Full text of "Œuvres"
Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //book s .google . coïrïl
/^OlMCA
A
V / —
OEUVRES
OS
J. J. ROUSSEAU.
TOME QUATRIÈME.
• *
•* m * *
• •••
* 4
* *
** *
* *
• *
••*
* *
« *
» » »
» »
* * *
* * *
. . . . / :
' • • • .
• • • « • ,
* »
' • ••
I *
• m
È
■ê ■
• ■
«
DE L'IMPRIMERIE DE P. DIDOT L*AINÉ,
;
• *•:•••• , .
• • ••
f
OEUVRES
•d^
J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE.
NOUVELLE ÉDITION
OaNEX DE TIROT OaAYIT^ES.
TOME QUATRIÈME,
• * •
• • •
A PARTS •• '^
CHEZ DETERVILLE, LIBRAIRE,
aVB ■AVTKrilllliLI, s* 8;
ET LEFEVBE, BUE DE L'ÉPEROR, W*.
MO CGC XVII.
I
/
< '
• • •
. ••? !
• • • ••
• • •
•• ••
• •
•••
• •••
• • •.
• •
• •• •
• ••
• • •
JULIE
OU
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
QUATRIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MADAME DE WOLMAA A MADAME P'ORBE.
Que ta tardes long-temps à revenir! Toutes ces
aUées et venues ne m accommodent point. Que
d'heures se perdent à te rendre où tu devrois
toujours être, et, qîûifpii} .çîK,*à' t^n.jâloigner!
L'idée de se voir pour îsi peii de téia^^. gâ^te tout
le plaisir d'être ensemble: ?^*$èns-:ftti pas qu'être
ainsi altemativemenr chrâ toi et chez moi , c'est
n'être bien nulle panrt?^^njjBàagiitês-tu point
quelque moyen de faire que tu sois en même
temps chez l'une et chez l'autre?
Que faisons^nous, chère cousine? Que d'in^
stants précieux nous laissons perdre, quand il
ne nous en reste plus à prodiguer? Les années
se multiplient, la jeunesse commence à fuir, la
4. ' .1
•%•
2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vie s'écoule ; le bopheur passager qu elle offre
est entre nos mains, et nous négligeons den
jouir! Te souvient*il du temps où nous étions
encore filles , de ces premiers temps si char-
mants et si doux qu on ne retrouve plus dans
un autre âge, et que le cœur oublie avec tant
de peine? Combien de fois, forcées de nous sé-
parer pour peu de jours et même pour peu
d'heures, nous disions en nous embrassant tris-
tement, Ah ! si jamais nous disposons de nous ,
on ne nous verra plus séparées ! Nous en dispo-
sons maintenant , et nous passons* la moitié de
Tannée éloignées lune de lautre. Quoi! nous
aimerions-nous moins ? Chère et tendre amie ,
nous le sentons toutes deux , combien le temps ,
rhabitude et tes bien&its, ont rendu notre at-
tachement plus fort et plus indissoluble. Pour
moi, ton ^tbsence me paroit de jour en jour
plus insupportable, et je ne puis plus vivre un
instant sans toi. Ce progrès oe notre amitié est
plus nfiU}r^l-qn il ft^s^mUf^^ il a sa raison dans
aotre sitnifîoïi^iinsïïiUQ dans nos caractères. Â
• * •••••••
mesure quoU j^vkf^ thiàge tous les sentiments
se concentrai ;*'pq,V{V9fd tous les jours quelque
chose de c^f (^i^.'ÀoVkçCttil^her , et Ion ne le rem-
place plus. 'On meurt ainsi par degrés, jusqu a
ce que, n aimant enfin que soi-même, on ait
cessé de sentir et de vivre av€Uit de cesser d'exis-
ter. Mais un cœur sensible se défend de toute sa
force contre cette mort anticipée; quand le froid
commence aux extrémités , il rassemble autour
QUATRIÈME PARTIE. 3
de lui toute sa chaleur naturelle; plus il perd ,
plus il s attache à ce qui lui reste, et il tient
pour ainsi dire au dernier objet par les liens
de tou£ les autres.
Voilà ce qu'il me semble éprouver déjà, quoi-
. que jeune encore. Ah! ma chère, mon pauvre
cœur a tant aimé ! il s'est épuisé de si bonne
heure , qu'il vieillit avant le temps ; et tant d'af-
fections diverses l'ont tellement absorbé, qu'il
n'y reste plus de place pour des attachements
nouveaux. Tu m'as vue successivement fille,
amie, amante, épouse et mère. Tu sais si tous
ces titres m'ont été chers ! Quelques uns de ces
liens sont détruits, d'autres sont relâchés. Ma
mère, ma tendre mère n'est plus; il ne me reste
que des pleurs à donner à sa mémoire , et je ne
goûte qu'à moitié le plus doux sentiment de la
nature. L'amour est éteint, il l'est pour jamais,
et c'est encore une place qui ne sera point rem-
plie. Nous avons perdu ton digne et bon mari
que j'aimois comme la chère moitié de toi-mê-
me , et qui méritoit si bien ta tendresse et mon
amitié. Si mes fils étoient plus grands, l'amour
maternel rempliroit tous ces vides : mais cet
amour, ainsi que tous les autres, a besoin de
communication; et quel retour peut attendre
une mère d'un en&nt de quatre ou cinq ans ?
Nos enfanta nous sont cfaers long-temps avant
qu'ils puissent le sentir et nous aimer à leur tour;
et cependant on a si grand besoin de dire com*-
bien on les aime à quelqu'un qui nous entende !
I.
4 LA NOUVELLE fiÉLOÏSE.
Mon mari m entend , mais il ne me répond pas
assez à ma fentaisie ; la tête ne lui en tourne pas
comme à moi : sa tendresse pour eux est trop
raisonnable; j en veux une plus vive et qui res-
semble mieux à la mienne. Il me faut une amie,
une mère qui soit aussi folle que moi de mes en-
fants et des siens. En un mot, la maternité me
rend lamitié plus nécessaire encore , par le plai-
sir de parler sans cesse de mes enfants sans
donner de lennui. Je sens que je jouis double-
ment des caresses de mon petit Marcellin quand
je te les vois partager. Quand j'embrasse ta fille,
je crois te presser contre mon sein. Nous 1 avons
dit cent fois ; en voyant tous nos petits bambins
jouer ensemble, nos cœurs unis les confondent,
et nous ne savons plus à laquelle appai tient
cbacun des trois.
Ce n est pas tout , j ai de fortes raisons pour
te souhaiter sans cesse auprès de moi, et ton
absence m est cruelle à plus d un égard. Songe
à mon éloignement pour toute dissimulation,
et à cette continuelle réserve où je vis depuis
près de six ans avec Tbomme du monde qui
m est le plus cher. Mon odieux secret me pèse
de plus en plus , et semble chaque jour devenir
plus indispensable. Plus Tfaonnèteté veut que je
le révèle , plus la prudence m oblige à le garder.
Conçois-tu quel état affreux cest pour une
femme de porter la défiance , le mensonge et la
crainte, jusque dans les bras d'un époux, de
n'oser ouvrir son cœur à celui qiu le possède ,
QUATBIÈME PAETIE. 5
et de lui cacher la moitié de sa vie pour as-
surer le repos de Tautre. A qui , grand dieu ! faut-
il déguiser mes plus secrètes pensées, et celer
Tintérieur d'une ame dont il auroit lieu d'être
si content? A M. de Wolmar, à mon mari, au
plus digne époux dont le ciel eut pu récom-
penser la vertu d une fille chaste ! Pour Favoir
trompé une fois , il faut le tromper tous les
jours , et me sentir sans cesse indigne de toutes
ses bontés pour moi. Mon cœur n ose accepter
aucun témoignage de son estime , ses plus ten-
dres caresses me font rougir, et toutes les mar-
ques de respect et de considération quil me
donne se changent dans ma conscience en op-
probres et en signes de mépris. II est bien dur
d avoir à se dire sans cesse , Cest une autre que
moi quil honore. Ah! s il me connoissoit, il ne
me traiteroit pas ainsi. Non , je ne puis suppor*
ter cet état affreux ; je ne suis jamais seule avec
cet homme respectable que je ne sois prête à
tomber à genoux devant lui , à lui confesser ma
faute , et à mourir de douleur et de honte à ses
pieds.
Cependant les raisons qui m ont retenue dès
le commencement prennent chaque jour. de
nouvelles forces , et je n ai pas un motif de par-
ler qui ne soit une raison de me taire. En con-
sidérant Tétat paisible et doux de ma famille ,
je ne pense point sans e£Froi qu un seul mot y
peut causer un désordre irréparable. Après six
ans passés dans une si parfaite union, irai<-je
6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
troubler le repos d un mari si sage et si bon ,
qui na dautre volonté que celle de son heu-
reuse épouse , ni d autre plaisir que de voir
régner dans sa maison Tordre et la paix ? Con-
tri8terai*je par des troubles domestiques les
vieux jours d'un père que je vois si content , si
cbarmé du bonheur de sa fille et de son ami ?
Exposerai-je ces chers enfants , ces enfants ai-
mables et qui promettent tant , à n avoir qu'une
éducation négligée ou s(:andaleuse , à se voir les
tristes victimes de la discorde de leurs parents ,
entre un père enflammé dune juste indigna-
tion , agité par la jalousie , et une mère infor-
tunée et coupable , toujours noyée dans les
pleurs? Je connois M. de Wolmar estiniant sa
femme ; que sais^je ce qu'il sera ne Te^timant
pltis? Peut-être n est-il si modéré que parceque
la passion qui domineroit dans soâ caractère
n'a pas encore eu lieu de se développer. Peut-
être sera-t-il aussi violent dans Femportement
de la colère qu'il est doux et tranquille tant qu'il
n'a nul sujet de s'irriter.
Si je dois tant d'égards à tout ce qui m'en-
vironne, ne m'en dois-je point aussi quelques
uns à moi-même? Six ans d'une vie honnête
et régulière n'efFacent-ils rien des erreurs de la
jeunesse? et faut-il m'exposer encore à la peine
d une faute que je pleure depuis si long-temps ?
Je te l'avoue, ma cousine, je ne tourne point sans
répugnance les yeux sur le passé; il m'humilie
jusqu'au découragement, et je suis trop sensible
QUATRIÈME PARTIE. 7
à la honte pour en supporter Fidée sans retomber
dans une sorte de désespoir. Le temps qui s est
écoulé depuis mon mariage est celui quil faut
que j envisage pour me rassurer. Mon état pré-
sent m'inspire une confiance que d'importuns
souvenirs voudroient m*ôter. J aime à nourrir
mon cœur des sentiments d'honneur que je crois
retrouver en moi. Le rang d'épouse et de mère
m'élève l'ame et me soutient contre les remords
d'un autre état. Quand je vois mçs enfants et leur
père autour de moi, il me semble que tout y
respire la vertu ; ils chassent de mon esprit l'idée
même de mes anciennes fautes. Leur innocence
est la sauvegarde de la mienne ; ils m'en de -
viennent plus chers en me rendant meilleure ;
et j'ai tant d'horreur pour tout ce qui blesse
rhonnèteté , que j'ai peine à me croire la même
qui put l'oublier autrefois. Je me sens si loin de
ce que j'étois, si sûre de ce que je suis , qu'il s'en
fiaiut peu que je ne regarde ce que j'aurois à dire
comme un aveu qui m'est étranger et que je ne
suis plus obligée de faire.
Voilà l'état d'incertitude et d'anxiété dans le-
quel je flotte sans cesse en ton absence. Sais- tu
ce qui arrivera de tout cela quelque jour? Mon
père va bientôt partir pour Berne, résolu de
n'en revenir qu après avoir vu la fin de ce long
procès dont il ne veut pas nous laisser l'embar-
ras , et ne se fiant pas trop non plus, je pense ,
à notre zèle à le poursuivre. Dans l'intervalle de
son départ à son retour, je resterai seule avec
8 LA IVOUVELLE HÉLOÏSE.
mon mari , et je sens qu il sera presque impos-
sible que mon ÙlXslI secret ne m'échappe. Quand
nous avons du monde, tu sais que M. de Wol-
mar quitte souvent la compagnie et fait volon-
tiers seul des promenades aux environs : il cause
avec les paysans ; il s informe de leur situation ;
il examine Tétat de leurs terres ; il les aide au
besoin de sa bourse et de ses conseils. Mais
quand nous sommes seuls, il ne se promène
qu avec moi ; il quitte peu sa femme et ses en-
fants, et se prête à leurs petits jeux avec une
simplicité si charmante , qu alors je sens pour
lui quelque chose de plus tendre encore quà
lordinaire. Ces moments d'attendrissement sont
d autant plus périlleux pour la réserve, qui!
me fournit lui-même les occasions den man-
quer , et qu'il ma cent fois tenu des propos qui
sembloient m exciter à la confiance. Tôt ou tard
il faudra que je lui ouvre mon cœur , je le
sens ; mais, puisque tu veux que ce soit de con-
cert entre, nous et avec toutes les précautions
que la prudence autorise , reviens, et fais de
moins longues absences , ou je ne réponds plus
de rien.
Ma douce amie , il faut achever ; et ce qui
reste importe assez pour me coûter le plus à
dire. Tu ne m es pas seulement nécessaire quand
je suis avec mes enÊints ou avec mon mari ,
mais sur-tout quand je suis seule avec ta pauvre
Julie ; et la solitude m est dangereuse précisé-
ment parcequ elle m est douce, et que souvent
QUATRIEME PARTIE. 9
je la cherche sans y sooger. Ce n est pas , tu le
sais , que mon cœur se ressente encore de ses
anciennes blessures ; non : il est £^éri , je le sens ,
j en suis très sûre : j'ose me croire vertueuse. Ce
n e9t point le présent .que je craius , c est le passé
qui me tourmente. Il est des souvenirs aussi re-
doutables que le sentiment actuel ; on s attendrit
par réminiscence ; on a honte de se sentir pleu-
rer, et Ion nen pleure que davantage. Ces lar-
mes sont de pitié , .de regret , de repentir ; la-
mour ny a plus de part; il ne m est plus rien :
mais je pleure les maux qu'il a causés; je pleure
le sort d un homme estimable que des feux in-
discrètement nourris ont privé du repos et peut-
être de la vie. Hélas ! sans doute il a péri dans ce
long et périlleux voyage que le désespoir lui a
fait entreprendre. S'il vivoit, du bout du monde
il nous eût donné de ses nouvelles ; près de qua-
tre ans se sont écoulés depuis son départ. On dit
que lescadre sur laquelle il est a souffert mille
désastres , qu elle a perdu les trois quarts de ses
équipages , que plusieurs vaisseaux sont sub-
mergés , qu'on ne sait ce qu'est devenu le reste.
Il n'est plus , il n'est plus ; un secret pressenti-
mfiut me l'annonce. L'infortuné n'aura pas été
plus épargné que tant d'autres. La mer, les ma-^
ïadies, la tristesse, bien plus cruelle, auront
abrégé ses jours. Ainsi s'éteint tout ce qui brille
un moment sur la terre. 11 manquoit aux tour-
ments de ma conscience d'avoir à me reprocher
la mort d'un honnête homme. Ah ! ma chère ,
lO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
quelle ame cétoit que la sienne!... comme il
savoit aimer!... Il mëritoit de vivre... U aura pré-
senté devant le souverain jug[e une ame foible ,
mais saine et aimant la vertu... Je mefForce en
vain de chasser ces tristes idées ; à chaque instant
elles reviennent malgré moi. Pour les bannir ,
ou pour les régler, ton amie a besoin de tes
soins ; et puisque je ne puis oublier cet infortuné,
j aime mieux en causer avec toi que dy penser'
toute seule.
Regarde , que de raisons augmentent le besoin
continuel que j'ai de t'avoir avec moi! Plus sage
et plus heureuse, si les mêmes raisons te man-
quent , ton cœur sent-il moins le même besoin ?
S'il est bien vrai que tu ne veuilles point te rema-
rier, ayant si peu de contentement de ta famille,
quelle maison te peut mieux convenir que celle-
ci ? Pour moi , je souffre à te savoir dans la tienne;
car, malgré ta dissimulation , je connois ta ma-
nière d'y vivre , et ne suis point dupe de laîr
folâtre que tu viens nous étaler à Clarens. Tu
m as bien reproché des défauts en ma vie ; mais
j en ai un très grand à te reprocher à ton tour ;
cest que ta douleur est toujours concentrée et
solitaire. Tu te caches pour t'affliger , comme si
tu rougissois de pleurer devant ton amie. Claire,
je n aime pas cela. Je ne suis point injuste comme
toi ; je ne blâme point tes regrets , je ne veux
pas quau bout de deux ans, de dix , ni de toute
ta vie , tu cesses d'honorer la mémoire d'un si
tendre époux; mais je te blâme, après avoir
QUATRIÈME PARTIE. II
passé tes plus beaux jours à pleurer avec ta
Jolie , de lui dérober la douceur de pleurer à
son tour avec toi , et de laver par de plus dignes
larmes la honte de celles qu elle versa dans ton
sein. Si tu es fâchée de t'afflig^r , ah ! tu ne con-
nois pas la véritable affliction. Si tu y prends
une sorte de plaisir , pourquoi ne veux-tu pas
que je le partage ? Ignores-tu que la commu-
nication des cœurs imprime à la tristesse je ne
sais quoi de doux et de touchant que n a pas
le contentement? et lamitié na-t-elle pas été
spécialement donnée aux malheureux pour le
soulagement de leurs maux et la consolation de
leurs peines ?
VoÂà , ma chère , des considérations que tu
devrois iiaiire, et auxquelles il faut ajouter qu'en
te proposant de venir demeurer avec moi je ne
te parle pas moins au nom de mon mari quau
mien. Il ma paru plusieurs fois surpris, presque
scandalisé , que deux amies telles que nous
n habitassent pas enseknble ; il assure te lavoir
dit à toi-même , et il n est pas homme à parler
inconsidérément. Je ne sais quel parti tu pren-
dras sur mes représentations ; j'ai lieu d'espérer
qa'H sera tel que je le désire. Quoi qu'il en soit ,
le mien est pris, et je n'en changerai pas. Je
n'ai point oublié le temps où tu voulois me sui-
vre en Angleterre. Amie incomparable, cest à
présent mon tour. Tu connois mon aversion
pour la ville, mon goût pour la campagne,
pour les travaux rustiques, et l'attachement que
12 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
trois ans de séjour m ont donné pour ma. maj*
son de Clarens. Tu nig[nores pas non plus
quel embarras cest de déménager avec toute
une famille , et combien ce seroit abuser de la
complaisance de mon père de le transplanter
si souvent. Hé bien ! si tu ne veux pas quitter
ton ménage et venir gouverner le mien, je sui»
résolue à prendre une maison à I^usanne , où
nous irons tous demeurer avec toi. Arrange-toi
là-dessus; tout le veut, mon cœur, mon de-
voir , mon bonbeur , mon honneur conservé ,
ma raison recouvrée , mon état , . mon mari ,
mes enfants , moi-même ; je te dois tout ; tout
ce que j ai de bien me vient de toi , je ne vois
rien qui ne my rappelle , et sans toi je ne SQis
rien. Viens donc, ma bien-aimée , mon ange
tutélaire , viens conserver ton ouvrage , viens
jouir de tes bienfaits. N ayons plus qu une fa-
mille , comme nous n avons qu une ame pour
la cbérir ; tu veilleras sur leducation de mes
fils , je veillerai sur celle de ta fille : nous nous
partagerons les devoirs de mère, et nous en
doublerons les plaisirs. Nous élèverons nos cœurs
ensemble à celui qui purifia le mien par tes soins;
et n ayant plus rien à désirer en ce monde , nous
attendrons en paix lautre vie. dans le sein de
Tinnocence et de lamitié.
r
QUATRIÈME PARTIE. l3
LETTRE IL
RÉPONSE DE MADAME d'oRBE
A MADAME DE WOLMAR.
Al ON dieu! cousine, que ta lettre m'a donné
de plaisir! Charmante prêcheuse !... charmante,
en vérité , mais prêcheuse pourtant... pérorant à
ravir. Des œuvres , peu de nouvelles. L'archi-
tecte athénien... ce beau diseur... tu sais bien...
dans ton vieux Plutarque... Pompeuses descrip-
tions, superbe temple!... Quand il a tout dit,
l'autre revient; un homme uni, lair simple, grave
et posé... comme qui diroit ta cousine Claire...
D'une voix creuse , lente et même un peu na-
sale... Ce guUla dit^ je le ferai. Il se tait , et les
mains de battre. Adieu Thomme aux phrases.
Mon enfant, nous sommes ces deux architectes;
le temple dont il s'agit est celui de l'amitié.
Résumons un peu les belles choses que tu m'as
dites. Premièrement, que nous nous aimions,
et puis , que je t'étois nécessaire ; et puis , que
tu me Fétois aussi ; et puis , qu'étant libres de
passer nos jours ensemble il les y falloit passer.
Et tu as trouvé tout cela toute seule ! Sans men-
tir tu es une éloquente personne ! Oh bien ! que
je t'apprenne à quoi je m'occupois de mon côté
tandis que tu méditois cette sublime lettre.
l4 LA NOUVELLE UÉLOÏSE.
Après cela tu jug^eras toi-même lequel vaut le
mieux de ce que tu dis ou de ce que je fais.
A peine eus-je perdu mon mari , que tu rem-
plis le vide qu il avoit laissé dans mon cœur. De
son vivant il en partageoit avec toi les affec-
tions ; dès qu il ne fut plus , je ne fus qu a toi
seule ; et , selon ta remarque sur Faccord de la
tendresse maternelle et de lamitié , ma fille
même n etoit pour nous qu un lien de plus. Non
seulement je résolus dès-lors de passer le reste
de ma vie avec toi , mais je formai un projet
plus étendu. Pour que nos deux familles n en
fissent qu une , je me proposai , supposant tous
les rapports convenables , d'unir un jour ma
fille à ton fils aîné ^ et ce nom de mari , trouvé
par plaisanterie , me parut d'heureux augure
pour le lui donner un jour tout de bon.
Dans ce desaein , je cherchai d abord à lever
les embarras d une succession embrouillée ; et ,
me trouvant assez d^ bien pour sacrifier quelque
chose à la liquidation du reste , je ne songeai
qu à mettre le partage de ma fille en effets as-
surés et à labri de tout procès. Tu sais que j ai
des fantaisies sur bien des choses ; ma folie dans
celle-ci étoit de te surprendre. Je m etois mis en
tête d entrer un beau matin dans ta chambre ,
tenant dune main mon enfant, de lautre un
porte-feuille , et de te présenter Tun et lautre
avec un beau compliment pour déposer en tes
mains la mère , la fille et leur bien , c est-à-dire
la dot de cellQ-ci. Gouverne-la, voulois-je te
QUATRIÈME PARTIE. iS
dire , comme il convient aux intérêts de ton
fils ; car c est désormais son affaire et la tienne;
pour moi je ne m en mêle plus.
Remplie de cette charmante idée , il fallut
m'en ouvrir à quelqu'un qui m aidât à lexécu-
ter. Or , devine qui je choisis pour cette confi-
dence. Un certain M. de Wolmar : ne le conno!-
trois-tu point ? — Mon mari , cousine •* — Oui ,
ton mari y cousine. Ce même homme à qui tu
as tant de peine à cacher un secret qu'il lui im-
porte de ne pas savoir est celui qui t'en a su
taire un qu'il t'eût été si doux d'apprendre. C'é-
toit là le vrai sujet de tous ces entretiens mys-
térieux dont tu nous faisois si comiquement la
guerre. Tu vois comme ils sont dissimulés ces
maris. N'est-il pas bien plaisant que ce soient
eux qui nous accusent de dissimulation ? J exi-
geois du tien davantage encore. Je voyois fort
bien que tu méditois le même projet que moi
mais plus en dedans , et comme celle qui n'ex-
hale ses sentiments qu'à mesure qu'on s'y livre.
Cherchant donc à te ménager une surprise plus
agréable , je voulois que , quand tu lui propo^
serois notre réunion , il ne parût pas fort ap-
prouver cet empressement, et se montrât un
peu firoid à consentir. Il me fit là-dessus une ré-
ponse que j'ai retenue 'et que tu dois bien re-
tenir; car je doute que, depuis qu'il y a des ma-
ris au monde , aucun d'eux en ait fait une pa-
reille. La voici : u Petite cousine , je connois Ju-
u lie... je la connois bien... mieux qu'elle ne croit
l6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
«peut-être. Son cœur est trop honnête pour
u quon doive résister à rien de ce quelle désire,
«et trop sensible pour qu on le puisse sans Tai-
u fliger. Depuis cinq ans que nous sommes unis ,
« je ne crois pas qu elle ait reçu de moi le moin-
u dre chagrin ; j'espère mourir sans lui en avoir
« jamais fait aucun. » Cousine , songe-s-y bien :
voilà quel est le mari dont tu médites sans cesse
de troubler indiscrètement le repos.
Pour moi , j eus moins de délicatesse , ou plus '
de confiance en ta douceur ; et j éloignai si na-
turellement les discours auxquels ton cœur te
ramenoit souvent , que , ne pouvant taxer le
mien de s'attiédir pour toi , tu t allas mettre
dans la tête que j attendois de secondes noces ,
et que je t aimois mieux que tout autre chose ,
hormis un mari. Car , vois-tu , ma pauvre en-
fant , tu n as pas un secret mouvement qui m'é-
chappe; je te devine , je te pénètre, je perce jus-
qu'au plus profond de ton ame ; et c'est pour
cela que je t'ai toujours adorée. Ce soupçon ,
qui te faisoit si heureusement prendre le change,
m'a paru excellent à nourrir. Je me suis mise à
faire la veuve coquette assez bien pour t'y trom-»
per toi-même : c'est un rôle pour lequel le ta-
lent me manque moins que l'inclination. J'ai
adroitement employé cet air agaçant que je ne
sais pas mal prendre , et avec lequel je me suis
quelquefois amusée à persifler plus d'un jeune
fat. Tu en as été tout-à-fait la dupe^ et m'as crue
prête à chercher un successeur à l'homme du
QUATRIÈME PARTIE. ' 17
molûde auquel il étoit le moius aisé d en trou-
ver. Mais je suis trop franche pour pouvoir me
contrefaire long-temps , et tu tes bientôt rassu-
rée. Cependant je veux te rassurer encore mieux
en t'expliquant mes vrais sentiments sur ce
point.
Je te Fai dit cent fois étant fille , je n etois
point faite pour être femme. S'il eût dépendu de
moi, je ne me serois point mariée; mais dans
noire sexe on n achète la liberté que par lescla-»
vage , et il faut commencer par être servante
pour devenir sa maîtresse un jour. Quoique mon
père ne me gênât pas , j avois des chagrins dans
ma famille. Pour m en délivrer, j épousai donc
M. d'Orbe. Il étoit si honnête homme et m aimoit
si tendrement , que je Taimai sincèrement à mon
tour. Lexpérience me donna du mariage une
idée plus avantageuse que celle que j en avois
conçue, et détruisit les impressions que m en
avoit laissées fà Chaillot. M. d'Orbe me rendit
heureuse et ne s en repentit pas. Avec un autre
jaurois toujours rempli mes devoirs, mais je
Taurois désolé ; et je sens qu il falloit un aussi
bon mari pour faii^ de moi une bonne femme.
Imaginerois-tu que c est de cela même que j Pa-
vois à me plaindre ? Mon enfant , nous nous
aimions trop , nous n étions point gais. Une ami-
tié plus légère eût été plus folâtre; je laurois
préférée , et je crois que j*aurois mieux aimé
vivre moins contente et pouvoir rire plus sou-
vent.
4. a
l8 LA NOUVELLE HÉL0Ï8E.
A cela se joignirent les sujets particuliers
d'inquiétude que me donnoit ta situation. Je
n ai pas besoin de te rappeler les dang^ers que
ta fait courir une passion mal ré{];iée : je les vis
en frémissant. Si tu n avois risqué que ta vie ,
peut-être un reste de gaieté ne m eùt-il pas tout-
à-fait abandonnée : mais la tristesse et lefïroi
pénétrèrent mon ame ; et jusqu'à ce que je t*aie
vue mariée , je n ai pas eu un moment de pure
joie. Tu connus ma douleur , tu la sentis : elle a
beaucoup fait sur ton bon cœur; et je ne ces-
serai de bénir ces heureuses larmes qui sont peut-
être la cause de ton retour au bien.
Voilà comment s est passé tout le temps que
j'ai vécu avec mon mari. Juge si , depuis que
Dieu me l'a ôté , je pourrois espérer den retrou-
ver un autre qui fbt autant selon mon cœur, et
si je suis tentée de le chercher. Non , cousine , le
mariage est un état trop grave ; sa dignité ne va
point avec mon humeur , elle m'attriste et me
sied mal , sans compter que toute gêne m'est in-
supportable. Pense , toi qui me connois , ce que
peut être à mes yeux un lien dans lequel je n'ai
pas ri durant sept ans sept petites fois à mon
aise. Je ne veux pas faire comme toi la matrone
à vingt-huit ans. Je me trouve une petite veuve
assez piquante , assez mariable encore ; et je
crois que , si j'étois homme » je .m'accommode-
rois assez de moi. Mais me remarier , cousine !
Écoute ; je pleure bien sincèrement mon pau-
vre mari ; j'aurois donné la moitié de ma vie
QUATRIÈME PARTIE. 19
pour passer l'autre avec lui ; et pourtant , s'il
pouvoit revenir , je ne le reprendrois , je crois,
ïui-nième que parceque je lavois déjà pris.
Je viens de t exposer mes véritables intentions.
Si je n ai pu les exécuter encore malgré les soins
de M. de Wolmar , c est que les difficultés sem-*
blent crottre avec mon zèle à les surmonter.
Mais mon zèle sera le plus fort, et avant que
fêté se passe j espère me réunir à toi pour le
reste de nos jours.
U reste à me justifier du reproche de te ca-
cher mes peines et d aimer k pleurer loin de toi :
je ne le nie pas , c est à quoi j emploie ici le meil-
leur temps que j y passe. Je n entre jamais dans
ma maison sans y retrouver des vestiges de ce^
lui qui me la rendoit chère, Je n y fais pas un
pas , je n y fixe pas un objet , sans apercevoir
quelque signe de sa tendresse et de la bonté de
6on coeur; voudrois-tu que le mien nen fut
pas ému? Quand je suis ici, je ne sens que
la perte que j*ai faite; quand je suis près de
toi , je ne vois que ce qui m est resté. Peux - tu
me faire un crime de ton pouvoir sur mon
humeur? Si je pleure en ton absence et si jie
ris près de toi , d où vient cette différence ? Pe--
tite ingrate ! c est que tu me consoles de tout ,
et que je ne sais plus m affliger de rien quand
je te possède.
Tu as dit bien des choses en faveur de notre
ancienne amitié : mais je ne te pardonne pas
d oublier celle qui me fkit le plus d'honneur ;
a.
:20 LA NOUVELLE HÊLOÏSE.
c'est de te chérir quoique tu m'éclipses. Ma Ju-
lie , tu es faite pour régner. Ton empire est le
plus absolu que je connoisse : il setend jus-
que sur les volontés , et je Téprouve plus que
personne. Comment cela se fait - il , cousine?
Nous aimons toutes deux la vertu ; Thonnêteté
nous est également chère ; nos talents sont les
mêmes ; j ai presque autant d esprit que toi , et
ne suis guère moins jolie. Je sais fort bien tout
cela ; et malgré tout cela tu m en imposes , tu
me subjugues , tu m atterres , ton génie écrase
le mien , et je ne suis rien devant toi. Lors même
que tu vivois dans des liaisons que tu te repro-
chois , et que , n ayant point imité ta faute , j au-
rois dû prendre Fascendant à mon tour, il ne te
demeuroit pas moins. Ta foiblesse , que je blà-
mois , me sembloit presque une vertu ; je ne'pou-
vois m'empêcher d admirer en toi ce que j aurois
repris dans une autre. Enfin , dans ce temps-là
même , je ne t'abordois point sans un certain
mouvement de respect involontaire ; et il est sûr
que toute ta douceur , toute la familiarité de ton
commerce étoit nécessaire pour me rendre ton
amie: naturellement je devois être ta servante.
Explique si tu peux cette énigme; quant à moi,
je n y entends rien.
Mais si fait pourtant , je lentends un peu , et
je crois même Tavoir autrefois expliquée ; c est
que ton cœur vivifie tous ceux qui . lenviron-
nent , et leur donne pour ainsi dire un nouvel
être dont ils sont forcés de lui faire hommage ,
QUATRIÈME PARTIE. 21
puisqu'ils ne Fauroient point eu sans lui. Je t ai
rendu d'importants services, j'en conviens : tu
m en fais souvenir si souvent quil n y: a pas
moyen de Foublier. Je ne le nie point , sans moi
tu étois perdue. Mais qu ai-je fait que te rendre
ce que j avois reçu de toi? Est-il possible de te
^voir long-«temps sans se sentir pénétrer lame des
charmes de la vertu et des douceurs de lamitié?
Ne sais-tu pas que tout ce qui t approche est
par toi-même armé pour ta défense , et que je
nai par-dessus les autres quelavantage des gar*
des de Sésostris , d'être de ton âge et de ton sexe,
et d avoir été élevée avec toi? Quoi quil en soit,
Claire se console de valoir moins que Julie , en
ce que sans Julie elle vaudroit bien moins eur
core; et puis, à te dire la vérité, je crois que
nous avions grand besoin lune de lautre , et que
chacune des deux y perdroit beaucoup si le sort
nous eût séparées.
Ce qui me fâche le plus dans les affaires qui
me rc^tiennent encore ici , c est le risque de ton
secret toujours prêt à s'échapper de ta bouche.
Considère , je t'en conjure , que ce qui te port^
à le garder est une raison forte et solide , et que
.ce qui te porte à le révéler n'est qu'un sentiment
• aveugle. Nos soupçons même que ce secret n'en
est plus un pour celui quil intéresse nous sont
une raison de plus pour ne le lui déclarer qu'a-
vec la plus grande circonspection. Peut-être la
réserve de ton mari est-elle un exemple et une
leçon pour nous ; car en de pareilles matières il
A^ La nouvelle héloïse.
y a souvent une grande différence entre ce qu on
feint d'ignorer et ce qu'on est forcé de savoir.
Attende donc, je l'exige , que nous en délibérions
(encore une lois. Si tes pressentiments étoient
fondés et que ton déplorable ami ne fui plus , le
meilleur parti qui restéroit à prendre seroit de
laisser son histoire et tes malheurs ensevelis^
avec lui. S'il vit y comme je l'espère , le cas peut
devenir diffëretit ; mais encore faut^ll que ce
cas se présente. En tout état de cause , crois-tu
ne devoir aucun égard aux derniers conseils
d'un infortuné dont tous les mauji sont ton ou^
vrûge ?
A l'égard dés dangers de la solitude , je con-
çois et j'approuve tes alarmes , quoique je les
sache très mal fondées. Tes fautes passées te ren-
dent craintive ; j'en augure d'autant mieux du
présent , et tu le serois bien moins s'il té restoit
plus de sujet de letre : mais je ne puis te passer
ton effroi sur le sort de notre pauvre ami. A
présent que te^ àflfections ont changé d'espèce ,
crois qu'il ne m'est pas moins cher qu'à toi. Ce-*
^pendant j'ai des pressentiments tout contraires
aux tiens , et mieux d'accord avec la raison. My-
lord Edouard a reçu deux fois de ses nouvelles,
et m'a écrit à la seconde qu'il étoit dans la mer
du Sud , ayant déjà passé lés dangers dont tu
parles. Tu sais cela aussi bien que moi^ et tu
t'affliges comme si tu n'en savois rien. Mais ce
que tu ne sais pas et qu'il faut t'apprendre ,
c'est que le vaisseau sur lequel il a été vu il y a
QUATRIÈME PARTIE. ^3
deux mois à la hauteur des Canaries , faisant
voile en Europe. Voilà ce qu'on écrit de Hol-
lande à mon père, et dont il n a pas manqué de.
me feire part , selon sa coutume de mlnstruire
des affaires publiques beaucoup plus exactement
que des siennes. Le cœur me dit à moi que nous
ne serons pas long-temps sans recevoir des nou-
velles de notre philosophe , et que tu en seras
pour tes larmes , à moins qu après lavoir pleuré
mort tu ne pleures de ce qu'il est en vie. Mais ^
dieu merci, tu nen es plus là.
Deh ! fosse or qui quel miser pur un poco ,
Ch' è già di pian gère e di yiver lasso (f ) !
Voilà ce que j'avois à te répondre. Celle qui
t aime t offire et partage la douce espérance d une
éternelle réunion. Tu vois que tu nen as formé
le projet ni seule ni la première, et que lexécu-
tion en est plus avancée que tu ne pensois. Prends
donc patience encore cet été , ma douce amie :
il vaut mieux tarder à se rejoindre que d avoir
encore à se séparer.
Hé bien ! belle madame , ai«>je tenu parole ,
et mon triomphe est-il complet? Allons, quon
se mette à genoux , qu on baise avec respect cette
lettre , et qu on reconnoisse humblement qu au
moins une fois en la vie Julie de Wolmar a été
vaincue en amitié (2).
(i) Eh! que n'est-il un moment ici ce pauvre malheu-
reux, déjà las de souffrir et de vivre ! Pétr.
(2) Que cette bonne Suissesse est heureuse d^étre gaie ,
^4 LA NOUVELLE HÉL0Ï8E.
l I tw
LETTRE III.
DE l'amant PE JULIE A MADAME D'OBBE.
JVia cousine, ma bienfaitrice, monamie,j arrive
des extrémités de la terre, et jen rapporte un
cœur tout plein de vous. J ai passé quatre fois la
ligne ; j ai parcouru le» deux hémisphères ; j'ai
vu les quatre parties du monde ; j en ai mis le
diamètre entre nous ; j ai fait le tour entier du
globe , et n ai pu vous échapper un moment. On
a beau fuir ce qui nous est cher, son image, plus
vite que la mer et les vents , nous suit au bout
de ] univers ; et par-tout oii ton se porte , avec
soi Ion y porte ce qui nous fait vivre. J ai beau-
coup soufïert ; j ai vu souffrir davantage. Que d In-
fortunés j'ai vus mourir! Hélas ! ils mettoient un
si grand prix à la vie ! et moi je leur ai survécu !...
Pieut^ètre étois-je en effet moins à plaindre ^ les
misères de mes compagnons m*étoient plus sen-*
sibles que les miennes ; je les voyois tout entiers
à leurs peines ; ils dévoient souffrir plus que
quand elle est gaie sans eeprit, sans naïveté , sans (inesse !
Elle ne «e doute pas des apprêts qu'il faut parmi nous
pour faire passer la bonne humeur. Elle ne sait pas qu'oq
n'a point cette bonne humeur pour soi , mais pour les
autres, et qq'oi) ne rit pas pour rire , mais pour être ap«
pla^di.
r
QUATRIÈME PARTIE. 2$
moi. Je me disois: Je suis mal ici, mais il est
un coin sur la terre oii je suis heureux et pai-
sible 9 et je me dédommageois au bord du lac
de Geuéve de ce que j endurois sur locéan. J ai
le bonheur en arrivant de voir confirmer mes
espérances; mylord Edouard m apprend que
vous jouissez toutes deux de la paix et de la
santé, et que, si vous en particulier avez perdu
le doux titre d'épouse, il vous reste ceux da**
mie et de mère , qui doivent suffire à votre *
bonheur. *^
Je suis trop pressé de vous envoyer cette let-
tre , pour vous faire à présent un détail de mon
voyage ; j ose espérer d en avoir bientôt une oc-
casion plus commode. Je me contente ici de vous
en donner une légère idée, plus pour exciter
que pour satisfaire votre curiosité. J ai mis près
de quatre ans au trajet immense dont je viens
de vous parler, et suis revenu dans le même
vaisseau sur lequel j'étois parti , le seul que le
commandant ait ramené de son escadre.
Jai vu d abord TAmérique méridionale, ce
vaste continent que le manque de fer a soumis
aux Européens , et dont ils ont fait un désert
pour s en assurer lempire. J ai vu les côtes du
Brésil, où Lisbonne et Londres puisent leurs
trésors, et dont les peuples misérables foulent
aux pieds Tor et les diamants sans oser y porter
la main. J ai traversé paisiblement les mers ora-
geuses, qui. sont sous le cercle antarctique; jai
26 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables
tempêtes ,
E in mar dubbioso sotto ig;noto polo
Provai l'onde fallaci, e^l vente infido(i).
Tai vu de loin le séjour de ces prétendus
géants (2) qui ne sont grands quen courage, et
dont lindépendance est plus assurée par une
vie simple et frugale que par une haute stature.
J'ai séjourné trois mois dans une île déserte et
délicieyse , douce et touchante image de lanti*
que beauté de la nature, et qui semble être
confinée au bout du monde pour y servir d asile
à finnocence et à lamour persécutés : mais la-
vide Européen suit son humeur fiairoucbe en
empêchant Tlndien paisible de Thabiter, et se
rend justice en ne Thabitant pas lui-même.
J ai vu sur les rives du Mexique et du Pérou
le même spectacle que dans le Brésil : f en ai vu
les rares et infortunés habitants , tristes restes
de deux puissants peuples , accablés de fers ,
d opprobre et de misères , au milieu de leurs
riches métaux, reprocher au ciel en pleurant
les trésors qu il leur a prodigués. J ai vu Imcen-
die affreux d une ville entière sans résistance et
sans défenseurs. Tel est le droit de la guerre
parmi les peuples savants , humains et polis de
l'Europe ; on ne se borne pas à faire à son en-
(i) Et sur des mers suspectes, sous un pôle inconnu,
j^éprouvai la trahison de l'onde et Tinfidélitë des vents.
(a) Les Patagof s.
QUATRIÈME PARTIE. 27
nemi tout le mal dont on peut tirer du profit ,
mais on compte pour un profit tout le mal qu on
peut lui faire à pure perte. J ai côtoyé presque
toute la partie occidentale de rAmérique , non
sans être frappé d admiration en voyant quinze
cents lieues de côte et la plus grande mer du
monde sous lempire d'une seule puissance qui
tient pour ainsi dire en sa main les clefe d un
hémisphère du globe.
Après avoir traversé la grande mer, j ai trouvé
dans lautre continent un nouveau spectacle. J ai
vu la plus nombreuse et la plus illustre nation
de lunivers soumise à une poignée de brigands ;
j'ai vu de près ce peuple célèbre, et nai plus été
surpris de le trouver esclave. Autant de fins con-
quis qu attaqué, il fut toujours en proie au pre-
mier venu et le sera jusqua la fin des siècles. Je
Tai trouvé digne de son sort, n ayant pas même
le courage d en gémir. Lettré ^ lâche , hypocrite
et charlatan ; parlant beaucoup sans rien dire ,
plein desprit sans aucun génie, abondant en si-
gnes et stérile en idées ; poli , complimenteur ,
adroit, fourbe et fripon; qui met tous les de-
voirs en étiquettes , toute la morale en simagrées ,
et ne connott d'autre humanité que les saluta-
tions et les révérences. J'ai surgi dans une se*
conde ile déserte , plus inconnue , plus cfaar«-
mante encore que la première, et où le plus
cruel accident faillit à nous confiner pour ja-
mais. Je fus le seul peut-être qu'un eul si doux
n'épouvanta point. Ne suis-je pas désormais pai^
28 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tout en exil ? J ai vu dans ce lieu de délices et
d effiroi ce que peut tenter Tindustrie humaine
pour tirer rhomme civilisé d une solitude où rien
ne lui manque , et le replonger dans un goufire
de nouveaux besoins.
J ai vu dans le vaste océan , où il devroit être
si doux à des hommes d en rencontrer d autres ,
deux grands vaisseaux se chercher , se trouver ,
s'attaquer , se battre avec fureur , comme si cet
espace immense eut été trop petit pour chacun
d'eux. Je les ai vus vomir lun contre l'autre le
fer et les flammes. Dans un combat assez court ,
j'ai vu l'image de lenfer ; j'ai entendu les cris de
joie des vainqueurs couvrir les plaintes des bles-
sés et les gémissements des mourants. J'ai reçu
en rougissant ma part d'un immense butin; je
l'ai reçu , mais en dépôt ; et s'il fut pris sur des
malheureux, c'est à des malheureux qu'il sera
rendu.
J'ai vu l'Europe transportée à l'extrémité de
l'Afrique par ]es soins de ce peuple avare, pa-
tient et laborieux , qui a vaincu par le temps et
la constance des difficultés que tout l'héroïsme
des autres peuples n'a jamais pu surmonter. J ai
vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne
semblent destinées qu'à couvrir la terre de trou-
peaux d'esclaves. A leur vil aspect j'ai détourné
les yeux de dédain, d'horreur et de pitié; et
voyant la quatrième partie de mes semblables
changée en bêtes pour le service des autres , j'ai
gémi d'être homme.
QUATRIÈME PARTIE. 2g
Enfin j'ai vu dans mes compagnons de voyage
an peuple intrépide et fier , dont l'exemple et la
liberté rétablissoient à mes yeux Thonneur de
mon espèce , pour lec](hel la douleur et la mort
ne sont rien , et qui ne craint au monde que la
faim et lennui. J ai vu dans leur chef un capi-
taine , un soldat , un pilote , un sage , un grand
homme , et, pour dire encore plus peut-être, le
digne ami d'Edouard Bomston : mais ce que je
n'ai point vu dans le monde entier, c'est quel-
qu'un qui ressemble à Glaire d'Orbe , à Julie
d'Étange , et qui puisse consoler de leur perte
un cœur qui sut les aimer.
Comment vous parler de ma guérison ? C'est
de vous que je dois apprendre à la connoitre.
Reviens-je plus libre et plus sage que je ne suis
parti? J'ose le croire et ne puis l'affirmer. La
même image régne toujours dans mon cœur ;
vous savez s'il est possible qu'elle s'en efface :
mais son empire est plus digne d'elle ; et si je
ne me £us pas illusion , elle régne dans ce cœur
infortuné comme dans le vôtre. Oui , ma cou-
sine , il me semble que sa vertu m'a subjugué ,
que je ne suis pour elle que le meilleur et le plus
tendre ami qui fut jamais , que je ne fais plus
que l'adorer comme vous l'adorez vous-même ;
ou plutôt il me semble que mes sentiments ne
se sont pas affoiblis, mais rectifiés; et, avec
quelque soin que je m'examine , je les trouve
aussi purs que l'objet qui les inspire. Que puis-
je vous dire de plus jusqu'à l'épreuve qui peut
3o LA NOUVELLE HÉ^LOÎSE.
m apprendre à juger de moi? Je suis sincère et
vrai ; je veux être ce que je dois être : mais
comment répondre de mon cœur avec tant de
raisons de m en défier ?%uis-je le maître du
passé? Peux -je empêcher que mille feux ne
m'aient autrefois dévoré ? Comment distingue-
rai-je par la seule imagination ce qui est de ce
qui fut? et comment me représenterai-je amie
celle que je ne vis jamais qu amante ? Quoi que
vous* pensiez peut-être du motif secret de mon
empressement , il est honnête et raisonnable ;
il mérite que vous lapprouviez. Je réponds
davance au moins de mes intentions. Souffrez
que je vous voie , et m examinez vous-même ;
ou laissez-moi voir Julie, et je saurai ce que
je suis.
Je dois acccompagner mylord Edouard en
Italie. Je passerai près de vous ; et je ne vous
verrois point ! Pensez-vous que cela se puisse ?
Eh ! si vous aviez la barbarie de l'exiger , vous
mériteriez de netre pas obéie. Mais pourquoi
l'exigeriez- vous ? N'êtes-vous pas cette même
Glaire , aussi bonne et compatisj^ante que ver-
tueuse et sage , qui daigna m'aimer dès sa plus
tendre jeunesse , et qui doit m'aimer bien plus
encore aujourd'hui que je lui dois tout (i)? Non,
non , chère et charmante aroie , un si cruel
(i) Que lui doit-il donc tant, à elle qui a fait les ipal*
heurs de sa vie? Malheureux questionneur! il lui doit
Thonneur, la vertu , le repos de celle qu'il aime; il lui
doit ton t.
QUATRIÈME PARTIE. 3l
refus ne seroit ni de vous ni Êiit pour moi ; il
ne mettra point le comUe à ma misère. Encore
une fois , encore une fois en ma vie , je dépo-
serai mon cœur à vos pieds. Je vous verrai , vous
y consentirez. Je la verrai^ elle y consentira.
Vous connoi8sez,trop bien toutes deux mon res-
pect pour elle. Vous savez si je suis homme à
mofirir à ses yeux en me sentant indigne d y
paroitre. Elle a déploré si long-temps' Fouvrage
de ses charmes! ah! quelle voie une fois Fou-
vrage de sa vertu !
P. S. Mylord Edouard est retenu pour quel-
que temps encore ici par des affaires : s'il m est
permis de vous voir , pourquoi ne prendrois-
je pas les devants pour être plus tôt auprès de
vous ?
LETTRE IV.
DE M. DE WOLMAR A l'aMANT DE JULIE.
Quoique nous ne nous connoissions pas en<-
core , je suis chargé de vous écrire. La plus sage
et la plus chérie des femmes vient d ouvrir son
cœur à son heureux époux. Il vous croit digne
d avoir été aimé délie, et il vous offre sa maison.
Uinnocence et la paix y régnent ; vous y trou-
verez lamitié , l'hospitalité , Festime , la con-
fiance. Consultez votre cœur ; et s'il n y a rien
52 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
là qui vous effraie, venez sans crainte. Yout ne
partirez point dlci sans y laisser un ami.
WOLMAR.
p. s. Venez, mon ami, nous vous attendons
avec empressement. Je n aurai pas la douleur
que vous nous deviez un refus.
Julie.
LETTRE V.
de madame d'orbe a l'amant de JULIE.
DANS CKTTE LSTTBE ÉTOIT INCLUSE LA. PRECÉOENTE.
Bien arrivé! cent fois le bien arrivé, cher Saint-
Preux; car je prétends que ce nom (i) vous de-
meure, au moins dans notre société. C'est, je
crois , vous dire assez qu'on n'entend pas vous
en exclure , à moins que cette exclusion ne vien-
ne de vous. En voyant par la lettre ci -jointe
que j'ai fait plus que vous ne me demandiez,
apprenez à prendre un peu plus de confiance
en vos amis, et à ne plus reprocher à leur cœur
des chagrins qu'ils partagent quand la raison
les force à vous en donner. M. de Wolmar veut
vous voir; il vous offre sa maison, son amitié,
(i) Cest celui qu'elle lui avoit donné devant ses
gens à son précédent voyage. Voyez troisième partie ,
lettre XIV.
QUATRIÈME PARTIE, 33
ses conseils : il n en falloit pas tant pour calmer
toutes mes craintes sur votre voyage, et je m of-
fenserois moi-même si je pouvois un moment
me défier de vous. U fait plus, il prétend vous
guérir, et dit que ni Julie, ni lui, ni vous^ ni
moi, ne pouvons être parfaitement heureux sans
cela. Quoique j attende beaucoup de sa sagesse ,
et plus de votre vertu , j'ignore quel Sera le suC'*
ces de cette entreprise^ Ce que je sais bien, cest
qu avec la femme qu'il a , le soin qu il veut pren-
dre est une pure générosité pour vous.
Venez donc, mon aimable ami, dans la sécu-*
rite d'un cœur honnête, satisfaire 1 empresse-
ment que nous avons tous de vous embrasser
et de vous voir paisible et content ; venez dans
votre pays et parmi vos amis vous délasser de
vos voyages et oublier tous les maux que vous
avez soufferts. La dernière fois que vous me vîtes
j'étois une grave matrone , et mon amie étoit à
l'extrémité; mais à présent qu'elle se porte bien ^
et que je suis redevenue fille , me voilà tout aussi
folle et presque aussi jolie qu'avant mon tna-f
riagCi Ce qu'il y a du moins de bien sûr, c'est
que je n'ai point changé pour vous, et que vous
feriez bien des fois le tour du monde avant d'y
trouver quelqu'un qui vous aimât comme moi^
?
34 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
LETTRE VI.
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
Je me lève au milieu de la nuit pour vous écrire.
Je ne saurois trouver un moment de repos. Mon
cœur ag[ité, transporté, ne peut se contenir au-
dedans de moi; il a besoin de s'épancher. Vous
qui lavez si souvent garanti du désespoir, soyeji
le cher dépositaire des premiers plaisirs qu'il ait
goûtés depuis si long-temps.
Je lai vue , mylord ! mes yeux Font vue ! J'ai
entendu sa voix ; ses mains ont touché les mien-
nes ; elle ma reconnu ; elle a marqué de la joie
à me voir ; elle ma appelé son ami , son cher
ami; elle ma reçu dans sa maison; plus heu-
reux que je ne fus de ma vie, je loge avec elle
sous un même toit, et maintenant que je vous
écris je suis à trente pas d elle.
Mes idées sont trop vives pour se succéder ;
elles se présentent toutes ensemble; elles se nui-
sent mutuellement. Je vais marréter et repren-
dre haleine pour t&cher de mettre quelque or-
dre dans mon récit.
A peine après une si longue absence m'étois-
je livré près de vous aux premiers transports de
mon cœur en embrassant mon ami , mon libé-
rateur et mon père, que vous songeâtes au voya-
ge dltalie. Vous me le fîtes désirer dans lespoir
QUATRIÈME PARTIE. 35
de m y soulager enfin du fardeau de mon inuti-
lité pour vous. Ne pouvant terminer sitôt les af-
faires qui vous retenoient à Londres, vous me
proposâtes de partir le premier pour avoir plus
de temps à vous attendre ici. Je demandai la
permission d'y venir; je lobtins, je partis; et
quoique Julie s'offrit d avance à mes regards^
en songeant que j allois m approcher d elle je
sentis du regret à m éloigner de vous. Mylord ,
nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a
tout payé.
Il ne faut pas vous dire que durant toute la
route je n étois occupé que de lobjet de mon
voyage; mais une chose à remarquer, c'est que
je commençai de voir sous un autre point de
vue ce même objet qui n'étoit jamais sorti de
mon cœur. Jusque-là je m'étois toujours rap-
pelé Julie brillante comme autrefois des char-
mes de sa première jeunesse; j'avois toujours
vu ses beaux yeux animés du feu qu'elle m'in-
spiroit; ses traits chéris n ofFroient à mes regards
que des garants de mon bonheur; son amour
et le mien se mèloient tellement avec sa figure
que je ne pouvois les en séparer. Maintenant
j'allois voir Julie mariée , Julie mère , Julie in-
différente. Je m'inquiétois des changements que
huit ans d'intervalle avoient pu faire à sa beau-
té. Elle avoit eu la petite vérole ; elle s'en trou-
voit changée: à quel point le pouvoit-elle être?
Moa imagination me refusoit opiniâtrement des
taches sur ce charmant visage; et sitôt que j'en
3.
36 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Yoyois un marqué de petite vérole, ce nétoit
plus celui de Julie. Je pensois encore à lentre^
vue que nous allions avoir, à la réception qu elle
m'alloit faire. Ce premier abord se présentoit à
mon esprit sous mille tableaux différents, et ce
moment qui de voit passer si vite reveooit pour
moi mille fois le jour.
Quand j aperçus la cime des monts, le coeur
me battit fortement, en me disant, elle est là.
La même chose venoit de m'arriver en mer à la
vue des côtes d'Europe. La même chose m etoit
arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la
maison du baron d'Étange. Le monde n est ja-
mais divisé pour moi qu en deux régions ; celle
oii elle est , et celle où elle n est pas. La pre-
mière s'étend quand je m'éloigne , et se resserre
à mesure que j'approche , comme un lieu où je
ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornéf
aux murs de sa chambre. Hélas ! ce lieu seul est
habité ; tout le reste de l'univers est vide.
Plus j'approchois de la Suisse, plus je me sen-
tois ému. L*instant où des hauteurs du Jura je
découvris le lac de Genève fut un instant d'ex-
tase et de ravissement. La vue de mon pays^
de ce pays si chéri où des torrents de plaisirs
avoient inondé mon cœur ; l'air des Alpes si sa-
lutaire et si pur; le doux air de la patrie, plus
suave que les parfums de l'Orient; cette terre
riche et fertile , ce paysage unique , le plus beau
dont l'œil humain fut jamais frappé ; ce séjour
charmant auquel je n'avois rien trouvé d'égal
QUATRIÈME PARTIE* 87
dans le tour du inonde; laspect d'un peuple
heureux et libre, la douceui* de la saison, la sé-
rénité du climat, mille souvenirs délicieux qui
réveilloient tous les sentiments que j avois goû-
tés; tout cela me jetoit dans des transports que
je ne puis décrire, et sembloit me rendre à-la-
fois la jouissance de ma vie entière.
En descendant vers la côte je sentis une im-
pression nouvelle dont je n'a vois aucune idée ;
c'étoit un certain mouvement d effroi qui me
resserroit le cœur et me troubloit malgré moi.
Cet effroi, dont je ne pouvois démêler la cause,
croissoit à mesure que j approchois de la ville :
il ralentissoit mon empressement d arriver, et fit
enfin de tels progrès que je mlnquiétois autant
de ma diligence que j avois fait jusque-là de ma
lenteur. En entrant à Yevai la sensation que
j^éprouvai ne fut rien moins quagréable : je fus
saisi d'une violente palpitation qui m empèchoit
de respirer ; je parlois d une voix altérée et trem-»
Liante. J eus peine à me faire entendre en de-
mandant M. de Wolmar; car je nosai jamais
nommer sa femme. On me dit qu'il demeuroit
à Clarens. Cette nouvelle m ota de dessus la poi-
trine un poids de cinq cents livres ; et prenant
les deux lieues qui me restoient à faire pour un
répit, je me réjouis de ce qui meut désolé dans
un autre temps; mais j appris avec un vrai cha-
grin que madame d'Orbe étoit à Lausanne. J en-
trai dans une auberge pour reprendre les forces
qui me maqquoient : il me fut impossible d ava-
38 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
1er un seul morceau; je sufFoquois en buvant^
et ne pouvois vider un verre qu'à plusieurs re-
prises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre
les chevaux pour repartir. Je crois que j auroîs
donné tout au monde pour voir briser une roue
en chemin. Je ne voyois plus Julie ; mon imagi*
nation troublée ne me présentoit que des objets
confus ; mon ame étoit dans un tumulte univer-
sel. Je connoissois la douleur et^é désespoir; je
les aurois préférés à cet horrible état. Enfin je
puis dire n avoir de ma vie éprouvé d ag^itation
plus cruelle que celle où je me trouvai durant
ce court trajet, et je suis convaincu que je ne
laurois pu supporter une journée entière.
En arrivant je fis arrêter à la grille, et, me
sentant hors d état de faire un pas, j envoyai le
postillon dire qu un étranger demandoit à parler
à M. de Wolmar. Il étoit à la promenade avec
sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un
autre côté, tandis que, les yeux fichés sur la ve-
nue, jattendois dans dès transes mortelles d'y
voir paroitre quelqu'un.
A peine Julie ni eut-elle aperçu qu elle me
reconnut. A Tinstant, me voir, s écrier , courir,
s élancer dans mes bras , ne fut pour elle qu une
même chose. A ce son de voix je me sens tres-
saillir; je me retourne, je la vois, je la sens.
O mylord! ô mon ami!... je ne puis parler...
Adieu crainte, adieu terreur, effroi, respect hu-
main. Son regard , son cri, son geste, me ren-
dent en un moment la confiance, le courage et
QUATRIÈME PARTIE. 3g
les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et
la vie, je pétille de joie en la serfant dans les
miens. Un transport sacré nous tient dans un
long silence étroitement embrassés ^ et ce nest
quaprès un si doux saisissement que nos voix
commencent à se confondre et nos yeux à mêler
leurs pleurs. M. de Wolmar étoit là; je le savois
je le voyois : mais qu auroie-je pu voir? Non ^
quand lunivers entier se fût réuni contre moi,
quand lappareil des tourments meut envi-
ronné, je naurois pas dérobé mon cœur à la
moindre de ces caresses, tendres prémices d une
amitié pure et sainte que nous emporterons dans
le ciel !
Cette première impétuosité suspendue , ma-
dame de Wolmar me prit par la main , et, se re-
tournant vers son mari, lui dit avec une cer-
taine grâce d innocence et de candeur dont je me
sentis pénétré, Quoiqu'il soit mon ancien ami ,
je ne vous le présente pas , je le reçois de vous ,
et ce nest quhonoré de votre amitié qu il aura
désormais la mienne. Si les nouveaux amis ont
moins d ardeur que les anciens, me dit-il en
m embrassant, ils seront anciens à leur tour,
et ne céderont point aux autres. Je reçus ses
embrassements, mais mon cœur venoit de s'é-
puiser, et je ne fis que les recevoir.
Après cette courte scène j observois du coin
de Tgeil qu on avoit détaché ma malle et re-
misé ma chaise. Julie me prit sous le bras, et
je m avançai avec eux vers la maison , presque
I
4o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
oppressé d aise de voir qu on y prenoit po8Se»«
sion de moi. •
Ce fut alors qu en contemplant plus padsible-*
ment ce visage adoré que j avois cru trouver en*
iaidi, je vis avec une surprise amère et douce
quelle étoit réellement plus belle et plus bril-
lante que jamais. Ses traits charmants se sont
mieux formés encore ; elle a pris un peu plus
d embonpoint qui ne fait qu ajouter à son éblouis-
sante blancheur. La petite vérole n a laissé sur
ses joues que quelques légères traces presque
imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souf-
frante qui lui faisoit autrefois sans cesse baisser
les yeux, on voit la sécurité de la vertu s'allier
dans son chaste regard à la douceur et à la sen*
sibilité; sa contenance , non moins modeste, est
moins timide; un air plus libre et des grâces
plus franches ont succédé à ces manières con-
traintes, mêlées de tendresse et de honte; et si
le sentiment de sa faute la rendoit alors plus
touchante, celui de sa pureté la rend aujour-
d'hui plus céleste,
A peine étions-nous dans le salon quelle dis-
parut, et rentra le moment d'après. Elle n étoit
pas seule. Qui pensez-vous qu elle amenoit avec
elle? Mylord , c étoient ses enfants ! ses deux en-
fants plus beaux que le jour, et portapt déjà sur
leur physionomie enfantine le charme et lattrait
de leur mère! Que devins-je à cet aspect? cela
ne peut ni se dire ni se comprendre; il faut le
sentir. Mille mouvements contraires massailli-
QUATRIÈME PARTIE. 4'
rent à-la-fbis; mille cruels et délicieux souve*
nirs vinrent partager mon cœur. O spectacle !
6 regrets l Je me seutois déchirer de douleur et
transporter de joie. Je voyois pour ainsi dire
multiplier celle qui me fut si chère. Hélas! je
voyois au même instant la trop vive preuve
qu'elle ne m'étoit plus rien , et mes pertes sem-
bl oient se multiplier avec ell&é
6Ue me les amena par la main. Tenez , me dit-
elle d un ton qui me perqa lame , voilà les en-
fants de votre amie; lisseront vos amis un jour:
soyez le leur dès aujourd'hui. Aussitôt ces deux,
petites créatures s empressèrent autour de moi ,
me prirent les mains, et, m accablant de leurs
innocentes caresses, tournèrent vers lattendris-*
sèment toute mon émotion. Je les pris dans mes
bras lun et Fautre ; et les pressant contre ce
cœur agité.: Chers et aimables enfants, dis-je
avec un soupir, vous avez à remplir une grande
tâche. Puissiez -vous ressembler à ceux de qui
vous tenez la vie! puissiez-vous hniter leurs ver-
tus, et faire un jour par les vôtres la consolation
de leurs amis infortunés ! Madame de Wolmar
enchantée me sauta au cou une seconde fois,
et semhloit me vouloir payer pas ses caresses de
celles que je faisois à ses deux fils. Mais quelle
différence du premier embrassement à celui-là !
Je l'éprouvai avec surprise. C'étoit une mère de
famille que j embrassois ; je la voyois environ-
pée de son époux et ,de ses enfants; ce cortège
|n en imposoit. Je trou\'ois sur son visage un air
42 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de digoké qui ae m a voit pas frappé d abord ;
je me «entois forcé de lui porter une nouvelle
sorte de respect ; sa familiarité m etoit presque à
charge; quelque belle quelle me parût, j aurois
baisé le bord de sa robe de meilleur cœur que
sa joue : dès cet instant , en un mot, je connus
quelle ou moi n étions plus les mêmes, et j6
commençai tout de bon à bien augurer de moi.
M. de Wolmar me prenant par la main me
conduisit ensuite au logement qui m etoit des-
tiné. Voilà, me dit-il en y entrant, votre appar-
tement : il nest point celui d'un étranger; il ne
sera plus celui d'un autre ; et désormais il res-
tera vide, ou occupé par vous. Jugez si ce com-
pliment me fut agréable; mais je ne le méritois
pas encore assez pour Fécouter sans confusion.
M. de Wolmar me sauva lembarras d une ré-
ponse. Il m'invita à faire un tour de jardin. Là il
fit si bien que je me trouvai plus à mon aise ;
et prenant le ton d'un homme instruit de mes
anciennes erreurs, mais plein de confiance dans
ma droiture, il me parla comme un père à son
enfant, et me mit à force d'estime dans l'impos-
sibilité de la démentir. Non, mylord, il ne s'est
pas trompé ; je n'oublierai point que j'ai la
sienne et la vôtre à justifier. Mais pourquoi
faut-il que mon cœur se resserre à ses bienfaits?
Pourquoi faut-il qu'un homme que je dois aimer
soit le mari de Julie?
Cette journée sembloit destinée à tous les
genres d'épreuves que je pouvois subir. Revenus
QUATRIÈME PARTIE. 43
avprès de madame de Wolmap^, son mari fiit
appelé pour quelque ordre à donner, et je res-
tai seul avec elle.
Je me trouvai alors dans un nouvel embarras,
le plus pénible et le moins prévu de tous. Que
lui dire? comment débuter? Oserois-je rappeler
nos anciennes liaisons et des temps si présents
à ma mémoire? Laisserois-je penser que je les
eusse oubliés ou que je ne m en souciasse plus?
Quel supplice de traiter en étrangère celle qu'on
porte au fond de son cœur ! Quelle infamie d a*
buser de l'hospitalité pour lui tenir des discours
qu elle ne doit plus entendre ! Dans ces perplexi-
tés je perdois toute contenance ; le feu me mon-
toit au visage ; je n osois ni parler , ni lever les
yeux, ni faire le moindre geste; et je crois que
jeserois resté dans cet état violent jusqu'au re-
tour de son mari, si elle ne m'en eût tiré. Pour
elle, il ne parut pas que ce tête-à-téte l'eût gênée
en rien. Elle conserva le même maintien et les
mêmes manières qu'elle avoit auparavant, elle
continua de me parler snr le même ton ; seule-
ment je crus voir qu'elle essayoit d'y mettre en-
core plus de gaieté et de liberté, jointe à un
regard, non timide et tendre, mais doux et af-
fectueux, comme pour m'encourager à me ras-
surer et à sortir d'une contrainte qu'elle ne pou-
voît manquer d'apercevoir.
Elle me parla de mes longs voyages : elle
vouloit en savoir les détails , ceux sur-tout des
dangers que j'avois courus, des maux que j'a-
44 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vois endurés ; car elle n^ignoroit pas , disoit-elle ;
que son amitié m en devoit le dédommagement.
Ah ! Julie , lui dis-je avec tristesse , il n y a qu'un
moment que je suis avec vous ; voulez-vous déjà
me renvoyer aux Indes ? Non pas , dit-elle en
riant ^ mais j y veux aller à mon tour.
Je lui dis que je vous avois donné une rela-
tion de mon voyage , dont je lui apportois une
copie. Alors elle me demanda de vos nouvelles
avec empressement. Je lui parlai de vous , et ne
pus le faire sans lui retracer les peines que j'a-
vois souffertes et celles que je vous avois don-
nées. Elle en fut touchée : elle commença d un
ton plus sérieux à entrer dans sa propre justifi-
cation , et à me montrer qu elle avoit dû faire
tout ce qu elle avoit fait. M. de Wolmàr rentra
au milieu de son discours ; et ce qui me con-
fondit , c est qu elle le continua en sa présence
exactement comme s il n y eût pas été. il ne put
s empêcher de sourire en démêlant mon étonne^
ment. Après qu elle eut fini , il me dit : Vous
voyez un exemple dç la franchise qui régne ici.
Si vous voulez sincèrement être vertueux , ap-
prenez à Timiter : c est la seule prière et la seule
leçon que j aie à vous faire. Le premier pas vers
le vice est de mettre du mystère aux actions in«-
nocentes ; et quiconque aime à se cacher a tôt
ou tard raison de se cacher. Un seul précepte
de morale peut tenir lieu de tous les autres , c est
celui-ci : Ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne
veuilles que tout le monde voie et entende ; et ,
QUATBTÈME PARTIE. 4^
pour moi , j'ai toujours regardé comme le plus
estimable des hommes ce Romain qui vouloit
que sa maison fut construite de manière qu on
Tlt tout ce qui sy faisoit.
Xai, continua*t-iI , deux partiâ à tous propo-^
ser. Choisissez librement celui qui vous convien*
dra le mieux, mais choisissez Tun ou lautre.
Alors prenant la main de sa femme et la mienne,
il me dit en la serrant : Notre amitié commence,
en voici le cher lien , qu elle soit indissoluble.
Embrassez votre sœur et votre amie ; traitez- la
toujours comme telle ; plus vous serez familier
avec elle , mieux je penserai de vous. Mais vivez
dans le tète-à-tête comme si j'étois présent , ou
devant moi comme si je n y étois pas ; voilà tout
ce que je vous demande. Si vous préférez le der-
nier parti, vous le pouvez sans inquiétude; car,
comme je me réserve le droit de vous avertir
de tout ce qui me déplaira , tant que je né dirai
rien vous serez sur de ne m avoir point déplu.
Il y avoit deux heures que ce discours m au-
roit fort embarrassé ; mais M. de Wolmar com-
mençoit à prendre une si grande autorité sur
moi que j y étois déjà presque accoutumé. Nous
recommençâmes à causer paisiblement tous
trois , et chaque fois que je parlois à Julie je ne
manquois point de l'appeler madame. Parlez-
moi franchement, dit enfin son mari en m'in-
terrompant, dans lentretien de tout-à-rheure
disiez-vous madame ? Non , dis*je un peu décon-
certé; mais la bienséance... La bienséance, re-
46 LA NOUVELLE HÉLOÎSE.
prit-il , nest que le masque du vice; où la vertu
régne elle est inutile ; je n en veux point. Appe-
lez ma femme Julie en ma présence, ou mada^
me en particulier , ce J a m est indifférent. Je com-
mençai de connottre alors à quel homme j avois
à faiire , et je résolus bien de tenir toujours mon
cœur en état d'être vu de lui.
Mon corps épuisé de fatigue avoit grand be-
soin de nourriture , et mon esprit de repos ; je
trouvai Tun et laatre à table. Après tant d'années
dabsence et de douleurs , après de si longues
courses , je me disois dans une sorte de ravisse-
ment : Je suis avec Julie , je la vois, je lui parle;
je suis à table avec elle, elle me voit sans inquié-
tude , elle me reçoit sans crainte , rien ne trou-
ble le plaisir que nous avons detre ensemble.
Douce et précieuse innocence, je n avois point
goûté tes charmes, et ce nest que d'aujourd'hui
que je commence d'exister sans souffrir !
Le soir en me retirant je passai devant la
chambre des maîtres de la maison ; je les y vis
entrer ensemble : je gagnai tristement la mienne,
et ce moment ne fut pas pour moi le plus agréa-
ble de la journée.
Yoilà , mylord , comment s'est passée cette
première entrevue , désirée si passionnément et
si cruellement redoutée. J'ai taché de me recueil-
lir depuis que je suis seul , je me suis efforcé de
sonder mon cœur; mais l'agitation de la journée
précédente s'y prolonge encore , et il m'est im-
possible de juger sitôt de mon véritable état.
QUATRIÈME PARTIE. 4?
Tout Ce que je sais très certainement , c est que
si mes sentiments pour elle nont pas changé
d^espèce , ils ont au moins bien changé de forme,
que j aspire toujours à voir un tiers entre nous,
et que je crains autant le tète-à-tête que je le
desirois autrefois.
Je compte aller dans deux ou trois jours à
I^ausanne. Je nai vu Julie encore qu à demi
quand je n ai pas vu sa cousine , cette aimable
et chère amie à qui je dois tant, qui partagera
sans cesse avec vous mon amitié , mes soins , ma
reconnoissance , et tous les sentiments dont mon
cœur est resté le maître. A mon retour je ne
tarderai pas à vous en dire davantage. J ai be-
soin de vos avis, et je veux m observer de près.
Je sais mon devoir et le remplirai. Quelque doux
qu il me soit d'habiter cette maison , je lai ré-
solu , je le jure , si je m aperçois jamais que je
m y plais trop , j en sortirai dans Finstant.
LETTRE VII.
DE MADAME DE WOLMAR A MADAME D'ORBE.
Si tu nous avois accordé le délai que nous te
demandions, tu aurois eu le plaisir avant ton
départ dembrasser ton protégé. Il arriva avant-
hier et vouloit t aller voir aujourd'hui ; mais une
espèce de courbature , fruit de la fatigue et du
voyage , le retient dans sa chambre , et il a été
48 LA NOUVELLE HÉL0Ï8E.
saigné (i) ce matin. D ailleurs, javois bien ré-
solu y pour te punir , de ne le pas laisser partir
sitôt ; et tu n as qu a le venir voir ici , ou je te
promets que tu ne le verras de long-temps. Vrai-
ment cela seroit bien imaginé qu'il vit séparé-
ment les inséparables !
En vérité , ma cousine , je ne sais quelles
vaines terreurs m avoient fasciné lesprit sur ce
voyage ^ et j'ai bonté de m y être opposée avec
tant d'obstination. Plus je craignois de le revoir^
plus je serois fàcbée aujourd'hui de ne lavoir
pas vu ; car sa présence a détruit des craintes
qui m mquiétoient encore , et qui pouvoient de^
venir légitimes à force de m occuper de lui. Loin
que rattachement que je sens pour lui m'effraie,
je crois que s'il m'étoit moins cher je me défie-
rois plus de moi ; mais je l'aime aussi tendre-
ment que jamais , sans l'aimer de la même ma-
nière. (Test de la comparaison de ce que j'éprouve
à sa vue , et de ce que j'éprouvois jadis , que je
tire la sécurité de mon état présent ; et dans des
sentiments si divers la di£Pérence se fait sentir
à proportion de leur vivacité.
Quant à lui, quoique je l'aie reconnu du pre-
mier instant , je l'ai trouvé fort changé ; et , ce
qu'autrefois je n'aurois guère imaginé possible ^
à bien des égards il me parolt changé en mieux.
Le «premier jour il donna quelques signes d'em-
barras , et j'eus moi-même bien de la peine à lui
(i) Pourquoi saigné? est-ce aussi la mode en Suisse?
QUATRIÈME PARTIE. 49
caclier le mien ; mais il ne tarda pas à prendre
le ton ferme et lair ouvert qui convient à son
caractère. Je Favois toujours vu timide et ciiain
tîf; la frayeur de me déplaire, et peut-être la
secrète honte d un rôle peu digne d'un honnête
homme, lui donnoient devant moi je ne sais
quelle contenance servile et basse dont tu t es
plus d une fois moquée avec raison. Au lieu de
la soumission dun esclave, il a maintenant le
respect d'un ami qui sait honorer ce quil es-
time; il tient avec assurance des propos hon-
nêtes ; il n a pas peur que ses maximes de vertu
contrarient ses intérêts; il ne craint ni de se faire
tort , ni de me faire affront , en louant les cho-
ses louables ; et Ion sent dans tout ce qu il dit
la confiance d'un homme droit et sûr de lui-
même, qui tire de son propre cœur lapproba-
tion qu il ne cherchoit autrefois que dans mes
regards. Je trouve aussi que lusage du monde
et l-expérience lui ont ôté ce ton dogmatique et
tranchant qu'on prend dans le cabinet; qu'il est
moins prorapt à jtiger les hommes depuis qu'il
en a beaucoup observé, moins pressé d'établir
des propositions universelles depuis qu'il a tant
va d'exceptions, et qu'en général l'amour de la
Térité l'a guéri de l'esprit de système : de sorte
qull est devenu moins brillant et plus raison-
nable, et qu'on s'instruit beaucoup mieux avec
lui depuis qull n'est plus si savant.
Sa figure est changée aussi et n'est pas moins
l>ien ; sa démarche est plus assurée ; sa conte-
4- 4
5o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
nance est plus libre , son port est plus fier : il a
rapporté de ses campagnes un certain air mar«
tial qui lui sied d autant mieux , que son geste ,
vif et prompt quand il s anime, est d ailleurs
plus grave et plus posé quautrefois. C'est un
marin dont lattitude est flegmatique et froide ,
et le parler bouillant et impétueux. A trente ans
passés son visage est celui de Thomme dans sa
perfection, et joint au feu de la jeunesse la ma-
jesté de Tâge mûr. Son teint n'est pas reconnois-
sable; il est noir comme un More, et de plus
fort marqué de la petite vérole. Ma chère, il te
faut tout dire: ces marques me font quelque
peine à regarder, et je me surprends souvent à
les regarder malgré moi.
Je crois m apercevoir que si je lexamine , il
n est pas moins attentif à m examiner. Après une
si longue absence , il est naturel de se considé-
rer mutuellement avec une sorte de curiosité ;
mais si cette curiosité semble tenir de lancien
empressement , quelle différence dans la maniè-
re aussi bien que dans le motif! Si nos regards se
rencontrent moins souvent , nous nous regardons
avec plus de liberté. 11 semble que nous ayons
une convention tacite pour nous considérer
alternativement. Chacun sent pour ainsi dire
quand c'est le tour de l'autre, et détourne les
yeux à son tour. Peut -on revoir sans plaisir,
quoique l'émotion n'y soit plus, ce qu'on aima
si tendrement autrefois , et qu'on aime si pure-
ment aujourd'hui? Qui sait si l'amour- propre
QUATRIÈME PARTIE. 5l
ne cherche point à justifier les erreurs passées?
Qui sait si chacun des deux , quand la passion
cesse de layeugler, n'aime point encore à se
dire , Je n a vois pas trop mal choisi ? Quoi qu il
en soit, je te le répète sans honte, je conserve
pour lui des sentiments très doux qui dureront
autant que ma vie. Loin de me reprocher ces
sentiments, je m en applaudis; je rougirois de
ne les avoir pas comme d un vice de caractère
et de la marque dun mauvais cœur. Quant à
lui^ j ose croire qu'après la vertu je suis ce qu'il
aime le mieux au monde. Je sens qu'il s'honore
de mon estime; je m'honore à mon tour de la
sienne, et mériterai de la conserver. Ah! si tu
voyois avec quelle tendresse il caresse mes en-
Êmts , si tu savois quel plaisir il prend à parler
de toi, cousine, tu connoltrois que je lui suis
encore chère.
Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion
que nous avons toutes deux de lui, c'est que
M. de Wolmar la partage , et qu'il en pense par
lui-même, depuis qu'il Fa vu, tout le bien que
nous lui en avions dit. Il m'en a beaucoup par-
lé ces deux soirs, en se félicitant du parti qu'il
a pris, et me faisant la guerre de ma résistance.
Non , me disoit-il hier, nous ne laisserons point
un si honnête homme en doute sur lui-même;
nous lui apprendrons à mieux compter sur sa
vertu; et peut-être un jour jouirons-nous avec
plus d'avantage que vous ne pensez du fruit des
soins que nous allons prendre. Quant à présent^
4.
Sa LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
je commence déjà par vous dire que son carac-'
tère me plaît, et que je lestime sur-tout par un
tîôté dont il ne se doute guère, savoir la froi-
deur qu'il a vis-à-vis de moi. Moins il me té-
moigne d amitié 9 plus il m en inspire; je ne sau-
rois vous dire combien je craignois den être
caressé. Cétoit la première épreuve que je lui
destinois. Il doit s en présenter une seconde (i)
sur laquelle je l'observerai ; après quoi je ne l'ob-
serverai plus. Pour celle-ci, lui dis -je, elle ne
prouve autre chose que la franchise de son ca-
ractère; car jamais il ne put se résoudre autre-
fois à prendre un aîr soumis et complaisant
avec mon père, quoiqu'il y eut un si grand in-
térêt et que je l'en eusse instamment prié. Je vis
avec douleur qu'il s o toit cette unique ressource,
et ne pus lui sa voir, mauvais gré de ne pouvoir
être faux en rien. Le cas est bien différent, re-
prit mon mari; il y a entre votre père et lui
une antipathie naturelle fondée sur l'opposi-
tion de leurs maximes. Quant à moi, qui n'ai ni
systèmes ni préjugés, je suis sur qu'il ne me
hait point naturellement. Aucun homme ne me
hait ; un homme sans passion ne peut inspirer
d'aversion à personne : mais je lui ai ravi son
bien , il;ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne m''en
aimera que plus tendrement quand il sera par-'
faitement convaincu que le mal que je lui ai
(i) La lettre où il étoit question de cette seconde
épreuve a été supprimée ; mais j'aurai soin d'en parler
dans Toccasion,
QUÀTRtÈME PARTIE. 5î
fait ne m'empêche pas de le voir de bon œil.
S'il me caressoit à présent, il seroit un fourbe;
s'il ne me caressoit jamais, il seroit un monstre.
Voilà , ma Claire , à quoi nous en sommes ; et
je commence à croire que le ciel bénira la droi-
ture de nos cœurs et les intentions bienfaisan-
tes de mon mari. Mais je suis bien bonne d'en-
trer dans tous ces détails: tu ne mérites pas
que j aie tant de plaisir à m entretenir avec toi :
j ai résolu de ne te plus rien dire ; et si tu veux
en savoir davantage, viens rapprendre.
P. 5. 11 faut pourtant que je te dise encore
ce qui vient de se passer au sujet de cette lettre.
Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar
reçut l'aveu tardif que ce retour imprévu me
força de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il
sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte.
Soit que je ne lui eusse rien appris , comme tu
las assez raisonnablement conjecturé, soit qu'en
effet il fut touché d'une démarche qui ne pou-
voit être dictée que par le repentir, non seule-
ment il a continué de vivre avec moi comme
auparavant, mais il semble avoir redoublé de
soins, de confiance, d'estime, et vouloir me
dédommager à force d'égards de la confusion
que cet aveu m'a coûté. Ma cousine, tu connois
mon cœur; juge de l'impression qu'y fait une
pareille conduite!
Sitôt que je le vis résolu à laisser venir notre
ancien maitre, fe résolus de mon côté de prei>«
54 l'A NOUVELLE HÉLOÏSE.
dre contre moi la meilleure précaution que je
pusse employer; ce fut de choisir mon mari
même pour mon confident, de n avoir aucun
entretien particulier qui ne lui fût rapporté , et
de n écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée.
Je m'imposai même d'écrire chaque lettre com-
me s'il ne la devoit point voir, et de la lui mon-
trer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-
ci qui m est venu de cette manière ; et si je n ai
pu mempècher en l'écrivant de songer qu'il le
verroit, je me rends le témoignage que cela ne
m'y a pas fait changer un mot : mais quand j'ai
voulu lui porter ma lettre il s'est moqué de moi,
et n'a pas eu la complaisance de la lire.
Je t'avoue que j'ai été un peu piquée de ce re-
fus, comme s'il s'étoit défié de ma bonne foi. Ce
mouvement ne lui a pas échappé : le plus fi*anc
et le plus généreux des hommes ma bientôt ras-
surée. Avouez , m'a-t-il dit, que dans cette lettre
vous avez moins parlé de moi qu'à l'ordinaire.
J'en suis convenue. Étoit-il séant d'en beaucoup
parler pour lui montrer ce que j'en aurois dit ?
Hé bien ! a-t-il repris en souriant , j'aime mieux
que vous parliez de moi davantage et ne point sa-
voir ce que vous en direz. Puis il a poursuivi d'un
ton plus sérieux : Le mariage est un état trop
austère et trop grave pour supporter toutes les
petites ouvertures de cœur qu'admet la tendre
amitié. Ce dernier lien tempère quelquefois à
propos l'extrême sévérité de l'autre , et il est bon
qu'une femme honnête et sage puisse chercher
QUATRIÈME PARTIE. 55
auprès d'une fidèle amie les consolations ^ les lu-
mières et les conseils qu elle n oseroit demander
à son mari sur certaines matières. Quoique vous
ne disiez jamais rien entre vous dont vous n ai-
massiez à m'instruire , gardez-vous de vous en
faire une loi , de peur que ce devoii* ne de-
vienne une gêne ^ et que vos confidences n en
soient moins douces en devenant plus étendues.
Croyez-moi , les épanchements de lamitié se re-
tiennent devant un témoin quel qu'il soit. Il y
a mille secrets que trois amis doivent savoir et
qu ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous
commimiquez bien les mêmes choses à votre
amie et à votre époux , mais non pas de la même
manière ; et si vous voulez tout confondre y il
arrivera que vos lettres seront écrites plus à moi
quà elle, et que vous ne serez à votre aise ni
avec Tun ni avec lautre. Cest pour mon intérêt
autant que pour le vôtre que je vous parle ainsi.
Ne voyez -vous pas que vous craignez déjà la
)uste honte de me louer en ma présenccf? Pour-
quoi voulez- vous nous ôter , à vous, le plaisir
de dire à votre amie combien votre mari vous
est cher , à moi , celui de penser que dans vos
plus secrets entretiens vous aimez à parler bien
de lui? Julie! Julie! a-t-il ajouté en me serrant
la main et me regardant avec bonté , vous ahais-
serez-vous à des précautions si peu dignes de ce
que vous êtes, et napprendrez-vous jamais à
vous estimer votre prix ?
Ma chère amie , j aurois peine à dire commeut
56 LA NOUVELLE HÉL0Ï6E.
s'y prend cet homme incomparable , mais je ne
sais plus rougir de moi devant lui. Malgré que
j en aie il m'élève au-dessus de moi-même , et
je sens qu à force de confiance il m apprend à la
mériter.
âe
LETTRE VIII.
héponse de madame d'orbe
A HABAME DE WOLMAR.
Comment ! cousine , notre voyageur est arrivé ^
et je ne lai pas vu encore à mes pieds chargé
des dépouilles de rAmérique ! Ce n est pas lui ,
je t'en avertis, que j'accuse de ce délai, car je
sais qu'il lui dure autant qu'à moi ; mais je vois
qu'il n'a pas aussi bien oublié que tu dis son an-
cien métier d'esclave , et je me plains moins de sa
négligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi
fort b«Qne de vouloir qu'une prude grave et
formaliste comme moi fasse les avances , et que ,
toute affaire cessante, je coure baiser un visage
noir et crotu (i) , qui a passé quatre fois sous le
soleil et vu le pays des épices ! Mais tu me fais
rire sur*tout quand tu te presses de gronder de
peur que je ne groqde la première. Je voudrois
bien savoir de quoi tu te mêles. C'est mon mé*^
tier de quereller , j'y prends plaisir , je m'en ac-
(i) Marqué de petite vérole. Terme du pays.
t a
QUATRIÈME VARTlK. 5^
quitte à merveille , et cela me va très bien ; mais
toi , tu y es gauche on ne peut davantage , et ce
n est point du tout ton iait. En revanche , si tu
savois combien tu as de grâce à avoir tort , com-
bien ton air confus et ton œil suppliant te ren-
dent charmante , au lieu de gronder tu passe-
rois ta vie à demander pardon , sinon par devoir,
au moins par coquetterie.
Quant à présent , demande-moi pardoti de tou-
tes manières. Le beau projet que celui de pren-
dre son mari pour son confident ^ et Fobligeante
précaution pour une aussi sainte amitié que la
nôtre ! Amie injuste et femme pusillanime ! à qui
te fieras-tu de ta vertu sur la terre , si tu te dé-
fies de tes sentiments et des miens ? Peux-tu ,
sans nous oiFenser toutes deux , craindre ton
cœur et mon indulgence dans les nœuds sacrés
où tu vis ? J ai peine à comprendre comment la
seule idée d admettre un tiers dans les secrets
caquetages de deux femmes ne ta pas révoltée.
Pour moi , j aime fort à babiller à mon aise avec
toi ; mais si je sayx)is que l'œil d un homme eût
jamais fureté mes lettres , je n aurpis plus de
plaisir à t écrire ; insensiblement la froideur s'in-
troduiroit entre nous avec la réserve , et nous
ne nous aimerions plus que comme deux au*
très fen^mes. Regarde à quoi nous exposoit ta
sotte défiance , si ton mari neût été plus sage
que toi.
11 a très prudemment £aiit de ne vouloir point
lire ta lettre. U en eût peut-être été moins con-*
58 LA NOUVELLE UJÉLOlSE.
teDt que tu nespérois, et moins que je ne suis
inoi*même , à qui Fétat où je t ai vue apprend à
mieux juger de celui où je te vois. Tous ces sau-
ges contemplatifs qui ont passé leur vie à letude
du cœur humain en savent moins sur les vrais
signes de lamour que la plus bornée des femmes
sensibles. M. de Wolmar auroit dabord remar-
qué que ta lettre entière est employée à parler
de notre ami , et n auroit point vu lapostille où
tu n en dis pas un mot. Si tu avois écrit cette
apostille il y a dix ans y mon enfant , je ne sais
comment tu aurois fait , mais Fami y seroit tou-
jours rentré par quelque coin, d autant plu8<{ue
le mari ne la devoit point voir.
M. de Wolmar auroit encore observé l'atten-
tion que tu as mise à examiner son hôte, et le
plaisir que tu prends à le décrire ; mais i] man-
geroit Aristote et Platon avant de savoir quon
regarde son amant et qu on ne Texamine pas.
Tout examen exige un sang-froid qu on n a ja-
mais en voyant ce qu on aime.
Enfin il s'imagineroit que tous ces change-
ments que tu as observés seroient échappés à un
autre ; et moi j ai bien peur au contraire d en
trouver qui te seront échappés. Quelque diffé-
rent que ton hôte soit de ce qu il étoit , il chan-
geroit davantage encore , que , si ton cœur n a-
voit point changé, tu le verroîs toujours le même.
Quoi qu il en soit , tu détournes les yeux quand
il te regarde : cest encore un fort bon signe. Tu
les détournes , cousine! Tu ne les baisses donc
QUATKIÈME PARTIE. Sg
plus? car sûrement tu nas pas pris un mot pour
Fautre. Croîs-tu que notre sage eût aussi re-
marqué cela ?
Une autre chose très capable d'inquiéter un
mari , c est je ne sais quoi de touchant et d af-
fectueux qui reste dans ton langage au sujet de
ce qui te fut cher. En te lisant , en t entendant
parler , on a besoin de te bien connoitre pour ne
pas se tromper à tes sentiments ; on a besoin de
savoir que c est seulement d'un ami que tu par-
les , ou que tu parles ainsi de tous tes amis :
mais quant à cela , c est un effet naturel de ton
caractère , que ton mari connoit trop bien pour
sen alarmer. Le moyen que dans un cœur si ten-
dre )a pure amitié n ait pas encore un peu lair
de l'amour? Écoute , cousine; tout ce que je te
dis là doit bien te donner du courage, mais non
pas de la témérité. Tes progrès sont sensibles ,
et cest beaucoup. Je ne comptois que sur ta
vertu , et je commence à compter aussi sur ta
raison : je regarde à présent ta guérison sinon
€^mme parfaite , au moins comme facile , et tu
en as précisément assez fait pour te rendre in-
excusanle si tu n achèves pas.
Avant d'être à ton apostille javois déjà remar-
qué le petit article que tu as eu la franchise de
ne pas supprimer ou modifier en songeant qu'il
seroit vu de ton mari. Je suis sûre qu'en le lisant
il eût, s'il se pouvoit, redoublé pour toi d'es-
time; mais il n'en eût pas été plus content de
l'article. En générai ta lettre étoit très propre à
6o LA NOUVELLE IIÉLOlSE.
lui donner beaucoup de confiance en ta con-
duite et beaucoup d'inquiétude sur ton pen-
chant. Je t'avoue que ces marques de petite vé-
role, que tu regardes tant, me font peur; et ja-
mais Tamour ne savisa d'un plus dangereux
fard. Je sais que ceci ne seroit rien pour une
autre; mais, cousine, souviens-t'en toujours, celle
que la jeunesse et la figure d'un amant n'avoient
pu séduire se perdit en pensant aux maux qu'il
avoit soufFerts pour elle. Sans doute le ciel a vou-
lu qu'il lui restât des marques de cette maladie
pour exercer ta vertu, et qu'il ne t'en restât pas
pour exercer la sienne.
Je reviens au principal sujet de ta lettre : tu
sais qu'à celle de notre ami j'ai volé ; le cas étoit
grave. Mais à présent si tu savois dans quel em-
barras m'a mise cette courte absence et combien
j'ai d'aflaires à-la-fois, tu sentirois l'impossibilité
où je suis de quitter derechef ma maison sans
m'y donner de nouvelles entraves et me mettre
dans la nécessité d'y passer encore cet hiver, ce
qui nest pas mon compte ni le tien. Ne vaut-il
pas mieux nous priver de nous voir deux ou
trois jours à la hâte, et nous rejoindre six mois
plus tôt? Je pense aussi qu'il ne sera pas inutile
que je cause en particulier et un peu à loisir
avec notre philosophe , soit pour sonder et raf-
fermir son cœur, soit pour lui donner quelques
avis utiles sur la manière dont il doit se con-
duire avec ton mari, et même avec toi; car je
n'imagine pas que tu puisses lui parler bien li-
!QtATRIÈME PARTIE. Gl
brement là-dessus ^ et je vois par ta lettre même
quil a besoin de conseiL Nous avons pris une
si grande habitude de le gouverner, que nous
sommes un peu responsables de lui à notre
propre conscience; et jusqu'à ce que sa raison
soit entièrement libre nous y devons suppléer.
Pour moi, c est un soin que je prendrai toujours
avec plaisir; car il a eu pour mes avis des défé-
rences coûteuses que je n'oublierai jamais, et il
n y a point d'homme au monde , depuis que le
mien n est plus , que j estime et que j'aime au-
tant que lui. Je lui réserve aussi pour son compte
le plaisir de me rendre ici quelques services.
J ai beaucoup de papiers mal en ordre qu'il m'ai-
dera à débrouiller, et quelques affaires épineuses
où j'aurai besoin à mon tour de ses lumières et
^ de ses soins. Au reste , je compte ne le garder
que cinq ou six jours tout au plus, et peut-être
te le renverrai-je dès le lendemain ; car j'ai trop
de vanité pour attendre que l'impatience de s'en
retourner le prenne, et l'œil trop bon pour m'y
tromper.
Ne manque donc pas , sitôt qu'il sera remis ,
de me l'envoyer, c est-à-dire de le laisser venir,
ou je n'entendrai pas raillerie. Tu sais bien que
si je ris quand je pleure et n'en suis pas moins
affligée , je ris aussi quand je gronde et n'en suis
pas moins en colère. Si tu es bien sage et que
tu fasses les choses de bonne grâce , je te pro-
mets de t'envoyer avec lui un joli petit présent
qui te fera plaisir, et très grand plaisir; mais
62 LA NOUVELLE HÉLOISE.
si tu me fais languir , je t avertis que tu n aurad
nen.
P. S, A propos j dis-moi ; notre marin fiime*
t-il? jure-t-il? boit-il de leau-de-vie? porte-t-
11 un grand sabre? a -t-il bien la mine dun
flibustier? Mon dieu! que je suis curieuse de
voir lair quon a quand on revient des anti->
podes !
LETTRE IX.
DE MADAME D'ORBE A MADAME DE WOLMAR.
X lENS, cousine , voilà ton esclave que je te ren-
voie. J en ai fait le mien durant ces huit jours ,
et il a porté ses fers de si bon cœur qu on volt
quil est tout fait pour servir. Rends-moi grâce
de ne Fa voir pas gardé huit autres jours encore;
car, ne ten déplaise, si javois attendu qu'il fut
prêt à s ennuyer avec moi, jaurois pu ne pas
le renvoyer sitôt. Je Tai donc gardé sans scru-
pule^ mais j'ai eu celui de noser le loger dans
ma maison. Je me suis senti quelquefois cette
fierté dame qui dédaigne les serviles bien-
séances et sied si bien à la vertu. J ai été plus
timide en cette occasiou sans savoir pourquoi ;
et tout ce quil y a de sûr, cest que je serois plus
portée à me reprocher cette réserve qu'à m'en
applaudir.
QUATRIÈME PARTIE. 63
Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami
s'enduroit si paisiblement ici? Premièrement, il
étoit avec moi, et je prétends que cest déjà
beaucoup pour prendre patience. Il m'épargnoit
des tracas et me rendoit service dans mes af-
faires ; un ami ne s ennuie point à cela. Une
troisième chose que tu as déjà devinée , quoi-
que tu nen fasses pas semblant, cest qui! me
parloit de toi ; et , si nous ôtions le temps qu à
duré cette causerie de celui qu il a passé ici , tu
verrois qu il m en est fort peu resté pour mon
compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s éloi-
gner de toi pour avoir le plaisir d'en parler?
Pas si bizarre quon diroit bien. Il est contraint
en ta présence , il faut qu il s'observe incessam-
ment, la moindre indiscrétion deviendroit un
crime, et dans ces moments dangereux le seul
devoir se laisse entendre aux cœurs honnêtes ;
mais loin de ce qui nous (ut cher on se permet
d y songer encore. Si Ton étouffe un sentiment
devenu coupable, pourquoi se reprocheroit-on
de lavoir eu tandis qu il ne Tétoit point? Le doux
souvenir d un bonheur qui fut légitime peut-il
jamais être criminel ? Voilà , je pense , un rai-
sonnement qui t'iroit mal , mais qu après tout
il peut se permettre. Il a recommencé pour
ainsi dire la carrière de ses anciennes amours ;
sa première jeunesse s est écoulée une seconde
fois dans nos entretiens ; il me renouveloit toutes
ses confidences ; il rappeloit ces temps heureux
QÙ il lui étoit permis de t aimer ; il peignoit à
64 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mon cœur les charmes d'une flamme innocente...
Sans doute il les embellissoit.
Il ma peu parlé de son état présent par rap-
port à toi , et ce qu'il m en a dit tient plus du
respect et de Fadmiration que de Famour ; en
sorte que je le vois retourner beaucoup plus ras-
suré sur son cœur que quand il est arrivé. Ce
n est pas qu'aussitôt qu'il est question de toi l'on
n'aperçoive au fond de ce cœur trop sensible un
certain attendrissement que l'amitié seule, non
moins touchante, marque pourtant d'un autre '
ton : mais j'ai remarqué depuis long^-temps que
personne ne peut ni te voir ni penser à toi de
sang-froid ; et si Fon joint au sentiment univer-
sel que ta vue inspire le sentiment plus doux
qu'un souvenir ineffaçable a dû lui laisser, on
trouvera qu'il est difficile et peut-être impossible
qu'avec la vertu la plus austère il soit autre
chose que ce qu'il est. Je l'ai bien questionné ,
bien observé, bien suivi; je l'ai examiné autant
qu'il m'a été possible : je ne puis bien lire dans
son ame , il n'y lit pas mieux lui-même ; mais je
puis te répondre au moins qu'il est pénétré de
la force de ses devoirs et des tiens , et que l'idée
de Julie méprisable et corrompue lui feroit plus
d'horreur à concevoir que celle de son propre
anéantissement. Cousine, je n'ai qu'un conseil
à te donner, et je te prie d'y faire attention;
évite les détails sur le passé , et je te réponds de
l'avenir.
Quanta la restitution dont tu me parles, il
QUATRIÈME PARTIE. 65
n'y iaut plus songer. Après avoir épuisé toutes
les raisons imaginables, je Tai prié , pressé, con-
juré , boudé, baisé , je lui ai pris les deux mains,
je me serois mise à genoux s'il m eût laissée
£ûre : il ne ma pas même écoutée ; il a poussé
rhumeur et lopiniàtreté jusqu'à jurer qu il con-
seatiroit plutôt à ne te plus voir qu a se dessai-
sir de ton portrait. Enfin, dans un transport
d'indignation, me le faisant toucher attaché sur
son cœur , Le voilà , m a*t-il dit d un ton si ému
qu'il en respiroit à peine, le voilà ce portrait,
le seul bien qui me reste, et qu'on m'envie en-
core! soyez sûre qu'il ne me sera jamais arraché
qu'avec la vie. Crois-moi, cousine, soyons sages
et laissons-lui le portrait. Que t'importe au fond
qu'il lui demeure? tant pis pour lui s'il s'obstine
à le garder.
Après avoir bien épanché et soulagé son cœur,
il m'a paru assez tranquille pour que je pusse
lui parler de ses affaires. J'ai trouvé que le temps
et la raison ne l'avolent point fait changer de
système , et qu'il bornoit toute son ambition à.
passer sa vie attaché à mylord Edouard. Je n'ai
pu qu'approuver un projet si honnête , si con-
venable à son caractère , et si digne de la recon-
noissance qu'il doit à des bienfaits sans exemple.
Il ma dit que tu avois été du même avis , mais
que M. de Wôlmar a voit gardé le silence. Il me
vient dans la tète une idée : è, la conduite assez
singulière de ton mari et à d'autres indices , je
soupçonne qu'il a sur notre ami quelque vue
4. 5
66 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
secrète qu'il ne dit pas. Laissons -le faire et
$ons-nous à sa sagesse : la manière dont il s y
prend prouye açsez que, si ma conjecture est
juste , il ne médite rien que d'avantageux à ce-
lui pour lequel il prend tmit de soins.
Tu n'as pçis mal décrit sa figure et ses maniè-
res , et c çst un sjlgne asisez fevorable que tu Taies
observé plu3 exactemeiit que je naurois cru;
mais ne trouves - tu pas que ses longues peines
et rhabitude de 1^ sentir ont rendu sa physio-
non^ie encore plus intéres^nte quelle nétoit
autrefois ? A(Ialgré ce que tu m en avois écrit , je
craignois de lui voir cette politesse maniérée ,
ces façons singeressea , qu on ne manque jamais
de cpntracter à Paris , et qui, dans la foule des
riens dojQt on y ircix\plit une jouj^née oisive , se
piquent d'avoir une forme plutôt quune autre.
Soit quç c€f verjjûs B^e preia^ne pjas StUr certaines
âmes , soit que Tair dç la n^er Tait entièrement
e£Eaçé , je n'en ai pas aperçu la moindre trace j
et y dans tout l'empr^sseiuei^t qu'il m'a témoigné,
j^ n ai vu que le dfi^ de contenter son cœur. Il
m'a parlé de mon pauvre mari ; mais il aimoit
mieux le pleurer s^vec n^oi que n^ consoler , et
ne m'a point débité là-dessus de marnes ga-
lantes. Il a caressé ma fille ; mais , au lieu de
partager mon admiration pour elle , il m'a re-
proché comme toi ses déÊiuts , et s'est plaint
que je 1^ g^tois. Il s'est livré avec zèk à mes
affaires et i^'a presque été de mon avis sur rien.
Au surplus, le grand air m'auroit arraché les
QUATRIÈME PAtlTIÈ. 6^
yeux qu'il ne se seroit pas avisé d aller fermer un
rideau; je me serois fatiguée à passer dune
chambre à Fautre qu un pan de son habit ga<^
lamment étendu sur sa main ne seroit pas venu
à mon secours. Mon éventail resta hier une
*
grande seconde à terre sans quil sélançàt du
bout de la chambre comme pour le retirer du
feu. Les matins , avant de venir me voir , il n a
pas envoyé une seule fois savoir de mes nou«
velles. A la promenade il n affecte point d'avoir
son chapeau doué sur sa tête, pour montrer
qu'il sait les bons airs (i). A tabk je lui ai de^
mandé souvent sa tabatière , qu'il n'appelle pas
sa boite , toujours il me la présentée avec la
main ^ jamais sur une assiette , comme un la*
quais : il n'a pas manqué de boire à ma santé
deux fois au nlkoins par repas ; et je parie que
s'il nous restoit cet hiver, nous le verrions assis
avec nous autour du fea se chauffer en vieux
bourgeois. Tu ris , cousine ; mais montre-moi
un des neutres fraîchement venu de Paris qui ait
conservé cette bonhomie. Au reste , il me sem-
ble que tu dois trouver notre philosophe em-
piré dans un seul point ; c'est qu'il s'occupe un
(i) Â Paris, on se pique sur-tout de rendre la société
commode et fticile, et c^est dans une foule de régies de
cette importance qu'on y fiiit consister cette facilité. Tout
est usages et lois dans la bonne compa^ie. Tous ces
usages naissent et passent comme un éclair. Le savoir-
vivre consiste à se tenir toujours au guet , à les saisir au
passage, à les affecter, à montrer qu'on sait celui du
jour. Le tout pour être simple.
5
68 LA NOUVELLE HÉLOlSE.
peu plus des gens qui lui parlent , ce qui ne
peut se faire qu a ton préjudice , sans aller pour-
tant , je pense , jusqu'à le raccommoder avec
madame Belon. Pour moi , je le trouve mieux
en ce quil est plus grave et plus sérieux que ja-
mais. Ma mignonne , garde-le-moi bien soigneu-
sement jusqu'à mon arrivée : il est précisément
comme il me le iaut pour avoir le plaisir de le
désoler tout le long du jour.
Admire ma discrétion ; je ne t ai rien dit en-
core du présent que je t'envoie et qui t'en pro-
met bientôt un autre : mais tu Tas reçu avant
que d'ouvrir ma lettre ; et toi qui sais combien
j'en suis idolâtre et combien j'ai raison de l'être,
toi dont l'avarice étoit si en peine de ce présent,
tu conviendras que je tiens plus que je n'avois
promis. Ah ! la pauvre petite ! au moment où
tu lis ceci elle est déjà dans tes bras : elle est
plus heureuse que sa mère , mais dans deux mois
je serai plus heureuse quelle» car je sentirai
mieux mon bonheur. Hélas ! chère cousine , ne
m.'as-tupas déjà tout entière ? Où tu es , où est
ma fille , que manque-t-il encore de moi ? La
voilà cette aimable enfant , reçois - la comme
tienne ; je te la cède , je te la donne; je résigne
en tes mains le pouvoir maternel ; corrige mes
fautes y charge-toi des soins dont je m'acquitte
si mal à ton gré ; sois dès aujourd'hui la mère
de celle qui doit être ta bru , et , pour me la
rendre plus chère encore , fais-en , s'il se peut ,
une autre Julie. Elle te ressemble déjà de visage,
QUATRIÈME PARTIE. 69
à son humeur j augure qu elle sera grave et prê-
cheuse : quand tu auras corrigé les caprices
qu on m accuse d avoir fomentés , tu verras que
ma fiUe se donnera les airs d être ma cousine ;
mais , plus heureuse , elle aura moins de pleurs
à verser et moins de combats à rendre. Si le ciel
lui eût conservé le meilleur des pères , qu il eût
été loin de gêner ses inclinations ! et que nous
serons loin de les gêner nous-mêmes ! Avec quel
charme je les vois déjà s accorder avec nos pro-
jets ! Sais-tu bien qu elle ne peut déjà plus se
passer de son petit mali , et que c est en partie
pour cela que je te la renvoie ? J'eus hier avec
elle une conversation dont notre ami se mou-
roit de rire. Premièrement , elle n a pas le moin-
dre regret de me quitter , moi qui suis toute la
journée sa très humble servante et ne puis ré-
sister à rien de ce qu elle veut ; et toi qu elle
craint et qui lui dis non vingt fois le jour, tu es
la petite maman par excellence , qu on va cher-
cher avec joie et dont on aime mieux les refus
que tous mes bonbons. Quand je lui annonçai
que j allois te lenvoyer , elle eut les transports
que tu peux penser : mais , pour lembarrasser ,
j ajoutai que tu m enverrois à sa place le petit
mali , et ce ne fut plus son compte. Elle me de-
manda tout interdite ce que j en voulois faire :
je répondis que je voulois le prendre pour moi;
elle fit la mine. Henriette , ne veux-tu pas bien
me le céder , ton petit mali ? Non , dit-elle assez
sèchement. Non ? Mais si je ne veux pas te le
70 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
céder non plus , qui nous accordera? Maman ,
ce sera la petite maman. J aurai donc la préfé->
rence ; car tu sais qu elle Veut tout ce que je
veux. Oh ! la petite maman ne veut jamais que
la raison. Comment, mademoiselle, n est-ce pas
la même chose ? La rusée se mit à sourire. Mais
encore , continuai-je , par quelle raison ne me
donneroit-elle pas le petit mali? Parcequil ne
vous convient pas. Et pourquoi ne me convien-
droit-il pas? Autre sourire aussi malin que le
premier. Parle franchement; est-ce que tu me
trouves trop vieille pour lui ? Non , maàian ,
mais il est trop jetine pour vous... Cousine , un
enfant de sept ans!... En vérité, si la tète ne
m en tournoit pas , il faudroit qvi^elle m'eût déjà
tourné.
Je m amusai à la provoquer encore. Ma chère
Henriette, lui dis-je en prenant mon sérieux,
je tassure qui) ne te convient pas non plus.
Pourquoi donc ? s'écria-t-elle d un air alarmé.
G est qu'il est trop étourdi pour toi. Oh ! ma-
man , n est-ce que cela ? je le rendrai sage. Et si
par malheur il te rendoit folle ? Ah ! ma bonne
maman , que j'aimerois à vous ressembler ! Me
ressembler , impertinente ? Oui , maman : vous
dites toute la journée que vous êtes folle de moi;
hé bien ! moi, je serai folle de lui : voilà tout.
Je sais que tu n'approuves pas ce joli caquet
et que tu sauras bientôt le modérer : je ne veux
pas non plus le justifier, quoiqu'il m'enchante,
"^aîs te montrer seulement que ta fille aime déjà
QUATRIÈME PARTIE. 71
bien son petit mali, et que s'il a deux ans de
moins qu elle , elle ne sera pas indigne de Tau-
torité que lui donne le droit d'athedse. Aussi
bien je vois , par lopposition de ton exemple
et du mien à celui de ta pauvre mère, m^^9
quand la femme gouverne , la maison n en va
pas plus mal. Adieu, ma bien -aimée; adieu,
ma chère inséparable : compte que le temps ap-
proche, et que les vendanges ne se feront pas
sans moi.
LETTRE X.
DE SAINT-PREUX A MTLORD EDOUARD.
Que de plaisirs trop tard connus je goûte de*
puis trois semaines! La douce chose de couler
ses jours dans le sein dutlè tranquille amitié, à
Fabri de Tôrage des passions impétueuses ! My-
lord, que cest un spectacle agréable et touchant
que celui d*dne maison simple et bièii réglée
où régnetit Tordis , la paix , rinnocèiicè ; où Ton
voit réuni sans appareil^ Sans éclat, tout ce
qui répond à la véritable dèStinàtloti de Thom-
me! La campagne, la retraite, le repos, la sai-
son , la vaste plaine d'eau qui s ofifVe à meè yeux,
le sauvage aspect dès montagne^ , tout me rap-
pelle ici ma délicieuse tle de Tinian. Je crois
voir accomplir les vœux ardents que j y formai
tant de fois. J'y mène une vie de mon goût , j y
7^ LA NOUVELLE HKLOÏSE.
trouve une société selon mon coeur. II ne man-
que en ce lieu que deux personnes pour que
tout mon bonheur y soit rassemblé, et j'ai les-
poir de les y voir bientôt.
En attendant que vous et madame. d'Orbe
veniez mettre le comble aux plaisirs si doux et
si purs que j'apprends à goûter où je suis, je
veux vous en donner une idée par le détail
d une économie domestique qui annonce la fé-
licité des maîtres de la maison , et la fait par-
tager à ceux qui l'habitent. J'espère, sur le pro-
jet qui vous occupe, que mes réflexions pour-
ront un jour avoir leur usage, et cet espoir sert
encore à les exciter.
Je ne vous décrirai point la maison de Cla-
rens : vous la connoissez ; vous savez si elle est
charmante, si elle m'offre des souvenirs inté-
ressants, si elle doit m'être chère et par ce qu'elle
me montre et par ce qu elle nie rappelle. Madame
de Wolmar en préfère avec raison le séjour à
celui d'Étange, château magqifique et grand,
mais vieux, triste, incommode, et qui n'offre
dans ses environs rien de comparable à ce qu'on
voit autour de Glarens.
Depuis que les maîtres de cette maison y ont
fixé leur demeure, ils en ont mis à leur usage
tout ce qui ne servoit qu'à l'ornement : ce n'est
plus une maison faite pour être vue, mais pour
être habitée. Us ont bouché de longues enfila-
des pour changer des portes mal situées; ils ont
coupé de trop grandes pièces pour avoir des lo-
QUATRIÈME PARTIE. 73
céments mieux, distribués; à des meubles an-
ciens et riches ils en ont substitué de simples et
de commodes. Tout y est agréable et riant, tout
y respire Tabondance et la propreté, rien ny
sent la richesse et le luxe; il n y a pas une cham'^
Lre où Ton ne se reconnoisse à la campagne, et
où Ion ne retrouve toutes les commodités de, la
ville. Les mêmes changements se font remar-
quer au-dehors: la basse -cour a été agrandie
aux dépens des remises. A la place d un vieux
billard délabré Ion a fait un beau pressoir, et
iine laiterie où logeoient des paons criards dont
on s est défait. Le potager étoit trop petit pour
la cuisine; on en a fait du parterre un second ,
mais si propre et si bien entendu, que ce par-
terre ainsi travesti plait à Fœil plus qu aupara-
vant. Aux tristes ifs qui couvroient les murs ont
été substitués dç bons espaliers. Au lieu de 11-
nutile marronnier dinde , déjeunes mûriers noirs
commencent à ombrager la cour; et Ion a plan-
té deux rangs de noyers jusqu'au chemin , à la
place des vieux tilleuls qui bordoient Tavenue.
Par- tout on a substitué Futile à lagréable, et
lagréable y a presque toujours gagné. Quant à
i^oi, du moins, je trouve que le bruit de la basse-
cour, le chant des coqs, le mugissement du bé-
tail , lattelage des chariots , Iqs repas des champs,
le retour des ouvriers , et tout lappareil de îé-
conomie rustique, donnent à cette maison un
air plus champêtre, plus. vivant, plus animé,
plus gai, je ne sais quoi qui sent la joie et le
74 l'A NOUVELLE HÉLOÏSE.
bien-être , qu elle n avoit pas dans sa morne di-
gnité.
Leurs terres ne sont pas affermées , mais cul-
tivées par leurs soins ; et cette culture fait une
grande partie de leurs occupations, de leurs
hiens , et de leurs plaisirs. La baronnie d'Étan-
ge na que des prés, des champs et du bois;
mais le produit de Clarens est en vignes, qui
font un objet considérable ; et comme la diffé-
rence de la culture y produit un effet plus sen-
sible que dans les blés , c est encore une raison
d'économie pour avoir préféré ce dernier séjour.
Cependant ils vont presque tous les ans faire
les moissons à leur terre, et M. de Wolmar y
va seul assez fréquemment. Ils ont pour maxi-
me de tirer de la culture tout ce quelle peut
donner, non pour faire un plus grand gain,
mais pour nourrir plus d'hommes. M. de Wol-
mar prétend que la terre produit à proportion
du nombre des bras qui la cultivent : mieux cul-
tivée elle rend davantage; cette surabondance
de production donne de quoi la cultiver mieux
encore; plus on y met d'hommes et de bé-
tail, plus elle fournit d'excédatit à leur entre-
tien. On ne sait, dit- il, où peut s'arrêter cette
augmentation continuelle et réciproque de pro-
duit et de cultivateurs. Au contraire , les terrains
négligés perdent leur fertilité : moins un pays
produit d'hommes, moins il produit de den-
rées; c'est le défaut d'habitants qui l'empêche de
nourrir le peu qu'il en a , et dans toute contrée
QUATBIÈME PARTIE. ']S
qui se dépeuple on doit tôt ou tard mourir de
laim.
Ayant donc beaucoup de terres et les culti-
vant toutes avec beaucoup de soin, il leur faut,
outre les domestiques de la bassê-cour, un grand
nombre d'ouvriers à la journée ; ce qui leur pro-
cure le plaisir de faire subsister beaucoup de
gens sans s'incommoder. Dans le choix de ces
journaliers, ils préfèrent toujours ceux du pays,
et les voisins aux étrangers et aux inconnus. Si
Ton perd quelque chose à ne pas prendre tou*
jours les plus robustes ^ on le regagne bien par
Faffection que cette préférence inspire à ceux
quon choisit, par Favantage de \e$ avoir sans
cesse autour de soi , et de pouvoif compter sur
eux dans tous les temps , quoiqu'on ne les paye
qu'une partie de Tannée.
Avec tous ces <Hivriers on fait toujours deux
prix: l'un est le prix de rigueur et de droit, le
prix courant du pays, qu'on s'oblige à leur payer
poor les avoir employés; l'autre, un peu plus
fort, est un prix de bé%éficence, qu'on ne leur
paye qu'autant qu'on est content d'eux; et il
arrive presque toujours que ce qu'ils font pour
qu'on le soit vaut mieux que le surplus qu'on
leur donne; car M. de Wolmar est intégre et
sévère, et ne laisse jamais dégénérei* en cou-
tume et en abus les institutions de faveur et de
grâce. Ces ouvriers ont des surveillants qui les
animent et les observent. Ces surveillants sont
les gens de la basse-cour, qui travaillent eux-
76 LA NOUVELLE HÈLOÏSE.
mêmes, et sont intéressés au travail dés autres
par un petit' denier quon leur accorde, outre
leurs gages, sur tout ce qu on recueille par leurs
soins. De plus, M. de Wolmar les visite lui-
même presque tous les jours, souvent plusieurs
fois le jour, et sa femme aime à être de ces pro-
menades. Enfin, dans le temps des grands tra-
vaux^ Julie donne toutes les semaines vingt
batz (i) de gratification à celui de tous les tra-
vailleurs , journaliers , ou valets , indifféremment ,
qui, durant ces huit jours , a été le plus diligent
au jugement du maître. Tous ces moyens d'é-
mulation qui paroissent dispendieux, employés
avec prudence et justice, rendent insensible^
ment tout le monde laborieux , diligent , et rap-
portent enfin plus qu ils ne coûtent : mais com-
me on n en voit le profit qu avec de la constance
et du temps , peu de gens savent et veulent s en
servir.
Cependant un moyen plus efficace encore , le
seul auquel des vues économiques ne font point
songer, et qui est plq^ propre à madame de
Wolmar , c'est de gagner laffection de ces bon-
nes gens en leur accordant la sienne. Elle ne
croit point s acquitter avec de largent des peines
que Ion prend pour elle , et pense devoir des
services à quiconque lui en a rendu ; ouvriers ,
domestiques , tous ceux qui Font servie , ne fut-
ce que pour un seul jour, deviennent tous ses
(1) Petite monnoie du pays.
QUATRIÈME PARTIE. 77
enHaints ; elle prend part à leurs plaisirs , à leurs
chagrins , à leur sort ; elle s informe de leurs af-
faires , leurs intérêts sont les siens ; elle se charge
de mille soins pour eux ; elle leur donne des con-^
8eils ; elle accommode leurs différents , et ne
leur marque pas Taflabilité de son caractère par
des paroles emmiellées et sans effet , mais par
de» services véritables et par de continuels actes
de bonté. Eux , de leur côté, quittent tout à son
moindre signe ; ils volent quand elle parle ; son
seul regard anime leur zélé ; en sa présence ils
sont contents ; en son absence ils parlent d'elle
et s animent à la servir. Ses charmes et ses dis-
cours font beaucoup; sa douceur, ses vertus
font davantage. Âh ! mylord, ladorable et puis-
sant empire que celui de la beauté bienfai-
sante !
Quant au service personnel des maîtres , ils
ont dans la maison huit domestiques , trois fem-
mes et cinq hommes , sans compter le valet-de-
chambre du baron ni les gens de la basse-cour.
Il n arrive guère qu'on soit mal servi par peu de
domestiques ; mais on diroit , au zélé de ceux-ci ,
que chacun , outre son service , se croit chargé
de celui des sept autres , et , à leur accord , que
tout se fait par un seul. On ne les voit jamais
oisifs et désoeuvrés jouer dans une antichambre
ou polissonner dans la cour, mais toujours oc-
cupés à quelque travail utile : ils aident à la
basse-cour , au cellier , à la cuisine ; le jardinier
n a point d autres garçons qu eux ; et ce qu il y
78 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
a de plus agréable, c est qu on leur voit faire tout
cela gaiement et avec plaisir.
On s y prend de boane heure pour les avoir
tels qu on les veut : on n a point ici la maxime
que j ai vue régner à Paris et à Londres y de
choisir des domestiques tout formés , c'est^^-diffc
des coquins déjà tout faits , de ces &>iMrears de
conditions , qui , dans chaque maison qu ils par*
courent , prennent à-la-fois les défeuts des va-
lets et des maîtres , et se iont un n^étier de servir
tout le monde sans jamais s'attacher à personne.
Il ne peut régner ni honnêteté , ni fidélité » ni
zèle , an milieu de pareilles gens ; et ce ramassis
de canaille ruine le maître et corrompt les en-
fants dans toutes les maisops opulentes. Ici c est
une affaire importante que le choix des domes-
tiques : on ne les regarde point seulement comme
des mercenaires dont on n exige qu un service
exact , m^is comme des memhpes de la fiimille ,
dont le mauvais choix est capable de la désoler.
La première chose qu on leur deipande est d être
honnêtes gens , la seconde d aimer leur maître ,
la troisième de le servir à son gré ; mais , pouir
peu qu un maître soit raisonnable et un domes-
tique intelligent , la troisième suit toujours les
deux autres. On ^e les tire donc poiat de la ville ,
mais de la campagne. C est ici leqr premier ser-
vice , et ce sera sûrement le dernier pour toua
ceux qi|i vaudront quelque chose. On les prend
dans quelque famille nombreuse et surchargée
d enfants dont les pères et mères viennent les
QUATRIÈME PARTIE. 79
offrir eux-mêmes. On les choisit jeunes , bien
Êdts y de bonne santé , et d'une physionomie
agréable. M. de Wolmar les interroge , les exa-
mine , puis les présente à sa femme. S'ils agréent
à tous deux , ils sont reçus , d abord à Fépreuve ,
ensuite au nombre des gens , c est-à-dire des en-
fents de la maison -, et Ton passe quelques jours
à leur apprendre avec beaucoup de patience et
de soin ce qu'ils ont à faire. Le service est si sim-
pie y si égal , si uniforme , les maîtres ont si peu
de fantaisie et d'humeur , et leurs domestiques
les affectionnent si promptement , que cela est
bientôt s^ppris. Leur copdition est douce ; ils
sentent un bien-être quils navoient pas chez
eux ; m^is on ne les laUse point amollir par Toi-
fivelé nière des vices. On ne souffre point qu ils
deviennent des messieurs et s'enorgueillissent
de la servitude ; ils continuent de travailler
comme ils feiaoient dans la maison paternelle :
ils II ont Élit , pour ainsi dire , que changer de
père et de mère , et en gagner de plus opulents.
De cette sorte ils ne prennent point en dédain
leur anciexme vie rustique. Si jamais ils sortoient
d'ici , il n y en a pas un qui ne reprit plus vo-
lontiers son état de paysan que de supporter une
autre ccoadition. Enfin je n ai jamais vu de mai-
son 01.Ù chacun fit mieux son service et s'imagi-
nât moins de servir.
C'est ainsi qu en formant et dressant ses pro-
pres domestiques on n a point à se faire cette
objection si commune et si peu sensée , Je les
8o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
aurai formés pour d autres ! Formez*les comme
il faut , pourroit-on répondre , et jamais ils ne
serviront à d autres. Si vous ne songez qu a vous
en les formant , en vous quittant ils font fort
bien de ne songer qu'à eux ; mais occupe2>-vous
d eux un peu davantage , et ils vous demeure-
ront attachés. Il n y a que Fintention qui oblige ;
et celui qui profite d'un bien que je ne veux
faire qua moi ne me doit aucune reconnois-
sance.
Pour prévenir doublement le même inconvé-
nient y M. et madame de Wolmar emploient en-
core un autre moyen qui me paroit fort bien en-
tendu. En commençant leur établissement ^ ils
ont cherché quel nombre de domestiques ils
pouvoient entretenir dans une maison montée
à peu près selon leur état , et ils ont trouvé que
ce nombre alloit à quinze ou seize : pour être
mieux servis ils Font réduit à la moitié ; de sorte
qu avec moins d appareil leur service est beau-
coup plus exact. Pour être mieux servis encore,
ils ont intéressé les mêmes gens à les servir long«
temps. Un domestique en entrant chez eux re-
çoit le gage ordinaire ; mais ce gage augmente
tous les ans d'un vingtième ; au bout de vingt
ans il seroit ainsi plus que doublé , et l'entretien
des domestiques seroit à peu près alors en rai-
son du moyen des maîtres : mais il ne faut pas
être un grand algébriste pour voir que les frais
de cette augmentation sont plus apparents que
réels , qu'ils auront peu de doubles gages à payer,
QUATRIÈME PARTIE. 8l
et que , quand ils les paieroient à tous , lavan-
tage d avoir été bien servis durant vingt ans com-
penseroit et au-delà ce surcroit de dépense. Vous
sentez bien , mylord , que c est un e&pédient sur
pour augmenter incessamment le soin des do-
mestiques et se les attacher à mesure qu on s at-
tache à eux. Il n y a pas seulement de la pru-
dence , il y a même de Féquité dans un pareil
établissement. Est-il juste qu un nouveau venu ,
sans affection, et qui nest peut-être qu'un mau-
vais sujet , reçoive en entrant le même salaire
qu on donne à un ancien serviteur , dont le zèle
et la fidélité sont éprouvés par de longs services ,
et qui d ailleurs approche en vieillissant du
temps oii il sera hors d état de gagner sa vie ? Au
reste, cette dernière raison nest pas ici démise,
et vous pouvez bien croire que des maîtres aussi
humains ne négligent pas des devoirs que rem-
plissentpar ostentation beaucoup de maîtres sans
charité , et n abandonnent pas ceux de leurs
gens à qui les infirmités ou la vieillesse ôtent les
moyens de servir.
J ai dans linstant même un exemple assez
firappant de cette attention. Le baron d'Étange,
voulant récompenser les longs services de son
valet-de-chambre par une retraite honorable ,
a eu le crédit d obtenir pour lui de L. L. E. E.
un emploi lucratif et sans peine. Julie vient de
recevoir là-dessus de ce vieux domestique une
lettre à tirer des larmes , dans laquelle il la sup-
plie de le faire dispenser d accepter cet emploi
4. 6
82 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
a Je suis âgé , lui dit-il ; j ai perdu toute ma fa*
tt mille ; je n ai plus dautres parents que mes
« mattres : tout mon espoir est de finir paisible*
«ment mes jours dans la maison oii je les ai
«passes... Matlame, en vous tenant dans mes
u bras à votre naissance , je demandois à Dieu
u de tenir de même un jour vos enfants : il m en
c< a fait la grâce -, ne me refusez pas celle de les
«voir croître et prospérer comme vous... Moi
tt qui suis accoutumé à vivre dans une maison
tt de paix , où en retrouverai-je une semblable
tt pour y reposer ma vieillesse?... Ayez la charité
tt d'écrire en ma faveur à monsieur le baron. S'il
u est mécontent de moi , qu'il me chasse et ne
tt me donne point d'emploi ; mais je lai fidèle-
tt ment servi durant quarante ans, quil me laisse
« achever mes jours à son service et au vôtre , il
« ne sauroit mieux me récompenser. » Il ne faut
pas demander si Julie a écrit. Je vois qu elle se-
roit aussi Achée de perdre ce bon homme qu il
le seroit de la quitter. Ai-je tort , mylord , de
comparer des mattres si chéris à des pères , et
leurs domestiques à leurs enfants? Vous voyez
que cest ainsi quils se regardent eux-mêmes.
U n'y a pas d exemple dans cette maison qu'un
domestique ait demandé son congé ; il est même
rare qu'on menace quelqu'un de le lui donner.
Cette menace efiraie à proportion de ce que le
service est agréable et doux ; les meilleurs sujets
«n sont toujours les plus alarmés , et l'on n a ja-
«lais besoin d'en venir à l'exécution qu'avec
QUATRIÈME PARTIE. 83
ceux qui sont peu regrettables. II y a encore une
règle à cela. Quand M. de Wolniar a ditye vous
chasse j on peut implorer Tintercession de ma-
dame, Tobtenir quelquefois , et rentrer en grâce
à sa prière ; mais un congé qu elle donne est ir-
révocable, et il ny a plus de grâce à espérer.
Cet accord est très bien entendu pour tempé-
rer à-la-fois Fexcès de confiance qu on pourroit
prendre en la douceur de la femme, et la crainte
extrême que causeroit Finflexibilité du mari. Ce
mot ne laisse pas pourtant d'être extrêmement
redouté de la part d'un maitre équitable et sans
colère ; car , outre qu on n'est pas sûr d'obtenir
grâce et qu'elle n'est jamais accordée deux fois
au même , on perd par ce mot seul son droit
d'ancienneté , et l'on recommence , en rentrant ,
un nouveau service : ce qui prévient l'insolence
des vieux domestiques et augmente leur circon-
spection à mesure qu'ils ont plus à perdre.
Les trois femmes sont, la femme-decfaambre,
la gouvernante des enfants, et la cuisinière.'
Celle-ci est une paysanne fort propre et fort en-
tendue à qui madame de Wolmar a appris la
cuisine; car dans ce pays, simple encore (i), Iqs
jeunes personnes de tout état apprennent à faire
elles-mêmes tous lès travaux que feront un jour
dans leur maison les femmes qui seront à leur
service, afin de savoir les conduire au besoin
et de ne s'en pas laisser imposer par elles. La
(i) Simple! Il a donc beaucoup changé.
6.
84 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
femme-de -chambre n'est plus Babi : on Ta ren-
voyée à Étange où elle est née : on lui a remis le
soin du château, et une inspection sur la re-
cette , qui la rend en quelque manière le con-
trôleur de Téconotoe. Il y avoit long-temps que
M. de Wolmar pressoit sa femme de faire cet
arrangement sans pouvoir la résoudre à éloi-
gner délie un ancien domestique de sa m^re ,
quoiquelle eiit plus d un sujet de sea plaindre.
Enfin , depuis les dernières explications , elle y
a consenti , et Babi est partie. Cette femme est
intelligente et fidèle, mais indiscrète et babil-
larde. Je soupçonne quelle a trahi plus d'une
fois les secrets de sa maîtresse , que M. de Wol-
mar ne l'ignore pas, et que , pour prévenir la
même indiscrétion vis-à^vis de <}uelque étran-
ger , cet homme sage a su l'employer de ma-
nière à profiter de ses bonnes qualités sans s'ex-
poser aux mauvaises. Celle qui l'a remplacée est
cette même Fan chon Regard dont vous m'en-
tendiez parler autrefois avec tant de plaisir. Mal-
gré l'augure de Julie , ses bienfaits , ceux de son
père, et les vôtres, cette jeune femme si hon-
nête et si sage n'a pas été heureuse dans son éta-
blissement. Claude Anet , qui avoit si bien sup-
porté sa misère , n'a pu soutenir un état plus
doux. En se voyant dans l'aisance, il a négligé
son métier ; et s'étant tout-à-fait dérangé , il s'est
enfui du pays, laissant sa femme avec un enfant
qu'elle a perdu depuis ce temps-là. Julie, après
l'avoir retirée chez elle, lui a appris tous les pe-
QUATRIÈME PARTIE. 85
tits ouvrages dune femme-de-chambre ; et je ne
fîis jamais plus agréablement surpris que de la
trouver en fonction le jour de mon arrivée.
M. de Wolmar en fait un très grand cas, et tous
deux lui ont confié le soin de veiller tant sur
leurs enfants que sur celle qui les gouverne.
Celle-ci est aussi une villageoise simple et cré-
dule , mais attentive , patiente et docile ; de
sorte qu on n a rien oublié pour que les vices
des villes ne pénétrassent point dans une mai-
son dont les maîtres ne Les ont ni ne les souf-
frent.
Quoique tous les domestiques n'aient qu une
même table, il y a d ailleurs peu de communi-
cation entre les deux sexes ; on regarde ici cet
article comme très impartant. On n y est point
de lavis de ces* maîtres indifférents à tout , hors
à leur intérêt , qui ne veulent qu être bien servis
sans s embarrasser au surplus de ce que font
leurs gens : on pense au contraire que ceux qui
ne veulent qu être bien servis ne sauroient Fêtre
long-temps. Les liaisons trop intimes entre les
deux sexes ne produisent jamais que du mal.
Cest des conciliabules qui se tiennent chez les
femmes-de-chambre que sortent la plupart des
désordres d un ménage. S'il s en trouve une qui
plaise au maiire-d'hôtel , il ne manque pas de
la séduire aux dépens du maître. L accord des
hommes entre eux ni des fe];nmes entre elles
n est pas assez sûr pour tirer à conséquence.
Mais cest toujours entre hommes et femmes
86 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
que s'établisssent ces secrets monopoles qui rui-
nent à la longue les familles les plus opulentes.
On veille donc à la sagesse et .à la modestie
des femmes, non seulement par des raisons de
bonnes mœurs et d'honnêteté, mais encore par
un intérêt très bien entendu ; car , quoi qu on
en dise , nul ne remplit bien son devoir s il ne
laime ; et il n'y eut jamais que des gens d'hon-
neur qui sussent aimer leur devoir.
Pour prévenir entre les deux sexes une fami-
liarité dangereuse, on ne les gêne point ici par
des lois positives qu'ils seroient tentés d'enfrein-
dre en secret ; mais , sans paroître y songer, on
établit des usages plus puissants que l'autorité
même. On ne leur défend pas de se voir , mais
on fait en sorte qu'ils n'en aient ni l'occasion ni
la volonté. On y parvient en leur donnant des
occupations , des habitudes , des goûts , des plai-
sirs , entièrement différents. Sur l'ordre admi-
rable qui règne ici , ils sentent que dans une
maison bien réglée les hommes et les femmes
doivent avoir peu de commerce entre eux. Tel
qui taxeroit en cela de caprice les volontés d'un
maître, se soumet sans répugnance à une ma-
nière de vivre qu'on ne lui prescrit pas formel-
lement, mais quil juge lui-même être la meil-
leure et la plus naturelle. Julie prétend qu elle
l'est en effet , elle soutient que de Tamour ni de
l'union conjugale ne résulte point le commerce
continuel des deux sexes. Selon elle, la fetnme
et le mari sont bien destinés à vivre ensemble >
QUATRIÈME PARTIE. 87
mais non pas de la même manière ; ils doivent
agir de concert sans faire les mêmes choses. La
vie qui c^armeroit lun seroit, dit^Ile, insup-
portable à lautre; les inclinations que leur
donne la nature sont aussi diverses que les^
fonctions quelle leur impose; leurs amusements
ne diffèrent pas moins que leurs devoirs; en un
mot, tous deux concourent au bonheur com«-
mun par des chemins différents; et ce partage
de travaux et de soins est le plus fort lien de
leur union.
Pour moi , j avoue que mes propres observa-
tions sont assez favorables à cette maxime. En
effet , n est-ce pas un usage constant de tous les
peuples du monde , hors le François et ceux
qui Timitent , que les hommes vivent entre eux y
les femmes entre elles? S'ils se voient les uns
les autres , c est plutôt par entrevues et presque
à la dérobée, comme les époux de Lacédémone,
que par un mélange indiscret et perpétuel , ca«*
pable de confondre et défigurer en eux les plus
sages distinctions de la nature. On ne voit point
les sauvages mêmes indistinctement mêlés ,
hommes et femmes. Le soir la famille se ras-
semble , chacun passe la nuit auprès de sa
femme: la séparation recommence avec le jour,
et les deux sexes n ont plus rien de commun que
les repas tout au plus. Tel est Tordre que son
universaUté moûtre être le plus naturel , et ,
dans les pays même où il est perverti , Ton en
voit encore des vestiges. En France , oit les
88 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
hommes se sont soumis à vivre à la manière des
femmes et à rester sans cesse enfermés dans la
chambre avec elles , Finvolontaire agitation qu ils
y conservent montre que ce n'est point à cela
qu'ils étoient destinés. Tandis que les femmes res-
tent tranquillement assises ou couchées sur leur
chaise longue, vous voyez les hommes se lever,
aller , venir , se rasseoir , avec une inquiétude
continuelle ; un instinct machinal combattant
sans cesse la contrainte où ils se mettent , et les
poussant malgré eux à cette vie active et labo-
rieuse que leur imposa la nature. C est le seul
peuple du monde où les hommes se tiennent
debout au spectacle, comme s'ils alloient se dé-
lasser au parterre d'avoir resté tout le jour assis
au salon. Enfin , ils sentent si bien Fennui de
cette indolence efféminée et casanière , que ,
pour y mêler au moins quelque sorte d'activité,
ils cèdent chez eux la place aux étrangers , et
vont auprès des femmes d'autrui chercher à
tempérer ce dégoût.
La maxime de madame de Wolmar se sou-
tient très bien par l'exemple de sa maison ;
chacun étant pour ainsi dire tout à son sexe ,
les femmes y vivent trè* séparées des hommes.
Pour prévenir entre eux des liaisons suspectes ,
son grand secret est d'occuper incessamment
les uns et les autres ; car leurs travaux sont si
différents qu'il n'y a que l'oisiveté qui les ras*
semble. Le matin chacun vaque à ses fonctions ,
et il ne reste du loisir à personne pour aller
QUATRIÈME PARTIE. 89
troubler celles d'un autre. L après -dînée les
hommes ont pour département le jardin , la
basse-cour , ou d autres soins de la campagne ;
les femmes s occupent dans la chambre des en-
fants jusqu'à rheure de la promenade, quelles
font avec eux , souvent même avec leur mal-
tresse , et qui leur est agréable comme le seul
moment où elles prennent lair. Les hommes ,
assez exercés par le travail de la journée , n'ont
guère envie de s'aller promener , et se reposent
en gardant la maison.
Tous les dimanches, après le prêche du soir,
les femmes se rassemblent encore dans la cham-
bre des enfants avec quelque parente ou amie ,
qu elles invitent tour-à-tour du consentement
de madame. Là, en attendant un petit régal
donné par elle , on cause , on chante , on joue
au volant, aux onchets, ou à quelque autre jeu
d'adresse propre à plaire aux yeux des enfants ,
jusqu'à ce qu'ils »en puissent amuser eux-mê-
mes. La collation vient , composée de quelques
laitages , de gaufres , d'échaudés , de mer-
veilles (i) , ou d'autres mets du goût des enfants
et des femmes. Le vin en est toujours exclus ;
et les hommes , qui dans tous les temps entrent
peu dans ce petit gynécée (2), ne sont jamais de
cette collation où Julie manque assez rarement.
J'ai été jusqu'ici le seul privilégié. Dimanche
(1) Sorte de gâteaux du pays.
(2) Appartement des fenunes.
go LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
dernier j obtins , à force d'importunités , de 1 Y
accompagner. Elle eut grand soin de me faire
valoir cette faveur. Elle me dit tout haut qu elle
me laccordoit pour cette seule fois , et qu elle
lavoit refusée à M. de Wolmar lui-même. Ima-
ginez si la petite vanité féminine étoit flattée , et
si un laquais eut été bien venu à vouloir être
admis à lexclusion du maître.
Je fis un goûter délicieux. Est -il quelques
mets au monde comparables aux laitages de ce
pays? Pensez ce que doivent être ceux dune
laiterie où Julie préside , et mangés à côté d elle.
La Fanchon me servit des grus , de la céracée (i),
des gaufres, des écrelets. Tout disparoissoit à
Tinstant. Julie rioit de mon appétit. Je vois ,
dit-elle en me donnant encore une assiette de
crème , que votre estomac se fait honneur par-
tout ^ et que vous ne vous tirez pas moins bien
de lecot des femmes que de celui des Valaisans.
Pas plus impunément, repris -je ; on s enivre
quelquefois à lun comme à l'autre , et la raison
peut s égarer dans un chalet tout aussi bien que
dans un cellier. Elle baissa les yeux sans répon-
dre , rougit , et se mit à caresser ses enfants.
C'en fut assez pour éveiller mes remords. My-
lord , ce fut là ma première indiscrétion , et j es-
père que ce sera la dernière.
Il régnoit dans cette petite assemblée un cer^
(i) Laitages excellents qui se font sur la montagne de
Saléve. Je cloute qu'ils soient connus sous ce nom au
Jura , sur-tout vers l'autre extrémité du lac.
QUATBIÈME PARTIE. 91
tain air d antique simplicité qui me touchoit le
cœur ; je voyois sur tous les visages la même
gaieté , et plus de franchise peut*étre que s il s y
fiït trouvé des hommes. Fondée sur la confiance
et l'attachement , la familiarité qui rcgnoit entre
les servantes et la maîtresse ne faisoit qu affermir
le respect et lautorité ; et les services rendus et
reçus ne sembloient être que des témoignages
d'amitié réciproque. Il n y avoit pas jusqu'au
choix du régal qui ne contrihuàt à le rendre
intéressant. Le laitage et le sucre sont un des
goûts naturels du sexe, et comme le symbole
de Finnocence et de la douceur qui font son plus
aimable ornement. Les hommes , au contraire ,
recherchent en général les saveurs fortes et les
liqueurs spiritueuses , aliments plus convenables
à la vie active et laborieuse que la nature leur
demande ; et quand ces divers goûts viennent
à s altérer et se confondre, cest une marque
presque infaillible du mélange désordonné des
sexes. En effet , j ai remarqué qu en France , où
les femmes vivent sans cesse avec les hommes ,
elles ont tout-à-fait perdu le goût du laitage, les
hommes beaucoup celui du vin ; et qu en An-
gleterre , où les deux sexes sont moins confon-
dus , leur goût propre s est mieux conservé. En
général , je pense qu'on pourroit souvent trou-
ver quelque indice du caractère des gens dans le
choix des aliments qu'ils préfèrent. Les Italiens,
qui vivent beaucoup d'herbages , sont efféminés
et mous. Vous autres Ânglois, grands mangeurs.
g2 LA NOUVELLE HÉLOÎfSE.
de viande , avez dans vos inflexibles vertus quel-
que chose de dur et qui tient de la barbarie. Le
Suisse , naturellement froid , paisible et simple ,
mais violent et emporté dans la colère , aime à-
la-fois lun et lautre aliment, et boit du laitage
et du vin. Le François , souple et changeant , vit
de tous les mets et se plie à tous les caractères.
Julie elle-même pourroit me servir d exemple ;
car, quoique sensuelle et gourmande dans ses
repas , elle n aime ni la viande , ni les ragoûts ,
ni le sel , et n a jamais goûté de vin pur ; d ex-
cellents légumes, les œufe, la crème, les fruits,
voilà sa nourriture ordinaire ; et, sans le pois-
son qu'elle aime aussi beaucoup , elle seroit une
véritable pythagoricienne.
Ce nest rien de contenir les femmes si Ton ne
contient aussi les hommes ; et cette partie de la
régie , non moins importante que lautre , est
plus difficile encore ; car lattaque est en géné-
ral plus vive que la défense : c est Fintention du
conservateur de la nature. Dans la république,
on retient les citoyens par des mœurs , des prin-
cipes , de la vertu ; mais comment contenir des
domestiques , des mercenaires , autrement que
par la contrainte et la gène? Tout lart du maî-
tre est de* cacher cette gène sous le voile du
plaisir ou de Fintérèt , en sorte qu'ils pensent
vouloir tout ce quon les oblige de faire. L oisi-
veté du dimanche , le droit qu on ne peut guère
leur ôter d aller où bon leur semble quand leurs
fonctions ne les retiennent point au logis , dér
QUATRIÈME PARTIE. g3
truisent souvent en un seul jour lexemplë et les
leçons des six autres. L'habitude du cabaret , le
commerce et les maximes de leurs camarades ,
la fréquentation des femmes débauchées , les
perdant bientôt pour leurs maîtres et pour eux-
mêmes, les rendent par mille défauts incapables
du service et indignes de la liberté.
On remédie à cet inconvénient en les rete-
nant par les mêmes motifs qui les portoient à
sortir. Qu alloient-ils faire ailleurs? Boire et jouer
au cabaret. Us boivent et jouent au logis. Toute
la différence est .que le vin ne leur coûte rien ,
qu ils ne s enivrent pas , et qu il y a des gagnants
au jeu sans que jamais personne perde. Voici
comment on s y prend pour cela.
Derrière la maison est une allée couverte ,
dans laquelle on a établi la lice des jeux : cest
là que les gens de livrée et ceux de la basse-côur
se rassemblent en été , le dimanche , après le
prêche , pour y jouer, en plusieurs parties liées ,
non de largent , on ne le souffre pas , ni du vin ,
on leur en donne , mais une mise fournie par la
libéralité des maîtres. Cette mise est toujours
quelque petit meuble ou quelque nippe à leur
usage. Le nombre des jeux est proportionné à
la valeur de la mise; en sorte que , quand cette
mise est un peu considérable , comme des bou-
cles d argent , un porte-col, des bas de soie, un
chapeau fin , ou autre chose semblable , on em-
ploie ordinairement plusieurs séances à la dis-
puter. On ne s en tient point à une seule espèce
94 l'A NOUVELLE HÉLOÏSE.
de jeu ; on les varie , afin que le plus habile dan»
un n emporte pas toutes les mises , et pour les
rendre tous plus adroits et plus forts par des
exercices multipliés. Tantôt c est à qui enlèvera
à la course un but placé à Tautre bout de lave-
nue; tantôt à qui lancera le plus loin la même
pierre ; tantôt à qui portera le plus long-temps
le même fardeau ; tantôt on dispute un prix en
tirant au blanc. On joint à la plupart de ces
jeux un petit appareil qui les prolonge et les
rend amusants. Le maître et la maîtresse les
honorent souvent de leur présence^ on y amène
quelquefois les enfants ; les étrangers même y
vienneut, attirés par la curiosité, et plusieurs
ne demanderoient pas mieux que d y concourir;
mais nul n est jamais admis quavec lagrément
des maîtres et du consentement de^ joueurs,
qui ne trouveroient pas leur compte à laccorder
aisément. Insensiblement il s est fait de cet usage
une espèce de spectacle , où les acteurs , animés
par les regards du public , préfèrent la gloire des
applaudissements à Tintérêt du prix. Devenus
plus vigoureux et plus agiles , ils s en estiment
davantage, et, s accoutumant à tirer leur valeur
d'eux-mêmes plutôt que de ce quils possèdent,
tout valets quils sont , Thonneur leur devient
plus cher que largent.
Il seroit long de vous détailler tous les biens
qu'on retire ici d'un soin si puéril en apparence
et toujours dédaigné des esprits vulgaires, tan-
dis que c'est le propre du vrai génie de produire
QUATRIÈME PARTIE. q5
de grands effets par de petits moyens. M. de
Wolmar ma dit qu il lui en coûtoit à peine cin-
quante écus par an pour ces petits établisse-
ments que sa femme a la première imaginés.
Mais, dit-il, combien de fois croyez-vous que
je regagne cette sotnme dans mon ménage et
dans mes affaires par la vigilance et lattention
que donnent à leur service des domestiques at
tacbés qui tiennent tous leurs plaisirs de leurs
maîtres , par Fintérèt quils prennent à celui
d une maison qu ils regardent comme la leur ,
par lavantage de profiter dans leurs travaux de
la vigueur qu'ils acquièrent dans leurs jeux ,
par celui de les conserver toujours sains en les
garantissant des excès ordinaires à leurs pareils
et des maladies qui sont la suite ordinaire de
ces excès , par celui de prévenir en eux les fri-
ponneries que le désordre amène infailliblement,
et de les conserver toujours honnêtes gens , en-
fin par le plaisir d avoir chez nous à peu de
frais des récréations agréables pour nous-mê-
mes? Que s'il se trouve parmi nos gens quel-
qu'un , soit homme , soit femme , qui ne s ac-
commode pas de nos règles et leur préfère la
liberté daller sous divers prétextes courir où
bon lui semble , on ne lui en refuse jamais la
permission ; mais nous regardons ce goût de
licence comme un indice très suspect, et nous
ne tardons pas à nous défaire de ceux qui font.
Ainsi ces mêmes amusements qui nous con-
servent de bons sujets nous servent encore d'é-
96 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
preuve pour les choisir. Mylord, j avoue que je
nai jamais vu qu ici des maîtres former à*la-
fois dans les mêmes hommes de bons domes-
tiques pour le service de leurs personnes , de
bons paysans pour cultiver leurs terres, de bons
soldats pour la défense de la patrie, et des gens
de bien pour tous les états où la fortune peut les
appeler.
Lliiver , les plaisirs changent d espèce ainsi
que les travaux. Les dimanches, tous les gens
de la maison, et même les voisins, hommes et
femmes indifféremment, se rassemblent après
le service dans une salle basse , où ils trouvent
du feu , du vin , des fruits , des gâteaux , et un
violon qui les fait danser. Madame de Wolmar
ne manque jamais de s y rendre, au moins pour
quelques instants , afin d y maintenir par sa
présence Tordre et la modestie ; et il n est pas
rare qu'elle y danse elle-même, fût-ce avec ses
propres gens. Cette règle , quand je lappris ,
me parut dabord moins conforme à la sévérité
des mœurs protestantes. Je le dis à Julie; et voici
à peu près ce qu elle me répondit.
La pure morale est si chargée de devoirs sé-
vères , que si on la surcharge encore de formes
indifférentes , c est presque toujours aux dépens
de lessentiel. On dit que cest le cas de la plu-
part des moines, qui, soumis à mille règles inu-
tiles, ne savent ce que c est qu honneur et vertu.
Ce défaut règne moins parmi nous , mais nous
n en sommes pas tout-à-fait exempts. Nos gens
QUATRIÈME PARTIE. 97
d^ëgiise i aussi supérieurs éo sagesse à toutes les
sortes de prêtres que notre religion est supé-
rieure à toutes les autres en sainteté, ont pour->
tant encore quelques maximes qui paroissent
plus fondées sur le préjugé que sur la raison*
Telle est celle qui blâme la danse et les assem-
blées ; comme s'il y avoit plus de mal à danser
quà chanter, que chacun de ces amusements ne
i^t pas également une inspiration de la nature ,
et que ce fut un crime de s égayer en commun
par une récréation innocente et honnête ! Pour
moi, je pense au contraire que, toutes les fois
qu'il y a concours des deux sexes , tout diver-
tissement public devient innocent par cela même
qu il est public ; au lieu que l'occupation la plus
louable est suspecte dans le tête-à-tête (i),
L'honlnie et la femme sont destinés l'un pour
l'autre , la fin de la nature est qu'ils soient unis
par le mariage. Toute fausse religion combat la
nature: la nôtre seule, qui la suit et la rectifie ,
annonce une institution divine et convenable à
l'homme. Elle ne doit donc point ajouter sur le
mariage aux embarras de l'ordre civil des diffi-
cultés que l'évangile ne prescrit pas, et qui sont
contraires à l'esprit du christianisme. Mais qu'on
me dise où déjeunes personiies à marier auront
(i) Dans ma lettre à M. d*Aleinbert sur les specta*
clés, j'ai transcrit de celle-ci le morceau suivant, et
quelques autres : mais comme alors je ne faisois que
préparer cette édition , j'ai cru devoir attendre qu'elle
parût pour citer ce que j'en avois tiré.
4. 7
93 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
occasion de prendre du goût lune pour lautre
et de se voir avec plus de décence et de circon-
spection que dans une assemblée où les yeux
du public, incessamment tournés sur elles , les
forcent à s observer avec le plus grand soin. En
quoi Dieu est-il offensé par un exercice agréable
et salutaire, convenable à la vivacité de la jeu-
nesse, qui consiste à se présenter lun à lautre
avec grâce et bienséance, et auquel le spectateur
impose une gravité dont personne n oseroit sor-
tir? Peut-on imaginer un moyen plus honnête de
ne tromper personne , au moins quant à la fi-
gure , et de se montrer avec les agréments et les
défauts qu on peut avoir aux gens qui ont in-
térêt de nous bien connottre avant de s'obliger
à nous aimer ? he devoir de se chérir récipro-
quement nemporte-t-il pas celui de se plaire? et
n est-ce pas un soin digne de deux personnes
vertueuses et chrétiennes qui songent à s unir ,
de préparer ainsi leurs cœurs à lamour mutuel
que Dieu leur impose?
Quarrive-t-il dans ces lieux où régne une
éternelle contrainte , où Ion punit comme un
crime la plus innocente gaieté , où les jeunes
gens des deux sexes n'osent jamais sassembler
en public , et où Tindiscréte sévérité d un pas-
teur ne sait prêcher au nom de Dieu qu une gêne
scrvile, et la tristesse, et 1 ennui? On élude une
tyrannie insupportable que la nature et la rai-
son désavouent; aux pl^sirs permis dont on.
prive une jeunesse enjouée et folâtre elle en
QUATRIÈME PARTIE. gg
substitue de plus dangereux j les tètes-à-tétea
adroitement concertés prennent la place des as-
semblées publiques ; à force de se cacher comme
si Ton étoit coupable, on est tenté de le deve-
nir. L Innocente joie aime à s évaporer au grand
jour; mais le vice est ami des ténèbres ; et jamais
l'innocence et le mystère n habitèrent long-temps
ensemble. Mon cher ami, me dit-elle en me
serrant la main commie pour me communiquer
son repentir et faire passer dans mon cœur la
pureté du sien , qui doit mieux sentir que nous
toute Timportance de cette maxime? Que de
douleurs et de peines , que de remords et de
pleurs nous nous serions épargnés durant tant
d'années, si, tous deux aimant la vertu comme
nous avons toujours fait, nous avions su prévoir
de plus loin les dangers qu elle court dans le
tète-à-tète!
Encore un coup , continua madame de Wol-
mar d'un ton plus tranquille , ce n'est point
dans les assemblées nombreuses , oii tout le
' monde qous voit et nous écoute, mais dans des
entretiens particuliers , où régnent le secret et
la liberté , que les mœurs peuvent courir des
risques. C'est sur ce principe que , quand mes
domestiques des deux sexes se rassemblent , je
suis bien aise qu'ils y soient tous. J'approuve
même qu'ils invitent parmi les jeunes gens du
voisinage ' ceux dont le commerce n'est point
capable de leur nuire ; et j'apprends avec grand
plaisir que pour louer les mœurs de quelqu'un
lOO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de nos jeunes voisins, on dit, Il est reçu chez
M. de Wolmar. En ceci nous avons encore une
autre vue. Les honunes qui nous, servent sont
tous garçons, et parmi les iemmjes la gouver-
nante des enfants est encore à marier. II. nest
pas juste que la réserve où vivent ici les uns et
les autres leur ôte loccasion d'un honnête éta-
blissement. Nous tâchons dans ces petites as-
semblées de leur procurer cette occasion sous
nos yeux , pour les. aider à mieux choisir ; et en
travaillant ainsi à former d'heureux ménages,
nous augmentons le bonheur du nôtre.
Il resteroit à me justifier moi-même de danser
avec ces bonnes gens ; mais j aime mieux passer
condamnation sur ce point , et j avoue franche-
ment que mon plus grand motif en cela est le
plaisir que j y trouve. Vous savez que j'ai tou-
jours partagé la passion que ma cousine a pour
la danse ; mais après la perte de ma mère je re-
nonçai pour ma vie au bal et à toute assemblée
publique : j'ai tenu parole , même à mon ma-
riage , et la tiendrai , sans croire y déroger en
dansant quelquefois chez moi avec mes hôtes
et mes domestiques. C'est un exercice utile à
ma santé durant la vie sédentaire qu'on est forcé
de mener ici l'hiver. Il m'amuse innocemment ;
car, quand j'ai bien dansé, mon cœur ne me
reproche rien. Il amuse aussi M. de Wolmar ;
toute ma coquetterie en cela se borne à lui plaire.
Je suis cause qu'il vient au lieu où l'on danse :
ses gens en sont plus contents d'être honorés
QUATRIÈME PARTIE. lOI
<les regards de leur mattre ; ils témoignent aussi
de la joie à me voir parmi eux. Enfin , je trouve
que celte familiarité modérée forme entre nous
un lien de douceur et d attachement qui ra-
mène un peu rhumanité naturelle en tempérant
la bassesse de la servitude et la rigueiar de Fau-
torité.
Voilà ^ mylord , ce que me dit Julie au sujet
de la danse ; et j admirai comment avec tant d af-
fabilité pouvoit régner tant de subordination , et
comment elle et son mari pouvoient descendre
et s égaler si souvent à leurs domestiques , sans
que ceux-ci fiissent tentés de les prendre au
mot et de s égaler à eux à leur tour. Je ne crois
pas qu il y ait des souverains en Asie servis dans
leurs palais avec plus de respect que ces bons
maîtres le sont dans leur maison. Je ne connois
rien de moins impérieux que leurs ordres , et
rien de si promptement exécuté : ils prient, et
Ton vole ; ils excusent , et Ton sent son tort. Je
n ai jamais mieux compris combien la force des
choses quon dit dépend peu des mots qu on
emploie.
Ceci ma fait faire une autre réflexion sur la
vaine gravité des maîtres ; c est que ce sont
moins leurs familiarités que leurs défauts qui les
font mépriser chez eux , et que Finsolencé des
domestiques annonce plutôt un maltt^e vicieux
que fbible ; car rien ne leur donne autant d au-
dace que la connoissance de ses vices , et tous
ceux qu'ils découvrent en lui sont à leurs yeux
102 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
autant de dispenses d'obéir a un homme quils
ne sauroient plus respecter.
Les valets imitent les maîtres ; et les imitant
grossièrement , ils rendent sensibles dans leur
conduite les défauts que le vernis de leducation
cache mieux dans les autres. A Paris, je jugeois
des mœurs des femmes de ma connoissance par
lair et le ton de leurs femmes-de-chambre ; et
cette régie ne ma jamais trompé. Outre que la
femme-de-chambre , une fois dépositaire du se-
cret de sa maîtresse , lui fait payer cher sa dis-
crétion , elle agit comme laxitre pense , et décèle
toutes ses maximes en les pratiquant maladroi-
tement. En toute chose Texemple des mattres
est plus fort que leur autorité , et il n'est pas
naturel que leurs domestiques veuillent être
plus honnêtes gens queux. On a beau crier,
jurer, maltraiter, chasser, faire maison nou-
velle; tout cela ne produit point le bon service.
Quand celui qui ne s eml>arrasse pas d'être mé-
prisé et haï de ses gens sen croit pourtant bien
servi , c'est qu'il se contente de ce qu'il voit et
d'une exactitude apparente, sans tenir compte
de mille maux secrets qu^on lui fait incessam-
ment et dont il n'aperçoit jamais la source.
Mais où est l'homme assez dépourvu d'honneur
pour pouvoir supporter les dédains de tout ce
qui Tenvironne? Où est la femme assez perdue
pour n'être plus sensible aux outrages? Combien
dans Paris et dans Londres de dames se croient
fort honorées, qui foudroient en lannes si elles
QUATRIÈME PARTIE. Io3
entendoient ce quon dit délies dans leur ami-*
chambre ! Heureusement pour leur repos elles
se rassurent en prenant ces Argus pour des im-
bécilles, et se flattant quils ne voient rien.de
ce qu elles ne daignent pas leur cacher. Aussi ^
dans leur mutine obéissance, ne leur cachent*ils
guère à leur tour le mépris qu'ils ont pour elles.
Maitres et valets sentent mutuellement que ce
n'est pas la peine de se faire estimer les uns des
autres.
Le jugement des domestiques me parott être
répreuve la plus sure et la plus difficile de la
vertu des maîtres ; et je me souviens , mylord ,
d avoir bien pensé de la vôtre en Valais sans vous
connoitre , simplement sur ce que , parlant as-^
sez rudement à vos gens , ils ne vous en étoient
pas moins attachés , et qu ils témoignoient en*
tre eux autant de respect pour vous en votre
absence que si vous les eussiez entendus. On a
dit qu il n'y avoit point de héros pour son valet*
de-chambre : cela peut être ; mais Thomme juste
a lestime de son valet : ce qui montre assez que
rhéroïsme n a qu'une vaine apparence ^ et qu'il
n'y a rien de solide que la vertu. C'est sur-tout
dans cette maison qu'on reconnolt la force de
son empire dans le suffrage des domestiques ;
suffrage d'autant plus sûr, qu'il ne consiste point
en de vains éloges , mais dans l'expression na-
turelle de ce qu'ils sentent. N'entendant jamais
rien ici qui leur fasse croire que les autres mai-
tres ne ressemblent pas aux leurs , ils ne les
I04 LA NOUVELLE HËLOÏSE.
louent point des vertus qu ils estiment comrnu
nés à tous, mais ils louent Dieu dans leur sim*
plicité d avoir mis des riches sur la terre pour le
bonheur de ceux qui les servent et pour le sou-
lagement des pauvres.
La servitude est si peu naturelle à Thomme ^
qu elle ne sauroit exister sans quelque mécon*
tentement. Cependant on respecte le maître et
Ton nen dit rien. Que s'il échappe quelques
murmures contre la maîtresse, ils valent mieux
que des jéioges. Nul ne se plaint qu elle manque
pour lui de bienveillance , mais qu elle en ac*
corde autant aux autres ; nul ne peut souffrir
qu elle fasse comparaison de son zélé avec celui
de ses camarades , et chacun voudroit être le
premier en faveur comme il croit l'être en atta-
chement : c es( là leur unique plainte et leur plus
grande injustice.
A la subordination des inférieurs se joint la
concorde entre les égaux ; et cette partie de lad^*
ministration domestique n est pas la moins diffi*
cile. Dans les concurrences de jalousie et d'in-
térêt qui divisent sans cesse les gens d'une maÎT
son , même aussi peu nombreuse que celle-ci ,
ils ne demeurent presque jamais unis qu'aux dé*
pens du mattre. S'ils s'accordent, c'est pour vo-
ler de concert ; s'ils sont fidèles , chacun se fait
valoir aux dépens des autres : il faut qu'ils soient
ennemis ou complices, et l'on voit à peine le
moyen d'éviter à-la-fois leur friponnerie et leurs
ilissentions. La plupart des pères de famille ne
QUATRIÈME PARTIE. lo5
connoissent que laltcrnative entre ces deux in^
convénients. Les uns, préférant l'intérêt à Thon-
nèteté , fomentent cette disposition des valets
aux secrets rapports, et .croient faire un chef-
ci œuvre de prudence en les rendant espions et
surveillants les uns des autres. Les autres , plus
indolents, aiment mieux qu on les vole et qu on
vive en paix ; ils se font une sorte d'honneur de
recevoir toujours mal des avis qu'un pur zélé
arrache quelquefois à un serviteur fidèle. Tous
s abusent ég[alement. Les premiers , en excitant
chez eux des troubles continuels , incompatibles
avec la règle et le bon ordre, n assemblent qu un
tas de fourbes et de délateurs , qui s exercent ,
en trahissant leurs camarades , à trahir peut-
être un jour leurs maîtres. Les seconds , en re-
fusant d'apprendre ce qui se fait dans leur mai-
son , autorisent les ligues contre eux-mêmes,
encouragent les méchants , rebutent les bons ,
et n'entretiennent à grands frais que des fri-
pons arrogants et paresseux , qui , s'accordant
aux dépens du maitre, regardent leurs servi-
ce<< comme des grâces , et leurs vols comme des
droits (i).
C'est une grande erreur , dans l'économie do-
mestique ainsi que dans la civile , de vouloir
(i) J^ai examiné d'assez près la police des grandes
maisons, et j'ai vu clairement qu'il est impossible à
lin maître qui a vingt domestiques de yenir jamais à
bout de savoir s'il y a parmi eux un honnête homme ,
^t de ne pas prendre pour tel le plus méchant fripon de
I06 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
combattre un vice par un autre , ou former en*
tre eux une sorte d équilibre ; comme si ce qui
sape les fondements de Tordre pouvoit jamais
servir à letablir. On ne fait par cette mauvaise
police que réunir enfin tous les inconvénients.
Les vices tolérés dans une maison n'y régnent
pas seuls ; laissez-en germer un , mille* vien-
dcont à sa suite. Bientôt ils perdent les valets
qui les ont , ruinent le maître qui les souffre ,
corrompent ou scandalisent les enfants attentifs
à les observer. Quel indigne père oseroit mettre
quelque avantage en balance avec ce dernier
mal? Quel honnête homme voudroit être chef
de femille, s'il lui étoit impossible de réunir
dans sa maison la paix et la fidélité , et qu'il
fallût acheter le zèle de ses domestiques aux dé-
pens de leur bienveillance mutuelle ?
Qui n'auroit vu que cette maison n'imagine-
roit pas même qu'une pareille difficulté pût
exister, tant lunion des membres yparoit venir
de leur attachement aux chefs. C'est ici qu'on
trouve le sensible exemple qu'on ne sauroit ai-
mer sincèrement le maître sans aimer tout ce
qui lui appartient ; vérité qui sert de fondement
à la charité chrétienne. N est-il pas bien simple
que les enfants du même père se traitent en
frères entre eux? C'est ce qu'on nous dit tous
tous. Gela seul me dégoùterott d^étre au nombre des ri-
ches. Un des plus doux plaisirs de la vie , le plaisir de
la confiance et de l'estime , est perdu pour ces malheu-
roux. Ils achètent bien cher tout leur or.
QUATRIÈME PARTIE. 107
les jours au temple sans nous le feire sentir ;
c est ce que les habitants de cette maison sentent
«ans qu on le leur dise.
Cette disposition à la concorde commence par
le choix des sujets. M. de Wolmar nexamine
pas seulement en les recevant s'ils conviennent
à sa femme et à lui , mais s'ils se conviennent
Tun à lautre; et 1 antipathie bien reconnue entre
deux excellents domestiques suffiroit pour faire
à l'instant congédier Fun des deux : car , dit Ju«
lie , une maison si peu nombreuse , une maison
dont ils ne sortent jamais et où ils sont toujours
vis-à-vis les uns des autres , doit leur convenir
é^lement à tous, et seroit un enfer pour eux
si elle netoit une maison de paix. Us doivent la
regarder comme leur maison paternelle oii tout
nest qu une même famille. Un seul qui déplai-' .
roit aux autres pourroit la leur rendre odieuse ;
et cet objet désagréable y frappant incessam-
ment leurs regards , ils ne seroient bien ici ni
pour eux ni pour nous.
Après les avoir assortis le mieux qu il est pos-
sible , on les unit pour ainsi dire malgré eux par
les services qu on les force en quelque sorte à se
rendre , et Ion fait que chacun ait un sensible
intérêt detre aimé de tous ses camarades. Nul
n est si bien venu à demander des grâces pour
lui-même que pour un autre : ainsi celui qui de-
sire en obtenir tâche d'engager un autre à par-
ler pour lui ; et cela est d autant plus facile , que,
soit qu'on accorde ou qu'on refuse un« faveur
Io8 LA NOUVELLE HELOÏSE.
ainsi demandée , on en fait toujours un mérite
à celui qui s en est rendu Fintercesseur ; au con-
traire, on rebute ceux qui ne sont bons que pour
eux. Pourquoi , leur dit-on, accorderois-je ce
qu on me demande pour vous qui n'avez jamais
rien demandé pour personne? Est -il juste
que vous soyez plus heureux que vos camarades
parcequ ils sont plus obligeants que vous ? On
fait plus , on les engage à se servir mutuelle-
ment en secret , sans ostentation , sans se faire
valoir ; ce qui est d autant moins difficile à ob-
tenir qu ils savent fort bien que le maître , té-
moin de cette discrétion , les en estime davan-
tage : ainsi Tintérèt y gagne , et lamour-propre
n'y perd rien. Us sont si convaincus de cette dis-
position générale 3 et il règne une telle confiance
entre eux, que quand quelqu'un a quelque grâce
à demander , il en parle à leur table par forme
de conversation : souvent sans avoir rien fait de
plus il trouve la chose demandée et obtenue ; et
ne sachant qui remercier , il en a l'obligation à
tous.
Cest par ce moyen et d autres semblables
qu on fait régner entre eux un attachement né
de celui qu'ils ont tous pour leur maître, et qui
lui est subordonné. Ainsi, loin de se liguer à
son préjudice, ils ne sont tous unis que pour le
mieux servir. Quelque intérêt quils aient à
saimer, ils en ont encore un plus grand à lui
plaire; le zélé pour son service lemporte sur
leur bienveillance mutuelle; et tous, se regar-
QUATRIÈME PARTIE. log
dant comme lésés par des pertes qui le laisse-
roient moins en état de récompenser un bon
serviteur , sont également incapables de souffrir
en silence le tort que Fun d'eux voudroit lui
faire. Cette partie de la police établie dans cette
maison me paroit avoir quelque chose de su-
blime; et je ne puis assez admirer comment
monsieur et madame de Wolmar ont su trans-
former le vil métier d accusateur en une fonc-
tion de zélé , d'intégrité , de courage, aussi noble
ou du moins aussi louable qu elle Fétoit chez les
Romains.
On a commencé par détruire ou prévenir clai-
rement, simplement, et par des exemples sen-
sibles, cette morale criminelle et servile, cette
mutuelle tolérance aux dépens du maître, quun
méchant valet ne manque point de prêcher aux
bons sous Fair d'une maxime de charité. On leur
a bien fait comprendre que le précepte de cou-
vrir les fautes de son prochain ne se rapporte
qu a celles qui ne font de tort à personne ; qu une
injustice quon voit, quon tait, et qui blesse
un tiers , on la commet soi-même ; et que comme
ce n est que le sentiment de nos propres défauts
qui nous oblige à pardonner ceux d autrui , nul
n aime à tolérer les fripons sil nest un fripon
comme eux. Sur ces principes , vrais en général
d'homme à homme , et bien plus rigoureux en-
core dans la relation plus étroite du serviteur
au maître , on tient ici pour incontestable que
qui voit faire un tort à ses maîtres sans, le dé-
IIO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
noncer est plus coupable encore que celui qui
Ta commis; car celui-ci se laisse abuser dans
son action par le profit qu'il envisage; mais
lautre de sang-froid et sans intérêt na pour
motif de son silence quune profonde indiffé-
rence pour la justice, pour le bien de la maison
qu'il sert , et un désir secret d^imiter lexemple
qu'il cache : de sorte que, quand la faute est
considérable , celui qui l'a commise peut encore
quelquefois espérer son pardon ; mais le témoin
qui la tue est infailliblement congédié comme
un homme enclin au mal.
' En revanche on ne souffre aucune accusation
qui puisse être suspecte d'injustice et de calom-
nie; c'est-à-dire qu'on n'en reçoit aucune en
l'absence de l'accusé. Si quelqu'un vient en par-
ticulier faire quelque rapjport contre son cama-
rade , ou se plaindre personnellement de lui , on
lui demande s'il est suffisamment instruit, c est-
à-dire s'il a commencé par s'éclaircir avec celui
dont il vient se plaindre. S'il dit que non , on
lui demande encore comment il peut juger une
action dont il ne connoit pas assez les motifs.
Cette action , lui dit-on , tient peut-être à quel-
que autre qui vous est inconnue ; elle a peut-
être quelque circonstance qui sert à la justifier
ou à l'excuser, et que vous ignorez. Comment
osez-vous condamner cette conduite avant de
savoir les raisons de celui qui l'a tenue? Un mot
d'explication l'eût peut-être justifiée à vos yeux.
Pourquoi risquer de la blâmer injustement , et
QUATRIÈME PARTIE. lll
m exposer à partager votre injustice? S\l assure
s être éclairci auparavant avec laccusé, Pour-
quoi donc, lui réplique-t-on , venez-vous sans
lui comme si vous aviez peur qu il ne démentit
ce que vous avez à dire ? De quel droit négligez-
vous pour moi la précaution que vous avez cru
devoir prendre pour vous-même ? Est-il bien de
vouloir que je juge sur votre rapport d'une ac-
tion dont vous n avez pas voulu juger sur le té-
moignage de vos yeux? et ne seriez-vous pas
responsable du jugement partial que j en pour-
rois porter , si je me contentois de votre seule
déposition ? Ensuite on lui propose de faire venir
celui qu'il accuse : s il y consent, cest une affaire
bientôt réglée ; s il s y oppose , on le renvoie
après une forte réprimande ; mais on lui garde
le secret , et Ion observe si bien Fun et Fautre
quon ne tarde pas à savoir lequel des deux
avoit tort.
Cette règle est si connue et si bien établie ,
quon nentend jamais un domestique de cette
maison parler mal d'un de ses camarades ab-
sent ; car ils savent tous que c est le moyen de
passer pour lâche ou menteur. Lorsqu'un d'entre
eux en accuse un autre , c'est ouvertement y
franchement, et non seulement en sa présence,
mais en celle de tous leurs camarades, afin d'a-
voir dans les témoins de ses discours des ga-
rants de sa bonne foi. Quand il est question de
querelles personnelles, elles s'accommodent pres-
que toujours par médiateurs sans importuner
112 LA NOUVELLE HÉL0Ï8E.
monsieur* ni madame : nipis quand il s agit de
1 intérêt sacré du. maître , FafFaire ne sauroit de-
meurer secrète; il faut que le coupable s accuse
ou qu il ait un accusateur. Ces petits plaidoyers
sont très rares , et ne se font qu à table dans les
tournées que Julie va faire journellement au
dîner et au souper de ses gens , et que M. de
Wolmar appelle en riant ses grands jours. Alors^
après avoir écouté paisiblement la plainte et la
réponse, si laffaire intéresse son service, elle
remercie laccusateur de son zèle. Je sais, lui
dit-elle, que vous aîmez votre camarade; vous
m-en avez toujours dit du bien , et je vous loue
de ce que lamour du devoir et de la justice
l'emporte en vous sur les affections particu-
lières ; c est ainsi qu en use un serviteur fidèle
et un honnête hotnme. Ensuite , si Faccusé n a
pas tort , elle ajoute toujours quelque éloge à sa
justification. Mais sll est réellement coupable ,
elle lui épargne devant les autres une partie de
la honte. Elle suppose qu il a quelque chose à
dire pour sa défense quil ne veut pas déclarer
devant tant de monde; elle lui assigne une
heure pour len tendre en particulier, et cest là
qu elle ou son mari lui parlent comme il con-
vient. Ce qu il y a de singulier en ceci , c est que
le plus sévère des deux n est pas le plus redouté,
et qu on craint moins les graves réprimandes de
M. de Wolmar que les reproches touchants de
Julie. L'un , faisant parler la justice et la vérité,
humilie et confond les coupables ; lautre leur
QUATRIÈME PARTIE. Ii3
donne un reg;ret mortel de Fétre , en leur mon*
trant celui qu elle a d être forcée à leur ôter sa
bienveillance. Souvent elle leur arrache des lar-
mes de douleur et de honte , et il ne lui est pa»
rare de s attendrir elle-même en voyant leur re-
îpen tir, dans l'espoir de netre pas obligée à tenir
parole.
Tel qui jugeroit de tous ces soins sur ce qui
se passe chez lui ou chez ses voisins , les estime-
roit peut-être inutiles ou pénibles. Mais vous,
ynylord, qui avez de si grandes idées des devoirs
et des plaisirs du père de £simille , et qui con«-
noissez lempire naturel que le génie et la vertu
ont sur le cceur humain, vous voyez Firopor-
tance de ces détails, et vous sentez à quoi tient
leur succès. Richesse ne fait pas riche, dit le
roman de la Rose. Les biens dun homme ne
sont point dans ses coffres , mais dans Fusage de
ce qu il en tire ; car on ne s'approprie les choses
qu'on possède que par leur emploi , et les abus
sont toujours plus inépuisables que les richesses;
ce qu! fait qu on ne jouit pas à proportion de sa
dépense , mais à proportion qu'on la sait mieux
ordonner. Un fou peut jeter des lingots dans la
mer et dire qu'il en a joui : mais quelle compa-
raison entre cette extravagante jouissance et
celle qu'un homme sage eût su tirer d'une moia*
dre somme ? L'ordre et la règle qui multiplient
et perpétuent Fusage des biens peuvent seuls
transformer le plaisir en bonheur. Que si c'e^t
du rapport des choses à nous que naît la véri-
4. 8
Il4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
table propriété; si c'est plutôt Femploi des ri-
chesses que leur acquisition qui nous les donne;
quels soins importent plus au père de famille
que Véconomie domestique et le bon ré{][ime de
sa maison , où les rapports les plus parfaits vont
le plus directement à lui , et où le bien de chaque
membre ajoute alors à celui du chef?
Les plus riches sont-ils les plus heureux? Que
sert donc lopulence à la félicité? Mais toute
maison bien ordonnée est Fimage de lame du
maître. Les lambris dorés , le luxe et la magni-
ficence n annoncent que la vanité de celui qui
les étale ; au lieu que par-tout où vous verrez
régner la régie sans tristesse , la paix sans es-
clavage 9 Fabondance sans profusion , djtes avec
confiance : G est un être heureux qui commande
ici.
Pour moi y je pense que le signe le plus assuré
du vrai contentement d esprit est la vie retirée
et domestique , et que ceux qui vont sans cesse
chercher leur bonheur chez autrui ne Font point
chez eux-mêmes. Un père de famille qui se plaît
dans sa maison a pour prix des soins continuels
qu'il s'y donne la continuelle jouissance des
plus doux sentiments de la nature. Seul entre
tous les mortels , il est maître de sa propre fé-
licité, parcequil est heureux coname Dieu mê-
me, sans rien désirer de plus que ce dont il
jouit. Comme cet Etre immense , il ne songe pas
à amplifier ses possessions, mais à les rendre
véritablement siennes par les relations les plus
QUATRIÈME t^ARTIE. Ii5
parfaites et la direction la mieux entendue : s'il
ne s'enrichit pas par de nouvelles acquisitions ,
il s enrichit en possédant mieux ce qu il a. Il ne
jouissoit que du revenu de ses terres ; il jouit
encore de ses terres mêmes en présidant à leur
culture et les parcourant sans cesse. Son domes-
tique lui étoit étranger; il en fait son hien , son
enfant, il se lapproprie. Il navoit droit que sur
les actions ; il s en donne encore sur les volon-
tés. Il n étoit maître qu'à prix d'argent , il le
devient par l'empire sacré de l'estime et des
bienfaits. Que la fortune le dépouille de ses ri-
chesses , elle ne sauroit lui ôter les cœurs qu'il
s est attachés ; elle notera point des enfants à
leur père : toute la différence est qu'il les nour-
.rissoit hier, et qu'il sera demain nourri par eux.
C'est ainsi qu'on apprend à jouir véritablement
de ses biens , de sa ftimille et de soi-même ; c'est
ainsi que les détails d'une maison deviennent
délicieux pour l'honnête homme qui sait en con-
noître le prix ; c'est ainsi que , loin de regarder
ses devoirs comme une charge , il en fait son
bonheur , et qu'il tire de ses touchantes et
nobles fonctions la gloire et le plaisir d'être
homme.
Que si ces précieux avantages sont méprisés
ou peu connus , et si le petit nombre même qui
les recherche les obtient si rarement , tout cela
vient de la même cause. Il est des devoirs sim*
pies et sublimes qu'il n'appartient qu'à peu de
gens d'aimer et de remplir : tels sont ceux du
s.
ll6 LA NOUVELLE HÉLOÏSEi
père de famille , pour lesquels l'air et le bruit du
inonde n'inspirent que du dég;oùt , et dont on
s'acquitte mal encore quand on n'y est porté
que par des raisons d'avarice et d'intérêt. Tel
croit être un bon père de famille , et n'est qu'un
vig^ilant économe ; le bien peut prospérer, et la
maison aller fort mal. Il faut des vues plus éle-
vées pour éclairer , diriger cette importante ad-
ministration et lui donner un heureux succès. Le
premier soin par lequel doit commencer l'ordre
d'une maison , c'est de n'y souffrir que d'honnêtes
gens qui n'y portent pas le désir secret de troubler
cet ordre. Mais la servitude et l'honnêteté sont-
elles si compatibles qu'on doive espérer de trou-
ver des domestiques honnêtes gens ? Non , my-
lord , pour les avoir il ne faut pas les chercher,
il faut les faire , et il n'y a qu'un homme de bien
qui sache l'art d'en former d'autres. Un hypo-
crite a beau vouloir prendre le ton de la vertu,
il n'en peut inspirer le goût à personne , et , s'il
savoit la rendre aimable , il Taimeroit lui-même.
Que servent de froides leçoMS démenties par un
exemple continuel , si ce n'est à faire penser que
celui qui les donne se joue de la crédulité d'au-
trui? Que ceux qui nous exhortent à faire ce
qu'ils disent , et non ce qu'ils font , disent une
grande absurdité ! Qui ne fait pas ce qu'il dit ne
le dit jamais bien ; car le langage du cœur , qui
touche et persuade , y manque. J'ai quelquefois
entendu de ces conversations grossièrement ap-
prêtées qu'on tient devant les domestiques com-
QUATRIÈME PARTIE. ^17
me devant des enfants pour leur faire des leçons,
indirectes. Loin de juger quils en fussent un
instant les dupes , je les ai toujours vus sourire
en secret de Tineptie du maître qui les prenoit
pour des sots en débitant lourdement devant
eux des maximes quils savoient bien n être pa&
les siennes.
Toutes ces vaines subtilités sont ignorées dans
cette maison , et le grand art des maîtres pour
rendre leurs domestiques tels qu ils les veulent
est de se montrer à eux tels quils sont. Leur
conduite est toujours franche et ouverte , parce-
qu ils n ont pas peur que leurs actions démen-
tent leurs discours. Comme ils n ont point pour
eux-mêmes une morale différente de celle qu ils
veulent donner aux autres, ils n ont pas besoin de
circonspection dans leurs propos -, un mot étour-
diment échappé ne renverse point les principes
qu ils se sont efforcés d'établir. Ils ne disent point
indiscrètement toutes leurs affaires , mais ils di-
sent librement toutes leurs maximes. A table ,
à la promenade , tête à tête , ou devant tout le
monde , on tient toujours le même langage ; on
dit naïvement ce qu'on pense sur chaque chose ;
et , sans qu'on songe à personne , chacun y
trouve toujours quelque instruction. Comme les
domestiques ne voient jamais rien faire à leur
maître qui ne soit droit, juste, équitable, ils
ne regardent point la justice comme le tribut
du pauvre, comme le joug du malheureux,
comme une des misères de leur état. L attention
Il8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qu on a de ne pas faire courir en vain les ou-
vriers , et perdre des journées pour venir solli-
citer le paiement de leurs journées, les accou*
tume à sentir le prix du temps. En voyant le
soin des maîtres à ménager celui d autrui, cha-*
cun en conclut que le sien leur est précieux , et
se fait un plus grand crime de loisiveté. lia con*
fiance qu on a dans leur intégrité donne à leurs
institutions une force qui les fait valoir et pré-
vient les abus. On na pas peur que, dans la
gratification de chaque semaine , la maitresse
trouve toujours que c'est le plus jeune ou le
mieux fait qui a été le plus diligent. Un ancien
domestique ne craint pas qu on lui cherche quel-
que chicane pour épargner laugmentation de
gages qu'on lui donne. On n'espère pas profiter
de leur discorde pour se faire valoir et obtenir
de l'un ce qu'aura refusé l'autre. Ceux qui sont
à marier ne craignent pas qu'on nuise à leur
établissement pour les garder plus long-temps,
et qu'ainsi leur bon service leur fasse tort. Si
quelque valet étranger venoit dire aux gens de
cette maison qu'un mattre et ses domestiques
sont entre eux dans un véritable état de guerre;
que ceux-ci , faisant au premier tout du pis
qu'ils peuvent , usent en cela d'une juste repré-
saille; que les maîtres étant usurpateurs, men-
teurs et fripons , il n'y a pas de mal à les traiter
comme ils traitent le prince , ou le peuple , ou
les particuliers , et à leur rendre adroitement
le mal qu'ils font à force ouverte ; celui qui par-
QUATBIÈME PAllTIE. 1 19
leroit ainçi ne seroit entendu de personne : on
ne s avise pas même ici de combattre ou préve-
nir de pareils discours ; il n'appartient qu'à ceux
qui les font naître d être obligés de les réititer.
Il n y a jamais ni mauvaise humeur ni muti-
nerie dans lobéissance , parcequ il n y a ni hau-
teur ni caprice dans le commandement , qu on
n'exige rien qui ne soit raisonnable et utile , et
qu'on respecte assez là dignité de l'homme^
quoique dans la servitude, pour ne l'occuper
qu'à des choses qui ne l'avilissent point. Au
surplus , rien n'est bas ici que le vice , et tout
ce qui est utile et juste est honnête et bienséant.
Si Ton ne sou£Pre aucune intrigue au dehors ,
personne n'est tenté d'en avoir. Us savent bien
que leur fortune la plus assurée est attachée à
celle du maître , et qu'ils ne manqueront jamais
de rien tant qu'on verra prospérer la maison*
En la servant ils soignent donc leur patrimoine,
et l'augmentent en rendant leur service agréa-
ble ; c'est ià leur pins grand intérêt. Mais ce mot
n'est guère à sa place dans cette occasion ; car
je n ai jamais vu de police où l'intérêt fut si sa-
gement dirigé et où pourtant il influftt moins *
que dans celle-ci. Tout se fait par attachement :
l'on diroit que ces âmes vénales se purifient en
entrant dans ce séjour de sagesse et d'union.
L'on diroit qu'une partie des lumières du maî-
tre et des sentiments de la maltresse ont passé
dans chacun de leurs gens , tant on les trouve
judicieux , bienfaisants , honnêtes , et supérieurs
Ï20 LA NOUVELLE HÉLOÏSË.
■
à leur iéiat. Se faire estimer , considérer , bien
vouloir , est leur plus grande ambition ; et ils
comptent les mots obligeants qu on leur dit ,
comme ailleurs les étrennes qu on leur donne.
Voilà , mylord , mes principales observations
sur la partie de Téconomie de cette maison qui
regarde les domestiques et mercenaires. Quant
à la manière de vivre des maîtres et au gouver-
nement des enfants , chacun de ces articles mé-
rite bien une lettre à part. Vous savez à quelle
intention j'ai commencé ces remarques; mais
en vérité tout cela forme un tableau si ravissant,
qu il ne faut pour aimer à le contempler d autre
intérêt que le plaisir qu on y trouve.
LETTRE XL
DE SAINT-PREUX A MTLORD ÉDOUARIT.
rioN, mylord, je ne m en dédis point, on ne
voit rien dans cette maison qui nassocie la-
gréable à Futile ; mais les occupations utiles ne
se bornent pas aux soins qui donnent du pro-
fit, elles comprennent encore tout amusement
innocent et simple qui nourrit le goût de la
retraite , du travail , de la modération , et con-
serve à celui qui s y livre une ame saine, un
cœur libre du trouble des,, passions. Si Imdo-
lente oisiveté n engendre que la tristesse et len-
nui, le charme des doux loisirs est le fruit d une
(Quatrième partie/ 121
yie laborieuse. On ne travaille que pour jouir;
cette alternative de peine et de jouissance est
notre véritable vocation. Le repos qui sert de
délassement aux travaux passés et d encourage-
ment à dautres nest pas moins nécessaire à
rbomme que le travail même.
Après avoir admiré leffet de la vigilance et
des soins de la plus respectable mère de famille
dans Tordre de sa maison , j ai vu celui de ses
récréations dans un lieu retiré dont elle fait sa
promenade favorite et qu elle appelle son Elysée.
Il y avoit plusieurs jours que j'entendois par-
ler de cet Elysée dont on me £siisoit une espèce
de mystère. Enfin hier après dîner Fextrême cha-
leur rendant le dehors et le dedans de la mai-
son presque également insupportables , M. de
Wolmar proposa à sa femme de se donner congé
cette après-midi; et, au lieu de se retirer comme
à lordinaire dans la chambre de ses enfants jus-
que vers le soir, de venir avec nous respirer
dans le verger, elle y consentit, et nous nous y
rendîmes ensemble.
Ce lieu , quoique tout proche de la maison ,
est tellement caché par lallée couverte qui leii
sépare, qu on ne laperçoit de nulle part. L'épais
feuillage qui lenvironne ne permet poiot à Toeil
dy pénétrer, et il est toujours soigneusement
fermé à la clef. A peine fus -je au-dedans, que ,
la porte étant masquée par des aunes et des
coudriers qui ne laissent que deux étroits pas-
sages sur les côtés , je ne vis plus en me retour-
122 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
nant par où j'étois entré; et, n apercevant point
de porte, je me trouvai là comme tombé des
nues.
En entrant dans ce prétendu verger, je fus
frappé d'une agréable sensation de fraîcheur
que d obscurs ombrages, une verdure animée
et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un
gazouillement deau courante, et le chant de
mille oiseaux , portèrent à mon imagination du
moins autant qua mes sens; mais en même
temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le
plus solitaire de la nature, et il me sembloit
d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré
dans ce désert. Surpris, saisi, transporté dun
spectacle si peu prévu, je restai un moment im*'
mobile, et m écriai dans un enthousiasme in-
volontaire: O Tinian! O Juan Fernandez (i)!
Julie, le bout du monde est à votre porte! Beau-
coup de gens le trouvent ici comme vous , dit-
elle avec un sourire; mais vingt pas de plus les ra-
mènent bien vite à Clarens : voyons si le charme
tiendra plus long- temps chez vous. Cest ici le
même verger où vous vous êtes promené autre-
fois , et où vous vous battiez avec ma cousine à
coups de pêches. Vous savez que Therbe y étoit
assez aride, les arbres assez clair-semés, donnant
assez peu d ombre , et qu il n'y a voit point d eau.
Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré,
(i) Isles désertes de la mer du Sud , célèbres dans le
Toyaçe de Tamiral Anson.
QUATRIÈME PARTIE. 1^3
fleuri, arrosé. Que pensez -vous quil m'en a
coûté pour le mettre dans Tétat où il est ; car il
est bon de vous dire que j en suis la surinten-
dante, et que mon mari m en laisse lentière
disposition. Ma foi, lui dis -je, il ne vous en a
coûté que de la négligence. Ce lieu est char-
mant, il est vrai, mais agreste et abandonné;
je n y vois point de travail humain. Vous avez
fermé la porte ; leau est venue je ne sais com-
ment ; la nature seule a fait tout le reste; et vous-
même n eussiez jamais su faire aussi bien quelle.
11 est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait,
mais sous ma direction, et il ny a rien là que je
naîe ordonné. Encore un coup, devinez. Pre-
mièrement, repris -je, je ne comprends point
comment avec de la peine et de largent on a
pu suppléer au temps. Les arbres.... Quant à
cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qui!
ny en a pas beaucoup de fort grands, et ceux-
là y étoient déjà. De plus, Julie a commencé
ceci long- temps avant son mariage et presque
d abord après la mort de sa mère , qu elle vint
avec son père chercher ici la solitude. Hé bien!
dis -je, puisque vous voulez que tous ces mas-
sifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes ,
ces bosquets si bien ombragés, soient venus en
sept ou huit ans , et que Fart s'en soit mêlé , j'esr
time que, si dans une enceinte aussi vaste vous
avez fait tout cela pour deux mille écus, vous
avez bien économisé. Vous ne surfaites que de
deux mille écus, dit-elle; il ne m'en a rien coûté.
llfl LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Comment, rien? Non, rien; à moins que voud
ne comptiez une douzaine, de journées par an
de mon jardinier, autant de deux ou trois de
mes {][ens, et quelques unes de M/ de Wolmar
lui-même, qui na pas dédaigpié d'être quelque-
fois mon g^arçon jardinier. Je ne comprenois
rien à cette énig^me: mais Julie, qui jusque-là
m a voit retenu, me dit en me laissant aller:
Avancez , et vous comprendrez. Adieu Tinian ,
adieu Juan Fernandez, adieu tout lenchante-
ment! Dans un moment vous allez être de re-
tour du bout du .monde.
Je me mis à parcourir avec extase ce verger
ainsi métamorphosé ; et si je ne trouvai point
de plantes exotiques et de productions des Indes,
je trouvai celles du pays disposées et réunies de
manière à produire un effet plus riant et plus
agréable. Le gazon verdoyant, épais, mais court
et serré , étoit mêlé de serpolet , de baume , de
thym , de marjolaine, et d autres herbes odoran-
tes. On y voyoit briller mille fleurs des champs ,
parmi lesquelles Toeil en démèloit avec surprise
quelques unes de jardin, qui sembloient croître
naturellement avec les autres. Je rencontrois de
temps en temps des touffes obscures, impéné-
trables aux rayons du soleil, comme dans la
plus épaisse forêt ; ces touffe» étoient formées
des arbres du bois le plus flexible , dont on avoit
fait recourber les branches , pendre en terre , et
prendre racine, par un art semblable à ce que
font naturellement les mangles en Amérique»
Quatrième partie. laS
Dans les lieux plus découverts je voyois çà et \k^
sans ordre et sans symétrie, des broussailles de
roses , de framboisiers , de groseilles , des fourrés
de lilas , de noisetier, de sureau, de sering^at, de
genêt, de trifolium, qui paroient la terre en lui
donnant lair d eti^ en friche. Je suivois des allées
tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages
fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne
de Judée, de vigne-vierge, de houblon, de lise-
ron, de couleuvrée, de clématite, et d autres
plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chè-
vre-feuille et le jasmin daignoient se confondre.
Ces guirlandes sembloient jetées négligemment
d'un arbre à lautre, comme jen avois remar-
qué quelquefois dans les forêts, et formoient sur
nous des espèces de draperies qui nous garan-
tissoient du soleil , tandis que nous avions sous
nos pieds un marcher doux , commode et sec ,
sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et
sans rejetons raboteux. Alors seulement je dé-
couvris, non sans surprise, que ces ombrages
verts et touffus, qui m'en avoient tant imposé
^ de loin , n etoient formés que de ces plantes ram-
pantes et parasites, qui, guidées le long des ar-
bres, environnoient leurs têtes du plus épais
feuillage, et leurs pieds d ombre et de fraîcheur.
Jobservai même qu'au moyen d'une industrie
assez simple on avoit fait prendre racine sur les
troncs des arbres à plusieurs de ces plantes , de
sorte qu elles s'étendoient davantage en faisant
moins de chemin. Vous concevez bien que les
126 LA I90UVELLE HÉLOÏSE.
fruits ne s en trouvent pas mieux de toutes ces
additions ; mais dans ce lieu seul on a sacrifié
Futile à lagréable, et dans le reste des terres on
a pris un tel soin des plants et des arbres , qu a-
vec ce verger de moins la récolte en fruits ne
laisse pas d être plus forte qu'auparavant. Si vous
songez combien au fond d'un bois on est charmé
quelquefois de voir un fruit sauvage et même
de sen rafraîchir, vous comprendrez le plaisir
qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des
fruits excellents et mûrs , quoique clair^semés et
de mauvaise mine ; ce qui donne encore le plai-
sir de la recherche et du choix.
Toutes ces petites routes étoient bordées et
traversées d'une eau limpide et claire, tantôt
circulant parmi l'herbe et les fleurs en filets pres-
que imperceptibles , tantôt en plus grands ruis-
seaux courant sur un gravier pur et marqueté
qui rendoit l'eau plus brillante. On voyoit des
sources bouillonner et sortir de la terre , et quel-
quefois des canaux plus profonds dans lesquels
l'eau calme et paisible réfléchi ssoit à l'œil les
objets. Je comprends à présent tout le reste, dis-
je à Julie : mais ces eaux que je vois de toutes*
parts... Elles viennent de là , reprit-elle en me
montrant le côté où étoit la terrasse de son jar-
din. C'est ce même ruisseau qui fournit à grands
frais dans le parterre un jet d'eau dont personne
ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le dé-
truire , par respect pour mon père qui l'a fait
f^ire : mais avec quel plaisir nous venons tous
QUATRIÈME PARTIE. 127
les jours voir courir dans ce verger cette eau
dont nous n approchons guère au jardin ! le jet*
d eau joue pour les étrangers , le ruisseau coule
iei pour nous. Il est vrai que j y ai réuni Feau
de la fontaine publique , qui se rendoit dans le
lac par le grand chemin , qu elle dégradoit au
préjudice des passants et à pure perte pour tout
le monde. Elle faisoit un coude au pied du ver*
ger entre deux rangs de saules ; je les ai renfer-
més dans mon enceinte , et j y conduis la même
eau par d autres routes.
Je vis alors qu'il navoit été question que de
faire serpenter ces eaux avec économie en les di-
visant et réunissant à propos , en épargnaiit la
pente le plus quil étoit possible , pour prolonger
le circuit et se ménager le murmure de quel->
ques petites chutes. Une couche de glaise cou-
verte d un pouce de gravier du lac et parsemée
de coquillages formoit le lit des ruisseaux. Ces
mêmes ruisseaux , couraiit par intervalles sous
quelques larges tuiles recouvertes de terre et de
gazon au niveau du sol , formoient à leur issue
autant de sources artificielles. Quelques filets
s en élevoient par des siphons sur des lieux ra-
boteux , et bouillonnoient en retombant. Enfin
la terre ainsi rafraîchie et humectée donnoit sans
cesse de nouvelles fleurs et entretenoit Therbe
toujours verdoyante et belle.
Plus je parcourois cet agréable asile , plus je
sentois augmenter la sensation délicieuse que
j avois éprouvée en y entrant : cependant la cu-^
128 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
riosité me tenoit en haleine. J'étois plus em-
pressé de voir les objets que d examiner leurs
impressions , et j aimois à me livrer à cette char^
mante contemplation sans prendre la peine de
penser. Mais madame de Wolmar,me tirant de
ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras :
Tout ce que vous voyez n'est que la nature vé-
gétale et inanimée ; et , quoi qu on puisse faire ,
elle laisse toujours une idée de solitude qui at-
triste. Venez la voir animée et sensible ; c est là
qu a chaque instant du jour vous lui trouverez
un attrait nouveau. Vous me prévenez, lui dis-
je ; j entends un ramag^e bruyant et confus , et
j aperçois assez peu d'oiseaux: je comprends que
vous avez une volière. U est vrai , dit-elle ; ap-
prochons-en. Je n osai dire encore ce que je
pensois de la volière ; mais cette idée avoit quel-
que chose qui me déplaisoit, et ne me sembloit
point assortie au reste.
Nous descendîmes par mille détours au bas
du verger , oii je trouvai toute l'eau réunie en un
joli ruisseau, coulant doucement entre deux
rangs de vieux saules qu'on avoit souvent ébran-
chés. Leurs têtes creuses et demi-chauves for-
moient des espèces de vases d'où sortoient , par
l'adresse dont j'ai parlé ,* des touffes de chèvre-
feuille , dont une partie s'entrelaçoit autour des
branches , et l'autre tomboit avec grâce le long
du ruisseau. Presque à l'extrémité de l'enceinte
étoit un petit bassin bordé d'herbes , de joncs ,
de roseaux , servant d'abreuvoir à la volière , et
^
irp.M, ^«^ iSij
I •
l
» • •
4.
QUATRIÈME PARTIE. 129
dernière station de cette eau si précieuse et si
bien ménagée.
Au-deià de ce bassin étoit un terre-plain ter*
miné dans languie de 1 enclos par un monticule
garni d'une multitude d arbrisseaux de toute es-
pèce; les plus petits vers le haut, et toujours
croissant en grandeur à mesure que le sol sa-
baissoit ; ce qui rendoit le plan des tètes presque
horizontal, ou montroit au moins qu un jour il
le devoit être. Sur le devant étoient une dou-
zaine d arbres jeunes encore, mais faits pour
devenir fort grands , tels que le hêtre, lonne ,
le frêne , Facacia. Cétoient les bocages de ce
coteau qui servoient d asile à cette multitude
d oiseaux dont j avois entendu de loin le ra-
mage , et c étoit à Tombre de ce feuillage comme .
sous un grand parasol qu on les voyoit voltiger ,
courir , chanter , s agacer , se battre comme s'ils
ne nous avoient pas aperçus. Ils s enfuirent si
peu à notre approche , que, selon Fidée dont j e-
tois prévenu , je les crus d abord enfermés par
un grillage ; mais comme nous fumes arrivés au
bord du bassin, j'en vis plusieurs descendre et
s'approcher de nous sur une espèce de courte
allée qui séparoit en deux le terre-plain et com-
muniquoit du bassin à la volière. Alors M. de
Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur
l'allée deux ou trois poignées de grains mélangés
qu'il avoit dans sa poche ; et quand il se fut re
tiré , les oiseaux, accoururent et se mirent à man-
ger comme des poules , d'un air si familier que
4. 9
l3o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
je vis bien qu ils étoient faits à ce manège. Cela
est charmant ! m ecriai-je. Ce mot de volière m a-
voit surpris de votre part; mais je lentends
maintenant : je vois que vous voulez des hôtes
et non pas des prisonniers. Qu appelez-vous des
hôtes? répondit Julie : c'est nous qui sommes
les leurs (i) ; ils sont ici les maîtres , et nous leur
payons tribut pour en être soufferts quelquefois.
Fort bien , repris-je ; mais comment ces maîtres-
là se sont-ils emparés de ce lieu? le moyen dy
rassembler tant d'habitants volontaires ? je n ai
pas ouï dire qu on ait jamais rien tenté de pa-
reil ; et je n'aurois pointera qu'on y pût réussir,
si je n'en avois la preuve sous mes yeux.
La patience et le temps, dit M. de Wolmar ,
ont fait ce miracle. Ce sont des expédients dont
les gens richçs ne s'avisent guère dans leurs plai-
sirs. Toujours pressés de jouir , la force et l'ar-
gent sont les seuls moyens qu'ils connoissent :
ils ont des oiseaux dans des cages , et des amis
à tant par mois. Si jamais des valets appro-
choient de ce lieu , «vous en verriez bientôt les
oiseaux disparoître ; et s'ils y sont à présent en
grand nombre , c'est qu'il y en a toujours eu.
On ne les fait pas venir quand il n'y en a point ,
mais il est aisé quand il y en a d'en attirer da-
vantage en prévenant tous leurs besoins , en ne
(i) Cette réponse n^est pas exacte, puisque le mot
d'hôte est corrélatif de lui-même. Sans vouloir relever
toutes les fautes de lan£;ue , je dois avertir de celles qui
peuvent induire en erreur.
QUATRIÈME PARTIE. l3l
les effrayant jamais , en leur laissant faire leur
couvée en sûreté et ne dénichant point les pe-
tits ; car alors ceux qui s'y trouvent restent , et
ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage
existoit, quoiqu'il fut séparé du verger; Julie
na fait que l'y renfermer par une haie vive, ôter
celle qui l'en séparoit , l'agrandir et l'orner de
nouveaux plants. Vous voyez , à droite et à gau-
che de l'allée qui y conduit , deux espaces rem-
plis d'un mélange confus d'herbes , de pailles et
de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer
chaque année du blé , du mil , du tournesol ,
du chenevis, des pesettes (i), généralement de
tous les grains que les oiseaux aiment , et l'on
n'en moissonne rien. Outre cela, presque tous
les jours, été et hiver, elle ou moi leur appor-
tons à tnanger ; et quand nous y manquons , la
Fanchon y supplée d'ordinaire. Us ont l'eau à
quatre pas , comme vous voyez. Madame de
Wolmar pousse l'attention jusqu'à les pourvoir
tous les printemps de petits tas de crin , de paille ,
de laine , de mousse , et d'autres matières pro-
pres à faire des nids. Avec le voisinage des ma-
tériaux , labondance des vivres et le grand soin
qu'on prend d'écarter tous les ennemis (2) , l'é-
ternelle tranquillité dont ils jouissent les porte
à pondre en un lieu commode oii rien ne leur
manque , oii personne ne les trouble. Voilà
(i) De la vesce.
(2) Les loirs , les souris , les chouettes , et sur^tout les
enfants.
ï32 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
comment la patrie des pères est encore celle des
enfants , et comment la peuplade se soutient et
se multiplie.
Ah ! dit Julie , vous ne voyez plus rien ! cha-
cun ne songe plus qu a soi : mais des époux in-
séparables , le zèle des soins domestiques , la
tendresse paternelle et maternelle , vous avez
perdu tout cela. Il y a deux mois quil falloit
être ici pour Uvrer ses yeux au plus charmant
spectacle et son cœur au plus doux sentiment
de la nature. Madame , repris-je assez triste-
ment , vous êtes épouse et mère ; ce sont des
plaisirs qu il vous appartient de connoitre. Aus-
sitôt M. de Wolmar me prenant par la main ,
me dit en la serrant : Vous avez des amis , et
ces amis ont des enfants ; comment laffection
paternelle vous seroit-elle étrangère? Je le re-
gardai, je regardai Julie; tous deux se regar-
dèrent , et me rendirent un regard si touchant ,
que , les embrassant lun après l'autre , je leur
dis avec attendrissement : Ils me sont aussi chers
qu'à vous. Je ne sais par quel bizarre effet un.
mot peut ainsi changer une ame ; mais , depuis
ce moment , M. de Wolmar me parok un autre
homme , et je vois moins en Jui le mari de celle,
que j'ai tant aimée que le père de deux enfants
pour lesquels je donnerois ma vie-
Je voulus faire le tour du bassin pour aller,
voir de plus près ce charmant asile et ses petits
habitants ; mais madame de Wolmar me retint.
Personne , me dit-elle , ne va les troubler dans^
QUATRIÈME PARTIE. l33
leur domicile , et vous êtes même le premier de
nos hôtes que j aie amené jusqu'ici. Il y a quatre
clefs de ce verger, dont mon père et nous avons
chacun une ; Fanchon a la quatrième , comme
inspectrice et pour y mener quelquefois mes
enfants ; faveur dont on augmente le prix par
lextrême circonspection qu'on exige d eux tan-
dis qu ils y sont. Gustin lui-même n'y entre ja-
mais qu'avec un des quatre ; encore , passé deux
mois de printemps où ses travaux sont utiles ,
n'y entre-t-il presque plus , et tout ïe reste se
fait entre nous. Ainsi , lui dis-je , de peur que
vos oiseaux ne soient vos esclaves vous vous
êtes rendus les leurs. Voilà bien , reprit-elle , lé
propos d'un tyran , qui ne croit jouir de sa li-
berté qu'autant qu'il trouble celle des autres.
Comme nous partions pour nous en retour-
ner, M. de Wolmar jeta une poignée d'orge dans
le bassin , et en y regardant j'aperçus quelques
petits poissons. Ah ! ah ! dis -je aussitôt , voici
pourtant des prisonniers ! Oui , dit-il , ce sont
des prisonniers de guerre auxquels on a fait
grâce de la vie. Sans doute , ajouta sa femme. Il
y a quelque temps que Fanchon vola dans la
cuisine des perchettes qu'elle apporta ici à mon
insu. Je les y laisse , de peur de la mortifier si je
les renvoyois au lac ; car il vaut encore mieux
loger du poisson un peu à l'étroit que de fâcher
une honnête personne. Vous avez raison , ré-
pondis^je, et celui-ci n'est pas trop à plaindre
d'être échappé de la poêle à ce prix.
l34 Là NOUVELLE HÉLOÏSE.
Hé bien! que vous en semble? me dit -elle
en nous en retournant. Etes - vous encore au
bout du monde ? Non , dis-je , m en voici tout-
à-fait dehors , et vous m'avez en efFet transporté
dans rÉlysée. Le nom pompeux qu elle a donné
à ce verger , dit M. de Wplmar , mérite bien cette
raillerie. Louez modestement des jeux d enfants,
et songez qu i)s nont jamais rien pris sur les
soins de la mère de famille. Je le sais, repris-je,
j'en suis très sur ; et les jeux denfants me
plaisent plus en ce genre que les travaux des
hommes.
Il y a pourtant ici , continuai-je , une chose
que je ne puis comprendre ; cest qu un lieu si
différent de ce qu'il étoit ne peut être devenu
ce qu'il est qu'avec de la culture et du soin : ce-
pendant je ne vois nulle part la moindre trace
de culture; tout est verdoyant, frais , vigoureux ,
et la main du jardinier ne se montre point ; rien
ne dément l'idée d'une île déserte qui m'est ve-
nue en entrant , et je n'aperçois aucuns pas
d'hommes. Ah ! dit M. de Wolmar , c'est qu'on
a pris grand soin de les effacer. J'ai été souvent
témoin , quelquefois complice de la friponnerie.
On fait semer du foin sur tous les endroits la-
bourés , et l'herbe cache bientôt les vestiges du
travail ; on fait couvrir 1 hiver d^ quelques cou-
ches d engrais les lieux maigres et arides ; l'en-
grais mange la mousse , ranime l'herbe et les
plantes ; les arbres eux-mêmes ne s'en trouvent
QUATRIÈME PARTIE. l35
pas plus mal , et Tétë il n y paroit plus. A le-
gard de la mousse qui couvre quelques allées ,
cest mylord Edouard qui nous a envoyé d'An-
gleterre le secret pour la faire naitre. CJes deux
côtés , continua-t-il , étoien t fermés par des murs ;
les murs ont été masqués , non par des espaliers ,
mais par d épais arbrisseaux qui font prendre
les bornes du lieu pour le commencement d'un
bois. Des deux autres côtés régnent de fortes
haies vives , bien garnies d érable , d'aubépine ,
de houx , de troène , et d'autres arbrisseaux mé-
langés qui leur ôtent l'apparence de haies et
leur donnent celle d'un taillis. Vous ne voyez
rien d'aligné , rien de nivelé ; jamais le cordeau
n'entra dans ce lieu ; la nature ne plante rien au
cordeau; les sinuosités dans leur feinte irrégula-
rité sont ménagées avec art pour prolonger la
promenade , cacher les bords de l'île , et en a-
grandir l'étendue apparente sans faire des dé-
tours incommodes et trop fréquents (i).
En considérant tout cela , je trouvois assez
bizarre qu'on prit tant de peine pour se cacher
celle qu'on avoit prise; n'auroit-il pas mieux
valu n'en point prendre ? Malgré tout ce qu'on
vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du
travail par l'effet , et vous vous trompez. Tout
(i) Ainsi ce ne sont pas de ces petits bosquets à la
mode , si ridiculement contournés qu'on n'y marche
qu'en zigzag, et qu'à chaque pas il fiiut faire une pi-
rouette.
l36 LA NOUVELLE HÉLOÏSC.
ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou
robustes qu il suffit de mettre en terre , et qui
viennent ensuite d elles-mêmes. D'ailleurs , la
nature semble vouloir dérober aux yeux des
hommes ses vrais attraits , auxquels ils sont
trop peu sensibles , et qu'ils défigurent quand
ils sont à leur portée : elle fuit les lieuK fréquen*
tés ; c est au sommet des montagnes , au fond
des forêts, dans des iles désertes quelle étale
ses charmes les plus touchants. Ceux qui Tai-
ment et ne peuvent laller chercher si loin sont
réduits à lui faire violence, à la forcer en quel-
que sorte à venir habiter avec eux ; et tout cela
ne peut se faire sans un peu dlUusion.
A ces mots , il me vint une imagination qui
les fit rire. Je me figure, leur dis-je , un homme
riche de Paris ou de Londres , maître de cette
maison et amenant avec lui un architecte chère-
ment payé pour gâter la nature. Avec quel dé-
dain il entreroit dans ce lieu simple et mesquin !
avec quel mépris il feroit arracher toutes ces
guenilles! les beaux alignements qu'il prendroit!
les belles allées qu il feroit percer ! les belles
pattes d oie , les beaux arbres en parasol , en
éventail ! les beaux treillages bien sculptés ! les
belles charmilles bien dessinées , bien équarries,
bien contournées ! les beaux boulingrins de fin
gazon d'Angleterre , ronds , carrés , échancrés ,
ovales ! les beaux ifs taillés en dragons , en pa-
godes , en marmouzets , en toutes sortes de
monstres ! les beaui^ vases de bronze , les beaux
QUATRIÈME PAHTlBv l37
fruita de pierre dontâl ornera son jardin (i) !...
Quand.tout cela sera exécuté, dit M. de Wolmar,
il aura fait un très beau lieu, dans lequel on n ira
guère, et dont on* sortira toujours avec empres-
sement pour aller chercher la campagne; un lieu
triste, où Ton ne se promènera point, mais par
où Ion passera pour s aller promener ; au lieu
que dans mes courses champêtres je me hâte
souvent de rentrer pour venir me promener ici.
Je ne vois dans ces terrains si vastes et si ri-
chement ornés que la vanité du propriétaire et
de lartiste , qui , toujours empressés d'étaler ,
lun sa richesse et lautre son talent , préparent
à grands frais de lennui à quiconque voudra
jouir de leur ouvrage. Un faux goût de gran-
deur qui n est point fait pour Thomme empoi-
sonne ses plaisirs. L air grand est toujours triste ;
il fait songer aux misères de celui qui lafFecte.
Au milieu de ses parterres et de ses grandes al-
lées , son petit individu ne s agrandit point; un
arbre de vingt pieds le couvre comme un de
soixante (2); il n occupe jamais que ses trois
(1) Je suis persuadé que le temps approche où l'on
ne voudra plus dans les jardins rien de ce qui se trouve
dans la campagne ; on n'y souffrira plus ni plantes ni
arbrisseaux ; on n'y voudra que des fleurs de porcelaine ,
des magots , des treillages , du gable de toutes couleurs ,
et de beaux vases pleins de rien.
(a) Il devoit bien s'étendre un peu sur le mauvais goût
d'élaguer ridiculement les arbres, pour les élancer dans
les nues , en leur étant leurs belles télés , leurs ombra-
ges , en épuîêant leur sève , et les empêchant de profiter.
l38 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pieds d espace , et se perd comme un ciron dans
ses immenses possessions.
Il y a un autre goût directement opposé à
celui-là , et plus ridicule encore , en ce qu il ne
laisse pas même jouir de la promenade pour
laquelle les jardins sont faits. J entends, lui dis*
je; cest celui de ces petits curieux, de ces petits
fleuristes qui se pâment à Faspect d'une renon-
cule , et se prosternent devant des tulipes. Là-
dessus, je leur racontai , mylord, ce qui m'étoit
arrivé autrefois à Londres dans ce jardin de
fleurs oii nous fumes introduits avec tant d ap-
pareil, et où nous vîmes briller si pompeuse-
ment tous les trésors de la Hollande sur quatre
couches de fumier. Je n oubliai pas la cérémonie
du parasol et de la petite baguette dont on m'ho-
nora, moi indigne, ainsi que les autres specta-
teurs. Je leur confessai humblement comment
ayant voulu m'évertuer à mon tour, et hasar-
der de m'extasier à la vue d une tulipe dont la
couleur me parut vive et la forme élégan te , je
fus moqué, hué, sifflé de tous les savants, et
comment le professeur du jardin, passant du
mépris de la fleur à celui du panégyriste , ne
Cette méthode, il est vrai, donne du bois aux jardiniers;
mais elle en ôte au pays , qui n^en a pas dëja trop. On
croiroit que la nature est faite en France autrement que
dans tout le reste du monde , tant on y prend soin de la
déflorer. Les parcs n^y sont plantés que de longes per-
ches; ce sont des forêts de mâts ou de maïs, et Ton s^y
promène au milieu des bois sans trouver d'ombre.
QUATRIÈME PARTIE. iSg
daigna plus me regarder de toute la séance. Je
pense, ajoutai-je, quil eut bien du regret à sa
baguette et à son parasol profanés.
Ce goût, dit M. de Wolmar, quand il dégé*
père en manie, a quelque chose de petit et de
vain qui le rend puéril et ridiculement coûteux.
L autre, au moins, a de la noblesse, de la gran-
deur, et quelque sorte de vérité; mais qu est-ce
que la valeur d'une patte ou d un ognon qu un
insecte ronge ou détruit peut-être au moment
qu on le marchande, ou d'une fleur précieuse à
midi et flétrie avant que le soleil soit couché ?
qu est-ce qu'une beauté conventionnelle qui n'est
sensible qu'aux yeux des curieux , et qui n'est
beauté que parcequ'il leur platt qu'elle le soit?
lie temps peut venir qu'on cherchera dans les
fleurs tout le contraire de ce qu'on y cherche au-
jourd'hui, et avec autant de raison; alors vous
serez le docte à votre tour , et votre curieux l'i-
gnorant. Toutes ces petites observations qui
dégénèrent en étude ne conviennent point à
l'homme raisonnable qui veut donner à son
corps un exercice modéré, ou délasser son es-
prit à la promenade en s'entretenant avec ses
amis. Les fleurs sont faites pour amuser nos re-
gards en passant, et non pour être si curieuse-
ment anatomisées (i). Voyez leur reine briller
(i) Le sage Wolmar n'y avoit pas bien regardé. Lui
qui savoit si bien observer les hommes , observoit-il si
mal la nature ? Ignoroit-il que si son auteur est grand
d«ns les grandes choses, U est très grand dans les petites?
l4o LA ÏQOUVELLE HÉLOifSE.
de toutes parts dans ce verger : elle parfume
lair, elle enchante les yeux, et ne coûte près-»
que ni soin ni culture. C'est pour cela que les
fleuristes la dédaignent : la nature Ta faite si
belle quils ne lui sauroient ajouter des beautés
de convention; et ne pouvant se tourmenter à
la cultiver, ils ny trouvent rien qui les flatte.
L'erreur des prétendus gens de goût est de
vouloir de Fart par-tout, et de n'être jamais
contents que l'art ne paroisse ; au lieu que c'est
à le cacher que consiste le véritable goût, sur-
tout quand il est question des ouvrages de la
nature. Que signifient ces allées si droites, si
sablées, qu'on trouve sans cesse; et ces étoiles ,
par lesquelles , bien loin d'étendre aux yeux la
grandeur d'un parc, comme on l'imagine, on ne
fait qu'en montrer maladroitement les bornes?
Voit-on dans les bois du sable de rivière? ou le
pied se repose-t-il plus doucement sur ce sable
que sur la mousse ou la pelouse <^ La nature em-
ploie-t-clle sans cesse l'équerre et la régie? Ont-
ils peur qu'on ne la reconnoisse en quelque
chose malgré leurs soins pour la défigurer»* En-
fin n'est-il pas plaisant que , comme s'ils étoient
déjà las de la promenade en la commençant , ils
afifectent de la faire en ligne droite pour arriver
plus vite au terme ? Ne diroit-on pas que , pre-
nant le plus court chemin, ils font un voyage
plutôt qu'une promenade , et se hâtent de sortir
aussitôt qu'ils sont entrés ?
Que fera donc l'homme de goût qui vit pour
QUATRIÈME PARTIE. I^î
vivre, qui sait jouir de lui-même, qui cherche
les plaisirs vrais et simples , et qui veut se faire
une promenade à la porte de sa maison ? Il la
fera si commode et si agréable qu'il s y puisse
plaire à toutes les heures de la journée , et pour-
tant si simple et si naturelle qu il semble n avoir
rien fait. Il rassemblera leau, la verdure , Tom-
bre et la fraîcheur; car la nature aussi rassemble
toutes ces choses. II. ne donnera à rien de la
symétrie; elle est ennemie de la nature et de-
là variété; et toutes les allées dun jardin ordi-
naire se ressemblent si fort qu on croit être tour
jour3 dans la même : il élaguera le terrain pour
s y promener commodément ; mais les deux
côtés de ses allées ne seront point toujours
exactement parallèles ; la direction nen sera
pas toujours en ligne droite , elle aura je ne sais
quoi de vague comme la démarche d'un homme
oisif qui erre en se promenant. Il ne s'inquiétera
point de se percer au loin de belles perspectives :
le goût des points de vue et des lointains vient
du penchant qu'ont la plupart des hommes à
ne se plaire qu'où ils ne sont pas : ils sont tou-
jours avides de ce qui est loin d'eux; et l'artiste
qui ne sait pas les rendre assez contents de ce
qui les entoure se donne cette ressource pour
les amuser : mais Thomme dont je parle n'a pas
cette inquiétude, et quand il est bien où il est ,
il ne se soucie point d'être ailleurs. Ici, par
exemple , on n'a pas de vue hors du lieu, et l'on
est très content de n'en pas avoir. On penseroit
l42 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
volontiers que tous les charmes de la nature y
sont renfermés, et je craindrois fort que la moin-
dre échappée de vue au-dehors n ôtàt beaucoup
d agrément à cette promenade (i). Certaine-
ment tout homme qui n^aimera pas à passer les
beaux jours dans un lieu si simple et si agréable
n a pas le goût pur ni lame saine. J avoue qu'il
n'y faut pas amener en pompe les étrangers ;
mais en revanche on s y peut plaire soi-même,
sans le montrer à personne.
Monsieur, lui dis -je, ces gens si riches qui
font de si beaux jardins ont de fort bonnes rai-
sons pour n'aimer guère à se promener tout
seuls, ni à se trouver vis-à-vis d'eux-mêmes;
ainsi ils font très bien de ne songer en cela
(i) Je ne sais si Ton a jamais essayé de donner aux lon-^
gués allées d'une étoile une courbure légère , en sorte
que Tœil ne pût suivre chaque allée tout-à-fait jusqu'au
bout , et que Pextrémité opposée en fut cachée au spec-
tateur. On perdroit, il est vrai, Tagrément des points
de vue ; mais on gagheroit l'avantage si cher aux pro-
priétaires d'agrandir à l'imagination le lieu où l'on est ;
et, dans le milieu d'une étoile assez bornée, on se croi-
roit perdu dans un parc immense. Je suis persuadé que
la promenade en seroit aussi moins ennuyeuse , quoique
plus solitaire ; car tout ce qui donne prise à l'imagi-
nation excite les idées et nourrit l'esprit. Mais les fai-
seurs de jardins ne sont pas gens à sentir ces choses-là.
Combien de fois , dans un lieu rustique , le crayon leur
tomberoit des mains , comme à Le Nostre dans le parc
de Saint-James , s'ils connoissoient comme lui ce qui
donne de la vin à la nature , et de l'intérêt à son
spectacle !
QUATRIÈME PARTIE. l43
qu aux autres. Au reste , j ai vu à la Chine des
jardins tels que vous les demandez, et faits avec
tant d art que Fart n y paroissoit point , mais
d'une manière si dispendieuse et entretenus à
si grands frais , que cette idée m otoit tout le
plaisir que j aurois pu goûter à les voir. C'étoient
des roches, des grottes, des cascades artificiel-
les , dans des lieux plains et sablonneux oii Ion
n a que de leau de puits ; c étoient des fleurs et
des plantes rares de tous les climats de la Chine
et de la Tartane rassemblées et cultivées en un
même sol. On n'y voyoit à la vérité ni belles
allées ni compartiments réguliers; mais on y
voyoit entassées avec profusion des merveilles
qu'on ne trouve qu éparses et séparées ; la na-
ture s'y présentoit sous mille aspects divers, et
le tout ensemble n'étoit point naturel. Ici Ion
n'a transporté ni terres ni pierres , on n a fait
ni pompes ni réservoirs , on n'a besoin ni de
serres , ni de fourneaux , ni de cloches , ni de
paillassons. Un terrain presque uni a reçu des
ornements très simples ; des herbes communes ,
des arbrisseaux communs , quelques filets d'eau
coulant sans apprêt, sans contrainte, ont suffi
pour l'embellir. C'est un jeu sans effort, dont la
facilité donne au spectateur un nouveau plaisir.
Je sens que ce séjour pourroit être encore plus
agréable et me plaire infiniment moins. Tel est,
^ar exemple, le parc célèbre de mylord Cobham
à Staw. C'est un composé de lieux très beaux et
très pittoresques dont les aspects ont été choisis
-f
l44 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
en difFérents pays, et dont tout parott naturel
excepté lassemblage , comme dans les jardins,
de la Chine dont je viens de vous parler. Le
maître et le créateur de cette superbe solitude
y a même fait construire des ruines, des tem-
ples, d'anciens édifices; et les temps ainsi que
les lieux y sont rassemblés avec une magnifi-
cence plus quhumaine» Voilà précisément de
quoi je me plains. Je voudrois que les amuse-
ments des hommes eussent toujours un air &-
cile qui ne fit point songer à leur toiblesse , et
quen admirant ces merveilles on neût point
limagination fatiguée des sommes et des tra-
vaux qu elles ont coûtés. Le sort ne nous donne-
t-il pas assez de peines sans en mettre jusque
dans nos jeux?
Je n ai qu un seul reproche à faire à votre
Elysée, ajoutai- je en regardant Julie, mais qui
vous paroîtra 'grave; cest d'être-nn amusement
superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle
promenade , ayant de lautre côté de la maison
des bosquets si charmants et si négligés? Il est
vrai , dit-elle un peu embarrassée ; mais j aime
mieux ceci. Si vous aviez bien songé à votre
questiovi avant que de la faire, interrompit M. de
Wolmar, elle seroit plus qu indiscrète. Jamais
ma femme depuis son mariage n a mis les pieds
dans les bosquets dont vous parlez. J en sais la
raison quoiqu'elle me lait toujours tue. Vous
qui ne l'ignorez pas, apprenez à respecter les
QUATRIÈME PARTIE. l4S
lieux pii ¥OU8 êtes; ils sont plantés par les maint
de la vertu.
A peine avois-je reçu cette juste réprimande ,
il que la petite ÊimiUe , menée par Fanchon , en<^
tra comme nous sortions é Ces trois aimables en^^
fants se jetèrent au cou de monsieur et de ma«^
dame de Wolmar4 Teus ma part de leurs petitea
caresses. Nous rentrâmes Julie et moi dans l'É*-
lysée en faisant quelques pas avec eux, puis
nqus allâmes i^joindre M. de Wôlmar qui par-s
loit à des ouvriers. Chemin faisant, elle me dit
; qu après être devenue mère il lui étoit - venu
sur cette promenade une idée qui a voit aug**
mente sou zélé pour lembellir. Jai pensé, me
dît-elle , à lamusement de mes enfants et à leur
santé quand ils seront plus âgés. L'entretien dé
ce lieu demande plus de soin que de peine ; il
Vagit plutôt de donner un certain contour aux
rameaux des plantes que de bêcher et labourer
la terre : j en veux faire un jour mes petits jar-
diniers; ils auront autant d exercice quil leur
en faut pour renforcer leur tempérament, et
pas assez pour le fatiguer;, d'ailleurs ils feront
faire ce qui sera trop fort pour leur âge, et se
borneront au travail qui les amusera. Je ne sau^-
rois vous dire, ajouta*t-elle, quelle douceur je
goûte à me représenter mes enfants occupés à
me rendre les petits soins, que je prends avec
tant de plaisir pour eux , et la joie de leurs ten--
dres cœurs en voyant leur mère se promener
4* lo
f46 LA NOUVELLE HÉLOÏâE.
avec délices sous des ombrages cultivés de teurs
mains. En vérité, mon ami, me dit-elle d'une
voix émue, des jours ainsi passés tiennent du
bonheur de lautre vie ; et ce o est pas sans vM^
90tL qu'en y pensant j ai donné d'avant à ce
lieu le nom d'Elysée. Mylord, cette incompa-
rable femme est mère comme elle est épouse ,
comme elle est amie , comme elle est fille; et,
po«ir l^ternel supplice de mon cœur, c'est en-^
eore ainsi qu'elle Ait amante.
Enthousiasmé d'un séjour si charmant, je les
priai le soir de trouver bon que durant mon
«éjour chez eux la Fanchon me confiât sa clef
et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie
lenvoya le sac au grain dans ma chambre et
me donna sa propre clef. Je ne sais pourqu<4
je la t^us avec une sorte de peine : il me sem*
bla que j'acirois mieux aimé celle de M. de
Wolmar.
Ce matin je me suis levé de bonne heure, et
avec l'empressement d'un enfant je suis allé
m'enfermer dans l'Ile déserte. Que d'agréables
pensées j'espérois porter dans ce lieu solitaire où
le doux aspect de la seule nature devoit chasser
de mon souvenir tout cet ordre social et factice
qui m'a rendu si malheureuse! Tout ce qui va
Ito'environner est l'ouvrage de celle qui mé fut
si chère. Je la contemplerai tout autour de moi;
je ne verrai rien que sa main nait touché; je
baiserai des fleurs que ses pieds auront foulées ;
je respirerai avec la rosée un air qu'elle a res-
QUATRIÈME PARTIE. t47
pire; son goût dans ses amusements me ren-
dra présents tous ses charmes, et je la trouverai
par-tout comme eHe est au fond de mon cœur.
En entrant dans FÉlysée avec ces dis^sitiona
je me suis subitement rappelé le dernier mot que
me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la
même place. Le souvenir de ce seul mot a changé
sur-le-champ tout l'état de mon ame. J'ai cru
voir Timage de la vertu où je cherchois celle du
plaisir; cette image s'est confondue dans mon
esprit avec les traits de madame de Wolmar; et,
pour la pr^tnière fois depuis mon retour, j'ai vu
Julie en son absence , non telle qu elle fut poui
moi crt que j aime encore à me la représenter,
mais telle qu elle se montre à mes yeux tous les
jours. Mylord , j ai cru voir celle fenàme si charv
mante , si chaste et si vertueuse , au milieu de ce
mè0]« cortège qui lentouroit hier. Je voyois au«
tour d'elle ses trois aimables en&nts , honorable
et précieux gage de Tunion conjugale et de la
tendre amitié , lui feire et recevoir d elle mille
touchantes caresses. Je voyois à ses côtés le grave
Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne
de Tètre. Je croyois voir son œil pénétrant et ju-
dicieux percer au fond de mon cœur et m en
faire rougir encore; je croyois entendre sortir
de sa bouche des reproches trop mérités et des
leçons trop mal écoutées. Je voyois à sa suite
cette même Fanchon Regard, vivante preuve
du triomphe des vertus et de lliumanité sur le
plus ardent amour. Ah! quel sentiment cou-
lO.
r
i48 LA NOUVELLE HÉLOISE.
pable eût pénétré jusqu'à elle à travers cette in«
violable escorte? Avec quelle indignation j eusse
étouffé les vils transports dune passion crimi-
nelle eAnal éteinte ! et que je me serois méprisé
de souiller d un seul soupir un aussi ravissant
tableau d'innocence et d'honnêteté! Je repas-
sois dans ma mémoire les discours quelle m a-
voit tenus en sortant; puis, remontant avec elle
dans un avenir qu elle contemple avec tant de
charmes , je voyois cette tendre mère essuyer la
sueur du front de ses enfants, baiser leurs joues
enflammées , et livrer ce cœur feit pour aimer
au plus doux sentiment de la nature. Il n'y avoit
pas jusqu'à ce nom d'Elysée qui ne reclifiàt en
moi les écarts de Timagination , et ne portât
dans mon ame un calme préférable au trouble
des passions les plus séduisantes. Il me peignoit
en quelque sorte l'intérieur de celle qui l'avoit
trouvé; je pensois qu'avec une conscience agitée
on n'auroit jamais choisi ce nom* là. Je me di«
sois , la paix régne au fond de son cœur comme
dans l'asile qu'elle a nommé.
Je m'étois promis une rêverie agréable; j'ai
rêvé plus agréablement que je ne m'y étois
attendu. J'ai passé dans l'Éiysée deux heures
auxquelles je ne préfère aucun temps de ma vie.
En voyant avec quel charme et quelle rapidité
elles s'étoient écoulées , j ai trouvé qu'il y a dans
la méditation des pensées honnêtes une sorte
de bien-être que les méchants n'ont jamais con-
nu ; c'est celui de se plaire avec soi-même. S\
QUATRIÈME PARTIE. l49
Ton y songeoit sans prévention , je ne sais quel
autre plaisir on pourroit égaler à celuirlà. Je sens
au moins que quiconque aime autant que moi
la solitude doit craindre de s*y préparer des
tourments. Peut-être tireroit-on des mêmes
principes la clef des faux jugements des hom-
mes sur les avantagés du vice et sur ceux de la
vertu ; car la jouissance de la vertu est tout in-
térieure, et ne s aperçoit que par celui qui la
sent : mais tous les avantages du vice frappent
les yeux d autrui , et il n y a que celui qui les a
qui sache ce qu'ils lui coûtent.
Se a ciascun Pintemo afFanno
Si leggesse în fronte scritto ,
Quanti mai , che invidia fanno ,
Ci farebbero pietà (i) (a) !
Gomme il se faisoit tard sans que j'y son-
geasse ) M. de Wolmar est venu me joindre et
m avertir que Julie et le thé m attendoiem. G est
(i) Oh! si les tourments secrets qui rongent les coeurs
se lisoient sur les visages , combien de gens qui font envie
feroient pitié !
(a) Il auroit pu ajouter la suite, qui est tiés belle, et
ne convient pas moins au sujet :
8i verdria che i lor namici
Anno in seno , et si ridace
Nel parère a noi felici
Ogni lor félicita. ' '<> >
tt On verroit que Tennemi qui lé^ dflvore est caché dans
u leur propre sein , et que tout leurfffétendu bonheur se
u réduit à paroitre heureux. »
;l5o LA NOUVELLE HËLOÏSE.
VOUS , leur ai*je dit en m excusant , qui m'empê-
chiez d être avec vous : je fus si charmé de ma
soirée d'hier que j'en suis retourné jouir ce ma-
tin : heureusement il n y a point de mal ; et puis-
que vous m avez attendu , ma matinée n est pas
perdue.
C'est fort bien dit , a r^ondu madame de
Woimar; il vatidroit mieux s attendre jusqu'à
midi que de perdre le plaisir de déjeuner en-
semble. liCS étrang;ers ne sont jamais admis le
matin dans ma chambre et déjeunent dans la
leur. Le déjeûner est le rejpas des amis ; les va*
lets en sont exclus , les importuns ne s y mon-
trent point ; on y dit tout ce qu'on pense, on y
révèle tous ses secrets , on n'y contraint aucun
de ses sentiments ; o<n peiat Vy livrer sans im-
prudence aux douceurs de la confiance et de la
familiarité. Cest presque le seul moment oii il
soit permis d être ce qu'on est ; que ne dure-t-il
toute*la journée ! Ah Julie , ai-je été prêt à dire,
voilà un vœu bien intéressé! mais je me suis tu.
La première chose que j'ai retranchée avec l'a-
mour a été la louange. Louer quelqu'un en face,
à moins que ce ne soit sa maltresse , qu'est - ce
faire autre chose sinon le taxer de vanité ? Vous
savez , mylord , si c'est à madame de Wolmar
qu'on peut faire ce reproche. Non , non ; je l'ho-
nore trop pour ne pas l'honorer en silence. La
voir , l'entendre , observer sa conduite , n'est-ce
pas assez la louer?
/
QUATRIÈME PARTIE. l5l
«
\
LETTRE XII.
PS MADAME DE WOLMAR A MADAME d'ORBE.
I L est écrit , chère amie , que tu doU être daM
tous les temps ma sauvegarde contre moi-mê-
me , et qu après m avoir délivrée avec tant de
peiue des pièges de mon cœur tu nie garantiras
encore de ceux de ma raison. Après tant d*épreu*
ves cruelles , j apprends à me défier dçs erreurs
comme des passions dont elles sout si souvent
louvrage. Que n ai-je eu toujours la même pré*
caution ! Si dans les temps passés j avois moins
compté sur mes lumières , j aurois eu moins à
rougir de mes sentiments.
Que ce préambule ne t'alarme pas. Je serois
indigne de ton amitié si j avois encore à la oon-
sulter sur des sujets graves. Le crime fut tou-
jours étranj^r à mon cœur , et j*ose 1 en croire
plus éloigné que jamais. Écoute*mot donc pai^
siblement, ma cousine , et crois qu^ je n aurai
jamais besoin de conseil sur des doutes que la
seule honnêteté peut résoudre.
Depuis ME ans que je vis avec M. de Wolraar
dans la plus parfkke union qui puisse régner
entre deux époux , tu sais qu'il ne ma jamais
parlé ni de sa famille ni de sa personne, et que»
îayant reçu d un père aussi jaloux du bonheur
de sa fille que de Thonneur de sa maison , je
1
1
l5l LA NOUVELLE HÉLOÏSB.
n ai point marqué d empressement pour en sa-
voir sur son compte plus qu'il ne jugeoit à pro-
pos de m en dire. Contente 4e tui dévoir , avec
la vie de celui qui me Fa doniiée, mon honneur,
mon repos ^ ma raison , mes ^nfàiit's, et tout ce
qui peut me rendre quelque ^rix à mes propres
yeux , j*étois bien assurée qu'i^ ce que j'ignorois
de lui ne démentoit point ce qui m'étoit connu ;
et je navois pas besoin d en savoir davantage
pour laimer, lestimer, rhohorer autant qu'il
éloit possible. ••
' Ce matin , en déjeûnant , il nous a proposé
un tour de promenade avant la chaleur ; puis ,
sous prétexte de ne pas courir , disoit-il , la cam«
pagne en robe de chambre; il nous a menés
dans les bosquets , et précisément , ma chère ,
dans ce même bosquet où «commencèrent tous
les malheurs de ma vie. En* approchant de ce
lieu fioital , je me suis senti un a^eux battement
de Cœur ; et j aurois refusé d'entrer si la honte
ne m eût retenue , et si le souvenir d un mot qui
fut dit l'autre jour dans l'ÉIysée ne m'eût fait
craindre les interprétations. Je ne sais si le phi^
losophe étoit plus tranquille ; mais , quelque
temps après , ayant par hasard tourné les yeux
sur lui, je l'ai trouvé pâle y ôhangé ; et je ne puis
te dire quelle peine tout cela m'a fait.
En entrant dans le bosquet j'ai vu mon mari
me jeter un coup-d'œil et Sourire. U s'est assis
entre nous ; et , après un moment de silence ,
nous prenant tous deux par la main : Mes en-
QUATRIÈME PÀBT(E. l53
fants , ûous a*t-il dit , je commence à voir que
mes projets ne seront point vains , et que nous
pouvons être unis tous trois d'un attachement du^
rable, propre à faire notre bonheur commun et
ma consolation dans les ennuis d'une vieillesse
qui s approche : mais je vous connois tous deux
mieux que vous ne me cônnoissez : il est juste
de rendre les choses ég^ales ; et , quoique je n'aie
rien de fort intéressant à vous apprendre , puis-
que vous n'avez plus de secret pour moi je n'en
veux plus avoir pour vous.
-' Alors il nous a révélé le mystère de sa nais-
sance , qui jusqu'ici n'avoit été connue que de'
mon père. Quand tu le sauras , tu concevras
jusqu'où vont le sang-froid et la modération
d'un homme capable de taire six ans un pareil
secret à sa femme : mais ce secret n'est rien pour
lui, et il y pense trop peu pour se faire un grand
effort de n'en pas parler.
Je ne vous arrêterai point, nous a-t-il dit,
sur les événements de ma vie : ce qui peut vous
importer est moins de connoitre mes aventures
que mon caractère. Elles sont simples comme
lui , et sachant bien ce que je suis , vous com-
prendrez aisément ce que j'ai pu faire. J'ai na-
turellement l'ame tranquille et le cœur froid.
Je suis de ces hommes qu'on croit bien injurier
en disant qu'ils ne sentent rien , c'est - à - dire
qu'ils n'ont point de passion qui les détourne de
suivre le vrai guide de l'homme. Peu sensible
au plaisir et à la douleur, je n'éprouve même
l54 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
que très faiblement ce sentiment d'intérêt et
d'humanité qui nous approprie les affections
dautrui. Si j ai de la peine à voir souffrir les
gens de bien , la pitié n y entre pour rien , car
je n%n ai point à voir souffrir les méchants.
Mon seul principe actif est le goût naturel de
Tordre ; et le concours bien combiné du jeu de
la fortune et des actions des hommes me platt
exactement comme une belle symétrie dans
un tableau , ou comme une pièce bien conduite
au théâtre. Si j ai quelque passion dominante ,
c est celle de lobservation. J aime à lire dans les
cœurs des hommes ; comme le mien me fait peu
d'illusion , que j observe de sang-froid et sans
intérêt , et qu une longue expérience ma donné
de la sagacité ^ je ne me trompe guère dans mes
jugements ; aussi cest là toute la récompense de
ramour-propre dans mes études continuelles ;
car je n aime point à faire un rôle , mais seule*
ment à voir jouer les autres : la société m est
agréable pour la contempler , non pour en fisdre
partie. Si je pouvois changer la nature de mon
être et devenir un œil vivant , je ferois volontiers
cet échange. Ainsi mon indifférence pour les
hommes ne me rend point indépendant d eux ;
sans me soucier d en être vu j ai besoin de les
vi^ir, et sans mètre chers ils me sont néces-^
saires*
Les deux premiers états de la société que j eus
occasion d'observer furent les courtisans et les
valets; deux ordres d'hommes moins différents
QUATRIÈME PARTIE*. - l55
len effet qu en apparence , et 8i peu dignes d*étre
étudiés , d faciles à connoltre , que je m*ennuyai
d*eux au premier regard. En quittant la cour ,
où tout est sitôt vu , je me dérobai sans le savoir
au péril qui m y menaçoit et dont je n aurois
point échappé. Je changeai de nom ; et voulant
connoltre les militaires , j allai chercher du ser-
vice chez un prince étranger ; c est là que j'eus
le bonheur d'être utile à votre père que le déses-
poir d'avoir tué son ami fbrçoit à s exposer témé-
rairement et contre son devoir. Le cœur sensi-
ble et reconnoissant de ce l>rave officier com-
mença dès^lors à me donner mi^leure opinion
de rhumanité. Il s unit à moi d une amitié à la-
quelle ilm'étoit impossible de refuser la mienne ;
et nous ne cessâmes d entretenir depuis ce temps-
là des liaisons qui devinrent plus étroites de
jour en jour. J*appris dans ma nouvelle condi-
tion que Fintérèt nest pas , comme je Favois
cru , le seul mobile des actions humaines , et que
parmi les foules de préjugés qui] combattent la
vertu il en est aussi qui la fevorisent. Je con-
çus que le caractère général de Thomme est un
amour-propre indiflfih*ent par lui-même, bon ou
mauvais par les accidents qui le modifient , et
qui dépendent des coutumes , des lois , des rangs ,
de la fortune , et de toute notre police humaine.
Je me livrai donc à mon penchant ; et , mépri-
sant la vaine opinion des conditions, je me jetai
successivement dans les divers» états qui pou-
voient m aider à les comparer toi/s et à connot-
l56 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tre lés uns par les autres. Je sentis , comme vous*
lavez remarqué dans quelque lettre, dit-il à
Saint-Preux , qu'on ne voit rien quand on se conr
tente de regarder , qu'il faut agir soi-même pour
voir agir les hommes ; et je me fis acteur pour
être spectateur. Il est toujours aisé de descen-
dre : j'essayai d une multitude de conditions dont
jamais homme de la mienne ne setoit avisé. Je
devins même paysan ; et quand Julie ma fait
garçon jardinier , elle ne ma point trouvé si no-
vice au métier qu elle auroit pu croire.
Avec la véritable connoissance des hommes ,
dont loisive philosophie ne donne que l'appa-
rence , je trouvai un autre avantage auquel je
ne m'étois point attendu ; ce fut d'aiguiser par
une vie active cet amour de l'ordre que j'ai reçu
de la nature , et de prendre un nouveau goût
pour le bien par le plaisir d'y contribuer. Ce
sentiment me rendit un peu moins contempla-
tif, m'unit un peu plus à moi-même; et, par
une suite assez naturelle de ce progrès , je m'a-
perçus que j'étois seul. La solitude qui m'ennuya
toujours me devenoit affreuse , et je ne pouvois
plus espérer de l'éviter long-temps. Sans avoir
perdu ma froideur j'avois besoin d'un attache-
ment; l'image de la caducité sans consolation m'af-
fligeoit avant le temps, et pour la première fois
de ma vie je connus l'inquiétude et la tristesse. Je
parlai de ma peine au baron d'Étange. Il ne faut
point, me dit-il, vieillir garçon. Moi-même ,
après avoir vécu presque indépendant dans les
•\v
QxfATBIÈME PARTIE. iSj
liens du mariage , je sens que j ai besoin de re-
devenir époux et père , et je vais me retirer dans
le sein de ma famille. Il ne tiendra qu a vous d en
fiiirela vôtre et de mé rendre le fils que j'ai perdu,
J*ai une fille unique à marier : elle n est pas sans
mérite ; elle a le cœur sensible , et lamour de
son devoir lui fait aimer tout ce qui s y rapporte*
Ce nest ni une beauté ni un prodige desprit;
mais venez la voir , et croyez que si vous ne sen-
tez rien pour elle vous ne sentirez jamais rien
pour personne au monde. Je vins , je vous vis ^
Julie, et je trouvai que votre père mavoit parlé
modestement de vous. Vos transports, vos lar-
mes de joie en lembrassant, me donnèrent la
première ou plutôt la seule émotion que j'aie
éprouvée de ma vie. Si cette impression fut lé-*
gère ) elle étoit unique^ et les sentiments n ont
besoin de force pour agir qu'an proportion de
ceux qui leur résistent. Trois ans d absence ne
changèrent point Tétat de mon cœur. L'état du
vôtre ne m'échappa pas à mon retour ; et ç est
ici qu il faut que je vous venge dun aveu qui
vous a tant coûté. Juge , ma chère, avec quelle
étrange surprise j appris alors que tous mes se-^
crets lui avoient été révélés avant mon mariage,
et qu'il m a voit épousée sans ignorer que j appar?
tenois à un autre.
Cette conduite étoit inexcusable , a continué
M. de Wolmar. J offensois la délicatesse ; je pé-^
chois contre la prudence ;^exposois votre bon-
Miur et le nûen ; je devois craindre de bous pré-
l58 LA NOUVELLE EÈhOïêM.
cipiter tous deux dans des malheurs sans res*
source : mais je vous aimois , et n aimois que
vous ; tout le reâte m'étoit indifFéreut. Comment
réprimer la passion même la plus fbible quand
elle est sans contrepoids ? Voilà rinconvénient
des caractères froids et tranquilles. Tout va bien
tant que leur froideur les garantit des tentations;
mais s il en survient une qui les atteigne , ils
sont aussitôt vaincus qu'attaqués ; et la raison ,
qui gouverne tandis qu elle est seule, n a jamais
de force pour résister au moindre effort. Je n ai
été tenté qu une fois , et j ai succombé. Si Ti-
vresse de quelque autre passion m'eut fait va-
ciller encore , j aurois fait autant de chutes que
de faux pas. 11 n y a que des âmes de feu qui sa-
chent combattre et vaincre ; tous les grands ef*^
forts , toutes les actions %ublimes , sont leur ou*
vrage : la froide raison na jamais rien fait d'il-
lustre , et Ion ne triomphe des passions qu en les
opposant Tune à lautre. Quand celle de la vertu
vient à s'élever , elle domine seule et tient tout
en équilibre. Voilà comment se forme le vrai
sage , qui n'est pas plus qu'un autre à l'abri des
passions , mais qui seul sait les vaincre par elles-'
mêmes , comme un pilote lait route par les nmu*
vais vents.
Vous voyez que je ne prétends pas exténuer
ma faute : si c'en eût été une , je l'aurais faite
infailliblement ; mais , Julie , je vous connois<«
sois , et n'en fis poin% en vous épousant. Je sen^
tis que de vous seule dépendoit tout le bonheur
QUATRIÈME Partie/ 1S9
dont je pouvois jouir ^ et que si quelqu un étoit
capable de vous rendre heureuse , c etoit moi.
Je savois que Imnocence et la paix étoient né-
cessaires à Totre cœur, que lamour dont il étoit
préoccupé ne les lui donneroit jamais, et quil
ny avoit que Thorreur du crime qui pût ea
chasser lamour. Je vis que votre ame étoit dans
un accablement dont elle ne sortiroit que par
un nouveau combat , et que ce seroit en sentant
combien vous pouviez encore être estimable que
vous apprendriez à le devenir.
Votre cœur étoit usé pour lamour : je comp-
tai donc pour rien une disproportion d'âge qui
m'ôtoit le droit de prétendre* à un sentiment
dont celui qui en étoit lobjet ne pouvoit jouir ,
et impossible à obtenir pour tout autre. Au con-
traire , voyant dans une vie* plus da moitié
écoulée qu'un seul goût s'étoit fait sentir à moi ,
je jugeai qu ii seroit durable , et je mè plus à lui
conserver le reste de mes jours. Dans mes lon-
gues recherches , je n avois rien trouvé qui vous
Valût; je pensai que ce que vous ne feriez pas
nulle autre au monde ne pourroit le faire ; j'osai
croire à la vertu , et vous épousai. Le mystère
que vous me faisiez ne me surprit point; j'en
•avois les raisons , et je vis dans votre sage con-
duite celle de sa durée. Par égard pour vous j'i-
mitai votre réserve , et ne voulus point vous
èter rhonneur de me faire un jour de vous-*
même un aveu que je voyoîs à chaque instant
9Ut le bord de vos lèvres. Je ne me suis trompé
l60 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
en rien ; voiis avez tenu tout ce que je m'étois
promis de vous. Quand je voulus me choisir
une épouse, je desirai d avoir en elle une com-
pare aimable ^ sage , heureuse* Les deux pre^
mières conditions sont remplies : mon enfant^
jespère que la troisième ne nou3 manquera pas.
Âces mots, malgré tpus mes efforts pour ne
l'interrompre que par mes pleurs, je nai pu
m empêcher de lui sauter au cou en m'écriant :
Mon cher mari ! ô le meilleur et le plus aimé des
hommes ! apprenez-moi ce qui manque à mon
bonheur, si ce nest le vôtre, et d'être mieux
mérité... Vous êtes heureuse autant qujl se
peut, a-t-il dit «n m 'interrompant ; vous mé*
ritez de l'être ; mais il est temps de jouir en paix
d'un bonheur qui vous a jusqu'ici coûté bien des
soins. Si votre fidélité m'eût suffi, tout étoit fait
du moment que vous me la promîtes; j'ai voulu
de plus qu'elle vous fût facile et douce , et c'est
à la rendre telle que nous nous sommes tous.
4eux occupés de concert sans nous en parler,
Julie, nous avons réussi mieux que vous ne
pensez peut-être. Le seul tort que je vous trouve
est de n'avoir pu reprendre en vous la con-r
fiance que vous vous devez, et de vous estimer
moins que votre prix. La modestie extrême a
ses dangers ainsi que l'orgueil. Comme une ter
mérité qui nous porte au-delà de nos forces les
rend impuissantes, un effroi qui nous empêche
d'y compter les rend inutiles, La véritable pru-
dence consiste à les bien connoitre et à s'y ter^
-QUATRIÈME i»AATlE. i6l
nir. Vous en avez acquis de nouvenes en chan-^
géant d'état. Vous netes plus cette fille infor-
tunée qui déplôroit sa foiblesse en s y livrant ;
vous, êtes la plus vertueuse des femmes, qui ne
connoit d'autres lois que celles du devoir et de
rhonneur, et à qui le trop vif souvenir de ses
fautes est la seule faute qui reste à reprocher.
Iioin de prendre encore contre vous-même des
précautions injurieuses, apprenez donc à comp-
ter sur vous pour pouvoir y compter davantage.
Écartez dlnjustes défiances capables de réveil-^
1er quelquefois les sentiments qui les ont pro^
duites. Félicitez -vous plutôt d avoir su choisir
un honnête homme dans un âge où il est si fa^
cile de s y tromper, et d avoir pris autrefois un
amant que vous pouvez avoir aujourd'hui pour
ami sous les yeux de votre mari même. A peine
vos liaisons me furent-elles connues, que je vous
estimai Fun par l'autre. Je vis quel trompeur
enthousiasme vous avoit tous deux égarés \ il
n'agit que sur les belles âmes ; il les perd quel-
quefois , mais c'est par un attrait qui ne séduit
qu elles. Je jugeai que le même goût qui avoit
formé votre union la relàcheroit sitôt qu'elle de-
viendroit criminelle, et que le vice pou voit en-
trer dans des cœurs comme les vôtres , mais non
pas y prendre racine.
Dès-lors je compris qu'il régnoit entre vous des
liens qu il ne falloit point rompre; que votre mU'
tuel attachement tenoit à tant de choses louables,
qu'il falloit plutôt le régler que l'anéantir, et
4. . -I
l62 tA NOUVELLE HÉLOÏ8E.
quaucun des deux ne pouvoit oublier lautre
•ans perdre beaucoup de son prix. Je savois que
les grands combats ne font qu'irriter les grandes
passions, et que si les violents efibrts exercent
lame, ils lui coûtent des tourments dont la du-
rée est capable de l'abattre. J employai la dou-
ceur de Julie pour tempérer sa sévérité. Je nour-
ris son amitié pour vous, dit-il à Saint-Preux ,
j en ôtai ce qui pomvoit y rester de trop ; et je
crois vous avoir conservé de son propre cœur
plus peut-être qu'elle ne vous en eût laissé si je
ïeusse abandonné à lui-même.
Mes succès m'encouragèrent, et je voulus
tenter] votre guérison comme j avois obtenu la
sienne; car je vous estimois; et, malgré les pré-
jugés du vice, j'ai toujours reconnu qu'il n'y
avoit rien de bien qu'on n obtînt des belles âmes
avec de la confiance et de la' franchise. Je vous
ai vu, vous ne m'avez point trompé; vous ne
me tromperez point ; et quoique vous ne soyez
pas encore ce que vous devez être , je vous vois
mieux que vous ne pensez, et suis plus content
de vous que vous ne l'êtes vous-même. Je sais
bien que ma conduite a l'air bizarre, et cboque
toutes les maximes communes ; mais les maxi-
mes deviennent moins générales à mesure
qu'on lit mieux dans les cœurs ; et le mari de
Julie ne doit pas se conduire comme un autre
homme. Mes enfants, nous dit-il d'un ton d'au-
tant plus touchant qu'il partoit d'un homme
tranquille , soyez ce que vous êtes , et noua
QUAtBIÈME PARTIE. l63
serons tous contents. Le danger n est que dans
lopinion : n ayez pas peur de vous, et vous n'au-
rez rien à craindre; ne songez qu au présent, et
je vous réponds de lavenir. Je ne puis vous en
dire aujourd'hui davantage; mais si mes projets
s'accomplissent, et que mon espoir ne m'abuse
pas, nos destinées seront nùeux remplies, et
vous serez tous deux plus heureux que si vous
aviez été l'un à l'autre.
En se levant il nous embrassa , et voulut que
nous nous embrassassions aiissi , dans ce lieu...
dans ce lieu même où jadis... Claire, ô bonne
Glaire , combien tu m'as toujours aimée ! Je n'en
fis aucune difficulté : hélas ! que j'aurois eu tort
den faire ! ce baiser n'eut rien de celui qui m'a-
voit rendu le bosquet redoutable : je m'en fé*-
lidtai tristement, et je connus que mon cœur
étoit plus changé que jusque-là je n' avois osé le
croire.
Gomme nous reprenions le chemin du logis ,
mon mari m'arrêta par la main , et , me montrant
ce bosquet dont nous sortions , il me dit en riant ,
Julie y ne craignez plus cet asile , il vient d'être
profané. Tu ne veux pas me croire , cousine ,
mais je te jure qu'il a quelque don surnaturel
pour lire au fond des cœurs : que le ciel le lui
laisse toujours! Avec tant de sujet de ihe mépri-
ser, c'est sans doute à cet art que je dois son in-
digence.
Tu ne vois point encore ici de conseil à don-
ner : patience , mon ange , nous y voici ; mais la
it
l64 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
conversation que je viens de te rendre étoit né*
cessaire à réclaircissement du reste.
En nous en retournant, mon mari, qui depuis
long-temps est attendu à Étange , ma dit qu'il
comptoit partir demain pour s y rendre , qu il te
verroit en passant , et qu'il y resteroit cinq ou six
jours. Sans dire tout ce que je pensois d un départ
aussi déplacé, j ai représenté quil ne me parois-
soit pas assez indispensable pour obliger M. de
Wolmar à quitter un hôte qu* il avoit lui-même
appelé dans sa maison. Voulez-vous , a-t-il ré-
pliqué ,'que je lui fasse mes honneurs pour la-
vertir qu il n est pas chez lui ? Je suis pour Thos-
pitalité des Valaisans. J espère qu'il trouve ici
leur franchise et qu'il nous laisse leur liberté.
Voyant qu'il ne vouloit pas m'entendre , j'ai pris
un autre tour et tâché d'engager notre hôte a
fiûre ce voyage avec lui. Vous trouverez , lui ài-
je dit , un séjour qui a ses beautés, et même de
celles que vous aimez; vous visiterez le patri-
moine de mes pères et le mien : l'intérêt que
vous prenez à moi ne me permet pas de croire
que cette vue vous soit indiflRérente. J'avois la
bouche ouverte pour ajouter que ce château res-
sembloit à celui de my lord Edouard, qui... mais
heureusement j'ai eu le temps de me mordre la
langue. Il m'a répondu tout simplement que
j'avois raison et qu'il feroit ce qu'il me plairoit.
Mais M. dé Wolmar, qui sembloit vouloir me
pousser à bout , a répliqué qu'il devoit faire ce
»^qui lui plaisoit à lui-même. Lequel aimez-vous
QUATRIÈME PARTIE. l65
mieux, venir ou rester? Rester, a-t-il dit sans
balancer. Hé bien ! restez, a repris mon mari en
lui serrant la main. Homme honnête et vrai, je
suis très content de ce mot-là. Il n y avoit pas
moyen d*alterquer beaucoup là-dessus devant le
tiers qui nous écoutoit. J ai gardé le silence , et
nai pu cacher si bien mon chagrin que mon
mari ne s'en soit aperçu. Quoi donc ! a-t-il re-
pris d un air mécontent dans un moment où
Saint-Preux étoit loin de nous, aurois-je inutile-
ment plaidé votre cause contre vous-même ? et
madame de Wolmar se contenteroit-elle dune
vertu qui eût besoin de choisir ses occasions ?
Pour moi, je suis plus difficile ; je veux devoir
la fidélité de ma femme à son cœur et non pas
au hasard ; et il ne me suffit pas qu elle garde sa
foi , je suis offensé qu elle en doute.
Ensuite il nous a menés dans son cabinet , où
j'ai failli tomber de mon haut en lui voyant sor-
tir d'un tiroir , avec les copies de quelques rela-
tions de notre ami que je lui avois données , les
originaux mêmes de toutes les lettres que je
croyois avoir vu brûler autrefois par Babi dans
la chambre de ma mère. Voilà , m W-il dit en
nous les montrant , les fondements de ma sécu-
rité ; s'ils me trompoiênt, ce seroit une folie de
compter sur rien de ce que respectent les hom-
mes. Je remets ma femme et mon honneur en
dépôt à celle qui , fille et séduite , préféroit un
acte de bienfaisance à un rendez-vous unique
et sûr : Je confie Julie , épouse et mère , à celui
l66 LA NOUVELLE HÊLOÏSE.
qui , maître de contenter ses désirs , sut respec-
ter Julie amante et fille. Que celui de vous deux
qui se méprise assez pour penser que j'ai tort le
dise , et je me rétracte à Finstant. Cousine ,
crois-tu qu'il fût aisé de répondre à ce langage ?
J ai pourtant cherché un moment dans Faprès-
midi pour prendre en particulier mon mari, et,
sans entrer dans des raisonnements qu'il ne m'é-
toit pas permis de pousser fort loin , je me suis
bornée à lui demander deux jours de délai : ils
m'ont été accordés sur-le-champ. Je les emploie
à t'envoyer cet exprès et à attendre ta réponse
pour savoir ce que je dois faire.
Je sais bien que je n'ai qu'à prier mon mari
de ne point partir du tout , et celui qui ne me
refusa jamais rien ne me refusera pas une si lé-
gère grâce. Mais , ma chère , je vois qu'il prend
plaisir à la confiance qu'il me témoigne ; et je
crains de perdre une partie de son estime , s'il
croit que j'aie besoin de plus de réserve qu'il ne
m'en permet. Je sais bien encore que je n'ai
qu'à dire un mot à Saint-Preux et qu'il n'hésitera
pas à l'accompagner ; mais mon mari prendra-
t-il ainsi le change? et puis-je faire cette démarche
sans conserver sur Saint-Preux un air d'autorité
qui sembleroit lui laisser à son tour quelque
sorte de droits? Je crains d'ailleurs qu'il n'infère
de cette précaution que je la sens nécessaire ;
et ce moyen , qui semble d'abord le plus facile ,
est peut-être au fond le plus dangereux. Enfin
QUATRIÈME PARTIE. 167
je n ignore pas que nulle considération ne peut
être mise en balance avec un danger réel ; mais
ce danger existe-t-il en efiet ? Voilà précisément
le doute que tu dois résoudre.
Plus je veux sonder Tétat présent de mon
ame , plus j y trouve de quoi me rassurer. Mon
cœur est pur , ma conscience est tranquille , je
ne sens ni trouble ni crainte ; et , dans tout ce
qui se passe en moi , ma sincérité vis-à-vis de
mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n est
pas que certains souvenirs involontaires ne me
donnent quelquefois un attendrissement dont
il vaudrait mieux être exempte ; mais , bien
loin que ces souvenirs soient produits par la
vue de celui qui les a causés , ils me semblent
plus rares depuis son retour , et , quelque doux
qu'il me soit de le voir, je ne sais par quelle bi-
zarrerie il m est plus doux de penser à lui : en
un mot je trouve que je nai pas même besoin
du secours de la vertu pour être paisible en
sa présence , et que , quand Thorreur du crime
n existeroit pas , les sentiments qu elle a détruits
auroient bien de la peine à renaître.
Mais , mon ange , est-ce assez que mon cœur
me rassure quand la raison doit malarmer? J ai
perdu le droit de compter sur moi. Qui me ré-
pondra que ma confiance n est pas encore une
illusion du vice ? Comment me fier à des senti-
ments qui m ont tant de fois abusée ? Le crime
ne commence-t-il pas toujours par lorgueil qui
l68 LA NOUVELLE HÈLOÏSE.
fait mépriser la tentation ? et braver des périls
où Ton a succombé n est-ce pas vouloir succom-
ber encore ?
Pèse toutes ces considérations , ma cousine ;
tu verras que quand elles seroient vaines par
.elles-mêmes , elles sont assez {];raves par leur
objet pour mériter quon y songe. Tire -moi
donc de Tincertitude oii elles m'ont mise. Mar-*
que^moi comment je dois me comporter dans
cette occasion délicate ; car mes erreurs passées
ont altéré mon jugement et me rendent timide
à me déterminer sur toutes choses. Quoi que tu
penses de toi-même , ton a me est calme et tran-
quille , j en suis sûre , les objets s'y peignent tels
quils sont ; mais la mienne , toujours émue
comme une onde agitée , les confond et les dé-<
figure. Je n ose plus me fier à rien de ce que
je vois ni de ce que je sens ; et , malgré de si
longs rep/sntirs , j'éprouve avec douleur que le
poids d'une ancienne faute est un fardeau qu'il
iFaut porter toute sa vie.
LETTRE XIII.
BÉPONSE DE MADAME d'ORBE
A MADAME DE WOLMAR.
Pauvre cousine, que de tourments tu te don-
nes sans cesse avec tant de sujets de vivre en
paix ! Tout ton mal vient de toi , ô Israël ! Si tu
QUATRIÈME PARTIE. 169
suivois tes propres régies , que dans les choses
de sentiment tu n écoutasses que la voix inté<-
rieure , et que ton cœur fit taire ta raison , tu te
livrerois sans scrupule à la sécurité qu il t'ins-
pire , et tu ne t efforcerois point , contre son té-
moignante , de craindre un péril qui ne peut ye-
nir que de lui. .
Je t entends , je t entends bien , ma Julie : plus
sûre de toi que tu ne feins de Tètre , tu veux
t'humilier de tes fautes passées sous prétexte
d en prévenir de nouvelles , et tes scrupules sont
bien moins des précautions pour Fa venir qu une
peine imposée à la témérité qui ta perdue au-
trefois. Tu compares les temps! y penses-tu?
compare aussi les conditions, et souviens-toi
que je te rèprochois alors ta confiance comme
je te reproche aujourd'hui ta frayeur.
Tu t abuses , ma chère enfant : on ne se donne
point ainsi le change à soi-même; si Ton peut
s'étourdir sur son état en n y pensant point , on
le voit tel qu il est sitôt qu on veut s en occuper,
et Ton ne se déguise pas plus ses vertus que ses
vices. Ta douceur, ta dévotion, tont donné du
penchant à Thumilité. Défie-toi de cette dange-
reuse vertu qui ne fait qu animer lamour-propre
en le concentrant , et crois que la noble fran-
chise d une ame droite est préférable à lorgueil
des humbles. S'il faut de la tempérance dans la
sagesse, il en faut aussi dans les précautions
qu elle inspire , de peur que des soins ignomi-
nieux à la vertu n'avilissent l'ame , et n'y réali-
170 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
sent un danger chimérique à force de nous en
alarmer. Ne vois-tu pas quaprès setre relevé
d'une chute il faut se tenir debout , et que sin*
cliner du côté opposé à celui où on est tombé
c est le moyen de tomber encore ? Cousine , tu
fus amante comme Héloïse ; te voilà dévote
comme elle ; plaise à Dieu que ce soit avec plus
de succès ! En vérité , si je connoissois moins ta
timidité naturelle, tes terreurs seroient capables
de m'efFrayer à mon tour ; et si j'étois aussi scru-*
puleuse , à force de craindre pour toi tu me fe-
rois trembler pour moi-même.
Pense-s-y mieux , mon aimable amie ; toi dont
la morale est aussi facile et douce qu elle est
honnête et pure , ne mets-tu point une àpreté
trop rude , et qui sort de ton caractère, dans
tes maximes sur la séparation des sexes ? Je con-
viens avec toi quils ne doivent pas vivre en-
semble ni d'une même manière ; mais regarde si
cette importante régie nauroit pas besoin de
plusieurs distinctions dans la pratique ; s il faut
l'appliquer indifféremment et sans exception
aux femmes et aux filles , à la société générale
et aux entretiens particuliers , aux afi^ires et
aux amusements , et si la décence et Fhonnêteté
qui Unspirent ne la doivent pas quelquefois
tempérer. Tu veux qu'en un pays de bonnes
mœurs, où Ion cherche dans le mariage des
convenances naturelles , il y ait des assemblées
où les jeunes gens des deux sexes puissent se
voir , se connoître , et s'assortir , mais tu leur
QUATRIÈME PARTIE. 17I
interdis avec grande raison toute entrevue par-
ticulière. Ne seroit-ce pas tout le contraire pour
les femmes et les mères de famille, qui ne peu-
vent avoir aucun intérêt légitime à se montrer
en public, que les soins domestiques retiennent
dans l'intérieur de leur maison , et qui ne doi-
vent s y refuser à rien de convenable à là mai-
tresse du logis ? Je n aimerois pas à te voir dans
tes caves aller faire goûter les vins aux mar-
chands , ni quitter tes enfants pour aller régler
des comptes avec un banquier ; mais , s'il sur^
vient un honnête homme qui vienne voir ton
mari, ou traiter avec lui de quelque affaire , re-
fuseras-tu de recevoir son hôte en son absence
et de lui faire les honneurs de ta maison , de
peur de te trouver tète à tête avec lui ? Remonte
au principe , et toutes les régies s expliqueront^
Pourquoi pensons-nous que les femmes doivent
vivre retirées et séparées des hommes? Ferons-
nous cette injure à notre sexe de croire que ce
soit par des raisons tirées de sa foiblesse, et seu-
lement pour éviter le danger des tentations ?
Non, ma chère, ces indignes craintes ne con-
viennent point à une femme de bien , à une
mère de famille sans cesse environnée d objets
qui nourrissent en elle des sentiments d'hon-
neur, et livrée aux plus respectables devoirs de
la nature. Ce qui nous sépare des hommes c'est
la nature elle-même , qui nous prescrit des oc-
cupations différentes ; c'est cette douce et timide
modestie qui , sans songer précisément à la
172 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
chasteté, en est la plus sûre gardienne; cest
cette réserve attentive et piquante qui , nour-
rissant à-la-fois dans les cœurs des hommes et
les désirs et le respect , sert pour ainsi dire de
coquetterie à la vertu. Voilà pourquoi les époux
mêmes ne sont pas exceptés de la régie ; voilà
pourquoi les femmes les plus honnêtes conser-
vent en général le plus d'ascendant sur leurs
maris , parcequ a laide de cette sage et discrète
réserve , sans caprice et sans refus , elles savent
au sein de Vunion la plus tendre les maintenir
à une certaine distance , et les empêchent de
jamais se rassasier d elles. Tu conviendras avec
moi que ton précepte est trop général pour ne
pas comporter des exceptions , et que , n étant
point fondé sur un devoir rigoureux , la même
bienséance qui Tétablit peut quelquefois en dis-
penser.
La circonspection que tu fondes sur tes fautes
passées est injurieuse à ton état présent : je ne
la pardonnerois jamais à ton cœur, et j ai bien
de la peine à la pardonner à ta raison. Coip-
ment le rempart qui défend ta personne n a-t-
il pu te garantir dune crainte ignominieuse?
Comment se peut-il que ma cousine, ma sœur,
mon amie, ma Julie, confonde les foiblesses
d'une fille trop sensible avec les infidélités d une
^ femme coupable ? Regarde tout autour de toi,
tu n y verras rien qui ne doive élever et soute-
nir ton ame. Ton mari, qui en présume tant,
et dont tu as lestime à justifier; tes enfants ,
QUATRIÈME PARTIE. I73
que tu veux former au bien et qui s'honoreront
un jour de t avoir eue pour mère; ton vénérable
père, qui test si cher, qui jouit de ton bonheur
et sillustre de sa fille plus même que de ses
aïeux; ton amie, dont le sort dépend du tien
et à qui tu dois compte d un retour auquel elle
a contribué; sa fille, à qui tu dois l'exemple des
vertus que tu lui veux inspirer ; ton ami , cent
fois plus idolâtre des tiennes que de ta per-
sonne, et qui te respecte encore plus que tu ne
le redoutes; toi-même enfin, qui trouves dans
ta sagesse le prix des efforts qu elle ta coûtés ,
et qui ne voudras jamais perdre en un moment
le fruit de tant de peines; combien de motifs
capables d animer ton courage te font honte de
toser défier de toi! Mais, pour répondre de ma
Julie, quai -je besoin de considérer ce qu'elle
est? Il me suffit de savoir ce quelle fut durant
les erreurs quelle déplore. Âh! si jamais ton
cœur eût été capable d'infidélité , je te permét-
trois de la craindre toujours; mais, dans Fin-*
stant même où tu croyois l'envisager dans Téloi-
gnement, conçois l'horreur qu'elle t'eût faite pré-
sente, par celle qu'elle t'inspira dès qu'y penser
eût été la commettre.
Je me souviens de l'étonnement avec lequel
nous apprenions autrefois qu'il y a des pays où
la foiblesse d'une jeune amante est un crime
irrémissible, quoique l'adultère d'une femme
y porte le doux nom de galanterie, et où l'on
se dédommage ouvertement étant mariée de la
17^ ^^ NOUVELLE tIÉLOÏSE.
courte gèae où Ton viyoit étant fille. Je sais
quelles maximes régnent là-dessus dans le grand
monde, où la vertu nest rien, où tout nest que
vaine apparence, où les crimes s effacent par la
difficulté de les prouver, où la preuve même en
est ridicule contre Fusage qui les autorise. Mais
toi, Julie, ô toi qui, brûlant d'une flamme pure
et fidèle , n ëtois coupable qu aux yeux des hom-
mes, et navois rien à te reprocher entre le ciel
et toi, toi qui te faisois respecter au milieu de
tes fautes , toi qui , livrée à d'impuissants regrets
Qous forçois d adorer encore les vertus que tu
navois plus, toi qui tmdignois de supporter ton
propre mépris quand tout sembloit te rendre
excusable ; oses-tu redouter le crime après avoir
payé si cher ta foiblesse ? oses-tu craindre de va-
loir moins aujourd'hui que dans les temps qui
t'ont tant coûté de larmes? Non, ma chère; loin
que tes anciens égarements doivent t'alarmer,
ils doivent animer ton courage ; un repentir si
cuisant ne mène point au remords; et quicon*
que est si sensible à la honte ne sait point bra-
ver l'infamie.
Si jamais une ame foible eut des. soutiens con-
tre sa foiblesse, ce sont ceux qui s'offrent à toi;
si jamais une ame forte a pu se soutenir elle-
même, la tienne a-t-elle besoin d'appui? Ois-
moi donc quels sont les raisonnables motifs de
crainte. Toute ta vie n'a été qu'un combat con-
tinuel, où, même après ta défaite, l'honneur,
le devoir, n'ont cessé de résister, et ont fini par
QUATRIÈME PARTIE. lyS
Vaincre. Afa! Julie, croirai-je qu après tant de
tourments et de peines, douze ans de pleurd
et six ans de gloire te laissent redouter une
épreuve de huit jours? En deux mots, soit sin-
cère avec toi-même : si le péril existe, sauve ta
personne et rougis de ton cœur; s'il n existe pas,
c est outrager ta raison , c est flétrir ta vertu ,
que de craindre un danger qui ne peut lat-
teindre. Ignores-tu qu il est des tentations dés-
honorantes qui n approchèrent jamais d une ame
honnête , qu il est même honteux de les vaincre,
et que se précautionner contre elles est moins
«humilier que s avilir?
Je ne prétends pas te donner mes raisons pour
invincibles, mais te montrer seulement qu il y en
a qui combattent les tiennes ; et cela suffit pour
autoriser mon avis. Ne t en rapporte ni à toi qui
ne sais pas te rendre justice, ni à moi qui dans
tes défauts n ai jamais su voir que ton cœur,
et t'ai toujours adorée, mais à ton mari, qui te
voit telle que tu es, et te juge exactement selon
ton mérite. Prompte comme tous les gens sen-*
aibles à mal juger de ceux qui ne le sont pas,
je me définis de sa pénétration dans les secrets
des cœurs tendres ; mais , depuis larrivée de no-
tre voyageur, je vois par ce qu'il m'écrit qu'il lit
très bien dans les vôtres, et que pas un des mou-
vements qui s y passent n'échappe à ses obser-
vations : je les trouve même si fines et si justes,
que j'ai rebroussé presque à l'autre extrémité
de mon premier sentiment; et je croirois vo-^
176 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lontiers que les hommes froids , qui coasultent
plus leurs yeux que leur cœur, jugent mieux
des passions d autrui que les gens turbulents et
vifs, ou vains comme moi, qui commencent
toujours par se mettre à la place des autres,
et ne savent jamais voir que ce qu ils sentent.
Quoi quil en soit, M. de Wolmar te connolt
bien^ il t estime, il taime, et son sort est lié au
tien : que lui manque-t-il pour que tu lui laisses
lentière direction de ta conduite sur laquelle
tu crains de t abuser? Peut-être, sentant ap-
procher la vieillesse, veut -il par des épreuves
propres à le rassurer prévenir les inquiétudes
jalouses qu'une jeune femme inspire ordinai-
rement à un vieux mari; peut-être le dessein
qu il a demande-t-il que tu puisses vivre fami-
lièrement avec ton ami sans alarmer ni ton
époux ni toi-même; peut-être veut-il seulement
te donner un témoignage de confiance et d es-
time digne de celle qu il a pour toi. Il ne faut
jamais se refuser à de pareils sentiments comme
si Ion n en pouvoit soutenir le poids ; et pour moi ,
je pense en un mot que tu ne peux mieux satis-
feire à la prudence et à la modestie qu en te rap-
portant de tout à sa tendresse et à ses lumières.
Veux-tu , sans désobliger M. de Wolmar, te
punir dun orgueil que tu n'eus jamais, et pré-
venir un danger qui n'existe plus ? Restée seule
avec le philosophe , prends contre lui toutes les
précautions superflues qui t'auroient été jadis
si nécessaires } impose -toi la même réserve que
QUATËIÈME PARTIE; 177
si avec ta vertu tu pou vois te défier encore de
ton cœur et du sien : évite les conversations trop
affectueuse^^ les tendres spuvénirs du passé; in-
terromps ou préviens les trop longs têtes*à->tétes ;
entoure-toi sans cesse de tes enfants; reste peu
seule avec lui dans la chambre, dans TÉlysée,
dans le bosquet, malgré la profanation. Sur-tout
prends ces mesures dune manière si naturelle
quelles semblent un effet du hasard, et quil
ne puisse imaginer un 'moment que tu le re-
doutes. Tu aimes les promenades en bateau; tu
len prives pour ton niari qui craint leau, pour
tes enfants que tu n y veux pas exposer : prends
le tempjs de cette absence pour te donner cet
amusement en laissant tes enfants sous la garde
de la Fanchon. C est le moyen de te livrer sans
risque aux doux épanchements de lamitié, et
de jouir paisiblement d'un long tête^-à-tête sous
la protection des bateliers^ qui voient sans en-
tendre, et dont on ne peut s éloigner avant de
penser à ce qu on fait.
Il me vient encore une idée qui feroit rire
beaucoup de gens , mais qui te plaira , j en suis
sûre ; c est de faire en labsence de ton mari un
journal fidèle pour lui être montré à son retour,
et de songer au journal dans tous les entretiens
qui doivent y entrer. A la vérité , je ne crois pas
qu un pareil expédient fut utile à beaucoup de
femmes ; mais une ame franche et incapable de
mauvaise foi a contre le vice bien des ressources
qui manqueront toujours aux autres. Rien n est
178 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
méprisable de ce qui tend à garder la pureté ; et
ce sont les petites précautions qui conservent
les grandes vertus.
Ap* reste, puisque ton mari doit me voir en
passant, il me dira, j espère, les véritables rai-
sons de son voyage; et si je ne les trouve pas
solides, ou je le détournerai de l'achever, ou,
quoi quil arrive, je ferai ce qu'il naura pas
voulu faire ; cest sur quoi tu peux compter. En
attendant , en voilà , je pense , plus qu il n en
faut pour te rassurer contre une épreuve de huit
jours. Va , ma Julie , je te connois trop bien
pour ne pas répondre de toi autant et plus que
de moi-même. Tu seras toujours ce que tu dois
et que tu veux être. Quand tu te livrerois à la
seule honnêteté de ton ame , tu ne risquerois
rien encore ; car je n ai point de foi aux défaites
imprévues : on a beau couvrir du vain nom de
foiblesses des fautes toujours volontaires , ja-
mais femme ne succombe qu elle n ait voidu suc-
comber ; et si je pensois qu un. pareil sort pût
t'attendre , crois-moi , crois-en ma tendre amitié ,
crois-en tous les sentiments qui peuvent naître
dans le cœur de ta pauvre Claire, jaurois un
intérêt trop sensible à t en garantir pour t aban-
donner à toi seule.
Ce que M. de Wolmar ta déclaré des connois-
sances quil avoit avant ton mariage me sur-
prend peu; tu .sais que je m en suis toujours
doutée; et je te dirai de plus que mes soupçons
ne se sont pas bornés aux indiscrétions de Babi.
QUATRIÈME PARTIE. 179
Je n ai jamais pu croire qu un homme droit et
vrai comme ton père, et qui avoit tout au moins
des soupçons lui-même, pût se résoudre à trom-
per son gendre et son ami; que s il tengageoit
si fortement au secret , c est que la manière de
le révéler devenoit fort différente de sa part ou
de la tienne , et qu^il vouloit sans doute y don-
ner un tour moins propre à rebuter M. de Wol-
mar que celui quil savoit bien que tu ne man*
querois pas d y donner toi-même. Mais il £eiut
te renvoyer ton exprès; nous causerons de tout
cela plus à loisir dans un mois d'ici.
Adieu, petite cousine, cest assez prêcher la
prêcheuse : reprends ton ancien métier , et pour
cause. Je me sens tout inquiète de netre pas
encore avec toi. Je brouille toutes mes affaires
en me hâtant de les finir, et ne sais guère ce
que je fais. Ah! Ghaillot, Chaillot!... si j'étois
moins folle!... mais j espère de Tètre toujours.
P. S. A propos, joubliois de faire compli-
ment à ton altesse. Dis-moi, je ten prie, mon-
seigneur ton mari est -il Atteman , Knès , ou
Boyard? Pour moi, je croirai jurer s'il faut tap^
peler madame la Boyarde (i). O. pauvre enfant !
toi qui as tant gémi d'être née demoiselle, te voilà
hien chanceuse d'être la femme d'un prince !
Entre nous cependant, pour une dame de si
(i) Madame d'Orbe i^oroit apparemment que les
deux premiers noms sont en effet des titres distingués ,
mais qu'un boyard n'est qu'un simple gentilhomme.
l8o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
grande qualité , je te trouve des frayeurs un peu
roturières. Ne sais-tu pas que les petits scrupu-
les ne conviennent quaux petites g^ens, et qu'on
rit d un eniant de bonne maison qui prétend
être fils de son père ?
LETTRE XIV.
DE M. DE WOLMAR A MADAME D^ORBE.
JE pars pour Étange , petite cousine : je m etois
proposé de vous voir en allant ; mais un retard
dont vous êtes cause me force à plus de diligence,
et j'aime mieux coucher à Lausanne en reve-
nant, pour y passer quelques heures de plus
avec vous. Aussi bien j ai à vous consulter sur
plusieurs choses dont il est bon de vous parler
d avance afin que vous ayez le temps d'y réflé-
chir avant de m'en dire votre avis.
Je n ai point voulu vous expliquer mon projet
au sujet du jeune homme avant que sa présence
eût confirmé la bonne opinion que j'en avois
conçue. Je crois déjà m'ètre assez assuré de lui
pour vous confier entre nous que ce projet est
de le charger de l'éducation de mes en&nts. Je
n'ignore pas que ces soins importants sont le
principal devoir d'un père : mais quand il sera
temps de les prendre je serai trop âgé pour les
remplir ; et tranquille et contemplatif par tem-
pérament, j'eus toujours trop peu d'activité pour
QUATRIÈME PARTIE. iSt
pouvoir régler celle de la jeunesse. D'ailleurs ,
par la raison qui vous est connue (i) , Julie ne
me verroit point sans inquiétude prendre une
fonction dont j aurois peine à m acquitter à son
gré. Comme par mille autres raisons votre sexe
n'est pas propre à ces mêmes soins, leur mère
s'occupera tout entière à bien élever son Hen-
riette : je vous destine pour votre part le gou-
vernement du ménage sur le plan que vous trou-
verez établi et que vous avez approuvé; la mienne
sera de voir trois honnêtes gens concourir au
bonheur de la maison, et de goûter dans ma
vieillesse un repos qui sera leur ouvrage.
J'ai toujours vu que ma femme auroit une
extrême répugnance à confier ses enfants à des
mains mercenaires, et je n'ai pu blâmer ses
scrupules. Le respctable état de précepteur exige
tant de talents qu'on ne sauroit payer, tant de
vertus qui ne sont point à prix , qu'il est inu-
tile d'en chercher un avec de l'argent. Il n'y a
qu'un homme de génie en qui l'on puisse espérer
de trouver les lumières d'un maître; il n'y a
qu'un ami très tendre à qui son cœur puisse in-
spirer le zèle d'un père ; et le génie n'est guère à
vendre , encore moins l'attachement.
Votre ami m'a paru réunir en lui toutes les
quahtés convenables; et, si j'ai bien connu son
ame, je n'imagine pas pour lui de plus grande
(i) Cette raison n^est pas connue encore du lecteur,
mais il est prié de ne pas s'impatieatei*»
l8a LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
fëlicité que de faire dans ces enfants chéris celle
de leur mère. Le seul 'obstacle que je puisse pré-
voir estdans son affection pour mylord Edouard ,
qui lui permettra diftîcilement de se détacher
d'un ami si cher et auquel il a de si grandes obli-
gations , à moins qu'Edouard ne l'exige lui-
même. Nous attendons bientôt cet homme ex-
traordinaire ; et comme vous avez beaucoup
d'empire sur son esprit, s'il ne dément pas l'idée
que voui m'en avez donnée, je pourrois bien
vous charger de cette négociation près de lui.
Vous avez à présent, petite cousine, la clef
de toute ma conduite, qui ne peut que paroltre
fort bizarre sans cette explication , et qui , j'es-
père, aura désormais l'approbation de Julie et
la vôtre. Ij'avantage d'avoir une femme comme
la mienne m'a fait tenter des moyens qui se-
roient impraticables avec une autre. Si je la laisse
eu toute confiance avec son ancien amant sous
la seule garde de sa vertu, je serois insensé d'é-
tablir dans ma maison cet amant avant de m'as-
surer qu'il eût pour jamais cessé de l'être : et
comment pouvoir m'en assurer, si j'avois une
épouse sur laquelle je comptasse moins?
Je vous ai vue quelquefois sourire k mes ob-
servaiions sur l'amour : mais pour le coup je
tiens 'de quoi vous humilier. J'ai iàit une dé-
couverte que ni vous ni femme au monde, avec
toute la subtilité qu'on prête à votre sexe , n'eus-
siez jamais faite, dont pourtant vous sentirez
peut-être l'évidence au premier instant, et que
QUATRIÈME PARTIE. i83
VOUS tiendrez au moins pour démontrée quand
j aurai pu vous expliquer -sur quoi je la fonde.
De vous dire q|ie |^es jeunes gens sont plus
amoureux que jamais, ce nest pas sans doute
une merveille à vous apprendre. De vous assu-
rer au contraire qu ils sont parfaitement guéris ;
vous savez ce que peuvent la raison , la vertu ;
ce n est pas là non plus leur plus grand miracle.
Mais que ces deux opposés soient vrais en même
temps ; qulls brûlent plus ardemment que ja-
mais lun pour lautre, et qu'il ne régne plus en-
tre eux qu un honnête attachement ; qu ils soient
toujours amants et ne soient plus qu amis : c est
je pense à quoi vous vous attendez moins , ce
que vous aurez plus de peine à comprendre , et
ce qui est pourtant selon l'exacte vérité.
Telle est lenigme que forment les contradic-
tions fréquentes que vous avez du remarquer en
eux , soit dans leurs discours , soit dans leurs
lettres. Ce que vous avez écrit à Julie au sujet
du portrait a servi plus que tout le reste à m en
éclaircir le mystère ; et je vois qu ils sont tou-
jours de bonne foi , même en se démentant sans
cesse. Quand je dis eux, cest sur^tout le jeune
homme que j entends ; car, pour votre amie, on
n en peut parler que par conjecture : un voile
de sagesse et d'honnêteté fait tant de replis au-*
tour de son cœur , qu il n est plus possible à Fceil
humain dy pénétrer, pas même au sien propre.
La seule chose qui me fait soupçonner qu'il lui
reste quelque défiance à vaincre, et quelle ne
l84 t'A NOUVELLE HÉLOl^E.
<îesse de chercher en elle-même ce qu elle féfoît
si elle étoit tout-à-fait guérie , et le fait avec
tant d exactitude , que $i Jllle étoit réellement
guérie elle ne le feroit pas si bien.
Pour votre ami , qui , bien que vertueux , s ef-
fraie moins des sentiments qui lui restent , je lui
vois encore tous ceux qu il eut dans sa première
jeunesse ; mais je les vois sans avoir droit de
m en offenser. Ce n est pas de Julie de Wolmar
qu'il est amoureux , c est de Julie d'Étange ; il
ne me hait point comme le possesseur de la
personne qu il aime , mais comme le ravisseur
de celle qu il a aimée. La femme d un autre n est
point sa maîtresse ; la mère de deux enfants n est
plus son ancienne écolière. Il est vrai qu elle lui
ressemble beaucoup et qu elle lui en rappelle
souvent le souvenir. Il laime daus le temps
passé ; voilà le vrai mot de lenigme : ôtez-lui la
mémoire, il n'aura plus d amour.
Ceci n'est pas une vaine subtilité, petite cou-
sine ; c'est une observation très solide , qui , éten-
due à d'autres amours , auroit peut-être une ap-
plication bien plus générale qu'il ne p^roit. Je
pense même qu elle ne seroit pas difficile à ex-
pliquer en cette occasion par vos propres idées.
Le temps où vous séparâtes ces deux amants fut
celui oit leur passion étoit à son plus haut point
de véhémence. Peut-être s'ils fussent restés plus
long-temps ensemble se seroient-ils peu à peu
refroidis ; mais leur imagination vivement émue
les a sans cesse offerts l'un à l'autre tels qu'ils
QUATRIÈME PARtîE. l85
ëtoient à Finstant de leur séparation. Le jeune
homme , ne voyant point dans sa maîtresse les
changements qu y £ïiaoit le prog^rès du temps ,
laimoit telle jqu'il lavoit vue , et non plus telle
qu elle étoit (i). Pour le rendre heureux il né-
toit pas question seulement de la lui donner ,
mais de la lui rendre au même àg[e et dans les
mêmes circonstances où elle s etoit trouvée au
temps de leurs premières amours; la moindre al-
tération à tout cela étoit autant d'ôté du bon-
heur qu'il s'étoit promis. Elle est devenue plus
belle , mais elle a changée ; ce qu elle a gagné
tourne en ce sens à son préjudice ; car c est de
lancienne et non pas d une autre qu'il est amou*
reux.
L'erreur qui l'abuse et le trouble est de con-
fondre les ten^s et de se reprocher souvent
comme un sentiment actuel ce qui n'est que ref--
fet d'un souvenir trop tendre : mais je ne sais
(i) Vous êtes bien folles, tous autres femmes, de
vouloir donner de la coflsistance à un sentiment aussi
frivole et aussi passag^er que Tamour. Tout chance dans
la nature , tout est dans un flux continuel ; et vous vou*
lez inspirer des feux constants ! Et de quel droit préten-
dez-vous être aimée aujourd'hui parceque vous Tétiez
hier? Gardez donc le même visaçe, le même à£;e, la
même humeur, soyez toujours la même , et Ton vous ai-
mera toujours , si Ton peut. Mais changer sans cesse , et
vouloir toujours qu'on vous aime, c'est vouloir qu'à cha-
que instant on cesse de vous aimer ; ce|n'est pas chercher
des cœurs constants, c'est en chercher d'aussi changeants
que vous.
l86 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
s'il ne vaut pas mieux achever de le guérir que
le désabuser. On tirera peut-être meilleur parti
pour cela de son erreur que de ses lumières. Lui
découvrir le véritable état de son cœur seroit lui
apprendre la mort de ce qu il aime; ce seroit lui
donner une affliction dangereuse en ce que letat
de tristesse est toujours favorable à Famour.
Délivré des scrupules qui le gêneot , il nourri*
roit peut-être avec plus de complaisance des sou-
venirs qui doivent s éteindre ; il en parleroit avec
moins de réserve; et les traits de sa Julie ne sont
pas tellement effacés en madame de Wolmar ,
qu à force de les y chercher il ne les y pût re-
trouver encore. J'ai pensé qu au lieu de lui ôter
l'opinion des progrès qu'il croit avoir faits, et
qui sert d'encouragement pour achever, il falloit
lui faire perdre la mémoire des ftmps qu'il doit
oublier, en substituant adroitement d'autres
idées à. celles qui lui sont si chères. Vous, qui
contribuâtes à les faire naître , pouvez contri-
buer plus que personne à les effacer : mais c'est
seulement quand vous serein tout-à-fait avec nous
que je veux vous dire à l'oreille ce qu'il faut
faire pour cela; charge qui, si je ne me trompe ,
ne vous sera pas fort onéreuse. En attendant ,
je cherche à le familiariser avec les objets qui
l'effarouchent, en les lui présentant de manière
qu'ils ne soient plus dangereux pour lui. Il est
ardent, mais foible et facile à subjuguer. Je pro-
fite de cet avantage en donnant le change à son
imagination. A la place de sa maîtresse je le
QUATRIÈME PARTIE. 187
force de voir toujours lepouse d'un honnête
homme et la mère de mes enfants : j efface un ta*
hleau par un autre , et couvre le passé du pré-
sent. On mène un coursier ombrageux à Tobjet
qui lefFraie , afin quil nen soit plus efïrayé.
Cest ainsi quil en faut user avec ces jeunes gens
dont Timagination brûle encore quand leur
cœur est déjà refroidi , et leur offre dans 1 eloi-
gnement des monstres qui dlsparoissent à leur
approche,
Je crois bien connoître les forces de Tun et de
lautre ; je ne les expose qu'à des épi^uves qu ils
peuvent soutenir : car la sagesse ne consiste
pas à prendre indifféremment toutes sortes de
précautions , mais à choisir celles qui sont uti-
les et à négliger les superflues. Les huit jours
pendant lesquels je les vais laisser ensemble suf-
firont peut-être pour leur apprendre à démêler
leur vrais sentiments et connoître ce qu'ils sont
réellement Fun à lautre. Plus ils se verront seul
à seul, plus ils comprendront aisément leur er-
reur en comparant ce qu'ils sentiront avec ce
qu'ils auroient autrefois senti dans une situation
pareille. Ajoutez qu'il leur importe de s'accou-
tumer sans risque à la familiarité dans laquelle
ils vivront nécessairement si mes vues sont rem-
pl^s. Je vois par la conduite de Julie qu'elle a
reçu de vous des conseils qu'elle ne pouvoit re-
fuser de suivre sans se faire tort. Quel plaisir je
prendrois à lui donner cette preuve que je sens
tout ce qu'elle vaut^sic'étoit une femme auprès
l88 LA NOUVELLE HÊLOÏ^E.
de laquelle un mari pût se faire un mérite de sa
confiance ! Mais quand elle n auroit rien gagné
sur son cœur , sa vertu resterait la même : elle
lui coùteroit davantage , et ne triompheroit pas
moins. Au lieu que s'il lui reste aujourd'hui quel-
que peine intérieure à souffrir, ce ne peut être
que dans lattendrissement d'une conversation
de réminiscence , qu elle ne saura que trop pres-
sentir, et quelle évitera toujours. Ainsi , vous
voyez qu'il ne faut point juger ici de ma con-
duite p^r les règles ordinaires, mais par les vues
qui me Fin^pirent et par le caractère unique de
celle envers qui je la tiens.
Adieu, petite cousine, jusqu'à mon retour.
Quoique je n'aie pas donné toutes ces explica-
tions à Julie , je n'exige pas que vous lui en fas-
siez un mystère. J ai pour maxime de ne point
interposer de secrets entre les amis : ainsi je re-
met<% ceux-ci à votre discrétion ; faites-en l'usagé
que la prudence et l'amitié vous inspireront .- je
sais que vous ne ferez rien que pour le mieux et
le plus honnête.
LETTRE XV.
DE sâint-preux a mylorÎ) ^DOUâRD#
jVI. de Wolmar partit hier pour Étange , et j'ai
peine à concevoir l'état de tristesse où m'a laissé
son départ. Je crois que l'éloignement de sa
QUATRIÈME PARTIE. 189
femme m affligeroit moins que le sien. Je me'sens
plus contraint quen sa présence mème^ un
morne silence régne au fond de mon cœur ; un
effroi secret en étouffe le murmure, et moins
troublé de désirs que de craintes , j'éprouve les
terreurs du crime sans en avoir les tentations.
Savez-vous,mylord, où. mon ame se rassure
et perd ces indignes frayeurs ? auprès de madame
de Wolmar. Sitôt que j approche d'elle , sa vue
apaise mon trouble, ses regards épurent mon
cœur. Tel est lascendant du sien , qu'il semble
toujours inspirer aux autres le sentiment de son
innocence et le repos qui en est lefFet. Malheu-
reusement pour moi sa règle de vie ne la livre
pas toute la journée à la société de ses amis , et
dans les moments que je suis forcé de passer
sans la voir je souffrirois moins d être plus loin
d'elle.
Ce qui contribue encore à nourrir la mélan-
colie dont je me sens accablé , c'est un mot
qu'elle me dit hier après le départ de *son mari.
Quoique jusqu'à cet instant elle eut fait assez
bonne contenance , elle le suivit long-temps des
yeux avec un air attendri, que j'attribuai d'a-
bord au seul éloignement de cet heureux époux;
mais je conçus à son discours que cet attendris-
sement avoit encore une autre cause qui ne
m'étoit pas connue. Vous voyez comme nous
vivons, me dit-elle , et vous savez s'il m'est cher.
Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui
m'unit à lui, aussi tendre et plus puissant que
IQO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Famour , en ait aussi les fbiblesses. S'il nous en
coûte quand la douce habitude de vivre ensem-
ble est interrompue, l'espoir assuré de la re-
prendre bientôt nous console. Un état aussi per-
manent laisse peu de vicissitudes à craindre ; et
dans une absence de quelques jours nous sen-
tons moins la peine d'un si court intervalle que
le plaisir den envisag^er la fin. L'affliction que
vous lisez dans mes yeux vient d'un sujet plus
grave , et quoiqu'elle soit relative à M. de Wol-
mar , ce n'est point son éloignement qui la
cause.
Mon cher ami , ajouta-t-elle d'un ton pénétré,
il n'y a point de vrai bonheur sur la terre. J'ai
pour mari le plus honnête et le plus doux des
hommes, un penchant mutuel se joint au devoir
qui nous lie , il n'a point d'autres désirs que les
miens; j'ai des enfants qui ne donnent et pro-
mettent que des plaisirs à leur mère ; il n'y eut
jamais d'amie plus tendre, plus vertueuse, plus
aimable cjue celle dont mon cœur est idolâtre ,
€t je vais passer mes jours avec elle; vous-même
contribuez à me les rendre chers .en justifiant si
bien mon estime et mes sentiments pour vous :
un long et fâcheux procès prêt à finir va ra-
jnener dans nos bras le meilleur des pères : tout
nous prospère; l'ordre et la paix régnent dans
notre maison ; nos domestiques sont zélés et fi-
dèles ; nos voisins nous marquent toutes sortes
d'attachement, nous jouissons de la bienveil*
QUATRIÈME PARTIE. 191
lance publique. Favorisée en toutes choses du
ciel 9 de la fortune , et des hommes , je vois tout
concourir à mon bonheur. Un chagrin secret ,
un seul chagrin Tempoisonne , et je ne suis pas
heureuse. Elle dit ces derniers mots avec un
soupir qui me perça Famé , et auquel je vis trop
que je n avois aucune part. Elle n est pas heu-
reuse, me dis-je en soupirant à mon tour, et
ce n est plus moi qui lempêche de Têtre !
Cette funeste idée bouleversa dans un instant
toutes les miennes , et troubla le repos dont je
commençois à jouir. Impatient du doute insup-
portable oii ce discours m avoit jeté , je la pres-
sai tellement d achever de m'ouvrir son cœur ,
qu'enfin elle versa dans le mien ce fatal secret
et me permit de vous le révéler. Mais Voici
Iheure de la promenade. Madame de Wolmar
sort actuellement du gynécée pour aller se pro-
mener avec ses enfants; elle vient de me le faire
dire. Jy cours, mylord : je vous quitte pour
cette fois, et remets à reprendre dans une autre
lettre le sujet interrompu dans celle-ci.
LETTRE XVI.
DE MADAME DE WOLMAR A SON MARI.
JE VOUS attends mardi, comme vous me le mar-
quez , et vous trouverez tout arrangé selon vos
192 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
intentions. Voyez en revenant madame d'Orbe;
elle vous dira ce qui s'est passé durant votre
absence : j aime mieux que vous l'appreniez
d elle que de moi.
Wolmar, il est vrai, je crois mériter votre
estime; mais votre conduite n'en est pas plus
convenable , et vous jouissez durement de la
vertu de votre femme.
LETTRE XVII.
DE SAINT-PREUX A MYLOBD EDOUARD.
Je veux , mylord , vous rendre compte d'un
danger que nous courûmes ces jours passés , et
dont heureusement nous avons été quittes pour
la peur et un peu de fetigue. Ceci vaut bien
une lettre à part : en la lisant vous sentirez ce
qui m'engage à vous l'écrire.
Vous savez que la maison de madame de
Wolmar n'est pas loin du lac , et qu'elle aime
les promenades sur leau. Il y a trois jours que
le désœuvrement où l'absence de son mari nous
laisse et la beauté de la soirée nous firent pro-
jeter une de ces promenades pour le lendemain.
Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage;
nous primes un bateau avec des filets pour pê-
cher, trois rameurs, un domestique , et nous
nous embarquâmes avec quelques provisions
pour le dîner. J'avois piï-is un fusil pour tirer des
QUATRIÈME PARTIE. 19?
besolets (i); mais elle me fit honte de tuer des
oiseaux à pure perte et pour le seul plaisir de
faire du mal. Je mamusois donc à rappeler dé
temps en temps des gros-sifflets , des tiou-tiou ,
des crenets, des sifflassons (2), et je ne tirai
qu un seul coup de fort loin sur une grèbe que je
manquai.
Nous passâmes une heure ou deux à pécher à
cinq cents pas du rivage. La pèche iîit bonne ;
mais , à l'exception d une truite qui avoit reçu
un coup d aviron 9 Julie fit tout rejeter à Teau;
Ce sont, dit-elle, des animaux qui soufFrent ;
délivrons-les ; jouissons du plaisir quils auront
d'être échappés au péril. Cette opération se fit
lentement, à contre-coeur, non sans quelques
représentations ; et je vis aisément que nos gens
auroient mieux goûté le poisson qu ils avoient
pris que la morale qui lui sauvoit la vie.
Nous avançâmes ensuite en pleine eau ; puis
par une vivacité de jeune homme dont il seroic
temps de guérir, m'étant mis à nager (3), je
dirigeai tellement au milieu du lac que nous
nous trouvâmes bientôt à plus d une lieue du
rivage (4). Là j'expliquois à Julie toutes les par-
(i) Oiseau de passage sur le lac de Genéye. Le besolet
n'est pas bon à manger.
(a) Diverses sortes d'oiseaux du lac de Genève, Xoxxê
très bons à manger.
(3) Terme des batelier» du lac de Genève; c'est tenilr
la rame qui gouverne les autres.
(4) Gomment cela ? Il s'en faut bien que vis-à-vis de
Clarens le lac ait deux lieues de large;
4. i3
7^4 L^ NOUYElLfi HÊL0Ï8E.
.4ies du .8uperbe horizon qui nous entouroit. . Je
iui mon trois de loin les embouchures du Rhône,
<lpnt limpétueux cours sarrête tout-à-ooup au
bout dun quart de lieue, et semble craindre de
.;souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré
4u lac. Je lui.faisois observer les redans des
montagnes, dont les angles correspondants et
|>aralléles forment dans lespace qui les «épare
.un lit digne du fleuve, qui le remplit. En Técar-
tant de nos côtes j aimois à lui feire admirer
les riches et charmantes rives du pays de Vaod,
pu la quantité des villes , Tinnombrable foule du
peuple, les coteaux verdoyants et parés de toutes
parts, forment un tableau ravissant; où la -terre,
par-tout cultivée et par-tout féconde^ offire au
laboureur, au pâtre,, au vigneron, le fruit ^as-
suré, de leurs peines, que. ne dévore point lavide
publicain. Fuis lui montrant le Gbablais sur la
côte opposée , pays non moins favorisé de la na-
ture, et qui n offre pourtant qu un spectacle.de
misère , je lui feisois sensiblement distinguer les
différents effets des deux gouvernements pour
la richesse , le nombre, et le bonheur des hom-
mes. G est ainsi, lui disois-je, que la terre ouvre
son sein fertile et prodigue ses trésors aux heu-
reux peuples qui la cultivent pour eux-mêmes :
elle semble sourire et s animer au doux spectacle
de la liberté ; elle aime à nourrir des hommes.
Au contraire, les tristes masures , la bruyère et
les ronces qui couvrent une terre à demi dé-
serte , annoncent de loin qu un maître absent y
. QUATRIÈME PARTIE. igS
.domine, et quelle donne à regret à des esclaves
quelques maigres productions dont ils ne pro-
fitent pas.
Tandis que nous nous amusions agréablement
à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines , ua
séchard , qui nous poussoit de biais vers la rive
opposée, s'éleva, fratchit considérablement; et
quand nous songeâmes à revirer, la résistance
se trouva si forte qu il ne fut pas possible à notre
frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes de-
vinrent terribles : il fallut regagner la rive de
.Savoie , et t&cher d y prendre terre au village de
Meillerie qui étoit vis^-vis de nous , et qui est
presque le seul lieu de cette côte où la grève
offre un abord commode. Mais le vent ayant
changé se renforçoit, rendoit inutiles les efforts
:de nos bateliers , et nous faisoit dériver plus bas
le long d'une file de rochers escarpés où Ion ne
trouve plus d asile.
Nous nous mimes tous aux rames , et pt*esque
au même instant j'eus la douleur de voir Julie
saisie du mal de cœur , foible et défaillante au
.bord du bateau. Heureusement elle étoit faite
à l'eau et cet état ne dura pas. Cependant nos
efforts croissoient avec le danger; le soleil, la
&tigue. et la sueur , nous mirent tous hors d'ha-
leine et dans un épuisement excessif: c'est alors
que , retrouvant tout son courage , Julie animoit
le nôtre par ses caresses compatissantes ; elle
.nous essuyoit indistinctement à tous le visage ,
et mêlant dans un vase du vin avec de l'eau de
i3.
\gS LÀ NOUVELLE HÉLOÏSfi.
peur d'ivresse , elle en ofFroit alternativement
aux plus épuisés. Non, jamais votre adorable
amie ne brilla d'un si vif éclat que dans ce mo-
ment où la chaleur et lagitation avoient animé
son teint d un plus grand feu ; et ce qui ajoutoit
le plus à ses charmes étoit qu on voyoit si bien à
son air attendri que tous ses soins venoient
moins de frayeur pour elle que de compassion
pour nous. Un instant seulement deux planches
s étant entrouvertes, dans un choc qui nous
inonda tous , elle crut le bateau brisé ; et dans
une exclamation de cette tendre mère j entendis
distinctement ces mots : O mes enfants ! faut-il
ne vous voir plus? Pour moi dont limaginatioti
va toujours plus loin que le mal , quoique je
connusse au vrai l'état du péril , je croyois voir
de moment en moment le bateau englouti, cette
beauté si touchante se débattre au milieu des
flots , et la pâleur de la mort ternir les roses de
son visage.
Enfin à force de travail nous remont&mes à
Meillerie, et, après avoir lutté plus d'une heure
à dix pas du rivage , nous parvînmes à prendre
terre. En abordant, toutes les fatigues furent
oubliées. Julie prit sur soi la reconnoissance
de tous les soins que chacun s'étoit donnés ; et
* comme au fort du danger elle n'avoit songé qu'à
nous , à terre il lui sembloit qu'on n'avoit sauvé
qu'elle.
Nous dînâmes avec l'appétit qu'on gagne dans
^n violent travail. La truite fut apprêtée. Julie
QUATRIÈME PARTIE. 197
qui laime extrêmement en mangea peu; et je
compris que , pour ôter aux bateliers le regret
de leur sacrifice, elle ne se soncioit pas que j en
mangeasse beaucoup moi-même. Mylord, vous
lavez dit mille ibis , dans les petites choses
.cpmme dans les grandes cette ame aimante se
peint toujours.
Après le diner , leau continuant d'être forte
et le bateau ayant besoin detre raccommodé, je
proposai un tour de promenade. Julie m opposa
le vent, le soleil, et songeoit à ma lassitude. Ja-
vois mes vues ; ainsi je répondis à tout. Je suis ,
lui dis-je, accoutumé dès lenfance aux exer-
cices pénibles ; loin de nuire à ma saiité iU raf-
fermissent , et mon dernier voyage ma renda
bien plus robuste encore. A Tégard du soleil et
du vent, vous avez votre chapeau de paille;
nous gagnerons des abris et des bois; il nest
question que de monter entre quelques rochers;
et vous qui n aimez pas la plaine en supporterez
volontiers la fatigue. Elle fit ce que je voulois ^
et nous partîmes pendant le diner de nos gens«
Vous savez qu après mon exil du Valais je re-r
vins il y a dix ans à Meillerie attendre la per^
mission de mon retour. C est là que je passai
des jours si tristes et si délicieux , uniquement
occupé délie, et cest de là que je lui écrivis
une lettre dont elle fut si touchée. J a vois tou-
jours désiré de revoir la retraite isolée qui me
servit d asile au milieu des glaces , et où mon
cœur se plaisoit à converser en lui-même avec
198 LA NOUVELLE HÉL0ÏS1E.
ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasfoir
de visiter ce lieu si chéri dans une saison plu&'
agréable, et avec celle dont Fimage Thabitoit
jadis avec moi , fiit le motif secret de mo pro-
menade. Je me faisois un plaisir de lui montrer
d anciens monuments d une passion si constante
et si malheureuse.
Nous y parvînmes après une heure dé marche
par des sentiers tortueux et frais , qui , montant
msensiblement entre les arbres et les rochers y
navoient rien de plus incommode que la Ion-
^€ur du chemin. En approchant et reconnois-
sant Imes anciens renseignements , je fus prêt à
me trouver mat; mais je me surmontai , je ca-
chai mon trouble , et nous arrivâmes. Ce lieu
solitaire formoit un réduit sauvage et désert ,
mai» plein de ces sortes de beautés qui ne plai-
sent qu aux âmes sensibles , et paroissent hor-
ribles aux autres. Un torrent formé par la fonte
deè neiges rouloit à vingt pas de nous une eau-
bourbeuse, et charrioit avec bruit du Kmon , du
sable et des pierres. Derrière nous une chaîne
de roches inaccessibles séparoit Tesplanade où
nous étions de cette partie des Alpes qu on
nomme les Glacières > parceque d'énormes som-
mets de glaces qui s'accroissent incessamment
les couvrent depuis le commencement du mon-
de (i). Des forêts de noirs sapins nous ombra-
(i) Ces montag;Des sont si hautes, qu^une demi-heure
après le soleil couché leurs sommets sont encore éclaires
de ses rayons ; dont le rouge forme sur ces cimes bl'an-
î l.
• : . t
• I • I
• ' :j '
I r;M i
1 >
' ... f
i • ; . « • « . .
> . .•• •
» i
• < • I f : « •
t.
• ■ k
■ : t \i
• *
^' l ► r, • .
! * • '
î »: .
* I
f '
t • '
I ,
'
QUATRIÈME PARTIE. 199^
geoient tristement à droite. Un gprand bois de
chênes ëtoit à gauche au-delà du torrent; et au-
dessous de nous cette immense plaine d eau que
le lac forme au sein des Alpes nous séparoit des^
riches cotes du pays de Vaud , dont la cime du
majestueux Jura couronnoit le tableau.
Au milieu de ces grands et superbes objets ,
le petit terrain où nous étions étaloit les char-
mes d un séjour riant et champêtre ; quelques
ruisseaux filtroient à travers les rochers , et rou-
loient sur la yerdure en filets de cristal ; queh-
ques arbres fruitiers sativages penchoient leur?
têtes sur les nôtres ; la terre humide et fraîche
étoit couverte d'herbes et de fleurs. En compa-
rant un si doux séjour aux objets qui Venviron-
Hoient , il sembloit que ce lieu désert dût être
lasile de deux amants échappés seuls au boule-
versement de la nature.
Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je
feus queïque temps contemplé : Quoi, dis-je à
Julie en la regardant avec un œil humide , votre
cœur ne vous dit-il rien ici , et ne sentez- vous
point quelque émotion secrète à l'aspect dun
lieu si plein de vous? Alors, sans attendre sa
réponse ,- je la conduisis vers le rocher, et lui
ipontrai son chiffre gravé dans mille endroits,
et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse rela-
tifs à ia situation où j etois en les traçant. En les
ches une belle coulear de rose qu'on aperçoit de fort
20O LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
revoyant moi-même après si long- temps , fé-^
prouvai combien la présence des objets peut ra-
Bimef puissamment les sentiments violents dont
on fut agité près d eux. Je lui dis avec un peu
de véhémence : O Julie , étemel charme de mon
cœur ! voici les lieux où soupira jadis pour toi
le plus fidèle amant du monde , voici le séjour
où ta chère image feisoit son bonheur ^ et pré-
paroit celui quil reçut enfiii de foi -même. On
B y voyoit alors ni ce& fruits ni ces ombrages , la
verdure et les fleurs ne tapissoient point ces.
compartiments , le cours de ces ruisseaux n en
formoit point les divisions , ces oiseaux n y fai*
soient point entendre leurs ramages ; le vorace
épervier , le corbeau funèbre , et 1 aigle terrible
des Alpes , faisoient seuls retentir de leurs cris*
ces cavernes ; dimmensea glaces pendoient à
tous ce3 rochers , des festons de neige étoient
le seul ornement de ces arbres : tout respiroit
ici les rigueurs de Thiver et Ihorreur des frimas;
les feux seuls de mon cœur me rendoient ce lieu
supportable , et les jours entiers s y passoient à
penser à toi. Voilà la pierre où je m asseyois
pour contempler au loin ton heureux séjour ;
sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton
cœur ; ces cailloux tranchants me servoient de
burin pour graver ton chiffre ; ici je passai le
torrent glacé pour reprendre une de tes lettres
qu emportoit un tourbillon ; là je vins relire et
baiser mille ibis la dernière que tu m écrivis ;
voilà le bord où d'un œil avide et sombre je-
QUATRIÈME PARTIE, 20»
jnesurois la profondeur de ces abymes ; enfin
ce fut ici qu avant mon triste départ je vins te
pleurer mourante et jurer de ne te pas survi-»
vre. Fille trop constamment aimée , 6 toi pour
qui j etois né , faut - il me retrouver avec toi
dans les mêmes lieux , et regretter le temps que
j y passois à gémir de ton absence !... J allois
continuer; mais Julie, qui me voyant approcher
du bord s'étoit effrayée et m avoit saisi la main ^
la serra sans mot dire en me regardant avec
tendresse et retenant avec peine un soupir; puis
tout-à-coup détournant la vue et me tirant par
le bras : Allons-nous-en , mon ami , me dit-elle
d une voix émue ; lair de ce lieu n est pas bon
pour moi. Je partis avec elle en gémissant , mais
sans lui répondre , et je quittai pour jamais ce
triste réduit comme j aurois quitté Julie elle*
même.
Revenus lentement au port après quelques
détours , nous nous séparâmes. Elle voulut res-
ter seule , et je continuai de me promener sans
trop savoir où j allois. A mon retour, le bateau
n étant nas encore prêt ni leau tranquille , nous
soupàmes tristement , les yeux baissés , lair rê-
veur , mangeant peu et parlant encore moins.
Après le souper , nous fumes nous asseoir sur la
grève en attendant, le moment du départ. In-*
sensiblement la lune se leva , Teau devint plus
calme , et Julie me proposa de partir. Je lui don-
nai la main pour entrer dans le bateaq , et en
m asseyant à côté d elle , je ne songeai plus à
202 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
quitter sa main. Nous f[ardions un profond si^
lence. Le bruit égal et mesuré des rames mex-
citoit à rêver. Le chant assez gai des bécassi-
nes (i)^ me retraçant les plaisirs d'un autre âge,
au lieu de m égayer mattristoit. Peu-à-peu je
sentis augmenter la mélancolie dont j'étois ac-
cablé. Un ciel serein , la fratcheur de Tair ^ les
doux rayons de la lune , le frémissement argenté
dont leau brilloit autour de nous , le concours
des plus agréables sensations , la présence même
de cet objet chéri , rien ne put détourner de
mon cœur mille réflexions douloureuses.
Je commençai par me rappeler une prome-
nade semblable faite autrefois avec elle durant
le charme de nos premières amours. Tous lea
sentiments délicieux qui remplîssoient alors mon
ame s y retracèrent pour laffliger ; tous les évé-
nements de notre jeunesse , nos études , nos en-
tretiens , nos lettres , nos rendez^-vous , nos plai-
sirs", ^
E tantai fede ,' e si dorci memorie ,
E si lunço costume (2) !
ces foules de petits objets qui m ofFroieift limage
de mon bonheur passé ; tout revenoit pour aug-
(i) La bécassine du lac de Genève nVst point Toiseau
qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus
TÎf et plus anime de la nôtre donne au lac, durant les
nuits d'ëtë , un air de vie et de fraîcheur qui rend ses
rives encore plus charmantes.
(2) Et cette foi si pure, et ces doux souvenirs, et cette
Ion'jg;uë familiarité ! Métast.
QUATRIÈME PARTIE. 2o3
Hienter ma misère présente , prendre place en
mon souvenir. C en est fait , disois-je en moi-
même , ces temps , ces temps heureux ne sont
plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! ils lie
reviendront plus; et nous vivons , et nous som *.
mes ensemble , et nos cœurs sont toujours unis F
Il me sembloit que j aurois porté plus patiem-
ment sa mort ou son absence , et que' j avoia
moins souffert tout le temps que j avois passé
loin délie. Quand je gémissois dans leloigne-
ment, 1 espoir de la revoir soulageoit mon cœur;
je me flattois qu un iagfant de sa présence efia-
ceroit toutes mes peines ; j envisageois au moiri»
dans les possibles un état moins cruel que le
mien : mais se trouver auprès d elle, mais la voir/
la toucher , lui parler , Faimer y ladorer , et ,:
presqu en la possédant encore , la sentir perdue
à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetoit dans
des accès de fureur et de rage qui m agitèrent
par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je com*
mençai de rouler dans mon esprit des projets
funestes , et , dans un transport dont je frémis
en y pensant , je fus violemment tenté de la
précipiter avec moi dans les flots , et d y finir
dans ses bras ma vie et mes longs tourments.
Cette horrible tentation devint à la fin si forte
que je fus obligé de quitter brusquement sa main
pour passer à la pointe du bateau.
Là mes vives agitations commencèrent à pren-
dre un autre cours ; un sentiment plus doux sln-
sinua peu-à-peu dans mon ame , lattendrisse-»'
:^o4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ment surmonta le désespoir , je me mis à verser
des torrents de larmes; et cet état comparé à
celui dont je sortois n etoit pas sans quelque
plaisir, je pleurai fortement, long-temps , et fus
soulagé. Quand je me trouvai bien remis je re-
vins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle te-»
noit son mouchoir; je le sentis fort mouillé.
Ah ! lui dis-je tout bas , je vois que nos cœurs
n ont jamais cessé de s entendre ! Il est vrai ,
dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la
dernière fois quils auront parlé sur ce ton. Nous
recommençâmes alors à causer tranquillement,
et au bout d'une heure de navigation nous arri-
vâmes sans autre accident. Quand nous fûmes
rentrés j aperçus à la lumière quelle a voit les
yeux rouges et fort gonflés : elle ne dut pas trou-
ver les miens en meilleur état. Après les fotigues
de cette journée elle avoit grand bespin de re-
pos ; elle se retira , et je fus me coucher.
Voilà, mon ami , le détail du jour de ma vie
où sans exception j ai senti les émotions les plus
vives. J espère quelles seront la crise qui me
rendra tout-à-fait à moi. Au reste , je vous dirai
que cette aventure ma plus convaincu que tous
les arguments de la liberté de Thomme et du
mérite de la vertu. Ck)mbien de gens sont foible-
ment tentés et succombent! Pour Julie, mes
yeux le virent et mon cœur le sentit , elle sou-
tint ce jour-là le plus grand combat qu'âme
humaine ait pu soutenir; elle vainquit pour-
tant. Mais qu ai-je foit pour rester si loin d elle ?
QUATRIÈME PARTIE. 2o5
O Edouard ! quand séduit par ta maîtresse tu
sus triompher à-la-fois de tes désirs et des siens ,
n etois-tu qu un homme ? Sans toi j'étois perdu
peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux le
souvenir de ta vertu ma rendu la mienne.
FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.
JULIE,
OtJ
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
%<%^>%^>»»»«%'V«'WWW^X%<>»%«»»%»%<»<%<^»i'WW»<%i^
CINQUIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
DE MTLORD EDOUARD A SAINT-PREUX (l).
Sors de lenfance, ami, réveille-toi. Ne livre
point ta vie entière au long sommeil de la rai*
son. L'âge s écoule, il ne ten reste plus que
pour être sage. A trente ans passés il est temps
de songer à soi ; commence donc à rentrer en
toi-même , et sois homme une fois avant la.
mort.
Mon cher , votre cœur vous en a long-temps
imposé sur vos lumières. Vous avez voulu phi-
losopher avant d en être capable ; vous avez pria
le sentiment pour de la raison , et content d es^
(i) Gette lettre parott avoir été écrite avant la récep-
tion de la précédente.
:ao8 LA NOUVELLE HÉLOÏSË.
timer les choses par Timpression qu elles vous
oat faite, vous avez toujours ignoré leur vérita-
ble prix. Un cœur droit est , je lavoue , le pre-
mier organe de la vérité ; celui qui n a rien senti
ne sait rien apprendre; il ne fait que flotter
d'erreurs en erreurs; il n acquiert quun vain
savoir et de stériles connoissances , parceque le
vrai rapport des choses à Thomme , qui est sa
principale science, lui demeure toujours caché.
Mais cest se borner à la première moitié de
cette science que de ne pas étudier encore les
rapports qu ont les choses entre elles pour mieux
juger de ceux qu elles ont avec nous. C est peu
de connoitre les passions humaines , si Ion
nen sait apprécier* les objets; et cette seconde
étude ne peut se faire que dans le calme de la
méditation.
La jeunesse du sage est le temps de ses expé-
riences ; ses passions en sont les instruments :
mais après avoir appliqué son ame aux objets
extérieurs pcmr les sentir , il la retire au-dedans
de lui pour les considérer , les comparer , les
connoitre. Voilà le cas où vous devez être plus
que personne au monde. Tout ce qu un cœur
«easible peut éprouver de plaisirs et de peines
a rempli le vôtre ; tout ce qu un homme peut
voir vos yeux lont vu. Dans un espace de douze
ans vous avez épuisé tous les sentiments qui
peuvent être épars daùs une longue vie, et vous
avez acquis , . jeune encore , lexpérience d un
vieillard. Vos premières observations se sont
CINQUIEME PARTIE. 209
portées sur des gens simples et sortant presque
des mains de la nature , comme pour vous ser-
vir de pièce de comparaison. Exilé dans la capi-
tale du plus célèbre peuple de lunivers , vous
êtes sauté pour ainsi dire à l'autre extrémité : le
génie supplée aux intermédiaires. Passé chez
la seule nation d'hommes qui reste parmi les
troupeaux divers dont la terre est couverte, si
vous n'avez pas vu régner les lois, vous les avez
vues du moins exister encore ; vous avez appris
à quels signes on reconnoit cet organe sacré de
la volonté d un peuple, et comment lempire de
la raison publique est le vrai fondement de la
liberté. Vous avez parcouru tous les climats ,
vous avez vu toutes les régions que le soleil
éclaire. Un spectacle plus rare et digne de Toeil
du sage , le spectacle d'une ame sublime et pu-
re , triomphant de ses passions et régnant
sur elle-même , est celui dont vous jouissez. Le
premier objet qui frappa vos regards est celui
qui les frappe encore , et votre admiration pour
lui n'est que mieux fondée après en avoir con-
templé tant d'autres. Vous n'avez plus rien à
sentir ni à voir qui mérite de vous occuper. Il
ne vous reste plus d'objet à regarder que vous-
même , ni de jouissance à goûter que celle de la
sagesse. Vous avez vécu de cette courte vie, son-
gez à vivre pour celle qui doit durer.
Vos passions , dont vous fûtes long-temps
lesclave , vous ont laissé vertueux. Voilà toute
votre gloire : elle est grande , sans doute ; mais
4. 14
210 LA NOUVELLE HELOÏSE.
soyez-en moins fier : votre force même est Fou*
vrage de votre foiblesse. Savez-vous ce qui vous
a fait aimer toujours la vertu? Elle a pris à vos
yeux la figure de cette femme adorable qui la
représente si bien , et il seroit difficile qu une si
chère image vous en laissât perdre le goût. Mais
ne laimerez-vous jamais pour elle seule , et n irez*
vous point au bien par vos propres forces , comme
Julie a fait par les siennes ? Enthousiaste oisif de
ses vertus^ vous bornerez-vous sans cesse à les
admirer sans les imiter jamais? Vous parlez avec
chaleur de la manière dont elle remplit ses de-
voirs d'épouse et de mère ; mais vous , quand
remplirez-vous vos devoirs d'homme et d ami à
son exemple? Une femme a triomphé d elle-
même , et un philosophe a peine à se vaincre !
Voulez-vous donc n'être toujours qu un discou-
reur comme les autres, et vous borner à faire
de bons livres, au lieu de bonnes actions (i)?
(i) Non , ce siècle de là philosophie ne passera point
sans avoir produit un vrai philosophe. J'en connois un ,
un seul , j'en conviens ; mais c'est beaucoup encore ; et ,
pour comble de bonheur, c'est dans mon pays qu'il existe.
L'oserai-je nommer ici , lui dont la véritable gloire est
d'avoir su rester peu connu? Savant et modeste Abauzit,
que votre sublime simplicité pardonne à mon cœur un
zélé qui n'a point votre nom pour objet. Non , ce n'est
pas vous que je veux faire connoitre à ce siècle indigne
de vous admirer ; c'est Genève que je veux illustrer de
votre séjour; ce sont mes concitoyens que je veux ho-
norer de l'honneur qu'ils vous rendent. Heureux le pays
où le mérite qui se cache en est d'autant plus estimé !
CINQUIÈME PARTIE. !ïll
Prenez-y g^arde , mon cher ; il reçue encore dans
-vos lettres un ton de mollesse et de langueur
qui me déplatt , et qui est bien plus un reste
de votre passion qu'un effet de votre caractère.
Je hais par-tout la foiblesse , et n en veux point
dans mon ami. Il ny a point de vertu sans
force, et le chemin du vice est la lâcheté. Osez*
vous bien compter sur vous avec un cœur sans
courage ? Malheureux ! si Julie étoit foihle , tu
succomberois demain et ne serois qu un vil adul-
tère. Mais te voilà resté seul avec elle : apprends
à la connottre , et rougis de toi.
J espère pouvoir bientôt vous aller joindre.
Vous savez à quoi ce voyage est destiné. Douze
ans d erreurs et de troubles me rendent suspect
à moi-même : pour résister j ai pu me suffire ,
pour choisir il me faut les yeux d un ami ; et
je me fais un plaisir de rendre tout commun
entre nous , la reconnoissance aussi bien que
rattachement. Cependant, ne vous y trompez
pas , avant de vous accorder ma confiance , j exa-
Heureux le peuple où la jeunesse altière vient abaisser
son ton dog;matique et rougir de son vain savoir devant
la docte ignorance du sage! Vénérable et vertueux vieil-
lard , vous n'aurez point été prôné par les beaux esprits ,
leurs bruyantes académies n'auront point retenti de vos
éloges ; au lieu de déposer comme eux votre sagesse dans
des livres , vous Taurez mise dans votre vie , pour Texem-
ple de la patrie que vous avez daigné vous oboisir, que
vous aimez , et qui vous respecte. Vous avez vécu comme
Socrate : mais il mourut par la main de ses concitoyens,
et vous êtes chéri des vôtres.
14.
^212 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
minerai si vous en êtes digpoie , et si votts méri-^
tez de me rendre les soins que j ai pris de vous.
Je oonnois ^olre cœur, jen suis content: -ce
nest pas assez; cest de. votre jugement que j ai
besoin dans un choix où doit présider la raison
seule , et où la mienne peut m abuser. Je ne
crains pas les passions qui., nous faisant une
guerre ouverte , nous avertissent de nous mettre
en défense, nous laissent , quoi quelles fassent,
la conscience de toutes nos fautes, et auxquel-
les on ne cède qu'autant qu on leur veut céder.
Je crains leur illusion qui trompe au lieu de
contraindre, et nous fait faire sans le savoir au-
tre chose que ce que nous voulons. On n a be-
soin que de soi pour réprimer ses penchants,
on a quelquefois besoin d autrui pour discerner
ceux qu il est permis de suivre ; et c est à quoi
sert lamitié dun homme sage, qui voit pour
nous sous un autre point de vue les objets que
nous avons intérêt à bien connoltre. Songez
donc à vous examiner, et dites-vous si, tou-
jours en proie à de vains regrets , vous serez
à jamais inutile à vous et aux autres, ou si,
reprenant enfin lempire de vous-même , vous
voulez mettre une fois votre ame en état d'éclai-
rer celle de votre ami.
Mes ailaires ne me retiennent plus à Londres
que pour une quinzaine de jours : je passerai par
notre armée de Flandre où je compte rester en-
core autant; de sorte que vous ne devez guère
m attendre avant la fin du mois prochain ou le
CINQUIÈME PARTIE» 21 J
commencement doctobre. Ne m'écrivez plus à
Londres , mais à 1 armée , sous - Fadresse ci-
jointe. Continuez vos descriptions : malgré le
mauvais ton de vos lettres elles me touchent et
m'instruisent ; elles mlnàpirent des projets de re-
traite et de repos convenables à mes maximes
et à mon âge. Calmez sur-tout Tinquiétude que
vous m avez donnée sur madame de Wolmar :
si son sort n est pas heureux , qui doit oser aspi-
rer à letre? Après le détail quelle vous a fait^
je ne puis concevoir ce qui manque à son bon-
heur (i).
LETTRE IL
DE SAINT-PREUX A MTLORD EDOUARD.
ë
Oui , mylord , je vous le confirme avec des
transports de joie , la scène de Meillerie a été la
crise de ma folie et de mes maux. Les explica-
tions de M. de Wolmar m'ont entièrement ras-
suré sur le véritable état de mon cœur. Ce cœur
trop fôibleest guéri tout autant qu'il peut l'être;
et je préfère la tristesse d'un regret imaginaire à
l'efiroi d'être sans cesse assiégé par le crime. De-
(i) Le galimatias de cette lettre me platt, en ce qu'il'
est tout-à-fait dans le caractère du bon Edouard, qui
n'est jamais si philosophe que quand il fait des sottises ,
et ne raisonne jamais tant que quand il ne sait ce qu'R
diL
ai4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
puis le retour de ce digne ami , je ne balance
plus à lui donner un nom si cher et dont voug
m avez si bien fait sentir tout le prix. Cest le
moindre titre que je doive à quiconque aide à
me rendre à la vertu. La paix est au fond de
mon ame comme dans le séjour que j'habite. Je
commence à m y voir sans inquiétude, à y vivre
comme chez moi ; et si je n y prends pas tout-
à-fait lautorité d un maître, je sens plus de plai-
sir encore à me regarder comme lenfant de la
maison. La simplicité, Tégalité que jy vois ré-
gner , ont un attrait qui me touche et me porte
au respect. Je passe des jours sereins entre la
raison vivante et la vertu sensible. En fréquen-
tant ces heureux époux , leur ascendant me ga-
gne et me touche insensiblement , et mon cœur
se met par degrés à lunisson des leurs , comme la
voix prend sans qu on y songe le ton des gens
avec qui Ion parle.
Quelle retraite délicieuse ! quelle charmante
habitation ! que la douce habitude d y vivre en
augmente le prix ! et que , si laspect en parott
d'abord peu brillant , il est difficile de ne pas
laimer aussitôt qu on la connoit ! Le goût que
prend madame de Wolmar à remplir ses nobles
devoirs , à rendre heureux et bons ceux qui l'ap-
prochent , se communique à tout ce qui en est
lobjet, à son mari , à ses enfants , à ses hôtes , à
ses domestiques. Le tumulte, les jeux bruyants,
les longs éclats de rire , ne retentissent point
dans ce paisible séjour; mais on y trouve par-
CINQUIÈME PARTIE. 2lS
tout des cœurs contents et des visages gais. Si
quelquefois on y verse des larmes , elles sont
d attendrissement et de joie. Les noirs soucis ,
lennui , la tristesse , n approchent pas plus d'ici
que le vice et les remords dont ils sont le fruit.
Pour elle , il est certain qu excepté la peine
secrète qui la tourmente , et dont je vous ai dit
la cause dans ma précédente lettre (i) , tout con*
court à la rendre heureuse. Cependant avec tant
de raisons de Tètre mille autres se désoleroient
à sa place : sa vie uniforme et retirée leur seroit
insupportable; elles simpatienteroientdu tracas
des enfants ; elles sennuieroient des soins do-
mestiques ; elles ne pourroient souffrir la cam-
pagne; la sagesse et Festime d'un mari peu cares-
sant ne les dédommageroient ni de sa froideur
ni de son âge ; sa présence et son attachement
même leur seroient à charge. Ou elles trouve-
roient lart de 1 écarter de chez lui pour y vivre à
leur liberté , ou , s en éloignant elles-mêmes , elles
mépriseroient les plaisirs de leur état ; elles en
chercheroient au loin de plus dangereux , et ne
seroient à leur aise dans leur propre maison que
quand elles y seroient étrangères. Il faut une ame
saine pour sentir les charmes de la retraite : on ne
voit guère que des gens de bien se plaire au sein de
leur famille et s y renfermer volontairement ; s'il
est au monde une vie heureuse, c est sans doute
■
(i) Cette précédente lettre ne se trouve point. On en
verra ci-après la raison.
ai6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
celle qu'ils y passent. Mais les instruments du
bonheur ne sont rien pour qui ne sait pas les
mettre en œuvre , et Ion ne sent en qtKji le vrai
bonheur consiste qu autant qu on est pro{)re à
le goûter.
S'il falloit dire avec précision ce qu on fait dans
cette maison pour être heureux, je croirois avoir
bien répondu en disant , On y sait vivre ; non
dans le sens qu on donne en France à ce mot ,
qui est davoir avec autrui certaines manières
établies par la mode ; mais de la vie de Vhomme
et pour laquelle il est né ; de cette vie dont vous
me parlez, dont vous m avez donné lexemple ,
qui dure au-delà d elle-même , et qu on ne tient
pas pour perdue au jour de la mort.
Julie a un père qui s'inquiète du bien-être de
sa famille : elle a des enfants à la subsistance
desquels il faut pourvoir convenablement. Ce
doit être le principal soin de Fhomme sociable,
et c est aussi le premier dont elle et son mari se
so^t conjointement occupés. En entrant en mé-
nage ils ont examiné 1 état de leurs biens : ils
n*ont pas tant regardé silsétoient proportionnés
à leur condition qu à Jeurs besoins; et voyant
qull n y avoit point de famille honnête qui ne
dût s en contenter , ils n ont pas eu assez mau-
vaise opinion de leurs enfants pour craindre que
le patrimoine quils ont à leur laisser ne leur pût
suffire. Ils se sont donc appliqués à Faméliorer
plutôt qua retendre; ils ont placé leur argent
plus sûrement qu avantageusement ; au lieu d a-
CINQUIÈME t^ARtlE. 217
cheter de nouvelles terres, ils ont donné un
nouveau prix à celles qu ils avoient déjà , et
lexemple de leur conduite'est le seul trésor dont
ils veuillent accroître leur héritage.
D est vrai qu un bien qui naug[mente point
est sujet à diminuer par mille accidents ; mais si
cette raison est un motif pour laugm enter une
fois, quand cessera-t-elle d'être un prétexte pour
laugmenter toujours? Il faudra le partager à
plùùeurs enfants. Mais doivent- ils rester oi-
sifs? le travail de chacun n est-il pas un supplé-
ment à son partage ? et son ' industrie ne doit-
elle pas entrer dans le calcul de son bien ? L'in-
satiable avidité fait ainsi son chemin sous le
masque de la prudence , et mène au vice à force
de chercher la sûreté. C'est en vain , dit M. de
Wolmar , qu on prétend donner aux choses hu-
maines une solidité qui n est pas dans leur na-
ture : la raison même veut que nous laissions
beaucoup de choses au hasard ; et si notre vie et
* notre fortune en dépendent toujours malgré
nous, quelle folie de se donner sans cesse un
tourment réel pour prévenir des maux douteux
et des dangers inévitables ! La seule précaution
qu il ait prise à ce sujet a été de vivre un an sur
son capital , pour se laisser autant d avance sur
son revenu ; de sorte que le produit anticipe tou-
jours d une année sur la dépense. Il a mieux
aimé diminuer un peu son fonds que d avoir sans
cesse à courir après ses rentes. L'avantage de
D'être point réduit à des expédients ruineux au
2l8 LA NOUVELLE HÉLOiSE.
moiodre accident imprévu Ta déjà remboursé
bien des fois de cette avance. Ainsi Tordre et la
régie lui tiennent lieu d épargne, et il s enrichit
de ce qu il a dépensé.
Les maîtres de cette maison jouissent d'un
bien médiocre selon les idées de fortune qu on a
dans le monde; mais au fond je ne connois per»
sonne de plus opulent qu eux. Il n y a 4>oint de
richesse absolue. Ce mot ne signifie qu un rap-
port de surabondance entre les désirs et les fa-
cultés de rhomme riche. Tel est riche avec un
arpent de terre ; tel est gueux au milieu de ses
monceaux dor. Le désordre et les fantaisies
nont point de bornes, et font plus de pauvres
que les vrais besoins. Ici la proportion est éta-
blie sur un fondement qui la rend inébranlable ,
savoir le parfait accord des deux époux. Le mari
s est chargé du recouvrement des rentes , la
femme en dirige lemploi , et c est dans Tharmo-
nie qui règne entre eux qu est la source de leur
richesse.
Ce qui ma d abord le plus frappé dans cette
maison, c est dy trouver laisance, la liberté, la
gaieté , au milieu de Tordre et de lexactitude.
Le grand défaut des maisons bien réglées est
d avoir un air triste et contraint. L'extrême sol-
licitude des chefs sent toujours un peu Tavarice;
tout respire la gêne autour d eux : la rigueur de
Tordre a quelque chose de servile qu'on ne sup-
porte point sans peine. Les domestiques font
leur devoir , mais ils le font d'un air mécontent
CINQUIÈME PARTIE. 219
et craintif. Les hôtes sont bien reçus, mais ils
n usent qu avec défiance de la liberté qu on leur
donne; et comme on s y voit toujours hors de
la règle, on ny fait rien qu en tremblant de se
rendre indiscret. On sent que ces pères esclaves
ne vivent point pour eux, mais pour leurs en-
fants ; sans songer qu ils ne sont pas seulement
pères , mais hommes , et qu ils doivent à leurs
enfants lexemple de la vie de Thomme et du
bonheur attaché à la sagesse. On suit ici des
régies plus judicieuses : on y pense qu un des
principaux devoirs dun bon père de famille
n est pas seulement de rendre son séjour riant
afin que ses enfants s y plaisent , mais d y mener
lui-*méme une vie agréable et douce , afin qu'ils
sentent quon est heureux en vivant comme
lui, et ne soient jamais tentés de prendre pour
Tètre une conduite opposée à la sienne. Une des
maximes que M. de Wolmar répète le plus sou-
vent au sujet des amusements des deux cou-
sines , est que la vie triste et mesquine des
pères et mères est presque toujours la première
source du désordre des enfants.
Pour Julie , qui n eut jamais d autre règle que
son cœur, et nen sauroit avoir de plus sûre,
elle s'y livre sans scrupule , et, pour bien faire,
elle fait tout ce qu il lui demande. Il ne laisse
pas de lui demander beaucoup , et personne ne
sait mieux qu elle mettre un prix aux douceurs
de la vie. Comment cette ame si sensible seroit-
elle insensible aux plaisirs? Au contraire, elle
220 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
les aime , elle les recherche ^ elle ne s en refuse
aucun de ceux qui la flattent; on voit quelle
sait les goûter : mais ces plaisirs sont les plaisirs
de Julie. Elle ne néglige ni ses propres commo-
dités ni celles des gens qui lui sont chers , c est-
à-dire de tous ceux qui Fenvironnent. Elle ne
compte pour superflu rien de ce qui peut con-
tribuer au bien-être d'une personne sensée; mais
elle appelle ainsi tout ce qui ne sert qu a briller
aux yeux d autrui ; de sorte qu'on trouve dans
sa maison le luxe de plaisir et de sensualité sans
raffinement ni mollesse. Quant au luxe de ma-
gnificence et de vanité, on n'y en voit que ce
qu'elle n'a pu refuser au goût de son père; en-
core y reconnoît-on toujours le sien , qui con-
siste à donner moins de lustre et d'éclat que
d'élégance et de grâce aux choses. Quand je lui
parle des moyens qu'on invente journellement à
Paris ou à Londres pour suspendre plus douce-
ment les carrosses 9 elle approuve assez cela;
mais quand je lui dis jusqu'à quel prix on a
poussé les vernis , elle ne me comprend plus , et
me demande toujours si ces beaux vernis ren-
dent les carrosses plus commodes. Elle ne doute
pas que je n'exagère beaucoup sur les peintures
scandaleuses dont on orne à grands frais' ces voi-
tures, au lieu des armes qu'on y mettoit autre-
fois; comme s'il étoit plus beau de s'annoncer
aux passants pour un homme de mauvaises
mœurs que pour un homme de qualité! Ce
qui l'a sur-tout révoltée a été d'apprendre que
CII9Qt;iÈME PARTIE. 221
l68 fiemmes avoient introduit ou soutenu cet
usage , et que leurs carrosses ne se distinguoient
de ceux des hommes que par des tableaux un
peu plus lascifs. J ai été forcé de lui citer là-
dessus un mot de votre illustre ami , qu elle a
bien de la peine à digérer. J'étois chez lui un
jour qu on lui montroit un vis-à-vis de cette es-
pèce. A peine eut-il jeté les yeux sur les pan-*
neauiL, quil partit en disant au maître : Mon-
trez ce carrosse à des femmes de la cour; un hon-
nête homme n'oseroit s'en servir.
Comme le premier pas vers le bien est de ne
point &ire de mal , le premier pas vers le bon-
heur est de ne point souffrir. Qes deux maximes,
qui bien entendues épargneroient beaucoup de
préceptes de morale, sont chères à madame de
Wolmar. Le mal«ètre lui est extrêmement sen-
sible et pour elle et pour les autres; et il ne lui
seroit pas plus aisé d*ètre heureuse en voyant
des misérables , qu à Fhomme droit de conserver
. sa vertu toujours pure en vivant sans cesse au
milieu des méchants. Elle na point cette pitié
barbare qui se contente de détourner les yeux
des maux quelle pourroit soulager; elle les va
chercher pour les guérir : c est lexistence et non
la vue des malheureux qui la tourmente ; il ne
lui suffit pas de ne point savoir qu'il y en a ,
il faut pour son repos qu elle sache qu il n y en
a pas , du moins autour d elle ; car ce seroit sor-
tir des termes de la raison que de faire dépendre
son bonheur de celui de totis les hommes. Elle
222 Là nouvelle HÉLOÏSE.
s'informe des besoins de son voisinage avec la
chaleur quon met à son propre intérêt; elle en
connott tous les habitants; elle y étend pour
ainsi dire lenceinte de sa famille , et n épargne
aucun soin pour en écarter tous les sentiments
de douleur et de peine auxquels la vie humaine
est assujettie.
Mylord, je veux profiter de vos leçons : mais
pardonnea^moi un enthousiasme que je ne me
reproche plus et que vous partagez. Il n y aura
jamais qu une Julie au monde. La providence
a veillé sur elle, et rien de ce qui la regarde
nest un effet du hasard. Le ciel semble lavoir
donnée à la terre pour y montrer à-la-fois lexcel-
lence dont une ame humaine est susceptible, et
le bonheur dont elle peut jouir dans lobscurité
de la vie privée , sans le secours des vertus écla-
tantes qui peuvent Télever au-dessus délie*
même, ni de la gloire qui les peut, honorer. Sa
faute , si c'en fut une , n a servi qu'à déployer sa
force et son courage. Ses parents, ses amis, ses
domestiques , tous heureusement nés , étoient
faits pour laimer et pour en être aimés. Son
pays étoit le seul où il lui convint de naître ; la
simplicité qui la rend sublime devoit régner au-
tour d elle ; il lui falloit pour être heureuse vivre
parmi des gens heureux. Si pour son malheur
elle fût née chez des peuples infortunés qui gé-
missent sous le poids de îoppression , et luttent
sans espoir et sans fruit contre la misère qui les
consume , chaque plainte des opprimés eût em-
CINQUIÈME PARTIE. 223
poisonné sa vie; la désolation commune leût
accablée; et son cœur bienfaisant, épuisé de
peines et d ennuis , lui eût fait éprouver sans
cesse les maux qu elle n eût pu soulager.
Au lieu de cela, tout anime et soutient ici sa
bonté naturelle. Elle n a point à pleurer les ca-
lamités publiques ; elle n a point sous les yeux
l'image affreuse de la misère et du désespoir.
Le villageois à son aise (i) a plus besoin de ses
avis que de ses dons. SU se trouve quelque or-
phelin trop jeune pour gagner sa vie , quelque
veuve oubliée qui souffre en secret , quelque
vieillard sans enfants , dont les bras affoiblis par
lage ne fournissent plus à son entretien, elle
ne craint pas que ses bienfaits leur deviennent
onéreux, et fassent aggraver sur eux les charges
publiques pour en exempter des coquins accré-
dités. Elle jouit du bien qu'elle fait , et le voit
profiter. Le bonheur qu elle goûte se multiplie
et s étend autour d elle. Toutes les maisons où
elle entre offrent bientôt un tableau de la sienne;
laisance et le bien-être y sont une de ses moin-
dres influences ; la concorde et les mœurs la sui-
(i)Il y a près de Glarens ud village appelé Moutru, dont
la commune seale est assez riche pour entretenir tous les
communiers , n'eussent-ils pas un pouce de terre en pro-
pre. Aussi la bourgeoisie de ce village est-elle presque
aussi difficile à acquérir que celle de Berne. Quel dom-
mage qu'il n'y ait pas là quelque honnête homme de sub-
délégué , pour rendre messieurs de Moutru plus sociables,
et leur bourgeoisie un peu moins chère !
224 LA NOUVELLE HÉLQÏSE.
vent de ménage en ménage. En sortant de chez
elle sea yeux ne sont frappés que d'objets agréa-
bles ; en y rentrant elle en retrouve de plus doux
encore : elle voit par-tout ce qui plait à spn
cœur; et cette amç si peu sensible à Taimour-
propre apprend à s aimer dans ses bienfaits. Non,
mylord, je le répète, rien de ce qui touche à Ju-
lie nest indifférent pour la vertu. Ses chanues,
ses talents , ses goûts , ses combats , ses fautes ,
ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses
peines, ses plaisirs, et toute sa destinée, font
de sa vie un exemple unique , que peu de fem-
mes voudront imiter, mais qu elles aimeront en
dépit d'elles.
Ce qui me plait le plus dans les soins qu on
prend ici du bonheur d autrui ; c est qu'ils sont
tous dirigés par la sagesse , et qu il n en résulte
jamais dabus. Nest pas toujours bienfaisant qui
veut ; et souvent tel croit rendre de grands ser-
vices , qui fait de grands maux qu il ne voit pas ,
pour un petit bien quil aperçoit. Une qualité
rare dans les femmes du meilleur caractère, et
qui brille éminemment dans celui de madame
de Wolmar , c est un discernement exquis dans
la distribution de ses bienfaits , soit par le choix
des moyens de les rendre utiles , soit par le choix
des gens sur qui elle les répand. Elle s est fait des
règles dont elle ne se départ point. Elle sait
accorder et refuser ce qu'on lui demande , sans
qu'il y ait ni foiblesse dans sa bonté , ni caprice
dans son refus. Quiconque a commis en sa vie
CINQUIÈME PARTIE. 22$
vne méchante action n a rien à espérer délie
que justice , et pardon s'il la offensée ; jamais
feveur ni protection quelle puisse placer sur un
meilleur sujet. Je lai \ue refuser assez sèche-
ment à un homme de cette espèce une grâce qui
dépendoit délie seule, u Je vous souhaite du
«bonheur, lui dit^^elle, mais je n'y Veux pas
u contribuer , de peur de faire du mal à d'autres
u en vous mettant en état d'en faire. Le monde
« n'est pas assez épuisé de gens de bien qui souf»
tt frent pour qu'on soit réduit à songer à vous. »
H est vrai que cette dureté lui coûte extrême-
ment et qu'il lui est rare de l'exercer. Sa maxime
est de compter pour bons tous ceux dont la mé-
chanceté-ne lui est pas prouvée; et il y a bien
peu de méchants qui n'aient l'adresse de se met-
tre à l'abri des preuves. Elle n'a point cette
charité paresseuse des riches qui payent en ar-
gent aux malheureux le droit de rejeter leurs
prières , et pour un bienfait imploré ne savent
jamais donner que laumône. Sa bourse n'est
pas inépuisable ; et depuis qu'elle est mère de
famille, elle en sait mieux régler lusage. De
tous les secours dont on peut soulager les mal-
heureux 9 l'aumône est à la vérité celui qui coûte
le moins de peine ; mais il est aussi le plus pas-
sager et le moins solide ; et Julie ne cherche pas
à se délivrer d'eux , mais à leur être utile.
Elle n'accorde pas non plus indistinctement
des recommandations et des services sans bien
savoir si l'usage qu'on en veut faire est raison-
4. iS
:2!26 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
nable et juste. Sa protection n est jamais refu^
sée à quiconque en a un véritable besoin et mé-*
rite de l'obtenir ; mais pour ceux que Tinquié^
tude ou lambitiôn porte à vouloir selever et
quitter un état où ils sont bien, rarement peu-^
vent-ils Fengafi^er à se mêler de leurs affaires. La
condition naturelle à Thomme est de cultiver
la terre et de vivre de ses fruits. Le paisible
habitant des champs n a besoin pour sentir son
bonheur que de le connoître. Tous les vrais
plaisirs de Thomme sont à sa portée ; il n a que
les peines inséparables de Thumanité , des pei^
nés que celui qui croit s en délivrer ne fait qu'é-^
changer contre d'autres plus cruelles (i). Cet
état est le seul nécessaire et le plus utile : il n'est
malheureux que quand les autres le tyrannisent
par leur violence ^ ou le séduisent par l'exemple
de leurs vices. C'est en lui que consiste la véri-
table prospérité d'un pays , la force et la gran-
deur qu'un peuple tire de lui-même , qui ne dé-
pend en rien des autres nations, qui ne contraint
jamais d'attaquer pour se soutenir, et donne
les plus sûrs moyens de se défendre. Quand il
est question d'estimer la puissance pubKque , le
bel-esprit visite les palais du prince , ses ports ,
ses troupes, ses arsenaux, ses villes; le vrai
poUtique parcourt les terres et va dans la chau-
(0 L'homme sorti de sa première simplicité devient
si stupide qu'il ne sait pas même désirer. Ses souhaits
exaucés le méneroient tous a la fortune , jamais à la fé-
iicité.
CINQUIÈME PARTIE. 227
mière du laboureur. Le premier voit ce qu on a
&it , et le second ce qu on peut feire.
Sur ce principe on s attache ici , et plus encore
à Étange, à contribuer autant quon peut à ren-*
dre aux paysans leur condition douce , sans ja-
mais leur aider & en sortir. Les plus aisés et les
plus pauvres ont également la fîîreur d envoyer
leurs enfiints dans les villes, les uns pour étu-
dier et devenir un jour des messieurs, les au-
tres pour entrer en condition et décharger leurs
parents de leur entretien. Les jeunes gens de
leur côté aiment souvent à courir ; les filles as-
pirent à la parure bourgeoise : les garçons s en-
gagent dans un service étranger ; ils croient va-
loir mieux en rapportant dans leur village , au
lieu de lamour de la patrie et de la liberté , lair
à-la-fois rogue et rampant des soldats merce-
naires, et le ridicule mépris de leur ancien état.
On leur montre à tous Terreur de ces préjugés,
la corruption des enfants , labandon des pères y
et les risques continuels de la vie, de la fortune ,
et des mœurs , où cent périssent pour un qui
réussit. Slls s obstinent, on ne favorise point
leur fantaisie insensée , on les laisse courir au
vice et à la misère , et Ion s applique à dédom-
mager ceux qu on a persuadés des sacrifices qu ils
font à la raison. On leur apprend à honorer leur
condition naturelle en l'honorant soi-même;
on n a point avec les paysans les feçons des villes ,
mais on use avec eux d'une honnête et grave fa-
miliarité , qui j maintenant chacun dans son état,
i5.
228 Là nouvelle héloïse.
leur apprend pourtant à faire cas du leur. Il n y
a point de bon paysan qu on ne porte à se con-
sidérer lui-même , en lui montrajat la différence
qu on fait de lui à ces petits parvenus qui vien-
nent briller un moment dans leur village et
t£rnir leurs parents de leur éclat. M. de Wol-
mar , et le baron , quand il est ici , manquent
parement d: assister aux exercices, aux prix, aux
revuesdu village et des environs. Cette jeunesse
dé}a naturellement ardente et guerrière , voyant
de vieux officiers se plaire à ses assemblées , s en
estime davantage et prend plus de confiance en
elle-même. On lui en donne encore plus en lui
montrant des soldats retirés du service étranger
en savoir moins qu elle à tous égards; car, quoi
qu'on, fasse, jamais cinq sous de paye et la peur
des coups de canne ne produiront une émula-
tion pareille à celle que donne à un homme
libre et sous les armes la présence de ses parents,
de ses voisins, de ses amis, de sa maîtresse, et
la gloire de son pays.
La grande maxime de madame de Wolmar
est donc de ne point favoriser les changements
de condition , mais de contribuer à rendre heu-
reux chacun dans la sienne , et sur-tout d'em-
pêcher que la plus heureuse de toutes , qui est
celle du villageois dans un état libre , ne se dé-
peuple en faveur des autres.
Je lui feisois là-dessus lobjection des talents
divers que la nature semble avoir partagés aux
hommes pour leur donner à chacun leur em-
CINQUIÈME PARTIE. I29
ploi , sans égard à la condition dans laquelle ils
sont nés. A cela elle me répondit qu il y avoit
deux choses à considérer avant le talent, savoir,
les mœurs et la félicité. L'homme , dit-elle , est
un être trop noble pour devoir servir simple-
ment d'instrument à d autres , et Ton ne doit
point l'employer à ce qui leur convient sans
consulter aussi ce qui lui convient à lui-même ;
car les hommes ne sont pas faits pour les places,
mais les places sont faites pour eux ; et , pour
distribuer convenablement les choses , il ne faut
pas tant chercher dans leur partagée l'emploi au-
quel chaque homme est le plus propre^ que
celui qui est le plus propre à chaque homme
pour le rendre bon et heureux autant qu'il est
possible. Il n'est jamais permis de détériorer
une ame humaine pour l'avantage des autres ,
ni de faire un scélérat pour le service des hon-
nêtes gens.
Or , de mille sujets qui sortent du village , il
n'y en a pas dix qui n'aillent se perdre à la ville ,
ou qui n'en portent les vices plus loin que les
gens dont ils les ont appris. Ceux qui réussissent
et font fortune la font presque tous parles voies
déshonnêtes qui y mènent. Les malheureux
qu'elle n'a point favorisés ne reprennent plus
leur ancien état , et se font mendiants ou voleurs
plutôt que de redevenir paysans. De ces mille
s'il s'en trouve un seul qui résiste à l'exemple et
se conserve honnête homme , pensez-vous qu'à
tout prendre celui-là passe une vie aussi heu-
23o LA NOUVELLE HÉLOfSE.
reuse qu'il leût passée à l'abri des passions vîo)-
lentes , dans la tranquille obscurité de sa pre-
mière condition ?
Pour suivre son talent il le faut connoître.
Est-ce une chose aisée de discerner toujours les
talents des hommes? et à Tâge où Ion prend un
parti , si Ton a tant de peine à bien connoitre
ceux des enfants qu on a le mieux observés , com-
ment un petit paysan saura-t41 de lui-même dis-
tinguer les siens? Rien n est plus équivoque que
les signes d'inclination quon donne dès l'en-
fance, l'esprit imitateur y a souvent plus de part
que le talent : ils dépendront plutôt d'une ren-
contre fortuite» que d'un penchant décidé , et le
penchant même n'annonce pas toujours la dis-
position. Le vrai talent, le vrai génie a une cer-
taine simplicité qui le rend moins inquiet , moins
remuant^ moins prompt à se montrer, qu'un
apparent et faux talent, qu'on prend pour véri-
table, et qui n'est qu'une vaine ardeur de bril-
ler, sans moyens pour y réussir. Tel entend un
tambour et veut être général ; un autre voit bâ-
tir et se croit architecte. Gustin, mon jardinier,
prit le goût du dessin pour m'avoir vue dessiner :
je l'envoyai apprendre à Lausanne; il se croyoit
déjà peintre, et n'est qu'un jardinier. L'occasion^
le désir de s'avancer, décident, de l'état qu'on
choisit. Ce n'est pas assez de sentir son génie ,
il faut aussi vouloir s'y livrer. Un prince ira-t-il
se faire cocher parcequ'il mène bien son car-
rosse ? un duc se fera-t-ii cuisinier parcequ'il in«
CINQUIÈME PARTIE. 2^1
vente de bons rag;oùts? On na des talents que
pour s élever , personne n'en a pour descendre :
pensez-vous que ce soit là Tordre de la nature ?
Quand chacun connottroit son talent et vou^
droit le suivre, combien lepourroient "^ combien
surmonteroient d'injustes obstacles ? combien
vaincroient d'indignes concurrents? Celui qui
sent sa foiblesse appelle à son secours le ma-
nège et la brigue, que l'autre, plus sûr de lui,
dédaigne. Ne m'avez-vous pas cent fois dit vous-»
même que tant d'établissements en faveur des
arts ne font que leur nuire? E)n multipliant in-«
discrètement les sujets on les confond ; le vrai mé»
rite reste étouffé dans la foule , et les honneurs
dus au plus habile sont tous pour le plus in-
trigant. S'il existoit une société où les emplois
et les rangs fussent exactement mesurés sur les
talents et le mérite personnel , chacun pourroit
aspirer à la place qu'il sauroit le mieux remplir;
mais il faut se conduire par des règles plus sû-
res , et renoncer au prix des talents , quand le
plus vil de tous est le seul qui mène à la fortune.
Je vous dirai plus , continua-t-elle : j'ai peine
à croire que tant de talents diver» doivent être
tous développés ; car il faudroit pour cela que le
nombre de ceux qui les possèdent fut exactement
proportionné au besoin de la société ; et si l'on
ne îaissoit au travail de la terre que ceux qui
ont éminemment le talent de l'agriculture , ou
qu'on enlevât à ce travail tous ceux qui sont
plus propres à un autre , il ne rester oit pas asse:^.
232 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
de laboureurs pour la cultiver et nous faire vi-^
vre. Je peuserois que lea talents des hommes
sont comme les vertus des drogues , que la na-
ture nous donne pour guérir nos maux, quoi-
que son intention soit que nous nen aypns pas
besoin. li y a des plantes qui nous empoison-
nent y des animaux qui nous dévorent, des ta-'
lents qui nous sont pernicieu}^. S'il falloit tou-r
jours employer chaque chose selon ses princi-
pales propriétés, peut-être feroit-on moins de
bien que de mal aux hommes. Les peuples bons
et simples n ont pas besoin de tant de talents ;
ils se soutiennent mieux par leur seule simpli-
cité que les autres par toute leur industrie :
mais à mesure qu'ils se corrompent , leurs ta^
lents se développent comme pour servir de sup*
plément aux vertus qu'ils perdent , et pour for-
cer les méchants eux-mêmes d être utiles en dé-
pit deux.
Une autre chose sur laquelle j avois peine à
tomber d accord avec elle étoit lassistance des
mendiants. Comme c'est ici une grande route,
il en passe beaucoup , et l'on ne refuse l'aumône
à aucun. Je lui représentai que ce n'étoit pas
seulement un bien jeté à pure perte , et dont on
privoit ainsi le vrai pauvre, mais que cet usage
contribuoit à multiplier les gueux et les vaga-
bonds qui se plaisent à ce lâche métier , et , se
rendant à charge à la société , la privent encore
du travail qu'ils y pourroient faire.
Je vois bien , me dit-elle , que vous avez pris
CINQUIÈME PARTIE. 233
dans les g[randes villes les maximes dont de
complaisants raisonneurs aiment à flatter la du-
reté des riches ; vous en avez même pris les ter-
mes. Croyez-vous dégrader un pauvre de sa qua-
lité d'honxme en lui donnant le nom méprisant .
de gueux ? Compatissant comme vous Têtes y
comment av^z-vous pu vous résoudre à rem-
ployer ? Renoncez^y , mon ami , ce mot ne va
point dans votre bouche ; il est plus déslmno- -
rant pour Thomme dur qui sen sert que pour
le malheureux qui le porte. Je ne déciderai point
si ces détracteurs de laumône ont tort ou rai-
son ; ce que je sais , c est que mon mari , qui ne
cède point en bon sens à vos philosophes, et
qui m'a sogvent rapporté tout ce qu'ils disent
là-dessus pour étouffer dans le cœur la pitié na-
turelle et rexercer à Tinsensibilité , m'a toujours
paru mépriser ces discours et n'a point désap-
prouvé ma conduite. Son raisonnement est sim-
ple : On soufFre , dit-il , et Ton entretient à grands
frais des multitudes de professions inutiles dont
plusieurs ne servent qu'à corrompre et gâter les
mœurs. A ne regarder l'état de mendiant que
comme un métier, loin qu'on en ait de pareil à
craindre , on n'y trouve que de quoi nourrir en
nous les sentiments d'intérèi et d'humanité qui
devroient unir tous les hommes. Si l'on veut le
considérer par le talent , pourquoi ne récom-
penserois-je pas l'éloquence de ce mendiant qui
me remue le cœur et me porte à le secourir ,
comme je paye un comédien qui me fait verser
234 LA NOUVELLE RÉLOÏSE.
quelques larmçs stériles? Si Tun me fait aimer
les bonnes actions d autrui , lautre me porte à en
faire moi-même : tout ce qu on sent à la tragédie
s oublie à Tinstant qu'on en sort , mais la mé-
moire des malheureux qu on a soulagés donne
un plaisir qui renaît sans cesse. Si le grand
nombre des mendiants est onéreux à letat , de
combien d'autres professions quon encourage
et qu on tolère n'en peut-on pas dire autant !
Cç&t au souverain de faire en sorte qu'il ny ait
point de mendiants; mais , pour les rebuter de
leur profession (i), faut-il rendre les citoyens
inhumains et dénaturés ? Pour moi , continua
(i) Nourrir les mendiants c'est, disent-iîs, former des
pépinières de voleurs; et, tout au contraire , c'est empé-.
cher qu'ils nç le deviennent. Je conviens qu'il ne faut pas
encourager les pauvres à se faire mendiants ^mais quand
une fois ils le sont, il faut les nourrir, de peur qu'ils ne
se fassent voleurs. Rien n'engage tant à changer de pro-
fession que de ne pouvoir vivre dans la sienne : or tous
ceux qui ont une fois goûte de ce métier oiseux prennent
tellement le travail en aversion, qu'ils aimeiit mieux vo-
ler et se faire pendre , que de reprendre l'usage de leurs
bras. Un liard est bientôt dçmandé et refusé ; mais vingt
liards auroient payé le souper d'un pauvre que vingt re^
fus peuvent impatienter. Qui est-ce qui voudroit jamais
refuser une si légère aumône, s'il son geoit qu'elle peut
sauver deux hommes, l'un du crime, et l'autre de la mort?
J'ai lu quelque part que les mendiants sont une vermine
qui s'attache aux riches. Il est naturel que les enfents
s'attachent aux pères ; mais ces pères opulents et durs
les méconnoissent, et laissent aux pauvres le soin de le^i
nourrir*
CINQUIÈME PARTIE. ^ZS
Julie , sans savoir ce que les pauvres sont à 1 e-
tat , je sais quils sont tous mes frères, et que je
ne puis sans une inexcusable dureté leur refuser
le foible secours qu'ils me demandent. La plu-
part sont des vagabonds , j'en conviens ; mais je
connois trop les peines de la vie pour ignorer
par combien de malheurs un honnête homme
peut se trouver réduit à leur sort ; et comment
puis-je être sûre que Finconnu qui vient implo-
rer au nom de Dieu mon assistance et mendier
un pauvre morceau de pain , n est pas peut-être
cet honnête homme prêt à périr de misère , et
que mon refus va réduire au désespoir? L au-
mône quejeiais donner à la porte est légère : un
demi-crutz (i) et un morceau de pain sont ce
qu on ne refuse à personne ; on donne une ra<*
tion double à ceux qui sont évidemment estro-*
pies : s'ils en trouvent autant sur leur route dans
chaque maison aisée , cela suffit pour les faire
vivre en chemin ; et c'est tout ce qu'on doit au
mendiant étranger qui passe. Quand ce ne se-
roit pas pour eux un secours réel , c'est au moins
un témoignage qu'on prend part à leur peine ,
un adoucissement à la dureté du refus , une
sorte de salutation qu'on leur rend. Un demi-
crutz et un morceau de pain ne coûtent guère
plus à donner et sont une réponse plus hon-
nête qu'un Dieu vous assiste! comme si les dons
de Dieu n'étoient pas dans la main des hommes,
(i) Petite monuoie du payt^
236 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
et qu'il eût d autres greniers sur la terre que les
magasins des riches! Enfin, quoi quon puisse
penser de ces infortunés , si Ton ne doit rien au
gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-
même de rendre honneur à l'humanité souf-
frante ou à son image , et de ne point s endurcir
le cœur à Taspect de ses misères.
Voilà comment j en use avec ceux qui men-
dient pour ainsi dire sans prétexte et de bonne
foi ; à regard de ceux qui se disent ouvriers et
se plaignent de manquer d ouvrage , il y a tou-
jours ici pour eux des outils et du travail qui
les attendent. Par cette méthode on les aide,
on met leur bonne volonté à 1 épreuve; et les
menteurs le savent si bien qu'il ne s en présente
plus chez nous.
C'est ainsi, mylord, que cette ame angélique
trouve toujours dans ses vertus de quoi com-
battre les vaines subtilités dont les gens cruels
pallient leurs vices. Tous ces soins et d'autres
semblables sont mis par elle au rang de ses plai-
sirs, et remplissent une partie du temps que lui
laissent ses devoirs les plus chéris. Quand , après
s'être acquittée de tout ce qu'elle doit aux au-
tres , elle songe ensuite à elle-même , ce qu'elle
fait pour se rendre la vie agréable peut encore
être compte parmi ses vertus ; tant son motif est
toujours louable et honnête, et tant il y a de
tempérance et de raison dans tout ce qu elle ac-
corde à ses désirs ! Elle veut plaire à son mari
qui aime à la voir contente et gaie ; elle veut
CINQUIÈME PARTIE. 287
inspirer à ses enfants le goût des innocents plai^
sirs que la modération , Tordre et la simplicité
font valoir, et qui détournent le cœur des pas-
sions impétueuses. Elle samuse pour les amu-
ser , comme la colombe amollit dans son esto-
mac le grain dont elle veut nourrir ses petits.
Julie a Famé et le corps également sensibles.
La même délicatesse régne dans ses sentiments
et dans ses organes. Elle étoit faite pour con-
noitre et goûter tous les plaisirs , et long-temps
elle naima si chèrement la vertu même que
comme la plus douce des voluptés. Aujourd'hui
qu elle sent en paix cette volupté suprême , elle
ne se refuse aucune de celles qui peuvent s asso-
cier avec celle-là : mais sa manière de les goûter
ressemble à laustérité de ceux qui s y refusent ,
et Fart de jouir est pour elle celui des privations;
non de ces privations pénibles et douloureuses
qui blessent la nature et dont son auteur dédai-
gne rhommage insensé, mais des privations pas-
sagères et modérées , qui conservent à la raison
son empire, et, servant d'assaisonnement au
jJaîsir, en préviennent le dégoût et labus. Elle
prétend que tout ce qui tient aux sens et n est
pas nécessaire à la vie change de nature aussitôt
qiLil tourne en habitude , qu il cesse d être un
plaisir en devenant un besoin , que c est à-la-fois
une chaîne qu on se donne et une jouissance
dont on se prive , et que prévenir toujours les
désirs n'est pas Fart de les contenter , mais de les
éteindre. Tout celui qu'elle emploie à donner
!238 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
du prix aux moindres choses est de se les refuser
vingt fois pour en jouir une. Cette ame simple
se conserve ainsi son premier ressort : son goût
ne s'use point ; elle n a jamais besoin de le rani-
mer par des excès , et je la vois souvent savourer
avec délices un plaisir d enfent qui seroit insi*»
pide à tout autre.
Un objet plus noble qu elle se propose encore
en cela est de rester maîtresse d'elle-même , d ac«
Goutumer ses passions à lobéissance , et de plier
tous ses désirs à la régie. C'est un nouveau moyen
d'être heureuse ; car on ne jouit sans inquiétude
que de ce qu'on peut perdre sans peine , et si le
vrai bonheur appartient au sage , c'est parcequ'il
est de tous les hommes celui à qui la fortune peut
le moins ôten
Ce qui me parott le plus singuher dans sa tem-
pérance , c'est qu'elle la suit sur les mêmes rai-
sons qui jettent les voluptueux dans l'excès. La
vie est courte , il est vrai , dit-elle ; c'est une rai-
son d'en user jusqu aubout , et de dispenser avec
art sa durée afin d'en tirer le meilleur parti qu'il
est possible. Si un jour de satiété nous ôte un an
de jouissance , c'est une mauvaise philosophie
d'aller toujours jusqu'où le désir nous mène ,
sans considérer si nous ne serons point plus tôt
au bout de nos facultés que de notre carrière ,
et si notre cœur épuisé ne mourra point avant
nous. Je vois que ces vulgaires Épicuriens pour
ne vouloir jamais perdre une occasion les per-
dent toutes y et , toujours ennuyés au sein des
tîNQtriÈME PARTIE. 2^^
Iplaisirs, nen savent jamais trouver aucun. Us
prodiguent le temps qu'ils pensent économiser ,
et se ruinent comme les avares pour ne savoir
rien perdre à propos. Je me trouve bien de la
maxime opposée , et je crois que j aimerois en-
core mieux sur ce point trop de sévérité que
de relâchement. Il m arrive quelquefois de rom»
pre une partie de plaisir par la seule raison
quelle m en fait trop; en la renouant j en jouis
deux fois. Cependant je m'exerce à conserver sur
moi lempire de ma volonté ^ et j aime mieux être
taxée de caprice que de me laisser dominer par
mes fantaisies.
Voilà sur quel principe on fondé ici les dou-
leurs de la vie et les choses de pur agrément*
Julie a du penchant à la gourmandise , et dans
les soins qu elle donne à toutes les parties du mé-
nage la cuisine sur- tout nest pas négligée. La
table se sent de Fabondance générale ; mais cette
abondance n est point ruineuse ; il y règne une
mensualité sans raffinement ; tous les mets sont
communs, mais excellents dans leurs espèces ;
lapprêt en est simple et pourtant exquis. Tout
ce qui n'est que d appareil , tout ce qui lient à
Topinion , tous les plats fins et recherchés, dont
la rareté fait tout le prix et qu'il faut nommer
pour les trouver bons , en sont bannis à jamais ;
et même, dans la délicatesse et le choix de ceux
qu'on se permet , on s'abstient journellement de
certaines choses qu'on réserve pour donner à
quelque repas un air de fête qui les rend plus
2^0 LA INOUVKLLE HÉLOÏSE.
agréables saDS être plus dispendieux. Que croi-
riez-vous que sont ces mets si sobrement ména-
gés ? du gibier rare ? du poisson de mer ? des
productions étrangères ? Mieux que tout cela ;
quelque excellent légume du pays, quelqu'un
des savoureux herbages qui croissent dans nos
jardins , certains poissons du lac apprêtés d une
certaine manière , certains laitages de nos mon-
tagnes , quelque pâtisserie à lallemande , à quoi
Von joint quelque pièce de la chasse des gens de
là maison : voilà *tout Textraordinaire quon y
remarque; voilà ce qui couvre et orne la table,
ce qui excite et contente notre appétit les jours
de réjouissance. Le service est modeste et cham-
pêtre , mais propre et riant ; la grâce et le plaisir
y sont, la joie et lappétit Fassaisonnent. Des
surtouts dorés autour desquels on meurt de faim ,
des cristaux pompeux chargés de fleurs pour
tout dessert , ne remplissent point la place des
mets ; on n y sait point lart de nourrir lestomac
par les yeux, mais on y sait celui d'ajouter du
charme à la bonne chère , de manger beaucoup
sans s'incommoder , de s'égayer à boire sans al-*
térer sa raison » de tenir table long-temps sans
ennui , et d en sortir toujours sans dégoût.
Il y a au premier étage une petite salle à
manger diflerente de celle où Ion mange ordi-
nairement , laquelle est au rez-de-chaussée :
cette salle particulière est à langle de la maison
et éclairée de deux côtés ; elle donne par lun
sur le jardin , au-delà duquel on voit le lac à
CINQUIÈME PAltTIE^ ^^i
travers les arbres; par Tâutre on aperçoit té
grand coteau de vignes qui commencent d*étaler
aux yeux les richesses qu on y recueillera dans
deux mois. Cette pièce est petite , mais ornée de
tout ce qui peut la rendre agréable et riante.
Gest là que Julie donne ses petits festins à son
père , à son mari , à sa cousine ^ à moi , à elle-^
même , «t quelquefois à ses enfants. Quand elle
ordonne d y mettre le couvert on sait d avance
ce que cela veut dire ; et M. de Wolmar lap^
pelle en riant le salon d*Apollon : mais ce sa-*
Ion ne diffère pas moins de celui de LucuHus
par le choix des convives que par celui des mets*
lies simples hôtes n'y sont point admis, jamais
on ny mange quand on a des étrangers; cest
lasile inviolable de la confiance , de lamitié , de
la liberté ; c est la société des cœurs qui lie en ce
lieu celle de la table ; elle est une sorte d'initia-*
tion à ïintimité , et jamais il ne s y rassemblé
que des g^is qui voudroient n'être plus séparés*
IMylord , la fiète vous attend , et c est dans cette
salle que vous ferez ici votre premier repas.
Je n eus pas d'abord le même honneur ; ce ne
fut qu'à mon retour de chez madame d'Orbe que
je fus traité dans le salon d'Apollon. Je n'ima-*
ginois pas qu'on pût rien ajouter dobligeant à
la réception qu'on m'avoit fkite : mais ce souper
ine donna d'autres idées ; j'y trouvai je ne saiis
quel délicieux mélange de familiarité , de plaisir^
d'union , d'aisance y que je n'avms point encore
éprouvé. Je me sentois plus libre sans qu'onf
4. 16
24^ LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
m eût averti de Tètre ; il me sembloit que nous
nous entendioDs mieux quauparavant. L'éloi-
guemieut des domestiques m'invitoit à navoir
plus de réserve au fond de mon cœur ; et c est là
qu a liostance de Julie je repris lusage , quitté
depuis tant d'années , de boire avec mes hôtes
du vin pur à la fin du repas.
Ce souper m enchanta : j aurois voulu que
tous nos repas se fussent passés de même. Je
ne connoissois point cette charmante salle , dis-
je à madame de Wolmar; pourquoi n y manges-
vous pas toujours? Voyez, dit-elle, elle est si
jolie! ne seroit-ce pas dommage de la.g&ter?
Cette réponse me parut trop loin de son ca*
ractère pour n y pas soupçonner quelque sens
eaché. Pourquoi du moins, repris-je, ne ras*
semblez-vous pas toujours autour de vous les
mêmes commodités quon trouve ici, afin de
pouvoir éloigner vos domestiques et causer plus
en liberté ? Cest , me répondit-elle encore , que
cela seroH trop agréable , et que lennui d'être
toujours à son aise est enfin le pire de tous. Il
ne m en fallut pas davantage pour concevoir
son système ; et je jugeai qu en effet lart das-
saisonner les plaisirs nest que celui den être
avare.
Je trouve qu'elle se met avec plus de soin
qu elle ne faisoit autrefois. La seule vanité qu'on
lui ait jamais reprochée étoit de négliger son
ajustement. L'orgueilleuse avoit ^es raisons, et
ne me kissoit point de prétexte pour mécour
CINQUIÈME PARTIE. 243
nottre son empire. Mais elle avoit beau faire ,
renchantement étoit trop fort pour me sembler
naturel ; je m'epiniàtrois à trouver de lart daû^
sa Dég)ig;ence ; elle se seroit coiffée d'un sac que
je laurois accusée de coquetterie. Elle n auroit
pas moins de pouvoir aujourd'hui ; mais elle dé-
daigne de remployer; et je dirois quelle affecte
une parure plus recherchée pour ne sembler
plus qu'une jolie femme, si je navois découvert
la cause de ce nouveau soin. J'y fus trompé les
premiers jours; et, sans songer quelTé n étoit
pas mise autrement quà mon arrivée oii je né-
tois point attendu, josal m'attribuer Thoiineur
de cette recherche. Je me désabusai durant Fab-
sence de M. de Wolmar. Dès le lendemain ce
n'étoit plus cette élégance de la veille dont Tœil
j^e pouvoit se lasser, ni cette simplicité tou-
chante et voluptueuse qui m'enivroit autrefois ;
cétoit une certaine modestie qui parle au cœur
par les yeux , qui n'inspire que du respect , et
que la beauté rend plus imposante. La dignité
d'épouse et de mère régnoit sur tous ses char-
mes; ce regard timide et tendre étoit devenu
plus grave; et l'on eut dit qu'un air plus grand
et plus noble avoit voilé la douceur de ses traits.
Ce n'étoit pas qu'il y eût la moindre altération
dans son maintien ni dans ses manières; son
égalité, sa candeur ne connurent jamais les si-
magrées; elle usoit seulement du talent nature
aux femmes de changer quelquefois nos senti-
ments et nos idées par un ajustement différent,^
16.
d44 L^ nOUTELLE HÉLOÏSE.
par une coiffure d'une autre forme , par une
robe d'une autre couleur » et d exercer sur les
cœurs l'empire du goût en faisant de rien quel«-
que chose. Le jour qu elle attendoit son mari de
retour, elle retrouva lart danimer ses grâces na*
turelles sans les couvrir; elle étoit éblouissante
en «ortant de sa toilette ; je trouvai qu elle ne
savoit pas moins effacer la plus brillante parure
qu orner la plus simple; et je me dis avec dépit
en pénétrant lobjet de ses soins, En fit-elle ja-
mais autant pour lamour?
Ce goût de parure s'étend de la maîtresse de
la maison à tout ce qui la compose. Le maître ,
les enfants , les domestiques , les chevaux , les
bâtiments, les jardins, les meubles, tout est
tenu avec un soin qui marque qu'on n'est pas
au-dessous de la magnificence, mais qu'on la
dédaigne ; ou plutôt la magnificence y est en
effet , s'il est vrai qu elle consiste moins dans la
richesse de certaines choses que dans un bd
ordre du tout qui marque le concert des parties
etlunité d'intention de lordonnateur (i). Pour
moi, je trouve au moins que c'est une idée plus
grande et plus noble de voir dans une maison
(i) Cela me parolt incontestable. Il y a de la magnifia
cence dans la symétrie d'un g;rand palais ; il n'y en a
point dans une foule de maisons confusément entassées.
Il y a de la magnificence dans Funiforme d'un régiment
en bataille, il n'y en a point dans le peuple qui le regarde,
quoiqu'il ne s'y trouve peut-être pas un seul homme dont
CINQUIÈME PARTIE. 245
simple et modeste un petit nombre de gens heu-
reux d un bonheur commun , que de voir régner
dans un palais la discorde et le trouble , et cha-
cun de ceux qui l'habitent chercher son bon-^
beur dans la ruine d'un autre et dans le désor-
dre général. La maison bien réglée est une , et
forme un tout agréable à voir : dans le palais
on ne trouve qu'un assemblage confus de di-
vers objets dont la liaison nest qu'apparenté.
Au premier coup-d'œil on croit voir une fin
commune ; en y regardant mieux on est bientôt
détrompé.
. A ne consulter que l'impression la plus natu-
relle , il sembleroit que pour dédaigner l'éclat et
le luxe on a moins besoin de modération qUe de
goût. La symétrie et la régularité plaisent à
tous les yeux. L'image du bien-être et de la féli-
cité touche le cœur humain qui en est avide :
mais un vain appareil qui ne se rapporte ni à
l'ordre ni au bonheur , et n'a pour objet que de
frapper les yeux , quelle idée favorable à celui
qui l'étalé peut-il exciter dans l'esprit du spec-
tateur? L'idée du goût? Le goût ne parott-il pas
cent fois mieux dans les choses simples que dans
celles qui sont offusquées de richesse. L'idée de
l'habit en particulier ne vaille mieux que celai d'un sol-
dat. En un mot, la véritable magnificence n'est que For*
dre rendu sensible dans le grand ; ce qui fait que, de tous
les spectacles imaginables , le plus magnifique est celui
de la nature.
246 LÀ NOUVELLE HÉLOÏSE.
la commodité? T a-t-il rien de plus incommode
que le faste (i)? L'idée de la grandeur? Cest pré-
cisément le contraire. Quand je vois quon a
voulu faire un grand palais , je me demande
aussitôt: Pourquoi ce palais n est-il pas plus
grand? pourquoi celui qui a cinquante domes-
tiques nen a^^t-il pas [cent? cette belle vaisselle
d argent pourquoi n est-elle pas d or ? cet homme
qui dore son carrosse, pourquoi ne dore-t-il pas
3es lambris? si ses lambris sont dorés , pourquoi
son toit ne Fest-il pas ? Celui qui voulut bâtir
une baute tour faisoit bien de la vouloir porter
jusqu'au ciel; autrement il eut eu beau lelever,
le point ou il se fut arrêté n eût servi qu a don*
ner de plus loin la preuve de son impuissance.
O homme petit et vain ! montre-moi ton pou-
voir, je te montrerai ta misère.
Au contraire, un ordre de choses oii rien n est
(i) Le bruit des gens d^une maison trouble incessam-
ment le repos du maître ; il ne peut rien cacher à tant
d'Argus. La foule de ses créanciers lui fait payer cher
celle de ses admirateurs. Ses appartements sont si super-
bes qu'il est forcé de coucher dans un bouge pour être
à son aise , et son singe est quelquefois mieux logé que
lui. S'il veut dîner, il dépend de son cuisinier, et jamais
de sa faim; s'il yeut sortir, il est à la merci de ses che-
vaux ; mille embarras l'arrêtent dans les rues ; il brûle
d'arriver , et ne sait plus qu'il a des jambes. Ghloé Tat-
tend, les boues le retiennent, le poids de l'or de son
habit l'accable , et il ne peut faire vingt pas à pied : mais
s'il perd un rendez-vous avec sa maîtresse , il en est bien
dédommagé par les passants ; chacun remarque sa livrée,
Tadmire , et dit tout haut que c'est monsieur un tel.
CINQUIÈME PARTIE. tk^J
donne à Topinion , où tout a son utilité réelle ,
et qui se borne aux vrais besoins de la nature ,
n offre pas seulement un spectacle approuvé par
la raison , mais qui contente les yeux et le cœur,
en ce que Thomme ne s'y voit que sous des rap-
ports agréables, comme se suffisant à lui-même,
que Fimage de sa foiblesse n y paroit point , et
que ce riant tableau n excite jamais de réflexions
attristantes. Je défie aucun homme sensé de con-
templer une heure durant le palais d un prince
et le faste qu on y voit briller sans tomber dans
la mélancolie et déplorer le sort de Thumanité.
Mais laspect de cette maison et de la vie uni-
forme et simple de ses habitants répand dans
lame des spectateurs un charme secret qui ne
feit qu'augmenter sans cesse. Un petit nombre
de gens doux et paisibles , unis par des besoins
mutuels et par une réciproque bienveillance, y
concourt par divers soins à une fin commune :
chacun trouvant dans son état tout ce qu il faut
pour en être content et ne point désirer den
sortir, on sy attache comme y devant rester
toute la vie ; et la seule ambition qu on garde
est celle den bien remplir les devoirs. Il y a
tant de modération dans ceux qui commandent
et tant de a^le dans ceux qui obéissent, que
des égaux eussent pu distribuer entre eux les
'mêmes emplois sans qu aucun se fat plaint de
son partage. Ainsi nul n'envie celui d'un autre ;
nul ne croit pouvoir augmenter sa fortune que
par iaugmentation du bien commun ; les mat-
!i48 LA NOUVELLE HËLOÏSE.
très mêmes ne jugent de leur bonheur que par
celui des gens qui les environnent. On ne sau-
rait qu ajouter ni que retrancher ici, parcequ ou
n y trouve que les choses utiles et qu elles y sont
toutes; en sorte quon ny souhaite riea de ce
qu on n y voit pas , et qu il n y a rien de ce qu on
y voit dont on puisse dire , Pourquoi n y en a-^t-^
il p^s davantage? ajoutez-y du galon , des ta-t
bleauiK^, \m lustre, de la dorure, à Finstant vous
^appauvrirez tout. En voyant tant d'abondance
dans le nécessaire , et nulle trace de superflu ,
on est porté à croire qxie , s'il n y est pas , c est
qu on n a pas voulu qu il y fut , et que si on }e
youloit il y régneroit avec la même profusioa :
en voyant continuellement les biens refluer au
4ehors par lassistance du pauvre , on est porté
à dire, Cette maison ne peut contenir toutes
ses richesses. Voilà, ce me semble, la véritable
magnificence.
Cet air d opulence m effraya moi-même quand
je fus instruit de ce qui servoit à lentretenir.
Vous vous ruinez , dis^je à monsieur et madame
de Wolmar ; il n est pas possible qu un si mo-
dique revenu suIBse à tant de dépenses. I)s se
mirent à rire , et me firent voir que , sans
rien retrancher dans leur maison , il ne tiendroit
qua eux d'épargner beaucoup et d augmenter
leur revenu plutôt que de se ruiner. Notre grand
secret pour être riches , me dirent-ils , est d avoir
peu d argent, et d éviter autant qull se peut
dans lusage de nos biens les échanges intermé*
CINQUIÈME PARTIE. a49
dtalres entre le produit et Femploi» Aucun de
ces échanges ne se fait sans perte , et ces pertes
multipliées réduisent presque à rien dassex
grands moyens , comme à force d'être brocan-
tée une belle boite d'or devient un mince colifi-
chet. Le transport de nos revenus s'évite en les
employant sur le lieu , l'échange s'en évite en-
core en les consommant en nature; et dans l'in-
dispensable conversion de ce que nous avons de
trop en ce qui nous manque , au lieu des ventes
et des achats pécuniaires qui doublent le pré-
judice, nous cherchons des échanges réels où
la commodité de chaque contractant tienne lieu
de profit à tous deux.
Je conçois , leur dis-je , les avantages de cette
méthode^ mais elle ne me parott pas sans in-
convénient. Outre les soins importuns auxquels
elle assujettit , le profit doit être plus apparent
que réel ; et ce que vous perdez dans le détail
de la régie de vos biens l'emporte probablement
sur le gain que feroient avec vous vos fermiers,
car le travail se fera toujours avec plus d'éco-
nomie et la récolte avec plus de soin par uu
paysan que par vous. C'est une erreur , me ré-
pondit Wolmar ; le paysan se soucie moins
d'augmenter le produit que d'épargner sur les
firais , parceque les avances lui sont plus péni-
bles que les profits ne lui sont utiles : comme
son objet n'est pas tant de mettre un fonds en
valeur que d'y faire peu de dépense , s'il s'assure
im gain actuel c'est bien moins en améliorant
aSo , LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
la terre qu ea Tépuisant , et le mieux qui puisse
arriver est qu au lieu de Tépuiser il la néglige.
Ainsi, pour un peu d argent comptant recueilli
sans embarras y un propriétaire oisif prépare
à lui ou à ses enfants de grandes pertes, de
grands travaux , et quelquefois la ruine de son
patrimoine.
D ailleurs , poursuivit M. de Wolmar , je ne
disconviens pas que je ne fasse la culture de mes
terres à plus grands frais que ne ieroit un fer-
mier ; mais aussi le profit du fermier c est moi
qui le fais; et cette culture étant beaucoup meil-
leure, le produit est beaucoup plus grand; de
sorte qu en dépensant davantage je ne laisse pas
de gagner encore. U y a plus ; cet excès de dé-
pense n est qu apparent , et produit (tellement
une très grande économie : car si d autres cul-
ti voient nos terres nous serions oisifs ; il faudroit
demeurer à la ville ; la vie y seroit plus chère ;
il nous faudroit des amusements qui nous cou-
teroient beaucoup plus que ceux que nous trou-
vons ici, et nous seroient moins sensibles. Ces
soins que vous appelez importuns font à-la-fois
nos devoirs et nos plaisirs : grâces à la pré-
voyance avec laquelle on les ordonne , ils ne
sont jamais pénibles ; ils nous tiennent lieu
dune foule de fantaisies ruineuses dont la vie
champêtre prévient ou détruit le goût , et tout
ce qui contribue à notre bien-oètre devient pour
nous un amusement.
CINQUIÈME PARTIE. » 25l
Jetez les yeux tout autour de vous , ajoutoit
ce judicieux père de famille, vous n'y verrez
que des choses utiles, qui ne nous coûtent pres-
que rien , et nous épargnent mille vaines dépen-
ses. Les seules denrées du crû couvrent notre
table, les seules étoffes du pays composent pres-
que nos meubles et nos habits : rien n est mé*
prisé parcequ il est commun , rien n est estimé
parcequ il est rare. Gomme tout ce qui vient de
loin est sujet à être déguisé ou falsifié, nous
nous bornons, par délicatesse autant que par
modération , au choix de ce qu il y a de meilleur
auprès de nous et dont la qualité n est pas sus-
pecte. Nos mets sont simples , mais choisis. Il
ne manque à notre table pour être somptueuse
que d être servie loin d'ici ; car tout y est bon ,
tout y seroit rare ; et tel gourmand trouveroit
les truites du lac bien meilleures s il les mangeoit
à Paris.
La même règle a lieu dans le choix de la pa-
rure , qui , comme vous voyez , n est pas négli-
gée ; mais Télégance y préside seule , la richesse
ne s y montre jamais , encore moins la mode.
Il y a une grande différence entre le prix que
lopinion donne aux choses et celui qu'elles ont
réellement. Cest à ce dernier seul que Julie
s attache ; et quand il est question d une étofïe ,
elle ne cherche pas tant si elle est ancienne ou
nouvelle que si elle est bonne et si elle lui êied.
Souvent même la nouveauté seule est pour elle
aS^ LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
un motif cTexclusion , quand cette nouveauté
donne aux choses un prix qu elles n ont pas ou
qu elles ne sauroient garder.
Considérez encore qu'ici lefFet de chaque
chose vient moins d elle-même que de son usage
et de son accord avec le reste ; de sorte qu avec
des parties de peu de valeur Julie a (ait un tout
d un grand prix. Le goût aime à Créer, à donner
seul la valeur aux choses. Autant la loi de la
mode est inconstante et ruineuse , autant la
sienne est économe et durable. Ce que le bon
goût approuve une fois est toujours bien ; s'il
est rarement à la mode , en revanche il n est
jamais ridicule; et, dans sa modeste simplicité,
il tire de la convenance des choses des régies
inaltérables et sûres , qui restent quand les mo«
des ne sont plus.
Ajoutez enfin que labondance du seul néces-
saire ne peut dégénérer en abus, paixeque lé
nécessaire a sa mesure naturelle , et que les vrais
besoins nont jamais d excès. On peut mettre la
dépense de vingt habits en un seul et manger
en un repas le revenu d'une année , mais on
ne sauroit porter deux habits en même temps
ni dtner deux fois en un jour. Ainsi l'opinion
est illimitée , au lieu que la nature nous arrête
de tous côtés ; et celui qui dans un état médio-
cre se borne au bien-^tre ne risque point de se
ruiner.
Voilà, mon cher, continuoit le sage Wol-
mar , comment avec de Téconomie et des soins
CINQUIÈME PARTIE. ^53
on peut se mettre au-dessus de sa fortune. Il ne
tiendroit qu à nous daugmenter la nôtre sans
changer notre manière de vivre ; car il ne se fait
ici presque aucune avance qui n ait un produit
pour objet, et tout ce que nous dépensons nous
rend de quoi dépenser beaucoup plus.
Hé bien I my lord , rien de tout cela ne paroit
au premier coup-d œil. Par-tout un air de profu-
sion couvre Tordre qui le donne. Il faut du temps
pour apercevoir des lois somptuaires qui mènent
à Taisance et au plaisir , et Ion a d abord peine
à comprendre comment on jouit de ce qu on
épargne. En y réfléchissant le contentement aug-
mente , parcequ on voit que la source en est inta-
rissable , et que Fart de goûter le bonheur de la
vie sert encore à le prolonger. Gomment se las-
seroit-on d'un état si conforme à la nature?
Gomment épuiseroit-on son héritage en l'amé-
liorant tous les jours ? Gomment ruineroit-on
aa fortune en ne consommant que ses revenus?
Quand chaque année on est sûr de la suivante ,
qui peut troubler la paix de celle qui court ? Ici
le fruit du labeur passé soutient labondance pré-
sente y et le fruit du labeur présent annonce la-
bondance à venir ; on jouit à-la-fois de ce qu on
dépense et de ce quon recueille, et les divers
temps se rassemblent pour affermir la sécurité
du présent.
Je suis entré dans tous les détails du ménage,
et j ai par-tout vu régner le même esprit. Toute
la broderie et la dentelle sortent du gynécée^
254 L^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
toute la toile est filée dans la basse-cour ou par
de pauvres femmes que Ton nourrit. La laine
s envoie à des manufactures dont on tire en
échange des draps pour habiller les gens ; le
vin , rhuile et le pain , se font dans la maison ;
on a des bois en coupe réglée autant qu'on en
peut consommer : le boucher se paye en bétail ;
Fépicier reçoit du blé pour ses fournitures ; lé
salaire des ouvriers et des domestiques se prend
sur le produit des terres quils font valoir; le
loyer des maisons de la ville suffit pour Fameu-
blement de celles qu on habite ; les rentes sur
les fonds publics fournissent à lentretien des
maîtres et au peu de vaisselle qu on se permet ;
la vente des vins et des blés qui restent donne
un fonds qu on laisse en réserve pour les dépen-
ses extraordinaires; fonds que la prudence de
Julie ne laisse jamais tarir, et que sa charité
laisse encore moins augmenter. Elle n accorde
aux choses de pur agrément que le profit du
travail qui se fait dans sa maison , celui des terres
qu ils ont défrichées , celui des arbres qu ils obt
fîdt planter, etc. Ainsi le produit et lemploi se
trouvant toujours compensés par la nature des
choses, la balance ne peut être rompue, et il
est impossible de se déranger.
Bien plus; les privations quelle s'impose par
cette volupté tempérante dont j ai parlé sont à^
la-fois de nouveaux moyens de plaisir et de nou-
velles ressources d'économie. Par exemple , elle
aime beaucoup le café; chez sa mère elle en
CINQUIÈME PARTIE. 255
prenoit tous les jours : elle en a quitté Ihabitude
pour en augmenter le goût; elle sest bornée à
nen prendre que quand elle a des hôtes, et dans
le salon d'Apollon, afin d'ajouter cet air de fête
à tous les autres. Cest une petite sensualité qui
la flatte plus, qui lui coûte moins, et par îa«»
quelle elle aiguise et régie à-la-fois sa gourman-
dise. Au contraire , elle met à deviner et satis-
faire les goûts de son père et de son mari une
attention sans relâche, une prodigalité naturelle
et pleine de grâces , qui leur fait mieux goûter
ce qu elle leur offre par le plaisir qu elle trouve
à le leur offrir. Ils aiment tous deux à prolon-
ger un peu la fin du repas , à la suisse : elle ne
manque jamais après le souper de faire servir
une bouteille de vin plus délicat, plus vieux que
celui de lordinaire. Je fus d abord la dupe des
noms pompeux quon donnoit à ces vins^ qu en
effet je trouve excellents; et les buvant comme
étant des lieux dont ils portoient les noms , je
fis la guerre à Julie d'une infraction si manifesté
à ses maximes ; mais elle me rappela en riant
un passage de Plutarque où Flaminius compare
les ttoupes asiatiques d'Antiochus, sous mille
noms barbares, aux ragoûts divers sous lesquels
un ami lui avoit déguisé la même viande. Il eii
est de même, dit-elle, de ces vins étrangers que
vous me reprochez. Le Rancio ^ le Obérez , le
Malaga , le Ghassaigne , le Syracuse , dont vous
buvez avec tant de plaisir , ne sont ea effet que
des vins de Lavaux diversement préparés, et
256 LA lïOUVELLE HÉL0Ï8E.
VOUS pouvez voir d'ici le vignoble qui produit
toutes ces boissons lointaines. Si elles sont inté-
rieures en qualité au ji vins fameux dont elles
portent les noms, elles nen ont pas les inconvé-
nients ; et comme on est iur de ce qui les com-
pose, on peut au moins les boire sans risque.
Jai lieu de croire, continua-t-elle, que mon
père et mon mari les aiment autant que les vins
les plus rares. Les siens , me dit alors M. de Wol-
mar , ont pour nous un goût dont manquent
tous les autres ; c est le plaisir qu elle a pris à
les préparer. Âh ! reprit-elle , ils seront toujours
exquis !
Vous jugez bien qu au milieu de tant de soins
divers le désœuvrement et loisiveté qui rendent
nécessaires la compagnie , les visites et les so-
ciétés extérieures, ne trouvent guère ici de place^
On fréquente les voisins assez pour entretenir
un commerce. agréable, trop peu pour s'y as«
sujettir. Les hôtes sont toujours bien venus et
ne sont jamais désirés. On ne voit précisément
qu autant de monde qu'il faut pour se conserver
le goût de la retraite ; les occupations cham-
pêtres tiennent lieu d'amusements ; et pour qui
trouve au sein de sa famille une douce société »
toutes les autres sont bien insipides. La manière
dont on passe ici le temps est trop simple et
trop uniforme pour tenter beaucoup de gens (i);
(i) Je crois qu'un de nos beaux-esprits voyageant dans
€6 pays-là, reçu et caresse dans cette maison à son pas-
sage, feroit ensuite 4 ses amis une relation bien plaisanta
*
CINQUIÈME PABTIE. 257
mais c est par la disposition du cœur de ceux
qui lont adoptée qu elle leur est intéressante.
Avec une ame saine peut-on s eiinuyer à rem-
plir les plus chers et les plus charmants devoirs
de rhumanité, et à se rendre mutuellement la
vie heureuse? Tous. les soirs, Julie, contente de
sa journée , n en désire point une différente pour
le lendemain , et tous les matins elle demande
au ciel un jour semblable à celui de la veille :
elle fait toujours les mêmes choses parcequ elles
sont bien , et qu elle ne connoit rien de mieux
à faire. Sans doute elle jouit ainsi de toute la
félicité permise à Fhomme. Se plaire dans la du-
rée de son état , n est-ce pas un signe assuré
quon y vit heureux?
Si Ion voit rarement ici de ces tas de désœu-
vrés qu on appelle bonnte compagnie , tout ce
qui s y rassemble intéresse le cœur par qu^loue
endroit avantageux, et rachète quelques rmi-
cules par mille vertus. De paisibles campagnards,
sans monde et sans politesse , mais bons , sim-
ples, honnêtes et contents de leur sort; d an-
ciens officiers retirés du service ; des commer-
çants ennuyés de s enrichir ; de sages mères de
fsimille qui amènent leurs filles à lecole de la
modestie et des bonnes mœurs : voilà le cor-
de la vie de manants qu'on y mène. Au reste , je vois par
les lettres de mylady Catesby que ce goût n'est pas par-
ticulier à la France , et que c'est apparemment aussi Tu-
saçe en Angleterre de tourner ses hôtes en ridicule pour
prix de leur hospitalité.
4- '7
258 LA NOUVELLE HÉLOlSE.
tége que Julie aime à rassembler autour d elle.
Son mari n'est pas fâché d y joindre quelquefois
de ces aventuriers corrigés par l'âge et lexpé-
rience, qui, devenus sages à leurs dépens, re-
viennent sans chagrin cultiver le champ de leur
père qu'ils voudroient n'avoir point quitté. Si
quelqu'un récite à table les événements de sa
vie , ce ne sont point les aventures merveilleuses
du riche Sindbad racontant au sein de la mol-
lesse orientale comment il a gagné ses trésors : ce
sont les relations plus simples de gens sensés
que les caprices du sort et les injustices des
hommes ont rebutés des faux biens vainement
poursuivis , pour leur rendre le goût des véri-
tables.
Croiriez-vous que l'entretien même des pay-
sans a des charmes pour ces âmes élevées avec
q^le sage aimeroit à s'instruire? Le judicieux
Wolmar trouve dans la naïveté villageoise des
caractères plus marqués , plus d'hommes pen-
sant par eux-mêmes, que sous le masque unifor-
me des habitants des villes , où chacun se mon-
tre comme sont les autres plutôt que comme
il est lui-même. La tendre Julie trouve en eux
des cœurs sensibles aux moindres caresses , et
qui s'estiment heureux de l'intérêt qu'elle prend
à leur bonheur. Leur cœur ni leur esprit ne sont
point façonnés par l'art; ils n'ont point appris
à se former sur nos modèle^ , et l'on n'a pas
peur de trouver en eux l'homme de l'homme
au lieu de celui de la nature.
CINQUIÈME PARTIE. aSg
Souvent, dans ses tournées, M. de Wolmar
rencontre quelque bon vieillard dont le sens et
la raison le frappent , et quil se plaît à faire
causer. II laméne à sa femme ; elle lui fait un
accueil charmant , qui marque non la politesse
et les airs de son état , mais la bienveillance et
rhumanité de son caractère. On retient le bon-
homme à dîner : Julie le place à côté d elle , le
sert , le caresse , lui parle avec intérêt , s'informe
de sa famille , de ses afSaiires , ne sourit point de
son embarras , ne donne point une attention
gênante à ses manières rustiques , mais le met
à son aise par la facilité des siennes , et ne sort
point avec lui de ce tendre et touchant respect
dû à la vieillesse infirme qu honore une longue
vie passée sans reproche. Le vieillard enchanté
se livre à Tépanchement de son cœur; il semble
reprendre un moment la vivacité de sa jeunesse.
Le vin bu à la santé d une jeune dame en ré-
chauffe mieux son sang à demi glacé. Il se ra-
nime à parler de son ancien temps , de ses a-
mours , de ses can:ipagnes , des combats où il
s est trouvé , du courage de ses compatriotes ,
de son retour au pays , de sa femme , de ses en-*
fants , des travaux champêtres , des abus qu'il a
remarqués , des remèdes quil imagine. Souvent
des longs discours de son âge sortent d'excel-
lents préceptes moraux ou des leçons d'agricul-
ture ; et quand il n'y auroit dans les choses qu'il
dit que le plaisir qu'il prend à les dire , Julie en
prendroit à les écouter.
26o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Elle passe après ]e dtaer dans sa chambre et
en rapporte un petit présent de quelque nippe
convenable à la femme ou aux filles du vieux
bon-homme. Elle le lui fait offrir par les enfants^
et réciproquement il rend aux enfants quelque
don simple et de leur goût, dont elle la secrète-
ment chargé pour eux. Ainsi se forme de bonne
heure Fétroite et douce bienveillance qui fait la
liaison des états divers. Les enfants s accoutu-
ment à honorer la vieillesse , à estimer la sim-
plicité et à distinguer le mérite dans tous les
rangs. Les paysans, voyant leurs vieux pères
fêtes dans une maison respectable et admis à la
table des maîtres , ne se tiennent point offen-
sés d en être exclus ; As ne s'en prennent point ,
à leur rang, mais à leur âge; ils ne disent point,
nous sommes trop pauvres, mais nous sonmies
trop jeunes pour être ainsi traités ; Thonneur
quon rend à leurs vieillards et lespoir de le
partager un jour les consolent d en être prives
et les excitent à s en rendre dignes.
Cependant le vieux bon-homme, encore at-
tendri des caresses qu'il a reçues, revient dans
sa chaumière , empressé de montrer à sa femme
et à ses enfants les dons qu il leur apporte. Ces
bagatelles répandent la joie dans toute une fa-
mille qui voit qu on a daigné s occuper d elle. Il
leur raconte avec emphase la réception qu'on
lui a faite , les mets dont on Ta servi , les vins
dont il a goûté , les discours obligeants qu'on lui
a tenus, combien on s'est informé d'eux, FaflFa-
CINQUIÈME PAR^TIE. ^ 26t
lùRté des maîtres , lattention des serviteurs , et
généralement ce qui peut donner du prix aux
marques d estime et de bonté qu il a reçues : en
le racontant il en jouit une seconde fois , et
toute la maison croit jouir aussi des honneurs
rendu» à son chef. Tous bénissent de concert
cette famille illustre et généreuse qui donne
exemple aux grands et refuge aux petits, qui ne
dédaigne point le pauvre et rend honneur aux
cheveux blancs. Voilà lencens quiplait aux âmes
bienfaisantes. S'il est des bénédictions humaines
que le ciel daigne exaucer , ce ne sont point
celles qu'arrachent la flatterie et la bassesse en
présence des gens qu on loue y mais celles que
dicte en secret un cœur simple et reconnoissant
au coin d'un foyer rustique.
C'est ainsi qu un sentiment agréable et doux
peut couvrir de son charme une vie insipide à
des cœurs indifférents ; c'est ainsi que les soins ,
les travaux 9 la retraite, peuvent devenir des amu-
sements par l'art de les diriger. Une ame saine
peut donner du goût à des occupations commu-
nes , comme la santé du corps fait trouver bons
les aliments les plus simples. Tous ces gens en-
nuyés qu'on amuse avec tant de peine doivent
leur dégoût à leurs vices , et ne perdent le senti-
ment du plaisir qu'avec celui du devoir. Pour
Julie, il lui est arrivé précisément le contraire;
et des soins qu'une certaine langueur d'ame lui
eût laissé négliger autrefois lui deviennent inté-
ressants par le motif qui les inspire. Il faudroit
^^^ LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
être insensible pour être toujours sans vivacité.
La sienne â est développée par les mêmes causés
qui la réprimoient autrefois. Son cœur cherchoit
la retraite et la solitude pour se livrer en paix
aux affections dont il étoit pénétré ; maintenant
elle a pris une activité nouvelle en formant de
nouveaux liens. Elle n est point de ces indolen*
tes mères de famille , contentes d'étudier quand
il faut agir , qui perdent à s'instruire des devoirs
dautrui le temps quelles devroient mettre à
remplir les leurs. Elle pratique aujourd'hui ce
qu elle apprenoit autrefois. Elle n étudie plus ,
elle ne lit plus ; elle agit. Comme elle se lève une
heure plus tard que son mari , elle se couche
aussi plus tard d une heure. Cette heure est le
seul temps qu elle donne encore à letude , et la
journée ne lui parolt jamais assez longue pour
tous les soins dont elle aime à la remplir.
Voilà , mylord , ce que j'avois à vous dire sur
l'économie de cette maison et sur la vie privée
des maitres qui la gouvernent. Contents de leur
sort , ils en jouissent paisiblement ; contents de
leur fortune , ils ne travaillent pas à l'augmenter
pour leurs enfants , mai9 à leur laisser , avec l'hé-
ritage qu'ils ont reçu , des terres en bon état ,
des domestiques affectionnés, le goût du tra-
vail, de l'ordre, de la modération, et tout ce
qui peut rendre douce et charmante à des gens
sensés la jouissance d'un bien médiocre , aussi
sagement conservé qu'il fut honnêtement acquis.
N
CINQUIÈME IPARTIE. 265
LETTRE III (i).
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD.
JN^OUS avons eu des hôtes ces jours derniers : ils
sont repartis hier ; et nous recommençons entre
nous trois une société d autant plus charmante
qu il n est rien resté dans le fond des cœurs qu on
veuille se cacher lun à lautre. Quel plaisir je
goûte à. reprendre un nouvel être qui nie rend
digne de votre confiance ! Je ne reçois pas une
marque d estime de Julie et de son mari que je
ne me dise avec une certaine fierté d ame : Enfin
j oserai me mpntrer à lui. G est par vos soins,
c'est sous vos yeux , que j espère honorer mon
état présent de mes fautes passées. Si Famour
éteint jette lame dans lepuisement , Famour sub-
juguélui donne, avec la conscience de sa victoire,
une élévation nouvelle et un attrait plus vifpour
tout ce qui est grand et beau. Voudroit-on per-
dre le firuitd'un sacrifice qui nous a coûté si cher?
(i) Deux lettres écrites en différents temps roulaient
sur le sujet de celle-ci , ce qui occasionoit bien des ré-
pétitions inutiles. Pour les retrancher, j'ai réuni ces
deux lettres en une seule. Au reste, sans prétendre justi*
fier Texcessive longueur de plusieurs des lettres dont ce
recueil est composé, je remarquerai que les lettres des
solitaires sont longues et rares, celles des gens du monde
fréquentes et courtes. Il ne faut qu'observer cette difFc-
rence pour en sentir à Finstant la raison.
264 L^ I90nVELLE HÉLOÏSE.
Non , mylord ; je sens qu a votre exemple mon
cœur va mettre à profit tous les ardents senti-
ments quil a vaincus; je sens quil faut avoir
été ce que je fus pour devenir ce que je veux
être.
Après six jours perdus aux entretiens frivoles
des gens inflifFérents , nous avons passé aujour-
d'hui une matinée à Fangioise , réunis et dans le
silence , goûtant à-la-fois le plaisir d'être ensem-
ble et la douceur du recueillement. Que les dé-
lices de cet état sont connues de peu de gens ! Je
nai vu personne en France en avoir la moindre
idée. La conversation des amis ne tarit jamais ;
disent-ils. 11 est vrai , la langue fournit un babil
facile aux attachements médiocres ; mais Fami-
tié, mylord, lamitié! Sentiment vif et céleste ,
quels discours sont dignes de toi ? quelle langue
ose être ton interprète? Jamais ce qu'on dit à
son ami peut-il valoir ce quon sent à ses côtés?
Mon dieu 1 qu'une main serrée , qu'un regard
animé , qu'une étreinte contre la poitrine , que
le soupir qui la suit , disent de choses ! et que le
premier mot qu'on prononce est froid après tout
cela ! O veillées de Besançon ! moments consa-
crés au silence et recueillis par l'amitié ! O Boms-
ton y ame grande , ami sublime! non Je n'ai point
avili ce que tu fis pour moi , et ma bouche ne
t'en a jamais rien dit.
Il est sûr que cet état de contemplation fait un
des grands charmes des hommes sensibles. Mais
j'ai toujours trouvé que les importuns empè-
CINQUIÈME PARTIE. 265
choient de le goûter , et que les amis ont besoin
detre sans témoin pour pouvoir ne se rien dire
qua leur aise. On veut être recueillis, pour ainsi
dire^Iun dansFautre : les moindres distractions
sont désolantes , la moindre contrainte est in-
supportable. Si quelquefois le cœur porte un mot
à la bouche y il est si doux de pouvoir le pronon-'
cer sans gène ! U semble qu on n ose penser li-
brement QB qu on n ose dire de même : il semble
que la présence d'un seul étranger • retienne le
sentiment et comprime des âmes qui s enten-
droient si bien sans lui.
Deux heures se sont ainsi écoulées entre nous
dans cette immobilité d extase, plus douce mille
, fois que le froid repos des dieux d'Épicure. Après
le déjeuner , les enfants sont entrés comme à
l'ordinaire dans la chambre de leur mère; mais,
au lieu d aller ensuite s enfermer avec eux dans
le gynécée selon sa coutume, pour nous dédom-
mager en quelque sorte du temps perdu sans
nous voir, elle les a fait rester avec elle, et nous
ne nous sommes point quittés jusqu'au diner.
Henriette , qui commence à savoir tenir lai-
guille , travailloit assise devant la Fanchon , qui
faisoit de la dentelle , et dont loreiller posoit sur
le dossier de sa petite chaise. Les deux garçons
' feuilletoient sur une table un recueil d'images
dont lalné expliquoit les sujets au cadet. Quand
il: se trompoit , Henriette attentive , et qui sait
le recueil par cœur,avoit soin de le corriger;
Souvent, feignant d'ignorer à quelle estampe ils
366 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
étoient, elle en droit un prétexte de se lever,
d aller et venir de sa chaise à ta table et de la
table à sa chaise. Ces promenades ne lui déplai-
soient pas , et lui attiroient toujours quelque aga-
cerie de la part du petit mali; quelquefois même
il s y joiguoit un baiser que sa bouche enfan-
tine sait mal appliquer encore , mais dont Hen-
riette j déjà plus savante, lui épargne volontiers
la façon. Pendant ces petites leçons , qui se pre-
noient et se donnoient sans beaucoup de soin,
mais aussi sans la moindre gène , le cadet comp*
toit furtivement des onchets de buis qu'il avoit
cachés sous le livre. ■
Madame de Wolmar brodoit près de la fenêtre
vis-à-vis des enfants; nous étions son mari et moi
encore autour de la table à thé lisant la gazette,
à laquelle elle prètoit assez peu d attention. Mais
à larticle de la maladie du roi de France et de
rattachement singulier de son peuple , qui n'eut
jamais degal que celui des Romains pour Ger-
manicus , elle a fait quelques réflexions sur le
bon naturel de cette nation douce et bienveil-
lante, que toutes haïssent, et qui nen hait au-
cune, ajoutant qu elle n envioit du rang suprême
que le plaisir de s y faire aimer. N'enviez rien ,
lui a dit son mari d'un ton qu il m eût dû laisser
prendre; il y a long-temps que nous sommes
tous vos sujets. A ce mot son- ouvrage est tombé
de ses mains; elle a tourné la tête, et jeté sur
son digne époux un regard si touchant , si ten-
dre , que j en ai tressailli moi-même. Elle n a
/
CINQUIÈME PARTIE. 267
rien dit : qu'eût -elle dit qui valût ce regard?
Nos yeux se sont aussi rencontrés. Jai senti,
à la manière dont son mari ma serré la main,
que la même émotion nous gagnoit tous trois ,
et que la douce influence de cette ame expansive
agissoit autour d elle et triomphoit de Tinsensi-
hilité même.
C est dans ces dispositions qu^a commencé le
silence dont je vous parlois : vous pouvez juger
qu il netoit pas de froideur et d'ennui. Il nétoit
interrompu que par le petit manège des enfants ;
encore, aussitôt que nous avons cessé de parler,
ont-ils modéré, par imitation, leur caquet, comme
craignant de troubler le recueillement universel.
Cest la petite surintendante qui la première
s'est mise à baisser la voix , à faire signe aux
autres , à courir sur la pointe du pied ; et leurs
jeux sont devenus dautant plus amusants que
cette légère contrainte y ajoutoit un nouvel
intérêt. Ce spectacle, qui sembloit être mis sous
nos yeux pour prolonger notre attendrissement,
a produit son efFet naturel.
Ammutiscon le ling;ue, e parlan Falme (i).
Que de choses se sont dites sans ouvrir la bou-
che ! que d'ardents sentiments se sont commu-
niqués sans la froide entremise de la parole !
Insensiblement Julie s'est laissé absorber à celui
(i) Les langues se taisent, mais les cœurs parlent.
Mahini.
368 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qui dominoit tous les autres. Ses yeux se sont
tout-à-fait .fixés sur ses trois enfants; et ^on
cœur , ravi dans une si délicieuse extase , ani-
moit son charmant visage de tout ce que la
tendresse maternelle eut jamais de plus tou-
chant.
Livrés nous-mêmes à cette double contem-
plation , nous nous laissions entraîner Wolmar
et moi à nos rêveries , quand les enfants qui les
causoient les ont fait finir. L*ainé, qui samusoit
aux images, voyant que les onchets empêchoient
son frère d'être attentif, a pris le temps qu il les
avoit rassemblés, et, lui donnant un coup sur
la main , les a fait sauter par la chambre. Mar-
cellin s est mis à pleurer; et, sans s agiter pour
le faire taire , madame de Wolmar a dit à Fan-
chon demporter les onchets. L'enfant sest tu
sur-le-champ , mais les onchets n ont pas moins
été emportés sans qu il ait recommencé de pleu-
rer comme je m'y étois attendu. Cette circon-
stance, qui n etoit rien, m'en a rappelé beaucoup
d'autres auxquelles je n'avois fait nulle atten-
tion; et je ne me souviens pas, en y pensant,
d'avoir vu d'enfants à qui l'on parlât si peu et
qui fussent moins incommodes. Ils ne quittent
presque jamais leur mère , et à peine s'aperçoit-
on qu'ils soient là. Ils sont vifs, étourdis, sé-
millants , comme il convient à leur âge , jamais
importuns ni criards, et l'on voit qu'ils sont
discrets avant de savoir ce que c'est que discré-
tion. Ce qui m'étonnoit le plus dans les réfle-
CINQUIÈME PABTIE. 26g
xions OÙ ce sujet ma conduit , c étoit que cela
se fit comme de soi-même, et quavec une si
vive tendresse pour ses enfants Julie se tour-
mentât si peu autour deux. En effet, on ne la
voit jamais s'empresser à les faire parler ou
taire, ni à leur prescrire ou défendre ceci ou
cela. Elle ne dispute point avec eux, elle ne les
contrarie point dans leurs amusements; on diroit
qu'elle se contente, de les voir et de les aimer, et
que, quand ils ont passé leur journée avec elle,
' tout son devoir de mère est rempli.
Quoique cette paisible tranquiHité me parût
plus douce à considérer que Tinquiéte s^licitude
des autres mères, je nen étois pas moins frappé
d'une indolence qui s'accordoit mal avec mes
idées. Xaurois voulu quelle n'eût pas encore été
contente avec tant de sujets de Fètre : une acti-
vité superflue sied si bien à Famour maternel !
Tout ce que je voyois dé bon dans ses enfants
j'aurois voulu lattrîbuer à ses soins ; j aurois
voulu qu'ils dussent nioins à la nature et davan-
tage à leur mère; je leur aurois presque désiré
des défauts , pour la voir plus empressée à les
corriger.
Après m'ètre occupé long-temps de ces ré-
flexions en silence, je lai rompu pour les lui
communiquer. Je vois, lui ai -je dit, que le ciel
récompense la vertu des mères par le bon natu-
rel des enfants ; mais ce bon naturel veut être
cultivé. Cest dès leur naissance que doit com-
mencer leur éducation. Est -il un temps plus
270 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
propre à les former que celui où ils n ont encore
aucune forme à détruire? Si vous les livrez à
eux-mêmes dés leur enfance , à quel âge atten-
drez-vous deux de la docilité? Quand vous
n!auriez rien à leur apprendre, il faudroit leur
apprendre à vous obéir. Vous apercevez - vous ,
a-t-elle répondu, quiis me désobéissent? Cela
seroit difficile, ai -je dit, quand vous ne leur
commandez rien. Elle s'est mise à sourire en
regardant son mari ; et , me prenant par la main ,
elle ma mené dans le cabinet, où nous pou-
vions causer tous trois sans être entendus des
enfants.^ . .
Cest là que, m expliquant à loisir ses maxi-
mes , elle m'a fait voir sous cet air de négligence
la plus vigilante attention qu ait jamais donnée
la tendresse maternelle. Long-temps , m a-t-elle
dit , j ai pensé comme vous sur les instructioDS
préinaturées ; et durant ma première grossesse ,
efïrâyée de tous mes devoirs et des soins que
jaurois bientôt à remplir, jen parlois souvent
à M. de Wolmar avec inquiétude. Quel meil-
leur guide pouvois-je prendre en cela qu'un
observateur éclairé qui joignoit à l'intérêt d'un
père le sang-froid d'un philosophe»^ 11 remplit
et passa mon attente; il dissipa mes préjugés,
et m'apprit à m'assurer avec moins de peine
un succès beaucoup plus étendu. Il me fît sen-
tir que la première et plus importante édu-
cation, celle précisément que tout le monde
CINQUIÈME PARTIE. 27 1
oublie (i) , est de rendre un enfant propre à être
élevé. Une erreur commune à tous les parents
qui se piquent de lumières est de supposer leurs
enfants raisonnables dès leur naissance , et de
leur parler comme à des hommes avant même
qu ils sachent parler. La raison est Tinstrument
quon pense employer à les instruire; au lieu
que les autres instruments doivent servir a for-
mer celui-là, et que de toutes les instructions
propres à Thomme celle quil acquiert le plus
tard et le plus difficilement est la raison même.
En leur parlant dès leur bas âge une langue
quils n entendent point, on les accoutume à se
payer de mots , à en payer les autres , à contrôler
tout ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages
que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mu-
tins; et tout ce quon pense obtenir deux par
des motifs raisonnables, on ne Tobtient en effet
que par ceux de crainte ou de vanité quon est
toujours forcé d y joindre.
11 n y a point de patience que ne lasse enfin
lenfant quon veut élever ainsi; et voilà com-
ment, ennuyés, rebutés, excédés de Téternelle
importunité dont ils leur ont donné Thabitude
eux-mêmes, les parents, ne pouvant plus sup-
porter le tracas des enfants » sont forcés de les
éloigner d eux en les livrant- à des maîtres ;
(i) Locke lui-même, le sage Locke l'a oubliée; il dit
bien plus ce qu'on doit exiger des enfants que ce qu'il
faut faire pour l'obtenir.
272 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
comme si Ton pouvoit jamais espérer d un pré-
cepteur plus de patience et de douceur que n en
peut avoir un. père !
La nature, a continué Julie, veut que les en-
fants soient enfants avant que d'être hommes.
Si nous voulons pervertir cet ordre, nous pro-
duirons des fruits précoces qui n auront ni ma-
turité ni saveur , et ne tarderont pas à se cor-
rompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de
vieux enfants. Lenfance a des manières devoir,
de penser, de 3entir, qui lui sont propres. Rien
nest moins sensé que dy vouloir substituer les
nôtres ; et j aimerois autant exiger qu un enfant
eût cinq pieds de haut que du jugement à dix
ans.
La raison ne commence à se former quau
bout de plusieurs années , et quand le corps a
pris une certaine consistance. L'intention de la
nature est doqc que le corps se fortifie avant
que lesprit s exerce. Les enfants sont toujours
en mouvement^ le repos et la réflexion sont la-
version de leur âge ; une vie appliquée et séden-
taire les empêche de croître et de profiter ; leur
esprit ni leur corps ne peuvent supporter la
contrainte. Sans cesse enfermés dans une cham-
bre avec des livres , ils perdent toute leur vi-
gueur ; ils deviennent délicats , foibles , mal-
sains, plutôt hébétés que raisonnables; et lame
se sent toute la vie du dépérissement du corps.
Quand toutes ces instructions prématurées
profiteroient à leur jugement autant qu elles y
CINQUIÈME PAÏlTtE. ^Z^ji
nuisetii, encore y auroit-il un très grand incon>k
vénient à les leur donner indistinctement et sans
égard à celles qui conviennent par préférence
au génie de chaque enfant. Outre la constitu-
tion commune à Tespéce , chacun apporte en
naissant un tempérament particulier qui déter-
mine son génie et son caractère, et quil ne s'agit
ni de changer ni de contraindre, mais déformer
et de perfectionner. Tous les caractères sont
bons et sains en eux-mêmes , selon M. de Wol-
mar. Il ny a point, dit-il, d erreurs dans la na-^
ture (i); tous les vices quon impute au naturel
sont lefiet des mauvaises formes qu'il a reçues.
11 n y a point de scélérat dont les penchants
mieux dirigés n eussent produit de grandes ver-
tus. Il n y a point d esprit faux dont on n eût
tiré des talents utiles en le prenant d un certain
biais , comme ces figures difformes et mon-
strueuses quon rend belles et bien proportion-
nées en les mettant à leur point de vue. Tout
concourt au bien commun dans le système uni-
versel. Tout homme a sa place assignée dans le
meilleur ordre des choses , il s agit de trouver
cette place et de ne pas pervertir cet ordre.
Qu arrivât-il dune éducation commencée dès
le berceau et toujours sous une même formule ,
sans égard à la prodigieuse diversité des esprits?
Qu on donne à la plupart des instructions nui-
(i) Cette doctrine si vraie me surprend dans M. de
Wolmar ; on verra bientôt pouti|uoi.
4« i8
374 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
slbles OU déplacées, qu on les prive de celles qui
leur conviendroient^quon gêne de toutes parts
la nature, quon efface les grandes qualités de
lame pour en substituer de petites et d appa -
renies qui n ont aucune réalité ; qu en exerçant
indistinctement aux mêmes choses tant de ta*
lents divers , on efïace les uns par les autres ,
on les confond tous ; qu après bien des soins
perdus à gâter dans les enfants les vrais dons de
la nature , on voit bientôt ternir cet éclat pas-
sager et frivole qu on leur préfère , sans que le
naturel éitouffé revienne jamais, quon perd à-
la-fois ce qu on a détruit et ce qu'on a fait; qu en-
fin, pour le prix de tant de peine indiscrètement
prise, tous ces petits prodiges deviennent des
esprits sans force et des hommes sans mérite ,
uniquement remarquables par leur foiblesse et
par leur inutilité.
J entends ces maximes , ai-je dit à Julie; mais
j ai peine à les accorder avec vos propres senti-
ments sur le peu davantage qu il y a de déve-
lopper le génie et les talents naturels de chaque
individu, soit pour son propre bonheur, soit
pour le vrai bien de la société. Ne vaut-il pas
infiniment mieux former un parfait modèle de
rhomme raisonnable et de Tfaonnête homme,
puis rapprocher chaque enfant de ce modèle
par la force de leducation , en excitant lun , en
retenant Faut re , en réprimant les passions, eu
perfectionnant la raison , en corrigeant la na-
ture?... Corriger la nature! a dit Wolmar en
cinquièmî: partie. 275
m interrompant ; ce mot est beau , mais avant
que de lemployer il falloit répondre à ce que
Julie vient de vous dire.
Une réponse très péremptoire, à ce quil me
sembloit , étoit de nier le principe ; c est ce que
j'ai fait. Vous supposez toujours que cette diver-
sité desprits et de génies qui distingue les indi«
vidus est Touvrage de la nature ; et cela n'est
rien moins qu'évident. Car enfin, si les esprits
sont différents, ils sont inégaux ; et si la na-
ture les a rendus inégaux, c'est en douant les
uns préférablement aux autres d'un peu plus de
finesse de sens, d'étendue de mémoire, ou de
capacité d'attention. Or, quant au sens et à la
mémoire , il est prouvé par l'expérience que
leurs divers degrés d'étendue et de perfection
ne sont point la mesure de l'esprit des bommes;
et quant à la capacité d'attention, elle dépend
uniquement de la force des passions qui nous
animent; et il est encore prouvé que tous les
hommes sont par leur nature susceptibles de
passions assez fortes pour les douer du degré
d'attention auquel est attachée la supériorité de
l'esprit.
Que si la diversité des esprits , au lieu de venir
de la nature, étoit un effet de l'éducation , c'est-
à-dire des diverses idées, des divers sentiments
qu'excitent en nous dès l'enfance les objets qui
nous frappent, les circonstances où nous nous
trouvons , et toutes les impressions que nous re-
cevons i bien loin d'attendre pour élever les en-
18.
576 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Haiats quon connût le caractère de leur esprit,
iJ faudroit au contraire se hâter de déterminer
convenablement ce caractère par une éducation
propre à celui qu on veut leur donner.
A cela il ma répondu que ce n etoit pas sa
méthode de nier ce qu il voyoit, lorsqu'il ne
pou voit l'expliquer. Regardez, ma-t-il dit, ces
deux chiens qui sont dans la cour ; ils sont de la
même portée , ils ont été nourris et traités de
même, ils ne se sont jamais quittés; cependant
lun des deux€st vif, gai, caressant, plein d'in-
telligence; l'autre lourd, pesant, hargneux, et
jamais on n'a pu lui rien apprendre. La seule
différence des tempéraments a produit en eux
celle des caractères , comme la seule différence
de l'organisation intérieure produit en nous
celle des esprits; tout le reste a été semblable...
Semblable? ai-je interrompu; quelle différence!
Combien de petits objets ont agi sur l'un et
non pas sur l'autre? combien de petites cîrcon^
stances les ont frappés diversement sans que
vous vous en soyez aperçu ! Bon ! a-t*il repris ,
vous voilà raisonnant comme les astrologues.
Quand on leur opposoit que deux hommes nés
sous le même aspect avoient des fortunes si di-
verses , ils rejetoient bien loin cette identité. Ils
soutenoient que , vu la rapidité des cieux , il y
avoit une distance immense du thème de l'un
de ces hommes à celui de l'autre , et que , si
Ton eût pu marquer les deux instants précis
CINQUIÈME PARTIE. 277
de leurs naissances , Fobjection se fut tournée
en preuve.
Laissons, je vous prie, toutes ces subtilités ,
et nous en tenons à Fobservation. Elle nous ap-
prend quil y a des caractères qui s'annoncent
presque en naissant , et des enfants qu on peut
étudier sur le sein de leur nourrice. Ceux-là
font une classe à part et s'élèvent en commen-
çant de vivre ; mais, quant aux autres qui se dé-
veloppent moins vite, vouloir former leur esprit
avant de le connoitre , c est s exposer à gâter le
bien que la nature a fait , et à faire plus mal à sa
place. Platon votre maître ne soutenoit-il pas
que tout le savoir humain , toute la philosophie
ne pouvoit tirer d'une ame humaine que ce que
la nature y avoit mis, comme toutes les opé-
rations chimiques n'ont jamais tiré d'aucun
mixte qu'autant d'or qu'il en contenoit déjà?
Cela n'est vrai ni de nos sentiments ni de nos
idées ; mais cela est vrai de nos dispositions à les
acquérir. Pour changer un esprit, il faudroit
changer l'organisation intérieure; pour changer
un caractère, il faudroit changer le tempéra-
ment dont il dépend. Avez* vous jamais ouï
dire qu'un emporté soit devenu flegmatique , et
qu'un esprit méthodique et froid ait acquis de
l'imagination? Pour moi, je trouve qu'il seroit
tout aussi aisé de faire un blond d'un brun , et
d'un sot un homme d'esprit. C'est donc en vain
c^u'on prétendroit refondre les divers esprits sur
278 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
•
un modèle commun. On peut les contraindre et
non les chang;er : on peut empêcher les hommes
de se montrer tels qu'ils sont, mais non les faire
devenir autres ; et s ils se déguisent dans le cours
ordinaire de la vie , vous les verrez dans toutes
les occasions importantes reprendre leur carac-
tère originel , et s'y livrer avec d'autant moins
de régie qu'ils n'en connoissent plus en s'y li-
vrant. Encore une fois, il ne s'agit point de
changer le caractère et de pHer le naturel, mais
au contraire de le pousser aussi loin qu'il peut
aller, de le cultiver, et d'empêcher qu'il ne dé-
génère; car c'est ainsi qu'un homme devient
tout ce qu'il peut être, et que l'ouvrage de la
nature s'achève en lui par l'éducation. Or, avant
.de cultiver le caractère , il fout l'étudier, attendre
paisiblement qu'il se montre, lui fournir les oc-
casions de se montrer, et toujours s'abstenir de
rien faire plutôt que d agir mal-à-propos. A tel
génie il faut donner des aîles, à d'autres des en-
traves; l'un veut être pressé, l'autre retenu; l'un
veut qu'on le flatte, et l'autre qu'on l'intimide :
il faudroit tantôt éclairer, tantôt abrutir. Tel
homme est fait pour porter la connoissance
humaine jusqu'à son dernier terme; à tel autre
il est même fiineste de savoir lire. Attendons la
première étincelle de la raison; c'est elle qui
lait sortir le caractère et lui donne sa véritable
forme ; c'est par elle aussi qu'on le cultive , et il
n'y a point avant la raison de véritable éduca-
tion pour l'homme.
CINQUIÈME PARTIE. 279
Quant aux maximes de Julie que vous mettez
en opposition , je ne sais ce que vous y voyez de
contradictoire : pour moi je les trouve parfaite-
ment d accord ; chaque homme apporte en nais-
sant un caractère, un génie et des talents qui lui
sont propres. Ceux qui sont destinés à vivre dans
la simplicité champêtre n ont pas besoin pour
être heureux du développement de leurs facul-
tés , et leurs talents enfouis sont comme les
mines d or du Valais que le J3ien public ne per*
met pas qu'on exploite. Mais dans letat civil ,
où Ton a moins besoin de bras que de têtes et où
chacun doit compte à soi - même et aux autres
de tout son prix , il importe d'apprendre à tirer
des hommes tout ce que la nature leur a donné,
à les diriger du côté où ils peuvent aller le plus
loin , et sur*t*ut à nourrir leurs inclinations de
tout ce qui peut les rendre utiles. Dans le pre-
mier cas , on n a d'égard qu'à Fespéce , chacun
iaitce que font tous les autres ; Fexerople est la
seule régie , Thabitude est le seul talent ; et nul
n exerce de son ame que la partie commune à
tous. Dans le second , on s'applique à l'individu ,
à l'homme en général ; on ajoute en lui tout ce
qu'il peut avoir de plus qu'un autre; on le suit
aussi loin que la nature le mène , et l'on en fera
le plus grand des hommes sll a ce qu'il faut pour
le devenir. Ces maximes se contredisent si peu
que la pratique en est la même pour le premier
âge. N'instruisez point l'enfant du villageois , car
il ne lui convient pas d'être instruit. N'instruisez
28o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pâs Tenfant du citadin , car vous ne savez en--
core quelle instruction lui convient. En tout état
de cause , laissez former le corps jusqu'à ce que
la raison commence à poindre; alors cest le
moment de la cultiver.
Tout cela me paroitroit fort bien , ai-je dit y
si je n y voyois un inconvénient qui nuit fort
aux avantages que vous attendez de cette mé-
thode ; c'est de laisser prendre aux enfants mille
mauvaises habitudes qu on ne prévient que par
les bonnes. Voyez ceux qu on abandonne à eux-
mêmes ; ils contractent bientôt tous les défauts
dont l'exemple frappe leurs yeux, parceque
cet exemple est commode à suivre , et n'imitent
jamais le bien , qui coûte plus à pratiquer. Ac-
coutumés à tout obtenir , à faire en toute occa-
sion leur indiscrète volonté , ils d#viennent mu-
tins , têtus , indomptables... Mais , a repris M. de
Wolmar , il me semble que vous avez remarqué
le contraire dans les nôtres, et que c'est ce qui
a donné lieu à cet entretien. Je l'avoue, ai -je
dit , et c'est précisément ce qui m'étonne. Qu a-
t-elle fait pour les rendre dociles? comment s'y
est-elle prise? qu'a-t-elle substitué au joug de la
discipline? Un joug bien plus inflexible, a-t-il
dit à l'instant , celui de la nécessité. Mais , en
vous détaillant sa conduite , elle vous fera mieux
entendre ses vues. Alors il l'a engagée à m'ex-
pliquer sa méthode ; et , après une courte pause,
voici à peu près comme elle m'a parlé.
Heureux les enfants bien nés , mon aimable
CINQUIÈME PARTIE 381
ami ! Je ne présume pas autant de nos soins que'
M. de Wolmar. Malgré ses maximes , je doute
qu on puisse jamais tirer un bon parti d un mau-
vais caractère ) et que tout naturel puisse être
tourné à bien ; mais , au surplus , convaincue
de la bonté de sa méthode , je t&che d y confor-
mer en tout ma conduitie dans ]e gouvernement
de la famille. Ma première espérance est que des
méchants tie seront pas sortis de mon«sein ; la
seconde, est d'élever assez bien les enfants que
Dieu ma donnés , sous la direction de leur père ,
pour qu ils aient un jour le bonheur de lui res-
sembler. J ai tâché pour cela de m approprier les
régies qu il ma prescrites , en leur donnant un
principe moins philosophique et plus convena-
ble à lamour maternel ; c est de voir mes en-
fants heureux. Ce fut le premier vœu de mon
cœur en portant le doux nom de mère , et tous
les soins de mes jours sont destinés à laccom-
plir. La première fois que je tins mon fiJs aîné
dans mes bras , je songeai que Fenfance est pres-
que un quart des plus longues vies , qu on par-
vient rarement aux trois autres quarts , et que
cest une bien cruelle prudence de rendre cette
première portion malheureuse pour assurer le
bonheur du reste , qui peut-être ne viendra ja-
mais. Je songeai que , durant la foiblesse du
premier âge , la nature assujettit ]es enfants de
tant de manières, qu'il est barbare d ajouter à
cet assujettissement lempire de nos caprices , en
leur étant une liberté si bornée et dont ils peu-
283 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
vent si peu abuser. Je résolus depargner aa
mien toute contrainte autant quil seroit pos-
sible , de lui laisser tout l'usage de ses petites
forces , et de ne gêner en lui nul des mouve-
ments de la nature. J ai déjà gagné à cela deux
grands avantages ; Tun , d écarter de son ame
naissante le mensonge , la vanité , la colère ,
lenvie, en un mot tous les vices qui naissent de
lesclavage , et qu on est contraint de fomenter
dans les enfants pour obtenir d eux ce qu on en
exige ; lautre , de laisser fortifier librement son
corps par lexercice continuel que Tinstinct lui
demande. Accoutumé tout comme les paysans
à courir tête nue au soleil , au froid , à s essouf-
fler , à se mettre en sueur , il s endurcit comme
eux aux injures de Tair , et se rend plus robuste
en vivant plus content. Cest le cas de songer à
Fâge d'homme et aux accidents de Thumanité.
Je vous lai déjà dit, je crains cette pusillani-
mité meurtrière qui, à force de délicatesse et de
soins , affoiblit , efféminé un enfant , le tour-
mente par une éternelle contrainte , lenchaîne
par mille vaines précautions , enfin lexpose
pour toute sa vie aux périls inévitables dont
elle veut le préserver un moment, et, pour lui
sauver quelques rhumes dans son enfance , lui
prépare de loin des fluxions de poitrine , des
pleurésies , des coups de soleil , et la mort étant
grand.
Ce qui donne aux enfants livrés à eux-mêmes
la plupart des défauts dont vous parliez , c est
CINQUIÈME PARTIE. 283
lorsque , non contents de faire leur propre vo-
lonté , ils la font encore foire aux autres , et
cela par Tinsensée indulgence des mères à qui
Ion ne complaît qu en servant toutes les fan-
taisies de leurs enfants. Mon ami , je me flatte
que vous n avez rien vu dans les miens qui sen-
tît lempire et l'autorité , même avec le dernier
domestique, et que vous ne m'avez pas vu non
plus applaudir en secret aux fausses complai-
sances qu on a pour eux. Cest ici que je crois
suivre une route nouvelle et sûre pour rendre
à-la-fois un enfant libre , paisible , caressant ,
docile , et cela par un moyen fort simple , c'est
de le convaincre qu'il n'est qu'un enfant.
A considérer l'enfonce en elle-même, y a-t-ii
au monde un être plus foible , plus misérable ,
plus à la merci de tout ce qui l'environne , qui
ait si grand besoin de pitié , d'amour, de pro-
tection, qu'un enfant? Ne semble-t-il pas que
c'est pour cela que les premières voix qui lui
sont suggérées par la nature sont les cris et les
plaintes ; qu'elle lui a donné une figure si douce
et un air si touchant, afin que tout ce qui l'ap-
proche s'intéresse à sa foiblesse et s'empresse à
le secourir? Qu'y a-t-il donc de plus choquant ,
de plus contraire à l'ordre , que de voir un en-
fant, impérieux et mutin , commander à tout
ce qui l'entoure, prendre impudemment un ton
de maître avec ceux qui n'ont qu'à l'abandonner
pour le faire périr, et d'aveugles parents, ap-
prouvant cette audace , l'exercer à devenir le ty-
S84 LA NOUVELLE HÉLO^SE.
ran de sa nourrice , en attendant qu il devienne
le leur?
Quant à moi , je n ai rien épargné pour éloi-
gner de mon fils la dangereuse image de lem-
pire et de la servitude, et pour ne jamais lui
donner lieu de penser quil fût plutôt servi par
devoir que par pitié. Ce point est peut-être le
plus difficile et le plus important de toute ledu-
eation ; et c est un détail qui ne finiroit point
que celui de toutes les précautions quil m'a
fallu prendre pour prévenir en lui cet instinct
si prompt à distinguer les services mercenaires
des domestiques de la tendresse des soins ma-
ternels.
L un des principaux moyens que j'aie employés
a été, comme je vous lai dit, de le bien con-
vaincre de l'impossibilité où le tient son âge de
vivre sans notre assistance. Après quoi je n ai
pas eu peine à lui montrer que tous les secours
qu on est forcé de recevoir d autrui sont des
actes de dépendance ; que les domestiques ont
•une véritable supériorité sur lui , en ce qu'il ne
sauroit se passer d'eux, tandis qu'il ne leur est
bon à rien ; de sorte que , bien loin de tirer va-
nité de leurs services , il les reçoit avec une sorte
d'humiliation, comme un témoignage de sa
fbiblesse, et il aspire ardemment au temps où
il sera assez grand et assez fort pour avoir Thon-
neur de se servir lui- même.
Ces"^ idées, ai-je dit, seroient difficiles à établir
dans des maisons où le père et la mère se font
CINQUIÈME PARTIE. 285
servir comme des enfants ; mais dans celle-ci ,
où chacun, à commencer par vous, a ses fonc-
tions à remplir , et où le rapport des valets aux
maîtres n est qu un échange perpétuel de services
et de soins, je ne crois pas cet établissement
impossible. Cependant il me reste à concevoir
comment des enfants accoutumés à voir préve-
nir leurs besoins n étendent pas ce droit à leurs
fantaisies , ou comment ils ne souffrent pas quel-
quefois de rhumeur d'un domestique qui traitera
de fantaisie un véritable besoin .
Mon ami , a repris madame de Wolmar , une
mère peu éclairée se fait des monstres de tout.
Les vrais besoins sont très bornés dans les en-
fants comme dans les hommes , et Ion doit plus
regarder à la durée du bien-être quau bien-
être d'un seul moment. Pensez-vous quun en-
fant qui n'est point gêné puisse assez souffrir
de rhumeur de sa gouvernante , sous les yeux
d une mère , pour en être incommodé ? Vous
supposez des inconvénients qui naissent de vices
déjà contractés , sans songer que tous mes soins
opt été d'empêcher ces vices de naitre. Naturel-
lement les femmes aiment les enfants. La més-
intelligence ne s élève entre eux que quand lun
veut assujettir lautre à ses caprices. Or cela ne
peut arriver ici , ni sur lenfant dont on n'exige
rien, ni sur la gouvernante à qui l'enfant n'a rien
à commander. J'ai suivi en cela tout le contre-
pied des autres mères, qui font semblant de
vouloir que l'enfant obéisse au dpmestique , et ..
286 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
veulent en effet que le domestique obéisse à Ten-
fant. Personne ici ne commande ni n obéit ;
mais Tenfant n obtient jamais de ceux qui rap-
prochent qu autant de complaisance qu'il en a
pour eux. Par-là , sentant qu il n a sur tout ce
qui lenvironne d'autre autorité que celle de la
bienveillance , il se rend docile et complaisant ;
en cherchant à s attacher les cœurs des autres y
le sien s attache à eux à son tour : car on aime
en se faisant aimer, c'est Tinfaillible effet de
lamour-propre; et de cette affection réciproque,
née de 1 égalité , résultent sans effort les bonnes
qualités qu on prêche sans cesse à tous les en-
fants , sans jamais en obtenir aucune.
J'ai pensé que la partie la plus essentielle de
leducation dun enfant, celle dont il nest ja-
mais question dans les éducations les plus soi-
gnées , c est de lui bien faire sentir sa misère ,
sa foiblesse , sa dépendance , et , comme vous a
dit mon mari, le pesant joug de la nécessité
que la nature impose à Thonime ; et cela , non
seulement afin qu'il soit sensihie à ce qu'on fait
pour lui alléger ce joug, mais sur-tout afin qu'il
connoisse de bonne heure en quel rang l'a placé
la providence , qu'il ne s'élève point au-dessus
de sa portée , et que rien d'humain ne lui semble
étranger à lui.
Induits dès leur naissance par la mollesse dans
laquelle ils sont nourris, par les égards que tout
le monde a pour eux , par la facilité d'obtenir
tout ce qu'ils désirent , à penser que tout doit
CINQUIÈME PARTIE. 287
céder à leurs fantaisies , les jeunes gens entrent
dans le monde avec cet impertinent préjugé, et
souvent ils ne s en corrigent qu à force d'humi-
liations , d affronts et de déplaisirs. Or je vou-
drois bien sauver à mon fils cette seconde et
mortifiante éducation , en lui donnant par la
première une plus juste opinion des choses.
J avois d'abord résolu de lui accorder tout ce
quil demanderoit, persuadée que les premiers
mouvements de la nature sont toujours bons et
salutaires. Mais je n ai pas tardé de connottre
qu en se faisant un droit d être obéis les enfants
sortoient de l'état de nature presque en naissant,
et contractoient nos vices par notre exemple , le^
leurs par notre indiscrétion. J'ai vu que , si je
voulois contenter toutes ses fantaisies, elles crot-
troient avec ma complaisance ; qu'il y auroit
toujours un point où il faudroit s'arrêter, et où
le refus lui deviendroit d'autant plus sensible
qu'il y seroit moins accoutumé. Ne pouvant
donc, en attendant la raison, lui sauver tout
chagrin, j'ai préféré le moindre et le plus tôt
passé. Pour qu'un refus lui fût moins cruel , je
l'ai plié d'abord au refus; et, pour lui épargner
de longs déplaisirs, des lamentations, des mu-
tineries , j'ai rendu tout refus irrévocable. Il est
vrai que j'en fais le moins que je puis , et que
j'y regarde à deux fois avant que d'en venir là.
Tout ce qu'on lui accorde est accordé sans con-
dition dès la première demande , et l'on est très
indulgent là-dessus : mais il n'obtient jamais
a88 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
rien par importimîté ; les pleurs et les flatteries
sont également mutiles. Il en est si convaÎDCU ,
qu'il a cessé de les employer; du premier mot
il prend son parti , et ne se tourmente pas plus
de voir fermer un cornet de bonbons qu'il vou-
droit manger, qu'envoler un oiseau qu'il vou-
droit tenir; car il sent la même impossibilité
d'avoir l'un et l'autre. Il ne voit rien dans ce
qu'on lui 6te , sinon qu'il ne l'a pu garder , ni
dans ce qu'on lui refuse , sinon qu'il n'a pu
l'obtenir; et, loin débattre la table contre la-
quelle il se blesse , il ne battroit pas la personne
qui lui résiste. Dans tout ce qui le cbagrine il
sent l'empire de la nécessité, l'efFet de sa pro-
pre foiblesse, jamais l'ouvrage du mauvais vou-
loir d'autrui Un moment! dit-elle un peu
vivement , voyant que j'allois répondre ; je
pressens votre objection; j'y vais venir à l'in-
stant.
Ce qui nourrit les criailleries des enfants ,
c'est l'attention qu'on y fait, soit pour leur cé-
der , soit pour les contrarier. 11 ne leur faut
quelquefois pour pleurer tout un jour que s'a-
percevoir qu'on ne veut pas qu'ils pleurent. Qu'on
les flatte ou qu'on les menace, les moyens qu'on
prend pour les faire taire sont tous pernicieux
ei presque toujours sans elïet. Tant qu'on s'oc-
cupe de leurs pleurs, c'est une raison pour eux
de les continuer; mais ils s'en corrigent bientôt
quand ils voient qu'on n'y prend pas garde ; car,
grands et petits , nul n'aime à prendre une peine
CINQUIÈME PARTIE. 289
inutile. Voilà précisément ce qui est aririvé à
mon atné. Cétoit d abord un petit criard qui
étourdissoit tout le monde ; et vous êtes témoin
qu on ne l'entend pas plus à présent dans la
maison que s il n y avoit point d enfant. 11 pleure
quand il souffre ; c est la voix de la nature quil
ne faut jamais contraindre; mais il se tait à
Tinstant qu'il ne souffre plus. Aussi fais-je une
très grande attention à ses pleurs, bien sûre
qu il n en verse jamais en vain. Je gagne à cela
de savoir à point nommé quand il sent de la
douleur et quand il n en sent pas , quand il se
porte bien et quand il est malade; avantage
qu on perd avec ceux qui pleurent par fantaisie
et seulement pour se faire apaiser. Au veste ,
j avoue que ce point n est pas facile à obtenir
des nourrices et des gouvernantes : car comme
rien n est plus ennuyeux que d entendre toujours
lamenter un enfant , et que ces bonnes femmes
ne voient jamais que Finstant présent \ elles ne
songent pas qu à faire taire len&nt aujourd'hui
il en pleurera demain davantage. Le pis est que
lobstination qu il contracte tire à conséquence
dans un âge avancé. La même cause qui le rend
criard à trois ans le rend mutin à douze , que-
relleur à vingt j impérieux à trente , et insup-
portable toute sa vie.
Je viens maintenant à vous ^ me dit-elle en
souriant. Dans tout ce qu on accorde aux enfants
ils voient aisément le désir de leur complaire ;
dans tout ce qu on en exige ou qu on leur refuse
4. 19
1290 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ils doivent supposer des raisons sans les deman*
der. C est un autre avantage qu on gagne à user
avec eux dautorité plutôt que de persuasion
dans les occasions nécessaires : car , comme il
n est pas possible qu ils n'aperçoivent quelque-
fois la raison qu'on a d en user ainsi , il est na-
turel qu ils la supposent encore quand ils sont
hors d'état de la voir. Au contraire , dès quon a
soumis quelque chose à leur jugement , ils pré-
tendent juger de tout, ils deviennent sophistes,
subtils , de mauvaise foi , féconds en chicanes ,
cherchant toujours à réduire au silence ceux qui
ont la foiblesse de s'exposer à leurs petites lu-
mières. Quand on est contraint de leur rendre
compte des choses qu'ils ne sont point en état
d'entendre , ils attribuent au caprice la conduite
la plus prudente , sitôt qu'elle est au-dessus de
leur portée. En un mot , le seul moyen de les
rendre dociles à la raison n'est pas de raisonner
avec eux, mais de les bien convaincre que la
raison est au-dessus de leur âge : car alors ils la
supposent du côté où elle doit être , à moins
qu'on ne leur donne un juste sujet de penser au-
trement. Us savent bien qu'on ne veut pas les
tourmenter quand il's sont surs qu'on les aime;
et les enfants se trompent rarement là-dessus.
Quand donc je refuse quelque chose aux miens,
je n'argumente point avec eux , je ne leur dis
point pourquoi je ne veux pas , mais je fais en
sorte qu'ils le voient , autant qu'il est possible ,
et quelquefois après coup. De cette manière ils
CINQUIÈME PARTIE. agi
^accoutument à comprendre que jamais je ne
les refuse sans en avoir une bonne raison, quoi*
qu'ils ne laperçoivent pas toujours.
Fondée sur le même principe, je ne souffrirai
pas non plus que mes enfants se mêlent dans la
conversation des gens raisonnables , et s'imagi-^
nent sottement y tenir leur rang comme les au«-
très , quand on y souffre leur babil indiscret. Je
veux qu ils répondent modestement et en peu de
mots quand on les interroge, sans jamais parler
«de leur chef, et sur-tout sans qu'ils s'ingèrent à
questionner hors de propos les gens plus âgés
queux , auxquels ils doivent du respect.
En vérité , Julie, dis-je en Finterrompant , voilà
bien de la rigueur pour une mère aussi tendre!
Pythagore n etoit pas plus sévère à ses disciples
que vous Têtes aux vôtres. Non seulement vous
ne les traitez pas en hommes, mais on diroit que
vous craignez de les voir cesser trop tôt d être
enfants. Quel moyen plus agréable et plus sûr
peuvent^ils avoir de s'instruire que d'interroger
sur les choses qu'ils ignorent les gens plus éclai-
rés qu'eux? Que penseroient de vos maximes les
dames de Paris , qui trouvent que leurs enfants
ne jasent jamais assez tôt ni assez long-temps ,
et qui jugent de l'esprit qu'ils auront étant grands
par les sottises qu'ils débitent étant jeunes ?
Wolmar me dira que cela peut être bon dans un
pays où le premier mérite est de bien babiller ,
et où l'on est dispensé de penser pourvu qu'on
parle. Mais vous qui voulez fiûre à vos enfants
'9-
aga LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
un sort si doux, comment accorderez- vous tant
de bonheur avec tant de contrainte? et que de-
vient parmi toute cette gêne la liberté que vous
prétendez leur laisser ?
Quoi donc ! a-t-elle repris à Finstant , est-ce
gêner leur liberté que de les empêcher d attenter
à la nôtre ? et ne sauroient^ils être heureux à
moins que toute une compagnie en sOence n'ad-
mire leurs puérilités ? Empêchons leur vanité de
naître , ou du moins arrêtons-en les progrès ; c est
là vraiment travailler à leur félicité : car la va-
nité de rhomme est la source de ses plus grandes
peines , et il n y a personne de si parfait et de si
fêté à qui elle ne donne encore plus de chagrins
que de plaisirs (i).
Que peut penser un enfant de lui-même , quand
il voit autour de lui tout un cercle de gens sen-
sés Técouter , lagacer , Fadmirer , attendre avec
un lâche empressement les oracles qui sortent
de sa bouche , et se récrier avec des retentisse-
ments de joie à chaque impertinence qu il dit ?
La tête dun homme auroit bien de la peine à
tenir à tous ces faux applaudissements ; jugez de
ce que deviendra la sienne ! Il en est du babil
des enfants comme des prédictions des alma-
nachs. Ce serait un prodige si, sur tant de vai-
nes paroles , le hasard ne fournissolt jamais une
rencontre heureuse. Imaginez ce que font alors
(i) Si jamais la vanitë fit quelque heureux sur la terre,
à coup sûr cet heureux-là u'étoit qu'un sot.
CINQUIÈME PARTIE. ^gS
les exclamations de la flatterie sur une pauvre
mère déjà trop abusée par son propre cœur , et
sur un enfant qui ne sait ce quil dit et se voit
célébrer ! ne pensez pas que pour démêler Fer^
reur je m en garantisse : non ; je vois la faute , et
j y tombe : mais si j admire les reparties de mon
fils , au moins je les admire en secret ; il n ap-
prend point, en me les voyant applaudir , à de-
venir babillard et vain ; et les flatteurs , en me les
faisant répéter, n ont pas le plaisir de rire de ma
foiblesse.
Un jour qu il nous étoit venu du monde , étant
allée donner quelques ordres , je vis en rentrant
quatre ou cinq grands nigauds occupés à jou^r
avec lui , et s'apprètant à me raconter d un air
d emphase je ne sais combien de gentillesses qu'ils
venoient d entendre , et dont ils sembloieht tout
émerveillés. Messieurs , leur dis-je assez froide-
ment , je ne doute pas que vous ne sachiez faire
dire à des marionnettes de fort jolies choses ;
mais j espère qu un jour mes enfants seront hom-
mes, qu'ils agiront et parleront deux-mêmes , et
alors j apprendrai toujours dans la joie de mon
cœur tout ce qu'ils auront dit et fait de bien. De-
puis qu on a vu que cette manière de faire sa
cour ne prenoit pas , on joue avec mes enfents
comme avec des enfants , non comme avec Poli-
chinel ^ il ne leur vient plus de compère , et ils
en valent sensiblement mieux depuis qu on ne
les admire plus.
A l'égard des questions , on ne les leur défend
^94 ^^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
pas indistinctement : je suis la première à leur
dire de demander doucement en particulier à
leur père ou à moi tout ce quils ont besoin de
savoir; mais je ne souffre pas qu'ils coupent un
entretien sérieux pour occuper tout le monde
de la première impertinence qui leur passe par
la tète. Lart d'interroger n est pas si facile qu on
pense : c'est bien plus Tart des maîtres que des
disciples; il faut avoir déjà beaucoup appris de
choses pour savoir demander ce quon ne sait
pas. Le savant sait et s enquiert, dit un proverbe
indien; mais Tignorant ne sait pas même de
quoi s'enquérir (i). Faute de cette science préli-
minaire , les enfants en liberté ne font presque
jamais que des questions ineptes qui ne servent
à rien, ou profondes et scabreuses, dont la so-
lution passe leur portée ; et puisqu il ne faut pas
qu'ils sachent tout, il importe qu'ils n'aient pas
le droit de tout demander. Voilà pourquoi , gé-
néralement parlant , ils s'instruisent mieux par
les interrogations qu'on leur fait que par celles
qu'ils font eux-mêmes.
Quand cette méthode leur seroit aus^ utile
qu'on croit , la première et la plus importante
science qui leur convient n'est-elle pas d'être
discrets et modestes ? et y en a-t-il quelque autre
qu'ils doivent apprendre au préjudice de celle-là?
Que produit donc dans les enfants cette éman-
«
(i) Ce proverbe est tiré de Chardin, tome V, p. 170,
in- 12.
CINQUIÈME PARTIE. 29S
cipation de parole avant ïkge de parler , et ce
droit de soumettre effrontément les hommes à
leur interrogatoire? de petits questionneurs ba-
billards , qui questionnent moins pour s'in-
struire que pour importuner, pour occuper d eux
tout le monde , et qui prennent encore plus de
goût à ce babil par lembarras oii ils saperçoi-
vent que jettent quelquefois leurs questions in-
discrètes , en sorte que chacun est inquiet aus-
sitôt qu ils ouvrent la bouche. Ce n est pas tant
un moyen de les instruire que de les rendre é-
tourdis et vains ; inconvénient plus grand à moa
avis que lavantage qu'ils acquièrent par-là n est
utile ; car par degrés l'ignorance diminue , mais
la vanité ne fait jamais qu'augmenter.
Le pis qui pût arriver de cette réserve trop
prolongée seroit que mon fils en âge de raison
eût la conversation moins légère , le propos
moins vif et moins abondant; et en considérant
combien cette habitude de passer sa vie à dire
des riens rétrécit l'esprit , je regarderois plutôt
cette heureuse stérilité comme un bien que com-
me un mal. Les gens oisifs , toujours ennuyés
d'eux-mêmes ) s'efforcent de donner un grand
prix à l'art de les amuser ; et l'on diroit que le
savoir-vivre consiste i ne dire que de vaines pa-
roles , comme à ne faire que des dons inutiles :
mais la société humaine a un objet plus noble ,
et ses vrais plaisirs ont plus de solidité. L'organe
de la vérité , le plus digne organe de l'homme ,
le seul dont l'usage le distingue des animaux .
296 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
ne lui a point été donné pour n en pas tirer un
• meilleur parti qu'ils ne font de leurs cris. 11 se
dégrade au-dessous deux quand il parle pour
ne rien dire ; et Thomnie doit être homme jus-
que dans ses délassements. SU y a de la poli-
tesse à étourdir tout le monde d'un vain caquet,
j'en trouve une bien plus véritable à laisser par-
ler les autres par préférence , à faire plus grand
cas de ce qu'ils disent que de ce qu on diroit soi-
même , et à montrer qu'on les estime trop pour
croire les amuser par des niaiseries. T^e bon usage
du monde , celui qui nous y Êiit le plus recher-
cher et chérir , n est pas tant d'y briller que d'y
faire briller les autres , et de mettre , à force de
modestie , leur orgueil plus en liberté. Me crai-
gnons pas qu'un homme d^esprit qui ne s'abs-
tient de parler que par retenue et discrétion
puisse jamais passer pour un sot. Dans quelque
pays que ce puisse être , il nest pas possible
qu'on juge un homme sur ce qu'il n'a pas dit ,
et qu'on le méprise pour s'être tu. Au con-
traire , on remarque en général que les gens si-
lencieux en imposent , qu on s'écoute devant eux,
et qu'on leur donne beaucoup d'attention quand
ils parlent ; ce qui , leur laissant le choix des oc*
casions et faisant qu'on ne perd rien de ce qu'ils
disent , met tout l'avantage de leur côté. Il est si
difficile à l'homme le plus sage de garder toute
sa présence d'esprit dans un loug flux de pa-
roles , il est si rare qu'il ne lui échappe des cho-
ses dont il se repent à loisir , qu'il aime mieux
CINQUIÈME PARTIE. 297
retenir le bon que risquer le mauvais. Enfin ,
quand ce nest pas faute desprit qu'il se tait,
6 il ne parle pas , quelque discret qu il puisse
être , le tort en est à ceux qui sont avec lui.
Mais il y a bien loin de six ans à vingt : mon
fils ne sera pas toujours enfant; et, à mesure que
sa raison commencera de naître , Tintention de
son père est bien de la laisser exercer. Quant à
moi , ma mission ne va pas jusque-là. Je nourris
des enfants et n ai pas la présomption de vou-
loir former des hommes. J'espère , dit-elle en re-
gardant son- mari, que de plus dignes mains se
chargeront de ce noble emploi. Je suis femme
et mère , je sais me tenir à mon rang. Encore
une fois , la fonction dont je suis chargée n est
pas d élever mes fils , mais de les préparer pour
être élevés.
Je ne fais même en cela que suivre de point
en point le système de M. de Wolmar ; et plus
j avance , plus j éprouve combien il est excellent
et juste, et combien il s accorde avec le mien.
Considérez mes enfants , et sur-tout lalné ; en
connoÎ6sez-vous de plus heureux sur la terre ,
de plus gais , de moins importuns ? Vous les
voyez sauter, rire, courir toute la journée, sans
jamais incommoder personne. De quels plaisirs,
de quelle indépendance leur âge est-il suscep-
tible , dont ils ne jouissent pas ou dont ils abu-
sent? Ils se contraignent aussi peu devant moi
qu'en mon absence. Au contraire , sous les yeux
de leur mère ils ont toujours un peu plus de
298 LA NOUVELLE HELOÏSE.
confiance; et, quoique je sois Fauteur de toute
la sévérité quils éprouvent, ils me trouvent tou-
jours la moins sévère : car je ne pourrois sup-
porter de n être pas ce qu ils aiment le plus au
monde.
Les seules lois qu on leur impose auprès de
nous sont celles de la liberté même , savoir, de
ne pas plus gêner la compagnie quelle ne les
gêne , de ne pas crier plus haut qu on ne parle ;
et , comme on ne les oblige point de s occuper
de nous , je ne veux pas non plus qu'ils préten-
dent nous occuper deux. Quand ils manquent
à de si justes lois , toute leur peine est d'être à
l'instant renvoyés ; et tout mon art , pour que
c'en soit une , de faire qu'ils ne se trouvent nulle
part aussi bien qu'ici. A cela près , on ne les as-
sujettit à rien ; on ne les force jamais de rien
apprendre; on ne les ennuie point de vaines
corrections; jamais on ne les reprend ; les seules
leçons qu'ils reçoivent sont des leçons de pra-
tique prises dans la simplicité de la nature. Cha-
cun , bien instruit là-dessus , se conforme à mes
intentions avec une intelligence et un soin qui
ne me laissent rien à désirer ; et , si quelque
faute est à craindre , mon assiduité la prévient
ou la répare aisément.
Hier , par exemple , laîné , ayant ôté un tam*!
bour au cadet, l'avoit fait pleurer. Fanchon ne
dit rien ; mais , une heure après , au moment
que le ravisseur du tambour en étoit le plus oc^
cupé , elle le lui reprit : il la suivoit en le rede-
CINQUIÈME PARTIE. 299
mandant , et pleurant à son tour. Elle lui dit :
Vous lavez pris par force à votre frère , je vous
le reprends de même ; qu avez-vous à dire ? ne
suis-je pas la plus forte ? Puis elle se mit à battre
la caisse à son imitation , comme si elle y eût
pris beaucoup de plaisir. Jusque-là tout étoit à
merveille ; mais quelque temps après elle voulut
rendre le tambour au cadet; alors je larrètai;
car ce nétoit plus la leçon de la nature , et de
là pouvoit naître un premier germe d'envie entre
les deux frères. En perdant le tambour, le ca-
det supporta la dure loi de la nécessité ; laine
sentit son injustice, tous deux connurent leur
foiblesse et furent consolés le moment d après.
Un plan si nouveau et si contraire aux idées
reçues m avoit d abord efiarouché. A force de
me lexpliquer, ils m en rendirent enfin ladmi-
rateur ; et je sentis que pour guider Thomme la
marche de la nature est toujours la meilleure.
Le seul inconvénient que je trouvois à cette mé-r
thode , et cet inconvénient me parut fort grand,
c'étoit de négliger dans les enfants la seule fa-
culté qu'ils aient dans toute sa vigueur et qui
ne fait que s afFoiblir en avançant en ftge. Il me
sembloit que , selon leur propre système , plus
les opérations de lentendement étoient foibles ,
insuffisanles , plus on devoit exercer et fortifier
la mémoire , si propre alors à soutenir le tra-
vail. C est elle , disois-je , qui doit suppléer à la
raison jusqu'à sa naissance , et lenrichir quan4
elle est née. Un esprit qu'on n'exerce à rien de-
3oO LA I90nV£LLE HÉLOÏSE/
Tient lourd et pesant dans 1 maction. La semence
ne prend point dans un champ mal préparé , et
cest une étrange préparation pour apprendre à
devenir raisonnable que de commencer par
être stupide. Comment , stupide ! s est écriée aus-
sitôt madame de Wolmar. Confondriez - vous
deux qualités aussi différentes et presque aussi
contraires que la mémoire et le jugement (i)?
comme si la quantité des choses mal digérées et
sans liaison dont on remplit une tète encore
foible n y faisoit pas plus de tort que de profit
à la raison ! J'avoue que de toutes les facultés de
rhomme la mémoire est la première qui se dé-
veloppe et la plus commode à cultiver dans les
enfants : mais , à votre avis , lequel est à préfé-
rer de ce qu'il leur est le plus aisé d apprendre ,
ou, de ce qu'il leur importe le plus de savoir ?
Regardez à l'usage qu'on fait en eux de cette
facilité, à la violence qu'il faut leur faire, à
l'étemelle contrainte oii il les faut assujettir
pour mettre en étalage leur mémoire , et com-
parez l'utilité qu'ils en retirent au mal qu'on
leur fait souflfrir pour cela. Quoi ! forcer un en-
fant d'étudier des langues qu'il ne parlera ja-
mais, même avant qu'il ait bien appris la sienne ;
lui faire incessamment répéter et construire des
vers qu'il n'entend point , et dont toute l'harmo-
(i) Gela ne me paroit pas bien vu. Rien n^est si néces-
saire au jugement que la mémoire : il est vrai que ce n'est
pas la mémoire des mots.
CINQUIÈME PARTIE. 3oi
nie n est pour lui qu au bout de ses doigts ; em-
brouiller son esprit de cercles et de sphères dont
il n a pas la moindre idée , laccabler de mille
noms de villes et de rivières qu'il confond sans
cesse et quil rapprend tous les jours; est-ce
cultiver sa mémoire au profit de son jugement?
et tout ce frivole acquis vaut-il une seule des
larmes qu il lui coûte ?
Si tout celan étolt qu inutile, je m en plaindrois
moins ; mais n e.st-ce rien que d'instruire un en-
iiEmt à se payer de mots , et à croire savoir ce
qu il ne peut comprendre ? Se pourroit-il qu un
tel amas ne nuisit point aux premières idées dont
on doit meubler une tête humaine? et ne vau-
droit-il pas mieux navoir point de mémoire
que de la remplir de tout ce fatras , au préju-
dice des connoissances nécessaires dont il tient
la place ?
Non j si la nature a donné au cerveau des en-
£3mts cette souplesse qui le rend propre à rece-
voir toutes sortes d'impressions, ce n'est pas
pour qu'on y grave des noms de rois , des dates ,
des termes de blason , de sphère , de géographie ,
et tous ces mots sans aucun sens pour leur âge ,
et sans aucune utilité pour quelque âge que ce
soit , dont on accable leijr triste et stérile en-
fance ; mais c'est pour que toutes les id^s rela-
tives à l'état de l'homme , toutes celles qui se rap-
portent à son bonheur et l'éclairent sur ses de-
voirs , s'y tracent de bonne heure en caractères
3o!2 LA NOUVELLE HËLOÏSE.
inefFaçables , et lui servent à se conduire pendant
sa vie d'une manière convenable à son être et à
ses facultés.
Sans étudier dans les livres , la mémoire d'un
enfant ne reste pas pour cela oisive : tout ce qu'il
voit, tout ce qu'il entend le frappe, et il s'en
souvient; il tient registre en lui-même des ac-
tions , des discours des hommes; e( tout ce qui
l'environne est le livre dans lequel, sans y son-
ger , il enrichit continuellement sa mémoire ,
en attendant que son jugement puisse en profi-
ter. C'est dans le choix de ces objets , c'est dans
le soin de lui présenter sans cesse ceux qu'il doit
connottre^ et de lui cacher ceux qu'il doit igno-
rer, que consiste le véritable art de cultiver la
première de ses facultés; et c'est par-là qu'il faut
tâcher de lui former un magasin de connoissan-
ces qui serve à son éducation durant la jeunesse,
et à sa conduite dans tous les temps. Cette mé-
thode , il est vrai , ne forme point de petits pro-
diges , et ne fait pas briller les gouvernantes et
les précepteurs ; mais elle forme des hommes
judicieux, robustes, sains de corps et d'entende-
ment, qui, sans s'être fait admirer étant jeunes,
se font honorer étant grands.
Ne pensez pas pourtant, continua Julie , qu'on
néglige ici tout*à-fait ces soins dont vous faites
un si grand cas. Une mère un peu vigilante tient
dans ses mains les passions de ses enfants. Il y
a des moyens pour exciter et nourrir en eux le
désir d'apprendre ou de faire telle ou telle chose ;
CINQUIÈME PARTIE. 3o3
et autant que ces moyens peuvent se concilier
avec la plus entière liberté de lenfant, et n en-
gendrent en ]ui nulle semence de vice , je les
emploie assez volontiers , sans m opiniâtrer quand
le succès n y répand pas ; car il aura toujours le
temps d'apprendre , mais il n y a pas un moment
à perdre pour lui former un bon naturel ; et M. de
Wolmar a une telle idée du premier développe-
ment de la raison , qu il soutient que , quand son
fils ne sauroit rien à douze ans, il nen seroit pas
moins instruit à quinze , sans compter que rien
n'est moins nécessaire que d être savant , et rien
plus que d'être sage et bon.
Vous savez que notre aîné lit déjà passable-*
ment. Voici comment lui est venu le goût d ap-
prendre à lire. J'avois dessein de lui dire de temps
en temps quelque fable de La Fontaine pour la-
muser, et javois déjà commencé, quand il me
demanda si les corbeaux parloient. AFinstant je
vis la difficulté de lui faire sentir bien nettement
la différence de Fapologue au mensonge : je me
tirai d affaire comme je pus ; et convaincue que
les fables sont faites pour les hommes, mais qu il
faut toujours dire la vérité nue aux enfants, je
supprimai La Fontaine. Je lui substituai un re-
cueil de petites histoires intéressantes et instruc-
tives , la plupart tirées de la Bible ; puis , voyant
que Fenfant prenoit goût à mes contes , j'imagi-r
nai de les lui rendre encore plus utiles , en es-
sayant d en composer moi-même d aussi amu-
sants quil me fut possible, et les appropriant
3o4 LA NOUVELLE UÉLOÎSÊ.
toujours au besoin du moment. Je les écrivois
à. mesure dans un beau livre orné d'images, que
je tenois bien enfermé , et dont je lui lisois de
temps en temps quelques contes, rarement , peu
longrtemps , et répétant souvent les mêmes avec
des commentaires , avant de passer à de nou-
veaux. Un enfant oisif est sujet à lennui; les pe-
tits contes servoient de ressources : mais , quand
je le voyois le plus avidement attentif, je me
souvenois quelquefois d'un ordre à donner, et
je le quittois à lendroit le plus intéressant , en
laissant négligemment le livre. Aussitôt il alloit
prier sa bonne , ou Fanchon , ou quelqu'un ,
d achever la lecture : mais comme il n a rien à
commander à personne ', et qu'on étoit prévenu ,
Ton n'obéissoit pas toujours. Lun refusoit, l'au-
tre avoit à faire, l'autre balbutioit lentement et
mal , l'autre laissoit , à mon exemple , un conte
à moitié. Quand on le vit bien ennuyé de tant
de dépendance , quelqu'un lui suggéra secrète-
ment d'apprendre à lire , pour s'en délivrer et
feuilleter le livre à son aise. Il goûta ce projet.
Il fallut trouver des gens assez complaisants pour
vouloir lui donner leçon : nouvelle difficulté
qu'on n'a poussée qu'aussi loin qu'il falioit. Mal-
gré toutes ces précautions , il s'est lassé trois ou
quatre fois : on l'a laissé faire. Seulement je me
suis efforcée de rendre les contes encore plus
amusants ; et il est revenu à la charge avec tant
d'ardeur, que , quoiqu'il n'y ait pas six mois qu'il
CINQUIÈME PARTIE. 3o5
a tout de bon commeticé d'apprendre, il sera
bientôt en état de lire seul le recueil.
Cest à peu près ainsi que je tâcherai d exciter
son zélé et sa bonne volonté pour acquérir les
connoissances qui demandent de la suite et de
lapplication , et qui peuvent convenir à son âge:
mais quoiqu'il apprenne à lire , ce n est point des
livres qu il tirera ces connoissances : car elles ne
s y trouvent point, et la lecture ne convient en
aucune manière aux enfants. Je veux aussi Tha-*
bituer de bonne heure à nourrir sa tête d'idées
et non de mots : c'est pourquoi je ne lui fais ja-*
mais rien apprendre par cœur<
Jamais ! interrompis-je : c'est beaucoup dire ;
car encore faut-il bien qu'il sache son catéchisme
et ses prières. C'est ce qui vous trompe, reprit-
elle. A l'égard de la prière, tons les matins et
tous les soirs je fais la mienne à haute voix dans
la chambre de mes enfants , et c'est assez pour
qu'ils l'apprennent sans qu'on les y oblige : quant
au catéchisme, ils ne savent ce que c'est. Quoi !
Julie , vos enfants n'apprennent pas leur caté-
chisme? Non, mon ami, mes enfants n'appren-
nent pas leur catéchisme. Gomment! ai-je dit
tout étonné , une mère si pieuse ! .«. Je ne vous
comprends point. Et pourquoi vos enfants n ap-
prennent-ils pas leur catéchisme? Afin qu'ils le
croient un jour , dit-elle : j'en veux Êiire un
jour des chrétiens. Ah! j'y suis, m'écriai- je;
vous né voulez pas que leur foi ne soit qu en
4* 30
«
3o6 LA NOUVELLE HÊLOÏSE.
paroles , ni qu'ils sachent seulement leur reli-
gion , mais qu ils la croient ; et vous pensez avec
raison qu il est impossible à Thomme de croire
ce qu il n'entend point. Vous êtes bien difficile ,
me dit en souriant M. de Wolmar : seriez-vous
chrétien , par hasard ? Je m'efforce de l'être ,
lui dis -je avec fermeté. Je crois de la religion
tout ce que j'en puis comprendre, et respecte le
reste sans le rejeter. Julie me fit un signe d'ap-
probation 9 et nous reprimes le sujet de notre
entretien.
Après être entrée dans d'autres détails qui
m'ont fait concevoir combien le zèle maternel
est actif, infatigable et prévoyant , elle a conclu
en observant que sa méthode se rapportoit exac-
tement aux deux objets qu'elle s'étoit proposés ,
savoir , de laisser développer le naturel des en-
fants , et de l'étudier. Les miens ne sont gênés
en rien, dit-elle , et ne sauroient abuser de leur
liberté; leur caractère ne peut ni se dépraver ni
se contraindre : on laisse en paix renforcer leur
corps et germer leur jugement ; lesclavage n'a-
vilit point leur ^me ; les regards d'autrui ne font
point fermenter leur amour-propre ; ils ne se
croient ni des hommes puissants ni des animaux
enchaînés , mais des enfants heureux et libres.
Pour les garantir des vices qui ne sont pas en
eux, ils ont, ce me semble, un préservatif plus
fort que des discours qu'ils n'entendroient point ,
ou dont ils seroient bientôt ennuyés ; c'est lexem*
ple des mœurs de tout ce qui les environne ; ce
CINQUIÈME PARTIE. Sof
dont les entretiens qu ils entendent , qui sont ici
naturels à tout le monde , et qu on n a pas besoin
de composer exprès pour eux ; c'est la paix et
lunion dont ils sont témoins ; c est laccord qu'ils
voient rég^ner sans cesse et dans la conduite res-
pective de tous , et dans la conduite et les di»*
cours de chacun.
Nourris encore dans leur première simplicité >
d où leur viendroient des 'vices dont ils n'ont
t.
point vu d'exemple , des passions qu'ils n'ont
nulle occasion de sentir, des préjugés que rien
ne leur inspire ? Vous voyez qu'aucune erreur ne
les gagne , qu'aucun mauvais penchant ne se
montre en eux. Leur ignorance n'est point entê-
tée, leurs désirs ne sont point obstinés ; les incli-
nations au mal sont prévenues ; la nature est jus-
tifiée ; et tout me prouve que les défauts dont
nous l'accusons ne sont point son ouvrage, mais
le nôtre.
C'est ainsi que , livrés au penchant de leur
cœur sans que rien le déguise ou l'altère , nos
enfants ne reçoivent point une forme extérieure
et artificielle , mais conservent exactement celle
de leur caractère originel ; c'est ainsi que ce ca-
ractère se développe journellement à nos yeux
sans réserve , et que nous pouvons étudier les
mouvements de la nature jusque dans leurs
principes les plus secrets. Sûrs de n'être jamais
ni grondés ni punis , ils ne savent ni mentir ni
se cacher ; et dans tout ce qu'ils disent, soit en-
tre eux y soit à nous , ils laissent voir sans con-
ao.
. ^
3o8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
trainte tout ce qu'ils otit au fond delame. Libres
de babiller entre eux toute la journée , ils ne
songent pas même à se gêner un moment de-
vant moi. Je ne les reprends jamais , ni ne les
fais taire , ni ne feins de les écouter , et ils di-
roient les cboses du monde les plus blâmables
que je ne ferois pas semblant d en rien savoir :
mais en efFet je les écoute avec la plus grande
attention sans qu ils s en doutent ; je tiens un re-
gistre exact de ce qu ils font et de ce qu'ils di-
sent ; ce sont les productions naturelles du fonds
qu'il faut cultiver. Un propos vicieux dans leur
bouche est une herbe étrangère dont le vent ap-
porta la graine : si je la coupe par une réprimande,
bientôt elle repoussera ; au lieu de cela , j'en
cherche en secret la racine , et j'ai soin de l'ar^
racher. Je ne suis , m'a-t-elle dit en riant , que
la servante du jardinier ; je sarcle le jardin , j'en
ôte la mauvaise herbe ; c'est à lui de cultiver la
bonne,
' Convenons aussi qu avec toute la peine que
j'aurois pu prendre il falloit être aussi bien se-
condée pour espérer de réussir, et que le succès
de mes soins dépeudoit d'un concours de cir-
constances qui ne s'est peut-être jamais trouvé
qu'ici; il falloit les lumières d'un père éclairé
pour démêler^ à travers les préjugés établis, le
véritable art de gouverner les enfants dès leur
naissapce ; il falloit toute sa patience pour se
prêter à l'exécution , sans jamais démentir ses
leçons par sa conduite; il falloit des enfants
CINQUIÈME PARTIE. Sog
bien nës en qui la nature eût assez fait pour
qu on pût aimer son seul ouvrage ; il falloit n a-
voir autour de soi que des domestiques intelli-
gents et bien intentionnés, qui ne.se lassassent
point dentrer dans les vues des maîtres : un
seul valet brutal ou flatteur eût suffi pour tout
gâter. En vérité , quand on songe combien de
causes étrangères peuvent nuire aux meilleurs
desseins , et renverser les projets les mieux con-
certés , on doit remercier la fortune de tout ce
qu on fait de bien dans la vie , et dire que la sa-
gesse dépend beaucoup du bonheur.
Dites , me suis-je écrié , que le bonheur dépend
encore plus de la sagesse. Ne voyez-vous pas
que ce concours dont vous vous félicitez est vo-
tre ouvrage , et que tout ce qui vous approche
est contraint de vous ressembler? Mères de &-
mille , quand vous vous plaignez de n être pas
secondées , que vous connoissez mal votre pou-
voir! Soyez tout ce que vous devez être, vous
surmonterez tous les obstacles ; vous forcerez
chacun de remplir ses devoirs, si vous remplissez
bien tous les vôtres. Vos droits ne sont-ils pas
ceux de la nature? Malgré les maximes du vice,
ils seront toujours chers au cœur humain. Ah !
veuillez être femmes et mères , et le plus doux
einpire qui soit sur la terre sera aussi le plus res-
pecté.
En achevant cette conversation Julie a remar-
qué que tout prenoit une nouvelle facilité de-
puis Farrivée d'Henriette. Il est certain , dit-elle ,
3ïO LA NOUVELLE HÉLOÏSE,
que j aurois besoin de beaucoup moins de soins
et d adresse si je voulois introduire Fémulation
entre les deux frères ; mais ce moyen me paroit
trop dangereux ; j'aime mieux avoir plus de peine
et ne rien risquer. Henriette supplée à cela :
comme elle est d'un autre sexe, leur ainée, quils
laiment tous deux à la folie , et qu elle a du sens
au-dessus de son âge , j en fais en quelque sorte
leur première gouvernante , et avec dautant
plus de succès que ses leçons leur sont moins
suspectes.
Quant à elle , son éducation me regarde ; mais
les principes en sont si différents qu'ils méritent
un entretien à part. Au moins puis-je bien dire
d avance qu'il sera difficile d'ajouter en elle aux
dons de la nature, et qu'elle vaudra sa mère
elle-même , si quelqu'un au monde la peut va-
loir.
Mylord , on vous attend de jour en jour, et ce
devroit être ici ma dernière lettre. Mais je com-
prends ce qui prolonge votre séjour à l'armée ,
et j'en frémis. Julie n'en est pas moins inquiète :
elle vous prie de nous donner plus souvent de
vos nouvelles, et vous conjure de songer, en ex-
posant votre personne, combien vous prodiguez
le repos de vos amis. Pour moi je n'ai rien à vous
dire. Faites votre devoir ; un conseil timide ne
peut non plus sortir de mon cœur qu'approcher
du vôtre. Cher Bomston, je le sais trop, la seule
mort digue de ta vie seroit de verser tan sang
pour la gloire de ton pays ; mais ne dois-tu nul
CINQUIÈME PARTIE. 3ll
compte de tes jours à celui qui n a conservé les
siens que pour toi ?
LETTRE IV.
DE MYLORD EDOUARD A SAINT-PREUX.
Je vois par vos deux dernières letti||s qu'il m'en
manque une antérieure à ces deux-là, appa-
remment la première que vous m aviez écrite à
larmée , et dans laquelle étoit lexplication des
chagrins secrets de madame de Wolmar. Je n ai
point reçu cette lettre, et je conjecture quelle
pouvoit être dans la malle d'un courrier qui nous
a été enlevé. Répétez-moi donc , mon ami , ce
qu elle contenoit ; ma raison s y perd et mon cœur
s'en inquiète : car , encore une fois , si le bonheur
et la paix ne sont pas dans l'âme de Julie , oii
sera leur asile ici-bas ?
Rassurez-la sur les risques auxquels elle me
croit exposé. Nous avons à faire à un ennemi
trop habile pour nous en laisser courir; avec
une poignée de monde il rend toutes nos forces
inutiles , et nous ôte par-tout les moyens de l'at-
taquer. Cependant , comme nous sommes con-
fiants, nous pourrions bien lever des difficultés
insurmontables pour de meilleurs généraux , et
forcer à la fin les François de nous battre. J'au-
gure que nous paierons cher nos premiers suc-
cès, et que la bataille gagnée à Dettingue nous
3l2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
en fera perdre une en Flandre. Nous avons en
tète un grand capitaine : ce nest pas tout, il a
la confiance de ses troupes ; et le soldat François
qui compte sur son général est invincible ; au
contraire , on en a si bon marché quaiid il est
commandé par des courtisans qu il méprise , et
cela arrive si souvent, quil ne faut qu'attendre
les intrigues de cour et Toccasion pour vaincre
à coup sùvith plus brave nation du continent.
Us le savent fort bien eux-mêmes. Mylord Marl-
boroug, voyant la bonne mine et 1 air guerrier
d'un soldat pris à Bleinhem (i), lui dit : S'il y
eût eu cinquante mille hommes comme toi à
larmée françoise, elle ne se fut pas ainsi laissé
battre. Eh morbleu! repartit le grenadier, nous
avions assez d'hommes comme moi; il ne nous
en manquoit qu'un comme vous. Or cet homme
comme lui commande à présent larmée de
France, et manque à la nôtre; mais nous ne
songeons guère à cela.
Quoi qu'il en soit , je veux voir les manœuvres
du reste de cette campagne, et j'ai résolu de
rester à l'armée jusqu'à ce qu'elle entre en quar-
tiers. Nous gagnerons tous à ce délai. La saison
étant trop avancée pour traverser les monts,
nous passerons Thiver oii vous êtes , et n irons
en Italie qu'au commencement du printemps.
Dites à monsieur et madame de Wolmar que je
(i) C'est le nom que les An{;lois donnent à la bataille
d'Hochstct.
CINQUIÈME PARTIE. 3l3
fais ce nouvel arrangement pour jouir à mon
aise du touchant spectacle que vous décrivez si
bien , et pour voir madame d'Orbe établie avec
eux. Continuez , mon cher , à m'écrire avec le
même soin , et vous me ferez plus de plaisir
que jamais. Mon équipage a été pris, et je suis
sans livres; mais je lis vos lettres.
LETTRE V.
DE SAINT-PREUX A MTLORD EDOUARD.
(Quelle joie vous me donnez en m annonçant
que nous passerons Fhiver à Clarens ! mais que
vous me la faites payer cher en prolongeant
votre séjour à larmée! Ce qui me déplaît sur-
tout, c'est de voir clairement qu'avant notre sé-
paration le parti de faire la campagne étoit déjà
pris, et que vous ne m'en voulûtes rien dire.
Mylord , je sens la raison de ce mystère et ne
puis vous en savoir bon gré. Me mépriseriez-
vous assez pour croire qu'il me fût bon de vous
survivre, ou m'avez-vous connu des attache-
ments si bas que je les préfère à l'honneur de
mourir avec mon ami ? Si je ne méritois pas de
vous suivre, il falloit me laisser à liondres;
vous m auriez moins offensé que de m envoyer
ici.
Il est clair par la dernièft de vos lettres qu'en
effet une des miennes s'est perdue , et cette
3l4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
perte a dû vous rendre les deux lettres suivantes
fort obscures à bien des égards ; mais les éclair-
cissements nécessaires pour les bien entendre
viendront à loisir. Ce qui presse le plus à
présent est de vous tirer de Tinquiétude où
vous êtes sur le chagrin secret de madame de
Wolmar.
Je ne vous redirai point la suite de la conver-
sation que j eus avec elle après le départ de son
mari. Il s est passé depuis bien des choses qui
m en ont fait oublier une partie ; et nous la re-
primes tant de fois durant son absence, que je
m en tiens au sommaire pour épargner des ré-
pétitions.
Elle m apprit donc que ce même époux qui
faisoit tout pour la prendre heureuse étoit Tuni-
que auteur de toute sa peine, et que plus leur
attachement mutuel étoit sincère , plus il lui
donnoit à souffrir. Le diriez-vous, mylord?cet
homme si sage, si raisonnable, si loin de toute
espèce de vice , si peu soumis aux passions hu-
maines, ne croit rien de ce qui donne un prix
aux vertus, et, dans Tinnocence dune vie irré-
prochable, il porte au fond de son cœur Faf-
freuse paix des méchants. La réflexion qui natt
de ce contraste augmente la douleur de Julie;
et il semble qu elle lui pardonneroit plutôt de
méconnottre Fauteur de son être , s'il avoit plus
de motifs pour le craindre ou plus d orgueil
pour le braver. Qutin coupable apaise sa con-
CINQUIÈME PARTIE.' 3l5
science aux dépens de sa raison , que Fhonneur
de penser autrement que le vulgaire anime ce-
lui qui dogmatise , cette erreur au moins se con-
çoit; mais, poursuit-elle en soupirant, pour un
si honnête homme et si peu yaiu de son savoir,
c etoit bien la peine d'être incrédule !
Il faut être instruit du caractère des deux
époux; il faut les imaginer concentrés dans le
sein de leur famille , et se tenant Tun à l'autre
lieu du reste de lunivers ; il faut connoltre l'u-
nion qui règne entre eux dans tout le reste,
pour concevoir combien leur différent sur ce
seul point est capable d en troubler les charmes.
M. de Wolmar, élevé dans le rit grec , n étoit pas
fait pour supporter Fabsurdité d un culte aussi
ridicule. Sa raison, trop supérieure à Timbécille
joug qu'on lui vouloit imposer, le secoua bien-
tôt avec mépris ; et rejetant à-la-fois tout ce qui
lui venoit d'une autorité si suspecte ^ forcé d'être
impie , il se fit athée.
Dans la suite, ayant toujours vécu dans des
pays catholiques, il n'apprit pas à concevoir une
meilleure opinion de la foi chrétienne par celle
qu on y professe. 11 n y vit d'autre religion que
l'intérêt de ses ministres. Il vit que tout y con-
sistoit encore en vaines simagrées , pl&trées un
peu plus subtilement par des mots qui ne signi-
fioient rien ; il s'aperçut que tous les honnêtes
gens y étoient unanimement de son avis, et ne
s'en cachoient guère; que le clergé même, un
3l6 LA NOUVELLE HÊLOÏ&E.
peu plus discrètement, se moquoit en secret de
ce qu'il enseignoit en public; et il ma protesté
souvent qu'après bien du temps et des recher-
ches il n avoit trouvé de sa vie que trois prêtres
qui crussent en Dieu (i). En voulant seclaircir
de bonne foi sur ces matières, il setoit enfoncé
dans les ténèbres de la métaphysique, où Fhom*
me n a d autres guides que les systèmes qu il y
porte ; et ne voyant par-tout que doutes et con-
tradictions, quand enfin il est venu parmi des
chrétiens , il y est venu trop tard ; sa foi s'étoit
déjà fermée à la vérité, sa raison net oit plus
accessible à la certitude ; tout ce qu on lui prou-
Toit détruisant plus un sentiment qu'il n en éta-
blissoit un autre, il a fini par combattre égale-
ment les dogmes de toute espèce, et na cessé
d'être athée que pour devenir sceptique.
Voilà le mari que le ciel destinoit à cette Julie
en qui vous conùoissez une foi si simple et une
piété si douce. Mais il faut avoir vécu aussi fa-
(i) A Dieu ne plaise que je veuille approuver ces as-
sertions dures et téméraires ! j^affirme seulement qu'il y
a des gens qui les font , et dont la conduite du cler£[é de
tous les pays et de toutes les sectes n'autorise que trop
souvent Tindiscrëtion. Mais , loin que mon dessein dans
cette note soit de me mettre lâchement à couvert , voici
bien nettement mon propre sentiment sur ce point:
c'est que nul vrai croyant ne sauroit être intolérant ni
persécuteur. Si j'étois magistrat ^ et que la loi portât
peine de mort contre les athées, je commencerois par
faire brûler comme tel quiconque en vîendroit dénoncer
un autra.
CINQUIÈME PARTIE. 817
milièrèment avec elle que sa cousine et moi,
pour savoir combien cette ame tendre çst natu-
rellement portée à la dévotion. On diroit que
rien de terrestre ne pouvant suffire au besoin
d aimer dont elle est dévorée , cet excès de sen-
sibilité soit forcé de remonter à sa source. Ce
n'est point comme sainte Thérèse un cœur
amoureux qui se donne le change et veut se
tromper d'objet ; c'est un cœur vraiment inta-
rissable que Famour ni Famitié n'ont pu épuiser,
et qui porte ses afFections surabondantes au seul
être digne de les absorber (1). Lamour de Dieu
ne la détache point des créatures ; il ne lui donne
ni dureté ni aigreur. Tous ces attachements
produits par la même cause , en s auimanf Fun
par Fautre, en deviennent plus charmants et
plus doux; et, pour moi, je crois quelle seroit
moins dévote si elle aimoit moins tendrement
son pèœ , son mari , ses enfants , sa cousine , et
moi-même.
Ce qu il y a de singulier , c'est que plus^ elle
lest, moins elle croit Fêtre, et qu elle se pisfint de
sentir en elle-même une ame aride qui ne sait
point aimer Dieu. On a beau faire, dit-elle sou-
vent, le cœur ne s attache que par Fentremise
des sens ou de Fimagination qui les représente :
(i) Gomment ! Dieu n'aura donc que les restes des
eréatures? Au contraire, ce que les créatures peuvent
occuper du cœur humain est si peu de chose, que, quand
on croit Favoir rempli d'elles , il est encore vide. U faut'
un objet infini pour le remplir.
3l8 LA NOUVELLE BÉLOÏSE.
et le moyen de voir ou d'imagioer Timinensité
du grand Être (i)? Quand je veux m élever à lui
je ne sais où je suis ; n'apercevant aucun rap-
port entre lui et moi, je ne sais par où lattein-
dre , je ne vois ni ne sens plus rien , je me trouve
dans une espèce d'anéantissement ; et si j'osois
juger d autrui par moi-même, je craindrois que
les extases des mystiques ne vinssent moins d un
cœur plein que d'un cerveau vide.
Que faire donc, continue -t-elle, pour me
dérober aux fantômes d'une raison qui segare?
Je substitue un culte grossier, mais à ma portée,
à ces sublimes contemplations qui passent mes
facultés. Je rabaisse à regret la majesté divine ,
j'interpose entre elle et moi des objets sensibles;
ne la pouvant contempler dans son essence, je
la contemple au moins dans ses œuvres, je
laime dans ses bienfaits ; mais , de quelque ma-
nière que je m'y prenne, au lieu de l'amour pur
qu'elle exige , je n'ai qu'une reconnoissance inté-
ressée à lui présenter.
(i) Il est certain qu'il faut se fatiguer Famé pour l'éle-
ver aux subliaies idées de la Divinité. Un culte plus sen-
sible repose Tesprit du peuple : il aime qu'on lui offre
des objets de piété qui le dispensent de penser à Dieu.
;Sur ces maximes, les catholiques ont-ils mal fait de rem-
plir leurs légendes , leurs calendriers , leurs églises , de
petits anges, de beaux garçons , et de jolies saintes ? L'en-
fant JésuB entre les ,bras d'une mère charmante et mo-
deste est en même temps un des pMs touchants et deÉ
plus agréables spectacles que la dévotion chrétienne
puisse offrir aux yeux des fidèles.
CINQUIÈME PARTIE. Sig
C est ainsi que tout devient sentiment dans un
cœur sensible. Julie ne trouve dans lunivers en*
tier que des sujets d attendrissement et de la-
titude : par -tout elle aperçoit la bienfaisante
main de la Providence ; ses enfants sont le cher
dépôt ^qu elle {en a reçu ; elle recueille ses dons
dans les productions de la terre ; elle voit sa
table couverte par ses soins ; elle s endort sous
sa protection; son paisible réveil lui vient d'elle;
elle- sent ses leçons dans les disgrâces, et ses
faveurs dans les plaisirs ; les biens dont jouit
tout ce qui lui est cher sont autant de nou-
veaux sujets d'hommages; si le Dieu de lunivers
échappe à ses foibles yeux , elle voit par-tout le
père commun des hommes. Honorer ainsi ses
bienfaits suprêmes, n est-ce pas servir autant
qu on peut TEtre infini ?
Concevez , mylord , quel tourment c est de
vivre dans la retraite avec celui qui partage
notre existence et ne peut partager lespoir
qui nous la rend chère; de ne pouvoir avec
lui ni bénir les œuvres de Dieu , ni parler
de rheureux avenir que nous promet sa bonté ;
de le voir insensible , en faisant le bien , à
tout ce qui le rend agréable à &ire, et, par
la plus bizarre inconséquence , penser en im-
pie et vivre en chrétien ! Imaginez Julie à la
promenade avec son mari; Tune, admirant,
dans la riche et brillante parure que la terre
étale , louvrage et les dons de Fauteur de Funi-
vers ; lautre ne voyant en tout cela qu'une corn-
320 LA NOUVELLE HÉLOÏ^E.
binaison fortuite , où rien d est lié que par une
force aveugle. Imaginez deux époux sincèrement
unis , n osant, de peur de s'importuner mutuelle-
ment , se livrer , Fun aux réflexions , Fautre aux
sentiments que leur inspirent les objets qui les
entourent, et tirer de leur attachement même
le devoir de se contraindre incessamment. Nous
ne nous promenons presque jamais , Julie et moi ,
que quelque vue frappante et pittoresque ne lui
rappelle ces idées douloureuses. Hélas! dit -elle
avec attendrissement, le spectacle de la nature,
si vivant, si animé pour nous, est mort aux
yeux de TinfortunéWolmar , et , dans cette grande
harmonie des êtres où tout parle de Dieu d une
voix si douce , il n aperçoit qu'un silence éternel !
Vous qui connoissez Julie , vous qui savez
combien cette ame communicative aime à se
répandre, concevez ce quelle soufFriroit de ces
réserves , quand elles n auroient d autre incon-
vénient qu un si triste partage entre ceux à qui
tout doit être commun. Mais des idées plus fu-
nestes s'élèvent malgré qu elle en ait à la suite
de celle-là. Elle a beau vouloir rejeter ces ter-
reurs involontaires , elles reviennent la troubler
k chaque instant. Quelle horreur pour une ten-
dre épouse d'imaginer l'Être suprême vengeur
de sa divinité méconnue , de songer que le bon-
heur de celui qui fait le sien doit finir avec sa
vie , et de ne voir qu'an réprouvé dans le père
de ses enfants ! A cette afïreuse image, toute sa
douceur la garantit à peine du déaespoir ; et la
CINQUIÈME PARTIE. 321
religion , qui lui rend amère Tincrédulité de son
mari , lui donne seule la force de la supporter.
Si lé ciel , dit-elle souvent, me refuse la conver*
sion de cet honnête homme ^ je n ai plus quune
grâce à lui demander, cest de mourir la pre-
mière.
Telle est, mylord, la trop juste cause de ses
chagrins secrets ; telle est la peine intérieure qui
semble charger sa conscience de lendurcisse-
ment d autrui , et ne lui devient que plus cruelle
par le soin quelle prend de la dissimuler.
L athéisme , qui marche à visage découvert chez
les papistes , est obligé de se cacher dans tout
pays où, la raison permettant de croire en Dieu,
la seule excuse des incrédules leur est ôtée. Ce
système est naturellement désolant : s'il trouve
des partisans chez les grands et les riches quil
favorise, il est par- tout en horreur au peuple
opprimé et misérable , qui , voyant délivrer ses
tyrans du seul frein propre à les contenir , se
voit encore enlever, dans l'espoir d'une autre vie,
la seule consolation qu on lui laisse en celle-ci.
Madame de Wolmar sentant donc le mauvais
efiet que ferait ici le pyrrhonisme de son mari ,
et voulant sur- tout garantir ses enfants d'un si
dangereux exemple , n'a pas eu de peine à enga-
ger au secret un homme sincère et vrai , mais
discret , simple , sans vanité , et fort éloigné de
vouloir ôter aux autres un bien dont il est fâché
d'être privé lui-même. Il ne dogmatise jamais; il
vient au temple avec nous, il se conforme ao^
4.
\
322 LÀ NOUVELLE HÉLOÏSE.
usages établis ; sans professer de bouche une foi
qu'il n'a pas, il évite le scandale, et £iit sur le
culte réglé par les lois tout ce que l'état peut
exiger d'un citoyen.
Depuis près de huit ans qu'ils M)nt unis , la
seule madame d'Orbe est du secret , parcequ'on
le lui a confié. Au surplus, les apparences sont
si bien sauvées, et avec si peu d'atiFectation.,
qu'au bout de six semaines passées ensemble
dans la plus grande intimité, je n'avois pas
même conçu le moindre soupçon , et n'aurois
peut-être jamais pénétré la yérité sur ce point ,
si Julie elle-même ne me ïedt apprise.
Plusieurs motifs l'ont déterminée à cette con-
fidence. Premièrement , quelle réserve est com-
patible avec l'amitié qui règne entre nous? Kest-
ce pas aggraver ses chagrins à pure perte que
s'ôter la douceur de les partager avec un ami ?
De plus, elle n'a pas voulu que ma présence fut
plus long-temps un obstacle aux entretiens qu'ils
ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient
si fort au cœur. Enfin , sachant que vous deviez
bientôt venir nous joindre, elle a désiré, du
consentement de son mari , que vous fussiez
d'avance instruit de ses sentiments ; car elle
attend de votre sagesse un supplément à nos
vains efforts, et des effets dignes de vous.
Le temps qu'elle choisit pour me confier sa
peine m'a fait soupçonner une autre raison dont
elle n'a eu garde de me parler. Son mari nous
quittoit; nous restions seuls : nos cceurs s'étoient
CINQUIÈME PARTIE. 323
aimés , ils s en souvenoient encore ! s'ils s etoient
un instant oubliés , tout nous livroit à Foppro-
bre. Je voyois clairement quelle avoit craint ce
tète-à'tète et tâché de s en garantir ; et la scène
de Meillerie ma trop appris que celui des deux
qui se défîoit le moins de lui-même devoit seul
s'en défier.
Dans Tinjuste crainte que lui inspiroit sa ti-
midité naturelle , elle n imagina point de pré-
caution plus sûre que de se donner incessam-
ment un témoin qu il fallût respecter , d appe-
ler en tiers le juge intégre et redoutable qui voit
les actions secrètes et sait lire au fond des
cœurs. Elle s'environnoit de la majesté suprême ;
je voyois Dieu sans cesse entre elle et moi. Quel
coupable désir eût pu franchir une telle sauve-
garde ? Mon cœur s'épuroit au feu de son zélé ^
et je partageois sa vertu.
Ces graves entretiens remplirent presque tous
nos tétes-à-têtes durant labsence de son mari ; et
depuis son retour nous les reprenons fréquem-
ment en sa présence. Il s'y prête comme s'il étoit
question d'un autre, et, sans mépriser nos soins,
il nous donne souvent de bons conseils sur la
manière dont nous devons raisonner avec lui.
C'est cela même qui me fait désespérer du suc-
cès ; car, s'il avoit moins de bonne-foi , l'on pour-
roit attaquer le vice de l'ame qui nourriroit son
incrédulité; mais , s'il n'est question que de con-
vaincre , où chercherons-nous des lumières qu'il
n'ait point eues et des raisons qui lui aient é-
?i«
324 L^ NOUVELLE HÉLOÏ^E.
chappé? Quand j*ai voulu disputer avec lui , j'ai
vu que tout ce que je pouvois employer d argu-
ments avoit été déjà vainement épuisé par Julie,
et que ma séch^esse étoit bien loin de cette élo-
quence du cœur et de oette douce persuasion
qui coule de sa bouche. Mylord , nous ne ra-
mènerons jamais cet homme ; il est trop froid et
n est point méchant : il ne s'agit pas de le tou-
cher ; la preuve intérieure ou de sentiment lui
manque , et celle-là seule peut rendre invinci-
bles toutes les autres.
Quelque soin que prenne sa femme de lui dé-
guiser sa tristesse,. il la sent et la partage: ce
n est pas un œil aussi clairvoyant qu-on abuse.
Ce chagrin dévoré ne lui en est que plus sen-
sible. Il ma dit avoir été tenté plusieurs fois de
céder en apparence , et de feindre , pour la tran-
quilliser , des sentiments qu il n avoit pas ; mais
.une telle bassesse d'ame est trop loin de lui. Sans
en imposer à Julie, cette dissimulation neùt été
qu un nouveau tourment pour elle. La bonne-
foi , la franchise , Funion des cœurs qui console'^
de tant de maux , se fat éclipsée entre eux.
Étoit<;e en se faisant moins estimer de sa femme
qu il.pouvoit la rassurer sur ses craintes? Au lieu
d'user de déguisement avec elle , il lui dit sin-
cèrement.ce quil pense; mais il le dit d*un ton
si simple , avec si peu de mépris des opinions
vulgaires , si peu de celte ironique fierté des es-
prits .forts , que ces tristes aveux donnent bien
plus d affliction <]ue de colère à Julie , et que ,
GINQVIÈHE PARTFE. SlS
ne pouvant transmettre à* son mari ses senti-
ments et ses espérances , elle en cherche avec
plus de soin à rassembler autour de lui ces dou-
ceurs passagères auxquelles il borne sa félicité.
Ah ! dit-elle avec douleur , si l'infortuné fait son
paradis en ce monde , rendons-le-lur du* moins
aussi doux quil est possible (i).
Le voile de tristesse dont cette opposition de
sentiments couvre leur union prouve mieux que
toute autre chose l'invincible ascendant de Julie,
par les^ consolations dont cette tristesse est mê-
lée, et quelle seule au monde étoit peut-être
capable dy joindre. Tous leurs démêlés , toutes
leurs disputes sur ce point important , loin de
se tourner en aigreur , en mépris , en querelles ,
finissent toujours par quelque scène attendris-
sante , qui ne fait que les rendre plus cfaers Fun
à lautre.
Hier, lentretien s étant fixé sur ce texte , qui
revient souvent quand nous ne sommes que
nous trois, nous tombâmes sur Forigine du mal ;
- et je m efforçois de montrer que non seulement
il n y avoit point de mal absolu et général dans
le système des êtres , mais que même les maux
(i) Combien ce sentiment plein d'humanité n'e8tF41 pas
plus naturel que le zélé affreux des persécuteurs , tour
jours occupés à tourmenter les incrédules , comme pour
les damner dès cette vie , et se faire les précurseurs des
démons ! Je ne cesserai jamais de le redire , c'est que ces
persécuteurs-là ne sont point des croyants ; ce sont des.
fourbes.
326 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
particuliers étoient beaucoup moindres qu ils ne
le semblent au premier coup-d œil , et qu à tout
prendre ils étoient surpassés de beaucoup par
les biens particuliers et individuels. Je citois à
M. de Wolmar son propre exemple; et, pénétré
du bonheur de sa situation , je la peignois avec
des traits si vrais quil en parut ému lui-même.
Voilà, dit-il en m'interrompant /les séductions
de Julie. Elle met toujours le sentiment à la place
des raisons, et le rend si touchant qu il faut tou-
jours lembrasser pour toute réponse: ne seroit-
ce point de son maître de philosophie , ajouta-t-il
en riant , qu elle auroit appris cette manière
d'argumenter ?
Deux mois plus tôt la plaisanterie m eût décon-
certé cruellement ; mais le temps de lembarras
est passé : je n en fis que rire à mon tour , et ,
quoique Julie eût un peu rougi , elle ne parut
pas plus embarrassée que moi. Nous continuâ-
mes. Sans disputer sur la quantité du mal , Wol-
mar se contentoit de Faveu qu'il fallut bien ftiire,
que , peu ou beaucoup , enfin le mal existe ; et
de cette seule existence il déduisoit défaut de
puissance , d'intelligence ou de bonté dans la
première cause. Moi , de mon côté , je tàchois
de montrer lorigine du mal physique dans la
nature de la matière , et du mal moral dans la
liberté de l'homme. Je lui soutenois que Dieu
pouvoit tout faire , hors de créer d'autres subs-
tances aussi par£aiit63 que la sienne , et qui ne
laissassent aucune prise au mal. Nous étions
^-.-r
CINQUIEME PAKTIE. 027
dans la chaleur de la dispute quand je m aper-
çus que Julie a voit disparu. Devinez où elle est ,
me dit son mari voyant que je la cherchoîs des
yeux. Mais , dis-je , elle est allée donner quelque
ordre dans le ménagée. Non , dit-il, elle nauroit
point pris pour d'autres affaires le temps de
celle-ci : tout se fait sans qu'elle me quitte , et
je ne la vois jamais rien faire. Elle est donc
dans la chambre des enfants ? Tout aussi ^u :
ses enfants ne lui sont pas plus chers que mon
salut. Hé bien , repris-je , ce qu'elle fait , je n en
sais rien , mais je suis très sûr qu'elle ne s'oc-
cupe qu'à des soins utiles. Encore moins , dit-il
froidement ; venez , venez , vous verrez si j'ai
bien deviné.
Il se mit à marcher doucement : je le suivis
sur la pointe du pied. Nous arrivâmes à la porte
du cabinet : elle étoit fermée ; il l'ouvrit brus-
quement. Mylord , quel spectacle ! Je vis Julie à
genoux , les mains jointes , et toute en larmes.
Elle se lève avec précipitation , s'essuyant les
yeux, se cachant le visage et cherchant à s'é-
chapper. On ne vit jamais une honte pareille.
Son mari ne lui laissa pas le temps de fuir ; il
courut à elle dans une espèce de transport.
Chère épouse, lui dit-il en l'embrassant, l'ar-
deur même de tes vœux trahit ta cause; que
leur manque-t-il pour être efficaces ? Va , s'ils
étoient entendus , ils seroient bientôt exaucés.
Ils le seront^ lui dit-elle d'un ton ferme et per-
suadé; j'en ignore l'heure et l'occasion. Pussé-je
S28 LA lïOUVELLE RÉLOÏSË.
Tacheter aux dépens de ma vie ! mon dernier
jour seroit le mieux employé.
Venez, my lord , quittez vos malheureux com-
bats , venez remplir un devoir plus noble. Le
sage préfère-t-il Thonneur de tuer des hommes
aux soins qui peuvent en sauver un (1) ?
» LETTRE VL
DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD,
Quoi! même après la séparation de Tannée^,
encore un voyage à Paris ! Oubliez-vous donc
tout-à-fait Glarens et celle qui Thabite? Nous^.
êtes-vous moins cher qu a mylord Hyde ? êtes-
vous plus nécessaire à cet ami qu à ceux qui vous-
attendent ici? Vous nous forcez à faire des vœux
opposés aux vôtres , et vous me faites souhaiter
d avoir du crédit à la cour de France pour vous
empêcher d'obtenir les, passe-ports que vous en
attendez. Contentez -vous toutefois ; allez voir
votre digne compatriote. Malgré lui, malgré
vous , nous serons vengés de cette préférence ;
et , quelque plaisir que vous goûtiez à vivre avec
lui, je sais que, quand vous serez avec nous,
vous regretterez le temps que vous ne nous au-
rez pas donné.
(i) n y avoit ici une grande lettre de mylord Edouard
à Julie. Dans la suite il sera parlé de cette lettre ; mais ,
pour de bonnes raisons , j*ai été forcé de la supprimer.
CINQUIÈME PARTIB. 339
En recevant votre lettre , j avois d'abord soup* '
çonné quune commission secrète... Quel plus
digne médiateur de paix !... Mais les rois don*
nent-ils leur confiance à des hommes vertueux?
osent-iis écouter la vérité ? savent-ils même hono-
rer le vrai mérite?... Non , non , cher Edouard ,
vous n êtes pas fait pour le ministère ; et je pense
trop bien de vous pour croire que, si vous n'étiez
pas né pair d'Angleterre , vous le fussiez jamais
devenu.
Tiens , ami ; tu seras mieux à Glarens qu a la
cour. Ôh ! quel hiver nous allons passer tous en-
semble , si lespoir de notre réunion ne m abuse
pas! Chaque jour la prépare, en ramenant ici
quelqu'une de ces âmes privilégiées qui sont si
chères l'une à l'autre , qui sont si dignes de s'ai-
mer y et qui semblent n attendre que vous pour
se passer du reste de Tunivers. En apprenant
quel heureux hasard a fait passer ici la partie
adverse du baron d'Etange , vous avez prévu tout
ce qui devoit arriver de cette rencontre, et ce
qui est arrivé réellement (i). Ce vieux plaideur,
quoique inflexible et entier presque autant que
son adversaire, na pu résister à lascendant qui
nous a tous subjugués. Après avoir vu Julie ,
après l'avoir entendue , après avoir conversé
avec elle , il a eu honte de plaider contre son
(i) On voit qull manque ici plusieurs lettres intermë*
dîaires, ainsi qu'en beaucoup d'autres endroits. Le lecteur
dir% qu'on se tire fort commodément d'affaire avec de
pareilles omissions, et je suis tout-à-feit de son avis.
I
33o LA NOUVELLE HÉLOÏSE,
-père. Il est parti pour Berne si bien disposé, et
raccooimodement est actpellement en si bon
train , que, sur la dernière lettre du baron , nous
lattendons de retour dans peu de jours.
Voilà ce que vous aurez déjà su par M. de
Wolmar; mais ce que probablement vous ne
savez point encore , c est que madame d'Orbe ,
ayant enfin terminé ses affaires, est ici depuis
jeudi , et n aura plus d'autre demeure que celle
de son amie. Comme j etois prévenu du jour de
son arrivée, j allai au-<levant délie à Imsu de
madame de Wolmar quelle vouloit surprendre,
et layant rencontrée au-deçà de Lutri, je revins
sur mes pas avec elle.
Je la trouvai plus vive et plus charmante que
jamais, mais inégale, distraite , n écoutant point,
répondant encore moins , parlant sans suite et
par saillies, enfin livrée à cette inquiétude dont
on ne peut se défendre sur le point d obtenir ce
qu on a fortement désiré. On eût dit à chaque *
instant qu elle trembloit de retourner en arrière.
Ce départ, quoique long-temps différé, s'étoit
fait si à la hâte que la tête en tournoit à la maî-
tresse et aux domestiques. Il régnoit un désordre
risible dans le menu bagage qu on amenoit. A
mesure que la femme-de-chambne craignoit d'a-
voir oublié quelque chose. Glaire assuroit tou-
jours lavoir fait mettre dans le coffre du car-
fosse; et le plaisant, quand on y regarda, fut
qu'il ne s'y trouva rien du tout.
Comme elle ne vouloit pas que Julie entendit
CINQUIÈME PAHTIE. 33l
sa voiture, elle descendit dans lavenue , traversa
la cour en courant cpmme une folle , et monta
si précipitamment qu il fallut respirer après la
première rampe avant d achever de monter.
M. de Wolmar vint au-devant d elle : elle ne put
lui dire un seul mot.
En ouvrant la porte de la chambre je vis Julie
assise vers la fenêtre et tenant sur ses genoux la
petite Henriette , comme elle faisoit souvent.
Claire avoit médité un beau discours à sa ma-
nière , mêlé de sentiment et de gaieté ; mais , en
mettant le pied sur le seuil de la porte , le dis-
cours, la gaieté, tout fut oublié; elle vole à
son amie en s écriant avec un emportement im-
possible à peindre : Cousine , toujours , pour
toujours , jusqu a la mort ! Henriette , apercevant
sa mère , saute et court au-devant d elle en criant
aussi, Maman! Maman! de toute sa force , et la
rencontre si rudement que la pauvre petite
tomba du coup. Cette subite apparition , cette
chute, la joie, le trouble, saisirent Julie à tel
point , que , s'étant levée en étendant les bras
avec un cri très aigu , elle se laissa retomber et
se trouva mal. Claire , voulant relever sa filte ,
voit pâlir son amie : elle hésite , elle ne sait à
laquelle courir. Enfin , me voyant relever Hen-
riette , elle s'élance pour secourir Julie défail-
lante , et tombe sur elle dans le même état.
Henriette, les apercevant toutes deux sans
mouvement, se mit à pleurer et pousser des cris
qui firent accourir la Fanchon : lune court à sa
332 LA NOÏTVELLE HÉLOlSE.
mère, lautre à sa maitresae. Pour moi, saisi,
transporté , hors de sens , j errois à grands pas
par la chambre sans savoir ce que je faisois , avec
des exclamations interrompues , ei dans un mou-
vement convulsif dont je n etois pas le mattre.
Wolmar lui-même, le froid Wolmar se sentit
ému. O sentiment! sentiment! douce vie de
lame! quel est le cœur de fer que tu n'as jamais
touché? quel est l'infortuné mortel à qui tu n ar-
rachas jamais de larmes ? Au lieu de courir à Ju-
lie, cet heureux époux se jeta sur un fauteuil
pour contempler avidement ce ravissant specta-
cle. Ne craignez rien , dit-il en voyant notre em-
pressement; ces scènes de plaisir et de joie né-
puisent un instant la nature que pour la ranimer
dune vigueur nouvelle; elles ne sont jamais dan-
gereuses. Laissez-moi jouir du bonheur que je
goûte et que vous partagez. Que doit-il être pour
vous ! Je n'en connus jamais de semblable , et je
suis le moins heureux des six.
Mylord, sur ce premier moment vous pouvez
juger du reste. Cette réunion excita dans toute
la maison un ressentiment d'alégresse , et une
fermentation qui n'est pas encore calmée. Julie ,
hors d'elle-même, étoit dans une agitation où
je ne l'avois jamais vue ; il fut impossible de
songer à rien de toute la journée qu'à se voir et
s'embrasser sans cesse avec de nouveaux trans-
ports. On ne s'avisa pas même du salon d'A-
pollon ; le plaisir étoit pai^tout , on n'avoit pas
besoii& d'y songer. A peine le lendemain eut-on
CINQUIÈME PABTIE. 333
assez de sang-froid pour préparer une fête. Sans
Wolmar , tout seroit allé de travers. Chacun se
para de sop mieux. Il n'y eut de travail permis
que ce qu il en falloit pour les amusements. La
fête fut célébrée , non pas avec pompe, mais
avec délire ; il y régnoit une confusion qui la ren-
doit touchante , et le désordre en faisoit le plus
bel ornement.
La matinée se passa à mettre madame d'Orbe
en possession de son emploi d'intendante ou de
mattresse-d'hôtel ; et elle se hàtoit d'en faire les
fonctions avec un empressement d'enfant qui
nous fit rire.En entrant pour dtner dans le beau
salon les deux cousines virent [de tous côtés
leurs chiffres unis et formés avec des fleurs. Julie
devina dans l'instant d'où venoit ce soin : elle
m embrassa dans un saisissement de joie. Claire,
contre son ancienne coutume, hésita d'en fairç
autant. Wolmar lui en fit la guerre ; elle prit en
rougissant le parti d'imiter sa cousine. Cette rou-
geur, que je remarquai trop, me fit un efiet que
je ne saurois dire ; mais je ne me sentis pas dans
ses bras sans émotion.
L'après-midi il y eut une belle collation dans
le gynécée , où pour le coup le maître et moi fû-
mes admis. Les hommes tirèrent au blanc une
mise donnée par madame d'Orbe. Le nouveau
venu l'emporta, quoique moins* exercé que lés
autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse ;
Hanz lui-même ne s'y trompa pas , et r^sa d'ac
cepter le prix ; mais tous ses camarades l'y for-
334 L^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
cèrent, et vous pouvez juger que cette honnêteté
de leur part ne fut pasT perdue.
Le soir, toute la maison , augmentée de trois
personnes , se rassembla pour danser. Claire
sembloit parée par la main des Grâces ; elle n a-
voit jamais été si brillante que ce jour-là. Elle
dansoit , elle causoit , elle rioit , elle donnoit ses
ordres, elle suffîsoit à tout. Elle avoit juré de
m excéder de fatigue ; et, après cinq ou six con-
tredanses très vives tout d une baleine, elle n ou-
blia pas le reproche ordinaire que je dansois
comme un philosphe. Je lui dis , moi , qu elle
dansoit comme un lutin , qu elle ne faisoit pas
moins de ravage , et que j avois peur qu elle ne
me laissât reposer ni jour ni nuit. Au contraire ,
dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout
d une pièce ; et à Tinstant elle me reprit pour
danser.
Elle étoit infatigable : mais il n en étoit pas
ainsi de Julie ; elle avoit peine à se tenir, les
genoux lui tremUoient en dansant; elle étoit
trop touchée pour pouvoir être gaie : souvent on
\oyoit des larmes de joie couler de ses yeux ;
elle contemploit sa cousine avec une sorte de ra
vissement ; elle aimoit à se croire l'étrangère à
qui Ion donnoit la fête , et à regarder Claire
comme la maîtresse de la maison qui lordonnoit.
Après le souper je tirai des fusées que j avois ap-
portées de la Chine, et qui firent beaucoup d ef-
fet. Nou^ veillâmes fort avant dans la nuit. Il
fallut enfin se quitter : madame d'Orbe étoit
CINQUIÈME PARTIE. 335
lasse, ou devoit letre, et Julie voulut quou se
couchât de bonne heure.
Insensiblement le calme renaît , et Tordre avec
lui. Claire , toute folâtre qu elle est , sait pren-
' dre quand il lui plaît un ton d autorité qui en
impose. Elle a d'ailleui*s du sens , un discerne-
ment exquis, la pénétration de Wolmar, la
bonté de Julie; et, quoique extrêmement libé->
raie , elle ne laisse pas d avoir aussi beaucoup
de pritdence; en sorte que, restée veuve si jeune,
et chargée de la garde-noble de sa fille, les biens
de Tune et dé l'autre nont £edt que prospérer
dans ses mains : ainsi Ion n a pas lieu de crain-
dre que sous ses ordres la maison soit moins
bien gouvernée qu'auparavant. Cela donne à
Julie le plaisir de se livrer tout entière à Foccu-
pation qui est le plus de son goût, savoir, réé-
ducation des enfants ; et je ne doute pas qu'Hen-
riette ne profite extrêmement de tous les soins
dont une de ses mères aura soulagé lautre. Je
dis ses liières; car, à voir la manière dont elles
vivent avec elle, il est difficile de distinguer la
véritable ; et des étrangers qui nous sont venus
aujourd'hui sont ou paroissent là-dessus encore
en doute. En effet , toutes deux lappellent Hen-
riette, ou ma fille, indifféremment. Elle appelle
maman Tune, et lautre ^«û/^ maman; la même
tendresse régne de part et d autre; elle obéit
également à toutes deux. S'ils demandent aux
dames à laquelle elle appartient, chacune répond,
à moL S'ils interrogent Henriette , il se trouve
336 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
quelle a deux mères. On seroit embarrassé à
moins. Les plus clairvoyants se décident pour-
tant à la fin pour Julie. Henriette , dont le père
étoit blond , est blonde comme elle , et lui res-
semble beaucoup. Une certaine tendresse de
mère se peint encore mieux dans ses yeux si
doux que dans les regards plus enjoués de Claire.
La petite prend auprès de Julie un air plus res-
pectueux , plus attentif sur elle-même. Machi-
nalement elle se met plus souvent à ses côtés ,
parceque Julie a plus souvent quelque chose à
lui dire. Il faut avouer que toutes les apparences
sont en faveur de la petite maman ; et je me suis
aperçu que cette erreur est si agréable aux deux
cousines , qu elle pourroit bien être quelquefois
volontaire , et devenir un moyen de leur faire
sa cour.
Mylord, dans quinze jours il ne manquera
plus ici que vous. Quand vous y serez , il faudra
mal penser de tout homme dont le cœur cher-
chera sur le reste de la terre des vertus , des plai-
sirs qu il n aura pas trouvés dans cette maison.
LETTRE VIL
DE SAINT-PREUX A MTLORD EDOUARD.
Il y a trois jours que j essaie chaque soir de vous
écrire. Mais, après une journée laborieuse, le
sommeil me gagne en rentrant : le matin , dès le
CINQUIÈME PARTIE* 337
polat du jour il faut retourner à louvrage. Une
ivresse plus douce que celle du vin me jette au
fond de lame un trouble délicieux , et je ne puis
dérober un moment à des plaisirs devenus tout
nouveaux pour moi.
Je ne conçois pas quel séjour pourroit me dé-
plaire avec la société que je trouve dans celui^
ci. Mais saver-vous en quoi Clarehs me plaît pour
lui-même? cest que je m'y sens vraiment à la
campafTDe , et que c est presque la première fois
que j'en ai pu dire autant. Les gens de ville ne
savent point aimer la campagne ; ils ne savent
pas même y être : à peine quand ils y sont savent^
ils ce qu'on y. fait. Ils en dédaignent les travaux,
les plaisirs; ils les ignorent : ils sont chez eux
comme en pays étranger; je né m'étonne pas
qu'ils s'y déplaisent. Il faut être villageois au vil-
lage , ou n'y point aller ; car qu'y va-t-on faire ?
Les habitants de Paris qui croient aller à la càm-
gne n'y vont point ; ils portent Paris avec eux.
Les chanteurs , les beaux-esprits , les auteurs , led
parasites , sont le cortège qui les suit.. Le jeu, la
musique , la comédie, y sont leur seule occupa-
tion (i). Leur table est couverte comme à Paris ;
ils y mangent aux mêmes heures ; on leur y sert
les mêmes mets avec le même appareil ; ils n'y
(i) n y faut ajouter la chasse. Encore la font-ils si
commodément , qu'ils n'en ont pas la moitié de la fatigue
ni du plaisir. Mais je n'entame point ici cet article de la
chasse ; il fournit trop pour être traité dans une note«.
J'aurai peut-être occasion d'en parler ailleurs.
4* aa
338 L4 nOVV^LLB HÉL0Ï8E. .
font que les mêmes choses : autant valoit y res-
ter ; car, quelque riche qu on puisse être et quel-
que soin quon ait pris, on sent toujours quel-
que privation , et Ton ne sauroit apporter avec
soi Paris tout entier. Ainsi cette variété qui leur
est si chère , ils la fuient ; ils ne connoissent ja-
mais qu une manière de vivre , et s en ennuient
toujours.
Le travail de la campagne est agpréable à con-
sidérer , et n a rien d assez pénible en lui-même
pour émouvoir à compassion. L'objet de Futilité
publique et privée le rend intéressant : et puis ,
cest la première vocation de Fhomme ; il rap-
pelle à lesprit une idée agréable, et au cœur
tous les charmes de Tàge d or. L'imagination ne
reste point froide à laspect du labourage et des
moissons. La simplicité de la vie pastorale et
champêtre a toujours quelque chose qAi touche.
Qu on regarde les prés couverts de gens qui fa--
nent et chantent, et des troupeaux épars dans
Téloignement ; insensiblement on se sent atten-
drir sans savoir pourquoi. Ainsi quelquefois en-
core la voix de la nature amollit nos cœurs fa-
rouches; et , quoiqu'on lentende avec un regret
inutile, elle est si douce qu'on ne l'entend jamais
tans plaisir.
J'avoue que la misère qui couvre les champs
en certains pays où le publicain dévore les fruits
de la terre , l'àpre avidité d'un fermier avare , l'in-
flexible rigueur d'un maître inhumain, ôtent
beaucoup d'attrait à ces tableaux. Des chevaux
CINQUIÈME PARTIE. SSq
étiques prèa d e^^pirer sous les coups , de malheu*
.reux paysans exténués de jeûnes , excédés de fa-
tigue et couverts de hailloçs ^ des hameaux de
masures , offrent un triste spectacle à la vue : on
a presque regret d'être homme quand on songe
aux malheureux dont il faut manger le sang.
Mais quel charme de voir de bons et sages ré-
gisseurs faire de la culture de leurs terres Fin-
strument de leurs bienfaits , leurs amusements ,
leurs plaisirs ; verser à pleines mains les dons de
la Providence; engraisser tout ce qui les en-
toure , hommes et bestiaux , des biens dont re-
gorgent leurs granges , leurs caves , leurs gre-
niers ; accumuler labondance et la joie autour
d*eax , et &ire du travail qui les enrichit une
fête continuelle I Comment se dérober à la douce
illusion que ces objets font naître? On oublie
son siècle et ses contemporains ; on se transporte
au temps des patriarches ; on veut mettre soi-
même la main à Tœuvfe , partager les travaux
rustiques et le bonheur qu'on y voit attaché. O
temps de lamour et de rionocence , oii les fem-
mes étoient tendres et modestes , où les hom-
mes étoient simples et vi voient contents ! O Ra-
cbel ! fille charmante et si constamment aimée ,
heureux celui qui pour t obtenir ne regretta pas
quatorze ans d'esclavage ! O douce élève de
Noémi ! heureux le bon vieillard dont tu réchauf-
fois les pieds et le cœur ! Non , jamais la beauté
ne règne avec plus dempire qu au milieu des
soins champêtres. C'est là que les grâces sont
aa.
34^ LA JfOUVELLE HÉLOÏSE.
j'en perds peu-^à-peu le nom de philosophe
pour gagner celui de fainéant , qui dans le fond
n en diffère pas de beaucoup.
Vous voyez, par ce que je viens de vous mar-
quer du baron, que notre réoonciiiatioii est sin*
cère, et que Wolmar a lieu detre content do
sa seconde épreuve (i). Moi, de la*haine pour
le père de mon amie ! Non , quand j aurois été
son fils , je ne laurois pas plus parfaitement ho*
noré. En yérité je ne connois point d'homme
plus droit, plus franc, plus généreux, plus res-
pectable à tous égards que ce bon gentilhomme.
Mais la bizarrerie de ses préjugés est étrange.
Depuis qu il est sûr que je ne saurois lui apparu
tenir, il n y a sorte d'honneur quil ne me fasse;
et pourvu que je ne sois pas son gendre , il se
mettroit volontiers au-dessous de moi« La seule
chose que je ne puis lui pardonner, c est quand
(i) Ceci s'entendra mieux par Pextraît suivant cTune
lettre de Jolie qui n'est pas dans ce recueil.
«Voilà, me dit M. de Wolmar en me tirant à part, la
« seconde épreuve que je lui destlnois. S'il n'eût pas ca«
M ressé votre père , je me serois défié die lui. Mais , dts-je^
u comment concilier ces caresses et votre épreuve avec
«l'antipathie que vous avez vous-même trouvée entre
a eux? Elle n'existe plus , reprit-il ; les préjugés de votre
u père ont fait à Saint-Preux tout le ttial qu'ils pouvoi^M;
tt lui faipe : il n'en a plus rîen à craindre , il ne les hak
« plus, il les plaint. Le baron, de soft côté , ne le craint
u plus : il a le cœur bon ; il sent qu'il lui a fait bien du
u mal, il en a pitié. Je vois qu'ils seront fort bien ensem-
«ble, et se verront avec plaisir: aussi, dès cet instant,
«je compte sur lui tout-à-fait. m
CINQUIÈME PARTIE. 343
nous sommes seuls de railler quelquefois le pré-
tendu philosophe sur ses ancien nés leçons. Ces
plaisanteries me sont amères et je les reçois toa«
jours fort mal : mais il rit de ma ccdère , et dit :
Allons tirer des grives, cest assez pousser d*ar»
guments. Puis il crie en passant : Claire, Ckire j
un bon souper à ton maître, car je vais lui faira
gagner de 1 appétit. En effst , à son âge il cpoft
les vignes avec son fîisil tout aussi vigoureuse^
ment que moi , et tire incomperaMement mienk.
Ce qui me venge un peu de ses railleries , c*est
que devant sa fille il n'ose plus souiSer; et la
petite écolière n en impose guère moins à son
père même qu a son précepteur. Je reviens à nos
vendanges.
Depuis huit jours que cet agréable travail
nous occupe , on est à peine à la moitié de Ioih
vrage. Outre les vins destinés poair la vente et
pour les provisions ordinaires, lesquels n'ont
d'autre &çoa que d'être recueillis avec soin , la
bienftusante fiée en prépare d'autres plus fi^a
pour nos buveurs; et j aide aux opérations ma*
giques dont je vous ai parié, pour tirer dNom
même vignoUe des vins de tous les pays. Pour
l'un, elle fait tordre la grappe quand elle est
mûre et la laisse flétrir au soleil sur la aondie ;
pour 1 autre, elle fait égrapper le raisin et trier
les grains avant de les jeter dans la cuve; pour
un autre, elle fait cueillir avant le lever du so-
leil du raisin rouge , et le porter doucement sur
le pressoir couvert encore de sa fleur et de sa
344 L^ NOUVELLE HÉLOifSË.
rosée, pour ea exprimer du vin Uanc. Elle pré-*^
pare uo vin de liqueur en luèlant dans les ton-
neaux du moût réduit en sirop sur le feu ; un vin
sec , en lempêchant de cuver ; un vin d ab-^
sinthe pour les tomac (i); un vin muscat avec
des simples. Tous ces vins difSérents ont leur
apprêt particulier ; toutes ces préparations sont
saines et naturelles : c est ainsi qu une économe
industrie supplée à la diversité des terrains , et
rassemble vingt climats en un seul.
Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle,
avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante ,
on rit toute la journée, et le travail nen va que
mieux. Tout vit dans la plus grande femiliaiité;
tout le monde est égal , et personne ne s oublie.
JjCS dames sont sans airs, les paysannes sont
décentes , les hommes badins et non grossiers.
G est à qui trouvera les meilleures chansons , k'
qui fera les meilleurs contes , à qui dira les meil-
leurs traits. L union même engendre les folâtres
querelles ; et Ton ne s agace mutuellement que
pour montrer combien on est sûr les uns des
autres. On ne revient point ensuite fisiire chez;
soi les messieurs ; on passe aux vignes toute la
journée ; Julie y a fait faire une loge ou Ion va
se chauffer quand on a froid, et dans laquelle
on se réfugie en cas de pluie. On dine avec les
(i> En Suisse on boit beaucoup de vin d'absinthe ;
et en général , comme les herbes des Alpes ont plus de
vertu que dans les plaines , on y fait plus d'usage des in*
ftisions.
CINQUIÈME PARTIE. 345 '
paysans et à leur heure, aussi bien* quon tra- *
vaille avec eux/ On mange avec appétit leur "
soupe un peu grossière , mais bonne , saine , et *
chargée d'excellents légumes. On ne ricane point
orgueilleusement de leur air gauche et de leurs
compliments rustauds; pour les mettre à leur-
aise , on s y prête sans affectation. Ces complai-
sances ne leur échappent pas, ils y sont sensi-
bles ; et voyant qu on veut bien sortir pour eux-
de sa place , ils s en tiennent d autant plus vo-
lontiers dans la leur. A dtner , on amène les en^
fants , et ils passent le reste de la journée à la
vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les^
voient arriver! O bienheureux enfants! disent-
ils en les pressant dans leurs bras robustes, que
le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des-
nôtres ! ressemblez à vos pères et mères , et soyez
comme eux la bénédiction du pays ! Souvent en
songeant que la plupart de ces hommes ont
porté les armes , et savent manier Tépée et lé
mousquet aussi bien que la serpette et la houe ,
en voyant Julie au milieu deux si charmante et
si respectée recevoir elle et ses enfants- leurs
touchantes acclamations, je me rappelle Tillus-
tre et vertueuse Agrippine montrant son fils
aux troupes de Germanicus. Julie! fiemme in-
comparable ! vous exercez dans la simplicité de
la vie privée le despotique empire de la sagesse
et des bienfaits : vous êtes pour tous le pays un
dépôt cher et sacré que chacun voudroit défen-
dre et conserver au prix de son sang; et vous
346 LA NOUVELLE HÉLOI3E.
vivez plu8 sûrement , plus honorablement an
milieu d un peuple entier qui vous aime, que
les rois entourés de tous leurs soldats.
Le soir , on revient gaiement tous easemble.
On nourrit et loge les ouvriers tout ie temps
de la vendange; et même le dimanche, après
le prêche du soir, on se rassemble avec eux et
Ton danse jusqu'au souper. Les autres jours on
ne se sépare point non plus en rentrant an lo«
gis, hors le baron qui ne soupe jamais et se
couche de fort bonne heure, et Julie qui monte
avec ses enfants chez lui jusqua ce qu'il saille
coucher. A cela près , depuis le moment qu'on
prend le métier de vendangeur jusqu'à celui
qu'on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine
à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus
agréables et plus sages que celles des Romains.
Le renversement qu'ils affectoient étoit trop
vain pour instruire le maître ni Tef^clave : mais
la douce égalité qui règne ici rétablit Tordre de
la nature , forme une instruction pour les uns ,
une consolation pour les autres, et un lien d'a-
mitié pour tous (i).
Ije lieu d'assemblée est une salle à l'antique
(i) Si de là nak un cominun état de fête, non moins
doux à ceux qai descendent qu^à ceux qui montent, ne
s*eosuit«il pas que tous les états sont presque îndifFérents
par eux-mêmes , pourvu qu'on puisse et qu'on veuille en
sortir quelquefois ? Les gueux sont malheureux parce-
qu'ils sont toujours gueux ; les rois sont malheureux par-
cequlls soat toujours rois. Les états moyens , dont on sort
CINQUIÈME PARTIE. 34?
avec une grande cheminée où Ton fait bon feu.
La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles
M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capu*
dbons de fer blanc pour intercepter la fumée et
réfléchir la lumière. Pour prévenir lenvie et
lés regrets , on tâche de ne rien étaler aux yeux
de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver
chez eux , de ne leur montrer d autre opulence
que le choix du bon dans les choses communes
et un peu plus de largesse dans la distribution.
Le souper est servi sur deux longues tables. Le
luxe et lappareil des festins ny sont pas, mais
laboodance et la joie y sont. Tout le monde se
met à table, maîtres , journaliers , domestiques;
chacun se lève indiffiéremment pour servir, sans
exclusion , sans préfiérence , et le service se fait
toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à
discrétion ; la liberté n a point d autres bornes
que rhonnèteté. La présence de maîtres si res-
pectés contient tout le monde , et n empêche pas
qu on ne soit à son aise et gai. Que s'il arrive
à quelqu'un de s oublier, on ne trouble point
la fête par des réprimandes , mais il est congédié
sans rémission dès le lendemain.
•
plus aisément, offrent des plaisirs au-dessus et a«-dessous
de soi ; ils ëteDdeot aussi les lumières de ceux qui les
remplissent, en leur donnant plus de préjogës à conno^
tre y et plus de degrés à comparer. Voilà , ce me semble |
la principale raison pourquoi c'est généralement dans
les conditions médiocres qu^on trouve les hommes les
plus heureux et du meilleur sens.
348 LA NOUVELLE HÉLOÏ6E.
Je. me. prévaux aussi des plaisirs du pays et de
lu -saison. Je reprends la liberté de vivre à la *
valaisanne , et ' de boire • assez souvent du vin
pur; mais je uen bois point qui n ait été versé .
de la main d-une des deux cousines. Elles. se.
chargent de mesurer ma .soif à mes forces , et
de ménager ma raison .Qui sait mieux ^ q.u elles
comment ilia faut gouverner, et Fart de me
loter et de me la rendre? Si le travail de la
journée, la durée et la gaieté. du repas, donnent
plus.de force au vin^versé de ces .mains chéries,,
je laisse, exhaler mes transports sans contrainte;
ils nont plus rien que je doive taire , rien que .
gène la présence du sage Wolmar. Je ne crains
point que son œil éclairé lise au fond de mon
oœur, et quand un tendre souvenir y veut re-
naître , un regard de Claire lui donne le change,
un regard de Juliemen^fait rougir.
Après le- souper on veille • encore une heure,
ou deux en teillant du chanvre : chacun dit
sa. chanson tour-à-tour. Quelquefois les vendan-.
geuses chantent: en chœur toutes ensemble, ou
bien alternativement à voix seule et en refrain,
La plupart de ces chansons sont de vieilles, ro*-
mances dont les airs n& sont pas piquants ,
mais ils ont je ne sais quoi d'antique et de doux
qui touche à la longue. Les paroles sont simples ,
naïves , souvent tristes ; elles plaisent pourtant.
Nous ne pouvons nous empêcher, Claire de
sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand
nous retrouvons dasis ces. chansons des tours et
" CINQUIÈME PARTIE. * 34g
des expressions dont nous mous sommes servis
autrefois. Alors, en jetant les yeux sur elles^t
me rappelant les temps éloignés, un tressaille-
ment me prend, un poids insupportable mè tom-
be tout-à-coup sur le cœur, et* me laisse une
impression funeste qui ne s efface qu avec peine*
Cependant je trouve à ces veillées une sorte de
charme que je ne puis vous expliquer ; et qui
m est pourtant fort sensible. Cette . réunion des
différents états, la simplicité de cette occupa-
tion \ Fidée de délassement , d accord , de tran-
quillité , le sentiment de paix qu elle porte à
lame, a quelque chose d'attendrissant qui dis-
pose à trouver ces chansons plus intéressantes.
Ce concert des voix de femmes nest pas non
plus sans douceur; Pour moi , je suis convaincu
que de toutes les harmonies il ny en^ a point
d aussi agréable que le chant à lunisson , et que
s'il nous faut des accords , c est parceque nous
avons le goût dépravé. En effet , toute Tharmoiiie
ne se trouve-t-elle pas dans un son quelconque?
et qu y pouvons - nous ajouter, sans altérer les
proportions que la nature, a établies dans; la
force relative des sons harmonieux? En doublant
lés uns et non pas les autres , en ne les renfor-
çant pas en même rapport, notons -nous, pas à
Tinstant ces proportions? La nature a tout, fait
le mieux qu il étoit possible ; mais nous voulons
mieux faire encore , et nous gâtons tout.
U ya une grande émulation pour ce travail
du soir aussi bien que pour celui de la journée;
35ô BA IVOUYELLE HÉLOÏSE.
et la filouterie que j y vouloU employer m attira
hier un petit affront. Gomme je ne suis pas des
plus adroits à teiller et que j ai souvent des dis-
tractions, ennuyé d'être toujours noté pour
avoir fait le moins d ouvrage, je tirois douce-
ment avec le pied des chenevottes de mes voisins
pour grossir mon tas : mais cette impitoyable
madame d'Oriie s en étant aperçue , fit signe à
Julie , qui , m ayant pris sur le iait , me tança
sévèrement. Monsieur le fripon, me dit* elle
tout haut, point dlnjustice, même en plaisan-^
tant; cest ainsi quon s'accoutume à devenir
méchant tout de bon, et, qui pis est, à plai*
santer encore (i).
Voilà comment se passe la soirée. Quand
rbeure de la retraite approche , madame de Wol-
mar dit , allons tirer le feu d artifice. A l'instant
chacun prend son paquet de chenevottes , signe
honorable de son travail ; on les porte en triom-
phe au milieu de la cour , on les rassemble en
un tas , on en fiiit un trophée ; on y met le feu :
mais n'a pas cet honneur qui veut : Julie l'ad-'
juge en présentant le flaral)eau à celui ou celle
qui a lait ce soir-là le plus d'ouvrage ; fut-ce elle-
même , elle se l'attribue sans £aiçon. L'auguste
cérémonie est accompagnée d'acclamations et
de battements de mains. Les chenevottes font
un feu clair et brillant qui s'élève jusqu'aux
(i)Lliosuiie ambearre, il me semble queeet avis vous
inât asssf bien.
ciiïquième partie. 35 1
nues, ua vrai feu de joie, autour duquel on
saute, on rit. Ensuite on o£Fre à boire à toute
rassemblée : chacun boit à la sauté du yain*
queur , ,et va se coucher content d'une journée
passée dans le travail, la gaieté, Hnnocence, et
quon ne seroit pas fiiché de recommencer le
lendemain , le surlendemain , et toute sa vie.
LETTRE VIII.
D£ SAINT-PREUX A M. UE YTOLMAR.
Jouissez, cher Wolmar, du jBruh de vos soins.
Recevez les hommages d un cœur épuré, qu avec
tant de peine vous avez rendu digne de vous
être offert. Jamais homme nentreprit ce que
vous avez entrepris ; jamais homme ne tenta ce
que vous avez exécuté; jamais ame reconnois-
santé et sensible ne sentit ce que vous m avez
inspiré. La mienne avoit perdu son ressort , sa
vigueur, son être; vous m avez tout rendu.
Jétois mort aux vertus ainsi quau bonheur; je
vous dois cette vie morale à laquelle je me sens
renaître. O mon bien&iteur! 6 mon père! en
me donnant à vous tout entier, je ne puis vous
offrir, comine à Dieu même, que les dons que je
tiens de vous.
Faut-il vous avouer ma foiblesse et mes crain-
tes? Jusqu'à présent je me suis toujours défié de
moi. Il n y a pas huit jours que j ai rougi de mon
352 LÂ-HOUVËLLEHÉLaïSE.
; cœur et cru toutes yos bontés perdues. Ce, mo-
ment fut cruel et décourageant pour la vertu :
grâce au ciel, grâce à. vous, il est passé pour pe
plus revenir. Je ne me crois plus guéri seulement
parceque vous me le dites, mais parceque je le
.. sens. Je n ai plus besoin que vous me répondiez
dexnoi; vous m avez mis en état d en répondre
moi-même. Il ma fallu séparer de vo|is et d'elle
pour savoir ce que je pou vois être sans votre
appui. Oest loin des lieux quelle habite que
j apprends à ne plus craindre d en approcher.
J'écris à. madame d'Orbe le détail de notre
voyagé. Je ne vous le répéterai point ici. Je veux
■ bien que vous connoissiez toutes mes foiblesses,
mais je nai pas la force de vous les dire. Cher
.Wolmar , c est ma dernière faute : je m en. sens
. déjà, si loin que je ny songe point sans fierté ;
mais l'instant en est si près encore que je ne
puis Favouer sans peine. Vous qui sûtes pardon-
.' Dermes égarements, comment ne pardonneriez-
, vous pas la honte qua produite leur repentir?
. Bien ne manque plus à mon. bonheur ; my-
• lord ma tout dit. Cher ami , je serai donc à
vous, j'élèverai donc vos enfants. L'atné des trois
élèvera les deux autres. Avec quelle ardeur je l'ai
désiré! combien l'espoir d'être trouvé digne d'un
si cher emploi redoubloit mes soins pour ré-
pondre aux vôtres ! combien de fois j'osai mon-
trer là-dessus mon empressement à Julie ! Qu'a-
vec plaisir j'interprétois souvent en ma faveur
• vos discours et les siens ! Mais,, quoiqu'elle fat
CINQUIÈME PARTIE. 353
sensible à mon zèle er qu elle en parût approu-
ver lobjet , je ne la vis point entrer assez préci-
sément dans mes vues pour oser en parler plus
ouvertement. Je sentis qu il falloit mériter cet
honneur et ne pas le demander. Tattendois de
vous et d elle ce gage de votre confiance et de
votre estime. Je n al point été trompé dans mon
espoir : mes amis , croyez-moi , vous ne serez
point trompés dans le vôtre*
Vous savez qu'à la suite de nos conversations
sur leducation de vos en&nts j avois jeté sur le
papier quelques idées qu elles m avoient four-
nies et que vous approuvâtes. Depuis mon dé-
part il m est venu de nouvelles réflexions sur le
même sujet , et j'ai réduit le tout en une espèce
de système que je vous communiquerai quand
je laurai mieux digéré , afin que vous lexami-
nîez à votre tour. Ce n est qu après notre arri-
vée à Rome que j'espère pouvoir le mettre en
état de vous être montré. Ce système commence
où finit celui de Julie , ou plutôt il n en est que
la suite et le développement ; car tout consiste
à ne pas gâter Thomme de la nature en Tappro*
priant à la société.
J ai recouvré ma raison par vos soins : rede-
venu libre et sain de cœur , je me sens, aimé de
tout ce qui m est cher, lavenir le plus charmant
se présente à moi ; ma situation devroit être dé-
licieuse ; mais il est dit que je n aurai jamais
lame en paix. En approchant du terme de notre
voyage , j'y vois l'époque du sort de mon illus-
4 23
354 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tre ami ; c est moi qui dois pour ainâi dire en
décider. Saurai-je faire au moins une fois pour
lui ce qu il a fait si souvent pour moi ? Saurai-je
remplir dignement le plus grand , le plus im-
portant devoir de ma vie ? Cher Wolmar , j em-
porte au fond de mon cœur toutes vos leçons ;
mais, pour savoir les rendre utiles, que ne puis-je
de même emporter votre sagesse ! Ah ! si je puis
voir un jour Edouard heureux ; si , selon son
projet et le vôtre , nous nous rassemblons tous
pour ne nous plus séparer , quel vœu me res-
tera-t-il à faire ? Un seul , dont laccomplissement
ne dépend ni de vous , ni de moi , ni de per-
sonne au- monde, mais de celui qui doit un prix
aux vertus de votre épouse et compte en secret
vos bienfaits.
LETTRE IX.
DE SAINT-PREUX A MADAME d'ORBE.
Où êtes-vous , charmante cousine «^ oii êtes-vous,
aimable confidente de ce foible cœur que vous
partagez à tant de titres et que vous avez con-
solé tant de fois? Venez; qu'il verse aujourd'hui
dans le vôtre l'aveu de sa dernière erreur. N'est-
ce pas à vous qu'il appartient toujours de le pu-
rifier? et sait-il se reprocher encore les torts
qu'il vous a confessés ? Non , je ne suis plus le
même y et ce changement vous est dû : c est un
CINQUIÈME PARTIE. 355
nouveau cœur que vous m avez fait et qui vous
ofFre ses prémices ; mais je ne me croirai déli-
vré de celui que je quitte qu'après Favoir dépo-
sé dans vos mains. O vous qui l'avez vu naître ,
recevez ses derniers soupirs !
L'eussiez-vous jamais pensé ? le moment de
ma vie où je fus le plus content de moi-même
fut celui où je me séparai de vous. Revenu* de
mes longs égarements , je fixois à cet instant la
tardive époque de mon retour à mes devoirs; je
commençois à payer enfin les immenses dettes
de l'amitié, en m'arrachant d'un séjour si chéri
pour suivre un bienfaiteur , un sage , qui , fei-
gnant d'avoir besoin de mes soins , mettoit le
succès des siens à l'épreuve. Plus ce départ m'é-
toit douloureux, plus je m'honorois d'un pareil
sacrifice. Après avoir perdu la moitié de ma vie
à nourrir une passion malheureuse , je consa-
crois l'autre à la justifier, à rendre par mes ver-
tus un plus digne hommage à celle qui recrut si
long-temps tous ceux de mon cœur. Je marquois
hautement le premier de mes jours où je ne
faisois rougir de moi ni vous , ni elle , ni rien de
tout ce qui m'étoit cher.
Mylord Edouard avoit craint l'attendrissement
des adieux , et nous voulions partir sans être a-
perçus ; mais , tandis que tout dormoit encore ,
nous ne pûmes tromper votre vigilante amitié.
En apercevant votre porte entrouverte et votre
femme-de-chambre au guet, en vous voyant
venir au-devant de nous , en entrant et trouvant
a3.
356 Là nouvelle héloïse.
une table à thé préparée , le rapport des circoa^
stances me fit songer à d autres temps ; et , com-
parant ce départ à celui dont il wie rappeloit
ridée , je me sentis si différent de ce que j'élois
alors , que , me félicitant d avoir Edouard pour
témoin de ces différences , j espérai bien lui faire
oublier à Milan Tiodigne scène de Besançon. Ja-
mais je ne m'étois senti tant de courage : je me
faisois une gloire de vous le montrer; je me pa-
rois auprès <îe vous de cette fermeté que vous
ne m aviez jamais vue ,' et je me glorifiois en
vous quittant de paroitre un moment à vos
yeux tel que j'allois être. Cette idée ajoutoit à
mon courage ; je me fortifiois de votre estkaae ;
et peut-être vous eussé-je dit adieu d un œil sec ,
si VQS larmes coulant sur ma joue n eussent for-
cé les miennes de sy confondre.
Je partis le cœur plein de tous mes devoirs ,
pénétré sur-tout de ceux que votre amitié mlm-
pose , et bien résolu d employer le reste de ma
vie à la mériter. Edouard , passant en revue
toutes mes fautes, me remit devant les yeux un
tableau qui n etoit pas flatté ; et je connus par
sa juste rigueur à blâmer tant de foiblesses , qu'il
craignoit peu de les imiter. Cependant il feignoit
d'avoir cette crainte ; il me parloit avec inquié-
tude de son voyage de Rome et des indignes at-
tachements qui Fy rappeloient malgré lui : mais
je jugeai facilement quil augmentoit ses propres
dangers pour .m'en occuper davantage et m'é*
CINQUIÈME parth:. SSy
loigfner d autant plus de ceux auxquels fétois
exposé.
Comme nous approchions de VilleneuTe , un
laquais qui montoit un mauvais cheval se laissa
tomber et se fit une légère contusion à la tète;
Son maître le fit saigner , et voulut coucher là
cette nuit. Ayant diné de bonne heure, nous
primes des chevaux pour aller à Bex voir la sa*
line ; et mylord ayant des raisons particulières
qui lui rendoient cet examen intéressant , je pris
les mesures et le dessin du b&timent de gradua-
tion : nous ne rentrâmes à Villeneuve qu à la
nuit. Après le souper , nous causâmes en buvant
du punch et veillâmes assez tard. Ce fut alors
qu il m apprit quels soins n^'étoient confiés , et
ce qui a voit été fait pour rendre cet arrrange-*
ment praticable. Vous pouvez juger de leffet
que fit sur moi cette nouvelle : une telle con-
versation namenoit pas le sommeil. Il &llut
pourtant enfin se coucher.
En entrant dans la chambre qui m'étoit des-^
tinée , je la reconnus pour la même que j avois
occupée autrefois en allant à Sion. A cet aspect
je sentis une impression que j aurois peine à
vous rendre. J en fus si vivement frappé, que
je crus redevenir à Fins tant tout ce que j'étois
alors; dix années s'efïacèrent de ma vie, et tous
mes malheura furent oubliés. Héla»! cette erreur
fut courte , et le second instant n^e rendit plus
accablant le poids de toutes mes anciennes pei-
358 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
nés. Quelles tristes réflexions succédèrent à c6
premier enchantement! Quelles comparaisons
douloureuses s offrirent à mon esprit ! Charmes
de la première jeunesse , délices des premières
amours, pourquoi vous retracer encore à ce cœur
accahlé d ennuis et surchargé de lui-même ? O
temps , temps heureux , tu n'es plus ! J aimois ,
j etois aimé. Je me livrois dans la paix de lin-
nocence aux transports d'un amour partagé ; je
savourois à longs traits le délicieux sentiment
qui me faisoit vivre. La douce vapeur de lespé-
rance enivroit mon cœur ; une extase , un ra-
vissement, un délire, ahsorhoit toutes mes fa-
cultés. Ah ! sur les rochers de Meillerie , au mi-
lieu de rhiver et des glaces, d affreux abymes
devant les yeux , quel être au monde jouissoit
d un sort comparable au mien?... Et je pleurois !
et je me trouvois à plaindre ! et la tristesse osoit
approcher de moi!... Que ferai-je donc aujour*
d'hui que j ai tout possédé , tout perdu?... Jai
bien mérité ma misère puisque j ai si peu senti
mon bonheur... Je pleurois alors... Tu pleurois...
Infortuné, tu ne pleures plus... Tu nas pas
même le droit de pleurer... Que n est-elle morte !
osai-je m'écrier dans un transport de rage ; oui ,
je serois moins malheureux; j oserois me livrer
à mes douleurs ; j embrasserois sans remords sa
froide tombe ; mes regrets seroient dignes d elle ;
je dirois : Elle entend mes cris , elle voit mes
» pleurs , mes gémissements la touchent , elle ap-
prouve et reçoit mon pur hommage... Jaurois
CINQUIÈME PARTIE. SSg
au moins Fespoir de la rejoindre... Mais elle vit,
elle est heureuse... Elle vit , et sa vie est ma mort ,
et son bonheur est mon supplice ; et le ciel y
après me lavoir arrachée , mote jusqu'à la dou-
ceur de la regretter!.. Elle vit, mais non pas pour
moi ; elle vit pour mon désespoir. Je suis cent
fois plus loin d elle que si elle n étoit plus.
Je me couchai dans ces tristes idées ; elles me
suivirent durant mon sommeil, et le remplirent
d'images funèbres. Les amères douleurs , les re-
grets , la mort , se peignirent dans mes songes ,
et tous les maux que j avois soufferts reprenoient
à mes yeux cent formes nouvelles pour me tour*^
menter une seconde fois. Un rêve sur-tout, le
plus cruel de tous, sobstinoit arme poursuivre ;
et de fantôme en Êintôme toutes leurs appari->
tions confuses fi nissoient toujours par celui-là.
Je crus voir la digne mère de votre amie dans
son lit expirante , et sa fille à genoux devant elle ,
fondant en larmes , baisant ses mains et recueil-
lant ses derniers soupirs. Je revis cette scène que
vous m avez autrefois dépeinte et qui ne sortira
jamais de mon souvenir. O ma mère, disoit Julie
d un ton à me navrer lame , celle qui vous doit
le jour vous Tète ! Ah ! reprenez votre bi^ifait !
sans vous il n est pour moi qu un don funeste*
Mon enfant, répondit sa tendre mère... il faut
remplir son sort... Dieu est juste... tu seras mère
à ton tour... Elle ne put achever. Je voulus lever
les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie
à sa place ; je la vis , je la reconnus , quoique
36o LA NOUVELLE HÉLOÏSK.
son visage fût couvert d un voile. Je fais un cri ;
je m'élance pour écarter le voile , je ne pus
latteindre; jetendois les bras , je nie tourmen-
tois, et ne touchois rien. Ami, calme-toi, me
dit-elle d'une voix foible : le voile redoutable
me couvre , nulle main ne peut Técarter. A ce
mot je m'agite et fois un nouvel effort : cet ef-
fort me réveille; je me trouve dans mon lit^
accablé de fatigue , et trempé de sueur et de
larmes.
. Bientôt ma frayeur se dissipe , l'épuisement
me rendort : le même songe me rend les mêmes
agitations; je m'éveille, et me rendors une troi-
sième fois. Toujours ce spectacle lugubre , tou-
jours ce même appareil de mort, toujours ce
voile impénétrable échappe à mes mains , et dé-
robe à mes yeux l'objet expirant qu'il couvre.
A ce dernier réveil ma terreur fiit si forte que
je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à
bas de mon lit sans savoir ce que je faisois. Je
. me mets à errer par la chambre , ef&ayé comme
un enfant des ombres de la nuit , croyant me
voir environné de fantômes , et l'oreille encore
frappée de cette voix plaintive dont je n'enten-
dis jamais le son sans émotion. Le crépuscule ,
en conunençant d'éclairer les objets , ne fit que
les transformer au gré de mon imagination trou-
blée. Mon effroi redouble et m'ôte le jugement:
après avoir trouvé ma porte avec peine , je m'en-
fuis de ma chambre , j'entre brusquement dans
celle d'Edouard : j'ouvre son rideau \ et më laisse
CINQUIÈME PARTIE. 36l
tomber sur son lit en m écriant hors d*faaleine :
G en est fait , je ne la verrai plus ! Il s éveille en
sursaut , il sauté à ses armes , se croyaut surpris
par un voleur. A Tinstant il me reconnoît ; je me
reconnols moi-même ; et pour la seconde fois de
ma vie je jme vois devant lui dans la confusion
que vous pouvez concevoir.
Il me fit asseoir y me remettre 9 et parler. Sitôt
qu'il sut de quoi il s'agissoit , il voulut tourner
la chose en plaisanterie ; mais voyant que j'étois
vivement frappé et que cette impression, ne se-
roit pas &cile à détruire, il changea de ton.
Vous ne méritez ni mon amhié ni mon. estime,
me dit-il assez durement : si j avois pris pour
mon laquais le quart des soins que j ai pri&pour
vous , j en aurois fait un homme ; mais vous n é-
tes rien. Ah ! lui dis-je , il est trop vrai. Tout ce
que j avois de bon me venoit délie : je ne la
reverrai jamais; je ne suis plus- rien. Il sourit ,
et m embrassa. TranquiUisez^vous aujourdliui ,
me dit-il ; demain vous serez raisonnable : je me
charge de 1 événement. Après cela , changeant
de conversation, il me proposa de partir. Jy
consentis. On fit mettre les chevaux , nous nous
habillâmes. En entrant dans la chaise , mylord
dit un mot à Toreille au postillon , et nous par-
tîmes.
' Nous marchions sans rien dire. J'étois si oc*
cupé de mon funeste rêve , que je n entendois
et ne voyois rien : je ne fis pas même attention
que le lac, qui la veille étoit à ma droite , étoit
362 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
maintenant à ma gauche. Il n y eut qu un bruit
de pavé qui me tira de ma léthargie , et me fît
apercevoir avec un étonnement facile à corn-»
prendre que nous rentrions dans Clarens. A trois
cents pas de la grille niylord fit arrêter; et me
tirant à lecart : Vous voyez , me dit-il , mon
projet; il na pas besoin d explication. Allez,
visionnaire , ajonta-t-il en me serrant la main ,
allez la revoir. Heureux de ne montrer vos fo-^
lies qua des gens qui vous aiment! Hâtez-vous,
je vous attends ; mais sur-tout ne revenez qu'a-
près avoir déchiré ce fatal voile tissu dans votre
cerveau.
Quaurois-je dit? Je partis sans répondre. Je
marchois d un pas précipité que la réflexion ra-
lentit en approchant de la maison. Quel person-
nage allois-je faire ? comment oser me montrer?
de quel prétexte couvrir ce retour imprévu ?
avec quel front irois-je alléguer mes ridicules
terreurs et supporter le regard méprisant du gé-
néreux Wolmar ? Plus j approchois , plus ma
frayeur me paroissoit puérile, et mon extrava-
gance me faisoit pitié. Cependant un noir pres-
sentiment m agitoit encore , et je ne me sentois
point rassuré. J avançois toujours , quoique len-
tement, et j'étois déjà près de la cour quand
j entendis ouvrir et refermer la porte de l'Elysée.
N'en voyant sortir personne, je fis le tour en de-
hors , et j'allai par le rivage côtoyer la volière
autant qu'il me fut possible. Je ne tardai pas de
juger qu'on en approchoit. Alors prêtant l'oreille
CINQUIÈME PARTIE. 363
je V0U8 entendis parler toutes deux , et , sans
qu il me fût possible de distinguer un seul mot ,
je trouvai dans le son de votre voix je ne sais
quoi de languissant et de tendra qui me donna
de 1 émotion , et dans la sienne un accent a£Gsc*
tueux et doux à son ordinaire , mais paisible et
serein , qui me remit à Tinstant, et qui fit le vrai
réveil de mon rêve.
Sur-le-champ je me sentis tellement changé
que je me moquai de moi-même et de mes vaines
alarmes. En songeant que je n avois qu une haie
et quelques buissons à franchir pour voir pleine
de vie et de santé celle que j avois cru ne revoir
jamais, j abjurai pour toujours mes craintes,
mon etfroi , mes chimères , et je me déterminai
sans peine à repartir, même sans la voir. Claire,
je vous le jure , non seulement je ne la vis point ,
mais je men retournai fier de ne lavoir point
vue , de n'avoir pas été foible et crédule jusqu'au
bout , et d'avoir au moins rendu cet honneur à
l'ami d'Edouard de le mettre au-dessus d'un songe.
• Voilà, chère cousine, ce que j'avois à vous
dire et le dernier aveu qui me restoit à vous
faire. Le détail du reste de notre voyage n a plus
rien d'intéressant : il me suffit de vous protester
que depuis lors non seulement mylord est con-
tent de moi, mais que je le suis encore plus
moi-même qui sens mon entière guérison bien
mieux qu'il ne la peut voir. De peur de lui
laisser une défiance inutile , je lui ai caché que
je ne vous avois *point vues. Quand il me de«
364 LA NOUVELLE HÉ^LOlSE.
manda si le voile étoit levé , je raffirmai sans
balancer , et nous n en avons plus parlé. Oui ,
cousine, il est levé pour jamais ce voile dont
ma raison fut long-temps ofiusquée. Tous mes
transports inquiets sont éteints : je vois tous
mes devoirs, et je les aime. Vou» m êtes toutes
deux plus chères que jamais ; mais mon cœur ne
distingue plus lune de lautre et ne sépare point
les inséparables.
Nous arrivâmes avant-hier à Milan : nous en
repartons après-demain. Dans huit jours nous
comptons être à Rome, et j espère y trouver de
vos nouvelles en arrivant. Qu il me tarde de
voir ces deux étonnantes personnes qui trou-
blent depuis si long -temps le repos du plus
grand des hommes! O Julie! ô Glaire! il fau-
droit votre égale pour mériter de le rendre heu-
reux.
LETTRE X.
DE MADAME D'oRBE A SAINT-FREUX.
Pious attendions tous de vos nouvelles avec
impatience, et je nai pas besoin de vous dire
combien vos lettres ont fait de plaisir à la petite
communauté : mais ce que vous ne devinerez pas
de même, cest que de toute la maison je suis
peut-être celle qu'elles ont le moins réjouie. Ils
ont tous appris que voua aviez heureusement
CINQUIÈME PARTIE. 365
passé les Alpes; moi jai songé que vous étiez
au-delà.
A regard du détail que vous m avez fait , nous
n en avons rien dit au baron , et j en ai passé à
tout le monde quelques soliloques fort inutiles.
M. dé Wolmar a eu Thonnêteté de ne faire que
se moquer de vous ; mais Julie n a pu se rappeler
les derniers moments de sa mère sans de nou-
veaux regrets et de nouvelles larmes. Elle na
remarqué de votre rêve que ce qui ranimoit ses
douleurs.
Quant à moi , je vous dirai , mon cher maître ,
que je ne suis plus surprise de vous voir en con-
tinuelle admiration de vous-même, toujours
achevant quelque folie, et toujours commen-
çant d'être sage; car il y a long -temps que
vous passez votre vie à vous reprocher le jour
de la veille et à vous applaudir pour le len-
demain.
Je vous avoue aussi que ce grand effort de
courage, qui, si près de nous, vous a fait re-
tourner comme vous étiez venu, ne me paroit
pas aussi merveilleux qu à vous. Je le trouve
plus vain que sensé, et je crois qu a tout pren-
dre j aimerois autant moins de force avec un
peu plus de raison. Sur cette ms^nière de vous
en aller , pourroit-on vous demander ce que
vous êtes venu faire ? Vous avez eu honte de
vous montrer, et cetoit de noser vous mon-
trer qu'il falloit avoir honte; comme si la dou-
ceur de voir ses amis n effaçoit pas cent fois le
366 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
petit chagrin de leur raillerie ! N'étiez-vous pas
trop heureux de venir nous offrir votre air ef-
htré pour nous faire rire ? Hé hien donc ! je ne
me suis pas moquée de vous alors , mais je m en
moque tant plus aujourd'hui , quoique, n ayant
pas le plaisir de vous mettre en colère , j.e ne
puisse pas rire de si bon cœur.
Malheureusement il y a pis encore ; c est que
j ai gagné toutes vos terreurs sans me rassurer
comme vous. Ce rêve a quelque chose d effrayant
qui m'inquiète et m'attriste malgré que j'en aie.
En lisant votre lettre je hlàmois vos agitations ;
en la finissant j'ai blâmé votre sécurité. L'on ne
sauroit voir à-la-fois pourquoi vous étiez ému ,
et pourquoi vous êtes devenu si tranquille. Par
quelle bizarrerie avez-vous gardé les plus tristes
pressentiments jusqu'au moment où vous avez
pu les détruire et ne l'avez pas voulu? Un pas ,
un geste, un mot, tout étoit fini. Vous vous
étiez alarmé sans raison , vous vous êtes rassuré
de même : mais vous m'avez transmis la frayeur
que vous n'avez plus ; et il se trouve qu'ayant
eu de la force une seule fois en votre vie, vous
l'avez eue à mes dépens. Depuis votre fatale let-
tre un serrement de cœur ne m'a pas quittée : je
n'approche point de Julie sans trembler de la
perdre ; à chaque instant je crois voir sur son
visage la pâleur de la mort ; et ce matin la pres-
sant dans mes bras, je me suis sentie en pleurs
sans savoir pourquoi. Ce voile! ce voile!... il a
je ne sais quoi de sinistre qui me trouble chaque
GI]NQUIÈME PARTIE. 867
fois que j y pense. Non , je ne puis vous pardon-
ner d avoir pu Técarter sans lavoir fait, et jai
bien peur de n avoir plus désormais un moment
de contentement que je ne vous revoie auprès
délie. Convenez aussi quaprès avoir si long-
temps parlé de philosophie , vous vous êtes
montré philosophe à la fin bien mal-à-propos.
Ah ! rêvez , et voyez vos amis ; cela vaut mieux
que de les fuir et d'être un sage.
Il parott, par la lettre de mylord à M. de Wol-
mar, quil songe sérieusement à venir s établir
avec nous. Sitôt qu il aura pris son parti là-bas
et que son cœur sera décidé, revenez tous deux
heureux et fixés ; c est le vœu de la petite com-
munauté , et sur-tout celui de votre amie
Claire d'Orbe.
P. S. Au reste, s'il est vrai que vous n'avez
rien entendu de notre conversation dans l'Ely-
sée , c'est peut-être tant mieux pour vous ; car
vous me savez assez alerte pour voir les gens
sans qu'ils m'aperçoivent^ et assez maligne pour
persifler les écouteurs.
LETTRE XL
DE M. DE WOLMAR A SAINT-PREUX.
J'jscRis à mylord Edouard, et je lui parle de
vous si au long qu'il ne me reste en vous écri-
368 LA. NOUVELLE HÉLOÏSE.
vaut à vous-méir^e qu à vous renvoyer à sa let-
tre. La vôtre exigeroit peut-être de ma part un
retour d honoêtetés : jofiais vous appeler dans ma
famille , vous traiter en frère , en ami, faire votre
sœur de celle qui fut votre amante, vous remet-
tre fautorité paternelle sur mes enfants , vous
confier mes droits après avoir usurpé les vôtres;
voilà les compliments dont je vops ai cru dignje.
De votre part, si vous justifiez ma conduite et
mes soins, vous m aurez assez loué. Jai tâché
de vous honorer par mon estime ; honorez-moi
par vos vertus. Tout autre éloge doit être banni
d entre nous. ■
Loin d être surpris de vous voir frappé d un
songe, je ne vois pas trop pourquoi vous vous
reprochez de lavoir été. Il me semble que pour
un homme à -systèmes ce n est pas une si grande
affaire qu'un rêve de plus.
Mais ce que je vous reprocherois volontiers ,
cest moins leffet de votre songe que son es^
péce , et cela par une raison fort différente de
celle que vous pourriez penser. Un tyran fit au-
trefois mourir un homme qui , dans un songe ,
avoit cru le poignarder. Rappelez- vous la raison
qu'il donna de ce meurtre , et faites -vous -en
lapplication. Quoi ! vous allez décider du sort
de votre ami , et vous songez à vos anciennes
amours ! Sans les conversations du soir précé-
dent , je ne vous pardonnerois jamais ce rêve-
là. Pensez le jour à ce que. vous allez faire à
CINQUIÈME PARTIE. SÔQ
Borne, vous songerez moins la nuit à ce qui s est
fait à Vevai.
La Fanchon est malade; cela tient ma femme
occupée et lui ôtc le temps de vous écrire. Il y a
ici quelqu'un qui supplée volontiers à ce soin.
Heureux jeune homme ! tout conspire à votre
bonheur; tous les prix de la vertu vous recher-
chent pour vous forcer à les mériter. Quant à
celui de mes bienfaits , n eh chargez personne
que vous-même ; cest dé vous seul que je lat-
tends.
LETTRE XIL
DE SAINT-PREUX A M. DE WOLMAR.
Que cette lettre demeure entré vous et moi ;
qu un profond secret cache à jamais les erreurs
du plus vertueux des hommes. Dans quel pas
dangereux je me trouve engagé ! O mon sage et
bienfaisant ami , que n ai-je tous vos conseils
dans la mémoire comme j ai vos bontés dans le
cœur ! Jamais je n eus si grand besoin de pru-
dence, et jamais la peur den manquer ne nuisit
tant au peu que j'en ai. Ah ! où sont vos soins
paternels ? où sont vos leçons , vos lumières ? que
deviendrai-je sans vousi' Dans ce moment de
crise )é donnerois tout lespoir de ma vie pour
vous avoir ici durant huit jours.
4. 24
370 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Je me suis trompé dans toutes mes conjectu-
res ; je n'ai feiit que des fautes jusqu a ce moment.
Je ne redoutois que la marquise : après laroir
vue , efïrayé de sa beauté , de son adresse , je
m effonçois d en détacher tout-a*fait lame noble
de son ancien amant. Charmé de le ramener du
côté d'où je ne voyois rien à craindre , je lui par-
lois de Laure avec lestime et l'admiration qu elle
m'avoit inspirée ; en relâchant son plus fort at-
tachement par l'autre , j espérois les rompre enfin
tous les deux.
n se prêta d'abord à mon projet , il outra même
la complaisance ; et voulant peut-être punir mes
importimités par un peu d'alarmes , il affecta
pour Laure encore plus d'empressement qu'il ne
croyoit en avoir. Que vous dirai-je aujourd'hui ?
Son empressement est toujours le même, mais
il n'afifecte plus rien. Son cœur , épuisé par tant
de combats , s'est trouvé dans un état de foi-
blesse dont elle a profité. Il seroit difficile à tout
autre de feindre long-temps de l'amour auprès
d'elle ; jugeas-en par l'objet même de la passion qui
le consume. En vérité l'on ne peut voir cette in-
fortunée sans être touché de son air et de sa
figure ; une impression de langueur et d'abatte-
ment qui ne quitte point son charmant visage ,
en éteignant la vivacité de sa physionomie , la
rend plus intéressante ; et , comme les rayons du
soleil échappés à travers les nuages , ses yeujc
ternis par la douleur lancent des feux phis pi-
quants. Son humiliation même a toutes les |[ra-
CINQUIÈME PARTIE. Syi
ees de la modestie : en la voyant on la plaint , en
récoutant on Thonore : enfin je doia dire, à la
justification de mon ami , que je ne connois que
deux hommes au monde qui puissent rester sans
risque auprès d elle.
U s'être , 6 Wolmar ! je le vois , je le sens ;
je vous lavoue dans lamertume de mon cœur.
Je frémis en songeant jusqu où son égarement
peut lui faire oublier ge qu il est et ce qu il se
doit. Je tremble que x:et intrépide amour de la
vertu y qui lui fait mépriser l'opinion publique ,
ne le porte à lautre extrémité , et ne lui fesse
braver encore les lois sacrées de la décence et de
Thonnêteté. Edouard Bomston faire un tel ma«»
riage !... vous concevez l... sous les yeux de son
ami !..« qui le permet!... qui le soufire!... et qui
lui doit tout !... Il faudra quil m arrache le cœur
* de sa main avant de la profaner ainsi.
Cependant que faiire ^ comment me compor-
ter ? Vous connoissez sa violence ; on ne gagne
rien avec lui par les discours , et les siens depuis
quelque temps ne sont pas propres à calmer mes
craintes. J ai feint d'abord de ne pas lentendre ;
j ai feît indirectement parler la raison en maxi-
xojes générales : à son tour il ne m entend point.
Si j essaie de le toucher un peu plus au vif, il ré-
pond des sentences , et croit m avoir réfuté ; si
j'insiste , il s'emporte , il prend un ton qu'un ami
flevroit ignorer et auquel l'amitié ne sait point
répondre. Croyez que je ne suis en cette occasion
ni cratotjkf ni tioùde ; quand on est dans son de^
»4.
372 LA NOUVELLE HÉL0Ï9E.
\oir on nest que trop tenté d être fier : mais il ne,
s agit pas ici de fierté , il s agit de réussir, et de
fausses tentatives peuvent nuire aux meilleurs
moyens. Je n ose presque entrer avec lui dans
aucune discussion ; car je sens tous les jours la
vérité de lavertissement que vous m avez donné ,
qu'il est plus fort que moi de raisonnement , et
qu il ne faut point lenflammer par la dispute.
Il paroit d ailleurs un j^eu refroidi pour moi -,
on diroit que je Tinquiétet Combien avec tant
de supériorité à tous égards un homme est ra-
baissé par un moment de foiblesse ! Le grand ,
le sublime Edouard a peur de son ami, de sa
créature , de son élève ! il semble même , par
quelques mots jetés sur le choix de son séjour
s'il ne se marie pas , vouloir tenter ma fidélité
par mon intérêt. Il sait bien que je ne dois ni ne
veux le quitter. O Wolmar, je ferai mon devoir
et suivrai par-tout mon bienfaiteur. Si j etois
lâche et vil , que gagnerois-je à ma perfidie ? Ju-
lie et son digne époux confîeroient-ils leurs en-
fants à un traître ?
Vous m avez dit souvent que les petites pas-
sions ne prennent jamais le change et vont tou-
jours à leur fin , mais quon peut armer les gran-
des contre elles-mêmes. J ai cru pouvoir ici faire
usage de cette maxime. En effet , la compassion ,
le mépris des préjugés , Thabitude, tout ce qui
détermine Edouard en cette occasion échappe à
force de petitesse et devient presque inattaqua-
ble ; au lieu que le véritable amour est insépa^
CINQUIÈME PARTIE. 3'Jù
arable de la générosité, et que par elle on a
toujours sur lui quelque prise. J'ai tenté cette
Yoie indirecte , et je ne désespère pas du succès.
Ce moyen paroît cruel ; je ne lai pris qu avec
répugnance. Cependant, tout bien pesé, je crois
rendre service à Laure elle-même. Que feroit-
elle dans Tétat auquel elle peut monter quy
montrer son ancienne ignominie? mais quelle
peut être grande en demeurant ce qu elle est ! Si je
connois bien cette étrange fille , elle est £siite pour
jouir de son sacrifice plus que du rang qu elle
«loit refuser.
Si cette ressource me manque, il m en reste
une de la part du gouvernement à cause de la
religion ; mais ce moyen iie doit être employé
qu a la dernière extrémité et au défaut de tout
autre : quoi qu'il en soit , je n en veux épargner
aucun pour prévenir une alliance indigne et dés-
honnête. O respectable Wolmar ! je suis jaloux
de votre estime durant tous les moments de ma
vie. Quoi que puisse vous écrire Edouard , quoi
que vous puissiez entendre dire , souvenez-vous
qu à quelque prix que ce puisse être , tant que
mon cœur battra dans ma poitrine , jamais £att-
retta Pisana ne sera lady Bomston.
Si vous approuvez mes mesures, cette lettre
n a pas besoin de réponse. Si je me trompe , in-
struisez-moi ; mais hàtez-vous , car il n y a pas
un moment à perdre. Je ferai mettre Tadresse
par une main étrangère. Faites de même en me
répondant. Après avoir examiné ce quil faut
374 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
faire, brûlez ma lettre et oubliez ce quelle con-*-
tient. Voici le premier et le seul secret que j'aurai
eu de ma vie à cacher aux deux cousines : si
josois ine fier davantage à mes lumières , vous-
même n en sauriez jamais rien (i).
LETTRE XIII.
DE madame; de WOLMAR a MADAME b'ORBE.
Le courrier dltalie sembloit n attendre pour ar-
river que le moment de ton départ , comiûQe pour
te punir de ne la voir difSéré qu'à cause de lui.
Ce n est pas moi qui ai fait cette jolie décou-
verte , c'est mon mari qui a remarqué qu'ayant
fait mettre les chevaux à huit heures , tu tardas
de partir jusqu'à onze , non pour l'amour de
nous , mais après avoir demandé vingt fois s'il
en étoit dix , parceque c'est ordinairement l'heure
où la poste passe.
Tu es prise , pauvre cousine ; tu ne peux plut
(i) Pour bien entendre cette lettre et la troisième de la
dixième partie , il iaudroit savoir les aventures de my-
lord Edouard , et j^avois d'abord résolu de les ajouter à
ce recueil. En y repensant, je n'ai pu me résoudre à gâ-
ter la simplicité de Thistoire des deux amants par le ro-
manesque de la sienne. Il vaut mieux laisser quelque
chose à deviner au lecteur {*).
(*) Les aventnres de mylord Edouard ont été ajoutées à cette
<^dition.
CINQUIÈME PARTIE. 3']5
t en dédire. Malgré laugure de la Ch^Uot , cette
Glaire si folle , ou plut6l si sage , n a pu Tètre
jusqu'au bout: te voilà dans les mêmes las (i)
dont tu pris tant de peine à me dégager, et tu
n as pu conserver pour toi la liberté quus tu m m
rendue. Mon tour de rire est-nl donc venu ?
Chère amie , il fàudroit avoir ton charme et tas
grâces pour savoir plaisanter comme toi, et
donner à la raillerie elle-même Taccent tendre
et touchant des caresses. Et puis q«j|/eUe di£Cé-r
rence entre nous ! De quel front pounxHS-je atie
jouer d'ufoi mal dont je suis la cause et que tu
t es fait pour me Fdter ? Il n y a pas i^n senti-*
ment dans ton cœur qui n offire au mien quelque
sujet de reconnoissance ; et tout, jusqu'à ta foi**
blesse, est en toi louvrage de ta vertu. CTest cela
même qui me console et m'égaie. Il fitlloit me
plaindre et pleurer de mes fautes ; mais on peut
se moquar de la mauvaise honte qui te fait rou^
gir d'un attachement aussi pur que toi.
Revenons au courrier dltalie et laissons un
moment les moralités. Ce seroit ti^p abuser de
mes anciens titres; car il est permis d'endormir
son auditoire, mais non pas de l'impatienter.
Hé bien donc ! ce courrier que je fais si lente-^
ment arriver , qu a*t-il apporté ? Rien que de
bien sur la santé de nos amis , et de plus une
grande lettre pour toi. Ah ! boja ! je te vois déjà
(i) Je n'ai pas voulu laisser lacs^ à cause de la pronon-
ciation genevoise reniarquéç par madame d'Orbe dans la
lettre cinquiè«»e 4e b sixièaie partie.
376 LA NOUVELLE HIÊLOÏSE.
sourire et reprendre haleine ; la lettre venne te
fait attendre plus patiemment ce qu elle con-
tient.
Elle a pourtant bien son prix encore , même
après s être fait désirer; car elle respire une si...
Mais je ne veux te parler que de nouvelles, et
sûrement ce que j allois dire n en est pas une.
Avec cette lettre il en est venu une autre de
mylord Edouard pour mon mari, et beaucoup
d amitiés pour nous. Celle-ci contient véritable-
ment des nouvelles, et d'autant moins attendues
que la première n en dit rien. Ils dévoient le len-
demain partir pour Naples, où mylord a quel-
ques affaires , et doù ils iront voir le Vésuve...
Gonçois-tu , ma chère , ce que cette vue a de si
attrayant? Revenus à Borne, Claire, pense, ima-
gine... Edouard est sur le point d'épouser... non,
grâce au ciel , cette indigne marquise ; il marque
au contraire quelle est fort mal. Qui donc?...
Laure , Faimable Laure , qui... Mais pourtant...
quel mariage!... Notre ami nen dit pas un mot.
Aussitôt après ils partiront tous trois et vien-
dront ici prendre leurs derniers arrangements.
Mon mari ne ma pas dit quels ; mais il compte
toujours que Saint-Preux nous restera.
Je t avoue que son silence m'inquiète un peu .
J ai peine à voir clair dans tout cela ; j'y trouve
des situations bizarres, et des jeux du cœur hu-
main qu on n entend guère. Comment un hom-
me aussi vertueux a-t-il pu se prendre d'une pas-
sion si durable pour une aussi méchante femme
CINQUIÈME PARTIE. 877
que cette marquise ? comment elle-même, avec
un caractère violent et cruel , a-t-elle pu con-
cevoir et nourrir un amour aussi vif pour un
homme qui lui ressembloit si peu , si tant est
cependant qu'on puisse honorer du nom da-
mour une fureur capable d'inspirer des crimes?
Comment un jeune cœur aussi généreux , aussi
tepdre , aussi désintéressé que celui de Laure ,
a-t-il pu supporter ses premiers désordres? com-
ment s en est-il retiré par ce penchant trompeur
fait pour égarer son sexe? et comment lamour,
qui perd tant d'honnêtes femmes , a-t-il pu ve-
nir à bout d en faire une ? Dis-moi , ma Claire ,
désunir deux cœurs qui s'aimoient sans se conve-
nir; joindre ceux qui se convenoient sans s en-
tendre ; faire triompher Famour de l'amour mê-
me ; du sein du vice et de l'opprobre tirer le bon-
heur et la vertu , délivrer son ami d'un monstre
en lui créant pour ainsi dire une compagne...
infortunée , il est vrai , mais aimable , honnête
même , au moins si , comme je l'ose croire , on
peut le redevenir : dis ; celui qui auroit fait tout
cela seroit-il coupable? celui qui Tauroit souffert
seroit-il à blâmer?
Lady Bomston viendra donc ici ! ici , mon
ange ! Qu'en penses-tu? Après tout , quel pro-
dige ne doit pas être cette étonnante fille que
sonu éducation perdit , que son cœur a sauvée ,
et pour qui l'amour fut la route de la vertu !
Qui doit plus l'admirer que. moi qui fis tout le
contraire et que mon penchant seul égara quand
378 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tout concouroit à in€ bien conduire? Je m avilis
moins , il est vrai ; mais me suis-je élevée comme
elle? ai-je évité tant de pièges et fait tant de sa*
crifices ? Du dernier degré de la h^nte elle a sa
remonter au premier degré de Thonneur : elle
est plus respectable cent fois que si jamais elle
n eut été coupable. Elle est sensible et vertueuse;
que lui feut-il de plus pour nous ressembler ?
S'il n y a point de retour aux fautes de la jeu-
nesse , quel droit ai*je à plus d'indulgence ? de-
vant qui dois-je espérer de trouver grâce ? et ^
quel honneur pourrois-je prétendre en refusant
de rhonorer ?
Hé bien ! cousine , quand ma raison me dit
cela , mon cœur en murmure ; et, sans que je
puisse expliquer pourquoi , j ai peine à trouver
bon qu'Edouard ait fait ce mariage et que son
ami s en soit mêlé. O lopinion ! lopinion ! qu'on
a de peine à secouer son joug ! toujours elle
nous porte à l'injustice : le bien passé s'efface par
le jnal présent ; le mal passé ne s'effaeera-t-il ja^
mais par aucun bien ?
J'ai laissé voir à mon mari mon inquiétude
sur la conduite de Saint-Preux dans cette af*'
faire. Il semble , ai-je dit , avoir honte d'en par-
ler ^ ma cousine. Il est incapable de lâcheté ,
mais il est foible... trop d'indulgence pour les
fautes d'un ami... Non , m'a-t-il dit , il a feit son
devoir ; il le fera , je le sais ; je ne puis rien vous
dire de plus : mais SaintPreux est un honnête
garçon ; je réponds 4e lui , yous en serez con*
CINQUIÈME PARTIE. 879
tente... Glaire , il est impossible que Wolmar me
trompe et qu il se trompe. Un discours si posi-
tif ma feit rentrer en moi-même; j ai compris
que tous mes scrupules ne venoient que de
fiiusse délicatesse , et que , si j'étois moins vaine
et plus équitable y je trouverois lady Bomston
plus diçne de son ranj^.
Mais laissons un peu lady Bomston , et reve«
nons à nous. Ne sens - tu point trop en lisant
cette lettre que nos amis reviendront plus tôt
quîls nétoient attendus? et le cœur ne te dit-il
rien? ne bat-il point à présent plus fort quà
1 ordinaire , ce cœur trop tendre et trop sem-
blable au mien ? ne son^^t-il jpoint au danger
de vivre familièrement avec un objet chéri , de
le voir tous les jours , de loger sous le même
toit ? Et si mes erreurs ne m'ôtèrent point ton
estime , mon exemple ne te iait-il rien craiiidre
pour toi? Combien dans nos jeunes ans la rai-
son , lamitié , rbonneur , t'inspirèrent pour moi
de craintes que laveugle amour n>e fit mépri-
ser ! C est mon tour maintenant, ma douce amie;
et j ai de plus pour me faire écouter la trisie au-
torité de lexpérience. Ecoute - moi donc tandis
qu'il est temps , de peur qu après avoir passé la
mroitié de ta vie à déplorer mes fimtes , tu ne
passes l'autre à déplorer les tiennes. Sur-tout ne
te fie plus à cette gaieté folAtre qui garde celles
<{ui n'ont rien à craindre et perd celles qui sont
en danger. Claire ! Claire ! tu te moquois de Ta-
mour une fois , mais cest parceque «u ne le con*
38o lâ nouvelle héloïse.
noissois pas; et pour n en. avoir pas senti les
traits tu te croyois au-dessus de ses atteintes. Il
se venge et rit à son tour. Apprends à te défier
de sa traîtresse joie , ou crains qu elle ne te coûte
un jour bien des pleurs. Chère amie , il est
temps de te montrer à toi-même; car jusquici
tu ne t es pas bien vue ; tu t es trompée sur ton
caractère , et nas pas su testimer ce que tu
valois. Tu t es fiée aux discours de la Chaillot :
sur ta vivacité badine elle te jugea peu sensible;
mais un cœur comme le tien étoit au-dessus de
sa portée. La Chaillot n etoit pas faite pour te
■connoitre ; personne au monde ne ta bien con-
nue, excepté moi seule. Notre ami même a plu-
tôt senti que vu ton prix. Je t'ai laissé ton er-
reur tant qu elle a pu t être utile ; à présent
qu'elle te perdroit il faut te Tôter.
Tu es vive, et te crois peu sensible. Pauvre
jenfant, que tu t abuses ! ta vivacité même prouve
le contraire : n'est-ce pas toujours sur des choses
de sentiment quelle s'exerce? n'est-ce pas de ton
cœur que viennent les grâces de ton enjouement?
Tes railleries sont des signes d'intérêt plus tou-
chants que les compliments d'une autre : tu ca-
resses quand tu folâtres ; tu ris , mais ton rire
pénétre l'ame ; tu ris , mais tu fais pleurer dé ten-
dresse, et je te vois presque toujours sérieuse
avec les indifférents.
Si tu n'étois que ce que tu prétends être , dis-
moi ce qui nous uniroit si fort l'une à l'autre ;
oii seroit entre nous le lien d'une amitié sans
CINQUIÈME PARTIE. 38l
exemple ? par quel prodige un tel attachement
seroît-il venu chercher par préférence un cœur
si peu capable d attachement ? Quoi! celle qui
n a vécu que pour son amie ne sait pas aimer !
celle qui voulut quitter père , époux , parents, et
son pays , pour la suivre , ne sait préférer lami-
tié à rien ! Et qu ai- je donc fait , moi qui porte
un cœur sensible ? Cousine , je me suis laissé
aimer; et j'ai beaucoup fait , avec toute ma sen-
sibilité ^ de te rendre une amitié qui valût la
tienne.
Ces contradictions t ont donné de ton carac-
tère Vidée la plus bizarre qu une folle comme toi
pût jamais concevoir, c'est de te croire à-la-fois
ardente amie et froide amante. Ne pouvant dis-
convenir du tendre attachement dont tu te sen-
tois pénétrée, tu crus netre capable que de
celui-là. Hors ta Julie, tu né pensois pas que rien
pût t émouvoir au monde : comme si les cœurs
naturellement sensibles pouvoient ne Fétre que
pour un objet, et que, ne sachant aimer que
moi , tu m eusses pu bien aimer moi-même 1 Tu
demandois plaisamment si lame avoit un sexe.
Non, mon enfant, lame n a point &e sexe; mais
ses affections les distinguent , et tu commences
trop à le sentir. Parceque le premier amant qui
sofÎPrit ne t avoit pas émue, tu crus aussitôt ne
pouvoir Tètre ; parceque. tu manquois d amour
pour ton soupirant , tu crus aen pouvoir sentir
pour personne. Quand il fut ton mari, tu l'aimas
pourtant, et si fort que notre intiinité même en
r
382 LA NOUVELLE HÉL0I3E.
souffrit : cette atue si peu sensible sut trouver à
Tamour ua supplément encore assez tendre pour
satisfaire un honnête homme.
Pauvre cousine, cest à toi désormais de vé-
soudre tes propres doutes; et s'il est vrai,
(i) Ch'un freddo amante è mal sîcuro amico (a) ,
j'ai grand peur d'avoir maintenant une raison
de trop pour compter sur toi. Mais il &ut que
j achève de te dire là-dessus tout ce que je pense.
Je soupçonne que tu as aimé sans le savoir
hien plus tôt que tu ne crois, ou du moins que le
même penchant qui me perdit t eut séduite si je
ne t avois prévenue. Conçois-tu qu un sentiment
si naturel et si doux puisse tarder si long-temps
à naître ? conçois^tu qu à ïkge où nous étions on
puisse impunément se familiariser avec un jeune
homme aimahle, ou qu avec tant de conformité
dans tous nos igoùts celui-ci seul ne nous &ùd
pas été commun ? Non , mon ange ; tu laurois
aimé, j'ensuis sûre, si je ne Teusse aimé la pre-
mière. Moins fbible et non moins sensible , tu
aurois été plu# sa^e que moi sans être plus heu«
reuse. Mais ^uel penchant eût pu vaincre dans
ton ame honnête Thorreur de la trahison et
de l'infidélité? (j'amitié te sauva des pièges de
l'amour i tu ne vis plus qu'un ami dans l'amant
(i) Ce vers est renversé de l'original ; et, n'en déplaise
aux bdles dames , le sens de Tauteur est plus véritable
et plus beau.
Çp) Qu'un imA famant est on peu sur ami. MixAsr,
CINQUIÈME PARTIE. 383
de tott amie , et tu rachetas ainsi ton cœur aux
dépens du mien.
Ces conjectures ne sont pas même si conjec*
tares que tu penses ; et , si je voulois rappeler
des temps qu'il faut oublier, il me seroit aisé de
trouver dans lintérêt que tu croyois ne prendre
qua moi seule un intérêt non moins vif pour ce
qui m^étoit cher. N osant laimer tu voulois que
je laimasse : tu jugeas chacun de nous néces-
saire au bonheur de Tautre ; et ce cœur qui n a
point d égal au monde nous en chérit plus ten-
drement tous les deux. Sois sûre que sans ta
propre foiblesse tu maurois été moins indul-
gente ; mais tu le serois reproché sous le nom
de jalousie une juste sévérité. Tu ne te sentois
pas en droit de combattre en moi le penchant
qu'il eût fallu vaincre; et, craignant d'être per-
fide plutôt que sage , en immolant ton bonheur
au nôtre tu crus avoir assez fait pour la vertu.
Ma Glaire , voilà ton histoire ; voilà comment.
ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de
ma honte , et à te remercie» de mes torts. Ne
orois pas pourtant que je veuille limiter en cela :
je ne suis pas plus disposée à suivre ton exemple
que toi le mien ; et comme tu n as pas à craindre
m^ fautes , je n ai plus, grâce au ciel , tes raisons
d'indulgence. Quel plus digne usage ai-je à feire
de la vertu que tu m'as rendue que de t'aider à
la conserver ?
U faut donc te dire encore mon avis sur ton
état présent. La longue absence de fiotre maitre
384 L^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
na pas changé tes dispositions pour lui : ta li-r
berté recou vrée et son retour ont produit une nou-
velle époque dont lamour a su profiter. Un nou-
veau sentiment n est pas né dans ton cœur; celui
qui s'y cacha si long-temps n a fait que se mettre
plus à Taise. Fière d oser te 1 avouer à toi-même ,
tu tes pressée de me le dire. Cet aveu te sembloit
presque nécessaire pour le rendre tout -à-fait
innocent : en devenant un crime pour ton amie ,
il cessoit d'en être un pour toi; et peut-être ne
tes^tu livrée au mal que tu combattois depuis
tant d années que pour mieux achever de m en
guérir.
J ai senti tout cela , ma chère ; je me suis peu
alarmée d'un penchant qui me servoit de sauve-
garde , et que tu n avois point à te reprocher. Cet
hiver, que nous avons passé tous ensemble au
sein de la paix et de l'amitié, m'a donné plus de
confiance encore en voyant que , loin de rien
perdre de ta gaieté , tu, semblois la voir aug-
mentée. Je t'ai vue tendre, empressée , attentive,
mais franche dang tes caresses, naïve dans tes
jeux , sans mystère , sans ruse en toutes choses^;
et dans tes plus vives agaceries la joie de l'inno-
cence réparoit tout.
Depuis notre entretien de l'Elysée je ne suis
plus si contente de toi; je te trouve triste et
rêveuse ; tu te plais seule autant qu'avec ton
amie : tu n'as pas changé de langage , mais d'ac-
cent ; tes plaisanteries sont plus timidee : tu
n'oses plus parler de lui si souvent , on diroit
CINQUIÈME PARTIE. 385
que tu crains toujours qull ne t écoute ; et Y on
Toit à ton inquiétude que tu attends de ses nou*
velles plutôt que tu n en demandes.
Je tremble , bonne cousine , que tu ne sentes
pas tout ton mal , et que le trait ne soit enfonça
plus avant que tu n as paru le craindre. Grois«
moi, sonde bien ton cœur malade; dis-toi bien ^
je le répète, si, quelque sage quon puisse ètre^
on peut sans risque demeurer long-temps avec
ce qu on aime , et si la confiance qui me perdit
est tout-à-fait sans danger pour toi. Vous êtes
libres tous deux y c est précisément ce qui rend
les occasions plus suspectes. 11 ny a point dans
un cœur vertueux de foiblesse qui cède aux re«
mords; et je conviens avec toi quon est tou^»
jours assez forte contre le crime : mais bélas !
qui peut se garantir d'être ibible? Cependant re^
garde les suites, songe aux effets de la bonté. Il
faut shonorer pour être bonorée. Gomment
peut-on mériter le respect d autrui sans en avoir
pour soi-même ? et oii s arrêtera dans la route
du vice celle qui fait le premier pas sans effroi ?
Voilà ce que je dirois à ces femmes du monde
pour qui la morale et la religion ne sont rien ,
et qui n ont de loi que lopinion d autrui. Mais
toi , femme vertueuse et chrétienne , toi qui vois
ton devoir et qui laimes, toi qui connois et suid
d'autres régies que les jugement^ publics, ton
premier bonneur est celui que te rend ta cou"
science; et c est celui-là quil s agit de cou*'
server.
4. aS
386 LA NOUVELLE HÉLOÏ8E.
Teux-tn savoir que) est ton tort en tonte cette
affaire? c est, je te le redis, de rougir dun sen-
timent honnête que tu n as qu'à déclarer pour
le rendre innocent (i). Mais avec toute ton hu-
meur iblàtre rien n est si timide que toi : tu plai-
santes pour fiiire la brave, et je vois ton pauvre
coeur tout tremblant ; tu fiiîs avec Taokour, dont
tu feins de rire , comme ces enfants qui chan-
tent la nuit quand ils ont peur. O chère amie !
souviens -^ toi de lavoir dit mille fois, cest la
fausse honte qui mène à la véritable , et la vertu
ne sait rougir que de ce qui est mal. L amour
en lui-même est-il un crime? n'est-tl pas le plus
pur ainsi que le plus doux pendiant de la na-
mre? n*a-t-il pas une fin bonne et louable? ne
dédaigne-t-il pas les âmes basses et rampantes ?
n anime-t-il pas les âmes grandes et fortes? n en-
noUit-il pas tous leurs sentiments ? ne double-
t-il pas leur être ? ne les élève-t-il pas au-dessus
d'elles-mêmes ? Ah ! si pour être honnête et sage
il faut être inaccessiUe à ^s traits, dis , que reste*
t-il pour la vertu sur la terre ? Le rebut de la na-
ture et les plus vils des mortels.
Quas-tu donc fait que tu puisses te repro-
cher ? M'as-tu pas fait choix d un honnête hom-
me? M est-il pas libre? ne les-tu pas? Ne mé-
(i) Pourquoi Téditeur laisse-t-il les continuelles répé-
titions dont cette lettre est pleine , ainsi que beaucoup
d'autres? Par une raison fort simple; c'est qu'il ne se
soucie point du tout que ces lettres plaisent à ceux qui
fsront cette question.
GI»QtJIÊME PARTIE. 38^
rit»*t4l pa9 toute ton enime? n as-tu pas toute
la sienne ? Ne seras-tu pas trop heureuâe de faire
le bonheur dun ami si dig^e de ce nom, de
payer de ton coeur et de ta personne les ancien-
nes dettes de ton amie , et d'honorer en FéleTant
à toi le mérite outragé par la fortune ?
Je Tois les petits scrupules qui t arrêtent : dé-
mentir une résolution prise et déclarée , donner
un successeur au d^unt, montrer sa foiblesse
au public^ épouser un aventurier , car les âmes
basses , toujours* prodigues de titres flétrissants ,
sauront bien trouver celui-ci ; voilà done les rai«-
sons sur lesquelles tu aimes mieux te reprocher
ton penchant que le justifier, et couver tes feux
au fond de ton coeur que les rendre légitimes !
Mais , je te prie , la honte est-elle d'épouser ce-
kd qu on aime , ou de laimer sans lepouser ?
Voilà le choix qui te reste à faire. Ij'honneur
que tu dois au défunt est de respecter assez sa
veuve pour lui donner un mari plutôt qn un
amant ; et si ta jeunesse te force à remplir sa
pkce, nett-ce pas rendre encore hommage à
sa mémoire de ohoisir un honmie qui lui (ut
«lier?
Quant à Finégalité , je croirois t'offenser de
tombattre une objection si frivole lorsqu'il s'a-
fpt de sagesse et de bonnes mœurs. Je ne con-
Aois d'inégalité déshonorante que celle qui vient
du caractère ou de l'éducation. A quelque état
que parvienne un homme imbu de maxime^
basses, il est toujours honteitfx de s'allier à lui :
35.
388 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mais un homme élevé dans des sentiments
d'honneur est Tégal de tout le monde ; il n y a
point de rang où il ne soit à sa place. Tu sais
quel étoit lavis de ton père même quand il fat
question de moi pour notre ami. Sa famille est
honnête quoique obscure ; il jouit de lestîme
publique , il la mérite. Avec cela , fut-il le der*
nier des hommes, encore ne faudroit-il pas
balancer ; car il vaut mieux déroger à la no-
blesse qu'à la vertu , et la femfne d un charbon*
nier est plus respectable que la' maîtresse dun
prince.
J entrevois bien encore une autre espèce d em-
barras dans la nécessité de te déclarer la pre-
mière , car, conune tu dois le sentir , pour qu il
ose aspirer à toi il faut que tu le lui permettes;
et c est un des justes retours de Tinégalité, qu elle
coûte souvent au plus élevé des avances morti-
fiantes. Quant à cette difficulté, je te la par-
donne ; et j avoue même qu elle me parottroit
fort grave si je ne prenois soin de la lever. J es-
père que tu comptes assez sur ton amie pour
croire que ce sera sans te compromettre : de
mon côté , je compte assez sur le succès pour
m en charger avec confiance; car, quoi que vous
m'ayez dit autrefois tous deux sur la difficulté
de transformer une amie en maîtresse, si je con-
nois bien un cœur dans lequel j ai trop appris à
lire , je ne crois pas qu en cette occasion îentre-
prise exige une grande habileté de ma part. Je te
propose donc de me laisser charger de cette né-
CINQUIÈME PARTIE. 889
gociatioQ , afin que tu puisses te livrer au plaisir
que te fera son retour, sans mystère, sans re-
grets, sans dang[er, sans honte. Ah! cousine,
quel charme pour moi de réunir à jamais deux
cœurs si bien faits Tun pour Fautre, et qui se
^confondent depuis si long-temps dans le mien !
Qu'ils s'y confondent mieux encore s'il est pos-
sible : ne soyez plus qu un pour vous et pour
moi. Oui, ma Glaire, tu serviras encore ton
amie en couronnant ton amour; et j'en serai
plus sûre de mes propres sentiments quand je
ne pourrai plus les distinguer entre vous.
Que si malgré mes raisons ce projet ne te con-
vient pas , mon avis est qu'à quelque prix que ce
soit nous écartions de nous cet homme dange-
reux , toujours redoutable à l'une ou à l'autre ;
car, quoi qu'il arrive, l'éducation de nos enfants
nous importe encore moins que la vertu de
leurs mères. Je te laisse le temps de réfléchir
sur tout ceci durant ton voyage : nous en par-
lerons après ton retour.
Je prends le parti de t'envoyer cette lettre en
droiture à Genève, parceque tu n'as dû coucher
qu'une nuit à Lausanne , et qu'elle ne t'y trou-
veroit plus. Apporte-moi bien des détails de la
petite république. Sur tout le bien qu'on dit de
cette ville charmante , je t'estimerois heureuse
de l'aller voir si je pouvois foire cas des plaisirs
qu'on achète aux dépens de ses amis. Je n ai ja-
mais aimé 'le luxe, et je le hais raaintenant de
t'avoir ôtée à moi pour je n.e sais combien d'an-
Sgo LA NOUVELLE QtLOlSE.
née$. Mon enfant , nous n allàiaes ni Tune ni
lautre faire nos emplettes de noee à Genève ; .
mais, quelque mérite que puisse avoir ton (rère,
je doute que ta beUe-sœur soit plus heureuse
avec sa dentelle de Flandre et ses étoffes des
Indes que nous dans notre sin^plicité. Je te
charge pourtant , malgré ma rancune , de l'en-
gager è^ venir faire la noce à Clarens. Mon père
écrit au tien , et mon niari à la mère de l'épouse,
pour les en prier. Yoilè les lettres; donne-les >
et soutiens l'invitation de ton crédit renaissant :
c est tout ce que je puis faire pour que la fête ne
se fasse pas sans moi ; car je te dédare qu'à quel-
que prix que ce soit je ne veux pas quitter ma
famille. Adieu , cousine : un mot de tes nouvel-
les , et que je sache au moins quand je dois t'at-
tendre. Voici le deuxième jour depuis ton dé«*
part, et je ne sais plus vivre si long**temps sans
toi,
P. S. Tandis que j achevois cette lettre inter<-
rompue , mademoiselle Henriette se donnoit les
airs d écrire aussi de son côté. Gomme je veux
que les en&nts disent toujours ce qu'ils pensent
et non ce qu on leur fait dire , j'ai laissé la petite
curieuse écrire tout ce quelle a voulu sans y
changer un seul mot. Troisième lettre ajoutée à
la mienne. Je me doute bien que ce n'est pas
encore celle que tu cherehois du coin de l'œil
en furetant ce paquet. Pour celle-là dispense*
toi de l'y chercher plus long-temps , car tu ne
CIIVQUlàMS PARTIE. 39I
la trouveras pas. Elle est adressée à Glarens ;
cest à Glarens quelle doit être lue ; arrange-toi
LETTRE XIV.
d'hSNRIKTTS ▲ SA MÈRE.
Ou ètes-votts donc , mamaD ? On dit que vous
êtes à Genève , et que c'est si loin , si loin , qu'il
faudroit marcher deux jours tout le jour pout*
vous atteindre : voulex^vous donc faire aussi le
tour du monde? Mon petit papa est parti ce ma^-
tin pour Étange ; mon petit ({rand-papa est à là
chasse; ma petite maman vient de senferiper
pour écrire ; il ne reste que ma mie Pernette et
ma mie Fanchon. Mon dieu ! je ne sais plus com«
ment tout va ; mais, depuis le départ de notre
bon ami y tout le monde s'éparpille. Mam^n ,
vous avez commencé la première. On sennuyoit
déjà hien quand vous n aviez plus personne à
faire endèver. Oh ! c est encore pis depuis que
vous êtes partie , car la petite maman n est pas
non plus de si bonne humeur que quand vous y
êtes. Maman , mon petit mali se porte bien ; mais
il ne vous aime plus , parceque vous ne lavez
pas fait sauter hier comme à l'ordinaire. Moi ,
je crois que je vous aimerois encore un peu si
vous reveniez bien vite , afin qu'on ne s'ennuyât
pas tant. Si vous voulez in'apaiser tout- à-fait ,
^93 LA NOCTELLB HÉL0Ï8E.
apportez à mon petit mali quelque chose qui
lui fasse plaisir. Pour l'apaiser, lui, vous aurez
bien l'esprit de trouver aussi ce qu'il faut Ëtire.
Ah 1 mon dieu ! si notre bon ami étoit ici , comme
il l'auroit déjà deviné 1 Mon bel éventail est tout
brisé; mon ajustement bleu n'est plus qu'un
chiffon; ma pièce de blonde est en loques, mes
mitaines à jour ne valent plus rien. Bonjour ,
maman. Il feut finir ma lettre , car la petite ma-
man vient de finir la sienne et sort de son cabi-
net. Je crois qu'elle a les yeux rouges , mais je
n'ose le lui dire; mais en lisant ceci elle verra
bien que je l'ai vu. Ma bonne maman , que vous
êtes méchante si vous faites pleurer ma petite
maman !
P. S. J'embrasse mon grand-papa , j'embrasse
mes oncles , j'embrasse ma nouvdie tante et sa
ptaman ; j'embrasse tout le monde excepté vous.
Maman , vous m'entendez bien ; je n'ai pas pour
.vous de si longs bras.
FIN DE LA CINQUIÈME PAIV7TE.
JULIE,
OU
LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
SIXIÈME PARTIE.
LETTRE PREMIÈRE.
DE HADAHE d'oRBE A MADABU DE WOLMAR.
Avant de partir de Lausanne il faut t écrire un
petit mot pour t apprendre que j y suis arrivée ,
non pas pourtant aussi joyeuse que j espérois.
Je me faisois une fête de ce petit voyage qui ta
toi-même si souvent tentée ; mais en redisant
d en être tu me Tas rendu presque importun ;
car quelle ressource y trouverai-je ? S'il est en-
nuyeux , j aurai lennui pour mon compte ; et s'il
est agréable , j'aurai le regret de m amuser sans
toi. Si je n ai rien à dire contre tes raisons , crois*
tu pour cela que je m'en contente ? Ma foi , cou*
sine , tu te trompes bien fort ; et c est encore ce
qui me fîiche de n'être pas même en droit de me
fàcber. Dis , mauvaise , n as-tu pas honte d'avoir
394 LA. SOUVELLB HÉLOlSE.
toujours raison avec ton amie, et de résistera
ce qui lui fait plaisir , sans lui laisser même celui
de gronder? Quand tu aurois planté là pour huit
jours ton mari , ton ménage , et tes marmots ,
ne diroit-on pas que tout eût été perdu ? Tu au«-
rois fait une étourderie , il est vrai , mais tu en
vaudrois cent fois mieux ; au lieu qu en te mêlant
d être parfaite , tu ne seras plus bonne à rien , et
tu n auras qu a te chercher des amis parmi les
anges.
Malgré les mécontentements passés , je n ai pu
sans attendrissement me retrouver au milieu de
ma famille : j y ai été reçue avec plaisir, ou du
moins avec beaucoup de caresses. J attends pour
te parler de mon frère que j aie fait connois-
sance avec lui. Avec ijne assez belle figure il a
lair empesé du pays d oii il vient. U est sérieux
et froid ; je lui trouve même un peu de morgue :
j'ai grand'peur pour la petite personne qu au
lieu d'être un aussi bon mari que les nôtres , il ne
tranche un peu du seigneur et maître.
Mon père a été si charmé de me voir , qu il a
quitté pour m einbrasserla relation d une grande
bataille que les François viennent de gagner en
Flandre , comme pour vérifier la prédiction de
lami de notre ami. Quel bonheur qu il n* ait pas
été là! Imagines-tu le brave Edouard voyant fuir
les Anglois , et fuyant lui--mème ?... Jamais , ja-
mais !... il se fut ÊÎit tuer cent fois.
Mais à propos de nos amis , il y a long-temps
quils ne nous ont écrit. N'étoit-ce pas hier, je
SIXIÈME PARTIE SgS
crois, jour de courrier? Si tu reçois de leurs let-
U»s , j'espère que tu n oublieras pas Fintérét que
j'y prends.
Adieu , cousine ; il feut partir. J'attends de tes
nouvelles à Genève , où nous comptons arriver
demain pour dtner. Au reste , je c avertis que
de manière ou d autre la noce ne se fera pas
sans toi , et que , si tu ne veux pas venir à Lau-
sanne , moi je viens avec tout mon monde met-
tre Glarens au pillage , et boire les vins de tout
l'univers.
LETTRE IL
DE MADAME D'ORBE A MADAME DE WOLMAR.
Amerveille , sœur prècbeuse ! mais tu comptes
un peu trop , ce me semble, sur l'effet salutaire
de tes sermons. Sans juger s'ils endormoient beau-
coup autrefois ton ami , je t'avertis qu'ils n'en-
dorment point aujourd'hui ton amie ; et celui
que j'ai reçu hier au soir , loin dé m exciter au
sommeil , me Ta ôté durant la nuit entière. Gare
la paraphrase de mon Argus s'il voit cette let-
tre ! mais j'y mettrai bon ordre, et je te jure que
tu te brûJeras les doigts plutôt que de la lui
montrer.
Si j'allois te récapituler point par point , j'em-
piéterois sur tes droits ; il vaut mieux suivre ma
lète : et puis , pour avoir Pair plus modeste et
396 LA NOUVELLE HÉLOISE.
ne pas te donner trop beau jeu , je ue veur
pas (d'abord parler de nos voyageurs et du cour-
rier dltalie. Le pis aller , si cela m arrive , sera
de récrire ma lettre , et de mettre le commen-
cement à la fin. Parlons de la prétendue lady
Bomston.
Je m'indigne à ce seul titre. Je ne pardonne*
rois pas plus à Saint-Preux de le laisser prendre
à cette fille , qu à Edouard de le li^i donner , et
à toi de le reconnoitre. Julie de Wolmar rece-
voir Lauretta Pisana dans sa maison ! la souf-
frir auprès d elle ! eh ! mon enfant , y penses-m «*
Quelle douceur cruelle est-ce là ? Ne sais-tu pas
que lair qui t entoure est mortel à Finfamie ? La
pauvre malheureuse oseroit-elle mêler son ha-
leine à la tienne ? oseroit-elle respirer près de
toi? Elle y seroit plus mal à son aise qu un pos-
sédé touché par des reliques ; ton seul regard la
feroit j^ntrer en terre ; ton ombre seule la tue-
roit.
Je ne méprise point Laure , à Dieu ne plaise !
au contraire , je ladmire et la respecte d autant
plus qu un pareil retour est héroïque et rare. En
est-ce. assez polir autoriser les comparaisons bas-
ses avec lesquelles tu toses profaner toi-même?
comme si, dans ses plus grandes foiblesses , le
véritable amour ne gardôit pas la personne , et
ne rendoit pas Thonneur plus jaloux ! Mais je
t entends , et je t excuse.^ Les objets éloignés et
bas se confondeat maintenant à ta vue ; dans ta
sublime élévation , tu regardes la terre , et n'en
SIXIÈME PARTIE. ^97
vois plus les inégalités : ta dévote humilité sait
mettre à profit jusqu'à ta vertu.
Hé bien ! que sert tout cela ? Les sentiments
naturels en reviennent-ils moins ? lamour^pro-
pre en fait-il moins son jeu ? Malgré toi tu sens*
ta répugnance ; tu la taxes d orgueil , tu la vou-
cirois combattre , tu Timputes à lopinion. Bonne
fille ! et depuis quand lopprobre du vice n est-il
que dans lopinion? Quelle société conçois-tu
possible avec une femme devant qui Ion ne sau-
rait nommer la chasteté , Thonnêteté , la vertu ,
sans lui faire verser des larmes de honte , sans
ranimer ses douleurs , sans insulter presque à
son repentir ? Crois-moi , mon ange , il hut res-
pecter Laure et ne la point voir. La fiiir est un
égard que lui doivent d'honnêtes femmes ; elle
auroit trop à souflPrir avec nous.
Ecoute. Ton cœur te dit que ce mariage ne se
doit point faire ; n est-ce pas te dire qu il ne se
fera. point?... Notre, ami , dis-tu, nen parle pas
dans sa lettre... dans la lettre que tu dis quil
m'écrit?... et tu dis que cette lettre est fort
longue ?... Et puis vient le discours de ton mari...
Il est mystérieux ton mari !... Vous êtes un cou-
ple de fripons qui me jouez.dmtelligence ; mais..
Son sentiment au reste n étoit pas ici fort néces-
saire... sur-tout pour toi qui as vu la lettre... ni
pour moi qui ne lai pas vue... car je suis plus
sûre de ton ami ^ du mien , que de toute la phi-
losophie.
Ah çà ! ne voilà-t-il pas déjà cet importun qui
398 LA NOUVELLE HÉLOlSE.
revient on ne sait comment ! Ma fôi^ de peur
qu il ne revienne encore , piiisqne je snls snr sotà
chapitre , il £siut que je lepuise , afin de n en pas
Élire à deux fois.
, . N'allons point nons perdre dans lé pays ôëê
chimères. Si tu n a vois pas été JuHe , si ton anfti
n eût pas été ton amant , j'ignore ce qu'il eût été
pour moi ; je ne sais ce que j aurois été moi--
même : tout ce que je sais bien ^ c'est qne , si sa
mauvaise étoile me l'eût adressé d'abord , c'étôit
£EÛt de sa pauvre tète ; et , que je sois folle otx
non , je l'aurois infailliblement rendu lou. Maia
qu'importe ce que je pouvoîs être ? parlons de ce
que je suis. La première chose que j'ai fkite a
été de t'aimer. Dès nos premiers ans mon Cerar
s'absorba dans le tien : toute tendre et sensible^
que j'eusse été, je ne sus plus aimer iki sentir
par moi-même ; tans mes sentiments me vinrent
de toi; toi seule me tins lieu de tout, et je ne vé^
eus que pour être ton amie. Voilà ce que vit la
Ghaillot ; voilà sur quoi elle me jugea. Réponds ,
eoiisine , se trompa^t-eUe ?
Je fis mon frère de ton ami , tu le sais. L'a«
mant de mK>a amie me iut comme le 61s de ma
mère. Ce ne ibt point ma raison , mais mon
cœur , qui fit ce choix. J'eusse été plus sensible
encore , que je ne l'aurois pas autrement aimé.
Je t embrassois en embrassant la plus chère moi-
tié de toi-même ; j'avois pour garant de la pu*"
reté de mes caresses leur propre vivacité. Une
fiUe tralle^vdie ainsi ce qu'elle aime? le trai-
SIXIÈME PARTII. 399
lob-tu toi-mèine ainsi? Non , Julie ; Famour chez
nous est craintif et timide ; la réserve et la honte
sont ses avances ; il s annonce par ses refbs , et ,
sitôt qu'il transforme en faveurs les caresses , il
en sait bien distinguer le prix. L amitié est pro-
digue , mais lamour est avare.
J avoue que de trop étroites liaisons sont tou-
jours périlleuses à Tige où nous étions lui et
moi ; mais , tous deux le coeur plein du même
olijet, nous nous accoutumAmes tellement à le
placer entre nous , qu'à moins de t anéantir nous
ne pouvions plus arriver l'un k l'autre ; ta fami*
liarité même dont nous avions pris la douce ha*
bitude , cette familiarité dans tout autre cas si
dangereuse , fut alors ma sauvegarde. Nos sen«
timents dépendent de nos idées ; et , quand elles
ont pris un certain cours , elles en changent
difficilement. Nous en avions trop dit sur un
ton pour recommencer sur un autre ; nous étions
déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L amour
veut &ire tout son progrès lui-même ; il n aime
point que Famitié lui épargne la moitié du che-
min. Enfin , je Fai dit autrefois , et j ai lieu de le
croire encore ^ 00 ne prend guère de baisers
coupables sur la ntême bouche où Fon en prit
d'innocents.
A Fappui de tout cela vint celui que ïe ciel
destinoit à faire le court bonheur de ma vie. Tu
le sais, cousine, il étoit jeune , bien fait, hon-
nête , attentif, complaisant : il ne savoit pas ai-
mer comme toa ami; mais c étoit moi qu'il ai-
4oO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
moit; et ({uand on a le cœur libre, la passion
qui s adresse à nous a toujours quelque chose
de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout
ce qu il en restoit à prendre , et sa part fut en -
core assez bonne pour ne lui pas laisser de re^
gret à son choix. Avec cela qu avois-je à redou^
ter ? J avoue même que les droits du sexe , joints
à ceux du devoir , portèrent un moment préju-
dice aux tiens, et que , livrée à mon nouvel état,
je fîis d abord plus épouse qu amie ; mais en re-
venant à toi je te rapportai deux cœurs au lieu
d'un j et je n ai pas oublié depuis que je suis res-
tée seule chargée de cette double dette.
. Que te dirai-je encore , ma douce amie ? Au
retour de notre ancien maître , c étoit pour ainsi
dire une nouvelle connoissance à faire. Je crus
le voir avec dautres yeux ; je crus sentir en
Fembrassant un frémissement qui jusque * là
m avoit été inconnu. Plus cette émotion me fut
délicieuse , plus elle me fit de peur. Je m'alarmai
comme d'un crime d'un sentiment qui n'existoit
peut-être que parcequll n'étoit plus criminel. Je
pensai trop que ton amant ne Fétoit plus et qu'il
ne pouvoit plus l'être ; je sentis trop qu'il étoit
libre et que je Fétois aussi. Tu sais le reste , ai-
mable cousine ; mes frayeurs , mes scrupules te
furent connus aussitôt qu'à moi. Mon cœur sans
expérience s'intimidoit tellement d'un état si
nouveau pour lui , que je me reprochois mon
empressement de te rejoindre , comme s'il n'eût
pas précédé le retour de cet ami. Je n'aimois
SIXIÈME PARTIE. 4^1
point qu il fut préciaément qù je desirôis si fort
d'être , et j^ crois que j aurois moins souffert de
sentir ce désir plus tiède que d'imaginer qu il ne
fût pas tout pour toi.
Enfin , je te rejoignis , et je lus presque ras-
surée. Je m'étois moins reproché ma fbiblesse
après t'en avoir fait laveu ; près de toi je me la
reprocbois moins encore : je crus m*ètre mise à
mon tour sous ta garde, et je cessai de craindre
pour moi. Je résolus , par ton conseil même ,
4e ne point changer de conduite avec lui. U est
constant qu'une plus grande réserve eût été une
espèce de déclaration ; et ce n étoit que trop de
eelles qui pouvoient m'échapper malgré moi,
sans en faire une volontaire. Je continuai donc
d'être badine par honte et familière par modes-
tie. Mais peut-être tout cela , se faisant moins
aaturellement , ne se faisoit-il plus avec la mê-
me mesure. De folâtre que j etois je devins tout-
à-iait folle ; et ce qui m en accrut la confiance
fîit de sentir que je pouvois Tétre impunément.
Soit que 1 exemple de ton retour à toi-même
me donnât plus de force pour t'imiter, soit que
ma Julie épure tout ce qui l'approche, je me
trouvai tout-à-fait tranquille , et il ne me resta
de mes premières émotions quun sentiment
très doux , il est vrai, mais calme et paisible, et
qui ne demandoit rien de plus à mon cœur que
la durée de Fétat où j'étois.
Ou» , chère amie , je suis tendre et sensible
aussi bien que to.i ; mais je le suis d une autre
4. 36
4o2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
manière : mes affections sont plus vives , les
tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec
des sens plus animés ai -je plus de ressources
pour leur donner le change ; et cette même gaieté
qui coûte Tinnocence à tant d autres me la tou-
jours conservée. Ce na pas toujours été sans
peine, il faut lavouer. Le moyen de rester veuve
à mon âge , et de ne pas sentir quelquefois que
les jours ne sont que la moitié de ma vie? Mais,
comme tu las dit et comme tu l'éprouves , la sa-
gesse est un grand moyen, d être sage ; car , avec
toute ta bonne contenance , je ne te crois pas
dans un cas fort différent du mien. C est alors que
lenjouement vient à mon secours , et fait plus
peut-être pour la vertu que n'eussent fait les
graves leçons de la raison. Combien de fois dans
le silence de ia nuit , où 1 on ne peut s'échapper
à soi-même , j'ai chassé des idées importunes en
méditant des tours pour le lendemain ! combieu
de fois j'ai sauvé les dangers d'un têle-à-tête par
une saillie extravagante ! Tiens , ma chère , il y
a toujours, quand on est foible, un moment où
la gaieté devient sérieuse , et ce moment ne Vien-
dra point pour moi : voilà ce que je crois sentir
et de quoi je t'ose répondre.
Après cela , je te confirme librement tout ce
que je t'ai dit dans l'Elysée sur l'attachement que
j'ai senti naitre, et sur tout le bonheur dont j'ai
joui cet hiver. Je m'en livrois de meilleur cœur
au charme de vivre avec ce que j'aime en sen-
tant que je ne desirois rien de plus. Si ce temps
SIXIÈME PABTIË. 4o3
eût duré toujours, je nen aurois jamais sou*
haité un autre. Ma gaieté venoit de contente-
ment , et non d artifice. Je tournois en espiè-
glerie le plaisir de m'occuper de lui sans cesse :
je sentois quen me bornant à rire je ne m ap-
prètois point de pleurs.
Ma foi, cousine, jaî cru m apercevoir quel-
quefois que le jeu ne lui déplaîsoit pas trop à
lui-même. Le ruse n étoit pas fâché d être fâché;
et il ne s apaisoit avec tant de peine que pour
se faire apaiser plus long-temps. J en tirois oc-
casion de lui tenir des propos assez tendres en
paroissant me moquer de lui ; c ctoit à qui des
deux seroit le plus enfant. Un jour quen ton
absence il jouoit aux échecs avec ton mari , et
que je jouois au volant avec la Fanchon dans
la même salle, elle a voit le mot, et j'observois
notre philosophe. Â son air humblement fier et
à la promptitude de ses coups, je vis qu'il avoit
beau jeu. La table étoit petite , et Féchiquier dé-
bordoit. J attendis le moment ; et, sans paroftre
y tâcher , d'un revers de raquette* je renversai
Féchec-^t-mat. Tu ne vis de tes jours pareille
colère : il étoit si furieux, que, lui ayant laissé
le choix dun soufflet ou d'un baiser pour ma
pénitence, il se détourna quand je lui présentai
la joue. Je lui demandai pardon , il fut inflexible.
Il m auroit laissée à genoux si je m y étois mise.
Je finis par lui faire une autre pièce qui lui fit
oublier la première , et nous Âmes meilleurs
amis que jamais.
4o4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Avec une autre méthode infailliblemeiit je
m en serois moins bien tirée ; et je m apenjus
une fois que, si le jeu fût devenu sérieux, il
eût pu trop Tètre. C'étoit un soir quil nous ac*
compagnoit ce duo si simple et si touchant de
Léo , Fado a morir^ hen mio. Tu chantois avec
assez de négligence ; je n en faisois pas de même;
et , comme j avois une main appuyée sur le da*
vecin au moment le plus pathétique et où j'étois
moi-même émue, il appliqua sur cette main un
baiser que je sentis sur mon cœur. Je ne connois
pas bien les baisers de lamour ; mais ce que je
peux te dire , c est que jamais lamitié , pas même
la nôtre , n en a donné ni reçu de semblable à
celui-là. Hé bien ! mon enfant, après de pareils
moments que devient-on quand on s'en va rêver
seule et qu on emporte avec soi leur souvenir?
Moi je troublai la musique : il fallut danser; je
fis danser le philosophe. On soupa presque en
lair; on veilla fort avant dans la nuit; je fus
ipe coucher bien lasse , et je ne fis qu un som-
meil.
J ai donc de fort bonnes raisons pour ne point
gêner mon humeur ni changer de manières. Le
moment qui rendra ce changement nécessaire
est si près, que ce nest pas la peine d anticiper.
Le temps ne viendra que trop tôt d'être prude
et réservée. Tandis que je compte encore par
vingt , je me dépêche d user de mes droits ; car,
passé la trentaine , on n est plus folle , mais ri»
dicule. Et ton épilogueur d'homme ose bien m«
SIXIÈME FABTIE. 4^5
dire qnil ne me reste que six mois encore à re-
tourner la salade avec les doigts. Patience ! pour
paye(' ce sarcasme je prétends la lui retourner
dans six ans; et je te jure quil faudra quil la
mange. Mais revenons.
Si Ion n est pas maître de ses sentiments , au
moins on lest de sa conduite. Sans doute je de-
manderois au ciel un cœur plus tranquille; mais
puissè-je à mon dernier jour offrir au souverain
juge une vie aussi peu criminelle que celle que
j'ai passée cet hiver ! En vérité , je ne me repro^
chois rien auprès du seul homme qui pouvoit
me rendre coupable. Ma chère , il n en est pas
de même depuis quil est parti : en m accoutu-
mant à penser à lui dans son absence, j y pense
à tous les instants du jour; et je trouve son
image plus dangereuse que sa personne. S'il est
loin , je suis amoureuse ; s il est près , je ne suis
que folle : quil revienne, et je ne le crains
plus.
Au chagrin de son éloignement s'est jointe
l'inquiétude de son rêve. Si tu as tout mis sur
le compte de 1 amour, tu tes trompée; Famitic
avoit part à ma tristesse. Depuis leur départ , je
te voyois pâle et changée : à chaque instant je
pensois te voir tomber malade. Je ne suis pas
crédule, mais craintive. Je sais bien qu un songo
n amène pas un événement, mais jai toujours
peur que levènement n arrive à sa suite. A peine
ce maudit rêve m a-t*il laissé une nuit tranquille,
jusqu a ce que je t'aie vue bien remise et re-
4o6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
prendre tes couleurs. Dussé<*je avoir mis sans le
savoir un intérêt suspect à cet empressement, il
est sur que j*aurois donné tout au monde pour
qu'il se fut montré quand il s en retourna comme
un imbécille. Enfin ma vaine terreur s en est al-
lée avec ton mauvais visage. Ta santé, ton ap*
petit, ont plus fait que tes plaisanteries; et je
tai vue si bien argumenter à table contre mes
frayeurs, quelles se sont tout-à^fait dissipées.
Pour surcroît de bonheur il revient ; et j en suis
charmée à tous égards. Son retour ne malarme
point , il me rassure ; et sitôt que nous le ver-
rons, je ne craindrai plus rien pour tes jours ni
pour mon repos. Cousine, conserve-moi mon
amie , et ne sois point en peine de la tienne ; je
réponds délie tant quelle taura... Mais, mon
dieu ! qu ai-je donc qui m*inquiéte encore et me
serre le cœur sans savoir pourquoi? Âh! mon
enfant , faudra-t-il un jour qu une des deux sur-
vive à Fautre? Malheur à celle .sur qui doit tom-
ber un sort si cruel ! elle restera peu digne de
vivre , ou sera morte avant sa mort.
Pourrois-tu me dire à propos de quoi je m'é-
puise en sottes lamentations î^ Foin de ces ter-
reurs paniques qui n ont pas ie sens commun !
au lieu de parler de mort , parlons de mariage ;
cela sera plus amusant. Il y a long-temps que
cette idée est venue à ton mari; et s il ne m en
sût jamais parlé, peut-être ne me fut-elle point
venue à moi-même. Depuislors j y ai pensé quel-
quefois , et toujoui^ avec dédain. Fi ! cela vieillit
SIXIÈME PARTIE. 4^7
une jeune veuve. Si j avois des enfants d un se-
cond lit , je me croirois la grand mère de ceux
du premier. Je te trouve aussi fort bonne de
faire avec légèreté les honneurs de ton amie, et
de regarder cet arrangement comme un soin de
ta bénigne charité. Oh bien! je t'apprends, moi,
que toutes les raisons fondées sur tes soucis
obligeants ne valent pas la moindre des mien-
nes contre un second mariage.
Parlons sérieusement. Je n ai pas 1 ame assez
basse pour faire entrer dans ces raisons la honte
4e me rétracter d un engagement téméraire pris
tvec moi seule , ni la crainte du blâme en faisant
non devoir, ni Imégalité des fortunes dans un
QS où tout Vhonneur est pour celui des deux à
qui Fautre veut bien devoir la sienne : mais ,
sms répéter ce que je tai dit tant de fois sur
non humeur indépendante et sur mon éloigne-
nent naturel pour le joug du mariage, je me
tens à une seule objection , et je la tire de cette
v>ix si sacrée que personne au monde ne res-
pcte autant que toi. Lève cette objection, cou-
sue , et je me rends. Dans tous ces jeux qui te
à)nnent tant deffroi ma conscience est tran-
oiille. Le souvenir de mon mari ne me fait
pint rougir ; j aime à lappeler à témoin de mon
iinocence : et pourquoi craindrois-je de faire
levant son image tout ce que je faisois autre-
Us devant lui? En seroit-il de même, ô Julie ,
i je violois les saints engagements qui nous
mirent; que j'osasse jurer à un autre lamour
4o8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
étemel que je lui jurai tant de Cm»; que mon
cœur indignement partagé, dérobât à 8a n^é-*
moire ce qu'il donneroit à son successeur, et
ne put sans offenser lun des deux remplir ce
qu il doit à 1 autre? Cette même image qui m est
si chère ne me donneroit qu épouvante et qu*ef-
froi ; sans cesse elle viendroit empoisonner mon
bonheur, et son souvenir, qui fait la douceur d6
me vie , en feroit le tourment. Comment oses-iu
me parler de donner un successeur à mon mari .
après avoir juré de n en jamais donner au tieni
comme si les raisons que tu m allègues tetoieni
moins applicables en pareil cas! Us s aimèrent'*
C est pis encore» Avec quelle indignation verroit
il un homme qui lui fut chçr usurper ses droiu
et rendre sa femme infidèle! Enfin , quand il se-
roit vrai que je ne lui dois plus rien à lui-mèm^
ne dois-je rien au cher gage de son amour? d
puis -je croire quil eût jamais voulu de moi si
eût prévu que j eusse un jour exposé sa filk
unique à se voir confondue avec les enfant
dun autre? 'r
Encore un mot, et j ai fini. Qui ta dit que (oui
les obstacles viendroient de moi seule ? En r4
pondant de celui que cet engagement regarde^
n as-tu point plutôt consulté ton désir que toi
pouvoir? Quand tu serois sûre de son aveu|
n aurois'tu donc aucun scrupule de m offrir uii
cœur usé par une autre passion ? Crois-tu que 1^
mien dût s'en contenter , et que je pusse étr^
heureuse avec un homme que je ne rendrois paa
SIXIÈME PABTIË. /{Og
heureux ? Cousine , pense*9^y lùieux ; sans exi-
ger plus d amour que je n en puis ressentir moi-
même , tous les sentiments que j accorde je veux
qu ils me soient rendus ; et je suis trop honnête
^mme pour pouvoir me passer de plaire à mon
mari. Quel garant as-tu donc de tes espérances ?
Un t^ertain plaisir à se voir , qui peut être Feffet
de la seule amitié ; un transport -passager , qui
peutnaitre à notre âge de la seule différence du
sexe ; tout cela suffit-il pour les fonder ? Si ce
transport eût produit quelque sentiment dura-
ble , est-il croyable qu il s en fut tu non seulement
à moi, mais à toi , mais à ton mari , de qui ce
propos n eût pu qu être favorablement reçu ? En
a-t-il jamais dit un mot à personne ? Dans nos
tétes-à-têtes a-t-il jtimais été question que de toi ?
a-t-il jamais été question de moi dans les vôtres?
Puis-je penser que s'il avoit eu là-dessus quelque
secret pénible à garderie naurois jamais aperçu
sa contrainte, ou qu il ne lui seroit jamais échap-
pé d'indiscrétion ? Enfin , même depuis son dé-
part , de laquelle de nous deux parle-t-il le plus
dans ses lettres , de laquelle est-il occupé dans
ses songes ? Je t admire de me croire sensible et
tendre , et de ne pas imaginer que je me dirai
tout cela ! Mais j aperçois vos ruses , ma mi-
gnonne ; c est pour vous donner droit de repré-
sailles que vous m accusez d'avoir jadis sauvé
mon cœur aux dépens du vôtre. Je ne suis pas la
dupe de ce touilla.
Voilà toute ma confession, cousine : je lai
4lO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
faite pour l'éclairer et non pour te contredire.
Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette
afiaire. Tu connois à présent mon intérieur aussi
bien et peut*ètre mieux que moi-même : mon
honneur, mon bonheur , te sont chers autant
qu à moi ; et dans le calme des passions la rai-
son te fera mieux voir où je dois trouver lun et
l'autre. Charge-toi donc de ma conduite ; je t en
remets lentière direction. Rentrons dans notre
état naturel et changeons entre nous de métier ;
nous nous en tirerpns mieux toutes deux. Gou-
verne ; je serai docile : c'est à toi de vouloir ce
que je dois faire , à moi de faire ce que tu vou-
dras. Tiens mon arae à couvert dans la tienne ;
que sert aux inséparables den avoir deux?
Ah çà ! revenons à présent à nos voyageurs.
Mais j ai déjà tant parlé de Tun que je n ose plus
parler de lautre, de peur que la différence du
style ne se fit un peu trop sentir , et que lamitié
même que j ai pour TAnglois ne dit trop en fa-
veur du Suisse. Et puis, que dire sur des lettres
qu on n a pas vues ? Ta devois bien au moins
menvoyer celle de mylord Edouard : mais tu
n as osé lenvoyer sans lautre , et tu as fort bien
fait... Tu pouvois pourtant faire mieux encore...
Ah ! vivent les duègnes de vingt ans ! elles sont
plus traitables quà trente.
Il faut au moins que je me venge en t appre-
nant ce que tu as opéré par cette belle réserve ;
cest de me faire imaginer la lettre en question...
cette lettre si... cent fois plus si, quelle ne lest
SIXIÈME PARTIE. 4l<
réellement. De dépit je me plais à la remplir de
choses qui n'y sauroient être. Va , si je n'y suis ,
pas adorée , c est à toi que je ferai payer tout ce
qu'il en faudra rahattre.
En vérité , je ne sais après tout cela comment
tu m'oses parler du courrier d'Italie. Tu prouves
que mon tort ne fut pas de l'attendre , mais de
ne pas l'attendre assez long-temps. Un pauvre
petit quart d'heure de plus , j'allois au-devant
du paquet , je m'en emparois la première , je
lisois le tout à mon aise ; et c étoit mon tour de
me faire valoir. I^es raisins sont trop verts. On
me retient deux lettres ; mais j'en ai deux autres
que , quoi que tu puisses croire , je ne change-
rois sûrement pas contre celles-là , quand tous
les si du monde y seroient. Je te jure que si celle
d'Henriette ne tient pas sa place à côté de la
tienne , c'est qu'elle la passe , et que ni toi ni
moi n'écrirons de la vie rien d'aussi joli. Et puis
on se donnera les airs de traiter ce prodige de
petite impertinente ! ah ! c'est assurément pure
jalousie. En effet , te voit-on jamais à genoux
devant elle lui haiser humblement les deux
mains l'une après l'autre ? Grâce à toi la voilà
modeste comme une vierge , et grave comme un
Gaton ; respectant tout le monde , jusqu'à sa
mère : il n'y a plus le mot pour rire à ce qu'elle
dit ; à ce qu elle écrit , passe encore. Aussi , de-
puis que j'ai découvert ce nouveau talent , avant
que tu gâtes ses lettres comme ses propos, je
compte établir de sa chambre à la jpiienne un
4ia LA NOUVELLE HÉLQÏSE.
courrier dltalie dont on n'e^camoteiti point Ie6
paquets.
Adieu 9 petite cousine. Voilà des réponses qui
t'apprendront à respecter mon crédit renaissant.
Je voulois te parler de ce pays et de ses habi-
tants : mais il faut mettre fin à ce volume ; et
puis tu m as toute brouillée avec tes fantaisies ,
et le mari ma presque fait oublier les hôtes.
Comme nous avons encore cinq bu six jours à
rester ici, etquej aurai le temps de mieux revoir
le peu que j ai vu , tu ne perdras rien pour at-
tendre , et tu peux compter sur un second tome
avant mon départ.
LETTRE III.
DE MTLORD EDOUARD A M. DE WOLMAR.
Non , cher Wolmar , vous ne vous êtes point
trompé ; le jeune homme est sûr ; mais moi je
ne le suis guère , et j ai failli payer cher lexpé-
rience qui m en a convaincu. Sans lui je suc-^
combois moi-même à l'épreuve que je lui avois
destinée. Vous savez que pour contenter sa re-
connoissance, et remplir son cœur de nouveaux
objets, j afFectois de donner à ce voyage plus
d'importance qu'il n'en avoit réellement. D'an-
ciens penchants à flatter, une vieille habitude à
suivre encore une fois ; voilà , avec ce qui se
rapportoit à Saint-Preux , tout ce qui m enga-
■«
V
/
t
SIXIÈME PÂBTIE. 4^3
^oit à lentreprendre. Dire les derniers adieux
aux attachemeats de ma jeunesse , ramener un
ami parfaitement guéri ; voilà tout le firuit que
j en voulois recueillir.
Je vous ai marqué que le songe de Villeneuve
m avoit laissé des inquiétudes : ce songe me ren-
dit suspects les transports de joie auxquels il s e-
toit livré quand je lui avois annoncé quil étoit
le maitre delever vos enfants et de passer sa vie
avec vous. Pour mieux lobserver dans les efïii-
sions de son cœur , j avois d abord prévenu ses
difficultés ; en lui déclarant que je m etablirois
moi-même avec vous, je ne laissois plus à son
amitié d objections à me faire : mais de nouvelles
résolutions me firent changer de langage.
Il n eut pas vu trois fois la marquise , que nous
fumes d'accord sur son compte. Malheureuse-
ment pour elle , elle voulut le gagner , et ne fit
que lui montrer ses artifices. L'infortunée ! que
de grandes qualités sans vertu ! que d amour sans
honneur! Cet amour ardent et vrai me touchoit ,
m attachoit , nourrissoit le mien ; mais il prit la
teinte de son ame noire , et finit [)ar me faire
horreur. Il ne fut plus question d elle.
Quand il eut vu Liaure , qu il connut son cœur ,
sa beauté , son esprit, et cet attachement sans
exemple , trop fait pour me rendre heureux , je
résolus de me servir d elle pour bien éclaircir Té-
tât de Saint-Preux. Si j épouse Laure, lui dis-je,
mon dessein n est pas de la mener à Londres , où
quelqu'un pourroit la reconnoire , mais dans des
\
4l4 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lieux OÙ Ton sait honorer la vertu par-toutou
elle est ; vous remplirez votre emploi , et nous ne
cesserons point de vivre ensemble. Si je ne Vé*
pouse pas , il est temps de me recueillir. Vous
connoissez ma maison d'Oxfbrd-Shire , et vous
choisirez d'élever les enfants d'un de vos amis ,
ou d accompagner lautre dans sa solitude. U me
fit la réponse à laquelle je pouvois m attendre :
mais je voulois lobserver par sa conduite. Car
si pour vivre à Clarens il favorisoit un mariage
qu il eût dû blâmer , ou si , dans cette occasion
délicate , il préféroit à son bonheur la gloire de
son ami , dans Tun et dans lautre cas Fépreuve
étoit faite , et son cœur étoit jugé«
Je le trouvai d'abord tel que je le desirois,
ferme contre le projet que je feignolst d'avoir , et
armé de toutes les raisons qui dévoient m'em-
pécher d'épouser I^aure. Je sentois ces raisons
mieux que lui; mais je la voyois sans cesse, et
je la voyois affligée et tendre. Mon cœur, tout-
à-fait détaché de la marquise , se fixa par ce
commerce assidu. Je trouvai dans les sentiments
de Laure de quoi redoubler rattachement qu'elle
m avoit inspiré. J'eus honte de sacrifier à Topi-
nion , que je méprisois , lestime que je devois
à son mérite : ne devois-je rien aussi à l'espérance
que je lui avois donnée, sinon par mes discours,
au moins par mes soins?Sans avoir rien promis,
ne rien tenir c'étoit la tromper ; cette tromperie
étoit barbare. Enfin, joignant à mon penchant
une espèce de devoir, et songeant plus à mon
S'IXIÈME PARTIE. 4^^
honheur qu à ma gloire , j achevai de Paimer par
raison; je résolus de pousser la feinte aussi loin
qu elle pouvoit aller , et jusqua la réalité même
si je ne pouvois m en tirer autrement sans in-
justice.
Cependant je sentis augmenter mon inquié-
tude sur le compte du jeune homme, voyant
quil ne remplissoit pas dans toute sa force le
rôle dont il setoit chargé. Il sopposoit à mes
vues , il improuvoit le noeud que je voulois for-
mer ; mais il combattoit mal mon inclination
naissante , et me parloit de Laure avec tant
d éloges , qu en paroissant me détourner de le-
pouser , il augmentoit mon penchant pour elle.
Ces contradictions malarmèrent. Je ne le trou-
vois point aussi ferme qu il auroit dû letre : il
sembloit noser heurter de front mon senti-
ment 9 il moUissoit contre ma résistance , il crai-
gnoit de me fâcher, il n avoit point à mon gré
pour son devoir Tintrépidité qu il inspire à ceux
qui laiment.
D autres observations augmentèrent ma dé-
fiance ; je sus qu il voyoit Laure en secret ; je
remarquois entre eux des signes d'intelligence.
L espoir de s unir à celui qu elle avoit tant aimé
ne la rendoit point gaie. Je lisois bien la même
tendresse dans ses regards ; mais cette tendresse
n étoit plus mêlée de joie à mon abord, la tris-
tesse y dominoit toujours. Souvent , dans les
plus doux épanchements de son cœur, je la
voyois jeter sur le jeune homme un coup-d'œil
4l6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
à la dérobée , et ce coup-d œil étoit suivi de quel-
ques larmes qu on cfaerchoit à me cacher. Enfia
le mystère fut poussé au point que j'en fus alarmé.
Jugez de ma surprise. Que pouvois-je penser?
N a vois -je réchauffé quun serpent dans mon
sein? Jusquoù nosois-je point porter mes soup-
çons et lui rendre son ancienne injustice! Foi-
blés et malheureux que nous sommes ! c est nous
qui faisons nos propres maux. Pourquoi nous
plaindre que les méchants nous tourmentent,
si les bons se tourmentent encore entre eux?
Tout cela ne fit qu'achever de me déterminer.
Quoique j'ignorasse le fond de cette intrigue , je
yoyois que le cœur de Laure étoit toujours le
même; et cette épreuve ne me la rendoit que
plus chère. Je me proposois d'avoir une expli-
cation avec elle avant la conclusion; mais je
voulois attendre jusqu'au dernier moment, pour
prendre auparavant par moi-même tous les
éclaircissements possibles. Pour lui, jetois ré-
solu de me convaincre, de le convaincre, enfin
d aller jusqu'au bout avant que de lui rien dire
ni de prendre un parti par rapport à lui, pré-
voyant une rupture infaillible, et ne voulant pas
mettre un bon naturel et vingt ans d'honneur en
balance avec des soupçons.
La marquise n ignoroit rien de ce qui se pas-
soit entre nous. Elle avoit des épies dans le cou-
vent de Laure, et parvint à savoir qu'il étoit
question de mariage. Il n'en fallut pas davantage
pour réveiller ses ftireurs : elle m'écrivit des kt-
SIXIÈME PARTIE. 4^7
très menaçantes. Elle fit plus que d'écrire; mais
comme ce netoit pas la première fois, et que
nous étions sur nos gardes, ses tentatives furent
vaines. Jeus seulement le plaisir de voir dans
loccasion que Saint-Preux savoit payer de sa
personne, et ne marchandoit pas sa vie pour
sauver celle d'un ami.
Vaincue par les transports de sa rage , la mar-
quise tomba malade et ne se releva plus. Ce fut
là le terme de ses tourments (i) et de ses crimes.
Je ne pus apprendre son état sans en être affligé.
Je lui envoyai le docteur Esv^in; Saint-Preux y
fut de ma part : elle ne voulut voir ni lun ni
lautre^ elle ne voulut pas même entendre parler
de moi , et m accabla d'imprécations horribles
chaque fois quelle entendit prononcer mon
nom. Je gémis sur elle , et sentis mes blessures
prêtes à se rouvrir. La raison vainquit encore ;
mais j'eusse été le dernier des hommes de. songer
au mariage , tandis qu'une femme qui me fut si
chère étoit à l'extrémité. Saint-Preux , craignant
qu'enfia je ne pusse résister au désir de la voir ,
me proposa le voyage de Naples , et j'y consentis.
Le surlendemain de notre arrivée, je le vis
entrer dans ma chambre avec une contenance
ferme et grave, et tenant une lettre à la main.
Je m'écriai : La marquise est morte ! Plut à Dieu !
reprit-il froidement ; il vaut mieux n'être plus
(i) Par la lettre de mylord Edouard ci-devant suppri-
• mée, on voit qu'il pensoit qu^à la mort des méchants leur»
• âmes ëtoient anéanties.
4.
• /
4l.8 LA lAÔUVËLLÊ AÉLOÏSE.
que d'exister pour mal ffdre. Mais ce n est pa»
d'elle que je viens vous parler; écoutez -moi.
J'attendis en silence.
Mylord, me dit- il, en me donnant le saint
nom d'ami vous m'apprttes à le porter. J'ai rem-
pli la fonction dont vous m ave2 chargé ; et , vous
voyant prêt à vous oublier , j'ai dû vous rappeler
à vous-même. Vous n'avez pu rompre une chaîne
que par une autre. Toutes deux étoient indignes
de vous. Su n eût été question que d un mariage
inégal, je vous aurois dit, songez que vous êtes
pair d'Angleterre , et renoncez aux honneurs du
inonde, bu respectez lopinion. Mais un mariage
abject ! . . . vous ! . . . Choisissez mieux votre
épouse. Ce nest pas assez qu elle soit vertueuse ,
elle doit être sans tache. . . la femme d'Edouard
Bomston n'est pas facile à trouver. Voyez ce- que
j'ai fait.
Alors il me remit la lettre. Elle étoit de Laure.
Je ne l'ouvris pas sans émotion. « L'amour a
« vaincu , me disoit-elle : vous avez voulu m'é-
V pouser; je suiâ contente. Votre ami ma dicté
u mon devoir ; je le remplis sans regret. En vous
« déshonorant j aurois vécu malheureuse ; en
tt vous laissant votre gloire je crois la partager.
tf Le sacrifice de tout mon bonheur à un devoir
(c si cruel me fait oublier la honte de ma jeu-
tt nesse. Adieu ; dès cet instant je cesse d'être en
u votre pouvoir et au mien. Adieu pour jamais.
u O Edouard ! ne portez pas le désespoir dans
« ma retraite ; écoutez mon dernier vœu. Ne
SIXIÈME PARTIE. 4^9
« donnez à ùuUe autre une place ()ue je n'ai pu
«f remplir. 11 fut au monde un cœur lait pour
« vous, et c'étoit celui de Laure. »
Lagitation m empéchoit de parler. Il profita
de mon silence pour me dire qu après mon dé^
part elle avoit pris le voile dans le couvent où
elle et oit pensionnaire; que la cour de Rome ^
informée quelle devoit épouser un luthérien,
avoit donné des ordres pour m'empècber de la
revoir; et il m'avoua franchement quil avoii
pris tous ces soins de concert avec elle. Je ne
m opposai point à vos projets, continua-t-il,
aussi vivement que je Taurois pu, craignant un
retour à la marquise , et voulant donner le change
à cette ancienne passion par celle de Lâure. En
vous voyant aller plus loin quil ne falloit, je fis
d'abord parler la raison ; mais, ayant trop acquis
par mes propres fautes le droit de me défier
d'elle , je sondai le cœur de Laure ; et , y trouvant
tonte la générosité qui est inséparable du véri-
table amour, je m en prévalus pour la porter au
sacrifice quelle vient de faire. L'assurance de
n'être plus l'objet de votre mépris lui releva le
courage et la rendit plus digne de votre estimé.
Elle a fait son devoir; il feut faire le vôtre.
Alors «'approchant avec transport , il me dit
en me serrant contre sa poitrine : Ami, je lis,
dans le sort commun que le ciel nous envoie,
la loi cotkimune qu'il nous prescrit. Le régne de
Famour est passé, que celui de l'amitié com-
mence ; mon cœur n'entend plus que sa voix
37.
420 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
. sacrée 9 il ne connoit plus d autre chaîne que
celle qui me lie à toi. Choisis le séjour que tu
veux habiter; Clarens, Oxford, Londres, Paris,
ou Rome; tout me convient , pourvu que nous y
vivions ensemble. Va , viens ou tu voudras , cher-
che un asile en quelque lieu que ce puisse être ,
je te suivrai par-tout : j en fais le serment solen-
nel à la face du Dieu vivant, je ne te quitte plus
qua la mort.
Je fus touché. Le zèle et le feu de cet ardent
jeune homme éclatoient dans ses yeux. J oubliai
la marquise et Laure. Que peut-on regretter au
monde quand on y conserve un ami ? Je vis aussi^
par le parti qu'il prit sans hésiter dans cette occa-
sion, qu'il étoit guéri véritablement et que vous
n aviez pas perdu vos peines ; enfin j'osai croire ,
par le vœu qu'il fit de si bon cœur de rester atta-
ché à moi , qu'il l'étoit plus à la vertu qu'à ses
anciens penchants. Je puis donc vous le ramener
en toute confiance. Oui , cher Wolmar , il est
digne d'élever des hommes , et , qui plus est ,
d'habiter votre maison.
Peu de jours après j'appris la mort de la mar^
quise. Il y avpit long- temps pour moi qu'elle
étoit morte; cette perte ne me. toucha plus. Jus-
qu'ici j'avois regardé le mariage comme une dette
que chacun contracte à sa naissance envers son
espèce, envers son pays, et j'avois résolu de me
marier moins par inclination que par devoir.
J'ai changé de sentiment. L'obligation de se ma-
rier n'est pas commune à tous ; elle dépend pour
SIXIÈATE PARTIE. 4^r
chaque homme de Fétat où le sort Fa placé : cest
pour le peuple , pour l'artisan , pour le villageois j
pour les hommes vraiment utiles , que le célibat
est illicite ; pour les ordres qui dominent les au*
très, auxquels tout tend sans cesse, et qui ne
sont toujours que trop remplis, il est permis et
même convenable-. Sans cela , Fétat ne &it que se
dépeupler par la multiplication des sujets qui
lui sont à charge. Les hommes auront toujours
assez de maîtres , et FAngleterre manquera plu-^
tôt de laboureurs que de pairs. '
Je me crois donc libre et maître de moi dans
la condition où le ciel ma fait naître. A Fàge où
» • •
je suis on ne répare plus les pertes que mon
cœur a faites. Je le dévoue à cultiver ce qui me
reste , et ne puis mieux le rassembler qu à CFa-
rens. J accepte donc toutes vos offres , sous leâ
conditions que ma fortune y doit mettre , afin
qu elle ne me soit pas inutile. Après l'engage-
ment qu a pris Saint^Preux , je n ai plus d autre
moyen de le tenir auprès de vous que d y de-
meurer moi-même; et si jamais il y est de trop ,
il me suffira d en partir. Le seul embarras qui
me reste est pour mes voyages d'Angleterre;
car, quoique je naie plus aucun crédit dans le
parlement , il me suffit d en être membre pour
faire mon devoir jusqu a la fin. Mais j ai un col-
lègue et un ami sûr que je puis charger de ma
voix dans les affaires courantes. Dans les occa-
sions où je croirai devoir m'y trouver moi-mê-
me y notre élève pourra m accompagner , même
^2% LA NOUVELLE H^LOISE.
avec les sieps quaod ib seroDt un peu plu9
grands , et que vous voudrez bien nous les con*
fier. Ces voyages ne sa^roient que leur être
utiles et ne seront pas assez longs pour affliger
beaucoup leur mère.
Je n ai point montré cette lettre à St.-Preux ;
ne la montrez pas entière à vos daines : il con-
vient que le projet de cette épreuve i^e soit ja«»
mais copnu que de vous et 4^ moi. Au surplus ,
ne leur cacbez rien de ce qui £ût boi^neur à mon
digne ami , même à nies dépens. Adieu , cher
Wolmar. Je vous envoie les dessins de mon
pavillon ; réformez , changez comme il vous
plaira ; mais faites*y travailler dès^-préseqt « sil
se peut. J'en vpulois ôter le salon de musique ;
car tous mes goûts sont éteints , et je ne me
soucie plus de rien. Je le laisse, à la prière de
Saint-Preux , qui se propose d exercer dans cq
salon vos enfants. Vous recevrez aussi quelques
livres ppur laugmentation de votre bibliothè-
que ; mais que trouverez-vous de nouveau dans
des livres ? O Wolmar ! il ne vous manque que
d apprendre a lire dans celui de la nature pour
être le plus sage des mortels.
I
LETTRE IV.
DE M. Di; WOLMAU A IITLORD tPQCARD.
J E me suis dtteiouiu , cher Bomston , nu déoQue?
ment de vos longues aveptures. U eût paru bien
'étrange qu'ayant résisté si long r temps à yof
penchants , vous eussiez attendu , pour vpus
laisser vaincre , qu un ami vint vous soutenir ,
quoiqu'4 vrai dire on soit souvent pli|S fqible en
s appuyant sur un autre que .qu^d on ne compta
que sur soi. J avoue pourtant que je f|i9 alarmé
de votre dernière lettre , où vous m annonciez
votre niariage av^c Laiire comme uqe araire
absolument décidée. Je doutai d^ révénement
malgré votre assurance ; et , si mon attente eût
été trompée , de mes jours je n aurois revu Saintr
Preux. Vous five^ lait toiis deux ce que j avois
espéré de l'un et de lamre , et vous avez trop
iHen justifié le jugement que j'avois porté die
vous , pour que je ne soi3 pas charmé de vpus
voir reprendre pos pnmîer^ arrangfsmentf. Ver
nez , hommes rares , augmepter et piirt^^r Ifi
bonheur de cette maison. Quoi qp il ep sçit de
l'espoir des croyants danf lauire vi^e y j'^me 4
passer avec eu|: celle-ci , et je seps que vouy ipe
convenez tous mieux tds que vous êtes que s^
vous aviez le malheur de penser comme pioi.
Au reste , vous savez ce que je yous dis dur
^24 l'A NOUVELLE HÉLOÏSE.
don sujet à votre départ. Je n avois pas besoin
pour le juger de votre épreuve , car la mienne
étoit faite , et je crois le connottre autant qu un
homme en peut connoitre un autre. J'ai d ail-
leurs plus d'une raison de compter sur son cœur,
et de bien meilleures cautions de lui que lui-
même. Quoique dans votre renoncement au ma-
riage il paroisse vouloir vous imiter, peut-être
trouverez-yous ici de quoi l'engager à changer
de système. Je m'expliquerai mieux après votre
retour.
• Quant à vous , je trouve vos distinctions sur
le célibat toutes nouvelles et fort subtiles. Je les
crois même judicieuses pour le politique qui ba-
lance les forces respectives de Fétat afin den
Maintenir l'équilibre. Mais je ne sais si dans vos
principes ces raisons sont assez solides pour dis-
penser le* particuliers de leur devoir envers la
ilature. Il sembleroit que la vie est un bien qu'on
tie reçoit qu'à la charge de le transmettre , une
sorte de substitution qui doit passer de race en
race , et que quiconque eut un père est obligé
de le devenir. C'étoit votre sentiment jusqu'ici »
c étoit une des raisons de votre voyage ; mais je
sais d'où vous vient cette nouvelle philosophie ,
et j'ai vu dans le billet de Laure un argument
auquel votre cœur n'a point de réplique.
La petite cousine est depuis huit ou dix jours
à Genève avec sa famille pour des emplettes et
d'autres affaires. Nous l'attendons de retour de
jour en jour. J'ai dit à ma fenoime de votre lettre
Dixième partie. 4^5.
tout ce qu elle en devoir savoir. Nous*avions ap-
pris par M. Miol que le mariage éloit rofnpu ;
mais elle ignoroit la part qu avoit Saint-Preux à
cet événement. Soyez sûr qu elle n apprendra ja-
mais qu avec la plus vive joie tout ce quil fera
pour mériter vos bienfaits et justifier voire es-
time. Je lui ai montré les dessins de votre pa-
villon ; elle les trouve de très bon goût : nous y
ferons pourtant quelque changement que le lo-
cal exige, et qui rendront votre logement plus
commode ; vous les approuverez sûrement. Nous
attendons la vis de Claire avant dy toucher ;
car vous savez qu'on ne peut rien faire sans elle.
En attendant j ai déjà mis du monde en œuvre ,
et j espère quavant Thiver la maçonnerie sera
fort avancée.
Je vous remercie de vos livres ; mais je ne lis
plus ceux que j entends , et il est trop tard pour
apprendre à lire ceux que je n entends pas. Je
suis pourtant moins ignorant que vous ne m'ac-
cusez de Têtre. Le vrai livre de la nature est
pour moi le cœur des hommes , et la preuve que
j'y sais lire est dans mon amitié pour vous.
LETTRE V.
DE MADAME d'ORBE A MADAME DE WOLMAR.
J'ai bien des griefs, cousine , à la chaîne dé ce
séjour. Le plus grave est qu'il me donne envie
4^6 LA NOUVELLE HÉLOÎSE.
d y rester, l^a ville est charmante , les habitant 9
soDt hospitaliers, les mqpurs sont honnêtes; et
la liberté, que j aime sur toutes choses, sembla
%Y être réfugiée. Plus je contemple ce p^tit état^
plus je trouve qu il est beau d avoir une patrie ;
et Pieu garde de mal tous ceux qui pensent ea
avoir une, et nont poiirt^pt quun pay$! Pouc
Hioi , je ^ns qi^e si j etpis née dans celui-ci, j aur
rois lame toiffe romaine. Je n oserais pourtant
p$is trop 4i^e i^ présent ,
Rome n'est plus à Rome , elle est toute où je suis ;
car j'afifoi^ peur que dans ta malice tu n allasse»
penser le contraire. Mais pourquoi donc Rome 1
et toujpiir^ Rom^ ? restons à Genève.
Je ne te dirai rien de laspect du pays. Il res-
semble au kôtre , ^^cepté qu il est nipins mon-
tueiix , pl(is ch^^lpêtre , et qu il n a pas des cha-
lets si voisins (1). Je ne te dirai riep non p}us du
gouvernement. Si Diei) ne t aide , mon père t en
parlera 4^ reste : il passe toute la journée à pcH
litiquer avec les magistrats dans la joie de son
cœur ; et je }e voM déjà très m^l édifié que |a
gazette parle si peu de Genève. Tu peux juger
de leurs conférences par mes lettres. Quand ils
m'excèdent , je me dérobe, et je t ennuie pour me
désennuyer.
Tout ce qui me^t resté de leurs longs eptre«*
tiens, cest beaucoup d estime pour le grand sens
(i) yéditeur les croit un peu rapprochés.
SIXIEME PARTIE. 4^7
qui régne en cette yiWe. A voir lacdon et réac-
tion mutuelles ç|e toutes les parties de Tétat qui
le tieunent en équilibre , on ne peut douter qu il
d'y ait plus d art et de vrai talent employés au
gouvernement de cette petite république quà
ce]ui des plus vastes empires, où tout se soutient;
p£|r s^ propre masse , et où les rênes de Tétat
peuvent tomber entre les mains d uq sqt sans
que les ^£&ires cessent daller. Je te. réponds
qu'il n en seroit pas de même ici. Je n entends
jamais parler à mon père de tous ces grands mi-
nistres des grandes cours sans songer à ce pau-
vre musicien qui i^iarbouilloit si fièrement sur
notre grand orgue (i) à Lausanne , et qui se
croyoit un fort habile homme parcequ il faisoil
beaucoup d^ bruit. Ces gens-ci nont qu une pe-
tite épinette; mais ils en savent tirer une bonne
harmonie, quoiquelle soit souvent assez mal
daccord.
Je ne te dirai rien non plus... Mais 4 force de
ne te rien dire je ne finirais pas. Parlons de quel*
que chose pour avoir plus tôt fait. Le Genevois
est de tous les peuples du monde celui qui ca-
che le moins son caractère et qu'on connott le
plus promptement. Ses mœurs, ses vices même,
sont mêlés de franchise. D se sent naturellement
(i) Il y SLVoii gnmde orgue. Je remsirqucrai , pqurc^ux
de nos Suisses et jGenevois qui se piquent de parler cor-
rectement, que le mot orgue est masculin au singulier,
féminin au pluriel , et s'eipploie égul^ment daas les deux
aombres; mais le singulier «st plus élégant.
4^3 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
bon ; et cela lui suffit pour ite pas craindre de
se monlrer tel quil est. Il a de la générosité, du
sens, delà pénétration; mais il aime trop l'ar-
gent : défaut que j attribue à sa situation qui le
][ui rend nécessaire ; car le territoire ne suffiroit
pas pour nourrir les habitants.
II. arrive de 'là que les Genevois, épars dans
lEurope pour s enrichir, imitent les grands airs
des étrangers, et , après avoir pris les vices des
pays où. ils ont vécu (i), les rapportent chez eux
en^triomphe avec leurs trésors. Ainsi le luxe des
autres peuples leur fait mépriser leur antique
simplicité: la fière liberté leur parott ignoble;
ils se forgent des fers d argent , non comme une
chaîne, mais comme un ornement.
Hé bien ! ne me voilà^-t-il pas encore dans
pettfB maudite politique? Je m'y perds, je m'y
noie, j'en ai par-dessus la tête, je ne sais plus
par oii m'en tirer. Je n'entends parler ici d'autre
chose, si ce n'est quand mon père n'est pas avec
Qous y ce qui n'arrive qu'aux heures des cour-
riers. C'est nous, mon enfant, qui portons par-
tout notre influence; car d'ailleurs les entretiens
du pays sont utiles et variés , et l'on n'apprend
rien de bon dans les livres qu'on ne puisse ap-
prendre ici dans la conversation. Comme autre-
fois les mœurs angloises ont pénétré jusqu'en
ce pays, les hommes, y vivant encore un peu
(i) Maintenant on ne leur donne plus la peine de le»:
aller chercher , on les leur porte*
SIXIÈME PARTIE. 429
plus'séparés des femmes que dans le nôtre, con-
tractent entre eux un ton plus grave, et géné^
ralement plus de solidité dans leurs discours.
Mais aussi cet avantage a son inconvénient qui
se &it bientôt * sentir. Des longueurs totijouf>s
excédantes, des arguments, des exordes, un peu
d'apprêt, quelquefois des phrases, rarement de
la légèreté., jamais de cette simplicité naïve qui
dit le sentiment avant la pensée, et fait si bien
valoir ce qu elle dit. Au lieu que le François écrit
comme il parle , ceux-ci parlent comme ils écri-
vent ; ils dissertent , au lieu de causer ; on les croi-
roit toujours prêts à soutenir thèse. Us distin-
guent, ils divisent, ils traitent la conversation
par points; ils mettent dans leurs propos la
même méthode que dans leurs livres;* ils sont
auteurs, et toujours auteurs. Us semblent lire
en parlant, tant ils observent bien les étymo-
logi&, tant ils font sonner toutes les lettres avec
soin. Us articulent le marc du raisin comme
Marc nom d'homme; ils disent exactement du
taba-k et non pas du tabaj un pare-sol et non
pas un parasol, aydn-t-hier et non pas avan-
hier, secrétaire et non pas* segrétaire^ un lac-
d'amour où Ion se noie , et non pas où Ton s'é-
trangle; par-tout les 5 finales, par-tout les r des
infinitifs; enfin leur parler est toujours soutenu,
leurs discours sont des' harangues, et ils jasent
comme s'ils prêchoient.
Ce qu'il y a de singulier, cest qu'avec ce ton
dogmatique et froid ils sont vi&, impétueux^ et
43o LA trOUTELLE BÉLOiSE.
ont les passions très ardentes : ils diroîent même
asseï bien les choses de sentiment s'ils ne di-
soient pas tout, ou s'ils ne paiioient quà des
oreilles: mais leurs poinu, leurs villes, sont
tellement insupportables, ils peig;nènt si posé-
ment des émotions si vives, que, quand ils ont
achevé leur dire, on chercheroit volontiers autour
d'eux où est l'homme qui sent ce qu'ils ont décrit.
Au reète, il faut t'avoner que je suis un peu
payée pour bien penser de leurs cœut-s , et crmre
qu'ils ne sont pas de mauvais goût. Tu sauras en
confidenfce qu'un jdli monsieur à marier, et, dit-
on , fort riche , m'honore de ses attentions , et
qu'avec des propos assez tendres il ne m'a point
fait chercher ailleurs fauteur de ce quil me di-
soit. Ah ! s'il étoit venu il y a dix-huit mois, quel
plaisir j'aurois pris à me donner un souverain
pour esclave, et à faire tourner la tète à un ma-
gnifique seigneur! Mais à présent la mienne n'est
plus assez droite pour que le jeu me soit agréa-
ble, et je sens que toutes mes folies s'en vont
avec ma raison.
Je reviens à ce goût de lecture qui porte les
Genevois à penser. H s'étend à tous les états, et
se fait sentir dans tous avec avantage. Le Fran-
çois lit beacTcoup; mais il ne lit que les livres
nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour
les lire que pour dire qu'il les a lus. Le Genevois
ne lit que les bons livres ; il les lit , il les digère :
il ne les juge pas, mais il les sait. Le jugement
et le choix se font à Paris ; les livres choisis sont
SIXIÈME PARTIE* 43 K
|>resque les seuls qui vont à Genève. Cela fait
que la lecture y est moins mêlée et s y fait avec
J>lus de profit. Les femmes dans leur retraite (i)
lisent de léulr côté ; et leur ton s en ressent aussi,
Inais d une autre manière. Les belles madames
y sont petites -maîtresses et beaux -esprits tout
comme chez nous. Les petites citadines elles-
mêmes prennent dans les livres un babil pluft
arrangé, et certain choix d expressions quon
est étonné d entendre sortir de leur bouche,
comme quelquefois de celle des enfants. II fieiut
tout le bon sens des hommes, toute la gaieté
des femmes , et tout lesprit qui leur est com-
inuh , jponr qu on ne trouve pas les premiers un
peu pédants et les autres un peu précieuses.
Hier, vis-à-vis de ma fenêtre , deux filles d'ou-
vriers , fort jolies , causoient devant leur bouti<-
que d un air assez enjoué pour me donner de la
curiosité. Je prêtai loreille, et j entendis quune
des deux proposoit en riant d'écrire leur jour-
nal. Oui, reprit lautre a Tinstant; le journal tous
les matins, et tous les soirs le commentaire.
Qn en dis-tu , cousine? Je ne sais si c est là le ton
des filles d artisans ; mais je sais qu'il faut faire
un furieux emploi du temps pour ne tirer du
cours des journées que le commentaire de son
journal. Assurément la petite personne avoit lu
les aventures des mille et une nuits.
j(i) On se souviendra que cette lettre est de Tîellle date ,
et je crains bien que cela ne soit trop facile à voir.
432 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Avec ce style un peu guindé, les Genevoises
jie laissent pas detre vives et piquantes, et
1 on voit autant de grandes passions ici qu en
ville du monde. Dans la simplicité de leur pa-
gure elles ont de la grâce et du goùf; elles en
ont dans leur entretien, dans leurs manières.
Gomme les hommes sont moins galants que ten-
dres, les femmes sont moins coquettes que sen-
sibles ; et cette sensibilité donne même aux plus
honnêtes un tour desprit agréable et fin qui
va au cœur et qui en tire toute sa finesse. Tant
que les Genevoises seront Genevoises , elles se-
ront les plus aimables femmes de FEurope;
mais bientôt elles voudront être Françoises , et
alors les Françoises vaudront mieux qu elles.
Ainsi tout dépérit avec les mœurs. Le meilleur
goût tient à la vertu même; il disparolt avec elle,
et fait place à un goût factice et guindé qui n est
plus que Fouvrage de la mode. Le véritable esprit
est presque dans le même cas. N'est-ce pas la mo-
destie de notre sexe qui nous oblige d user da-
dresse pour repousser les agaceries des hommes?
et s ils ont besoin d art pour se faire écouter, nous
en faut-il moins pour, savoir ne les pas entendre ?
IS est-ce pa3 eux qui nous délient Fesprit et la
langue, qui nous rendent plus vives à la ri-
poste (i), et nous forcent de nous moquer deux?
Car enfin, tu as beau dire, une certaine coquet»
( 1 ) Il fallait risposie, de Fi talien risposta ; toutefois riposte
se (lit aussi ^ et je le laisse. Ce n'est au pis aller qu'une
faute déplus.
SIXIÈME I^ARTlÈ. 4^3
terie maligue et railleuse désoriente encore plus
les soupirants que le silence ou le mépris. Quel
plaisir de voir un beau Céladon, tout décon-^
certé^ se confondre, se troubler, se perdre à
chaque repartie, de s environner contre lui de
traits moins brûlants , mais plus aigus que ceux
de TAmour; de le cribler de pointes de g[lace qui
piquent à laide du froid ! Toi-même , qui ne Sais
semblant de rien-, crois -tu que tes manières
naïves et tendres, ton air timide et doux, ca-
chent moins de ruse et d'habileté que toutes
mes étourderies? Ma foi, mignonne, s'il falloit
compter les galants que chacune de nous a per-^
siflés , je doute fort qu avec ta mine hypocritie
te fût toi qui serois en reste. Je ne puis m eiû-
pècher de rire encore en songeant à ce pauvre
Conflans, qui venoit tout en furie me repro-
cher que tu Faimois trop. Elle est si caressante,
me disoit-il, que je ne sais de quoi me plaindre;
elle me parle avec tant de raison , que j ai honte
den manquer devant elle; et je la trouve si fort
mon amie, que je nose être son amant.
Je ne crois pas quil y ait nulle part au monde
des époux plus unis et de meilleurs ménages
que dans cette ville. La vie domestique y est
agréable et douce : on y voit des maris com-
plaisants, et presque, d autres Julies. Ton sys-
tème se vérifie très bien ici. Les deux sexes ga-
gnent de toutes manières à se donner des tra-
vaux et des aniusements différents qui les em-
pêchent de se rassasier lun de l'autre, et font
i. aS
434 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
qu ils se retrouvent avec plus de plaisir. Ainsi
saiguise la volupté du sage ; s'abstenir poui^
jouir, cest ta philosophie; cest répicuréisme de
la raison.
Malheureusement cette antique modestie com-
mence à décliner. On se rapproche, et les cœurs
s'éloignent. Ici, comme chez nous, tout est mêlé
de bien et de mal, mais à différentes mesures.
Le Genevois tire ses vertus de lui-même; ses
vices lui viennent dailleurs. Non seulement il
voyage beaucoup , mais il adopte aisément les
mœurs et les manières des autres peuples ; il
parle avec facilité toutes les langues; il prend
sans peine leurs divers accents , quoiqu'il ail lui-
même un accent traînant très sensible, sur-tout
dans les femmes , qui voyagent moins. Plus
humble de sa petitesse que fier de sa liberté , il
se fait chez les nations étrangères une honte de
sa patrie ; il se hâte ppur ainsi dire de se natu-
raliser dans Iç pays oii il vit , comme pour faire
oublier le sien : peut-être la réputation qu'il a
d'être âpre au gain contribue-t-elle à cette cou-*
pable honte. Il vaudrait mieux sans doute effa-
cer par son désintéressement l'opprobre du nom
genevois , que de l'avilir encore en craignant de
le porter : mais le Genevois le méprise même
en le rendant estimable ; et il a plus de tort en-
core de ne pas honorer sop pays de son propre
mérite.
Quelque avide qu il puisse être , on ne le voit
guère aller à la fortune par des moyens serviles
SIXIÈME PARTIE. 4^5
et bas ; il n aime point s attacher aux grands et
ramper dans les cours. L esclavage personnel ne
lui est pas moins odieux que lesclavage civil.
Flexible et liant comme Alcibiade , il suppoKe
aussi peu la servitude ; et quand il se plie aux
usages des autres, il les imite sans s y assujettir.
Le commerce , étant de tous les moyens de s en^
richir le plus compatible avec la liberté, est
aussi celui que les Genevois préfèrent. Ils sont
presque tous marchands ou banquiers; et ce
grand objet de leurs désirs leur fait souvent en-
fouir de rares talents que leur prodigua la na*
ture. Ceci me ramène au commencement de ma
lettre. II9 ont du génie et du courage ; ils sont
vifs et pénétrants ; il n y a rien d'honnête et de
grand au-dessus de leur portée : mais plus pas-
sionnés d argent que de gloire , pour vivre dans
Fabondance ils meurent dans Fobscurité, et lais-
sent à leurs enfants pour tout exemple lamour
des trésors qu ils leur ont acquis.
Je tiens tout cela des Genevois mêmes ; car ils
parlent deux fort impartialement. Pour moi, je
ne sais comment ils sont chez les autres, mais
je les trouve aipiables chez eux , et je ne connois
quun moyen de quitter sans regret Genève.
Quel est ce moyen, cousine ? Oh ! ma (bi, tu as
beau prendre ton air humble; si tu dis ne la voir
pas déjà deviné, tu mens. G est après-demain
que sembarque la bande joyeuse dans un joli
brigantin appareillé de fête ; car nous avons
choisi leau à cause de la saison , et pour de*
a8.
436 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
meurer tous rassemblés. Nous comptons cou-
cher le même soir à Morges, te lendemain à
ILausanne (i), pour la cérémonie, et le siu*len-
demain... tu m entends. Quand tu verras de loin
briller des flammes , flotter des banderoles ,
quand tu entendras ronfler le canon, cours par
toute la maison comme une folle , en criant ,
Armes ! armes ! voici les ennemis ! voici les en-
nemis.
P. «S. Quoique la distribution des logements
entre incontestablement dans les drqits de ma
charge , je veux bien m en désister en cette oc-
casion. J entends seulement que mon père soit
logé chez mylord Edouard à cause des cartes de
géographie, et quon achève den tapisser du
haut en bas tout lappartement.
LETTRE VI.
DE MADAME DE WOLMAR A SAINT-PREUX.
Quel sentiment délicieux j éprouve en com-
mençant cette lettre ! Voici la première fois de
ma vie où j ai pu vous écrire sans crainte et sans
(i) Comment cela ? Lausanne n'est pas au bord du
lac ; il y a du port à la ville une demi-lieue de fort mau-
vais chemin ; et puis il faut un peu supposer que tous
ces jolis arrangements ne seront point contrariés par le
vent.
SIXIÈME PARTIE. 4^7
honte. Je mlionore de lamitié qui nous joint
comme d un retour sans exemple. On étoufie de
grandes passions, rarement on les épure. Ou-
blier ce qui nous fut cher quand Fhonneur le
veut , c est lefibrt d'une ame honnête et com-
mune ; mais , après avoir été ce que nous fumes ,
être ce que nous sommes aujourd'hui, voilà le
vrai triomphe <le la vertu. La cause qui fait ces-
ser d aimer peut être un vice ; celle qui change
un tendre amour en une amitié non moins vive
ne sauroit être équivoque.
Aurions-nous jamais fait ce progrès par nos
seules forces? Jamais , jamais, mon bon ami; le
tenter même étoit une témérité. Nous fîiir étoit
pour nous la première loi du devoir, que rien
ne nous eût permis d'enfreindre. Nous nous se^
rions toujours estimés , sans doute : mais nou»
aurions cessé de nous voir , de nous écrire; nous
nous serions efforcés de ne plus penser Fun à
l'autre ; et le plus grand honneur que nous pou-
vions nous rendre mutuellement étoit de rom-
pre tout commerce entre nous.
Voyez, au lieu de cela , quelle est notre situa-
tion présente. En est-il au monde une plus agréa-
ble ? et ne goûtons-nous pas mille fois le jour le
prix des combats qu'elle nous a coûtés ? Se voir,
s'aimer, le sentir, s'en féliciter, passer les jours
ensemble dans la familiarité fraternelle et dans
la paix de l'innocence , s'occuper l'un de l'autre,
y penser sans remords, en parler sans rougir, et
s'honorer à ses propres yeux du même attache .
438 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
fnent qa on s est si long-temps reproché ; Toilà
le point où nous en sommes. O ami, quelle
carrière d'honneur nous avons déjà parcourue!
Osons nous en glorifier pour savoir nous y
maintenir, et lachever comme nous lavons
commencée.
A qui devons-nous un bonheur si rare ? vous
le savez. J ai vu votre cœur sensiMe , plein des
bienfaits du meilleur des hommes, aimer à s en
pénétrer. Et comment nous seroient-ils à charge,
à vous et à moi? Us ne nous imposent point de
nouveaux devoirs; ils ne font que nous rendre
plus chers ceux qui nous étoient déjà si sacrés.
Le seul moyen de reconnottre ces soins est d en
être dignes, et tout leur prix est dans leur suc-
cès. Tenons^nous*en donc là dans Teffasion de
ladtre zèle; payons de nos vertus celles de notre
bienfaiteur : voilà tout ce quernous lui devons.
Il a fait assez pour nous et pour lui s'il nous a
rendus à nous-mêmes. Absents ou présents, vi-
vants ou morts, nous porterons par-tout un
témoignage qui ne sera perdu pour aucun des
trois.
Je faisois ces réflexions en moi-même quand
mon mari vous destinoit leducation de ses en-
fants. Quand mylord Edouard m annonça son
prochain retour et le vôtre , ces mêmes réflexions
revinrent, et d autres encore, quil importe de
vous communiquer tandis qu il est temps de les
faire.
Ce n est point de moi qu il est question , cest
SIXIÈME PARTIE. 4^9
de vous : je me crois plus en droit de vous don-
ner des conseils depuis qu ils sont tout-à-fait dés-
intépessés, et que nayant plus ma sûreté pour
objets ils ne se rapportent qua vous-même. Ma
tendre amitié ne vous est pas suspecte, et je n ai
que trop acquis de lumières pour faire écouter
mes avis.
Permettez -moi de vous offrir le tableau de
Tétat oti vous allez être, afin que vous exami-
niez voufr-méme s'il n a rien qui vous doive ef-
frayer. O bon jeune homme ! si vous aimez la
vertu, écoutez d'une oreille chaste les conseils
de votre amie. Elle commence en tremblant un
discours quelle voudroit taire : mais comment
le taire sans vous trahir? Sera-t-il temps de
voir les objets que vous devez craindre, quand
ils vous aurontyég^aré? Non , mon ami; je suis la
seule personne au monde assez familière avec
vous pour vous les présenter. N ai-je pas le droit
de vous parler , au besoin , comme une sœur ^
comme une mère ? Ah ! si les leçons d'un cœur
honnête étoient capables de souiller le vôtre , il
y a long-temps que je n'en aurois plus à voua
donner.
Votre carrière , dites * vous , est finie ; mais
convenez qu'elle est finie avant Vàgè. L'amour
est éteint, les sens lui survivent, et leur délire
est d'autant plus à craindre , que , le seul senti-
ment qui le bomoit n'existant plus, tout est oc-
casion de chute à qui ne tient plus à rien. Un
homme ardent et sensiUe , jeune et garçon , veut
44o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
êtr« continent et chaste ; il sait , il sent , il la *
dit mille fois , que la force de Tame qui produit
toutes les vertus tient à la pureté qui les nourrit
toutes. Si lamour le préserva des mauvaises *
mœurs dans sa jeunesse, il veut que la raison
len préserve dans tous les temps : il connoit
pour les devoirs pénibles un prix qui console
de leur rigueur ; et , sll en coûte des combats
quand oo veut se vaincre, fera^t-^il moins au*
jourd'hui pour le Dieu qu il adore , qu il ne fit
pour la maîtresse qu il servit autrefois ? Ce sont
là , ce me semble , des maximes de votre morale,
ce sont donc aussi des régies de votre conduite;
car vous avez toujours méprisé ceux qui , con-
tents de Fapparence, parlent autrement quils
n'agissent, et chargent les autres de lourds far-
deaux auxquels ils ne veulent pfis toucher eux-
mêmes.
Quel genre de vie a choisi cet homme sage
pour suivre les lois qu il se prescrit ? Moins phi-
losophe encore qu il n'est vertueux et chrétien ,
sans doute il na point pris son orgueil pour
guide. Il sait que lliomme est plus libre d'éviter
les tentations que de les vaincre, et qu'il nest
pas question de réprimer les passions irritées ,
mais de les empêcher de naître. Se dérobe-t-^il
donc aux occasions dangereuses ? fuit-il les ob-
jets capables de l'émouvoir? fait-il dune humble
défiance de lui-même la sauvegarde de sa ver-
tu? Tout au contraire , il n'hésite pas à s'offrir
aux plus téméraires combats. A trente ans , il va
SIXIÈME PARTIE. 44^
8 enfermer dans une solitude avec des femmes
de son âge , dont une lui fut trop chère pour
. qu un si dangereux souvenir se puisse efiiaicer ,
dont l'autre vit avec lui dans une étroite fami-
liarité, et dont une troisième lui tient encore
par les droits qu ont les bienfaits sur les âmes
reconnoissantes. Il va s exposer à tout ce qui
peut réveiller en lui des passions mal éteintes ;
il va s enlacer dans les pièges qu il devroit le plus
redouter. Il n y a pas un rapport dans sa situa-
tion qui ne dût le faire défier de sa force, et pas
un qui ne lavillt à jamais s*il étoit foible un
«moment. Où est - elle donc cette grande force
d ame à laquelle il ose tant se fier ? Qu a-t-elle
fait jusqu'ici qui lui réponde de l'avenir? Le ti-
ra^t^elle à Paris de la maison du colonel ? Est-ce
elle qui lui dicta leté dernier la scène de Meil-
lerie? L a-t-elle bien sauvé cet hyver des charmes
d un autre objet , et ce printemps des frayeurs
duu rêve? S est-il vaincu pour elle au moins une
fois , pour espérer de se vaincre sans cesse ? Il
sait , quand le devoir l'exige , combattre les pas-
sions d'un ami; mais les siennes...? Hélas! sur
)a plus belle moitié de sa vie, qu'il doit penser
modestement de l'autre !
On supporte un état violent quand il passe.
Six mois , un an , ne sont rien ; on envisage un
terme , et l'on prend courage; Mais , quand cet
état doit durer toujours , qui est-ce qui le sup-
porte? qui est-ce qui sait triompher de lui-mê-
me jusqu'à la mort ? O mon ami I si la vie est
44^ LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
courte pour le plaisir , qu elle est long^ue pour
la vertu ! II faut être incessamment sur ses gar-
des. L'instant de jouir passe et ne revient plus ;
celui de mal faire passe et revient sans cesse : on
s oublie un moment, et Ion est perdu. Est-ce
dans cet état effrayant qu'on peut couler des
jours tranquilles? et ceux même quon a sauvés
du péril n offrent-ils pas une raison de n y plus
exposer les autres?
Que d occasions peuvent renaître , aussi dan-
gereuses que celles dont vous avez échappé , et ,
qui pis est , non moins imprévues ! Croyez-vous
que les monuments à craindre n'existent qu'à
Meillerie? Ils existent par-tout où nous sommes;
car nous les portons avec nous. Eh ! vous savez
trop qu'une ame attendrie intéresse l'univers
entier à sa passion , et que , même après la gué*
rison , tous les objets de la nature nous rappel-
lent encore ce qu'on sentit autrefois en les
voyant. Je crois pourtant, oui, j'ose le croire,
que ces périls ne reviendront plus , et mon cœur
me répond du vôtre. Mais , pour être au-dessus .
d'une lâcheté, ce cœur facile est-il au-dessus
d'une foiblesse ? et suis-je la seule ici qu'il lui
en coûtera peut-être de respecter? Songez , Saint-
Preux, que tout ce qui m'est cher doit être cou-
vert de ce même respect que vous me devez ;
songez que vous aurez sans cesse à porter inno-
cemment les jeux innocents d'une femme char-
mante ; songez aux mépris étemels que vous
auriez mérités si jamais votre cœur osoit s'ou*
SIXIÈME PARTIE. 443
blier un moment et profaner ce qu'il doit ho-
norer à tant de titres.
Je veux que le devoir, la foi , lancienne ami-
tié, VOU8 arrêtent, que Tobstacle opposé par la
vertu vous ôte un vain espoir , et qu au moins
par raison vous étouffiez des vœux inutiles : se-
rez-vous pour cela délivré de Fempire des sens
et des pië{];es de l'imagination ? Forcé de nous
respecter toutes deux et d oublier en nous notre
sexe , vous le verrez dans celles qui nous ser-
vent , et en vous abaissant vous croirez vous
justifier : mais serez-vous moins coupable en ef-
fet , et la diflërence des rangs change-t-elle ainsi
la nature des fautes? Au contraire, vous vous
avilirez d'autant plus que les moyens de réussir
seront moins honnêtes. Quels moyens ! Quoi !
vous!... Ah! périsse Thomme indigoe qui mar-
chande un cœur et rend lamour mercenaire !
c'est lui qui couvre la terre des crimes que la
débauche y jfait commettre. Comment ne seroit
pas toujours à vendre celle qui se laisse acheter
une fois? Et, dans l'opprobre où bientôt elle
tombe, lequel est l'auteur de sa misère, du bru-
tal qui la maltraite en un mauvais lieu , ou du
séducteur qui l'y tratne en mettant le premier
ses faveurs à prix ?
Oserai-je ajouter une considération qui vous
touchera , si je ne me trompe ! Vous avez vu
quels soins j'ai pris pour établir ici la règle et
les bonnes mœurs ; la modestie et la paix y ré^
gnent , tout y respire le bonheur et rinnocence.
444 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
Mon ami, songez à vous , à moi , à ce que noas
fumes , à ce que nous sommes , à ce que nous
devons être. Faudra-t-il que je dise un jour , eu
regrettant mes peines perdues : G est de lui que
vient le désordre de ma maison ?
Disons tout , s il est nécessaire , et sacrifions
la modestie elle-même au véritable amour de la
vertu. L'homme n est pas fait pour lé célibat ,
et il est bien difficile qu un état si contraire à
la nature n amène pas quelque désordre public
ou caché. Le moyen d échapper toujours à Fen-
nemi quon porte sans cesse avec soi? Voyez en
dautres pays ces téméraires qui font vœu de
n être pas hommes. Pour les punir d avoir tenté
Dieu , Dieu les abandonne ; ils se disent saints ,
et sont déshonnètes ; leur feinte continence nest
que souillure; et, pour avoir dédaigné Thuma--
nité, ils s'abaissent au-dessous d'elle. Je corn-»
prends qu'il en coûte peu de se rendre difficile'
sur des lois qu'on n'observe qu'en apparence (i);
mais celui qui veut être sincèrement vertueux
se sent assez chargé des devoirs de l'homme sans
s'en imposer de nouveaux. Voilà, cher Saint-
(i) Quelques hommes sont continents sans mente,
d'autres le sont par vertu , et je ne doute point que plu-
sieurs prêtres catholiques ne soient dans ce dernier cas :
mais imposer le célibat à un corps aussi nombreux que
le clergé de l'église romaine, ce n'est pas tant lui défen-
dre de n'avoir point de femmes, que lui ordonner de se
contenter de celles d'autrui. Je suis surpris que , dans
tous pays où les bonnes mœurs, sont encore en estime,
les lois et les magistrats tolèrent 'un vœu si scandaleux^
SIXIÈME PARTIE. 44^
Preux , la véritable humilité du chrétien , c est
de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses
forces , bien loin d avoir lorgueil de la doubler.
Faites-vous i application de cette règle, et vous
sentirez qu un état qui devroit seulement alar-
mer un autre homme doit par mille raisons
vous Élire trembler. Moins vous craignez , plus
vous avez à craindre ; et , si vous n êtes point
effrayé de vos devoirs , n'espérez pas de les rem-
plir.
Tels sont les dangers qui vous attendent ici.
Pensez-y tandis qu il en est temps. Je sais que ja-
mais de propos délibéré vous ne vous exposerez
à mal faire , et le seul mal que je crains de vous
est celui que vous n aurez pas prévu. Je ne vous
dis donc pas de vous déterminer sur mes rai-
sons , mais de les peser. Trouvez-y quelque ré-
ponse dont vous soyez content , et je m en con-
tente; osez compter sur vous, et j'y compte.
Dites-moi , Je suis un ange , et je vous reçois à
bras ouverts.
Quoi ! toujours des privations et des peines i
toujours des devoirs cruels à remplir ! toujours
fuir les gens qui nous sont chers! Non, mon ai-
mable ami. Heureux qui peut dès cette vie offrir
un prix à la vertu ! Jen vois un digne d'un
homme qui sut combattre et souffrir pour elle.
Si je ne présume pas trop de moi , ce prix que
j ose vous destiner acquittera tout ce que mon
cœur redoit au vôtre; et vous aurez plus que
vous n eussiez obtenu si le ciel eût béni nos pre-
446 LA NOUYELLE HÊLOÏSE.
mières inclinations. Ne pouvant vous faire ang^
vous-même, je vous en veux donner un qui
garde votre ame^ qui lépure, qui la ranime , et
sous les auspices duquel vous puissiez vivre avec
nous dans la paix du séjour céleste. Vous n au-
rez pas , je crois , beaucoup de peine à deviner
qui je veux dire ; c'est l'objet qUi se trouve à
,peu près établi d'avance dans le cœur qu'il doit
remplir un jour , si mon projet réussit.
Je vois toutes les difficultés de ce projet sans
en être rebutée , car il est bonnête. Je connois
tout l'empire que j'ai sur mon amie , et ne crains
point d'en abuser en l'exerçant en votre faveur.
Mais ses résolutions vous sont connu es, et, avant
de les ébranler , je dois m'assurer de vos disposi-
tions, afin qu'en l'exbortant de vous permettre
d'aspirer à elle je puisse répondre de vous et de
vos sentiments; car, si l'inégalité que le sort a
mise entre l'un et l'autre vous ôte le droit de vous
proposer vous-même , elle permet encpre moins
que ce droit vous soit accordé sans savoir quel
usage vous en pourrez faire.
Je connois toute votre délicatesse ; et si vous
avez des objections à m'opposer , je sais qu'elles
seront pour elle bien plus que pour vous. Lais-
sez ces vains scrupules. Serez-vous plus jaloux
que moi de l'honneur de mon amie? Non , quel-
que cher que vous me puissiez être , ne craignez
point que je préfère votre intérêt à sa gloire.
Mais autant je mets de prix à l'estime des gens
sensés , autant je méprise les jugements témé-
SIXIÈME PARTIE. 44?
raires de la multitude , qui se laisse éblouir par
un faux éclat , et ne voit rien de ce qui est hou*
nête. La différence fût-elle cent fois plus grande^
il n est point de rang auquel les talents et les
mœurs naient droit d atteindre : et à quel titre
une femme oseroit-elle dédaigner pour époux
celui qu elle s honore d avoir pour ami ? Vous
savez quels sont lànlessus nos principes à toutes
deux. La fausse honte et la crainte du blâme
inspirent plus de mauvaises actions que de bon-
nes , et la vertu ne sait rougir que de ce qui est
mal.
A votre égard , la fierté que je vous ai quel-
quefois connue ne sauroit être plus déplacée
que dans cette occasion ; et ce seroit à vous une
ingratitude de craindre d elle un bienfait dé plus.
Et puis, quelque difficile que vous puissiez être,
convenez qu il est plus doux et mieux séant de
devoir sa fortune à son épouse qu a son ami -, car
on devient le protecteur de lune, et le protégé
de Vautre ; et , quoi que Ion puisse dire , un hon-
nête homme n aura jamais de meilleur ami que
sa femme.
Que sil reste au fond de votre ame quelque
répugnance à former de nouveaux engagements,
vous ne pouvez trop vous hâter de la détruire
pour votre honneur et pour mon repos ; car je
ne serai jamais contente de vous et de moi que
quand vous serez en effet tel que vous devez être ,
et que vous aimerez les devoirs que vous avez
à remplir. Eh ! mon ami , je devrois moins crain-
448 LA liOUVELLE HÉLOÏSE.
dre Ô6tte répugnance qu un empressement trop
relatif à vos anciens penchants. Que ne fais-je
point pour m acquitter auprès de vous ! Je tiens
plus que je navois promis. N est-ce pas aussi
Julie que je vous donne? naurez-vous pas la
' meilleure partie de moi-même , et n'en serez*
vos pas plus cher à lautre? Avec quel charme
alors je me livrerai sans contrainte à tout mon
attachement pour vous ! Oui , portez4ui la foi
que vous m'avez jurée ; que votre cœur rem-
plisse avec elle tous les engagements quil prit
avec moi; quil lui rende, s il est possible, tout
ce que vous redevez au mien. O Saint-Preux !
je lui transmets cette ancienne dette. Souvenez-
vous qu elle n est pas facile à payer.
Voilà, mon ami, le moyen que j'imagine de
nous réunir sans danger, en vous donnant dans
notre famille la même place que vous tenez dans
nos cœurs. Dans le nœud cher et sacré qui nous
unira tous , nous ne serons plus entre nous que
des sœurs et des frères ; vous ne serez plus votre
propre ennemi ni le nôtre ; les plus doux senti-
ments , devenus légitimes , ne seront plus dan-
gereux; quand il ne faudra plus les étouflfer, on
n'aura plus à les craindre. Loin de résister à des
sentiments si charmants , nous en ferqns à^la-
fois nos devoirs et nos plaisirs : c'est alors que
nous nous aimerons tous plus parfaitement, et
que nous goûterons véritablement réunis les
charmes de l'amitié , de l'amour , et de l'inno-
cence. Que si , dans l'emploi dont vous vous char-
SIXIÈME PARTIE. 449
(*ez 9 le ciel récompense du bonheur d'être père
le soin que vous prendrez, de nos enfants, alors
vous connoitrez par vous-même le prix de ce
que vous aurez fait pour nous. Ck>mblé des vrais
biens de l'humanité , vous apprendrez à porter
avec plaisir le doux fardeau dune vie utile à vos
proches , vous sentirez enfin ce que la vaine sa-
gesse des méchants n'a jamais' pu croire, qui!
est un bonheur réservé dès ce monde aux seuls
amis de la vertu.
Réfléchissez à loisir sur le parti que je vous
propose , non pour savoir s il vous convient , je
n ai pas besoin là*dessus de votre réponse , mais
s il convient à madame d'Orbe y et si vous pouvez
faire son bonheur comme elle doit faire le vôtre;
Vous savez comment elle a rempli ses devoirs
dans tous les états de son sexe : sur ce qu'elle
jest, jugez de ce qu'elle a droit d'exiger. Elle aime
comme Julie , elle doit être aimée comme elle.
Si vous sentez pouvoir la mériter , parlez , moa
amitié tentera le reste, et se promet tout de la
sienne : mais si j'ai trop espéré de vous , au
moins vous êtes honnêtie homme , et vous con-
noissez sa délicatesse ; vous ne voudriez pas d'un
bonheur qui lui coùteroit le sien : que votre cœur
soit digne d'elle , ou qu'il ne lui soit jamais
offert.
Encore une fois , consultez-vous bien. Pesez
votre réponse avant de la faire. Quand il s'agit
du sort de la vie , la prudence ne permet pas de
se déterminer légèrement ; mais toute délibérai*
4- «9
45o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tion légère est un crime quand il s'agit du des-^
tin de îame et du choix de la vertu. Fortifiez la
vôtre , ô mon bon ami , de tous les secours de la
sagesse. La mauvaise honte fn empècheroit-elle
de vous rappeler le plus nécessaire? Vous avez
de la religion ; mais j ai peur que vous n en tiriez
pas tout lavantage qu elle ofFre dans la conduite
de la vie, et que la hauteur philosophique ne
dédaigne la simplicité du chrétien. Je vous ai vu
sur la prière des maximes que je ne saurois goû-
ter. Selon vous , cet acte d'humilité ne nous est
daucun fruit ; et Dieu , nous ayant donné dans
la conscience tout ce qui peut nous porter au
hien , nous abandonne ensuite à nous-mêmes ^
et laisse agir notre liberté. Ce n est pas là y voua
le savez , la doctrine de saint Paul , ni celle qu on
professe dans notre église. Nous socomes libres ,
il est vrai; mais nous sommes ignorants, fbibles ,
portés au mal. Et doù nous viendroient la lu--
mière et la force , si ce n est de celui qui en
est la source? et pourquoi les obtiendrions-nous
si nous ne daignons pas les demander ? Prenez
garde , mon ami^ quaux idées sublimes que
vous vous faites du grand Être Forgueil hu-
main ne mêle des idées basses qui se rapportent
à rhomme; comme si les moyens qui soulagent
notre fbiblesse conveùoieut à la puissauce di-*
vine , et qu elle eut besoin d'art comme nous
pour généraliser les choses afin de les traiter
plus facilement ! U semble , à vous entendre ,
que ce soit un embarras pour elle de veiller
SIXIÈME PARTIE. ^St
sur chaque individu ; vous craignez qu une at-
tention partagée et continuelle ne la fatigua , et
vous trouvez bien plus beau qu elle fasse tout
Î)ar des lois générales , sans doute parcequ elles
ui coûtent moins de soin. O grands philosophes !
que Dieu vous est obligé de lui fournir ainsi
des méthodes commodes , et de lui abréger le
travail !
A quoi bon lui rien demander? dites -vous
encore : ne connoit-il pas tous nos besoins? n est*»
il pas notre père pour y pourvoir? savons-nous
mieux que lui ce quil nous faut? et voulons-
nous notre bonheur plus véritablement qu il ne
le veut lui-même? Cher Saint-* Preux ^ que de
vains sophismes ! Le plus grantl de nos besoins ,
le seul auquel nous pouvons pourvoir ^ est celui
de sentir nos besoins; et le premier pas pour
sortir de notre misère est de la connoitre. Soyons
humbles pour être sages ; voyons notre foiblesse^
et nous serons forts. Ainsi s accorde la justice
avec la clémence; ainsi régnent à-la-fois la grâce
et la liberté. Esclaves par notre foiblesse, nous
sommes libres par la prière ; car il dépend de
nous de demander et d'obtenir la force qu'il ne
dépend pas de nous d'avoir par nous-^mèmes.
Apprenez donc à ne pas prendre toujours
conseil de vous seul dans les occasions difficiles ^
mais de celui qui joint le pouvoir à la prudence^
et sait faire le meilleur parti du parti qu'il nous
fait préférer. Le grand défisiut de la sagesse bu*
maine , même de celle qui n a que la vertu pour
39.
452 LA NOUVELLE HELOÏSE.
objet , est un excès de confiance qui nous tait
juger de Favenir par le présent , et , par un mo-
ment , de la vie entière. On se sent ferme un in-
stant, et Ton compte n être jamais ébranlé. Plein
dun orgueil que lexpérience confond tous les
jours , on croit n avoir plus à craindre un piège
une fois évité. Le modeste langage de la vaillance*
est, Je fus brave un tel jour; mais celui qui dit,
Je suis brave, ne sait ce qu'il sera demain; et
tenant pour sienne une valeur qu il ne s est pas
donnée, il mérite de la perdre au moment de
s'en servir.
Que tous nos projets doivent être ridicules,
que tous nos raisonnements doivent être insen-
sés devant l'Être pour qui les temps n'ont point
de succession ni les lieux de distance! Nous
comptons pour rien ce qui est loin de nous ,
nous ne voyons que ce qui nous touche : quand
nous aurons changé de lieu, nos jugements seront
tout contraires , et ne seront pas mieux fondés.
Nous réglons l'avenir sur ce qui nous convient
aujourd'hui, sans savoir s'il nous conviendra
demain; nous jugeons de nous comme étant
toujours les mêmes , et nous changeons tous les
jours. Qui sait si nous aimerons ce que nous
aimons, si nous voudrons ce que nous voulons,
si nous serons ce que nous sommes, si les objets
étrangers et les altérations de nos corps n'auront
pas autrement modifié nos âmes , et si nous ne
trouverons pas notre misère dans ce que notis
, SIXIÈME PARTIE. 4^3
aurons arrangé pour notre bonheur? Montrez-
moi la règle de la sagesse humaine , et je vais la
prendre pour guide. Mais si sa meilleure leçon
est de nous apprendre à nous défier d elle , recou-
rons à celle qui ne trompe point , et faisons ce
quelle nous inspire. Je lui demande d*éclairer
mes conseils ; demande^lui d'éclairer vos réso-
lutions. Quelque parti que vous preniez, vous
ne voudrez que ce qui est bon et honnête , je le
sais bien : mais ce n est pas assez encore ; il faut
vouloir ce qui le sera toujours; et ni vous ni
moi n en sommes les juges.
LETTRE VII.
DE SAINT -PREtrX A MADAME DE WOLMAR.
J ULIE ! une lettre de vous ! . . . après sept ans de
silence ! . . . Oui , c est elle ; je le vois , je le sens :
mes yeux méconnoîtroi^nt-ils des traits que mon
cœur ne peut oublier? Quoi! vous vous sou-
venez de mon nom ! vous le savez encore écrire !...
En formant ce nom (i) , votre main n a-t-elle
point tremblé?... Je m'égare, et cest votre iBaïute.
La forme , le pli , le cachet , ladresse ; tout dans
cette lettre m en rappelle de trop di0ërenles. Le
(i) On a dit que Saint-Preux étoit un nom controuTé.
Peut-être le yëritable étoit-il sur l'adresse.
454 l'A IfODVELLE HÉLOÏSE.
cœur et la main semblent se contredire. Ah !
deviez- vous employer la même écriture pour
tracer d autres sentiments ?
Vous troui[erez peut-être que songer si fort à
vos anciennes lettres, cest trop justifier la der-
nière. Vous vous tromper. Je me sens bien ; je
ne auis phis le même , ou vous n êtes plus la
même ; et ce qui me le prouve » est qu excepté
les charmes et la honte , tout ce que je retrouve
en vous de ce que j y trouvois autrefois m est un
nouveau sujet de surprise. Cette observation
répond d avance à vos craintes. Je ne me fie
point à mes forces , mais au sentiment qui me
dispense d y recourir. Plein de tout ce quil faut
que j'honore en celle que j ai cessé d adorer, je
sais à quels respects doivent s élever mes anciens
hommages. Pésiétré de la plus tendre reconnois-
sance, je vous aime autant que jamais, il est
vrai; mais ce ^m m attache le plus à vous est le
retour de nia raison. Elle vous montre à moi
telle que V04is êtes; elle vous sert mieux que
Vamour même. Non , si j'étois resté coupable y
vous ne me seriez pas aussi chère.
Depuis que j'ai cessé de prendre le change , et
que le pénétrant Wolmar ma éclairé sur mes
vrais sentimenls , j ai mieux appris à me con-
noUre , et je m'alarme moins de ma foiblease.
Quelle abuse mon imagination, que cette erreur
me soit douce encore ; il suffit pour mon repos
quelle ne puisse plus vous offenser, et la chi-
SIXIÈME PARTIE. 45^
mère qui m'égare à sa poursuite me sauve d un
danger réel.
O Julie ! il est des impressions éternelles que
le temps ni les soins n eilacent point. La blessure
guérit, mais la marque reste; et cette marque
est un sceau respecté qui préserve le cœur d une
autre atteinte. Llnconstance et Tamour sont in-
compatibles : Famant qui change ne change pas;
il commence , ou finit d aimer. Pour moi , j'ai fini ;
mais, en cessant d'être à vous, je suis resté sous
votre garde. Je ne vous crains plus; mais vous
m empêchez d en craindre une autre. Non , Julie ,
non , femme respectable , vous ne verrez jamais
en moi que Tami de votre personne et lamant
de vos vertus \ mais nos amours , nos premières
et uniques amours , ne sortiront jamais de mon
cœur. La fleur de mes ans ne se flétrira point
dans ma mémoire. Dussé-je vivre des siècles en-
tiers , le doux temps de ma jeunesse ne peut ni
renaître pour moi, ni s effacer de mon souvenir.
Nous avons beau nètre plus les mêmes, je ne
puis oublier ce que nous avons été. Mais parlons
de votre cousine.
Chère amie, il &ut lavouer, depuis que je
nose plus contempler vos charmes je deviens
plus sensible aux siens. Quels yeux peuvent errer
toujours de beautés en beautés sans jamais se
fixer sur aucune? Les miens Font revue avec trop
de plaisir peut-être ; et depuis mon éloignement,
ses traits , déjà gravés dans mon cœur , y font
456 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
une impression plus profonde. Le sanctuaire est
fermé , mais son image est dans le temple. Insen-
siblement je deviens pour elle ce que j aurois été
si je ne vous a vois jamais vue; et il n appartenoit
4}u'à vous seule de me faire sentir la différence
de ce qu elle m'inspire à lamour. Les sens ^ libres
de cette passion terrible, se joignent au doux
sentiment de 1 amitié. Devient-elle autour pour
cela ? Julie , ah ! quelle différence ! Oii est len-
thousiasme ? où est ridolâtrie ? où sont ces divins
égarements de la raison, plus brillants, plus su-
blimes, plus forts, meilleurs cent fois que la
raison même? Un feu passager m embrase, un
délire dun moment me saisit, me trouble, et me
quitte. Je retrouve entre elle et moi deux amis
qui s aiment tendrement et qui se le disent. Mais
deux amants s aiment-ils lun lautre? Non; vous
et moi sont des mots proscrits de leur langue :
ils ne sont plus deux, ils sont .un.
Suis-je donc tranquille en effet? Comment
puis-je letre? Elle est charmante , elle est votre
amie et la mienne : la reconnoissance m attache
à elle; elle entre dans mes souvenirs les plus
doux. Que de droits sur une ame sensible ! et
comment écarter un sentiment plus tendre de
tant de sentiments si bien dus? Hélas ! il est dit
qu entre elle et vous je ne serai jamais un mo-
ment paisible.
Femmes ! femmes ! objets chers et funestes ,
que la nature orna pour notre supplice , qui pu-
nissez quand on vous brave , qui poursuivez
SIXIÈME PARTIE. 4^7
quand on tous craint , dont la haine et Tamour
sont également nuisibles , et qu on ne peut ni
rechercher ni fuir impunément !... Beauté, char-
me , attrait , sympathie , être ou chimère incon-
cevable , abyme de douleurs et de voluptés \
beauté , plus terrible aux mortels que l'élément
où Ion ta Élit naître , malheureux qui se livre
à ton calme trompeur ! c'est toi qui produis les
tempêtes qui tourmentent le genre humain. O
Julie ! ô Claire ! que vous me vendez cher cette
amitié cruelle dont vous osez vous vanter à
moi !... Jai vécu dans Forage, et cest toujours
vous qui lavez excité. Mais quelles agitations
diverses vous avez fait éprouver à mon cœur !
Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus
aux ilôts du vaste océan. L'un n a que des ondes
vives et courtes dont le perpétuel tranchant
agite, émeut, submerge quelquefois , sans jamais
former de long cours. Mais sur la mer , tranquille
en apparence , on se sent élevé , porté doucement
et loin par un flot lent et presque insensible; on
croit ne pas sortir de la place , et Ion arrive au
bout du monde.
Telle est la différence de lefFet qu'ont produit
sur moi vos attraits et les siens. Ce premier , cet
unique amour qui fit le destin de ma vie , et que
rien n'a pu vaincre que lui-même , étoit né sans
que je m'en fusse aperçu ; il m'entratnoit que je
l'ignorois encore : je me perdis sans croire ra'êtrc
égaré. Durant le vent j'étois au ciel ou dans les
abymes; le calme vient, je ne sais plus où je
458 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
suis. Au contraire , je vois , je sens mon trouble
auprès délie, et me le figure plus g;rand quil
nest; j éprouve des transports passagers et sans
suite ; je m emporte un moment , et suis paisible
un moment après : Tonde tourmente en vain le
vaisseau , le vent n enfle point les voiles ; mon
cœur, content de ses charmes, ne leur prête
point son illusion ; je la vois plus belle que je
ne Timagine, et je la redoute plus de près que
de loin : cest presque lefFet contraire à celui
qui me vient de vous, et j'éprouvois constam-
ment lun et lautre à Glarens.
Depuis mon départ , il est vrai qu elle se pré-
sente à moi quelquefois avec plus dempire. Mal-
heureusement il m est difficile de la voir seule.
Enfin je la vois , et c est bien assez ; elle ne ma
pas laissé de lamour , mais de Imquiétude.
Voilà fidèlement ce que je suis pour lune et
pour lautre. Tout le reste de votre sexe ne
m est plus rien ; mes longues peines me Font fait
oublier ,
È fbmito '1 mio tempo a mezzo gli anni (i).
Le malheur ma tenu lieu de force pour vain-
cre la nature et triompher des tentations. On
a peu de désirs quand on souffre ; et vous m a-
vez appris à les éteindre en leur résistant. Une
grande passion malheureuse est un grand moyen
de sagesse. Mon cœur est devenu , pour ainsi
(i) Ma canière est finie au milieu de mes ans*
SIXIÈME PARTIE* 4^9
dire , i organe de tous meç besoins ; je n en ai
point quand il est tranquille. Laissez-le en paix
lune et l'autre ; et désormais il lest pour tou-
jours.
Dans cet état, quai^je à craindre de moi-
même 9 et par quelle précaution cruelle voulez-
vous m'ôter mon bonheur pour ne pas m expo-
ser à le perdre? Quel caprice de m avoir fait
combattre et vaincre pour m enlever le prix après
la victoire ! N'est-ce pas vous qui rendez blâma-
ble un danger bravé sans raison ? Pourquoi m Sa-
voir appelé près de vous avec tant de risques ?
ou pourquoi m'en bannir quand je suis digne
d y rester ? Deviez^vous laisser prendre à votre
mari tant de peine à pure perte? Que ne le fai-
siez-vous renoncer à des soins que vous aviez
résolu de rendre inutiles ? Que ne lui disiez-
vous, Laissez*le au bout du monde ^puisqu aussi
bien je Ty veux renvoyer? Hélas ! plus vous crai-
gnez pour moi , plus il faudroit vous hâter de
me rappeler. Non , ce n est pas près de vous
qu est le danger , c est en votre absence , et je
ne vous crains qu qù vous n êtes pas. Quand
cette redoutable Julie me poursuit , je me réfu-
gie auprès de madame de Wolmar , et je suis
tranquille : où fuirai- je si cet asile m est été?
Tous les temps , tous les lieux me sont dange-
reux loin d'elle; par-tout je trouve Claire ou
Julie. Dans le passé, dans le présent, lune et
l'autre m agite à son tour : ainsi mon imagina-
tion toujours troublée ne se calme qu'à votre
46o L^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
vue , et ce nest qu auprès de vous que je suis
en sûreté contre moi. Comment vous expliquer
le changement que j'éprouve en vous abordant?
Toujours vous exercez le même empire, mais
son effet est tout opposé ; en réprimant les
transports que vous causiez autrefois, cet em-
pire est plus grand , plus sublime encore ; la paix,
la sérénité succèdent au trouble des passions ;
inon cœur, toujours formé sur le vôtre, aima
comme lui, et devient paisible à son exemple.
Mais ce repos passager n'est qu'une trêve ; et j'ai
beau m'élever jusqu'à vous en votre présence ,
je retombe en moi-même en vous quittant. Ju-
lie, en vérité, je crois avoir deux âmes, dont. la
bonne est en dépôt dans vos mains. Ab! voulez-
vous me séparer d'elle ?
Mais les erreurs des sens vous alarment ; vous
craignez les restes d'une jeunesse éteinte par les
ennuis; vous craignez pour les jeunes personnes
qui'sont sous votre garde ; vous craignez de moi
ce que le sage Wolmar n'a pas craint! O dieu !
que toutes ces frayeurs m'humilient ! Estîmea&-
vous donc votre ami moins que le dernier de vos
gens?' Je puis vous pardonner de mal penser de
moi , jamais de ne vous pas rendre à vous-
même l'honneur que vous vous devez. Non ,
non ; les feux dont j'ai brûlé m'ont purifié ; je
n'ai plus rien d'un homme ordinaire. Après ce
que je fus , si je pouvois être vil un moment ,
j'irois me cacher au bout du monde y et ne me
croirois jamais assez loin de vous.
SIXIÈME PARTIE. 46t
Quoi! je troublerois cet ordre aimable que
j admirois avec tant de plaisir ! Je souillerois ce
séjour dlDUOcence et de paix que j'habitois avec
tant de respect! Je pourrois être assez lâche!...
Eh ! comment le plus corrom{>u des hommes
ne seroit-il pas touché d un si charmant tableau?,
comment ne reprendroit-il pas dans cet asile
lamour de Thonnèteté ? Loin d'y porter ses
mauvaises mœurs , cest là qui! iroit s en dé-
faire... Qui ? moi , Julie, moi!^... si tard?... sous,
vos yeux?... Chère amie, ouvrez-moi votre mai-
son sans crainte ; elle est pour moi le temple,
de la vertu ; par-tout j'y vois son simulacre au-^
guste , et ne puis servir qu elle auprès de vous..
Je ne suis pas un ange , il est vrai ; mais j'ha-
biterai leur demeure , j'imiterai leurs exemples ;
bn les fuit quand on ne leur veut pas ressembler.
Vous le voyez, jai peine à venir au point
principal de votre lettre , le premier auquel il
falloit songer , le seul dont je m occuperois si
j osois prétendre au bien qu'il m'annonce. O
Julie ! ame bienfaisante ! amie incomparable !
en m'o£frant la digne moitié de vous-même, et
le plus précieux trésor qui soit au monde après
vous , vous £utes plus , s'il est possible , que vous
ne fites jamais pour moi. L'amour, l'aveugle
amour put vous forcer à vous donner ; mais
donner votre amie est une preuve d'estime non
suspecte. Dès cet instant je crois vraiment être
homme de mérite, car je suis honoré de vous.
Mais que le témoignage de cet honneur m'e.st
462 LA NOUVELLE HÉLOlSE.
cruel ! En Facceptant je le démentirois , et pour
le mériter il faut que j y renonce. Vous me con--
noissez ; jugez^moi. Ce n est pas assez que votre
adorable cousine soit aimée ; elle doit Fètre
comme vous, je le sais : le sera-t-elle ? le peut-
elle être ? et dépend-il de moi de lui rendre sur
ce point ce qui lui est dû? Ah ! si vous vouliez
m'unir avec elle , que ne me laissiez-vous un
coeur à lui donner, un cœur auquel elle inspirât
des sentiments nouveaux dont il lui pût offrir
les prémices? En est-il un moins digne detle
que celui qui sut vous aimer? Il faudroit avoir
lame libre et paisible dû bon et sage d'Orbe pour
s'occuper d elle seule à son exemple ; il faudroit
le valoir pour lui succéder : autrement la compa-
raison de son ancien état lui rendroit le dernier
plus insupportable ; et tatnour foible et distrait
d un second époux , loin de la consoler du pre-
mier, le lui feroit regretter davantage. Dun ami
tendre et reconnoissant elle auroit fait un mari
vulgaire. Gagneroit-elle à cet échange? Elle y
perdroit doublement. Son cœur délicat et sensi-
ble senti roi t trop cette perte; et moi comment
supporterois-jc le spectacle continuel d'une tris-
tesse dont je serois cause, et dont je ne pourrois
la guérir? Hélas! j en mourrois de douleur même
avant elle. Non, Julie, je ne ferai point mon
bonheur aux dépens du sien. Je laime trop pour
lepouser.
Mon bonheur? Non. Serois^je heureux moi-
même en ne la rendant pas heureuse? L!un des.
SIXIÈME PARTIE. 4^3
deux peut-il se faire un sort exclusif dans le ma^
riage ? Les biens , les maux n y sont-ils pas corn*
muns , malgré qu on en ait ? et les chagrins qu on
se donne Tun à lautre ne retombent-ils pas tou»
jours sur celui qui les cause ? Je serois malheu-
reux par ses peines , sans être heureux par ses
bienfaits. Grâces , beauté, mérite , attachement,
fortune, tout concourroit à ma félicité; mon
cœur, mon cœur seul empoisonner oit tout cela,
et me rendroit misérable au sein du bonheur.
Si mon état présent est plein de charme au-
près d elle , loin que ce charme pût augmenter
par une union plus étroite , les plus doux plaisirs
que j'y goûte me seroient ôtés. Son humeur ba-
dine peut laisser un aimable essor à son amitié ,
mais c est quand elle a des témoins de ses cares-
ses. Je puis avoir quelque émotion trop vive au*
près d elle , mais c est quand votre présence me
distrait de vous. Toujours entre elle et moi dans
nos têtes-à-tétes , c est vous qui nous les rendez
délicieux. Plus notre attachement augmente, plus
nous songeons aux chaines qui Font formé ; le
doux lien de notre amitié se resserre , et nous
nous aimons pour parler de vous. Ainsi mille
souvenirs chers à votre amie, plus chers à votre
ami, les réunissent : unis par d autres nœuds, il
y faudra renoncer. Ces souvenirs trop charmants
ne seroient-ils pas autant d'infidélités envers elle?
Et de quel front prendrois-je une épouse respec-
tée et chérie pour confidente des^ outrages que
mon cœur lui feroit malgré lui? Ce cœur nose-
464 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
roit donc plus s épancher dans le sien , il se fer*
meroit à son abord. M osant plus lui parler de
vous , bientôt je oe lui parlerois plus de moi. Le
devoir , Thonneur , en mlmposant pour elle une
réserve nouvelle, me rendroient ma femme étran-
gère, et je n aurois plus ni guide ni conseil pour
éclairer mon ame et corriger mes erreurs. Est-ce
l,à rhommage qu elle doit attendre ? Est-ce là le
tribut de tendresse et de reconnoissance que j'i-
rois lui porter? Est-ce ainsi que je ferois son
bonheur et le mien ?
Julie y oubliàtes-vous mes serments avec les
vôtres ? Pour moi , je ne les ai point oubliés. J'ai
tout perdu ; ma foi seule m est restée ; elle me
jfpestera jusqu'au tombeau. Je nai pu vivre à
vous; je mourrai libre. Si rengagement en étoit
à prendre , je le prendrois aujourd'hui : car si
cest un devoir de se marier, un devoir plus in-
dispensable encore est de ne faire le malheur de
personne ; et tout ce qui me reste à sentir en
d'autres nœuds, c'est l'étemel regret de ceux
auxquels j'osai prétendre. Je porterois dans ce
lien sacré l'idée de ce que j'espérois y trouver une
fois. Cette idée feroit mon supplice et celui d'une
infortunée. Je lui demanderois compte des jours
heureux que j'attendis de vous. Quelles compa-
raisons j'aurois à faire ! quelle femme au monde
les pourroit soutenir ? Ah ! comment me conso-
lerois-je à-la-fois de n'être pas à vous , et d'être
à une autre ?
Chère amie , n'ébranlez point des résolutions
SIXIÈME PARTIE. 465
dont dépend le repos de mes jours; ne cherchez
point à me tirer de Fanéantissement où je suia
tombé, de peur quavec le sentiment de mon;
existence je ne reprenne celui de mes maux , et
qu un état violent ne rouvre toutes mes bles-
sures. Depuis mon retour j ai senti , sans m en
alarmer, l'intérêt plus vif que je prenois à votre
amie ; car je savois bien que letat de mon cœur
ne lui permettroit jamais daller trop loin; et
voyant ce nouveau goût ajouter à rattachement
déjà si tendre que j'eus pour elle dans tous les
temps , je me suis félicité d une émotion qui
m aidoit à prendre le change , et me faisoit sup-*
porter votre image avec moins de peine. Cette
émotion a quelque chose des douceurs de la^
mour, et n en a pas les tourments. Le plaisir de
la voir n est point troublé par le désir de la pos-
séder; content de passer ma vie entière comme
j'ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux
cette situation paisible (i) et douce qui tempère
laustérité de la vertu et rend ses leçons aimables.
Si quelque vain transport m'agite un moment ;
tout le réprime et le fait taire : j en ai trop vaincu
de plus dangereux pour qu il m'en reste aucun
à craindre. J'honore votre amie comme je laiiQe,
^t cest tout dire. Quand je ne songerois qu a
(i) II a dit précisément le contraire quelques pages au-
paravant. Le pauvre philosophe , entre deux jolies fem-
mes , me parolt dans un plaisant embarras : on diroit
qu'il veut n^aimer ni Fune ni Fautre , afin de les aimer tou-
tes, deux.
4- 3o
466 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
iao0 intérêt , tous les droits de la tendre amitié
me sont trop chërs auprès délie pour que je
m*expose à les perdre en cherchant à les éieii*
dre ; et je n ai pas même eu besoin de songer au
respect que je lai dois pour ne jamais lui dire
un seul mot dans le tête-à-tête, qu elle eût besoin
d'interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-
être elle a trouvé quelquefois un peu trop d em-
pressement dans mes manières , sûrement elle
n a point vu dans mon cœur la volonté de le té-
moigner. Tel que je fîis six mois auprès d eUe y
tel je serai tonte ma vie. Je ne connois rien après
¥0us de si par&it quelle; mais , fut-elle plus par^
faite que vous encore , je sens qu'il iSaudroit n'a*
voir jamais été votre amant pour pouvoir deve-
nir le sien.
Avant d'achever cette lettre , il faut vous dire
ce que je pense de la vôtre. JTy trouve avec
toute la prudence de la vertu les scrupules d'une
ame craintive qui se fait un devoir de s'épouvan-
ter y et croit qull faut tout craindre pour se ga-
rantir de tout. Cette extrême timidité a son dan-
ger ainsi qu'une confiance excessive. En nous
montrant sans cesse des monstres où il n'y en
a point , elle nous épuise à combattre des chimè-
res ; et , à force de nous effaroucher sans sujet ^
elle nous tient moins en garde contre les périls
véritables et nous les laisse moins discerner. Re-
lisez quelquefois la lettre que mylord Edouard
vous écrivit Tannée dernière au sujet de votre
mari : vous y trouverez de bous avis à votre
SIXIÈME Partie* 467
usage à plus d'un égard. Je ne blàme point votre
dévotion ; elle est touchante > aimable et douce
comme vous; elle doit plaire à votre mari mème«
Mais prenez garde qu à force de vous rendre ti-
mide et prévoyante, elle ne vous mène au quié-
tisme par une route opposée , et que , vous mon-*
trant par-tout du risque à courir , elle ne vous
empêche enfin d acquiescer à rien. Chère amie ,
ne savez-vous pas que la vertu est un état de
guerre , et que pour y vivre on a toujours quel'-
que combat à rendre contre soi? Occupons-nous
moins des dangers que de nous , afin de tenir
notre ame prête à tout événement. Si chercher
les* ocdasions , c est mériter d y succomber ; les
Aiir avec trop de soin , c est souvent nous refu-^
ser à de grands devoirs ; et il n est pas bon de
songer sans cesse aux tentations , même pour
les éviter. On ne me verra jamais rechercher
des moments dangereux ni des têtes-à-tètes avec
des femmes; mais, dans quelque situation que
kne place désormais la Providence , j ai pour sû-
reté de moi les huit mois que j ai passés à Clarens,
et ûe crains plus que personne m'ôte le prix que
V<yus m'avez ftiit mériter. Je ne serai pas plus
fbible que je Tai été ; je n aurai pas de plus grands
combats à rendre : j*ai senti lamertume des re->
mords ; j'ai goûté les douceurs de la victoire.
Après de telles comparaisons , on n hésite plus
sur le choix ; tout , jusqu'à mes &utes passées ,
m'est garant de l'avenir.
Sans vouloir entrer avec vous dans de nou-
3o.
466 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
velles discussions sur Tordre de Tunivers et «ur
la direction des êtres qui le composent , je me
contenterai de vous dire que, sur des questions
si fort au-dessus de Thomme, il ne peut juger
des choses qu'il ne voit pas, que par induction
3ur celles qu'il voit , et que toutes les analogies
sont pour ces lois générales que vous semblez
rejeter. La raison même , et les plus saines idées
que nous pouvons nous former de FÉtre suprê-
me, sont très favorables à cette opinion ; car, bien
que sa puissance n ait pas besoin de méthode
pour abréger le travail, il est digne de sa sagesse
de préférer pourtant les voies les plus simples.,
afin quil n'y ait rien dinutiie dans les moyens
non plus que dans ies effets. En créant Thomme,
il la doué de toutes les facultés nécessaires pour
accomplir ce qu'il exigeoit de lui 9 et quand nous
lui demandons le pouvoir de bien &ire, nous
ne lui demandons rien qu'il ne nous ait déjà
donné. I) nous a donné la raison pour connoitre
ce qui est bien, la conscience pour l'aimer (1) ,
et la liberté pour le choisir. C'est dans ces dons
sublimes que consiste la grâce divine; et comme
nous les avons tous reçus, nous en sommes tous
comptables.
J'entends beaucoup raisonner contre la liberté
de l'homme , et je méprise tous ces sophismes,
(i) Saint-Preux fait de la conscience morale un senti-
ment, et non pas un jug^ement; ce qui est contre les déR-
nitions des philosophes. Je crois pourtant qu'-en ceci
leur prétendu confrère a raison.
DIXIÈME PARTIE. 4^9
parcequ un raisonneur a beau me prouver que
je ne suis pas libre , le sentiment intérieur, plus
fort que tous ces arguments , les dément sans
cesse ; et , quelque parti que je prenne , dans
quelque délibération que ce soit , je sens parfaf-
tement quil ne tient qu'à moi de prendre le
parti contraire. Toutes ces subtilités de l'écofe
sont vaines précisément parcequ elles prouvent
trop , qu elles combattent tout aussi bien la vé-
rité que le mensonge , et que , soit que la liberté
existe ou non , elles peuvent servir également à
prouver qu'il n existe pas. A entendre ces gens-
là , Dieu même ne seroit pas libre, et ce mot de
liberté nauroij: aucun sens. Ils triomphentVnoh
davoir résolu la question , mais d avoir mis à
sa place une chimère. Ils commencent par sup-
poser que tout être intelligent est purement pas-
sif, et puis ils déduisent de cette supposition
dés conséquences pour prouver qu'il nest pas
actif Ija commode méthode qu'ils ont trouvée
là ! S'ils accusent leurs adversaires de raisonner
de même , ils ont tort. Nous ne nous supposons
point actifs et libres , nous sentons que nous le
sommes. C'est à eux de prouver non seulement
que ce sentiment pourroit nous tronaper , mais
qu'il nous trompe en effet (i). L'évêque de Cloyne
a démontré que , sans rien changer aux appa-
rences, la matière et les corps pourroient ne
(i) Ce n^est pas de tout cela qu^il s'a£;it. U s'agit de
savoir si la volonté se détermine sans cause, ou quelle
est la cause qui détermine la volonté.
470 LA BOnVELLE HÉLOÏSE.
pas exister; est-ce assez pour affirmer qu'ils n'eus*
tept pas? En tout ceci la seule apparence coûta
plus que la réalité : je m en tiens à ce qui est
plus simple.
Je ne crois donc pas qu après avoir pourvu de
toute manière aux besoins de l'homme , Dieu
* accorde à lun plutôt qu a lautre des secours ex^
traordinaires , dont celui qui abuse des secours
communs à tous est indigne , et dont celui qui
en use bien n a pas besoin. Cette acception de
personnes est injurieuse à la justice divine.
Quand cette dure et décourageante doctrine se
déduiroit de l'Écriture elle-même , mon premier
devoir n'est-il pas d'honorer Dieu ? Quelque re^
pect que je doive au texte sacré , j'en dois
plus encore à son auteur; et j'aimerois mieux
croire la Bible falsifiée, ou inintelligible, que Dieu
injuste ou malfaisant. S. Paul ne veut pas que
le vase dise au potier : Pourquoi m'as - tu fait
ainsi? Cela est fort bien, si le potier n'exige du
vase que des services qu'il Fa mis en état de lui
rendre ; mais , s il s'en prenoit au vase de n'être
pas propre à un usage pour lequel il ne l'auroit
pas fait , le vase auroit-il tort de lui dire , Pour-
quoi m'as-tu fait ainsi ?
S'ensuit-il de là que la prière soit inutile ? A
Dieu ne plaise que je m'ôte cette ressource contre
mes toiblesses ! Tous les actes de l'entendement
qui nous élèvent à Dieu nous portent au-dessus
rie nous-mêmes; en imploraotson secours, nous
apprenons à le trouver. Ce n est pas lui qui nous
SIXIÈME PAfiTIB. 47^
change , c est nous qui noug cfaangeoM en nous
élevant à lui (i). Tout ce quon lui demande
comme il ftiut , on 8e le donne, et, comme i^ous
lavez dit , on augmente 8a force en raconnois^
saut sa ibiblesse. Mais, si Ion abuse de loniiaon
et qu on devienne mystique , on se perd à force
de s'élever ; en cherdiant la grâce , on renonce
à la raison; pour obtenir un don du ciel , on en
foule aux pieds un autre ; en s'obstinant à vou-
loir qu il nous éckûre, on s'ôte les lumières quil
nous a données. Qui sommes-nous pour vouloir
forcer Dieu de faire un miracle ?
Vous le savez ; il n y a rien de bienqui n ait un
excès blâmable, même la dévotion qui tourne
en délire. La v6lrc est trop pure pour arriver
jamais à ce point ; mais lexcès qui produit Téga-
rement commence avant lui , et c est de ce pre-
mier terme que vous avez à vous défier. Je vou9
ai souvent entendue blâmer les extases des ascé-
tiques ; savez-vous comment elles viennent ? en
prolongeant le temps qu on donne à la prière
(i) Notre galant philosophe, apfès avoir i&icé la con-
duite d^Abélard , semble en youloir prendre aassi la doc-
trine. Leurs sentiments sur la prière ont beaucoup de
rapport Bien des gens, relevant cette hérésie, trouve-
ront qa'il eût mieux valu persister dans l'égansaient que
de tomber dans l'erreur* Je ne pense pas ainsi. Cest un
petit mal de se tron^per; c'en est un grand de se mal
conduire. Ceci ne contredit point, à mon avis, ce que
j'ai dit ci-devant sur le danger des iausses maximes de
morale. Mais il faut laisser quelque chose k faire aa
lecteur*
éij'2 LA nouvellk;héi;oïse.
plusque ne le permet la foiblesse humaine. Alors
Tesp rit s'épuise , Timagination s allume et donne
des visions ; on devient inspiré , prophète , et il
ny a plus ni sens, ni génie qui garantisse du iQpi-
natisme. Vous vous enfermez fréquemment dans
votre cabinet , vous vous recueillez, vous priez
sans cesse ; vous ne voyez pas encore les piétis-
tes (i) , mais vous lisez leurs JUvres. Je n ai jamais
blâmé votre goût pour les écrits du bon Féné-
lon ; mais que faites-vous de ceux de sa disciple?
Vous lisez Murait ; je le lis aussi ; mais je^ choisis
ses lettres, et vous choisissez. son instinct divin.
Voyez comment il a fini ^ déplorez les égarements
de cet Jbomme sage , et songez à vous. Femme
pieuse et chrétienne , allez - vous n être plus
qu une dévote ?
Chère et respectable amie , je reçois .vos avis
avec la dociUté d un enfant, et vous donne les
miens avec le zélé d'un père. Depuis que )a
vertu , loin de rompre nos liens , les a rendus
indissolubles , ses devoirs se confondent avec les
droits de lamitié. Les mêmes leçons nous con-
viennent, le même intérêt nous conduit. Jamais
nos cœurs ne se parlent , jamais nos yeux ne se
(i) Sorte de fous qui avoient la fantaisie d^étre chré-
tiens et de suivre TÉvangile à la lettre ; à peu près comme
sont aujourd'hui les méthodistes en Angleterre, les mo-
raves en Allemagne, les jansénistes en France; excepté
pourtant qu'il ne manque à ces derniers que d'être les
maîtres, pour éti^e plus durs et plus intolérants que leurs
ennemis.
SIXIÈME PARTIE. ^j3
, rencontrent , sans offrir à tous deux un objet
d'honneur et de gloire qui nous élève conjoin-
tement ; et la perfection de chacun de nous im-
portera toujours à lautre. Mais si les délibéra*-
lions sont communes , la décision ne lest pas ;
elle appartient à vous seule. O vous qui fîtes tou-
jours mon sort , ne cessez point d en être Far-
bitre ; pesez mes réflexions , prononcez : quoi
que vous ordonniez de moi , je me soumets ; je
serai digne au moins que vous ne cessiez pas de
me conduire. Dussé-je ne vous plus revoir, vous
me serez toujours présente , vous présiderez
toujours à mes actions; dussiez -vous m'ôter
rhonneur d élever vos enfants , vous ne m oterez
point les vertus que je tiens de vous : ce sont les
enfants de votre ame , la mienne les adopte , et
rien ne les lui peut ravir.
Parlez-moi sans détour, Julie. A présent que
je vous ai bien expliqué ce que je sens et ce que
je pense, dites-moi ce quil faut que je fasse.
Vous savez à quel point mon sort est lié à celui
de mon illustre ami. Je ne lai point consulté
dans cette occasion , je ne lui ai montré ni cette
lettre ni la vôtre. S'il apprend que vous désap-
prouviez son projet, ou. plutôt celui de votre
époux, il le désapprouvera lui-même; et je suis
bien éloigué d en vouloir tirer une objection
contre vos scrupules; il convient seulement quil
les ignore jusqu'à votre entière décision. En at-
tendant, je trouverai , pour diflerer. notre dé-
part , de% prétextes qui pourront le surprendre^
474 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mais auxquels il acquiescera sûrement. Pbur
m,oi , j aime mieux ue vous plus voir que de voÙ9
revoir pour vous dire un nouvel adieu. Âppren*
dre à vivre chez vous en étranger est une humi-»
liation que je n ai pas méritée.
^=»
LETTBE Vin.
DE MADAME DE WOLMAR A SAINT -FREUX.
Hé l»en! ne voilà-t-il pas encore votre imagi*^
nation efiarouchée? et sur quoi, je vous prie?
sur les plus vrais témoignages d estime et d a^
mitié que vous ayez jamais reçus de moi ; sur
les paisibles réflexions que le soin de votre vrai
bonheur m'inspire ; sur la proposition la plus
obligeante, la plus avantageuse, la plus hono-
rable qui vous ait jamais été faite ; sur lempres*
sèment , indiscret peut-être , de vous unir à ma
fe mille par des nœuds indissolubles ; sur le désir
de £adre mon allié , mon parent , d'un ingrat qui
croit ou qui feint de croire que je ne veux plus
de lui pour ami. Pour vous tirer de Tinquiétude
où vous paroisses être , il né falloit que prendre
ce que je vous écris dans son sens le plus natu<-
rel. Mais il y a long-temps que vous aimez à
vous tourmenter par vos injustices. Votre let-
tre est, comme votre vie , sublime et rampante,
pldne de force et de puérilités. Mon cher philo*
sophe, ne cesserez^vous jamais d'être enfant?
SIXIÈME PARTIE. 4/^
Où avez-T0U8 donc pris que je songeasse k
TOUS imposer des lois, à rompre avec vous , et ^
pour me servir de vos termes , à vous renvoyer
au bout du monde? De bonne foi , trouvez-vous
là lesprit de ma lettre ? Tout au contraire : en
jouissant d avance du plaisir de vivre avec vous,
j'ai craint les inconvénients qui pouvoient le
troubler; je me suis occupée des moyens de pré-
venir ces inconvénients d une manière agréable
et douce, en vous laisant un sort digne de votre
mérite et de mon attachement pour vous. Voilà
tout mon crime : il n y avoit pas là, ce me sem-
ble , de quoi vous alarmer si fort.
Vous avez tort , mon ami ; car vous n ignorez
pas combien vous m'êtes cher : mais vous aimez
à vous le faire redire ; et comme je n aime guère
moins à le répéter , il vous est aisé d obtenir ce
que vous voulez sans que la plainte et Fhumeur
8 en mêlent.
Soyez donc bien sûr que si votre séjour ici
vous est agréable , il me lest tout autant qu à
vous , et que, de tout ce que M. de Wolmar a
lait pour moi , rien ne m est plus sensible que le
soin quil a pris de vous appeler dans sa mai*
son , et de vous mettre en état d'y rester. J en
conviens avec plaisir, nous sommes utUes lun
à lautre. Plus propres à recevoir de bous avis
quà les prendre de nous-mêmes, nous avons
tous deux besoin de guides. Et qui saura mieux
cei qui convient à lun , que lautre qui le con*
noit si bien? Qui sentira mieux le danger d«
476 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
s'égarer par tout ce que coûte un retour péni-
ble? Quel objet peut mieux nous rappeler ce
danger? Devant qui rougirions-nous autant d'a-
vilir un si grand sacrifice? Après avoir rompu
de tels liens, ne devons-nous pas à leur mé-
moire de ne rien faire d'indigne du motif qui
nous les fit rompre? Oui, c'est une fidélité que
je veux vous garder toujours de vous prendre à
témoin de toutes les actions de ma vie, et de
vous dire, à chaque sentiment qui m'anime,
voilà ce que je vous ai préféré. Ah ! mon ami ,
je sais rendre honneur à ce que mon cœur a si
bien senti. Je puis être foible devant toute la
terre , mais je réponds de moi devant vous.
C'est dans cette délicatesse qui survit toujours
au véritable amour, plutôt que dans les subtiles
distinctions de M. de Wolmar, qu'il fout cher-
cher la raison de cette élévation d ame et de cette
force intérieure que nous éprouvons l'un près
de l'autre , et que je crois sentir comme vous.
Cette explication du moins est plus naturelle ,
plus honorable à nos cœurs , que la sienne , et
vaut mieux pour s'encourager à bien faire, ce
qui suffît pour la préférer. Ainsi croyez que ,
loin d'être dans la disposition bizarre où vous
me supposez, celle où je suis est directement
contraire ; que s'il falloit renoncer au projet de
nous réunir, je regarderois ce changement
comme un grand malheur pour vous, pour
moi , pour mes enfants , et pour mon mari
même, qui, vous le savez, entre pour beau-
SIXIÈME PARTIE. 4??
coup dans les raisons que j ai de Vous désirer
ici. Mais, pour ne parler que de mon inclina-
tion particulière, souvenez- vous du moment
de votre arrivée : marquai-je moins de joie à
vous voir que vous n'en eûtes en m abordant ?
vous a-t-il paru que votre séjour à Clarens me
fut ennuyeux ou pénible? avez-vous jugé que
je vous en visse partir avec plaisir? Faut-il aller
jusqu au bout et vous parler avec ma franchise
ordinaire? Je vous avouerai sans détour que les
six derniers mois que nous avons passés en-
semble ont été le temps le plus doux de ma vie ,
et que j'ai goûté dans ce court espace tous les
biens dofit ma sensibilité m ait fourni Tidée.
Je n oublierai jamais un jour de cet hiver,
où, après avoir fait en commun la lecture de
vos voyages et celle des aventures de votre ami,
nous soupàmes dans la salle d'Apollon , et où ,
songeant à la félicité que Dieu m envoyoit en ce
monde, je vis tout autour de moi mon père,
mon mari , mes enfants , ma cousine , mylord
Edouard, vous, sans compter la Fanchon, qui
ne gàtoit rien au tableau , et tout cela rassemblé
pour rheureuse Julie. Je me disois : Cette petite
chambre contient tout ce qui est cher à mon
cœur, et peut-être tout ce qu il y a de meilleur
sur la terre; je suis environnée de tout ce qui
m'intéresse ; tout l'univers est ici pour moi ; je
jouis à-la-fois de l'attachement que j'ai pour mes
amis , de celui qu'ils me rendent, de celui qu'ils
ont l'un pour l'autre ; leur bienveillance mu^
47^ LA NOUVELLE HËLOÏSE.
tuelle ou Tient de moi ou 6 y rapporte ; je né
vois rien qui n étende mon être, et rien qui le
divise; il est dans tout ce qui m environne, il
nen reste aucune portion loin de moi, moil
imagination n a plus rien à ftiire , je n ai rien
à désirer; sentir et jouir sont pour moi la même
chose ; je vis à-la^fois dans tout ce que j aime ,
je me rassasie de bonheur et de vie. O mort !
viens quand tu voudras , je ne te crains plus *,
j ai vécu , je t'ai prévenue; je nai plus de non-
veaux sentiments à connottre , tu n as plus rien
k me dérober.
Plus j ai senti le plaisir de vivre avec vous ,
plus il m'étoit doux dy compter, et plus aussi
tout ce qui pouvoit troubler ce plaisir m'a donné
d'inquiétude. Laissons un moment à part cette
morale craintive et cette prétendue dévotion
que vous me reprochez ; convenez du moins
que tout le charme de la société qui régnoit
entre nous est dans cette ouverture de coeur
qui met en commun tous les sentiments, toutes
les pensées, et qui fait que chacun, se sentant
tel qu'il doit être, se montre à tous tel qull est.
Supposez un moment quelque intrigue secrète ^
quelque liaison qu'il feille cacher, quelque rai-
son de réserte et de mystère; à l'instant tout lé
plaisir de se voir s'évanouit ^ on est contraint
l'un devant l'autre, on cherche à se dérober,
quand on se rassemble on voudroit se fuir : la
circonspection , la bienséance , amènent la[ dé-
fiance et le dégoût. Le moyen d'aimer long-
SIXIÈME PARTIE. 479
(cmps ceux qu od craint 1 On se devient impor-
tun lun à lautre... Julie importune!... impor-
tune à son ami ! non , non ; cela ne sauroit être ;
on n'a jamais de maux à craindre que ceux
qu on peut supporter.
£n TOUS exposant naïvement mes scrupules ,
je n ai point prétendu changer vos résolutions ,
mais les éclairer, de peur que , prenant un parti
dont vous n auriez pas prévu toutes les suites ,
vous n eussiez peut-* être à vous en repentir
quand vous n'oseriez plus vous en dédire. A Té-
gard des craintes que M. de Wolmar na pas
eues, ce n*est pas à lui de les avoir, cest à vous :
nul n*est juge du danger qui vient de vous que
vous-^mème. Réfléchtssez-y bien , puis dites-moi
qu'il n'existe pas, et je ny pense plus : car je
connois votre droiture , et ce n est pas de vos
intentions que je me défie. Si votre cœur est
capable d'une fbute imprévue , très sûrement
le mal prémédité n'en approcha jamais. C'est
ce qui distingue l'homme fragile du méchant
homme.
D'ailleurs , quand mes objections auroient
plus de solidité que je n'aime à le croire, pour*
quoi mettre d'abord la chose au pis comme vous
iîûtes? Je n'envisage point les précautions à
prendre aussi sévèrement que vous. S'agit -il
pour cela de rompre aussitôt tous vos projets ,
et de nous fuir pour toujours? Non, mon ai-
mable ami , de si tristes ressources ne sont point
nécessaires. Encore enfant par la tète , vous êtes
48o LA NOUVELLE HELOÏSE.
déjà vieux par le coeur. Les grandes passion^
usées dégoûtent des autres; là paix de lame qui
leur succède est le seul sentiment qui s'accroît
par la joiiissànce. Un cœur sensible craint le'
repos qu il ne connott pas : quil le sente une
fois , il ne voudra plus le perdre. £n comparant
deux états si contraires , on apprend à préférer
le meilleur; mais pour les comparer il les £aiut
connoitre. Pourmoi, je vois le moment de votre
sûreté plus près peut-être que vous ûe le voyes^
vous-même. Vous avez trop senti pour sentir
long-temps ; vous avez trop aimé pour ne pa*
devenir indifférent : on ne rallume plus la cen-^
dre qui s.ort de la fournaise^ mais il faut atten-'
dre que tout soit consumé. Encore quelques an-
nées d'attention sur vous-même, et vous n avez-
plus de risque à courir.
Le sort que je voulois vous faire eût anéanti
ce risque; mais, indépendamment de cette con-
sidération, ce sort étoit assez doux pour devoii?
être envié pour lui-même ; et si votre délicatesse
vous empêche doser y prétendre , je n ai pas be^
soin que vous me disiez ce qu une telle retenue
a pu vous coûter : mais j'ai peur qu il ne se mêlé
à vos raisons des prétextes plus spécieux que so-
lides ; j ai peur qu en vous piquant de tenir des
engagements dont tout vous dispense et qui n in-
téressent plus personne , vous ne vous fassiesB
une fausse vertu de je ne sais quelle vaine con-
stance plus à blâmer qua louer, et désormais
tout-à-fait déplacée. Je vous lai déjà dit autres
SIXIÈME PAKTÎE. ^8i
Ibis , e est un second crime de tenir un serment
criminel : si le vôtre ne Fétoit pas , il Test deve-
nu ; cen est assez pour Tannuller. La promesse
qu il faut tenir sans cesse est celle d être hon-
nête homme et toujours ferme dans son devoir;
changer quand il change , ce n est pas légèreté ,
o'est constance. Vous fîtes bien peut-être alors
de promettre ce que vous feriez mal aujourd'hui
de tenir. Faites dans tous les temps ce que la
vertu demande , vous ne vous démentirez jamais.
Que s'il y a parmi vos scrupules quelque ob-
jection solide, cest ce que nous pourrons exa-
miner à loisir : en attendant, je ne suis pas trop
fâchée que vous n ayez pas saisi mon idée avec
la même avidité que nM>i , afin que mon étour-
derie vous soit moins cruelle , si j en ai fait une.
Javois médité ce projet durant l'absence de ma
cousine. Depuis son retour et le départ de ma
lettre , ayant eu avec elle quelques conversations
générales sur un second mariage , elle m'en a
paru si éloignée , que malgré tout le penchant
que je lui connois pour vous, je craindrois qu'il
ne fallût user de plus d'autorité qu'il ne me con-
viept pour vaincre sa répugnance , même en vo-
tre faveur ; car il est un point oii l'empire de l'a-
mitié doit respecter celui des inclinations et les
principes que chacun se fait sur des devoirs ar-
bitraires en eux-mêmts , mais relatifs à l'état du
cœur qui se les impose.
Je vous avoue pourtant que je tiens encore à
mon projet : il nous convient si bien à tous , il
4. 3i
482 LA NOUTELLE HÉLOÏSE.
VOUS tirerait 8i honorablement de Fétat précaire
où you8 vivez dans le monde , il confondroit tel<*
lement nos intérêts , il nous feroit un devoir si
naturel de cette amitié qui nous est si douce ,
que je n y puis renoncer tout-à-fait. Non , mon
ami ^ vous ne m appartiendrez jamais de trop
près : ce n est pas même assez que vous soyex
mon cousin ; ah ! je voudrois que vous fussiez
mon frère.
Quoi qu il en soit de toutes ces idées , rendee
plus de justice à mes sentiments pour vous;
jouissez sans réserve de mon amitié , de ma con-
fiance, de mon estime ; souvenes^vous que je n'ai
plus rien à vous prescrire , et que je ne crois
point en avoir besoin. Ne m'ôtez pas le droit de
vous donner des conseils , mais n imaginez ja**-
mais que j en fasse des ordres. Si vous sentez
pouvoir habiter Glarens sans danger , venez-y ,
demeurez^y ; j en serai charmée. Si vous croyez
devoir donner encore quelques années d'absence
aux restes toujours suspects d'une jeunesse im-
pétueuse 9 écrivez-moi souvent , venez nous voir
quand vous voudrez , entretenons la correspon-
dance la plus intime. Quelle peine n est pas adou-
cie par cette consolation ! quel éloignement ne
supporte-t-on pas par lespoir de finir ses jours
ensemble ! Je ferai plus ; je suis prête à vous con-
fier un de mes enfants ; j^le croirai mieux dans
vos mains que dans les miennes : quand vous
me le ramènerez, je ne sais duquel des deux le
retour me touchera le plus. Si tout* à-fait de-
SIXIÈME PAtiTI£« 4^3
venu raisonnable vous bannissez enfin vos cbi«*
mères et voulez mériter ma cousine ^ venez ,
aimez-la , servez-la , achevez de lui plaire ; en
vérité, je crois que vous avez déjà commencé ;
triomphez de son cœur et des obstacles qu'il
vous oppose , je vous aiderai de tout mon pou-
voir : fiiites enfin le bonheur l'un de l'autre , et
rien ne manquera plus au mien. Mais, quelque
parti que vous puissiez prendre , après y avoir
sérieusement pensé, prenez^le en toute assu-
rance, et n'outragez plus votre amie en l'accusant
de se défi^ de vous.
A force de songer à vous je m'oublie. Il faut
pourtant que mon tour vienne ; car vous faites
avec Vos amis dans la dispute comme avec votre
adversaire aux échecs , vous attaquez en vous
défendant. Vous vous excusez d'être philosophe
en m accusant d'être dévote ; c'est comme si
j avois renoncé au vin lorsqu'il vous eut enivré.
Je suis donc dévote à votre compte , ou prête à
le devenir ? Soit ; les dénominations méprisan-
tes changent-elles la nature des choses*^ Si la
dévotion est bonne , où est le tort d'en avoir?
Mab peut-être ce mot est-il trop bas pour vous.
La dignité philosophique dédaigne un culte
vulgaire ; elle veut servir Dieu plus noblement ;
elle porte jusqu'au ciel même ses prétentions et
sa fierté. O mes pauvres philosophes !... Reve-
nons à moi.
J'aimai la vertu dès mon enfance , et cultivai
ma raison dans tous les temps. Avec du senti-
3i.
484 ^^ nOuvï:lle héloïse.
meut et des lumières , j ai voulu me gouverner ,
et je me suis mal conduite. Avant de m oter le
guide que j ai choisi , donnez-m en quelque au-
tre sur lequel je puisse compter. Mon bon ami ,
toujours de 1 orgueil , quoi qu on fasse ! c est lui
qui vous^lève , et cest lui qui m*humilie. Je crois
valoir autant qu une atitre , et mille autres ont
vécu plus sagement que moi : elles avoient donc
des ressources que je n avois pas. Pourquoi me
sentant bien née ai -je eu besoin de cacher ma
vie ? Pourquoi haïssois-je le mal que j ai fait mal-
gré moi? Je ne connoissois que ma^orce; elle
n a pu me suffire. Toute la résistance qu on peut
tirer de soi , je crois lavoir faite , et toutefois
j'ai succombé. Commentibnt celles qui résistent ?
Elles ont un meilleur appui.
Après ravoir pris à leur exemple , j ai trouvé
dans ce choix un autre avantage auquel je n'a-
vois pas pensé. Dans le régne des passions , elles
aident à supporter les tourments qu elles don-
nent ; elles tiennent lespérance à côté du désir.
Tant qu'on désire on peut se passer d'être heu-
reux; on s'attend à le devenir : si le bonheur ne
vient point , l'espoir se prolonge , et le charnue
de l'illusion dure autant que la passion qui le
cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et Yin-^
quiétude qu'il donne est une sorte de jouissance
qui supplée à la réalité, qui vaut mieux, peut-
être. Malheur à qui li'a plus rien a désirer ! il
perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On
jouit moins de ce qu'on obtient qiie de ce quon
SIXIÈME PARTIE; 4SS
espère, et Ton n'est heureux qu avant d'être heu-»
reux. En effet, Thomme, avide et borné, fait
pour tout voulcHT et peu obtenir^ a reçu du
ciel une force consolante qui rapproche de lui
tout ce qu il désire , qui le soumet à son ima-
gination, qui le lui rend présent et sensible,*
qui le lui livre en quelque sorte , et , pour lui •
rendre cette imaginaire propriété plus douce , le
modifie au gré de sa passion. Mais tout ce pres-
tige disparoit devant lobjet même; rien n'em-
bellit plus cet objet aux yeux du possesseur;
on ne se figure point ce qu'on voit; l'imagina-
tion ne pare plus rien de ce qupn possède;
nUusion cesse où commence la jouissance. Le
pays des chimères est en ce monde le seul di-
gne d'être habité ; et tel est le néant des chosei'
humaines , qu'hors (i) l'Etre existant par lui*
même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.
Si cet effet n'a pas toujours- lieu sur les objets-
particuliers de nos passions , il est infaillible dans
le sentiment conmiun qui les. comprend toutes.
Vivre sans peine n'est pas un état d'homme ; vi-
yre ainsi c'est être mort. Celui qui pourrait tout
sans être Dieu seroit une misérable créature ; il
(i) Il falloit que hors y et sûrement madame de Wol-
mar ne Fignoroît pas. Mais, outre les fautes qui lut
ëchappoient par ignorance ou par inadvertance , il pa^
roit qu'elle avoit ForeiUe trop délicate pour s'asservir
toujours aux régies mêmes qu'elle savoit. On peut em^
ployer un style plus pur, mais non pas plus doux ni.
plus harmonieux que le sien.
486 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
seroit privé du plaisir de désirer ; toute autre pri-
vation $eroit plus supportable (i).
Voilà ce que j'éprouve en partie depuis mon
mariage et depuis votre retour. Je ne vois par-tout
que sujets de contentement , et je ne suis pas
contente ; une langueur secrète s'insinue au fond
de mon cœur ; je le sens vide et gonflé , comme
vous disiez autrefois du vôtre; rattachement
que j'ai pour tout ce qui m est cher ne suffit pas
pour loccuper ; il lui reste une force inutile dont
il ne sait que faire. Cette peine est bicarré , j en
conviens ; mais elle n'est pas moins réelle. Mon
ami y je suis trop heureuse ; le bonheur m'en-*
nuie (2).
Concevez-vous quelque remède à ce dégoût
du bien-être ? Pour moi , je vous avoue qu'un
sentiment si peu raisonnable et si peu volontaire
a beaucoup ôté du prix que je donnois à la vie ;
et je n'imagine pa« quelle sorte de charme on y
peut trouver qui me manque ou qui me suffise.
Une autre sera*t<-elle plus sensible que moi?
(i) D'où il suit que tout prince qui aspire au despo^
tisme aspire à Fhonneur de mourir d'ennui. Dans tous
les royaumes du monde , cherchez-vous Fhomme le plus
ennuyé du pays? allez toujours directement au souve-
rain , sur-tout s'il est très absolu. C'est bien la peine de
faire tant de misérables ! ne aauroit-il s'ennuyer à noin^
dres frais?
(2) Quoi Julie ! aussi des contradictions ! Àh ! je crains
bien , charmante dévote , que vous ne soyez pas non
plus trop d'accord avec vous-même. Au reste , j'avoue
que cette lettre me paroi t le chant du cygne.
SIXIÈME PARTIE. 437
•iinera*t*eUe mieux son père , son mari , ses en-
fants, ses amis ,ses proches? en sera-t-elle mieux
aimée? méaera-t«elle uue vie plus de sou goût?
sera-t-eile plus libre d en choisir uue autre? jouirai-
t-elle duue meilleure sauté? âura-t-^elle plus de
ressources contre Tennui , plus de liens qui l'at-»
tachent au monde ? Et toutefois j y vis inquiète ;
mon cœur ignore ce qui lui manque; il désire
sans savoir quoi.
Ne trouvant donc rien ici-bas qui lui suffise ,
mon ame avide cherche ailleurs de quoi la rem*
plir : en s'élevant à la source du sentiment et de
Tétre , elle y perd sa sécheresse et sa langueur ;
elle y renatt , elle s y ranime , die y trouve un
nouveau ressort , elle y puise une nouvelle vie ;
elle y prend une autre existence qui ne tient
point aux passions du corps; ou plutôt elle nest
plus en moi-même, elle est toute dans Tètre
immense quelle contemple, et, dégagée un mo-
ment de ses entraves , elle se console d'y rentrer
par cet essai d'un état plus sublime qu'elle espère
être un jour le sien.
Vous souriez : je vous entends, mon bon ami;
j'ai prononcé mon propre jugement en blâmant
autrefois cet état doraison que je confesse aimer
aujourd'hui. A cela je n'ai qu'un mot à vous dire,
c'est que je ne lavois pas éprouvé. Je ne prétends
pas même le justifier de toutes manières : je ne
dis pas que ce goût soit sage, je dis seulement
qu'il est doux, qu'il supplée au sentiment du
bonheur qui s'épuise, qu'il remplit le vide de
'4S8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lame , et qu'il jette un nouvel intérêt sur la vie
passée â le mériter. S'il produit quelque mal , il
faut le rejeter sans doute ; s il abuse le cœur par
une fausse jouissance , il faut encore le rejeter.
Mais enfin lequel tient le mieux à la vertu ^ du
philosophe avec ses grands principes , ou du
chrétien dans sa simplicité? lequel est le plus
heureux dès ce monde, du sage avec sa raison,
ou du dévot dans son délire? Qu ai-je besoin de
penser, d'imaginer , dans un moment oii toutes
mes fiaicultés sont aliénées ? L'ivresse a ses plai-
sirs, disie^vous : eh bien! ce délire en est une:
Ou laissez-moi dans un état qui m'est agréable ,
ou montrezrmoî comment je puis être mieux.
J'ai blàmé les extases des mystiques; je les
blâme encore quand elles nous détachent de nos
devoirs, et que , nous dégoûtant de la vie active
par. les charmes de la contemplation , elles nous
mènent à ce quiétisme dont vous me croyez si
proche, et dont je crois être aussi loin que vous.
Servir Dieu , ce n'est point passer sa vie à ge-
noux dans un oratoire , je le sais bien ; c'est
remplir sur la terre les devoirs qu'il nous impose;
c'est faire en vue de lui plaire tout ce qui con->
vient à l'état oii il nous a mis :
Il cor gradisce ;
E serve a lui chi '1 8uo dover compisce (i). .
Il faut premièrement faire ce qu'on doit, et puis
(i) Le cœur lui suffît,, et qui fait «on devoir le prie.
MÉTÀST.
DIXIÈME PÂtlTIE. 489
prier quand on le peut ; voilà la règle que je
tâche de suivre. Je ne prends point le recueille-
ment que vous me reprochez comme une occu-
pation y mais comme une récréation ; et je ne
vois pas pourquoi , parmi les plaisirs qui sont à
ma portée , je mlnterdirois le plus sensible et lé
plus Innocent de tous.
Je me suis examinée avec plus de soin depuis
votre lettre : j-ai étudié les effets que produit sur
mon ame ce penchant qui semble si fort vous
déplaire ; et je n'y sais rien voir jusqu ici qui me
fasse craindre , au moins sitôt , labus d'une dé-
votion mal entendue.
Premièrement, je nai point pour cet exercice
un goût trop vif qui me fasse souffrir quand j'en
suis privée, ni qui me donne de l'humeur quand
on m'en distrait. Il ne me donne point non plus
de distractions dans la journée , et ne jette ni
dégoût ni impatience sur la pratique de mes de-
voirs. Si quelquefois mon cabinet m'est néces-
saire, c'est quand quelque émotion m'agite et
que je serois moins bien par-tout ailleurs : c'est
là que , rentrant en moi-même , j'y retrouve le
calme de la raison. Si quelque souci me trouble,
si quelque peine m'afflige, c'est là que je les vais
déposer. Toutes ces misères s'évanouissent de-
vant un phis grand objet. En songeant à tous
les bienfaits de la Providence , j'ai honte d'être
sensible à de si foibles chagrins et d'oublier de
si grandes grâces. Il ne me faut des séances ni
fréquentes ni longues» Quand la tristesse m'y suit
490 LA NOUTELLE HÉLOÏSE.
malgré moi , quelques pleurs versés devant celui
qui console soulagent mon cœur à Finstant. Me«
réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses;
mon repentir même est exempt d'alarmes. Mes
fautes me donnent moins d effroi que de honte :
j ai des regrets et non des remords. Le Dieu que
je sers est un Dieu clément, un père : ce qui me
touche est sa bonté ; elle effieice à mes yeux tous
ses autres attributs ; elle est le seul que je con-
çois. Sa puissance m'étonne, son immensité me
confond, sa justice.,.. Il a fait Thomme foible;
puisqu'il est juste, il est clément. Le Dieu ven-
geur est le Dieu des méchants ; je ne puis ni le
craindre pour moi ni Timplorer contre un autre.
O Dieu de paix , Dieu de bonté , c'est toi que
j adore! c'est de toi, je le sens, que je suis l'ou-
vrage; et j'espère te retrouver au dernier juge-
ment tel que tu parles à mon cœur durant ma
vie.
Je ne saurois vous dire combien ces idées jet-
tent de douceur sur mes jours et de joie au fond
de mon cœur. En sortant de mon cabinet ainsi
disposée, je me sens plus légère et plus gaie;
toute la peine s'évanouit , tous les embarras dis-
paroissent ; rien de rude , rien d'anguleux ; tout
devient facile et coulant, tout prend à mes yeux
une face plus riante; la complaisance ne me
coûte plus rien; j'en aime encore mieux ceux que
j'aime et leur en suis plus agréable : mon mari
même en est plus content de mon humeur. La
dévotion y prétend-il , est un opium pour l'ame ;
SIXIÈME PARTIE. J^gtr
elle égaie , anime et soutient quand on en prend
peu ; une trop forte doae endort , ou rend furieux,
ou tue. J espère ne pas aller jusque-là.
Vous voyez que je ne m offense pas de ce titre
de dévote autant peut-être que vous lauriez
voulu ; mais je ne lui donne pas non plus tout
le prix que vous pourriez croire. Je n aime point,
par exemple , qu on affiche cet état par un extéa
rieur affecté et comme une espèce d emploi qui
dispense de tout autre. Ainsi cette madame Guy on
dont vous me parlez eût mieux fait, ce me sem-
ble , de remplir avec soin ses devoirs de mère de
famille, d élever chrétiennement ses enfants, de
gouverner sagement sa maison , que d aller com-
poser des livres de dévotion , disputer avec des
évéques , et se faire mettre à la Bastille pour des
rêveries où Ion ne comprend rien. Je n aime pas
non plus ce langage mystique et figuré qui nour-
rit le cœur des chimères de Timagination , et
substitue au véritable amour de Dieu des senti-
ments imités de lamour terrestre , et trop pro-
pres à le réveiller. Plus on a le cœur tendre et
l'imagination vive, plus on doit éviter ce qui
tend à les émouvoir ; car enfin comment voir les
rapports de l'objet mystique si Ion ne voit aussi
lobjet sensuel? et comment une honnête femme
ose -t «-elle imaginer avec assurance des objets
quelle noseroit regarder (i)?
(i) Cette objection me parolt tellement solide et sans
réplique, que si j'avois le moindre pouvoir dans Té*
49^ LA NOUVELLE HÉLOtSË.
Mais ce. qui ma donné le plus d'éloignement
pour les dévots de profession , cest cette àpreté'
de mo&urs qui les rend insensibles àFfaumanité,
cest cet orgueil excessif qui leur fait regarder en
pitié le. reste du monde. Dans leur élévation su-
blime , s'il&daignent s'abaisser à quelque acte de
bonté, cest d'une iqanière si humiliante , ils plai-
gnent les auti^es d'un ton si cruel, leur justice est
si rigourease, leur charité est si dure, leur zèle
est si amer, leur mépris ressemble si fort à la
haine , que Fin sensibilité même des gens du
monde est moins barbare que leur commisé-
ration. L amour de Dieu leur sert d excuse pour
n aimer personne ; ils ne s'aiment pas même lun
lautre. Vit-on jamais d amitié véritable entre les
dévots? Mais plus ils se détachent des hommes,
plus ils en exigent ; et Ion diroit qu'ils ne s élè-
vent à Dieu que pour exercer son autorité sur la
terre.
Je. me sens pour tous ces abus une aversion
qui doit naturellement men garantir ; si j'y
tombe , ce sera sûrement sans le vouloir , et j'es-
père de l'amitié de tous ceux qui m'environnent
que ce ne sera pas sans être avertie. Je Vous
avoue que j'ai été long-temps sur le sort de mon
mari d'une inquiétude qui m'eût peut-être al-
téré l'humeur à la longue. Heureusement la sage
lettre de mylord Edouard à laquelle vous me
glise , je remploierois à faire retrancher de nos livres
sacrés le oantiqoe des caùtîqiies, et j'aurois bien du re-
çret d^avoir attendu si tard*
SIXIÈME PARTIE. 49^
renvoyez avec grande raison , ses entretiens con-
solants et sensés , les vôtres^, ont tont-à-fait dis-
sipé ma crainte et changé mes principes. Je vois
quil est impossible que llntolérance nendur*
cisse lame. Comment chérir tendrement les gens
qu on réprouve ? quelle charité peut-on consfer-
ver parmi des damnés? les aimer, ce seroit haïr
Dieu qui les punit. Voulons-nous donc être hu-
mains ? jugeons les actions et non pas les hom-
mes ; n empiétons point sur Thorrible fonction
des démons ; n ouvrons point si légèrement len-
fer à nos frères. Eh ! s'il étoit destiné pour ceux
qui se trompent, quel mortel pourroit l'éviter ?
O mes amis, de quel poids vous avez soulagé
mon cœur ! £n m apprenant que Terreur n est
point un crime , vous m avez délivrée de mille
inquiétants scrupules. Je laisse la subtile inter-
prétation des dogmes que je n entends pas ; je
men tiens aux vérités lumineuses qui frappent
mes yeux et convainquent ma raison , aux vé-^
rites de pratique qui m'instruisent de mes de-
voirs. Sur tout le reste j ai pris pour régie votre
ancienne réponse à M. de Wolmar (i). Est-on
maître de croire ou de ne pas croire ? est ce un
crime de n avoir pas su bien argumenter? Non,
la conscience ne nous dit point la vérité des
choses, mais la règle de nos devoirs ; elle ne
nous dicte point ce qu il &ut penser , mais ce
quii fiaiut faire; elle ne nous apprend point à
4
(i) Voyex part. V, lettre III.
494 LA lïOUVËLLK HÉLOÏSE.
bien raisonner , mais à bien agir. En quoi mon
mari peut-il être coupable devant Dieu ? dé-
tourne-t-il les yeux de lui? Dieu lui*>mème a
voilé sa face. Il ne fuit point la yérité , c est la
vérité qui le fuit. L orgueil ne le guide point ; il
ne veut égarer personne , il est bien aise qu on
ne pense pas comme lui. Il aime nos sentiments,
il voudroit les avoir, il ne peut : notre espoir,
nos consolations , tout lui échappe. Il fait le
bien sans attendre de récompense; il est plus
vertueux , plus désintéressé que nous. Hélas ! il
est à plaindre ; mais de quoi sera-t-il puni? Non,
non ; la bonté ^ la droiture , les mœurs , rhonnè*
teté , la vertu ; voilà ce que le ciel exige et qu'il
récompense ; voilà le véritable culte que Dieu
veut de nous et qu'il reçoit de lui tous les jours
de sa vie. Si Dieu juge la foi par les œuvres ,
c est croire en lui que d'être homme de bien. Le
vrai chrétien cest Thomme juste , les vrais in-
crédules sont les méchants.
Ne soyez donc pas étonné , mon aimable ami ,
si je ne dispute pas avec vous sur plusieurs
points de votre lettre où nous ne sommes pas
de même avis : je sais trop bien ce que vous
êtes pour être en peine de ce que vous croyez.
Que m'importent toutes ces questions oiseuses
sur la liberté ? Que je sois libre de vouloir le
bien par moi-même , ou que j obtienne en priant
cette volonté , si je trouve enfin le moyen de
bien faire , tout cela ne revient-il pas au même?
Que je me donne ce qui me manque en le de-
SIXIÈME PARTIE. 49^
mandant y ou que Dieu laccorde à ma prière ,
s'il iaut toujours pour lavoir que je le demande,
ai-je besoin d autre éclaircissement ? Trop heu-»
reux de convenir sur les points principaux de
notre croyance , que cherchons-nous au-delà ?
Voulons-nous pénétrer dans ces abymes de mé-
taphysique qui n'ont ni fond ni rive , et perdre à
disputer sur Tessence divine ce temps si court qui
nous est donné pour Thonorer? Nous ignorons
ce qu elle est , mais nous savons qu elle est ; que
cela nous suffise : elle se fait voir dans ses œu-
vres , elle se fait sentir au dedans de nous. Nous
pouvons bien disputer contre elle, mais non
pas la knéconnoltre de bonne foi. Elle nous a
donné ce degré de sensibilité qui laperçoit et la
touche : plaignons ceux à qui elle ne la pas dé-
parti , sans nous flatter de les éclairer à son dé^
faut. Qui de nous fera ce qu'elle n a pas voulu
Êdre ? Respectons ses décrets en silence et fai-
sons notre devoir ; c est le meilleur moyen d ap-
prendre le leur aux autres.
Connoissez-vous quelqu'un plus plein de sens
et de raison que M. de Wolmar ? quelqu'un plus
sincère , plus droit , plus juste , plus vrai , moins
livré à ses passions , qui ait plus à gagner à la
justice divine et à limmortalité de lame ? Cou*-
noissez-vous un homme plus fort , plus élevé y
plus grande plus foudroyant dans la dispute,
que mylord Edouard , plus digne par sa vertu
de défendre la cause de Dieu , plus certain de
son existence , plus pénétré de sa majesté suprô-
496 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
me \ plus zélé pour sa gloire et plus fait pour la
soutenir? Vous avez vu ce qui s'est passé durant
trois mois à Clarens ; vous avez vu deux hommes
pleins d estime et de respect lun pour l'autre ,
éloignés par leur état et par leur goût des poin-
tilleries de collège y passer un hiver entier à
chercher dans des disputes sages et paisibles ,
mais vives et profondes , à s'éclairer mutuelle-
ment , s'attaquer , se défendre , se saisir par tou-
tes les prises que peut avoir l'entendement hu-
main , et sur une matière où tous deux, n'ayant
que le même intérêt , ne demandoient pas mieux
que d'être d'accord.
Qu'est-il arrivé ? Us ont redoublé d'estime l'un
pour l'autre , mais chacun est resté dans son
sentiment. Si cet exemple ne guérit pas à jamais
un homme sage de la dispute , l'amour de la vé-
rité ne le touche guère ; il cherche à briller.
Pour moi , j abandonne à jamais cette arme
inutile , et j'ai résolu de ne plus dire à mon mari
un seul mot de religion que quand il s'agira de
rendre raison de la mienne. Non que l'idée de
la tolérance divine m'ait rendue indifférente sur
le besoin qu'il en a. Je vous avoue même que,
tranquillisée sur son sort à venir, je ne sens point
pour cela diminuer mon zèle pour sa conver-
sion. Je voudrois au prix de mon sang le voir
une fois convaincu; si ce n'est pour son bon-
heur dans l'autre monde , c'est pour son bon-
heur dans celui-ci. Car de combien de douceurs
n'est-il point privé ! Quel sentiment peut le con-
SIXIÈME PARTIE. 497
soler dans ses peines ? quel spectateur anime les
bonqes actions qu il fait en secret ? quelle voix
peut parler au fond de son ame ? quel prix
peut-il attendre de sa vertu ? comment doit-il
envisager la mort? Non , je l'espère , il ne latten-
dra pas dans cet état horrible. Il me reste une
ressource pour len tirer, et j'y consacre le reste
de ma vie ; ce n est plus de le convaincre , mais
de le toucher ; c est de lui montrer un exemple
qui lentraine , et de lui rendre la religion si ai-
mable quil ne puisse lui résister. Ah ! mon ami,
quel argument contre Tincrédule que la vie du
vrai chrétien! croyez-vous qu'il y ait quelque
ame à l'épreuve de celui-là ? Voilà désormais la
tâche que je m'impose ; aidez-moi tous à la rem-
pHr. Wolmar est froid , mais il n^est pas insen-
sible. Quel tableau nous pouvons oârir à son
cœur , quand ses amis , ses enfants , sa femme ,
concourront tous à l'instruire en l'édifiant !
quand , sans lui prêcher Dieu dans leurs dis-
cours , ils le lui montreront dans les actions
qu'il inspire , dans les vertus dont il est l'auteur,
dans le charme qu'on trouve à lui plaire ! quand
il verra briller l'image du ciel dans sa maison !
quand cent fois le jour il sera forcé de se dire :
Non, l'homme n'est pas ainsi par lui-même,
quelque chose de plus qu'humain règne ici !
Si cette entreprise est de votre goût , si vous
vous sentez digne d'y concourir, venez ; passons
nos jours ensemble et ne nous quittons plus
qu'à la mort. Si le projet vous déplaît ou vous
4. 3a
4gS LA NOUVELLE HELOÏSE.
épouvante , écoutez votre conscience , elle vous
dicte votre devoir. Je n ai rien de plus à vous
dire.
Selon ce que mylord Edouard nous marque,
je vous attends tous deux vers la fin du mois
prochain. Vous ne reconnoitrez pas votre appar-
tement ; mais dans les changements qu on y a
faits vous reconnoitrez les soins et le cœur
dune bonne amie qui s est fait un plaisir de
lorner. Vous y trouverez aussi un petit assorti-
ment de livres qu elle a choisis à Genève , meil-
leurs et de meilleur goût que ïuidone, quoiqu'il
y soit aussi par plaisanterie. Au reste, soyez dis-
cret , car j comme elle ne veut pas que vous sa-
chiez que tout cela vient d'elle y je me dépêche
de vous récrire avant quelle me défende de
vous en parler.
Adieu, mon ami. Cette partie du ch&teau de
Chillon(i),que nous devions tous faire ensemble,
se fera demain sans vous. Elle n en vaudra pas
mieux , quoiqu'on la fasse avec plaisir. M. le
bailli nous a invités avec nos enfants, ce qui ne
ma point laissé d excuse. Mais je ne sais pour-
quoi je voudrois être déjà de retour.
(i) Le château de Ghillon , ancien séjour des baillis
de Vevai , est situé dans le lac, sur un rocher qui forme
une presqu'île , et autour duquel j'ai vu sonder à plus
de cent cinquante brasses , qui font près de huit cents
pieds , sans trouver le fond. On a creusé dans ce rocher
des caves et des cuisines au-dessous du niveau de l'eau ,
qu'on y introduit quand on veut par des robinets. C'est
là que fut détenu six ans prisonnier François Bonnivard,
SIXIÈME PARTIE. 499
fil ■ii.Miii-.. "i ■ I I I ■ I 1. I I ■ I m mo" 'm t.Xm..,,, , ,,-^-n
LETTRE IX.
OE FANCHON ANET A SAINT-PREUX.
Ah , monsieur ! ah , mon bienfaiteur ! que me
charge-t-on de vous apprendre !... Madame...
ma pauvre maîtresse... O dieu ! je vois déjà votre
frayeur... mais vous ne voyez pas notre désola-
tion... Je nai pas un moment à perdre; il faut
vous dire... il faut courir... je voudrois déjà vous
avoir tout dit... Ah ! que deviendrez-vous quand
vous saurez notre malheur?
Toute la famille alla hier diner à Chillon.
Monsieur le baron , qui alloit en Savoie passer
quelques jours au ch&teau de Blonay , partit
après le dtner. On laccompagna quelques pas ;
puis on se promena le long de la digue. Ma-
dame d'Orbe et madame la baillive marchoient
devant avec monsieur. Madame suivoit , tenant
dune main Henriette et de lautre Marcellin.
Tétois derrière avec Fatné. Monseigneur le bailli,
qui s étoit arrêté pour parler à quelqu'un , vint
prieur de Saint-Victor, homme d'an mérite rare, d'une
droiture et d^une fermeté à toute épreuve , ami de la li-
berté, quoique Savoyard, et tolérant, quoique prêtre. Au
reste, Tannée où ces dernières lettres paroissent avoir
été écrites , il y avoit très lonjji^temps que les baillis de
Vevai n'habitoient plus le château de Chillon* On sup-
posera, si Ton veut , que celui de ce temps-là y étoit allé
passer quelques jours.
3).
5oO LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
rejoindre la compagnie , et offrit le bras à ma-
dame. Pour le prendre elle me renvoie Marcel-
lin : il court à moi , j accours à lui ; en courant,
lenfant fait un faux pas , le pied lui manque , il
tombe dans leau. Je pousse un cri perçant :
madame se. retourne ; voit tomber son fils , part
comme un trait, et s élance après lui...
Ah , misérable ! que n en fis-je autant ! que n'y
suis-je restée!... Hélas ! je retenois laine, qui
vouloit sauter après sa mère... eHe se débattoit
en serrant l'autre entre ses bras... On n a voit là
ni gens ni bateau , il fallut du temps pour les
retirer... Lenfamt est remis; mais la mère... le
saisissement 9 la chute ^ Tétat où elle étoit... Qui
sait mieux que moi combien cette chute est dan-
gereuse?... Elle resta très long-temps sans con-
noissance. A peine leut-elle reprise quelle de-
manda son fils... Avec quels transports de joie
elle lembrassa ! Je la crus sauvée ; mais sa viva-
cité ne dura qu'un moment» Elle voulut être
ramenée ici; durant la route elle s est trouvée
mal plusieurs fois. Sur quelques ordres quelle
ma donnés , je vois qu elle ne croit pas en re-
venir. Je suis trop malheureuse, elle n'en re-
viendra pas. Madame d'Orbe est plus changée
qu'elle. Tout le monde est dans une agitation...
Je suis la plus tranquille de toute la maison...
De quoi m'inquiéterois-je?... Ma bonne maî-
tresse ! ah ! si je vous perds , je n aurai plus be-
soin de personne... O mon cher monsieur, que
le bon Dieu vous soutienne dans cette épreuve !...
SIXIÈME PARTIE. 5oi
Adieu... Le médecin sort de la chambre. Je cours
au-devant de lui.... S'il nous donne quelque
bonne espérance , je vous le marquerai. Si je ne
dis rien...
LETTRE X.
A SAINT-PREUX.
Commencée par madame d'Orbe ^ et achetée par M. de Wolmar.
Mort de Julie.
Oen est Élit , homme imprudent , homme in-
fortuné , malheureux visionnaire ! Jamais vous
ne la reverrez... le voile... Julie nest...
Elle vour a écrit. Attendez sa lettre : honorez
ses dernières volontés. Il vous reste de grands
devoirs à remplir sur la terre.
LETTRE XL
DE M. DE WOLMAR A SAINT-PREUX.
J'ai laissé passer vos premières douleurs en si-
lence ; ma lettre n eût fait que les aigrir : vous
n étiez pas plus en état de supporter ces détails
que moi de les faire. Aujourd'hui peut-être
jaous seront-ils doux à tous deux. Il ne me reste
5o2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
d elle que des souvenirs -, mon cœur se platt à
les recueillir. Vous navez plus que des pleurs
à lui donner; vous aurez la consolation den
verser pour êHe. Ce plaisir des infortunés m'est
refusé dans ma misère; je suis plus malheureux
que vous.
Ce n est point de sa maladie , c est d elle que
je veux vous parler. D autres mères peuvent se
jeter après leur enfant ; laccident , la fièvre , la
mort sont de la nature , cest le sort commun
des mortels : mais Femploi de ses derniers mo-
ments , ses discours , ses sentiments , son ame ;
tout cela n appartient qua Julie. Elle n a point
vécu comme une autre ; personne , que je sa-
che , n'est mort comme elle. Voilà ce que j aï
pu seul observer, et que vous n'apprendrez que
de moi.
Vous savez que TefFroi, l'émotion, la chute ,
révacuation de l'eau , lui laissèrent une longue
foiblesse, dont elle ne revint tout-à-fait qu'ici. En
arrivant, elle redemanda son fils; il vint : à peine
le vit-elle marcher et répondre à ses caresses ,
qu elle devint tout-à-fait tranquille et consentit
à prendre un peu de repos. Son sommeil fut
court : et comme le médecin n'arrivoit point en-
core, en l'attendant elle nous fit asseoir autour
de son lit , la Fanchon , sa cousine et moi. Elle
nous parla de ses enfants, des soins assidus qu'exi-
geoit auprès d'eux la forme d'éducation qu'elle
avoit prise , et du danger de les négliger un mo-
ment. Sans donner une grande importance à sa
SIXIÈME PARTIE. 5o3
maladie , elle prévoyoit qu elle lempécheroit
quelque temps de remplir sa part des mêmes
soins , et noos cfaat^eoit tous de répartir cette
part sur les nôtres.
Elle s'étendit sur tous ses projets , sur les vô-
tres , sur les moyens les plus propres à les faire
réussir , sur les observations qu elle avoit faites
et qui pouvoient les favoriser ou leur nuire, en-
fin sur tout ce qui devoit nous mettre en état
de suppléer à ses fonctions de mère aussi long-
temps qu'elle seroit forcée à les suspendre. Cé-
toit , pensai-je , bien des précautions pour quel-
qu'un qui ne se croyoit privé que durant quel-
ques jours d une occupation si chère : mais ce
qui m'efïraya tout-i-ikit , ce fut de voir qu elle
entroit pour Henriette dans un bien plus grand
détail encore. Elle s'étoit bornée à ce qui regar-
doit la première enfance de ses fils , comme se
déchargeant sur un autre du soin de leur jeu-
nesse : pour sa fille, elle embrassa tous les temps;
et , sentant bien que personne ne suppléeroit
sur ce point aux réflexions que sa propre expé-
rience lui avoit fait faire , elle nous exposa en
abrégé , mais avec force et clarté , le plan d'é-
ducation quelle avoit fiedt pour elle , employant
près de la mère les raisons les plus vives et les
plus touchantes exhortations pour l'engager à le
suivre.
Toutes ces idées sur l'éducation des jeunes
perscmnes at sur les devoirs des mères , mièlées
de fi^quents retours sur elle-même , ne pou-
5o4 LA NOUVELLE HÉLOÎSE. '
Toient manquer de jeter de la chaleur dans 1 en-
tretien. Je vis qu'il s animoit trop. Claire tenoic:
une des mains de sa cousine , et la pressoit à
chaque instant contre sa bouche, en sanglotant
pour toute réponse ; la Fanchon n etoit pas plus
tranquille; et pour Julie, je remarquai que les
larmes lui rouloient aussi dans les yeux, mais
qu elle n osoit pleurer de peur de nous alarmer
davantage. Aussitôt je me dis : Elle se voit morte.
Le seul espoir qui me resta fut que la frayeur
pouvoit labuser sur son état et lui montrer le
danger plus grand quil n etoit peut-être. Mal-
heureusement je la connoissois trop pour comp-
ter beaucoup sur cette erreur. J avois essayé plu-
sieurs fois de la calmer ; je la priai derechef de
ne pas sagiter hors de propos par des discours
qu on pouvoit reprendre à loisir. Ah ! dit-elle ,
rien ne fait tant de mal aux femmes que le si-
lence : et puis, je me sens un peu de fièvre; au- .
tant vaut employer le babil qu elle donne à des
sujets utiles , qu à battre sans raison la campagne.
L arrivée du médecin causa dans la maison
un trouble impossible à peindre. Tous les do-
mestiques, lun sur l'autre à la porte delà chama
bre , attendoient], Toeil inquiet et les mains join-
tes, son jugement sur letat de leur maîtresse
comme Farrèt de leur sort. Ce spectacle jeta la
pauvre Claire dans une agitation qui me fit
craindre pour sa tête. Il fallut les éloigner sous
différents prétextes, pour écarter de ses yeux cet
objet d effroi. Le médecin donna vaguement un
SIXIÈME PARTIE. . 5o5
peu d'espérance , mais d'an ton propre à me lo-
ter. Julie ne dit pas non plus ce qu elle pensoit ;
la présence de sa. cousine la tenoit en respect.
Quand il sortit, je le suivis: Claire en voulut
faire autant ; mais Julie la retint , et me fit de
^ Tœil un signe que j entendis. Je me hâtai d a-
vertir le médecin que , sïl y avoit du danger , il
falloit le cacher à madame d'Orbe avec autant
et plus de soin qu a la malade , de peur que le
désespoir n achevât de la troubler et ne la mit
hors d état de servir son amie. Il déclara qu il y
avoit en efïet du danger ; mais que vingt-quatre
heures étant à peine écoulées depuis laccident , il
falloit plus de temps pour établir un pronostic
assuré ; que la nuit prochaine décideroit du sort
de la maladie , et qu'il ne pouvoit prononcer
que le trpisième jour. La Fanchon seule fut té-
moin de* ce discours ; et après l'avoir engagée ;
non sans peine, à se contenir , on convint de ce
qui seroit dit à madame d'Orbe et au reste de
la maison.
Vers le soir, Julie obligea sa cousine, qui avait
passé la nuit précédente auprès d'elle , et qtii
vouloit encore y passer la suivante , à s'aller re-
poser quelques heures. Durant ce temps la ma*-
lade ayant su qu'on alloit la saigner du pied , et
que le médecin préparoit des ordonnances , elle
le fit appeler et lui'tint ce discours : « Monsieur
a du Bosson, quand on croit devoir tromper un
ft malade craintif sur son état , c'est une précau-
« tion d'humanité que j'approuve ; mais c'est
5o6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
tf une cruauté de prodiguer jégalement à tous les
« soins superflus et désagréables dont pluâeurs
«nom aucun besoin. Prescrivez - moi tout ce
tf que vous jugerez mètre véritablement utile ,
«j obéirai ponctuellement. Quant aux remèdes
« qui ne sont que pour Fimagination , faites-m'en
M grâce : c est mon corps et non mon esprit qui
M soufire ; et je n ai pas peur de finir mes jours j
« mais d en mal employer le reste. Les derniers
« moments de la vie sont trop précieux pour
« qu'il soit permis d en abuser. Si vous ne pou-
<i vez prolonger la mienne, au moins ne labre-
« gezpas, en m'ôtant lemploi du peu d'instants
« qui me sont laissés par la nature. Moins il
« m en reste , plus vous devez les respecter. Fai-
« tes-moi vivre, ou lais9ez*moi : je saurai bien
u mourir seule. » Voilà comment cette femme si
timide et si douce dans le commerce ordinaire
savoit trouver un ton ferme et sérieux dans les
occasions importantes.
La nuit fut cruelle et décisive. Étoufiement ,
oppression , syncope, la peau sèche et brûlante;
une ardente fièvre, durant laquelle on lenten*
doit souvent appeler vivement Marcellin comme
pour le retenir, et prononcer aussi quelquefois un
autre nom, jadis si répété dans une occasion pa-*
reille. Le lendemain, le médecin me déclara sans
détour qu'il n'estimoit pas qd'elle eût trois jours
à vivre. Je fus seul dépositaire de cet affreux se«
cret ; et la plus terrible heure de ma vie fut celle
où je le portai dans le fond de mon cœur sans
SIXIÈME PARTIE. So'J ,
Savoir quel usage j en devois faire. J allai seul
errer dans les bosquets, rêvant au parti que fa-
vois à prendre, non sans quelques tristes ré-
flexions sur le sort qui me ramenoit dans ma
vieillesse à cet état solitaire dont je m ennuyois
même avçtnt den connoltre un plus doux.
La veille , j avoîs promis à Julie de lui rappor-
ter fidèlement le jugement du médecin ; elle
m avoit intéressé par tout ce qui pouvoit tou-
cher mon cœur à lui tenir parole. Je sentois cet
engagement sur ma conscience. Mais quoi ! pour
un devoir chimérique et sans utilité, falloit-il
contrister son ame et lui faire à longs traits sa«-
vourer la mort? Quel pouvoit être à mes yeux
lobjet d une précaution si cruelle? Lui annoncer
sa dernière heure, n etoit-ce pas lavancer? Dans
un intervalle si court, que deviennent les désirs,
Tespérance, éléments de la vie? Est-ce en jouir
encore que de se voir si près du moment de la
perdre? Etoit-ce à moi de lui donner la mort?
Je marchois à pas précipités avec une agita-
tion que je n avois jamais éprouvée. Cotte longue
et pénible anxiété me suivoit par-tout; j'en trat-
nois après moi Tinsupportable poids. Une idée
vint enfin me déterminer. Ne vous efforcez pas
de la prévoir; il faut vous la dire.
Pour qui est-ce que je délibère? est-ce pour
elle ou pour moi? Sur quel principe est-ce que
je raisonne? est-ce sur son système ou sur le
mien? Qu est-ce qui m est démontré sur lun ou
Bur lautre? Je nai, pour croire ce que je crois^
5o8 LA I90UVELLE HÉLOÏSE.
que mon opinion armée de quelques probabi-
lités. Nulle démonstration ne la renverse, il est
vrai; mais quelle démonstration f établit? Elle
a, pour croire ce quelle croit, son opinion de
même ; mais elle y voit levidence , cette opinion
à ses yeux est une démonstration. Quel droit ai-
je de préférer 9 quand il s agit délie, ma simple
opinion que je reconnois douteuse , à son opi-
nion quelle tient pour démontrée? Comparons
les conséquences des deux sentiments. Dans le
sien , la cUsposition de sa dernière heure doit
décider de son sort durant Féternité. Dans le
mien , les ménagements que je veux avoir pour
elle lui seront indifférents dans trois jours. Dans
trois jours , selon moi, elle ne sentira plus rien.
Mais si peut-être elle avoit raison , quelle diffé-
rence! Des biens ou des maux éternels!... Peur-
être!... ce mot est terrible!... Malheureux! ris-
que ton ame et non la sienne.
Voilà le premier doute qui m ait rendu sus-
pecte Tincertitude que vous avez si souvent at-
taquée. Ce n'est pas la dernière fois qu il est re-
venu depuis ce temps-là. Quoi qu il en soit , ce
doute me délivra de celui qui me tourmentoit.
Je pris sur*le-champ mon parti; et, de peur den
changer, je courus en hâte au lit de Julie. Je fis
sortir tout le monde, et je m assis; vous pouvez
juger avec quelle contenance. Je nemployai
point auprès délie les précautions nécessaires
pour les petites âmes. Je ne dis rien ; mais elle
me vit et me comprit à l'instant. Croyez-vous
SIXIÈME PARTIE. Sop
me rapprendre ? dit-elle en me tendant la main.
Non , mon ami , je me sens bien : la mort me
presse , il &ut nous quitter.
Alors elle me tint un long discours dont j au-
rai à vous parler quelque jour, et durant lequel
elle écrivit son testament dans mon cœur. Si
javois moins connu le sien, ses dernières dis-
positions auroient suffi pour me le faire con-
noitre.
Elle me demanda si son état étoit connu dans
la maison. Je lui dis que Falarme y régnoit, mais
qu on ne savoit rien de positif, et que du Bosson
sétoit ouvert à moi seul. Elle me conjura que
le secret fut soigneusement gardé le reste de la
journée. Claire, ajouta-t-elle, ne supportera ja-
mais ce coup que de ma main ; elle en mourra
s'il lui vient d une autre. Je destine la nuit pro-
chaine à ce triste devoir. Cest pour cela sur-
tout que j'ai voulu avoir l!avis du médecin , afin
de ne pas exposer sur mon seul sentiment cette
infortunée à recevoir à faux une si cruelle at-
teinte. Faites quelle ne soupçonne rien avant
le temps , ou vous risquez de rester sans amie et
de laisser vos enfants sans mère.
Elle me parla de son père. J avouai lui avoir
envoyé un exprès; mais je me gardai d ajouter
que cet homme, au lieu de se contenter de
donner ma lettre, comme je lui a vois ordonné,
s etoit hâté de parler, et si lourdement, que mon
vieux ami , croyant sa fille noyée , étoit tombé
d effroi sur lescalier, et s'étoit fcût une blessure
5lO LÀ NOUVELLE HÉLOÏSË.
qui le retenoit à BloDay dans son lit. I/espoir de
revoir son père la toucha sensiblement; et la
certitude que cette espérance étoit vaine ne fut
pas le moindre des maux quil me fallut dé-
vorer.
Le redoublement de la nuit précédente lavoit
extrêmement affoiblie. Ce long entretien n avoit
pas contribué à la fortifier. Dans Faccablement
où elle étoit , elle essaya de prendre un peu de
repos durant la journée : je n appris que le sur-
lendemain quelle ne lavoit pas passée tout en»
tière à dormir.
Cependant la consternation régpioît dans la
maison. Chacun dans un morne silence attend-
doit qu on le tirât de peine , et n osoit interrog^er
personne, crainte d apprendre plus qu il ne vou*
loit savoir. On se disoit , S'il y a quelque bonne
nouvelle , on s empressera de la dire ; s il y en a
de mauvaises, on ne les saura toujours que trop
tôt. Dans la frayeur dont ils étoient saisis, c'é-
toit assez pour eux quil narrivât rien qui fit
nouvelle. Au milieu de ce morne repos, ma-^*
dame d'Orbe étoit la seule active et parlante.
Sitôt qu elle étoit hors de la chambre de Julie ,
au lieu de s'aller reposer dans la sienne, elle
parcouroit toute la maison; elle arrêtoit tout le
monde , demandant ce qu avoit dit le médecin ,
ce qu'on disoit. Elle avoit été témoin de la nuit
précédente, elle ne pouvoit ignorer ce qu'elle
avoit vu ; mais elle chercboit à se tromper elle-
SIXIÈME PABTIB. 5ll
même et à récuser le témoignage de ses yeux.
Ceux qu elle quesiioDUoit ne lui répondant rien
que de favorable, cela lencourageoit à ques^
donner les autres , et toujours avec une inquié-
tude si vive , avec un air si effrayant , qu on eût
su la vérité mille fois sans être tenté de la lui
dire.
Auprès de Julie elle se contraignoit , et Fobjet
touchant qu elle avoit sous les yeux la disposoit
plus à Faffliction quà Temportement. Elle crai-
gnoit sur -tout de lui laisser voir ses alarmes;
mais elle réussissoit mal à les cacher , on aper-
cevoit son trouble dans son aflfectation même à
paroitre tranquille. Julie, de son côté, n'épargnoit
rien pour Fabuser. Sans exténuer son mal, elle en
parloit presque comme d'une chose passée, et
ne sembloit en peine que du temps qu il lui fau-
droit pour se remettre. C'étoit encore un de mes
supplices de les voir chercher à se rassurer mu-
tuellement , moi qui savois si bien qu aucune des
deux n a voit dans Famé Fespoir qu'elle s efforçoit
de donner à Fautre.
Madame d'Orbe avoit veillé les deux nuits pré-
cédentes ; il y avoit trois jours qu elle ne s'étoit
déshabillée. Julie lui proposa de s aller coucher ;
elle nen voulut rien faire. Hé bien donc, dit
Julie , qu on lui tende un petit lit dans ma cham-
bre, à moins , ajouta-t-elle comme par réflexion ,
quelle ne veuille partager le mien. Qu*en dis-tu,
cousine? Mon mal ne se gagne pas , tu ne te dé-
5l2 LA NOUVELLE HÉLOlSE.
goûtes pas de moi^couchedansmonlit. Le parti
fut accepté. Pour moi , Ton me renvoya , et véri-
tablement j avois besoin de repos.
Je fus levé de bonne heure. Inquiet de ce qui
s etoit passé durant la nuit , au premier bruit
que j'entendis j entrai dans la chambre. Sur Tétat
où madame d'Orbe étoit la veille, je jugeai du
désespoir où j allois la trouver, et des fureurs
dont je serois le témoin. En entrant^ je la vis
assise dans un fauteuil, défaite et pale , ou plutôt
livide, les yeux plombés et presque éteints , mais
douce , tranquille , parlant peu , et faisant tout
ce quonlui disoitsans répondre. Pour Julie, elle
paroissoit moins foible que la veille , sa voix étoit
plus ferme , son geste plus animé ; çUe sembloit
avoir pris la vivacité de sa cousine. Je connus
aisément à son teint que ce mieux apparent étoit
leffet de la fièvre ; mais je vis aussi briller dans
ses regards je ne sais quelle secrète joie qui pou-
voit y contribuer , et dont je ne démèlois pas la
cause. Le médecin n en confirma pas moins son
jugement de la veille ; la malade n en continua
pas moins de penser comme lui , et il ne me resta
plus aucune espérance.
Ayant été forcé de m absenter pour quelque
temps, je remarquai en rentrant que lapparte^-
ment étoit arrangé avec soin ; il y régnoit de l'or-
dre et de l'élégance ; elle . avoit fait mettre des
pots de^fleurs sur sa cheminée ; ses rideaux étôient
entrouverts et rattachés; l'air avoit été changé;
on y sentoit une odeur agréable ; on n'eût ja-
Dixième partie. Si3
maiis oru être daûs la chambre d'un malade. Elle
avoit £aiit sa toilette avec le même soin : la grâce
et le goût se montroiecit encore dans sa parure
négligée. Tout cela luidonnoit plutôt lair dune
femme du . monde qui attend compagnie , qud
d une campagnarde qui attend sa dernière heure.
Elle vit ma surprise , elle en sourit ; et lisant
dans ma pensée , elle alloit me répondre \ quand
on amena les enlants. Alors il ne fut plus ques-
tion que d eux ; et vous pouvez juger si , se sen*
tant prête à les quitter , ses caresses furent tié*-
des et modérées. J observai même quelle rêve-
noit plus souvent et avec des étreintes encore
plus ardentes à celui qui lui coûtoit la vie, comme
s*il lui fût devenu plus cher à ce prix.
Tous ces emhrassements , ces soupirs, ced
transports, étoient des .mystères pour ces pauvres
enfants. Ils Taimoient tendrement, mais cetoit
la tendresse de leur âge ; ils ne comprenoient
rien à son état , au redoublement de ses cares-
ses, à ses regrets de ne les voir plus; ils nous
voyoient tristes et ils pleuroiént : ils n en sa^
voient pas davantage. Quoiqu'on apprenne aux
enfants le nom de la mort , ils nen ont aucune
idée; ils ne la craignent ni pour eux ni pour les
autres > ils craignent de souffrir et non de mou-
rir. Quand la douleur arrachoit quelque plainte
à leur mère, ils perçoient lair de leurs cm-,
quand on leur parloit de la perdre, on les au-'
roit crus stupides. La seule Henriette , un peu
plus âgée , et d*ua sexe où le sentiment et les lu-
4. 33
5l4 LA NOUVELLE HÉLOÎSE.
mièresse développent plus tôt, paroissoit troubléo
et alarmée de voir sa petite maman dans ua Ut ,
elle qu on voyoit toujours levée avant ses enfants.
Je me souviens qua ce propos Julie fit une ré-
flexion tout-à-iait dans son caractère, sur rim-
bécille vanité de Yespasien qui resta couché
tandis qu il pouvoit agir , et se leva lorsqu'il ne
put plus rien faire (i). Je ne sais pas , dit-elle ,
s'il faut qu un empereur meure debout , mais je
sais bien qu une mère de famille ne doit s aliter
que pour mourir.
Après avoir épanché son cœur sur ses enfants ,
après les avoir pris chacun à part , sur-tout Hen*
riette, quelle tint fort long-temps, et quonen-
tendoit plaindre et sangloter en recevant ses
baisers , elle les appela tous trois , leur donnasa
bénédiction , et leur dit, en leur montrant ma-
dame d'Orbe , Allez , mes enfants , allez vous
jeter aux pieds de votre mère : voilà celle que
Dieu vous donne ; il ne vous a rien ôté. A l'in-
stant ils courent à elle, se mettent à ses genoux,
lui prennent les mains , l'appellent leur bonne
maman, leur seconde mère. Glaire se pencha sur
eux ; mais en les serrant dans ses bras elle s'ef-
(i) Ceci n^est pas bien exact. Suétone dit que Yespa-
sien travailloit comme à Pordinaire dans son lit de mort ,
et donnoit même ses audiences; mais peut-être en effet
eùt-il mieux valu se lever pour donner ses audiences , et
se recoucher pour mourir. Je sais que Yespasien , sans
être un grand homme , étoit au moins un çrand prince.
N'importe ; quelque rôle qu'on ait pu faire durant sa
vie , on ne doit point jouer la comédie à sa mort.
SIXIÈME PAaTIE. 5l5
Ibrça vainement de parler; elle ne trouta que
des gémissements , elle ne put jamais prononcer
un seul mot; elle étouflbit. Jugez si Julie étoit
émue ! Cette scène commençoit à devenir trop
vive ; je la fis cesser.
Ce moment d attendrissement passé , Ton se
remit à causer autour du lit ; et quoique la vi-
vacité de Julie se fut. un peu éteinte avec le re-
doublement , on voyoit le même air de conten-
tement sur son visagç : elle parloit de tout avec
une attention et un intérêt qui niontroient un
esprit très libre de soins ; rien ne lui échappoit;
elle étoit à la conversation comme si elle n avoit
eu autre chose à faire. Elle nous proposa de
diner dans sa chambre , pour nous quitter le
moins qu'il se pourroit: vous pouvez croire que
cela ne fut pas refusé. On servit sans bruit , sans
confusion, sans désordre, d'un air aussi rangé
que si Ton eût été dans le salon d'Apollon. La
Fanchon , les enfants , dînèrent à table. Julie ,
voyant qu on manquoitdappctitytrouva le secret
de faire manger de tout , tantôt prétextant Fin-
struction de sa cuisinière , tantôt voulant savoir
si elle oseroit en goûter , tantôt nous intéressant
par notre santé même dont nous avions besoin
pour la servir , toujours montrant le plaisir qu on
pouvoit lui fiaiire, de manière à ôter tout moyen
de s'y refuser , et m^ant à tout cela un enjoue-
ment propre à nous distraire du triste objet qui
nous occupoit. Enfin une maltresse de maison ,
attentive à faire ses honneurs , nauroit pas en
33.
5l6 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
pleine santé pour des étrangers des soins plue
marqués , plus obligeants , plus aimables , que
ceux que Julie mourante avoit pour sa famille.
Rien de tout ce que j avois cru prévoir n arrivoir,
rien de ce que je voyois ne s arrangeoit dans ma
tête. Je ne savois plus qu imaginer; je n y étois plus.
Après le diner on annonça monsieur le mi-
nistre. Il venoit comme ami de la maison , ce
qui lui arrivoit fort souvent. Quoique je neleusse
point fait appeler , parceque Julie ne la voit pas
demandé , je vous avoue que je fus cbarmé de
son arrivée ; et je ne crois pas qu en pareille cir-
constance le plus zélé croyant leùt pu voir avec
plus de plaisir. Sa présence alloit éclaircir bien
des doutes et me tirer d une étrange perplexité.
Rappelez-vous le motif qui m avoit porté à
lui annoncer sa fin prochaine. Sur lefFet quau-
roit dû selon moi produire cette affreuse nou-
velle , comment concevoir celui qu elle avoit pro-
duit réellement? Quoi! cette femme dévote qui
dans letat de santé ne passe pas un jour sans se
recueillir , qui fait un de ses plaisirs de la prière,
na plus que deux jours à vivre , elle se voit
prête à parottre devant le juge redoutable ; et au
lieu de se préparer à ce moment terrible , au lieu
de mettre ordre à sa conscience , elle s amuse à
parer sa chambre , à faire sa toilette , à causer
avec ses amis , à égayer leur repas , et dans tous
ses entretiens pas un seul mot de Dieu ni du
salut ! Que devois-je penser d elle et de ses vrais
sentiments? Gommant arranger sa conduite avec
SIXIÈME PARTIE. Sl^
ks idées que j a vois de sa piété ? Gomment ac-
corder Tusage qu elle faisoit des derniers mo-
ments de sa vie avec ce qu elle avoit dit au mé-
decin de leur prix ? Tout cela formoit à mon
sens une énigme inexplicable. Car enfin , quoi-
que je ne m'attendisse pas à lui trouver toute là
petite cagoterie des dévotes , il me sembloit pour-
tant que cetoit le temps de songer à ce qu elle
estimoit d'une si grande [importance , et qui ne
souffroit aucun retard. Si l'on est dévot durant
le tracas de cette vie , comment ne le sera-t-on
pas au moment qu'il la faut quitter , et qu'il ne
reste plus qu'à penser à l'autre ?
Ces réflexions m'amenèrent à un point où je
ne me serois guère attendu d'arriver. Je com-
mençai presque d'être inquiet que mes opinions
indiscrètement soutenues n'eussent enfin trop
gagné sur elle. Je n avois pas adopté les siennes ^
et pourtant fe n'aurois pas voulu qu'elle y eût •■
renoncé. Si j'eusse été malade , je serois certai-
nement mort dans mon sentiment; mais je de-
sirois qu'elle mourût dans le sien, et je trouvois
pour ainsi dire qu'en elle je risquois plus qu'en
moi. Ces contradictions vous parottront extra-
vagantes y je ne les trouve pas raisonnables , et
cependant elles ont existé. Je ne me charge pas
de les justifier , je vous les rapporte.
Enfin le moment vint où mes doutes alloient
être éclaircis. Car il étoit aisé de prévoir que tôt
ou tard le pasteur améneroit la conversation sur
ce qui fait l'objet de son ministère ; et quand Ju-
5l8 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lie eût été capable de déguisement dans ses ré-^
ponses , il lui eût été bien difficile de se déguiser
assez pour qu attentif et prévenu, je n'eusse pas
démêlé ses vrais sentiments.
Tout arriva comme je Favois prévu. Je laisse
à part les lieux communs mêlés d éloges qui ser-
virent de transitions au ministre pour venir à
son sujet ; je laisse encore ce qu il lui dit de tou-
cbant sur le bonbeur de couronner une bonne
vie par une fin chrétienne. 11 ajouta qu a la vé-
rité il lui avôit quelquefois trouvé sur certains
points des sentiments qui ne saccordoient pas
entièrement avec la doctrine de leglise , c est-à-
dire avec celle que la plus saine raison pouvoit
déduire de lecriture ; mais comme elle ne s etoit
jamais aheurtée à les défendre, il espéroit qu elle
vouloit mourir ainsi qu elle avoit vécu , dans la
communion des fidèles , et acquiescer en tout à
la commune profession de foi.
Comme la réponse de Julie étoit décisive sur
mes doutes, et n etoit pas, è l égard des lieux
communs , dans le cas de lexhortation , je vais
vous la rapporter presque mot à mot, car je
Tavois bien écoutée, et j'allai l'écrire dans le
moment.
u Permettez-moi , monsieur^ de commencer
u par vous remercier de tous les soins que vous
u avez pris de me conduire dans la droite route
« de la morale et de la foi chrétienne , et de la
u douceur avec laquelle vous avez corrigé ou
M supporté mes erreurs quand je me suis égarée.
SIXIÈME PARTIE. 5j9
.«Pénétrée de respect pour votre zèle et de re-
ti connoissance pour vos bontés, je déclare avec
« plaisir que je vous dois toutes mes bonnes ré*-
« solutions, et que vous m avez toujours portée
tf à faire ce qui étoit bien, et à croire ce qui étoit
tt vrai.
M J ai. vécu et je meurs dans la communion
« protestante , qui tire son unique régie de Técri-
« ture sainte et de la raison; mon cœur a tou-
««jours confirmé ce que prononçoit ma bouche;
tf et quand je n ai pas eu pour vos lumières toute
« la docilité qu il eut fallu peut«ètre , c'étoit un
«efifet de mon aversion pour toute espèce de
«déguisement : ce quil m'étoit impossible de
« croire , je n ai pu dire que je le croyois ; j ai
u toujours cherché sincèrement ce qui étoit con-
*i forme à la gloire de Dieu et à la vérité. JTai
« pu me tromper dans ma recherche ; je n ai pas
« îorgueil de penser avoir eu toujours raison :
K j^ai peut-être eu toujours tort; mais mon in-
« tention a toujours été pure , et j'ai toujours
u cru ce que je disois croire. Cétoit sur ce point
M tout ce qui dépendoit de moi. Si Dieu n a pas
tt éclairé ma raison au-delà, il est clément et
« juste; pourroit-il me demander compte d'un don
« qu il ne m'a pas fait ?
« Voilà ', monsieur , ce que j avois d'essentiel à
« vous dire sur les sentiments que j ai professés.
a Sur tout le reste mon état présent vous répond
« pour moi. Distraite par le mal , livrée au délire
« de la fièvre, est-il temps d'essayer de raisonner
520 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
<r mieux que je nai fait jouissant d un eùtende-^
V meut aussi sain que je lai reçu ? Si je me suis
« trompée alors , me tromperois-je moins au^
«jourd'hui? et dans rabattement où je suis dé*
« pend^il de moi de croire autre chose que ce
4( que j'ai cru étant en santé? Cest la raison qui
<( décide du sentiment qu on préfère; et la mienne
« ayant perdu ses meilleures fonctions, quelle au*
tf torité peut donner ce qui m'en rest« aux opi-
<c nions que j adopterois sans elle? Que me reste-
« t-ii donc désormais à faire ? cest de m en rap-^
« porter à ce que j'ai cru ci-devant : car la droi-
m ture d'intention est la même , et j'ai le jugement
u de moins. Si je suis dans l'erreur , c'est sans
(d'aimer; cela suffit pour me tranquilliser sur
«ma croyance.
« Quant à la préparation à la mort, monsieur ,
¥ elle est faite ; mal , il est vrai , mais de mon
« mieux , et mieux du moins que je ne la poui^
« rois (aire à présent. J'ai tâché de né pas atten-
de dre, pour remplir cet important devoir , que
K j'en fusse incapable. Je priois en santé ; main*
w tenant je me résigne. La prière du* malade est
K la patience : la préparation à la mort est une
« bonne vie; je n euconnois point d'autre. Quand
«je conversois avec vous, quand je me recueil-
ce lois seule, quand je nvefTorçois de remplir les
u devoirs que Dieu m'impose ^ c'est alors que je
« me disposois à paroitre devant lui , c'est alors
« ique je l'adorois de toutes les forces qu'il m'a
tt données : que ferois-je aujourd'hui que je les
DIXIÈME PARTIE. 321
«ai p^^dues? mon ame aliénée est-elle en état
« de s élever à lui ? ces restes d^une vie à demi
« éteinte , absorbés par la souffirance , sont^ils
M dignes de lui être offerts ? Non , monsieur ; il
«me les laisse pour être donnés à ceux qu'il ma
«fait aimer et qu il veut que je quitte : je leur
« fais mes. adieux pour aller à lui ; c est d eux
« qu il faut que je m'occupe : bientôt je m'occu-
« perai de lui seul. Mes derniers plaisirs sur la
«terre sont aussi mes dernieirs devoirs : n est-ce
« pas le servir encore et faire sa volonté , que de
<< remplir les soins que l'humanité m'impose
«avant d abandonner sa dépouille? Que faire
« pour apaiser des troubles que je n'ai pas ? Ma
« conscience n'est point agitée : si quelquefois
« elle m'a donné des craintes , j'en avois plus en
u santé qu'aujourd'hui. Ma confiance les effece ;
u elle me dit que Dieu est plus clément que je
tt ne suis coupable, et ma sécurité redouble en
u me sentant approcher de lui. Je ne lui porte
w point un repentir imparfait , tardif et forcé ,
tt qui, dicté par la peur, ne sauroit être sincère ,
tt et n'est qu'un piège pour le tromper : je ne
(c lui porte pas le reste et le rebut de mes jours ,
tt pleins de peines et d'ennuis, en proie à la ma-^
tf ladie, aux douleurs, aux angoisses de la mort ,
tt et que je ne lui donnerois que quand je n'en
« pourrois plus rien faire : je lui porte ma vie
tt entière, pleine de péchés et de fautes, mais*
tf exempte des remords de l'impie et des crimes
tfdu méchant. '
5a2 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
<f A quels tourments Dieu pourroit-il condam-
« ner mon ame ? Les réprouvés, dit- on , le haï»-
<<sent : il faudroit donc quil m empêchât de
«laimer? Je ne crains pas d augmenter leur
« nombre. O grand Être ! Etre éternel, suprême
4f intelligence y source de vie et de félicité, créa-
« teur , conservateur , père de Thomme , et roi
it de la nature , Dieu très puissant , très bon ,
M dont je ne doutai janoiais un moment, et sous
« les yeux duquel j'aimai toujours à vivre ! je le
««sais, je m en réjouis, je vais parottre devant
« ton trône. Dans peu de jours mon ame , libre
u de sa dépouille , commencera de t'offrir plus
«dignement cet immortel hommage qui doit
ft faire mon bonheur durant Téternité. Je compte
« pour rien tout ce que je serai jusqu a ce mo-
M ment. Mon corps vit encore , mais ma vie mo-
« raie est finie. Je suis au bout de ma carrière ,
« et déjà jugée sur le passé. Souffrir et mourir
« est tout ce qui me reste à fiiire ; c est lafi^ire
(c de la nature : mais moi , j ai tâché de vivre de
» manière à n avoir pas besoin de songer à la
«( mort ; et maintenant qu elle approche , je la
i( vois venir sans efïroi. Qui s endort dans le sein
^c d'un père n'est pas en souci du réveil. »
Ce discours, prononcé d abord dun ton grave
et posé, puis avec plus d accent et d'une voix
plus élevée, fit sur tous les assistantis, sans m en
excepter, une impression d autant plus vive,
que les yeux de celle qui le prononça brilloient
d'un feu surnaturel; un nouvel éclat animoit son
SIXIÈME PARTIE. 5^3
teint , elle paroissoit rayonnante ; et s'il y a quel-
que chose au monde qui mérite le nom de cé-
leste , c etoit son visage tandis qu elle parloit.
Le pasteur lui-même, saisi , transporté de ce
qu il venoit 4'cntendre , s écria en Ic^vant les yeux
et les mains au ciel : Grand Dieu , voilà le culte
qui t'honore ; daigne t y rendre propice ; les hu-
mains t'en offrent peu de pareils.
Madame, dit -il en s approchant du lit, je
croyois vous instruire , et c'est vous qui m'in-
struisez. Je n'ai plus rien à vous dire. Vous avez
la véritable foi , celle qui Êiit aimer Dieu. Em-
portez ce précieux repos d une boFnne conscience,
il ne vous trompera pas; j'ai vu hien des chré-
tiens dans l'état où vous êtes , je ne l'ai trouvé
quen vous seule. Quelle différence d'une fin si
paisible à celle de ces pécheurs bourrelés qui
n'accumulent tant de vaines et sèches prières
que. parcequ'ils sont indignes d'être exaucés !
Madame, votre mort est aussi belle que votre
vie : vous avez vécu pour la charité; vous mour-
rez martyre de l'amour maternel. Soit que Dieu
vous rende à nous pour nous servir d'exemple ,
soit qu'il vous appelle à lui pour couronner vos
vertus , puissions-nous tous tant que nous som-
mes vivre et mourir comme vous ! nous serons
bien sûrs du bonheur de l'autre vie.
Il voulut s'en aller ; elle le retint. Vous êtes de
mes amis, lui dit-elle, et l'un de ceux que je
vois avec le plus de plaisir; cest pour eux que
mes derniers moments me sont précieux^ Nous
524 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
allons nous quitter pour si long- temps qu'il ne
faut pas nous quitter si vite. Il fut charmé de
rester, et je sortis là-dessus.
En rentrant, je vis que la conversation avoic
continué sur le même sujet, mais dun autre ton
et comme sur une matière indifférence. Le pas-
teur parloit de lesprit faux qu on donnoit au
christianisme en n en faisant que la religion des
mourants^ et de ses ministres des hommes de
mauvais augure. On nous regarde, disoit-il,
comme des messagers de mort, parceque, dans
lopinion commode qu un quart d'heure de re-
pentir suffit pour effacer cinquante ans de cri*
mes, on n'aime à nous voir que dans ce temps-
là. Il faut nous, vêtir dune couleur lugubre; il
faut affecter un air sévère ; on n épargne rien
pour nous rendre effrayants. Dans les autres
cultes cest pis encore. Un catholique mourant
ki-est environné que d objets qui Tépouvantent,
et de cérémonies qui lenterrent tout vivant. Au
soin qu'on prend d'écarter de lui les démons , il
croit en voir sa chambre pleine ; il meurt cent
fois de terreur avant qu'on l'achève ; et c'est dans
cet état d'effroi que l'église aime à le plonger
pour avoir meilleur marché de sa bourse. Ren«
dons grâces au ciel , dit Julie , de n'être point nés
dans ces religions vénales qui tuent les gens pour
en hériter, et qui, vendant le paradis aul riches,
portent jusqu'en l'autre monde l'injuste inégalité
qui règne dans celui-ci. Je ne doute point que
toutes ces sombres idées ne fomentent l'incré^
SIXIÈME PARTIS. SaS
dtilité , et ne donnent une aversion naturelle
pour le culte qui les nourrit. J espère , dit-elle
en me regardant, que celui qui doit élever nos
enfants prendra des maximes tout opposées , et
quil ne leur rendra point la religion lugubre et
triste en y mêlant incessamment des pensées de
mort. S'il leur apprend à bien vivre , ils sauront
assez bien mourir.
Dans la suite de cet entretien , qui fut moins
«erré et plus interrompu que je ne vous le rap-
porte , j achevai de concevoir les maximes de
Julie et la conduite qui m avoit scandalisé. Tout
cela tenoit à ce que, sentant son état parfaite-
ment désespéré, elle ne songeoit plus quà en
écarter linutile et funèbre appareil dont lefïroi
des mourants les environne, soit pour donner
le change à notre affliction , soit pour s ôter à
elle-même un spectacle attristant à pure perte.
La mort, disoit-elle^ est déjà si pénible ! pourquoi
la rendre encore hideuse ? Les soins que les au->
très perdent à vouloir prolonger leur vie , je les
emploie à jouir de la mienne jusqu'au bout : il
ne s agit que de savoir prendre son parti; tout
le reste va de lui-même. Ferai-je de ma chambre
un hôpital, un objet de dégoût et d ennui,' tan-
dis que mon dernier soin est d y rassembler tout
ce qui m est cher? Si j y laisse croupir le mauvais
air, il en &udra écarter mes enfants , ou exposer
leur santé. Si je reste dans un équipage à faire
peur, personne ne me reconnoitra plus; je ne
serai plus la même ; vous vous souviendrez tous
526 LA ROUTELLE HÉLOÏSE.
de m avoir aimée, et ne pourrez plus me souffrir;
j aurai , moi vivante , laffreux spectacle de Thor^
reur que je ferai, même à mes amis, comme si
jetois déjà morte. Au lieu de cela, jai trouvé
fart détendre ma vie sans la prolonger. J existe,
j aime, je suis aimée, je vis jusqu'à mon dernier
soupir. L'instant de la mort n est rien ; le mal de
la nature est peu de chose ; j ai banni tous ceux
de lopinion.
Tous ces entretiens et d autres semblables se
passoient entre la malade, le pasteur, quelque-
fois le médecin, la Fanchon et moi. Madame
dOrbe y étoit toujours présente, et ne s y mèloit
jamais. Attentive aux besoins de son amie, elle
étoit prompte à la servir. Le reste du temps,
immobile et presque inanimée, elle la regardoit
sans rien dire , et sans rien entendre de ce qu on
disoit.
Pour moi, craignant que Julie ne parlât jus-
qu'à s'épuiser, je pris le moment que le ministre
et le médecin s'étoient mis à causer ensemble;
et m'approcbant d'elle , je lui dis à l'oreille : Voilà
bien des discours pour une malade! voilà bien
de la raison pour quelqu'un qui se croit hors
d'état de raisonner !
Oui, me dit*ellc tout bas, je parie trop pour
une malade, mais non pas pour une mourante;
bientôt je ne dirai plus rien. A l'égard des raison-
nements, je n'en fais plus, mais jen ai fait, «le
savois en santé qu'il iàlloit mourir. J'ai Souvent
réfléchi sur ma dernière maladie ; je profite au-
SIXIÈME PARTIE. 627
jourd'hui de ma prévoyance. Je ne suis plus en
état de penser ni de résoudre; je ne fais que dire
ce que j avois pensé , et pratiquer ce que j'avois
résolu.
Le reste de la journée , à quelques accidents
prèSf se passa avec la même tranquillité, et
presque de la même manière que quand tout le
monde se portoit bien. Julie étoit , comme en
pleine santé , douce et caressante ; elle parloit
avec le même sens, avec la même liberté d esprit,
même d un air serein qui alloit quelquefois jus-
qu'à la gfaieté : enfin , je continuois de démêler
dans ses yeux un certain mouvement de joie qui
mlnquiétoit de plus en plus , et sur lequel je ré-
solus de m'édaircir avec elle.
Je n attendis pas plus tard que le même soir.
Comme elle vit que je m'étois ménagé un tête-
à-tête, elle me dit : Vous m avez prévenue, j avois
à VOU9 parler. Fort bien , lui dis*je ; mais puisque
j ai pris les devanii , laissez-moi m'expliquer le
premier.
Alors m'étant assis auprès d elle et la regar-
dant fixement , je lui dis : Julie , ma chère Julie !
vous avez navré mon cœur : hélas! vous avez
attendu bien tard ! Oui , continuai-je , voyant
quelle me regardoit avec surprise, je vous ai
pénétrée ; vous vous réjouissez de mourir ; vous
êtes bien .aise de me quitter. Rappelez-vous la
conduite de votre époux depuis que nous vivons
ensemble ; ai -je mérité de votre part un senti-
ment si cruel? A Tinstant elle me prit les mains,
5^3 LA NOUVELLE HÉLOÏ8E.
et de te ton qui savoit aller chercher Famé : Qui ?
moi ? je veux vous quitter? Est-ce ainsi que vous
lisez dans mon cœur? Avez-vous sitôt oublié notre
entretien d'hier? Cependant, repris-je, vous mou*
rez contente... je lai vu... je le^vois... Arrêtez,
dit-elle : il est vrai , je meurs contente ; mais cesi
de; mourir comme jai vécu^ digne d'être votre
épouse. Ne m'en demandez pas davantage, je ne
vous dirai rien de plus ; mais voici / continuait*
elle en tirant un papier de dessous son chevet ^
où vous achèverez d'éclairçir ce mystère. Ce pa-
pier étoit une lettre ; et je vis quelle vous étoit
adressée^ Je vous la remets ouverte , ajouta-t-elle
en* me la donnant, afin qu'après l'avoir lue vous
-vous déterminiez à l'envoyer ou à la supprimer,
selon ce que vous trouverez le plus convenable
à votre sagesse et à mon honneur. Je vous prie
de ne la lire que quand je ne serai plus ; et je
suis si sûre de ce que vous ferez à ma prière , que
je ne veux pas même que vous me le promettiez.
Cette lettre , cher Saint-Preux , est celle que vous
trouverez ci-jointe. J'ai beau savoir que celle qui
l'a écrite est morte, j'ai peine à croire qu'elle
n'est plus rien..
' Elle me parla ensuite de son père avec inquié-
tude. Quoi! dit-elle, il sait sa fille en danger, et
je n'entends point parler de lui! Lui seroit^il
arrivé quelque malheur ? Auroit-il ces^é de m'ai-
mer ? Quoi 1 mon père ! ... .ce père si tendre. . . .
m'abandonner ainsi ! . . . me laisser mourir sans
le voir ! . . . . sans recevoir sa bénédiction. ... ses
SIXIl^ME PARTIE. 529
derniers embrassements ! O dieu ! quels re-
proches amers il se fera quand il ne me trouvera
plus? Cette réflexion lui étoit douloureuse. Je
jugeai quelle supporteroit plus aisément Fidée
de son père malade , que celle de son père indif-
f!érent. Je pris le parti de lui avouer la vérité. En
effet, ialarme quelle en conclut se trouva moins
cruelle que ses premiers soupçons. Cependant
la pensée de ne plus le revoir lafFecta vivement.
Hélas ! dit-elle, que deviendra-t-il après moi? à
quoitiendra*t41? Survivre à toute sa famille!
quelle vie sera la sienne? Il sera seul, il ne vivra
plu9. Ce moment fut un de ceux où Thorreur de
la mort se faisoit sentir, et où la nature repre-
noit son empire. Elle soupira, joignit les mains,
leva les yeux ; et je vis qu en efTet elle employoit
cette difficile prière qu elle avoit dit être celle du
malade.
Elle revint à moi. Je me sens foible, dit-elle;
je prévois que cet entretien pourroit être le der-
nier que nous aurons ensemble. Au nom de no-
tre union , au nom de nos cbèrs enfants qui en
sont le gage, ne soyez plus injuste envers votre
épouse. Moi-, me réjouir de vous quitter ! vous
qui n avez vécu que pour me rendre heureuse
et sage , vous de tous les hommes celui qui mé
convenoit le plus, le seul peut-être avec qui je
pouvois faire on bon ménage et devenir une
femme de bien ! Ah ! croyez que si je mettois un
prix à la vie , c'étoit pour la passer avec vous.
Ces mots prononcés avec tendresse m émurent
4. 34
53o lA NOUVELLE HÉLOÏSE.
au point qu ei^portant fréquemment à ma bou-
che ses mains que je tenois dans les miennes , je
les sentis se mouiller de mes pleurs. Je ne croyois
pas mes yeux faits pour en répandre. Ce furent
les premiers depuis ma naissance , ce seront les
derniers jusqu'à ma mort. Après en avoir versé
pour Julie , il n en faut plus verser pour rien.
Ce jour fut pour elle un jour de fatigue. La
préparation de madame d'Orbe durant la nuit,
la scène des enfants le matin , celle du ministre
l'après-midi , lentretien du soir avec moi , la-
voient jetée dans Tépuisement. Elle eut un peu
plus de repos cette nuit-là que les précédentes ,
soit à cause de sa foiblesse, soit quen effet la
fièvre et le redoublement fussent mioindres.
Le lendemain , dans la matinée , on vint me
dire qu un homme très mal mis demandoit avec
beaucoup d'empressement à voir iriadame en
particulier. On lui avoit dit letat où elle étoit :
il avoit insisté , disant qu'il s'agissoit d'une bonne
action , qu'il connoissoit bien madame de Wol-
mar , et qu'il savoit que tant qu elle respireroil
elle aimeroit à en faire de telles. Gonune elle
avoit établi pour régie inviolable de ne jamais
rebuter personne , et sur*tout les malheureux ,
on me parla de cet homme avant de le renvoyer.
Je le fis venir. Il étoit presque en guenilles , il
avoit Tair et le ton de la misère ; au reste , je
n'aperçus rien dans sa physionomie et dans ses
propos qui me fit mal augurer de lui. Il s'obsti*
noit à ne vouloir parler qu a Julie. Je lui dis que
SIXIÈME PARTIE. 53l
s'il ne sagifisoit que de quelques secours pour
lui aider à vivre , sans isiportuner pour cela
une femme à lextrémité, je feroiç ce quelle au«
roit pu faire. Non , dit-il , je ne demande point
d argent , quoique j en aie grand besoin ; je de-
mande un bien qui m'appartient , un bien que
j estime plus que tous les trésors de la terre, un
bien que j ai perdu par &ute , et que madame
seule , de qui je le tiens ^ peut me rendre une
seconde fois.
Ce discours , auquel je ne compris rien , me
détermina pourtant. Un malhonnête homme
eût pu dire la même chose , mais il ne leût ja-
mais dite du même ton. Il exigeoit du mystère ^
ni laquais ni femme-de-chambre. Ces précau-
tions me sembloient bizarres ; toutefois je les
pris. Enfin je le lui menai . Il m avoit dit être
connu de madame d'Orbe : il passa devant elle;
elle ne le reconnut point , et j en fus peu sur*
pris. Pour Julie , elle le reconnut à Tinstant, et ,
le voyant dans ce triste équipage , elle me re-
procha de Ty avoir laissé. Cette reconnoissance
fut touchante. Claire , éveillée par le bruit , s ap-
proche, et le reconnott à la fin, non sans don-
ner aussi quelques signes de joie ; mais les té-
moignages de son bon cœur seieignoient dans
n profonde affliction : un seul sentiment ab*
4»orboit tout; elle n'étoit plus sensible à rien.
Je n ai pas besoin , je crois , de vous dire qui
étoit cet homme. Sa présence rappela bien des
souvenirs. Mais , tandis que Julie le consoloit et
34.
532 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lui donnoit de bonnes espérances , elle fat sai-
sie d'un violent étouffement, et se trouva si mal
qu on crut qu elle alloit expirer. Pour ne pas
faire scène, et prévenir les distractions daus un
moment où il ne falloit songer qua la secourir,
je fis passer Thomme dans le cabinet, lavertis-
sant de le fermer sur lui. La Fanchon fut appe-
lée , et à force de temps et de soins la malade
revint enfin de sa pâmoison. En nous voyant
tous consternés autour délie, elle nous dit : Mes
en&nts, ce nest quun essai; cela nest pas si
cruel qu on pense.
Le calme se rétablit; mais lalarme avoit été
si chaude qu elle me fit oublier Thomme dans
le cabinet; et quand Julie me demanda tout bas
ce qu'il étoit devenu , le couvert étoit mis , tout
le monde étoit là. Je voulus entrer pour lui par-
ler ; mais il avoit fermé la porte en dedans , com-
me je lui avois dit ; il fallut attendre après le
dîner pour le faire sortir.
Durant, le repas , du Bosson qui s'y trouvoit ,
parlant d'une jeune veuve quon disoit se rema-
rier, ajouta quelque chose sur le triste sort des
veuves. Il y en a , dis-je , de bien plus à plaindre
encore ; ce sont les veuves dont les maris sont
vivants; Gela est vrai , reprit Fanchon , qui vit
que ce discours s adressoit à elle, sur-tout quand
ils leur sont chers. Alors lentretien tomba sur
le sien ; et , comme elle en avoit parlé avec af-
fection dans tous les temps , il étoit naturel
quelle en parlât de même au moment où la
SIXIÈME PARTIE. 533
perte de sa bienfaitrice alloit lui rendre la sien-
ne encore. plus rude. Cest aussi ce quelle fit en
termes très touchants , louant son hon naturel ,
et déplorant les mauvais, exemples qui lavoient
séduit , et le regrettant si sincèrement , que , dé-
jà disposée à la tristesse , elle s émut jusquà
pleurer. Tout-à-coup le cabinet s'ouvre , Thom-
me en guenilles en sort impétueusement, se
précipite à ses genoux, les embrasse et fond en
larmes. Elle tenoit un verre ; il lui éôhappe : Ab !
malheureux ! doù vien^-tu? elle se laisse aller
sur lui, et seroit tombée .en foiblesse si Ton n eut
été prompt à la secourir.
Le reste est facile à imaginer. En un moment
on sut par toute la maison que Claude Anet
étoit arrivé. Le mari de la bonne Fanchon !
quelle fète ! A peine étoit-il hors de la chambre
qu i#fut équipé. Si chacun n avoit eu que deux
chemises > Anet en auroit autant eu lui tout seul
quil en seroit resté à toUs les autres. Quand je
sortis pour le faire habiller ^ je trouvai qu'on .
m avoit si bien prévenu qull fiillut user d auto*-
rite pour faire tout reprendre à ceux qui lavoient
fourni.
Cependant Fandion ne vouloit point quitter
sa maltresse. Pour lui faire donner quelques
heures à son mari , on prétexta que les enfents
avoient besoin de prendre lair, et tous deux
furent chargés de les conduire.
Cette scène nincommoda point la m^alade
comme les précédentes ;.eUe n avoit rien eu que
534 ^^ NOUVELLE HÉLOÏSE.
d agréable , et ne lui fit que du bien. Nous pas-*
8&mes laprès^midi , Claire et moi , seuls aupr^
d'elle, et nous eûmes deux heures duu entre-
tien paisible , qu elle rendit le plus intéressant ,
le plus charmant que nous eussions jamais eu.
Elle commença par quelques observations sur
le touchant spectacle qui venoit de nous frap-
per , et qui lui rappeloit si vivement les premiers
temps de sa jeunesse ; puis , suivant le fil des
événements, elle fit une courte récapitulation
de sa vie entière pour montrer quà tout pren-
dre elle avoit été douce et fortunée , que de de-
grés en degrés elle étoit montée au comble du
bonheur permis sur la terre , et que laccident
qui terminoit ses jours au milieu de leur course
marquoit , selon toute apparence , dans sa car-
rière naturelle , le point de séparation des biens
et des maux. ^
Elle remercia le ciel de lui avoir donné un
cœur sensible et porté au bien , un entendement
sain , une figure prévenante ; de lavoir fait naî-
tre dans un pays de liberté et non parmi des es*
claves , d une famille honorable et non d une race
de malfaiteurs, dans une honnête fortune et
non dans les grandeurs du monde qui corrom*
peut lame , ou dans Tindigence qui lavilit. Elle
se félicita d'être née dun père et dune mère
tous deux vertueux et bons, pleins de droiture
et d'honneur, et qui, tempérant les défauts lun
de lautre , avoient formé sa raison sur la leur
sans lui donner leur foiblesse ou leurs préjugés.
SIXIÈME PARTIE. 535
WHe vanta FaTantage d'avoir été élevée dans une
religîoii raisonnable et sainte , qui , loin d abru-
tir rhomme, Tennoblit et Féléve, qui , ne fiavo-
risant ni rinapiété ni le fanatisme , permet detré
sage et de croire , d'être humain et pieux tout
à-ûi-foia.
Après cela, serrant la tnain de sa cousine
qaeUe tenoit dans la sienne, et la regardant dé
cet œil que vous devez connoftre et que la lan-
gueur rendoit encore plus touchant : Tous ces
bieosy dit-elle, ont été donnés à mille autres;
mais celui-ci!... le ciel ne la donné qua moi.
J etois femme , et j eus une amie : il nous fit
joaif re en même temps ; il mit dans nos inclina-
tions un accord qui ne s est jamais démenti; il
fit nos cœurs Fun pour lantre; il nous unit dès
le berceau : je Tai conservée tout le temps de mai
vie, et sa main me ferme les yeux. Trouvez un
autre exemple pareil au monde , et je ne me
vante plus de rien. Quels sages conseils ne m a-
t-elle pas donnés ? de quels périls ne m a-t-elle
pas sauvée ? de quels maux ne me consoloit-elle
pas ! Qu eussè-je été sans elle? que n eût-elle pas
fait de moi si je la vois mieux écoutée? Je la vau-
drois peut-ȏtre aujourd'hui! Claire pour toute
réponse baissa la tète sur le sein de son amie ,
et voulut soulager ses sanglots par des pleurs :
il ne fut pas pos^le. Julie la pressa long-temps
contre sa poitrine en silence. Ces moments n ont
ni mots ni larmes.
Elles se remirent, et Julie continua. Ces biens'
536 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
étoieot mêlés d'inconvénients; cest le sort des
choses humaines. Mon cœur étoit fait pour la-
mour, difficile en mérite personnel , indifférent
sur tous les hiens de lopinion.Il étoit presque im-
possible que les préjugés de mon pèce s accordas-
sent avec mon penchant. II me falloit un amant
que j eusse choisi moi-même. 11 s offrit ; je crus
le choisir : sans doute le ciel le choisit pour moi,
afin que, livrée aux erreurs de ma passionne ne
le fusse pas aux horreurs du crime , et que Ta^
mour de la vertu restât au moins dans mon ame
après elle. Il prit le langage honnête et insi-
nuant avec lequel mille fourhes. séduisent tous
les jours autant de filles bien nées : mais seuL
parmi tant d autres il étoit honnête homme et
pensoit ce qu'il disoit. Étoit-ce ma prudence qui
l'a voit discerné? Non; je ne connus d abord de
lui que son langage, et je fus séduite. Je fis par
désespoir ce que d'autres font par effrjonterie :
je me jetai, comme disoit mon père, à sa tête :
il me respecta. Ce fut alors seulement que je pus
le connoitre. Tout homrae capable d'un pareil
trait a lame belle ; alors on y peut compter. Mais
j y comptois auparavant, ensuite j osai compter
sur moi-même; et voilà comment on se perd.
Elle s étendit avec complaisance sur le mérite
de cet amant; elle lui rendoit justice, mais. on
voyoit combien son cœur se plaisoit à la lui renr
dre. Elle le louoit même à ses propres dépens. A
force d être équitable enveis lui , elle étoit inique:
envers elle, et se faisoit tort pour lui faire hon-«
SIXIÈME PARTIE. 687
aeur. Elle alla jusqu'à soutenir qu'il eut plus
d'horreur quelle de ladultère, sans se souvenir
qu'il avoit lui-même réfuté cela. ^
Tous les détails du reste de sa vie furent sui-
vis dans le même esprit. Mylord Edouard, son
mari, ses enfants, votre retour, notre amitié ,
tout fîit mis sous un jour avantageux. Ses mal-
heurs mêmes lui en avoient épargné de plus .
grands. Elle avoit perdu sa mère au moment
que cette perte lui pouvoit être la plus cruelle ;
mais si le ciel la lui eût conservée , bientôt il fût
survenu du désordre dans sa famille. L'appui de
sa mète , quelque foible qu'il fût , eût suffi pour
la rendre plus courageuse à résister à son père ;
et de là seroient sortis la discorde et les scanda-
les , peut-être les désastres et le déshonneur ,
peut-être pis encore si son frère avoit vécu. Elle
avoit épousé malgré elle un homme qu'elle n ai-
moi I point , mais elle soutint qu'elle n'auroit pu
jamais être aussi heureuse avec un autre , pas
même avec celui qu'elle avoit aimé. La mort de
M. d'Orbe lui avoit été un ami , mais en lui ren-
dant son amie. Il n'y avoit pas jusqu'à ses cha-
grins et ses peines qu'elle ne comptât pour des
avantages, en ce qu'ils avoient empêché son
cœur de s'endurcir aux malheurs d'autrui. On
ne sait pas, disoit-elle, quelle douceur c'est de
s'attendrir sur ses propres maux et sur ceux des
autres. La sensibilité porte toujours dans l'ame
un certain contentement de soi-même indépen-
dsint de 1^ fortune et des événements. Que j'ai
538 LA NOUVELLE HELOÎSE.
gémi ! que j ai Tersé de larmes ! Hé bien ! s'il fal-
loit renaître aux mêmes conditions , le mal que
j ai commis seroit le seul que je voudrois re-
trancher ; celui que j'ai souffert me seroit agréa-
ble encore. Saint^Preux , je vous rends ses pro-
pres mots ; quand vous aurea lu sa lettre , vous
les comprendrez pent-étre mieux.
Voyez donc, continaoit-elle, à quelle félicité
je suis parvenue. J'en avois beaucoup ; j en at-
tendois davantage. La prospérité de ma famille,
une bonne éducation pour mes enfants , tout ce
qui m'éloit cher rassemblé autour de moi ou
prêt à letre. Le présent, lavenir, me flattoient
également : la jouissance et Fespoir se réunis-
soient pour me rendre heureuse : mon bonheur
monté par degrés étoit au comble ; il ne pouvoit
plus que déchoir; il étoit venu sans être attend-
dû, il se fut enfui quand je Faurois cru duraMe.
Qu'eût £sût le sort pour me soutenir à ce point?
Un état permanent est-il fait pour l'homme?
Non, quand on a tout acquis il Êiut perdre, ne
fut-ce que le plaisir de la possession qui s'use
par elle. Mon père est déjà vieux ; mes enfants
sont dans l'âge tendre oii la vie est encore mal
assurée : que de pertes pouvoient m'afflîger, sans
qu'il me restât plus rien à pouvoir acquérir!
L'affection maternelle augmente sans cesse , la
tendresse filiale diminue, à mesure que les en-
fants vivent plus loin de leur mère. En avan-
çaat en âge les miens se seroient plus séparés de
moi. Us auroient vécu dans le monde ; ils m'au-
SIXIÈME PARTIE. ^Sg
roient pu négliger. Vous en voulez envoyer un
en Russie ; que de pleurs son départ m auroit
coûtés ! Tout se seroit détaché de moi peu-à-peu,
et rien n'eût suppléé aux pertes que j aurois
fisiites. Combien de fois j aurois pu me trouver
dans letat où je vous laisse ! Enfin n eût-«il pas
Êdlu mourir? peut-être mourir la dernière de
tous ! peut-être seule et abandonnée ! Plus on
vit J plus on aime à vivre , même sans jouir de
rien : j aurois eu lennui de la vie et la terreur
de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au
lieu de cela , mes derniers instants sont encore
a^éables, et jai de la vigueur pour mourir; si
même on peut appeler mourir que laisser vivant
ce qu on aime. Non , mes amis , non , mes en-
fants; je ne vous quitte pas pour ainsi dire; je
reste avec vous; en vous laissant tous unis, mon
esprit, mon cœur vous demeurent. Vous me
verrez sans cesse entre vous ; vous vous sentireiS
sans cesse environnés de moi... Et puis nous
nous rejoindrons , j en suis sûre; le bon Wolmar
lui-même ne m'échappera pas. Mon retour à
Dieu tranquillise mon ame, et m adoucit un
moment pénible; il me promet pour vous le
même destin qu'à moi. Mon sort me suit et s as**
sure. Je fus heureuse , je le suis , je vais letre :
mon bonheur est fixé, je larrache à la fortune;
il n a plus de bornes que Félernité.
Elle en étoit là quand le ministre entra. H
Thonoroit et Testimoit véritablement. Il savoit
mieux que personne combien sa foi étoit vive
54o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
et siocère. Il nen a voit été que plus frappé de
lentretien de la veille/ et en tout de la conte—
nance qu il lui avoit trouvée. Il avoit vu souvent
mourir avec ostentation, jamais avec sérénité.
Peut-être à Fintérét qu il prenoit à elle se joignit-
il un désir secret de voir si ce calme se soutiens-
droit jusqu'au bout.
Elle n eut pas besoin de changer beaucoup le
sujet de lentretien pour en amener un conve-
nable au caractère du survenant. Comme ses
conversations en pleiùe santé» n'étoient jamais
frivoles , elle ne &isoit alors que continuer à
traiter dans son lit avec la même tranquillité des
sujets intéressants pour elle et pour ses amis;
elle agitoit indifféremment des questions qui
n etoient pas indifférentes.
En suivant le fil de ses idées sur ce qui pou-
voit rester délie avec nous , elle nous parloit de
ses anciennes réflexions sur 1 état des âmes sé-
parées des corps ; elle admiroit la simplicité des
gens qui promettoient à leurs amis de venir
leur donner des nouvelles de Vautre monde.
Cela, disoit-elle, est aussi raiwnnable que les
contes de revenants qui font mille désordres et
tourmentent les bonnes femnies ; comme si les
esprits avoient des voix pour parler, et des mains
pour battre (i) ! Comment un pur esprit agi-
•
(i) Platon dit qu'à la mort les âmes des justes qui
n^ont point contracté de souillure sur la terre se déga-
gent seules de la matière dans toute leur pureté. Quant
à ceux qui se sont ici-bas asservis à leurs passions, il
SIXIÈME PARTIE. 54l
roît-il sur une ame enfermée clans un corps , et
qui , en vertu de cette union , ne peut rien aper-
cevoir que par Fentremise de ses organes? Il n y
a pas de sens à cela. Mais j avoue que je ne vois
point ce qu il y a d absurde à supposer qu une
ame libre d un corps qui jadis habita la terre
puisse y revenir encore y errer , demeurer peut-
être autour de ce qui lui (ut cher ; non pas pour
nous avertir de sa présence , elle n a nul moyen
pour cela ; non pas pour agir sur nous et nous
communiquer ses pensées, elle na point de
prise pour ébranler les organes de notre cer-
veau ; non pas pour apercevoir non plus ce que
nous faisons , car il £siudroit qu elle eût des sens ;
mais pour connoitre elle-même ce que nous pen-
sons et ce que nous sentons , par une commu-
nication immédiate , semblable à celle par la-
quelle Dieu lit nos pensées dès cette vie , et par
laquelle nous lirons réciproquement les siennes
dans lautre, puisque nous le verrons iàce à
face' (i). CSar enfin, ajouta- t-elle en regardant
ajoute que leurs âmes ne reprennent point sitôt leur pu-
reté primitive , mais qu'elles entrainent avec elles des par-
ties terrestres qui les tiennent comme enchaînées autour
des débris de leurs corps. Voilà , dit-il , ce qui produit ces
simulacres sensibles qu'on voit quelquefois errants sur
les cimetières, en attendant de nouvelles transmigrations.
C'est une manie commune aux philosophes de tous les
âges de nier ce qui est , et d'expliquer ce qui n'est pas.
(i) Gela me parott très bien dit : car qu'est-ce que voir
Dieu face à face , si ce n'est lire dans la suprême Intelli
çence ?
542 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
le ministre , à quoi eerviroient des $en8 lorsqu'ils
nauroat plus riea à Esiire? L'Être étemel ne se
voit ni ne s en tend; il se fait sentir; il ne parJe
ni aux yeux ni aux oreilles , mais au cœur.
Je compris, à la réponse du pasteur et à quel-
ques signes d'intelligence y quun des points cri-
devant contestés entre eux étoit la résurrectiocx
des corps. Je m aperçus aussi que je commençois
à donner un peu plus d attention aux articles de
la religion de Julie où la foi se rapprochoit de la
raison.
Elle se complaisoit tellement à ses idées ^
que quand elle n'eût pas pris son parti sur ses
anciennes opinions , c eût été une cruauté d'ea
déti^uire une qui lui sembloit si douce dans Fétat
où elle se trouvoit. Cent fois , disoit*«lle , j ai
pris pJus.de plaisir à faire quelque bonne œuvre
en imaginant ma mère présente qui lisoit dans
le cœur de sa fille et 1 applaudissoit. Il y a qud-
que chose de si consolant à vivre encore sous les
yeux de ce qui nous fut cher? Gela fait qu il ne
meurt qu a moitié pour nous. Vous pouvez juger
si durant ces discours la main de Glaire étoit
souvent serrée.
Quoique le pasteur répondit à tout avec beau-
coup de douceur et de modération, et quil af-*
fectàt même de ne la contrarier en rien , de peur
qu on ne prit son silence sur d'autres points pour
un aveu, il ne laissa pas d'être ecclésiastique un
moment , et d exposer sur l'autre vie une doc-
trine opposée. Il dit que Timniensité , la gloire
SIXIÈME PAUTIK. 543
et les attributs de Dieu seroient le seul objet
doDt Tame des bienheureux seroit occupée ; que
celte cootemplation sublime eilaceroit tout au-
tre souvenir ; qu on ne se vcrroit point , qu on
ne se reconnoitroit point , même dans le ciel , et
qu'à cet aspect ravissant on ne songeroit plus à
rien de terrestre.
Cela peut être , reprit Julie : il y a si loin de
la bassesse de nos pensées à lessence divine,
que nous ae pouvons juger des eilets quelle
produira sur nous quand nous serons en état
de la contempler. Toutefois , ne pouvant main-*
tenant raisonner que sur mes idées , j'avoue que
je me seps des affections si chères, qu'il m'en
coûteroit de penser que je ne les aurai plus. Je
me suis même fait une espèce d argument qui
flatte mon espoir. Je me dis qu'une partie de mon
bonheur consistera dans le témoignage d'une
bonne conscience. Je me souviendrai donc de
ce que j'aurai fait sur la terre ; je me souviendrai
donc aussi des gens qui m'y ont été chers ; ils
me le seront donc encore : ne les voir (i) plus
seroit une peine , et le séjour des bienheureux
n'en admet point. Au reste , ajouta-t-elle en
(i) U est aisé de comprendre que par ce mot voir elle
entend un pur acte de TenteDdemAot, semblable à celui
par lequel Dieu nous voit, et par lequel dous verrons
Dieu. Les sens ne peuvent imaginer Timmédiate commu-
nication des esprits ; mais la raison la conçoit très bien ,
et mieux , ce me semble , que la communication du mou-
vement dans les corps.
544 ' L^ IfÔUYELLE HÉLOÏSE.
regardant le ' ministre d un air assez gai, si je
me trompe, un jour ou deux d erreur seront
bientôt passés : dans peu j en saurai là-dessus
plus que vous-mèmew En attendant, ce qu'il y a
pour moi de très sûr , c est que tant que je me
souviendrai d avoir habité la terre, j aimerai
ceux que j y ai aimés, et mon pasteur naura pas
la dernière place.
Ainsi se passèrent les entretiens de cette jour-
née, où la sécurité, lespérance, le repos de
lame , brillèrent plus que jamais dans celle de
Julie , et lui donnoient d avance , au jugement
du ministre, la paix des bienheureux dont elle
alloit augmenter le nombre. Jamais elle ne fut
plus tendre, plus vraie, plus caressante, plus
aimable , en un mot plus elle-même. Toujours
du «ens , toujours du sentiment , toujours la fer-
meté du sage , et toujours la douceur du chré-
tieUi Point de prétention , point d apprêt , point
de sentence ; pai^tout la naïve expression de ce
qu elle sentoit; par-tout la simplicité de son cœur.
Si quelquefois elle contraignoit les plaintes que
la souiFrance auroit dû lui arracher , ce n'étoit
point pour jouer l'intrépidité stoïque, cetoit de
peur de navrer ceux qui étoient autour d elle ;
et quand les horreurs de la mort faisoient quel-
que instant pâtir la nature , elle ne cachoit point
ses frayeurs , elle se laissoit consoler: sitôt qu elle
étoit remise elle consoloit les autres. On voyoit,
on sentoit son retour; son air caressant le di-
soit à tout le monde. Sa gaieté n étoit point con-
SIXIÈME PARTIE. 545
trainte , sa plaisanterie même étoit touchante ;
on avoit le sourire à la bouche et les yeux .en
pleurs. Otez cet eflhroi qui ne permet pas de
jouir de ce quon va perdre , elle plaisoit plu»,
elle étoit plus aimable qu en santé même , et
le dernier jour de sa vie en fut aussi le plus
charmant.
Vers le soir elle eut encore un accident qui ,
bien que moindre que celui du matin , ne lui
permit pas de voir long-temps ses enfants. Ce-
pendant elle remarqua qu Henriette étoit chan-
gée« On lui dit quelle pleuroit beaucoup et ne
mangeoit point. On ne la guérira pas de cela,
dit-elle en regardant Glaire ; la maladie est dans
le sang«
Se sentant bien revenue, elle voulut quon
soupàt dans sa chambre. Le médecin s y trouva
comme le matin« La Fanchon , qu il falloit tou-
jours avertir quand elle devoit venir manger à
notre table , vint ce soir-là sans se faire appeler.
Julie s en aperçut et sourit. Oui, monenfiint,
lui dit-elle 9 soupe encore avec moi ce soir; tu
auras plus long«temps ton manque ta maîtresse.
Puis elle me dit : Je n ai pas besoin de vous re-
commander Claude A net. Non , repris- je ; tout
ce que vous avez honoré de votre bienveillance
n a pas besoin de m'être recommandé.
Le souper fut encore plus agréable que je ne
m y étois attendu. Julie, voyant quelle pouvoit
soutenir la lumière, fit approcher la table, et,
ce qui sembloit inconcevable dans Fétat où elle
4. Vy
1
546 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
étoit , elle eut appétit. Le médecin , qui ne voyoir
plus d'inconvénient à le satisfaire , lui offrit un
blanc de poulet. -Non, dit- elle; mais je mange-
rais bien de cette ferra (i). On lui en donna un
petit morceau ; elle le mangea avec un peu de
pain, et le trouva bon. Pendant qu elle mangeoit
il falloit voir madame d'Orbe la regarder; il fol-
loit le voir , car cela ne peut se dire. Loin que ce
quelle avoit mangé lui fit mal , elle en parut
mieux le reste du souper : elle se trouva même
de si bonne humeur, quelle s avisa de remar-
quer, par forme de reproche , qu il y avoit long-
temps que je n avois bu de vin étranger. Don-
nez, dit-elle, une bouteille de vin d'Espagne à
ces messieurs. A la contenance du médecin, elle
vit qu il s attendoit à boire du vrai vin d'Espagne,
et sourit encore en regardant sa cousine : j'aper-
çus aussi que , sans taire attention à tout cela ,
Glaire , de son côté , commençoit de temps à au-
tre à lever les yeux avec un peu d agitation tantôt
sur Julie et tantôt sur Fanchon , à qui ces yeux
sembloient dire ou demander quelque chose.
Le vin tardoit à venir : on eut beau chercher
la clef de la cave, on ne la trouva point; et Ion
jugea, comme il étoit vrai, que le valet-de-cham-
bre du Baron , qui en étoit chargé , Favoit em-
portée par mégarde. Après quelques autres in-
formations , il iiit clair que la provision d un seul
(i) Excellent poisson particulier au lac de Genève, et
qu*on dY trouve qu'en certains temps.
SIXIÈME PARTIE. 547*
jour en avoit duré cinq, et que le vin manquoit
sans que personne s en fût aperçu , malg[ré plu-
sieurs nuits de veille (i). Le médecin tomboit
des nues. Pour moi, soit quil fallût attribuer
cet oubli à la tristesse ou à la sobriété des do**
mestiques , j eus honte d user avec de telles gens
des précautions ordinaires; je fis enfoncer la
porte de la cave , et j'ordonnai que désormais
tout le monde eût du vin à discrétion.
La bouteille arrivée on en but. Le vin fut
trouvé excellent. La malade en eut envie ; elle
en demanda une cuillerée avec de i eau : le mé"
decin le lui donna dans un verre, et voulut
qu elle le bût pur. Ici les coups-d œil devinrent
plus fréquents entre Claire et la Fanchon , mais
comme à la dérobée et craignant toujours d en
trop dire.
Le jeûne , la foiblesse , le régime ordinaire à
Julie , donnèrent au vin une grande activité.
Ah ! dit-elle , vous m avez enivrée ! après avoir
attendu si tard , ce n etoit pas la peine de com-
mencer ; car c est un objet bien odieux qu'une
femme ivre. En effet , elle se mit à babiller , très
sensément pourtant à son ordinaire , mais avec
(i) Lecteurs à beaux laquais, ne demandez point avec
un ris moqueur où Ton avoit pris ces gens-là. On tous
a répondu d'avance : on ne les avoit point pris , on les
avoit faits. Le problème entier dépend d'un point unique :
trouvez seulement Julie , et tout le reste est trouvé. Les
hommes en général ne sont point ceci ou cela , ils sont
ce qu'on les fait être.
35.
548 LA NOUVELLE BÉLOÏSE.
plus de vivacité qu auparavant. Ce qu il y avoit
d'étonnant, cest que son teint netoit point al-
lumé ; ses yeux ne brilloieni que d'un feu modéré
par la langueur de la maladie ; à la pâleur près ,
on Fauroit crue en santé. Pour alors Fémotion
de Claire devint tout-à-fait visiUe. Elle élevoic
un œil craintif alternativement sur Julie , sur
moi , sur la Fanchon , mais principalement sur
le médecin : tous ces regards étoient autant dln-
terrogations quelle vouloit et n osoit faire : on
eût dit toujours qu elle alloit parler , mais que
la peur d'une mauvaise réponse la retenoit ; son
inquiétude étott si vive qu elle en paroissoit op-
pressée.
Fanchon , enhardie par ces signes , hasarda
de dire , mais en tremblant et à demi-voi\ , qu il
sembloit que madame avoit un peu moins souf-
fert aujourd'hui... que la dernière convulsion
avoit été moins forte... que la soirée.*. Elle resta
interdite. Et Claire, qui pendant qu'elle avoit
parlé trembloit comme la feuille , leva des yeux
craintifs sur le médecin , les regards attachés
aux siens , Foreille attentive , et n'osant respirer
de peur de ne pas bien entendre ce qu'il alloit
dire.
Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir
tout cela. Du Bosson se lève, va tàter le pouls
de la malade, et dit : Il n'y a point là d'ivresse
ni de fièvre; le pouls est fort bon. A l'instant
Claire s'écrie en tendant à demi les deux bras :
Hé bien! monsieur!... le pouls?... la fièvre?...
SIXIÈME PARTIE. 549
La voix lai manquoit , mais ses mains écartées
restoient toujours en avant ; ses yeux petiiloient
d'impatience; il ny a voit pas un muscle à son
visage qui ne fut en action. IjC médecin ne ré-
pond rien , reprend le poignet , examine les
yeux , la langue , reste un moment pensif, et dit :
Madame , je vous entends bien : il m est impos-
sible de dire à présent rien de positif; mais si
demain matin à pareille heure elle est encore
dans le même état , je réponds de sa vie. A ce
mot Claire part ccHiime un édair , renverse deux
chaises et presque la table , saute au cou du mé-
decin , Fembrasse^ le baise mille fois en sanglo-
tant et pleurant à chaudes larmes , et toujours
avec la même impétuosité, s'ôtedu doigt une
bague de prix , la met au sien malgré lui , et
lui dit hors d'haleine : Ah ! monsieur , si vous
nous la rendez , vous ne la sauverez pas seule.
Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle
regarde son amie , et lui dit duiv ton tendre et
douloureux : Ah ! cruelle , que tu me fais regret-
ter la vie ! veux-tu me faire mourir désespérée ?
Faudra-t-il te préparer deux fois ? Ce peu de mots
fut un coup de foudre ; il amortit aussitôt les
transports de joie, mais il ne put étouffer tout-
à-fait lespoir renaissant.
En un instant la^réponse du médecin fut sue
par toute la maison. Ces bonnes gens crurent
déjà leur maîtresse guérie.. Ils résolurent tout
d'une voix de faire au médecin , si elle en reve-
noit , un présent en commun pour lequel cha-
55o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
cun donna trois mois de ses gages ; et largent
fut sur-le-champ consigné dans les mains de la
Fanchdn , les uns prêtant aux autres ce qui leur
manquoit pour cela. Cet accord se fit avec tant
d empressement, que Julie entendoit de son lit
le bruit de leurs acclamations. Jugez de leflet
dans le cœur d une femme qui se sent mourir !
Elle me fit signe , et me dit à Toreille : On in*a
fait boire jusqu'à la lie la coupe amère et douce
de la sensibilité.
Quand il fut question de se retirer , madame
d'Orbe , qui partagea le lit de sa cousine comme
les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme*
de-chambre pour relayer cette nuitlaFanchon;
mais celle-*ci s'indigna de cette proposition, plus
même , ce me sembla , qu elle n eût fait si son
mari ne fat pas arrivé. Madame d'Orbe s'opiniàr*
tra de son côté , et les deux femmes-de-chambre
passèrent la nuit ensemble dans le cabinet : je
la passai dans la chambre voisine; et l'espoir
avoit tellement ranimé le zélé , que ni par or-
dre ni par menaces je ne pus envoyer coucher
un seul domestique : ainsi toute la maison resta
sur pied cette nuit avec une telle impatience,
qu'il y avoit peu de ses habitants qui n'eussent
donné beaucoup de leur vie pour être à neuf
heures du matin. ^
J'entendis durant la nuit quelques allées et
venues qui ne m'alarmèrent pas ; mais sur le
matin que tout étoit tranquille , un bruit sourd
frappa mon oreille. J'écoute, je crois distinguer
SIXIÈME PARTIE. 55l
des gémissements. J accours y j entre , j ouvre le
rideau... Saint-Preux !... cher Saint-Preux !..•
je vois les deux amies sans mouvement et se
tenant embrassées , Tune évanouie et lautre ex*
pirante. Je m écrie , je veux retarder ou recueil-
lir son dernier soupir, je me précipite. Elle n'é-
toit plus.
Adorateur de Dieu, Julie netoit plus... Je
ne vous dirai pas ce qui se fît durant quelques
heures; j'ignore ce que je devins moi-même.
Revenu du premier saisissement , je m'informai
de madame d'Orbe. J'appris qu'il avoit fallu ta
porter dans sa chambre , et même l'y renfer^
mer; car elle rentrait à chaque instant dans
celle de Julie , se jetoit sur sou corps , le ré-*
chaufïbit du sien , s'efiPorçoit de le ranimer , le
pressoit , s'y coUoit avec une espèce de rage ,
Tappeloit à grands cris de mille noms passion-
nés , et nourrissoit son désespoir de tou« ces ef*
forts inutiles.
En entrant je la trouvai tout-à*fait hors de
sens , ne voyant rien , n'entendant rien , ne con-*
noissant personne , se roulant par la chambre en
se tordant les mains et mordant les pieds des
chaises, murmurant d'une voix sourde quelques
paroles extravagantes , puis poussant par longs
intervalles des cris aigus qui faisoient tressaillir.
Sa femme-de-chambre au pied de son lit , con-
sternée , épouvantée , immobile , n'osant souf-
fler , cherchoit à se cacher d'elle ,. et trembloit
de tout son corps. En effet, les convulsions
55a LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
dont elle étoit agitée avoient quelque chose d ef-
frayant. Je fis signe à la femme-de-chamhre de
«e retirer , car je oraignois qu un seul mot de
consolation lâché mal-à-propos ne la mit ea
fureur.
Je n essayai pas de lui parler , elle ne m eût
point écouté ni même entendu; mais au bout
de quelque temps, la voyant épuisée de fatigue,
je la pris et la portai dans un fauteuil ; je m assis
auprès d elle en lui tenant les mains ; j'ordonnai
qu on amenât les enfants , et les fis venir autour
d elle. Malheureusement le premier qu elle aper-
çut fut précisément la cause innocente dé la
mort de son amie. Cet aspect la fit frémir. Je
vis ses traits s'altérer, ses regards s'en détourner
avec une espèce d'horreur , et ses bras en con-
traction se roidir pour le repousser. Je tirai l'en-
fant à moi. Infortuné ! lui dis-je , pour avoir élé
trop cher à Tune tu deviens odieux à l'autre :
elles n'eurent pas en tout le même cœur. Ces
mots l'irritèrent violemment et m'en attirèrent
de très piquants. Us ne laissèrent pourtant pas
de faire impression. Elle prit l'enfant dans ses
bras et s'efforça de le caresser : ce fut en. vain ;
elle le rendit presque au même instant ; elle con-
tinue même à le voir avec moins de plaisir que
l'autre , et je suis bien aise que ce ne soit pas
celui-là qu'on a destiné à sa fille.
■ Gens sensibles , qu'eussiez-vous fait à ma
place? ce que faisoit madame d'Orbe. Après
avois mis ordre aux enfants , à madame d'Orbe ,
» « - -
Sixième t»ARtiE. 553
aux funérailles de la seule personne que j'aie
aimée , il fallut monter à cheval , et partir , là
mort dans le cœur , pour la porter au plus dé-
plorable père. Je lé trouvai souffrant de sa chute ,
agité , troublé de laccident de sa fille : je le lais^
sai accablé de douleur , de ces douleurs de vieil-
lard , qu on n'aperçoit pas au dehors , qui n'ex-
citent ni gestes ni cris, mais qui tuent. 11 n'y
résistera jamais, j'en suis sûr, et je prévois dé
loin le dernier coup qui manque au malheur de
son ami. Le lendemain je fis toute la diligence
possible pour être de retour de bonne heure et
rendre les derniers honneurs à la plus digne des
femmes. Mais tout n'étoit pas dit encore. Il fal-
loit qu'elle ressuscitât pour me donner l'horreur
de la perdre une seconde fois.
. En approchant du logis , je vois un de mes
gens accourir à perte d'haleine , et s'écrier
d'aussi loin que je pus l'entendre : Monsieur ,
monsieur, hâtez- vous , madame n'est pas morte.
Je ne compris rien à ce propos insensé; j'ac-
cours toutefois. Je vois la cour pleine de gens
qui versoient des larmes de joie , en donnant à
grands cris des bénédictions à madame de Wol-
mar. Je demande ce que c'est ; tout le monde est
dans le transport , personne ne peut me répon-
dre : la tète avoit tourné à mes propres gens. Je
monte à pas précipités dans l'appartement de
Julie ; je trouve plus de vingt personnes à ge-
noux autour de son lit et les yeux fixés sur elle.
Je m'approche ; je la vois sur ce lit habillée et
554 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
parée; le cœur me bat: je lexamine... Hélas !
elle étoit morte ! Ce moment de fausse joie sitôt
et si cruellement éteinte fut le plus amer de ma
vie. Je ne suis pas colère, je me sentis vive-
ment irrité. Je voulus savoir le fond de cette ex-
travagante scène. Tout étoit déguisé , altéré ,
changé ; j eus toute la peine du monde à démê-
ler la vérité. Enfin , j en vins à bout ; et voici
rhistoire du prodige.
Mon beau -père, cdarmé de laccident qui!
avoit appris , et croyant pouvoir se passer de son
valet-de-chambre, la voit envoyé, un peu avant
mon arrivée auprès de lui , savoir des nouvelles
de sa fille. Le vieux domestique , fatigué du che-
val , avoit pris un bateau , et , traversant le lac
pendant la nuit , étoit arrivé à Glarens le matin
même de mon retour. En arrivant , il voit la
consternation , il en apprend le sujet ; il monte
en gémissant à la chambre de Julie , il se met à
genoux au pied de son lit, il la regarde , il pleu-
re , il la contemple. Ah ! ma bonne maîtresse !
ah ! que Dieu ne m a-t-il pris au lieu de vous !
Moi qui suis vieux , qui ne tiens à rien , qui ne
suis bon à rien , que fais-je sur la terre? Et vous
qui étiez jeune , qui faisiez la gloire de votre fa«
mille, le bonheur de votre maison , lespoir des
malheureux... hélas ! quand je vous vis naître ,
étoit-ce pour vous voir mourir?...
Au milieu des exclamations que lui arra-
choient son zèle et son bon cœur, les yeux tou-
jours collés sur ce visage , il crut apercevoir un
SIXIÈME PARTIE. 555
mouvement : son imagination se frappe ; il voit
Julie tourner les yeux , le regarder , lui faire un
signe de tête. Il se lève avec transport , et court
par toute la maison en criant que madame n est
pas morte , qu elle la reconnu , qu il en est sûr ^
quelle en reviendra. Il n en fallut pas davan-
tage ; tout le monde accourt , les voisins , les
pauvres , qui faisoient retentir lair de leurs la*
mentations , tous s écrient: Elle nest pas morte!
Le bruit s en répand et s augmente : le peuple ,
ami du merveilleux, se prête avidement à la
nouvelle; on la croit comme on la désire; cha*
cun cherche & se i^re téte en appuyant la cré-
dulité commune. Bientôt la défunte n'avoit pas
seulement fait signe , elle avoit agi , elle avoit
parlé , et il y avoit vingt témoins oculaires de
faits circonstanciés qui n'arrivèrent jamais.
Sitôt qu on crut qu elle vivoit encore , on fit
mille efforts pour la ranimer; on sempressoit
autour d elle , on lui parloit , on Finondoit d eaux
spiritueuses, on touchoit si le pouls ne revenoit
point* Ses femmes , indignées que le corps de
leur maîtresse restât environné d'hommes dans
un état si négligé , firent sortir tout le monde ,
et ne tardèrent pas à connottre combien on sa*
busoit. Toutefois ne pouvant se résoudre à dé-
truire une erreur si chère , peut-être espérant
encore elles-mêmes quelque événement miracu-
leux, elles vêtirent le corps avec soin , et, quoi-
que sa garde-robe leur eût été laissée , elles lui
prodiguèrent la parure ; ensuite lexposant sur uu
556 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
lit, et laissant les rideaux ouverts, elles se remi-*
rent à la pleurer au milieu de la joie publique.
Cetoit au plus fort de cette fermentation que
j etois arrivé. Je reconnus bientôt qu il étoit im-
possible de faire entendre raison à la multitude;
que si je faisois fermer la porte et porter le corps
à la sépulture , il pourroit arriver du tumulte ;
que je passerois au moins pour un mari parri-
cide qui faisoit enterrer sa femme en vie , et que
je serois en horreur dans tout le pays. Je réso-
lus d attendre. Cependant , après plus de trente-
six heures, par lextréme chaleur quil faisoit,
les chairs commençoient à se corrompre ; et
quoique le visage eût gardé ses traits et sa dou-
ceur , on y voyoit déjà quelques signes d'altéra-
tion. Je le dis à madame d'Orbe qui restoit de-
mi-morte au chevet du lit. Elle n avoit pas le
bonheur d'être la dupe d'une illusion si gros-
sière; mais elle feignoit de s'y prêter pour avoir
un prétexte d'être incessamment dans la cham-
bre,.* d'y navrer son cœur à plaisir, de l'y re-
paître de ce mortel spectacle , de s'y rassasier
de douleur.
Elle m'entendit, et prenant son parti san5
rien dire , elle sortit de la chambre. Je la vis
rentrer un moment après tenant un voile dk)r
brodé de perles que vous lui aviez apporté des
Indes (i); puis, s'approchant du lit, elle baisa
(i) On voit assez que c^est le sonçe âe Saint-Preux,
dont madame d'Orbe avoit Timagination toujours pleine,
SIXIÈME PARTIE. 667
le voile , en couvrit en pleurant la face de son
amie , et s écria d'une voix éclatante : « Maudite
M soit Tindigne main qui jamais lèvera ce voile !
« maudit soit Fœil impie qui verra ce visage dé-
« figuré » l Cette action , ces mots , frappèrent
tellement les spectateurs, qu'aussitôt, comme
par une inspiration soudaine , la même impré-
cation fut répétée par mille cris. Elle a fait tant
d'impression sur tous nos gens et sur tout le
peuple , que la défunte ayant été mise au cercueil
dans ses habits et avec les plus grandes précau-
tions, elle a été portée et inhumée dans cet état ,
sans qu'il se soit trouvé personne assez hardi
pour toucher au voile (1).
Le sort du plus à plaindre est d'avoir encore
à consoler les autres. C'est ce qui me reste à
faire auprès de mon beau -père, de madame
d'Orbe , des amis , des parents , des voisins , et
de mes propres gens. Ijc reste n'est rien ; mais
mon vieux ami ! mais madame d'Orbe ! il £siut
voir l'affliction de celle-ci pour juger de ce
quelle ajoute à la mienne. Loin de me savoir
gré de mes soins , elle me les reproche ; mes
attentions l'irritent , ma froide tristesse laigrit ;
qui lui suggère l'expédient de ce voile. Je crois- que si
Ton y regardoit de bien près , on trouveroit ce même
rapport dans Faccom plissement de beaucoup de prédic-
tions. L'événement n'est pas prédit parcequ'il arrivera ;
mais il arrive parcequ'il a été prédit.
(1) Le peuple du pays de Vaud, quoique protestant,
ne laisse pas d'être extrêmement superstitieux.
558 LA NOUVELLE HÉL01SE.
il lui faut des regrets amers semblables auic
siens , et sa douleur barbare voudroit voir toux
le monde au désespoir. Ce qu'il y a de plus dé-
solant est qu on ne peut compter sur rien avec
elle, et ce qui la soulage un moment la dépite
un moment après. Tout ce qu elle fait , tout ce
qu elle dit approche de la folie , et seroit risible
pour des gens de sang~froid. J ai beaucoup à
souffrir; je ne me rebuterai jamais. En servant
ce qu aima Julie , je crois Thonorer mieux que
par des pleurs.
Un seul trait vous fera juger des autres. Je
croyois avoir tout fait en engageant Claire à se
conserver pour remplir les soins dont la chargea
son amie. Exténuée d agitations , d abstinences ,
de veilles , elle sembloit enfin résolue à revenir
sur elle-même , à recommencer sa vie ordinaire,
à reprendre ses repas dans la salle à manger.
La première fois quelle y vint, je fis dîner les
enfants dans leur chambre , ne voulant pas cou-
rir le hasard de cet essai devant eux; car le
spectacle des passions violentes de toute espèce
est un des plus dangereux quon puisse offrir
aux enfants. Ces passions ont toujours dans
leurs excès quelque chose de puéril qui les
amuse , qui les séduit , et leur fait aimer ce
quils devroient craindre (i). Ils nen avoient
déjà que trop vu.
(i) Voilà pourquoi dous aimons tous le théâtre , et
plusieurs d^entre nous les romans.
SIXIÈME PARTIE. 559
En entrant elle jeta un coup-d'œil sur la table
et vit deux couverts , à Tinstant elle s assit sur la
première chaise qu elle trouva derrière elle, sans
vouloir se mettre à table ni dire la raison de ce
caprice. Je crus la deviner, et je fis mettre un
troisième couvert à la place qu occupoit ordinai-
rement sa cousine. Alors elle se laissa prendre
par la main et mener à table sans résistance ,
rangeant sa robe avec soin , comme si elle eût
craint dembarrasser cette place vide. A peine
avoit-elle porté la première cuillerée de potag[e
à sa bouche, quelle la repose, et demande d'un
ton brusque ce que faisoit là ce couvert puisqu'il
n etoit point occupé. Je lui dis qu elle avoit rai-
son , et fis ôter le couvert. Elle essaya de man*
ger , sans pouvoir en venir à bout. Peu*à-peu son
cœur se gonfloit , sa respiration devenoit haute
et ressembloit à des soupirs. Enfin elle se leva
tout-à*coup de table, sen retourna' dans sa
chambre sans dire un seul mot, ni rien écouter
de tout ce que je voulus lui dire , et de toute
la journée elle ne prit que du thé.
Le lendemain ce fut à recommencer. J'ima-
ginai un moyen de la ramener à la raison par
ses propres caprices, et d amollir la dureté du
désespoir par un sentiment plus doux. Vous
savez que sa fille ressemble beaucoup à madame
de Wolmar. Elle se plaisoit à marquer cette res-
semblance par des robes de même étofFe, et elle
leur avoit apporté de Genève plusieurs ajuste-
ments semblables , dont elles se paroient les
56o LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
mêmes jours. Je fis donc habiller Henriette le
plus à rimitatioQ de Julie quil Ait possible, et,
après lavoir bien instruite , je lui fis occuper à
table le troisième couvert qu on avoit mis comme
la veille.
Claire, .au premier coup-dœil, comprit mon
intention ; elle en fiit touchée ; elle me jeta un.
regard tendre et obligeant. Ce fut là le premier
de mes soins auquel elle parut sensible , et j*au«
gurai bien d'un -expédient qui la disposoit à lat-
tendrissement.
Henriette , fière de représenter sa petite ma-
man, joua parfaitement son rôle, et si par-
faitement que je vis pleurer les domestiques.
Cependant elle donnoit toujours à sa mère le
nom de maman, et lui parloit avec le respect
convenable ; mais, enhardie par le succès, et par
mon approbation qu elle remarquoit fort bien ,
elle s avisa de porter la main sur une cuiller, et
de dire, dans une saillie : Claire, veux-tu décela?
Le geste et le ton de voix furent imités au point
que sa mère en tressaillit. Un moment après ,
elle part d'un grand éclat de rire , tend son as-
siette en disant, oui, mon enfknt, donne; tu es
charmante. Et puis elle se mit à manger avec
une çividité qui me surprit. En la considérant
avec attention, je vis de 1 égarement dans ses
yeux, et dans son geste un mouvement plus
brusque et plus décidé qu à lordinaire. Je Tem-
péchai de manger davantage; et je fis bien, car
une heure après elle eut une violente indigestion
SIXIÈME PARTIE. 56l
qui leùt infailliblement étouffée si elle eut coq*-
tinué de manger. Dès ce moment je résolus de
supprimer tous ces jeux, qui pouvoient allumer
son imagination au point qu on n en seroit plus
mattre. Comme on guérit plus aisément de laf-
fliction que de la folie , il vaut mieux la laisser
souffrir davantage , et ne pas exposer sa raison.
Voilà, mon cher, à peu près où nous en som-
mes. Depuis le retour du baron , Claire monte
chez lui tous les matins , soit tandis que j y suis ,
soit quand j en sors : ils passent une heure ou
deux ensemble , et les soins qu elle lui rend fiaici'-
litent un peu ceux qu on prend d elle. D ailleurs
elle commence à se rendre plus assidue auprès
des enfants. Un des trois a été malade, précisé-
ment celui quelle aime le moins. Cet accident
lui a fait sentir qu il lui reste des pertes à faire ^
et lui a rendu le zélé de ses devoirs. Avec tout
cela elle n est pas encore au point de la tristesse ;
les larmes ne coulent pas enicore : on vous attend
pour en répandre ; c est à vous de les essuyer*
Vous devez m'entend re. Pensez au dernier con-
seil de Julie : il est venu de moi le premier, et je
le crois plus que jamais utile et sage. Venez vous
réunir à tout ce qui reste d elle. Son père , son
amie, son mari, ses enfants, tout vous attend,
tout vous désire, vous êtes nécessaire à tous.
Enfin, sans m*exp}iquer davantage, venez par-
tager et guérir mes ennuis : je vous devrai peut-
être plus que personne.
4. 3a
562 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
LETTRE XII.
DE JULIE A SAINT-PREUX.
CETTE LETTAE ÉTOIT INGIUSB DAlfS LA PEECÉDEirTB.
IL faut renoncer à noê projets. Tout est changé ^
mon bon ami : soufirons ce changement sans
murmure; il vient dune main plus sage que
nous. Nous songions à nous réunir : cette réunion
n étoit pas bonne. C'est un bienfait du ciel de
ravoir prévenue ; sans doute il prévient des mal-
heurs.
Je me suis long-temps fait illusion. Cette illu-
sion me fut salutaire ; elle se détruit au moment
que je n en ai plus besoin. Vous m avez crue gué-
rie , et j ai cru Tètre. Rendons grâces à celui qui
fit durer cette erreur autant qu elle étoit utile ^
qui sait si me voyant si près de labyme la tète ne
meut point tourné? Oui, jeus beau vouloir
étouffer le premier sentiment qui m'a fait vivre,
il s'est concentré dans mon cœur. Il s y réveille
au moment qu il n est plus à craindre ; il me sou-
tient quand mes forces m'abandonnent; il me
ranime quand je me meurs. Mon ami , je fais cet
aveu sans honte; ce sentiment resté malgré moi
fut involontaire : il na rien coûté à mon inno-
cence ; tout ce qui dépend de ma volonté fut
pour mon devoir. Si le cœur qui n'en dépend pas
SIXIÈME PARTIE. 563
fiit pour vous 9 ce fut mon tourment et non pas
mon crime. J ai fait ce que j'ai dû feine ; la vertu
me reste sans ta/che , et lamour m'est resté sans
remords.
J ose m'honorer du passé : mais qui m'eût pu
répondre de la venir? IJn jour de plus peut-eti«,
et j'étois coupable! Quétoit-œ de la vie entière
passée avec vous? Quels daagers j ai courus sans
le savoir ! à quels danfjers plus grands jaliois être
ei^posée ! Sains doute je sencojs pour mod les crain*
tes que je crayois «eniir pour vous. Toutes ifs
•épreuves ont été laites; mais eHes pouvoient trop
revenir. N ai*je pas assez vécu pour le bonheur
et peur la vertu ? Que me «restoit-il d'utile à tirer
de la vie? En me Tàtam le ciel ne m'éte plus •rien
de regrettable , et met mon honneur à couvert*
Mon anû , je pars au moment favorable , con-
tente de vous et de moi ; .je pars avec joie ^ et ce
départ n'a rien de cruel. Après tant de sacrifices
je'Com^ple pour peu oelui qui me reste à toAte ; ce
a'est que mourir une fois de plus.
le prévcHs vos douleurs ; je les sens : vous res-
tée à plaindue, jeie sais trop; et le sentiment de
votDC affliction .-est ila plus grande pei^e que j'em*
porte &vec moi. Mais voyez aussi que de conso-
lations je vous «laisse ! Que de soins à remplir
envers celle qui vous ^t chère vous font un de-
voir de vous conserver pour elle ! 11 vous reste à
la senvir dans la meilleure partie d'elle-même.
Vous ne perdez de. Julie que ce que vous en avez
perdu depuis long-temps. Tout ce qu'elle eut de
36.
564 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
meilleur vous reste. Venez vous réunir et. sa fa-
mille. Que son cœur demeure au milieu de vout.
Que tout ce qu elle aima se rassemble pour lui
donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs,
votre amitié, tout sera son ouvrage. Le nœud
de votre union formé par elle la fera revivre;
elle ne mourra qu avec le dernier de tous.
Songez quil vous reste une autre Julie, et
n oubliez pas ce que vous lui devez. Chacun de
vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous
pour conserver l'autre ; c'est le seul moyen qui
vous reste à tous deux de me survivre , en ser-
vant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je
inventer des nœuds plus étroits encore pour unir
tout ce qui m est cher! Combien vous devez
Têtre lun à lautre ! Combien cette idée doit
renforcer votre attachement mutuel! Vos objec-
tions <;ontre cet engagement vont être de nou-
velles raisons pour le former. Comment pour-
rez-vous jamais vous parler de moi sans vous
attendrir ensemble ? Non , Claire et Julie seront
si bien confondues , qu'il ne sera plus possible
à votre cœur de les séparer. Le sien vous rendra
tout ce que vous aurez senti pour son amie;
elle en sera la confidente et lobjet : vous serez
heureux par celle qui vous restera, sans cesser
d'être fidèle à celle que vous aurez perdue;
et après tant de regrets et de peines , avant que
Tàge de vivre et d'aimer se passe , vous aurez
brûlé d'un feu légitime et joui d'un bonheur
innocent.
SIXIÈME PARTIE. 565
' C est dans ce chaste lien que vous pourrez ,
sans distractions et sans craintes , vous occuper
des soins que je vous laisse , et après lesquels
vous ne serez plus en peine de dire quel bien
vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe
un homme digne du bonheur auquel il ne sait
pas aspirer. Cet homme estTôtre libérateur, le
mari de Famie qu'il vous a rendue. Seul , sans
intérêt à la vie , sans attente de celle qui la suit ,
sans plaisir, sans consolation, sans espoir, il
sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous
lui devez les soins qu il a pris de vous , et vous
savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez^
vous de ma lettre précédente. Passez vos jours
avec lui. Que rien de ce qui m aima ne le quitte.
11 vous a rendu le goût de la vertu , montrez-lui-
en lobjet et le prix. Soyez chrétien pour lengager
à letre. Le succès est plus près que vous ne pen*
sez : il a fait son devoir , je ferai le mien , faites
le vôtre. Dieu est juste ; ma confiance ne me
trompera pas.
Je n ai qu un root à vous dire sur mes enfants.
Je sais quels soins va vous coûter leur éducation;
mais je sais bien aussi que ces soins ne vous se-
ront pas pénibles. Dans les moments de dégoût
inséparables de cet emploi, dites-vous , ils sont
les enfants de Julie ; il ne vous coûtera plus rien.
M. de Wolmar vous remettra les observations
que j ai faites sur votre mémoire et sur le ca-
ractère de mes deux fils. Cet écrit nest que
commencé : je ne vous le donne pas pour règle ,
566 LA NOUVELLE HÉLOÏSE.
je le soumets à vos lumières. N'en faites point
des savants, faites-en des hommes bienfaisants
et justes. Parlea^leur quelquefois de leur mère...
TOUS savez s'ils lui étoient chers... Dites à Mar-
céUin qu il ne m en coûta pas de mourir pour
lui. Dites à son frère que c étoit pour lui que
j^aimoià la vie. Dites-leur.. Je me sens fatiguée.
Il fout finir cette lettre. En vous laissant mes en-
fants je m en sépare avec moins de peine; je
crois rester avec eux.
Adieu, adieu, mon doux ami... Hélas! ja-
chève de vivre comime j ai commencé. Jen dis
trop peut^tre en ce moment où le cœur ne dé*
guise plus rien... Eh! pourquoi craindrois-je
d^exprimer tout ce que je sens? Ce nest plus moi
qui te parle; je suis déjà dans les bras de la mort.
Quand tu verras cette lettre , les vers rongeront
le visage de ton amante , et son cœur où tu ne
seras plus. Mais mon ame existeroit-elle sans
toi ? sans toi , quelle félicité goûterois-je ? Non ,
je ne te quitte pas, je vais t attendre. La vertu
qui nous sépara sur la terre nous unira dans le
séjour étemel. Je meurs dans cette douce at-
tente : trop heureuse d acheter au prix de ma vie
le droit de t aimer toujours sans crime , et de te
le dire encore une fois,
SIXIÈME PARTIE. 567
LETTRE XIII.
DE MADAME DORBE A SAINT-PREUX.
J'apprends que tous commencez à vous re^
mettre assec pour qu'on puisse espérer de vous
voir bientôt ici. Il £iut , mon ami , fiûre effort
sur votre foiblesse ; il faut tâcher de passer les
mont« avant que Ihiver achève de vous les fer-
mer. Vous trouverez en ce pays Tair qui vous
convient ; vous n y verrez que douleur et tris*-
tesse, et peut-être laffliction commune sera-
t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne^
pour 8 exhaler^ a besoin de vous: moi seule je ne
puis ni pleurer , ni parler , ni me faire enten-
dre. Wolmar m entend , et ne me répond pas.
La douleur d un père infortuné se concentre en
lui-même; il nen imagine pas une plus cruelle;
il ne la sait ni voir ni sentir : il n y a plus d'épan-
chement pour les vieillards. Mes enfants m at-
tendrissent, et ne savent pas s attendrir. Je suis
seule au milieu de tout le monde ; un morne si-
lence règne autour de moi. Dans mon stupide
abattement je nai plus de commerce avec per-
sonne , je n ai qu assez de force et de vie pour
sentir les horreurs de la mort. O venez , vous
qui partagez ma perte , venez partager mes dou-
leurs ; venez nourrir mon cœur de vos regrets ,
venez Fabreuver de vos larmes : c est la seule
566 LA NOUVELLE HÊLOÏSE.
consolation que je puisse attendre , c^est le seul
plaisir qui me reste à goûter.
Mais ayant que vous arriviez et que j'apprenne
votre avis sur un projet dont je sais qu^on vous
a parlé , il est bon que vous sachiez le mien d a-
vance. Je suis ingénue et franche , je ne veux
rien vous dissimuler. Jai eu de lamour pour
vous, je lavoue; peut-être en ai-je encore,
peut-être en aurai-je toujours ; je ne le sais ni
ne le veux savoir. On s'en doute , je ne rignore
pas ; je ne men fôche ni ne men soucie. Mai5
voici ce que j ai à vous dire et que vous devez
bien retenir ; c est qu un homme qui fut aimé de
Julie d'Étange , et pourroit se résoudre à en
épouser une autre , n est à mes yeux qu un indi-
gne et un lâche que je tiendrois à déshonneur
d avoir pour ami : et , quant à moi , je vous dé-
clare que tout homme , quel qu il puisse être ,
qui désormais m osera parler d amour , ne men
reparlera 4e sa vie.
Songez aux soins qui vous attendent , aux de-
voirs qui vous sont imposés , à celle à qui vous
les avez promis. Ses enfants se forment et gran-
dissent j son père se consume insensiblement ,
son mari sinquiéte et s agite. Il a beau faire',
il ne peut la croire anéantie; son cœur, malgré
quil en ait, se révolte contre sa vaine raison. Il
parle d elle , il lui parle , il soupire. Je crois déjà
voir s accomplir les vœux qu elle a faits tant de
fois; et c'est à vous d achever ce grand ouvrage.
Quels motifs pour vous attirer ici Tun et lautre !
SIXIÈME. PARTIE. s 669
Il est bien digne du généreux Edouard que nos
malheurs ne lui aient pas fait changer de réso-
lution.
Venez donc , chers et respectables amis , venez
vous réunir à tout ce qui reste délie. Rassem-
blons tout ce qui lui fut cher. Que son esprit
nous anime , que son cœur joigne tous les nôtres;
vivons toujours sous ses yeux. J aime à croire
que du lieu quelle habite, du séjour de Féter-
nelle paix y cette ame encore aimante et sensible
se plait à revenir parmi nous , à retrouver ses
amis pleins de sa mémoire , à les voir imiter ses
vertus , à s'entendre honorer par eux, à les sen-
tir embrasser sa tombe et gémir en prononçant
son nom. Non , elle n a point quitté ces lieux
qu elle nous rendit si charmants ; ils sont. encore
tout remplis d'elle. Je la vois sur chaque objet ,
je la sens à chaque pas , à chaque instant du jour
j entends les accents de sa voix. C est ici qu elle a
vécu; c'est ici que repose sa cendre.... la moitié
de sa cendre. Deux fois la semaine , en allant
au temple... j aperçois... j aperçois le lieu triste
et respectable... Beauté, cest donc là ton dernier
asile !... Confiance , amitié , vertus, plaisirs , fo-
lâtres jeux , la terre a tout englouti... Je me sens
entraînée... j approche en frissonnant... je crains
de fouler cette terre sacrée... je crois la sentir
palpiter et frémir sous mes pieds... j entends mur-
murer une voix plaintive !... Claire! ô ma Glaire !
où es- tu? que fais-tu loin de ton amie?... Son
cercueil ne la contient pas tout entière... Il at-
SyO LA NOUYELLE HÉLOÎSE.
tend le reste de sa proie... il ne lattendra pas
long-temps (i).
(i) En acheyant de relire ce recaeil , je crois yoir pour-
quoi rintéréi, tout foible qu'il est, m'en egt si agréable,
et le sera , je pense , à tout lecteur d'un bon naturel : c'est
qu'au moins ce foible intérêt est pur et sans mélange de
peine ; qu'il n'est point excité par des noirceurs , par des
crimes , ni mêlé du tourment de haïr. Je ne saurois con-
cevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et com-
poser le perscmnage d'un scélérat , à se mettre à sa place
tandis qu'on le représente , à lui prêter l'éclat le plus im-
posant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragé-
dies pleines d'horreurs , lesquels passent leur vie à faire
agir et parler des gens qu'on ne peut écouter ni voir sans
souffrir. Il me semble qu'on devroit gémir d'être con-
damné à un travail si cruel : ceux qui s'en font un ainii*
sèment doivent être bien dévorés du zèle, de l'utilité pu-
blique. Pour moi , j'admire de bon cœur leurs talents et
leurs beaux génies ; mais je remercie Dieu de ne me les
avoir pas donnés.
FIN DE LA SIXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.
LES AMOURS
DE
MYLORD EDOUARD BOMSTON
Les bizarres aventures de mylord Êdonard à
Borne étoient trop romanesques pour pouvoir
être mêlées avec celles de Julie sans en gâter
la simplicité. Je me contenterai donc d en ex-
traire et abréger ici ce qui sert à Tintelligence
de deux ou trois lettres où il en est question.
Mylord Edouard , dans ses tournées dltalie ,
avoit fait connoissance à Rome avec une femme
de qualité, Napolitaine, dont il ne tarda pas à
devenir fortement amoureux : elle , de son côté ,
conçut pour lui une passion violente qui la dé-
vora le reste de sa vie, et finit par la mettre
au tombeau. Cet homme , âpre et peu galant ,
mais ardent et sensible, extrême et grand en
tout, ne pou voit guère inspirer ni sentir d at-
tachement médiocre.
Les principes stoïques de ce vertueux Anglois
inquiétoient la marquise. Elle prit le parti de se
faire passer pour veuve durant labsence de son
mari; ce qui lui fut aisé , parcequ ils étoient tous
deux étrangers à Rome , et que le marquis ser-
572 LES AMOURS
voit dans les troupes de Fempereur. L amoureux
Edouard ne tarda pas à parler de mariage. La
marquise allégua la difFérence de religion et
dautres prétextes. Enfin ils lièrent ensemble
un commerce intime et libre, jusqua ce quÉ*-
douard, ayant découvert que le mari vivoit,
voulut rompre avec elle , après lavoir accablée
des plus vifs reproches, outré de se trouver
coupable sans le savoir d'un crime qu il avoit en
horreur.
La marquise , femme sans principes , mais
adroite et pleine de charmes, n épargna rien
pour le retenir, et en vint à bout. Le commerce
adultère fut supprimé, mais les liaisons conti-
nuèrent. Tout indigne qu elle étoit d aimer, elle
aimoit pourtant : il fallut consentir à voir sans
fruit un homme adoré quelle ne pou voit con-
server autrement; et cette barrière volontaire
irritant lamour des deux côtés, il en de vint pi us
ardent par la contrainte. La marquise ne négli-
gea pas les soins qui pouvoient faire oublier à
son amant ses résolutions : elle étoit séduisante
et belle. Tout hit inutile : TÂnglois resta ferme ;
sa grande ame étoit à Tépreuve. La première de
ses passions étoit la vertu : il eût sacrifié sa vie
à sa maîtresse , et sa maîtresse à son devoir. Une
fois la séduction devint trop pressante : le moyeu
qu il alloit prendre pour s en délivrer retint la
marquise et rendit vains tous ses pièges. Ce n est
point parceque nous sommes foibles, mais par-
ceque nous sommes lâches , que nos sens nous
DE MYLORD EDOUARD. S'ji
subjuguent toujours. Quiconque craint moins
la mort que le crime nest jamais forcé d*être
criminel.
Il y a peu de ces âmes fortes qui entraînent
les autres et les élèvent à leur sphère; mais il
y en a. Celle d'Edouard étoit de ce nombre. La
marquise espéroit le gagner; c étoit lui qui la
gagnoit insensiblement. Quand les leçons de la
vertu prenoient dans sa bouche les accents de
lamour, il la touchoit^ il la faisoit pleurer; ses
feux sacrés animoient cette ame rampante ; un
sentiment de justice et d*honneur y portoit son
charme étranger ; le vrai beau commençoit à
lui plaire : si le méchant pouvoit changer de
nature , le cœur de la marquise en auroit
changé.
Lamour seul profita de oes émotions lé-
gères ; il en acquit plus de délicatesse. Elle com-
mença d aimer avec générosité : avec un tem-
pérament ardent et dans un climat où les sens
ont tant d empire, elle oublia ses plaisirs pour
songer à ceux de son amant , et ne pouvant les
partager, elle voulut' au moins qu'il les tint
d elle. Telle fut de sa part Tinterprétation favo-
rable dune démarche où son caractère et celui
d'Edouard , qu elle connoissoit bien , pouvoient
faire trouver un raffinement de séduction.
Elle n'épargna ni soins ni dépense pour faire
chercher dans tout Rome une jeune personne
facile et sûre : on la trouva , non sans peine. Un
.soir, après un entretien fort tendre, elle la lui
574 ^£S AMOURS
présenta : Disposez-en , lui dit-elle avec un sou-
rire, qu elle jouisse du prix de mon amour; mais
qu elle soit la seule : c est assez pour moi si quel-
quefois auprès d elle vous songes à la main dont
vous la tenez. Elle voulut sortir , Edouard la re-
tint. Arrêtez, lui dit-il; si vous me croyez assez
lâche pour profiter de votre ofïre dans votre
propre maison , le sacrifice n est pas d un grand
prix , et je ne vaux pas la peine d'être beaucoup
regretté. Puisque vous ne dev^z pas être à moi ,
je souhaite, dit la marquise, que vous ne soyez
à personne ; mais si Tamour do^t perdre aes
droits , souffrez au moins ^ il en dispose. Pour-
quoi mon hieuiàit vous est--il à chaîne? avez-
vous peur d'être un ingrat? Alors elle 1 obligea
d accepter ladresse de Laure (cetoit le nom de
la jeune personne), et lui fît jurer qu il sabstien-
droit de tout autre commerce. Il dut être touché,
il le fut. Sa reconnaissance lui donna phis de
peine à contenir que son amour; et ce fut le
piège le plus dangereux que la marquise lui ait
tendu de sa vie.
Extrême en tout, ainsi que son amant, elle
fit souper Laure avec elle , et lui prodigua ses
caresses , comme pour jouir avec plus de pompe
du plus ^rand sacrifice que lamour ait jamais
fait.. Edouard pénétré se ilivroit à ses transports;
^on ame émue et sensible sexhaloit dans ses
regards, dans ses gestes; il ne disoit pas un mot
qui ne fût 1 expression de la passion la plus vive.
Laure étoit daarmante ; k peine la vegardpit^il.
BE MTLOBD EDOUARD. S'ji
Elle n imita pas cette indifiérenoe ; elle regardoit
et voyoit, daDs le vrai tableau de lamour, un
objet tout nouveau pour elle.
Après le souper la marquise renvoya Laure ,
et resta seule avec son amant. Elle avoit compté
sur les dangers de ce téte-à-téte; elle ne setoit
pas trompée en cela : mais comptant qu'il y 'suc*
comberoit, elle se trompa: toute son adresse ne
fit que rendre le triomphe de la vertu plus écla-
tant et plus douloureux à lun et à lautre. C est
à cette soirée que se rapporte, à la fin de la
quatrième partie de Julie , ladmiration de Saint-
Preux pour la force de son ami.
Edouard étoit vertueux, mais homme : il avoit
toute la simplicité du véritable honneur, et rien
de ces fausses bienséances qu on lui substitue, et
dont les gens du monde font si grand cas. Après
plusieurs jours passés dans les mêmes trans-
ports près de la marquise , il sentit augmenter le
péril ; et prêt à se laisser vaincre , il aima mieux
manquer de délicatesse que de vertu : il fut voir
Laure.
Elle tressaillit à sa vue. 11 la trouva triste; il
entreprit de Tégayer , et ne crut pas avoir be-
jBoin de beaucoup de soins pour y réussir. Cela
ne lui fiit pas si facile qu il lavoit cru. Ses cares*
ses furent mal reçues , ses offres fiirent rejetées
d'un air qu on ne prend point en disputant ce
quon veut accorder.
Un accueil aussi ridicule ne le rebuta pas , il
Tirrita. Devoit-il des égards d enfiint à une fiUe
576 LES AMOURS
de cet ordre? Il usa sans méDagement de ses
droits. Laure , malgré ses cris, ses pleurs, sa ré-
sistance, se sentant vaincue, fait un efiPort, s^é-
lance à Tautre extrémité de la chambre, et lui
crie d'une voix animée : Tuez-moi si vous vou-
lez; jamais vous ne me toucherez vivante. Le
geste, le regard, le ton, netoient pas équivo-
ques. Edouard, dans un étonnement quon ne
peut concevoir, se calme , la prend par la main ,
la fait rasseoir, s'assied à côté délie, et la re-
gardant sans parler, attend froidement le dé-
nouement de cette comédie.
Elle ne disoit rien; elle avoit les yeux baissés;
ta respiration étoit inégale , son cœur palpitoit,
et tout marquoit en elle une agitation extraor-
dinaire. Edouard rompit enfin le silence pour
lui demander ce que signifîoit cette étrange
scèn e.Me serois-je trompé , lui dit-il?, ne seriez-
vous point Lauretta Pisana? Plût à Dieu, dit-
elle d une voix tremblante. Quoi donc ! reprit-il
avec un sourire moqueur, auriez-vous par ha-
sard changé de métier? Non , dit Laure ; je suis
toujours la même : on ne revient plus de letat
où je suis. Il trouva dans ce tour de phrase , et
dans laccent dont il fut prononcé ^ quelque
chose de si extraordinaire, qu'il ne savoit plus
que penser , et qu'il crut que cette fille étoit de-
venue folle. 11 continua : Pourquoi donc , char-
mante Laure, ai-je seul l'exclusion? Dites-moi
ce qui m'attire votre haine. Ma haine ! s'écria-t-
elle d'un ton plus vif. Je n'ai point aimé ceux
DE MYLORD EDOUARD. S'J'J
que j*ai reçus : je puis souffrir tout le monde
hors vous seul.
Mais pourquoi cela? Laure, expliquez-vous
mieux , je ne vous entends point. Eh ! m ei^-
tendfl-je moi-même ? Tout ce que je sais , c'est
que vous ne me toucherez jamais... Non, s'é-
cria-t-elle encore avec emportement , jamais
vous ne me toucherez. En me sentant dans vos
bras, je songerois que vous ny tenez quune
fille publique , et je mourrois de rage.
Elle sanimoit en parlant. Edouard aperçut
dans ses yeux des signes de douleur et de dés-
espoir qui lattendrirent. Il prit , avec des ma-
nières moins méprisantes , un ton plus honnête
et plus caressant. Elle se cachoit le visage , elle
évitoit ses regards. H lui prit la main d'un air
affectueux. A peine elle sentit cette main qu'elle
y porta la bouche , et la pressa de ses lèvres en
poussant des sanglots et versant des torrents de
larmes.
Ce langage , quoique assez clair , n^étoit pas
précis. Edouard ne l'amena qu'avec peine à lui
parler plus nettement. La pudeur éteinte étoit
revenue avec lamour, et Laure n'avoit jamais
prodigué sa personne avec tant de honte qu'elle
en eut d'avouer qu'elle aimoit.
A peine cet amour étoit-^il né qu'il étoit déjà
dans toute sa force. Laure étoit vive et sensible ,
assez belle pour faire une passion , assez tendre
pour la partager; mais, vendue par d'indignes
parents dès sa première jeunesse ^ ses charmes ^
4. 37
578 LES AMOURS
souillés par la débauche , avoient perdu leur
empire. Au sein des honteux plaisirs , lamour
fuyoit devant elle ; de malheureux corrupteurs
ne pouvoient ni le sentir ni Imspirer. Les corps
combustibles ne brûlent point d eux-mêmes ;
qu une étincelle approche , et tout part. Ainsi
prit feu le cœur de Laure aux transports de ceux
d'Edouard et de la marquise. A ce nouveau lan-
gage elle sentit un frémissement délicieux : elle
prêtoit une oreille attentive ; ses avides regards
ne laissoient rien échapper. La flamme humide
qui sortoit des yeux de Famant pénétroit par
les siens jusqu'au fond du cœur ; un sang plus
brûlant couloit dans ses veines; la voix d'E-
douard avoit un accent qui Tagitoit ; le senti*
iDent lui sembloit peint dans tous ses gestes;
tous ses traits animés par la passion la lui fai-
soient ressentir. Ainsi la première image de la-
mour lui fît aimer lobjet qui la lui avoit offerte*
S il neût rien senti pour une autre, peut-être
a eût-elle rien senti pour lui.
Toute cette agitation la suivit chez elle. Le
trouble de l amour naissant est toujours doux.
Son premier mouvement fut de se livrer à ce
nouveau charme, le second fut d ouvrir les yeux
sur elle. Pour la première fois de sa vie , elle vit
son état ; elle en eut horreur. Tout ce qui nourrit
1 espérance et les désirs des amants se toumoit
en désespoir dans son ame. La possession de ce
qu elle aimoit n ofiîroit à ses yeux que lopprobre
d une abjecte et vile créature , à laquelle on pror
DE MYLORD EDOUARD. $79
digue son mépris avec ses caresses ; dans le pri^
dun amour heureux, elle ne vit que Finfam^
prostitution. Ses tourments les plus insupporta-
bles lui venoient ainsi de ses propres désirs. Plus
il lui étoit aisé de les satisfaire, plus son sort lui
sembloit affreux : sans honneur , sans espoir ,
sans ressources , elle ne connut lamour que pour
en regretter les délices. Ainsi commencèrent se$
longues peines ^ et finit son bonheur d un mo-
ment*
La passion naissante qui rhumilioit à ses pro-
près yeux lelevoit à ceux d'Edouard. La voyant
capable d aimer , il ne la méprisa plus. Mais
qij^les consolations pouvoit-elle attendre de
lui ? quel sentiment pouvoil-il lui marquer , si
ce n est le foible intérêt qu un cœur honnête ,
qui n est pas libre , peut prendre à un objet de
pitié qui n a plus d'honneur qu asset pour sentir
sa honte?
Il la consola comme il put , et promit de la
venir revoir. U ne lui die pas un mot de son
état , pas même pour lexhorter d en sortir. Que
servoit d augmenter 1 effroi quelle en avoit , puis-
que cet effroi même la faisoit désespérer d elle ?
Un seul mot sur un tel sujet tiroit à conséquence
et sembloit ia rapprocher de lui : c etoit ce qui
ne pouvoit jamais être. Le plus grand malheur
des métiers infâmes est quon ne gagne rien à
les quitter.
Après une seconde visite , Edouard , n'ou-
bliant pas la magnificence angloise , lui envoya
3-»
58o LES AMOUKS
un cabinet de laque et plusieurs bijoux cTAn-^
gletenre- Elle lui renvoya le tout avec ce billet :
tt J'ai perdu le droit de refuser des présents ;
u j'ose pourtant vous renvoyer le vôtre ; car
4c peut-être n aviez-vous pas dessein d en faire un
u signe de mépris. Si vous le renvoyez encore,
« il faudra que je laccepte : mais vous avez une
u bien cruelle générosité. »
Edouard fut foappé de ce biUet : il le trouvoît
à-la-fois bumble et fier. Sans sortir de la bassesse
de son état , Ijaure y montroit une sorte de di-
gnité. Cétoit presque effacer son opprobre à
force de s en avilir. Il avoit cessé d'avoir du mé-
pris pour elle ; il commença de l'estimer. U con-
tinua de la voir sans plus parler de présent ; et ,
sll ne s'honora pas d'être aimé d eUe , il ne put
s'empêcher de s en applaudir.
il ne cacha pas ses visites à la marquise ; il
n avoit nulle raison de les lui cacher ; et ceût
été de sa part une ingratitude. Elle en voulut
savoir davantage. 11 jura qu'il n'avoit point tou-
ché Laure.
Sa modération eut un effet tout contraire à
celui qu il en attendoit. Quoi , s'écria la marquise
en fureur , vous la voyez et ne la touchez point !
Qu allez-vous donc fiedre chez elle ? Alors s'éveilla
cette jalousie infernale qui la fit cent fois atten-
ter à la vie de Tun et de l'autre , et la consuma
de rage jusqu'au moment de sa mort.
Dautres circonstances achevèrent d'allumer
cette passion furieuse , et rendirent cette femme
DE MTLORD EDOUARD. 58l
à son vrai caractère. Jai déjà remarqué que,
dans son intégre probité , Edouard manquoit de
délicatesse. Il fît à la marquise le même présent
que lui avoit renvoyé Laure. Elle l'accepta, non
par avarice , mais parcequlls étoient sur le pied
de s en fiaiire Tun à lautre; échange auquel à la
vérité la marquise ne perdoit pas. Malheureu-
sement elle vint à savoir la première destination,
de ce présent , et comment il lui étoit revenu.
Je n ai pas besoin de dire qu à Finstant tout fut
brisé et jeté par les fenêtres. Quon juge de ce
que dut sentir en pareil cas une maîtresse ja-
louse et une femme de qualité.
Cependant plus Laure sentoit sa honte , moins
elle tentoit de s en délivrer : elle y restoit par
désespoir ; et le dédain qu elle avoit pour elle-
même rejaillissoit sur ses corrupteurs. Elle n'é-
toit pas fière ; quel droit eût-elle eu de Têtre ?
mais un profond sentiment d'ignominie qu on
voudroit en vain repousser, laiFreuse tristesse de
lopprobre qui se sent et ne peut se fuir , Findi-
gnation d un cœur qui s'honore encore et se sent
à jamais déshonoré ; tout versoit le remords et
lennui sur des plaisirs abhorrés par lamour. Un
respect étranger à ces âmes viles leur faisoit ou-
blier le ton de la débauche , un trouble involon-
taire empoisonnoit leurs transports; et , touchés
du sort de leur victime, ils s en retoumoient
pleurant sur elle et rougissant d eux.
La douleur la consumoit. Edouard , qui peu-
à-peu la prenoit en amitié, vit quelle n étoit
58a LES AMOUBS
que trop affligée , et qu'il fdlloit plutôt la ranî—
tner que Fabattre. Il la voyoit ^ c'étoil déjà beau-
coup pour la consoler. Ses entretiens firent plus ,
ils l'encouragèrent ; ses discours élevés et grande
rendoient à son ame accablée le ressort qu elle
avoit perdu. Quel effet ne faisoient - ils point
partant d une bouche aimée et pénétrant dans
tin cœur bien né que le sort livroit à la honte ,
mais que la nature avoit fait pour Thonnètetë 1
C'est dans ce cœur qu'ils trouvoient de la prise
et qu'ils portoient avec fruit les leçons de la
vertu.
Par ces soins bienfaisants il la fit enfin mieux
penser délie. S'il n'y a de flétrissure éternelle
que celle d'un cœur corrompu , je sens en moi
de quoi pouvoir effacer ma honte : je serai tou-
jours méprisée , mais je ne mériterai plus de
Tètre ; je ne me mépriserai plus. Échappée à
l'horreur du vice, celle du mépris m'en sera moins
amère. Eh ! que m'importent les dédains de toute
la terre quand Edouard m'estimera ? Qu'il voie
son ouvrage et qu'il s'y complaise: seul il me dé-
dommagera de tout. Quand l'honneur n'y gagne-
roitrien, du moins l'amour y gagnera. Oui, don-
nons au cœur qu'il enflamme unehabitation plus
pure. Sentiment délicieux ! je ne profanerai plus
tes transports. Je ne puis être heureuse ; je ne le
serai jamais, je le sais. Héiasije suis indigne des
caresses de l'amour ; mais je n'en souffrirai ja-
mais d'autres.
Son état étoit trop violentpour pouvoir durer;
DE MYLORD EDOUARD. 585
iDàis'quand elle tenta d en sortir , elle y trouva
des difficultés quelle navoit pas prévues. Elle
éprouva que celle qui renonce au droit sur sa
personne ne le recouvre pas comme il lui plait,
et que Thonneur est une sauvegarde civile qui
laisse bien foibles ceux qui Font perdu. Elle ne
trouva d autre parti pour se retirer de loppres-
sion que d aller brusquement se jeter dans un
couvent , et d'abandonner sa maison presque au
pillage ; car elle vivoit dans une opulence corn-
, mune à ses pareilles, sur-tout en Italie, quand
Fàge et la figure les font valoir. Elle n a voit rien
dit à Bomston de son projet , trouvant une sorte
de bassesse à en parler avant lexécution. Quand
elle fut dans son asile, elle le lui marqua par un
billet , le priant de la protéger contre les gens
puissants qui s'intéressoient à son désordre et
que sa retraite alloit ofiFenser. Il courut chez elle
assez tôt pour sauver ses effets. Quoique étran-
ger dans Rome , un grand seigneur considéré ,
riche , et plaidant avec force la cause de Thon-
nêteté , y trouva bientôt assez de crédit pour la
maintenir dans son couyent , et même Fy faire
jouir d une pension que lui avott laissée le car-
dinal auquel ses parents Favoieni vendue.
Il fut la voir. Elle étoit belle ; elle aimoit; elle
étoit pénitente; elle lui devoit tout ce quelle
alloit être. Que de titres pour toucher un cœur
comme le sien ! Il vint plein de tous les senti
ments qui peuvent porter au bien les cœurs sen
sibles ; il n y manquoit que celui qui pouvoit la
584 l^^S AMOURS
rendre heureuse , et qui ne dépendoit pas de lui.
Jamais elle n en avoit tant espéré ; elle étoit
transportée; elle se $entoit déjà dansTétat au—
quel on remonte si rarement. Elle disoit : Je suis
bon ète; un homme vertueux s'intéresse à moi :
Amour, je ne regrette plus les pleurs, les soupirs
que tu me coûtes ; tu m as déjà payée de tout.
Tu fis ma force ; et tu fais ma récompense ; en
me disant aimer mes devoirs , tu deviens le pre-
mier de tous. Quel bonheur n etoit réservé qu à
moi seule ! C est lamour qui m'élève et m'honore;
c'est lui qui m'arrache au crime , à l'opprobre ;
il ne peut plus sortir de mon cœur qu'avec la
vertu. O Edouard ! quand je redeviendrai mépri-
sable j'aurai cessé de t'aimer.
Cette retraite fit du bruit. Le6 âmes basses ,
qui jugent des autres par elles-mêmes , ne purent
imaginer qu'Edouard n'eût mis à cette affaire
que de l'intérêt et de l'honnêteté. Laure étoit trop
aimable pour que les soins qu'uo homme prenoit
d'elle ne fussent pas toujours suspects. La mar-
quise , qui avoit ses espions , fut instruite de tout
la première ; et ses emportements qu elle ne put
contenir achevèrent de divulguer son intrigue.
Le bruit en parvint au marquis jusqu'à Vienne;
et l'hiver suivant il vint à Rome chercher un coup
d'épée pour rétablir son honneur, qui n'y gagna
rien.
Ainsi commencèrent ces doubles liaisons qui,
dans un pays comme l'Italie, exposèrent Edouard
à mille jpérils de toute espèce ; tantôt de la part
DE MYLORD EDOUARD. 58S
dun militaire outrag[é; tantôt de la part dune
femme jalouse et vindicative ; tantôt de la part
de ceux qui s etoient attachés à Laure , et que
sa perte mit en fureur. Liaisons bizarres s'il en
fut jamais , qui , lenvironnant de périls sans uti-
lité, le partageoient entre deux maîtresses pas-
sionnées sans en pouvoir posséder aucune ; re-
fusé de la courtisane qu'il n'aimoit pas , refu-
sant rhonnête femn^ quil adoroit ; toujours
vertueux, il est vrai, mais croyant toujours ser-
vir la sagesse en n écoutant que ses passions.
Il n est pas aisé de dire quelle espèce de sym-
pathie pouvoit unir deux caractères si opposés
que ceux d'Edouard et de la marquise ; mais ,
malgré la différence de leurs principes ,'ils ne
purent jamais se détacher parfaitement Fun de
lautre. On peut juger du désespoir de cette
femme emportée quand elle crut s'être donné
une rivale, et quelle rivale! par son imprudente
générosité. Les reproches ,. les dédains , les ou-
trages, les menaces , les tendres caresses, tout
fut eniployé tour-à-tour pour détacher Edouard
de cet indigne commerce ; où jamais elle ne put
croire que son cœur n eût point de part. Il de-
meura ferme ; il lavoit promis. liaure avoit
borné son espérance et son bonheur à le voir
quelquefois. Sa vertu naissante avoit besoin
d'appui; elle tenoit à celui qui l'a voit feit naître ;
c'étoit à lui de la soutenir. Voilà ce qu'il disoit
à la marquise , à lui-même , et peut-être ne se
disoit-il pas tout. Où est l'homme assez sévère
586 LES AMOURS
pour fuir les regards d un objet charmant qui ne
lui demande que de se laisser aimer? où est ce-
lui dont les larmes . de deux beaux yeux n eo*
fient pas un peu le cœur honnête? où est Thomme
bienfaisant dont Futile amour-propre n'aime
pas à jouir du fruit de ses soins ? II avoit rendu
Ijaure trop estimable pour ne faire que Tes*
timer.
La marquise , n ayant pu obtenir qu il cessât
de voir cette infortunée , devint furieuse. Sans
avoir le courage de rompre avec lui , elle le prit
dans une espèce d'horreur. Elle frémissoit en
voyant entrer son carrosse , le bruit de ses pas
en montant lescalier la faisoit palpiter d effroi.
Elle étoit prête à se trouver mal à sa vue. Elle
avoit le cœur serré tant qu'il restoit auprès d elle ;
quand il partoit , elle Taccabloit d'imprécations ;
sitôt qu elle ne le voyoit plus , elle pleuroit de
rage ; elle ne parloit que de vengeance ; son dé-
pit sanguinaire ne lui dictoit que des projets
dignes délie. Elle fît plusieurs fois attaquer
Edouard sortant du couvent de Laure ; elle lui
tendit des pièges à elle-même pour Ten faire
sortir et lenlever. Tout cela ne put le guérir. Il
retournoit le lendemain chez celle qui lavoit
voulu faire assassiner la veille ; et toujours avec
son chimérique projet de la rendre à la raison ,
il exposoit la sienne , et nourrissoit sa foiblesse
du zèle de sa vertu.
Au bout de quelques mois , le marquis , mal
guéri de sa blessure , mourut en Allemagne ,
DE MYLOUD ÉDOUAftD. §87
peut-être de douleur de la mauvaise conduite
de sa femme. Cet événement ) qui devoit rappro-^
cher Edouard de la marquise , ne servit qu a len
éloigner encore plus. Il lui trouva tant dem«*
pressement à mettre à profit sa liberté recou-
vrée , qu'il frémit de s en prévaloir. Le seul doute
si la blessure du marquis n avoit point contri-
bué à sa mort effraya son cœur et fit taire ses
désirs. U se disoit : Les droits d'un époux meu-
rent avec lui pour tout autre , mais pour son
meurtrier ils lui survivent et deviennent invio-
lables. Quand l'humanité , la vertu , les lois, ne
prescriroient rien sur ce point, la raison seule
ne nous dit-elle pas que les plaisirs attachés à la
reproduction des hommes ne doivent point être
le prix de leur sang ? sans quoi les moyens des-
tinés à nous donner la vie seroient des sources
de mort , et le genre humain périroit parles soins
qui doivent le conserver.
U passa plusieurs années ainsi partagé entre
deux maîtresses ; flottant sans cesse de l'une à
l'autre; souvent voulant renoncer à toutes deux
et n'en pouvant quitter aucune ; repoussé par
cent raisons, rappelé par mille sentiments, et
chaque jour plus serré dans ses liens par ses
vains efforts pour les rompre; cédant tantôt au
penchant et tantôt au devoir; allant de Londres
à Rome et de Rome à Londres, sans pouvoir se
fixer nulle part; toujours ardent, vif, passionné,
jamais foible ni coupable, et fort de son ame
grande et belle quand il pensoit ne l'être que dé
588 LES AMOURS
sa raison; enfin tous les jours méditant des fo-
lies , et tous les jours revenant à lui , prêt à briser
ses indignes fers. Cest dans ses premiers mo-
ments de dégoût qu il faillit s attacher à Julie ;
et il paroit sûr qu il leùt fait s il n eût pas trouvé
la place prise.
Cependant la marquise perdoit toujours du
terrain par ses vices ; Laure eii gagnoit par ses
vertus. Au surplus la constance étoit égale des
deux: côtés; mais le mérite netoit pas le même;
et la marquise, avilie, dégradée par tant de cri-
mes, finit par donner à son amour sans espoir
les suppléments que n avoit pu supporter celui
de Laure. A chaque voyage, Bomston trouvoit à
celle-ci de nouvelles perfections : elle avoît
appris langlois, elle savoit par cœur tout ce
qu'il lui avoit conseillé de lire ; elle s instruisoit
dans toutes les connoissances qu'il paroissoit
aimer; elle cherchoit à mouler son ame sur la
sienne , et ce qu'il y restoit de son fonds ne la
déparoit pas. Elle étoit encore dans 1 âge où la
beauté croit avec les années. La marquise étoit
dans celui où elle ne fait plus que décliner; et
quoiqu elle eût ce ton du sentiment qui plaît et
qui touche , quelle parlât d'humanité, de fidélité,
de vertus , avec grâce , tout cela devenoit ridicule
par sa conduite, et sa réputation démentoit tous
ces beaux discours. Edouard la connoissoit trop
pour en espérer plus rien : il s'en détachoit insen-
siblement sans pouvoir s'en détacher tout-à-fait ;
il s'approchoit toujours de l'indifférence sans
DE MTLORD EDOUARD. 689
pouvoir jamais y arriver; son cœur le rappeloit
'sans cesse chez la marquise ; ses pieds Fy por-
toient sans qu il y songeât. Un homme sensible
nobbhe jamais , quoi quil fasse, Tintimité dans
laquelle il a vécu. A force d'intrigues, de ruses,
de noirceurs, elle parvint enfin à s en faire
mépriser; mais il la méprisa sans cesser de la
plaindre, sans pouvoir jamais oublier ce quelle
avoit fait pour lui ni ce qu'il avoit senti pour
elle.
Ainsi dominé par ses habitudes encore plus
que par ses penchants , Edouard ne pouvoit
rompre les attachements qui lattiroient à Rome.
Les douceurs d'un ménage heureux lui firent
désirer d en établir un semblable avant de vieillir.
Quelquefois il se taxoit d'injustice, d'ingratitude
même^ envers la marquise , et n'imputoit qu'à sa
passion les vices de son caractère ; quelquefois il
oublioit le premier état de Laure , et son cœur
franchissoit sans y songer la barrière qui le sépa-
roit d'elle. Toujours cherchant dans sa raison
des excuses à son penchant, il se fit de son der-
nier voyage un motif pour éprouver son ami,
sans songer qu'il s'exposoit lui-même à une
épreuve dans laquelle il auroit succombé sans
lui.
Le succès de cette entreprise et le dénoue-
ment des scènes qui s'y rapportent sont détaillés
dans la XIP lettre de la V^ partie , et dans la IIP
de la VI^ , de manière à n'avoir plus rien d'obscur
à la suite de l'abrégé précédent. Edouard , aimé
ig2 OBSERVATIONS
merois moi-même si j en ayois le pouvoir. Je me
soucie peu qu on me lise en France , s'il faut em-
ployer pour cela six volumes de fadeurs, unique-
ment à servir de secrétaire damour à la jeu-
nesse.
Une dévote vulgaire humblement soumise à
son directeur; une femme qui commence par le
libertinage, et finit par la dévotion, n'est pas
un objet assez rare , assez instructif pour occu-
per un gros livre; mais une femme à-la-fbis ai-
mable, dévote, éclairée et raisonnable, est un
objet plus nouveau, et selon moi plus utile:
cest pourtant cette nouveauté et cette utilité
que les retranchements exigés font disparoître.
Il est vrai que cest précisément sur la supposi-
tion de cette piété éclairée que M. de Males-
herbes ne veut pas quelle ait des sentiments
différents de la doctrine de Féglise; mais ce mot
(Téglise a besoin d'explication. L'église romaine
n'exige point une piété éclairée , elle exige une
piété aveugle ; et , quant à l'église protestante ,
c'est précisément parcequ'elle exige une piété
éclairée qu'elle laisse à chacun l'usage de sa rai-
son. Voit-on que ce livre, qui effarouche si fort
les théologiens catholiques, effarouche aussi ]es
nôtres? C'est une nouvelle sorte d'intolérance
dont les prêtres ne s'étoient pas encore avisés ,
de vouloir qu'un protestant soit protestant à
leur mode, plutôt qu'à la sienne.
M. de Malesherbes pense que la doctrine mise
dans la bouche de Julie mourante est celle d«
DE J. J. ROUSSEAU. SgS
lauteur ou de lediiear du livre ; cependant il
veut quon tronque cette profession de foi. Or,
il est clair que dans une édition faite par mes
soins, les suppressions seront de ma part un
désaveu tacite. Quoi ! M. de Malesherbes veut-
il que je renie ma foi? Ou le courage que je crois
sentir en moi me trompe, ou quand je verrois
devant moi i appareil des supplices, je n'ôterois
pas un mot de ce discours.
Je n entrerai point dans le détail des motifs
qui ont déterminé M. de Malesherbes à ordon-
ner ces retranchements Ces motifs, étant tirés
de principes que je n'adopte point, n ont aucune
autorité pour moi. Je n imaginois pas qu un ro-
man genevois dût être approuvé en Sorbonné.
Et comme je n ai point désiré qu il fût imprimé
en France, rien ne ni oblige à souscrire aux con-
ditions sous lesquelles il peut être imprimé. Je
remarquerai seulement que ces retranchements
sont faits avec tant de soin , qu il ne reste rien à
mes calvinistes, en feit de doctrine, que le plus
superstitieux catholique ne pût avouer : autant
vaudroit exiger que tout protestant qui vient à
Paris fît abjuration sur la frontière. Il s en faut
bien que les romans de labbé Prévost , sur-tout
le Cléveland , ne soient traités avec tant de sé-
vérité. Or , il me paroit assez étrange qu un
prêtre catholique puisse dans ses romans faire
parler des protestants selon leurs idées , plus li-
brement qu un protestant dans les siens.
M. de Malesherbes meléve des scrupules, sur
4. 38
594 OBSERVATIONS D£ J. J. ROUSSEAU
^es sentiments de Julie et de Saint-Preux , qu il
n a point élevés sur les miens propres dans mon
Discours sur F inégalité, ni même dans ma Lettre
à M. d Alemherty dont les dix ou douze pre-
mières pages contiennent sans détour , directe-
ment et sous mon nom , des sentiments du
moins aussi hardis et aussi durement énoncés.
Au lieu que dans le roman , ceux contestés entre
les interlocuteurs ne peuvent être imputés avec
certitude ni à moi ni à personne.
Jai pensé aux changements proposés, et j'ai
vu que je ne pouvois rien substituer aux choses
retranchées , sans changer aussi lobjet de ce
livre, et sans le gâter ; ce que je ne veux pas faire.
Que si je ne voulois qu adoucir ces mêmes cho*
ses , je n y réussirois jamais , n ayant ni ce talent-
là, ni le goût qui le rend utile. A la vérité, il
y a beaucoup de mauvaises notes que je vou-
drois qui n y fussent point ; mais ce ne sont paa
celles-là que M. de Malesherbes exige qu on re-
tranche. Je pourrois consentir quon les ôtàt
absolument toutes, pourvu que le texte entier
restât tel qu il est dans la première édition; en-
core ce sacrifice me coûteroit-il beaucoup.
Je remercie très humblement M. de Males-
herbes de sa bonne volonté; mais je ne sais, ni
ne veux apprendre comment il faut préparer
un livre pour le mettre en état d être imprimé
à Paris.
LETTRE A M***.
Montmorency 1760.
Le mot propre me vient rarement, et je ne le
regrette guère en écrivant à des lecteurs aussi
clairvoyants que vous. La préface (i) est impri-
mée ; ainsi je n y puis plus rien changer. Je lai
déjà cousue à la première partie ; je len déta-
cherai pour vous renvoyer, si vous voulez : mais
elle ne contient rien dont je ne vous aie déjà dit
ou écrit la substance ; et j espère que vous ne tar-
derez pas à lavoir avec le livre même , car il est
en route. Malheureusement mes exemplaires ne
viennent qu avec ceux du libraire : j espère pour-
tant faire en sorte que vous ayez le vôtre avant
que le livre soit public. Comme cette préfaice
n est que Fabrégé de celle dont je vous ai parlé,
je persiste dans la pensée de donner celle-ci à
part ; mais j y dis trop de bien et trop de mal du
livre pour la donner d avance : il faut lui laisser
faire son effet, bon ou mauvais, de lui-même, et
puis la donner après.
Quant aux aventures d'Edouard, il seroit trop
tard , puisque le livre est imprimé ; d ailleurs ,
craignant de succomber à la tentation, j'en ai
jeté les cahiers au feu , et il n en reste qu un court
extrait que j en ai fait pour madame la maréchale
de Luxembourg, et qui est entre ses mains.
(i) Celle de la Nouvelle Héldise,
38. .
,#«-«-
596 LETTRE A M
A l'égard de ce que vous me dites deWolmar
et du danger qu'il peut faire courir à l'éditeur,
cela ne m'effraie point : je suis sûr qu'on ne
m'inquiétera jamais justement, et c'est une fblie
de vouloir se précautionner contre Tinjustice. Il
reste là-dessus d'importantes vérités à dire, et
qui doivent être dites par un croyant. Je serai ce
croyant-là; et si je n'ai pas le talent nécessaire ,
j'aurai du moins l'intrépidité. A Dieu ne plaise
que je veuille ébranler cet arbre sacré que je res-
pecte, et que je voudrois cimenter de mon sang!
mais j'en voudrois bien ôter les branches. qu^on
y a greffées, et qui portent de si mauvais fruits.
Quoique je n'aie plus reçu de nouvelles de
mon libraire depuis la dernière feuille , je crois
son envoi en route, et j'estime qu'il arrivera à
Paris vers Noël. Au reste , si vous n'êtes pas hon-
teux d'aimer cet ouvrage , je ne vois pas pour-
quoi vous vous abstiendriez de dire que vous
l'avez lu , puisque cela ne peut que favoriser le
débit. Pour moi, j'ai gardé le secret que nous
nous sommes promis mutuellement; mais si
vous me permettez de le rompre , j'aurai grand
soin de me vanter de votre approbation.
Un jeune Genevois (i), qui a du goût pour
les beaux arts, a entrepris de faire graver pour
ce livre un recueil d'estampes dont je lui ai donné
les sujets ; comme elles ne peuvent être prêtes à
temps pour paroitre avec le livre , elles se débi-
teront à part.
(0 Goindet.
SUJETS D'ESTAMPES
POUR
LA NOUVELLE HÉLOISE,
La plupart de ces sujets sont détaillés , pour les faire
entendre , beaucoup p]us qu'ils ne peuvent l'être dans
l'exécution ; car j pour rendre heureusement un dessin ,
l'artiste ne doit pas le voir tel qu'il sera sur son papier ,
mais tel qu'il est dans la nature. Le crayon ne distingue
pas une blonde d'une brune , mais l'imagination qui le
guide doit les distinguer. Le burin marque mal les clairs
et les ombres . si le graveur n'imagine aussi les couleur5.
De mémC) dans les figures en mouvement, il faut voir
ce qui précède et ce qui suit, et donner au temps de l'ac-
tion une certaine latitude ; sans quoi l'on ne saisira ja-
mais bien l'unité du moment qu'il faut exprimer. L'habi-
leté de l'artiste consiste à faire imaginer au spectateur
beaucoup de choses qui ne sont pas sur la planche ; et
cela dépend d'un heureux choix de circonstances , dont
celles qu'il rend font supposer celles qu'il ne rend pas.
On ne sauroit donc entrer dans un trop grand détail
quand on veut exposer des sujets d'estampes , et qu'on
est absolument ignorant dans l'art. Au reste, il est aisé
de comprendre que ceci n'avoit pas été écrit pour le pur
blic; mais, en\]onnant séparément les estampes, on a
cru devoir y joindre l'explication.
Quatre ou cinq personnages reviennent dans toutes
les planches , et en composent à peu près toutes les figu-
res. II faudroit tâcher de les distinguer par leur air et par.
le goût de leur vêtement , en sorte qu'on les reconnût tou-
jours.
598 SUJETS d'estampes
I. Julie est la figure principale. Blonde; une physio-
nomie douce , tendre , modeste , enchanteresse ; des grâ-
ces naturelles sans la moindre affectation ; une élégante
simplicité, même un peu de négligence dans son vête-
ment, mais qui lui sied mieux qu'un air plus arrangé;
peu d'ornements, toujours du goût; la gorge couverte,
en fille modeste , et non pas en dévote.
•
a. Glaire , ou la cousine. Une brune piquante ; Tair
plus fin 9 plus éveillé , plus gai , d'une parure un peu plus
ornée , et visant presque à la coquetterie , mais toujours
pourtant de la modestie et de la bienséance. Jamais de
panier ni à Tune ni à Fautre.
3. Saint-Pheux , ou Pami. Un jeune homme d'une figure
ordinaire , rien de distingué ; seulement une physionomie
sensible et intéressante : l'habillement très simple , une
contenance assez timide , même un peu embarrassé de sai
personne quand il est de sang froid , mais bouillant et
emporté dans la passion.
4' Le Baron d'Etange , ou le père. Il ne paroit qu'une
fois , et l'on dira comment il doit être.
5. Mylord Edouard , ou l'Anglois. Un air de grandeur
qui vient de l'ame plus que du rang ; l'empreinte du cou-
rage et de la vertu , mais un peu de rudesse et d'âpreté
dans les traits. Un maintien grave et stoïque, sous lequel
il caclie avec peine une extrême sensibilité. La parure à
l'angloise et d'un grand seigneur sans faste. S'il étoit pos-
sible d'ajouter à tout cela le port un peu spadassin ^ il n'y
auroit pas de mal.
6. M. DE WoLMAR, le mari de Julie^ Un air firoid et
posé. Rien de faux ni de contraint ; peu de geste , beau-
coup d'esprit , l'œil assez fin ; étudiant les gens sans af»
fectation.
POUR Lk NOUVELLE HÉLOÎSE. S99
Tels doivent être à peu près les caractères des figures.
Je passe au sujet des planches.
PREMIÈRE ESTAMPE.
Première partie, lettre XIV, page 9a.
Le lieu de la scène est un bosquet. Julie ^ient de don-
ner à son ami un baiser cosi saporito , qu'elle en tombe
dans une espèce de défaillance. On la voit dans un état d«
langueur se pencher, se laisser couler sur les bras de sa
cousine , et celle-ci la recevoir avec un empressement qui
ne Fempéche pas de sourire en regardant du coin de l'œil
son ami. Le jeune homme a les deux bras étendus vers
Julie; de Fun il vient de l'embrasser, et l'autre s'avance
pour la soutenir ; son chapeau est à terre. Un ravisse 1
ment , un transport très vif de plaisir et d'alarmes doit
régner dans son geste et sur son visage. Julie doit se pâ-
mer et non s'évanouir. Tout le tableau doit respirer une
ivresse de volupté qu'une certaine modestie rende encore
plus touchante.
Inscription de la première planche:
LE PRIMIER BAISER DE l'aMOOR.
DEUXIÈME ESTAMPE.
Première partie , leUre LX , page 253.
Le lieu de la scène est une chambre fort simple. Cinq
personnages remplissent l'estampe. Mylord Edouard,
sans épée et appuyé sur une canne , se met à genoux de-
vant l'ami , qui est assis à côté d'une table sur laquelle
sont son épée et son chapeau , avec un livre plus près de
lui. La posture humble de l'Anglois ne doit rien avoir de
honteux ni de timide; au contraire, il régne sur son vi-
sage une fierté sans arrogance , une hauteur de courage ^
6oo SUJETS d'estampes
non pour braver celui devant lequel il s'humilie , maïs à
cause de Thonnenr quHl se rend à lui-même de faire une
belle action par un motif de justice et non de crainte*
L'ami , surpris , trouble de voir TAnglois à ses pieds , cher-
che à le relever avec beaucoup d'inquiétude et un air très
confus. Les trois spectateurs , tous en épée , marquent Fé-
tonnement et l'admiration , chacun par une attitude dif-
férente. L'esprit de ce sujet est que le personnage qui est
à genoux imprime du respect aux autres , et quMU sem-
blent U>us à genoux devant lui.
Inscription de la seconde planche:
l'héroïsme de la vertu.
TROISIÈME ESTAMPE.
Partie II, lettre X, page 343.
Le lien est une chambre de cabaret , dont la porte ou-
verte donne dans une autre chambre. Sur une table, au-
près du feu , devant laquelle est assis mylord Edouard en
robe -de -chambre, sont deux bougies, quelques lettres
ouvertes, et un paquet encore formé. Edouard tient de la
main droite une lettre , qu'il baisse de surprise en voyant
entrer le jeune homme. Celui-ci , encore habillé , a le cha-
peau enfoncé sur les yeux , tient son épée d'une main , et
de l'autre montre à TAnglois , d'un air emporté et mena-
çant , la sienne qui est sur un fauteuil à côté de lui. L'An-
glois fait de la main gauche un geste de dédain froid et
marqué. Il regarde en même temps l'étourdi d'un air de
compassion propre à le faire rentrer en lui-même ; et
l'on doit remarquer en effet dans son attitude que oe
regard commence à le décontenancer!
Inscription de la troisième planche :
AH, JEUNE «OMMe! A TQN piENFAITEUIll
POUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 6ai
QUATRIÈME ESTAMPE.
Partie II y lettre XXVI , page 47a ■
La scène est dans la rue , devant une maison de mao-
Taise apparence. Près de la porte ouverte un laquais éclairo
avec deux flambeaux de table. Un fiacre est à quelques
pas de là ; le cocher tient la portière ouverte , et un jeune
homme s'avance pour y monter. Ce jeune homme est
Saint-Preux , sortant d'un lieu de débauche , dans une at-
titude qui marque le remords, la tristesse et l'abattement.
Une des habitantes de cette maison Ta- reconduit jusque
dans la rue ; et dans ses adieux on voit la joie , l'impu-
dence et l'air d'une personne qui se félicite d'avoir triom-
phé de lui. Accablé de douleur et de honte , il ne fait pas
même attention à eUe. Aux fenêtres sont de jeunes offi-
ciers avec deux ou trois compagnes de celle qui est en
bas. Ils battent des mains et applaudissent d'un air rail-
leur en voyant passer le jeune homme , qui ne les regarde
ni ne les écoute. Q doit régner une immodestie dans le
maintien des femmes , et un désordre dans leur ajuste-
ment, qui ne laisse pas douter un moment de ce qu'elles
sont , et qui fasse mieux sortir la tristesse du principal
personnage.
Inscription de la quatrième planche :
LA HONTE ET LES REMORDS VENGENT l'âMOUR
OUTRÂCi. •
m
CINQUIÈME ESTAMPE.
Partie III, lettre XIV, page 53 1.
' La scène se passe de nuit , et représente la chambre de
Julie dans le désordre où est ordinairement celle d'une
6o2 SUJETS d'estampes
personne malade. Julie est dans son lit avec la petite vé-
role; elle a le transport. Ses rideaux fermés étoient en-
tr^ouverts pour le passage de son bras qui est en dehors :
mais sentant baiser sa main, de l'autre elle ouvre brus-
quement le rideau; et reconnoissant son ami, elle paroît
surprise, agitée, transportée de joie, et prête à s^élancer
vers lui. L'amant , à genoux près du lit , tient la main de
Julie qu'il vient de saisir, et la baise avec un emporte-
ment de douleur et d'amour , dans lequel on voit non
seulement qu'il ne craint pas la communication du venin^
mais qu'il la désire. A l'instant. Glaire , un bougeoir à la
main , remarquant le mouvement de Julie , prend le
jeune homme par le bras , et , l'arrachant du lieu où il
est, l'entraine hors de la chambre. Une femme^e-cham-
bre un peu âgée s'avance en même temps au chevet de
Julie pour la retenir. Il faut qu'on remarque dans tous
les personnages une action très vive et bien prise dans
l'unité du moment.
Inscription de la cinquième planche:
l'inoculation de l'amour.
SIXIÈME ESTAMPE.
Partie III, lettre XVm, page SSj.
La scène se passe dans la chambre du baron d'Etange ,
père de Julie. Julie est assise, et près de sa chaise est un
fauteuil vide : son père qui l'occupoit est à genoux devant
elle , lui serrant les mains , versant des larmes , et dans
une attitude suppliante et pathétique. Le trouble , l'agi-
tation , la douleur, sont dans les yeux de Julie. On voit,
à un certain air de lassitude , qu'elle a fait tous ses ef-
forts pour relever son père ou se dégager ; mais , n'en
pouvant venir à bout , elle laisse pencher sa tète sur le
dos de sa chaise comme une personne prête à se trouver
POUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 6o3
mil, tandis que ses deax mains en avant portent encore
sur les bras de son père. Le baron doit avoir une physiono-
mie vénérable , une chevelure blanche , le port militaire ,
et, quoique suppliant, quelque chose de noble et de fier
dans le maintien.
Inscription de la sixième planche i
LA FORCB PÂTERNELLP.
SEPTIÈME ESTAMPE.
Partie IV, lettre VI , page 38.
La scène se passe dans l'avenue d'une maison de cam-
pagne , quelques pas au-delà de la grille , devant laquelle
on voit au dehors une chaise arrêtée , une malle derrière ,
et un postillon. Gomme l'ordonnance de cette estampe est
très simple , et demande pourtant une grande expression ,
il la faut expliquer.
L'ami de Julie revient d'un voyage de long cours ; et ,
quoique le mari sache qu'avant son mariage cet ami a été
amant favorisé , il prend une telle confiance dans la vertu
de tous deux , qu'il invite lui-même le jeune homme à
venir dans sa maison. Le moment de son arrivée est le
sujet de l'estampe. Julie vient de l'embrasser, et, le pre-
nant par la main , le présente à son mari , qui s'avance
pour l'embrasser à son toun M. de Wolmar , naturelle-
ment froid et posé , doit avoir l'air ouvert , presque riant ,
un regard serein qui invite à la confiance.
Le jeune homme , en habit de voyage , s'approche avec
un air de respect , dans lequel on démêle à la vérité un
peu de contrainte et de confusion , mais non pas une gêne
pénible ni un embarras suspect. Pour Julie , on voit sur
son visage et dans son maintien un caractère d'innocence
et de candeur, qui montre en cet instant toute la pureté
de son ame* Elle doit regarder son mari avec une assu«
6o4 SUJETS d'estampes
rance modeste, où se peinent rattendrissement et la
connoissance que lui donne un si grand témoignage d*
time , et le sentiment qu^elle en est digne.
Inscription de la septième planche:
LA CONFIANCE DES BELLES AMES.
HUITIÈME ESTAMPE.
Partie IV, lettre XVII, page 198.
Le paysage est ici ce qui demande le plus dVxactitude.
Je ne puis mieux le représenter qu'en transcrivant le pas-
sage où il est décrit :
« Nous y parvînmes après une heure de marche par des
c( sentiers tortueux et frais , qui , montant insensiblement
a entre les arbres et les rochers , n'avoient rien de plus
a incommode que la longueur du chemin... Ce lieu soH-
u taire formoit un réduit sauvage et désert , mais plein de
« ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sen-
tt sibles , et paroissent horribles aux autres. Un torrent ,
« formé par la fonte des neiges, rouloit à vingt pas de nous
« une eau bourbeuse , et charrioit avec bruit du limon , du
« sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches
«inaccessibles séparoit Tesplanade où nous étions de
«cette partie des Alpes qu'on nommoit les Glacières^
u parceque d'énormes sommets de glaces qui s'accroissent
a incessamment les couvrent depuis le commencement
«du monde. Des forets de noirs sapins nous ombra-
a geoient tristement à droite ; un grand bois de chênes
u étoit à gauche au-delà du torrent ; et au-dessous de nous
«cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein
« des Alpes nous séparoit des riches côtes du pays de
« Vaud , dont la cime du majestueux Jura couronnoit le
« tableau.
« Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit
«terrain où nous étions étaloit les charmes d'un séjour
POUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 6o5
Il riant et champêtre. Quelques ruisseaux filtroient à tra-
« vers les rochers , et rouloient sur la verdure en filets de
tt cristal. Quelques arbres fruitiers sauvages penchoient
u leurs tètes sur les nôtres. La terre humide et fraîche
« étoit couverte d'herbes et de fleurs. En comparant un si
tt doux séjour aux objets qui Tenvironnoient , il sembloit
i( que ce lieu désert dût être Tasile de deux amants échap*
V pés seuls au bouleversement de la nature. »
Il faut ajouter à cette description que deux quartiers
de rocher tombés du haut , et pouvant servir de table et
de siège , doivent être presque au bord de Tesplanade ;
que, dans la perspective des côtes du pays de Vaud qu'on
voit dans Féloignement , on distingue sur le rivage des
villes de distance en distance ; et qn'il est nécessaire au
moins qu'on en aperçoive une vis-à-vis de l'esplanade ci-
dessus décrite.
C'est sur cette esplanade que sont Julie et son ami ,
les deux seuls personnages de l'estampe. L'ami , posant
une main sur l'un des deux quartiers , lui montre de l'au-
tre main et d'un peu loin des caractères gravés sur les
rochers des environs. Il lui parle en même temps avec
feu : on lit dans les yeux de Julie l'attendrissement que
lui causent ses discours et les objets qu'il lui rappelle -
mais on y lit aussi que la vertu présidé , et ne craint rien
de ces dangereux souvenirs.
Il y a un intervalle de dix ans entre la première es-
tampe et celle-ci ; et dans cet intervalle Julie est devenue
femme et mère : mais il est dit qu'étant fille elle laissoit
dans son ajustement un pen de négligence qui la rendoit
plus touchante, et qu'étant femme elle se paroit avec
plus de soin. C'est ainsi qu'elle doit être dans la planche
septième ; mais dans celle-ci elle est sans parure et en
robe du matin.
Inscription de la huitième planche:
LES MONUMENTS DES ANCIENNES AMOURS.
6o6 SUJETS d'estampes
NEUVIÈME ESTAMPE.
Partie V, lettre ni, page a66.
Un salon , sept fif[ures. Au fond , vers la gauche , nne
table à thé couverte de trois tasses , la théière , le pot à
sucre , etc. Autour de la table sont , dans le fond et en
fiace, M. de Woimar; à sa droite en tournant , Fa mi te*
nant la gazette ; en sorte que Fun et l'autre voient tout
ce qui se passe dans la chambre.
A droite , aussi dans le fond , madame de Woimar as-
sise tenant de la broderie : sa femme-de-chambre assise
à côté d'elle et faisant de la dentelle ; son oreiller est ap-
puyé sur une chaise plus petite. Cette femme-de-chambre,
la même dont il est parlé ci-après planche onzième , est
plus jeune que celle de la planche sixième.
Sur le devant, à sept ou huit pas des uns et des autres,
est une autre petite table couverte d'un livre d'estampes
que parcourent deux petits garçons. L'atné , tout occupé
des figures, les montre au cadet ; mais celui-ci compte fur^
tivement des onchets qu'il tient sous la table , cachés par
un des côtés du livre. Une petite fille de huit ans , leur
aînée , s'est levée de la chaise qui est devant la femme-
de-chambre , et s'avance lestement sur la pointe des pieds
vers les deux garçons» Elle parle d'un petit ton d'autorité,
en montrant de loin la figure du livre, et tenant un ou*
vrage à l'aiguille de l'autre main.
Madame de Woimar doit paroltre avoir suspendu son
travail pour contempler le manège des enfants : les hom-
mes ont de même suspendu leur lecture pour contempler*
à-la-fois madame de Woimar etles trois enfants. La femme-
de-chambre est à son ouvrage.
Un air fort occupé dans les enfants, un air de contem-
plation rêveuse et douce dans les trois spectateurs: la mèr&
sur-tout doit paroitre dans une extase délicieuse.
Inscription de la neuvième pLmche :
LA MATINÉE A l'aNGLOISE.
POUB LA NOUVELLE HÉLOÏSE. 607
DIXIÈME ESTAMPE.
Partie V, lettre IX, page 36o.
Une chambre de cabaret. Le moment vers la fin de la
nuit. Le crépuscule commence à montrer quelques objets,
mais Tobscurité permet à peine qu'on les distante.
L'ami , qu'un rêve pénible vient d'agiter , s'est jeté à
bas de son lit , et a pris sa robe-de-chambre à la hâte. Il
erre avec un air d'efFroi , cherchant à écarter de la main
des objets fantastiques dont il paroit épouvanté. Il tâ-
tonne pour trouver la porte. La noirceur de l'estampe ,
l'attitude expressive du personnage, son visage elïaré,
doivent faire un effet lugubre et donner aux regardants
une impression de terreur.
Inscription de la dixième planche:
OV VEUX-TU FUIR? LE FANTOME EST DANS TON COEUn.
ONZIÈME ESTAMPE.
Partie VI , lettre D, page 4o3.
La scène est dans un salon. Vers la cheminée où il
y a du feu, est une table de jeu , à laquelle sont, contre le
mur, M. de Wolmar qu'on voit en face, et, vis-à-vis,
Saint-Preux , dont on voit le corps de profil , parceque
sa chaise est un peu dérangée , mais dont on ne voit la
tête que par derrière , parcequ'il la retourne vers M. de
IVolmar.
Par terre est un échiquier renversé dont les pièces sont
éparses. Glaire, d'un air moitié suppliant, moitié rail-
leur, présente au jeune homme la joue pour y appliquer
un soufflet ou un baiser, à son choix, en punition du
coup qu'elle vient de faire. Ce coup est indiqué par une
raquette qu'elle tient pendante d'une main , tandis qu'elle
6o8 SUJETS d'est, pour la nouv. heloîse.
avance l'autre main sur le bras du jeune homme pour lui
faire retourner la tête , qu'il baisse et qu'il détourne d'un
air boudeur. Pour que le coup ait pu se faire sans çrand
fracas , il faut un de ces petits échiquiers de maroquin
qui se ferment comme des livres , et le représenter à moi*
lié ouvert contre un des pieds de la table.
Sur le devant est une autre personne , qu'on reconnof c
au tablier pour la femme-de-chambre ; à côté d'elle est
sa raquette sur une chaise. Elle tient d'une main le volaat
élevé, et de l'autre elle fait semblant d'en raccommoder
les plumes ; mais elle regarde à travers en souriant lai
scène qui se passe vers la cheminée.
M. de Wolmar , un bras passé sur le dos de la chaise ,
comme pour contempler plus commodément , fait signe
du doigt à la femme-de-chambre de ne pas troubler la
scène par un éclat de rire.
Inscription de la onzième planche:
CLAIRE ! CLÂiaB ! LES ENFANTS CHANTENT LA NUIT QUAND IL»
ONT PEUa.
DOUZIÈME ESTAMPE.
Partie VI, leUre IX, page 5oo.
Cette dernière estampe marque le moment où Julie
va se jeter dans le lac pour en retirer un de ses enfants ,
qui malheureusement y étoit tombé en revenant du châ-
teau de Ghillon. La femme-de-chambre retient l'aîné des
enfants qui veut se jeter dans l'eau après sa mère. Les
autres personnages sont madame d'Orbe, Henriette sa
fille, le bailli de Ghillon, sa femme, et M. de Wolmar,
qui^ par leur attitude, témoignent de la frayeur.
Inscription de la douzième planche :
l'amour MATERNEL.
«eea
TABLE
D£S LETTRES ET MATIÈRES
COVTBBOIS SU CI TOLIIIIB.
QUATRIÈME PARTIE.
Lettre première, de madame de Wolmar a madame
d'Orbe, page i
Elle presse le retour de sa cousine, et par quels motife.
Elle désire que cette amie Tienne demeurer pour
toujours avec elle et sa fomiUe*
Lettre IL Réponse de madame d'Orbe a madame de Wol-
mar , i3
Projet de madame d^be, devenue veuve, d'unir un
jour sa fille au fils aîné de madame de Wolmar. Elle
lui offire et partage U douce espérance d'une pMfoite
réunion.
Lettre III, de l'amaht de Julie a madame d'Orbe, a4
n lui annonce son retour, lui donne une légère idée
de son voyage, lui demande la permission de la voir,
et lui peint les sentiments de son coeur pour madame
de Wolmar.
Lettre IV, de M. de Wolmar a l'amant de Julie, 3i
Il lui apprend que sa femme vient de lui ouvrir son
cœur sur ses égarements passés, et il lui offre sa mai-
son. Invitation de Julie.
Lettre V, de madame d'Orbe a l'amajtt de Jolie, 3a
Dans oatte ietu>e était incluse b précédente.
Madame d'Orbe joint «on invitation à celle de mon-
sieur et de madame 4e Wolmar , et veut que le nom
4. 39
6lO ' TABLE.
de Saint-Preux , qu'elle avoit donné précédemment
devant ses gens à Tamant de Julie , lui demeure au
moins dans leur société.
Lettre VI , de Saint-Preux a mylord Edouard , page 34
Réception que monsieur et madame de Wolmar font à.
Saint-Preux. DîfFérents mouvements dont son cœur
est agité. Résolution qu'il prend de ne jamais man-
quer à son devoir.
Lettre VII , de madame de Wolmar à madame d'Orbe, 4?
Elle l'instruit de l'état de son cœur, de la conduite de
Saint-Preux , de la bonne opinion de M. de Wolmar
pour son nouvel hôte , et de sa sécurité sur la vertu
de sa femme , dont il refuse la confidence.
Lettre VIII. Réponse de madame d'Orbe a madame de
Wolmar , 56
Elle lui représente le danger qu'il pourroit y avoir à
prendre son mari pour confident, et exige d'elle
qu'elle lui envoie Saint-Preux pour quelques jours.
Lettre IX , de madame d'Orbe a madame de Wolmar , 62
Elle lui renvoie Saint-Preux , dont elle loue les façons ,
ce qui occasione une critique de la politesse ma-
niérée de Paris. Présent qu'elle fait de sa petite fille
à sa cousine.
Lettre X, de Saimt^^reux a mtlord Edouard , 71
Il lui détaille la sage économie qui régne dans la mai-
son de M. de Wolmar relativement aux domestiques
et aux mercenaires ,ce qui amène plusieurs réflexions
et ol)servations critiques.
Lettre XI, de Saint-Preux a mylord Edouard , 110
Description d'une agréable solitude, ouvrage de la na-
ture plutôt que de l'art, où monsieur et madame de
Wolmar vont se récréer avec leurs enfants, ce qui
•donne lieu à des réflexions critiques sur le luxe «t le
goût bi2aiTe qui régnent dans les jardins>des riches.
TABLB. 6 FI
Idée des jardias de la Chine. RidiGale enthousiasme
. des amateurs de fleurs. La passion de Saint-Preux
pour madame de Wolmar se change tout-à-coup en
admiration pour ses vertus.
LkITRE XII , DE MADAME DE WoLMAR A MADAME d'OrBE ,
page i5i
Caractère de M. de Wolmar, instruit même avant son
mariage, de tout ce qui s'est passé entre sa femme
et Saint-Preux. Nouvelles preuves de son entière con-
fiance en leur vertu. M. de Wolmar doit s'absenter
pour quelque temps. Sa femme demande conseil à
sa cousine pour savoir si elle exigera ou non que
Saint-Preux accompagne son mari.
Lettre XIII. Repohse de madame d'Orbe a madame de
Wolmar , i68
Elle dissipe les alarmes de sa cousine au sujet de Saint-
Preux , et lui dit de prendre contre ce philosophe
toutes les précautions superflues qui lui auroîent éfé
jadis si nécessaires.
Lettre XIV, de M., de Wolmar. a madame d'Orbe , . 1 80
Il lui annonce son. départ, et l'instruit du projet qu'il
a de confier l'éducation de ses enfants à Saint-Preux ;
projet qui justifie sa conduite singulière à l'égard de
sa femme et de son ancien amant. Il informe. sa cou-
sine des découvertes qu'il a faites de leurs vrais senr
timents , et des raisons de l'épreuve à laquelle il les
met par son absence.
Lettre XV , de Sauvt-Precx a mtlord Edouard , 18^
Affliction de madame de Wolmar. Secret fatal qu'elle
révèle à Saint-Preux , qui ne peut , pour le présent ,
en instruire son ami.
LeCTRE XVI , DE MADAME DE WoLMAR A SOU IfARI , I9 1
Elle lui reproche de jouir durement de la vert.u ^ç sa
femme.
6l2 TABLE.
lamx XVn , 1MB SAtKT^IPiificx a vtiori» Édocab» 9
page iga
Danger que cDurent maaame de Wolmar et Saint4*reax
sur le lac de Genève. Hs parviennent à prendre terre«
Après le diner^SamC-Preux mène madame de Wohnar
dans la retraite de Meillerie, où jadis il ne s'occupoit
que de sa chère Julie. Ses transports à la vue des
anciens monuments de sa passion. Conduite sage et
prudente de madame de Wolmar. Us se rembarquent
pour revenir a Glarens. Horrible tentation de Saint'
Preuv. Combat intérieur qii^éprouve son amie.
CINQUIÈME PARTIE.
LÉrriiE PREmèfiE, DBAmo&n Ëdocaud a Sahtt-Preux, 207
Conseils et reproches. Eloge d^Abauzit, citoyen de Ge-
nève. Retour prochain de mylord Edouard.
Lettbe II, DE Saint-Peeux a mtlobd Édouaed, ai3
Il assure à son ami qu'il a recouvré la paix de Tame ;
lui fait un détail de la vie privée de jmonsieur et de
madame de Wolmar , et de Téconomie avec laquelle
ils font valoir leurs biens, et administrent leurs re-
venus. Critique du luxe de magnificence et de vanité.
Le paysan doit rester dans sa condition. Raisons de
hi charité qu^on doit avoir pour les mendiants. Egards
dus k la vieillesse.
Letteb m, DE Saint-Preux a mtIiOED Edouard, 263
Douceur de recueillement dans une assemblée d'amis.
Education des fils de monsieur et de madame de Wol-
mar. Critique judicieuse de la manière dont on élève
ordinairement les enfants.
Lettre IV , de mylord Edouard a Sautt-Preux , 3 1 c
n lui demande Texplication des chagrins secrets de ma-
dame de Wolmar, desquels Saint-Preux lui avoit
parlé dans une lettre qui n'a pas été reçue.
TABLE. 6l3
IdBTTiUB V, ne S:àfin>pAfivnc K MfiottD ÉixyrARi> , page 3i3
Incrédalité de M. de Wolmair, caure des ehaîgirixis se-
crets de Julie.
Lettre VI , de SainT'-Preux a mtlobb Edouard , 3a8
Arrivée de madame d'Orbe avec sa fille chez M. de
Wolmar. Transports et fiâtes à Poccasion de cette
réunion.
Lettre Vil, i» Saivi^^reux a Mnx>RS> ÉDouAiDi» 336
Ordre et gaieté qui régnent chez M. de Wolmar dans
le temps des vendanges. Le baron d'Ëtange et Saint-
Preux sincèrement reconciliés.
Lettre VÎU , de Saint^Pecux a M. db Wolmar , 35 1
Saint-Preux parti avec mylord Edouard pour Rome. U
témoigne à M. de ^iVolmar la joie où il est d'avoir
appris qu'il lui destine l'éducation de ses enfants.
Lettre IX , de Saint-Preux a madame d'Orbe , 354
il lui rend compte de U première journée de son
voyage. Nouvelles foiblesses de son cœur. Songe
funeste. Mylord Edouard le ramène à Clarens pour
le guérir de ses craintes chimériques. Sûr que Ju*
lie est en bonne santé, Saint-Preux repart sans la
voir.
Lettre X , de madame d'Orbe a Saimt-Precx , 364
Elle lui reproche de ne s'étrepas montré aux ^eux cou-
sines. Impression qia« fiait sar Claiire h rèvt de Saint-
Preux*
Lettre XI , de M. de Wolmar a Saint-Preux ^ 367
Il le plaisante sur son réve^ et lui fait quelques lé-
gers reproches sur le msouve&ir de ses anciennes
amours.
LSTTRX XII, DE SAlMT-PREinL A M. DE WoLMAR , 369
Anciennes amours de mylord Edonard. Motif de son
voyage à Borne. Dans qnei dessein il a eniRené
6l4 TABLE.
avec lui Saint-Preux. Celui-ci ne souffrira pae que
son ami fasse un mariage indécent ; il demande à
ce sujet conseil à M. de Wolmar , et lui recommande
le secret.
Lettre XIII, de madame de Wolmar a biadame d^Oree,
page 374
Elle a pénétré les secrets sentiments de sa cousine pour
Saint-Preux ; lui représente le danger qu^elle peut
courir avec lui , et lui conseille de Tépouser.
Lettre XIV, d'Henrietîe a sa mère , 391
Elle lui témoigne Fennui où son absence a mis tout le
monde , lui demande des présents pour son petit
mali , et ne s^oublie pas elle-même.
SIXIÈME PARTIE.
Lettre première , de madame d'Orbe a madame de Wol-
mar , 393
Elle lui apprend sop arrivée à Lausanne , où elle Fin-
vite de venir pour la noce de son frère.
' Lettre II , de madame d'Orbe a madame de Wolmar , 395
Elle instruit sa cousine de ses sentiments pour Saint-
Preux. Sa gaieté la mettra toujours à Pabri de tout
danger. Ses raisons pour rester veuve.
Lettre III , de mtlord Edouard a M. de Wolmar , 4'^
Il lui apprend llieureux dénouement de ses aventures ,
effet de la sage conduite de Saint-Preux, et accepte
les oflres que lui a faites M. de Wolmar de venir
passer à Glarens le reste de ses jours.
Lettre IV, de M. de Wolmar a mylord Edouard , 4^^
Il Tinvite de nouveau à venir partager , lui et Saint-
Preux , le bonheur de sa maison.
Lettre V, de madame d'Orbe a madame de Wolmar , 4^5
Caractère , goûts et mœurs des habitants de Genève.
TABLE. 6l5
htmM YI, DE MADAME DE WoLMAR A SaINT-PKEVX,,
page 436
Elle lai fait part du^dessein qu'elle a de le marier avec
madame d'Orbe , lui donne des conseils relatifs à ce
projet , et combat sea maximes sur la prière et sur
la liberté.
Lettre VII , de Saint-Preux a madame de Wolmar , 4^3
Il se refuse au projet formé par madame de Wolmar de
Punir à madame d'Orbe , et par quels motifs. Il dé-
fend son sentiment sur la prière et sur la liberté.
Lettre VIII, de madame de Wolmar a Saint-Predx , 474
£Ue lui fait des reproches dictés par l'amitié ^ et à
quelle occasion. Douceur du désir, et charme de
Tillusion. Douceurs de Julie, et quelles. Ses alarmes
par rapport à l'incrédulité de son mari calmées , et
par quelles raisons. Elle informe Saint-Preux d'une
partie qu'elle doit faire à Ghillon avec sa famille.
Funeste pressentiment.
Lettre IX , de Fanchon Anst a Saint-Preux , 499
Madame de Wolmar se précipite dans Teau , où elle
voit tomber un de ses enfants.
Lettre X, a Saimt-Preux , commencée par madame d'Orbe
ET ACHEVÉE PAR M. P£ WoLMAR , 5oi
Mort de Julie.
Lettre XI, de M. de Wolmar a Saint-Preux, ibid.
Détail circonstancié de la maladie de madame de Wol-
mar. Ses divers entretiens avec sa famille et avec un
ministre sur les objets les pins importants. Retour
de Claude Anet Tranquillité d'ame de Julie au sein
de la mort. Elle expire entre les bras de sa cousine.
On la croit faussement rendue à la vie, et à quelle
occasion. Gomment le rêve de Saint-Preux est en
quelque sorte accompli. Consternation de tout» la
maison. Désespoir de Glaire.
6l6 TàBLE.
Lettab XO , o» JiTLjE A SAi^fT-PREtix , page 56a
Cette lettre étoit incluse dans la pr^c^dente.
Jiiliei regarde sa mort comme Dia bienfait du ciel, et
par quçl moti£ Elle engage de nouveau Saîot-Prem
à épouser madame d'Orbe » et la charge de Téduca-
tion de ses enfants. Derniers adieux.
liVITRE XIII , im MAJUME u'OrBE A SaINT-PbXUX , 567
Elle lui fak Faveu de ses sentiments pour lui, et lai
déclare en même temps qu'ejle veut toujours rester
libre* Elle lui représente l'importance dea davoira
dont il est chargé ; lui annonce chez M. de Wolmar
des dispositions prochaines à abjurer sos iocrédu^
Iké; Tinvite, lui et mylord ËdoiÂrd, à se réunir à
la famille de Ju^e. Vive peintui^ de Taviitié la plua
tendre, et de la plus amère douleur.
Les Amours ne mylohd ÉDovijELp BoMsvpir , &71
Edouard fait connoissance à Rome avec une dame lia-
politaine. Caractère de cette dame. Natpre de lear
liaison. Cette dama veut lui donner une maîtresse
subalterne. Danger d^une Mkuatîoa qu'Edouard évite.
Caractère de Lanre ; effet du véritable amour sur
elle. Edouard la visite souvent sans Taimer. Effet
terrible de son assiduité auprès de Laure sur la mar-
quise. Laure change de conduite, et se retire dana
un couvent. La marquise, hors d'elle-même , divul-
gue sa propre intrigue. Son mari Tapprend à Vienne.
Ce qui en résulte. SUuation singulière diEdonard.
Sotrepriae funeste de la marquise. Le marquis meurt
en Allemagne. Edouard ne veut paa profiter de cet
dféaMimeni. Sa manière de vivi« jusqu'au moment
•à U connut Julie*
OaisavATioNS de J. J, RousssAir, etc. $91
LcTfxx A M...» 5^
tcnrcs n'BstAHPxs pour la Nouvelle Héwe , S97
Fiir ns lA TAata.
0
I BW YORK PUBLIC UBR-l
llBFBBENCB DEPARTMENT
[ k U ooder ao cîrouinrtMo"» I
' Mkca tiom the Buildiai
^ <
i
Lbi?ox Libr
furchneciiinlSSS.
•mt