte  que  Dieu 
veut  de  nous  et  qu'il  reçoit  de  lui  tous  les  jours 
de  sa  vie.  Si  Dieu  juge  la  foi  par  les  œuvres , 
c  est  croire  en  lui  que  d'être  homme  de  bien.  Le 
vrai  chrétien  cest  Thomme  juste ,  les  vrais  in- 
crédules sont  les  méchants. 

Ne  soyez  donc  pas  étonné ,  mon  aimable  ami , 
si  je  ne  dispute  pas  avec  vous  sur  plusieurs 
points  de  votre  lettre  où  nous  ne  sommes  pas 
de  même  avis  :  je  sais  trop  bien  ce  que  vous 
êtes  pour  être  en  peine  de  ce  que  vous  croyez. 
Que  m'importent  toutes  ces  questions  oiseuses 
sur  la  liberté  ?  Que  je  sois  libre  de  vouloir  le 
bien  par  moi-même ,  ou  que  j  obtienne  en  priant 
cette  volonté ,  si  je  trouve  enfin  le  moyen  de 
bien  faire ,  tout  cela  ne  revient-il  pas  au  même? 
Que  je  me  donne  ce  qui  me  manque  en  le  de- 


SIXIÈME   PARTIE.  49^ 

mandant  y  ou  que  Dieu  laccorde  à  ma  prière , 
s'il  iaut  toujours  pour  lavoir  que  je  le  demande, 
ai-je  besoin  d  autre  éclaircissement  ?  Trop  heu-» 
reux  de  convenir  sur  les  points  principaux  de 
notre  croyance ,  que  cherchons-nous  au-delà  ? 
Voulons-nous  pénétrer  dans  ces  abymes  de  mé- 
taphysique qui  n'ont  ni  fond  ni  rive ,  et  perdre  à 
disputer  sur  Tessence  divine  ce  temps  si  court  qui 
nous  est  donné  pour  Thonorer?  Nous  ignorons 
ce  qu  elle  est ,  mais  nous  savons  qu  elle  est  ;  que 
cela  nous  suffise  :  elle  se  fait  voir  dans  ses  œu- 
vres ,  elle  se  fait  sentir  au  dedans  de  nous.  Nous 
pouvons  bien  disputer  contre  elle,  mais  non 
pas  la  knéconnoltre  de  bonne  foi.  Elle  nous  a 
donné  ce  degré  de  sensibilité  qui  laperçoit  et  la 
touche  :  plaignons  ceux  à  qui  elle  ne  la  pas  dé- 
parti ,  sans  nous  flatter  de  les  éclairer  à  son  dé^ 
faut.  Qui  de  nous  fera  ce  qu'elle  n  a  pas  voulu 
Êdre  ?  Respectons  ses  décrets  en  silence  et  fai- 
sons notre  devoir  ;  c  est  le  meilleur  moyen  d  ap- 
prendre le  leur  aux  autres. 

Connoissez-vous  quelqu'un  plus  plein  de  sens 
et  de  raison  que  M.  de  Wolmar  ?  quelqu'un  plus 
sincère ,  plus  droit ,  plus  juste ,  plus  vrai ,  moins 
livré  à  ses  passions ,  qui  ait  plus  à  gagner  à  la 
justice  divine  et  à  limmortalité  de  lame  ?  Cou*- 
noissez-vous  un  homme  plus  fort ,  plus  élevé  y 
plus  grande  plus  foudroyant  dans  la  dispute, 
que  mylord  Edouard ,  plus  digne  par  sa  vertu 
de  défendre  la  cause  de  Dieu ,  plus  certain  de 
son  existence ,  plus  pénétré  de  sa  majesté  suprô- 


496  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

me  \  plus  zélé  pour  sa  gloire  et  plus  fait  pour  la 
soutenir?  Vous  avez  vu  ce  qui  s'est  passé  durant 
trois  mois  à  Clarens  ;  vous  avez  vu  deux  hommes 
pleins  d estime  et  de  respect  lun  pour  l'autre  , 
éloignés  par  leur  état  et  par  leur  goût  des  poin- 
tilleries  de  collège  y  passer  un  hiver  entier  à 
chercher  dans  des  disputes  sages  et  paisibles , 
mais  vives  et  profondes ,  à  s'éclairer  mutuelle- 
ment ,  s'attaquer ,  se  défendre ,  se  saisir  par  tou- 
tes les  prises  que  peut  avoir  l'entendement  hu- 
main ,  et  sur  une  matière  où  tous  deux,  n'ayant 
que  le  même  intérêt ,  ne  demandoient  pas  mieux 
que  d'être  d'accord. 

Qu'est-il  arrivé  ?  Us  ont  redoublé  d'estime  l'un 
pour  l'autre  ,  mais  chacun  est  resté  dans  son 
sentiment.  Si  cet  exemple  ne  guérit  pas  à  jamais 
un  homme  sage  de  la  dispute ,  l'amour  de  la  vé- 
rité ne  le  touche  guère  ;  il  cherche  à  briller. 

Pour  moi ,  j  abandonne  à  jamais  cette  arme 
inutile ,  et  j'ai  résolu  de  ne  plus  dire  à  mon  mari 
un  seul  mot  de  religion  que  quand  il  s'agira  de 
rendre  raison  de  la  mienne.  Non  que  l'idée  de 
la  tolérance  divine  m'ait  rendue  indifférente  sur 
le  besoin  qu'il  en  a.  Je  vous  avoue  même  que, 
tranquillisée  sur  son  sort  à  venir,  je  ne  sens  point 
pour  cela  diminuer  mon  zèle  pour  sa  conver- 
sion. Je  voudrois  au  prix  de  mon  sang  le  voir 
une  fois  convaincu;  si  ce  n'est  pour  son  bon- 
heur dans  l'autre  monde ,  c'est  pour  son  bon- 
heur dans  celui-ci.  Car  de  combien  de  douceurs 
n'est-il  point  privé  !  Quel  sentiment  peut  le  con- 


SIXIÈME  PARTIE.  497 

soler  dans  ses  peines  ?  quel  spectateur  anime  les 
bonqes  actions  qu  il  fait  en  secret  ?  quelle  voix 
peut  parler  au  fond  de  son  ame  ?  quel  prix 
peut-il  attendre  de  sa  vertu  ?  comment  doit-il 
envisager  la  mort?  Non ,  je  l'espère ,  il  ne  latten- 
dra  pas  dans  cet  état  horrible.  Il  me  reste  une 
ressource  pour  len  tirer,  et  j'y  consacre  le  reste 
de  ma  vie  ;  ce  n  est  plus  de  le  convaincre ,  mais 
de  le  toucher  ;  c  est  de  lui  montrer  un  exemple 
qui  lentraine ,  et  de  lui  rendre  la  religion  si  ai- 
mable quil  ne  puisse  lui  résister.  Ah  !  mon  ami, 
quel  argument  contre  Tincrédule  que  la  vie  du 
vrai  chrétien!  croyez-vous  qu'il  y  ait  quelque 
ame  à  l'épreuve  de  celui-là  ?  Voilà  désormais  la 
tâche  que  je  m'impose  ;  aidez-moi  tous  à  la  rem- 
pHr.  Wolmar  est  froid ,  mais  il  n^est  pas  insen- 
sible. Quel  tableau  nous  pouvons  oârir  à  son 
cœur ,  quand  ses  amis  ,  ses  enfants ,  sa  femme , 
concourront  tous  à  l'instruire  en  l'édifiant  ! 
quand ,  sans  lui  prêcher  Dieu  dans  leurs  dis- 
cours ,  ils  le  lui  montreront  dans  les  actions 
qu'il  inspire ,  dans  les  vertus  dont  il  est  l'auteur, 
dans  le  charme  qu'on  trouve  à  lui  plaire  !  quand 
il  verra  briller  l'image  du  ciel  dans  sa  maison  ! 
quand  cent  fois  le  jour  il  sera  forcé  de  se  dire  : 
Non,  l'homme  n'est  pas  ainsi  par  lui-même, 
quelque  chose  de  plus  qu'humain  règne  ici  ! 

Si  cette  entreprise  est  de  votre  goût ,  si  vous 
vous  sentez  digne  d'y  concourir,  venez  ;  passons 
nos  jours  ensemble  et  ne  nous  quittons  plus 
qu'à  la  mort.  Si  le  projet  vous  déplaît  ou  vous 

4.  3a 


4gS  LA  NOUVELLE  HELOÏSE. 

épouvante ,  écoutez  votre  conscience ,  elle  vous 
dicte  votre  devoir.  Je  n  ai  rien  de  plus  à  vous 
dire. 

Selon  ce  que  mylord  Edouard  nous  marque, 
je  vous  attends  tous  deux  vers  la  fin  du  mois 
prochain.  Vous  ne  reconnoitrez  pas  votre  appar- 
tement ;  mais  dans  les  changements  qu  on  y  a 
faits  vous  reconnoitrez  les  soins  et  le  cœur 
dune  bonne  amie  qui  s  est  fait  un  plaisir  de 
lorner.  Vous  y  trouverez  aussi  un  petit  assorti- 
ment de  livres  qu  elle  a  choisis  à  Genève ,  meil- 
leurs et  de  meilleur  goût  que  ïuidone,  quoiqu'il 
y  soit  aussi  par  plaisanterie.  Au  reste,  soyez  dis- 
cret ,  car  j  comme  elle  ne  veut  pas  que  vous  sa- 
chiez que  tout  cela  vient  d'elle  y  je  me  dépêche 
de  vous  récrire  avant  quelle  me  défende  de 
vous  en  parler. 

Adieu,  mon  ami.  Cette  partie  du  ch&teau  de 
Chillon(i),que  nous  devions  tous  faire  ensemble, 
se  fera  demain  sans  vous.  Elle  n  en  vaudra  pas 
mieux ,  quoiqu'on  la  fasse  avec  plaisir.  M.  le 
bailli  nous  a  invités  avec  nos  enfants,  ce  qui  ne 
ma  point  laissé  d excuse.  Mais  je  ne  sais  pour- 
quoi je  voudrois  être  déjà  de  retour. 

(i)  Le  château  de  Ghillon ,  ancien  séjour  des  baillis 
de  Vevai ,  est  situé  dans  le  lac,  sur  un  rocher  qui  forme 
une  presqu'île ,  et  autour  duquel  j'ai  vu  sonder  à  plus 
de  cent  cinquante  brasses ,  qui  font  près  de  huit  cents 
pieds ,  sans  trouver  le  fond.  On  a  creusé  dans  ce  rocher 
des  caves  et  des  cuisines  au-dessous  du  niveau  de  l'eau , 
qu'on  y  introduit  quand  on  veut  par  des  robinets.  C'est 
là  que  fut  détenu  six  ans  prisonnier  François  Bonnivard, 


SIXIÈME  PARTIE.  499 

fil  ■ii.Miii-..     "i  ■       I  I  I      ■  I  1.  I      I    ■  I       m  mo" 'm       t.Xm..,,,  ,  ,,-^-n 

LETTRE  IX. 

OE  FANCHON  ANET  A  SAINT-PREUX. 

Ah  ,  monsieur  !  ah  ,  mon  bienfaiteur  !  que  me 
charge-t-on  de  vous  apprendre  !...  Madame... 
ma  pauvre  maîtresse...  O  dieu  !  je  vois  déjà  votre 
frayeur...  mais  vous  ne  voyez  pas  notre  désola- 
tion... Je  nai  pas  un  moment  à  perdre;  il  faut 
vous  dire...  il  faut  courir...  je  voudrois  déjà  vous 
avoir  tout  dit...  Ah  !  que  deviendrez-vous  quand 
vous  saurez  notre  malheur? 

Toute  la  famille  alla  hier  diner  à  Chillon. 
Monsieur  le  baron ,  qui  alloit  en  Savoie  passer 
quelques  jours  au  ch&teau  de  Blonay ,  partit 
après  le  dtner.  On  laccompagna  quelques  pas  ; 
puis  on  se  promena  le  long  de  la  digue.  Ma- 
dame d'Orbe  et  madame  la  baillive  marchoient 
devant  avec  monsieur.  Madame  suivoit ,  tenant 
dune  main  Henriette  et  de  lautre  Marcellin. 
Tétois  derrière  avec  Fatné.  Monseigneur  le  bailli, 
qui  s  étoit  arrêté  pour  parler  à  quelqu'un ,  vint 

prieur  de  Saint-Victor,  homme  d'an  mérite  rare,  d'une 

droiture  et  d^une  fermeté  à  toute  épreuve ,  ami  de  la  li- 
berté, quoique  Savoyard,  et  tolérant,  quoique  prêtre.  Au 

reste,  Tannée  où  ces  dernières  lettres  paroissent  avoir 
été  écrites ,  il  y  avoit  très  lonjji^temps  que  les  baillis  de 
Vevai  n'habitoient  plus  le  château  de  Chillon*  On  sup- 
posera, si  Ton  veut ,  que  celui  de  ce  temps-là  y  étoit  allé 
passer  quelques  jours. 

3). 


5oO  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

rejoindre  la  compagnie ,  et  offrit  le  bras  à  ma- 
dame. Pour  le  prendre  elle  me  renvoie  Marcel- 
lin  :  il  court  à  moi ,  j  accours  à  lui  ;  en  courant, 
lenfant  fait  un  faux  pas ,  le  pied  lui  manque ,  il 
tombe  dans  leau.  Je  pousse  un  cri  perçant  : 
madame  se.  retourne  ;  voit  tomber  son  fils ,  part 
comme  un  trait,  et  s  élance  après  lui... 

Ah ,  misérable  !  que  n  en  fis-je  autant  !  que  n'y 
suis-je  restée!...  Hélas  !  je  retenois  laine,  qui 
vouloit  sauter  après  sa  mère...  eHe  se  débattoit 
en  serrant  l'autre  entre  ses  bras...  On  n  a  voit  là 
ni  gens  ni  bateau ,  il  fallut  du  temps  pour  les 
retirer...  Lenfamt  est  remis;  mais  la  mère...  le 
saisissement  9  la  chute  ^  Tétat  où  elle  étoit...  Qui 
sait  mieux  que  moi  combien  cette  chute  est  dan- 
gereuse?... Elle  resta  très  long-temps  sans  con- 
noissance.  A  peine  leut-elle  reprise  quelle  de- 
manda son  fils...  Avec  quels  transports  de  joie 
elle  lembrassa  !  Je  la  crus  sauvée  ;  mais  sa  viva- 
cité ne  dura  qu'un  moment»  Elle  voulut  être 
ramenée  ici;  durant  la  route  elle  s  est  trouvée 
mal  plusieurs  fois.  Sur  quelques  ordres  quelle 
ma  donnés ,  je  vois  qu elle  ne  croit  pas  en  re- 
venir. Je  suis  trop  malheureuse,  elle  n'en  re- 
viendra pas.  Madame  d'Orbe  est  plus  changée 
qu'elle.  Tout  le  monde  est  dans  une  agitation... 
Je  suis  la  plus  tranquille  de  toute  la  maison... 
De  quoi  m'inquiéterois-je?...  Ma  bonne  maî- 
tresse !  ah  !  si  je  vous  perds ,  je  n  aurai  plus  be- 
soin de  personne...  O  mon  cher  monsieur,  que 
le  bon  Dieu  vous  soutienne  dans  cette  épreuve  !... 


SIXIÈME  PARTIE.  5oi 

Adieu...  Le  médecin  sort  de  la  chambre.  Je  cours 
au-devant  de  lui....  S'il  nous  donne  quelque 
bonne  espérance ,  je  vous  le  marquerai.  Si  je  ne 
dis  rien... 


LETTRE  X. 

A   SAINT-PREUX. 
Commencée  par  madame  d'Orbe  ^  et  achetée  par  M.  de  Wolmar. 

Mort  de  Julie. 

Oen  est  Élit ,  homme  imprudent ,  homme  in- 
fortuné ,  malheureux  visionnaire  !  Jamais  vous 
ne  la  reverrez...  le  voile...  Julie  nest... 

Elle  vour  a  écrit.  Attendez  sa  lettre  :  honorez 
ses  dernières  volontés.  Il  vous  reste  de  grands 
devoirs  à  remplir  sur  la  terre. 


LETTRE  XL 

DE  M.  DE  WOLMAR  A  SAINT-PREUX. 

J'ai  laissé  passer  vos  premières  douleurs  en  si- 
lence ;  ma  lettre  n  eût  fait  que  les  aigrir  :  vous 
n  étiez  pas  plus  en  état  de  supporter  ces  détails 
que  moi  de  les  faire.  Aujourd'hui  peut-être 
jaous  seront-ils  doux  à  tous  deux.  Il  ne  me  reste 


5o2  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

d  elle  que  des  souvenirs  -,  mon  cœur  se  platt  à 
les  recueillir.  Vous  navez  plus  que  des  pleurs 
à  lui  donner;  vous  aurez  la  consolation  den 
verser  pour  êHe.  Ce  plaisir  des  infortunés  m'est 
refusé  dans  ma  misère;  je  suis  plus  malheureux 
que  vous. 

Ce  n  est  point  de  sa  maladie ,  c  est  d  elle  que 
je  veux  vous  parler.  D  autres  mères  peuvent  se 
jeter  après  leur  enfant  ;  laccident ,  la  fièvre ,  la 
mort  sont  de  la  nature ,  cest  le  sort  commun 
des  mortels  :  mais  Femploi  de  ses  derniers  mo- 
ments ,  ses  discours ,  ses  sentiments ,  son  ame  ; 
tout  cela  n  appartient  qua  Julie.  Elle  n  a  point 
vécu  comme  une  autre  ;  personne ,  que  je  sa- 
che ,  n'est  mort  comme  elle.  Voilà  ce  que  j  aï 
pu  seul  observer,  et  que  vous  n'apprendrez  que 
de  moi. 

Vous  savez  que  TefFroi,  l'émotion,  la  chute , 
révacuation  de  l'eau ,  lui  laissèrent  une  longue 
foiblesse,  dont  elle  ne  revint  tout-à-fait  qu'ici.  En 
arrivant,  elle  redemanda  son  fils;  il  vint  :  à  peine 
le  vit-elle  marcher  et  répondre  à  ses  caresses , 
qu  elle  devint  tout-à-fait  tranquille  et  consentit 
à  prendre  un  peu  de  repos.  Son  sommeil  fut 
court  :  et  comme  le  médecin  n'arrivoit  point  en- 
core, en  l'attendant  elle  nous  fit  asseoir  autour 
de  son  lit ,  la  Fanchon ,  sa  cousine  et  moi.  Elle 
nous  parla  de  ses  enfants,  des  soins  assidus  qu'exi- 
geoit  auprès  d'eux  la  forme  d'éducation  qu'elle 
avoit  prise ,  et  du  danger  de  les  négliger  un  mo- 
ment. Sans  donner  une  grande  importance  à  sa 


SIXIÈME   PARTIE.  5o3 

maladie ,  elle  prévoyoit  qu elle  lempécheroit 
quelque  temps  de  remplir  sa  part  des  mêmes 
soins ,  et  noos  cfaat^eoit  tous  de  répartir  cette 
part  sur  les  nôtres. 

Elle  s'étendit  sur  tous  ses  projets ,  sur  les  vô- 
tres ,  sur  les  moyens  les  plus  propres  à  les  faire 
réussir ,  sur  les  observations  qu  elle  avoit  faites 
et  qui  pouvoient  les  favoriser  ou  leur  nuire,  en- 
fin sur  tout  ce  qui  devoit  nous  mettre  en  état 
de  suppléer  à  ses  fonctions  de  mère  aussi  long- 
temps qu'elle  seroit  forcée  à  les  suspendre.  Cé- 
toit ,  pensai-je ,  bien  des  précautions  pour  quel- 
qu'un qui  ne  se  croyoit  privé  que  durant  quel- 
ques jours  d  une  occupation  si  chère  :  mais  ce 
qui  m'efïraya  tout-i-ikit ,  ce  fut  de  voir  qu  elle 
entroit  pour  Henriette  dans  un  bien  plus  grand 
détail  encore.  Elle  s'étoit  bornée  à  ce  qui  regar- 
doit  la  première  enfance  de  ses  fils  ,  comme  se 
déchargeant  sur  un  autre  du  soin  de  leur  jeu- 
nesse :  pour  sa  fille,  elle  embrassa  tous  les  temps; 
et ,  sentant  bien  que  personne  ne  suppléeroit 
sur  ce  point  aux  réflexions  que  sa  propre  expé- 
rience lui  avoit  fait  faire ,  elle  nous  exposa  en 
abrégé ,  mais  avec  force  et  clarté ,  le  plan  d'é- 
ducation quelle  avoit  fiedt  pour  elle ,  employant 
près  de  la  mère  les  raisons  les  plus  vives  et  les 
plus  touchantes  exhortations  pour  l'engager  à  le 
suivre. 

Toutes  ces  idées  sur  l'éducation  des  jeunes 
perscmnes  at  sur  les  devoirs  des  mères ,  mièlées 
de  fi^quents  retours  sur  elle-même ,  ne  pou- 


5o4  LA   NOUVELLE  HÉLOÎSE.     ' 

Toient  manquer  de  jeter  de  la  chaleur  dans  1  en- 
tretien. Je  vis  qu'il  s  animoit  trop.  Claire  tenoic: 
une  des  mains  de  sa  cousine ,  et  la  pressoit  à 
chaque  instant  contre  sa  bouche,  en  sanglotant 
pour  toute  réponse  ;  la  Fanchon  n  etoit  pas  plus 
tranquille;  et  pour  Julie,  je  remarquai  que  les 
larmes  lui  rouloient  aussi  dans  les  yeux,  mais 
qu  elle  n  osoit  pleurer  de  peur  de  nous  alarmer 
davantage.  Aussitôt  je  me  dis  :  Elle  se  voit  morte. 
Le  seul  espoir  qui  me  resta  fut  que  la  frayeur 
pouvoit  labuser  sur  son  état  et  lui  montrer  le 
danger  plus  grand  quil  n  etoit  peut-être.  Mal- 
heureusement je  la  connoissois  trop  pour  comp- 
ter beaucoup  sur  cette  erreur.  J  avois  essayé  plu- 
sieurs fois  de  la  calmer  ;  je  la  priai  derechef  de 
ne  pas  sagiter  hors  de  propos  par  des  discours 
qu  on  pouvoit  reprendre  à  loisir.  Ah  !  dit-elle  , 
rien  ne  fait  tant  de  mal  aux  femmes  que  le  si- 
lence :  et  puis,  je  me  sens  un  peu  de  fièvre;  au- . 
tant  vaut  employer  le  babil  qu  elle  donne  à  des 
sujets  utiles ,  qu  à  battre  sans  raison  la  campagne. 
L  arrivée  du  médecin  causa  dans  la  maison 
un  trouble  impossible  à  peindre.  Tous  les  do- 
mestiques, lun  sur  l'autre  à  la  porte  delà  chama 
bre ,  attendoient],  Toeil  inquiet  et  les  mains  join- 
tes, son  jugement  sur  letat  de  leur  maîtresse 
comme  Farrèt  de  leur  sort.  Ce  spectacle  jeta  la 
pauvre  Claire  dans  une  agitation  qui  me  fit 
craindre  pour  sa  tête.  Il  fallut  les  éloigner  sous 
différents  prétextes,  pour  écarter  de  ses  yeux  cet 
objet  d  effroi.  Le  médecin  donna  vaguement  un 


SIXIÈME  PARTIE.  .  5o5 

peu  d'espérance ,  mais  d'an  ton  propre  à  me  lo- 
ter.  Julie  ne  dit  pas  non  plus  ce  qu  elle  pensoit  ; 
la  présence  de  sa.  cousine  la  tenoit  en  respect. 
Quand  il  sortit,  je  le  suivis:  Claire  en  voulut 
faire  autant  ;  mais  Julie  la  retint ,  et  me  fit  de 
^  Tœil  un  signe  que  j  entendis.  Je  me  hâtai  d  a- 
vertir  le  médecin  que ,  sïl  y  avoit  du  danger ,  il 
falloit  le  cacher  à  madame  d'Orbe  avec  autant 
et  plus  de  soin  qu  a  la  malade ,  de  peur  que  le 
désespoir  n  achevât  de  la  troubler  et  ne  la  mit 
hors  d  état  de  servir  son  amie.  Il  déclara  qu  il  y 
avoit  en  efïet  du  danger  ;  mais  que  vingt-quatre 
heures  étant  à  peine  écoulées  depuis  laccident ,  il 
falloit  plus  de  temps  pour  établir  un  pronostic 
assuré  ;  que  la  nuit  prochaine  décideroit  du  sort 
de  la  maladie ,  et  qu'il  ne  pouvoit  prononcer 
que  le  trpisième  jour.  La  Fanchon  seule  fut  té- 
moin de*  ce  discours  ;  et  après  l'avoir  engagée  ; 
non  sans  peine,  à  se  contenir ,  on  convint  de  ce 
qui  seroit  dit  à  madame  d'Orbe  et  au  reste  de 
la  maison. 

Vers  le  soir,  Julie  obligea  sa  cousine,  qui  avait 
passé  la  nuit  précédente  auprès  d'elle ,  et  qtii 
vouloit  encore  y  passer  la  suivante ,  à  s'aller  re- 
poser quelques  heures.  Durant  ce  temps  la  ma*- 
lade  ayant  su  qu'on  alloit  la  saigner  du  pied ,  et 
que  le  médecin  préparoit  des  ordonnances ,  elle 
le  fit  appeler  et  lui'tint  ce  discours  :  «  Monsieur 
a  du  Bosson,  quand  on  croit  devoir  tromper  un 
ft  malade  craintif  sur  son  état ,  c'est  une  précau- 
«  tion  d'humanité  que  j'approuve  ;  mais  c'est 


5o6  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

tf  une  cruauté  de  prodiguer  jégalement  à  tous  les 
«  soins  superflus  et  désagréables  dont  pluâeurs 
«nom  aucun  besoin.  Prescrivez  -  moi  tout  ce 
tf  que  vous  jugerez  mètre  véritablement  utile  , 
«j  obéirai  ponctuellement.  Quant  aux  remèdes 
«  qui  ne  sont  que  pour  Fimagination ,  faites-m'en 
M  grâce  :  c  est  mon  corps  et  non  mon  esprit  qui 
M  soufire  ;  et  je  n  ai  pas  peur  de  finir  mes  jours  j 
«  mais  d  en  mal  employer  le  reste.  Les  derniers 
«  moments  de  la  vie  sont  trop  précieux  pour 
«  qu'il  soit  permis  d  en  abuser.  Si  vous  ne  pou- 
<i  vez  prolonger  la  mienne,  au  moins  ne  labre- 
«  gezpas,  en  m'ôtant  lemploi  du  peu  d'instants 
«  qui  me  sont  laissés  par  la  nature.  Moins  il 
«  m  en  reste ,  plus  vous  devez  les  respecter.  Fai- 
«  tes-moi  vivre,  ou  lais9ez*moi  :  je  saurai  bien 
u  mourir  seule.  »  Voilà  comment  cette  femme  si 
timide  et  si  douce  dans  le  commerce  ordinaire 
savoit  trouver  un  ton  ferme  et  sérieux  dans  les 
occasions  importantes. 

La  nuit  fut  cruelle  et  décisive.  Étoufiement , 
oppression ,  syncope,  la  peau  sèche  et  brûlante; 
une  ardente  fièvre,  durant  laquelle  on  lenten* 
doit  souvent  appeler  vivement  Marcellin  comme 
pour  le  retenir,  et  prononcer  aussi  quelquefois  un 
autre  nom,  jadis  si  répété  dans  une  occasion  pa-* 
reille.  Le  lendemain,  le  médecin  me  déclara  sans 
détour  qu'il  n'estimoit  pas  qd'elle  eût  trois  jours 
à  vivre.  Je  fus  seul  dépositaire  de  cet  affreux  se« 
cret  ;  et  la  plus  terrible  heure  de  ma  vie  fut  celle 
où  je  le  portai  dans  le  fond  de  mon  cœur  sans 


SIXIÈME  PARTIE.  So'J , 

Savoir  quel  usage  j  en  devois  faire.  J  allai  seul 
errer  dans  les  bosquets,  rêvant  au  parti  que  fa- 
vois  à  prendre,  non  sans  quelques  tristes  ré- 
flexions sur  le  sort  qui  me  ramenoit  dans  ma 
vieillesse  à  cet  état  solitaire  dont  je  m  ennuyois 
même  avçtnt  den  connoltre  un  plus  doux. 

La  veille ,  j  avoîs  promis  à  Julie  de  lui  rappor- 
ter fidèlement  le  jugement  du  médecin  ;  elle 
m  avoit  intéressé  par  tout  ce  qui  pouvoit  tou- 
cher mon  cœur  à  lui  tenir  parole.  Je  sentois  cet 
engagement  sur  ma  conscience.  Mais  quoi  !  pour 
un  devoir  chimérique  et  sans  utilité,  falloit-il 
contrister  son  ame  et  lui  faire  à  longs  traits  sa«- 
vourer  la  mort?  Quel  pouvoit  être  à  mes  yeux 
lobjet  d  une  précaution  si  cruelle?  Lui  annoncer 
sa  dernière  heure,  n etoit-ce  pas  lavancer? Dans 
un  intervalle  si  court,  que  deviennent  les  désirs, 
Tespérance,  éléments  de  la  vie?  Est-ce  en  jouir 
encore  que  de  se  voir  si  près  du  moment  de  la 
perdre?  Etoit-ce  à  moi  de  lui  donner  la  mort? 

Je  marchois  à  pas  précipités  avec  une  agita- 
tion que  je  n  avois  jamais  éprouvée.  Cotte  longue 
et  pénible  anxiété  me  suivoit  par-tout;  j'en  trat- 
nois  après  moi  Tinsupportable  poids.  Une  idée 
vint  enfin  me  déterminer.  Ne  vous  efforcez  pas 
de  la  prévoir;  il  faut  vous  la  dire. 

Pour  qui  est-ce  que  je  délibère?  est-ce  pour 
elle  ou  pour  moi?  Sur  quel  principe  est-ce  que 
je  raisonne?  est-ce  sur  son  système  ou  sur  le 
mien?  Qu est-ce  qui  m  est  démontré  sur  lun  ou 
Bur  lautre?  Je  nai,  pour  croire  ce  que  je  crois^ 


5o8  LA  I90UVELLE  HÉLOÏSE. 

que  mon  opinion  armée  de  quelques  probabi- 
lités. Nulle  démonstration  ne  la  renverse,  il  est 
vrai;  mais  quelle  démonstration  f établit?  Elle 
a,  pour  croire  ce  quelle  croit,  son  opinion  de 
même  ;  mais  elle  y  voit  levidence ,  cette  opinion 
à  ses  yeux  est  une  démonstration.  Quel  droit  ai- 
je  de  préférer  9  quand  il  s  agit  délie,  ma  simple 
opinion  que  je  reconnois  douteuse ,  à  son  opi- 
nion quelle  tient  pour  démontrée?  Comparons 
les  conséquences  des  deux  sentiments.  Dans  le 
sien ,  la  cUsposition  de  sa  dernière  heure  doit 
décider  de  son  sort  durant  Féternité.  Dans  le 
mien ,  les  ménagements  que  je  veux  avoir  pour 
elle  lui  seront  indifférents  dans  trois  jours.  Dans 
trois  jours ,  selon  moi,  elle  ne  sentira  plus  rien. 
Mais  si  peut-être  elle  avoit  raison ,  quelle  diffé- 
rence! Des  biens  ou  des  maux  éternels!...  Peur- 
être!...  ce  mot  est  terrible!...  Malheureux!  ris- 
que ton  ame  et  non  la  sienne. 

Voilà  le  premier  doute  qui  m  ait  rendu  sus- 
pecte Tincertitude  que  vous  avez  si  souvent  at- 
taquée. Ce  n'est  pas  la  dernière  fois  qu  il  est  re- 
venu depuis  ce  temps-là.  Quoi  qu  il  en  soit ,  ce 
doute  me  délivra  de  celui  qui  me  tourmentoit. 
Je  pris  sur*le-champ  mon  parti;  et,  de  peur  den 
changer,  je  courus  en  hâte  au  lit  de  Julie.  Je  fis 
sortir  tout  le  monde,  et  je  m  assis;  vous  pouvez 
juger  avec  quelle  contenance.  Je  nemployai 
point  auprès  délie  les  précautions  nécessaires 
pour  les  petites  âmes.  Je  ne  dis  rien  ;  mais  elle 
me  vit  et  me  comprit  à  l'instant.  Croyez-vous 


SIXIÈME  PARTIE.  Sop 

me  rapprendre  ?  dit-elle  en  me  tendant  la  main. 
Non ,  mon  ami ,  je  me  sens  bien  :  la  mort  me 
presse ,  il  &ut  nous  quitter. 

Alors  elle  me  tint  un  long  discours  dont  j  au- 
rai à  vous  parler  quelque  jour,  et  durant  lequel 
elle  écrivit  son  testament  dans  mon  cœur.  Si 
javois  moins  connu  le  sien,  ses  dernières  dis- 
positions auroient  suffi  pour  me  le  faire  con- 
noitre. 

Elle  me  demanda  si  son  état  étoit  connu  dans 
la  maison.  Je  lui  dis  que  Falarme  y  régnoit,  mais 
qu  on  ne  savoit  rien  de  positif,  et  que  du  Bosson 
sétoit  ouvert  à  moi  seul.  Elle  me  conjura  que 
le  secret  fut  soigneusement  gardé  le  reste  de  la 
journée.  Claire,  ajouta-t-elle,  ne  supportera  ja- 
mais ce  coup  que  de  ma  main  ;  elle  en  mourra 
s'il  lui  vient  d  une  autre.  Je  destine  la  nuit  pro- 
chaine à  ce  triste  devoir.  Cest  pour  cela  sur- 
tout que  j'ai  voulu  avoir  l!avis  du  médecin ,  afin 
de  ne  pas  exposer  sur  mon  seul  sentiment  cette 
infortunée  à  recevoir  à  faux  une  si  cruelle  at- 
teinte. Faites  quelle  ne  soupçonne  rien  avant 
le  temps ,  ou  vous  risquez  de  rester  sans  amie  et 
de  laisser  vos  enfants  sans  mère. 

Elle  me  parla  de  son  père.  J  avouai  lui  avoir 
envoyé  un  exprès;  mais  je  me  gardai  d  ajouter 
que  cet  homme,  au  lieu  de  se  contenter  de 
donner  ma  lettre,  comme  je  lui  a  vois  ordonné, 
s  etoit  hâté  de  parler,  et  si  lourdement,  que  mon 
vieux  ami ,  croyant  sa  fille  noyée ,  étoit  tombé 
d  effroi  sur  lescalier,  et  s'étoit  fcût  une  blessure 


5lO  LÀ  NOUVELLE  HÉLOÏSË. 

qui  le  retenoit  à  BloDay  dans  son  lit.  I/espoir  de 
revoir  son  père  la  toucha  sensiblement;  et  la 
certitude  que  cette  espérance  étoit  vaine  ne  fut 
pas  le  moindre  des  maux  quil  me  fallut  dé- 
vorer. 

Le  redoublement  de  la  nuit  précédente  lavoit 
extrêmement  affoiblie.  Ce  long  entretien  n  avoit 
pas  contribué  à  la  fortifier.  Dans  Faccablement 
où  elle  étoit ,  elle  essaya  de  prendre  un  peu  de 
repos  durant  la  journée  :  je  n  appris  que  le  sur- 
lendemain quelle  ne  lavoit  pas  passée  tout  en» 
tière  à  dormir. 

Cependant  la  consternation  régpioît  dans  la 
maison.  Chacun  dans  un  morne  silence  attend- 
doit  qu  on  le  tirât  de  peine ,  et  n  osoit  interrog^er 
personne,  crainte  d  apprendre  plus  qu  il  ne  vou* 
loit  savoir.  On  se  disoit ,  S'il  y  a  quelque  bonne 
nouvelle ,  on  s  empressera  de  la  dire  ;  s  il  y  en  a 
de  mauvaises, on  ne  les  saura  toujours  que  trop 
tôt.  Dans  la  frayeur  dont  ils  étoient  saisis,  c'é- 
toit  assez  pour  eux  quil  narrivât  rien  qui  fit 
nouvelle.  Au  milieu  de  ce  morne  repos,  ma-^* 
dame  d'Orbe  étoit  la  seule  active  et  parlante. 
Sitôt  qu  elle  étoit  hors  de  la  chambre  de  Julie , 
au  lieu  de  s'aller  reposer  dans  la  sienne,  elle 
parcouroit  toute  la  maison;  elle  arrêtoit  tout  le 
monde ,  demandant  ce  qu  avoit  dit  le  médecin  , 
ce  qu'on  disoit.  Elle  avoit  été  témoin  de  la  nuit 
précédente,  elle  ne  pouvoit  ignorer  ce  qu'elle 
avoit  vu  ;  mais  elle  chercboit  à  se  tromper  elle- 


SIXIÈME  PABTIB.  5ll 

même  et  à  récuser  le  témoignage  de  ses  yeux. 
Ceux  qu  elle  quesiioDUoit  ne  lui  répondant  rien 
que  de  favorable,  cela  lencourageoit  à  ques^ 
donner  les  autres ,  et  toujours  avec  une  inquié- 
tude si  vive ,  avec  un  air  si  effrayant ,  qu  on  eût 
su  la  vérité  mille  fois  sans  être  tenté  de  la  lui 
dire. 

Auprès  de  Julie  elle  se  contraignoit ,  et  Fobjet 
touchant  qu  elle  avoit  sous  les  yeux  la  disposoit 
plus  à  Faffliction  quà  Temportement.  Elle  crai- 
gnoit  sur -tout  de  lui  laisser  voir  ses  alarmes; 
mais  elle  réussissoit  mal  à  les  cacher ,  on  aper- 
cevoit  son  trouble  dans  son  aflfectation  même  à 
paroitre  tranquille.  Julie,  de  son  côté,  n'épargnoit 
rien  pour  Fabuser.  Sans  exténuer  son  mal,  elle  en 
parloit  presque  comme  d'une  chose  passée,  et 
ne  sembloit  en  peine  que  du  temps  qu  il  lui  fau- 
droit  pour  se  remettre.  C'étoit  encore  un  de  mes 
supplices  de  les  voir  chercher  à  se  rassurer  mu- 
tuellement ,  moi  qui  savois  si  bien  qu  aucune  des 
deux  n  a  voit  dans  Famé  Fespoir  qu'elle  s  efforçoit 
de  donner  à  Fautre. 

Madame  d'Orbe  avoit  veillé  les  deux  nuits  pré- 
cédentes ;  il  y  avoit  trois  jours  qu  elle  ne  s'étoit 
déshabillée.  Julie  lui  proposa  de  s  aller  coucher  ; 
elle  nen  voulut  rien  faire.  Hé  bien  donc,  dit 
Julie ,  qu  on  lui  tende  un  petit  lit  dans  ma  cham- 
bre, à  moins ,  ajouta-t-elle  comme  par  réflexion , 
quelle  ne  veuille  partager  le  mien.  Qu*en  dis-tu, 
cousine?  Mon  mal  ne  se  gagne  pas ,  tu  ne  te  dé- 


5l2  LA   NOUVELLE  HÉLOlSE. 

goûtes  pas  de  moi^couchedansmonlit.  Le  parti 
fut  accepté.  Pour  moi ,  Ton  me  renvoya ,  et  véri- 
tablement j  avois  besoin  de  repos. 

Je  fus  levé  de  bonne  heure.  Inquiet  de  ce  qui 
s  etoit  passé  durant  la  nuit ,  au  premier  bruit 
que  j'entendis  j  entrai  dans  la  chambre.  Sur  Tétat 
où  madame  d'Orbe  étoit  la  veille,  je  jugeai  du 
désespoir  où  j allois  la  trouver,  et  des  fureurs 
dont  je  serois  le  témoin.  En  entrant^  je  la  vis 
assise  dans  un  fauteuil,  défaite  et  pale ,  ou  plutôt 
livide,  les  yeux  plombés  et  presque  éteints ,  mais 
douce ,  tranquille  ,  parlant  peu ,  et  faisant  tout 
ce  quonlui  disoitsans  répondre.  Pour  Julie,  elle 
paroissoit  moins  foible  que  la  veille ,  sa  voix  étoit 
plus  ferme ,  son  geste  plus  animé  ;  çUe  sembloit 
avoir  pris  la  vivacité  de  sa  cousine.  Je  connus 
aisément  à  son  teint  que  ce  mieux  apparent  étoit 
leffet  de  la  fièvre  ;  mais  je  vis  aussi  briller  dans 
ses  regards  je  ne  sais  quelle  secrète  joie  qui  pou- 
voit  y  contribuer ,  et  dont  je  ne  démèlois  pas  la 
cause.  Le  médecin  n  en  confirma  pas  moins  son 
jugement  de  la  veille  ;  la  malade  n  en  continua 
pas  moins  de  penser  comme  lui ,  et  il  ne  me  resta 
plus  aucune  espérance. 

Ayant  été  forcé  de  m  absenter  pour  quelque 
temps,  je  remarquai  en  rentrant  que  lapparte^- 
ment  étoit  arrangé  avec  soin  ;  il  y  régnoit  de  l'or- 
dre et  de  l'élégance  ;  elle .  avoit  fait  mettre  des 
pots  de^fleurs  sur  sa  cheminée  ;  ses  rideaux  étôient 
entrouverts  et  rattachés;  l'air  avoit  été  changé; 
on  y  sentoit  une  odeur  agréable  ;  on  n'eût  ja- 


Dixième  partie.  Si3 

maiis  oru  être  daûs  la  chambre  d'un  malade.  Elle 
avoit  £aiit  sa  toilette  avec  le  même  soin  :  la  grâce 
et  le  goût  se  montroiecit  encore  dans  sa  parure 
négligée.  Tout  cela  luidonnoit  plutôt  lair  dune 
femme  du .  monde  qui  attend  compagnie ,  qud 
d  une  campagnarde  qui  attend  sa  dernière  heure. 
Elle  vit  ma  surprise ,  elle  en  sourit  ;  et  lisant 
dans  ma  pensée ,  elle  alloit  me  répondre  \  quand 
on  amena  les  enlants.  Alors  il  ne  fut  plus  ques- 
tion que  d  eux  ;  et  vous  pouvez  juger  si ,  se  sen* 
tant  prête  à  les  quitter  ,  ses  caresses  furent  tié*- 
des  et  modérées.  J observai  même  quelle  rêve- 
noit  plus  souvent  et  avec  des  étreintes  encore 
plus  ardentes  à  celui  qui  lui  coûtoit  la  vie,  comme 
s*il  lui  fût  devenu  plus  cher  à  ce  prix. 

Tous  ces  emhrassements  ,  ces  soupirs,  ced 
transports,  étoient  des  .mystères  pour  ces  pauvres 
enfants.  Ils  Taimoient  tendrement,  mais  cetoit 
la  tendresse  de  leur  âge  ;  ils  ne  comprenoient 
rien  à  son  état ,  au  redoublement  de  ses  cares- 
ses, à  ses  regrets  de  ne  les  voir  plus;  ils  nous 
voyoient  tristes  et  ils  pleuroiént  :  ils  n  en  sa^ 
voient  pas  davantage.  Quoiqu'on  apprenne  aux 
enfants  le  nom  de  la  mort ,  ils  nen  ont  aucune 
idée;  ils  ne  la  craignent  ni  pour  eux  ni  pour  les 
autres  >  ils  craignent  de  souffrir  et  non  de  mou- 
rir. Quand  la  douleur  arrachoit  quelque  plainte 
à  leur  mère,  ils  perçoient  lair  de  leurs  cm-, 
quand  on  leur  parloit  de  la  perdre,  on  les  au-' 
roit  crus  stupides.  La  seule  Henriette  ,  un  peu 
plus  âgée ,  et  d*ua  sexe  où  le  sentiment  et  les  lu- 

4.  33 


5l4  LA  NOUVELLE  HÉLOÎSE. 

mièresse  développent  plus  tôt,  paroissoit  troubléo 
et  alarmée  de  voir  sa  petite  maman  dans  ua  Ut , 
elle  qu  on  voyoit  toujours  levée  avant  ses  enfants. 
Je  me  souviens  qua  ce  propos  Julie  fit  une  ré- 
flexion tout-à-iait  dans  son  caractère,  sur  rim- 
bécille  vanité  de  Yespasien  qui  resta  couché 
tandis  qu  il  pouvoit  agir ,  et  se  leva  lorsqu'il  ne 
put  plus  rien  faire  (i).  Je  ne  sais  pas  ,  dit-elle  , 
s'il  faut  qu  un  empereur  meure  debout ,  mais  je 
sais  bien  qu  une  mère  de  famille  ne  doit  s  aliter 
que  pour  mourir. 

Après  avoir  épanché  son  cœur  sur  ses  enfants , 
après  les  avoir  pris  chacun  à  part ,  sur-tout  Hen* 
riette,  quelle  tint  fort  long-temps,  et  quonen- 
tendoit  plaindre  et  sangloter  en  recevant  ses 
baisers  ,  elle  les  appela  tous  trois ,  leur  donnasa 
bénédiction  ,  et  leur  dit,  en  leur  montrant  ma- 
dame d'Orbe  ,  Allez ,  mes  enfants ,  allez  vous 
jeter  aux  pieds  de  votre  mère  :  voilà  celle  que 
Dieu  vous  donne  ;  il  ne  vous  a  rien  ôté.  A  l'in- 
stant ils  courent  à  elle,  se  mettent  à  ses  genoux, 
lui  prennent  les  mains  ,  l'appellent  leur  bonne 
maman,  leur  seconde  mère.  Glaire  se  pencha  sur 
eux  ;  mais  en  les  serrant  dans  ses  bras  elle  s'ef- 

(i)  Ceci  n^est  pas  bien  exact.  Suétone  dit  que  Yespa- 
sien travailloit  comme  à  Pordinaire  dans  son  lit  de  mort , 
et  donnoit  même  ses  audiences;  mais  peut-être  en  effet 
eùt-il  mieux  valu  se  lever  pour  donner  ses  audiences ,  et 
se  recoucher  pour  mourir.  Je  sais  que  Yespasien ,  sans 
être  un  grand  homme  ,  étoit  au  moins  un  çrand  prince. 
N'importe  ;  quelque  rôle  qu'on  ait  pu  faire  durant  sa 
vie ,  on  ne  doit  point  jouer  la  comédie  à  sa  mort. 


SIXIÈME  PAaTIE.  5l5 

Ibrça  vainement  de  parler;  elle  ne  trouta  que 
des  gémissements  ,  elle  ne  put  jamais  prononcer 
un  seul  mot;  elle  étouflbit.  Jugez  si  Julie  étoit 
émue  !  Cette  scène  commençoit  à  devenir  trop 
vive  ;  je  la  fis  cesser. 

Ce  moment  d  attendrissement  passé  ,  Ton  se 
remit  à  causer  autour  du  lit  ;  et  quoique  la  vi- 
vacité de  Julie  se  fut.  un  peu  éteinte  avec  le  re- 
doublement ,  on  voyoit  le  même  air  de  conten- 
tement sur  son  visagç  :  elle  parloit  de  tout  avec 
une  attention  et  un  intérêt  qui  niontroient  un 
esprit  très  libre  de  soins  ;  rien  ne  lui  échappoit; 
elle  étoit  à  la  conversation  comme  si  elle  n  avoit 
eu  autre  chose  à  faire.  Elle  nous  proposa  de 
diner  dans  sa  chambre  ,  pour  nous  quitter  le 
moins  qu'il  se  pourroit:  vous  pouvez  croire  que 
cela  ne  fut  pas  refusé.  On  servit  sans  bruit ,  sans 
confusion,  sans  désordre,  d'un  air  aussi  rangé 
que  si  Ton  eût  été  dans  le  salon  d'Apollon.  La 
Fanchon ,  les  enfants  ,  dînèrent  à  table.  Julie  , 
voyant  qu  on  manquoitdappctitytrouva  le  secret 
de  faire  manger  de  tout ,  tantôt  prétextant  Fin- 
struction  de  sa  cuisinière ,  tantôt  voulant  savoir 
si  elle  oseroit  en  goûter ,  tantôt  nous  intéressant 
par  notre  santé  même  dont  nous  avions  besoin 
pour  la  servir ,  toujours  montrant  le  plaisir  qu  on 
pouvoit  lui  fiaiire,  de  manière  à  ôter  tout  moyen 
de  s'y  refuser  ,  et  m^ant  à  tout  cela  un  enjoue- 
ment propre  à  nous  distraire  du  triste  objet  qui 
nous  occupoit.  Enfin  une  maltresse  de  maison , 
attentive  à  faire  ses  honneurs  ,  nauroit  pas  en 

33. 


5l6  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

pleine  santé  pour  des  étrangers  des  soins  plue 
marqués ,  plus  obligeants ,  plus  aimables ,  que 
ceux  que  Julie  mourante  avoit  pour  sa  famille. 
Rien  de  tout  ce  que  j  avois  cru  prévoir  n  arrivoir, 
rien  de  ce  que  je  voyois  ne  s  arrangeoit  dans  ma 
tête.  Je  ne  savois  plus  qu  imaginer; je  n  y  étois  plus. 

Après  le  diner  on  annonça  monsieur  le  mi- 
nistre. Il  venoit  comme  ami  de  la  maison ,  ce 
qui  lui  arrivoit  fort  souvent.  Quoique  je  neleusse 
point  fait  appeler  ,  parceque  Julie  ne  la  voit  pas 
demandé ,  je  vous  avoue  que  je  fus  cbarmé  de 
son  arrivée  ;  et  je  ne  crois  pas  qu  en  pareille  cir- 
constance le  plus  zélé  croyant  leùt  pu  voir  avec 
plus  de  plaisir.  Sa  présence  alloit  éclaircir  bien 
des  doutes  et  me  tirer  d  une  étrange  perplexité. 

Rappelez-vous  le  motif  qui  m  avoit  porté  à 
lui  annoncer  sa  fin  prochaine.  Sur  lefFet  quau- 
roit  dû  selon  moi  produire  cette  affreuse  nou- 
velle ,  comment  concevoir  celui  qu  elle  avoit  pro- 
duit réellement?  Quoi!  cette  femme  dévote  qui 
dans  letat  de  santé  ne  passe  pas  un  jour  sans  se 
recueillir ,  qui  fait  un  de  ses  plaisirs  de  la  prière, 
na  plus  que  deux  jours  à  vivre  ,  elle  se  voit 
prête  à  parottre  devant  le  juge  redoutable  ;  et  au 
lieu  de  se  préparer  à  ce  moment  terrible ,  au  lieu 
de  mettre  ordre  à  sa  conscience ,  elle  s  amuse  à 
parer  sa  chambre ,  à  faire  sa  toilette  ,  à  causer 
avec  ses  amis ,  à  égayer  leur  repas  ,  et  dans  tous 
ses  entretiens  pas  un  seul  mot  de  Dieu  ni  du 
salut  !  Que  devois-je  penser  d  elle  et  de  ses  vrais 
sentiments? Gommant  arranger  sa  conduite  avec 


SIXIÈME  PARTIE.  Sl^ 

ks  idées  que  j  a  vois  de  sa  piété  ?  Gomment  ac- 
corder Tusage  qu  elle  faisoit  des  derniers  mo- 
ments de  sa  vie  avec  ce  qu  elle  avoit  dit  au  mé- 
decin de  leur  prix  ?  Tout  cela  formoit  à  mon 
sens  une  énigme  inexplicable.  Car  enfin  ,  quoi- 
que je  ne  m'attendisse  pas  à  lui  trouver  toute  là 
petite  cagoterie  des  dévotes ,  il  me  sembloit  pour- 
tant que  cetoit  le  temps  de  songer  à  ce  qu  elle 
estimoit  d'une  si  grande  [importance ,  et  qui  ne 
souffroit  aucun  retard.  Si  l'on  est  dévot  durant 
le  tracas  de  cette  vie ,  comment  ne  le  sera-t-on 
pas  au  moment  qu'il  la  faut  quitter ,  et  qu'il  ne 
reste  plus  qu'à  penser  à  l'autre  ? 

Ces  réflexions  m'amenèrent  à  un  point  où  je 
ne  me  serois  guère  attendu  d'arriver.  Je  com- 
mençai presque  d'être  inquiet  que  mes  opinions 
indiscrètement  soutenues  n'eussent  enfin  trop 
gagné  sur  elle.  Je  n  avois  pas  adopté  les  siennes  ^ 
et  pourtant  fe  n'aurois  pas  voulu  qu'elle  y  eût  •■ 
renoncé.  Si  j'eusse  été  malade ,  je  serois  certai- 
nement mort  dans  mon  sentiment;  mais  je  de- 
sirois  qu'elle  mourût  dans  le  sien,  et  je  trouvois 
pour  ainsi  dire  qu'en  elle  je  risquois  plus  qu'en 
moi.  Ces  contradictions  vous  parottront  extra- 
vagantes y  je  ne  les  trouve  pas  raisonnables ,  et 
cependant  elles  ont  existé.  Je  ne  me  charge  pas 
de  les  justifier ,  je  vous  les  rapporte. 

Enfin  le  moment  vint  où  mes  doutes  alloient 
être  éclaircis.  Car  il  étoit  aisé  de  prévoir  que  tôt 
ou  tard  le  pasteur  améneroit  la  conversation  sur 
ce  qui  fait  l'objet  de  son  ministère  ;  et  quand  Ju- 


5l8  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

lie  eût  été  capable  de  déguisement  dans  ses  ré-^ 
ponses ,  il  lui  eût  été  bien  difficile  de  se  déguiser 
assez  pour  qu  attentif  et  prévenu,  je  n'eusse  pas 
démêlé  ses  vrais  sentiments. 

Tout  arriva  comme  je  Favois  prévu.  Je  laisse 
à  part  les  lieux  communs  mêlés  d  éloges  qui  ser- 
virent de  transitions  au  ministre  pour  venir  à 
son  sujet  ;  je  laisse  encore  ce  qu  il  lui  dit  de  tou- 
cbant  sur  le  bonbeur  de  couronner  une  bonne 
vie  par  une  fin  chrétienne.  11  ajouta  qu  a  la  vé- 
rité il  lui  avôit  quelquefois  trouvé  sur  certains 
points  des  sentiments  qui  ne  saccordoient  pas 
entièrement  avec  la  doctrine  de  leglise ,  c est-à- 
dire  avec  celle  que  la  plus  saine  raison  pouvoit 
déduire  de  lecriture ;  mais  comme  elle  ne  s etoit 
jamais  aheurtée  à  les  défendre,  il  espéroit  qu  elle 
vouloit  mourir  ainsi  qu  elle  avoit  vécu ,  dans  la 
communion  des  fidèles ,  et  acquiescer  en  tout  à 
la  commune  profession  de  foi. 

Comme  la  réponse  de  Julie  étoit  décisive  sur 
mes  doutes,  et  n etoit  pas,  è  l égard  des  lieux 
communs ,  dans  le  cas  de  lexhortation  ,  je  vais 
vous  la  rapporter  presque  mot  à  mot,  car  je 
Tavois  bien  écoutée,  et  j'allai  l'écrire  dans  le 
moment. 

u Permettez-moi ,  monsieur^  de  commencer 
u  par  vous  remercier  de  tous  les  soins  que  vous 
u  avez  pris  de  me  conduire  dans  la  droite  route 
«  de  la  morale  et  de  la  foi  chrétienne ,  et  de  la 
u  douceur  avec  laquelle  vous  avez  corrigé  ou 
M  supporté  mes  erreurs  quand  je  me  suis  égarée. 


SIXIÈME  PARTIE.  5j9 

.«Pénétrée  de  respect  pour  votre  zèle  et  de  re- 
ti  connoissance  pour  vos  bontés,  je  déclare  avec 
«  plaisir  que  je  vous  dois  toutes  mes  bonnes  ré*- 
«  solutions,  et  que  vous  m  avez  toujours  portée 
tf  à  faire  ce  qui  étoit  bien,  et  à  croire  ce  qui  étoit 
tt  vrai. 

M  J  ai.  vécu  et  je  meurs  dans  la  communion 
«  protestante ,  qui  tire  son  unique  régie  de  Técri- 
«  ture  sainte  et  de  la  raison;  mon  cœur  a  tou- 
««jours  confirmé  ce  que  prononçoit  ma  bouche; 
tf  et  quand  je  n  ai  pas  eu  pour  vos  lumières  toute 
«  la  docilité  qu  il  eut  fallu  peut«ètre ,  c'étoit  un 
«efifet  de  mon  aversion  pour  toute  espèce  de 
«déguisement  :  ce  quil  m'étoit  impossible  de 
«  croire ,  je  n  ai  pu  dire  que  je  le  croyois  ;  j  ai 
u  toujours  cherché  sincèrement  ce  qui  étoit  con- 
*i  forme  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  vérité.  JTai 
«  pu  me  tromper  dans  ma  recherche  ;  je  n  ai  pas 
«  îorgueil  de  penser  avoir  eu  toujours  raison  : 
K j^ai  peut-être  eu  toujours  tort;  mais  mon  in- 
«  tention  a  toujours  été  pure ,  et  j'ai  toujours 
u  cru  ce  que  je  disois  croire.  Cétoit  sur  ce  point 
M  tout  ce  qui  dépendoit  de  moi.  Si  Dieu  n  a  pas 
tt éclairé  ma  raison  au-delà,  il  est  clément  et 
«  juste;  pourroit-il  me  demander  compte  d'un  don 
«  qu  il  ne  m'a  pas  fait  ? 

«  Voilà  ',  monsieur ,  ce  que  j  avois  d'essentiel  à 
«  vous  dire  sur  les  sentiments  que  j  ai  professés. 
a  Sur  tout  le  reste  mon  état  présent  vous  répond 
«  pour  moi.  Distraite  par  le  mal ,  livrée  au  délire 
«  de  la  fièvre,  est-il  temps  d'essayer  de  raisonner 


520  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

<r  mieux  que  je  nai  fait  jouissant  d  un  eùtende-^ 
V  meut  aussi  sain  que  je  lai  reçu  ?  Si  je  me  suis 
«  trompée  alors ,  me  tromperois-je  moins  au^ 
«jourd'hui?  et  dans  rabattement  où  je  suis  dé* 
«  pend^il  de  moi  de  croire  autre  chose  que  ce 
4(  que  j'ai  cru  étant  en  santé?  Cest  la  raison  qui 
<(  décide  du  sentiment  qu  on  préfère;  et  la  mienne 
«  ayant  perdu  ses  meilleures  fonctions,  quelle  au* 
tf  torité  peut  donner  ce  qui  m'en  rest«  aux  opi- 
<c  nions  que  j  adopterois  sans  elle?  Que  me  reste- 
«  t-ii  donc  désormais  à  faire  ?  cest  de  m  en  rap-^ 
«  porter  à  ce  que  j'ai  cru  ci-devant  :  car  la  droi- 
m  ture  d'intention  est  la  même ,  et  j'ai  le  jugement 
u  de  moins.  Si  je  suis  dans  l'erreur ,  c'est  sans 
(d'aimer;  cela  suffit  pour  me  tranquilliser  sur 
«ma  croyance. 

«  Quant  à  la  préparation  à  la  mort,  monsieur , 
¥  elle  est  faite  ;  mal ,  il  est  vrai ,  mais  de  mon 
«  mieux ,  et  mieux  du  moins  que  je  ne  la  poui^ 
«  rois  (aire  à  présent.  J'ai  tâché  de  né  pas  atten- 
de dre,  pour  remplir  cet  important  devoir ,  que 
K  j'en  fusse  incapable.  Je  priois  en  santé  ;  main* 
w  tenant  je  me  résigne.  La  prière  du*  malade  est 
K  la  patience  :  la  préparation  à  la  mort  est  une 
«  bonne  vie;  je  n  euconnois  point  d'autre.  Quand 
«je  conversois  avec  vous,  quand  je  me  recueil- 
ce  lois  seule,  quand  je  nvefTorçois  de  remplir  les 
u  devoirs  que  Dieu  m'impose  ^  c'est  alors  que  je 
«  me  disposois  à  paroitre  devant  lui ,  c'est  alors 
«  ique  je  l'adorois  de  toutes  les  forces  qu'il  m'a 
tt  données  :  que  ferois-je  aujourd'hui  que  je  les 


DIXIÈME  PARTIE.  321 

«ai  p^^dues?  mon  ame  aliénée  est-elle  en  état 
«  de  s  élever  à  lui  ?  ces  restes  d^une  vie  à  demi 
«  éteinte ,  absorbés  par  la  souffirance ,  sont^ils 
M  dignes  de  lui  être  offerts  ?  Non ,  monsieur  ;  il 
«me  les  laisse  pour  être  donnés  à  ceux  qu'il  ma 
«fait  aimer  et  qu  il  veut  que  je  quitte  :  je  leur 
«  fais  mes.  adieux  pour  aller  à  lui  ;  c  est  d  eux 
«  qu  il  faut  que  je  m'occupe  :  bientôt  je  m'occu- 
«  perai  de  lui  seul.  Mes  derniers  plaisirs  sur  la 
«terre  sont  aussi  mes  dernieirs  devoirs  :  n est-ce 
«  pas  le  servir  encore  et  faire  sa  volonté ,  que  de 
<<  remplir  les  soins  que  l'humanité  m'impose 
«avant  d  abandonner  sa  dépouille?  Que  faire 
«  pour  apaiser  des  troubles  que  je  n'ai  pas  ?  Ma 
«  conscience  n'est  point  agitée  :  si  quelquefois 
«  elle  m'a  donné  des  craintes ,  j'en  avois  plus  en 
u  santé  qu'aujourd'hui.  Ma  confiance  les  effece  ; 
u  elle  me  dit  que  Dieu  est  plus  clément  que  je 
tt  ne  suis  coupable,  et  ma  sécurité  redouble  en 
u  me  sentant  approcher  de  lui.  Je  ne  lui  porte 
w  point  un  repentir  imparfait ,  tardif  et  forcé , 
tt  qui,  dicté  par  la  peur,  ne  sauroit  être  sincère , 
tt  et  n'est  qu'un  piège  pour  le  tromper  :  je  ne 
(c  lui  porte  pas  le  reste  et  le  rebut  de  mes  jours , 
tt  pleins  de  peines  et  d'ennuis,  en  proie  à  la  ma-^ 
tf  ladie,  aux  douleurs,  aux  angoisses  de  la  mort , 
tt  et  que  je  ne  lui  donnerois  que  quand  je  n'en 
«  pourrois  plus  rien  faire  :  je  lui  porte  ma  vie 
tt  entière,  pleine  de  péchés  et  de  fautes,  mais* 
tf  exempte  des  remords  de  l'impie  et  des  crimes 
tfdu  méchant.  ' 


5a2  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

<f  A  quels  tourments  Dieu  pourroit-il  condam- 
«  ner  mon  ame  ?  Les  réprouvés,  dit- on ,  le  haï»- 
<<sent  :  il  faudroit  donc  quil  m  empêchât  de 
«laimer?  Je  ne  crains  pas  d augmenter  leur 
«  nombre.  O  grand  Être  !  Etre  éternel,  suprême 
4f  intelligence  y  source  de  vie  et  de  félicité,  créa- 
«  teur ,  conservateur ,  père  de  Thomme ,  et  roi 
it  de  la  nature  ,  Dieu  très  puissant ,  très  bon  , 
M  dont  je  ne  doutai  janoiais  un  moment,  et  sous 
«  les  yeux  duquel  j'aimai  toujours  à  vivre  !  je  le 
««sais,  je  m  en  réjouis,  je  vais  parottre  devant 
«  ton  trône.  Dans  peu  de  jours  mon  ame ,  libre 
u  de  sa  dépouille  ,  commencera  de  t'offrir  plus 
«dignement  cet  immortel  hommage  qui  doit 
ft  faire  mon  bonheur  durant  Téternité.  Je  compte 
«  pour  rien  tout  ce  que  je  serai  jusqu  a  ce  mo- 
M  ment.  Mon  corps  vit  encore ,  mais  ma  vie  mo- 
«  raie  est  finie.  Je  suis  au  bout  de  ma  carrière , 
«  et  déjà  jugée  sur  le  passé.  Souffrir  et  mourir 
«  est  tout  ce  qui  me  reste  à  fiiire ;  c est  lafi^ire 
(c  de  la  nature  :  mais  moi ,  j  ai  tâché  de  vivre  de 
»  manière  à  n avoir  pas  besoin  de  songer  à  la 
«(  mort  ;  et  maintenant  qu  elle  approche ,  je  la 
i(  vois  venir  sans  efïroi.  Qui  s  endort  dans  le  sein 
^c  d'un  père  n'est  pas  en  souci  du  réveil.  » 

Ce  discours,  prononcé  d abord  dun  ton  grave 
et  posé,  puis  avec  plus  d  accent  et  d'une  voix 
plus  élevée,  fit  sur  tous  les  assistantis,  sans  m  en 
excepter,  une  impression  d  autant  plus  vive, 
que  les  yeux  de  celle  qui  le  prononça  brilloient 
d'un  feu  surnaturel;  un  nouvel  éclat  animoit  son 


SIXIÈME  PARTIE.  5^3 

teint ,  elle  paroissoit  rayonnante  ;  et  s'il  y  a  quel- 
que chose  au  monde  qui  mérite  le  nom  de  cé- 
leste ,  c  etoit  son  visage  tandis  qu  elle  parloit. 

Le  pasteur  lui-même,  saisi ,  transporté  de  ce 
qu  il  venoit  4'cntendre ,  s  écria  en  Ic^vant  les  yeux 
et  les  mains  au  ciel  :  Grand  Dieu ,  voilà  le  culte 
qui  t'honore  ;  daigne  t  y  rendre  propice  ;  les  hu- 
mains t'en  offrent  peu  de  pareils. 

Madame,  dit -il  en  s  approchant  du  lit,  je 
croyois  vous  instruire ,  et  c'est  vous  qui  m'in- 
struisez. Je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire.  Vous  avez 
la  véritable  foi ,  celle  qui  Êiit  aimer  Dieu.  Em- 
portez ce  précieux  repos  d  une  boFnne  conscience, 
il  ne  vous  trompera  pas;  j'ai  vu  hien  des  chré- 
tiens dans  l'état  où  vous  êtes ,  je  ne  l'ai  trouvé 
quen  vous  seule.  Quelle  différence  d'une  fin  si 
paisible  à  celle  de  ces  pécheurs  bourrelés  qui 
n'accumulent  tant  de  vaines  et  sèches  prières 
que.  parcequ'ils  sont  indignes  d'être  exaucés  ! 
Madame,  votre  mort  est  aussi  belle  que  votre 
vie  :  vous  avez  vécu  pour  la  charité;  vous  mour- 
rez martyre  de  l'amour  maternel.  Soit  que  Dieu 
vous  rende  à  nous  pour  nous  servir  d'exemple , 
soit  qu'il  vous  appelle  à  lui  pour  couronner  vos 
vertus ,  puissions-nous  tous  tant  que  nous  som- 
mes vivre  et  mourir  comme  vous  !  nous  serons 
bien  sûrs  du  bonheur  de  l'autre  vie. 

Il  voulut  s'en  aller  ;  elle  le  retint.  Vous  êtes  de 
mes  amis,  lui  dit-elle,  et  l'un  de  ceux  que  je 
vois  avec  le  plus  de  plaisir;  cest  pour  eux  que 
mes  derniers  moments  me  sont  précieux^  Nous 


524  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

allons  nous  quitter  pour  si  long- temps  qu'il  ne 
faut  pas  nous  quitter  si  vite.  Il  fut  charmé  de 
rester,  et  je  sortis  là-dessus. 

En  rentrant,  je  vis  que  la  conversation  avoic 
continué  sur  le  même  sujet,  mais  dun  autre  ton 
et  comme  sur  une  matière  indifférence.  Le  pas- 
teur parloit  de  lesprit  faux  qu on  donnoit  au 
christianisme  en  n  en  faisant  que  la  religion  des 
mourants^  et  de  ses  ministres  des  hommes  de 
mauvais  augure.  On  nous  regarde,  disoit-il, 
comme  des  messagers  de  mort,  parceque,  dans 
lopinion  commode  qu  un  quart  d'heure  de  re- 
pentir suffit  pour  effacer  cinquante  ans  de  cri* 
mes,  on  n'aime  à  nous  voir  que  dans  ce  temps- 
là.  Il  faut  nous, vêtir  dune  couleur  lugubre;  il 
faut  affecter  un  air  sévère  ;  on  n  épargne  rien 
pour  nous  rendre  effrayants.  Dans  les  autres 
cultes  cest  pis  encore.  Un  catholique  mourant 
ki-est  environné  que  d  objets  qui  Tépouvantent, 
et  de  cérémonies  qui  lenterrent  tout  vivant.  Au 
soin  qu'on  prend  d'écarter  de  lui  les  démons ,  il 
croit  en  voir  sa  chambre  pleine  ;  il  meurt  cent 
fois  de  terreur  avant  qu'on  l'achève  ;  et  c'est  dans 
cet  état  d'effroi  que  l'église  aime  à  le  plonger 
pour  avoir  meilleur  marché  de  sa  bourse.  Ren« 
dons  grâces  au  ciel ,  dit  Julie ,  de  n'être  point  nés 
dans  ces  religions  vénales  qui  tuent  les  gens  pour 
en  hériter,  et  qui,  vendant  le  paradis  aul  riches, 
portent  jusqu'en  l'autre  monde  l'injuste  inégalité 
qui  règne  dans  celui-ci.  Je  ne  doute  point  que 
toutes  ces  sombres  idées  ne  fomentent  l'incré^ 


SIXIÈME  PARTIS.  SaS 

dtilité ,  et  ne  donnent  une  aversion  naturelle 
pour  le  culte  qui  les  nourrit.  J  espère ,  dit-elle 
en  me  regardant,  que  celui  qui  doit  élever  nos 
enfants  prendra  des  maximes  tout  opposées ,  et 
quil  ne  leur  rendra  point  la  religion  lugubre  et 
triste  en  y  mêlant  incessamment  des  pensées  de 
mort.  S'il  leur  apprend  à  bien  vivre ,  ils  sauront 
assez  bien  mourir. 

Dans  la  suite  de  cet  entretien ,  qui  fut  moins 
«erré  et  plus  interrompu  que  je  ne  vous  le  rap- 
porte ,  j  achevai  de  concevoir  les  maximes  de 
Julie  et  la  conduite  qui  m  avoit  scandalisé.  Tout 
cela  tenoit  à  ce  que,  sentant  son  état  parfaite- 
ment désespéré,  elle  ne  songeoit  plus  quà  en 
écarter  linutile  et  funèbre  appareil  dont  lefïroi 
des  mourants  les  environne,  soit  pour  donner 
le  change  à  notre  affliction ,  soit  pour  s  ôter  à 
elle-même  un  spectacle  attristant  à  pure  perte. 
La  mort,  disoit-elle^  est  déjà  si  pénible  !  pourquoi 
la  rendre  encore  hideuse  ?  Les  soins  que  les  au-> 
très  perdent  à  vouloir  prolonger  leur  vie ,  je  les 
emploie  à  jouir  de  la  mienne  jusqu'au  bout  :  il 
ne  s  agit  que  de  savoir  prendre  son  parti;  tout 
le  reste  va  de  lui-même.  Ferai-je  de  ma  chambre 
un  hôpital,  un  objet  de  dégoût  et  d ennui,'  tan- 
dis que  mon  dernier  soin  est  d  y  rassembler  tout 
ce  qui  m  est  cher?  Si  j  y  laisse  croupir  le  mauvais 
air,  il  en  &udra  écarter  mes  enfants ,  ou  exposer 
leur  santé.  Si  je  reste  dans  un  équipage  à  faire 
peur,  personne  ne  me  reconnoitra  plus;  je  ne 
serai  plus  la  même  ;  vous  vous  souviendrez  tous 


526  LA  ROUTELLE  HÉLOÏSE. 

de  m  avoir  aimée,  et  ne  pourrez  plus  me  souffrir; 
j  aurai ,  moi  vivante ,  laffreux  spectacle  de  Thor^ 
reur  que  je  ferai,  même  à  mes  amis,  comme  si 
jetois  déjà  morte.  Au  lieu  de  cela,  jai  trouvé 
fart  détendre  ma  vie  sans  la  prolonger.  J  existe, 
j  aime,  je  suis  aimée,  je  vis  jusqu'à  mon  dernier 
soupir.  L'instant  de  la  mort  n  est  rien  ;  le  mal  de 
la  nature  est  peu  de  chose  ;  j  ai  banni  tous  ceux 
de  lopinion. 

Tous  ces  entretiens  et  d  autres  semblables  se 
passoient  entre  la  malade,  le  pasteur,  quelque- 
fois le  médecin,  la  Fanchon  et  moi.  Madame 
dOrbe  y  étoit  toujours  présente,  et  ne  s  y  mèloit 
jamais.  Attentive  aux  besoins  de  son  amie,  elle 
étoit  prompte  à  la  servir.  Le  reste  du  temps, 
immobile  et  presque  inanimée,  elle  la  regardoit 
sans  rien  dire ,  et  sans  rien  entendre  de  ce  qu  on 
disoit. 

Pour  moi,  craignant  que  Julie  ne  parlât  jus- 
qu'à s'épuiser,  je  pris  le  moment  que  le  ministre 
et  le  médecin  s'étoient  mis  à  causer  ensemble; 
et  m'approcbant  d'elle ,  je  lui  dis  à  l'oreille  :  Voilà 
bien  des  discours  pour  une  malade!  voilà  bien 
de  la  raison  pour  quelqu'un  qui  se  croit  hors 
d'état  de  raisonner  ! 

Oui,  me  dit*ellc  tout  bas,  je  parie  trop  pour 
une  malade,  mais  non  pas  pour  une  mourante; 
bientôt  je  ne  dirai  plus  rien.  A  l'égard  des  raison- 
nements, je  n'en  fais  plus,  mais  jen  ai  fait,  «le 
savois  en  santé  qu'il  iàlloit  mourir.  J'ai  Souvent 
réfléchi  sur  ma  dernière  maladie  ;  je  profite  au- 


SIXIÈME  PARTIE.  627 

jourd'hui  de  ma  prévoyance.  Je  ne  suis  plus  en 
état  de  penser  ni  de  résoudre;  je  ne  fais  que  dire 
ce  que  j  avois  pensé ,  et  pratiquer  ce  que  j'avois 
résolu. 

Le  reste  de  la  journée ,  à  quelques  accidents 
prèSf  se  passa  avec  la  même  tranquillité,  et 
presque  de  la  même  manière  que  quand  tout  le 
monde  se  portoit  bien.  Julie  étoit ,  comme  en 
pleine  santé ,  douce  et  caressante  ;  elle  parloit 
avec  le  même  sens,  avec  la  même  liberté  d  esprit, 
même  d  un  air  serein  qui  alloit  quelquefois  jus- 
qu'à la  gfaieté  :  enfin ,  je  continuois  de  démêler 
dans  ses  yeux  un  certain  mouvement  de  joie  qui 
mlnquiétoit  de  plus  en  plus ,  et  sur  lequel  je  ré- 
solus de  m'édaircir  avec  elle. 

Je  n  attendis  pas  plus  tard  que  le  même  soir. 
Comme  elle  vit  que  je  m'étois  ménagé  un  tête- 
à-tête,  elle  me  dit  :  Vous  m  avez  prévenue,  j  avois 
à  VOU9  parler.  Fort  bien ,  lui  dis*je  ;  mais  puisque 
j  ai  pris  les  devanii ,  laissez-moi  m'expliquer  le 
premier. 

Alors  m'étant  assis  auprès  d  elle  et  la  regar- 
dant fixement ,  je  lui  dis  :  Julie ,  ma  chère  Julie  ! 
vous  avez  navré  mon  cœur  :  hélas!  vous  avez 
attendu  bien  tard  !  Oui ,  continuai-je ,  voyant 
quelle  me  regardoit  avec  surprise,  je  vous  ai 
pénétrée  ;  vous  vous  réjouissez  de  mourir  ;  vous 
êtes  bien  .aise  de  me  quitter.  Rappelez-vous  la 
conduite  de  votre  époux  depuis  que  nous  vivons 
ensemble  ;  ai  -je  mérité  de  votre  part  un  senti- 
ment si  cruel?  A  Tinstant  elle  me  prit  les  mains, 


5^3  LA  NOUVELLE   HÉLOÏ8E. 

et  de  te  ton  qui  savoit  aller  chercher  Famé  :  Qui  ? 
moi  ?  je  veux  vous  quitter?  Est-ce  ainsi  que  vous 
lisez  dans  mon  cœur?  Avez-vous  sitôt  oublié  notre 
entretien  d'hier?  Cependant,  repris-je,  vous  mou* 
rez  contente...  je  lai  vu...  je  le^vois...  Arrêtez, 
dit-elle  :  il  est  vrai ,  je  meurs  contente  ;  mais  cesi 
de; mourir  comme  jai  vécu^  digne  d'être  votre 
épouse.  Ne  m'en  demandez  pas  davantage,  je  ne 
vous  dirai  rien  de  plus  ;  mais  voici  /  continuait* 
elle  en  tirant  un  papier  de  dessous  son  chevet  ^ 
où  vous  achèverez  d'éclairçir  ce  mystère.  Ce  pa- 
pier étoit  une  lettre  ;  et  je  vis  quelle  vous  étoit 
adressée^  Je  vous  la  remets  ouverte ,  ajouta-t-elle 
en* me  la  donnant,  afin  qu'après  l'avoir  lue  vous 
-vous  déterminiez  à  l'envoyer  ou  à  la  supprimer, 
selon  ce  que  vous  trouverez  le  plus  convenable 
à  votre  sagesse  et  à  mon  honneur.  Je  vous  prie 
de  ne  la  lire  que  quand  je  ne  serai  plus  ;  et  je 
suis  si  sûre  de  ce  que  vous  ferez  à  ma  prière ,  que 
je  ne  veux  pas  même  que  vous  me  le  promettiez. 
Cette  lettre ,  cher  Saint-Preux ,  est  celle  que  vous 
trouverez  ci-jointe.  J'ai  beau  savoir  que  celle  qui 
l'a  écrite  est  morte,  j'ai  peine  à  croire  qu'elle 
n'est  plus  rien.. 

'  Elle  me  parla  ensuite  de  son  père  avec  inquié- 
tude. Quoi!  dit-elle,  il  sait  sa  fille  en  danger,  et 
je  n'entends  point  parler  de  lui!  Lui  seroit^il 
arrivé  quelque  malheur  ?  Auroit-il  ces^é  de  m'ai- 
mer  ?  Quoi  1  mon  père  ! ...  .ce  père  si  tendre. . . . 
m'abandonner  ainsi  ! . . .  me  laisser  mourir  sans 
le  voir  ! . . . .  sans  recevoir  sa  bénédiction. ...  ses 


SIXIl^ME  PARTIE.  529 

derniers  embrassements  ! O  dieu  !  quels  re- 
proches amers  il  se  fera  quand  il  ne  me  trouvera 
plus?  Cette  réflexion  lui  étoit  douloureuse.  Je 
jugeai  quelle  supporteroit  plus  aisément  Fidée 
de  son  père  malade ,  que  celle  de  son  père  indif- 
f!érent.  Je  pris  le  parti  de  lui  avouer  la  vérité.  En 
effet,  ialarme  quelle  en  conclut  se  trouva  moins 
cruelle  que  ses  premiers  soupçons.  Cependant 
la  pensée  de  ne  plus  le  revoir  lafFecta  vivement. 
Hélas  !  dit-elle,  que  deviendra-t-il  après  moi?  à 

quoitiendra*t41?  Survivre  à  toute  sa  famille! 

quelle  vie  sera  la  sienne?  Il  sera  seul,  il  ne  vivra 
plu9.  Ce  moment  fut  un  de  ceux  où  Thorreur  de 
la  mort  se  faisoit  sentir,  et  où  la  nature  repre- 
noit  son  empire.  Elle  soupira,  joignit  les  mains, 
leva  les  yeux  ;  et  je  vis  qu  en  efTet  elle  employoit 
cette  difficile  prière  qu  elle  avoit  dit  être  celle  du 
malade. 

Elle  revint  à  moi.  Je  me  sens  foible,  dit-elle; 
je  prévois  que  cet  entretien  pourroit  être  le  der- 
nier que  nous  aurons  ensemble.  Au  nom  de  no- 
tre union ,  au  nom  de  nos  cbèrs  enfants  qui  en 
sont  le  gage,  ne  soyez  plus  injuste  envers  votre 
épouse.  Moi-,  me  réjouir  de  vous  quitter  !  vous 
qui  n  avez  vécu  que  pour  me  rendre  heureuse 
et  sage ,  vous  de  tous  les  hommes  celui  qui  mé 
convenoit  le  plus,  le  seul  peut-être  avec  qui  je 
pouvois  faire  on  bon  ménage  et  devenir  une 
femme  de  bien  !  Ah  !  croyez  que  si  je  mettois  un 
prix  à  la  vie ,  c'étoit  pour  la  passer  avec  vous. 
Ces  mots  prononcés  avec  tendresse  m  émurent 
4.  34 


53o  lA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

au  point  qu  ei^portant  fréquemment  à  ma  bou- 
che ses  mains  que  je  tenois  dans  les  miennes ,  je 
les  sentis  se  mouiller  de  mes  pleurs.  Je  ne  croyois 
pas  mes  yeux  faits  pour  en  répandre.  Ce  furent 
les  premiers  depuis  ma  naissance ,  ce  seront  les 
derniers  jusqu'à  ma  mort.  Après  en  avoir  versé 
pour  Julie ,  il  n  en  faut  plus  verser  pour  rien. 

Ce  jour  fut  pour  elle  un  jour  de  fatigue.  La 
préparation  de  madame  d'Orbe  durant  la  nuit, 
la  scène  des  enfants  le  matin ,  celle  du  ministre 
l'après-midi ,  lentretien  du  soir  avec  moi ,  la- 
voient  jetée  dans  Tépuisement.  Elle  eut  un  peu 
plus  de  repos  cette  nuit-là  que  les  précédentes , 
soit  à  cause  de  sa  foiblesse,  soit  quen  effet  la 
fièvre  et  le  redoublement  fussent  mioindres. 

Le  lendemain ,  dans  la  matinée ,  on  vint  me 
dire  qu  un  homme  très  mal  mis  demandoit  avec 
beaucoup  d'empressement  à  voir  iriadame  en 
particulier.  On  lui  avoit  dit  letat  où  elle  étoit  : 
il  avoit  insisté ,  disant  qu'il  s'agissoit  d'une  bonne 
action ,  qu'il  connoissoit  bien  madame  de  Wol- 
mar ,  et  qu'il  savoit  que  tant  qu  elle  respireroil 
elle  aimeroit  à  en  faire  de  telles.  Gonune  elle 
avoit  établi  pour  régie  inviolable  de  ne  jamais 
rebuter  personne ,  et  sur*tout  les  malheureux , 
on  me  parla  de  cet  homme  avant  de  le  renvoyer. 
Je  le  fis  venir.  Il  étoit  presque  en  guenilles ,  il 
avoit  Tair  et  le  ton  de  la  misère  ;  au  reste ,  je 
n'aperçus  rien  dans  sa  physionomie  et  dans  ses 
propos  qui  me  fit  mal  augurer  de  lui.  Il  s'obsti* 
noit  à  ne  vouloir  parler  qu  a  Julie.  Je  lui  dis  que 


SIXIÈME  PARTIE.  53l 

s'il  ne  sagifisoit  que  de  quelques  secours  pour 
lui  aider  à  vivre ,  sans  isiportuner  pour  cela 
une  femme  à  lextrémité,  je  feroiç  ce  quelle  au« 
roit  pu  faire.  Non ,  dit-il ,  je  ne  demande  point 
d  argent ,  quoique  j  en  aie  grand  besoin  ;  je  de- 
mande un  bien  qui  m'appartient ,  un  bien  que 
j  estime  plus  que  tous  les  trésors  de  la  terre,  un 
bien  que  j  ai  perdu  par  &ute ,  et  que  madame 
seule ,  de  qui  je  le  tiens  ^  peut  me  rendre  une 
seconde  fois. 

Ce  discours ,  auquel  je  ne  compris  rien ,  me 
détermina  pourtant.  Un  malhonnête  homme 
eût  pu  dire  la  même  chose ,  mais  il  ne  leût  ja- 
mais dite  du  même  ton.  Il  exigeoit  du  mystère  ^ 
ni  laquais  ni  femme-de-chambre.  Ces  précau- 
tions me  sembloient  bizarres  ;  toutefois  je  les 
pris.  Enfin  je  le  lui  menai .  Il  m  avoit  dit  être 
connu  de  madame  d'Orbe  :  il  passa  devant  elle; 
elle  ne  le  reconnut  point ,  et  j  en  fus  peu  sur* 
pris.  Pour  Julie ,  elle  le  reconnut  à  Tinstant,  et , 
le  voyant  dans  ce  triste  équipage ,  elle  me  re- 
procha de  Ty  avoir  laissé.  Cette  reconnoissance 
fut  touchante.  Claire ,  éveillée  par  le  bruit ,  s  ap- 
proche, et  le  reconnott  à  la  fin,  non  sans  don- 
ner aussi  quelques  signes  de  joie  ;  mais  les  té- 
moignages de  son  bon  cœur  seieignoient  dans 
n  profonde  affliction  :  un  seul  sentiment  ab* 
4»orboit  tout;  elle  n'étoit  plus  sensible  à  rien. 

Je  n  ai  pas  besoin ,  je  crois ,  de  vous  dire  qui 
étoit  cet  homme.  Sa  présence  rappela  bien  des 
souvenirs.  Mais ,  tandis  que  Julie  le  consoloit  et 

34. 


532  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

lui  donnoit  de  bonnes  espérances ,  elle  fat  sai- 
sie d'un  violent  étouffement,  et  se  trouva  si  mal 
qu  on  crut  qu  elle  alloit  expirer.  Pour  ne  pas 
faire  scène,  et  prévenir  les  distractions  daus  un 
moment  où  il  ne  falloit  songer  qua  la  secourir, 
je  fis  passer  Thomme  dans  le  cabinet,  lavertis- 
sant  de  le  fermer  sur  lui.  La  Fanchon  fut  appe- 
lée ,  et  à  force  de  temps  et  de  soins  la  malade 
revint  enfin  de  sa  pâmoison.  En  nous  voyant 
tous  consternés  autour  délie,  elle  nous  dit  :  Mes 
en&nts,  ce  nest  quun  essai;  cela  nest  pas  si 
cruel  qu  on  pense. 

Le  calme  se  rétablit;  mais  lalarme  avoit  été 
si  chaude  qu  elle  me  fit  oublier  Thomme  dans 
le  cabinet;  et  quand  Julie  me  demanda  tout  bas 
ce  qu'il  étoit  devenu ,  le  couvert  étoit  mis ,  tout 
le  monde  étoit  là.  Je  voulus  entrer  pour  lui  par- 
ler ;  mais  il  avoit  fermé  la  porte  en  dedans ,  com- 
me je  lui  avois  dit  ;  il  fallut  attendre  après  le 
dîner  pour  le  faire  sortir. 

Durant,  le  repas ,  du  Bosson  qui  s'y  trouvoit , 
parlant  d'une  jeune  veuve  quon  disoit  se  rema- 
rier, ajouta  quelque  chose  sur  le  triste  sort  des 
veuves.  Il  y  en  a ,  dis-je ,  de  bien  plus  à  plaindre 
encore  ;  ce  sont  les  veuves  dont  les  maris  sont 
vivants;  Gela  est  vrai ,  reprit  Fanchon ,  qui  vit 
que  ce  discours  s  adressoit  à  elle,  sur-tout  quand 
ils  leur  sont  chers.  Alors  lentretien  tomba  sur 
le  sien  ;  et ,  comme  elle  en  avoit  parlé  avec  af- 
fection dans  tous  les  temps  ,  il  étoit  naturel 
quelle  en  parlât  de  même  au  moment  où  la 


SIXIÈME   PARTIE.  533 

perte  de  sa  bienfaitrice  alloit  lui  rendre  la  sien- 
ne encore. plus  rude.  Cest  aussi  ce  quelle  fit  en 
termes  très  touchants ,  louant  son  hon  naturel , 
et  déplorant  les  mauvais,  exemples  qui  lavoient 
séduit ,  et  le  regrettant  si  sincèrement ,  que ,  dé- 
jà disposée  à  la  tristesse  ,  elle  s  émut  jusquà 
pleurer.  Tout-à-coup  le  cabinet  s'ouvre ,  Thom- 
me  en  guenilles  en  sort  impétueusement,  se 
précipite  à  ses  genoux,  les  embrasse  et  fond  en 
larmes.  Elle  tenoit  un  verre  ;  il  lui  éôhappe  :  Ab  ! 
malheureux  !  doù  vien^-tu?  elle  se  laisse  aller 
sur  lui,  et  seroit  tombée  .en  foiblesse  si  Ton  n  eut 
été  prompt  à  la  secourir. 

Le  reste  est  facile  à  imaginer.  En  un  moment 
on  sut  par  toute  la  maison  que  Claude  Anet 
étoit  arrivé.  Le  mari  de  la  bonne  Fanchon  ! 
quelle  fète  !  A  peine  étoit-il  hors  de  la  chambre 
qu  i#fut  équipé.  Si  chacun  n  avoit  eu  que  deux 
chemises  >  Anet  en  auroit  autant  eu  lui  tout  seul 
quil  en  seroit  resté  à  toUs  les  autres.  Quand  je 
sortis  pour  le  faire  habiller  ^  je  trouvai  qu'on  . 
m  avoit  si  bien  prévenu  qull  fiillut  user  d  auto*- 
rite  pour  faire  tout  reprendre  à  ceux  qui  lavoient 
fourni. 

Cependant  Fandion  ne  vouloit  point  quitter 
sa  maltresse.  Pour  lui  faire  donner  quelques 
heures  à  son  mari ,  on  prétexta  que  les  enfents 
avoient  besoin  de  prendre  lair,  et  tous  deux 
furent  chargés  de  les  conduire. 

Cette  scène  nincommoda  point  la  m^alade 
comme  les  précédentes  ;.eUe  n  avoit  rien  eu  que 


534  ^^  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

d  agréable ,  et  ne  lui  fit  que  du  bien.  Nous  pas-* 
8&mes  laprès^midi ,  Claire  et  moi ,  seuls  aupr^ 
d'elle,  et  nous  eûmes  deux  heures  duu  entre- 
tien paisible ,  qu  elle  rendit  le  plus  intéressant  , 
le  plus  charmant  que  nous  eussions  jamais  eu. 

Elle  commença  par  quelques  observations  sur 
le  touchant  spectacle  qui  venoit  de  nous  frap- 
per ,  et  qui  lui  rappeloit  si  vivement  les  premiers 
temps  de  sa  jeunesse  ;  puis  ,  suivant  le  fil  des 
événements,  elle  fit  une  courte  récapitulation 
de  sa  vie  entière  pour  montrer  quà  tout  pren- 
dre elle  avoit  été  douce  et  fortunée  ,  que  de  de- 
grés en  degrés  elle  étoit  montée  au  comble  du 
bonheur  permis  sur  la  terre ,  et  que  laccident 
qui  terminoit  ses  jours  au  milieu  de  leur  course 
marquoit ,  selon  toute  apparence  ,  dans  sa  car- 
rière naturelle ,  le  point  de  séparation  des  biens 
et  des  maux.  ^ 

Elle  remercia  le  ciel  de  lui  avoir  donné  un 
cœur  sensible  et  porté  au  bien ,  un  entendement 
sain ,  une  figure  prévenante  ;  de  lavoir  fait  naî- 
tre dans  un  pays  de  liberté  et  non  parmi  des  es* 
claves ,  d  une  famille  honorable  et  non  d  une  race 
de  malfaiteurs,  dans  une  honnête  fortune  et 
non  dans  les  grandeurs  du  monde  qui  corrom* 
peut  lame ,  ou  dans  Tindigence  qui lavilit.  Elle 
se  félicita  d'être  née  dun  père  et  dune  mère 
tous  deux  vertueux  et  bons,  pleins  de  droiture 
et  d'honneur,  et  qui,  tempérant  les  défauts  lun 
de  lautre ,  avoient  formé  sa  raison  sur  la  leur 
sans  lui  donner  leur  foiblesse  ou  leurs  préjugés. 


SIXIÈME  PARTIE.  535 

WHe  vanta  FaTantage  d'avoir  été  élevée  dans  une 
religîoii  raisonnable  et  sainte ,  qui ,  loin  d  abru- 
tir rhomme,  Tennoblit  et  Féléve,  qui ,  ne  fiavo- 
risant  ni  rinapiété  ni  le  fanatisme ,  permet  detré 
sage  et  de  croire ,  d'être  humain  et  pieux  tout 
à-ûi-foia. 

Après  cela,  serrant  la  tnain  de  sa  cousine 
qaeUe  tenoit  dans  la  sienne,  et  la  regardant  dé 
cet  œil  que  vous  devez  connoftre  et  que  la  lan- 
gueur rendoit  encore  plus  touchant  :  Tous  ces 
bieosy  dit-elle,  ont  été  donnés  à  mille  autres; 
mais  celui-ci!...  le  ciel  ne  la  donné  qua  moi. 
J  etois  femme ,  et  j  eus  une  amie  :  il  nous  fit 
joaif  re  en  même  temps  ;  il  mit  dans  nos  inclina- 
tions un  accord  qui  ne  s  est  jamais  démenti;  il 
fit  nos  cœurs  Fun  pour  lantre;  il  nous  unit  dès 
le  berceau  :  je  Tai  conservée  tout  le  temps  de  mai 
vie,  et  sa  main  me  ferme  les  yeux.  Trouvez  un 
autre  exemple  pareil  au  monde ,  et  je  ne  me 
vante  plus  de  rien.  Quels  sages  conseils  ne  m  a- 
t-elle  pas  donnés  ?  de  quels  périls  ne  m  a-t-elle 
pas  sauvée  ?  de  quels  maux  ne  me  consoloit-elle 
pas  !  Qu  eussè-je  été  sans  elle?  que  n  eût-elle  pas 
fait  de  moi  si  je  la  vois  mieux  écoutée?  Je  la  vau- 
drois  peut-ȏtre  aujourd'hui!  Claire  pour  toute 
réponse  baissa  la  tète  sur  le  sein  de  son  amie , 
et  voulut  soulager  ses  sanglots  par  des  pleurs  : 
il  ne  fut  pas  pos^le.  Julie  la  pressa  long-temps 
contre  sa  poitrine  en  silence.  Ces  moments  n  ont 
ni  mots  ni  larmes. 

Elles  se  remirent,  et  Julie  continua.  Ces  biens' 


536  LA   NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

étoieot  mêlés  d'inconvénients;  cest  le  sort  des 
choses  humaines.  Mon  cœur  étoit  fait  pour  la- 
mour,  difficile  en  mérite  personnel ,  indifférent 
sur  tous  les  hiens  de  lopinion.Il  étoit  presque  im- 
possible que  les  préjugés  de  mon  pèce  s  accordas- 
sent avec  mon  penchant.  II  me  falloit  un  amant 
que  j  eusse  choisi  moi-même.  11  s  offrit  ;  je  crus 
le  choisir  :  sans  doute  le  ciel  le  choisit  pour  moi, 
afin  que,  livrée  aux  erreurs  de  ma  passionne  ne 
le  fusse  pas  aux  horreurs  du  crime ,  et  que  Ta^ 
mour  de  la  vertu  restât  au  moins  dans  mon  ame 
après  elle.  Il  prit  le  langage  honnête  et  insi- 
nuant avec  lequel  mille  fourhes.  séduisent  tous 
les  jours  autant  de  filles  bien  nées  :  mais  seuL 
parmi  tant  d  autres  il  étoit  honnête  homme  et 
pensoit  ce  qu'il  disoit.  Étoit-ce  ma  prudence  qui 
l'a  voit  discerné?  Non;  je  ne  connus  d  abord  de 
lui  que  son  langage,  et  je  fus  séduite.  Je  fis  par 
désespoir  ce  que  d'autres  font  par  effrjonterie  : 
je  me  jetai,  comme  disoit  mon  père,  à  sa  tête  : 
il  me  respecta.  Ce  fut  alors  seulement  que  je  pus 
le  connoitre.  Tout  homrae  capable  d'un  pareil 
trait  a  lame  belle  ;  alors  on  y  peut  compter.  Mais 
j  y  comptois  auparavant,  ensuite  j  osai  compter 
sur  moi-même;  et  voilà  comment  on  se  perd. 

Elle  s  étendit  avec  complaisance  sur  le  mérite 
de  cet  amant;  elle  lui  rendoit  justice,  mais. on 
voyoit  combien  son  cœur  se  plaisoit  à  la  lui  renr 
dre.  Elle  le  louoit  même  à  ses  propres  dépens.  A 
force  d  être  équitable  enveis  lui ,  elle  étoit  inique: 
envers  elle,  et  se  faisoit  tort  pour  lui  faire  hon-« 


SIXIÈME  PARTIE.  687 

aeur.  Elle  alla  jusqu'à  soutenir  qu'il  eut  plus 
d'horreur  quelle  de  ladultère,  sans  se  souvenir 
qu'il  avoit  lui-même  réfuté  cela.  ^ 

Tous  les  détails  du  reste  de  sa  vie  furent  sui- 
vis dans  le  même  esprit.  Mylord  Edouard,  son 
mari,  ses  enfants,  votre  retour,  notre  amitié , 
tout  fîit  mis  sous  un  jour  avantageux.  Ses  mal- 
heurs mêmes  lui  en  avoient  épargné  de  plus  . 
grands.  Elle  avoit  perdu  sa  mère  au  moment 
que  cette  perte  lui  pouvoit  être  la  plus  cruelle  ; 
mais  si  le  ciel  la  lui  eût  conservée ,  bientôt  il  fût 
survenu  du  désordre  dans  sa  famille.  L'appui  de 
sa  mète ,  quelque  foible  qu'il  fût ,  eût  suffi  pour 
la  rendre  plus  courageuse  à  résister  à  son  père  ; 
et  de  là  seroient  sortis  la  discorde  et  les  scanda- 
les ,  peut-être  les  désastres  et  le  déshonneur , 
peut-être  pis  encore  si  son  frère  avoit  vécu.  Elle 
avoit  épousé  malgré  elle  un  homme  qu'elle  n  ai- 
moi  I  point ,  mais  elle  soutint  qu'elle  n'auroit  pu 
jamais  être  aussi  heureuse  avec  un  autre ,  pas 
même  avec  celui  qu'elle  avoit  aimé.  La  mort  de 
M.  d'Orbe  lui  avoit  été  un  ami ,  mais  en  lui  ren- 
dant son  amie.  Il  n'y  avoit  pas  jusqu'à  ses  cha- 
grins et  ses  peines  qu'elle  ne  comptât  pour  des 
avantages,  en  ce  qu'ils  avoient  empêché  son 
cœur  de  s'endurcir  aux  malheurs  d'autrui.  On 
ne  sait  pas,  disoit-elle,  quelle  douceur  c'est  de 
s'attendrir  sur  ses  propres  maux  et  sur  ceux  des 
autres.  La  sensibilité  porte  toujours  dans  l'ame 
un  certain  contentement  de  soi-même  indépen- 
dsint  de  1^  fortune  et  des  événements.  Que  j'ai 


538  LA  NOUVELLE  HELOÎSE. 

gémi  !  que  j  ai  Tersé  de  larmes  !  Hé  bien  !  s'il  fal- 
loit  renaître  aux  mêmes  conditions ,  le  mal  que 
j  ai  commis  seroit  le  seul  que  je  voudrois  re- 
trancher ;  celui  que  j'ai  souffert  me  seroit  agréa- 
ble encore.  Saint^Preux ,  je  vous  rends  ses  pro- 
pres mots  ;  quand  vous  aurea  lu  sa  lettre ,  vous 
les  comprendrez  pent-étre  mieux. 

Voyez  donc,  continaoit-elle,  à  quelle  félicité 
je  suis  parvenue.  J'en  avois  beaucoup  ;  j  en  at- 
tendois  davantage.  La  prospérité  de  ma  famille, 
une  bonne  éducation  pour  mes  enfants ,  tout  ce 
qui  m'éloit  cher  rassemblé  autour  de  moi  ou 
prêt  à  letre.  Le  présent,  lavenir,  me  flattoient 
également  :  la  jouissance  et  Fespoir  se  réunis- 
soient  pour  me  rendre  heureuse  :  mon  bonheur 
monté  par  degrés  étoit  au  comble  ;  il  ne  pouvoit 
plus  que  déchoir;  il  étoit  venu  sans  être  attend- 
dû,  il  se  fut  enfui  quand  je  Faurois  cru  duraMe. 
Qu'eût  £sût  le  sort  pour  me  soutenir  à  ce  point? 
Un  état  permanent  est-il  fait  pour  l'homme? 
Non,  quand  on  a  tout  acquis  il  Êiut  perdre,  ne 
fut-ce  que  le  plaisir  de  la  possession  qui  s'use 
par  elle.  Mon  père  est  déjà  vieux  ;  mes  enfants 
sont  dans  l'âge  tendre  oii  la  vie  est  encore  mal 
assurée  :  que  de  pertes  pouvoient  m'afflîger,  sans 
qu'il  me  restât  plus  rien  à  pouvoir  acquérir! 
L'affection  maternelle  augmente  sans  cesse ,  la 
tendresse  filiale  diminue,  à  mesure  que  les  en- 
fants vivent  plus  loin  de  leur  mère.  En  avan- 
çaat  en  âge  les  miens  se  seroient  plus  séparés  de 
moi.  Us  auroient  vécu  dans  le  monde  ;  ils  m'au- 


SIXIÈME  PARTIE.  ^Sg 

roient  pu  négliger.  Vous  en  voulez  envoyer  un 
en  Russie  ;  que  de  pleurs  son  départ  m  auroit 
coûtés  !  Tout  se  seroit  détaché  de  moi  peu-à-peu, 
et  rien  n'eût  suppléé  aux  pertes  que  j  aurois 
fisiites.  Combien  de  fois  j  aurois  pu  me  trouver 
dans  letat  où  je  vous  laisse  !  Enfin  n eût-«il  pas 
Êdlu  mourir?  peut-être  mourir  la  dernière  de 
tous  !  peut-être  seule  et  abandonnée  !  Plus  on 
vit  J  plus  on  aime  à  vivre ,  même  sans  jouir  de 
rien  :  j  aurois  eu  lennui  de  la  vie  et  la  terreur 
de  la  mort,  suite  ordinaire  de  la  vieillesse.  Au 
lieu  de  cela ,  mes  derniers  instants  sont  encore 
a^éables,  et  jai  de  la  vigueur  pour  mourir;  si 
même  on  peut  appeler  mourir  que  laisser  vivant 
ce  qu  on  aime.  Non ,  mes  amis ,  non ,  mes  en- 
fants;  je  ne  vous  quitte  pas  pour  ainsi  dire;  je 
reste  avec  vous;  en  vous  laissant  tous  unis,  mon 
esprit,  mon  cœur  vous  demeurent.  Vous  me 
verrez  sans  cesse  entre  vous  ;  vous  vous  sentireiS 
sans  cesse  environnés  de  moi...  Et  puis  nous 
nous  rejoindrons ,  j  en  suis  sûre;  le  bon  Wolmar 
lui-même  ne  m'échappera  pas.  Mon  retour  à 
Dieu  tranquillise  mon  ame,  et  m  adoucit  un 
moment  pénible;  il  me  promet  pour  vous  le 
même  destin  qu'à  moi.  Mon  sort  me  suit  et  s  as** 
sure.  Je  fus  heureuse ,  je  le  suis ,  je  vais  letre  : 
mon  bonheur  est  fixé,  je  larrache  à  la  fortune; 
il  n  a  plus  de  bornes  que  Félernité. 

Elle  en  étoit  là  quand  le  ministre  entra.  H 
Thonoroit  et  Testimoit  véritablement.  Il  savoit 
mieux  que  personne  combien  sa  foi  étoit  vive 


54o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

et  siocère.  Il  nen  a  voit  été  que  plus  frappé  de 
lentretien  de  la  veille/  et  en  tout  de  la  conte— 
nance  qu  il  lui  avoit  trouvée.  Il  avoit  vu  souvent 
mourir  avec  ostentation,  jamais  avec  sérénité. 
Peut-être  à  Fintérét  qu  il  prenoit  à  elle  se  joignit- 
il  un  désir  secret  de  voir  si  ce  calme  se  soutiens- 
droit  jusqu'au  bout. 

Elle  n  eut  pas  besoin  de  changer  beaucoup  le 
sujet  de  lentretien  pour  en  amener  un  conve- 
nable au  caractère  du  survenant.  Comme  ses 
conversations  en  pleiùe  santé» n'étoient  jamais 
frivoles ,  elle  ne  &isoit  alors  que  continuer  à 
traiter  dans  son  lit  avec  la  même  tranquillité  des 
sujets  intéressants  pour  elle  et  pour  ses  amis; 
elle  agitoit  indifféremment  des  questions  qui 
n  etoient  pas  indifférentes. 

En  suivant  le  fil  de  ses  idées  sur  ce  qui  pou- 
voit  rester  délie  avec  nous ,  elle  nous  parloit  de 
ses  anciennes  réflexions  sur  1  état  des  âmes  sé- 
parées des  corps  ;  elle  admiroit  la  simplicité  des 
gens  qui  promettoient  à  leurs  amis  de  venir 
leur  donner  des  nouvelles  de  Vautre  monde. 
Cela,  disoit-elle,  est  aussi  raiwnnable  que  les 
contes  de  revenants  qui  font  mille  désordres  et 
tourmentent  les  bonnes  femnies  ;  comme  si  les 
esprits  avoient  des  voix  pour  parler,  et  des  mains 
pour  battre  (i)  !   Comment  un  pur  esprit  agi- 

• 

(i)  Platon  dit  qu'à  la  mort  les  âmes  des  justes  qui 
n^ont  point  contracté  de  souillure  sur  la  terre  se  déga- 
gent seules  de  la  matière  dans  toute  leur  pureté.  Quant 
à  ceux  qui  se  sont  ici-bas  asservis  à  leurs  passions,  il 


SIXIÈME  PARTIE.  54l 

roît-il  sur  une  ame  enfermée  clans  un  corps ,  et 
qui ,  en  vertu  de  cette  union ,  ne  peut  rien  aper- 
cevoir que  par  Fentremise  de  ses  organes?  Il  n  y 
a  pas  de  sens  à  cela.  Mais  j  avoue  que  je  ne  vois 
point  ce  qu  il  y  a  d  absurde  à  supposer  qu  une 
ame  libre  d  un  corps  qui  jadis  habita  la  terre 
puisse  y  revenir  encore  y  errer ,  demeurer  peut- 
être  autour  de  ce  qui  lui  (ut  cher  ;  non  pas  pour 
nous  avertir  de  sa  présence ,  elle  n  a  nul  moyen 
pour  cela  ;  non  pas  pour  agir  sur  nous  et  nous 
communiquer  ses  pensées,  elle  na  point  de 
prise  pour  ébranler  les  organes  de  notre  cer- 
veau ;  non  pas  pour  apercevoir  non  plus  ce  que 
nous  faisons ,  car  il  £siudroit  qu  elle  eût  des  sens  ; 
mais  pour  connoitre  elle-même  ce  que  nous  pen- 
sons et  ce  que  nous  sentons ,  par  une  commu- 
nication immédiate ,  semblable  à  celle  par  la- 
quelle Dieu  lit  nos  pensées  dès  cette  vie ,  et  par 
laquelle  nous  lirons  réciproquement  les  siennes 
dans  lautre,  puisque  nous  le  verrons  iàce  à 
face'  (i).  CSar  enfin,  ajouta- t-elle  en  regardant 

ajoute  que  leurs  âmes  ne  reprennent  point  sitôt  leur  pu- 
reté primitive ,  mais  qu'elles  entrainent  avec  elles  des  par- 
ties terrestres  qui  les  tiennent  comme  enchaînées  autour 
des  débris  de  leurs  corps.  Voilà ,  dit-il ,  ce  qui  produit  ces 
simulacres  sensibles  qu'on  voit  quelquefois  errants  sur 
les  cimetières,  en  attendant  de  nouvelles  transmigrations. 
C'est  une  manie  commune  aux  philosophes  de  tous  les 
âges  de  nier  ce  qui  est ,  et  d'expliquer  ce  qui  n'est  pas. 

(i)  Gela  me  parott  très  bien  dit  :  car  qu'est-ce  que  voir 
Dieu  face  à  face ,  si  ce  n'est  lire  dans  la  suprême  Intelli 
çence  ? 


542  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

le  ministre ,  à  quoi  eerviroient  des  $en8  lorsqu'ils 
nauroat  plus  riea  à  Esiire?  L'Être  étemel  ne  se 
voit  ni  ne  s  en  tend;  il  se  fait  sentir;  il  ne  parJe 
ni  aux  yeux  ni  aux  oreilles ,  mais  au  cœur. 

Je  compris,  à  la  réponse  du  pasteur  et  à  quel- 
ques signes  d'intelligence  y  quun  des  points  cri- 
devant  contestés  entre  eux  étoit  la  résurrectiocx 
des  corps.  Je  m  aperçus  aussi  que  je  commençois 
à  donner  un  peu  plus  d  attention  aux  articles  de 
la  religion  de  Julie  où  la  foi  se  rapprochoit  de  la 
raison. 

Elle  se  complaisoit  tellement  à  ses  idées  ^ 
que  quand  elle  n'eût  pas  pris  son  parti  sur  ses 
anciennes  opinions ,  c  eût  été  une  cruauté  d'ea 
déti^uire  une  qui  lui  sembloit  si  douce  dans  Fétat 
où  elle  se  trouvoit.  Cent  fois ,  disoit*«lle ,  j  ai 
pris  pJus.de  plaisir  à  faire  quelque  bonne  œuvre 
en  imaginant  ma  mère  présente  qui  lisoit  dans 
le  cœur  de  sa  fille  et  1  applaudissoit.  Il  y  a  qud- 
que  chose  de  si  consolant  à  vivre  encore  sous  les 
yeux  de  ce  qui  nous  fut  cher?  Gela  fait  qu il  ne 
meurt  qu  a  moitié  pour  nous.  Vous  pouvez  juger 
si  durant  ces  discours  la  main  de  Glaire  étoit 
souvent  serrée. 

Quoique  le  pasteur  répondit  à  tout  avec  beau- 
coup de  douceur  et  de  modération,  et  quil  af-* 
fectàt  même  de  ne  la  contrarier  en  rien ,  de  peur 
qu  on  ne  prit  son  silence  sur  d'autres  points  pour 
un  aveu,  il  ne  laissa  pas  d'être  ecclésiastique  un 
moment ,  et  d  exposer  sur  l'autre  vie  une  doc- 
trine opposée.  Il  dit  que  Timniensité ,  la  gloire 


SIXIÈME  PAUTIK.  543 

et  les  attributs  de  Dieu  seroient  le  seul  objet 
doDt  Tame  des  bienheureux  seroit  occupée  ;  que 
celte  cootemplation  sublime  eilaceroit  tout  au- 
tre souvenir  ;  qu  on  ne  se  vcrroit  point ,  qu  on 
ne  se  reconnoitroit  point ,  même  dans  le  ciel ,  et 
qu'à  cet  aspect  ravissant  on  ne  songeroit  plus  à 
rien  de  terrestre. 

Cela  peut  être ,  reprit  Julie  :  il  y  a  si  loin  de 

la  bassesse  de  nos  pensées  à  lessence  divine, 

que  nous  ae  pouvons  juger  des  eilets  quelle 

produira  sur  nous  quand  nous  serons  en  état 

de  la  contempler.  Toutefois ,  ne  pouvant  main-* 

tenant  raisonner  que  sur  mes  idées ,  j'avoue  que 

je  me  seps  des  affections  si  chères,  qu'il  m'en 

coûteroit  de  penser  que  je  ne  les  aurai  plus.  Je 

me  suis  même  fait  une  espèce  d  argument  qui 

flatte  mon  espoir.  Je  me  dis  qu'une  partie  de  mon 

bonheur  consistera  dans  le  témoignage  d'une 

bonne  conscience.  Je  me  souviendrai  donc  de 

ce  que  j'aurai  fait  sur  la  terre  ;  je  me  souviendrai 

donc  aussi  des  gens  qui  m'y  ont  été  chers  ;  ils 

me  le  seront  donc  encore  :  ne  les  voir  (i)  plus 

seroit  une  peine ,  et  le  séjour  des  bienheureux 

n'en  admet  point.  Au  reste ,  ajouta-t-elle  en 

(i)  U  est  aisé  de  comprendre  que  par  ce  mot  voir  elle 
entend  un  pur  acte  de  TenteDdemAot,  semblable  à  celui 
par  lequel  Dieu  nous  voit,  et  par  lequel  dous  verrons 
Dieu.  Les  sens  ne  peuvent  imaginer  Timmédiate  commu- 
nication des  esprits  ;  mais  la  raison  la  conçoit  très  bien , 
et  mieux ,  ce  me  semble ,  que  la  communication  du  mou- 
vement dans  les  corps. 


544  '     L^  IfÔUYELLE  HÉLOÏSE. 

regardant  le ' ministre  d un  air  assez  gai,  si  je 
me  trompe,  un  jour  ou  deux  d  erreur  seront 
bientôt  passés  :  dans  peu  j  en  saurai  là-dessus 
plus  que  vous-mèmew  En  attendant,  ce  qu'il  y  a 
pour  moi  de  très  sûr ,  c  est  que  tant  que  je  me 
souviendrai  d  avoir  habité  la  terre,  j  aimerai 
ceux  que  j  y  ai  aimés,  et  mon  pasteur  naura  pas 
la  dernière  place. 

Ainsi  se  passèrent  les  entretiens  de  cette  jour- 
née, où  la  sécurité,  lespérance,  le  repos  de 
lame ,  brillèrent  plus  que  jamais  dans  celle  de 
Julie ,  et  lui  donnoient  d  avance ,  au  jugement 
du  ministre,  la  paix  des  bienheureux  dont  elle 
alloit  augmenter  le  nombre.  Jamais  elle  ne  fut 
plus  tendre,  plus  vraie,  plus  caressante,  plus 
aimable  ,  en  un  mot  plus  elle-même.  Toujours 
du  «ens ,  toujours  du  sentiment ,  toujours  la  fer- 
meté du  sage ,  et  toujours  la  douceur  du  chré- 
tieUi  Point  de  prétention ,  point  d  apprêt ,  point 
de  sentence  ;  pai^tout  la  naïve  expression  de  ce 
qu  elle  sentoit;  par-tout  la  simplicité  de  son  cœur. 
Si  quelquefois  elle  contraignoit  les  plaintes  que 
la  souiFrance  auroit  dû  lui  arracher ,  ce  n'étoit 
point  pour  jouer  l'intrépidité  stoïque,  cetoit  de 
peur  de  navrer  ceux  qui  étoient  autour  d  elle  ; 
et  quand  les  horreurs  de  la  mort  faisoient  quel- 
que instant  pâtir  la  nature ,  elle  ne  cachoit  point 
ses  frayeurs ,  elle  se  laissoit  consoler:  sitôt  qu  elle 
étoit  remise  elle  consoloit  les  autres.  On  voyoit, 
on  sentoit  son  retour;  son  air  caressant  le  di- 
soit  à  tout  le  monde.  Sa  gaieté  n  étoit  point  con- 


SIXIÈME  PARTIE.  545 

trainte ,  sa  plaisanterie  même  étoit  touchante  ; 
on  avoit  le  sourire  à  la  bouche  et  les  yeux  .en 
pleurs.  Otez  cet  eflhroi  qui  ne  permet  pas  de 
jouir  de  ce  quon  va  perdre ,  elle  plaisoit  plu», 
elle  étoit  plus  aimable  qu  en  santé  même ,  et 
le  dernier  jour  de  sa  vie  en  fut  aussi  le  plus 
charmant. 

Vers  le  soir  elle  eut  encore  un  accident  qui , 
bien  que  moindre  que  celui  du  matin ,  ne  lui 
permit  pas  de  voir  long-temps  ses  enfants.  Ce- 
pendant elle  remarqua  qu  Henriette  étoit  chan- 
gée«  On  lui  dit  quelle  pleuroit  beaucoup  et  ne 
mangeoit  point.  On  ne  la  guérira  pas  de  cela, 
dit-elle  en  regardant  Glaire  ;  la  maladie  est  dans 
le  sang« 

Se  sentant  bien  revenue,  elle  voulut  quon 
soupàt  dans  sa  chambre.  Le  médecin  s  y  trouva 
comme  le  matin«  La  Fanchon ,  qu  il  falloit  tou- 
jours avertir  quand  elle  devoit  venir  manger  à 
notre  table ,  vint  ce  soir-là  sans  se  faire  appeler. 
Julie  s  en  aperçut  et  sourit.  Oui,  monenfiint, 
lui  dit-elle 9  soupe  encore  avec  moi  ce  soir;  tu 
auras  plus  long«temps  ton  manque  ta  maîtresse. 
Puis  elle  me  dit  :  Je  n  ai  pas  besoin  de  vous  re- 
commander Claude  A  net.  Non ,  repris- je  ;  tout 
ce  que  vous  avez  honoré  de  votre  bienveillance 
n  a  pas  besoin  de  m'être  recommandé. 

Le  souper  fut  encore  plus  agréable  que  je  ne 
m  y  étois  attendu.  Julie,  voyant  quelle  pouvoit 
soutenir  la  lumière,  fit  approcher  la  table,  et, 
ce  qui  sembloit  inconcevable  dans  Fétat  où  elle 

4.  Vy 


1 


546  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

étoit ,  elle  eut  appétit.  Le  médecin ,  qui  ne  voyoir 
plus  d'inconvénient  à  le  satisfaire ,  lui  offrit  un 
blanc  de  poulet. -Non,  dit- elle;  mais  je  mange- 
rais bien  de  cette  ferra  (i).  On  lui  en  donna  un 
petit  morceau  ;  elle  le  mangea  avec  un  peu  de 
pain,  et  le  trouva  bon.  Pendant  qu  elle  mangeoit 
il  falloit  voir  madame  d'Orbe  la  regarder;  il  fol- 
loit  le  voir ,  car  cela  ne  peut  se  dire.  Loin  que  ce 
quelle  avoit  mangé  lui  fit  mal ,  elle  en  parut 
mieux  le  reste  du  souper  :  elle  se  trouva  même 
de  si  bonne  humeur,  quelle  s  avisa  de  remar- 
quer, par  forme  de  reproche ,  qu  il  y  avoit  long- 
temps que  je  n  avois  bu  de  vin  étranger.  Don- 
nez, dit-elle,  une  bouteille  de  vin  d'Espagne  à 
ces  messieurs.  A  la  contenance  du  médecin,  elle 
vit  qu  il  s  attendoit  à  boire  du  vrai  vin  d'Espagne, 
et  sourit  encore  en  regardant  sa  cousine  :  j'aper- 
çus aussi  que ,  sans  taire  attention  à  tout  cela , 
Glaire ,  de  son  côté ,  commençoit  de  temps  à  au- 
tre à  lever  les  yeux  avec  un  peu  d  agitation  tantôt 
sur  Julie  et  tantôt  sur  Fanchon ,  à  qui  ces  yeux 
sembloient  dire  ou  demander  quelque  chose. 

Le  vin  tardoit  à  venir  :  on  eut  beau  chercher 
la  clef  de  la  cave,  on  ne  la  trouva  point;  et  Ion 
jugea,  comme  il  étoit  vrai,  que  le  valet-de-cham- 
bre du  Baron ,  qui  en  étoit  chargé ,  Favoit  em- 
portée par  mégarde.  Après  quelques  autres  in- 
formations ,  il  iiit  clair  que  la  provision  d  un  seul 

(i)  Excellent  poisson  particulier  au  lac  de  Genève,  et 
qu*on  dY  trouve  qu'en  certains  temps. 


SIXIÈME  PARTIE.  547* 

jour  en  avoit  duré  cinq,  et  que  le  vin  manquoit 
sans  que  personne  s  en  fût  aperçu ,  malg[ré  plu- 
sieurs nuits  de  veille  (i).  Le  médecin  tomboit 
des  nues.  Pour  moi,  soit  quil  fallût  attribuer 
cet  oubli  à  la  tristesse  ou  à  la  sobriété  des  do** 
mestiques ,  j  eus  honte  d  user  avec  de  telles  gens 
des  précautions  ordinaires;  je  fis  enfoncer  la 
porte  de  la  cave ,  et  j'ordonnai  que  désormais 
tout  le  monde  eût  du  vin  à  discrétion. 

La  bouteille  arrivée  on  en  but.  Le  vin  fut 
trouvé  excellent.  La  malade  en  eut  envie  ;  elle 
en  demanda  une  cuillerée  avec  de  i  eau  :  le  mé" 
decin  le  lui  donna  dans  un  verre,  et  voulut 
qu  elle  le  bût  pur.  Ici  les  coups-d  œil  devinrent 
plus  fréquents  entre  Claire  et  la  Fanchon  ,  mais 
comme  à  la  dérobée  et  craignant  toujours  d  en 
trop  dire. 

Le  jeûne ,  la  foiblesse  ,  le  régime  ordinaire  à 
Julie ,  donnèrent  au  vin  une  grande  activité. 
Ah  !  dit-elle ,  vous  m  avez  enivrée  !  après  avoir 
attendu  si  tard  ,  ce  n  etoit  pas  la  peine  de  com- 
mencer ;  car  c  est  un  objet  bien  odieux  qu'une 
femme  ivre.  En  effet ,  elle  se  mit  à  babiller ,  très 
sensément  pourtant  à  son  ordinaire  ,  mais  avec 

(i)  Lecteurs  à  beaux  laquais,  ne  demandez  point  avec 
un  ris  moqueur  où  Ton  avoit  pris  ces  gens-là.  On  tous 
a  répondu  d'avance  :  on  ne  les  avoit  point  pris ,  on  les 
avoit  faits.  Le  problème  entier  dépend  d'un  point  unique  : 
trouvez  seulement  Julie ,  et  tout  le  reste  est  trouvé.  Les 
hommes  en  général  ne  sont  point  ceci  ou  cela  ,  ils  sont 
ce  qu'on  les  fait  être. 

35. 


548  LA  NOUVELLE  BÉLOÏSE. 

plus  de  vivacité  qu  auparavant.  Ce  qu  il  y  avoit 
d'étonnant,  cest  que  son  teint  netoit  point  al- 
lumé ;  ses  yeux  ne  brilloieni  que  d'un  feu  modéré 
par  la  langueur  de  la  maladie  ;  à  la  pâleur  près  , 
on  Fauroit  crue  en  santé.  Pour  alors  Fémotion 
de  Claire  devint  tout-à-fait  visiUe.  Elle  élevoic 
un  œil  craintif  alternativement  sur  Julie  ,  sur 
moi ,  sur  la  Fanchon  ,  mais  principalement  sur 
le  médecin  :  tous  ces  regards  étoient  autant  dln- 
terrogations  quelle  vouloit  et  n osoit  faire  :  on 
eût  dit  toujours  qu  elle  alloit  parler ,  mais  que 
la  peur  d'une  mauvaise  réponse  la  retenoit  ;  son 
inquiétude  étott  si  vive  qu  elle  en  paroissoit  op- 
pressée. 

Fanchon ,  enhardie  par  ces  signes ,  hasarda 
de  dire ,  mais  en  tremblant  et  à  demi-voi\ ,  qu  il 
sembloit  que  madame  avoit  un  peu  moins  souf- 
fert aujourd'hui...  que  la  dernière  convulsion 
avoit  été  moins  forte...  que  la  soirée.*.  Elle  resta 
interdite.  Et  Claire,  qui  pendant  qu'elle  avoit 
parlé  trembloit  comme  la  feuille ,  leva  des  yeux 
craintifs  sur  le  médecin ,  les  regards  attachés 
aux  siens ,  Foreille  attentive ,  et  n'osant  respirer 
de  peur  de  ne  pas  bien  entendre  ce  qu'il  alloit 
dire. 

Il  eût  fallu  être  stupide  pour  ne  pas  concevoir 
tout  cela.  Du  Bosson  se  lève,  va  tàter  le  pouls 
de  la  malade,  et  dit  :  Il  n'y  a  point  là  d'ivresse 
ni  de  fièvre;  le  pouls  est  fort  bon.  A  l'instant 
Claire  s'écrie  en  tendant  à  demi  les  deux  bras  : 
Hé  bien!  monsieur!...  le  pouls?...  la  fièvre?... 


SIXIÈME  PARTIE.  549 

La  voix  lai  manquoit ,  mais  ses  mains  écartées 
restoient  toujours  en  avant  ;  ses  yeux  petiiloient 
d'impatience;  il  ny  a  voit  pas  un  muscle  à  son 
visage  qui  ne  fut  en  action.  IjC  médecin  ne  ré- 
pond rien ,  reprend  le  poignet ,  examine  les 
yeux ,  la  langue ,  reste  un  moment  pensif,  et  dit  : 
Madame ,  je  vous  entends  bien  :  il  m  est  impos- 
sible de  dire  à  présent  rien  de  positif;  mais  si 
demain  matin  à  pareille  heure  elle  est  encore 
dans  le  même  état ,  je  réponds  de  sa  vie.  A  ce 
mot  Claire  part  ccHiime  un  édair ,  renverse  deux 
chaises  et  presque  la  table ,  saute  au  cou  du  mé- 
decin ,  Fembrasse^  le  baise  mille  fois  en  sanglo- 
tant et  pleurant  à  chaudes  larmes  ,  et  toujours 
avec  la  même  impétuosité,  s'ôtedu  doigt  une 
bague  de  prix ,  la  met  au  sien  malgré  lui ,  et 
lui  dit  hors  d'haleine  :  Ah  !  monsieur ,  si  vous 
nous  la  rendez ,  vous  ne  la  sauverez  pas  seule. 

Julie  vit  tout  cela.  Ce  spectacle  la  déchira.  Elle 
regarde  son  amie ,  et  lui  dit  duiv  ton  tendre  et 
douloureux  :  Ah  !  cruelle ,  que  tu  me  fais  regret- 
ter la  vie  !  veux-tu  me  faire  mourir  désespérée  ? 
Faudra-t-il  te  préparer  deux  fois  ?  Ce  peu  de  mots 
fut  un  coup  de  foudre  ;  il  amortit  aussitôt  les 
transports  de  joie,  mais  il  ne  put  étouffer  tout- 
à-fait  lespoir  renaissant. 

En  un  instant  la^réponse  du  médecin  fut  sue 
par  toute  la  maison.  Ces  bonnes  gens  crurent 
déjà  leur  maîtresse  guérie..  Ils  résolurent  tout 
d'une  voix  de  faire  au  médecin ,  si  elle  en  reve- 
noit ,  un  présent  en  commun  pour  lequel  cha- 


55o  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

cun  donna  trois  mois  de  ses  gages  ;  et  largent 
fut  sur-le-champ  consigné  dans  les  mains  de  la 
Fanchdn ,  les  uns  prêtant  aux  autres  ce  qui  leur 
manquoit  pour  cela.  Cet  accord  se  fit  avec  tant 
d empressement,  que  Julie  entendoit  de  son  lit 
le  bruit  de  leurs  acclamations.  Jugez  de  leflet 
dans  le  cœur  d  une  femme  qui  se  sent  mourir  ! 
Elle  me  fit  signe ,  et  me  dit  à  Toreille  :  On  in*a 
fait  boire  jusqu'à  la  lie  la  coupe  amère  et  douce 
de  la  sensibilité. 

Quand  il  fut  question  de  se  retirer ,  madame 
d'Orbe ,  qui  partagea  le  lit  de  sa  cousine  comme 
les  deux  nuits  précédentes,  fit  appeler  sa  femme* 
de-chambre  pour  relayer  cette  nuitlaFanchon; 
mais  celle-*ci  s'indigna  de  cette  proposition,  plus 
même ,  ce  me  sembla ,  qu  elle  n  eût  fait  si  son 
mari  ne  fat  pas  arrivé.  Madame  d'Orbe  s'opiniàr* 
tra  de  son  côté ,  et  les  deux  femmes-de-chambre 
passèrent  la  nuit  ensemble  dans  le  cabinet  :  je 
la  passai  dans  la  chambre  voisine;  et  l'espoir 
avoit  tellement  ranimé  le  zélé ,  que  ni  par  or- 
dre ni  par  menaces  je  ne  pus  envoyer  coucher 
un  seul  domestique  :  ainsi  toute  la  maison  resta 
sur  pied  cette  nuit  avec  une  telle  impatience, 
qu'il  y  avoit  peu  de  ses  habitants  qui  n'eussent 
donné  beaucoup  de  leur  vie  pour  être  à  neuf 
heures  du  matin.  ^ 

J'entendis  durant  la  nuit  quelques  allées  et 
venues  qui  ne  m'alarmèrent  pas  ;  mais  sur  le 
matin  que  tout  étoit  tranquille ,  un  bruit  sourd 
frappa  mon  oreille.  J'écoute,  je  crois  distinguer 


SIXIÈME  PARTIE.  55l 

des  gémissements.  J  accours  y  j  entre ,  j  ouvre  le 
rideau...  Saint-Preux  !...  cher  Saint-Preux  !..• 
je  vois  les  deux  amies  sans  mouvement  et  se 
tenant  embrassées ,  Tune  évanouie  et  lautre  ex* 
pirante.  Je  m  écrie  ,  je  veux  retarder  ou  recueil- 
lir son  dernier  soupir,  je  me  précipite.  Elle  n'é- 
toit  plus. 

Adorateur  de  Dieu,  Julie  netoit  plus...  Je 
ne  vous  dirai  pas  ce  qui  se  fît  durant  quelques 
heures;  j'ignore  ce  que  je  devins  moi-même. 
Revenu  du  premier  saisissement ,  je  m'informai 
de  madame  d'Orbe.  J'appris  qu'il  avoit  fallu  ta 
porter  dans  sa  chambre ,  et  même  l'y  renfer^ 
mer;  car  elle  rentrait  à  chaque  instant  dans 
celle  de  Julie ,  se  jetoit  sur  sou  corps ,  le  ré-* 
chaufïbit  du  sien ,  s'efiPorçoit  de  le  ranimer ,  le 
pressoit ,  s'y  coUoit  avec  une  espèce  de  rage , 
Tappeloit  à  grands  cris  de  mille  noms  passion- 
nés ,  et  nourrissoit  son  désespoir  de  tou«  ces  ef* 
forts  inutiles. 

En  entrant  je  la  trouvai  tout-à*fait  hors  de 
sens ,  ne  voyant  rien ,  n'entendant  rien ,  ne  con-* 
noissant  personne ,  se  roulant  par  la  chambre  en 
se  tordant  les  mains  et  mordant  les  pieds  des 
chaises,  murmurant  d'une  voix  sourde  quelques 
paroles  extravagantes ,  puis  poussant  par  longs 
intervalles  des  cris  aigus  qui  faisoient  tressaillir. 
Sa  femme-de-chambre  au  pied  de  son  lit ,  con- 
sternée ,  épouvantée  ,  immobile  ,  n'osant  souf- 
fler ,  cherchoit  à  se  cacher  d'elle ,.  et  trembloit 
de  tout  son  corps.  En  effet,  les   convulsions 


55a  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

dont  elle  étoit  agitée  avoient  quelque  chose  d  ef- 
frayant. Je  fis  signe  à  la  femme-de-chamhre  de 
«e  retirer ,  car  je  oraignois  qu  un  seul  mot  de 
consolation  lâché  mal-à-propos  ne  la  mit  ea 
fureur. 

Je  n  essayai  pas  de  lui  parler ,  elle  ne  m  eût 
point  écouté  ni  même  entendu;  mais  au  bout 
de  quelque  temps,  la  voyant  épuisée  de  fatigue, 
je  la  pris  et  la  portai  dans  un  fauteuil  ;  je  m  assis 
auprès  d  elle  en  lui  tenant  les  mains  ;  j'ordonnai 
qu  on  amenât  les  enfants  ,  et  les  fis  venir  autour 
d  elle.  Malheureusement  le  premier  qu  elle  aper- 
çut fut  précisément  la  cause  innocente  dé  la 
mort  de  son  amie.  Cet  aspect  la  fit  frémir.  Je 
vis  ses  traits  s'altérer,  ses  regards  s'en  détourner 
avec  une  espèce  d'horreur ,  et  ses  bras  en  con- 
traction se  roidir  pour  le  repousser.  Je  tirai  l'en- 
fant à  moi.  Infortuné  !  lui  dis-je ,  pour  avoir  élé 
trop  cher  à  Tune  tu  deviens  odieux  à  l'autre  : 
elles  n'eurent  pas  en  tout  le  même  cœur.  Ces 
mots  l'irritèrent  violemment  et  m'en  attirèrent 
de  très  piquants.  Us  ne  laissèrent  pourtant  pas 
de  faire  impression.  Elle  prit  l'enfant  dans  ses 
bras  et  s'efforça  de  le  caresser  :  ce  fut  en.  vain  ; 
elle  le  rendit  presque  au  même  instant  ;  elle  con- 
tinue même  à  le  voir  avec  moins  de  plaisir  que 
l'autre ,  et  je  suis  bien  aise  que  ce  ne  soit  pas 
celui-là  qu'on  a  destiné  à  sa  fille. 
■  Gens  sensibles  ,  qu'eussiez-vous  fait  à  ma 
place?  ce  que  faisoit  madame  d'Orbe.  Après 
avois  mis  ordre  aux  enfants ,  à  madame  d'Orbe , 


»  «         -        - 

Sixième  t»ARtiE.  553 

aux  funérailles  de  la  seule  personne  que  j'aie 
aimée ,  il  fallut  monter  à  cheval ,  et  partir ,  là 
mort  dans  le  cœur  ,  pour  la  porter  au  plus  dé- 
plorable père.  Je  lé  trouvai  souffrant  de  sa  chute , 
agité ,  troublé  de  laccident  de  sa  fille  :  je  le  lais^ 
sai  accablé  de  douleur ,  de  ces  douleurs  de  vieil- 
lard ,  qu  on  n'aperçoit  pas  au  dehors ,  qui  n'ex- 
citent ni  gestes  ni  cris,  mais  qui  tuent.  11  n'y 
résistera  jamais,  j'en  suis  sûr,  et  je  prévois  dé 
loin  le  dernier  coup  qui  manque  au  malheur  de 
son  ami.  Le  lendemain  je  fis  toute  la  diligence 
possible  pour  être  de  retour  de  bonne  heure  et 
rendre  les  derniers  honneurs  à  la  plus  digne  des 
femmes.  Mais  tout  n'étoit  pas  dit  encore.  Il  fal- 
loit  qu'elle  ressuscitât  pour  me  donner  l'horreur 
de  la  perdre  une  seconde  fois. 
.    En  approchant  du  logis ,  je  vois  un  de  mes 
gens  accourir   à   perte    d'haleine  ,  et    s'écrier 
d'aussi  loin  que  je  pus  l'entendre  :  Monsieur , 
monsieur,  hâtez- vous ,  madame  n'est  pas  morte. 
Je  ne  compris  rien  à  ce  propos  insensé;  j'ac- 
cours toutefois.  Je  vois  la  cour  pleine  de  gens 
qui  versoient  des  larmes  de  joie ,  en  donnant  à 
grands  cris  des  bénédictions  à  madame  de  Wol- 
mar.  Je  demande  ce  que  c'est  ;  tout  le  monde  est 
dans  le  transport ,  personne  ne  peut  me  répon- 
dre :  la  tète  avoit  tourné  à  mes  propres  gens.  Je 
monte  à  pas  précipités  dans  l'appartement  de 
Julie  ;  je  trouve  plus  de  vingt  personnes  à  ge- 
noux autour  de  son  lit  et  les  yeux  fixés  sur  elle. 
Je  m'approche  ;  je  la  vois  sur  ce  lit  habillée  et 


554  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

parée;  le  cœur  me  bat:  je  lexamine...  Hélas  ! 
elle  étoit  morte  !  Ce  moment  de  fausse  joie  sitôt 
et  si  cruellement  éteinte  fut  le  plus  amer  de  ma 
vie.  Je  ne  suis  pas  colère,  je  me  sentis  vive- 
ment irrité.  Je  voulus  savoir  le  fond  de  cette  ex- 
travagante scène.  Tout  étoit  déguisé ,  altéré  , 
changé  ;  j  eus  toute  la  peine  du  monde  à  démê- 
ler la  vérité.  Enfin  ,  j  en  vins  à  bout  ;  et  voici 
rhistoire  du  prodige. 

Mon  beau -père,  cdarmé  de  laccident  qui! 
avoit  appris ,  et  croyant  pouvoir  se  passer  de  son 
valet-de-chambre,  la  voit  envoyé,  un  peu  avant 
mon  arrivée  auprès  de  lui ,  savoir  des  nouvelles 
de  sa  fille.  Le  vieux  domestique ,  fatigué  du  che- 
val ,  avoit  pris  un  bateau ,  et ,  traversant  le  lac 
pendant  la  nuit ,  étoit  arrivé  à  Glarens  le  matin 
même  de  mon  retour.  En  arrivant ,  il  voit  la 
consternation  ,  il  en  apprend  le  sujet  ;  il  monte 
en  gémissant  à  la  chambre  de  Julie ,  il  se  met  à 
genoux  au  pied  de  son  lit,  il  la  regarde  ,  il  pleu- 
re ,  il  la  contemple.  Ah  !  ma  bonne  maîtresse  ! 
ah  !  que  Dieu  ne  m  a-t-il  pris  au  lieu  de  vous  ! 
Moi  qui  suis  vieux ,  qui  ne  tiens  à  rien ,  qui  ne 
suis  bon  à  rien ,  que  fais-je  sur  la  terre?  Et  vous 
qui  étiez  jeune ,  qui  faisiez  la  gloire  de  votre  fa« 
mille,  le  bonheur  de  votre  maison ,  lespoir  des 
malheureux...  hélas  !  quand  je  vous  vis  naître  , 
étoit-ce  pour  vous  voir  mourir?... 

Au  milieu  des  exclamations  que  lui  arra- 
choient  son  zèle  et  son  bon  cœur,  les  yeux  tou- 
jours collés  sur  ce  visage ,  il  crut  apercevoir  un 


SIXIÈME   PARTIE.  555 

mouvement  :  son  imagination  se  frappe  ;  il  voit 
Julie  tourner  les  yeux ,  le  regarder ,  lui  faire  un 
signe  de  tête.  Il  se  lève  avec  transport ,  et  court 
par  toute  la  maison  en  criant  que  madame  n  est 
pas  morte ,  qu elle  la  reconnu ,  qu il  en  est  sûr ^ 
quelle  en  reviendra.  Il  n  en  fallut  pas  davan- 
tage ;  tout  le  monde  accourt ,  les  voisins ,  les 
pauvres ,  qui  faisoient  retentir  lair  de  leurs  la* 
mentations ,  tous  s  écrient:  Elle  nest  pas  morte! 
Le  bruit  s  en  répand  et  s  augmente  :  le  peuple , 
ami  du  merveilleux,  se  prête  avidement  à  la 
nouvelle;  on  la  croit  comme  on  la  désire;  cha* 
cun  cherche  &  se  i^re  téte  en  appuyant  la  cré- 
dulité commune.  Bientôt  la  défunte  n'avoit  pas 
seulement  fait  signe ,  elle  avoit  agi ,  elle  avoit 
parlé  ,  et  il  y  avoit  vingt  témoins  oculaires  de 
faits  circonstanciés  qui  n'arrivèrent  jamais. 

Sitôt  qu  on  crut  qu  elle  vivoit  encore ,  on  fit 
mille  efforts  pour  la  ranimer;  on  sempressoit 
autour  d  elle ,  on  lui  parloit ,  on  Finondoit  d  eaux 
spiritueuses,  on  touchoit  si  le  pouls  ne  revenoit 
point*  Ses  femmes  ,  indignées  que  le  corps  de 
leur  maîtresse  restât  environné  d'hommes  dans 
un  état  si  négligé ,  firent  sortir  tout  le  monde , 
et  ne  tardèrent  pas  à  connottre  combien  on  sa* 
busoit.  Toutefois  ne  pouvant  se  résoudre  à  dé- 
truire une  erreur  si  chère ,  peut-être  espérant 
encore  elles-mêmes  quelque  événement  miracu- 
leux, elles  vêtirent  le  corps  avec  soin  ,  et,  quoi- 
que sa  garde-robe  leur  eût  été  laissée ,  elles  lui 
prodiguèrent  la  parure  ;  ensuite  lexposant  sur  uu 


556  LA   NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

lit,  et  laissant  les  rideaux  ouverts,  elles  se  remi-* 
rent  à  la  pleurer  au  milieu  de  la  joie  publique. 

Cetoit  au  plus  fort  de  cette  fermentation  que 
j  etois  arrivé.  Je  reconnus  bientôt  qu  il  étoit  im- 
possible  de  faire  entendre  raison  à  la  multitude; 
que  si  je  faisois  fermer  la  porte  et  porter  le  corps 
à  la  sépulture  ,  il  pourroit  arriver  du  tumulte  ; 
que  je  passerois  au  moins  pour  un  mari  parri- 
cide qui  faisoit  enterrer  sa  femme  en  vie ,  et  que 
je  serois  en  horreur  dans  tout  le  pays.  Je  réso- 
lus d  attendre.  Cependant ,  après  plus  de  trente- 
six  heures,  par  lextréme  chaleur  quil  faisoit, 
les  chairs  commençoient  à  se  corrompre  ;  et 
quoique  le  visage  eût  gardé  ses  traits  et  sa  dou- 
ceur ,  on  y  voyoit  déjà  quelques  signes  d'altéra- 
tion. Je  le  dis  à  madame  d'Orbe  qui  restoit  de- 
mi-morte au  chevet  du  lit.  Elle  n  avoit  pas  le 
bonheur  d'être  la  dupe  d'une  illusion  si  gros- 
sière; mais  elle  feignoit  de  s'y  prêter  pour  avoir 
un  prétexte  d'être  incessamment  dans  la  cham- 
bre,.* d'y  navrer  son  cœur  à  plaisir,  de  l'y  re- 
paître de  ce  mortel  spectacle ,  de  s'y  rassasier 
de  douleur. 

Elle  m'entendit,  et  prenant  son  parti  san5 
rien  dire ,  elle  sortit  de  la  chambre.  Je  la  vis 
rentrer  un  moment  après  tenant  un  voile  dk)r 
brodé  de  perles  que  vous  lui  aviez  apporté  des 
Indes  (i);  puis,  s'approchant  du  lit,  elle  baisa 

(i)  On  voit  assez  que  c^est  le  sonçe  âe  Saint-Preux, 
dont  madame  d'Orbe  avoit  Timagination  toujours  pleine, 


SIXIÈME  PARTIE.  667 

le  voile ,  en  couvrit  en  pleurant  la  face  de  son 
amie ,  et  s  écria  d'une  voix  éclatante  :  «  Maudite 
M  soit  Tindigne  main  qui  jamais  lèvera  ce  voile  ! 
«  maudit  soit  Fœil  impie  qui  verra  ce  visage  dé- 
«  figuré  »  l  Cette  action  ,  ces  mots ,  frappèrent 
tellement  les  spectateurs,  qu'aussitôt,  comme 
par  une  inspiration  soudaine ,  la  même  impré- 
cation fut  répétée  par  mille  cris.  Elle  a  fait  tant 
d'impression  sur  tous  nos  gens  et  sur  tout  le 
peuple ,  que  la  défunte  ayant  été  mise  au  cercueil 
dans  ses  habits  et  avec  les  plus  grandes  précau- 
tions, elle  a  été  portée  et  inhumée  dans  cet  état , 
sans  qu'il  se  soit  trouvé  personne  assez  hardi 
pour  toucher  au  voile  (1). 

Le  sort  du  plus  à  plaindre  est  d'avoir  encore 
à  consoler  les  autres.  C'est  ce  qui  me  reste  à 
faire  auprès  de  mon  beau -père,  de  madame 
d'Orbe ,  des  amis ,  des  parents ,  des  voisins ,  et 
de  mes  propres  gens.  Ijc  reste  n'est  rien  ;  mais 
mon  vieux  ami  !  mais  madame  d'Orbe  !  il  £siut 
voir  l'affliction  de  celle-ci  pour  juger  de  ce 
quelle  ajoute  à  la  mienne.  Loin  de  me  savoir 
gré  de  mes  soins ,  elle  me  les  reproche  ;  mes 
attentions  l'irritent ,  ma  froide  tristesse  laigrit  ; 

qui  lui  suggère  l'expédient  de  ce  voile.  Je  crois-  que  si 
Ton  y  regardoit  de  bien  près ,  on  trouveroit  ce  même 
rapport  dans  Faccom plissement  de  beaucoup  de  prédic- 
tions. L'événement  n'est  pas  prédit  parcequ'il  arrivera  ; 
mais  il  arrive  parcequ'il  a  été  prédit. 

(1)  Le  peuple  du  pays  de  Vaud,  quoique  protestant, 
ne  laisse  pas  d'être  extrêmement  superstitieux. 


558  LA  NOUVELLE  HÉL01SE. 

il  lui  faut  des  regrets  amers  semblables  auic 
siens ,  et  sa  douleur  barbare  voudroit  voir  toux 
le  monde  au  désespoir.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  dé- 
solant est  qu  on  ne  peut  compter  sur  rien  avec 
elle,  et  ce  qui  la  soulage  un  moment  la  dépite 
un  moment  après.  Tout  ce  qu  elle  fait ,  tout  ce 
qu  elle  dit  approche  de  la  folie  ,  et  seroit  risible 
pour  des  gens  de  sang~froid.  J  ai  beaucoup  à 
souffrir;  je  ne  me  rebuterai  jamais.  En  servant 
ce  qu  aima  Julie ,  je  crois  Thonorer  mieux  que 
par  des  pleurs. 

Un  seul  trait  vous  fera  juger  des  autres.  Je 
croyois  avoir  tout  fait  en  engageant  Claire  à  se 
conserver  pour  remplir  les  soins  dont  la  chargea 
son  amie.  Exténuée  d  agitations ,  d  abstinences , 
de  veilles ,  elle  sembloit  enfin  résolue  à  revenir 
sur  elle-même ,  à  recommencer  sa  vie  ordinaire, 
à  reprendre  ses  repas  dans  la  salle  à  manger. 
La  première  fois  quelle  y  vint,  je  fis  dîner  les 
enfants  dans  leur  chambre ,  ne  voulant  pas  cou- 
rir le  hasard  de  cet  essai  devant  eux;  car  le 
spectacle  des  passions  violentes  de  toute  espèce 
est  un  des  plus  dangereux  quon  puisse  offrir 
aux  enfants.  Ces  passions  ont  toujours  dans 
leurs  excès  quelque  chose  de  puéril  qui  les 
amuse  ,  qui  les  séduit ,  et  leur  fait  aimer  ce 
quils  devroient  craindre  (i).  Ils  nen  avoient 
déjà  que  trop  vu. 

(i)  Voilà  pourquoi  dous  aimons  tous  le  théâtre ,  et 
plusieurs  d^entre  nous  les  romans. 


SIXIÈME  PARTIE.  559 

En  entrant  elle  jeta  un  coup-d'œil  sur  la  table 
et  vit  deux  couverts ,  à  Tinstant  elle  s  assit  sur  la 
première  chaise  qu  elle  trouva  derrière  elle,  sans 
vouloir  se  mettre  à  table  ni  dire  la  raison  de  ce 
caprice.  Je  crus  la  deviner,  et  je  fis  mettre  un 
troisième  couvert  à  la  place  qu  occupoit  ordinai- 
rement sa  cousine.  Alors  elle  se  laissa  prendre 
par  la  main  et  mener  à  table  sans  résistance , 
rangeant  sa  robe  avec  soin ,  comme  si  elle  eût 
craint  dembarrasser  cette  place  vide.  A  peine 
avoit-elle  porté  la  première  cuillerée  de  potag[e 
à  sa  bouche,  quelle  la  repose,  et  demande  d'un 
ton  brusque  ce  que  faisoit  là  ce  couvert  puisqu'il 
n  etoit  point  occupé.  Je  lui  dis  qu  elle  avoit  rai- 
son ,  et  fis  ôter  le  couvert.  Elle  essaya  de  man* 
ger ,  sans  pouvoir  en  venir  à  bout.  Peu*à-peu  son 
cœur  se  gonfloit ,  sa  respiration  devenoit  haute 
et  ressembloit  à  des  soupirs.  Enfin  elle  se  leva 
tout-à*coup  de  table,  sen  retourna'  dans  sa 
chambre  sans  dire  un  seul  mot,  ni  rien  écouter 
de  tout  ce  que  je  voulus  lui  dire ,  et  de  toute 
la  journée  elle  ne  prit  que  du  thé. 

Le  lendemain  ce  fut  à  recommencer.  J'ima- 
ginai un  moyen  de  la  ramener  à  la  raison  par 
ses  propres  caprices,  et  d amollir  la  dureté  du 
désespoir  par  un  sentiment  plus  doux.  Vous 
savez  que  sa  fille  ressemble  beaucoup  à  madame 
de  Wolmar.  Elle  se  plaisoit  à  marquer  cette  res- 
semblance par  des  robes  de  même  étofFe,  et  elle 
leur  avoit  apporté  de  Genève  plusieurs  ajuste- 
ments semblables ,  dont  elles  se  paroient  les 


56o  LA  NOUVELLE   HÉLOÏSE. 

mêmes  jours.  Je  fis  donc  habiller  Henriette  le 
plus  à  rimitatioQ  de  Julie  quil  Ait  possible,  et, 
après  lavoir  bien  instruite ,  je  lui  fis  occuper  à 
table  le  troisième  couvert  qu  on  avoit  mis  comme 
la  veille. 

Claire, .au  premier  coup-dœil,  comprit  mon 
intention  ;  elle  en  fiit  touchée  ;  elle  me  jeta  un. 
regard  tendre  et  obligeant.  Ce  fut  là  le  premier 
de  mes  soins  auquel  elle  parut  sensible ,  et  j*au« 
gurai  bien  d'un  -expédient  qui  la  disposoit  à  lat- 
tendrissement. 

Henriette ,  fière  de  représenter  sa  petite  ma- 
man, joua  parfaitement  son  rôle,  et  si  par- 
faitement que  je  vis  pleurer  les  domestiques. 
Cependant  elle  donnoit  toujours  à  sa  mère  le 
nom  de  maman,  et  lui  parloit  avec  le  respect 
convenable  ;  mais,  enhardie  par  le  succès,  et  par 
mon  approbation  qu  elle  remarquoit  fort  bien , 
elle  s  avisa  de  porter  la  main  sur  une  cuiller,  et 
de  dire,  dans  une  saillie  :  Claire,  veux-tu  décela? 
Le  geste  et  le  ton  de  voix  furent  imités  au  point 
que  sa  mère  en  tressaillit.  Un  moment  après , 
elle  part  d'un  grand  éclat  de  rire ,  tend  son  as- 
siette en  disant,  oui,  mon  enfknt,  donne;  tu  es 
charmante.  Et  puis  elle  se  mit  à  manger  avec 
une  çividité  qui  me  surprit.  En  la  considérant 
avec  attention,  je  vis  de  1  égarement  dans  ses 
yeux,  et  dans  son  geste  un  mouvement  plus 
brusque  et  plus  décidé  qu  à  lordinaire.  Je  Tem- 
péchai  de  manger  davantage;  et  je  fis  bien,  car 
une  heure  après  elle  eut  une  violente  indigestion 


SIXIÈME  PARTIE.  56l 

qui  leùt  infailliblement  étouffée  si  elle  eut  coq*- 
tinué  de  manger.  Dès  ce  moment  je  résolus  de 
supprimer  tous  ces  jeux,  qui  pouvoient  allumer 
son  imagination  au  point  qu  on  n  en  seroit  plus 
mattre.  Comme  on  guérit  plus  aisément  de  laf- 
fliction  que  de  la  folie ,  il  vaut  mieux  la  laisser 
souffrir  davantage ,  et  ne  pas  exposer  sa  raison. 
Voilà,  mon  cher,  à  peu  près  où  nous  en  som- 
mes. Depuis  le  retour  du  baron ,  Claire  monte 
chez  lui  tous  les  matins ,  soit  tandis  que  j  y  suis , 
soit  quand  j  en  sors  :  ils  passent  une  heure  ou 
deux  ensemble ,  et  les  soins  qu  elle  lui  rend  fiaici'- 
litent  un  peu  ceux  qu  on  prend  d  elle.  D  ailleurs 
elle  commence  à  se  rendre  plus  assidue  auprès 
des  enfants.  Un  des  trois  a  été  malade,  précisé- 
ment celui  quelle  aime  le  moins.  Cet  accident 
lui  a  fait  sentir  qu  il  lui  reste  des  pertes  à  faire  ^ 
et  lui  a  rendu  le  zélé  de  ses  devoirs.  Avec  tout 
cela  elle  n  est  pas  encore  au  point  de  la  tristesse  ; 
les  larmes  ne  coulent  pas  enicore  :  on  vous  attend 
pour  en  répandre  ;  c  est  à  vous  de  les  essuyer* 
Vous  devez  m'entend re.  Pensez  au  dernier  con- 
seil de  Julie  :  il  est  venu  de  moi  le  premier,  et  je 
le  crois  plus  que  jamais  utile  et  sage.  Venez  vous 
réunir  à  tout  ce  qui  reste  d  elle.  Son  père ,  son 
amie,  son  mari,  ses  enfants,  tout  vous  attend, 
tout  vous  désire,  vous  êtes  nécessaire  à  tous. 
Enfin,  sans  m*exp}iquer  davantage,  venez  par- 
tager et  guérir  mes  ennuis  :  je  vous  devrai  peut- 
être  plus  que  personne. 

4.  3a 


562  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 


LETTRE  XII. 

DE  JULIE  A  SAINT-PREUX. 

CETTE  LETTAE  ÉTOIT  INGIUSB  DAlfS  LA  PEECÉDEirTB. 

IL  faut  renoncer  à  noê  projets.  Tout  est  changé ^ 
mon  bon  ami  :  soufirons  ce  changement  sans 
murmure;  il  vient  dune  main  plus  sage  que 
nous.  Nous  songions  à  nous  réunir  :  cette  réunion 
n  étoit  pas  bonne.  C'est  un  bienfait  du  ciel  de 
ravoir  prévenue  ;  sans  doute  il  prévient  des  mal- 
heurs. 

Je  me  suis  long-temps  fait  illusion.  Cette  illu- 
sion me  fut  salutaire  ;  elle  se  détruit  au  moment 
que  je  n  en  ai  plus  besoin.  Vous  m  avez  crue  gué- 
rie ,  et  j  ai  cru  Tètre.  Rendons  grâces  à  celui  qui 
fit  durer  cette  erreur  autant  qu  elle  étoit  utile  ^ 
qui  sait  si  me  voyant  si  près  de  labyme  la  tète  ne 
meut  point  tourné?  Oui,  jeus  beau  vouloir 
étouffer  le  premier  sentiment  qui  m'a  fait  vivre, 
il  s'est  concentré  dans  mon  cœur.  Il  s  y  réveille 
au  moment  qu  il  n  est  plus  à  craindre  ;  il  me  sou- 
tient quand  mes  forces  m'abandonnent;  il  me 
ranime  quand  je  me  meurs.  Mon  ami ,  je  fais  cet 
aveu  sans  honte;  ce  sentiment  resté  malgré  moi 
fut  involontaire  :  il  na  rien  coûté  à  mon  inno- 
cence ;  tout  ce  qui  dépend  de  ma  volonté  fut 
pour  mon  devoir.  Si  le  cœur  qui  n'en  dépend  pas 


SIXIÈME  PARTIE.  563 

fiit  pour  vous  9  ce  fut  mon  tourment  et  non  pas 
mon  crime.  J  ai  fait  ce  que  j'ai  dû  feine  ;  la  vertu 
me  reste  sans  ta/che ,  et  lamour  m'est  resté  sans 
remords. 

J  ose  m'honorer  du  passé  :  mais  qui  m'eût  pu 
répondre  de  la  venir?  IJn  jour  de  plus  peut-eti«, 
et  j'étois  coupable!  Quétoit-œ  de  la  vie  entière 
passée  avec  vous?  Quels  daagers  j  ai  courus  sans 
le  savoir  !  à  quels  danfjers  plus  grands  jaliois  être 
ei^posée  !  Sains  doute  je  sencojs  pour  mod  les  crain* 
tes  que  je  crayois  «eniir  pour  vous.  Toutes  ifs 
•épreuves  ont  été  laites;  mais  eHes  pouvoient  trop 
revenir.  N  ai*je  pas  assez  vécu  pour  le  bonheur 
et  peur  la  vertu  ?  Que  me  «restoit-il  d'utile  à  tirer 
de  la  vie?  En  me  Tàtam  le  ciel  ne  m'éte  plus  •rien 
de  regrettable ,  et  met  mon  honneur  à  couvert* 
Mon  anû ,  je  pars  au  moment  favorable ,  con- 
tente de  vous  et  de  moi  ;  .je  pars  avec  joie  ^  et  ce 
départ  n'a  rien  de  cruel.  Après  tant  de  sacrifices 
je'Com^ple  pour  peu  oelui  qui  me  reste  à  toAte  ;  ce 
a'est  que  mourir  une  fois  de  plus. 

le  prévcHs  vos  douleurs  ;  je  les  sens  :  vous  res- 
tée à  plaindue,  jeie  sais  trop;  et  le  sentiment  de 
votDC  affliction  .-est  ila  plus  grande  pei^e  que  j'em* 
porte  &vec  moi.  Mais  voyez  aussi  que  de  conso- 
lations je  vous  «laisse  !  Que  de  soins  à  remplir 
envers  celle  qui  vous  ^t  chère  vous  font  un  de- 
voir de  vous  conserver  pour  elle  !  11  vous  reste  à 
la  senvir  dans  la  meilleure  partie  d'elle-même. 
Vous  ne  perdez  de.  Julie  que  ce  que  vous  en  avez 
perdu  depuis  long-temps.  Tout  ce  qu'elle  eut  de 

36. 


564  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

meilleur  vous  reste.  Venez  vous  réunir  et.  sa  fa- 
mille. Que  son  cœur  demeure  au  milieu  de  vout. 
Que  tout  ce  qu  elle  aima  se  rassemble  pour  lui 
donner  un  nouvel  être.  Vos  soins,  vos  plaisirs, 
votre  amitié,  tout  sera  son  ouvrage.  Le  nœud 
de  votre  union  formé  par  elle  la  fera  revivre; 
elle  ne  mourra  qu  avec  le  dernier  de  tous. 

Songez  quil  vous  reste  une  autre  Julie,   et 
n  oubliez  pas  ce  que  vous  lui  devez.  Chacun  de 
vous  va  perdre  la  moitié  de  sa  vie,  unissez-vous 
pour  conserver  l'autre  ;  c'est  le  seul  moyen  qui 
vous  reste  à  tous  deux  de  me  survivre ,  en  ser- 
vant ma  famille  et  mes  enfants.  Que  ne  puis-je 
inventer  des  nœuds  plus  étroits  encore  pour  unir 
tout  ce  qui  m  est  cher!  Combien  vous  devez 
Têtre  lun  à  lautre  !   Combien  cette  idée  doit 
renforcer  votre  attachement  mutuel!  Vos  objec- 
tions <;ontre  cet  engagement  vont  être  de  nou- 
velles raisons  pour  le  former.  Comment  pour- 
rez-vous  jamais  vous  parler  de  moi  sans  vous 
attendrir  ensemble  ?  Non  ,  Claire  et  Julie  seront 
si  bien  confondues ,  qu'il  ne  sera  plus  possible 
à  votre  cœur  de  les  séparer.  Le  sien  vous  rendra 
tout  ce  que  vous  aurez  senti  pour  son  amie; 
elle  en  sera  la  confidente  et  lobjet  :  vous  serez 
heureux  par  celle  qui  vous  restera,  sans  cesser 
d'être  fidèle  à  celle   que  vous  aurez  perdue; 
et  après  tant  de  regrets  et  de  peines ,  avant  que 
Tàge  de  vivre  et  d'aimer  se  passe ,  vous  aurez 
brûlé  d'un  feu  légitime  et  joui  d'un  bonheur 
innocent. 


SIXIÈME   PARTIE.  565 

'  C  est  dans  ce  chaste  lien  que  vous  pourrez  , 
sans  distractions  et  sans  craintes ,  vous  occuper 
des  soins  que  je  vous  laisse ,  et  après  lesquels 
vous  ne  serez  plus  en  peine  de  dire  quel  bien 
vous  aurez  fait  ici-bas.  Vous  le  savez,  il  existe 
un  homme  digne  du  bonheur  auquel  il  ne  sait 
pas  aspirer.  Cet  homme  estTôtre  libérateur,  le 
mari  de  Famie  qu'il  vous  a  rendue.  Seul ,  sans 
intérêt  à  la  vie ,  sans  attente  de  celle  qui  la  suit , 
sans  plaisir,  sans  consolation,  sans  espoir,  il 
sera  bientôt  le  plus  infortuné  des  mortels.  Vous 
lui  devez  les  soins  qu  il  a  pris  de  vous ,  et  vous 
savez  ce  qui  peut  les  rendre  utiles.  Souvenez^ 
vous  de  ma  lettre  précédente.  Passez  vos  jours 
avec  lui.  Que  rien  de  ce  qui  m  aima  ne  le  quitte. 
11  vous  a  rendu  le  goût  de  la  vertu ,  montrez-lui- 
en  lobjet  et  le  prix.  Soyez  chrétien  pour  lengager 
à  letre.  Le  succès  est  plus  près  que  vous  ne  pen* 
sez  :  il  a  fait  son  devoir ,  je  ferai  le  mien ,  faites 
le  vôtre.  Dieu  est  juste  ;  ma  confiance  ne  me 
trompera  pas. 

Je  n  ai  qu  un  root  à  vous  dire  sur  mes  enfants. 
Je  sais  quels  soins  va  vous  coûter  leur  éducation; 
mais  je  sais  bien  aussi  que  ces  soins  ne  vous  se- 
ront pas  pénibles.  Dans  les  moments  de  dégoût 
inséparables  de  cet  emploi,  dites-vous ,  ils  sont 
les  enfants  de  Julie  ;  il  ne  vous  coûtera  plus  rien. 
M.  de  Wolmar  vous  remettra  les  observations 
que  j  ai  faites  sur  votre  mémoire  et  sur  le  ca- 
ractère de  mes  deux  fils.  Cet  écrit  nest  que 
commencé  :  je  ne  vous  le  donne  pas  pour  règle , 


566  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE. 

je  le  soumets  à  vos  lumières.  N'en  faites  point 
des  savants,  faites-en  des  hommes  bienfaisants 
et  justes.  Parlea^leur  quelquefois  de  leur  mère... 
TOUS  savez  s'ils  lui  étoient  chers...  Dites  à  Mar- 
céUin  qu  il  ne  m  en  coûta  pas  de  mourir  pour 
lui.  Dites  à  son  frère  que  c  étoit  pour  lui  que 
j^aimoià  la  vie.  Dites-leur..  Je  me  sens  fatiguée. 
Il  fout  finir  cette  lettre.  En  vous  laissant  mes  en- 
fants je  m  en  sépare  avec  moins  de  peine;  je 
crois  rester  avec  eux. 

Adieu,  adieu,  mon  doux  ami...  Hélas!  ja- 
chève  de  vivre  comime  j  ai  commencé.  Jen  dis 
trop  peut^tre  en  ce  moment  où  le  cœur  ne  dé* 
guise  plus  rien...  Eh!  pourquoi  craindrois-je 
d^exprimer  tout  ce  que  je  sens?  Ce  nest  plus  moi 
qui  te  parle;  je  suis  déjà  dans  les  bras  de  la  mort. 
Quand  tu  verras  cette  lettre ,  les  vers  rongeront 
le  visage  de  ton  amante ,  et  son  cœur  où  tu  ne 
seras  plus.  Mais  mon  ame  existeroit-elle  sans 
toi  ?  sans  toi ,  quelle  félicité  goûterois-je  ?  Non , 
je  ne  te  quitte  pas,  je  vais  t attendre.  La  vertu 
qui  nous  sépara  sur  la  terre  nous  unira  dans  le 
séjour  étemel.  Je  meurs  dans  cette  douce  at- 
tente :  trop  heureuse  d  acheter  au  prix  de  ma  vie 
le  droit  de  t  aimer  toujours  sans  crime ,  et  de  te 
le  dire  encore  une  fois, 


SIXIÈME  PARTIE.  567 


LETTRE  XIII. 

DE  MADAME  DORBE  A  SAINT-PREUX. 

J'apprends  que  tous  commencez  à  vous  re^ 
mettre  assec  pour  qu'on  puisse  espérer  de  vous 
voir  bientôt  ici.  Il  £iut ,  mon  ami ,  fiûre  effort 
sur  votre  foiblesse  ;  il  faut  tâcher  de  passer  les 
mont«  avant  que  Ihiver  achève  de  vous  les  fer- 
mer. Vous  trouverez  en  ce  pays  Tair  qui  vous 
convient  ;  vous  n  y  verrez  que  douleur  et  tris*- 
tesse,  et  peut-être  laffliction  commune  sera- 
t-elle  un  soulagement  pour  la  vôtre.  La  mienne^ 
pour  8  exhaler^  a  besoin  de  vous:  moi  seule  je  ne 
puis  ni  pleurer ,  ni  parler ,  ni  me  faire  enten- 
dre. Wolmar  m  entend  ,  et  ne  me  répond  pas. 
La  douleur  d  un  père  infortuné  se  concentre  en 
lui-même;  il  nen  imagine  pas  une  plus  cruelle; 
il  ne  la  sait  ni  voir  ni  sentir  :  il  n  y  a  plus  d'épan- 
chement  pour  les  vieillards.  Mes  enfants  m  at- 
tendrissent, et  ne  savent  pas  s  attendrir.  Je  suis 
seule  au  milieu  de  tout  le  monde  ;  un  morne  si- 
lence règne  autour  de  moi.  Dans  mon  stupide 
abattement  je  nai  plus  de  commerce  avec  per- 
sonne ,  je  n  ai  qu  assez  de  force  et  de  vie  pour 
sentir  les  horreurs  de  la  mort.  O  venez ,  vous 
qui  partagez  ma  perte ,  venez  partager  mes  dou- 
leurs ;  venez  nourrir  mon  cœur  de  vos  regrets , 
venez  Fabreuver  de  vos  larmes  :  c  est  la  seule 


566  LA  NOUVELLE  HÊLOÏSE. 

consolation  que  je  puisse  attendre ,  c^est  le  seul 
plaisir  qui  me  reste  à  goûter. 

Mais  ayant  que  vous  arriviez  et  que  j'apprenne 
votre  avis  sur  un  projet  dont  je  sais  qu^on  vous 
a  parlé ,  il  est  bon  que  vous  sachiez  le  mien  d  a- 
vance.  Je  suis  ingénue  et  franche ,  je  ne  veux 
rien  vous  dissimuler.  Jai  eu  de  lamour  pour 
vous,  je  lavoue;  peut-être  en  ai-je   encore, 
peut-être  en  aurai-je  toujours  ;  je  ne  le  sais  ni 
ne  le  veux  savoir.  On  s'en  doute ,  je  ne  rignore 
pas  ;  je  ne  men  fôche  ni  ne  men  soucie.  Mai5 
voici  ce  que  j  ai  à  vous  dire  et  que  vous   devez 
bien  retenir  ;  c  est  qu  un  homme  qui  fut  aimé  de 
Julie  d'Étange ,  et  pourroit  se  résoudre  à  en 
épouser  une  autre ,  n  est  à  mes  yeux  qu  un  indi- 
gne et  un  lâche  que  je  tiendrois  à  déshonneur 
d  avoir  pour  ami  :  et ,  quant  à  moi ,  je  vous  dé- 
clare que  tout  homme ,  quel  qu  il  puisse  être , 
qui  désormais  m  osera  parler  d  amour ,  ne  men 
reparlera  4e  sa  vie. 

Songez  aux  soins  qui  vous  attendent ,  aux  de- 
voirs qui  vous  sont  imposés ,  à  celle  à  qui  vous 
les  avez  promis.  Ses  enfants  se  forment  et  gran- 
dissent j  son  père  se  consume  insensiblement , 
son  mari  sinquiéte  et  s  agite.  Il  a  beau  faire', 
il  ne  peut  la  croire  anéantie;  son  cœur,  malgré 
quil  en  ait,  se  révolte  contre  sa  vaine  raison.  Il 
parle  d  elle ,  il  lui  parle ,  il  soupire.  Je  crois  déjà 
voir  s  accomplir  les  vœux  qu  elle  a  faits  tant  de 
fois;  et  c'est  à  vous  d  achever  ce  grand  ouvrage. 
Quels  motifs  pour  vous  attirer  ici  Tun  et  lautre  ! 


SIXIÈME.  PARTIE.         s  669 

Il  est  bien  digne  du  généreux  Edouard  que  nos 
malheurs  ne  lui  aient  pas  fait  changer  de  réso- 
lution. 

Venez  donc ,  chers  et  respectables  amis ,  venez 
vous  réunir  à  tout  ce  qui  reste  délie.  Rassem- 
blons tout  ce  qui  lui  fut  cher.  Que  son  esprit 
nous  anime ,  que  son  cœur  joigne  tous  les  nôtres; 
vivons  toujours  sous  ses  yeux.  J  aime  à  croire 
que  du  lieu  quelle  habite,  du  séjour  de  Féter- 
nelle  paix  y  cette  ame  encore  aimante  et  sensible 
se  plait  à  revenir  parmi  nous ,  à  retrouver  ses 
amis  pleins  de  sa  mémoire ,  à  les  voir  imiter  ses 
vertus ,  à  s'entendre  honorer  par  eux,  à  les  sen- 
tir embrasser  sa  tombe  et  gémir  en  prononçant 
son  nom.  Non ,  elle  n  a  point  quitté  ces  lieux 
qu  elle  nous  rendit  si  charmants  ;  ils  sont. encore 
tout  remplis  d'elle.  Je  la  vois  sur  chaque  objet , 
je  la  sens  à  chaque  pas ,  à  chaque  instant  du  jour 
j  entends  les  accents  de  sa  voix.  C  est  ici  qu  elle  a 
vécu;  c'est  ici  que  repose  sa  cendre....  la  moitié 
de  sa  cendre.  Deux  fois  la  semaine ,  en  allant 
au  temple...  j  aperçois...  j  aperçois  le  lieu  triste 
et  respectable...  Beauté,  cest  donc  là  ton  dernier 
asile  !...  Confiance ,  amitié  ,  vertus,  plaisirs ,  fo- 
lâtres jeux ,  la  terre  a  tout  englouti...  Je  me  sens 
entraînée...  j  approche  en  frissonnant...  je  crains 
de  fouler  cette  terre  sacrée...  je  crois  la  sentir 
palpiter  et  frémir  sous  mes  pieds...  j  entends  mur- 
murer une  voix  plaintive  !...  Claire!  ô  ma  Glaire  ! 
où  es- tu?  que  fais-tu  loin  de  ton  amie?...  Son 
cercueil  ne  la  contient  pas  tout  entière...  Il  at- 


SyO  LA  NOUYELLE   HÉLOÎSE. 

tend  le  reste  de  sa  proie...  il  ne  lattendra  pas 
long-temps  (i). 

(i)  En  acheyant  de  relire  ce  recaeil ,  je  crois  yoir  pour- 
quoi rintéréi,  tout foible  qu'il  est,  m'en  egt  si  agréable, 
et  le  sera ,  je  pense ,  à  tout  lecteur  d'un  bon  naturel  :  c'est 
qu'au  moins  ce  foible  intérêt  est  pur  et  sans  mélange  de 
peine  ;  qu'il  n'est  point  excité  par  des  noirceurs ,  par  des 
crimes ,  ni  mêlé  du  tourment  de  haïr.  Je  ne  saurois  con- 
cevoir quel  plaisir  on  peut  prendre  à  imaginer  et  com- 
poser le  perscmnage  d'un  scélérat ,  à  se  mettre  à  sa  place 
tandis  qu'on  le  représente ,  à  lui  prêter  l'éclat  le  plus  im- 
posant. Je  plains  beaucoup  les  auteurs  de  tant  de  tragé- 
dies pleines  d'horreurs ,  lesquels  passent  leur  vie  à  faire 
agir  et  parler  des  gens  qu'on  ne  peut  écouter  ni  voir  sans 
souffrir.  Il  me  semble  qu'on  devroit  gémir  d'être  con- 
damné à  un  travail  si  cruel  :  ceux  qui  s'en  font  un  ainii* 
sèment  doivent  être  bien  dévorés  du  zèle,  de  l'utilité  pu- 
blique. Pour  moi ,  j'admire  de  bon  cœur  leurs  talents  et 
leurs  beaux  génies  ;  mais  je  remercie  Dieu  de  ne  me  les 
avoir  pas  donnés. 


FIN  DE  LA  SIXIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE. 


LES  AMOURS 


DE 


MYLORD  EDOUARD  BOMSTON 


Les  bizarres  aventures  de  mylord  Êdonard  à 
Borne  étoient  trop  romanesques  pour  pouvoir 
être  mêlées  avec  celles  de  Julie  sans  en  gâter 
la  simplicité.  Je  me  contenterai  donc  d  en  ex- 
traire et  abréger  ici  ce  qui  sert  à  Tintelligence 
de  deux  ou  trois  lettres  où  il  en  est  question. 

Mylord  Edouard ,  dans  ses  tournées  dltalie , 
avoit  fait  connoissance  à  Rome  avec  une  femme 
de  qualité,  Napolitaine,  dont  il  ne  tarda  pas  à 
devenir  fortement  amoureux  :  elle ,  de  son  côté , 
conçut  pour  lui  une  passion  violente  qui  la  dé- 
vora le  reste  de  sa  vie,  et  finit  par  la  mettre 
au  tombeau.  Cet  homme ,  âpre  et  peu  galant , 
mais  ardent  et  sensible,  extrême  et  grand  en 
tout,  ne  pou  voit  guère  inspirer  ni  sentir  d  at- 
tachement médiocre. 

Les  principes  stoïques  de  ce  vertueux  Anglois 
inquiétoient  la  marquise.  Elle  prit  le  parti  de  se 
faire  passer  pour  veuve  durant  labsence  de  son 
mari;  ce  qui  lui  fut  aisé ,  parcequ ils  étoient  tous 
deux  étrangers  à  Rome ,  et  que  le  marquis  ser- 


572  LES   AMOURS 

voit  dans  les  troupes  de  Fempereur.  L  amoureux 
Edouard  ne  tarda  pas  à  parler  de  mariage.  La 
marquise  allégua  la  difFérence  de  religion  et 
dautres  prétextes.  Enfin  ils  lièrent  ensemble 
un  commerce  intime  et  libre,  jusqua  ce  quÉ*- 
douard,  ayant  découvert  que  le  mari  vivoit, 
voulut  rompre  avec  elle ,  après  lavoir  accablée 
des  plus  vifs  reproches,  outré  de  se  trouver 
coupable  sans  le  savoir  d'un  crime  qu  il  avoit  en 
horreur. 

La  marquise ,  femme  sans  principes  ,  mais 
adroite  et  pleine  de  charmes,  n épargna  rien 
pour  le  retenir,  et  en  vint  à  bout.  Le  commerce 
adultère  fut  supprimé,  mais  les  liaisons  conti- 
nuèrent. Tout  indigne  qu  elle  étoit  d  aimer,  elle 
aimoit  pourtant  :  il  fallut  consentir  à  voir  sans 
fruit  un  homme  adoré  quelle  ne  pou  voit  con- 
server autrement;  et  cette  barrière  volontaire 
irritant  lamour  des  deux  côtés,  il  en  de  vint  pi  us 
ardent  par  la  contrainte.  La  marquise  ne  négli- 
gea pas  les  soins  qui  pouvoient  faire  oublier  à 
son  amant  ses  résolutions  :  elle  étoit  séduisante 
et  belle.  Tout  hit  inutile  :  TÂnglois  resta  ferme  ; 
sa  grande  ame  étoit  à  Tépreuve.  La  première  de 
ses  passions  étoit  la  vertu  :  il  eût  sacrifié  sa  vie 
à  sa  maîtresse ,  et  sa  maîtresse  à  son  devoir.  Une 
fois  la  séduction  devint  trop  pressante  :  le  moyeu 
qu  il  alloit  prendre  pour  s  en  délivrer  retint  la 
marquise  et  rendit  vains  tous  ses  pièges.  Ce  n  est 
point  parceque  nous  sommes  foibles,  mais  par- 
ceque  nous  sommes  lâches ,  que  nos  sens  nous 


DE  MYLORD  EDOUARD.  S'ji 

subjuguent  toujours.  Quiconque  craint  moins 
la  mort  que  le  crime  nest  jamais  forcé  d*être 
criminel. 

Il  y  a  peu  de  ces  âmes  fortes  qui  entraînent 
les  autres  et  les  élèvent  à  leur  sphère;  mais  il 
y  en  a.  Celle  d'Edouard  étoit  de  ce  nombre.  La 
marquise  espéroit  le  gagner;  c étoit  lui  qui  la 
gagnoit  insensiblement.  Quand  les  leçons  de  la 
vertu  prenoient  dans  sa  bouche  les  accents  de 
lamour,  il  la  touchoit^  il  la  faisoit  pleurer;  ses 
feux  sacrés  animoient  cette  ame  rampante  ;  un 
sentiment  de  justice  et  d*honneur  y  portoit  son 
charme  étranger  ;  le  vrai  beau  commençoit  à 
lui  plaire  :  si  le  méchant  pouvoit  changer  de 
nature  ,  le  cœur  de  la  marquise  en  auroit 
changé. 

Lamour  seul  profita  de  oes  émotions  lé- 
gères ;  il  en  acquit  plus  de  délicatesse.  Elle  com- 
mença d  aimer  avec  générosité  :  avec  un  tem- 
pérament ardent  et  dans  un  climat  où  les  sens 
ont  tant  d  empire,  elle  oublia  ses  plaisirs  pour 
songer  à  ceux  de  son  amant ,  et  ne  pouvant  les 
partager,  elle  voulut'  au  moins  qu'il  les  tint 
d  elle.  Telle  fut  de  sa  part  Tinterprétation  favo- 
rable dune  démarche  où  son  caractère  et  celui 
d'Edouard ,  qu  elle  connoissoit  bien ,  pouvoient 
faire  trouver  un  raffinement  de  séduction. 

Elle  n'épargna  ni  soins  ni  dépense  pour  faire 

chercher  dans  tout  Rome  une  jeune  personne 

facile  et  sûre  :  on  la  trouva ,  non  sans  peine.  Un 

.soir,  après  un  entretien  fort  tendre,  elle  la  lui 


574  ^£S  AMOURS 

présenta  :  Disposez-en ,  lui  dit-elle  avec  un  sou- 
rire, qu  elle  jouisse  du  prix  de  mon  amour;  mais 
qu  elle  soit  la  seule  :  c  est  assez  pour  moi  si  quel- 
quefois auprès  d  elle  vous  songes  à  la  main  dont 
vous  la  tenez.  Elle  voulut  sortir ,  Edouard  la  re- 
tint. Arrêtez,  lui  dit-il;  si  vous  me  croyez  assez 
lâche  pour  profiter  de  votre  ofïre  dans  votre 
propre  maison ,  le  sacrifice  n  est  pas  d  un  grand 
prix ,  et  je  ne  vaux  pas  la  peine  d'être  beaucoup 
regretté.  Puisque  vous  ne  dev^z  pas  être  à  moi , 
je  souhaite,  dit  la  marquise,  que  vous  ne  soyez 
à  personne  ;  mais  si  Tamour  do^t  perdre  aes 
droits ,  souffrez  au  moins  ^  il  en  dispose.  Pour- 
quoi mon  hieuiàit  vous  est--il  à  chaîne?  avez- 
vous  peur  d'être  un  ingrat?  Alors  elle  1  obligea 
d  accepter  ladresse  de  Laure  (cetoit  le  nom  de 
la  jeune  personne),  et  lui  fît  jurer  qu  il  sabstien- 
droit  de  tout  autre  commerce.  Il  dut  être  touché, 
il  le  fut.  Sa  reconnaissance  lui  donna  phis  de 
peine  à  contenir  que  son  amour;  et  ce  fut  le 
piège  le  plus  dangereux  que  la  marquise  lui  ait 
tendu  de  sa  vie. 

Extrême  en  tout,  ainsi  que  son  amant,  elle 
fit  souper  Laure  avec  elle ,  et  lui  prodigua  ses 
caresses ,  comme  pour  jouir  avec  plus  de  pompe 
du  plus  ^rand  sacrifice  que  lamour  ait  jamais 
fait.. Edouard  pénétré  se  ilivroit  à  ses  transports; 
^on  ame  émue  et  sensible  sexhaloit  dans  ses 
regards,  dans  ses  gestes;  il  ne  disoit  pas  un  mot 
qui  ne  fût  1  expression  de  la  passion  la  plus  vive. 
Laure  étoit  daarmante  ;  k  peine  la  vegardpit^il. 


BE  MTLOBD  EDOUARD.  S'ji 

Elle  n  imita  pas  cette  indifiérenoe  ;  elle  regardoit 
et  voyoit,  daDs  le  vrai  tableau  de  lamour,  un 
objet  tout  nouveau  pour  elle. 

Après  le  souper  la  marquise  renvoya  Laure , 
et  resta  seule  avec  son  amant.  Elle  avoit  compté 
sur  les  dangers  de  ce  téte-à-téte;  elle  ne  setoit 
pas  trompée  en  cela  :  mais  comptant  qu'il  y  'suc* 
comberoit,  elle  se  trompa:  toute  son  adresse  ne 
fit  que  rendre  le  triomphe  de  la  vertu  plus  écla- 
tant et  plus  douloureux  à  lun  et  à  lautre.  C est 
à  cette  soirée  que  se  rapporte,  à  la  fin  de  la 
quatrième  partie  de  Julie ,  ladmiration  de  Saint- 
Preux  pour  la  force  de  son  ami. 

Edouard  étoit  vertueux,  mais  homme  :  il  avoit 
toute  la  simplicité  du  véritable  honneur,  et  rien 
de  ces  fausses  bienséances  qu  on  lui  substitue,  et 
dont  les  gens  du  monde  font  si  grand  cas.  Après 
plusieurs  jours  passés  dans  les  mêmes  trans- 
ports près  de  la  marquise ,  il  sentit  augmenter  le 
péril  ;  et  prêt  à  se  laisser  vaincre ,  il  aima  mieux 
manquer  de  délicatesse  que  de  vertu  :  il  fut  voir 
Laure. 

Elle  tressaillit  à  sa  vue.  11  la  trouva  triste;  il 
entreprit  de  Tégayer ,  et  ne  crut  pas  avoir  be- 
jBoin  de  beaucoup  de  soins  pour  y  réussir.  Cela 
ne  lui  fiit  pas  si  facile  qu  il  lavoit  cru.  Ses  cares* 
ses  furent  mal  reçues ,  ses  offres  fiirent  rejetées 
d'un  air  qu  on  ne  prend  point  en  disputant  ce 
quon  veut  accorder. 

Un  accueil  aussi  ridicule  ne  le  rebuta  pas ,  il 
Tirrita.  Devoit-il  des  égards  d  enfiint  à  une  fiUe 


576  LES  AMOURS 

de  cet  ordre?  Il  usa  sans  méDagement  de  ses 
droits.  Laure ,  malgré  ses  cris,  ses  pleurs,  sa  ré- 
sistance, se  sentant  vaincue,  fait  un  efiPort,  s^é- 
lance  à  Tautre  extrémité  de  la  chambre,  et  lui 
crie  d'une  voix  animée  :  Tuez-moi  si  vous  vou- 
lez; jamais  vous  ne  me  toucherez  vivante.  Le 
geste,  le  regard,  le  ton,  netoient  pas  équivo- 
ques. Edouard,  dans  un  étonnement  quon  ne 
peut  concevoir,  se  calme ,  la  prend  par  la  main , 
la  fait  rasseoir,  s'assied  à  côté  délie,  et  la  re- 
gardant sans  parler,  attend  froidement  le  dé- 
nouement de  cette  comédie. 

Elle  ne  disoit  rien;  elle  avoit  les  yeux  baissés; 
ta  respiration  étoit  inégale ,  son  cœur  palpitoit, 
et  tout  marquoit  en  elle  une  agitation  extraor- 
dinaire. Edouard  rompit  enfin  le  silence  pour 
lui  demander  ce  que  signifîoit  cette  étrange 
scèn  e.Me  serois-je  trompé ,  lui  dit-il?,  ne  seriez- 
vous  point  Lauretta  Pisana?  Plût  à  Dieu,  dit- 
elle  d  une  voix  tremblante.  Quoi  donc  !  reprit-il 
avec  un  sourire  moqueur,  auriez-vous  par  ha- 
sard changé  de  métier?  Non ,  dit  Laure  ;  je  suis 
toujours  la  même  :  on  ne  revient  plus  de  letat 
où  je  suis.  Il  trouva  dans  ce  tour  de  phrase ,  et 
dans  laccent  dont  il  fut  prononcé  ^  quelque 
chose  de  si  extraordinaire,  qu'il  ne  savoit  plus 
que  penser ,  et  qu'il  crut  que  cette  fille  étoit  de- 
venue folle.  11  continua  :  Pourquoi  donc ,  char- 
mante Laure,  ai-je  seul  l'exclusion?  Dites-moi 
ce  qui  m'attire  votre  haine.  Ma  haine  !  s'écria-t- 
elle  d'un  ton  plus  vif.  Je  n'ai  point  aimé  ceux 


DE  MYLORD  EDOUARD.  S'J'J 

que  j*ai  reçus  :  je  puis  souffrir  tout  le  monde 
hors  vous  seul. 

Mais  pourquoi  cela?  Laure,  expliquez-vous 
mieux  ,  je  ne  vous  entends  point.  Eh  !  m  ei^- 
tendfl-je  moi-même  ?  Tout  ce  que  je  sais ,  c'est 
que  vous  ne  me  toucherez  jamais...  Non,  s'é- 
cria-t-elle  encore  avec  emportement ,  jamais 
vous  ne  me  toucherez.  En  me  sentant  dans  vos 
bras,  je  songerois  que  vous  ny  tenez  quune 
fille  publique ,  et  je  mourrois  de  rage. 

Elle  sanimoit  en  parlant.  Edouard  aperçut 
dans  ses  yeux  des  signes  de  douleur  et  de  dés- 
espoir qui  lattendrirent.  Il  prit ,  avec  des  ma- 
nières moins  méprisantes ,  un  ton  plus  honnête 
et  plus  caressant.  Elle  se  cachoit  le  visage ,  elle 
évitoit  ses  regards.  H  lui  prit  la  main  d'un  air 
affectueux.  A  peine  elle  sentit  cette  main  qu'elle 
y  porta  la  bouche ,  et  la  pressa  de  ses  lèvres  en 
poussant  des  sanglots  et  versant  des  torrents  de 
larmes. 

Ce  langage ,  quoique  assez  clair ,  n^étoit  pas 
précis.  Edouard  ne  l'amena  qu'avec  peine  à  lui 
parler  plus  nettement.  La  pudeur  éteinte  étoit 
revenue  avec  lamour,  et  Laure  n'avoit  jamais 
prodigué  sa  personne  avec  tant  de  honte  qu'elle 
en  eut  d'avouer  qu'elle  aimoit. 

A  peine  cet  amour  étoit-^il  né  qu'il  étoit  déjà 
dans  toute  sa  force.  Laure  étoit  vive  et  sensible , 
assez  belle  pour  faire  une  passion ,  assez  tendre 
pour  la  partager;  mais,  vendue  par  d'indignes 
parents  dès  sa  première  jeunesse  ^  ses  charmes  ^ 
4.  37 


578  LES  AMOURS 

souillés  par  la  débauche ,  avoient  perdu  leur 
empire.  Au  sein  des  honteux  plaisirs ,  lamour 
fuyoit  devant  elle  ;  de  malheureux  corrupteurs 
ne  pouvoient  ni  le  sentir  ni  Imspirer.  Les  corps 
combustibles  ne  brûlent  point  d  eux-mêmes  ; 
qu  une  étincelle  approche ,  et  tout  part.  Ainsi 
prit  feu  le  cœur  de  Laure  aux  transports  de  ceux 
d'Edouard  et  de  la  marquise.  A  ce  nouveau  lan- 
gage elle  sentit  un  frémissement  délicieux  :  elle 
prêtoit  une  oreille  attentive  ;  ses  avides  regards 
ne  laissoient  rien  échapper.  La  flamme  humide 
qui  sortoit  des  yeux  de  Famant  pénétroit  par 
les  siens  jusqu'au  fond  du  cœur  ;  un  sang  plus 
brûlant  couloit  dans  ses  veines;  la  voix  d'E- 
douard avoit  un  accent  qui  Tagitoit  ;  le  senti* 
iDent  lui  sembloit  peint  dans  tous  ses  gestes; 
tous  ses  traits  animés  par  la  passion  la  lui  fai- 
soient  ressentir.  Ainsi  la  première  image  de  la- 
mour lui  fît  aimer  lobjet  qui  la  lui  avoit  offerte* 
S  il  neût  rien  senti  pour  une  autre,  peut-être 
a  eût-elle  rien  senti  pour  lui. 

Toute  cette  agitation  la  suivit  chez  elle.  Le 
trouble  de  l  amour  naissant  est  toujours  doux. 
Son  premier  mouvement  fut  de  se  livrer  à  ce 
nouveau  charme,  le  second  fut  d  ouvrir  les  yeux 
sur  elle.  Pour  la  première  fois  de  sa  vie ,  elle  vit 
son  état  ;  elle  en  eut  horreur.  Tout  ce  qui  nourrit 
1  espérance  et  les  désirs  des  amants  se  toumoit 
en  désespoir  dans  son  ame.  La  possession  de  ce 
qu  elle  aimoit  n  ofiîroit  à  ses  yeux  que  lopprobre 
d  une  abjecte  et  vile  créature ,  à  laquelle  on  pror 


DE  MYLORD  EDOUARD.  $79 

digue  son  mépris  avec  ses  caresses  ;  dans  le  pri^ 
dun  amour  heureux,  elle  ne  vit  que  Finfam^ 
prostitution.  Ses  tourments  les  plus  insupporta- 
bles lui  venoient  ainsi  de  ses  propres  désirs.  Plus 
il  lui  étoit  aisé  de  les  satisfaire,  plus  son  sort  lui 
sembloit  affreux  :  sans  honneur ,  sans  espoir , 
sans  ressources ,  elle  ne  connut  lamour  que  pour 
en  regretter  les  délices.  Ainsi  commencèrent  se$ 
longues  peines  ^  et  finit  son  bonheur  d  un  mo- 
ment* 

La  passion  naissante  qui  rhumilioit  à  ses  pro- 
près  yeux  lelevoit  à  ceux  d'Edouard.  La  voyant 
capable  d  aimer  ,  il  ne  la  méprisa  plus.  Mais 
qij^les  consolations  pouvoit-elle  attendre  de 
lui  ?  quel  sentiment  pouvoil-il  lui  marquer ,  si 
ce  n  est  le  foible  intérêt  qu  un  cœur  honnête , 
qui  n  est  pas  libre ,  peut  prendre  à  un  objet  de 
pitié  qui  n  a  plus  d'honneur  qu  asset  pour  sentir 
sa  honte? 

Il  la  consola  comme  il  put ,  et  promit  de  la 
venir  revoir.  U  ne  lui  die  pas  un  mot  de  son 
état ,  pas  même  pour  lexhorter  d  en  sortir.  Que 
servoit  d  augmenter  1  effroi  quelle  en  avoit ,  puis- 
que cet  effroi  même  la  faisoit  désespérer  d  elle  ? 
Un  seul  mot  sur  un  tel  sujet  tiroit  à  conséquence 
et  sembloit  ia  rapprocher  de  lui  :  c  etoit  ce  qui 
ne  pouvoit  jamais  être.  Le  plus  grand  malheur 
des  métiers  infâmes  est  quon  ne  gagne  rien  à 
les  quitter. 

Après  une  seconde  visite  ,  Edouard ,  n'ou- 
bliant pas  la  magnificence  angloise ,  lui  envoya 


3-» 


58o  LES  AMOUKS 

un  cabinet  de  laque  et  plusieurs  bijoux  cTAn-^ 
gletenre-  Elle  lui  renvoya  le  tout  avec  ce  billet  : 

tt  J'ai  perdu  le  droit  de  refuser  des  présents  ; 
u  j'ose  pourtant  vous  renvoyer  le  vôtre  ;  car 
4c  peut-être  n  aviez-vous  pas  dessein  d  en  faire  un 
u  signe  de  mépris.  Si  vous  le  renvoyez  encore, 
«  il  faudra  que  je  laccepte  :  mais  vous  avez  une 
u  bien  cruelle  générosité.  » 

Edouard  fut  foappé  de  ce  biUet  :  il  le  trouvoît 
à-la-fois  bumble  et  fier.  Sans  sortir  de  la  bassesse 
de  son  état ,  Ijaure  y  montroit  une  sorte  de  di- 
gnité. Cétoit  presque  effacer  son  opprobre  à 
force  de  s  en  avilir.  Il  avoit  cessé  d'avoir  du  mé- 
pris pour  elle  ;  il  commença  de  l'estimer.  U  con- 
tinua de  la  voir  sans  plus  parler  de  présent  ;  et , 
sll  ne  s'honora  pas  d'être  aimé  d  eUe ,  il  ne  put 
s'empêcher  de  s  en  applaudir. 

il  ne  cacha  pas  ses  visites  à  la  marquise  ;  il 
n  avoit  nulle  raison  de  les  lui  cacher  ;  et  ceût 
été  de  sa  part  une  ingratitude.  Elle  en  voulut 
savoir  davantage.  11  jura  qu'il  n'avoit  point  tou- 
ché Laure. 

Sa  modération  eut  un  effet  tout  contraire  à 
celui  qu  il  en  attendoit.  Quoi ,  s'écria  la  marquise 
en  fureur ,  vous  la  voyez  et  ne  la  touchez  point  ! 
Qu  allez-vous  donc  fiedre  chez  elle  ?  Alors  s'éveilla 
cette  jalousie  infernale  qui  la  fit  cent  fois  atten- 
ter à  la  vie  de  Tun  et  de  l'autre ,  et  la  consuma 
de  rage  jusqu'au  moment  de  sa  mort. 

Dautres  circonstances  achevèrent  d'allumer 
cette  passion  furieuse ,  et  rendirent  cette  femme 


DE  MTLORD  EDOUARD.  58l 

à  son  vrai  caractère.  Jai  déjà  remarqué  que, 
dans  son  intégre  probité ,  Edouard  manquoit  de 
délicatesse.  Il  fît  à  la  marquise  le  même  présent 
que  lui  avoit  renvoyé  Laure.  Elle  l'accepta, non 
par  avarice ,  mais  parcequlls  étoient  sur  le  pied 
de  s  en  fiaiire  Tun  à  lautre;  échange  auquel  à  la 
vérité  la  marquise  ne  perdoit  pas.  Malheureu- 
sement elle  vint  à  savoir  la  première  destination, 
de  ce  présent ,  et  comment  il  lui  étoit  revenu. 
Je  n  ai  pas  besoin  de  dire  qu  à  Finstant  tout  fut 
brisé  et  jeté  par  les  fenêtres.  Quon  juge  de  ce 
que  dut  sentir  en  pareil  cas  une  maîtresse  ja- 
louse et  une  femme  de  qualité. 

Cependant  plus  Laure  sentoit  sa  honte ,  moins 
elle  tentoit  de  s  en  délivrer  :  elle  y  restoit  par 
désespoir  ;  et  le  dédain  qu  elle  avoit  pour  elle- 
même  rejaillissoit  sur  ses  corrupteurs.  Elle  n'é- 
toit  pas  fière  ;  quel  droit  eût-elle  eu  de  Têtre  ? 
mais  un  profond  sentiment  d'ignominie  qu  on 
voudroit  en  vain  repousser,  laiFreuse  tristesse  de 
lopprobre  qui  se  sent  et  ne  peut  se  fuir ,  Findi- 
gnation  d  un  cœur  qui  s'honore  encore  et  se  sent 
à  jamais  déshonoré  ;  tout  versoit  le  remords  et 
lennui  sur  des  plaisirs  abhorrés  par  lamour.  Un 
respect  étranger  à  ces  âmes  viles  leur  faisoit  ou- 
blier le  ton  de  la  débauche ,  un  trouble  involon- 
taire empoisonnoit  leurs  transports;  et ,  touchés 
du  sort  de  leur  victime,  ils  s  en  retoumoient 
pleurant  sur  elle  et  rougissant  d  eux. 

La  douleur  la  consumoit.  Edouard ,  qui  peu- 
à-peu  la  prenoit  en  amitié,  vit  quelle  n  étoit 


58a  LES  AMOUBS 

que  trop  affligée ,  et  qu'il  fdlloit  plutôt  la  ranî— 
tner  que  Fabattre.  Il  la  voyoit  ^  c'étoil  déjà  beau- 
coup pour  la  consoler.  Ses  entretiens  firent  plus  , 
ils  l'encouragèrent  ;  ses  discours  élevés  et  grande 
rendoient  à  son  ame  accablée  le  ressort  qu  elle 
avoit  perdu.  Quel  effet  ne  faisoient  -  ils  point 
partant  d  une  bouche  aimée  et  pénétrant  dans 
tin  cœur  bien  né  que  le  sort  livroit  à  la  honte , 
mais  que  la  nature  avoit  fait  pour  Thonnètetë  1 
C'est  dans  ce  cœur  qu'ils  trouvoient  de  la  prise 
et  qu'ils  portoient  avec  fruit  les  leçons  de  la 
vertu. 

Par  ces  soins  bienfaisants  il  la  fit  enfin  mieux 
penser  délie.  S'il  n'y  a  de  flétrissure  éternelle 
que  celle  d'un  cœur  corrompu  ,  je  sens  en  moi 
de  quoi  pouvoir  effacer  ma  honte  :  je  serai  tou- 
jours méprisée ,  mais  je  ne  mériterai  plus  de 
Tètre  ;  je  ne  me  mépriserai  plus.  Échappée  à 
l'horreur  du  vice,  celle  du  mépris  m'en  sera  moins 
amère.  Eh  !  que  m'importent  les  dédains  de  toute 
la  terre  quand  Edouard  m'estimera  ?  Qu'il  voie 
son  ouvrage  et  qu'il  s'y  complaise:  seul  il  me  dé- 
dommagera de  tout.  Quand  l'honneur  n'y  gagne- 
roitrien,  du  moins  l'amour  y  gagnera.  Oui,  don- 
nons au  cœur  qu'il  enflamme  unehabitation  plus 
pure.  Sentiment  délicieux  !  je  ne  profanerai  plus 
tes  transports.  Je  ne  puis  être  heureuse  ;  je  ne  le 
serai  jamais,  je  le  sais.  Héiasije  suis  indigne  des 
caresses  de  l'amour  ;  mais  je  n'en  souffrirai  ja- 
mais d'autres. 

Son  état  étoit  trop  violentpour  pouvoir  durer; 


DE  MYLORD  EDOUARD.  585 

iDàis'quand  elle  tenta  d  en  sortir ,  elle  y  trouva 
des  difficultés  quelle  navoit  pas  prévues.  Elle 
éprouva  que  celle  qui  renonce  au  droit  sur  sa 
personne  ne  le  recouvre  pas  comme  il  lui  plait, 
et  que  Thonneur  est  une  sauvegarde  civile  qui 
laisse  bien  foibles  ceux  qui  Font  perdu.  Elle  ne 
trouva  d  autre  parti  pour  se  retirer  de  loppres- 
sion  que  d  aller  brusquement  se  jeter  dans  un 
couvent ,  et  d'abandonner  sa  maison  presque  au 
pillage  ;  car  elle  vivoit  dans  une  opulence  corn- 
,  mune  à  ses  pareilles,  sur-tout  en  Italie,  quand 
Fàge  et  la  figure  les  font  valoir.  Elle  n  a  voit  rien 
dit  à  Bomston  de  son  projet ,  trouvant  une  sorte 
de  bassesse  à  en  parler  avant  lexécution.  Quand 
elle  fut  dans  son  asile,  elle  le  lui  marqua  par  un 
billet ,  le  priant  de  la  protéger  contre  les  gens 
puissants  qui  s'intéressoient  à  son  désordre  et 
que  sa  retraite  alloit  ofiFenser.  Il  courut  chez  elle 
assez  tôt  pour  sauver  ses  effets.  Quoique  étran- 
ger dans  Rome  ,  un  grand  seigneur  considéré , 
riche ,  et  plaidant  avec  force  la  cause  de  Thon- 
nêteté ,  y  trouva  bientôt  assez  de  crédit  pour  la 
maintenir  dans  son  couyent ,  et  même  Fy  faire 
jouir  d  une  pension  que  lui  avott  laissée  le  car- 
dinal auquel  ses  parents  Favoieni  vendue. 

Il  fut  la  voir.  Elle  étoit  belle  ;  elle  aimoit;  elle 
étoit  pénitente;  elle  lui  devoit  tout  ce  quelle 
alloit  être.  Que  de  titres  pour  toucher  un  cœur 
comme  le  sien  !  Il  vint  plein  de  tous  les  senti 
ments  qui  peuvent  porter  au  bien  les  cœurs  sen 
sibles  ;  il  n  y  manquoit  que  celui  qui  pouvoit  la 


584  l^^S  AMOURS 

rendre  heureuse ,  et  qui  ne  dépendoit  pas  de  lui. 
Jamais  elle  n  en  avoit  tant  espéré  ;  elle  étoit 
transportée;  elle  se  $entoit  déjà  dansTétat  au— 
quel  on  remonte  si  rarement.  Elle  disoit  :  Je  suis 
bon  ète;  un  homme  vertueux  s'intéresse  à  moi  : 
Amour,  je  ne  regrette  plus  les  pleurs,  les  soupirs 
que  tu  me  coûtes  ;  tu  m  as  déjà  payée  de  tout. 
Tu  fis  ma  force  ;  et  tu  fais  ma  récompense  ;  en 
me  disant  aimer  mes  devoirs ,  tu  deviens  le  pre- 
mier de  tous.  Quel  bonheur  n  etoit  réservé  qu  à 
moi  seule  !  C  est  lamour  qui  m'élève  et  m'honore; 
c'est  lui  qui  m'arrache  au  crime ,  à  l'opprobre  ; 
il  ne  peut  plus  sortir  de  mon  cœur  qu'avec  la 
vertu.  O  Edouard  !  quand  je  redeviendrai  mépri- 
sable j'aurai  cessé  de  t'aimer. 

Cette  retraite  fit  du  bruit.  Le6  âmes  basses , 
qui  jugent  des  autres  par  elles-mêmes ,  ne  purent 
imaginer  qu'Edouard  n'eût  mis  à  cette  affaire 
que  de  l'intérêt  et  de  l'honnêteté.  Laure  étoit  trop 
aimable  pour  que  les  soins  qu'uo  homme  prenoit 
d'elle  ne  fussent  pas  toujours  suspects.  La  mar- 
quise ,  qui  avoit  ses  espions ,  fut  instruite  de  tout 
la  première  ;  et  ses  emportements  qu  elle  ne  put 
contenir  achevèrent  de  divulguer  son  intrigue. 
Le  bruit  en  parvint  au  marquis  jusqu'à  Vienne; 
et  l'hiver  suivant  il  vint  à  Rome  chercher  un  coup 
d'épée  pour  rétablir  son  honneur,  qui  n'y  gagna 
rien. 

Ainsi  commencèrent  ces  doubles  liaisons  qui, 
dans  un  pays  comme  l'Italie,  exposèrent  Edouard 
à  mille  jpérils  de  toute  espèce  ;  tantôt  de  la  part 


DE  MYLORD  EDOUARD.  58S 

dun  militaire  outrag[é;  tantôt  de  la  part  dune 
femme  jalouse  et  vindicative  ;  tantôt  de  la  part 
de  ceux  qui  s  etoient  attachés  à  Laure ,  et  que 
sa  perte  mit  en  fureur.  Liaisons  bizarres  s'il  en 
fut  jamais ,  qui ,  lenvironnant  de  périls  sans  uti- 
lité, le  partageoient  entre  deux  maîtresses  pas- 
sionnées sans  en  pouvoir  posséder  aucune  ;  re- 
fusé de  la  courtisane  qu'il  n'aimoit  pas ,  refu- 
sant rhonnête  femn^  quil  adoroit  ;  toujours 
vertueux,  il  est  vrai,  mais  croyant  toujours  ser- 
vir la  sagesse  en  n  écoutant  que  ses  passions. 

Il  n  est  pas  aisé  de  dire  quelle  espèce  de  sym- 
pathie pouvoit  unir  deux  caractères  si  opposés 
que  ceux  d'Edouard  et  de  la  marquise  ;  mais  , 
malgré  la  différence  de  leurs  principes  ,'ils  ne 
purent  jamais  se  détacher  parfaitement  Fun  de 
lautre.  On  peut  juger  du  désespoir  de  cette 
femme  emportée  quand  elle  crut  s'être  donné 
une  rivale, et  quelle  rivale!  par  son  imprudente 
générosité.  Les  reproches ,.  les  dédains ,  les  ou- 
trages, les  menaces ,  les  tendres  caresses,  tout 
fut  eniployé  tour-à-tour  pour  détacher  Edouard 
de  cet  indigne  commerce  ;  où  jamais  elle  ne  put 
croire  que  son  cœur  n  eût  point  de  part.  Il  de- 
meura ferme  ;  il  lavoit  promis.  liaure  avoit 
borné  son  espérance  et  son  bonheur  à  le  voir 
quelquefois.  Sa  vertu  naissante  avoit  besoin 
d'appui;  elle  tenoit  à  celui  qui  l'a  voit  feit  naître  ; 
c'étoit  à  lui  de  la  soutenir.  Voilà  ce  qu'il  disoit 
à  la  marquise  ,  à  lui-même ,  et  peut-être  ne  se 
disoit-il  pas  tout.  Où  est  l'homme  assez  sévère 


586  LES  AMOURS 

pour  fuir  les  regards  d  un  objet  charmant  qui  ne 
lui  demande  que  de  se  laisser  aimer?  où  est  ce- 
lui dont  les  larmes .  de  deux  beaux  yeux  n  eo* 
fient  pas  un  peu  le  cœur  honnête?  où  est  Thomme 
bienfaisant  dont  Futile  amour-propre  n'aime 
pas  à  jouir  du  fruit  de  ses  soins  ?  II  avoit  rendu 
Ijaure  trop  estimable  pour  ne  faire  que  Tes* 
timer. 

La  marquise ,  n  ayant  pu  obtenir  qu  il  cessât 
de  voir  cette  infortunée ,  devint  furieuse.  Sans 
avoir  le  courage  de  rompre  avec  lui ,  elle  le  prit 
dans  une  espèce  d'horreur.  Elle  frémissoit  en 
voyant  entrer  son  carrosse ,  le  bruit  de  ses  pas 
en  montant  lescalier  la  faisoit  palpiter  d  effroi. 
Elle  étoit  prête  à  se  trouver  mal  à  sa  vue.  Elle 
avoit  le  cœur  serré  tant  qu'il  restoit  auprès  d  elle  ; 
quand  il  partoit ,  elle  Taccabloit  d'imprécations  ; 
sitôt  qu  elle  ne  le  voyoit  plus ,  elle  pleuroit  de 
rage  ;  elle  ne  parloit  que  de  vengeance  ;  son  dé- 
pit sanguinaire  ne  lui  dictoit  que  des  projets 
dignes  délie.  Elle  fît   plusieurs  fois   attaquer 
Edouard  sortant  du  couvent  de  Laure  ;  elle  lui 
tendit  des  pièges  à  elle-même  pour  Ten  faire 
sortir  et  lenlever.  Tout  cela  ne  put  le  guérir.  Il 
retournoit  le  lendemain  chez  celle  qui  lavoit 
voulu  faire  assassiner  la  veille  ;  et  toujours  avec 
son  chimérique  projet  de  la  rendre  à  la  raison , 
il  exposoit  la  sienne  ,  et  nourrissoit  sa  foiblesse 
du  zèle  de  sa  vertu. 

Au  bout  de  quelques  mois ,  le  marquis  ,  mal 
guéri  de  sa  blessure ,  mourut  en  Allemagne  , 


DE  MYLOUD  ÉDOUAftD.  §87 

peut-être  de  douleur  de  la  mauvaise  conduite 
de  sa  femme.  Cet  événement  )  qui  devoit  rappro-^ 
cher  Edouard  de  la  marquise , ne  servit  qu a len 
éloigner  encore  plus.  Il  lui  trouva  tant  dem«* 
pressement  à  mettre  à  profit  sa  liberté  recou- 
vrée ,  qu'il  frémit  de  s  en  prévaloir.  Le  seul  doute 
si  la  blessure  du  marquis  n  avoit  point  contri- 
bué à  sa  mort  effraya  son  cœur  et  fit  taire  ses 
désirs.  U  se  disoit  :  Les  droits  d'un  époux  meu- 
rent avec  lui  pour  tout  autre ,  mais  pour  son 
meurtrier  ils  lui  survivent  et  deviennent  invio- 
lables. Quand  l'humanité ,  la  vertu ,  les  lois,  ne 
prescriroient  rien  sur  ce  point,  la  raison  seule 
ne  nous  dit-elle  pas  que  les  plaisirs  attachés  à  la 
reproduction  des  hommes  ne  doivent  point  être 
le  prix  de  leur  sang  ?  sans  quoi  les  moyens  des- 
tinés à  nous  donner  la  vie  seroient  des  sources 
de  mort ,  et  le  genre  humain  périroit  parles  soins 
qui  doivent  le  conserver. 

U  passa  plusieurs  années  ainsi  partagé  entre 
deux  maîtresses  ;  flottant  sans  cesse  de  l'une  à 
l'autre;  souvent  voulant  renoncer  à  toutes  deux 
et  n'en  pouvant  quitter  aucune  ;  repoussé  par 
cent  raisons,  rappelé  par  mille  sentiments,  et 
chaque  jour  plus  serré  dans  ses  liens  par  ses 
vains  efforts  pour  les  rompre;  cédant  tantôt  au 
penchant  et  tantôt  au  devoir;  allant  de  Londres 
à  Rome  et  de  Rome  à  Londres,  sans  pouvoir  se 
fixer  nulle  part;  toujours  ardent,  vif,  passionné, 
jamais  foible  ni  coupable,  et  fort  de  son  ame 
grande  et  belle  quand  il  pensoit  ne  l'être  que  dé 


588  LES  AMOURS 

sa  raison;  enfin  tous  les  jours  méditant  des  fo- 
lies ,  et  tous  les  jours  revenant  à  lui ,  prêt  à  briser 
ses  indignes  fers.  Cest  dans  ses  premiers  mo- 
ments de  dégoût  qu  il  faillit  s  attacher  à  Julie  ; 
et  il  paroit  sûr  qu  il  leùt  fait  s  il  n  eût  pas  trouvé 
la  place  prise. 

Cependant  la  marquise  perdoit  toujours  du 
terrain  par  ses  vices  ;  Laure  eii  gagnoit  par  ses 
vertus.  Au  surplus  la  constance  étoit  égale  des 
deux:  côtés;  mais  le  mérite  netoit  pas  le  même; 
et  la  marquise,  avilie,  dégradée  par  tant  de  cri- 
mes, finit  par  donner  à  son  amour  sans  espoir 
les  suppléments  que  n  avoit  pu  supporter  celui 
de  Laure.  A  chaque  voyage,  Bomston  trouvoit  à 
celle-ci  de  nouvelles  perfections  :  elle  avoît 
appris  langlois,  elle  savoit  par  cœur  tout  ce 
qu'il  lui  avoit  conseillé  de  lire  ;  elle  s  instruisoit 
dans  toutes  les  connoissances  qu'il  paroissoit 
aimer;  elle  cherchoit  à  mouler  son  ame  sur  la 
sienne ,  et  ce  qu'il  y  restoit  de  son  fonds  ne  la 
déparoit  pas.  Elle  étoit  encore  dans  1  âge  où  la 
beauté  croit  avec  les  années.  La  marquise  étoit 
dans  celui  où  elle  ne  fait  plus  que  décliner;  et 
quoiqu  elle  eût  ce  ton  du  sentiment  qui  plaît  et 
qui  touche ,  quelle  parlât  d'humanité,  de  fidélité, 
de  vertus ,  avec  grâce ,  tout  cela  devenoit  ridicule 
par  sa  conduite,  et  sa  réputation  démentoit  tous 
ces  beaux  discours.  Edouard  la  connoissoit  trop 
pour  en  espérer  plus  rien  :  il  s'en  détachoit  insen- 
siblement sans  pouvoir  s'en  détacher  tout-à-fait  ; 
il  s'approchoit  toujours  de  l'indifférence  sans 


DE  MTLORD  EDOUARD.  689 

pouvoir  jamais  y  arriver;  son  cœur  le  rappeloit 
'sans  cesse  chez  la  marquise  ;  ses  pieds  Fy  por- 
toient  sans  qu  il  y  songeât.  Un  homme  sensible 
nobbhe  jamais ,  quoi  quil  fasse,  Tintimité  dans 
laquelle  il  a  vécu.  A  force  d'intrigues,  de  ruses, 
de  noirceurs,  elle  parvint  enfin  à  s  en  faire 
mépriser;  mais  il  la  méprisa  sans  cesser  de  la 
plaindre,  sans  pouvoir  jamais  oublier  ce  quelle 
avoit  fait  pour  lui  ni  ce  qu'il  avoit  senti  pour 
elle. 

Ainsi  dominé  par  ses  habitudes  encore  plus 
que  par  ses  penchants ,  Edouard  ne  pouvoit 
rompre  les  attachements  qui lattiroient  à  Rome. 
Les  douceurs  d'un  ménage  heureux  lui  firent 
désirer  d  en  établir  un  semblable  avant  de  vieillir. 
Quelquefois  il  se  taxoit  d'injustice,  d'ingratitude 
même^  envers  la  marquise ,  et  n'imputoit  qu'à  sa 
passion  les  vices  de  son  caractère  ;  quelquefois  il 
oublioit  le  premier  état  de  Laure ,  et  son  cœur 
franchissoit  sans  y  songer  la  barrière  qui  le  sépa- 
roit  d'elle.  Toujours  cherchant  dans  sa  raison 
des  excuses  à  son  penchant,  il  se  fit  de  son  der- 
nier voyage  un  motif  pour  éprouver  son  ami, 
sans  songer  qu'il  s'exposoit  lui-même  à  une 
épreuve  dans  laquelle  il  auroit  succombé  sans 
lui. 

Le  succès  de  cette  entreprise  et  le  dénoue- 
ment des  scènes  qui  s'y  rapportent  sont  détaillés 
dans  la  XIP  lettre  de  la  V^  partie ,  et  dans  la  IIP 
de  la  VI^ ,  de  manière  à  n'avoir  plus  rien  d'obscur 
à  la  suite  de  l'abrégé  précédent.  Edouard ,  aimé 


ig2  OBSERVATIONS 

merois  moi-même  si  j  en  ayois  le  pouvoir.  Je  me 
soucie  peu  qu  on  me  lise  en  France ,  s'il  faut  em- 
ployer pour  cela  six  volumes  de  fadeurs,  unique- 
ment à  servir  de  secrétaire  damour  à  la  jeu- 
nesse. 

Une  dévote  vulgaire  humblement  soumise  à 
son  directeur;  une  femme  qui  commence  par  le 
libertinage,  et  finit  par  la  dévotion,  n'est  pas 
un  objet  assez  rare ,  assez  instructif  pour  occu- 
per un  gros  livre;  mais  une  femme  à-la-fbis  ai- 
mable, dévote,  éclairée  et  raisonnable,  est  un 
objet  plus  nouveau,  et  selon  moi  plus  utile: 
cest  pourtant  cette  nouveauté  et  cette  utilité 
que  les  retranchements  exigés  font  disparoître. 
Il  est  vrai  que  cest  précisément  sur  la  supposi- 
tion de  cette  piété  éclairée  que  M.  de  Males- 
herbes  ne  veut  pas  quelle  ait  des  sentiments 
différents  de  la  doctrine  de  Féglise;  mais  ce  mot 
(Téglise  a  besoin  d'explication.  L'église  romaine 
n'exige  point  une  piété  éclairée ,  elle  exige  une 
piété  aveugle  ;  et ,  quant  à  l'église  protestante , 
c'est  précisément  parcequ'elle  exige  une  piété 
éclairée  qu'elle  laisse  à  chacun  l'usage  de  sa  rai- 
son. Voit-on  que  ce  livre,  qui  effarouche  si  fort 
les  théologiens  catholiques,  effarouche  aussi  ]es 
nôtres?  C'est  une  nouvelle  sorte  d'intolérance 
dont  les  prêtres  ne  s'étoient  pas  encore  avisés , 
de  vouloir  qu'un  protestant  soit  protestant  à 
leur  mode,  plutôt  qu'à  la  sienne. 

M.  de  Malesherbes  pense  que  la  doctrine  mise 
dans  la  bouche  de  Julie  mourante  est  celle  d« 


DE  J.  J.  ROUSSEAU.  SgS 

lauteur  ou  de  lediiear  du  livre  ;  cependant  il 
veut  quon  tronque  cette  profession  de  foi.  Or, 
il  est  clair  que  dans  une  édition  faite  par  mes 
soins,  les  suppressions  seront  de  ma  part  un 
désaveu  tacite.  Quoi  !  M.  de  Malesherbes  veut- 
il  que  je  renie  ma  foi?  Ou  le  courage  que  je  crois 
sentir  en  moi  me  trompe,  ou  quand  je  verrois 
devant  moi  i  appareil  des  supplices,  je  n'ôterois 
pas  un  mot  de  ce  discours. 

Je  n  entrerai  point  dans  le  détail  des  motifs 
qui  ont  déterminé  M.  de  Malesherbes  à  ordon- 
ner ces  retranchements  Ces  motifs,  étant  tirés 
de  principes  que  je  n'adopte  point,  n  ont  aucune 
autorité  pour  moi.  Je  n  imaginois  pas  qu  un  ro- 
man genevois  dût  être  approuvé  en  Sorbonné. 
Et  comme  je  n  ai  point  désiré  qu  il  fût  imprimé 
en  France,  rien  ne  ni  oblige  à  souscrire  aux  con- 
ditions sous  lesquelles  il  peut  être  imprimé.  Je 
remarquerai  seulement  que  ces  retranchements 
sont  faits  avec  tant  de  soin ,  qu  il  ne  reste  rien  à 
mes  calvinistes,  en  feit  de  doctrine,  que  le  plus 
superstitieux  catholique  ne  pût  avouer  :  autant 
vaudroit  exiger  que  tout  protestant  qui  vient  à 
Paris  fît  abjuration  sur  la  frontière.  Il  s  en  faut 
bien  que  les  romans  de  labbé  Prévost ,  sur-tout 
le  Cléveland ,  ne  soient  traités  avec  tant  de  sé- 
vérité. Or ,  il  me  paroit  assez  étrange  qu  un 
prêtre  catholique  puisse  dans  ses  romans  faire 
parler  des  protestants  selon  leurs  idées ,  plus  li- 
brement qu  un  protestant  dans  les  siens. 

M.  de  Malesherbes  meléve  des  scrupules,  sur 

4.  38 


594  OBSERVATIONS  D£  J.  J.  ROUSSEAU 

^es  sentiments  de  Julie  et  de  Saint-Preux ,  qu  il 
n  a  point  élevés  sur  les  miens  propres  dans  mon 
Discours  sur  F  inégalité,  ni  même  dans  ma  Lettre 
à  M.  d Alemherty  dont  les  dix  ou  douze  pre- 
mières pages  contiennent  sans  détour ,  directe- 
ment et  sous  mon  nom  ,  des  sentiments  du 
moins  aussi  hardis  et  aussi  durement  énoncés. 
Au  lieu  que  dans  le  roman ,  ceux  contestés  entre 
les  interlocuteurs  ne  peuvent  être  imputés  avec 
certitude  ni  à  moi  ni  à  personne. 

Jai  pensé  aux  changements  proposés,  et  j'ai 
vu  que  je  ne  pouvois  rien  substituer  aux  choses 
retranchées ,  sans  changer  aussi  lobjet  de  ce 
livre,  et  sans  le  gâter  ;  ce  que  je  ne  veux  pas  faire. 
Que  si  je  ne  voulois  qu  adoucir  ces  mêmes  cho* 
ses ,  je  n  y  réussirois  jamais ,  n  ayant  ni  ce  talent- 
là,  ni  le  goût  qui  le  rend  utile.  A  la  vérité,  il 
y  a  beaucoup  de  mauvaises  notes  que  je  vou- 
drois  qui  n  y  fussent  point  ;  mais  ce  ne  sont  paa 
celles-là  que  M.  de  Malesherbes  exige  qu  on  re- 
tranche. Je  pourrois  consentir  quon  les  ôtàt 
absolument  toutes,  pourvu  que  le  texte  entier 
restât  tel  qu  il  est  dans  la  première  édition;  en- 
core ce  sacrifice  me  coûteroit-il  beaucoup. 

Je  remercie  très  humblement  M.  de  Males- 
herbes de  sa  bonne  volonté;  mais  je  ne  sais,  ni 
ne  veux  apprendre  comment  il  faut  préparer 
un  livre  pour  le  mettre  en  état  d  être  imprimé 
à  Paris. 


LETTRE  A  M***. 

Montmorency 1760. 

Le  mot  propre  me  vient  rarement,  et  je  ne  le 
regrette  guère  en  écrivant  à  des  lecteurs  aussi 
clairvoyants  que  vous.  La  préface  (i)  est  impri- 
mée ;  ainsi  je  n  y  puis  plus  rien  changer.  Je  lai 
déjà  cousue  à  la  première  partie  ;  je  len  déta- 
cherai pour  vous  renvoyer,  si  vous  voulez  :  mais 
elle  ne  contient  rien  dont  je  ne  vous  aie  déjà  dit 
ou  écrit  la  substance  ;  et  j  espère  que  vous  ne  tar- 
derez pas  à  lavoir  avec  le  livre  même ,  car  il  est 
en  route.  Malheureusement  mes  exemplaires  ne 
viennent  qu  avec  ceux  du  libraire  :  j  espère  pour- 
tant faire  en  sorte  que  vous  ayez  le  vôtre  avant 
que  le  livre  soit  public.  Comme  cette  préfaice 
n  est  que  Fabrégé  de  celle  dont  je  vous  ai  parlé, 
je  persiste  dans  la  pensée  de  donner  celle-ci  à 
part  ;  mais  j  y  dis  trop  de  bien  et  trop  de  mal  du 
livre  pour  la  donner  d  avance  :  il  faut  lui  laisser 
faire  son  effet,  bon  ou  mauvais,  de  lui-même,  et 
puis  la  donner  après. 

Quant  aux  aventures  d'Edouard,  il  seroit  trop 
tard ,  puisque  le  livre  est  imprimé  ;  d  ailleurs , 
craignant  de  succomber  à  la  tentation,  j'en  ai 
jeté  les  cahiers  au  feu ,  et  il  n  en  reste  qu  un  court 
extrait  que  j  en  ai  fait  pour  madame  la  maréchale 
de  Luxembourg,  et  qui  est  entre  ses  mains. 

(i)  Celle  de  la  Nouvelle  Héldise, 

38.    . 


,#«-«- 


596  LETTRE   A   M 

A  l'égard  de  ce  que  vous  me  dites  deWolmar 
et  du  danger  qu'il  peut  faire  courir  à  l'éditeur, 
cela  ne  m'effraie  point  :  je  suis  sûr  qu'on  ne 
m'inquiétera  jamais  justement,  et  c'est  une  fblie 
de  vouloir  se  précautionner  contre  Tinjustice.  Il 
reste  là-dessus  d'importantes  vérités  à  dire,  et 
qui  doivent  être  dites  par  un  croyant.  Je  serai  ce 
croyant-là;  et  si  je  n'ai  pas  le  talent  nécessaire , 
j'aurai  du  moins  l'intrépidité.  A  Dieu  ne  plaise 
que  je  veuille  ébranler  cet  arbre  sacré  que  je  res- 
pecte, et  que  je  voudrois  cimenter  de  mon  sang! 
mais  j'en  voudrois  bien  ôter  les  branches. qu^on 
y  a  greffées,  et  qui  portent  de  si  mauvais  fruits. 

Quoique  je  n'aie  plus  reçu  de  nouvelles  de 
mon  libraire  depuis  la  dernière  feuille ,  je  crois 
son  envoi  en  route,  et  j'estime  qu'il  arrivera  à 
Paris  vers  Noël.  Au  reste ,  si  vous  n'êtes  pas  hon- 
teux d'aimer  cet  ouvrage ,  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi vous  vous  abstiendriez  de  dire  que  vous 
l'avez  lu ,  puisque  cela  ne  peut  que  favoriser  le 
débit.  Pour  moi,  j'ai  gardé  le  secret  que  nous 
nous  sommes  promis  mutuellement;  mais  si 
vous  me  permettez  de  le  rompre ,  j'aurai  grand 
soin  de  me  vanter  de  votre  approbation. 

Un  jeune  Genevois  (i),  qui  a  du  goût  pour 
les  beaux  arts,  a  entrepris  de  faire  graver  pour 
ce  livre  un  recueil  d'estampes  dont  je  lui  ai  donné 
les  sujets  ;  comme  elles  ne  peuvent  être  prêtes  à 
temps  pour  paroitre  avec  le  livre ,  elles  se  débi- 
teront à  part. 

(0  Goindet. 


SUJETS  D'ESTAMPES 

POUR 

LA  NOUVELLE  HÉLOISE, 


La  plupart  de  ces  sujets  sont  détaillés ,  pour  les  faire 
entendre ,  beaucoup  p]us  qu'ils  ne  peuvent  l'être  dans 
l'exécution  ;  car  j  pour  rendre  heureusement  un  dessin  , 
l'artiste  ne  doit  pas  le  voir  tel  qu'il  sera  sur  son  papier , 
mais  tel  qu'il  est  dans  la  nature.  Le  crayon  ne  distingue 
pas  une  blonde  d'une  brune ,  mais  l'imagination  qui  le 
guide  doit  les  distinguer.  Le  burin  marque  mal  les  clairs 
et  les  ombres .  si  le  graveur  n'imagine  aussi  les  couleur5. 
De  mémC)  dans  les  figures  en  mouvement,  il  faut  voir 
ce  qui  précède  et  ce  qui  suit,  et  donner  au  temps  de  l'ac- 
tion une  certaine  latitude  ;  sans  quoi  l'on  ne  saisira  ja- 
mais bien  l'unité  du  moment  qu'il  faut  exprimer.  L'habi- 
leté de  l'artiste  consiste  à  faire  imaginer  au  spectateur 
beaucoup  de  choses  qui  ne  sont  pas  sur  la  planche  ;  et 
cela  dépend  d'un  heureux  choix  de  circonstances ,  dont 
celles  qu'il  rend  font  supposer  celles  qu'il  ne  rend  pas. 
On  ne  sauroit  donc  entrer  dans  un  trop  grand  détail 
quand  on  veut  exposer  des  sujets  d'estampes ,  et  qu'on 
est  absolument  ignorant  dans  l'art.  Au  reste,  il  est  aisé 
de  comprendre  que  ceci  n'avoit  pas  été  écrit  pour  le  pur 
blic;  mais,  en\]onnant  séparément  les  estampes,  on  a 
cru  devoir  y  joindre  l'explication. 

Quatre  ou  cinq  personnages  reviennent  dans  toutes 
les  planches ,  et  en  composent  à  peu  près  toutes  les  figu- 
res. II  faudroit  tâcher  de  les  distinguer  par  leur  air  et  par. 
le  goût  de  leur  vêtement ,  en  sorte  qu'on  les  reconnût  tou- 
jours. 


598  SUJETS  d'estampes 

I.  Julie  est  la  figure  principale.  Blonde;  une  physio- 
nomie douce ,  tendre ,  modeste ,  enchanteresse  ;  des  grâ- 
ces naturelles  sans  la  moindre  affectation  ;  une  élégante 
simplicité,  même  un  peu  de  négligence  dans  son  vête- 
ment, mais  qui  lui  sied  mieux  qu'un  air  plus  arrangé; 
peu  d'ornements,  toujours  du  goût;  la  gorge  couverte, 
en  fille  modeste ,  et  non  pas  en  dévote. 

• 

a.  Glaire  ,  ou  la  cousine.  Une  brune  piquante  ;  Tair 
plus  fin  9  plus  éveillé ,  plus  gai ,  d'une  parure  un  peu  plus 
ornée ,  et  visant  presque  à  la  coquetterie ,  mais  toujours 
pourtant  de  la  modestie  et  de  la  bienséance.  Jamais  de 
panier  ni  à  Tune  ni  à  Fautre. 

3.  Saint-Pheux ,  ou  Pami.  Un  jeune  homme  d'une  figure 
ordinaire ,  rien  de  distingué  ;  seulement  une  physionomie 
sensible  et  intéressante  :  l'habillement  très  simple ,  une 
contenance  assez  timide ,  même  un  peu  embarrassé  de  sai 
personne  quand  il  est  de  sang  froid ,  mais  bouillant  et 
emporté  dans  la  passion. 

4'  Le  Baron  d'Etange  ,  ou  le  père.  Il  ne  paroit  qu'une 
fois ,  et  l'on  dira  comment  il  doit  être. 

5.  Mylord  Edouard  ,  ou  l'Anglois.  Un  air  de  grandeur 
qui  vient  de  l'ame  plus  que  du  rang  ;  l'empreinte  du  cou- 
rage et  de  la  vertu ,  mais  un  peu  de  rudesse  et  d'âpreté 
dans  les  traits.  Un  maintien  grave  et  stoïque,  sous  lequel 
il  caclie  avec  peine  une  extrême  sensibilité.  La  parure  à 
l'angloise  et  d'un  grand  seigneur  sans  faste.  S'il  étoit  pos- 
sible d'ajouter  à  tout  cela  le  port  un  peu  spadassin  ^  il  n'y 
auroit  pas  de  mal. 

6.  M.  DE  WoLMAR,  le  mari  de  Julie^  Un  air  firoid  et 
posé.  Rien  de  faux  ni  de  contraint  ;  peu  de  geste ,  beau- 
coup d'esprit ,  l'œil  assez  fin  ;  étudiant  les  gens  sans  af» 
fectation. 


POUR  Lk  NOUVELLE  HÉLOÎSE.  S99 

Tels  doivent  être  à  peu  près  les  caractères  des  figures. 
Je  passe  au  sujet  des  planches. 

PREMIÈRE  ESTAMPE. 

Première  partie,  lettre XIV,  page  9a. 

Le  lieu  de  la  scène  est  un  bosquet.  Julie  ^ient  de  don- 
ner à  son  ami  un  baiser  cosi  saporito ,  qu'elle  en  tombe 
dans  une  espèce  de  défaillance.  On  la  voit  dans  un  état  d« 
langueur  se  pencher,  se  laisser  couler  sur  les  bras  de  sa 
cousine ,  et  celle-ci  la  recevoir  avec  un  empressement  qui 
ne  Fempéche  pas  de  sourire  en  regardant  du  coin  de  l'œil 
son  ami.  Le  jeune  homme  a  les  deux  bras  étendus  vers 
Julie;  de  Fun  il  vient  de  l'embrasser,  et  l'autre  s'avance 
pour  la  soutenir  ;  son  chapeau  est  à  terre.  Un  ravisse  1 
ment ,  un  transport  très  vif  de  plaisir  et  d'alarmes  doit 
régner  dans  son  geste  et  sur  son  visage.  Julie  doit  se  pâ- 
mer et  non  s'évanouir.  Tout  le  tableau  doit  respirer  une 
ivresse  de  volupté  qu'une  certaine  modestie  rende  encore 
plus  touchante. 

Inscription  de  la  première  planche: 

LE   PRIMIER   BAISER   DE  l'aMOOR. 

DEUXIÈME  ESTAMPE. 

Première  partie ,  leUre  LX ,  page  253. 

Le  lieu  de  la  scène  est  une  chambre  fort  simple.  Cinq 
personnages  remplissent  l'estampe.  Mylord  Edouard, 
sans  épée  et  appuyé  sur  une  canne ,  se  met  à  genoux  de- 
vant l'ami ,  qui  est  assis  à  côté  d'une  table  sur  laquelle 
sont  son  épée  et  son  chapeau ,  avec  un  livre  plus  près  de 
lui.  La  posture  humble  de  l'Anglois  ne  doit  rien  avoir  de 
honteux  ni  de  timide;  au  contraire,  il  régne  sur  son  vi- 
sage une  fierté  sans  arrogance ,  une  hauteur  de  courage  ^ 


6oo  SUJETS  d'estampes 

non  pour  braver  celui  devant  lequel  il  s'humilie ,  maïs  à 
cause  de  Thonnenr  quHl  se  rend  à  lui-même  de  faire  une 
belle  action  par  un  motif  de  justice  et  non  de  crainte* 
L'ami ,  surpris ,  trouble  de  voir  TAnglois  à  ses  pieds ,  cher- 
che à  le  relever  avec  beaucoup  d'inquiétude  et  un  air  très 
confus.  Les  trois  spectateurs ,  tous  en  épée ,  marquent  Fé- 
tonnement  et  l'admiration ,  chacun  par  une  attitude  dif- 
férente. L'esprit  de  ce  sujet  est  que  le  personnage  qui  est 
à  genoux  imprime  du  respect  aux  autres ,  et  quMU  sem- 
blent U>us  à  genoux  devant  lui. 

Inscription  de  la  seconde  planche: 
l'héroïsme  de  la  vertu. 

TROISIÈME  ESTAMPE. 

Partie  II,  lettre  X,  page  343. 

Le  lien  est  une  chambre  de  cabaret ,  dont  la  porte  ou- 
verte donne  dans  une  autre  chambre.  Sur  une  table,  au- 
près du  feu ,  devant  laquelle  est  assis  mylord  Edouard  en 
robe -de -chambre,  sont  deux  bougies,  quelques  lettres 
ouvertes,  et  un  paquet  encore  formé.  Edouard  tient  de  la 
main  droite  une  lettre ,  qu'il  baisse  de  surprise  en  voyant 
entrer  le  jeune  homme.  Celui-ci ,  encore  habillé ,  a  le  cha- 
peau enfoncé  sur  les  yeux ,  tient  son  épée  d'une  main ,  et 
de  l'autre  montre  à  TAnglois ,  d'un  air  emporté  et  mena- 
çant ,  la  sienne  qui  est  sur  un  fauteuil  à  côté  de  lui.  L'An- 
glois  fait  de  la  main  gauche  un  geste  de  dédain  froid  et 
marqué.  Il  regarde  en  même  temps  l'étourdi  d'un  air  de 
compassion  propre  à  le  faire  rentrer  en  lui-même  ;  et 
l'on  doit  remarquer  en  effet  dans  son  attitude  que  oe 
regard  commence  à  le  décontenancer! 

Inscription  de  la  troisième  planche  : 

AH,   JEUNE  «OMMe!  A  TQN   piENFAITEUIll 


POUR  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE.  6ai 

QUATRIÈME  ESTAMPE. 

Partie  II  y  lettre  XXVI ,  page  47a  ■ 

La  scène  est  dans  la  rue ,  devant  une  maison  de  mao- 
Taise  apparence.  Près  de  la  porte  ouverte  un  laquais  éclairo 
avec  deux  flambeaux  de  table.  Un  fiacre  est  à  quelques 
pas  de  là  ;  le  cocher  tient  la  portière  ouverte ,  et  un  jeune 
homme  s'avance  pour  y  monter.  Ce  jeune  homme  est 
Saint-Preux ,  sortant  d'un  lieu  de  débauche ,  dans  une  at- 
titude qui  marque  le  remords,  la  tristesse  et  l'abattement. 
Une  des  habitantes  de  cette  maison  Ta-  reconduit  jusque 
dans  la  rue  ;  et  dans  ses  adieux  on  voit  la  joie ,  l'impu- 
dence et  l'air  d'une  personne  qui  se  félicite  d'avoir  triom- 
phé de  lui.  Accablé  de  douleur  et  de  honte ,  il  ne  fait  pas 
même  attention  à  eUe.  Aux  fenêtres  sont  de  jeunes  offi- 
ciers avec  deux  ou  trois  compagnes  de  celle  qui  est  en 
bas.  Ils  battent  des  mains  et  applaudissent  d'un  air  rail- 
leur en  voyant  passer  le  jeune  homme ,  qui  ne  les  regarde 
ni  ne  les  écoute.  Q  doit  régner  une  immodestie  dans  le 
maintien  des  femmes ,  et  un  désordre  dans  leur  ajuste- 
ment, qui  ne  laisse  pas  douter  un  moment  de  ce  qu'elles 
sont ,  et  qui  fasse  mieux  sortir  la  tristesse  du  principal 
personnage. 

Inscription  de  la  quatrième  planche  : 

LA   HONTE   ET   LES   REMORDS   VENGENT   l'âMOUR 

OUTRÂCi.  • 

m 

CINQUIÈME  ESTAMPE. 

Partie  III,  lettre  XIV,  page  53 1. 

'    La  scène  se  passe  de  nuit ,  et  représente  la  chambre  de 
Julie  dans  le  désordre  où  est  ordinairement  celle  d'une 


6o2  SUJETS  d'estampes 

personne  malade.  Julie  est  dans  son  lit  avec  la  petite  vé- 
role; elle  a  le  transport.  Ses  rideaux  fermés  étoient  en- 
tr^ouverts  pour  le  passage  de  son  bras  qui  est  en  dehors  : 
mais  sentant  baiser  sa  main,  de  l'autre  elle  ouvre  brus- 
quement le  rideau;  et  reconnoissant  son  ami,  elle  paroît 
surprise,  agitée,  transportée  de  joie,  et  prête  à  s^élancer 
vers  lui.  L'amant ,  à  genoux  près  du  lit ,  tient  la  main  de 
Julie  qu'il  vient  de  saisir,  et  la  baise  avec  un  emporte- 
ment de  douleur  et  d'amour ,  dans  lequel  on  voit  non 
seulement  qu'il  ne  craint  pas  la  communication  du  venin^ 
mais  qu'il  la  désire.  A  l'instant.  Glaire ,  un  bougeoir  à  la 
main  ,  remarquant  le  mouvement  de  Julie ,  prend  le 
jeune  homme  par  le  bras ,  et ,  l'arrachant  du  lieu  où  il 
est,  l'entraine  hors  de  la  chambre.  Une  femme^e-cham- 
bre  un  peu  âgée  s'avance  en  même  temps  au  chevet  de 
Julie  pour  la  retenir.  Il  faut  qu'on  remarque  dans  tous 
les  personnages  une  action  très  vive  et  bien  prise  dans 
l'unité  du  moment. 

Inscription  de  la  cinquième  planche: 
l'inoculation  de  l'amour. 

SIXIÈME  ESTAMPE. 
Partie  III,  lettre  XVm,  page  SSj. 

La  scène  se  passe  dans  la  chambre  du  baron  d'Etange , 
père  de  Julie.  Julie  est  assise,  et  près  de  sa  chaise  est  un 
fauteuil  vide  :  son  père  qui  l'occupoit  est  à  genoux  devant 
elle ,  lui  serrant  les  mains ,  versant  des  larmes ,  et  dans 
une  attitude  suppliante  et  pathétique.  Le  trouble ,  l'agi- 
tation ,  la  douleur,  sont  dans  les  yeux  de  Julie.  On  voit, 
à  un  certain  air  de  lassitude ,  qu'elle  a  fait  tous  ses  ef- 
forts pour  relever  son  père  ou  se  dégager  ;  mais ,  n'en 
pouvant  venir  à  bout ,  elle  laisse  pencher  sa  tète  sur  le 
dos  de  sa  chaise  comme  une  personne  prête  à  se  trouver 


POUR  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE.  6o3 

mil,  tandis  que  ses  deax  mains  en  avant  portent  encore 
sur  les  bras  de  son  père.  Le  baron  doit  avoir  une  physiono- 
mie vénérable ,  une  chevelure  blanche ,  le  port  militaire , 
et,  quoique  suppliant,  quelque  chose  de  noble  et  de  fier 
dans  le  maintien. 

Inscription  de  la  sixième  planche  i 

LA    FORCB   PÂTERNELLP. 

SEPTIÈME  ESTAMPE. 

Partie  IV,  lettre  VI ,  page  38. 

La  scène  se  passe  dans  l'avenue  d'une  maison  de  cam- 
pagne ,  quelques  pas  au-delà  de  la  grille ,  devant  laquelle 
on  voit  au  dehors  une  chaise  arrêtée ,  une  malle  derrière , 
et  un  postillon.  Gomme  l'ordonnance  de  cette  estampe  est 
très  simple ,  et  demande  pourtant  une  grande  expression , 
il  la  faut  expliquer. 

L'ami  de  Julie  revient  d'un  voyage  de  long  cours  ;  et , 
quoique  le  mari  sache  qu'avant  son  mariage  cet  ami  a  été 
amant  favorisé ,  il  prend  une  telle  confiance  dans  la  vertu 
de  tous  deux ,  qu'il  invite  lui-même  le  jeune  homme  à 
venir  dans  sa  maison.  Le  moment  de  son  arrivée  est  le 
sujet  de  l'estampe.  Julie  vient  de  l'embrasser,  et,  le  pre- 
nant par  la  main ,  le  présente  à  son  mari ,  qui  s'avance 
pour  l'embrasser  à  son  toun  M.  de  Wolmar  ,  naturelle- 
ment froid  et  posé ,  doit  avoir  l'air  ouvert ,  presque  riant , 
un  regard  serein  qui  invite  à  la  confiance. 

Le  jeune  homme ,  en  habit  de  voyage ,  s'approche  avec 
un  air  de  respect ,  dans  lequel  on  démêle  à  la  vérité  un 
peu  de  contrainte  et  de  confusion ,  mais  non  pas  une  gêne 
pénible  ni  un  embarras  suspect.  Pour  Julie ,  on  voit  sur 
son  visage  et  dans  son  maintien  un  caractère  d'innocence 
et  de  candeur,  qui  montre  en  cet  instant  toute  la  pureté 
de  son  ame*  Elle  doit  regarder  son  mari  avec  une  assu« 


6o4  SUJETS  d'estampes 

rance  modeste,  où  se  peinent  rattendrissement  et  la 
connoissance  que  lui  donne  un  si  grand  témoignage  d* 
time ,  et  le  sentiment  qu^elle  en  est  digne. 

Inscription  de  la  septième  planche: 

LA   CONFIANCE  DES  BELLES  AMES. 


HUITIÈME  ESTAMPE. 

Partie  IV,  lettre  XVII,  page  198. 

Le  paysage  est  ici  ce  qui  demande  le  plus  dVxactitude. 
Je  ne  puis  mieux  le  représenter  qu'en  transcrivant  le  pas- 
sage où  il  est  décrit  : 

«  Nous  y  parvînmes  après  une  heure  de  marche  par  des 
c(  sentiers  tortueux  et  frais ,  qui ,  montant  insensiblement 
a  entre  les  arbres  et  les  rochers ,  n'avoient  rien  de  plus 
a  incommode  que  la  longueur  du  chemin...  Ce  lieu  soH- 
u  taire  formoit  un  réduit  sauvage  et  désert ,  mais  plein  de 
«  ces  sortes  de  beautés  qui  ne  plaisent  qu'aux  âmes  sen- 
tt  sibles ,  et  paroissent  horribles  aux  autres.  Un  torrent , 
«  formé  par  la  fonte  des  neiges,  rouloit  à  vingt  pas  de  nous 
«  une  eau  bourbeuse ,  et  charrioit  avec  bruit  du  limon ,  du 
«  sable  et  des  pierres.  Derrière  nous  une  chaîne  de  roches 
«inaccessibles  séparoit  Tesplanade  où  nous  étions  de 
«cette  partie  des  Alpes  qu'on  nommoit  les  Glacières^ 
u  parceque  d'énormes  sommets  de  glaces  qui  s'accroissent 
a  incessamment  les  couvrent  depuis  le  commencement 
«du  monde.  Des  forets  de  noirs  sapins  nous  ombra- 
a  geoient  tristement  à  droite  ;  un  grand  bois  de  chênes 
u  étoit  à  gauche  au-delà  du  torrent  ;  et  au-dessous  de  nous 
«cette  immense  plaine  d'eau  que  le  lac  forme  au  sein 
«  des  Alpes  nous  séparoit  des  riches  côtes  du  pays  de 
«  Vaud ,  dont  la  cime  du  majestueux  Jura  couronnoit  le 
«  tableau. 

«  Au  milieu  de  ces  grands  et  superbes  objets,  le  petit 
«terrain  où  nous  étions  étaloit  les  charmes  d'un  séjour 


POUR  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE.  6o5 

Il  riant  et  champêtre.  Quelques  ruisseaux  filtroient  à  tra- 
«  vers  les  rochers ,  et  rouloient  sur  la  verdure  en  filets  de 
tt  cristal.  Quelques  arbres  fruitiers  sauvages  penchoient 
u  leurs  tètes  sur  les  nôtres.  La  terre  humide  et  fraîche 
«  étoit  couverte  d'herbes  et  de  fleurs.  En  comparant  un  si 
tt  doux  séjour  aux  objets  qui  Tenvironnoient ,  il  sembloit 
i(  que  ce  lieu  désert  dût  être  Tasile  de  deux  amants  échap* 
V  pés  seuls  au  bouleversement  de  la  nature.  » 

Il  faut  ajouter  à  cette  description  que  deux  quartiers 
de  rocher  tombés  du  haut ,  et  pouvant  servir  de  table  et 
de  siège ,  doivent  être  presque  au  bord  de  Tesplanade  ; 
que,  dans  la  perspective  des  côtes  du  pays  de  Vaud  qu'on 
voit  dans  Féloignement ,  on  distingue  sur  le  rivage  des 
villes  de  distance  en  distance  ;  et  qn'il  est  nécessaire  au 
moins  qu'on  en  aperçoive  une  vis-à-vis  de  l'esplanade  ci- 
dessus  décrite. 

C'est  sur  cette  esplanade  que  sont  Julie  et  son  ami , 
les  deux  seuls  personnages  de  l'estampe.  L'ami ,  posant 
une  main  sur  l'un  des  deux  quartiers ,  lui  montre  de  l'au- 
tre main  et  d'un  peu  loin  des  caractères  gravés  sur  les 
rochers  des  environs.  Il  lui  parle  en  même  temps  avec 
feu  :  on  lit  dans  les  yeux  de  Julie  l'attendrissement  que 
lui  causent  ses  discours  et  les  objets  qu'il  lui  rappelle  - 
mais  on  y  lit  aussi  que  la  vertu  présidé ,  et  ne  craint  rien 
de  ces  dangereux  souvenirs. 

Il  y  a  un  intervalle  de  dix  ans  entre  la  première  es- 
tampe et  celle-ci  ;  et  dans  cet  intervalle  Julie  est  devenue 
femme  et  mère  :  mais  il  est  dit  qu'étant  fille  elle  laissoit 
dans  son  ajustement  un  pen  de  négligence  qui  la  rendoit 
plus  touchante,  et  qu'étant  femme  elle  se  paroit  avec 
plus  de  soin.  C'est  ainsi  qu'elle  doit  être  dans  la  planche 
septième  ;  mais  dans  celle-ci  elle  est  sans  parure  et  en 
robe  du  matin. 

Inscription  de  la  huitième  planche: 

LES    MONUMENTS  DES  ANCIENNES    AMOURS. 


6o6  SUJETS  d'estampes 

NEUVIÈME  ESTAMPE. 
Partie  V,  lettre  ni,  page  a66. 

Un  salon ,  sept  fif[ures.  Au  fond ,  vers  la  gauche ,  nne 
table  à  thé  couverte  de  trois  tasses ,  la  théière ,  le  pot  à 
sucre ,  etc.  Autour  de  la  table  sont ,  dans  le  fond  et  en 
fiace,  M.  de  Woimar;  à  sa  droite  en  tournant ,  Fa  mi  te* 
nant  la  gazette  ;  en  sorte  que  Fun  et  l'autre  voient  tout 
ce  qui  se  passe  dans  la  chambre. 

A  droite ,  aussi  dans  le  fond ,  madame  de  Woimar  as- 
sise tenant  de  la  broderie  :  sa  femme-de-chambre  assise 
à  côté  d'elle  et  faisant  de  la  dentelle  ;  son  oreiller  est  ap- 
puyé sur  une  chaise  plus  petite.  Cette  femme-de-chambre, 
la  même  dont  il  est  parlé  ci-après  planche  onzième ,  est 
plus  jeune  que  celle  de  la  planche  sixième. 

Sur  le  devant,  à  sept  ou  huit  pas  des  uns  et  des  autres, 
est  une  autre  petite  table  couverte  d'un  livre  d'estampes 
que  parcourent  deux  petits  garçons.  L'atné ,  tout  occupé 
des  figures,  les  montre  au  cadet  ;  mais  celui-ci  compte  fur^ 
tivement  des  onchets  qu'il  tient  sous  la  table ,  cachés  par 
un  des  côtés  du  livre.  Une  petite  fille  de  huit  ans ,  leur 
aînée ,  s'est  levée  de  la  chaise  qui  est  devant  la  femme- 
de-chambre  ,  et  s'avance  lestement  sur  la  pointe  des  pieds 
vers  les  deux  garçons»  Elle  parle  d'un  petit  ton  d'autorité, 
en  montrant  de  loin  la  figure  du  livre,  et  tenant  un  ou* 
vrage  à  l'aiguille  de  l'autre  main. 

Madame  de  Woimar  doit  paroltre  avoir  suspendu  son 
travail  pour  contempler  le  manège  des  enfants  :  les  hom- 
mes ont  de  même  suspendu  leur  lecture  pour  contempler* 
à-la-fois  madame  de  Woimar  etles  trois  enfants.  La  femme- 
de-chambre  est  à  son  ouvrage. 

Un  air  fort  occupé  dans  les  enfants,  un  air  de  contem- 
plation  rêveuse  et  douce  dans  les  trois  spectateurs:  la mèr& 
sur-tout  doit  paroitre  dans  une  extase  délicieuse. 

Inscription  de  la  neuvième  pLmche  : 

LA    MATINÉE  A  l'aNGLOISE. 


POUB  LA  NOUVELLE  HÉLOÏSE.  607 

DIXIÈME  ESTAMPE. 

Partie  V,  lettre  IX,  page  36o. 

Une  chambre  de  cabaret.  Le  moment  vers  la  fin  de  la 
nuit.  Le  crépuscule  commence  à  montrer  quelques  objets, 
mais  Tobscurité  permet  à  peine  qu'on  les  distante. 

L'ami ,  qu'un  rêve  pénible  vient  d'agiter ,  s'est  jeté  à 
bas  de  son  lit ,  et  a  pris  sa  robe-de-chambre  à  la  hâte.  Il 
erre  avec  un  air  d'efFroi ,  cherchant  à  écarter  de  la  main 
des  objets  fantastiques  dont  il  paroit  épouvanté.  Il  tâ- 
tonne pour  trouver  la  porte.  La  noirceur  de  l'estampe , 
l'attitude  expressive  du  personnage,  son  visage  elïaré, 

doivent  faire  un  effet  lugubre  et  donner  aux  regardants 
une  impression  de  terreur. 

Inscription  de  la  dixième  planche: 

OV  VEUX-TU  FUIR?  LE  FANTOME  EST  DANS  TON  COEUn. 

ONZIÈME  ESTAMPE. 

Partie  VI ,  lettre  D,  page  4o3. 

La  scène  est  dans  un  salon.  Vers  la  cheminée  où  il 
y  a  du  feu,  est  une  table  de  jeu ,  à  laquelle  sont,  contre  le 
mur,  M.  de  Wolmar  qu'on  voit  en  face,  et,  vis-à-vis, 
Saint-Preux  ,  dont  on  voit  le  corps  de  profil ,  parceque 
sa  chaise  est  un  peu  dérangée ,  mais  dont  on  ne  voit  la 
tête  que  par  derrière ,  parcequ'il  la  retourne  vers  M.  de 
IVolmar. 

Par  terre  est  un  échiquier  renversé  dont  les  pièces  sont 
éparses.  Glaire,  d'un  air  moitié  suppliant,  moitié  rail- 
leur, présente  au  jeune  homme  la  joue  pour  y  appliquer 
un  soufflet  ou  un  baiser,  à  son  choix,  en  punition  du 
coup  qu'elle  vient  de  faire.  Ce  coup  est  indiqué  par  une 
raquette  qu'elle  tient  pendante  d'une  main ,  tandis  qu'elle 


6o8    SUJETS  d'est,  pour  la  nouv.  heloîse. 

avance  l'autre  main  sur  le  bras  du  jeune  homme  pour  lui 
faire  retourner  la  tête ,  qu'il  baisse  et  qu'il  détourne  d'un 
air  boudeur.  Pour  que  le  coup  ait  pu  se  faire  sans  çrand 
fracas ,  il  faut  un  de  ces  petits  échiquiers  de  maroquin 
qui  se  ferment  comme  des  livres ,  et  le  représenter  à  moi* 
lié  ouvert  contre  un  des  pieds  de  la  table. 

Sur  le  devant  est  une  autre  personne ,  qu'on  reconnof  c 
au  tablier  pour  la  femme-de-chambre  ;  à  côté  d'elle  est 
sa  raquette  sur  une  chaise.  Elle  tient  d'une  main  le  volaat 
élevé,  et  de  l'autre  elle  fait  semblant  d'en  raccommoder 
les  plumes  ;  mais  elle  regarde  à  travers  en  souriant  lai 
scène  qui  se  passe  vers  la  cheminée. 

M.  de  Wolmar ,  un  bras  passé  sur  le  dos  de  la  chaise , 
comme  pour  contempler  plus  commodément ,  fait  signe 
du  doigt  à  la  femme-de-chambre  de  ne  pas  troubler  la 
scène  par  un  éclat  de  rire. 

Inscription  de  la  onzième  planche: 

CLAIRE  !   CLÂiaB  !   LES  ENFANTS  CHANTENT  LA  NUIT  QUAND  IL» 

ONT    PEUa. 

DOUZIÈME  ESTAMPE. 

Partie  VI,  leUre  IX,  page  5oo. 

Cette  dernière  estampe  marque  le  moment  où  Julie 
va  se  jeter  dans  le  lac  pour  en  retirer  un  de  ses  enfants , 
qui  malheureusement  y  étoit  tombé  en  revenant  du  châ- 
teau de  Ghillon.  La  femme-de-chambre  retient  l'aîné  des 
enfants  qui  veut  se  jeter  dans  l'eau  après  sa  mère.  Les 
autres  personnages  sont  madame  d'Orbe,  Henriette  sa 
fille,  le  bailli  de  Ghillon,  sa  femme,  et  M.  de  Wolmar, 
qui^  par  leur  attitude,  témoignent  de  la  frayeur. 

Inscription  de  la  douzième  planche  : 

l'amour   MATERNEL. 


«eea 


TABLE 

D£S  LETTRES  ET  MATIÈRES 


COVTBBOIS  SU  CI  TOLIIIIB. 


QUATRIÈME  PARTIE. 

Lettre  première,  de  madame  de  Wolmar  a  madame 
d'Orbe,  page  i 

Elle  presse  le  retour  de  sa  cousine,  et  par  quels  motife. 
Elle  désire  que  cette  amie  Tienne  demeurer  pour 
toujours  avec  elle  et  sa  fomiUe* 

Lettre  IL  Réponse  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wol- 
mar ,  i3 
Projet  de  madame  d^be,  devenue  veuve,  d'unir  un 
jour  sa  fille  au  fils  aîné  de  madame  de  Wolmar.  Elle 
lui  offire  et  partage  U  douce  espérance  d'une  pMfoite 
réunion. 

Lettre  III,  de  l'amaht  de  Julie  a  madame  d'Orbe,      a4 

n  lui  annonce  son  retour,  lui  donne  une  légère  idée 

de  son  voyage,  lui  demande  la  permission  de  la  voir, 

et  lui  peint  les  sentiments  de  son  coeur  pour  madame 

de  Wolmar. 

Lettre  IV,  de  M.  de  Wolmar  a  l'amant  de  Julie,       3i 

Il  lui  apprend  que  sa  femme  vient  de  lui  ouvrir  son 
cœur  sur  ses  égarements  passés,  et  il  lui  offre  sa  mai- 
son. Invitation  de  Julie. 

Lettre  V,  de  madame  d'Orbe  a  l'amajtt  de  Jolie,       3a 
Dans  oatte  ietu>e  était  incluse  b  précédente. 
Madame  d'Orbe  joint  «on  invitation  à  celle  de  mon- 
sieur et  de  madame  4e  Wolmar ,  et  veut  que  le  nom 
4.  39 


6lO  '  TABLE. 

de  Saint-Preux  ,  qu'elle  avoit  donné  précédemment 
devant  ses  gens  à  Tamant  de  Julie ,  lui  demeure  au 
moins  dans  leur  société. 

Lettre  VI ,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  page  34 
Réception  que  monsieur  et  madame  de  Wolmar  font  à. 
Saint-Preux.  DîfFérents  mouvements  dont  son  cœur 
est  agité.  Résolution  qu'il  prend  de  ne  jamais  man- 
quer à  son  devoir. 

Lettre  VII ,  de  madame  de  Wolmar  à  madame  d'Orbe,  4? 

Elle  l'instruit  de  l'état  de  son  cœur,  de  la  conduite  de 

Saint-Preux ,  de  la  bonne  opinion  de  M.  de  Wolmar 

pour  son  nouvel  hôte ,  et  de  sa  sécurité  sur  la  vertu 

de  sa  femme ,  dont  il  refuse  la  confidence. 

Lettre  VIII.  Réponse  de  madame  d'Orbe  a  madame  de 
Wolmar  ,  56 

Elle  lui  représente  le  danger  qu'il  pourroit  y  avoir  à 
prendre  son  mari  pour  confident,  et  exige  d'elle 
qu'elle  lui  envoie  Saint-Preux  pour  quelques  jours. 

Lettre  IX ,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wolmar  ,  62 

Elle  lui  renvoie  Saint-Preux ,  dont  elle  loue  les  façons , 
ce  qui  occasione  une  critique  de  la  politesse  ma- 
niérée de  Paris.  Présent  qu'elle  fait  de  sa  petite  fille 
à  sa  cousine. 

Lettre  X,  de  Saimt^^reux  a  mtlord  Edouard  ,  71 

Il  lui  détaille  la  sage  économie  qui  régne  dans  la  mai- 
son de  M.  de  Wolmar  relativement  aux  domestiques 
et  aux  mercenaires  ,ce  qui  amène  plusieurs  réflexions 
et  ol)servations  critiques. 

Lettre  XI,  de  Saint-Preux  a  mylord  Edouard  ,  110 
Description  d'une  agréable  solitude,  ouvrage  de  la  na- 
ture plutôt  que  de  l'art,  où  monsieur  et  madame  de 
Wolmar  vont  se  récréer  avec  leurs  enfants,  ce  qui 
•donne  lieu  à  des  réflexions  critiques  sur  le  luxe  «t  le 
goût  bi2aiTe  qui  régnent  dans  les  jardins>des  riches. 


TABLB.  6  FI 

Idée  des  jardias  de  la  Chine.  RidiGale  enthousiasme 
.  des  amateurs  de  fleurs.  La  passion  de  Saint-Preux 
pour  madame  de  Wolmar  se  change  tout-à-coup  en 
admiration  pour  ses  vertus. 

LkITRE  XII ,  DE  MADAME  DE  WoLMAR  A  MADAME  d'OrBE  , 

page  i5i 

Caractère  de  M.  de  Wolmar,  instruit  même  avant  son 
mariage, de  tout  ce  qui  s'est  passé  entre  sa  femme 
et  Saint-Preux.  Nouvelles  preuves  de  son  entière  con- 
fiance en  leur  vertu.  M.  de  Wolmar  doit  s'absenter 
pour  quelque  temps.  Sa  femme  demande  conseil  à 
sa  cousine  pour  savoir  si  elle  exigera  ou  non  que 
Saint-Preux  accompagne  son  mari. 

Lettre  XIII.  Repohse  de  madame  d'Orbe  a  madame  de 
Wolmar  ,  i68 

Elle  dissipe  les  alarmes  de  sa  cousine  au  sujet  de  Saint- 
Preux  ,  et  lui  dit  de  prendre  contre  ce  philosophe 
toutes  les  précautions  superflues  qui  lui  auroîent  éfé 
jadis  si  nécessaires. 

Lettre  XIV,  de  M.,  de  Wolmar. a  madame  d'Orbe  ,  .  1 80 
Il  lui  annonce  son.  départ,  et  l'instruit  du  projet  qu'il 
a  de  confier  l'éducation  de  ses  enfants  à  Saint-Preux  ; 
projet  qui  justifie  sa  conduite  singulière  à  l'égard  de 
sa  femme  et  de  son  ancien  amant.  Il  informe. sa  cou- 
sine des  découvertes  qu'il  a  faites  de  leurs  vrais  senr 
timents ,  et  des  raisons  de  l'épreuve  à  laquelle  il  les 
met  par  son  absence. 

Lettre  XV  ,  de  Sauvt-Precx  a  mtlord  Edouard  ,        18^ 

Affliction  de  madame  de  Wolmar.  Secret  fatal  qu'elle 
révèle  à  Saint-Preux ,  qui  ne  peut ,  pour  le  présent , 
en  instruire  son  ami. 

LeCTRE  XVI ,  DE  MADAME  DE  WoLMAR  A  SOU  IfARI  ,  I9 1 

Elle  lui  reproche  de  jouir  durement  de  la  vert.u  ^ç  sa 
femme. 


6l2  TABLE. 

lamx  XVn ,  1MB  SAtKT^IPiificx  a  vtiori»  Édocab»  9 

page  iga 

Danger  que  cDurent  maaame  de  Wolmar  et  Saint4*reax 
sur  le  lac  de  Genève.  Hs  parviennent  à  prendre  terre« 
Après  le  diner^SamC-Preux  mène  madame  de  Wohnar 
dans  la  retraite  de Meillerie,  où  jadis  il  ne  s'occupoit 
que  de  sa  chère  Julie.  Ses  transports  à  la  vue  des 
anciens  monuments  de  sa  passion.  Conduite  sage  et 
prudente  de  madame  de  Wolmar.  Us  se  rembarquent 
pour  revenir  a  Glarens.  Horrible  tentation  de  Saint' 
Preuv.  Combat  intérieur  qii^éprouve  son  amie. 

CINQUIÈME  PARTIE. 

LÉrriiE  PREmèfiE,  DBAmo&n  Ëdocaud  a  Sahtt-Preux,  207 

Conseils  et  reproches.  Eloge  d^Abauzit,  citoyen  de  Ge- 
nève. Retour  prochain  de  mylord  Edouard. 

Lettbe  II,  DE  Saint-Peeux  a  mtlobd  Édouaed,  ai3 

Il  assure  à  son  ami  qu'il  a  recouvré  la  paix  de  Tame  ; 
lui  fait  un  détail  de  la  vie  privée  de  jmonsieur  et  de 
madame  de  Wolmar ,  et  de  Téconomie  avec  laquelle 
ils  font  valoir  leurs  biens,  et  administrent  leurs  re- 
venus. Critique  du  luxe  de  magnificence  et  de  vanité. 
Le  paysan  doit  rester  dans  sa  condition.  Raisons  de 
hi  charité  qu^on  doit  avoir  pour  les  mendiants.  Egards 
dus  k  la  vieillesse. 

Letteb  m,  DE  Saint-Preux  a  mtIiOED  Edouard,         263 

Douceur  de  recueillement  dans  une  assemblée  d'amis. 
Education  des  fils  de  monsieur  et  de  madame  de  Wol- 
mar. Critique  judicieuse  de  la  manière  dont  on  élève 
ordinairement  les  enfants. 

Lettre  IV ,  de  mylord  Edouard  a  Sautt-Preux  ,  3 1  c 

n  lui  demande  Texplication  des  chagrins  secrets  de  ma- 
dame de  Wolmar,  desquels  Saint-Preux  lui  avoit 
parlé  dans  une  lettre  qui  n'a  pas  été  reçue. 


TABLE.  6l3 

IdBTTiUB  V,  ne  S:àfin>pAfivnc  K  MfiottD  ÉixyrARi> ,  page  3i3 

Incrédalité  de  M.  de  Wolmair,  caure  des  ehaîgirixis  se- 
crets  de  Julie. 

Lettre  VI ,  de  SainT'-Preux  a  mtlobb  Edouard  ,  3a8 

Arrivée  de  madame  d'Orbe  avec  sa  fille  chez  M.  de 
Wolmar.  Transports  et  fiâtes  à  Poccasion  de  cette 
réunion. 

Lettre  Vil,  i»  Saivi^^reux  a  Mnx>RS>  ÉDouAiDi»       336 
Ordre  et  gaieté  qui  régnent  chez  M.  de  Wolmar  dans 
le  temps  des  vendanges.  Le  baron  d'Ëtange  et  Saint- 
Preux  sincèrement  reconciliés. 

Lettre  VÎU  ,  de  Saint^Pecux  a  M.  db  Wolmar  ,  35 1 

Saint-Preux  parti  avec  mylord  Edouard  pour  Rome.  U 
témoigne  à  M.  de  ^iVolmar  la  joie  où  il  est  d'avoir 
appris  qu'il  lui  destine  l'éducation  de  ses  enfants. 

Lettre  IX ,  de  Saint-Preux  a  madame  d'Orbe  ,  354 

il  lui  rend  compte  de  U  première  journée  de  son 
voyage.  Nouvelles  foiblesses  de  son  cœur.  Songe 
funeste.  Mylord  Edouard  le  ramène  à  Clarens  pour 
le  guérir  de  ses  craintes  chimériques.  Sûr  que  Ju* 
lie  est  en  bonne  santé,  Saint-Preux  repart  sans  la 
voir. 

Lettre  X ,  de  madame  d'Orbe  a  Saimt-Precx  ,  364 

Elle  lui  reproche  de  ne  s'étrepas  montré  aux  ^eux  cou- 
sines. Impression  qia«  fiait  sar  Claiire  h  rèvt  de  Saint- 
Preux* 

Lettre  XI ,  de  M.  de  Wolmar  a  Saint-Preux  ^  367 

Il  le  plaisante  sur  son  réve^  et  lui  fait  quelques  lé- 
gers reproches  sur  le  msouve&ir  de  ses  anciennes 
amours. 

LSTTRX  XII,  DE  SAlMT-PREinL  A  M.  DE  WoLMAR  ,  369 

Anciennes  amours  de  mylord  Edonard.  Motif  de  son 
voyage  à  Borne.  Dans  qnei  dessein  il  a  eniRené 


6l4  TABLE. 

avec  lui  Saint-Preux.  Celui-ci  ne  souffrira  pae  que 
son  ami  fasse  un  mariage  indécent  ;  il  demande  à 
ce  sujet  conseil  à  M.  de  Wolmar ,  et  lui  recommande 
le  secret. 

Lettre  XIII,  de  madame  de  Wolmar  a  biadame  d^Oree, 

page  374 
Elle  a  pénétré  les  secrets  sentiments  de  sa  cousine  pour 
Saint-Preux  ;  lui  représente  le  danger  qu^elle  peut 
courir  avec  lui ,  et  lui  conseille  de  Tépouser. 

Lettre  XIV,  d'Henrietîe  a  sa  mère  ,  391 

Elle  lui  témoigne  Fennui  où  son  absence  a  mis  tout  le 
monde ,  lui  demande  des  présents  pour  son  petit 
mali ,  et  ne  s^oublie  pas  elle-même. 

SIXIÈME  PARTIE. 

Lettre  première  ,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wol- 
mar ,  393 

Elle  lui  apprend  sop  arrivée  à  Lausanne ,  où  elle  Fin- 
vite  de  venir  pour  la  noce  de  son  frère. 

'  Lettre  II ,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wolmar  ,  395 

Elle  instruit  sa  cousine  de  ses  sentiments  pour  Saint- 
Preux.  Sa  gaieté  la  mettra  toujours  à  Pabri  de  tout 
danger.  Ses  raisons  pour  rester  veuve. 

Lettre  III  ,  de  mtlord  Edouard  a  M.  de  Wolmar  ,      4'^ 

Il  lui  apprend  llieureux  dénouement  de  ses  aventures , 

effet  de  la  sage  conduite  de  Saint-Preux,  et  accepte 

les  oflres  que  lui  a  faites  M.  de  Wolmar  de  venir 

passer  à  Glarens  le  reste  de  ses  jours. 

Lettre  IV,  de  M.  de  Wolmar  a  mylord  Edouard  ,      4^^ 
Il  Tinvite  de  nouveau  à  venir  partager ,  lui  et  Saint- 
Preux ,  le  bonheur  de  sa  maison. 

Lettre  V,  de  madame  d'Orbe  a  madame  de  Wolmar  ,  4^5 
Caractère ,  goûts  et  mœurs  des  habitants  de  Genève. 


TABLE.  6l5 

htmM  YI,  DE  MADAME  DE  WoLMAR  A  SaINT-PKEVX,, 

page  436 

Elle  lai  fait  part  du^dessein  qu'elle  a  de  le  marier  avec 
madame  d'Orbe ,  lui  donne  des  conseils  relatifs  à  ce 
projet ,  et  combat  sea  maximes  sur  la  prière  et  sur 
la  liberté. 

Lettre  VII  ,  de  Saint-Preux  a  madame  de  Wolmar  ,    4^3 
Il  se  refuse  au  projet  formé  par  madame  de  Wolmar  de 
Punir  à  madame  d'Orbe ,  et  par  quels  motifs.  Il  dé- 
fend son  sentiment  sur  la  prière  et  sur  la  liberté. 

Lettre  VIII,  de  madame  de  Wolmar  a  Saint-Predx  ,  474 
£Ue  lui  fait  des  reproches  dictés  par  l'amitié  ^  et  à 
quelle  occasion.  Douceur  du  désir,  et  charme  de 
Tillusion.  Douceurs  de  Julie,  et  quelles.  Ses  alarmes 
par  rapport  à  l'incrédulité  de  son  mari  calmées ,  et 
par  quelles  raisons.  Elle  informe  Saint-Preux  d'une 
partie  qu'elle  doit  faire  à  Ghillon  avec  sa  famille. 
Funeste  pressentiment. 

Lettre  IX ,  de  Fanchon  Anst  a  Saint-Preux  ,  499 

Madame  de  Wolmar  se  précipite  dans  Teau ,  où  elle 
voit  tomber  un  de  ses  enfants. 

Lettre  X,  a  Saimt-Preux  ,  commencée  par  madame  d'Orbe 

ET  ACHEVÉE  PAR  M.  P£  WoLMAR  ,  5oi 

Mort  de  Julie. 

Lettre  XI,  de  M.  de  Wolmar  a  Saint-Preux,  ibid. 

Détail  circonstancié  de  la  maladie  de  madame  de  Wol- 
mar. Ses  divers  entretiens  avec  sa  famille  et  avec  un 
ministre  sur  les  objets  les  pins  importants.  Retour 
de  Claude  Anet  Tranquillité  d'ame  de  Julie  au  sein 
de  la  mort.  Elle  expire  entre  les  bras  de  sa  cousine. 
On  la  croit  faussement  rendue  à  la  vie,  et  à  quelle 
occasion.  Gomment  le  rêve  de  Saint-Preux  est  en 
quelque  sorte  accompli.  Consternation  de  tout»  la 
maison.  Désespoir  de  Glaire. 


6l6  TàBLE. 

Lettab  XO  ,  o»  JiTLjE  A  SAi^fT-PREtix ,  page  56a 

Cette  lettre  étoit  incluse  dans  la  pr^c^dente. 
Jiiliei regarde  sa  mort  comme  Dia  bienfait  du  ciel,  et 
par  quçl  moti£  Elle  engage  de  nouveau  Saîot-Prem 
à  épouser  madame  d'Orbe  »  et  la  charge  de  Téduca- 
tion  de  ses  enfants.  Derniers  adieux. 

liVITRE  XIII ,  im  MAJUME  u'OrBE  A  SaINT-PbXUX  ,  567 

Elle  lui  fak  Faveu  de  ses  sentiments  pour  lui,  et  lai 
déclare  en  même  temps  qu'ejle  veut  toujours  rester 
libre*  Elle  lui  représente  l'importance  dea  davoira 
dont  il  est  chargé  ;  lui  annonce  chez  M.  de  Wolmar 
des  dispositions  prochaines  à  abjurer  sos  iocrédu^ 
Iké;  Tinvite,  lui  et  mylord  ËdoiÂrd,  à  se  réunir  à 
la  famille  de  Ju^e.  Vive  peintui^  de  Taviitié  la  plua 
tendre,  et  de  la  plus  amère  douleur. 

Les  Amours  ne  mylohd  ÉDovijELp  BoMsvpir ,  &71 

Edouard  fait  connoissance  à  Rome  avec  une  dame  lia- 
politaine.  Caractère  de  cette  dame.  Natpre  de  lear 
liaison.  Cette  dama  veut  lui  donner  une  maîtresse 
subalterne.  Danger  d^une  Mkuatîoa  qu'Edouard  évite. 
Caractère  de  Lanre  ;  effet  du  véritable  amour  sur 
elle.  Edouard  la  visite  souvent  sans  Taimer.  Effet 
terrible  de  son  assiduité  auprès  de  Laure  sur  la  mar- 
quise. Laure  change  de  conduite,  et  se  retire  dana 
un  couvent.  La  marquise,  hors  d'elle-même ,  divul- 
gue sa  propre  intrigue.  Son  mari  Tapprend  à  Vienne. 
Ce  qui  en  résulte.  SUuation  singulière  diEdonard. 
Sotrepriae  funeste  de  la  marquise.  Le  marquis  meurt 
en  Allemagne.  Edouard  ne  veut  paa  profiter  de  cet 
dféaMimeni.  Sa  manière  de  vivi«  jusqu'au  moment 
•à  U  connut  Julie* 

OaisavATioNS  de  J.  J,  RousssAir,  etc.  $91 

LcTfxx  A  M...»  5^ 

tcnrcs  n'BstAHPxs  pour  la  Nouvelle  Héwe ,  S97 


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